Coda
Rimbaud est né au milieu du XIXe siècle. Le 20 octobre 1854, à 6 heures du matin, paraît-il. C'était un siècle troublé, matérialiste, et de "progrès", comme l'on dit. Un purgatoire dans tous les sens du mot, que les écrivains à succès de ce temps incarnaient, tels des oiseaux de mauvais augure. Guerres et révolutions abondaient. La Russie à elle seule, nous raconte-t-on, entreprit trente-trois guerres (en majorité de conquête) pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. Peu de temps après la naissance de Rimbaud, son père part pour la guerre de Crimée. Comme Tolstoï. La révolution de 1848, de courte durée mais lourde de conséquences, fait place à la sanglante Commune de 1871 à laquelle Rimbaud, adolescent, a, pense-t-on, participé. En 1848 nous autres Américains, combattions les Mexicains avec lesquels nous sommes maintenant en grande amitié, encore que les Mexicains n'en soient pas tellement persuadés. C'est pendant cette guerre que Thoreau prononce son fameux discours sur la Désobéissance Civile, document qui devra un jour figurer à côté de la Proclamation d'Émancipation, en codicille. Douze ans plus tard la Guerre Civile éclate, peut-être la plus sanglante de toutes — mais reconnaissez qu'elle fut profitable ! De 1847 jusqu'à sa mort en 1891, Amiel écrit son JOURNAL INTIME qui est le livre de bord d'une Europe malade faussement baptisée Turquie. Il nous donne une analyse parfaite des difficultés morales qui affectent les esprits créateurs d'alors. Les titres mêmes des ouvrages dus aux écrivains les plus importants du XIXe siècle sont révélateurs. En voici quelques-uns : LA MALADIE MORTELLE (Kierkegaard), LE RÊVE ET LA VIE (Gérard de Nerval), LES FLEURS DU MAL (Baudelaire), LES CHANTS DE MALDOROR (Lautréamont), LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE (Nietzsche), LA BÊTE HUMAINE (Zola), LA FAIM (Knut Hamsun), LES LAURIERS SONT COUPÉS (Dujardin), LA CONQUÊTE DU PAIN (Kropotkine), REGARDS EN ARRIÈRE (Edward Bellamy), ALICE AU PAYS DES MERVEILLES (Lewis Carroll), LE SERPENT AU PARADIS (Sacher Masoch), LES PARADIS ARTIFICIELS (Baudelaire), LES ÂMES MORTES (Gogol), SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS (Dostoïevski), LE CANARD SAUVAGE (Ibsen), INFERNO (Strindberg), LE MONDE INFÉRIEUR (Gissing), À REBOURS (Huysmans).
Le FAUST de Goethe n'était pas tellement éloigné lorsque Rimbaud en demande un exemplaire à un ami. Rappelez-vous la date de sa naissance : 20 octobre 1854 (6 heures du matin, base occidentale du temps démoniaque). L'année suivante, 1855, LES FEUILLES D'HERBE font leur première apparition, poursuivies par la réprobation générale. En 1860, Baudelaire publie son livre sur les stupéfiants, lui aussi blâmé et censuré. Entre-temps avaient paru MOBY DICK (1851) et WALDEN de Thoreau (1854). En 1855 Gérard de Nerval se suicide, ayant réussi à durer jusqu'à l'âge de quarante-sept ans. En 1854 Kierkegaard a commencé de rédiger ses dernières paroles à l'Histoire, où il nous donne la parabole des "Sacrifiés". À peine quatre ou cinq ans avant que Rimbaud ne termine UNE SAISON EN ENFER (1873), Lautréamont publie à son compte son célèbre écrit blasphématoire, autre "œuvre de jeunesse", comme on dit afin que ces testaments déchirants ne soient pas pris au sérieux. (Que d'écrivains du XIXe siècle n'ont-ils pas publié leurs premiers ouvrages à compte d'auteur !) Vers 1888 Nietzsche explique à Brandes qu'il peut maintenant se vanter d'avoir trois lecteurs : Brandes, Taine et Strindberg. L'année suivante il devient fou et le reste jusqu'à sa mort en 1900. Heureux homme ! De 1893 à 1897 Strindberg passe par une crise, comme disent les Français, qu'il décrit de façon saisissante dans INFERNO. Le titre d'une autre de ses œuvres rappelle Rimbaud : LES CLEFS DU PARADIS. En 1888 paraît le curieux petit livre de Dujardin, exhumé récemment. La même année, Edward Bellamy publie son œuvre utopique. À cette époque Mark Twain est à son apogée, HUCKLEBERRY FINN ayant paru en 1884, la même année que À REBOURS de Huysmans. À la fin de 1891, année de la mort de Rimbaud, Knut Hamsun engage la lutte en faveur "du droit à l'obscurité et au mystère en littérature". La même année, NEW GRUB STREET de Gissing est publié. C'est une année importante pour la littérature du XIXe siècle, que celle de la mort de Rimbaud ; elle termine une décennie qui a vu naître bon nombre d'écrivains importants du XXe siècle. Voici quelques titres d'ouvrages qui ont paru en 1891, livres surprenants par le peu de ressemblance qu'ils ont l'un avec l'autre : GOSTA BERLLNG, THE LIGHT THAT FAILED, THE LITTLE MINISTER, THE PICTURE OF DORIAN GRAY, LES CAHIERS D'ANDRÉ WALTER, LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT, ADVENTURES OF SHERLOCK HOLMES, LÀ-BAS, THE FRUITS OF CIVILIZATION, THE END OF SODOM, TESS OF THE D'UBERVILLES, SIXTINE (roman de la vie cérébrale)...
Que de noms dans ce siècle ! En voici quelques autres que je n'ai pas mentionnés : Shelley, Blake, Stendhal, Hegel, Fechner, Emerson, Poe, Schopenhauer, Max Stirner, Mallarmé, Tchékov, Andreïev, Verlaine, Couperus, Maeterlinck, Mme Blavatsky, Samuel Butler, Claudel, Unamuno, Conrad, Bakounine, Shaw, Rilke, Stefan George, Mary Baker Eddy, Verhaeren, Gautier, Léon Bloy, Balzac, Yeats...
Quelle révolte, quelle déception, quelle ardeur ! Rien que des crises, des dépressions nerveuses, des hallucinations et des mirages. La politique, les mœurs, la vie économique et l'art, tremblent dans leurs fondements. L'air retentit d'avertissements et de prophéties sur la débâcle proche et la voici qui vient avec le XXe siècle ! Déjà, deux guerres mondiales, et mieux encore nous promet-on, avant que le siècle ne soit clos. Avons-nous touché le fond ? Pas encore. La crise morale du XIXe siècle n'a fait que préparer la faillite spirituelle du XXe siècle. C'est "le temps des assassins", ne nous y trompons pas. La politique est devenue l'affaire des gangsters. Les nations s'avancent dans le ciel mais elles n'entonnent pas des chants d'allégresse ; les bas-fonds se dirigent vers les soupes populaires. C'est l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes...