2. Quand les anges cesseront-ils de se ressembler ?

 

 

 

 

Dans UNE SAISON EN ENFER, le passage intitulé l'Impossible paraît donner la clef de cette déchirante tragédie qui dépeint la vie de Rimbaud. Que ce fut son dernier travail — à dix-huit ans ! — est d'une importance évidente. De là, sa vie se divise en deux parts égales, ou pour voir la chose autrement, se complète elle-même. Tel Lucifer, Rimbaud parvient à se faire chasser du Ciel, le Ciel de la Jeunesse. Il est vaincu, non par un archange, mais par sa propre mère, qui incarne à ses yeux l'autorité. Dès le début, il a bravé le destin. Le brillant garçon, qui possède tous les dons et les méprise, tout à coup coupe sa vie en deux. Acte à la fois superbe et terrible. Satan lui-même n'aurait pu inventer un châtiment plus cruel que celui que Rimbaud s'infligea dans son orgueil et son égotisme invincibles. Alors même qu'il tourne le dos à son adolescence, il renonce à son trésor (le génie créateur) au profit de ce "secret et puissant instinct de mort qui est en chacun de nous" et dont Amiel a si bien parlé. L'hydre intime a tellement altéré le visage de l'amour que seules sont désormais visibles la méfiance et la stérilité. Abandonnant tout espoir de retrouver la clef de son innocence perdue, Rimbaud se jette dans le sombre puits où l'esprit de l'homme touche au nadir, et n'a plus qu'à parodier la parole de Krishna : « Sur ce "moi" je fonde tout l'Univers, et pour toujours je demeure à l'écart. »

Le passage qui révèle sa connaissance du dénouement et son indispensable choix se poursuit ainsi : « S'il (l'esprit) était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !... S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !... S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !... »

Le sceau qui ferma sa vision et, de ce fait, causa sa perte, nul ne le connaît — et sans doute ne le connaîtra jamais. Malgré ce que nous en savons, sa vie reste aussi mystérieuse que son génie. Le plus clair est que ce qu'il a prédit pour lui-même pendant les trois années d'illumination qui lui furent accordées s'est accompli lors des années de vagabondage, quand il fit un désert de lui-même. Que de fois dans ses œuvres ne lit-on pas les mots : désert, ennui, fureur, glas ! Dans la seconde partie de sa vie, son langage acquiert un sens concret qui fait frémir. Il devient tout ce qu'il avait prédit, tout ce qui l'épouvantait, tout ce qui le mettait en fureur. La violence qu'il met à se libérer des chaînes forgées par l'homme, à se dresser au-dessus des lois, des codes, des conventions, des superstitions, ne le mène nulle part. Il devient l'esclave de ses lubies, de ses caprices, une marionnette qui n'a rien de mieux à faire qu'à inscrire quelques pâles forfaits de plus à son crédit, dans le journal de bord de sa propre damnation.

On ne peut pas refuser, d'un ricanement sceptique, le fait qu'à la fin il a dû capituler, quand son corps n'était plus qu'un "tronçon immobile", selon ses propres termes. Rimbaud était le rebelle incarné. Il fallut toutes les bassesses, toutes les humiliations, toutes sortes de déchirures, pour mater cette volonté inflexible détournée de sa source. Il fut querelleur, indocile, intransigeant, jusqu'à l'heure dernière. C'était l'âme la plus désespérée qui eût jamais voyagé sur terre. Certes, il succomba d'épuisement, mais non sans avoir emprunté toutes les fausses routes. Enfin, n'ayant plus la force de soutenir sa fierté, n'ayant plus d'autre espoir que dans l'étreinte de la mort, abandonné de tous sauf de son affectueuse sœur, il ne lui restait qu'à crier grâce. Son âme vaincue ne pouvait que se rendre. Il avait écrit jadis : « Je est un autre. » Maintenant, le problème de "faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos", est résolu. Cet autre moi qu'était le "Je" abdique. Il avait connu un long et difficile règne ; il avait soutenu tous les sièges, pour finalement capituler et se dissoudre dans le néant.

« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant », insistait-il au début de sa carrière. Et puis, tout d'un coup, plus de carrière, mais la haine de la littérature, y compris la sienne. Ensuite, la longue marche, le désert, le poids des fautes, de l'ennui, de la rage, du labeur, et l'humiliation, la solitude, la souffrance, l'échec, la défaite et la soumission. Sur ce désert d'émotions contradictoires, sur ce champ de bataille qu'il avait fait de son corps périssable, voilà que s'épanouissait, à l'heure extrême, la fleur de la foi. Quelle dut être la joie des anges ! Jamais il n'y avait eu d'âme plus rebelle que celle de ce fier Prince Arthur ! N'oublions pas que le poète qui se glorifiait d'avoir hérité son idolâtrie et sa passion du sacrilège de ses ancêtres les Gaulois était connu à l'école comme "le sale petit bigot". C'était un sobriquet qu'il agréait avec fierté. Toujours "avec fierté". Voyou ou bigot, déserteur ou marchand d'esclaves, ange ou démon, il consigne toujours le fait avec fierté. Mais à la fin c'est le confesseur qui peut être crédité de cette fierté. On raconte qu'il dit à Isabelle, la sœur de Rimbaud : « Votre frère a la foi, mon enfant... Il a la foi, et je n'ai même jamais vu de foi de cette qualité. »

C'est la foi d'une âme parmi les plus désespérées qui aient jamais eu soif de vie. C'est la foi de la dernière heure, de la dernière minute, mais c'est la foi. Alors, qu'importe la durée de sa résistance, de ses provocations et de ses invectives ? Ce n'était pas un simple d'esprit ; il était solide. Il combattit jusqu'à épuisement de ses forces. Et c'est pourquoi son nom, comme celui de Lucifer, restera à jamais glorieux, c'est pourquoi les uns et les autres le revendiqueront. Même ses ennemis ! Nous savons que le monument érigé à sa gloire par ses concitoyens, à Charleville, a été décapité par les Allemands et déboulonné, lors de la dernière guerre. Comment ne pas évoquer les paroles prophétiques qu'il jeta à la figure de son ami Delahaye alors que celui-ci faisait allusion à la supériorité incontestable des conquérants germains : « Les imbéciles ! Derrière leurs aigres trompettes et leurs plats tambours, ils s'en retournent dans leur pays manger des saucisses, et ils croient que c'est fini. Mais attends un peu ! Les voilà maintenant militarisés à outrance, et pour longtemps, et sous des maîtres bouffis d'orgueil, qui ne les lâcheront pas. Ils vont avaler toutes les saletés de la gloire... Je vois d'ici l'administration de fer et de folie qui va encaserner la société allemande, la pensée allemande... Et tout cela, pour être écrasés à la fin par une coalition ! »

Oui, il peut être invoqué, en toute justice, de deux côtés opposés. Je le répète, c'est ce qui fait sa gloire. Cela veut dire qu'il a saisi à la fois l'ombre et la lumière. Ce qu'il pourchassait, c'était le monde de la mort vivante, le monde artificiel de la culture et de la civilisation. Il débarrassa son esprit de tous les faux-semblants qui travestissent l'homme moderne. « Il faut être absolument moderne ! » "Absolument" est le maître-mot. Un peu plus loin il ajoute : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. » Cela veut dire que nous faisons l'expérience d'une fausse modernité ; nous ne livrons pas de combats âpres et brutaux, ni n'entreprenons d'héroïques actions comme le firent jadis les saints. C'étaient des hommes forts, assure-t-il ; et les ermites, des artistes comme il ne s'en trouve plus, hélas ! Seul un homme sachant ce que signifie la tentation, connaissant la valeur des règles qui tendent à hisser la vie au niveau de l'art, pouvait parler ainsi, pouvait glorifier les saints.

En quelque sorte, la vie de Rimbaud tout entière peut être considérée comme la quête d'une stricte discipline qui, bien sûr, lui procurerait la liberté. D'abord, sa démarche, en tant que novateur, est assez évidente, même si l'on trouve à redire au genre de discipline qu'il s'impose. Dans la seconde partie de sa vie, quand il a rompu avec la société, l'objet de cette rigueur spartiate est beaucoup moins net. Est-ce seulement pour réussir en ce monde qu'il a supporté toutes ces épreuves et ces privations ? J'en doute. À première vue, il peut donner l'impression qu'il n'avait pas de but et de dessein plus nobles que ceux de n'importe quel aventurier cupide. C'est le point de vue des cyniques, des ratés, qui aimeraient bien avoir pour compagnon un aussi grand personnage que le mystérieux Rimbaud. Quant à moi, j'ai la conviction qu'il préparait son propre calvaire. Bien que n'en ayant pas lui-même conscience, son comportement n'était pas loin de ressembler à celui du saint en lutte avec sa nature indocile. Aveuglément peut-être, il semblait se préparer à recevoir la grâce divine qu'il avait, avec audace et par ignorance, méprisée dans sa jeunesse. On peut aussi dire qu'il creusait sa propre tombe. Mais ce n'était jamais la tombe qui l'intéressait : il avait trop peur des vers. Pour lui, la mort ne s'était déjà manifestée que trop bien dans la manière de vivre des Français. Souvenez-vous de ces mots terribles : « La vie dure, l'abrutissement simple — soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n'est pas française. » C'est la peur de cette mort vivante qui lui a fait choisir une vie dure ; il préférait affronter n'importe quelle terreur plutôt que d'abandonner en cours de route. Alors quel était le motif, le but d'une vie si frénétique ? En premier lieu, naturellement, sonder tous les visages possibles de la vie. Il pensait que le monde était "plein de contrées magnifiques que l'existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter". Il demandait un monde "dans lequel son immense énergie pourrait s'exercer sans contrainte". Il voulait épuiser sa force pour se réaliser complètement. Au dernier moment, cependant, il eut l'ambition de parvenir, au risque même de se voir entièrement vaincu et brisé, aux frontières de quelque éblouissant nouveau monde qui ne ressemblerait en rien à celui qu'il connaissait. Que pouvait-il donc être, sinon le monde éclatant de l'esprit ? L'âme n'apparaît-elle pas toujours jeune ? D'Abyssinie, Rimbaud, désespéré, écrivit un jour à sa mère : « On vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais, sans espoir d'aucune espèce de compensation... Heureusement que cette vie est la seule, et que cela est évident. » Il n'était pas toujours tellement persuadé qu'il n'y eût qu'une seule vie. Ne se demandait-il pas, pendant sa Saison en Enfer, s'il pouvait bien y en avoir d'autres ? Il les pressentait, et cela contribuait à son tourment. Personne, j'ose le dire, ne savait mieux que le jeune poète que toute vie ratée et gaspillée en suppose une autre et encore une autre, sans arrêt, sans espoir — jusqu'au jaillissement de la lumière auprès de laquelle on décide enfin de vivre. Oui, le combat spirituel est aussi âpre et cruel que l'autre. Les saints le savaient, mais l'homme d'aujourd'hui s'en fiche. L'Enfer est ce qu'on l'imagine, et se trouve où on le place. Si vous croyez être en Enfer, vous y êtes vraiment. Et la vie, pour l'homme moderne, est devenue un perpétuel Enfer pour la simple raison qu'il a perdu tout espoir d'accéder au Paradis. Il ne croit même pas à un Paradis de sa fabrication. Grâce au mécanisme de sa pensée, il se condamne à l'insondable enfer freudien des désirs assouvis.

Dans cette fameuse LETTRE DU VOYANT que Rimbaud écrivit à dix-sept ans, document qui, soit dit en passant, a eu plus d'influence que tous les écrits des maîtres ; dans cette lettre qui contient les célèbres directives pour les poètes à venir, Rimbaud souligne avec force que suivre la discipline établie entraîne une "ineffable torture où il (le poète) a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine". Dans l'exécution de cette discipline, ajoute-t-il, le poète parvient à se présenter comme "le grand malade, le grand criminel, le grand maudit — et le suprême Savant ! Car il arrive à l'inconnu !". La caution de cette prodigieuse récompense réside dans le simple fait que le poète "a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun !". Mais que se passe-t-il lorsque le poète accède à l'inconnu ? Il finit "par perdre l'intelligence de ses visions", dit Rimbaud (c'est exactement ce qui lui arriva). Comme s'il prévoyait son destin, il poursuit : « Il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables ; viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! »

Cet appel qui a produit tant d'effet sur les poètes futurs est remarquable pour plusieurs raisons, mais d'abord parce qu'il proclame le véritable rôle du poète et la nature exacte de la tradition. Quelle est l'utilité du poète s'il ne parvient pas à une nouvelle vision de la vie, s'il n'est pas disposé à sacrifier son existence pour témoigner de la vérité et de la splendeur de sa vision ? La mode veut que l'on parle de ces possédés, de ces illuminés, comme de romantiques ; que l'on appuie sur leur subjectivité et qu'on les assimile à des relais, des interruptions, des bouche-trous dans le grand courant de la tradition, comme s'ils étaient des fous tournoyant sur eux-mêmes. Rien n'est plus faux. Ce sont justement ces novateurs qui sont les anneaux de la grande chaîne qu'est la littérature de création. On doit en vérité commencer là où ils s'arrêtent — conserver le bénéfice, comme le propose Rimbaud — et non s'asseoir confortablement sur les ruines, pour recoller laborieusement les morceaux.

On dit qu'à l'âge de douze ans la piété de Rimbaud était si vive qu'il aspirait au martyre. Trois ans plus tard, dans Soleil et Chair il s'écrie : « Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c'est en toi que je crois ! » Il parle d'Aphrodite déversant sur le vaste univers "l'Amour infini dans son infini sourire !". Et le monde, dit-il, "vibrera comme une immense lyre dans le frémissement d'un immense baiser !". Nous le voyons là retournant vers l'innocence païenne, l'âge d'or révolu qui avait fait de sa vie "un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient". C'est le temps de la communion avec soi-même, de l'indicible soif d'inconnu, "l'éblouissement de l'Infini". Bref, la période d'incubation, courte mais profonde, comme la béatitude du samadhi.

Trois ans passent ; nous le retrouvons, à dix-huit ans seulement, au terme de sa carrière poétique, rédigeant ses dernières volontés ; pour ainsi dire, son testament. L'Enfer qu'il décrit avec tant d'éclat, il l'a déjà souffert en son âme ; il s'apprête maintenant à le vivre dans sa chair. Quels mots déchirants trace, dans Matin, ce jeune garçon de dix-huit ans ! Déjà elle s'en est allée, sa jeunesse, et avec elle toute celle du monde. Son pays gît, abattu et vaincu ; sa mère ne désire que se débarrasser de ce bizarre et insupportable personnage. Il a déjà connu la faim, l'indigence, l'humiliation, l'ostracisme ; il a fait de la prison, a vécu la sanglante Commune (peut-être même y a-t-il participé), a touché au vice et à la dégradation, a perdu son premier amour, a rompu avec ses amis artistes, a contemplé le vaste champ de l'art moderne et l'a trouvé vide ; et il est prêt maintenant à tout envoyer au diable, et lui avec. Ainsi, en pensant à sa jeunesse gaspillée, comme plus tard sur son lit de mort à toute sa vie gâchée, il demande avec une profonde tristesse : « N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or — trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler ! »

L'histoire de son propre enfer est terminée... Il va nous dire adieu. Il ne lui reste plus qu'à ajouter quelques ultimes paroles. Et voici de nouveau l'image du désert, l'une des plus tenaces. La source de son inspiration est tarie ; comme Lucifer, il a "épuisé" la lumière qui lui avait été donnée. Seuls demeurent l'attrait de l'au-delà, l'appel des profondeurs, et la réponse qui lui revient confirme et matérialise dans la vie l'image redoutable qui le hante : le désert. Il s'en irrite. « Quand irons-nous, demande-t-il, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la Terre ! » (Comment ne pas évoquer ce contemporain qu'il n'a jamais connu : Nietzsche !)

Quel révolutionnaire a donc désigné le chemin du devoir avec plus de clarté et d'âpreté ? Quel saint a donné au mot Noël un sens plus divin ? Ce sont les paroles d'un révolté, certes, mais non d'un impie. Oui, c'est un païen, mais de la race de Virgile. Sa voix est d'un prophète, d'un maître, d'un disciple et d'un initié tout ensemble. Même le prêtre, pour idolâtre, superstitieux et aveugle qu'il soit, ne peut qu'approuver ce Noël ! « Esclaves, ne maudissons pas la vie ! », clame-t-il. Finis les larmes, les gémissements, les macérations, la docilité, la soumission, les croyances et les prières puériles. Au large les idoles et les foutaises de la science. À bas les dictateurs, les démagogues et les agitateurs. Ne maudissons pas la vie, adorons-la ! L'intermède chrétien tout entier a été un reniement de la vie, un reniement de Dieu, un reniement de l'Esprit. La liberté n'a même pas été encore rêvée. Libérez l'esprit, le cœur, la chair ! Libérez l'âme, qu'elle puisse régner en sécurité. Voici l'hiver de la vie, "et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du confort !". Donnez-nous Noël sur terre... non le christianisme. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci, je n'ai jamais été chrétien... Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares... » Le vrai nègre, c'est moi, et cela est un livre nègre. Je le répète, faisons Noël sur terre... Maintenant, maintenant, m'entendez-vous ? Ce n'est pas dans le ciel qu'est le gâteau !

Ainsi bat-il la campagne. "Fatras hors de propos", sans aucun doute.

« Ah oui... », semble-t-il soupirer. « Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. » Pour un instant, rien ne le sépare de la certitude de son rêve. Il voit le futur comme l'inévitable réalisation des plus profonds désirs de l'homme. Rien ne peut faire que cela n'arrive pas, rien ni même les faux nègres qui sodomisent le monde au nom de la loi et de l'ordre. Il conduit son rêve à terme. Tous les horribles, indicibles souvenirs s'évanouissent. Et avec eux tous les regrets. Il aura pourtant sa revanche sur les attardés, "les amis de la mort". Même si je m'enfonçais dans le désert, même si je faisais de ma vie un désert, même si personne ne devait plus désormais entendre parler de moi, sachez tous qu'il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. Vous avez fait tout votre possible pour maquiller la vérité ; vous avez essayé de détruire mon âme ; et pour terminer vous livrerez mon corps à la roue... Mais je connaîtrai la vérité, j'en jouirai pour moi-même, dans ce corps et dans cette âme...

Telles sont les rudes paroles d'un chercheur, d'un "ami de Dieu" quand bien même il renierait son nom.

 

« Toute parole étant idée, écrit Rimbaud, le temps d'un langage universel viendra !... Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. » La clef de ce langage, cela va sans dire, est le symbole, que seul détient le créateur. C'est l'alphabet de l'âme, originel et indestructible. Grâce à lui, le poète, maître de l'imaginaire et souverain méconnu du monde, dialogue, communie avec ses semblables. C'est pour établir ce lien que le jeune Rimbaud s'est livré lui-même à l'expérience. Avec quel succès, en dépit de sa brusque et mystérieuse démission ! Par-delà le tombeau, il poursuit le dialogue, avec d'autant plus de force que les années passent. Plus il paraît obscur, plus se fait lumineuse sa doctrine. Paradoxe ? Absolument pas. Le temps et les événements n'éclairent qu'à la longue tout ce qui est prophétique. Par la voyance sont clairement perçus tout ensemble l'accompli et l'avenir ; la communion devient l'art de fonder, sur n'importe quelle fraction du temps, un rapport logique et harmonieux entre le passé et le futur. Tout est profitable pourvu que transformé en valeur éternelle : le langage de l'âme. Dans ce royaume, point d'analphabètes, pas davantage de grammairiens. Il suffit d'ouvrir son cœur, de jeter par-dessus bord tout parti pris littéraire... en d'autres termes, se dépouiller. Cela équivaut, naturellement, à une conversion. C'est une mesure radicale qui présuppose un état de désespoir. Mais si toutes les autres méthodes échouent, comme c'est inévitable, alors pourquoi pas cette dernière solution : la conversion ? Ce n'est qu'aux portes de l'enfer qu'apparaît le salut. L'homme a échoué, dans tous les sens. Mille fois, il a dû revenir sur ses pas, reprendre son lourd fardeau, refaire la raide et difficile escalade vers le sommet. Pourquoi ne pas accepter le défi de l'Esprit et se rendre ? Pourquoi ne pas se soumettre pour s'engager dans une vie nouvelle ? Le Vieil Homme attend toujours. D'aucuns le nomment Initiateur, d'autres le Suprême Sacrifice...

Ce que les imitateurs de Rimbaud, comme ses détracteurs, ne parviennent pas à comprendre, c'est qu'il préconisait une autre façon de vivre. Il n'essayait pas de fonder une nouvelle école d'art pour divertir les débiles acrobates du verbe ; il signalait l'accord de l'art et de la vie, comblait le fossé et guérissait la mortelle blessure. La divine charité, voilà la clef de la connaissance, dit-il. Au début même d'UNE SAISON EN ENFER, il a écrit : « Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. La charité est cette clef. » Et il ajoute : « Cette inspiration prouve que j'ai rêvé ! » Rêvé de l'enfer, bien sûr, dans ce profond sommeil qui est pour lui insondable. Lui qui avait "créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames" est obligé, pendant son éclipse, d'enterrer l'imagination. Lui qui s'était baptisé mage et ange, qui s'était défait de tout lien, de toute dépendance, se trouve maintenant ramené sur terre, forcé d'accepter, d'empoigner la dure réalité. Un paysan, voilà ce qu'on voudrait en faire. Le rendre à la terre, c'est le mettre hors de course. Quels mensonges a-t-il donc engrossés de ses rêves démesurés ? (« Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonges. ») Mais qui implorera-t-il ? Pas ses tortionnaires, bien sûr, ni l'époque qu'il a désavouée, ni encore cette vieille bique de mère qui voulait le juguler. Qui alors ? Disons-le : ses égaux, ceux qui vont lui succéder et poursuivront le bon combat. Ce n'est pas à nous qu'il fait ses excuses, ni même à Dieu, mais aux hommes à venir qui le recevront à bras ouverts lors de notre entrée dans les splendides cités. Ce sont les hommes d'une "race lointaine" auxquels il rend hommage et qu'il considère comme ses véritables ancêtres. Seul le temps les sépare, non le sang ou l'attitude. De tels hommes savent comment chanter dans les tortures. Ce sont les hommes de l'esprit, rien dans le passé ne les lie à lui (il n'en pourrait trouver un seul dans toute l'histoire de France) — si ce n'est l'esprit. Il est né dans le vacant et communique avec eux à travers le vacant. Nous autres entendons seulement les échos. Nous nous émerveillons des accents de cette étrange voix. Nous ne savons rien de la joie et de la certitude qui ont nourri ce tête-à-tête inhumain.

Combien sont divers les esprits qu'il a imprégnés, modifiés, captivés ! Que d'accolades n'a-t-il pas reçues, d'hommes aussi différents de tempérament, de style et de pensée que Valéry, Claudel, ou André Breton ! Qu'y a-t-il de commun entre eux et lui ? Même pas son génie, car à dix-neuf ans il s'en est dépouillé, à des fins mystérieuses. Tout acte de renoncement n'a qu'un but : l'accession à un autre niveau. (Dans le cas de Rimbaud, il s'agit plutôt d'une chute.) Ce n'est qu'en s'arrêtant de chanter que le chanteur peut vivre son chant. Et si celui-ci est un défi ? Alors suivent violences et catastrophes. Mais les catastrophes, comme l'a dit Amiel, provoquent un violent rétablissement d'équilibre. Et Rimbaud, né sous le signe de la Balance, choisit les extrêmes avec la passion d'un danseur de corde.

Toujours c'est quelque invisible baguette, quelque astre prodigieux qui nous fait signe, et alors la vieille sagesse, l'antique magie sont anéanties. Mort et transfiguration, voilà l'éternel refrain. Certains vont tout droit à la mort qu'ils ont choisie (qu'elle soit celle du style, du corps, de la sagesse ou de l'âme) ; d'autres l'abordent de biais. Certains corsent le drame en disparaissant de la surface du globe sans laisser de message ou de traces ; d'autres font de leur vie un spectacle plus stimulant encore que l'aveu qu'est leur œuvre. Rimbaud prolongea douloureusement sa mort. Il exposa ses ruines tout autour de lui de telle façon que nul ne puisse manquer de comprendre la parfaite extravagance de sa fuite. N'importe où, hors du monde ! C'est bien le cri de ceux pour qui la vie n'a plus de sens. Rimbaud découvrit tout enfant ce qu'était le vrai monde ; adolescent, il tenta de le faire savoir ; lorsqu'il fut un homme, il laissa choir. Condamné à ne pouvoir entrer dans le monde de l'amour, tous ses dons devenaient inutiles. N'ayant pas atteint l'enfer le plus profond, il rôtit dans le vestibule. Cette saison fut trop brève, nous le savons, car le reste de sa vie devint un Purgatoire. A-t-il manqué de courage pour nager dans les abysses ? Nous l'ignorons. Nous savons seulement qu'il abandonna son trésor comme s'il en était accablé. Mais personne n'échappe à ce sentiment de culpabilité dont il souffrait, pas même ceux qui sont nés dans la lumière. Son échec semble formidable quoiqu'il l'ait conduit jusqu'à la victoire. Mais ce n'est pas Rimbaud qui triomphe, c'est l'esprit inépuisable qui était en lui. Comme l'a dit Victor Hugo : « Ange est le seul mot de notre langue qui ne peut s'user. »

 

« La Création commence par une pénible séparation d'avec Dieu et par l'apparition d'une volonté indépendante afin que cette séparation puisse être dépassée par un type d'unité supérieur à celui dont l'action bénéficiait au commencement1. »

À dix-neuf ans, au milieu même de son existence, Rimbaud rendit l'esprit. « Sa Muse est morte à ses côtés, parmi ses rêves massacrés », écrit l'un de ses biographes. Pourtant, ce fut un prodige qui, en trois ans, avait donné l'impression d'avoir épuisé l'art de générations entières. « C'est comme s'il avait contenu des carrières entières en lui-même », a dit Jacques Rivière. Et Matthew Josephson ajoute : « En réalité toute la littérature depuis Rimbaud s'est efforcée de le dénaturer. » Pourquoi ? Parce que, répond le même auteur, « il rendit la poésie trop dangereuse ». Rimbaud lui-même déclare, dans la SAISON, qu'il est devenu « un opéra fabuleux ». Opéra ou non, il demeure fabuleux, pas moins. Ce qui est étonnant, c'est que les deux périodes de sa vie soient aussi fabuleuses l'une que l'autre. Il est à la fois rêveur et homme d'action. Comme si l'on ne faisait qu'un seul personnage de Shakespeare et de Bonaparte. Mais voici ce qu'il dit : « Je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. » Alors comme pour en donner la preuve, il se précipite dans le maelström. À pied, il sillonne l'Europe en tous sens, s'embarque plusieurs fois pour des ports étrangers, se fait toujours rapatrier, malade ou sans le sou ; il occupe une kyrielle d'emplois, apprend plus de douze langues, et, au lieu de faire le commerce des mots, se livre à celui du café, des épices, de l'ivoire, des peaux, de l'or, des fusils et des esclaves. Aventure, exploration, étude ; fréquentation de toutes sortes d'hommes, de races, de nationalités ; et sans arrêt le travail, encore le travail, sans cesse le travail qu'il hait. Mais par-dessus tout l'ennui ! L'ennui toujours. Mais quelle activité ! Quel trésor d'expériences ! Et quel vide ! Ses lettres à sa mère composent une longue plainte où se mêlent reproches, récriminations, doléances, prières et supplications. Pitoyable et maudit ! Finalement il devient "le grand malade".

Que signifient cette fuite, cette interminable plainte, ces tortures voulues ? Qu'agir n'est pas vivre, comme c'est vrai ! Mais alors où se trouve la vie ? Et quelle est l'exacte réalité ? Sûrement pas celle, inhumaine, des besognes et du trimard, de cet acharnement à posséder ?

Dans les ILLUMINATIONS, écrites dans un Londres attristé, il avait proclamé : « Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions. » Ce qu'avait dit naguère le poète, maintenant l'homme le touche du doigt. Le musicien qui avait trouvé en quelque sorte la clef de l'amour, comme il dit, a perdu cette clef. Il a perdu la clef en même temps que l'instrument de musique. Ayant fermé toutes les portes, même celle de l'amitié, ayant brûlé tous ses vaisseaux, il n'entrera jamais dans le royaume de l'amour. Il ne reste que les grands déserts où gît dans l'ombre l'arbre du Bien et du Mal, afin, nous dit une phrase nostalgique de Matinée d'Ivresse, que nous amenions notre très pur amour. Il voulait que le salut ait le visage de la liberté, sans réaliser qu'il ne vient que par la reddition et la résignation. « Tout homme, a dit son maître Baudelaire, qui n'accepte pas les conditions de sa vie vend son âme. » Chez Rimbaud, la création et l'expérience étaient pratiquement simultanées. Il n'avait besoin que d'un peu d'expérience pour faire entendre son chant. Dans sa prodigieuse jeunesse, il était plus près du musicien ou du mathématicien que de l'homme de lettres. Doué, de naissance, d'une mémoire phénoménale, il ne gagne pas son œuvre à la sueur de son front ; elle est là, en perce, attendant d'être stimulée par le premier choc avec la dure réalité. C'est la douleur qu'il doit cultiver, non la virtuosité du maestro. Comme nous le savons, cela ne se fit pas attendre longtemps.

Né semence, il le restera. Cela explique cette nuit qui l'environne. Il y avait en lui de la lumière, une étonnante lumière mais qui ne devait jaillir sans qu'il ait péri. Il arrivait d'au-delà de la tombe, d'une race lointaine, porteur d'un esprit nouveau, d'une conscience neuve. N'a-t-il pas écrit : « C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. » N'est-ce pas lui qui a dit que le génie "est l'affection et l'avenir" ? Tout ce qu'il écrit sur le moi du génie est éclairant et révélateur. Ceci en particulier me paraît très significatif : « Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! »

Ne m'accusez pas d'aller trop loin dans ma lecture. Rimbaud voulait dire ce qu'il écrivait "littéralement et dans tous les sens", comme il l'expliquait un jour à sa mère ou à sa sœur. Bien sûr, il évoquait alors UNE SAISON EN ENFER. Pourtant... C'était avec lui comme avec Blake et Jacob Boehme : tout ce qu'ils formulaient était vrai, littéral, inspiré. L'Imagination était leur demeure ; leurs rêves des réalités — réalités que nous avons encore à affronter. « Si je me lis moi-même, dit Boehme, je lis le livre de Dieu, et vous, mes frères, êtes l'alphabet que je lis en moi-même, car mon esprit et ma volonté vous découvrent en moi. Du fond de mon cœur je brûle que vous me trouviez aussi. » Cette parole exprime l'oraison silencieuse qui ne cesse de monter du désert où Rimbaud s'est pour lui-même créé. L'orgueil "bienveillant" du génie réside en sa volonté qui doit être brisée. Le secret de la délivrance se cache dans la pratique de la charité. La charité est la clef, et Rimbaud rêvait lorsqu'il le comprit ; mais le rêve était réalité qui se manifesta de nouveau sur le lit de mort, quand la charité prit le visage de la tendre sœur qui l'assistait vers l'au-delà, brisé mais sauvé.

Au cours de la Nuit de l'Enfer, quand il réalise qu'il est l'esclave de son baptême, il s'écrie : « Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. » Dans la nuit noire de l'âme où il se proclame maître en fantasmagorie et prétend qu'il va dévoiler tous les mystères, il renonce à ce qui pourrait le lier à l'époque ou au pays qui l'ont vu naître. « Je suis prêt pour la perfection », déclare-t-il. En un sens, il l'était. Il avait mûri sa propre initiation, survécu à la terrible ordalie ; puis il s'était enfoncé de nouveau dans la nuit d'avant sa naissance. Il avait découvert qu'il fallait franchir l'art d'un pas, il avait enjambé le seuil ; et alors, de terreur ou craignant la démence, il avait lâché pied. Ses préparatifs en vue d'une vie nouvelle étaient soit insuffisants soit de mauvaise qualité. La plupart de ses commentateurs penchent pour cette dernière cause. On a tellement insisté sur cette phrase : « ... long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » On a tellement disserté sur sa jeunesse débauchée, sur sa vie de "bohème". On oublie que c'était tout à fait normal chez un garçon précoce, bourré d'idées, qui avait fui l'intolérable climat d'une demeure provinciale. Pour si exceptionnel qu'il fût, il aurait été anormal qu'il n'eût pas succombé aux puissants appels d'une ville comme Paris. S'il fut excessif dans ses plaisirs, c'est seulement que la vaccination réussit à merveille. Il ne fit pas un si long séjour à Paris ou à Londres. Pas assez pour y ruiner la santé d'un gaillard bien portant, de souche paysanne. Pour un révolté absolu, c'était, au fond, une expérience bénéfique. La route du ciel passe par l'enfer, n'est-il pas vrai ? Pour faire son salut, il faut être contaminé par le péché. Il faut les goûter tous, les gros comme les petits. On doit mériter sa mort par ses propres appétits, ne refuser aucun poison, ne rejeter aucune expérience si dégradante ou sordide qu'elle soit. Il faut parvenir à la limite de ses forces, apprendre quel esclave on est, en quelque domaine que ce soit, afin d'aspirer à l'émancipation. La volonté perverse et négative, que nos parents ont affermie en nous, doit être soumise avant de devenir positive et de s'implanter dans le cœur de l'esprit. Le père (dans tous ses avatars) doit être détrôné pour que le règne du fils arrive. Le Père est saturnien dans tous les aspects de son être. Il est le sévère contre-maître, la lettre morte de la loi, le Verboten. On rue dans les brancards, on pique une crise, enflé de fausse puissance et d'orgueil insensé. Et puis on cède, et le moi qui n'est pas le moi capitule. Mais Rimbaud n'a pas cédé. Il n'a pas détrôné le Père, mais s'est identifié à lui. Il l'a fait autant par son attitude autoritaire et presque divine que par ses excès, ses errances et son indiscipline. Il a changé de camp, est devenu l'ennemi même qu'il haïssait. Bref, il a abdiqué, s'est transformé en un dieu vagabond en quête de son véritable royaume. « Un homme qui veut se châtrer est bien damné, n'est-ce pas ? » (C'est une des nombreuses questions qu'il posait durant son agonie.) C'est justement ce qu'il a fait. Il s'est mutilé en renonçant au rôle pour lequel il avait été choisi... Est-il possible que chez Rimbaud le sentiment de culpabilité fût atrophié ?

Quelle lutte il a menée pour le pouvoir, la richesse et la sécurité pendant la période "active" de sa vie ! N'avait-il donc pas conscience qu'il possédait un trésor, qu'il détenait la puissance, qu'il occupait une position inexpugnable, lorsqu'il était poète tout simplement ? (J'aimerais pouvoir dire qu'il se révéla aussi poète de l'action, mais les faits qui jalonnent la seconde partie de sa vie n'ont jamais connu de ces prolongements dont bénéficie l'homme d'action.) Non, il y a des aveuglements inexplicables ; tel est celui de Rimbaud. On lui a jeté un mauvais sort. Non seulement il a perdu le sens de l'orientation, mais aussi celui du toucher. Tout va mal. Il change d'identité tellement bien qu'il ne saurait se reconnaître lui-même s'il se croisait en chemin. C'est peut-être l'ultime moyen de donner le change à la folie que de devenir équilibré au point de ne plus savoir qu'on est fou. Rimbaud n'a jamais perdu contact avec la réalité ; au contraire il s'y agrippait comme un démon. C'est la vraie réalité de son être qu'il abandonna. On ne peut s'étonner qu'il se soit ennuyé à mourir. Il ne pouvait vivre avec lui-même, car il avait hypothéqué son moi. On pense à ces mots de Lautréamont : « Je continue de vivre, comme le basalte ! Au milieu comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent : depuis combien de temps est-ce que je ne me ressemble plus ? »

On soupçonne qu'en Abyssinie il a même essayé de s'amputer de la mémoire. Mais, vers la fin, quand il fut devenu le "grand malade", quand bercé par une boîte à musique, il renouait avec ses rêves étouffés, les souvenirs d'autrefois jaillirent. Quel dommage qu'on n'ait pas consigné les étranges paroles qu'il laissait échapper sur son lit d'hôpital, lorsque, sa jambe coupée, une formidable tumeur s'épanouissait sur son moignon, et que progressaient à travers son corps les germes sournois du cancer comme des voleurs vers leur butin. Rêves et hallucinations rivalisaient dans une fugue interminable, sans autre témoin que la sœur dévote qui priait pour l'âme de son frère. Maintenant les rêves qu'il a rêvés et ceux qu'il a vécus se confondent ; l'esprit, enfin délivré de ses chaînes, fait entendre de nouveau son chant.

Sa sœur a tenté de nous donner un reflet de ces mélodies perdues. Elle souligne, si je me souviens bien, leur qualité céleste. Elles ne pouvaient se comparer, nous assure-t-elle, ni aux poèmes ni aux ILLUMINATIONS. Elles étaient tout cela, mais avec aussi ce je ne sais quoi d'autre que peut-être Beethoven nous a donné dans ses derniers quatuors. Il n'avait pas perdu sa maîtrise ; aux portes de la mort, il était aussi génial qu'en son jeune âge. Maintenant ce ne sont plus des phrases heurtées et discordantes, bien qu'illuminées, qui s'entrecroisent, mais l'expression des choses essentielles, engrangées tout au long du combat qu'il a livré contre le plus coriace des démons : la Vie. L'expérience et l'imagination se sont maintenant unies pour un chant d'action de grâce et non plus d'invectives et de malédictions. Ce ne sont plus son chant ni sa maîtrise. L'ego mis en déroute, le chant et l'instrument ne font plus qu'un. C'est l'oblation qu'il dépose sur l'autel de l'orgueil détrôné. C'est l'apocatastase. La création n'est plus arrogance, provocation ou vanité, mais action dramatique. Il peut tenir son rôle, maintenant, sur son lit de mort, comme il peut prier, car il a fini de souffrir. La quille du navire a, enfin, éclaté, et il va à la mer. Peut-être, en ces derniers instants, comprend-il le véritable objet du labeur humain, qu'il n'est qu'esclavage quand il s'attache à des fins cachées et égoïstes, mais qu'il est joie lorsque accompli pour le service de l'humanité.

Il n'est de joie comparable à celle du créateur, car la création n'a d'autre but que créer. « Raffinons nos doigts, c'est-à-dire tous nos points de contact avec le monde extérieur », a-t-il souligné une fois. De la même façon on peut dire que Dieu raffine ses doigts, quand il permet à l'homme d'accéder au plan de la création. Le frisson créateur est ressenti d'un bout à l'autre de toute action créatrice. Toutes les formes, toutes les espèces d'êtres vivants, depuis les anges jusqu'aux vers, tendent sans cesse à la communion avec ceux d'en haut ou d'en bas. Il n'y a pas d'effort perdu, de musique qui ne soit entendue. Mais tout mauvais usage du pouvoir, non seulement blesse Dieu, mais entrave la Création elle-même, et Noël sur la Terre est différé d'autant.

 

« Ah ! Je n'aurai plus d'envie :

Il s'est chargé de ma vie.

 

Salut à lui, chaque fois

Que chante le coq gaulois. »

 

Je change volontairement l'ordre des strophes, animé du même esprit qui m'avait fait traduire une fois, par erreur, Il par Dieu. Je ne puis m'empêcher de croire que la fatale séduction du bonheur dont parle Rimbaud signifie la joie de trouver Dieu. Alors, "salut à lui, chaque fois que..."

 

Pourquoi, je me le demande, ce culte que je voue à Rimbaud, à l'exclusion de tous autres écrivains ? Je ne suis pas un fervent de l'adolescence, ni ne feins de croire qu'il est aussi grand écrivain que certains que je pourrais nommer. Mais il y a quelque chose en lui qui me touche comme ne le peut l'œuvre d'aucun autre. Et je m'avance vers lui à travers la brume d'un langage dont je n'ai jamais su me rendre maître ! Oui, ce n'est qu'en essayant, fou que j'étais, de le traduire, que je commençai, naturellement, à saisir la force et la beauté de sa parole. Je me vois en Rimbaud comme dans un miroir. Rien de ce qu'il dit ne m'est étranger, tout insensé, absurde ou ténébreux que ce soit. Si l'on veut comprendre, il n'est que de se laisser faire, et je me souviens très bien m'être ainsi abandonné la première fois que je portai mes yeux sur son œuvre. Ce jour-là, voilà un peu plus de dix ans, quelques lignes m'ont suffi, et tremblant comme une feuille je posai le livre. J'avais alors, et encore aujourd'hui, le sentiment qu'il avait tout dit pour notre temps. C'était comme s'il avait dressé une tente sur le vide. C'est le seul écrivain que j'aie lu et relu, avec la même joie, la même émotion, allant toujours de découverte en découverte, toujours bouleversé par sa pureté. Je ne pourrai jamais que tenter de l'approcher, d'en donner, au mieux, un aperçu. C'est le seul écrivain dont j'envie le génie ; tous les autres, quelle que soit leur grandeur, ne me rendent jamais jaloux. Dire qu'il avait tout achevé à dix-neuf ans ! Si je l'avais lu dans ma jeunesse, je me demande si j'aurais jamais écrit une ligne. Comme il est heureux quelquefois d'être ignorant !

Avant de rencontrer Rimbaud, je ne jurais que par Dostoïevski. C'est toujours vrai, d'une certaine manière, de même que je continuerai à davantage aimer Bouddha que le Christ. Dostoïevski sombra jusqu'au tréfonds, y demeura un temps infini et en sortit homme total. C'est celui-ci que je préfère. Et si je ne dois vivre qu'une seule fois sur cette terre, alors je préfère savoir qu'elle est tout ensemble l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Rimbaud fit l'expérience d'un Paradis, mais de façon prématurée. Pourtant, grâce à elle, il réussit à nous donner un portrait plus frappant de l'Enfer. Sa vie d'homme, bien qu'il n'atteignît jamais à la maturité, fut un Purgatoire. Mais c'est le sort de la plupart des artistes. Ce qui m'attire tant chez Rimbaud, c'est sa vision d'un Paradis retrouvé, d'un Paradis acquis. Bien entendu, cela n'a rien de commun avec la magique splendeur de son verbe, que j'estime incomparable. Ce qui me travaille, c'est sa vie, tellement à l'opposé de sa vision. Chaque fois que j'en lis le récit, je constate que moi aussi j'ai échoué, que nous échouons tous ; et je me retourne vers sa parole qui, elle, ne connaît jamais l'échec.

Alors pourquoi maintenant lui vouer un culte, plus qu'à tout autre écrivain ? Parce que son échec nous instruit si bien ? Parce qu'il a tenu bon jusqu'au dernier moment ? Je le confesse, j'aime ces hommes que l'on qualifie de rebelles et de ratés. Je les aime pour leur haut degré d'humanité. Humains trop humains. Nous savons que Dieu aussi les aime plus que tous les autres. Pourquoi ? Parce qu'ils sont au banc d'essai de l'esprit ? Qu'ils sont des sacrifiés ? Que de joie dans le ciel au retour de l'enfant prodigue ! Est-ce une invention de l'homme ou de Dieu ? Je crois qu'à ce point l'homme et Dieu ont le même œil. L'homme lève la tête, Dieu se penche ; quelquefois leurs doigts se touchent.

Quand je me demande lesquels je préfère de ceux qui résistent et de ceux qui se rendent, je sais qu'ils ne font qu'un. Une chose est certaine, Dieu ne désire pas que nous nous présentions à lui en toute innocence. Il nous faut connaître le péché et le mal, quitter le bon chemin, nous perdre, en arriver au défi et au désespoir ; nous devons résister aussi longtemps que nous en avons la force, afin que la reddition soit totale et méprisable. C'est notre privilège d'esprits libres de choisir Dieu, les yeux grands ouverts, le cœur débordant, avec un désir qui domine tous les désirs. L'innocent ! Dieu n'a pas besoin de lui. Il est celui qui "joue au Paradis pour l'éternité". Devenir toujours plus conscient, plus lourd de connaissance, de plus en plus accablé de péchés, tel est le privilège de l'homme. Nul n'est exempt de culpabilité : à quelque niveau que l'on parvienne, de nouvelles responsabilités vous assaillent, de nouvelles fautes vous provoquent. En détruisant l'innocence de l'homme, Dieu l'a changé en un possible allié. Grâce à la raison et à la volonté, il lui a donné le pouvoir de choisir. Dans sa sagesse, c'est toujours Dieu que choisit l'homme.

J'ai parlé plus haut de la préparation de Rimbaud à une vie nouvelle ; je pensais évidemment à la vie de l'esprit. Je voudrais en dire davantage, ajouter que non seulement cette préparation avait été insuffisante et de mauvaise qualité, mais aussi que Rimbaud avait été la victime d'une très fausse conception de la nature même de son rôle. Eût-il connu un climat spirituel différent, sa vie aurait bien pu s'orienter vers un autre destin. Eût-il rencontré un maître, qu'il ne se fût jamais voué au martyre. Il était prêt pour tout autre aventure que celle dont il fit l'expérience. Et, d'un autre côté, il n'y était pas prêt, car, comme l'on dit, quand l'élève est prêt le maître est toujours là. L'ennui c'est qu'il ne voulait admettre "ni maître ni Dieu". Il avait terriblement besoin d'aide, mais son orgueil était démesuré. Plutôt que de s'humilier, de céder, il s'est mis au rebut. Qu'il n'ait pu demeurer intact qu'en renonçant à sa vocation est tout à l'honneur de sa pureté, mais témoigne aussi contre son époque. Je pense à Boehme, qui était savetier, qui manquait de langage, pour ainsi dire, mais qui s'en forgea un bien à lui et, tout déroutant que cela paraisse aux non-initiés, l'utilisa pour adresser son message au monde. On peut, naturellement, dire qu'en se taisant brusquement Rimbaud réussit aussi à se faire entendre ; mais telle n'était pas son intention. Il méprisait le monde qui voulait l'acclamer, et niait que son œuvre eût quelque valeur. Mais cela veut seulement dire qu'il voulait être reconnu pour sa valeur nominale ! Si l'on veut creuser plus profondément cet acte de renoncement, on peut alors le comparer à celui du Christ et dire qu'il choisit le sacrifice afin de lui conférer une signification impérissable. Mais le choix de Rimbaud fut inconscient. Ceux-là mêmes qui avaient besoin de lui et qu'il méprisait donnaient un sens à son œuvre et à sa vie. Rimbaud, tout simplement, démissionna. Il n'était pas disposé à prendre la responsabilité de ses paroles, car il savait bien qu'il ne pouvait être considéré pour sa valeur nominale.

N'est-il pas étrange que le XIXe siècle soit émaillé de figures démoniaques ? Voyez seulement Blake, Nerval, Kierkegaard, Lautréamont, Strindberg, Nietzsche, Dostoïevski, tous visages tragiques ; tragiques dans un sens nouveau. Tous sont concernés par le problème de l'âme, l'épanouissement de la conscience et la création de nouvelles valeurs morales. Au moyeu de cette roue qui déverse sa lumière dans le vide, Blake et Nietzsche règnent comme d'éclatants astres jumeaux ; leur message est encore aujourd'hui si neuf que nous les croyons fous2. Nietzsche redistribue les valeurs existantes ; Blake compose une nouvelle cosmogonie. Rimbaud leur est proche par bien des côtés. Il apparaît comme une étoile nouvelle, atteint un éclat terrifiant, puis plonge vers la terre. (« Et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. ») Dans l'obscurité de la matrice, qu'il recherche avec autant de férocité que la lumière du ciel, il se transmue en radium. Il devient un corps qu'il est dangereux de manipuler ; une lumière qui anéantit lorsqu'elle n'embellit ni n'éclaire. Astre, il gravite trop près de l'orbite terrestre. Non content de jeter son éclat au-delà de la terre, il fut inévitablement attiré par le reflet de sa propre image dans le miroir mort de la vie. Il voulait transformer sa lumière en une puissance radieuse ; seule une chute pouvait le lui permettre. Cette illusion, que les Orientaux nomment ignorance plus que faute, souligne la confusion entre les domaines de l'art et de la vie qui s'était emparée des hommes du XIXe siècle. Tous les grands esprits des temps modernes ont lutté pour se démagnétiser, pour ainsi dire. Tous furent foudroyés par Jupiter. Ils étaient comme des inventeurs qui, ayant découvert l'électricité, n'auraient pas su comment l'isoler. Ils allaient de pair avec une force nouvelle qui se frayait un passage, mais leurs expériences furent désastreuses.

Tous ces hommes, dont Rimbaud, étaient des inventeurs, des législateurs, des guerriers, des prophètes. Il leur arrivait aussi d'être poètes. La profusion de leurs talents, jointe au fait que l'époque n'était pas mûre pour les recevoir, a donné lieu à la création d'un climat de défaite et de frustration. Au sens le plus profond, ils étaient des usurpateurs, et le destin qui leur échut nous rappelle les tourments des personnages dans les anciennes tragédies grecques. Ils étaient poursuivis et terrassés par les Furies que nous, modernes, appelons la démence. Tel est le prix que paye l'homme qui tente d'élever le niveau magique de ses dieux, et de vivre selon la loi nouvelle avant que les nouveaux dieux n'aient assuré leur position. Ces divinités, naturellement, sont toujours la projection de la puissance intérieure de l'homme à son plus haut degré d'exaltation. Elles figurent l'élément magique de la création ; elles éblouissent et enivrent, car leur naissance déchire les ténèbres. Baudelaire l'a ainsi exprimé du fond de son amère expérience : « En effet il est défendu à l'homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l'équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d'un genre nouveau. »

Bref, le rêveur devrait se contenter de rêver, sûr que "l'imagination crée de la substance". Telle est la fonction du poète, la plus haute parce qu'elle le conduit à l'inconnu, jusqu'aux frontières de la création. Les maîtres ne sont pas affectés par le charme de la création ; ils agissent dans la pure et blanche lumière de l'être. Plus question pour eux de devenir ; ils se sont intégrés au cœur de la création, en hommes parachevés, illuminés du feu de la divine essence. Ils se sont transformés au point de n'avoir plus qu'à laisser irradier leur divinité.

Les élus, qui sont des initiés, sont partout chez eux. Ils connaissent la signification de l'enfer, mais ne le situent nulle part, même pas sur le plan terrestre. Ils siègent à l'assemblée des dieux ; ils jouissent de cet intervalle entre deux formes d'existence. Mais les esprits libres, qui nés hors du temps et du rythme éprouvent des tourments, ne peuvent reconnaître, dans leur état transitoire, que l'enfer même. Rimbaud en était. L'horrible ennui dont il souffrait était le reflet du vide dans lequel il vivait (qu'il l'ait ou non créé n'a pas d'importance). À cet égard, une chose paraît claire : sa force ne lui était d'aucune utilité. Bien sûr, ce n'est qu'une partie de la vérité, mais c'est cette forme de vérité qui convient à l'homme cultivé. C'est la vérité historique, pour ainsi dire. Or l'histoire tend de plus en plus à être confondue avec le destin de l'homme.

De temps en temps, du fleuve profond et secret de la vie, émergent de grands esprits d'apparence humaine ; comme des sémaphores dans la nuit, ils annoncent que le danger est proche. Mais leur appel est vain pour ces « locomotives abandonnées, mais brûlantes » (les faux esprits de l'époque) « que prennent quelque temps les rails... La culture de leurs âmes, dit Rimbaud, s'est commencée aux accidents. » C'est cette atmosphère d'accidents et de catastrophes qui imprègne le plan historique de l'interprétation. Les personnages démoniaques, possédés parce qu'envahis d'une passion qui les déborde, sont les sentinelles qui, de nulle part, surgissent aux heures les plus sombres de la nuit. C'est leur voix que nul n'entend.

Les fondrières de la culture occidentale qui attendent le déraillement des trains de luxe où nos esprits supérieurs débitent joyeusement leurs aphorismes surannés, Rimbaud les décrit avec vigueur : « Je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! » Et il s'empresse d'ajouter : « Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... » (On le voit, il n'est pas dupe de l'Histoire.) Et il enchaîne, comme s'il connaissait son destin de toute éternité : « L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. »

Çà et là, alors qu'il se trouvait au plus bas, il remarque, exactement comme au cours d'un sommeil agité, « C'est la vie encore ! » Oui, il n'y a pas de doute, c'est bien la vie. Seulement, c'est l'autre face de cette monnaie qui en possède deux. Et lui qui, même s'il s'en moque, n'en est pas moins détenteur de la vérité, doit s'en arranger, et l'assumer. Il n'y aura pas d'autre vie pour lui... il l'a choisie d'au-delà de la tombe. Toutes les composantes de son caractère étaient en place dès sa naissance ; sa destinée leur empruntera la nature exceptionnelle de son agonie. Il souffrira non seulement par la volonté de ses parents, parce que son époque l'exigeait, mais aussi en raison de toute l'évolution par laquelle est passé l'esprit de l'homme. Il souffrira précisément parce que c'est l'esprit de l'homme qui est à l'œuvre. Il souffrira comme seules souffrent les graines qui tombent en terre stérile.

À la lumière de ces réflexions, pourquoi donc la seconde partie de sa vie nous paraîtrait-elle plus mystérieuse et plus obscure que la première ? Le destin d'un homme n'est-il pas déterminé par son caractère ? Nous devenons ce que nous sommes, sinon tout n'est que jeu du hasard. Les rencontres fortuites, les étranges circonstances de la fortune, prennent un sens sublime. Un homme est toujours logique avec lui-même, même si à un moment imprévu, au cours d'une vie par ailleurs honorable, il commet soudain un crime horrible. Il arrive très souvent, n'est-ce pas, qu'un personnage exemplaire commette un crime abominable.

Rimbaud attire souvent notre attention sur ses mauvais côtés. Et même, il les souligne. Quand je parlais plus haut du calvaire que fut la seconde partie de sa vie, je voulais dire qu'il s'était libéré de tous liens. Il fut crucifié non à cause de ses qualités exceptionnelles, car elles lui auraient permis de triompher de n'importe quelle épreuve, mais parce qu'il a cédé à ses instincts. Pour Rimbaud cela s'appelle abdiquer : les coursiers, emballés, prennent le mors aux dents. Quel travail désormais pour trouver la bonne voie ! Un travail sans fin. Parfois il apparaît moins comme un homme à part que comme un homme désœuvré. Le poète se manifestera encore, ne serait-ce que dans l'étrange graphisme que forment ses trajets erratiques. Regardez vers quels endroits il se laisse entraîner ! Presque tous les ports européens l'ont vu s'embarquer, tantôt pour ici, tantôt pour là : Chypre, Norvège, Égypte, Java, Arabie, Abyssinie. Pensez à ses recherches, ses études, ses réflexions ! Toutes sont frappées d'exotisme. Ses exploits sont aussi audacieux et insolites que ses élans poétiques. Sa vie n'est jamais prosaïque, quelque grise et pénible qu'elle puisse lui paraître... Il était au cœur de la vie, soupire le bureaucrate. Oui, plus d'un citoyen bien établi, pour ne rien dire des poètes, donnerait bras ou jambe pour pouvoir seulement imiter la vie aventureuse de Rimbaud. Le pathologiste a beau parler de "paranoïa ambulatoire" : pour le rond de cuir, c'est une sorte de béatitude. Le Français cultivant son jardin, a dû voir tout cela, naturellement, comme une pure folie. Il a dû être terrible, ce tour du monde d'un estomac creux. Plus fou et plus terrible encore, le fait, lorsqu'on l'apprit, qu'il souffrit de dysenterie pour avoir porté en permanence dans sa ceinture quarante mille francs en or. Tout ce qu'il entreprenait était étrange, baroque et inouï. Son voyage est une fantasmagorie continuelle. Oui, les mêmes éléments de passion et d'imagination, que nous admirons dans ses écrits, s'y retrouvent, cela ne fait pas de doute. Mais aussi cette froideur accompagne ses actes, que nous lui connaissions dans son comportement de poète. Même dans sa poésie brûle ce feu glacé, cette lumière froide. C'est ce que lui transmit sa mère et qu'elle exaspéra par son attitude. Pour elle, il était toujours imprévisible, triste jouet d'un mariage sans amour. De quelque façon qu'il s'efforçât de sortir de l'orbite familiale, elle était là tel un aimant qui le retenait. Il pouvait se libérer des prétentions du monde littéraire, mais jamais de sa mère. Elle était l'étoile noire qui le fascinait. Pourquoi ne l'a-t-il pas complètement oubliée, comme ce fut le cas des autres ? Elle était évidemment le lien avec le passé auquel il ne pouvait renoncer. Elle devint, effectivement, le passé. Son père aussi était possédé, semble-t-il, de la manie des voyages ; et finalement, Rimbaud à peine né, il partit pour toujours. Mais le fils, aussi loin qu'il se perdît, ne pouvait se résoudre à la rupture ; il prenait la place du père, et comme le père auquel il s'identifiait, il continuait à accroître les tourments de sa mère. Alors il s'éloigna. Il s'éloigna, toujours plus loin, jusqu'à atteindre le pays des bergers où "les zébus rêvent, enfouis dans l'herbe jusqu'aux fanons". Là, lui aussi rêve, j'en suis sûr, mais nous ignorons si ce furent des rêves splendides ou amers. Il ne les consigne plus ; il ne nous fournit que des notes marginales : instructions, requêtes, réclamations, plaintes. Était-il arrivé au point qui rendait inutile la rédaction de ses rêves ? L'action en avait-elle pris la place ? On se posera sans fin ces questions. Une seule chose est claire : la joie ne l'habitait pas. Il était encore envoûté, dirigé. Il ne renonçait pas au travail du créateur pour se détendre à la lumière. Il était tout énergie, mais ce n'était pas l'énergie d'un être "dont le centre est en repos"3.

 

Alors, où se trouve l'énigme ? Certainement pas dans son comportement apparent, car même dans le bizarre il est logique avec lui-même. Même lorsqu'il rêve d'avoir un jour un fils, un fils qui soit capable de devenir ingénieur (sic), nous pouvons le comprendre. Certes, l'idée est quelque peu bouleversante, mais nous pouvons l'avaler. Ne nous a-t-il pas habitués à attendre de lui n'importe quoi ? N'est-il pas humain lui aussi ? N'a-t-il pas le droit de jouer avec des notions telles que le mariage et la paternité ? Le poète capable de chasser l'éléphant, d'écrire aux siens de lui envoyer un GUIDE DU VOYAGEUR, OU MANUEL THÉORIQUE ET PRATIQUE DE L'EXPLORATEUR, de rêver d'adresser un rapport sur les Gallas à la Société de Géographie, a-t-il de quoi nous étonner s'il soupire aussi après une femme blanche et un enfant selon son cœur ? Les gens sont surpris qu'il ait eu tant d'égards pour sa maîtresse éthiopienne. Et pourquoi pas, dites ? Est-ce donc si bizarre qu'il ait pu être poli, complaisant, prévenant même ; que de temps à autre il ait pu faire un peu de bien, comme il l'avoue ? Rappelons-nous le discours de Shylock !

Non, ce qui est difficile à avaler, ce qui nous reste en travers de la gorge, c'est qu'il ait déserté l'art. Monsieur tout-le-monde rapplique. Voilà son crime, disons-nous volontiers. Toutes ses fautes, ses vices, ses excès, nous pouvons les lui pardonner, mais pas ça ! C'est un affront impardonnable, n'est-ce pas ? En cela, comme nous nous trahissons nous-mêmes ! Nous aimerions tous nous évader quelquefois, non ? Nous sommes saturés, nous en avons plein le dos, mais nous persévérons. Nous persévérons parce que le courage et l'imagination nous manquent pour en faire autant. Si nous persévérons, ce n'est pas par solidarité. Ah, non ! La solidarité est un mythe, en tout cas à notre époque. Elle est bonne pour les esclaves qui attendent que le monde devienne une immense horde de loups ; alors, ils fonceront tous ensemble, déchiquetant à qui mieux mieux, telles d'envieuses bêtes. Rimbaud était un loup solitaire. Cependant, il ne fila pas à l'anglaise par la porte de service, la queue entre les jambes. Non, rien de tel. Il fit un pied de nez au Parnasse, ainsi qu'aux juger, aux prêtres, aux professeurs, aux critiques, aux gardes-chiourme, aux rupins, et aux saltimbanques qui composent notre éminente société cultivée. (Ne vous bercez pas de l'illusion que son époque a été pire que la nôtre ! N'imaginez pas une seconde que ces ladres, ces fous, ces hyènes, ces charlatans de tous genres, n'existent plus aujourd'hui ! Le problème est le même pour nous que pour lui !) Non, je le répète, il ne se souciait pas d'être méconnu. Il faisait fi des petits plaisirs mesquins après quoi soupirent la plupart d'entre nous. Il voyait que tout cela n'était qu'un ragoût puant, que d'être un autre zéro historique ne le mènerait nulle part. Il voulait vivre, désirait davantage d'espace, de liberté : il voulait se manifester, n'importe comment. Voilà pourquoi il se mit à hurler : « Vas te faire enculer, Jack ! Vas-y et tous les autres avec ! » Sur quoi il ouvrit sa braguette et se mit à pisser sur le tas — et d'une hauteur considérable, comme l'écrivit une fois Céline. Et cela, chers esclaves de la vie, est réellement impardonnable, n'est-ce pas ? Voilà le crime, hein ? Très bien, allons-y du verdict. « Rimbaud, vous avez été déclaré coupable. Vous aurez la tête soigneusement tranchée en place publique au nom des artistes du monde civilisé que vous avez mécontentés. » Cela me fait penser à la joie qui précipite toujours la populace vers la guillotine, surtout lorsqu'il s'agit d'une victime "de choix", et je me rappelle ces quelques lignes de L'ÉTRANGER d'Albert Camus (et je sais ce qu'il en coûte d'être une âme étrangère). Le procureur vient d'adresser au public qui est venu assister au procès de ce "monstre", cette question de pure forme : « A-t-il seulement exprimé des regrets ? Jamais, messieurs. Pas une seule fois, au cours de l'instruction, cet homme n'a paru ému de son abominable forfait. » (Remarquez que c'est toujours ça, le vrai crime, jamais le forfait lui-même.) Et la victime poursuit son monologue intérieur : « À ce moment, il s'est tourné vers moi et m'a désigné du doigt en continuant à m'accabler sans qu'en réalité je comprenne bien pourquoi. Sans doute je ne pouvais pas m'empêcher de reconnaître qu'il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte. Mais tant d'acharnement m'étonnait. J'aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n'avais pu regretter vraiment quelque chose. J'étais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd'hui ou par demain. Mais naturellement, dans l'état où l'on m'avait mis, je ne pouvais parler à personne sur ce ton. Je n'avais pas le droit de me montrer affectueux, d'avoir de la bonne volonté. Et j'ai essayé d'écouter encore parce que le procureur s'est mis à parler de mon âme. »

 

Dans le chapitre de CLOWNS AND ANGELS intitulé "La Création du Poète", Wallace Fowlie met le doigt sur cet aspect suprême de la personnalité de Rimbaud, qui le met hors du commun et marque, à mon avis, l'héroïsme du poète. « Le génie, écrit-il, est tout ensemble le maître du silence et son esclave. Le poète existe non seulement par les mots qu'il garantit de son nom, mais aussi par ce qu'il laisse de blanc sur la page. Être intact, voilà sa sincérité ; et Rimbaud a vécu glorieusement intact. »

Il est curieux de remarquer que Rimbaud lui-même a utilisé très souvent le mot "intact". « Les criminels dégoûtent comme des châtrés ; moi, je suis intact, et ça m'est égal. » Le maître et l'esclave, le juge et le criminel, le rebelle et le soumis, il les voit tous attelés sous le même joug : c'est leur Enfer d'être réunis les uns aux autres par l'illusion qu'ils sont différents. Il en est de même du poète, laisse-t-il entendre. Lui aussi est ligoté ; son esprit n'est pas libre, son imagination ne peut s'envoler à loisir. C'est pourquoi Rimbaud refuse de se révolter : il abdique. Bien que l'idée ne lui en soit pas venue, ce fut pour lui le meilleur moyen de faire sentir son influence. À travers son mutisme résolu il manifeste sa présence. C'est une technique très proche de celle du sage4. C'est plus efficace que des bombardements. Au lieu de devenir une autre voix, le poète devient la voix — la voix du silence.

Tant que vous êtes au monde, et partie du monde, dites ce que vous avez à dire, puis fermez votre clapet une fois pour toutes ! Mais ne capitulez pas, ne cédez pas ! Le châtiment ? La proscription. Se bannir soi-même, puisqu'on a déjà répudié le monde. Est-ce un sort si terrible ? Oui, si l'on aspire seulement au clinquant de la renommée. Il doit y avoir aussi ceux qui règnent dans le silence et la nuit. Le monde est double, au spirituel comme au physique. Le mal et le bien, la nuit et le jour, font part égale. Ombre et matière. Toujours la substance et son ombre. Pour l'homme de Dieu, c'est le crépuscule qui est inhospitalier, car il est le domaine de la confusion. C'est là que Nietzsche situait les dieux morts. En ce royaume, ni Dieu ni Satan ne sont reconnaissables. C'est la vallée de la mort que l'esprit traverse, le sombre défilé où l'homme perd tout contact avec le cosmos. C'est aussi "le temps des Assassins". L'homme ne tressaille plus d'allégresse ; il se tord et se noue d'envie et de haine. Faute d'induit, il ignore ce qui élève ; privé de tension, c'est tout juste s'il réagit. L'homme du Moyen Âge reconnaissait le Prince des Ténèbres et rendait un juste hommage aux puissances du mal, comme en témoignent à l'évidence sculptures et manuscrits. Mais l'homme du Moyen Âge reconnaissait aussi Dieu. Ainsi sa vie devenait-elle ardente et riche, et rendait un son plein. En revanche, la vie de l'homme moderne est pâle et vide. Les terreurs qu'il connaît surpassent toutes celles qui ont pu s'emparer des hommes aux époques antérieures, car il vit dans un monde chimérique, entouré de fantômes. Il n'a même pas l'espoir de la joie et de la délivrance qui s'offrait aux esclaves de l'ancien monde. Il est devenu la victime de son propre vide intérieur ; son angoisse est celle de la stérilité. Amiel, qui connaissait si bien son époque dont il était aussi une "victime", nous a laissé un exposé sur "la stérilité du génie". Voilà l'une des expressions les plus inquiétantes que l'homme puisse employer. Elle signifie que la fin est en vue...

Puisque je parle de la fin, je ne puis m'empêcher de citer les mots que trouve Amiel pour décrire combien lui répugne le style de Taine. « Il ne me touche en rien ; ce n'est qu'un moyen d'information. J'imagine que cette sorte de chose deviendra la littérature de demain — une littérature à l'américaine, aux antipodes de l'art grec, nous donnant l'algèbre au lieu de la vie, la formule au lieu de l'image, les vapeurs du creuset au lieu du délire divin d'Apollon. Une froide vision chassera les joies de la pensée, et nous assisterons à la mort de la poésie, écorchée et disséquée par la science. »

En face d'un suicide, nous ne cherchons pas à savoir si la mort fut rapide ou interminable, si l'agonie fut plus ou moins longue. Seul nous intéresse l'acte, car nous sommes soudain amenés à nous rendre compte qu'être ou ne pas être sont des actes — non des verbes intransitifs ! — qui rendent synonymes la vie et la mort. Le fait du suicide a toujours un effet brutal qui heurte pour un temps notre conscience. Il nous fait toucher du doigt que nous sommes aveugles et morts. N'est-ce pas typique de notre monde si malade que la loi considère de tels actes avec une hypocrite sévérité ! Nous n'aimons pas qu'on nous rappelle ce que nous n'avons pas fait ; nous nous faisons tout petits à la pensée que, du fond de la tombe, le doigt de celui qui s'est libéré est à jamais pointé vers nous.

Rimbaud était un suicidé vivant. C'est ce que nous supportons le moins ! Il aurait été convenable qu'il en ait terminé à dix-neuf ans ; au contraire, il fit durer le plaisir, nous prit à témoin, tout le long d'une vie de folie et de gaspillage, de cette mort vivante dont nous nous punissons tous. Il caricatura sa propre grandeur pour que nous puissions d'autant plus déprécier nos maigres productions. Il trima comme un nègre afin que nous nous délections de cette vie d'esclaves que nous avons choisie. Toutes les qualités dont il a fait preuve pendant ses dix-huit années de lutte avec la vie étaient de celles qui mènent à "la réussite", comme nous disons aujourd'hui. Que la réussite se soit muée en un si sévère fiasco, voilà qui fut son triomphe. Cela demandait un courage diabolique (même s'il fut inconscient) d'en faire la preuve exacte. Quand nous plaignons le suicidé, c'est en vérité de nous-mêmes que nous avons pitié, de notre manque de courage à suivre son exemple. Nous sommes incapables de supporter trop de défections dans nos rangs — cela nous démoraliserait. Ce que nous voulons, ce sont des victimes de la vie pour nous accompagner dans notre épreuve. Nous nous connaissons si bien les uns les autres ; trop bien même, au point de nous dégoûter mutuellement. Mais nous continuons à pratiquer la banale politesse des larves. Nous nous y efforçons dans le même temps que nous nous exterminons... Ces propos nous sont familiers, n'est-ce pas ? Lawrence, Céline, Malaquais et bien d'autres nous les tiendront encore. Et ceux qui les expriment seront traités de renégats, de transfuges, de rats désertant le navire en détresse. (Comme si les rats ne faisaient pas ainsi la preuve de leur intelligence !) Mais le navire est bien en train de couler ; c'est incontestable. Lawrence en parle dans des lettres écrites pendant la guerre, et aussi à propos de MOBY DICK... « On va où l'on pèse », déclare Saint-Exupéry dans les pages sublimes de son PILOTE DE GUERRE.

Nous y allons, cela n'est pas douteux. Mais où est l'Arche qui nous conduira à travers le Déluge ? Et de quels matériaux sera-t-elle faite ? Quant aux élus, ils devront être, sans contredit, d'une tout autre fibre que les hommes qui ont façonné le monde actuel. Nous arrivons au terme, et c'est une catastrophe finale que nous aurons à affronter. Il y a belle lurette que nous ne sommes plus sensibles aux avertissements. Ce sont des actes qu'on demande, peut-être des suicides, en tout cas des actes riches de signification.

L'abdication de Rimbaud fut un de ces actes. Ce fut le levain de la littérature. Sera-ce celui de la vie ? C'est douteux. Je crains bien que rien ne puisse endiguer la marée qui menace de nous engloutir. Mais l'on doit à sa venue que ceux d'entre nous encore capables de sensibilité, encore capables de concevoir le futur, ont été transformés en "flèches de désir pour l'autre rive".

 

Il importe que l'homme soit apte à distinguer la mort de la dissolution. L'homme meurt pour quelque chose, s'il est vrai qu'il meure. L'ordre et l'harmonie qui ont surgi du chaos primitif, comme nous l'enseigne la mythologie, inspirent à nos vies un but qui nous dépasse, auquel nous nous sacrifions lorsque nous avons accès au stade de la conscience. Cet holocauste est accompli sur l'autel de la création. Ce que nos mains et notre langue créent ne compte pas ; c'est ce que crée notre existence qui importe. Ce n'est qu'en devenant partie de la création que nous commençons à vivre.

Ce n'est pas la mort qui nous provoque à chaque pas, mais la vie. Nous avons honoré ad nauseam les mangeurs de cadavres ; mais ceux qui ont accepté le défi de la vie, comment les louerons-nous ? De Lucifer à l'Antéchrist court une flamme de passion que l'homme honorera aussi longtemps qu'il ne sera qu'un homme ; à cette passion qui est la flamme de la vie, nous devons opposer la tranquille soumission des illuminés. Il faut traverser la flamme pour connaître la mort et l'étreindre. La force du rebelle, qui est le Malin, s'appuie sur son opiniâtreté, mais la force véritable réside dans la soumission par laquelle nous pouvons vouer notre vie à quelque chose qui nous dépasse. Dans le premier cas, c'est l'isolement, la castration ; dans l'autre, c'est l'unification, la durable fécondité.

Mais la passion a toujours sa raison d'être ; celle du créateur, qui fait de sa vie terrestre un chemin de croix, trouve son apogée dans la passion du Christ en qui s'incarne toute la souffrance humaine. La passion du poète est la conséquence de sa vision, du pouvoir qu'il a de découvrir la vie dans son essence en même temps que dans sa totalité. Cette vision une fois brouillée ou dissipée, la passion s'épuise. Dans le domaine de l'art le temps s'approche où toute passion sera tarie. Bien que nous engendrions encore de grands créateurs, leurs œuvres gisent comme des tombes en ruine au sein des splendeurs toujours intactes des temps anciens. Malgré toute sa puissance, la société ne peut pas aider l'artiste si elle demeure impénétrable à sa vision. Depuis longtemps notre société est restée complètement indifférente au message de l'artiste. La voix qui crie dans le désert fait place au silence. À l'anarchie sociale, le poète répond par le mutisme. Rimbaud fut le premier à agir ainsi. Son exemple nous a envoûtés. Mais ce n'est pas dans le monde littéraire de notre temps qu'il faut rechercher ses disciples ; allons plutôt vers les obscurs, les effacés, vers les jeunes contraints d'étrangler leur génie. Regardons d'abord notre propre pays, l'Amérique, où l'addition est la plus lourde. Cette nouvelle façon de protester nous permet d'assister à la destruction de l'œuf. C'est le plus sûr moyen de saper l'édifice chancelant d'une société vermoulue. Ses effets sont plus rapides et plus durables que les ravages causés par les super-forteresses volantes. Si le poète est condamné à n'avoir pas de place, ni de part dans l'avènement d'un monde nouveau, alors il le détruira jusqu'au noyau. Ce n'est pas une menace imaginaire, mais réelle. C'est le prélude à une danse de mort de beaucoup plus horrible que celle du Moyen Âge.

Les seuls esprits créateurs des temps modernes furent démoniaques ; en eux se concentrait la passion qui s'écoule. Ils avaient retrouvé la source de la vie, ce banquet où Rimbaud tenta de reprendre appétit, mais leurs moyens de communication étaient coupés. Les hommes ne dialoguent plus entre eux, tel est le drame des temps modernes. La société a depuis longtemps cessé d'être communautaire ; elle s'est désagrégée en atomes débiles. Ce qui, seul, peut réaliser son unité — la présence vénérée de Dieu — lui manque.

Lorsque, très jeune encore, Rimbaud écrivait à la craie « Mort à Dieu » sur les portes des églises, il se révélait être plus près de Dieu que les princes de l'Église. Son insolence et son défi ne s'exerçaient jamais aux dépens du pauvre, du malheureux, du vrai croyant ; il combattait les usurpateurs, les escrocs, tout ce qui était faux, inutile, hypocrite et destructeur de vie. Il désirait que la terre redevienne le Paradis qu'elle était et qu'elle demeure encore sous les voiles de l'illusion et de l'erreur. Il était totalement indifférent envers un Paradis de fantômes qui se situerait dans un au-delà mythique. C'était ici même, et tout de suite, que, pour les membres en chair et en os d'une grande communauté brûlante de vie, il prétendait à Noël sur Terre.

« On meurt pour cela dont on peut vivre. » Cette phrase n'est pas de lui, mais bien le sens. La mort est séparation, vie séparée. Elle n'implique pas seulement que l'on cesse d'exister. Une vie dénuée de signification ici-bas n'en aura pas davantage dans l'au-delà. Rimbaud, je le crois, comprenait cela parfaitement. Il cessa de se battre d'un côté pour recommencer ailleurs. En ce sens, son abdication fut positive. Il avait compris que les composantes de l'art ne pourraient être retrouvées que dans le silence et la nuit. Il a, jusqu'à la fin, obéi aux lois de son être, faisant exploser toutes les formes, sans excepter la sienne. Au tout début de sa carrière, il avait compris ce que d'autres ne comprennent qu'à la fin (si tant est qu'ils y parviennent), que le verbe sacro-saint n'a plus de valeur. Il avait réalisé que le poison de la culture avait changé en faux-semblant et en duperie la beauté et la vérité. Prenant la Beauté sur ses genoux, il l'a trouvée amère. Il l'a abandonnée. C'était le seul moyen qu'il eût de pouvoir lui rendre hommage. Que dit-il encore dans les gouffres de l'enfer ? « Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles. » (C'est la phrase qui m'envoûte et me surprend le plus dans la SAISON.) Quand il se vantait d'avoir tous les talents, il voulait dire : sur ce plan factice. Ou bien : avec le "masque trompeur de la culture". Dans ce domaine, il était, certes, un maître. Mais c'est le domaine de la confusion, le monde du Mamser. Ici, tout est de valeur égale, donc ne vaut rien. Voulez-vous que je siffle ? Que je fasse la danse du ventre ? Bon ! Tout ce que vous voulez. Vous n'avez qu'à le dire !

Tout ce qu'a exprimé Rimbaud dans son œuvre proclamait cette vérité que « nous ne vivons pas au milieu des faits, mais dans l'abstraction et les symboles ». Le mystère qui s'attache à ses œuvres se glisse dans sa vie. Nous ne pouvons pas expliquer ses actes ; nous ne leur permettons que de nous indiquer ce que nous brûlons de savoir. Mystère autant pour lui que pour les autres, il fut abusé tout aussi bien par sa propre parole que par son existence ultérieure. C'est un refuge qu'il chercha dans le monde extérieur. Refuge contre quoi ? Peut-être contre la terrifiante lucidité. Il se présente comme l'envers d'un saint. Chez lui, c'est d'abord la lumière qui apparaît, puis la connaissance et l'expérience du péché. Le péché lui est une énigme ; il doit le revêtir, comme autrefois le pénitent son cilice.

Il s'enfuit, disons-nous. Mais peut-être s'enfuit-il vers quelque chose. Il est clair qu'il n'échappa à certaine folie que pour devenir la victime d'une autre. Il se rua vers les issues, tel un possédé dans sa camisole. À peine sauvé d'une tragédie, il fut la proie d'une autre. C'était un homme marqué. "Ils" le harcelaient. Ses envolées poétiques, qui sont comme les phases progressives d'une transe épisodique, avaient leur équivalent dans ces départs insensés qui le menaient à corps perdu d'un coin du monde à l'autre. Que de fois n'est-il pas ramené écrasé et vaincu ! Il se repose juste le temps qu'il faut pour être retapé, comme un croiseur ou un super-bombardier. Le voilà prêt à repartir. Vroum ! Il vole vers le soleil. C'est la lumière qu'il cherche — et la chaleur des hommes. Ses illuminations l'ont, semble-t-il, vidé de toute chaleur naturelle ; son sang draine des glaces flottantes. Mais plus son vol l'éloigne, plus les ténèbres s'épaississent. La terre est entourée de sang et d'ombre. Les glaciers gagnent peu à peu le feu central.

C'était, semble-t-il, sa destinée d'avoir des ailes et d'être enchaîné à la terre. Dans son effort pour atteindre les plus lointaines étoiles, il ne fait que se retrouver barbotant dans la boue. En effet, plus il bat des ailes, plus il s'enterre. En lui, le feu et l'air combattent l'eau et la terre. C'est un aigle enchaîné sur un roc. Et ce sont les petits oiseaux qui lui dévorent le cœur.

Son heure n'était pas encore venue. Prématurée, cette vision de Noël sur Terre ! Trop tôt, l'espoir d'abolir les faux dieux, les grossières superstitions, les panacées de pacotille ! L'humanité présente aura longtemps fort à faire avant d'émerger dans la blanche clarté de l'aube. Aube est pour lui un terme de fécondité... Il semble bien qu'au fond de son cœur Rimbaud ait compris. Nous ne devrions jamais interpréter son formidable désir de liberté, qui est celui d'un condamné, comme le vœu d'être sauvé lui-même5. Il parle au nom de la race d'Adam qui a connu la vie éternelle mais la troqua contre la connaissance, qui est la mort. Son ardeur païenne est la ferveur d'une âme qui se souvient de ses origines. Il est bien loin d'aspirer à un retour à la Nature, tel un Rousseau. Il recherche la grâce. S'il lui avait été possible de croire, il aurait offert depuis longtemps son âme. C'était son cœur qui était paralysé. Ces conversations avec sa sœur, à l'hôpital, relancent non seulement l'interrogation qui l'a tenu dans l'incertitude toute sa vie, mais aussi sa quête. Si la sœur croit avec tant d'aveugle sincérité, pourquoi n'en est-il pas de même pour lui ? Ne sont-ils pas du même sang ? Il ne lui demande plus pourquoi elle croit, mais simplement : crois-tu ? C'est le dernier bond pour lequel il doit réunir toutes ses forces. C'est le bond hors de lui-même, la rupture des chaînes. Peu importe dès lors à quoi il croit, mais bien qu'il croie. Dans l'une de ces sautes d'humeur qui sont la caractéristique de la SAISON EN ENFER, après un mouvement d'exaltation qui lui fait affirmer que la raison l'habite à nouveau, qu'il voit bien comme le monde est bon, qu'il bénit la vie et qu'il aime son prochain, il ajoute : « Ce ne sont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir d'échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu. » Ce Dieu qui est la force de l'homme n'est pas plus chrétien que païen. Il est Dieu, tout simplement. Tous les hommes y ont accès, quelle que soit leur race, leur genre ou leur culture. On peut le trouver partout, en tout temps, sans le secours d'un médiateur. Il est la Création elle-même et il ne cessera d'être, que l'homme croie ou non.

Mais plus un homme crée, plus il est certain de reconnaître son Créateur. Ceux qui résistent avec le plus de force ne font que témoigner davantage de Son existence. Lutter contre ou pour a le même prix ; la différence est que celui qui lutte contre tourne le dos à la lumière. Il combat sa propre ombre. Quand ce jeu d'ombres est parvenu à l'épuiser, quand enfin il s'écroule, la lumière, alors sans écran, peut lui montrer les splendeurs qu'il avait prises pour des fantômes. C'est la soumission de l'orgueil et du culte du moi, exigée de tous, grands ou petits.

L'artiste ne gagne le droit de s'appeler créateur qu'en reconnaissant n'être qu'un instrument. « Auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé ! » Ainsi parlait Rimbaud, quand il était un jeune homme arrogant. Mais il exprimait là une vérité profonde. L'homme ne crée rien de lui-même et par lui-même. Tout est créé, tout a été prévu... et pourtant nous sommes libres. Libres de chanter les louanges de Dieu. C'est l'œuvre la plus haute dont l'homme soit capable ; cette action lui vaut sa place à côté du Créateur : elle est sa liberté et son salut, car c'est le seul moyen de dire oui à la vie. Dieu a écrit la musique, Dieu conduit l'orchestre. Le rôle de l'homme est de jouer cette musique avec son propre corps. Mais ce doit être, bien entendu, une musique céleste : toute autre ne serait que vacarme.

À peine le cadavre de Rimbaud était-il ramené chez lui que sa mère s'esquivait pour organiser les funérailles. Son corps desséché et mutilé, portant les traces de l'agonie, devait être enseveli en moins de deux. Comme si elle voulait se débarrasser de la peste. Elle désinfecta sans doute la maison à son retour du cimetière où, elle et Isabelle, la sœur, avaient suivi le corbillard. Elles deux, pas davantage, voilà tout le cortège. Enfin délivrée du "génie", Mme Rimbaud pouvait maintenant se dévouer en toute quiétude au cheptel et aux récoltes, aux cercles médiocres de sa médiocre vie provinciale.

Quelle mère ! L'incarnation même de la stupidité, de la bigoterie, de l'orgueil et de l'obstination. Chaque fois que le génie harrassé, menaçait de sombrer dans son enfer, chaque fois que son esprit torturé s'affaissait, elle se trouvait là pour lui donner un coup de fourche ou verser de l'huile bouillante sur ses blessures. C'est elle qui l'a chassé vers le monde, qui l'a renié, haï, persécuté. Elle lui a même volé cette faveur que tout Français sollicite : la satisfaction d'avoir un bel enterrement.

Son corps enfin livré aux vers, Rimbaud est revenu vers le sombre royaume pour y chercher sa véritable mère. Dans la vie, il n'a connu que cette sorcière, cette mégère dont il avait surgi des flancs comme un ressort de pendule. En se révoltant contre sa tyrannie et sa stupidité, il se voua à la solitude. Sa nature affective entièrement mutilée, il se trouvait à jamais incapable de donner ou d'inspirer de l'amour. Il ne savait qu'opposer volonté à volonté. Tout au plus a-t-il connu la pitié, mais jamais l'amour.

Dans sa jeunesse, il nous apparaît comme un zélateur, un fanatique. Sans compromis. Rien que le volte-face. Tel un révolutionnaire, il rechercha désespérément une société idéale qui puissent se refermer les blessures causées par la séparation. C'est une blessure mortelle dont il ne se relèvera pas. Il devint absolutiste, car rien ne peut combler le vide qui s'est créé entre le réel et l'idéal, sauf une perfection qui consume erreur et fausseté. La perfection seule peut effacer le souvenir d'une blessure plus profonde que le flux de la vie.

Incapable de s'adapter ou de s'intégrer, il poursuivit ses interminables recherches, pour découvrir que ce n'est ni ici ni là, ni ceci ou cela. Il apprit à connaître le ne pas de toute chose. Son mépris demeura le seul point positif dans le gouffre de négation où il se débattait. Mais le mépris est stérile ; il sape toute force intérieure.

La négation commence et finit avec le monde des créatures, avec ces aventures sans suite qui n'enseignent rien. Qu'importe si fut grande son expérience de la vie ; elle n'alla jamais assez loin pour qu'il parvienne à lui donner un sens. Sans gouvernail ni ancre, il était condamné à dériver. Tel le navire qui s'échoue sur chaque banc de sable ou de rochers, qui subit désespérément les coups de boutoir des tempêtes, doit finalement se disloquer et devenir débris flottants. Qui désire naviguer sur l'océan de la vie doit devenir marin ; il faut qu'il apprenne à estimer les vents et les courants, à connaître les règlements et les consignes. Un Colomb ne brave pas les lois, il les adapte. Ce n'est pas vers un continent imaginaire qu'il fait voile ; s'il découvre un monde nouveau, c'est pur hasard. Mais de tels accidents sont les fruits légitimes de l'audace. Et cette audace, loin d'être de la témérité, résulte d'une profonde certitude.

Le monde que recherchait Rimbaud dans sa jeunesse était impossible. Il le concevait fertile, riche, passionné, mystérieux, tel qu'il compensait l'absence de ces qualités dans le monde où il était né. Le monde impossible est celui que les dieux même n'ont jamais habité ; c'est le Pays des Rêves que recherche l'enfant quand on lui a refusé le sein... (C'est là que les zébus probablement rêvent, et tous ces autres animaux étranges qui foulent les rivages de la mer Morte.) C'est clair, on ne peut atteindre l'impossible que par agression, c'est-à-dire, par la folie. Peut-être, comme certains l'affirment, fût-ce sur les barricades, pendant la sanglante Commune, que Rimbaud quitta cette voie fatale. Tout ce que nous savons, c'est que soudain, au bord même du précipice, il fit un bond en arrière. Assez, pas de ça ! Il agit comme un homme qui aurait sondé le fin fond du mensonge et de la fourberie. Il ne sera pas dupe, il ne tirera pas les marrons du feu. La révolution est aussi creuse et écœurante qu'une existence quotidienne, banale et résignée. La société n'est pas autre chose qu'un ramassis de sots incurables, de canailles et de démons. Dès lors il n'aura confiance qu'en lui-même. Au besoin, il mangera ses propres excréments. L'heure est proche de la fuite, de l'errance, des folles flottaisons. Ces réalités sordides, abjectes, qu'il refusait toutes, vont devenir son pain quotidien. C'est le début de la descente aux enfers, mais il n'avait pas de fil qui puisse le guider hors du noir labyrinthe.

 

Il ne voyait de salut qu'en la liberté. Or, pour lui, la liberté, c'était la mort, il allait le découvrir.

 

Nul n'a mieux illustré que Rimbaud cette vérité que la liberté de l'individu solitaire est un mirage. Seul celui qui s'est affranchi de son individualité connaît la liberté. C'est une liberté gagnée. Elle est le fruit d'une délivrance progressive, d'une lente et pénible lutte pour exorciser les chimères. On ne tue jamais les chimères, car les fantômes ne sont réels que dans la peur qui les fait naître. Se connaître soi-même, comme jadis Rimbaud le recommandait dans la célèbre Lettre du Voyant, c'est expulser les démons qui vous possèdent. L'Église n'a pas plus inventé ces terreurs de l'esprit et de l'âme que la société n'a créé ces entraves qui nous affligent et nous tourmentent. Sur les ruines d'une église, une autre s'élève ; un type de société disparaît, un autre apparaît. Les puissances et les miasmes subsistent. Les rebelles ne font que créer de nouvelles formes de tyrannie. Ce qu'un homme endure, comme individu, tous les hommes en souffrent, comme membres de la société. (Abélard en vint à penser que même la mort d'un lapin afflige Dieu lui-même.)

« Tout ce qu'on nous enseigne est farce », soutenait Rimbaud dans sa jeunesse. Il avait raison, absolument raison. Mais notre mission terrestre est de combattre le faux enseignement en rendant publique la vérité qui est en nous. Même d'une seule main nous pouvons accomplir des miracles. Mais le grand miracle est de rallier tous les hommes sur la voie de la communion. La clef est la Charité. Le mensonge, la perfidie, la duperie, pour si cruels qu'ils soient, doivent être vécus, et c'est par l'intégration que l'on doit en triompher. Cette démarche porte le nom rigoureux de sacrifice.

Quand Rimbaud renonça à la réalité profonde pour celle du dehors, il se livra aux puissances obscures qui régissent la terre. En refusant de transcender la condition que lui avait valu sa naissance, il s'abandonna aux eaux croupissantes, il se laissa glisser dans les marécages. Pour lui, l'horloge s'était arrêtée. À partir de là "il tua le temps", comme on ne croit pas si bien dire. Si sensible qu'il fût, le baromètre ne marquait que l'ennui. Son activité ne rendait que plus visible son isolement. Il faisait partie du vide qu'il avait essayé naguère de ceindre d'un arc-en-ciel de perfection. L'Échelle de Jacob dont il rêvait, peuplée jadis de hérauts et de messagers de l'autre monde, avait disparu. Les fantômes s'incarnaient. Ils devenaient bien trop réels, effectivement. Ils n'étaient plus désormais des jouets de l'imagination, mais des puissances matérielles d'une hallucinante réalité. Il a imploré le secours des forces qui refusaient d'être renvoyées dans les abîmes ténébreux d'où elles avaient surgi. Tout fut emprunt, substitution. Ce n'était plus un acteur, mais un mandataire, ou même son représentant. Dans le monde de l'imaginaire il jouissait d'une liberté sans limites ; dans celui de la création il détenait un faux pouvoir, ce qu'il possédait était illusion. Maintenant il ne siégeait ni au Conseil du Seigneur ni dans les conseils des seigneurs : il était pris dans le filet des Puissances et des Principautés. C'était le dur travail sans trêve ni sursis. À lui la solitude de l'esclavage. Fallait-il des fusils pour une armée ? Il les fournira, avec profit. Peu lui importait l'armée de quoi, l'armée de qui : il fera commerce avec quiconque voudra tuer. Tuer et être tué, c'était égal pour lui. Y avait-il un marché d'esclaves ? Il s'était livré au trafic du café, des épices, de la gomme, des plumes d'autruche, des fusils... pourquoi pas des esclaves aussi ? Lui, n'a jamais ordonné aux hommes de s'entre-tuer, ni de devenir des esclaves. Mais puisqu'il en était ainsi, il allait en profiter le plus possible. Avec de beaux et nets bénéfices, il pourrait prendre un jour sa retraite et se marier avec une orpheline.

Rien n'était trop sale ni trop répugnant pour en tirer bénéfice. Qu'importe ? Ce n'était plus son Univers. C'était bien fini. C'était un monde qu'il avait fui pour n'y rentrer que par la porte de service. Comme tout lui paraissait familier maintenant ! Et cette odeur de pourriture, hein ? quelle nostalgie ! Même ce relent singulier de viande de cheval carbonisé — ou n'était-ce que celui de sa propre peau ? — ses muqueuses le connaissaient bien. Ainsi, comme dans un miroir terni, les fantômes familiers de son ancienne nausée paradaient devant lui. Il n'avait jamais nui à personne, non. Il avait même essayé de faire quelque bien quand il le pouvait. Parfaitement. Il avait été emmerdé toute sa vie ; devait-on le blâmer s'il essayait maintenant de gagner quelque chose pour lui-même, de tremper son pain dans ce riche fricot, toujours cependant hors de portée ? Ainsi monologuait-il au fin fond de l'Abyssinie. C'est la girafe humaine qui parlait toute seule dans les hautes herbes de brousse. Il pouvait maintenant demander : « Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ? » Sa supériorité venait de son manque de cœur. Est-il surprenant qu'un homme "sans cœur", comme il signait souvent jadis, ait pu passer dix-huit ans de sa vie à ronger son cœur ? Baudelaire mettait tout simplement son cœur à nu ; Rimbaud l'arracha et le dévora lentement.

C'est ainsi que le monde commence peu à peu à ressembler au temps du malheur. Les oiseaux tombent du ciel, morts avant de s'écraser au sol. Les bêtes sauvages bondissent vers la mer et s'y précipitent. L'herbe sèche, les semences pourrissent. La nature se donne l'aspect désolé et difforme de la misère, et les cieux reflètent le vide de la terre. Le poète, dépité d'avoir chevauché sa jument sauvage à travers des lacs de bitume fumant, se tranche la gorge. En vain bat-il de ses ailes débiles. L'opéra fabuleux s'écroule, le vent déchire, en hurlant, les accessoires. Hormis les plus vieilles sorcières en fureur, la lande est déserte. Telles des harpies toutes armées de crochets, elles fondent sur lui. Plus franc est leur abord que dans cette escarmouche chimérique avec sa majesté satanique. Tout est en place, maintenant, pour l'infernal concert qu'il avait autrefois ardemment demandé.

« Est-ce la vie encore ? Qui sait ? On est là enfin, c'est tout ce qu'on peut dire. On va où l'on pèse. Oui. On y va, on y arrive. Et le bateau coule à pic... »

 

Dans sa tentative de vaincre son démon (cet ange déguisé), Rimbaud a mené une vie que son pire ennemi aurait pu lui infliger comme punition, pour avoir essayé de déserter. C'est à la fois l'ombre et la substance de sa vie imaginaire qui étaient enracinées dans l'innocence. C'est la pure qualité de son âme qui le rendait inadaptable et qui, de façon caractéristique, l'a conduit vers une nouvelle forme de folie : le désir d'une adaptation totale, de l'intégration totale. C'est le même absolutisme qu'autrefois qui jaillit de la carapace de la négation. La dualité ange-démon, qu'il estimait impossible à résoudre, s'est fixée. La seule solution est de se fondre dans le nombre. Incapable d'être lui-même, il peut devenir multitude. Jacob Boehme l'avait dit depuis longtemps : « Celui qui ne meurt pas avant de mourir est perdu quand il meurt. » Tel est le sort qui attend l'homme moderne : pris dans le courant, il ne meurt pas mais s'effrite comme une statue, se désagrège, s'évanouit dans le néant.

Mais il y a un autre aspect de l'excessive condition terrestre de Rimbaud. Son désir de posséder la vérité dans son corps et dans son âme est une aspiration vers ce paradis inférieur que Blake nommait Beulah. Il représente l'état de grâce dans lequel se trouve l'homme parfaitement conscient qui, acceptant son Enfer sans réserve, découvre un Paradis qu'il a lui-même créé. C'est la résurrection dans la chair. C'est-à-dire que l'homme devient enfin responsable de son destin. Rimbaud a essayé de réinstaller l'homme sur terre, sur cette terre, et de façon complète. Il a refusé d'admettre une éternité de l'esprit à partir de corps morts. De même, il a refusé d'admettre une société idéale composée de corps sans âme, actionnés par des centrales politiques ou économiques. Cette énergie terrifiante qu'il a déployée tout au long de sa carrière, c'était, à travers lui, l'œuvre de l'esprit créateur. S'il a nié le Père et le Fils, il n'a pas nié le Saint-Esprit. C'est la création qu'il adorait et dont il chantait les louanges. De sa fièvre découlait un "besoin de destruction" qu'il invoquait parfois. Ce n'était pas une destruction gratuite et revancharde que Rimbaud appelait de tous ses vœux, mais un nettoyage du terrain pour que de nouvelles pousses jaillissent. Toute sa volonté était tendue vers la complète libération de l'esprit. De plus, en refusant de nommer, de définir ou de délimiter le vrai Dieu, il tentait de créer ce qu'on peut appeler un vide parfait où l'imagination pourrait fonder Dieu. Il n'avait pas le mauvais goût ou la familiarité du prêtre qui connaît Dieu et Lui parle chaque jour. Rimbaud savait qu'il existe, d'esprit à esprit, un plus haut commerce. Il savait que la communion est un dialogue ineffable qui s'établit dans le parfait silence, le profond respect et l'humilité absolue. À cet égard, il côtoyait davantage l'adoration que le blasphème. Il faisait sienne l'illumination de ceux qui demandent que le salut ait un sens. Le "chant raisonnable des anges", n'est-ce pas un encouragement vers un effort immédiat ? Remettre au lendemain, c'est le refrain du diable, accompagné d'une distribution de la drogue du moindre effort.

« Quel ennui ! Que fais-je ici ? », écrit Rimbaud dans une de ses lettres d'Abyssinie. « Que fais-je ici ? » Ce cri de désespoir résume la condition des enchaînés. Parlant des longues années d'exil que Rimbaud avait prédites pour lui-même dans la SAISON EN ENFER, Edgell Rickword remarque : « Ce qu'il cherchait lorsqu'il jaillit de sa coquille, c'était le moyen de se conserver dans l'état de sublime pureté, de désenchantement divin, où il débouchait. » Mais on ne brise jamais cette coquille humaine, même si l'on est fou. Rimbaud ressemblait plutôt à un volcan qui, son ardeur épuisée, s'éteint. S'il émergea quelque peu, ce fut pour s'amputer, au faîte de l'adolescence. C'est là qu'il est resté, posé sur le sommet, tel un "jeune roi-soleil".

Ce refus de la maturité, tel qu'il nous apparaît, a la qualité de la grandeur tragique. Mûr en quoi ? Nous l'imaginons se posant la question. Au sein d'une humanité qui implique l'esclavage et la castration ? Il avait donné d'innombrables bourgeons ; mais fleurir ? Fleurir est le signe de la corruption finale. Il a préféré mourir en bouton. C'est le geste souverain de la jeunesse triomphante. Il souffrira que ses rêves soient détruits, mais non qu'ils soient souillés. Il avait entrevu la splendeur et la plénitude de la vie du monde. « Cette âme égarée parmi nous tous », voilà comment il se décrit à plusieurs reprises.

Seul et démuni, il a porté sa jeunesse aux plus extrêmes limites. Non seulement il règne sur ce royaume comme on ne l'avait jamais fait avant, mais il l'épuise aussi — pour ce que, du moins, nous en connaissons. Les ailes qui l'avaient porté pourrissent dans la tombe de la chrysalide qu'il a refusé de quitter. Il meurt dans la matrice de sa propre création, intact mais dans les limbes. Cet état contre nature est sa contribution personnelle à la saga des renoncements. Il est d'une monstrueuse saveur, comme l'est toujours "la part de destin" quand le démon se l'approprie. L'élément de fixation (narcissisme), autre aspect du tableau, introduit une terreur plus forte que toutes les autres : la perte de son identité. Cette menace, qu'il a toujours sentie, a condamné son âme à cet oubli auquel il désespérait autrefois de pouvoir jamais accéder. L'Univers du rêve l'investit, l'étouffe, le suffoque ; le voilà devenu momie, embaumé par ses propres artifices.

J'aime à le comparer à un Colomb de la Jeunesse, qui élargit les limites de ce domaine encore mal exploré. La jeunesse finit où l'âge mûr commence, dit-on. Cela ne veut rien dire, car depuis le début de l'Histoire l'homme n'a jamais profité pleinement de la jeunesse ni des possibilités innombrables de l'âge adulte. Comment peut-on connaître la splendeur et la plénitude de la jeunesse si l'on consume ses forces à combattre les erreurs et les mensonges propagés par les parents et les ancêtres ? Est-ce à la jeunesse de gaspiller son énergie à desserrer l'étreinte de la mort ? La seule mission de la jeunesse sur la terre est-elle donc de se révolter, de détruire, d'assassiner ? La jeunesse n'est-elle bonne qu'à être sacrifiée ? Et les rêves de la jeunesse ? Doit-on toujours les regarder comme des bêtises ? Ne doivent-ils abriter que des chimères ? Les rêves sont les pousses et les bourgeons de l'imagination ; ils ont le droit, eux aussi, de conduire leur vie. Étouffez ou mutilez les rêves de la jeunesse et c'est le créateur que vous détruisez. Il ne peut y avoir d'âge mûr véritable s'il n'y a pas eu de véritable jeunesse. Si la société en est arrivée à ressembler à un étalage de difformités, n'est-ce pas le fait de nos éducateurs et de nos maîtres ? Aujourd'hui comme hier, le jeune homme qui voudrait vivre sa propre vie n'aurait pas de place où se retourner, où vivre sa jeunesse, à moins que replié dans sa chrysalide il ne ferme toutes les issues et s'enterre vivant. Que notre mère la terre soit "un œuf bourré de bonnes choses", voilà une idée qui a subi de profonds changements. L'œuf cosmique contient un jaune couvi. Telle est aujourd'hui notre mère la terre. Les psychanalystes ont traqué le venin jusque dans la matrice, mais à quoi bon ? Grâce à cette profonde découverte, il nous est permis, je le constate, de sauter d'un œuf dans l'autre, également couvi. Il est vrai que nous y croyons, mais y croire ou non ne change rien : c'est un enfer total et parfait. On dit de Rimbaud qu'il "a méprisé les plus grands plaisirs de ce monde". Ne devons-nous pas l'admirer pour cela ? Pourquoi grossir encore les rangs de la mort et de la ruine ? Pourquoi engendrer de nouveaux monstres de négation et de futilité ? Laissons la société s'acharner sur son propre cadavre ! Ayons un ciel nouveau et une terre nouvelle ! Tel était le sens de l'opiniâtre révolte de Rimbaud.

Comme Christophe Colomb, Rimbaud s'est lancé à la découverte d'une route vers la Terre Promise. La Terre Promise de la Jeunesse ! Dans sa pitoyable jeunesse il s'était nourri de livres tels que la BIBLE ou ROBINSON CRUSOÉ, que l'on donne d'habitude aux enfants. L'un d'eux, qu'il aimait particulièrement, s'intitulait L'HABITATION DU DÉSERT. Coïncidence singulière que, même enfant, il ait trouvé refuge dans ce désert qui devait devenir la base de sa vie. Ne se voyait-il pas déjà, en ces jours lointains, hors du jeu et solitaire, échoué sur des récifs, se dépouillant de la civilisation ?

S'il y eut homme qui pût voir des deux yeux, ce fut bien Rimbaud. Je parle bien sûr des yeux de l'âme. L'un lui permettait de plonger dans l'éternité ; l'autre, de sonder "le temps et les créatures", comme il est dit dans LE PETIT LIVRE DE LA VIE PARFAITE. « Mais ces deux yeux de l'âme ne peuvent accomplir leur travail en même temps », est-il écrit. « Si l'âme est capable de voir avec son œil droit dans l'éternité, alors l'œil gauche doit se fermer, se retenir d'agir, et faire le mort. » Rimbaud ferma-t-il l'œil qu'il ne fallait pas ? Comment expliquer autrement son amnésie ? Cet autre lui-même qu'il endossait comme une armure pour livrer bataille au monde, le rendait-il invulnérable ? Même cuirassé comme un crabe, il ne pouvait profiter à l'Enfer pas plus qu'au Paradis. Il n'était circonstances ni domaines capables de lui faire jeter l'ancre ; c'est tout juste s'il effleurait le sol, sans jamais poser le pied. Comme si pourchassé par les Furies, il était impitoyablement rejeté d'un extrême à l'autre.

Il était, à bien des égards, aussi peu Français que possible. Mais jamais il ne le fut moins que dans sa jeunesse. La gaucherie, la maladresse, que détestent les Français, se retrouvaient chez lui au plus haut point. Il était aussi insolite qu'un Viking à la cour de Louis XIV. « Créer une nature nouvelle et, par voie de conséquence, un art nouveau », c'était comme on l'a dit, sa double ambition. Pour la France de son époque, de telles idées étaient aussi concevables que le culte d'une idole polynésienne. Rimbaud a expliqué, dans ses lettres d'Afrique, à quel point il lui était impossible de renouer avec une existence européenne ; il avouait que même le langage de l'Europe lui était devenu étranger. En pensée comme en actes, il se trouvait plus près de l'île de Pâques que de Paris, Londres ou Rome. Cette nature sauvage qu'il portait en lui depuis son enfance s'intensifiait avec l'âge ; elle se manifestait davantage lorsqu'il transigeait ou lâchait du lest que dans ses moments de révolte. Il restait toujours un intrus, menant son jeu solitaire, plein de mépris pour les façons et les méthodes qu'il était obligé d'adopter. Il se montrait plus avide de piétiner le monde que de le dompter.

Pendant que les zébus rêvaient, il rêvait aussi, c'est sûr. Mais nous ne connaissons pas ses rêves. Seules ses plaintes et ses récriminations nous parviennent, non ses espoirs et ses prières ; nous connaissons son mépris et son amertume, mais non sa tendresse et ses désirs. Nous le voyons affairé à mille détails matériels et nous en concluons qu'il a tué en lui le rêveur. Oui, c'est bien possible qu'il ait étouffé ses rêves, parce qu'ils étaient démesurés. Il est également possible que, dans sa ruse de fou supérieur, il ait fait croire à sa santé d'esprit, plutôt que d'expirer devant ces lointains radieux qu'il avait découverts. Que savons-nous réellement de sa vie intérieure pendant ses dernières années ? Pratiquement rien. Il s'était muré. S'il sortait de sa torpeur, ce n'était que pour pousser un grognement, une plainte ou lâcher un juron.

À l'anabase de la jeunesse il a opposé la catabase de la vieillesse. Pas de moyen terme, sinon la fausse maturité de l'homme civilisé, et aussi la modération, la peureuse modération. Pas étonnant qu'il ait considéré les saints, ermites ou artistes comme des hommes énergiques. Ils avaient la force de vivre en marge du monde, bravant tout sauf Dieu. Ce n'étaient pas des vers qui se tordent et rampent, qui approuvent n'importe quel mensonge par peur de perdre tranquillité et sécurité. En outre, ils ne craignaient pas de s'engager dans une vie absolument nouvelle ! Cependant, le désir de Rimbaud n'était pas de vivre en marge du monde. Il aimait le monde comme peu l'ont aimé. Où qu'il aille, son imagination le précédait, développant devant lui de splendides horizons qui, naturellement, tournaient toujours au mirage. Seul l'inconnu l'intéressait. Pour lui la terre n'était pas un désert réservé aux repentantes et affligées qui ont renoncé à l'esprit, mais une planète vivante, palpitante et mystérieuse où les hommes pourraient vivre comme des rois, pour peu qu'ils s'y emploient. Le christianisme en avait fait un objet d'aversion. Et le progrès s'avançait au son d'une marche funèbre. Arrière, donc ! Reprenons le cours des choses où l'Orient dans sa magnificence les a laissées ! Face au soleil, salut à la vie, gloire au miracle ! Il constatait que la science était devenue une farce aussi grande que la religion, que le nationalisme était une plaisanterie, le patriotisme une tromperie, l'éducation une sorte de lèpre et que la morale était bonne pour les cannibales. Toutes ses flèches faisaient mouche. Personne n'avait une vue aussi perçante, un coup d'œil aussi juste que ce garçon blond de dix-sept ans aux yeux de pervenche. À bas les vieillards ! Tout est pourri ici. Il fait feu à bout portant dans toutes les directions. Mais il ne les a pas plutôt abattus qu'ils se redressent de nouveau. Inutile de tirer sur de faux pigeons, pense-t-il. Non, l'entreprise de démolition exige des armes plus meurtrières. Mais où les trouver ? Dans quel arsenal ?

C'est l'instant que choisit, sans doute, le Démon pour faire son entrée. Il est facile d'imaginer quel fut son propos... « Si tu persistes à suivre cette voie, elle te conduira à l'asile. Est-ce que tu t'imagines que tu as le pouvoir de tuer la mort ? Laisse-m'en le soin : la mort est ma pitance. De plus, tu n'as même pas commencé à vivre. Doué comme tu l'es, le monde est à toi, pour peu que tu le demandes. Ce qui fait ta supériorité, c'est que tu n'as pas de cœur. Pourquoi traîner dans la putréfaction de ces cadavres ambulants ? » À quoi Rimbaud a sans doute répondu : « D'accord ! », fier avec ça de n'avoir pas gaspillé ses mots, en homme raisonnable qu'il était. Mais à l'inverse de Faust, qui l'avait inspiré, il a omis de réclamer le prix. Ou bien son impatience était-elle si grande qu'il n'a pas attendu de connaître les conditions du marché. Il n'est pas impossible aussi qu'il ait été assez naïf pour ne pas soupçonner qu'il y eût un marché. Car il fut toujours candide, même dans ses égarements. C'est sa candeur qui le portait à croire en une Terre Promise où règnerait la jeunesse. Et il y croyait encore, même lorsque ses cheveux grisonnaient. Même quand il a quitté pour toujours la ferme de Roche, il n'avait nullement l'idée qu'il mourrait sur un lit d'hôpital à Marseille, mais bien celle de faire encore voile vers des terres étrangères. Son visage était toujours dirigé vers le soleil. Soleil et Chair. Et à l'aube c'est le coq d'or qui chante. Au loin, tel un mirage qui s'éloigne toujours, les villes splendides. Et dans le ciel, les peuples de la terre marchent, marchent sans cesse. Partout de fabuleux opéras, les siens et ceux des autres : création sur création, hymne après hymne infini absorbant l'infini. Ce n'est pas le rêve d'un hachâche, c'est le rêve d'un voyant.

Sa déception fut la plus terrible que je sache. Il avait demandé plus que quiconque n'osa jamais, et il avait reçu infiniment moins qu'il ne le méritait. Rongé par sa propre amertume, par son désespoir, ses rêves furent livrés à la rouille. Mais ils demeurent pour nous aussi purs et sans tache qu'au jour de leur naissance. De la corruption qu'il traversa, pas le moindre ulcère ne subsiste. Tout est blanc, éclatant, frémissant et dynamique, purifié par le feu. Plus que tout autre poète, il s'est fixé dans ce lieu vulnérable que l'on nomme le cœur. Dans tout ce qui est brisé — pensée, geste, action, vie — , nous découvrons le fier Prince des Ardennes. Que son âme repose en Paix !

 

 

 

 

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1. THE MYSTIC WILL, par H.H. Brinton.

2. « Soyons heureux ! Je suis Dieu et j'ai fait cette caricature. » (Parole de Nietzsche à l'asile.)

3. « La difficulté maintenant, c'est de se débarrasser de moi » dit Nietzsche, depuis son asile. Et il signe : "Le Crucifié".

4. Lao-Tseu n'a-t-il pas essayé la même chose ?

5. « J'ai besoin d'êtres qui me ressemblent », dit Lautréamont.