1. Analogies, affinités, relations et conséquences.

 

 

 

 

C'est en 1927, dans le sous-sol d'une maison crasseuse de Brooklyn, que j'ai, pour la première fois, entendu prononcer le nom de Rimbaud. À trente-six ans, j'étais encore enfermé dans mon interminable Saison en Enfer. Un livre captivant sur Rimbaud traînait dans la maison, mais je n'avais même pas daigné lui jeter un coup d'œil. Tout simplement parce que je détestais la femme qui vivait alors avec nous et qui en était la propriétaire. De fait, mais je ne l'appris que plus tard, son apparence, son caractère et son comportement la faisaient ressembler à Rimbaud autant qu'il est possible de l'imaginer.

Bien que Rimbaud fût le sujet permanent de conversation entre Thelma et ma femme, je ne faisais pas, je le répète, le moindre effort pour le reconnaître. À vrai dire, je me débattais comme un beau diable pour le chasser de mon esprit ; il me paraissait alors incarner le mauvais génie qui avait, sans le savoir, suscité tous mes tourments et ma misère. Je remarquais que Thelma, que je méprisais, s'était identifiée à lui, l'imitait autant que c'était possible, non seulement dans la vie quotidienne, mais aussi dans les poèmes qu'elle écrivait.

Tout se liguait pour que je proscrive son nom, son influence, et jusqu'à son existence. Je me trouvais alors au plus bas degré de toute ma carrière et mon moral se délabrait. Je me revois assis dans l'humide et glacial sous-sol, essayant d'écrire avec un crayon, à la lueur vacillante d'une bougie : je tentais de composer un poème qui dépeignît ma propre tragédie, sans ne réussir jamais qu'à terminer le premier acte. Dans cet état de désespoir et de stérilité, je doutais, bien sûr, fortement, du génie de ce poète de dix-sept ans. Tout ce que j'entendais dire à son sujet m'atteignait comme une invention de cette folle de Thelma. Je croyais alors facilement qu'elle avait le pouvoir de conjurer des tourments raffinés pour me faire souffrir, car elle me haïssait autant que je la haïssais moi-même. La vie que nous menions tous les trois et que je raconte tout au long de THE ROSY CRUCIFIXION, paraissait sortir d'un récit de Dostoïevski. Maintenant, cela me semble fantastique et incroyable.

Le fait est, pourtant, que le nom de Rimbaud avait fait mouche. Pendant six ou sept ans encore, jusqu'au jour où je rencontrai Anaïs Nin, chez elle à Louveciennes, je n'avais pas même jeté le moindre regard sur son œuvre, mais il me hantait toujours. Présence gênante, aussi. « Un jour il te faudra bien compter avec moi. » Voilà ce qu'il ne cessait de me dire à l'oreille. Le jour où je lus le premier vers de Rimbaud, je reconnus d'emblée qu'il s'agissait du BATEAU IVRE qui rendait Thelma si délirante.

LE BATEAU IVRE ! Qu'il me semble expressif, maintenant, ce titre, à la lueur de mes expériences ultérieures ! Thelma, entre-temps, était morte dans un asile de fous. Et si je n'étais pas allé à Paris, si je n'avais pas commencé à y travailler sérieusement, je pense que mon destin n'aurait pas été différent. Dans ce sous-sol des hauts quartiers de Brooklyn, mon propre bateau avait fait naufrage. Quand finalement la quille éclata et que je dérivai en pleine mer, je me rendis compte que j'étais libre, que la mort dont j'avais fait la traversée m'avait libéré.

 

Si cette période de Brooklyn a pu représenter ma Saison en Enfer, celle de Paris, particulièrement de 1932 à 1934, fut le foyer de mes Illuminations.

Découvrir Rimbaud de but en blanc à cette époque, alors que je n'avais jamais été si fécond, si joyeux, si exalté, rendait indispensable que je l'écarte, car mes propres créations étaient plus importantes pour moi. Un simple coup d'œil sur son œuvre m'avait appris ce qu'il me réservait. S'il était de la dynamite pure, j'avais encore à fabriquer ma première cartouche. J'ignorais alors tout de sa vie, sinon quelques vagues détails récoltés chez Thelma, autrefois. Je n'avais pas encore lu une ligne de sa biographie. C'est en 1943, quand je vivais avec le peintre John Dudley, à Beverley Glen, que j'abordai pour la première fois un ouvrage sur Rimbaud. Ce fut UNE SAISON EN ENFER de Jean-Marie Carré, puis le livre d'Enid Starkie. J'en sortis bouleversé, stupéfait. Il me semblait que je n'avais jamais lu le récit d'une vie plus lamentable que celle de Rimbaud. J'oubliai complètement mes propres souffrances, qui dépassaient de loin les siennes. J'oubliai les injustices et les humiliations que j'avais subies, l'abîme de désespoir et d'impuissance où j'avais sombré si souvent. Comme autrefois Thelma, je ne pouvais parler de rien que de Rimbaud. Quiconque venait chez moi était tenu d'écouter le chant de Rimbaud.

C'est seulement aujourd'hui, dix-huit ans après avoir entendu pour la première fois son nom, que je suis capable de le comprendre clairement, de le lire comme un voyant. Maintenant je sais l'importance de son apport, l'intensité de sa détresse. Maintenant je comprends le sens de sa vie et de son œuvre — du moins pour autant qu'on puisse prétendre connaître la vie et l'œuvre d'autrui. Mais l'évidence, pour moi, c'est le miracle qui me fit échapper à ce même terrible destin.

Rimbaud subit sa grande crise à dix-huit ans, époque où il toucha aux limites de la démence ; à partir de là, sa vie prit l'aspect d'un immense désert. Ma crise se produisit entre trente-six et trente-sept ans, l'âge auquel mourut Rimbaud ; dans ma vie, ce fut le début de la floraison. Rimbaud quitta la littérature pour la vie ; je fis le contraire. Rimbaud fuit les chimères qu'il avait suscitées ; moi, je les accueillis. Revenu de l'absurdité et du gaspillage qui avaient été ma seule expérience du monde, je faisais halte et tendais mon énergie vers la création. Je me jetais dans l'écriture avec la même passion et la même fougue que dans l'existence. Au lieu de perdre ma vie, je la gagnais ; ce fut une succession de miracles ; tout mal se changeait en bien. Rimbaud, bien qu'il fût l'hôte d'un royaume aux climats et aux paysages incroyables, d'un univers de fantaisie aussi étonnant et bizarre que ses poèmes, devint de plus en plus amer, taciturne, stérile et triste.

Rimbaud ramena la littérature dans la vie ; je me suis efforcé de remettre la vie dans la littérature. Nous avons tous les deux une forte tendance à nous confesser et nous donnons la préférence au domaine moral et spirituel. L'aptitude au langage, à la musique plutôt qu'à la littérature, nous est un autre point de rencontre. J'ai flairé en lui une nature racinée au primitif, capable d'étranges manifestations. Claudel qualifiait Rimbaud de "mystique à l'état sauvage". Rien ne pouvait mieux le définir. Il ne s'insérait nulle part. J'ai toujours pensé qu'il en était de même pour moi. Nos points communs sont innombrables. Je vais les examiner dans le détail, car la lecture des biographies ou des lettres me rendit si évidentes ces ressemblances que je n'ai pu résister à l'envie de les noter. Je ne pense pas être le seul ; je crois qu'il y a dans ce monde une foule de Rimbaud, qui ne cessera de croître. Je pense que le type Rimbaud remplacera, dans l'avenir, le type Hamlet et le type Faust. Un plus grand clivage se dessine. Jusqu'à la disparition totale du vieux monde, l'individu "anormal" tendra de plus en plus à devenir commun. L'homme nouveau ne surgira que pour autant qu'il n'y aura plus de lutte entre la collectivité et l'individu. Alors nous contemplerons le type humain dans sa plénitude et sa splendeur.

 

Pour saisir toute la portée de la Saison en Enfer de Rimbaud, qui dura dix-huit ans, il convient de lire sa correspondance.

Il vécut la plupart du temps sur la côte des Somalis, et quelques années à Aden. Voici, d'une lettre à sa mère, la description de cet enfer sur terre : « Vous ne vous figurez pas du tout l'endroit. Il n'y a aucun arbre ici, même desséché... Aden est un cratère de volcan éteint et comblé au fond par le sable de la mer. On n'y voit et on n'y touche donc absolument que des laves et du sable qui ne peuvent produire le plus mince végétal. Les environs sont un désert de sable absolument aride. Mais ici, les parois du cratère empêchent l'air d'entrer, et nous rôtissons au fond de ce trou comme dans un four à chaux. »

Comment cet homme de génie, doué d'une grande vitalité, aux ressources considérables, put-il se fourrer dans un tel chaudron, pour y rôtir tout vif ? Cet homme à qui n'auraient pas suffi mille vies pour explorer les merveilles du monde, qui, jeune encore, avait lâché amis et famille pour se mesurer pleinement avec la vie, voilà pourtant que nous le découvrons, d'année en année, égaré dans un trou d'enfer. Comment l'expliquer ? Bien sûr, nous savons qu'il ne cessait de tirer sur sa laisse, qu'il mijotait quantité de plans et de combinaisons pour devenir libre, pour s'évader non seulement d'Aden, mais de tout un monde de sueur et de luttes. Aventurier, il n'était pas moins obsédé par l'idée de gagner sa liberté, c'est-à-dire, pour lui, la sécurité financière. À vingt-huit ans, il écrit chez lui que le plus important, le plus urgent, à ses yeux, c'est d'assurer son indépendance, n'importe où. Il oubliait d'ajouter, n'importe comment. Rimbaud est un étrange combiné d'audace et de timidité. S'il a le courage de se risquer là où nul Blanc n'a jamais mis les pieds, il lui manque celui d'affronter la vie sans revenus réguliers. Il ne craint pas les cannibales, mais il a peur de sa propre race. Malgré tous ses efforts pour se constituer une solide fortune qui lui permette de parcourir la planète dans le luxe et la tranquillité, ou de s'établir quelque part, s'il parvient toutefois à dénicher le coin idéal, il demeure le poète rêveur, l'inadapté, l'homme qui croit aux miracles, toujours en quête d'un paradis multiforme. Il estime d'abord qu'il lui suffirait de réunir cinquante mille francs pour assurer son avenir, mais lorsqu'il n'est pas loin de les avoir, il décide qu'il serait plus sûr d'en posséder deux fois plus. Ces quarante mille francs ! Quelle contrainte, quelle inquiétude de devoir toujours porter sur lui ce magot ! C'est ce qui, peu ou prou, causera sa perte. Quand on le ramène du Harrar à la côte, sur une civière — voyage, soit dit en passant, qui évoque le Chemin de Croix —, ses pensées vont sans cesse à cet or qu'il dissimule dans sa ceinture. Même à l'hôpital de Marseille où on lui coupe la jambe, son trésor le tourmente. Quand ce n'est pas la douleur qui lui fait passer des nuits blanches, c'est la pensée de l'argent qu'il garde sur lui, qu'il faut cacher par crainte des voleurs. Il voudrait le déposer dans une banque, mais comment faire puisqu'il ne peut marcher ? Il écrit chez lui, supplie qu'on vienne prendre soin de son précieux trésor. Tout cela est si tragique et si grotesque qu'on ne sait qu'en dire ou penser.

Mais quelle est l'origine de cette obsession de la sécurité ? La peur qui habite tout créateur : d'être indésirable, inutile sur terre. C'est si souvent que, dans ses lettres, Rimbaud parle de son incapacité à rentrer en France et à mener la vie d'un quelconque citoyen. Je n'y ai pas de commerce, de profession, d'amis, dit-il. Comme tous les poètes, il considère que le monde civilisé est une jungle ; il ne sait comment s'y défendre. Quelquefois, s'exprimant toujours comme s'il était vieux, il ajoute qu'il est trop tard pour envisager son retour, qu'il est trop habitué à la vie libre, sauvage et aventureuse, pour reprendre un jour le harnais. Il a toujours détesté le labeur honnête, mais en Afrique, à Chypre, en Arabie, il turbine comme un nègre, se privant de tout, même de café et de tabac, vêtu à longueur d'année d'une chemisette de coton, mettant de côté le moindre sou gagné, avec l'espoir d'acheter un jour sa liberté. Aurait-il réussi, nous savons qu'il ne se serait jamais senti libre, heureux, qu'il n'aurait jamais brisé le carcan de l'ennui. De la jeunesse insouciante il avait sauté dans la prudence de l'âge. C'était le type même du paria, maudit, du réprouvé, sans espoir de salut.

J'insiste sur cet aspect de son caractère, car il éclaire la plupart des attitudes infectes qu'on lui attribue. Ce n'était pas un avare, un cul-terreux, comme le donnent à entendre certains biographes. Il n'était pas dur pour les autres, s'il l'était pour lui-même. À vrai dire, il avait une nature généreuse. « Sa charité était large, effacée et discrète, remarque Bardey, son ancien patron. C'est probablement une des rares choses qu'il ait faite sans dégoût, sans un ricanement dédaigneux. »

Une autre hantise l'occupait nuit et jour : le service militaire. Du début de son vagabondage jusqu'à sa mort, il est saisi par l'angoisse de ne pas être en règle avec l'autorité militaire. Peu de mois avant sa mort, à l'hôpital de Marseille, amputé de la jambe, au milieu de souffrances croissantes, la peur le prend qu'on retrouve sa trace et qu'on le jette en prison. « La prison après ce que je viens de souffrir ? Il vaudrait mieux la mort ! » Il supplie sa sœur de ne lui écrire que par nécessité absolue, de poster ses lettres dans une ville voisine, au seul nom de Rimbaud, sans prénom.

Les rouages de sa personnalité sont mis en évidence par ces lettres à peu près dénuées de qualités littéraires et de charme. Nous y découvrons son terrible appétit de connaissance, son insatiable curiosité, ses désirs sans nombre, son courage et sa ténacité, son masochisme, son ascétisme, sa sobriété, ses peurs et ses hantises, sa morbidité, sa solitude, le sentiment qu'il a d'être un paria, et son insondable ennui. Nous remarquons surtout, comme chez la plupart des créateurs, son incapacité à tirer les leçons de l'expérience. Ce n'est que l'interminable ronde des mêmes épreuves, des mêmes souffrances. Il nous apparaît victime de l'illusion que la liberté s'obtient de l'extérieur. Nous le voyons, perpétuel adolescent, refusant d'accepter la souffrance ou de lui accorder un sens. Pour évaluer, dans toute son importance, l'échec qui marqua la seconde moitié de sa vie, nous ne pouvons mieux faire que de comparer son voyage avec celui de Cabeza de Vaca1.

Mais laissons-le au milieu de son désert. Mon propos est de signaler certaines affinités, analogies, relations et conséquences. D'abord les parents. Comme Mme Rimbaud, ma mère avait un caractère nordique, froid, exigeant, orgueilleux, implacable et puritain. Mon père était du Sud, de parents bavarois ; celui de Rimbaud était bourguignon. Ce n'était qu'affrontements et disputes entre le père et la mère, et le rejeton en faisait les frais. Une nature rebelle, si difficile à juguler, trouve là son moule. Comme Rimbaud, j'ai commencé tout jeune à crier : « Mort à Dieu ! » Mort à tout ce qu'approuvaient et encourageaient mes parents. Jusqu'à leurs amis que tout gosse j'insultais ouvertement en leur présence. Cet antagonisme disparut lorsque, mon père très près de mourir, je commençai enfin à comprendre combien je lui ressemblais.

Comme Rimbaud, je haïssais le lieu de ma naissance. Je le haïrai jusqu'au jour de ma mort. Mon premier geste fut de rompre avec la maison, avec la ville détestée, avec le pays et ses habitants, qui ne m'étaient rien. Comme lui aussi, j'étais précoce ; je récitais des poèmes étrangers, du haut de ma chaise de bébé. J'appris à marcher et à parler bien avant l'âge, à lire les journaux bien avant d'aller à l'école maternelle. J'étais toujours le plus jeune de ma classe, le meilleur élève et, par-dessus le marché, le préféré des professeurs et de mes camarades. Mais comme lui encore, je méprisais les prix et les lauriers qui m'étaient décernés, et je fus renvoyé plusieurs fois pour indiscipline. Il me semblait que j'avais pour seule mission, durant ma vie scolaire, de ridiculiser les professeurs et les programmes. Tout était trop facile et stupide à mes yeux. J'avais le sentiment d'être un singe savant.

Dès ma prime jeunesse, je fus un dévoreur de livres. Je ne demandais rien d'autre pour Noël, et par vingt ou trente à la fois. Jusqu'à vingt-cinq ans environ, je ne sortais presque jamais de chez moi sans emporter sous le bras un ou plusieurs ouvrages. Je lisais debout, en allant au travail, apprenant souvent par cœur de longs passages de l'œuvre de mes poètes préférés. Le FAUST de Goethe entre autres, je me rappelle. Le résultat majeur de cette absorption livresque fut d'attiser davantage mon besoin de révolte, d'exciter mon secret désir de voyages et d'aventures, de me détourner de la littérature. J'en arrivais à mépriser tout ce qui m'entourait, à me couper peu à peu de mes amis, à m'affubler d'un caractère solitaire et excentrique qui vous fait qualifier d'individu "bizarre". À dix-huit ans (l'âge critique pour Rimbaud), je devins définitivement malheureux, morne, misérable, découragé. Seul un changement radical de milieu semblait capable de mettre fin à cette attitude permanente. À vingt et un ans je rompis les amarres, mais pas pour longtemps. Comme pour Rimbaud, mes premières escapades furent toujours catastrophiques. De gré ou de force, je revenais toujours à la maison, le désespoir au cœur. Il semblait n'y avoir aucune issue, ni l'occasion d'une délivrance. Je m'adonnais aux tâches les plus saugrenues, bref à tout ce à quoi j'étais inapte. Tel Rimbaud dans les carrières de Chypre, je pris la pioche et la pelle ; je fus tour à tour manœuvre, chemineau ou clochard. Je lui ressemblais même dans le désir que j'avais, lorsque je m'échappais de chez moi, de mener une vie de plein air, de ne plus ouvrir un livre, de vivre de mes mains, d'être l'homme des grands espaces et non un citadin.

Cependant mon langage et mes idées ne cessaient de me trahir. Que je le voulusse ou non, j'étais le parfait homme de lettres. Capable pourtant de fréquenter la plupart des gens, surtout l'homme du peuple, je devenais toujours suspect. Cela ressemblait beaucoup à mes visites à la bibliothèque ; je demandais toujours le mauvais livre. Quelque riche que fût la bibliothèque, le livre que je désirais n'était jamais là, ou bien m'était interdit. À cette époque, il me semblait que tout ce qui constituait la vie et en découlait m'était défendu. Naturellement, j'étais coupable des plus violents réquisitoires. Mon vocabulaire, déjà scandaleux dans mon enfance — je me souviens d'avoir été traîné au poste de police, à l'âge de six ans, pour injures obscènes — mon vocabulaire, donc, devint plus révoltant et plus graveleux encore.

Quel choc je reçus en lisant que Rimbaud, jeune homme, signait souvent ses lettres : "Ce misérable sans cœur de Rimbaud". Sans cœur était un qualificatif dont je me réjouissais qu'il me fût appliqué. J'étais dénué de principes, de loyauté, de toute règle de vie ; quand ça me chantait, je pouvais manquer tout à fait de scrupules envers mes amis comme avec mes ennemis. Torts et insultes payaient généralement les bontés que l'on avait pour moi. J'étais insolent, arrogant, intolérant, avec de violents partis pris, et d'une obstination impitoyable. Bref, mon caractère, nettement désagréable, rendait tout commerce avec moi très difficile. Pourtant on m'appréciait beaucoup ; le charme et l'enthousiasme que je dispensais paraissaient me faire pardonner volontiers mes défauts. Mais cela ne servait qu'à m'inciter à prendre davantage de libertés. Souvent je me demandais comment je réussissais à m'en tirer ainsi. Les gens que je prenais le plus de plaisir à insulter et à léser étaient ceux qui se croyaient supérieurs à moi d'une façon ou d'une autre. Je leur livrais une guerre sans merci. Au demeurant, j'étais ce qu'on peut appeler un bon garçon ; d'un naturel tendre, joyeux, j'avais le cœur sur la main. Enfant, on me comparait souvent à "un ange". Mais rapidement je fus possédé du démon de la révolte. C'était ma mère qui me l'avait inoculé. Et je dirigeais mon incoercible vitalité contre elle, contre tout ce qu'elle représentait. Avant la cinquantaine, je n'ai jamais pensé à elle avec affection. Bien qu'elle ne m'ait jamais véritablement contrarié (pour la seule raison que ma volonté était la plus forte), je sentais sa présence constamment en travers de mon chemin. Cette ombre, toute de blâme, silencieuse et perfide, je la sentais s'infiltrer lentement dans mes veines comme un poison.

Je fus déconcerté lorsque je sus que Rimbaud avait permis à sa mère de lire le manuscrit d'UNE SAISON EN ENFER. Je n'avais jamais imaginé de montrer à mes parents ce que j'avais écrit, ou même d'en discuter le thème avec eux. La première fois que je leur annonçai ma décision de devenir écrivain, ils furent épouvantés, tout comme si j'avais déclaré que j'allais devenir un criminel. Pourquoi ne pas plutôt envisager un emploi convenable qui puisse me faire vivre ? Ils ne lurent jamais une ligne de ce que j'avais écrit. C'était devenu une sorte de plaisanterie, lorsque leurs amis demandaient de mes nouvelles : « Que fait-il ? » de répondre : « Oh, il écrit... » Comme pour dire : il est fou, il passe son temps à faire des pâtés de sable.

Je me suis toujours représenté le jeune Rimbaud poupiné comme un giton, et plus tard jeune homme, comme un gandin. Quoi qu'il en soit, ce fut mon cas. Mon père étant tailleur, il était normal que mes parents aient eu le souci de mes vêtements. Plus tard, j'héritai de la garde-robe, élégante et somptueuse, de mon père. Nous avions exactement la même taille. Mais tel Rimbaud, une fois de plus, durant la période où ma personnalité s'affirmait avec force, je m'accoutrais de façon ridicule avec une extravagance qui allait de pair avec celle de mon caractère. Moi aussi, je fus la risée de mon entourage. De cette époque je garde le souvenir de ma gaucherie, de mon manque d'aisance, et surtout de ma timidité lorsque je parlais à des hommes quelque peu cultivés. « Je ne sais pas parler », protestait Rimbaud, pressé par les hommes de lettres parisiens. Pourtant qui mieux que lui pouvait s'exprimer quand rien ne le contraignait ? Même en Afrique on a souligné parfois le charme de sa conversation. Comme je comprends bien ce dilemme ! Quel souvenir pénible je garde de mes bégaiements et de mes bredouillages face aux personnes auxquelles je brûlais de parler ! En revanche, avec n'importe qui, je pouvais employer le langage des anges. Dès l'enfance, je fus amoureux de la musique des mots, de leur magie, de leur pouvoir d'incantation. Souvent je m'enivrais de mots, pour ainsi dire. J'étais capable d'inventer indéfiniment, au risque d'entraîner mon auditoire à la limite de l'hystérie. C'est cette qualité, soit dit en passant, que je reconnus à Rimbaud à première vue. Cela me frappa. À Beverley Glen, quand j'en étais saturé, j'écrivais du Rimbaud à la craie sur les murs de la cuisine, de la salle de séjour, des cabinets, et même hors de la maison. Pour moi, ces phrases ne perdront jamais de leur force. Chaque fois que je tombe dessus, j'éprouve le même frisson, la même jubilation, la même peur de perdre l'esprit, à trop longtemps m'y appesantir. Combien d'écrivains peuvent agir ainsi sur vous ? Tout écrivain est l'auteur de quelque passage envoûtant, de phrases mémorables, mais Rimbaud en est prodigue, chaque page en est jonchée, comme des gemmes roulant d'un coffre éventré. C'est un don qui me lie à jamais à Rimbaud et qui est le seul que je lui envie. Aujourd'hui, après tout ce que j'ai écrit, mon plus profond désir est d'en finir avec les livres que j'ai en tête et de m'abandonner à des œuvres de pure absurdité, de pure fantaisie. Je ne serai jamais le poète qu'il est, mais il y a encore de vastes confins de l'imagination à atteindre.

Et voici maintenant "la jeune fille aux yeux violets". Nous ne savons rien d'elle, sinon qu'il lui a dû sa première et tragique affaire d'amour. J'ignore si c'est à propos d'elle ou de la fille de l'industriel qu'il a dit se sentir aussi "effaré que trente-six millions de caniches nouveau-nés". Mais je suis persuadé que telle a bien été sa réaction devant l'objet de son affection. Du moins je sais que ce fut la mienne et qu'il y avait aussi des yeux violets. Il est probable, en outre, comme pour Rimbaud, que je penserai encore à elle sur mon lit de mort. Tout reste coloré par cette première et désastreuse aventure. Le plus étrange, je dois le dire, c'est que ce n'est pas elle qui m'a repoussé, mais que c'est moi qui m'enfuis, plein de crainte et de vénération. J'imagine qu'à peu près tel fut le cas de Rimbaud. Pour lui, naturellement, tout — jusqu'à ses dix-huit ans — fut empilé dans un laps de temps incroyablement bref. De même qu'il avait monté toute la gamme littéraire en quelques années, ainsi accomplit-il rapidement le trajet de la vie ordinaire. Il n'avait qu'à goûter une chose pour en connaître les promesses et le contenu. Ainsi, sa vie amoureuse, en ce qui concerne les femmes, fut de courte durée. Il n'en sera plus question qu'en Abyssinie, lorsqu'il prendra une indigène pour maîtresse. Mais on le devine, il ne s'agissait guère d'amour. S'il en eut, il le réserva à son boy harari, Djami, auquel il voulut laisser un legs. Il est peu probable, lorsqu'on sait quelle vie il mena, que Rimbaud eût été capable d'aimer de nouveau d'un cœur entier.

Verlaine aurait dit de Rimbaud qu'il ne s'était jamais donné, ni à Dieu ni à l'homme. Chacun jugera par lui-même de ce qu'il en est réellement. Quant à moi, il me semble que nul autre que Rimbaud n'aurait pu davantage désirer faire don de lui-même. Tout enfant, il se donna à Dieu ; jeune homme, il se donna au monde. Dans les deux cas, il comprit qu'il avait été abusé et trahi ; il se rencogna, surtout après la sanglante Commune, et depuis lors, son moi profond demeura intact, intraitable, inaccessible. À cet égard, il me rappelle beaucoup D.-H. Lawrence qui avait à dire pas mal de choses sur la nécessité de préserver le cœur de son être.

Les difficultés réelles apparurent à partir du moment où Rimbaud commença à gagner sa vie. Tous ses talents, combien nombreux, paraissaient inutiles. Mais le voilà qui insiste, en dépit de tous ses échecs. « En avant, toujours en avant ! » Son énergie est sans limites, sa volonté indomptable, sa faim insatiable. « Qu'il crève, le poète, dans sa tension vers l'inouï et l'innommable ! » Quand je réfléchis à cette période, marquée par un effort quasi frénétique pour accomplir son entrée dans le monde, pour s'assurer le moindre point d'appui, quand je pense à ses sorties répétées vers l'une ou l'autre direction, comme celles d'une armée encerclée qui tente de faire sauter le verrou qui la bloque, je revois ma propre jeunesse. Par trois fois dans son adolescence il gagne Bruxelles et Paris ; deux fois Londres. De Stuttgart, ayant acquis des notions suffisantes d'allemand, il parcourt à pied le Wurtemberg et, de Suisse, passe en Italie. De Milan, il se met en route, encore à pied, pour les Cyclades, en passant par Brindisi, avec pour seul profit une insolation qui le fait rapatrier sur Marseille via Livourne. Il parcourt la Scandinavie et le Danemark, avec une foire ambulante ; il s'embarque de Hambourg, Anvers et Rotterdam ; il rejoint l'armée hollandaise à Java et déserte aussitôt. Passant un jour en vue de Sainte-Hélène sur un navire anglais qui refuse d'y faire escale, il saute par-dessus bord, mais on le repêche avant qu'il ait pu atteindre l'île. De Vienne il est reconduit à la frontière bavaroise par la police, pour cause de vagabondage ; et de là sous une autre escorte, raccompagné jusqu'en Lorraine. Dans toutes ces allées et venues, il se trouve toujours sans argent ; sans cesse à pied, l'estomac presque vide. À Civita Vecchia on le débarque avec une inflammation gastrique due au frottement des côtes sur l'abdomen. Il a trop marché. En Abyssinie ce sera pour avoir trop fait de cheval. Tout à l'excès. Inhumain envers lui-même. Le but est toujours au-delà.

Comme je comprends sa folie ! Lorsque je repense à ma vie en Amérique, il me semble que j'ai couvert des milliers et des milliers de kilomètres l'estomac vide. Toujours en quête de quelques sous, d'un croûton de pain, d'un travail, d'un coin où me laisser tomber. Toujours à chercher un visage amical ! Parfois, en dépit de ma faim, je prenais la route, faisais signe à une voiture et laissais au conducteur le soin de me déposer où il voulait, car je n'avais que le désir de changer de décor. Je connais une foule de restaurants à New York, non pour en avoir été le client, mais pour être resté devant la porte, à dévisager avec convoitise les dîneurs attablés. Je peux encore me rappeler l'odeur de certaines devantures, au coin des rues, où l'on distribuait des hotdogs. Je revois encore aux fenêtres les chefs en tablier blanc qui faisaient sauter des gaufres et des crêpes dans des poêles. Quelquefois je pense que je suis né affamé. À la faim j'associe la marche, le vagabondage, la cueillette, les errances fébriles et vaines. Si j'avais la chance de récolter en mendiant un peu plus qu'il n'en fallait pour un repas, j'allais aussitôt au théâtre ou au cinéma. Mon seul souci, lorsque j'avais l'estomac plein, était de dénicher un coin chaud et confortable où je pusse me détendre et oublier ma misère pour une heure ou deux. Dans ces cas-là, il ne me restait plus assez d'argent pour prendre un tramway ; quittant la tiédeur quasi matricielle du théâtre, je regagnais dans le froid ou la pluie mon lointain gîte du moment. Que de fois j'ai marché du fin fond de Brooklyn au cœur de Manhattan, par tous les temps, tombant plus ou moins d'inanition. Lorsque j'étais complètement exténué, incapable de faire un pas de plus, je devais cependant rentrer. Je sais parfaitement comment on peut entraîner des hommes dans des marches forcées, le ventre vide, sur des distances fantastiques.

Mais s'il est difficile de parcourir les rues de sa ville natale entouré de visages hostiles, autre chose est de se traîner sur les grandes routes des régions voisines. Chez soi, l'hostilité n'est rien d'autre que de l'indifférence ; dans une ville étrangère, ou en pleine campagne, c'est un climat nettement défavorable qui vous accueille. Chiens féroces, fusils de chasse, policiers et gardes de toutes sortes, sont là qui vous guettent. Vous hésitez à vous coucher sur la terre froide, si vous êtes étranger à ce secteur. Il faut avancer, avancer, toujours avancer. Vous sentez dans votre dos le canon du revolver qui vous commande de déguerpir, plus vite, encore plus vite. C'est pourtant dans votre propre pays que tout cela arrive, non dans un pays étranger. Les Japonais peuvent être cruels, les Huns barbares, mais quels sont ces démons qui vous ressemblent, qui parlent votre langue, s'habillent, se nourrissent de la même façon, et qui vous traquent comme une meute de chiens ? Ne sont-ils pas les pires ennemis que puisse avoir un homme ? Pour les autres, je peux trouver une excuse, mais il n'en existe absolument pas pour qui est de votre propre race. « Je n'ai pas d'amis là-bas », écrit souvent Rimbaud à sa famille. Même en juin 1891, de l'hôpital de Marseille, il ne cesse de répéter : « Je mourrai où me jettera le destin. J'espère pouvoir retourner là où j'étais, j'y ai des amis de dix ans, qui auront pitié de moi, je trouverai chez eux du travail, je vivrai comme je pourrai. Je vivrai toujours là-bas, tandis qu'en France, hors vous, je n'ai ni amis, ni connaissances, ni personne. » Une apostille remarque : « Cependant la gloire littéraire de Rimbaud battait alors son plein à Paris. Les admirateurs, qui lui eussent été personnellement tout dévoués, étaient déjà nombreux. Il l'ignorait. Quelle malédiction ! »

Oui, quelle malédiction ! Je pense à mon propre retour à New York, retour forcé lui aussi, après dix ans à l'étranger. J'avais quitté l'Amérique avec dix dollars empruntés juste avant de prendre le bateau ; j'étais revenu sans un sou, et pour payer le taxi je dus me faire prêter de l'argent par le commis de l'hôtel qui, se fiant à ma malle et à mes valises, estima que j'avais de quoi payer ma note. Mon premier geste en arrivant "chez moi" devait être de téléphoner à quelqu'un pour quémander un peu d'argent. Je n'avais pas, comme Rimbaud, une ceinture pleine d'or cachée sous mon lit ; mais il me restait deux bonnes jambes, et le lendemain matin, si aucun secours n'était arrivé pendant la nuit, je me mettais en marche par la ville en quête d'un visage amical. Pendant ces dix ans passés à l'étranger, j'avais travaillé comme un damné ; j'avais acquis le droit de vivre confortablement pendant un an environ. Mais la guerre était survenue, anéantissant tout, de la même façon que les intrigues des puissances européennes avaient ruiné les chances de Rimbaud en Somalie. Comme il me paraît familier ce passage d'une de ses lettres datée d'Aden, janvier 1888 : « ... Tous les gouvernements sont venus engloutir des millions (et même en somme quelques milliards) sur toutes ces côtes maudites, désolées, où les indigènes errent des mois sans vivres et sans eau, sous le climat le plus effroyable du globe ; et tous ces millions qu'on a jetés dans le ventre des bédouins n'ont rien rapporté, que des guerres, des désastres de tous genres ! »

Quel portrait fidèle de nos chers gouvernements ! Toujours chercher à s'installer sur quelque terre damnée, toujours massacrer, anéantir les indigènes, toujours se cramponner à d'illusoires bénéfices, défendre des possessions, des colonies, à grand renfort de troupes et de flottes. Pour les plus grands, le monde n'est pas assez vaste. Aux petits, qui ont besoin de place, on sert de pieuses paroles et des menaces masquées. La terre appartient aux puissants, à ceux qui possèdent les plus grandes armées et les plus gros navires, à ceux qui manient la lourde trique de l'économie. Quelle ironie que le poète solitaire, qui avait couru au bout du monde pour obtenir une maigre pitance, ait dû s'asseoir, les mains liées, et regarder les grandes puissances faire faillite dans son propre jardin. « Oui, la fin du monde... En avant, toujours en avant ! Maintenant commence la grande aventure... » Mais pour si rapide que vous soyez, le gouvernement vous précède, avec des décrets, des menottes et des chaînes, des gaz asphyxiants, des tanks et des bombes puantes. Le poète Rimbaud s'appliquait à enseigner le Coran aux enfants du Harrar, dans leur propre langue. Les gouvernements les vendaient comme esclaves. « Il est des destructions nécessaires », écrivait-il une fois, et que de bruit n'a-t-on pas fait autour de cette simple phrase ! Il parlait alors de la destruction inhérente à toute création. Mais les gouvernements détruisent sans la moindre excuse, et certainement sans jamais penser à créer. Ce que Rimbaud le poète désirait, c'était de voir disparaître les anciennes formes, aussi bien dans la vie qu'en littérature. Ce que désirent les gouvernements, c'est de maintenir le statu quo, peu importe s'il entraîne massacres et destructions. Certains de ses biographes, décrivant son comportement d'adolescent, le font apparaître comme un très mauvais sujet ; il a fait des choses si vilaines, n'est-ce pas ? Mais quand il s'agit de peser les actes de leurs chers gouvernements, en particulier les noires intrigues que dénonçait Rimbaud, alors tout n'est que miel et blancheur immaculée. Quand ils veulent s'en prendre à l'aventurier, ils évoquent le grand poète qu'il était ; s'ils veulent diminuer le poète, ils insistent sur sa vie de désordre et de contestation. Ils sont atterrés quand le poète imite leurs pillards et leurs exploiteurs ; ils sont horrifiés lorsqu'il ne manifeste aucun intérêt pour l'argent ou pour la vie monotone, fastidieuse, du citoyen moyen. Quoi qu'il fît, c'était toujours trop bien. Il semble qu'on ait reproché au bohème d'être trop bohème, au poète d'être trop poète, au pionnier d'être trop pionnier, à l'homme d'affaires d'être trop homme d'affaires, au trafiquant d'armes de trop bien trafiquer, etc. Dommage qu'il ne soit pas devenu politicien. Il aurait fait si bien son travail que Hitler, Staline et Mussolini, sans parler de Churchill et de Roosevelt, n'auraient l'air aujourd'hui que de saltimbanques. Je ne pense pas qu'il eût accumulé dans le monde autant de ruines que ne le firent ces estimables chefs d'État. Il aurait gardé une carte dans sa manche, pour ainsi dire. Il ne se serait pas trouvé à bout de ressources. Il n'aurait pas dévié de son but, comme paraissent l'avoir fait nos brillants gouvernants. Peu importe qu'il ait gaspillé sa propre vie ; assez curieusement je suis persuadé que s'il en avait eu l'occasion, il aurait fait du monde un lieu plus agréable. Je crois que le rêveur, aussi peu réaliste qu'il puisse apparaître à l'homme de la rue, est mille fois plus capable, plus efficace, que le soi-disant homme d'État. Tous ces incroyables projets que Rimbaud espérait mettre en œuvre, et qui furent déjoués pour une raison ou une autre, ont été depuis réalisés dans une certaine mesure. Il y avait pensé trop tôt, voilà tout. Il avait vu très loin, au-delà des espoirs et des rêves de l'homme ordinaire comme du chef d'État. Il lui manquait l'appui des mêmes gens qui se complaisent à le qualifier de rêveur, ces gens qui ne rêvent que dans leur sommeil, et jamais les yeux grands ouverts. Pour le rêveur, qui se tient au cœur de la réalité, tout arrive trop lentement, avec trop de maladresse — même la destruction.

« Il ne sera jamais content », écrit l'un de ses biographes. « Sous son regard fatigué, toutes les fleurs se fanent, tous les astres pâlissent. » Oui, il y a là un grain de vérité. Je le sais parce que je suis affligé du même mal. Mais, si l'on a pu rêver d'un empire, celui de l'homme, et si l'on a le courage de constater à quel pas de tortue l'homme se dirige vers la réalisation de ses rêves, il est bien possible que ce qu'on nomme l'activité humaine s'évanouisse dans l'insignifiance. Je n'ai jamais cru que les fleurs se soient jamais fanées, ou que les étoiles aient pâli sous le regard de Rimbaud. Je suis sûr que son être le plus intime a toujours maintenu avec elles des liens directs et ardents. C'est dans le monde des hommes que ses yeux las observaient des choses blêmes et flétries. Il commença par vouloir "tout voir, tout sentir, tout épuiser, tout explorer, tout dire". Il n'eut pas à attendre longtemps pour sentir le mors dans sa bouche, les éperons à son flanc, le fouet sur son dos. Il suffit qu'un homme s'habille autrement que ses semblables pour qu'il devienne un objet de mépris et de dérision. La seule règle qui soit réellement appliquée de bon cœur et avec vigueur est celle du conformisme. Rien d'étonnant si, petit garçon, il en vint "à considérer comme sacré le désordre de son esprit". À ce moment même il était devenu un voyant. Mais il découvrit qu'on le regardait comme un clown et un saltimbanque. Il n'avait désormais qu'à choisir entre lutter toute sa vie pour conserver le terrain conquis ou renoncer au combat. Pourquoi ne pas avoir composé ? Parce qu'il avait banni le compromis de son vocabulaire. Il était, depuis son enfance, un fanatique, un homme qui ne pouvait qu'aller jusqu'au bout ou mourir. Telles sont sa pureté et son innocence.

Dans tout cela je redécouvre ma propre condition. Je n'ai jamais renoncé à la lutte. Mais à quel prix ! J'ai dû m'engager dans la guérilla, ce combat sans issue qui est le seul fruit du désespoir. Je n'ai pas encore écrit, sinon partiellement, l'œuvre que je m'étais fixée. Rien que pour faire entendre ma voix, pour parler à ma façon, j'ai dû me frayer un chemin pied à pied. Le fracas de la bataille a presque submergé la chanson. Parlons-en du regard fatigué qui fait se faner les fleurs et pâlir les étoiles ! Le mien est devenu résolument corrosif : c'est miracle que, sous mon œil impitoyable, elles ne se soient pas désagrégées. Voilà pour le moi profond. Quant à l'extérieur, eh bien, l'homme visible a progressivement appris à s'arranger avec les manières du monde. Il peut être au monde sans être du monde. Il peut être bon, aimable, généreux, accueillant. Pourquoi pas ? Le vrai problème, a souligné Rimbaud, est "de faire l'âme monstrueuse". Non pas hideuse, mais prodigieuse ! Que signifie monstrueux ? Selon le dictionnaire : « Toute forme organisée de vie considérablement déformée soit par défaut, soit par excès, déplacement ou altération de parties ou d'organes ; par extension, quelque chose de hideux ou d'anormal, ou encore un assemblage d'éléments ou de caractères contradictoires, qu'ils soient ou non répugnants. » La racine du mot est latine ; du verbe monere, faire remarquer. Dans la mythologie, le monstrueux est représenté par les harpies, les gorgones, les sphinx, les centaures, les dryades, les sirènes. Ce sont tous des prodiges, dans le sens premier du mot. Ils ont fait échec à la norme, à l'équilibre. Ils ne symbolisent pas autre chose que la peur chez l'homme médiocre. Les âmes craintives voient toujours des monstres sur leur chemin, qu'ils se nomment hippogriffes ou hitlériens. La plus grande terreur de l'homme est l'épanouissement de la conscience. Tout ce qui est terrifiant et redoutable dans la mythologie relève de cette peur. « Qu'on nous fiche la paix ! » demande le médiocre. Mais la règle universelle est que la paix et le calme ne peuvent s'obtenir qu'au prix d'un combat intérieur. L'homme médiocre n'entend pas payer ce prix ; il veut du prêt à porter, comme pour ses complets.

 

Un écrivain est obsédé par certains mots qu'il ne cesse de se répéter ; ils nous en apprennent beaucoup plus sur lui que tous les détails collectionnés par de patients biographes. En voici quelques-uns que nous rencontrons chez Rimbaud : éternité, infini, charité, solitude, angoisse, lumière, aube, soleil, amour, beauté, inouï, pitié, démon, ange, ivresse, paradis, enfer, ennui... Ils sont la trame et le fil conducteur de son paysage intime ; ils nous parlent de son innocence, de sa fringale, de sa turbulence, de son fanatisme, de son intolérance, de sa soif d'absolu. Baudelaire était son dieu qui avait sondé les abysses du mal. J'ai déjà signalé, mais il est bon de le redire, que le XIXe siècle avait été obsédé par le problème de Dieu. À première vue il semble s'être voué au progrès matériel, aux découvertes et aux inventions, toutes centrées sur le monde physique. Mais au fond, cependant, où les artistes et les penseurs jettent toujours l'ancre, nous observons une confusion profonde. Rimbaud résume le conflit en quelques pages. Et comme si ce n'était pas assez, il marque sa vie entière de la même empreinte mystérieuse qui caractérise l'époque. Il est, à coup sûr, beaucoup plus de son temps que ne l'étaient Goethe, Shelley, Blake, Nietzsche, Hegel, Marx, Dostoïevski. Dans tous les domaines, son être est partagé en deux, de la tête aux pieds. Il fait toujours front sur deux côtés. Il est torturé, broyé sur la roue du temps. À la fois victime et bourreau : prononcer son nom, c'est désigner l'époque, le lieu et les événements. Maintenant que nous avons réussi la fission de l'atome, le cosmos s'est ouvert tout grand. Nous regardons alors dans tous les sens à la fois. Nous sommes parvenus à une puissance que les dieux même ne pouvaient jadis manipuler. Nous sommes là, devant les portes de l'enfer. Allons-nous les abattre ? Ferons-nous exploser l'enfer ? Je le crois. Je pense que la tâche à venir sera d'explorer le domaine du mal pour ne plus y laisser le moindre soupçon de mystère. Nous découvrirons les sources amères de la beauté, nous accepterons la racine et la fleur, la feuille et le bouton. Nous ne pouvons plus résister au mal ; nous devons l'accepter.

Lorsqu'il écrivait son "livre nègre" (UNE SAISON EN ENFER), Rimbaud aurait dit : « Mon sort dépend de ce livre. » Comme cette phrase était profondément vraie ! Rimbaud lui-même ne pouvait le savoir. Alors que nous commençons à prendre conscience du tragique de notre destin, ce que Rimbaud voulait dire nous apparaît enfin. Il avait identifié son sort avec celui de l'époque la plus décisive qu'ait jamais connue l'homme. Il nous faut, comme lui, soit renier tout ce que notre civilisation a signifié jusqu'ici et tenter de créer du nouveau, ou bien la détruire de nos propres mains. Quand le poète se tient au nadir, le monde, en vérité, doit être bouleversé. Si le poète ne peut plus s'exprimer au nom de la société, mais seulement en son propre nom, alors nous sommes à toute extrémité. Sur le cadavre poétique de Rimbaud, nous avons commencé à dresser une tour de Babel. Qu'importe si nous avons toujours des poètes et que certains soient encore intelligibles, capables de communiquer avec la foule. Où se dirige la poésie, où est le lien entre le poète et son public ? Quel est le message ? Voilà ce qu'il importe de se demander avant tout. De qui aujourd'hui la voix se fait-elle entendre, du poète ou du savant ? La beauté, pour amère qu'elle soit, nous préoccupe-t-elle, ou bien plutôt l'énergie atomique ? Et quelle est la principale émotion que nous inspirent nos grandes découvertes ? La terreur ! Science sans sagesse, confort sans sécurité, croyance sans foi, tel est notre avoir. La poésie de la vie n'est exprimée qu'en termes de mathématiques, de physique, de chimie. Le poète est un paria, une anomalie. Il est en voie d'extinction. Qui peut bien se soucier aujourd'hui qu'il se rende monstrueux ? Le monstre est partout, rôdant de par le monde. Il s'est échappé du laboratoire ; il est à la disposition de qui aura le courage de l'utiliser. En vérité, le monde est devenu légion. Le dualisme moral, comme tous les dualismes, s'est écroulé. Voici le temps du flux et du hasard ; l'immense tornade est en marche.

Et les insensés parlent de réparations, d'enquêtes, de vengeance, d'alignement et de coalitions, de libre-échange, de stabilisation et de redressement économique. Personne, au fond de lui-même, ne croit que l'axe du monde puisse être redressé. Chacun est dans l'attente du grand événement, le seul qui nous obsède nuit et jour : la prochaine guerre. Nous avons tout détraqué ; personne ne sait où trouver les commandes et comment les utiliser. Les freins existent encore, mais fonctionneront-ils ? Nous savons bien que non. Oui, le démon rôde librement. L'âge de l'électricité est aussi loin de nous que l'Âge de Pierre. Voici celui de la Puissance pure et simple. Maintenant, c'est le ciel ou l'enfer, seule alternative possible. Et selon toutes prévisions, nous choisirons l'enfer. Quand le poète vit son enfer, l'homme ordinaire ne peut l'éviter plus longtemps. Ai-je appelé Rimbaud un renégat ? Nous sommes tous des renégats. Nous le sommes depuis l'aube des temps. Notre destin nous rattrape enfin. Nous allons tous, hommes, femmes, enfants, tributaires de cette civilisation, avoir notre Saison en Enfer. Nous l'avons désirée ; eh bien, la voici. Aden nous apparaîtra comme un lieu de tout repos. À l'époque de Rimbaud, on pouvait toujours quitter Aden pour Harrar ; mais dans un demi-siècle, la planète elle-même ne sera plus qu'un immense cratère. En dépit des assurances formelles des hommes de sciences, la puissance qui est entre nos mains est pour toujours destructrice. Nous n'avons jamais pensé à la puissance comme source de bienfaits, mais seulement de maux. L'énergie atomique n'a rien de bien mystérieux ; c'est dans le cœur de l'homme que se cache le mystère. La découverte de l'énergie atomique est allée de pair avec celle de l'impossibilité dans laquelle nous sommes d'avoir confiance les uns en les autres. Cette hydre, la peur, qu'aucune bombe ne peut détruire, voilà notre fatalité. Le véritable renégat est l'homme qui n'a plus foi en ses semblables. De nos jours, perdre la foi est un phénomène général. Dieu lui-même n'y peut rien. Nous avons mis notre confiance dans la bombe, et c'est la bombe qui exaucera nos prières.

 

Quel choc pour un poète de découvrir que Rimbaud a renié sa vocation ! Comme si l'on disait qu'il avait renié l'Amour. De toutes les raisons, la principale est sans doute qu'il avait perdu la foi. La consternation du poète, le sentiment qu'il est trahi, sa déception, sont semblables à la réaction du savant lorsqu'il découvre ce qui est advenu de ses inventions. On est tenté de comparer le reniement de Rimbaud avec le lancement de la première bombe atomique. Dans ce dernier cas, les répercussions n'ont pas été plus profondes, quoique d'une plus grande étendue. Le cœur marque le coup avant le reste du corps. Il faut du temps pour que le mal se répande dans l'organisme de la civilisation. Mais quand Rimbaud sortit par la porte de derrière, le mal s'était déjà déclaré.

Comme j'ai eu raison de différer ma véritable découverte de Rimbaud ! Si de son apparition et de ses actes je tire des conclusions tout à fait différentes de celles que m'auraient inspiré d'autres poètes, c'est dans le même esprit qui conduisit les saints à formuler d'extraordinaires jugements sur la venue du Christ. Ou bien de tels faits sont des événements marquants de l'histoire de l'humanité ou alors l'art de l'interprétation n'est que du charlatanisme. Je n'ai pas l'ombre d'un doute que nous soyons tous amenés un jour à vivre comme le fit le Christ. Je ne doute pas davantage qu'il nous faudra d'abord nous dépouiller de notre individualisme. Nous avons atteint la limite de l'égotisme, le point atomique de l'être. Nous sommes sur le chemin de la catastrophe. Nous nous préparons maintenant à la mort de notre moi débile, afin que puisse se manifester le moi véritable. Inconsciemment nous avons réalisé l'unité du monde, mais dans la nullité. Nous devons affronter une mort collective pour renaître à l'état d'individus authentiques. S'il est vrai, comme l'a dit Lautréamont, que « la poésie doit être faite par tous », alors nous devons inventer un nouveau langage grâce auquel les cœurs se comprendront sans intermédiaires. Notre attirance pour le prochain doit être aussi subite et immédiate que celle qu'éprouve pour Dieu l'homme qui s'y est consacré. Le poète d'aujourd'hui est obligé de renoncer à sa vocation parce qu'il a déjà manifesté son désespoir, parce qu'il a déjà reconnu son inaptitude au dialogue. Être poète était autrefois la suprême vocation ; c'est aujourd'hui la plus futile. Il en est ainsi non parce que le monde n'est plus sensible à la parole du poète, mais parce que le poète lui-même ne croit plus à sa mission divine. Il a chanté faux pendant plus d'un siècle ; finalement nous ne sommes plus capables de nous joindre à lui. Le glapissement de la bombe signifie encore quelque chose pour nous, mais les divagations du poète nous apparaissent comme du charabia. Et c'est du charabia, si sur les deux billions d'hommes qui peuplent la terre, seuls quelques milliers font semblant de comprendre ce que dit le poète depuis sa tour d'ivoire. C'est à cette impasse que mène le culte de l'art lorsqu'il n'existe que pour quelques prétentieux. Ce n'est alors plus de l'art, mais le langage chiffré d'une société secrète, pour favoriser l'essor d'une insignifiante individualité. L'art doit provoquer les passions de l'homme, la voyance, la lucidité, le courage et la foi. Quel est l'artiste du verbe qui, ces dernières années, a secoué le monde comme l'a fait Hitler ? Quel poème aujourd'hui a bouleversé le monde comme l'a fait la bombe atomique ? Depuis la venue du Christ nous n'avons jamais vu se présenter, chaque jour plus nombreuses, de telles perspectives. De quelles armes, comparables à celles-ci, le poète peut-il se prévaloir ? Ou de quels rêves ? Où donc se cache maintenant sa fameuse imagination ? La réalité nous crève les yeux, toute nue, mais où est le chant qui la proclame ? Y a-t-il seulement un poète de cinquième grandeur ? Je n'en vois aucun. Je n'appelle pas poètes les gens qui font des vers, avec ou sans rimes, mais l'homme qui est capable de changer profondément le monde. Si un tel poète vit au milieu de nous, qu'il se nomme ! Qu'il fasse entendre sa voix ! Mais que cette voix puisse couvrir le rugissement de la bombe. Son langage devra faire fondre le cœur des hommes, bouillonner leur sang.

Si la poésie a pour mission de nous éveiller, nous aurions dû l'être depuis longtemps. Quelques-uns l'ont été, il ne faut pas le nier. Mais il s'agit maintenant que tous les hommes le soient — sans délai — au risque de périr. Bien entendu, l'homme ne disparaîtra jamais, mais la culture, la civilisation, une façon de vivre. Quand ces morts s'éveilleront, ainsi que cela doit arriver, la poésie sera la matière même de la vie. Nous pouvons accepter de perdre le poète, si la poésie elle-même nous demeure. Pas besoin de papier et d'encre pour créer de la poésie et pour la dispenser. Les primitifs, au fond, sont des poètes de l'action, de la vie. Ils font encore de la poésie, bien qu'elle ne nous touche pas. Si nous étions sensibles à l'univers poétique, nous serions gagnés par leur mode de vie ; nous aurions uni leur poésie à la nôtre, nous aurions fécondé notre vie de la beauté qui sourd de la leur. La poésie de l'homme civilisé a toujours été fermée, ésotérique. C'est ce qui a provoqué sa mort.

« Il faut être absolument moderne », disait Rimbaud, signifiant ainsi que les chimères, les superstitions, les fétiches, les credos, les dogmes et tous les chers et inutiles radotages dont est faite notre célèbre civilisation sont périmés. C'est de la lumière que nous devons apporter, non un éclairage artificiel. « L'argent se déprécie partout », écrivait-il dans une lettre des années 80. Aujourd'hui en Europe il n'a pratiquement plus aucune valeur. Ce que veut l'humanité, c'est de la nourriture, un toit, des vêtements, toutes choses essentielles, non de l'argent. L'édifice pourri s'est effondré devant nos yeux, mais nous refusons de croire à ce que voient nos yeux. Nous espérons encore être capables de réaliser des affaires comme à l'habitude, sans prendre conscience des dégâts qui ont été commis, ou des moyens que nous avons d'une renaissance. Nous utilisons le langage de l'ancien Âge de Pierre. Si l'humanité ne peut pas assumer l'énormité du présent, comment pourra-t-elle affronter l'avenir ? Pendant des millénaires nous avons vécu dans le passé. Maintenant, tout d'un coup, ce mystérieux passé a été gommé. Seul désormais l'avenir nous regarde, droit dans les yeux. Il est comme un gouffre béant. C'est terrifiant, tout le monde est d'accord, de seulement commencer à réfléchir sur tout ce que nous réserve l'avenir. Beaucoup plus terrifiant que ne le fut jamais le passé. Alors, les monstres étaient de dimension humaine ; on pouvait, pour peu qu'on fût de nature héroïque, les provoquer. Maintenant, le monstre est invisible ; il y en a des billions dans un grain de poussière. Vous remarquerez que j'utilise encore le langage de l'Âge ancien de la Pierre. Je parle comme si l'atome lui-même était le monstre, comme si la puissance se trouvait en lui et non en nous. Voilà comment nous avons été nos propres dupes, depuis que l'homme a commencé à penser. Là encore c'est une erreur de prétendre qu'à un certain moment, dans le passé, l'homme s'est mis à penser. L'homme n'a jamais commencé à penser. Mentalement, il marche encore à quatre pattes. Il tâtonne dans le brouillard, les yeux fermés, le cœur battant d'angoisse. Et ce qu'il craint le plus — pitié pour lui, mon Dieu ! — c'est sa propre image.

Si un simple atome contient autant d'énergie, que dire de l'homme lui-même en qui sont concentrés des univers d'atomes ? Si c'est l'énergie qu'il vénère, pourquoi ne se considère-t-il pas lui-même ? S'il peut imaginer et étudier pour sa propre satisfaction l'énergie sans limites qui est emprisonnée dans l'infiniment petit de l'atome, que doit-il en être des Niagara qu'il renferme ? Et que dire de l'énergie de la terre, pour ne parler que d'un autre magma d'infiniment petits ! Si nous cherchons des démons à brider, alors il y en a une telle quantité qu'y penser paralyse. Ou bien c'est tellement exaltant qu'il n'y a plus qu'à se précipiter, le cœur battant, de porte en porte, pour déchaîner délire et pandémonium. Peut-être n'est-il possible qu'aujourd'hui d'évaluer la rage avec laquelle Satan libéra les forces du mal. L'homme des temps historiques n'a rien connu de ce qui est démoniaque. Il a vécu dans un monde de pénombre, aux pâles reflets. L'issue du combat entre le bien et le mal était depuis longtemps fixée... Le mal est du monde des fantasmes, des illusions. Mort aux chimères ! Bien, mais voilà longtemps qu'elles sont liquidées. L'homme a bénéficié de la seconde vue qui lui a permis de traverser le monde des fantasmes. Le seul effort qui lui soit demandé est d'ouvrir les yeux de son âme, de plonger son regard au cœur de la réalité et de ne pas patauger dans le marais des illusions et des erreurs.

 

Je me sens tenu de modifier quelque peu mon interprétation de la vie de Rimbaud à propos du destin. Il était né pour être le poète qui allait électriser notre époque, le symbole des forces explosives qui sont en train de se manifester. C'était son destin, ainsi le pensais-je, d'être pris au piège d'une vie d'action dont le terme devait être sans gloire. Quand il dit que son destin reposait sur la SAISON, il voulait dire, je suppose, que cette œuvre déterminerait le cours de ses activités futures, et, comme il semble évident maintenant, la preuve en fut faite. Nous pouvons penser, si nous en avons envie, qu'en l'écrivant il se révéla si parfaitement à lui-même, qu'il ne lui fut plus désormais nécessaire de s'exprimer au niveau de l'art. Comme poète, il avait dit tout ce qu'il lui était possible de dire. Nous imaginons volontiers qu'il en était conscient et que c'est pour cette raison qu'il tourna délibérément le dos à l'art. Certains ont assimilé la seconde partie de sa vie à une sorte de sommeil à la Rip Van Winkle ; ce n'est pas la première fois qu'un artiste se sera endormi sur le monde. Paul Valéry, qui se présente immédiatement à notre esprit, agit d'une manière semblable lorsqu'il abandonna la poésie pour les mathématiques pendant près de vingt ans. Généralement il se produit un retour, un réveil. Pour Rimbaud, ce réveil fut la mort. La petite lueur qui vacillait encore lorsqu'il s'éteignit reprit de la force et de l'intensité à mesure que se propageait la nouvelle de sa mort. Depuis qu'il a quitté ce monde, il a été entouré de plus de merveilleux et d'éclat qu'il n'en eut jamais pendant toute sa vie. On se demande quel genre de poésie il eût écrit, quel aurait été son message, s'il était revenu dans cette vie. Ce fut comme si, disparu dès sa maturité, il avait été frustré de l'ultime phase de son développement qui permet à l'homme d'harmoniser ses tendances opposées. Voué à une malédiction qui affecta presque toute son existence, luttant de toutes ses forces pour se frayer un chemin vers les régions lumineuses et libres de son être, il était terrassé une fois pour toutes, au moment même où il semblait que les nuages allaient se dissiper. Son activité fébrile est la preuve qu'il savait que sa vie serait courte, comme ce fut le cas pour D.-H. Lawrence, entre autres. Se demander si de tels hommes se sont pleinement réalisés, c'est à coup sûr répondre par l'affirmative. Pourtant, il ne leur fut pas permis de terminer la course ; pour être loyaux envers eux, nous devons tenir compte de ce futur invécu. J'ai dit de Lawrence, et je dirai de Rimbaud, que s'ils avaient pu vivre encore trente ans, ils auraient chanté de tout autre façon. Ils ont toujours été en accord avec leur destin. C'est celui-ci qui les a trahis et qui nous porte à l'erreur lorsque nous considérons leurs actes et leurs intentions.

À mon avis, Rimbaud était par excellence du type évolutif. Le déroulement de la première partie de sa vie n'est pas plus étonnant que celui de la seconde. C'est nous, peut-être, qui ignorons quelle magnifique période de sa vie il se préparait à aborder. Il a disparu à nos yeux la veille même d'un autre grand changement, au début d'une période féconde où le poète et l'homme d'action n'allaient plus faire qu'un. Nous le voyons expirer comme un vaincu ; nous ne pouvons évaluer les bénéfices qu'il aurait pu tirer de ses années d'aventures de par le monde. Nous constatons deux types d'hommes différents, réunis en un seul ; il nous est donné seulement de voir le conflit et non le potentiel d'harmonie ou de résolution. Seuls ceux qui sont intéressés par la signification de sa vie se permettront de perdre leur temps avec de telles spéculations. Cependant, aborder la vie d'une forte personnalité, en l'étudiant par rapport à son œuvre, c'est tenter de dévoiler ce qui est caché et obscur, ce qui est inachevé, pour ainsi dire. Parler du vrai Lawrence ou du vrai Rimbaud, c'est poser en principe qu'il y a un Lawrence inconnu, un Rimbaud inconnu. On ne discuterait pas tant sur de tels personnages s'ils avaient pu se faire connaître entièrement. Il est curieux de remarquer, à ce propos, que ce sont précisément les hommes prodigues en révélations — sur eux-mêmes — qui sont entourés du plus grand mystère. De telles individualités semblent être venues au monde dans le but de se battre pour faire connaître leur plus secrète nature. Il est difficile de douter qu'il y ait un secret qui les ronge. Il n'est pas utile d'être un devin pour savoir ce qui différencie leurs problèmes de ceux d'autres grands hommes et quelle est leur attitude vis-à-vis de ces problèmes. Ils sont profondément liés à l'esprit de leur temps, aux problèmes fondamentaux qui l'obsèdent et lui donnent son caractère et sa couleur. Ils sont toujours doubles, en apparence, pour la bonne raison qu'ils incarnent, tout ensemble, l'ancien et le nouveau. C'est pourquoi il nous faut plus de temps, plus de distance, qu'avec leurs contemporains les plus illustres pour les juger et les peser. Leurs racines puisent dans cet avenir même qui est notre si profond tourment. Ils possèdent deux respirations, deux visages, deux explications. Leur domaine est celui de l'évolution, du flux. Détenteurs d'une nouvelle sagesse, ils nous semblent parler un langage occulte, sinon insensé ou contradictoire.

Dans un de ses poèmes Rimbaud fait allusion à cet acide secret dont je parle :

 

Hydre intime sans gueules,

Qui mine et désole.

 

C'était un malheur qui affectait à la fois le zénith et le nadir de son être. Chez lui, le soleil et la lune avaient la même puissance et subissaient les mêmes éclipses (« Toute lune est atroce et tout soleil amer »). Le noyau même de son être était attaqué ; et le mal progressait, comme le cancer de son genou. Sa vie de poète, phase lunaire de son évolution, fut marquée par la même faculté d'éclipse que plus tard sa vie d'aventurier et d'homme d'action, qui fut sa phase solaire. Il avait échappé de très peu à la folie lorsqu'il était jeune ; il l'évita de nouveau à sa mort. La seule solution possible pour lui, s'il avait pu vivre, eût été la contemplation, la voie mystique. Je suis convaincu qu'il a passé ses trente-sept ans à s'y préparer.

En quoi suis-je autorisé à parler de cette vie inachevée avec une telle assurance ? C'est, encore une fois, que je relève des analogies avec ma propre existence, ma propre évolution. Mort à l'âge de Rimbaud, qu'en aurait-il été de mes desseins, de mes efforts ? Rien. J'aurais été considéré comme un raté exemplaire. J'ai dû attendre ma quarante-troisième année pour voir mon premier livre publié, événement d'une importance déterminante pour moi, comparable en tout point à la publication de la SAISON pour Rimbaud. Un long cycle de frustrations et de défaites prenait fin, avec ce livre que je peux qualifier de "livre nègre". C'est l'ultime expression du désespoir, de la révolte et de la malédiction. Mais c'est aussi un livre prophétique et salutaire, autant pour moi que pour mes lecteurs. Il a cette qualité salvatrice de l'art qui est si souvent la caractéristique des œuvres qui rompent avec le passé. Il m'a permis d'enfermer celui-ci et d'y pénétrer à nouveau par la porte de derrière. Le secret ne cesse de me ronger, mais c'est un secret mis à nu, auquel j'ai les moyens de tenir tête.

Et quelle est la nature de ce secret ? Je peux seulement dire qu'il concerne la mère. J'ai le sentiment qu'il en fut ainsi pour Lawrence et Rimbaud. Toute cette rébellion que je partage avec eux découle de ce problème qui, polit autant que je puisse le définir, doit être entendu comme une recherche de notre véritable lien avec l'humanité. Si l'on appartient à cette catégorie d'hommes, on ne le trouve ni dans la vie individuelle ni dans la vie collective. On est inadaptable jusqu'à devenir fou. On brûle de rencontrer son égal, mais ce n'est partout que vastes déserts. On cherche un maître, mais on manque de l'humilité, de la souplesse, et de la patience requises. On ne se sent pas même à l'aise avec les esprits supérieurs ; même les plus grands semblent déficients et suspects. Et c'est pourtant d'eux seuls que l'on se sent proche. C'est un dilemme de première grandeur, lourd de signification. On doit différencier au plus près son propre moi et, ce faisant, découvrir sa relation intime avec l'humanité entière, même la plus dérisoire. Consentement est le maître-mot. Mais il est bien la grosse pierre d'achoppement. Car il s'agit de consentement total et non de soumission.

Qu'est-ce qui rend si difficile à ce type d'homme l'acceptation du monde ? Le fait, je le vois maintenant, est que dans sa jeunesse, le sombre courant de la vie, et naturellement de son être propre, a été si bien endigué et contenu qu'il en est devenu méconnaissable. N'avoir pas rejeté cette face obscure de l'être aurait signifié (ainsi raisonne-t-on inconsciemment) la perte de l'individualité et, plus encore, de la liberté. La liberté est liée à la différenciation. Ici le salut consiste seulement à préserver notre identité particulière dans un monde qui tend à uniformiser tout et chacun. C'est ça, la racine de la peur. Rimbaud insistait sur le fait qu'il voulait la liberté dans le salut. Mais il ne peut y avoir de salut qu'en renonçant à cette chimérique indépendance. La liberté qu'il demandait n'était que licence pour son moi de s'affirmer sans bornes. Ce n'est pas la liberté. Sous l'empire de cette illusion, on peut, si on vit assez longtemps, faire miroiter son moi et cependant trouver à se plaindre, à se révolter. C'est une sorte de liberté qui vous donne le droit de refus, et, si c'est nécessaire, de dissidence. Elle ne tient pour rien ce qui distingue les autres ; seul ne compte que soi-même. Elle ne nous aidera jamais à découvrir le lien, la communion avec l'humanité entière. Nous demeurons à jamais séparés, à jamais isolés.

Tout cela n'a pour moi qu'une signification : on est encore enchaîné à la mère. Toute rébellion n'est que poudre aux yeux, folle tentative pour dissimuler cette servitude. Des hommes de cette trempe sont toujours hostiles à leur pays natal, il ne peut en être autrement. L'asservissement est leur grand épouvantail, qu'il vienne de la patrie, de l'Église ou de la société. Ils passent leur vie à briser des chaînes, mais l'esclavage secret leur ronge le cœur et ne leur laisse aucun répit. Ils doivent d'abord résoudre le problème de la mère s'ils veulent se dégager de l'obsession des chaînes. Dehors ! À jamais dehors ! Assis sur le seuil de la matrice ! » Je crois bien que ce sont mes propres paroles, écrites dans PRINTEMPS NOIR lors d'une période bénéfique où je détenais presque le secret. Rien d'étonnant que l'on s'écarte de la mère ; on ne la prend en considération qu'en tant qu'obstacle. On désire le confort et la sécurité de son ventre, cette ombre et cette quiétude qui sont pour celui qui doit naître l'équivalent d'une illumination et, pour celui qui en est vraiment sorti, une sujétion. La société est faite de portes closes, de tabous, de lois, de contraintes et d'abolitions. Nous n'avons aucun moyen de contrôler ces éléments qui constituent la société et avec lesquels il faut compter si l'on veut en édifier une véritable. C'est une danse sans fin au bord du volcan. On peut être reconnu comme un grand rebelle, mais ne jamais être aimé. Or, d'entre tous les hommes, le rebelle est celui qui a le plus soif d'amour, de le donner plus encore que de le recevoir, de l'incarner plus que de le donner.

 

J'ai écrit jadis un article intitulé La Matrice géante2. J'y représentais le monde lui-même, en tant que lieu de création. C'était un courageux et valable effort vers le consentement ; le prélude à un consentement plus naturel qui n'allait pas tarder à suivre, un consentement de tout mon être. Mais cette attitude qui consistait à voir le monde lui-même sous l'angle de la matrice et de la création, n'eut pas l'heur de plaire à d'autres rebelles. Cela ne fit que m'aliéner davantage. Quand un rebelle se brouille avec un autre, et cela leur arrive généralement, c'est comme si la terre cédait sous vos pas. Cette sensation de perdre pied, Rimbaud l'a éprouvée durant la Commune. Le rebelle de métier a du mal à avaler une telle attitude. Il la baptise d'un nom méprisable : la trahison. Mais c'est justement cette nature déloyale qui distingue le rebelle du troupeau. Il est déloyal et sacrilège en toutes circonstances, sinon à la lettre du moins en esprit. Sa traîtrise profonde découle de la peur de l'humanité qui est en lui et qui pourrait l'unir à ses semblables ; il est iconoclaste car, ayant un trop grand respect de l'image, il en arrive à la craindre. Ce qu'il désire avant tout est de faire partie de l'humanité courante, d'avoir la possibilité d'adorer et de respecter. La solitude le rend malade ; il ne veut pas être sans cesse comme un poisson hors de l'eau. Il lui est impossible de vivre avec un idéal qui ne soit pas partagé, mais comment peut-il faire connaître ses idées et son idéal s'il ne parle pas le même langage que ses semblables ? Comment parvenir à les vaincre s'il ignore l'amour ? Comment les persuader de construire alors qu'il a accumulé les destructions tout au long de sa vie ?

Sur quelles bases s'édifie l'inquiétude ? L'hydre intime ne cesse de nous ronger jusqu'à réduire en sciure le cœur même de notre être, et de faire que le corps tout entier, le nôtre et celui du monde, soit semblable à un temple de désolation. « Rien de rien ne m'illusionne ! » s'écriait Rimbaud. Pourtant toute son existence ne fut qu'une sublime illusion. L'exacte réalité de son être, il ne l'a jamais révélée, il n'est jamais parvenu à la saisir. La réalité était le masque qu'il tentait d'arracher sous ses griffes cruelles. Il avait une soif intense que rien ne pouvait apaiser.

 

Légendes ni figures

Ne me désaltèrent.

 

Non, rien ne pouvait étancher sa soif. Il avait la fièvre au cœur que rongeait et rongeait le secret. Son esprit montait des profondeurs amniotiques où, tel un bateau ivre, il divaguait sur la mer de ses poèmes. En quelque endroit qu'elle s'infiltrât, la lumière le meurtrissait. Tout message en provenance du monde éclatant de l'esprit provoquait une fissure dans la paroi du tombeau. Il habitait un asile ancestral qui s'écroulait à la lumière du jour. Tout ce qui est primordial était son domaine ; c'était un être archaïque, doué d'atavisme, plus français que tous les autres, et pourtant étranger parmi eux. Il rejetait tout ce qui était le fruit d'un commun effort. Sa mémoire, contemporaine des cathédrales et des Croisades, était celle d'une race. C'est un peu comme si, de naissance, il n'avait pas été pourvu d'individualité. Il est venu au monde équipé comme un Sarrasin. Son code moral, le moteur de ses actes, sa conception du monde étaient différents. C'était un primitif, riche de la noblesse d'un antique lignage. C'était un as en tous points, maître dans l'art de masquer son mauvais profil. Il était cet être spécial, ce phénomène, né avec chair et sang humains, mais allaité par des louves. Nul jargon d'analyste n'expliquera jamais le monstre. Nous connaissons ses échecs, mais qui peut dire ce qu'il aurait dû faire pour rester fidèle à lui-même ? Pour s'attaquer à cette énigme il faudrait réviser les lois de l'intelligence.

Voici maintenant que surgissent des hommes qui nous obligent à réformer nos méthodes de perception. Le vieux repaire, où Rimbaud se terrait avec son secret, s'éboule rapidement. Il n'est pas d'original qui ne soit bientôt forcé de vivre en plein soleil ; il n'y a plus de refuges. L'universelle condition exige que l'être insolite, atteint d'un mal mystérieux, soit délogé de ses derniers retranchements. L'humanité entière, regroupée, comparaît devant le tribunal. Qu'importe si de rares esprits, mal à l'aise, non conformes, exsudent l'odeur de leur souffrance ? Maintenant la race tout entière se prépare à subir une grande épreuve. L'imminence de la catastrophe rend plus que jamais nécessaire et passionnante la lecture des hiéroglyphes. Bientôt, sans avertissement, nous nous retrouverons tous, surnageant côte à côte, le voyant comme l'homme ordinaire. Un monde tout neuf, terrible et rebutant, s'approche. Un jour nous ouvrirons les yeux sur un spectacle qui dépassera tout entendement. Les poètes et les voyants ont depuis des siècles annoncé ce monde nouveau, mais nous n'avons pas voulu les croire. Imbus de nos astres immobiles, nous avons refusé le message des étoiles filantes. Elles n'étaient pour nous que planètes mortes, fantômes en déroute, survivants de cataclysmes depuis longtemps oubliés.

Les poètes sont bien pareils aux étoiles filantes ! Ne semblent-ils pas être, comme les planètes, à l'écoute des autres mondes ? Ne nous parlent-ils pas aussi bien des choses à venir que des événements d'un passé déjà lointain enseveli dans la mémoire de la race humaine ? Quelle meilleure explication pouvons-nous donner de leur rapide passage sur terre qu'en les considérant comme des émissaires d'un autre monde ? Alors qu'ils vivent dans les signes et les symboles, notre existence se passe au milieu de faits morts. Leurs ardents désirs ne coïncident avec les nôtres qu'au moment où nous approchons du périhélie. Ils s'efforcent de larguer nos amarres ; ils nous pressent de voler avec eux sur les ailes de l'esprit. Ils annoncent toujours la venue des choses futures, mais nous les crucifions, car nous vivons dans la terreur de l'inconnu. Chez le poète, les sources de l'action sont souterraines. Beaucoup plus accompli que le reste de l'espèce — et je comprends ici par "poètes" tous ceux qui se situent dans le monde de l'esprit et de l'imagination —, il ne dispose que de la même période de gestation que les autres hommes. Il est dans l'obligation de la poursuivre après sa naissance. Le monde qu'il habitera n'est pas le même que le nôtre ; il lui ressemble autant que nous ressemblons à l'homme de Cro-Magnon. Son intelligence des choses est semblable à celle d'un homme venu d'un univers à quatre dimensions pour vivre dans un monde tridimensionnel. Il est dans notre monde, et non de ce monde ; il obéit à d'autres lois. Sa mission est de nous séduire, de nous rendre insupportable ce monde borné qui nous enserre. Mais seuls sont capables de répondre à l'appel ceux qui ont mené à terme leur expérience du monde des trois dimensions.

Les signes et les symboles que le poète utilise sont parmi les plus sûres preuves que le langage est un moyen de matérialiser l'indicible mystère. Dès que les symboles deviennent traduisibles, ils perdent toute valeur et toute efficacité. Exiger du poète qu'il parle le langage de l'homme de la rue, c'est comme si l'on attendait du prophète qu'il exprime clairement ses prédictions. La voix qui nous parvient des plus hauts et des plus lointains royaumes s'enveloppe de secret et de mystère. Ce qui est constamment amplifié et compliqué par l'explication — en bref le monde du concept — se trouve en même temps comprimé et raccourci par l'usage de la sténographie des symboles. Nous ne pouvons jamais rien expliquer que par énigmes. Ce qui relève du monde de l'esprit, de l'éternel, déjoue toute explication. Le langage poétique suit une asymptote, parallèle à l'appel intime quand celui-ci jouxte l'infini de l'esprit. C'est par ce registre intérieur que l'homme sans langage, pour ainsi dire, communique avec le poète. Il ne s'agit pas là d'une éducation verbale compliquée, mais d'un développement spirituel. La pureté de Rimbaud n'est nulle part plus apparente que dans ce degré d'intransigeance auquel il maintint toute son œuvre. Il est compris aussi bien qu'incompris par les catégories les plus diverses. On peut repérer tout de suite ses imitateurs. Il n'a rien de commun avec les symbolistes, ni avec les surréalistes, autant que je puisse le voir. C'est le père de beaucoup d'écoles, mais il ne s'apparente à aucune. L'usage singulier qu'il fait du symbole est le garant de son génie. Ce symbolisme a été conçu dans le sang et l'angoisse. C'était d'abord une protestation et un moyen d'enrayer l'ennuyeux processus de connaissance qui risque de tarir la source de l'esprit. C'était aussi une fenêtre grande ouverte sur un monde de rapports infiniment plus complexes qui rendait inutilisable le vieux code du langage. En cela il peut être comparé davantage aux mathématiciens et aux savants qu'aux poètes d'aujourd'hui. Mais il faut remarquer qu'à la différence de nos plus récents poètes, il ne se sert pas des symboles utilisés par les hommes de science. Son langage est celui de l'esprit, non des poids, des mesures et des relations abstraites. Ne serait-ce qu'en cela, il s'est révélé résolument "moderne".

Ici je voudrais développer un point que j'ai abordé plus haut, le problème de la communication entre le poète et le public. En applaudissant à l'usage que fait Rimbaud du symbole, je désire souligner que là se trouve la véritable tendance du poète. Je fais une très grande différence entre l'emploi d'une écriture hautement symbolique et celui d'un jargon très personnel que je qualifie de "charabia". Le poète moderne semble tourner le dos à son public, comme s'il le méprisait. Pour sa défense, il se compare souvent au mathématicien ou au physicien qui en sont maintenant venus à utiliser un système de signes entièrement fermé à la majorité des gens cultivés, un langage ésotérique que seuls comprennent les adeptes de son propre culte. Il paraît oublier que sa fonction est totalement différente de celle de ces hommes qui ont affaire avec le monde physique ou celui de l'abstraction. C'est l'esprit qui l'inspire, et sa relation avec l'humanité est d'ordre vital. Son langage n'est pas réservé au laboratoire mais aux recoins cachés du cœur. S'il renonce au don qu'il a de nous émouvoir, alors nous n'avons plus besoin de son intermédiaire. Le siège d'un renouveau est dans le cœur, et là doit se fixer le poète. Le savant en revanche, est entièrement absorbé par le monde de l'illusion, le monde physique dans lequel les choses sont obligées de se produire. Il est déjà victime des forces dont il avait d'abord espéré bénéficier. Son temps est désormais compté. Le poète ne se trouvera jamais tout à fait dans cette situation. D'abord il ne serait pas poète si son instinct vital était aussi dénaturé que celui du savant. Mais il est menacé par un danger : la disparition de ses facultés ; en trahissant sa vocation il livre le destin d'innombrables humains à la merci des esprits superficiels qui n'aspirent qu'à leur propre statue. L'abdication de Rimbaud est d'une autre dimension que le suicide du poète contemporain. Rimbaud refusa de devenir différent de ce qu'il était, en tant que poète, pour assurer sa survie. Du poète, les nôtres sont jaloux d'en avoir le nom, mais peu disposés à en assumer les responsabilités. Ils n'ont pas fait la preuve qu'ils le sont, seulement satisfaits de s'en décerner le titre. Ils n'écrivent pas pour un monde qui boirait leurs paroles, mais les uns pour les autres, justifiant leur impuissance en se rendant volontairement inintelligibles. Ils sont barricadés dans leur petite gloriole personnelle ; ils se tiennent hors de portée du monde par crainte d'être réduits en miettes au moindre choc. Ils n'ont même rien de personnel, à bien regarder de près, sinon nous serions capables de comprendre leur souffrance et leur folie, tout simplement. Ils se sont rendus aussi abstraits que le sont les calculs du physicien. De leur thébaïde utérine, ils n'aspirent qu'à un monde de poésie pure où tout effort de communication compte pour zéro3.

Quand je pense à ces autres grands esprits qui furent les contemporains de Rimbaud — des hommes comme Nietzsche, Strindberg, Dostoïevski —, quand je pense à leurs angoisses, à leurs épreuves, qui dépassent tout ce que nos hommes de génie ont pu supporter, je ne suis pas loin de croire que la seconde moitié du XIXe siècle a été l'une des périodes les plus abominables de l'Histoire. De cette cohorte de martyrs, tous bourrés de prémonitions, celui dont la tragédie ressemble le plus à celle de Rimbaud est Van Gogh. Né un an plus tôt que Rimbaud, il meurt de sa propre main, presque au même âge. Comme Rimbaud il avait une volonté inflexible, un courage presque surhumain, une énergie et une persévérance extraordinaires, qui lui permirent d'affronter les pires difficultés. Mais, comme Rimbaud, cette lutte l'a épuisé à la fleur de l'âge ; il s'est effondré alors qu'il était en pleine possession de ses moyens.

Le vagabondage, les changements d'emplois, les fluctuations, les revers et les humiliations, l'incompréhension qui les entoure de son nuage, tous ces facteurs communs à leur vie les signalent comme des jumeaux infortunés. Leur existence se place à coup sûr parmi les plus tristes des temps modernes que nous puissions mentionner. Personne ne peut lire les lettres de Van Gogh sans pleurer souvent. La grande différence entre eux, toutefois, est que la vie de Van Gogh est stimulante. Peu après la mort de Van Gogh, le docteur Gachet, qui avait une connaissance profonde de son malade, écrivit au frère de Vincent, Théo : « L'expression "amour de l'art" n'est pas exacte, c'est de foi que l'on doit parler, une foi pour laquelle Vincent mourût martyr. » Cet élément semble ne pas exister chez Rimbaud — qu'il s'agisse de la foi en Dieu, en l'homme ou en l'art. C'est cette absence de foi qui fait que sa vie paraît grise et souvent d'un noir profond. Néanmoins plus nombreuses et plus saisissantes sont les ressemblances de tempérament entre les deux hommes. Le lien qui les unit le mieux est l'intégrité de leur art, et c'est la souffrance qui nous donne la mesure de cette intégrité. Avec la tournure d'esprit de notre siècle, une telle angoisse ne semble plus possible. Nous entrons dans une ère nouvelle, qui n'est pas forcément meilleure, mais où l'artiste devient plus insensible, plus indifférent. Quiconque aujourd'hui éprouve quelque chose qui ressemble à cette sorte de tourment, et le déclare, est qualifié "d'incurable romantique". De tels sentiments ne sont plus de mise.

Au mois de juillet 1880, Van Gogh écrivit à son frère l'une de ces lettres qui vont droit au cœur des choses, une lettre qui draine du sang. En la lisant, on évoque Rimbaud. Il y a souvent dans leur correspondance une frappante identité d'expression. Ils ne sont jamais autant unis que lorsqu'ils se défendent contre la calomnie. Dans cette lettre, Van Gogh se justifie de l'accusation d'oisiveté. Il explique qu'il y a deux sortes de paresse, la nuisible et la féconde. C'est un véritable sermon sur le sujet, qui mérite d'être souvent relu. Un passage de cette lettre fait écho aux propres paroles de Rimbaud. « Donc tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela. Je suis une espèce de fidèle dans mon infidélité et quoique étant changé, je suis le même et mon tourment n'est autre que ceci : à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais-je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais-je en savoir plus long et approfondir tel ou tel sujet ? Vois-tu, cela me tourmente continuellement, et puis on se sent prisonnier dans la gêne, exclu de participer à telle ou telle œuvre et telles et telles choses nécessaires sont hors de portée. À cause de cela on n'est pas sans mélancolie, puis on sent des vides là où pourraient être amitiés et hautes et sérieuses affections, et on sent le terrible découragement ronger l'énergie morale même, et la fatalité semble pouvoir mettre barrière aux instincts d'affection et une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit : Jusqu'à quand, mon Dieu ? »

Ensuite il s'attache à distinguer l'oisif par paresse, par manque de caractère, par lâcheté naturelle, de l'oisif malgré lui, consumé au plus profond par un ardent désir d'action, qui ne fait rien parce qu'il ne peut rien faire, etc. Il peint un oiseau dans sa cage dorée. Puis il ajoute ces paroles pathétiques, navrantes et funestes : « Et les hommes sont souvent dans l'impossibilité de rien faire, prisonniers dans je ne sais quelle cage horrible, horrible, très horrible. Il y a aussi, je le sais, la délivrance, la délivrance tardive. Une réputation gâtée à tort ou à raison, la gêne, la fatalité des circonstances, le malheur, cela fait des prisonniers. On ne saurait toujours dire ce que c'est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant je ne sais quelles barres, quelles grilles, des murs. Tout cela, est-ce imaginaire, fantaisie ? Je ne le pense pas ; et puis on se demande : mon Dieu est-ce pour longtemps, est-ce pour toujours, est-ce pour l'éternité ? Sais-tu ce qui fait disparaître la prison, c'est toute affection profonde, sérieuse. Être amis, être frères, aimer, cela ouvre la prison par puissance souveraine, par charme très puissant. Mais celui qui n'a pas cela demeure dans la mort. Mais là où la sympathie renaît, renaît la vie. »

Quel parallèle ne peut-on faire entre Rimbaud exilé chez les naturels d'Abyssinie et Van Gogh reclus volontaire parmi les pensionnaires d'un asile ! Et c'est pourtant dans cet étrange climat qu'ils trouvèrent tous deux, dans une certaine mesure, quiétude et satisfaction. « Pendant huit ans, écrit Enid Starkie, le seul soutien amical de Rimbaud semble avoir été Djami, l'adolescent du Harrar, de quatorze ou quinze ans, qui fut son serviteur et son fidèle compagnon... Djami fut l'une des rares personnes dont il avait gardé le souvenir et qu'il évoquait avec affection, le seul ami dont il parla sur son lit de mort, à l'heure où la pensée des hommes se tourne volontiers vers ceux qu'ils ont connus dans leur jeunesse. » Pour Van Gogh, c'est le facteur Roulin qui est à ses côtés aux heures sombres. Il ne réalisa jamais, en ce monde, le vif désir qu'il avait de rencontrer quelqu'un avec qui il pût vivre et travailler. Son aventure avec Gauguin, plus que désastreuse, lui fut fatale. Quand finalement il rencontra à Anvers le bon docteur Gachet, c'était trop tard, son moral était miné. « Souffrir sans se plaindre est l'unique leçon que nous devions tirer de cette vie. » Telle est la conclusion qu'a donnée Van Gogh à son amère expérience. C'est sur ce ton de suprême résignation que finit sa vie. Van Gogh franchit le seuil en juillet 1890. Un an plus tard Rimbaud écrira aux siens « Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir ! Ma vie est passée, je ne suis plus qu'un tronçon immobile. »

Personne n'a plus désiré que ces deux esprits emmurés, liberté et indépendance. Tous deux semblaient se choisir à dessein la voie la plus difficile. Pour tous deux la coupe de l'amertume était trop pleine. Tous deux portaient en eux une blessure qui ne devait jamais se fermer. Quelque huit ans avant sa mort, Van Gogh a révélé, dans l'une de ses lettres, le mal que lui avait causé sa seconde déception amoureuse. « Un simple mot me révèle que rien n'est changé en moi, que la blessure demeure, que je la traîne avec moi ; elle est profonde et ne se cicatrisera jamais ; elle sera dans quelques années ce qu'elle était le premier jour. » Il advint à peu près la même chose à Rimbaud ; nous ne savons presque rien de cette malheureuse affaire, mais il est difficile de ne pas croire que les effets en furent aussi désastreux.

Une autre qualité qu'ils avaient en commun mérite aussi d'être signalée : l'extrême modestie de leur vie matérielle. Un tel ascétisme n'appartient qu'aux saints. On pense généralement que Rimbaud vivait pauvrement parce qu'il était avare. Mais lorsqu'il eut amassé une somme importante, il apparut qu'il pouvait s'en priver volontiers. Du Harrar il écrit à sa mère, en 1881 : « Si vous avez besoin, prenez ce qui est à moi : c'est à vous. Pour moi, je n'ai personne à qui songer, sauf ma propre personne, qui ne demande rien. » Si l'on considère que ces hommes, dont l'œuvre a été une source inépuisable d'inspiration pour les générations suivantes, étaient obligés de vivre comme des esclaves, qu'ils eurent de la difficulté à assurer leur subsistance, vivant à peine mieux qu'un coolie, comment juger la société dont ils étaient issus ? N'est-il pas clair qu'une telle société se prépare une chute rapide ? Dans une lettre du Harrar, Rimbaud oppose les indigènes abyssins aux Blancs civilisés : « Les gens du Harrar ne sont ni plus bêtes ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n'est pas du même ordre, voilà tout. Ils sont même moins méchants, et peuvent, dans certains cas, manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s'agit d'être humain avec eux. » Comme Van Gogh, il se sentait plus libre avec les parias et les opprimés qu'avec les gens de sa condition. Rimbaud prit une femme indigène pour les besoins de sa vie affective, tandis que Van Gogh se comporta en époux (et père des enfants) d'une malheureuse qui lui était en tous points inférieure et qui lui rendit la vie insupportable. Même sur le plan de l'amour charnel, ce qui est accordé à l'homme normal leur fut refusé. Moins ils demandaient à la vie et moins ils en recevaient. Ils vivaient comme des épouvantails sur les champs fertiles de notre culture. Pourtant on ne peut pas dire qu'il y eut à leur époque deux hommes qui aient plus qu'eux aiguisé leur appétit en vue du festin qu'ils espéraient. En l'espace de quelques années, ils avaient dévoré jusqu'à la dernière miette tous les biens amassés pendant des millénaires. Ils allaient tomber d'inanition au milieu même d'une apparente abondance. Il était temps de rendre l'esprit. L'Europe se préparait déjà avec ardeur à détruire le moule qui l'enfermait comme un cercueil. Les années qui se sont écoulées depuis leur mort appartiennent à cette face sombre de la vie, dans l'ombre de laquelle ils avaient désespérément cherché à respirer. Tout ce qui est barbare, faux, inachevé, monte à la surface dans un grand élan éruptif. Nous commençons enfin à comprendre à quel point cet illustre temps "moderne" est si peu actuel. Les véritables esprits modernes, nous avons fait de notre mieux pour les liquider. À dire vrai, leurs aspirations nous paraissent aujourd'hui bien romantiques ; ils parlaient le langage de l'âme. Nous parlons maintenant une langue morte, et chacun a la sienne. Le courant est coupé. Il n'y a plus qu'à livrer le cadavre.

« Je partirai probablement pour Zanzibar le mois prochain », écrit Rimbaud dans une de ses lettres. Dans une autre il pense aller en Chine ou aux Indes. De temps à autre, il demande des nouvelles du canal de Panama. Il veut aller jusqu'au bout du monde s'il a l'espoir d'y trouver sa maigre pitance. Il ne lui vient jamais l'idée de retourner dans son propre pays et d'y refaire sa vie. C'est toujours vers des contrées étrangères que se tourne son esprit.

Que cette musique-là m'est familière ! Combien de fois, dans ma jeunesse, n'ai-je pas rêvé d'aller à Tombouctou ! Si c'était impossible, alors en Alaska ou en Polynésie ! Au musée du Trocadéro, je suis resté un jour à contempler les indigènes des îles Caroline. Tandis que j'observais leurs beaux visages, je me souvins que de lointains cousins s'étaient établis là-bas. Si jamais je pouvais y aller, pensais-je, je me sentirais au moins chez moi. Quant à l'Orient, ce fut toujours en moi un désir ancré depuis ma plus tendre enfance. Non seulement la Chine et les Indes, mais aussi Java, Bali, la Birmanie, le Népal, le Tibet. Jamais l'idée ne m'a effleuré que je pourrais bien rencontrer des difficultés dans ces lointains pays. Il me semblait toujours qu'on m'y recevrait les bras ouverts. En revanche, j'étais effrayé à la pensée de retourner à New York. Cette ville dont je connais à fond chaque rue, où j'ai tant d'amis, demeure le dernier endroit au monde où je voudrais retourner. J'aimerais mieux crever plutôt que d'être forcé de passer le reste de ma vie là où je suis né. Je ne peux m'imaginer retournant à New York qu'indigent, infirme, ou à l'agonie.

Avec quelle curiosité j'ai lu les premières lettres de Rimbaud ! C'est au début de ses vagabondages ; il raconte pêle-mêle tout ce qu'il a vu, les sites, la nature du pays, des riens que sa famille lit toujours avec plaisir et curiosité. Il est assuré de trouver, au terme du voyage, un emploi convenable. Il est sûr de lui, et que tout ira bien. Il est jeune, plein d'entrain ; et il y a tant à découvrir dans ce vaste monde. Il lui faudra peu de temps pour changer de musique. Malgré toute la verve et l'exubérance qu'il manifeste, malgré son empressement au travail, malgré tous ses dons, son talent, son habileté, son obstination, sa souplesse, il saura très vite qu'il n'y a de place nulle part pour un homme tel que lui. Les gens n'ont pas besoin d'originalité ; ils préfèrent des copies conformes, des moutons, encore des moutons. La place du génie est dans le ruisseau, à creuser les fossés, dans les ruines ou les carrières, partout où son talent ne risque pas d'être utilisé. Un génie qui cherche un emploi, voilà un des plus tristes spectacles du monde. Il ne s'adapte nulle part et personne ne veut de lui. C'est un instable, dit-on, sur quoi on lui claque la porte au nez. Alors, il n'y a donc pas de place pour lui ? Mais si, on lui trouve toujours un coin, à la cave. Ne l'avez-vous jamais vu le long des quais, coltinant des sacs de café ou toute autre marchandise "indispensable" ? N'avez-vous jamais vu comme il lave bien les plats à la cuisine des gargotes ? Ne l'avez-vous pas vu charrier des valises et des cantines dans les gares ?

Je suis né à New York où, pense-t-on, il y a tout ce qu'il faut pour réussir. Je me revois sans peine faisant la queue devant les bureaux de placement ou de bienfaisance. Le seul emploi dont je paraissais être capable, à cette époque, était celui de "plongeur". Mais la place était toujours prise, car toujours des milliers de candidats attendaient avec impatience l'occasion de laver la vaisselle. Souvent je donnais mon tour à quelque pauvre diable qui paraissait en avoir besoin mille fois plus que moi. En revanche, quelquefois j'empruntais de l'argent à l'un des postulants pour payer le taxi ou la nourriture, et j'oubliais que je cherchais du travail. Si je tombais sur une annonce qui me convînt davantage, dans une ville voisine, j'y allais tout de suite, même s'il me fallait sacrifier toute une journée à voyager. J'ai souvent parcouru plus de mille kilomètres à la recherche d'un hypothétique travail, par exemple de serveur. Souvent, l'esprit d'aventure me poussait vers des randonnées lointaines. Le hasard me faisait rencontrer un compagnon de route qui allait changer tout le cours de ma vie. Il arrivait que je me "vende" à lui, simplement parce que j'étais au bord du désespoir ; du moins j'en étais persuadé. Quelquefois j'obtenais l'emploi que j'étais venu chercher, mais sachant parfaitement que je serais incapable de l'assurer, je faisais demi-tour et repartais chez moi. Bien entendu, l'estomac toujours vide. Que j'arrive ou que je parte, c'était toujours le ventre creux. Voilà le second signe qui permet de distinguer un génie : le manque de nourriture. Premier signe : on n'a pas besoin de lui ; deuxième signe : il crève de faim ; troisième signe : il ne sait où reposer sa tête. À ces ennuis près, chacun sait bien qu'il mène la vie de château. Il est flemmard, veule, instable, perfide, menteur, voleur, nomade. Où qu'il traîne ses savates, ce ne sont que récriminations. Vraiment, un type impossible. Qui peut bien le fréquenter ? Personne, pas même lui.

Pourquoi insister sur ce qui est désagréable et discordant ? La vie d'un génie n'est pas toute de crasse et de misère. Chacun a ses ennuis, génie ou non. Oui, c'est vrai aussi. Et nul n'a plus conscience de cette vérité que l'homme de génie. De temps à autre, il se trouve un génie porteur d'un plan de salut pour le monde, ou du moins de régénération. On écarte en riant ces rêveurs insensés, car parfaits utopistes. « Noël sur terre ! », par exemple, hallucination de drogué ! Qu'il prouve d'abord qu'il est capable de se sauver lui-même, n'est-ce pas ? Comment pourrait-il sauver les autres s'il n'y parvient pas pour lui ? Réaction classique, irréfutable. Mais le génie est toujours mauvais élève. Il est né rêvant au Paradis et, qu'importe si cela semble fou, il ne cessera de lutter pour y parvenir. Il est incorrigible ; un récidiviste dans toute l'acception du terme. Il comprend le passé, il saisit l'avenir, mais le présent est dénué de sens pour lui. La réussite ne lui paraît pas aimable. Il méprise les récompenses, les bonnes occasions. Jamais content. Même si vous appréciez son travail, il ne pourra pas vous supporter. Il est déjà occupé ailleurs, il a changé de cap, sa fougue l'entraîne autre part. Que peut-on faire pour lui ? Comment le calmer ? C'est inutile, il est hors de portée, à la poursuite de l'impossible.

Cette vilaine image du génie est, à mon avis, assez exacte. Quoique forcément approximative, elle représente sans doute la situation de l'homme d'exception, même dans la société primitive. Car les primitifs eux aussi possèdent leurs inadaptés, leurs névrosés et leurs obsédés. Nous persistons, cependant, à croire que cet état ne durera pas, qu'un jour peut-être ce genre d'individus, non seulement trouvera sa place dans le monde, mais encore sera glorifié et respecté. Mais ça aussi, c'est peut-être un rêve de drogué. Il est possible qu'adaptation, harmonie, paix et communion soient des sortes de mirages qui nous abuseront toujours. Cependant, que nous ayons créé ces concepts, qu'ils aient pour nous un sens profond, prouve qu'ils sont réalisables. Ils peuvent bien avoir été conçus sans nécessité, mais notre désir les rendra réels. L'homme de génie vit généralement comme si ces rêves pouvaient s'accomplir. Il est trop plein de leur puissance pour parvenir à les matérialiser ; il est, en cela, semblable à ceux qu'un total dévouement fait refuser le nirvâna tant que l'humanité entière ne sera pas capable de l'atteindre avec eux.

« Les oiseaux d'or qui voltigent dans la pénombre de ses poèmes ! » D'où sont venus ces oiseaux d'or de Rimbaud ? Et où vont-ils ? Ce ne sont ni des colombes ni des vautours ; leur demeure est dans les sphères. Ce sont des messagers privés, éclos des ténèbres, et qui ont pris leur essor dans la lumière des illuminations. Ils rejettent toute comparaison avec les autres créatures de l'air et ne sont pas non plus des anges. Ce sont les oiseaux rares de l'esprit, les oiseaux migrateurs de soleil en soleil. Ils ne sont pas prisonniers des poèmes : ils s'en échappent, s'élèvent sur les ailes de l'extase et disparaissent dans les flammes.

Voué à l'extase, le poète est semblable à un magnifique oiseau sans nom, enlisé dans les cendres de la pensée. S'il réussit à se libérer, c'est pour, dans son essor, se sacrifier au soleil. Son rêve d'un monde rénové n'est que la réverbération des battements de son sang fiévreux. Il s'imagine qu'on va le suivre, mais il se retrouve tout seul en plein ciel. Seul, mais entouré de ses créations qui le soutiennent dans le suprême sacrifice. L'impossible est accompli ; le dialogue d'auteur à auteur est achevé. Et désormais, de siècle en siècle, le chant s'amplifie, réchauffe tous les cœurs, pénètre tous les esprits. La surface du monde est livrée à la mort ; mais le centre est du charbon ardent. Dans l'immense cœur solaire de l'univers, les oiseaux d'or chantent à l'unisson. Là, pour toujours, ce n'est qu'aurore, paix, harmonie et communion. Ce n'est pas en vain que l'homme regarde vers le soleil : il lui réclame lumière et chaleur, non pour le cadavre qu'il laissera un jour, mais pour son être intime. Son plus vif désir est de se consumer d'extase, d'unir sa petite flamme au feu central de l'univers. S'il donne des ailes aux anges afin qu'ils puissent lui apporter, de l'au-delà, des messages de paix, d'harmonie et de rayonnement, c'est uniquement pour entretenir ses propres rêves d'envol, pour affermir sa foi en un jour où, sur des ailes d'or, il se dépassera lui-même.

Toute création en vaut une autre ; en essence, elles se ressemblent toutes. La fraternité humaine consiste non à penser comme tout le monde, à agir comme tout le monde, mais à désirer la gloire pour la création. Le cantique de la création jaillit des ruines de l'effort terrestre. L'homme apparent s'évanouit pour faire place à l'oiseau d'or qui s'envole vers la divinité.

 

 

 

 

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1. Voir THE POWER WITHIN US, par Haniel Long (Duell, Sloan and Pearce, New York).

Ce livre a été traduit sous le titre LA MERVEILLEUSE AVENTURE DE CABEZA DE VACA par F.-J. Temple, P.-J. Oswald, 1970 (N.D.E.).

2. In THE BOOSTER, décembre 1937 - janvier 1938.

3. Voir l'article intitulé "Lettre aux Surréalistes de tous pays", In The Cosmological Eye, New Directions, New York.