IX

KRISHNAMURTI

 

 

Quelqu'un a dit un jour que « le monde n'a jamais connu ses plus grands hommes ». Si nous pouvions connaître leur vie et leur œuvre, nous aurions sans doute « une biographie de Dieu sur terre ».

Auprès des écrits inspirés, qui sont nombreux, les créations des poètes semblent pâles. D'abord viennent les dieux, puis les héros (qui incarnent le mythe), puis les mages et les prophètes et enfin les poètes. Le propos du poète est de recréer la splendeur et la magnificence du passé toujours renaissant. Le poète est sensible, de façon presque insoutenable, aux terribles privations dont souffre l'humanité. Pour lui, « la magie des mots » apporte quelque chose qui échappe totalement à l'homme ordinaire. À jamais prisonnier du royaume dont il est issu, sa province est de celles que l'homme ordinaire n'explore jamais et dont sa naissance même lui interdit l'accès. L'immortalité réservée au poète le récompense de son inébranlable allégeance à la Source où il puise son inspiration :

 

Écoute Pic de La Mirandole : « Au milieu du monde, le Créateur dit à Adam : "Je t'ai placé de façon que tu puisses plus facilement regarder autour de toi et voir tout ce qu'il y a dans la Création. J'ai fait de toi un être ni céleste ni terrestre, ni tout à fait mortel ni pleinement immortel, de façon que tu puisses être ton propre libérateur et ton propre vainqueur ; libre à toi de dégénérer jusqu'au rang de la bête et libre à toi de renaître à une existence divine..." »

 

N'est-ce pas là un résumé parfait de l'essence et du propos de l'existence humaine ? Le Créateur a placé l'homme au milieu du monde. Point de vue « anthropocentrique » disent nos tristes sages. Promenant leurs regards autour d'eux, ils ne voient que crasse. Pour eux la vie n'est qu'un conte dit par un idiot et dénué de sens. Si l'on suit jusqu'au bout leur pensée, la substance même de notre mère la Terre n'est que néant. Dépouillant le cosmos de toute spiritualité, ils ont finalement réussi à démolir le terrain même sur lequel ils se trouvent : la matière. Ils s'adressent à nous à travers un vide d'hypothèses et de conjectures. Ils ne comprendront jamais que « le monde est une forme généralisée de l'esprit, son image symbolique », comme dit Novalis. Bien qu'ils s'expriment comme si « chaque roc avait un conte écrit sur sa face tannée par les intempéries », ils se refusent à lire ce qui s'y trouve écrit ; ils veulent ajouter leurs ridicules histoires de création à des mythes et à des légendes solidement enracinés dans la vérité et dans la réalité. Ils calculent en années-lumières, en utilisant les signes et les symboles de leur caste de grands prêtres, mais ils s'inquiètent quand on affirme que voilà cent mille ans s'épanouissait une civilisation supérieure, due à des hommes supérieurs. Quand il s'agit de l'homme, les anciens lui ont accordé une plus grande antiquité, une plus grande intelligence et une plus grande compréhension que nos hommes de peu de foi dont une science prétentieuse vient encore aiguiser la vanité.

Tout cela pour dire que les livres que j'ai le plus de plaisir à lire sont ceux qui me mettent en rapport avec l'incroyable nature de l'être humain. Rien de ce qu'on attribue à la puissance ou à la gloire de l'homme n'est pour me surprendre. Je crois volontiers à tout ce qui concerne l'histoire de notre terre et des merveilles qu'elle comprend. Plus j'en viens à être dégoûté par ce qu'on appelle « l'histoire », plus j'ai haute opinion de l'homme. Si je me passionne pour l'existence des artistes, dans tous les domaines, je m'intéresse plus vivement encore à l'homme dans son ensemble. Dans ma brève expérience de lecteur du verbe imprimé, il m'a même été donné d'assister à des merveilles qui dépassent l'entendement. Même s'il ne s'agissait que des « imaginations » d'écrivains inspirés, leur réalité ne s'en trouve nullement atteinte. Nous sommes aujourd'hui sur le seuil d'un monde où rien de ce que les hommes osent penser ou croire n'est irréalisable (Les hommes ont déjà cru cela à certaines époques du passé, mais c'était seulement comme en rêve, et cela venait des profondeurs de l'inconscient.) On nous répète chaque jour, par exemple, que les esprits prosaïques et pratiques qui dirigent certains services du gouvernement travaillent sérieusement aux moyens d'atteindre la lune — et même des planètes plus éloignées — d'ici à cinquante ans. (Et ce n'est là qu'une estimation très modeste !) Ce qu'il y a derrière ces plans et ces projets, c'est une autre affaire. Est-ce que « nous » pensons à défendre la planète Terre ou à attaquer les habitants d'autres planètes ? Ou bien envisageons-nous d'abandonner ce monde où il n'y a pas, semble-t-il, de solution à nos maux ? Soyez assurés, quelle que soit la vraie raison, quelque audacieux que soient ces plans, que les motifs n'ont rien de noble.

Cet effort pour conquérir l'espace n'est cependant que l'un des nombreux rêves jusqu'alors impossibles dont nos hommes de science nous promettent la réalisation. Les lecteurs de quotidiens ou de magazines de vulgarisation scientifique peuvent discourir d'abondance sur ces questions, tout en ne connaissant eux-mêmes pour ainsi dire rien aux données scientifiques qui sont à la base de ces théories, plans et projets fantastiques et incroyables.

À la vie de Nicolas Flamel se trouve étroitement mêlée l'histoire du Livre d'Abraham le Juif. La découverte de ce livre et les efforts tentés pour en pénétrer le secret constituent un roman d'aventures de tout premier ordre.

 

En même temps, dit Maurice Magre1, qu'il (Flamel) apprenait le moyen de faire de l'or avec n'importe quelle matière, il avait acquis la sagesse de la mépriser avec son esprit.

 

Comme dans tout ouvrage concernant le fameux alchimiste, il y a dans celui-ci des passages étonnants et, si nous avions l'esprit plus ouvert à ce genre de connaissances, infiniment révélateurs. Je voudrais n'en citer qu'un paragraphe, quand ce ne serait que parce qu'il suggère justement le contraire de ce que je disais plus haut. Ce passage concerne deux éminents alchimistes du XVIIe siècle ; libre au lecteur, s'il le veut, de les considérer comme des « exceptions » :

 

Ils avaient vraisemblablement atteint l'état parfait de dépouillement humain, opéré la transmutation de leur âme. Ils participaient de leur vivant au monde spirituel. Ils avaient régénéré leur être, accompli la tâche de l'homme. Ils étaient deux lois nés. Ils se consacraient à aider leurs semblables et ils le taisaient de la façon la plus utile qui ne consiste pas à guérir les maux du corps ou à améliorer le bien-être physique des hommes. Ils pratiquaient le bien supérieur qui ne peut s'exercer que sur un petit nombre, mais qui s'exercera à la longue sur tous. Ils aidaient les esprits les plus élevés à atteindre le but qu'ils venaient eux-mêmes de franchir. Ils les cherchaient au cours de leurs voyages et dans les villes où ils passaient. Ils n'avaient pas d'école et d'enseignement régulier, parce que leur enseignement était à la limite de l'humain et du divin. Mais ils savaient que la parole versée à une certaine heure, dans une certaine âme, réalisait un progrès mille fois plus grand que celui qui peut résulter de la connaissance des bibliothèques, de la possession de la science humaine.

 

Les merveilles dont je parle sont de toute sorte. Il ne s'agit parfois que de pensées ou d'idées ; parfois de croyances ou de pratiques extraordinaires ; tantôt ce sont des recherches matérielles, et tantôt de purs exploits linguistiques ; parfois ce sont des systèmes ; des découvertes aussi ou des inventions ; ou bien l'on trouve le récit d'événements miraculeux ; il y a aussi des incarnations d'une sagesse, dont l'origine est suspecte ; des témoignages sur le fanatisme, la persécution, l'intolérance ; ces merveilles prennent quelquefois aussi la forme d'utopies ; ou encore s'expriment par des actes d'un héroïsme surhumain, des exploits d'une incroyable beauté ; et parfois aussi ce sont les chroniques de tout ce qui est monstrueux, maléfique et perverti.

Pour donner une idée de ce que j'entends par là, voici pèle-mêle une série de pierres de touche : Joachim de Floris, Gilles de Rais, Jacob Boehme, le marquis de Sade, l'I-Ching, le palais de Knossos, les Albigeois, Jean-Paul Richter, le Saint-Graal, Henrich Schliemann, Jeanne d'Arc, le comte de Saint-Germain, la Summa Theologica, le grand empire Uighur, Apollonius de Tyane, Mme Blavatsky, saint François d'Assise, la légende de Gilgamesh, Ramakrishna, Tombouctou, les Pyramides, le bouddhisme Zen, l'île de Pâques, les grandes cathédrales, Nostradamus, Paracelse, la sainte Bible, l'Atlantide et la Lémurie, les Thermopyles, Akhénaton, Cuzco, la Croisade des Enfants, Tristan et Iseult, Ur, l'Inquisition, Arabia Deserta, le roi Salomon, la Peste noire, Pythagore, Santos Dumont, Alice au pays des merveilles, Hermès Trismégiste, la fraternité blanche, la bombe atomique, Gautama le Bouddha.

Il est un nom que je n'ai pas cité et qui tranche sur tout ce qui est secret, suspect, confus, livresque et asservissant : Krishnamurti. Voilà un homme de notre temps dont on peut dire que c'est un maître de la réalité. Il est seul. Il a renoncé à plus de choses qu'aucun autre homme, à l'exception du Christ. Dans son essence, il est si facile à comprendre qu'on s'explique sans mal la confusion qu'ont provoquée ses propos clairs et directs, ses actions sans équivoque. Les hommes répugnent à accepter ce qu'ils atteignent facilement. Par une perversité plus profonde que toutes les ruses de Satan, l'homme refuse de reconnaître les droits que Dieu lui a conférés : il exige un intermédiaire pour assurer sa délivrance ou son salut ; il cherche des guides, des conseillers, des maîtres, des systèmes, des rituels. Il part en quête de solutions qui sont dans son cœur. Il place la science au-dessus de la sagesse, le pouvoir au-dessus de l'art du discernement. Mais surtout, il refuse de travailler à sa propre libération, en prétendant qu'il lui faut d'abord libérer « le monde ». Et pourtant, comme l'a souligné Krishnamurti à maintes reprises, le problème du monde est lié au problème de l'individu. La vérité est à jamais présente, l'éternité est là, aujourd'hui. Et le salut ? Qu'est-ce donc, ô homme, que tu veux sauver ? Ton moi mesquin ? Ton âme ? Ton identité ? Perds-la donc et tu te trouveras toi-même. Ne t'inquiète pas de Dieu : Dieu est assez grand pour s'occuper de ses affaires Lui-même. Cultive tes doutes, tente toutes les expériences, continue à désirer, tâche de ne pas plus oublier que de te souvenir, assimile ce que t'a apporté l'expérience.

Telle est, en gros, la doctrine de Krishnamurti. Ce doit être révoltant parfois de répondre à toutes les questions stupides et sans intérêt que les gens ne cessent de lui poser. « Émancipez-vous ! » supplie-t-il. Mais personne ne le fera, parce que personne n'en est capable. Cette voix qui vient du désert est, bien sûr, la voix d'un chef. Mais Krishnamurti a renoncé à ce rôle aussi.

Ce fut le livre de Carlo Suarès sur Krishnamurti2 qui me révéla ce phénomène dont notre époque était le témoin. Je l'ai lu pour la première fois à Paris et depuis lors, je l'ai relu souvent. Je n'ai lu aussi attentivement ni annoté aucun autre livre sinon l'Absolu collectif. Après des années de lutte et d'effort, j'ai découvert l'or.

Je ne crois pas que ce livre ait été traduit en anglais, et je ne sais d'ailleurs pas davantage ce qu'en pense Krishnamurti lui-même. Je n'ai jamais rencontré Krishnamurti, et pourtant il n'y a pas de contemporain que je serais plus honoré de connaître. Chose curieuse, il n'habite pas très loin de chez moi. Mais il me semble que cet homme a bien le droit de vivre tranquillement sa vie, sans être à la merci du premier visiteur venu, désireux de faire sa connaissance et d'obtenir de lui quelques miettes de sagesse. « Vous ne pourrez jamais me connaître », dit-il quelque part. C'est assez de savoir ce qu'il représente, ce qu'il incarne.

Ce livre de Carlo Suarès est inestimable. Il regorge de phrases de Krishnamurti, recueillies dans ses écrits et dans ses conférences. Toutes les phases de son évolution (jusqu'à l'année de publication du livre) y sont exposées, avec lucidité et vigueur. Suarès se tient discrètement à l'arrière-plan. Il a la sagesse de laisser la parole à Krishnamurti.

Le lecteur trouvera pages 116 à 119 du livre de Suarès le texte dont je donne ci-dessous la substance...

Après avoir longuement discuté avec Krishnamurti, un homme de Bombay lui dit : « Ce que tu affirmes pourrait amener la venue de surhommes, d'hommes capables de se gouverner eux-mêmes, d'instaurer l'ordre en eux-mêmes, d'hommes qui seraient maîtres absolus de leur âme. Mais qu'adviendra-t-il de l'homme qui est tout en bas de l'échelle, qui dépend d'une autorité extérieure, qui doit recourir à toute sorte de béquilles et qui est obligé de se soumettre à un code moral qui peut, en fait, ne pas lui convenir ? »

Et Krishnamurti de répondre : « Vois ce qui se passe dans le monde. Les forts, les violents, les puissants, les hommes qui usurpent le pouvoir sont au sommet ; en bas sont les faibles et les doux, qui se débattent et qui échouent. Pense par contraste à l'arbre, dont la force et la gloire dépendent de ses racines profondément enfouies ; dans le cas de l'arbre, le faite est couronné de feuilles délicates, de tendres pousses, de branches fragiles. Dans la société humaine, telle du moins qu'elle est constituée aujourd'hui, les forts et les puissants sont soutenus par les faibles. Alors que dans la nature ce sont les forts et les puissants qui supportent les faibles. Tant que tu persisteras à considérer chaque problème d'un point de vue perverti, tu accepteras l'état actuel des choses. Moi, je regarde le problème sous un angle différent... Comme tes convictions ne sont pas le fruit de tes méditations personnelles, tu répètes ce que te disent les autorités ; tu amasses des citations, tu dresses une autorité contre une autre, l'ancien contre le nouveau. Je n'ai rien à dire alors. Si tu envisages la vie d'un point de vue qui ne soit point déformé ni mutilé par l'autorité ni faussé par la science d'autrui, d'un point de vue personnel né de tes souffrances, de ta réflexion, de ta culture, de ton intelligence, de ton cœur, alors tu comprendras ce que je dis : « Car la méditation du cœur est l'entendement »... Personnellement, et j'espère que tu vas me comprendre, je n'ai point de croyance et je ne suis aucune tradition3. J'ai toujours eu cette attitude envers la vie. Étant donné que la vie varie de jour en jour, non seulement je n'ai que faire des croyances et des traditions, mais, si je devais me laisser enchaîner par elles, elles m'empêcheraient de comprendre la vie... Tu peux atteindre à la libération, où que tu sois et quelles que soient les circonstances, mais il te faut posséder la force du génie. Car le génie, au fond, c'est la faculté de se libérer soi-même des circonstances dont on est le prisonnier, la faculté d'échapper au cercle vicieux... Tu me diras peut-être : cette force-là, je ne l'ai pas. C'est exactement mon avis. Afin de découvrir ta propre force, le pouvoir qui est en toi, tu dois être prêt à affronter toute sorte d'expériences. Et c'est précisément ce que tu refuses de faire ! »

Voilà un langage dépouillé, révélateur et vibrant d'inspiration. Il perce les nues de la philosophie qui confondent notre pensée, il rebande les ressorts de l'action. Il jette bas les édifices branlants des gymnastes du verbe et déblaie le sol de leurs débris. Au lieu d'une course d'obstacles ou d'un piège à rats, il fait de la vie quotidienne une joyeuse poursuite. Dans une conversation avec son frère Théo, Van Gogh disait un jour : « Le Christ a été aussi infiniment grand parce qu'il n'y avait sur son chemin aucun meuble ni aucun accessoire dérisoire. » On a le même sentiment en ce qui concerne Krishnamurti. Rien ne l'arrête. Sa carrière, sans pareille dans l'histoire des chefs spirituels, me rappelle la fameuse épopée de Gilgamesh. Salué dès sa jeunesse comme le Sauveur, Krishnamurti a renoncé au rôle qu'on lui avait préparé, écarté tous ses disciples, repoussé tous les mentors et précepteurs. Il n'a prêché ni dogme nouveau ni foi nouvelle, il a tout mis en question, cultivé le doute (surtout dans ses moments d'exaltation) et, au prix d'efforts héroïques et constants, il s'est libéré de l'illusion et de l'enchantement, de l'orgueil, de la vanité, et de toute forme subtile de supériorité sur autrui. Il est allé chercher à la source même de la vie le soutien et l'inspiration. Pour résister aux pièges et aux ruses de ceux qui cherchaient à l'enchaîner et à l'exploiter, il fallait une vigilance jamais démentie. Il a, pour ainsi dire, libéré son âme du monde inférieur comme du monde supérieur, l'ouvrant ainsi « au paradis des héros ».

Est-ce nécessaire de définir cet état ?

Il y a dans les propos de Krishnamurti quelque chose qui rend parfaitement superflue la lecture de ses livres. Il y a aussi un autre fait plus frappant encore et que Suarès ne manque pas de souligner :

 

plus ses paroles sont claires, moins on comprend son message.

 

Krishnamurti a dit un jour :

 

J'entends être vague à dessein ; je pourrais parfaitement être explicite, mais telle n'est pas mon intention. Car dès l'instant qu'une chose est définie, elle est sans vie...

 

Non, Krishnamurti ne définit pas plus qu'il ne répond oui ou non. Il repousse qui l'interroge et le force à chercher en lui-même la réponse. Il répète inlassablement :

 

Je ne vous demande pas de croire ce que je dis... Je ne désire rien de vous, ni votre bonne opinion, ni votre accord, ni que vous me suiviez. Je ne vous demande pas de croire, mais de comprendre ce que je dis.

 

Collaborez avec la vie ! tel est son éternel conseil. De temps en temps il cingle les pharisiens. Qu'avez-vous accompli, leur demande-t-il, avec toutes vos belles paroles, vos slogans, vos étiquettes et vos livres ? Combien d'individus avez-vous rendus heureux, d'une façon non point éphémère mais durable ? Et ainsi de suite.

 

C'est une grande satisfaction de se décerner des titres, des noms, de s'isoler du monde et de s'estimer différent des autres ! Mais si tout ce que vous dites est vrai, avez-vous sauvé un seul de vos semblables du malheur et de la souffrance ?

 

Tous les faux-fuyants — sociaux, moraux, religieux — qui donnent l'illusion de secourir et d'aider les faibles pour qu'ils puissent être guidés et conduits vers une vie meilleure sont justement ce qui empêche les faibles de profiter d'une expérience directe de la vie. Au lieu de l'expérience brute et dépouillée, les hommes cherchent à se protéger et par là-même se mutilent. Ces artifices deviennent les instruments du pouvoir, de l'exploitation spirituelle et matérielle. (Telle est du moins l'interprétation de Suarès.)

Une des différences fondamentales entre un homme comme Krishnamurti et les artistes en général réside dans la conception qu'ils se font respectivement de leur rôle. Krishnamurti souligne qu'il y a une constante opposition entre le génie créateur de l'artiste et son ego. L'artiste s'imagine, dit-il, que c'est son ego qui est grand ou sublime. Cet ego veut utiliser à son profit le moment d'inspiration durant lequel il était en contact avec l'éternel, moment précisément où l'ego était absent et remplacé par le résidu de son expérience de la vie. C'est l'intuition, affirme-t-il, qui devrait être le seul guide. Quant aux poètes, musiciens, bref quant à tous les artistes, ils devraient tendre à l'anonymat, se détacher de leurs créations. Mais pour la plupart des artistes, c'est juste le contraire : ils tiennent à voir leur signature sur leurs créations. Et pourtant, tant que l'artiste se cramponnera à l'individualisme, il ne réussira jamais à donner à son inspiration ni à sa faculté créatrice un caractère permanent. La qualité ou la condition du génie n'est que la première phase de la délivrance.

Je ne suis pas traducteur : j'ai eu le plus grand mal à transcrire et à condenser les observations précédentes. Je ne veux pas tenter non plus de livrer l'ensemble de la pensée de Krishnamurti, telle qu'elle est révélée dans le livre de Carlo Suarès. J'ai été amené à parler de lui parce que, si solidement que Krishnamurti soit ancré dans la réalité, il a créé à son insu autour de sa personne un mythe, une légende. Les gens ne veulent tout simplement pas reconnaître qu'un homme qui s'est fait lui-même, un homme pur, droit et sincère, ne dissimule pas on ne sait quoi de plus complexe et de plus mystérieux. Tout en prétendant que leur plus ardent désir c'est de s'extirper des cruelles difficultés dans lesquelles ils se débattent, ils sont en fait ravis de rendre tout compliqué, obscur et susceptible de se réaliser seulement dans un lointain avenir. La dernière chose qu'ils veuillent bien admettre, c'est qu'ils ont eux-mêmes créé ces difficultés. La réalité, si un instant ils vont jusqu'à croire à son existence — dans la vie quotidienne — est toujours désignée comme la « dure » réalité. On en parle comme si elle s'opposait à la divine réalité ou, pourrait-on dire, à un paradis doux et secret. L'espoir que nous puissions un jour nous éveiller à une existence totalement différente de celle que nous connaissons chaque jour rend les hommes tout prêts à être les victimes de n'importe quelle forme de tyrannie et d'oppression. L'homme est abêti par l'espoir et par la crainte. Le mythe qu'il vit quotidiennement, c'est de pouvoir un jour s'évader de la prison qu'il s'est créé à son usage et qu'il attribue aux machinations d'autrui. Tout héros authentique a fait sienne la réalité. En se libérant, le héros fait exploser le mythe qui nous lie au passé et à l'avenir. C'est l'essence même du mythe : il voile çà et là le merveilleux.

Ce matin, j'ai découvert sur un rayon un autre livre sur Krishnamurti dont j'avais oublié que je le possédais. Il m'avait été offert par un ami à la veille d'un long voyage. J'avais rangé le livre sans jamais l'ouvrir. Ce préambule afin de remercier mon ami du grand service qu'il m'a rendu, et pour annoncer au lecteur qui ne connaît pas le français l'existence d'une autre excellente interprétation de la vie et de l'œuvre de Krishnamurti. Le livre s'intitule Krishnamurti (« L'homme est son propre libérateur ») par Ludowic Réhault, publié par Christopher Publishing House, Boston, 1939. Comme l'ouvrage de Suarès, il contient également d'abondantes citations puisées dans les écrits et dans les conférences de Krishnamurti. L'auteur, aujourd'hui décédé, appartenait à la Société théosophique,

 

dont je suis loin d'approuver les tendances, déclare-t-il dans la préface, mais dont je soutiens toujours fermement les grands principes de l'Évolution, de la Réincarnation et du Karma.

 

Puis vient cette déclaration :

 

Je tiens à informer mes lecteurs que je ne suis pas pour Krishnamurti : je suis avec lui.

 

Comme je ne connais pas d'homme vivant dont la pensée soit plus inspiratrice et plus fécondante, puisque je ne connais aucun homme vivant qui soit plus libre de préjugés de tout ordre, et comme je constate par expérience qu'il est perpétuellement mal interprété, mal compris, je considère comme important et tout à fait opportun, fût-ce au risque d'ennuyer le lecteur, de m'attarder un peu plus longtemps sur Krishnamurti. À Paris, où pour la première fois j'entendis prononcer son nom, j'avais un certain nombre d'amis qui parlaient sans cesse des « Maîtres ». Aucun d'eux, à ma connaissance, n'était membre d'un groupe ni d'une secte. C'étaient simplement des chercheurs en quête de la vérité. Et c'étaient tous des artistes. Les livres dont ils faisaient leur pâture m'étaient à l'époque tout à fait inconnus : je veux dire qu'ils lisaient Leadbeater, Steiner, Besant, Blavatsky, Mabel Collins et consorts. Bien mieux, en les entendant citer ces auteurs, il m'arrivait de leur rire au nez. (Je dois avouer qu'aujourd'hui encore le style de Rudolf Steiner pique mon sens du ridicule.) Dans le feu de la discussion, je me faisais parfois traiter de « fainéant spirituel ». Comme je ne suis pas de ceux dont on fait aisément un disciple, ces amis, tous des âmes ardentes, tous consumés du désir de convertir, me considéraient comme une terre à conquérir. Dans ma colère, je leur disais parfois de ne jamais revenir me voir, à moins d'être décidés à parler d'autre chose. Mais le jour suivant les trouvait à ma porte, comme si de rien n'était.

La seule qualité qu'ils avaient en commun, je dois le dire, c'était leur totale impuissance : ils étaient tout prêts à me sauver, mais ils étaient incapables de se sauver eux-mêmes. Il me faut avouer ici que ce dont ils parlaient, ce qu'ils citaient de leurs lectures, ce qu'ils s'efforçaient si bien de me faire connaître n'était pas aussi absurde ni aussi ridicule que je le croyais alors. Loin de là ! Mais ce qui m'empêchait de « voir les choses sous l'angle qui convenait » c'était, comme je l'ai dit, leur parfaite incapacité à profiter de la sagesse qu'ils étaient si disposés à prodiguer. J'étais impitoyable avec eux, ce que je n'ai jamais regretté. Je crois que mon attitude irréductible leur a peut-être fait du bien. Ce ne fut que quand ils eurent cessé de me harceler que je pus vraiment m'intéresser à « toutes ces bêtises ». (Si d'aventure certains d'entre eux lisent ces lignes, ils comprendront que malgré tout je demeure leur débiteur.) Mais il n'en demeure pas moins qu'ils faisaient exactement ce que « les Maîtres » désapprouvaient.

 

Peu importe, dit Krishnamurti, celui qui parle. Ce qui compte, c'est la pleine signification de ce qu'il dit.

 

Naturellement, comprendre toute la signification de ce qui était dit, l'assimiler, dépendait entièrement de l'individu. Je me souviens d'un professeur d'anglais en classe qui nous criait sans cesse : Tâchez d'assimiler ça ! C'était un homme fat et gonflé de prétentions, un véritable âne bâté s'il en fût jamais. S'il avait seulement « assimilé » le centième de ce qu'il nous avait lu et si pompeusement recommandé de noter, il aurait vraiment enseigné la littérature anglaise : il aurait été un auteur, ou bien, s'il avait été sincèrement humble, en vrai maître, en mentor, en guide, il nous aurait inspiré l'amour de la littérature, ce qui n'était certainement pas son cas !

Mais revenons aux « Maîtres »... Dans l'International Star Bulletin de novembre 1929, on cite ces propos de Krishnamurti :

 

Vous tous, vous vous intéressez passionnément aux Maîtres, vous vous demandez s'ils existent ou non, et quelle est mon opinion à leur égard. Je vais vous la dire. Pour moi, peu importe en vérité qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas, car quand vous devez vous rendre à la gare, par exemple, il y a des gens devant vous, des gens qui se trouvent plus près de la gare, des gens qui sont partis plus tôt. Qu'est-ce qui compte le plus : d'arriver à la gare ou bien de vous asseoir et d'adorer l'homme qui est avant vous ?

 

Dans son livre sur Krishnamurti, Réhault fait remarquer que le point de vue de Krishnamurti sur « les Maîtres » n'a jamais varié. Ce qui avait changé, c'était

 

son opinion sur ceux qui recherchent les Maîtres et les invoquent à tout propos et hors de propos avec une familiarité ridicule et déplacée.

 

Il cite une déclaration antérieure (1925) de Krishnamurti :

 

Nous croyons tous que les Maîtres existent, qu'ils sont quelque part et qu'ils s'inquiètent de nous, mais cette croyance n'est pas assez vivante, pas assez réelle pour nous faire changer. Le but de l'évolution est de nous rendre semblables aux Maîtres qui sont l'apothéose, la perfection de l'humanité. Comme je l'ai dit, les Maîtres sont une réalité. Du moins pour moi.

 

L'extraordinaire logique qui caractérise ces allusions apparemment contradictoires aux « Maîtres » est typique de l'attitude toujours en évolution de Krishnamurti devant la vie. Il insiste d'abord sur l'existence des Maîtres avant de mettre l'accent sur le pourquoi de leur existence, et cela démontre assez sa vigilance, ses inlassables efforts pour atteindre l'essentiel de toute chose.

 

Pourquoi vous souciez-vous des Maîtres ? L'essentiel est que vous soyez libres et forts et vous ne pourrez jamais être libres ni forts si vous êtes les disciples d'autrui, s'il vous faut des gurus, des médiateurs, des Maîtres auprès de vous. Vous ne pourrez pas être libres ni forts si vous faites de moi votre Maître, votre guru. Je ne veux pas de cela...

 

Quelques mois seulement après avoir fait cette déclaration sans équivoque (avril 1930) et pressé de répondre à la question : « Existe-t-il des Grands Adeptes, des Maîtres ? », il répond :

 

La question pour moi est sans importance. Elle ne m'intéresse pas... Je ne cherche pas de faux-fuyants... Je ne nie pas leur existence. Dans l'évolution, il doit y avoir une différence entre les sauvages et les êtres plus cultivés. Mais quel intérêt cela présente-t-il pour l'homme détenu entre les murs d'une prison ?... Je serais fou de nier la gamme des expériences qui constitue ce que vous appelez l'évolution. Vous vous préoccupez plus de l'homme qui est devant vous que de vous-mêmes. Vous êtes prêts à adorer un être lointain, et non pas vous-mêmes ni votre voisin. Il existe peut-être de Grands Adeptes, des Maîtres, je ne le nie pas, mais je ne puis comprendre quel intérêt ils présentent pour vous en tant qu'individu.

 

Quelques années plus tard, il affirma, paraît-il :

 

Ne désirez pas le bonheur. Ne recherchez pas la vérité. Ne cherchez pas la raison dernière.

 

Sauf pour les chicaneurs et les falsificateurs, cette déclaration n'est pas en désaccord avec la position qu'il a toujours prise.

 

Vous recherchez la vérité, répète-t-il, comme si c'était l'opposé de ce que vous êtes.

 

Si des paroles aussi claires, aussi nettes n'éveillent pas les esprits, autant vaut alors renoncer tout de suite.

L'homme est son propre libérateur ! N'est-ce pas l'ultime enseignement ? Cette vérité a été professée maintes et maintes fois et aussi souvent démontrée par les grandes figures de l'humanité. Les Maîtres ? Sans doute. Les hommes qui ont épousé la vie, et non point des principes, des lois, des dogmes, des morales, des croyances.

 

Les professeurs dignes de ce nom n'édictent point de lois, ils ne cherchent qu'à libérer l'homme. (Krishnamurti.)

 

Ce qui distingue Krishnamurti, même des grands prophètes d'antan et des figures exemplaires, c'est son absolu dépouillement. Le seul rôle qu'il se permette de jouer c'est le sien, celui d'un être humain. Vêtu seulement de la fragilité de sa chair, il ne s'appuie que sur l'esprit qui ne fait qu'un avec la chair. S'il a une mission, c'est de dépouiller les hommes de leurs illusions, bonnes ou mauvaises, de jeter bas les appuis trompeurs des idéaux, des croyances, des fétiches, les béquilles de tout ordre, et de rendre ainsi à l'homme toute la majesté, toute la puissance de son humanité. On l'a souvent appelé « le Professeur du monde ». S'il est un homme vivant qui mérite ce titre, c'est bien lui. Mais à mes yeux ce qui importe c'est que Krishnamurti s'impose à nous, non comme professeur, non comme Maître, mais comme homme.

 

Découvre toi-même, dit-il, quels sont les possessions et les idéaux que tu ne désires pas. En sachant ce que tu ne veux pas, par élimination, tu délivreras ton esprit d'un fardeau, et tu comprendras alors l'essentiel qui se trouve à jamais là.

 

 

 

 

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1. Maurice Magre, Magiciens et Illuminés, Fasquelle, Paris, 1930.

2. Krishnamurti, Éditions Adyar, Paris, 1932. Ce livre a été refondu sous un nouveau titre Krishnamurti et l'unité humaine, Le Cercle du Livre, Paris, 1950.

3. Les italiques sont de moi.