PRÉFACE

 

 

En octobre dernier, Rimbaud aurait eu exactement cent ans. La France a célébré cet anniversaire de façon spectaculaire. Des écrivains de renommée internationale ont été conviés à se rendre en pèlerinage à Charleville, lieu de naissance du poète. Les manifestations furent dignes d'un événement national. Quant à Rimbaud, il a dû, sans aucun doute, se retourner dans sa tombe.

Depuis sa mort, des fragments de son œuvre ont été traduits en plusieurs langues, dont le turc et le bengali. Partout où l'on est encore attiré par la poésie et l'aventure sublime, son nom est un talisman. Depuis quelques années, le culte de Rimbaud n'a fait que croître dans des proportions stupéfiantes et la littérature consacrée à sa vie et à son œuvre s'épaissit à vue d'œil. On ne peut citer un autre poète des temps modernes qui ait autant que lui retenu l'attention et sur lequel on ait autant réfléchi.

En dehors d'UNE SAISON EN ENFER et des ILLUMINATIONS, notre langue ne nous fait accéder qu'à un petit nombre de ses poèmes. À elles seules, ces quelques traductions laissent fatalement apparaître un large éventail d'interprétations. Encore que de style difficile et de pensée insaisissable, Rimbaud n'est pas intraduisible. Faire justice à son œuvre est une autre question. Il nous reste encore à susciter un poète qui, en anglais, soit capable de réaliser pour Rimbaud ce que Baudelaire a fait pour les vers de Poe, Nerval pour FAUST, ou encore Morel et Larbaud pour ULYSSE.

Je voudrais bien préciser que cette petite étude, écrite voilà dix ans, est le résultat d'un échec de traduction d'UNE SAISON EN ENFER, dans la forme que je me proposais. Je cultive encore l'espoir de restituer ce texte dans une langue la plus proche du langage "nègre" de Rimbaud. Les auteurs de REALLY THE BLUES, ou encore un homme tel que Lord Buckley1, sont plus près de Rimbaud, bien qu'ils n'en aient pas conscience, que les poètes qui l'ont encensé et imité.

On commence tout juste à comprendre ce qu'a fait Rimbaud pour le langage, et non seulement pour la poésie. C'est, je le sens, beaucoup plus du fait des lecteurs que des écrivains, tout au moins chez nous. Presque tous les poètes français modernes ont subi son influence. On peut avancer à coup sûr que la poésie française contemporaine doit tout à Rimbaud. Jusqu'ici, cependant, personne ne l'a surpassé, en audace comme en imagination. Le seul poète vivant qui soit capable de me faire éprouver un sentiment voisin du plaisir et de l'émotion que me procure Rimbaud, est Saint-John Perse. (VENTS, par une singulière coïncidence, a été traduit par Hugh Chisholm ici même à Big Sur.)

Je crois sincèrement que l'Amérique a besoin maintenant plus que jamais de se familiariser avec ce personnage fabuleux. (Également avec cet autre remarquable poète français qui s'est suicidé il y eut cent ans en juillet dernier : Gérard de Nerval.) Le poète n'a jamais été aussi menacé qu'aujourd'hui, et celui d'Amérique, en vérité, risque fort de disparaître tout à fait.

Quand Kenneth Rexroth apprit la mort prématurée de Dylan Thomas, il jeta sur le papier un "Mémorial" intitulé Tu NE TUERAS POINT2. Écrit d'une plume brûlante, il n'était pas destiné à la publication, mais circula néanmoins rapidement et fut traduit en plusieurs langues. Si quelqu'un doute du sort que notre société réserve au poète, qu'il lise ce "Mémorial" consacré au poète gallois qui a écrit PORTRAIT DE L'ARTISTE EN JEUNE CHIEN.

La situation et les conditions de vie du poète (j'emploie ce mot dans le sens le plus large comme dans le plus strict) révèlent incontestablement le vrai niveau de la vitalité d'un peuple. En Chine, au Japon, aux Indes, en Afrique, la primitive Afrique, la poésie est encore bien enracinée. Ce qui manque visiblement à ce pays qui ne se rend même pas compte qu'il lui manque quelque chose, c'est un rêveur, un fou inspiré. Avec quelle hystérie, lorsque est venue l'heure de le mettre en terre, ne nous penchons-nous pas sur "l'insociabilité" de ce solitaire, du seul vrai rebelle qui eût vécu dans cette société pourrie. Ce sont pourtant ces personnages qui donnent un sens à ce terme éculé : l'insociabilité.

Dans un article sur "Baudelaire politique", publié dans BEAUX-ARTS (25 janvier 1955), Maurice Nadeau écrit ceci : « Dans MON CŒUR MIS À NU, il veut faire sentir sans cesse qu'il se sent étranger au monde et à ses cultes. C'est le monde de la bourgeoisie dont la morale de comptoir lui fait horreur, un monde goulu, affamé de matérialités, infatué de lui-même et qui ne s'aperçoit pas qu'il est entré en décadence, un monde que dans une singulière prophétie il voit de plus en plus américanisé, voué à l'animalité, où tout ce qui ne sera pas l'ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. »

Ce qui frappe le plus chez les principaux poètes du XIXe siècle, aussi bien que du XXe, c'est leur ton prophétique. À l'exception de Blake et Whitman, dont l'œuvre plonge dans la contemplation d'une vision cosmique, nos plus récents poètes trouvent un refuge dans les profondeurs d'une forêt noire. Le fascinant millénium, qui a inspiré des visionnaires tels que Joachim de Floris, Jérôme Bosch, Pic de la Mirandole, et qui est aujourd'hui encore plus lancinant dans son imminence même, a été remplacé par la menace d'un anéantissement total. Dans le maelström grandissant des ténèbres et du chaos — véritable tohu-bohu —, les poètes d'aujourd'hui se dérobent ; ils se voilent d'un langage occulte qui devient de plus en plus inintelligible. Et comme ils s'obscurcissent les uns après les autres, les nations qui les ont vus naître courent résolument à leur perte.

L'entreprise meurtrière, pour si grande qu'elle soit, arrivera bientôt à terme. À mesure que s'affaiblit la voix du poète, l'histoire perd de sa signification et l'espérance eschatologique éclate comme une nouvelle et terrifiante aurore sur la conscience humaine. C'est juste maintenant que nous sommes au bord du précipice que nous pouvons réaliser que "tout ce que nous avons appris est faux". Cette déclaration destructrice se vérifie chaque jour et en tout lieu : sur les champs de bataille, dans les laboratoires, à l'usine, dans la presse, à l'école, à l'église. Nous vivons entièrement dans le passé, repus de pensées mortes, de croyances mortes, de sciences mortes. Et c'est le passé qui nous engloutit, pas l'avenir. L'avenir est et sera toujours au poète.

Peut-être qu'en fuyant le monde Rimbaud a préservé son âme d'un sort pire que celui qui fut son lot en Abyssinie. Peut-être LA CHASSE SPIRITUELLE, si elle est jamais découverte, nous fournira la preuve qui nous manque aujourd'hui. Peut-être — qui sait ? — sera-t-elle le lien entre UNE SAISON EN ENFER et ce "Noël sur Terre" qui avait été autrefois une réalité pour le jeune rêveur.

Au moyen du langage symbolique de l'âme, Rimbaud a écrit tout ce qui arrive maintenant. À mon avis, il n'y a pas de contradiction entre sa vision du monde et de la vie éternelle et celle des grands novateurs religieux. Nous avons été mille fois exhortés à inventer une vision neuve du ciel et de la terre, à recommencer à zéro, à laisser les morts enterrer les morts, à vivre comme des frères, à faire de Noël sur terre une réalité. Et bien souvent, nous avons été avertis qu'à moins de transmuer le désir d'une vie nouvelle en une conviction vivante pour chacun et pour tous, l'existence terrestre risque de ne jamais être autre chose qu'un Purgatoire ou un Enfer. La seule et unique question qui nous met au pied du mur est : combien de temps encore pourrons-nous ajourner l'inévitable ? Si nous réfléchissons que c'est un simple adolescent qui a ébranlé le monde, que dire ? N'y a-t-il pas quelque chose de proprement miraculeux dans la venue de Rimbaud sur terre, comme le furent le réveil de Gautama ou l'acceptation de la Croix par le Christ, ou encore l'incroyable mission de délivrance de Jeanne d'Arc ? Interprétez son œuvre comme vous l'entendez, expliquez sa vie à votre guise, mais ne le prenez pas à la légère. L'avenir est entièrement à lui, même s'il n'y a pas d'avenir.

 

Henry MILLER.

Big Sur, Californie, 1955.

 

 

 

 

-------------------------

1. Cf. l'album intitulé "Euphoria", Vaya Records.

2. Publié par Horace Schwartz, P.O. Box 503, Sunnyvale, Californie, 19-55.