VIII

« THE DAYS OF MY LIFE »

 

 

Je viens de recevoir de mon ami Lawrence Powell les deux volumes de l'autobiographie de Rider Haggard (The Days of My Life), un ouvrage que j'attendais avec la plus vive impatience. À peine avais-je ouvert le paquet et fébrilement consulté la table des matières que je me suis installé pour lire sans attendre le chapitre 10, consacré aux Mines du roi Salomon et à She.

Durant les quelques semaines qui se sont écoulées depuis que j'ai lu She, je n'ai cessé de penser à la genèse de ce « roman ». Maintenant que j'ai sous les yeux les confidences de l'auteur, je suis littéralement stupéfait. Voici ce qu'il dit :

 

Je me souviens que, quand je me suis mis à la tâche, j'avais les idées les plus vagues sur la façon dont j'allais développer mon thème. La seule notion précise que j'avais en tête, c'était celle d'une femme immortelle animée d'un amour immortel. Tout le reste a pris forme autour de ce personnage. Et les mots sont venus... plus vite que ma pauvre main endolorie pouvait les coucher sur le papier.

 

C'est à peu près tout ce qu'il dit de la conception de cette œuvre remarquable.

 

Le roman tout entier, précise-t-il, fut écrit en un peu plus de six semaines. Il n'a jamais été réécrit et le manuscrit ne porte que de rares corrections. Le fait est qu'il a été composé à bride abattue, pour ainsi dire d'une traite, et c'est bien là la meilleure façon d'écrire.

 

Mais peut-être devrais-je citer aussi le passage suivant, qui ne laissera sans doute pas de surprendre ceux qui aiment cet extraordinaire récit :

 

Je me rappelle fort bien avoir porté le manuscrit terminé à mon agent littéraire, Mr A.P. Watt, et l'avoir lancé sur sa table en déclarant : « Voilà celle de mes œuvres qui restera. » Je me rappelle aussi avoir rendu visite à Mr Watt à son bureau, situé alors au 2 Paternoster Square, et ne pas l'y avoir trouvé. Comme il s'agissait d'une affaire urgente et que je ne tenais pas à revenir, je m'installai à sa table, demandai du papier et, dans l'heure et demie qui suivit, j'écrivis en l'attendant la scène de l'anéantissement de She consumée par le Feu de la Vie. Cela se passait bien entendu quelque temps — quelques jours, je crois — avant que je lui remisse mon manuscrit.

 

Vingt ans après, « comme je l'avais toujours prévu » note Haggard, fut publiée la suite intitulée Ayesha ou le Retour de She.

Quant au titre de She, si évocateur, si merveilleusement inoubliable, en voici, selon lui, l'origine :

 

She, si mes souvenirs sont exacts, était le nom d'une certaine poupée en chiffons qu'une bonne d'enfants à Bradenham avait coutume de tirer d'un placard pour terrifier ceux de mes frères et sœurs dont elle avait la garde.

 

Imagine-t-on rien de plus décevant, ou aussi de plus passionnant, que ces quelques maigres renseignements ? En ce qui concerne les ouvrages de fiction, je présume que le cas est classique. Si j'en ai le temps, je me propose de retrouver ainsi les « faits » connus à propos d'autres grands livres d'imagination. En attendant, et surtout comme on m'affirme qu'un renouveau d'intérêt se manifeste en faveur des œuvres de Rider Haggard, je crois opportun de citer une lettre écrite à l'auteur par Walter Besant en personne. La voici :

 

12, Gayton Crescent,

Hantpstead.

2 janvier 1897.

 

Mon cher Haggard,

Pendant que je suis sous le charme d'Ayesha (c'est-à-dire de She) que je viens tout juste de terminer, il me faut vous écrire pour vous féliciter d'être l'auteur d'un ouvrage qui vous place certainement à la tête — et très en tête — de tous les écrivains de fiction contemporains. Si c'est dans le domaine de la pure invention que le roman s'épanouit le mieux, alors vous êtes assurément le premier des romanciers modernes. Les Mines du roi Salomon sont loin derrière. Ce n'est pas seulement la conception centrale si splendide dans son audace mais c'est l'impitoyable logique avec laquelle vous avez développé le sujet dans ses moindres détails qui me frappe de stupeur.

Je ne sais ce qu'en diront les critiques. Sans doute n'en liront-ils que le strict nécessaire et se contenteront-ils d'énoncer quelques généralités. Si le critique est une femme, elle reposera le livre en observant qu'il est invraisemblable : presque toutes les femmes ont cette attitude en face du merveilleux.

Quoi que vous fassiez d'autre, vous aurez toujours She derrière vous, qui sera prétexte à d'odieuses comparaisons. Et quelle que soit l'opinion des critiques, le livre ne manquera pas d'être un magnifique succès. Il fera se lever aussi une moisson d'imitateurs. Et tous les petits conteurs empêtrés dans la convention seront secoués hors de leurs ornières... jusqu'à ce qu'ils en découvrent de nouvelles...

 

Le livre connut en effet un grand succès, ainsi qu'en témoignent les chiffres de vente donnés par son éditeur, sans parler des lettres qui déferlèrent sur l'auteur de toutes les parties du monde, certaines d'entre elles dues à la plume de personnalités bien connues des milieux littéraires. Haggard lui-même déclare que les contrefaçons se chiffraient par dizaines de milliers.

Il avait trente ans quand il écrivit She, entre le début de février 1886 et le 18 mars de la même année. Il commença environ un mois après avoir terminé Jess. C'était une remarquable période de création, ainsi que l'indique le passage suivant :

 

Il semblerait donc qu'entre janvier 1885 et le 18 mars 1886, j'ai écrit de ma propre main, et sans l'aide d'aucune secrétaire les Mines du roi Salomon, Allan Quatermain, Jess et She. Je continuai en même temps d'exercer ma profession, passant plusieurs heures par jour à travailler dans mon cabinet ou au tribunal, car je servais de nègre à un avocat, faisant ma correspondance, et m'occupant des affaires que peut avoir un jeune homme ayant une petite famille et quelques biens immobiliers.

 

Comme je me suis maintes fois plaint amèrement de la corvée que c'était de répondre aux milliers de lettres que je reçois, je crois que les observations suivantes d'Haggard ne manqueront pas d'intéresser « qui de droit » :

 

Peu après, mon travail devint plus accablant encore, car il s'y ajoutait le fardeau d'une énorme correspondance que m'expédiait sans merci une foule de gens des quatre coins du monde. Si j'en juge par les lettres qui restent marquées de la lettre R pour « répondu », j'ai, semble-t-il, fait de mon mieux pour répondre à toutes ces épitres, qui se chiffraient par centaines, même à celles des chasseurs d'autographes, et cette tâche a dû me prendre le plus clair de mes journées, en venant s'ajouter encore à toutes mes autres occupations. Il ne faut pas s'étonner que ma santé ait fini par en souffrir, harcelé en outre que j'étais à cette période par d'incessantes et perfides attaques.

 

Dans la Crucifixion en rose, où je parle longuement de mes relations avec Stanley, mon premier ami, se trouvent des allusions fréquentes et d'ordinaire ironiques à la passion de Stanley pour les romans romanesques. C'était un bon roman de ce genre que Stanley espérait toujours écrire un jour. Je suis mieux placé aujourd'hui pour comprendre et pour apprécier son désir sincère. À cette époque, je le considérais simplement comme un autre Pôle, la tête farcie d'absurdités romanesques.

Je ne me souviens pas avoir parlé avec lui de Rider Haggard, et je me rappelle pourtant certaines discussions à propos de Marie Corelli. Entre dix et dix-huit ans, nous ne nous vîmes pratiquement pas et avant cet âge, nos « discussions » littéraires ne devaient guère compter. Ce fut quand Stanley découvrit Balzac — et tout d'abord la Peau de chagrin — et bientôt après d'autres écrivains européens tels que Pierre Loti, Anatole France, Joseph Conrad, que nous commençâmes à parler livres avec passion. À vrai dire, je ne sais si je comprenais clairement ce que Stanley entendait par « romans ». Pour moi, le terme était associé dans mon esprit à des phrases creuses, à de vaines fictions. Je ne me doutais pas du rôle que tenait la « réalité » dans ce domaine de la pure imagination.

Rider Haggard décrit avec force détails un rêve qu'il faisait souvent. Voici la fin de ce passage :

 

Je me vois... plus jeune que je ne suis maintenant, arborant une sorte de vêtement blanc et travaillant, penché sur mon bureau, des papiers étalés devant moi. À cette image une terreur me prend, à l'idée que cet endroit pourrait n'être qu'un purgatoire parfumé où, en expiation de mes péchés, je serais condamné à écrire éternellement des romans.

« À quoi suis-je donc en train de travailler ? demandé-je, inquiet, à mon guide, qui debout à mes côtés brille d'un éclat soutenu.

— Vous écrivez l'histoire d'un monde » (ou était-ce du monde, je ne sais plus), me répond-il...

 

D'un monde ou du monde, quelle différence cela fait-il ? Ce qui compte, comme le laisse entendre William James dans son introduction à la Vie dans l'au-delà de Fechner, c'est que « Dieu a une histoire ». L'imagination unifie tous les mondes, et dans ce monde de la Réalité, l'homme joue le rôle principal, car là l'homme et Dieu ne font qu'un et tout est divin. Quand Haggard formule l'espoir que dans une autre vie la tâche qui l'attend ne soit pas d'écrire des romans mais de l'histoire (« que j'adore »), quand il ajoute que « dans tous les mondes qui existent au-dessus de nous, il doit y avoir du travail pour un historien (et du bon travail à faire) », il dit, me semble-t-il, que le sujet qui convient à un écrivain, c'est de rédiger l'histoire éternelle de la création. L'histoire de l'homme est liée à celle de Dieu, et l'histoire de Dieu est la révélation de l'éternel mystère de la création.

 

Je crois, dit Haggard, que j'ai raison de dire que personne n'a jamais écrit de grand roman ne traitant, par exemple. que de la vie radicalement différente existant sur un autre monde ou sur une autre planète, avec quoi les humains ne puissent avoir absolument aucun contact.

 

Quoi qu'il en soit, il est indiscutable que certains auteurs ont fait de l'imagination un tel usage qu'ils ont réussi à rendre incroyables les réalités de ce monde-ci, de notre monde. Peut-être n'est-il pas nécessaire de visiter des mondes lointains pour connaître les vérités essentielles de l'univers, ou pour comprendre son ordonnance et son fonctionnement. Les livres qui n'appartiennent pas à la grande littérature, les livres qui ne sont pas « de grand style », nous rapprochent souvent davantage du mystère de la vie. Ils traitent de l'expérience fondamentale de l'homme, de son « inaltérable » nature humaine, d'une façon qui ne ressemble en rien à la manière des écrivains classiques. Ils parlent de ce fonds commun qui nous unit non seulement les uns aux autres, mais à Dieu. Ils voient dans l'homme une partie de l'univers et non pas « la réussite de la création ». Ils parlent de l'homme comme si lui seul avait reçu le privilège de découvrir le Créateur. Ils rattachent la destinée de l'homme à celle de toute la création ; ils ne font pas de lui une victime du destin ni un « objet de rédemption ». En glorifiant l'homme, ils glorifient l'ensemble de l'univers. Peut-être, comme je l'ai dit, leur style n'est-il pas noble. Ils s'intéressent moins à la langue qu'au sujet, et plus aux idées qu'aux formules dont ils les enrobent. Aussi font-ils souvent figure de piètres écrivains, et prêtent-ils le flanc au ridicule et à la caricature. Rien de plus facile que de railler la nostalgie du sublime. On notera que cette nostalgie est souvent masquée, dissimulée ; souvent l'auteur lui-même n'a pas conscience de ce qu'il cherche, ni de ce qu'il exprime de façon si voilée.

Quel est le thème de ces livres si souvent méprisés ? En gros, la trame de la vie et de la mort ; la quête de l'identité à travers le drame de l'identification ; les terreurs de l'initiation ; l'attrait de visions indescriptibles ; la voie de l'acceptation ; la rédemption du monde des créatures et la métamorphose de la nature ; la perte finale de la mémoire et l'abandon en Dieu. Dans la texture de ces livres se trouve tissé tout ce qui représente un symbole durable : non pas les étoiles ni les planètes, mais les espaces qui les séparent ; non pas les autres mondes ni leurs habitants hypothétiques, mais les échelles qui y donnent accès ; non pas les lois ni les principes, mais les cercles de la création se déployant à l'infini et les hiérarchies qui les constituent.

Quant au drame qui donne leur cadre à ces ouvrages, il n'a rien à voir avec celui qui oppose l'individu à la société, ni avec la « lutte pour la vie », ni même avec le conflit qui dresse le bien contre le mal. Car les auteurs auxquels je songe n'auraient pu écrire une seule ligne si l'homme n'avait jamais connu la liberté ou en tout cas ce qu'elle représente. Ici la vérité et la liberté sont synonymes. Dans ces livres, le drame ne commence que quand l'homme ouvre volontairement les yeux. Ce geste, le seul dont on puisse dire qu'il a une signification héroïque, déplace tout le bruit et la fureur de la matière historique. Conçu pour une destinée extérieure, l'homme est enfin capable de plonger en lui-même un regard chargé de grâce et de certitude. Cessant de considérer la vie du point de vue du monde, l'homme cesse d'être la victime du hasard et des circonstances : il « choisit » de suivre sa vision, de ne faire plus qu'un avec l'imagination. Dès ce moment, il commence à voyager ; tous ses déplacements antérieurs n'étaient que de la circumnavigation.

 

Les noms de ces livres précieux ?

 

Je vous répondrai par les paroles de Gurdgieff, que cite Ouspensky :

 

Si vous aviez compris tout ce que vous avez lu dans votre vie, vous sauriez déjà ce que vous cherchez maintenant1.

 

Il convient de méditer longuement cette déclaration. Elle révèle le véritable lien qui unit les livres et la vie. Elle dit comment il faut lire. Elle prouve — à mes yeux du moins — quelque chose que j'ai maintes fois répété, à savoir que la lecture doit apporter la joie de la confirmation et que c'est cela l'ultime découverte que l'on fait en ce qui concerne les livres. Quant à la véritable lecture — qui, elle, ne cesse jamais — elle peut se faire avec n'importe quoi : un brin d'herbe, une fleur, un sabot de cheval, les yeux d'un enfant quand l'extase ou l'émerveillement y allument des étincelles, la fière allure d'un vrai guerrier, la forme d'une pyramide, ou la sereine attitude de toutes les statues du Bouddha. Si la faculté de poser des questions n'est pas morte, si le sens du merveilleux n'est pas atrophié, si l'on est doué d'une faim réelle et non pas d'un peu d'appétit ou d'une simple envie, on ne peut s'empêcher de lire au hasard de la vie. L'univers tout entier doit alors devenir un livre ouvert.

Cette joyeuse lecture de la vie ou des livres n'implique point l'affaiblissement de la faculté critique. Bien au contraire. S'abandonner totalement à l'auteur, ou plutôt à l'Auteur avec une majuscule, exige l'exaltation de la faculté critique. S'en prenant à l'usage du mot « constructif » que fait la critique littéraire, Powys écrit :

 

Oh, ce mot de « constructif » ! Comment, au nom du mystère du génie, la critique peut-elle être autre chose qu'une idolâtrie, un culte, une métamorphose, une histoire d'amour2 !

 

Inlassablement, le doigt qui s'avance désigne le plus profond de l'être, non pas pour gronder, mais dans un geste d'affectueuse leçon. Les mots écrits sur le mur n'ont rien de menaçant ni de mystérieux à qui sait les interpréter. Les murs s'écroulent et avec eux nos craintes et nos répugnances. Mais le dernier mur à céder, c'est celui qui protège l'ego. Celui qui lit avec d'autres yeux que ceux de son moi le plus intime ne lit pas. Le regard intérieur transperce les murs, déchiffre toutes les écritures, transforme tous les « messages ». Ce n'est pas un œil qui lit ni qui critique, mais un œil qui renseigne. Il ne reçoit pas de lumière de l'extérieur, il la prodigue. La lumière et aussi la joie. La lumière et la joie ouvrent le monde et le révèlent tel qu'il est : ineffable beauté et création sans fin.

 

 

 

 

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1. In Search of the Miraculous, de P.D. Ouspensky, Harcourt, Brace and Co, New York, 1949.

2. Visions and Revisions, de John Cowper Powys, G. Arnold Shaw, New York, 1915.