III
BLAISE CENDRARS
Cendrars a été le premier écrivain français à venir me voir durant mon séjour à Paris1, et le dernier homme que j'ai vu en quittant Paris. Je n'avais que quelques minutes avant de prendre le train pour Rocamadour, et je buvais un dernier verre à la terrasse de mon hôtel près de la Porte d'Orléans quand Cendrars apparut. Rien n'aurait pu me donner une plus grande joie que cette visite inattendue de dernière minute. Je lui confiai en quelques mots mon projet de visiter la Grèce. Puis je me calai dans mon fauteuil pour savourer la musique de sa voix sonore qui m'a toujours paru sortir d'un orgue. Dans ces quelques instants d'adieux, Cendrars réussit à me prodiguer un monde d'informations et tout cela avec la même chaleur et la même tendresse qui imprègnent tous ses livres. Comme le sol même qui s'étendait sous nos pieds, ses pensées étaient sillonnées d'un réseau d'innombrables conduits souterrains. Je le laissai là en manches de chemise, sans me douter un instant que des années s'écouleraient avant que j'entendisse de nouveau parler de lui, sans m'imaginer que c'était peut-être la dernière fois que je voyais Paris.
J'avais lu tout ce qui de l'œuvre de Cendrars avait été traduit en anglais. Autant dire rien. Mon premier contact avec lui dans sa langue maternelle, je l'eus à une époque où ma connaissance du français était encore approximative. Je commençai par Moravagine, un livre rien moins que facile à lire pour qui ne sait guère de français. Je le lus lentement, avec un dictionnaire à portée de la main, d'un café à l'autre. Je le commençai au Café de la Liberté, au coin de la rue de la Gaieté et du boulevard Edgar-Quinet. Je m'en souviens très bien. Si jamais Cendrars lit ces lignes, peut-être sera-t-il content, ému aussi, de savoir que c'est dans ce petit bistro que j'ai ouvert pour la première fois son livre.
Moravagine devait être le second ou le troisième livre que j'essayais de lire en français. Je l'ai relu l'autre jour, après un intervalle de quelque dix-huit ans. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que des passages entiers en étaient demeurés gravés dans ma mémoire ! Et moi qui croyais que mon français d'alors était nul ! Voici un des passages dont je me souviens aussi nettement que le jour où je l'ai lu pour la première fois. C'est en haut de la page 77 (Éditions Grasset, 1926).
Je vous parle de choses qui m'apportèrent quelque soulagement au début. Il y avait aussi l'eau des w.-c. qui bouillonnait à intervalles réguliers dans les tuyaux... Un désespoir sans borne m'envahissait.
(Cela vous rappelle-t-il quelque chose, mon cher Cendrars ?)
Je pense aussitôt à deux autres passages, dont le souvenir est encore plus vif ; ils sont extraits d'Une Nuit dans la forêt (Éditions du Verseau, Lausanne, 1929) que je lus environ trois ans plus tard. Je ne les cite pas pour faire étalage de ma mémoire, mais pour révéler un aspect de Cendrars dont ses lecteurs anglais et américains ne soupçonnent probablement pas l'existence.
1. Moi, l'homme le plus libre du monde, je reconnais que l'on est toujours lié par quelque chose et que la liberté, l'indépendance n'existent pas, et je me méprise autant que je peux, tout en me réjouissant de mon impuissance.
2. De plus en plus je me rends compte que j'ai toujours pratiqué la vie contemplative. Je suis une espèce de brahmane à rebours qui se contemple dans l'agitation, qui s'entraîne et qui méprise la vie de toutes ses forces. Ou le boxeur et son ombre, déchaîné et de sang-froid qui tape dans le vide et s'étudie. Quelle virtuosité, quelle science, quel équilibre, quel calme dans l'accélération ! Après, il faudra savoir encaisser les coups avec la même tranquillité. Moi, je sais encaisser, et c'est avec sérénité que je me féconde et que je me détruis, bref que j'agis dans le monde, et non pas tant pour jouir que pour faire jouir (ce sont les réflexes des autres qui m'amusent, pas les miens).
La sérénité ne peut être atteinte que par un esprit désespéré, et pour être désespéré il faut avoir beaucoup vécu et aimer encore le monde2.
Ces deux derniers passages ont sans doute été cités bien des fois déjà et le seront encore souvent. Ils sont mémorables et bien de leur auteur. Ceux qui ne connaissent que l'Or, Panama et Transsibérien, et le lecteur américain n'a guère eu l'occasion d'en connaître davantage, peuvent s'étonner à lire ces deux citations que cet auteur n'ait pas été plus amplement traduit. Longtemps avant que j'aie voulu rendre Cendrars plus familier au public américain (et, pourquoi ne pas ajouter au monde entier), John Dos Passos avait traduit et illustré d'aquarelles Panama ou les Aventures de mes sept oncles3.
Ce qu'il importe avant tout de savoir pourtant au sujet de Blaise Cendrars, c'est qu'il est un homme aux multiples visages. Il est aussi l'homme aux multiples livres, aux multiples sortes de livres, et j'entends par là non pas les « bons » et les « mauvais » mais des livres si différents les uns des autres qu'il donne l'impression d'évoluer dans toutes les directions à la fois. C'est assurément un homme évolué. Et un écrivain évolué.
Sa vie même est un conte des Mille et Une Nuits. Et ce personnage qui a mené une vie hors dimension est aussi un rat de bibliothèque. Le plus grégaire des hommes et pourtant un solitaire. (« Ô mes solitudes ! ») Un homme à l'intuition profonde et à la logique invincible. La logique de la vie. La vie d'abord et avant tout. La Vie avec un V majuscule. C'est cela, Cendrars.
Suivre sa carrière depuis le jour où, à quinze ou seize ans, il s'enfuit de la maison paternelle à Neufchâtel, jusqu'au temps de l'occupation où il se terre à Aix-en-Provence et s'impose une longue période de silence, c'est vouloir braver le vertige. L'itinéraire de ses vagabondages est plus difficile à reconstituer que celui de Marco Polo dont il semble, d'ailleurs, avoir maintes fois croisé et recroisé les pas. Une des raisons de la prodigieuse fascination qu'il exerce sur moi, c'est la similitude entre ses pérégrinations, ses aventures et celles que j'associe dans mon souvenir avec Sindbad le Marin ou Aladin et la Lampe merveilleuse. Les extraordinaires épreuves qu'il impose aux personnages de ses livres et qu'il a souvent connues lui-même ont de la légende toutes les caractéristiques et aussi l'authenticité. Lui qui a le culte de la vie et de la vérité de la vie, il est de tous les auteurs modernes celui qui a été le plus près de nous révéler la source commune du verbe et de l'action. Il redonne à la vie contemporaine les caractères de l'héroïque et du fabuleux. Ses aventures l'ont conduit aux quatre coins de la terre et particulièrement dans les régions réputées dangereuses et inaccessibles. (Il faut lire surtout ses premiers souvenirs pour apprécier la véracité de cette affirmation.) Il a fréquenté toutes sortes de gens, et même des bandits, des assassins, des révolutionnaires et autres fanatiques de tout poil. À l'en croire, il n'a pas essayé moins de trente-six métiers, mais comme Balzac, il donne l'impression de les connaître tous. Il a, par exemple, été jongleur — dans un music-hall anglais — en même temps que Chaplin y faisait ses débuts ; il a été marchand de perles et contrebandier ; il a possédé une plantation en Amérique du Sud, où il a fait coup sur coup trois fortunes qu'il a perdues plus rapidement encore. Mais il faut lire le récit de sa vie ! Et savoir lire entre les lignes.
Oui, il a exploré et fouillé les faits et gestes des hommes. Et, pour ce faire, il s'est planté au milieu de la vie, en partageant le sort de ses semblables. Quel magnifique et scrupuleux reporter il fait, lui qui refuserait de se laisser appeler « étudiant de la vie ». Il a la faculté de se procurer la matière de ses « papiers » par une sorte d'osmose ; rien chez lui ne semble jamais procéder de la recherche systématique. C'est pour cela sans doute que sa propre histoire se trouve toujours mêlée à celle d'autrui. Bien sûr, il possède l'art de distiller, mais ce qui l'intéresse avant tout c'est la nature alchimique de toute relation humaine. Cette éternelle quête de la pierre philosophale lui permet de révéler les hommes à eux-mêmes et au monde ; cela l'amène à porter aux nues les vertus des hommes, à nous faire admettre leurs défauts et leurs faiblesses, à nous faire mieux connaître et mieux respecter ce qui est essentiellement humain, à aimer plus profondément, à comprendre mieux le monde. Il est le « reporter » par excellence, car il combine les dons du poète, du sage et du prophète. Grand innovateur et initiateur dans tant de domaines, toujours le premier à porter témoignage, il nous a révélé les vrais pionniers, les vrais aventuriers, les authentiques découvreurs parmi nos contemporains. Plus qu'aucun autre écrivain auquel je puisse penser, il nous a rendu cher « le bel aujourd'hui ».
Tout en se déployant dans mille directions, il a toujours trouvé le temps de lire. Au cours de ses longs voyages, dans les profondeurs de l'Amazonie, au milieu des déserts (j'imagine qu'il les connaît tous, ceux de la terre et ceux de l'esprit), au cœur de la jungle, dans les pampas immenses, à bord des trains, des tramways, des wagons de marchandises ou des grands paquebots, dans les grands musées et bibliothèques d'Europe, d'Asie et d'Afrique, il s'est enterré parmi les livres, il a mis les archives au pillage, il a photographié des documents rares et, qui sait ma foi s'il n'a pas aussi volé des livres inestimables, des manuscrits précieux, des documents de toute sorte : pourquoi pas, quand on connaît son énorme appétit pour le rare, le curieux, l'interdit ?
Il nous a raconté dans un de ses récents livres comment les Allemands (les Boches !) ont détruit ou pillé, je ne me rappelle plus, sa précieuse bibliothèque, précieuse pour un homme comme Cendrars qui aime à donner les renseignements les plus détaillés quand il cite un passage d'un de ses livres favoris. Dieu merci, sa mémoire est encore alerte et fonctionne comme une machine bien réglée. Une mémoire incroyable, comme en témoigneront ceux qui ont lu ses tout derniers ouvrages : la Main coupée, l'Homme foudroyé, Bourlinguer, le Lotissement du Ciel, la Banlieue de Paris.
À côté de cela — avec Cendrars on dirait toujours que tout ce qu'il a fait, c'était du travail en marge — il a traduit les œuvres d'autres écrivains, notamment l'auteur portugais, Ferreira de Castro (Forêt vierge) et notre Al Jennings, le grand hors-la-loi et ami de cœur d'O. Henry4. Quelle merveilleuse traduction que ce Hors-la-loi qui s'intitule en anglais Through the Shadows with O. Henry. Il y a une sorte de collaboration secrète entre Cendrars et l'être le plus intime d'Al Jennings. Pendant tout le temps qu'il y travaillait, Cendrars n'a pas une fois rencontré Jennings, pas plus qu'il n'a correspondu avec lui. (Encore un titre, je dois le dire en passant, que nos éditeurs de livres de poche ont négligé. Il y a une fortune à faire avec un ouvrage comme celui-là et ce serait réconfortant de penser que cette fortune irait emplir la poche d'Al Jennings.)
Un des aspects les plus fascinants du caractère de Cendrars, c'est sa faculté d'adaptation qui lui permet de collaborer avec un autre artiste. Imaginez-le, peu après la guerre de 1914-1918, dirigeant les éditions de la Sirène ! Quelle belle occasion ! Nous lui devons une édition des Chants de Maldoror, la première depuis l'édition originale publiée hors commerce par l'auteur en 1868. Comme il se montrait innovateur dans tous les domaines, toujours méticuleux, scrupuleux et exigeant, tout ce qu'il a publié à la Sirène fait maintenant le bonheur des bibliophiles. Outre ce don de collaborer avec autrui, il a une autre qualité qui va de pair avec celle-là : c'est l'art ou la grâce de savoir faire le premier pas. Qu'il s'agisse d'un criminel, d'un saint, d'un homme de génie, d'un débutant qui promet, Cendrars est toujours le premier à aller le voir, le premier à proclamer ses mérites, le premier à lui apporter l'aide dont l'autre a le plus grand besoin. La chaleur dont je fais montre ici a sa justification. Aucun écrivain ne m'a jamais fait honneur plus insigne que ce cher Blaise Cendrars qui, peu de temps après la publication de Tropique du Cancer, a frappé un beau jour à ma porte pour me tendre la main de l'amitié. Je ne puis oublier non plus la première éloquente et affectueuse critique du livre qui parut sous sa signature dans Orbes quelque temps après. (Ou bien peut-être était-ce avant qu'il vînt à mon studio de la villa Seurat.)
Il m'est arrivé en lisant Cendrars — et je ne suis pas coutumier du fait — de reposer le livre pour pouvoir me tordre les mains de joie ou de tristesse, d'angoisse ou de désespoir. Cendrars s'est maintes fois dressé sur mon chemin, aussi implacable qu'un tueur qui vous presse le canon de son revolver contre l'épine dorsale. Certes, il m'arrive souvent d'être emporté par l'enthousiasme en lisant une œuvre. Mais je veux parler ici de quelque chose d'autre que l'exaltation. Je parle d'une sensation au sein de laquelle toutes nos émotions viennent se fondre et se mêler. Je veux dire les coups qui vous laissent k.-o. Cendrars m'a mis k.-o. Non pas une fois, mais souvent. Et pourtant, je sais encaisser ! Oui, mon cher Cendrars, non seulement vous m'avez arrêté, mais vous avez arrêté la pendule. Il m'a fallu des jours, des semaines, parfois des mois, pour me remettre de ces assauts avec vous. Des années plus tard, je peux encore toucher de la main le point où le coup a frappé et sentir la cuisson de la vieille blessure. Vous m'avez meurtri et couvert de bleus ; vous m'avez laissé marqué de cicatrices, ahuri, assommé. Ce qu'il y a de curieux, c'est que mieux je vous connais — par vos livres — plus je deviens sensible. On dirait que vous avez tracé sur moi le signe magique. J'arrive, le menton en avant, « pour écoper ». Je vous sers de punching-ball, comme je l'ai souvent dit. Et c'est parce que je crois n'être pas le seul dans ce cas, parce que je voudrais faire partager à d'autres cette expérience peu banale, que je continue à dire un petit mot gentil sur vous, partout où je le peux, chaque fois que je le peux.
J'ai dit imprudemment : « Mieux je vous connais. » Mais, mon cher Cendrars, je ne vous connaîtrai jamais, pas comme je connais les autres hommes en tout cas, j'en suis persuadé. Vous aurez beau vous révéler largement, jamais je ne connaîtrai le fond de votre âme. Je doute que personne y parvienne jamais, et ce n'est pas la vanité qui me pousse à dire cela. Vous êtes aussi inscrutable qu'un Bouddha. Vous inspirez les autres, vous leur révélez des mystères, mais vous ne vous livrez jamais tout à fait. Non, quand on vous rencontre, que ce soit en chair et en os ou par le truchement d'un livre, vous donnez l'impression d'avoir donné tout ce que l'on peut donner. Vous êtes d'ailleurs un des rares hommes que je connaisse qui, dans leur œuvre comme dans leurs actes, prodiguent ce « surplus » qui représente tout pour nous. Vous donnez tout ce qui peut être donné. Ce n'est pas votre faute si le fond même de votre âme échappe à toute analyse. C'est la loi de votre être. Nul doute qu'il n'existe des hommes moins curieux, moins tenaces, moins obstinés, pour qui ces remarques sont sans signification. Mais vous avez porté notre sensibilité à un tel niveau de raffinement, vous avez tellement élargi notre conscience, si profondément creusé notre amour des hommes et des femmes, des livres, de la nature, des mille et une choses de la vie que seul un de vos interminables paragraphes pourrait énumérer, que vous avez éveillé en nous le désir de vous connaître de fond en comble. Quand je vous lis ou que je vous parle, je me rends compte que vous êtes toujours en alerte : vous ne vous contentez pas d'être assis dans un fauteuil dans une pièce dans une ville dans un pays, à nous raconter ce qui vous passe par la tête ; vous faites parler le fauteuil et vibrer la pièce du tumulte de la ville dont la vie se nourrit de la cohue d'une nation tout entière dont l'histoire et la vie se confondent avec les vôtres, et à mesure que vous parlez ou que vous écrivez, tous ces éléments créateurs, images et faits, pénètrent parmi vos pensées et vos sentiments, tissant une toile que l'araignée qui est en vous ne cesse d'agrandir et qui s'étend à nous, vos auditeurs, jusqu'à ce que la création tout entière y soit impliquée, et que nous, vous, eux, tout y ait perdu son identité et pris une signification neuve, un nouveau départ.
Avant de poursuivre, il y a deux ouvrages sur Cendrars que j'aimerais recommander à tous ceux désireux d'en savoir plus long à son propos. Tous deux s'intitulent Blaise Cendrars. L'un est l'œuvre de Jacques-Henry Levesque (Éditions de la Nouvelle Critique, Paris, 1947), l'autre de Louis Parrot (Éditions Pierre Seghers, Paris, 1948) achevé sur le lit de mort de l'auteur. L'un et l'autre contiennent des indications bibliographiques, des extraits des œuvres de Cendrars et un grand nombre de photographies prises à diverses époques de sa vie. Ceux qui ne savent pas le français peuvent glaner bien des renseignements sur ce personnage énigmatique, rien qu'à regarder les photographies. (Il est étonnant de voir quel piquant, quelle vitalité les éditeurs français confèrent à leurs publications en y insérant des reproductions de vieilles photographies. Seghers, dans ce domaine, est allé très loin. Dans sa série de petits livres carrés, intitulée Poètes d'aujourd'hui, il nous a donné une véritable galerie de portraits contemporains et quasi contemporains.)
Oui, on peut apprendre bien des choses sur Cendrars en étudiant seulement sa physionomie. Il a sans doute été photographié plus que n'importe quel autre écrivain moderne. En outre, on a de lui un grand nombre de portraits et de croquis faits par des artistes célèbres comme Modigliani, Apollinaire, Léger. Feuilletez les pages des deux livres que je viens de citer : celui de Lévesque et celui de Parrot ; regardez bien cette « gueule » dont Cendrars a présenté au monde les mille aspects. Certains vous tireront des larmes ; d'autres sont presque hallucinants. Il y a une photo de lui en uniforme du temps qu'il était caporal à la Légion étrangère. Sa main gauche, tenant un mégot qui lui brûle les doigts, sort de sous sa capote ; c'est une main si expressive, si éloquente que même si vous ne connaissez pas l'histoire de son bras amputé cette image ne manquera pas de vous la conter. C'est avec cette main puissante et sensible qu'il a écrit la plupart de ses livres, signé d'innombrables lettres et cartes postales ; elle lui a servi aussi à se raser, à se laver, à piloter sur les terrains les plus accidentés son Alfa-Roméo ; c'est avec cette main gauche qu'il s'est frayé un chemin à travers les jungles, qu'il s'est sorti indemne de maintes bagarres, qu'il s'est défendu, qu'il a tiré sur des hommes et sur des bêtes, qu'il a donné des claques dans le dos de ses copains, qu'il a cordialement serré la main d'un ami longtemps perdu, qu'il a caressé les femmes et les animaux qu'il a aimés. Il y a une autre photo de lui prise en 1921, quand il travaillait avec Abel Gance au film la Roue, l'éternelle cigarette collée au coin des lèvres, une dent manquante et coiffé d'une énorme casquette à carreaux dont la visière gigantesque lui pendait au-dessus d'une oreille. Il a l'expression d'un personnage de Dostoïevsky. Sur la page d'en face se trouve une photo prise par Raymone en 1924, quand il écrivait l'Or. Il est planté les jambes écartées, la main gauche dans la poche de son large pantalon, un mégot au bec comme toujours. Sur cette photo, il a l'air d'un jeune coq de village d'origine slave. Une lueur de défi brille dans son regard, un air de bravade franche et joyeuse. « Va te faire voir, mon vieux, je me sens en pleine forme... et toi ? » Voilà ce que semble dire son regard. Une autre, sur laquelle il figure avec Lévesque au Tremblay-sur-Marne, en 1926, le montre dans la force de l'âge. Sur ce cliché, il semble à l'apogée de sa forme physique ; il respire la santé, la joie, la vitalité. En 1928, nous avons la photo qui a été reproduite à des milliers d'exemplaires. C'est le Cendrars de la période sud-américaine, l'air svelte, presque élancé, bien habillé, le chef couronné d'un superbe chapeau mou, au bord relevé. Ses yeux brillent d'un éclat lointain et brûlant, comme s'il revenait juste de l'Antarctique. Je crois qu'il était en train d'écrire alors ou qu'il venait de terminer Dan Yack, dont la première partie (le Plan de l'Aiguille) vient seulement d'être traduite en anglais sous le titre d'Antarctic Fugue. Mais c'est en 1944 que nous retrouvons l'image du vieux légionnaire, sur la photo prise par Chardon à Cavaillon. Il me rappelle sur ce cliché le Victor Mac Laglen du Mouchard. C'est la période de l'Homme foudroyé, à mes yeux une de ses œuvres maîtresses. Là il est l'homme de la terre, l'homme complet aux couches multiples : débardeur, vagabond, clochard, mendiant, barman, garde du corps, aventurier, marin, soldat, dur à cuire, l'homme de mille et une amères expériences, qui n'a jamais succombé mais n'a fait que mûrir et s'épanouir. Un homme, quoi ! Il y a encore deux photos prises en 1948, à Aix-en-Provence, qui nous donnent de lui une image tendre et touchante. Sur l'une, il est accoudé à une barrière et entouré de tous les gosses du voisinage. Sur l'autre on le voit marcher dans une vieille rue noyée d'ombre et délicieusement tortueuse. Il a l'air songeur, sinon triste. C'est une belle photo, qui rend bien l'atmosphère du Midi. On l'accompagne dans sa promenade pensive, et l'on demeure silencieux devant les pensées insaisissables qui l'enveloppent... Je dois me retenir. Je pourrais continuer indéfiniment à discourir sur les aspects « physiognomoniques » de Cendrars. Il a une bouille qu'on ne peut pas oublier. Il a un visage humain, voilà. Humain, comme les visages chinois, égyptiens, crétois, étrusques.
On a dit bien des choses contre cet écrivain... qu'il avait un style cinématographique, qu'il recherchait le sensationnel, qu'il exagérait et déformait à outrance, qu'il était prolixe et verbeux, qu'il n'a aucun sens de la forme, qu'il est trop réaliste ou au contraire que ses récits sont trop incroyables et ainsi de suite. Bien sûr, il y a dans ces accusations un grain de vérité, mais ne l'oublions pas : seulement un grain ! Elles réfléchissent les vues de la critique aux ordres, de l'académisme, du romancier raté. Mais à supposer même que pour un instant nous les acceptions sans discuter, ces critiques tiennent-elles debout ? Prenez, par exemple, sa technique trop proche, dit-on, de celle du cinéma. Eh bien, ne vivons-nous pas à l'âge du cinéma ? Cette période de l'histoire n'est-elle pas plus fantastique, plus « incroyable » que le simulacre que nous en voyons se dérouler sur les écrans ? Quant à son goût du sensationnel... avons-nous oublié Gilles de Rais, le marquis de Sade, les Mémoires de Casanova ? Pour l'hyperbole... et Pindare ? Pour la prolixité et la verbosité, que dire de Jules Romains ou de Marcel Proust ? Pour l'exagération et la déformation, que dire de Rabelais, Swift et Céline, pour citer une étrange trinité ? Quant au reproche qu'on lui fait de ne pas se soucier de la forme, ce baudet qui passe son temps à ruer dans les colonnes des revues littéraires, n'ai-je pas entendu des Européens cultivés s'extasier sur le style « végétal » des temples hindous, dont les façades sont hérissées d'une débauche de formes humaines, animales et autres ? Ne les ai-je pas vus considérer d'un œil dédaigneux les étonnantes efflorescences brodées sur les rouleaux thibétains ? Pas de goût, hein ? Pas de sens des proportions ? Pas de contrôle ? C'est ça. De la mesure avant tout ! Ces crétins cultivés oublient que leurs maîtres bien-aimés, les Grecs, travaillaient avec des blocs cyclopéens, qu'ils créaient des monstruosités aussi bien que des apothéoses d'harmonie, de grâce, de forme et d'esprit ; ils oublient sans doute que la sculpture cycladique de la Grèce surpassait en abstraction et en simplification tout ce qu'ont jamais tenté Brancusi ou ses disciples. La mythologie même de ces adorateurs de la beauté, qui ont pour devise « Rien d'extrême » révèle assez l'aspect « monstrueux » de leur nature.
Oui, Cendrars est plein d'excroissances. Il y a des passages qui jaillissent du corps de son texte comme des tumeurs grandioses. Il y a des détours, des parenthèses, des digressions, qui sont l'embryon, la substance future de livres à venir. Il y a partout une floraison désordonnée et aussi dans tous ses livres un immense gaspillage de matériel. Cendrars ne se limite pas plus qu'il ne s'épuise tout à fait. Quand le moment vient de se laisser aller, il se laisse aller. Quand mieux vaut être bref, il est bref et va droit au but, comme la pointe d'une dague. Je trouve que ses livres reflètent son manque d'habitudes fixes, ou plutôt sa faculté de rompre avec une habitude. (C'est un signe de réelle émancipation !) Dans ces paragraphes gonflés, qui font penser à une mer houleuse et qui déconcertent apparemment certains lecteurs, Cendrars révèle son esprit océanique. Nous qui tirons gloire de la démence de notre cher Shakespeare et de ses déchaînements élémentaires, allons-nous craindre ces rafales cosmiques ? Nous qui avons avalé Pantagruel et Gargantua via Urquhart, allons-nous nous laisser démonter par des catalogues de noms, de lieux, de dates et d'événements ? Nous qui avons produit l'écrivain le plus bizarre qu'on ait vu dans aucune langue — Lewis Carroll — demeurerons-nous sans voix devant les jeux de mots, le ridicule, le grotesque, l'indicible ou le « rigoureusement impossible » ? Il faut un homme, un vrai, pour prendre son souffle, comme le fait Cendrars avant de se lancer dans un de ses paragraphes qui s'étirent sur trois pages d'affilée. Que dis-je, un homme ? Un plongeur de grand fond. Une baleine. Un homme-baleine exactement.
Ce qui est remarquable, c'est que ce même homme nous a donné aussi quelques-unes des phrases les plus courtes qu'on ait jamais écrites, notamment dans ses poèmes et dans ses poèmes en prose. Là, dans un rythme haché — n'oublions pas qu'avant d'être écrivain il a été musicien ! — il emploie un style télégraphique. (On pourrait le qualifier aussi de « téléesthétique ».) On peut le lire aussi vite que le Chinois, et d'ailleurs ses vocables me semblent présenter une curieuse affinité avec les caractères chinois. Cette technique particulière qu'utilise Cendrars crée une sorte d'exorcisme : on est délivré du terrible poids de la prose, des entraves de la grammaire et de la syntaxe, du caractère faussement intelligible de ce qui dans le discours ne sert qu'à communiquer avec autrui. Dans l'Eubage, par exemple, nous découvrons une qualité sibylline de pensée et d'expression. C'est un de ses livres les plus curieux. Un cas extrême. Et aussi un point de départ et une fin. Cendrars est bien difficile à classer, et je ne vois guère au fond pourquoi on aurait besoin de le classer. Je le considère parfois comme un « écrivain pour écrivains », mais il n'est pas cela. Ce que je veux dire par là c'est qu'un écrivain a beaucoup à apprendre de Cendrars. En classe, je m'en souviens, on nous conseillait toujours de prendre pour modèles des hommes comme Macaulay, Coleridge, Ruskin ou Edmund Burke... voire Maupassant. Pourquoi on ne nous parlait jamais de Shakespeare, de Dante, ni de Milton, je ne sais pas. Aucun de nos professeurs ne croyait, j'ose le dire, qu'un des galopins qu'il avait pour élèves ne deviendrait un jour écrivain. Eux-mêmes étaient des ratés, alors ils s'étaient faits professeurs. Cendrars a toujours dit sans ambage que le seul maître, le seul modèle, c'est la vie elle-même. Ce qu'un écrivain apprend de Cendrars, c'est à suivre son flair, à obéir aux ordres de la vie, à n'adorer d'autre dieu que la vie. Certains commentateurs prétendront que Cendrars entend « la vie dangereuse ». Je ne crois pas que Cendrars se limiterait ainsi. Il veut dire la vie pure et simple, sous tous ses aspects, dans toutes ses ramifications, dans tous ses sentiers détournés, ses tentations, ses risques. S'il est un aventurier, il le demeure dans tous les domaines de l'existence. Ce qui l'intéresse, ce sont toutes les phases de la vie. Les sujets qu'il a traités, les thèmes qu'il a développés, sont encyclopédiques. Encore un signe d'« émancipation », cette absorption totale des innombrables manifestations de la vie. C'est souvent quand il semble le plus « réaliste », par exemple, qu'il a tendance à tirer tous les registres de son orgue. Le réaliste est une âme chétive. Il voit ce qui est devant lui, comme un cheval qui a des œillères. Cendrars a toujours l'œil aux aguets ; c'est à croire qu'il en a un troisième caché sous les cheveux, une lucarne ouverte à tous les rayons cosmiques. Un pareil homme, vous pouvez en être sûr, ne terminera jamais l'œuvre de sa vie, parce que la vie sera toujours en avance d'un pas sur lui. Un article de Pierre de Latil, dans la Gazette des Lettres du 6 août 1949, nous annonce que Cendrars a fait le projet d'écrire dans les années à venir une douzaine de livres. C'est un programme stupéfiant, quand on songe que Cendrars a aujourd'hui dépassé la soixantaine, qu'il n'a pas de secrétaire, qu'il écrit de la main gauche, qu'il a toujours la bougeotte et qu'il brûle toujours de s'en aller courir le monde pour voir encore du pays, que d'ailleurs il a horreur d'écrire et qu'il considère cette tâche comme l'équivalent des travaux forcés. Il travaille à quatre ou cinq livres en même temps. Il les finira tous, j'en suis certain. Je prie seulement le ciel de vivre assez vieux pour pouvoir lire la trilogie des « souvenirs humains » intitulée Archives de ma tour d'ivoire, qui comprendra : Hommes de lettres, Hommes d'affaires et Vie des hommes obscurs. Surtout le dernier volume...
Je me suis longuement interrogé sur les insomnies dont Cendrars affirme souffrir. Il les attribue, si mes souvenirs sont exacts, à sa vie dans les tranchées. C'est sans doute vrai, mais je soupçonne qu'elles ont des raisons plus profondes. Quoi qu'il en soit, ce que je voudrais souligner, c'est qu'il semble exister un rapport entre sa fécondité et ses insomnies. Pour le commun des mortels, le sommeil est le grand moyen de retrouver ses forces. Les individus exceptionnels — saints, gurus, inventeurs, hommes d'État, hommes d'affaires ou certains types d'aliénés — n'ont besoin que de très peu de sommeil. Ils ont apparemment d'autres moyens de refaire leur réserve de forces. Certains hommes, en se contentant de varier leurs occupations, sont capables de continuer à travailler presque sans dormir. D'autres, comme le yogi et le guru, en devenant de plus en plus conscients et donc de plus en plus vivants, se libèrent pratiquement de la servitude du sommeil. (Pourquoi dormir si le but de la vie c'est de profiter le plus pleinement possible de la création ?) Avec Cendrars, j'ai l'impression qu'il se repose en passant de la vie active à l'écriture et vice versa. Pure hypothèse de ma part, bien entendu. Mais sans quoi, je ne puis expliquer comment un homme peut brûler la chandelle par les deux bouts sans se consumer totalement. Cendrars dit quelque part qu'il descend d'ancêtres qui ont vécu très vieux. Le moins qu'on puisse dire est qu'il a royalement gaspillé son patrimoine. Mais il ne donne aucun signe de fatigue. Bien au contraire, on dirait qu'il connaît une seconde jeunesse. Il est convaincu qu'à soixante-dix ans il sera prêt à s'embarquer vers de nouvelles aventures. Ce qui ne me surprendra pas le moins du monde ; je le vois très bien escaladant l'Hymalaya à quatre-vingt-dix ans ou prenant place à bord de la première fusée à destination de la lune.
Mais revenons au rapport que je vois entre sa vocation littéraire et ses insomnies... Si l'on examine les dates qu'il donne à la fin de ses livres en indiquant le temps qu'il a passé à les écrire, on est frappé par la célérité avec laquelle il les a rédigés tout autant que par la rapidité avec laquelle (bien qu'il s'agisse de livres de bonne taille) ils se succèdent. Tout cela suggère, à mon avis, une chose : une « obsession ». Pour écrire, il faut être possédé et obsédé. Qu'est-ce qui possède et qui obsède Cendrars ? La vie. C'est un homme qui est amoureux de la vie, et c'est tout. Qu'importe s'il le nie parfois, s'il stigmatise l'époque ou s'il flagelle l'art de ses contemporains, s'il compare au présent son récent passé pour souligner les lacunes du premier, qu'importe s'il déplore les élans, les tendances, les philosophies et le comportement des hommes de notre époque, il est l'homme de notre temps qui a proclamé et annoncé à grand renfort de fanfares qu'aujourd'hui est profond et beau. Et c'est précisément parce qu'il s'est ancré en plein milieu de la vie contemporaine et que de là, comme d'une passerelle de navire, il surveille la vie, toute la vie, passée, présente et future, la vie des étoiles aussi bien que la vie des grands fonds marins, la vie en miniature comme la vie à une échelle grandiose, c'est pour cela que je l'ai montré comme un éblouissant exemple des bons principes, de la bonne attitude à avoir devant la vie. Nul mieux que Cendrars ne sait se plonger dans les splendeurs du passé ; nul ne peut saluer le futur avec plus d'ardeur ; mais c'est le présent, l'éternel présent qu'il glorifie et dont il se fait l'allié. Ce sont des hommes comme lui, et seulement ceux-là, qui sont dans la tradition, qui la continuent. Les autres sont des gens qui regardent en arrière, des idolâtres, ou bien de simples fantômes d'espoir, des bonimenteurs. Avec Cendrars, vous tombez sur le bon filon. Et c'est parce qu'il comprend si bien le présent, parce qu'il l'accepte, parce qu'il ne fait qu'un avec lui qu'il est capable de prédire l'avenir sans se tromper. Non qu'il pose au devin ! Non, ses observations prophétiques, il les fait discrètement, en passant ; elles sont souvent enfouies au milieu d'une foule de choses qui n'ont aucun rapport avec elles. C'est en cela qu'il me rappelle le bon médecin : il sait prendre le pouls. À vrai dire, il sait percevoir tous les pouls, comme les médecins chinois du temps jadis. Quand il déclare de certains hommes qu'ils sont malades, de certains artistes que ce sont des faiseurs ou des gens corrompus, des politiciens en général qu'ils sont fous et des militaires qu'ils sont des criminels, il sait ce qu'il dit. C'est le maître en lui qui parle.
Il a pourtant une autre façon de parler qui m'est plus chère. Il est capable de parler avec tendresse. Lawrence, on s'en souvient, avait tout d'abord songé à donner pour titre à l'Amant de Lady Chatterley celui de « Tendresse ». Je mentionne ici le nom de Lawrence parce que je me souviens parfaitement que Cendrars avait fait allusion à lui lors de la mémorable visite qu'il me rendit à la villa Seurat. « Vous devez beaucoup apprécier Lawrence, me dit-il d'un ton interrogateur. — Je pense bien », répondis-je. Nous échangeâmes quelques mots et puis je me rappelle qu'il me demanda tout net si je ne croyais pas que la réputation de Lawrence était un peu surfaite. C'était, me sembla-t-il, l'aspect métaphysique de Lawrence qui n'était pas de son goût, qui lui paraissait si j'ose dire « suspect ». (Et c'était justement à cette époque que j'étais fasciné par ce côté de Lawrence !) Je suis sûr, en tout cas, que ma défense de Lawrence fut faible et qu'elle manquait d'arguments. À dire vrai, cela m'intéressait bien plus d'entendre Cendrars exposer son point de vue que de justifier le mien. Souvent, par la suite, en lisant Cendrars, ce mot de « tendresse » me vint aux lèvres. Il m'échappait malgré moi, me tirait de ma rêverie. Pour futiles que fussent ces méditations, je me lançais alors dans d'interminables réflexions, je comparais la tendresse de Lawrence à celle de Cendrars. Elles sont, je crois, radicalement différentes. La faiblesse de Lawrence, c'est l'homme, celle de Cendrars, les hommes. Lawrence brûlait du désir de mieux connaître les hommes ; il voulait travailler en commun avec eux. C'est dans Apocalypse qu'il a écrit quelques-uns des passages les plus émouvants de son œuvre : sur le dépérissement de l'instinct « de société ». Ces pages nous inspirent une réelle inquiétude — pour Lawrence. Elles nous rendent sensibles les tortures qu'il a éprouvées à essayer d'être « un homme parmi les hommes ». Chez Cendrars, je ne trouve pas trace d'une semblable mutilation. Cendrars nage aussi joyeusement dans l'océan de l'humanité qu'un marsouin ou qu'un dauphin. Dans ses récits, il est toujours dans la société des hommes, il ne fait qu'un avec eux dans l'action comme dans la pensée. S'il est un solitaire, il n'en est pas moins totalement et pleinement un homme. Il est le frère aussi de tous les hommes. Il ne se place jamais au-dessus de son semblable. Lawrence souvent, bien souvent, s'estimait supérieur — je crois qu'on ne peut le nier — et il n'avait en général aucune raison d'avoir une pareille attitude. Maintes fois, c'est un homme inférieur qui l'« instruit ». Ou qui lui fait honte. Lawrence avait un trop grand amour de « l'humanité » pour comprendre ses semblables ou pour s'entendre avec eux.
C'est quand on en arrive aux héros de roman qu'ils ont créés l'un et l'autre qu'on perçoit la faille qui sépare ces deux hommes. À l'exception d'autoportraits, comme on en trouve dans Sons and Lovers, Kangaroo et Aaron's Rod entre autres, tous les personnages de Lawrence ne sont que des porte-parole de sa philosophie ou de la philosophie qu'il se propose de prêcher. Ce sont des créatures « idéationnelles » qu'on déplace comme des pions sur un échiquier. Ils ont du sang dans les veines, certes, mais c'est le sang que leur a instillé Lawrence. Les personnages de Cendrars viennent de la vie et leurs activités sont directement dérivées du tourbillon de la vie. Eux aussi, ils nous révèlent sa philosophie de la vie, mais obliquement, de cette façon elliptique qui est celle de l'art.
Cendrars exsude la tendresse par tous ses pores. Il ne ménage pas ses personnages ; pas plus qu'il ne les insulte ni qu'il ne les châtie. Ses mots les plus durs, je le dis en passant, sont d'ordinaire réservés pour les poètes et les artistes dont il tient l'œuvre pour de la camelote. Hormis ces diatribes, vous le surprendrez rarement à porter un jugement sur autrui. Vous découvrirez au contraire qu'en mettant à nu les faiblesses et les fautes de ses créatures, il révèle ou s'efforce de révéler leur nature essentiellement héroïque. Qu'ils aient ou non été héroïques en face de la mort ; qu'ils aient ou non été héroïques devant le tribunal ; ils le sont dans la lutte commune pour affirmer et renforcer leur personnalité. J'ai parlé un peu plus haut du livre d'Al Jennings que Cendrars a si bien traduit. Le choix même de ce livre confirme ce que j'avance. Cet homme de peu, ce hors-la-loi doué d'un sens exacerbé de la justice et de l'honneur, condamné à la prison à vie (mais qui finit par être gracié par Théodore Roosevelt), cette terreur de l'Ouest qui déborde de tendresse, voilà bien l'homme que Cendrars choisirait de décrire au monde, le genre d'homme qu'il prétendrait tout pénétré de la dignité de la vie. Ah, comme j'aurais voulu être là quand Cendrars finit par le rencontrer — à Hollywood, figurez-vous ! Cendrars a décrit cette « brève rencontre » et j'ai entendu le récit que m'en a fait lui-même Al Jennings, quand je l'ai rencontré par hasard, voilà quelques années, dans une librairie d'Hollywood.
Dans les livres qu'il a écrits depuis l'occupation, Cendrars a beaucoup de choses à dire de la guerre — la Grande Guerre, naturellement, non seulement parce qu'elle était moins inhumaine, mais parce qu'elle a fixé, pour ainsi dire, le cours de sa vie à venir. Il a parlé aussi de la guerre de 39-45, et notamment de la chute de Paris et de l'incroyable exode qui l'a précédée. Ce sont des pages obsédantes qui rappellent Révélation. Je ne leur vois d'autre équivalent dans la littérature de guerre que Pilote de guerre de Saint-Exupéry. (Voir la partie de son livre le Lotissement du Ciel, publiée d'abord dans la revue le Cheval de Troie sous le titre : Un Nouveau Patron pour l'aviation5.) Dans tous ces récents ouvrages, Cendrars se révèle de plus en plus intimement. Si pénétrants, si révélateurs sont ces coups d'œil qu'il nous permet, que d'instinct l'on recule. Ces révélations sont si sûres, si prestes qu'on croirait voir à l'œuvre un casseur de coffre-fort. À la lueur de ces brefs éclairs on distingue toute la foule des intimes dont la vie s'entrecroisait avec la sienne. Sous le faisceau éblouissant de son œil cyclopéen, les voilà exposés en pleine lumière et examinés sous tous les angles. Voilà un « accomplissement ». Rien n'est omis ni modifié pour les besoins du récit. Dans ces livres, « l'intrigue » est agrandie, élargie, les piliers et les contreforts renversés pour que l'œuvre puisse devenir partie intégrante de la vie, être parcourue de tous les courants de la vie et s'identifier à jamais avec elle. On rencontre là les hommes que Cendrars aime vraiment, ceux auprès de qui il s'est battu dans les tranchées, et ceux qu'il a vus écrasés comme des rats, les bohémiens de la zone qu'il a fréquentés au bon vieux temps, les cow-boys et autres personnages de l'Amérique du Sud, les portiers, les concierges, les marchands, les chauffeurs de camion et autres « gens de peu » (comme on dit, et c'est avec la plus profonde sympathie et la plus grande compréhension qu'il parle d'eux). Quelle galerie ! Infiniment plus excitante à tous les sens du mot que la galerie des « types » balzaciens. C'est la vraie Comédie humaine. Pas d'études sociologiques à la Zola. Pas de spectacle satirique de marionnettes à la Thackeray. Pas de pan-humanité à la Jules Romains. Dans ces derniers livres, sans peut-être la même intention que le grand Russe, mais avec un autre but que nous comprendrons mieux plus tard, et en tout cas avec la même puissance, avec autant de violence, d'humour, de tendresse et de ferveur religieuse — parfaitement religieuse —, Cendrars nous donne l'équivalent français des débordements de Dostoïevsky, comme on en trouve dans l'Idiot, les Possédés, les Frères Karamazov. Une production qui ne pouvait être conçue et exécutée que dans les années de pleine maturité.
Tout ce qui va arriver maintenant a déjà été digéré mille fois. Inlassablement, Cendrars a repoussé — où ? dans quel puits profond ? — l'histoire multiforme de sa vie. Cette lourde masse en fusion d'expérience brute et raffinée, subtile et grossière, digérée et prédigérée, qui logeait au creux de ses entrailles comme un dinosaure engourdi et amorphe agitant sans conviction ses embryons d'ailes, cette cargaison attendant le lieu exact et le moment précis d'être livrée, il fallait de la dynamite pour la déloger de là. De juin 1940 au 21 août 1943, Cendrars a gardé un terrible silence. Il s'est tu. Chut ! Motus ! Ce qui l'incite à reprendre la plume, c'est une visite de son ami Édouard Peisson, comme il le raconte dans les premières pages de l'Homme foudroyé. Il évoque en passant le souvenir d'une certaine nuit de 1915, sur le front, « la plus terrible que j'aie vécue ». Il y avait eu, on s'en doute, d'autres occasions avant la visite de son ami Peisson, qui auraient pu faire office de détonateurs. Mais peut-être ces fois-là l'amorce brûla-t-elle trop vite ou bien au contraire était-elle étouffée sous le poids des événements qui secouaient le monde. Mais cessons là ces vaines spéculations. Plongeons-nous dans le chapitre 17 d'Un Nouveau Patron pour l'aviation...
Ce bref passage commence par la citation d'une phrase de Rémy de Gourmont : Et c'est un grand progrès que là où les femmes priaient les vaches ruminent. Puis Cendrars continue :
À partir du 10 mai 1940, le surréalisme était descendu sur terre, pas l'œuvre des poètes absurdes qui se prétendent tels, et qui sont tout au plus des sous-réalistes puisqu'ils privent le subconscient, mais l'œuvre consciente du Christ, le seul poète du surréel...
Si jamais j'avais eu la foi, c'est ce jour-là que j'aurais été touché par la grâce.
Viennent ensuite deux paragraphes sur la fureur condensée qu'entraîne toujours avec elle l'exécrable guerre. Comme Goya, il répète : J'ai vu. Voici la conclusion du second paragraphe :
Le soleil était arrêté. (La Météo avait annoncé un anticyclone de quarante jours !) Ce n'est pas possible ! Et c'est pourquoi tout se détraquait, et jusqu'aux engrenages qui tournaient à vide, jusqu'à la panne générale, le point mort.
Les cinq lignes suivantes resteront à jamais gravées dans ma mémoire :
Non, le 10 mai, l'homme n'est pas à la hauteur de l'événement. Dieu. Par au-dessus le ciel était comme un cul aux fesses luisantes et le soleil un anus enflammé. Que pouvait-il en sortir d'autre que de la merde ? Et l'homme criait de peur...
Cet homme du 21 août 1943, qui explose dans toutes les directions à la fois, s'était bien sûr déjà délivré d'une pile de livres, parmi lesquels les moindres n'étaient pas — nous le découvrirons sans doute un jour — les dix volumes de Notre Pain quotidien qu'il composa par intermittences sur une période de dix ans, dans un château des environs de Paris ; il n'en a jamais signé les manuscrits, confiant les boîtes renfermant ces ouvrages à divers coffres-forts des quatre coins de l'Amérique du Sud, dont il jetait ensuite les clefs. (Je vaudrais rester l'Anonyme, dit-il.)
Dans les livres commencés à Aix-en-Provence se trouvent des notes abondantes, placées à la fin des différents chapitres. Je ne veux en citer qu'une, extraite de Bourlinguer (le chapitre sur Gênes), et qui constitue un éternel hommage au poète si cher aux hommes de lettres français :
Cher Gérard de Nerval, homme des foules noctambules, argotier, rêveur impénitent, amant neurasthénique des petits théâtres de la capitale et des grandes nécropoles de l'Orient, architecte du temple de Salomon, traducteur du Faust, secrétaire intime de la reine de Saba, druide et eubage, tendre vagabond de l'Île-de-France, dernier des Valois, enfant de Paris, bouche d'or, tu t'es pendu dans une bouche d'égout après avoir projeté au ciel de la poésie, devant lequel ton ombre se balance et ne cesse de grandir entre Notre-Dame et Saint-Merry, les Chimères de feu qui parcourent ce carré du ciel en tout sens comme six comètes échevelées et consternantes. En faisant appel à l'Esprit nouveau tu as troublé pour toujours la sensibilité moderne : l'homme d'aujourd'hui ne pourra plus vivre sans cette angoisse :
L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle...
(Horus, str. III, v. 9.)
Quelques lignes plus loin, dans le même groupe de notes, Cendrars déclare :
L'autre jour, j'ai eu 60 ans et ce n'est qu'aujourd'hui seulement, comme l'arrive au bout du présent récit, que je commence à croire à ma vocation d'écrivain...
Mettez ça dans votre poche et votre mouchoir par-dessus, vous, les hommes de 25, 30 et 40 ans, qui ne cessez de rouspéter parce que vous n'avez pas encore réussi à asseoir votre réputation. Estimez-vous heureux d'être encore en vie, de vivre encore votre vie, de continuer à engranger de l'expérience, et à goûter les fruits amers de l'isolement et de l'abandon !
J'aurais aimé m'attarder sur maints passages de ces récents ouvrages bourrés à craquer de faits extraordinaires, d'incidents, d'événements littéraires et historiques, allusions scientifiques et occultes, de curiosités littéraires, de bizarreries des types humains, de fêtes, de beuveries, d'évasions pleines d'humour, de tendres idylles, d'anecdotes concernant de lointains pays, des époques ou des légendes non moins lointaines, d'extraordinaires colloques avec des personnages extraordinaires, de souvenirs des jours dorés, d'épisodes burlesques, de fantaisie, de mythes, d'inventions, d'introspections et d'éviscérations... J'aurais aimé parler à loisir de cet auteur singulier qui fut un homme plus singulier encore, Gustave Le Rouge, auteur de trois cent douze livres dont le lecteur n'a sans doute jamais entendu parler, mais dont Cendrars vante longuement la variété, la nature, le style et le contenu ; j'aurais voulu donner au lecteur un aperçu de Vendetta, le dernier chapitre de l'Homme foudroyé, qui vient tout droit de la bouche de Sawo, le Gitan ; j'aurais aimé emmener le lecteur à La Cornue, chez Paquita, ou encore dans cette merveilleuse retraite du Midi de la France où, espérant finir un livre dans le calme et la tranquillité, Cendrars abandonne la page qu'il a glissée dans la machine à écrire après avoir tapé une ligne ou deux, et ne la reprend jamais, s'abandonnant au plaisir de rêver, de flâner, de boire ; j'aurais voulu donner au lecteur, ne fût-ce qu'un aperçu de cette horrifiante histoire des homunculi que Cendrars raconte tout au long dans Bourlinguer (au chapitre intitulé « Gênes »), mais si je m'avisais de plonger dans ces extravagances, je ne serais jamais capable de m'en dépêtrer.
Je passerai plutôt au dernier livre reçu de Cendrars, celui qui s'appelle la Banlieue de Paris, publié par la Guilde du Livre, à Lausanne. Il est illustré de cent trente photographies de Robert Doisneau, des documents sincères, émouvants, sans truquage et qui complètent éloquemment le texte. De nouveau une belle collaboration. (Vivent les collaborateurs, les vrais !) Le texte est assez court — cinquante grandes pages. Mais des pages obsédantes, prises sur le vif. (Du 15 juillet au 31 août 1949.) S'il n'y avait rien de plus remarquable dans ces pages que celles où Cendrars décrit une nuit à Saint-Denis, à la veille d'une révolution avortée, ce petit texte mériterait d'être conservé. Mais il y a d'autres pages tout aussi sombres et saisissantes, nostalgiques, poignantes, lourdes d'atmosphère, chargées de toute l'effervescence pullulante des faubourgs sordides. On a souvent parlé de la richesse du vocabulaire de Cendrars, de la qualité poétique de sa prose, de la faculté qu'il avait d'incorporer à ses passages rhapsodiques le jargon monstrueux et la terminologie de la science, de l'industrie, de l'invention. Ce document, qui est une sorte d'élégie rétrospective, est un excellent exemple de sa virtuosité. Il voyage par la mémoire dans la banlieue de l'est au sud, du nord à l'ouest et, comme s'il était armé d'une baguette magique, il ressuscite le drame de l'espoir, de la nostalgie, de l'échec, de l'ennui, du désespoir, de la déception, de la misère et du ressentiment qui ronge les habitants de cette vaste ceinture. Dans un paragraphe compact, le second du chapitre intitulé « Nord », Cendrars donne un compte rendu fidèle et précis de tout ce qui fait l'horreur des banlieues. C'est une vue à vol d'oiseau des ravages qui suivent dam le sillage de l'industrie. Un peu plus loin, il nous donne une description de l'intérieur d'une des usines de guerre anglaises, qui offre un contraste frappant avec le passage précédent. C'est un magnifique échantillon de reportage où le canon tient le rôle de vedette. Mais en payant son tribut à l'usine, Cendrars prend soin de préciser sa position. Le travail d'usine est de ceux qu'il n'a pas le courage de supporter. « Mieux vaut être un vagabond », telle est sa devise. En quelques lignes rapides, il survole l'éternelle et sanglante guerre des affaires et, après avoir lancé l'anathème contre « l'expérience » d'Hiroshima, il donne les chiffres affolants des dégâts causés par la dernière guerre, tels que les a estimés une revue suisse pour l'usage et le bénéfice de ceux qui préparent le prochain carnaval de mort. Ils sont à leur place, ces chiffres, tout comme l'évocation des superbes arsenaux et de la hideuse banlieue. Et pour finir, car il n'a cessé de penser à eux, Cendrars demande :
Et les enfants ? Qui sont-ils ? D'où viennent-ils ? Où vont-ils ?
Nous renvoyant aux photos de Robert Doisneau, il évoque les figures de David et de Goliath, pour nous laisser entendre ce que les petits nous réservent peut-être.
Ce livre n'est pas un simple document. C'est un ouvrage que j'aimerais avoir en édition de poche pour l'emporter avec moi, si je devais reprendre mes pérégrinations. C'est une œuvre sur laquelle on peut s'appuyer...
J'ai eu l'occasion, de nuit comme de jour, de rôder au long des rues de ces quartiers maudits où ne règnent que la misère et le malheur, non seulement dans mon propre pays, mais aussi en Europe. Ils se ressemblent tous dans leur désolation. Ceux qui encerclent les plus fières métropoles de la terre sont les plus affreux. Ils puent comme des chancres. Quand je me penche sur mon passé, c'est à peine si je puis voir autre chose, sentir autre chose que ces terrains vagues pourrissants, que ces rues crasseuses et obscures, que ces tas de délivres où la ferraille se mêle inextricablement aux ordures, aux articles ménagers mis au rebut et dont la présence semble absurde, jouets, ustensiles brisés, pots et vases de nuit abandonnés par les créatures sans ressources et sans espoir qui forment la population de ces quartiers. Dans des moments d'enthousiasme, je me suis frayé un chemin parmi le bric-à-brac et le désordre de ces quartiers en me disant : Quel poème ! Quel documentaire à tourner ! Souvent, je ne retrouvais mes esprits que pour me répandre en imprécations et grincer des dents, que pour me lancer dans des accès de vaine rage, pour m'imaginer sous les traits d'un dictateur bienfaisant qui finirait par « restaurer l'ordre, la justice et la paix ». Il m'est arrivé d'être hanté des semaines ou des mois par ces souvenirs. Mais je n'ai jamais réussi à les mettre en musique. (Et dire qu'Erik Satie, dont Robert Doisneau a photographié le domicile, dire que cet homme a « composé de la musique » dans cet immeuble insensé, voilà qui fait se dresser les cheveux sur ma tête.) Non, je n'ai jamais réussi à faire de la musique à partir de ces matériaux absurdes. J'ai essayé de nombreuses fois, mais j'ai l'esprit encore trop jeune, trop plein de répulsion. Il me manque cette faculté de prendre du recul, d'assimiler, de manier le mortier avec l'habileté d'un apothicaire. Mais Cendrars, lui, y est parvenu, et c'est pourquoi je lui tire mon chapeau. Salut, cher Blaise Cendrars ! Vous êtes un musicien ! Salut ! Gloire à vous ! Nous avons besoin des poètes de la nuit et de la désolation, aussi bien que des autres. Nous avons besoin de paroles de réconfort — et vous les prodiguez — tout autant que de diatribes au vitriol. Quand je dis « nous », j'entends par là nous tous. Nous réclamons à grands cris un œil comme le vôtre, un œil qui condamne sans porter de jugement, un œil dont le regard froid blesse et guérit en même temps. Surtout en Amérique « nous » avons besoin de votre sens historique, de votre suave mouvement de la plume. Oui, nous avons besoin de cela peut-être plus que de tout ce que vous avez d'autre à nous offrir. L'histoire est passée au galop sur nos terrains vagues. Elle nous a laissé quelques noms, quelques ridicules monuments, et un véritable chaos de bric-à-brac. La seule race qui habitait ces rivages sans gâter l'œuvre de Dieu, c'était celle des peaux-rouges. Aujourd'hui, ils n'ont plus droit qu'aux déserts. Pour les « protéger » nous avons organisé une sorte d'hypocrites camps de concentration. On n'y a pas mis de barbelés, pas d'instruments de torture ni de gardes armés. On les laisse simplement crever là...
Mais je ne puis conclure sur cette note douloureuse qui n'est que le contrecoup de ces sourds bouleversements qui recommencent chaque fois que ressurgit le passé. On a toujours une autre vue depuis ces édifices insensés où s'accrochent nos esprits. Je veux parler, par exemple, de la vue que l'on découvre des fenêtres de derrière chez Satie. Partout où dans la « zone » il existe un agglomérat de constructions sordides c'est là que vit le menu peuple, le sel de la terre, comme on dit, car sans eux nous n'aurions plus qu'à crever de faim, sans eux cette croûte qu'on jette aux chiens et sur laquelle nous nous précipitons comme des loups n'aurait que la saveur de la mort et de la vengeance. Par ces fenêtres oblongues où s'aère la literie, j'aperçois mon matelas dans le coin où je l'ai lancé pour la nuit et qu'au prochain coucher de soleil sauvera miraculeusement quelque « vaurien », autrement dit, quand on a l'habitude du langage humain, un ange déguisé. Qu'importe si avec le café on avale par erreur un emménagogue ? Qu'importe si une blatte égarée se cramponne à des haillons ? En regardant la vie par la fenêtre de derrière, on peut considérer son passé comme dans un calme miroir où les jours de désespoir se confondent avec les jours de joie, les jours de paix, les jours de profonde amitié. Je retrouve notamment ces pensées, ces sentiments quand je regarde mon petit jardin. Là viennent s'assembler en un dessin harmonieux toutes les pièces de ma vie qui ne trouvaient pas leur place. Je ne vois pas de mouvement perdu. Tout est aussi clair que le Poème de Cracovie pour un passionné des échecs. La musique qui en monte est aussi simple que l'étaient à mes oreilles d'enfants les mesures de Sweet Alice Ben Bolt6. Bien mieux, elle est belle, car comme le dit Sir H. Rider Haggard dans son autobiographie : « La vérité sans voiles est toujours belle, même quand elle parle du mal. »
Mon cher Cendrars, vous avez dû parfois déceler chez moi une sorte d'envie à votre égard, l'envie de tout ce que vous avez vécu, digéré, vomi, transformé, métamorphosé, transsubstantié. Enfant, vous jouiez près de la tombe de Virgile ; à peine adolescent, vous parcouriez l'Europe, la Russie, l'Asie, pour entretenir les chaudières de quelque hôtel perdu de Pékin ; jeune homme, aux jours sanglants de la Légion, vous choisissiez de demeurer caporal, et rien de plus ; victime de la guerre, vous demandiez la charité dans votre cher Paris, et un peu plus tard, vous étiez de la cloche à New York, à Boston, à New Orléans, à Frisco... Vous avez vagabondé en des pays lointains, vous avez paressé des jours entiers, vous avez brûlé la chandelle par les deux bouts, vous vous êtes fait des amis et des ennemis, vous avez osé écrire la vérité, vous avez su vous taire, vous êtes allé jusqu'au bout de tous les chemins, et vous êtes encore dans la force de l'âge, vous construisez encore des châteaux en Espagne, vous changez encore de projets, d'habitudes, de résolutions, parce que vivre est votre principal objectif, et que vous vivez effectivement, et que vous continuerez à vivre en chair et en os ainsi que sur la liste des hommes célèbres. Faut-il que je sois absurde et ridicule pour m'imaginer que je pourrais vous aider, vous, qu'en plaçant de temps en temps un mot en votre faveur, comme je le disais, je pourrais servir votre cause. Vous n'avez pas besoin de mon aide ni de celle de personne. En vivant simplement votre vie comme vous le faites, vous nous aidez automatiquement, tous autant que nous sommes, partout où il y a de la vie. Une fois de plus, je vous tire mon chapeau. Je m'incline respectueusement. Je n'ai pas le droit de vous saluer, parce que je ne suis pas votre pair. Je préfère rester votre fervent et dévoué disciple, votre frère spirituel in der Ewigkeit.
Vous terminez toujours vos salutations par la mention de « ma main amie ». Je saisis cette cordiale main gauche que vous tendez et je la serre avec joie, avec gratitude, et avec aux lèvres une éternelle bénédiction.
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1. J'ai vécu à Paris de mars 1930 à juin 1939.
2. C'est moi qui souligne.
3. Voir chapitre 12 « L'Homère du Transsibérien », Orient Express, Jonathan Cape and Harrison Smith, New York, 1922.
4. Cendrars a traduit également l'autobiographie d'Al Capone.
5. Éditions Denoël, Paris, 1949.
6. Chanson sentimentale en vogue aux U.S.A. vers les années 1880. (N.d.T.)