XII
LETTRE À PIERRE LESDAIN
3 mai 1950.
Mon cher Pierre Lesdain,
L'idée m'est venue, depuis que j'ai lu votre longue et bienvenue lettre du 20 avril, de vous faire une place dans ce livre sur les livres que je suis en train d'écrire. C'est pourquoi cette lettre commence à la page 216. Il n'est personne à qui j'aie plus de plaisir à confier mes pensées, surtout mes pensées larvaires. Vous êtes un des lecteurs les plus enthousiastes que je connaisse. Dans vos critiques, vous êtes souvent « contre », mais vous êtes plus souvent « pour » l'auteur. En attaquant, vous révélez votre amour, non pas votre rancœur, votre envie, votre dépit ni votre jalousie. Souvent, quand j'évoque mes débuts, je pense à vous, et je vous vois toujours un livre à la main ou sous votre bras. Bien mieux, à mesure que je vous découvre mieux en lisant chaque semaine votre chronique dans Volonté1, je suis maintenant convaincu que nous lisions souvent le même auteur, sinon le même livre de cet auteur, au même moment.
Voici près de deux semaines aujourd'hui que je n'ai rien écrit, et ma tête bouillonne de pensées. Comme je vous l'ai peut-être expliqué déjà, la raison qui me maintient en perpétuel état d'ébullition, c'est que je relis des livres, les livres que je préfère. Tout me nourrit, tout me stimule. Mon intention première était d'écrire une mince plaquette ; il semble maintenant que ce sera un gros volume. Chaque jour, je note sur mon calepin de nouveaux titres qui me reviennent à la mémoire. C'est le côté passionnant de mon entreprise, cette exhumation des insondables profondeurs de la mémoire de quelques nouveaux titres chaque jour. Il faut parfois deux ou trois jours à un livre dont j'ai le nom sur les lèvres pour s'annoncer complètement : auteur, titre, date et lieu de publication. Une fois qu'il est « fixé » dans ma mémoire, toute sorte d'associations d'idées affluent et des domaines oubliés de mon brumeux passé se trouvent ainsi révélés.
Ainsi, j'ai déjà écrit le peu que j'ai à dire de Gil Blas avant de recevoir l'exemplaire dont vous m'annoncez l'envoi. Gil Blas est un des livres que je n'ai jamais lus, mais autour duquel flotte une légende et — pour moi, du moins — la légende est toujours aussi importante que le livre. Il y a des auteurs qui m'intriguent à cause de tout ce que j'ai entendu ou lu à leur propos, parce que leur vie m'intéresse, et pourtant je ne parviens pas à lire leurs œuvres. Stendhal est un de ceux-là, et aussi l'auteur de Tristram Shandy. Mais peut-être l'exemple le plus remarquable à cet égard est-il celui du marquis de Sade. Tout ce que j'ai lu sur lui, pour ou contre, m'excite prodigieusement. Or, je n'ai lu que très peu de tout ce qu'il a écrit, et encore ai-je lu ce peu sans grand plaisir ni profit. Néanmoins, je crois en lui, si je puis dire. Je le considère comme un écrivain très important, une grande figure en même temps que l'un des êtres les plus malheureux qu'on ait vus. Je vais écrire un chapitre sur lui, naturellement, même si je ne dois jamais lire la totalité de son œuvre. (Qui l'a fait ?) Soit dit en passant, cela vous amusera peut-être de savoir que j'ai eu de grandes difficultés à me rappeler les titres des ouvrages soi-disant « obscènes », aussi bien ceux que j'avais lus que ceux dont j'avais entendu parler. C'est une des branches de la littérature que je connais assez mal. Mais s'agit-il vraiment d'une « branche » ou n'est-ce pas encore une fausse appellation ?
Voici une pensée qui me vient en passant. Chaque fois que je prends un volume d'Élie Faure, je suis la proie d'un grand conflit. À maintes reprises, dans mes propos et dans mes écrits, j'ai mentionné la dette que j'ai envers ce grand homme. Je devrais écrire son panégyrique, mais je doute que je le fasse, que j'en sois même capable, pas plus que j'y parviendrais s'il s'agissait de Dostoïevsky ou de Whitman. Il y a certains auteurs qui sont d'emblée trop grands et trop proches. On ne se libère jamais de leur enchantement. Impossible de dire où votre vie et votre œuvre se séparent ou divergent d'avec les leurs. Tout est inextricablement mêlé.
Il me semble, quand je songe à certains noms, que ma vie a recommencé plusieurs fois. Sans doute parce que chaque fois je redécouvrais, par le truchement de ces divins interprètes, mon être propre. Vous dites que vous vous êtes plongé trois années durant dans Nietzsche et dans lui seul. Je comprends, bien que je ne l'aie jamais fait avec aucun auteur. Mais pouvez-vous lire Nietzsche aujourd'hui avec la même ferveur ? Ah, c'est là le miracle ! Qui a le don de nous affecter de plus en plus profondément chaque fois que nous le lisons est bien un maître, quels que soient son nom, son rang, sa position. C'est une pensée qui me revient souvent quand je relis mes auteurs favoris. (Je suis certain, par exemple, que si je prenais la Naissance de la tragédie — le livre que j'ai relu plus que n'importe quel autre — je serais « fini » pour la journée.) Quelle est la signification de cet impérissable enthousiasme pour tant d'auteurs ? Je me pose fréquemment la question. Cela veut-il dire que je n'ai pas « évolué » ? Que je suis naïf ? Quelle que soit la réponse, je vous assure que je tiens cette faiblesse pour une singulière bénédiction. Et, si en ouvrant un de mes auteurs préférés, je rencontre par hasard dans son livre une citation d'un autre de mes favoris, alors ma joie ne connaît plus de bornes. Hier encore, en parcourant la Danse sur le feu et sur l'eau, voici ce qui m'est arrivé. Page 6, j'ai découvert cette citation de Walt Whitman :
Le monde sera complet pour qui est lui-même complet.
Et, page 84, de Whitman encore :
Vous tenez les Bibles et les religions comme divines, et je dis qu'elles sont divines. Et je dis qu'elles sont toutes venues de vous, qu'elles peuvent encore venir de vous et que ce ne sont pas elles qui donnent la vie mais vous.
(Puis-je déclarer, pour une fois dans ma vie, que je suis fier que ce soit un Américain qui ait dit cela !)
Une des raisons qui m'empêchent d'écrire d'abondance à propos de ces auteurs favoris, c'est d'abord que je ne puis me retenir de les citer, et puisqu'ils ont si profondément imprégné chacune de mes fibres que, dès l'instant où je commence à parler d'eux, je reprends leur langage. Ce n'est pas tant que j'aie honte de « plagier » les maîtres ; je crains plutôt de ne jamais pouvoir retrouver ma voix propre. Étant donné notre façon servile de lire, nous traînons avec nous tant d'entités, tant de voix, que bien rare est l'homme qui peut dire qu'il parle avec sa propre voix. En dernière analyse cette parcelle d'individualité dont nous prétendons qu'elle est bien « nous », nous appartient-elle vraiment ? Tout ce que nous apportons de vraiment unique vient de la même source impénétrable d'où découle toute chose. Nous n'apportons rien d'autre que notre compréhension, ce qui est une façon de dire notre acceptation. Mais, puisque nous sommes tous faits d'après des modèles antérieurs qui existent à l'infini, félicitons-nous de ressembler parfois à nos glorieux prédécesseurs, de retentir du même fracas que ces créatures vidées de toute substance qui sont tout juste capables de dire : Om.
Mais revenons aux nombreux problèmes que vous soulevez dans votre lettre... Je ne puis vous dire mon ravissement à savoir que vous avez si promptement fait usage de la citation que je vous ai envoyée de mon vieux « maître », John Cowper Powys. Dans le même courrier, je vois que le chroniqueur littéraire de Combat cite aussi un passage de la préface de Visions and Revisions. J'espère bientôt trouver pour vous un des livres d'interprétation de Powys qui, j'en suis sûr, vous plaira. Je crois qu'il n'a jamais été traduit en français : ce serait vraiment apporter de l'eau à la rivière. L'autre jour, pour lui réjouir l'âme et pour lui rendre un hommage que je lui devais depuis longtemps, je l'ai traité de « mon très cher grand maître ». Si Élie Faure avait encore vécu du temps que j'avais rassemblé le courage d'aller le voir, je serais sans doute tombé à genoux devant lui en lui baisant la main.
À propos de nos premières idoles, vous parlez de la nécessité de dominer un sentiment de « révolte ». C'est exact, encore qu'il ne s'agisse là, semble-t-il, que d'une phase de transition. On reconnaît généralement que les premières émotions, les premières réactions sont les seules authentiques et durables. (Et reconnaître, c'est se reprendre.) Je dois avouer cependant qu'il y a toujours certains auteurs pour lesquels on ne peut jamais retrouver son attitude d'antan dès l'instant qu'on a perdu l'affection ou la vénération qu'on leur portait. C'est comme quand on a perdu la grâce. Je ne puis pour le moment me souvenir d'un seul grand auteur — « grand » au sens où je l'entends — sur qui je me sois trompé. Au contraire, plus loin je remonte parmi mes idoles, plus mon adoration me semble sincère et durable. Pas de déceptions. Surtout parmi les auteurs pour la jeunesse. Non, ce qui m'ahurit, c'est qu'une fois ma fidélité acquise à l'un d'eux, je demeurais loyal. Je ne souligne le fait que parce que la loyauté n'est pas un de mes forts. Les exceptions sont absolument sans importance et ne méritent pas qu'on en parle. En ce qui concerne les auteurs, je reste ce qu'on appelle « un amoureux constant ».
C'est justement ce trait (appelez cela de la fidélité ou de l'adoration) qui m'amène à donner à ce livre (du moins dans son plan) des proportions surprenantes. Comment puis-je jamais terminer de porter témoignage ? Comment puis-je jamais mettre un terme à ce chant d'amour ? Et d'ailleurs pourquoi le ferais-je ? Moi qui n'ai jamais tenu de journal intime, je commence à entrevoir combien est tentant et obsédant le désir de noter les progrès que l'on fait dans son voyage intérieur. Mieux encore, moi qui ai juré à plusieurs reprises que j'en avais assez des livres, je suis allé jusqu'à devenir un travailleur manuel, pire encore — un véritable cul-terreux — dans l'espoir (fallacieux) de vaincre la maladie.
L'autre soir, en relisant The Story of My Life d'Helen Keller, je tombai sur les lignes suivantes écrites par son institutrice, Anne Mansfield Sullivan :
Je crois qu'on devrait distinguer la lecture des autres activités scolaires régulières. On devrait encourager les enfants à lire pour le seul plaisir de la lecture. (Bravo !) L'enfant devrait avoir vis-à-vis de ses livres une attitude de réceptivité inconsciente. Les grandes œuvres d'imagination devraient faire partie de sa vie, comme elles furent jadis la substance même des hommes qui les écrivirent.
Elle ajoute :
Trop souvent, je crois, on fait écrire les enfants avant qu'ils aient rien à dire. Enseignez-leur à penser, à lire et à parler sans contrainte, et ils écriront parce qu'ils ne pourront pas s'en empêcher.
En exprimant l'opinion que « les enfants s'éduqueront tout seuls s'ils se trouvent dans de bonnes conditions », que ce qu'il leur faut, « ce sont des conseils et de la sympathie bien plus que de l'instruction », elle m'a fait penser à l'Émile de Rousseau, et encore quand je suis tombé sur le passage suivant qui concerne le langage :
Le langage est issu de la vie, des nécessités et des expériences de la vie. Au début, l'esprit de ma jeune élève était pour ainsi dire vide. Elle avait vécu dans un monde qu'elle ne pouvait pas comprendre. Le langage et la connaissance2 sont indissolublement liés : ils sont interdépendants. Faire du bon travail sur le plan du langage présuppose et implique une réelle connaissance des choses. Dès qu'Helen eut compris que tout avait un nom et que par le truchement de l'alphabet sourd-muet ces noms pouvaient être transmis d'une personne à une autre, j'entrepris d'éveiller plus vivement son intérêt à l'égard des objets dont elle apprenait à épeler les noms avec une joie si manifeste. Je ne lui ai jamais enseigné le langage en tant que tel, mais j'ai toujours utilisé le langage comme moyen de communication de la pensée ; ainsi l'acquisition du langage allait-elle de pair avec l'acquisition de la connaissance. Afin d'employer intelligemment le langage, on doit avoir un sujet de conversation, et avoir un sujet suppose qu'on a eu des expériences ; toutes les leçons du monde ne permettront pas à nos petits enfants d'utiliser le langage avec facilité tant qu'ils n'auront pas dans l'esprit une idée qu'ils veuillent communiquer, ou tant que nous n'aurons pas réussi à éveiller chez eux le désir de savoir ce qu'il y a dans l'esprit des autres.
Tout cela m'amène à votre question sur Lawrence, pourquoi je n'ai jamais terminé l'étude sur lui que j'ai commencée à Paris il y a dix-sept ans de cela. Mais laissez-moi d'abord répondre à l'autre question : si je ne suis pas plus proche de Lawrence que de Joyce. Bien sûr que si. Peut-être même trop près, ou du moins j'étais trop près de lui quand j'ai commencé la rédaction de cet opus magnum, l'Univers de Lawrence. Comme le livre auquel je travaille actuellement, ce devait aussi être un « petit » ouvrage. L'éditeur de Tropique du Cancer, Jack Kahane, m'avait demandé si je ne voudrais pas écrire pour lui une centaine de pages sur « mon auteur préféré », D.H. Lawrence. Il pensait publier cette « plaquette » avant la sortie du Tropique du Cancer, dont la publication était, pour une raison ou pour une autre, sans cesse remise depuis trois ans. L'idée ne me souriait guère, mais j'acceptai quand même. Le temps d'écrire une centaine de pages et j'étais tellement plongé dans l'étude de l'œuvre de Lawrence que je n'étais plus capable d'embrasser du regard la forêt tout entière et non pas les arbres. De cette tentative avortée, il reste au moins plusieurs centaines de feuillets au point. Il y en a quelques centaines d'autres qui auraient besoin d'être revus et, bien sûr, d'abondantes notes. Deux facteurs ont concouru à m'empêcher de mener à bien cette tâche : le premier, c'était le désir ardent de continuer ma propre histoire ; le second, c'était la confusion qui se produisit dans mon esprit sur ce que représentait exactement Lawrence.
Avant qu'un homme étudie le Zen, dit Ch'ing-yuan, pour lui les montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux ; quand, sous la direction d'un bon maître, il a eu un aperçu de la vérité du Zen, pour lui les montagnes cessent d'être des montagnes et les eaux des eaux ; mais lorsque, plus tard, il aura vraiment atteint le séjour de la sérénité, les montagnes redeviennent des montagnes et les eaux des eaux3.
Il en va sensiblement de même de quiconque aborde Lawrence. Aujourd'hui, il est redevenu ce qu'il était au début, mais maintenant que je le sais, que j'en ai la certitude, je n'éprouve plus le besoin d'exprimer mes opinions. Toutes ces études critiques et interprétatives d'auteurs si essentiels (à nos yeux) ne sont, je crois bien, entreprises que dans notre propre intérêt. Nos efforts ne servent qu'à nous faire nous mieux comprendre nous-mêmes. Les sujets que nous choisissons ont rarement besoin de notre plaidoyer ou de nos brillantes interprétations. Ils sont généralement morts quand nous nous attaquons à eux. Quant au public, je suis de plus en plus convaincu que « les lecteurs » ont de moins en moins besoin d'aide ou de conseils ; il est plus important pour eux, je crois, de lutter seuls.
Quant à Joyce, je lui dois certainement beaucoup. J'ai sûrement subi son influence. Mais mes affinités sont manifestement plus grandes avec Lawrence. Mes parrains, ce sont les écrivains romantiques, démoniaques, subjectifs. Ce sont les dons de styliste de Joyce qui m'attirent, mais comme je l'ai souligné dans mon essai intitulé : l'Univers de la mort4, je préfère la langue de Rabelais à celle de Joyce. Cela dit, Joyce n'en demeure pas moins le géant sur ce plan. Il n'a pas d'égal ; c'est pratiquement un « monstre ».
C'est difficile, très difficile, je m'en aperçois, de distinguer les influences réelles des influences imaginaires. J'ai fait de mon mieux pour reconnaître toutes les influences que j'ai subies, mais je me rends bien compte qu'en jugeant mon œuvre, les écrivains de demain insisteront sur des influences que j'ai ignorées et négligeront certaines autres dont j'ai fait état. Vous citiez dans votre lettre la Ballade du vieux marin, de Coleridge. L'auteur de cette œuvre est un homme dont je ne parle guère. J'ai lu la Ballade en classe, comme tout le monde, ainsi que le Lai du dernier Ménestrel. Ils figurent parmi les quelques livres que j'ai pris plaisir à lire au collège, je vous l'affirme. Mais le livre dont je garde depuis l'école le souvenir le plus vif, le livre qui semble m'avoir laissé une impression indélébile, bien que je ne l'aie jamais relu, c'est les Idylles du roi de Tennyson. Pourquoi ? À cause du roi Arthur ! L'autre jour encore, en relisant une lettre du fameux Gladstone à Schliemann, l'homme qui découvrit Troie et Mycènes, je remarquai qu'il parlait de Schliemann comme si celui-ci appartenait à un autre âge, un âge de foi, de chevalerie. Assurément cet homme, cet homme d'affaires fort compétent et à l'esprit pratique remarquable, fit plus pour l'histoire que toute la bande des « historiens » gonflés de prétentions. Tout cela à cause d'un amour de jeunesse et du culte qu'il avait voué à Homère. Je fais mention de la lettre de Gladstone, une bien belle lettre, parce que, chaque fois que je touche aux mots foi, jeunesse, chevalerie, une flamme s'allume en moi. J'ai décrit tout à l'heure mes ascendances littéraires. Mais qu'est-ce qui nourrit et soutient des écrivains de la catégorie à laquelle j'appartiens ? L'héroïque, le légendaire ! En un mot, la littérature d'imagination et d'action. Quand je cite le nom du roi Arthur, je pense à un monde encore vivant, mais caché aux regards ; j'y pense, en fait, comme au monde éternel et réel, parce que dans ce monde l'imagination et l'action ne font qu'un, et qu'un aussi l'amour et la justice. On pourrait croire aujourd'hui que ce monde du temps d'Arthur est le domaine exclusif de l'érudit, mais il est ressuscité chaque fois qu'un jeune garçon ou qu'une petite fille s'enflamme en le découvrant.
Et cela m'amène à dire quelle triste erreur est celle des gens qui croient que certains livres, parce qu'universellement reconnus comme des « chefs-d'œuvre », sont les seuls à pouvoir nous inspirer et nous nourrir. Tout amateur de livres peut citer une douzaine de titres qui, parce qu'ils ouvrent les portes de son âme, parce qu'ils font s'ouvrir ses yeux à la réalité, sont pour lui les livres d'or. Peu importe l'estime dans laquelle les tiennent les érudits et les critiques, les mandarins et les autorités : pour l'homme qu'ils ont touché au vif, il n'y a rien au-dessus. Nous ne demandons pas à qui nous ouvre les yeux de qui il tient ses pouvoirs ; nous n'exigeons pas qu'il nous présente des lettres de créance. Nous ne devrions pas davantage être à jamais reconnaissants et pleins de respect envers nos bienfaiteurs, puisque chacun de nous a le pouvoir à son tour d'éveiller autrui et qu'il use souvent d'ailleurs à son insu de cette faculté. Le sage, le saint, le vrai savant apprend autant du criminel, du mendiant, de la prostituée que de l'apôtre, du maître ou du bon livre.
Oui, je vous serais fort reconnaissant si vous vouliez bien me traduire un ou deux récits tirés des fabliaux. Je n'ai presque rien lu de cette littérature. Ce qui me rappelle que, bien que j'aie reçu pas mal de livres de la liste que j'avais dressée, personne encore ne m'a envoyé un bon ouvrage sur Gilles de Rais ni sur Saladin, deux personnages auxquels je m'intéresse passionnément. Il y a certains noms qu'on ne rencontre pour ainsi dire jamais dans nos hebdomadaires littéraires. La grande différence entre les hebdomadaires littéraires européens et américains, c'est le vide qui caractérise ces derniers en ce qui concerne les noms et les événements littéraires. Dans les magazines européens, ce vide est parsemé de constellations : ainsi, dans une seule colonne du Goéland (publié à Paramé, en Bretagne), on peut rencontrer une douzaine ou plus de noms célèbres, passés ou contemporains, dont on n'a jamais entendu parler. Même dans Volonté, qui n'est pas un périodique strictement littéraire, je vois des articles sur des gens, sur des livres et sur des événements dont jamais nos journaux ni nos revues ne soufflent mot. Du temps que je travaillais dans le quartier financier de New York — pour la Compagnie du Ciment Éternel —, je me rappelle avec quel plaisir, tout en allant prendre mon métro à Brooklyn Bridge, je voyais au pied de l'interminable escalier s'entasser les exemplaires du dernier numéro de Simplicissimus. À cette époque, nous avions au moins deux excellents magazines aux États-Unis : The Little Review, et The Dial. Aujourd'hui, il n'existe pas un seul magazine convenable dans ce satané pays. Je m'en voudrais aussi de ne pas citer Transition, dans les pages duquel j'ai découvert les signatures étrangères les plus passionnantes, et parmi elles une que je n'oublierai jamais : celle de Gottfried Benn.
Mais revenons à Saladin et à Gilles de Rais — on ne pourrait imaginer deux types plus opposés —, j'ai demandé dans nos bibliothèques quels livres on possédait à leur sujet, et j'ai recueilli quelques titres, dus pour la plupart à des auteurs anglais ou américains. Ces titres, cependant, ne m'incitent guère à me procurer ces livres ; ils ont tous ce caractère de recherche du sensationnel, qui est si éminemment américain. Je ne demande pas tant une interprétation érudite que poétique. Dans le cas de Gilles de Rais, je suppose que les études les plus sérieuses ont été faites par des psychanalystes. Mais je ne veux pas d'une étude psychanalytique de Gilles de Rais. S'il me fallait choisir, je préférerais encore une enquête catholique sur les mécanismes de cette âme étrange.
À propos de livres que je recherche encore, je devrais ajouter que je voudrais aussi un livre sur la Croisade des Enfants. En connaissez-vous un bon ? Je me souviens avoir lu quelque chose quand j'étais enfant à propos de cet épisode sans précédent dans l'histoire ; je me souviens de mon extrême surprise et aussi d'un sentiment de douleur comme je n'en ai jamais connu depuis lors. Depuis mon enfance, j'ai rencontré de temps en temps de vagues allusions à cette Croisade. Aujourd'hui que j'exhume mon lointain passé, j'ai l'impression que je dois étudier de nouveau ce sujet.
Quant à Restif de La Bretonne — Monsieur Nicolas et les Nuits de Paris — personne ne m'a encore envoyé ces ouvrages. J'attends d'un jour à l'autre un livre sur Restif écrit par un attaché américain à Djidda ; il m'a adressé plusieurs lettres pour m'entretenir des remarquables affinités qu'il y a entre l'auteur des Tropiques et cet écrivain français si singulier. Vous imaginez donc combien je suis curieux de goûter le sang de cette étrange créature.
À côté des livres que je n'ai pas demandés, j'en reçois beaucoup qui me faisaient grandement défaut ; je dois avoir pour l'instant reçu les deux tiers environ des titres énumérés sur ma liste. L'un sur lequel j'ai bondi à peine l'avais-je reçu était une biographie de George Alfred Henty, mon auteur favori quand j'étais jeune garçon. Ce n'est pas un ouvrage particulièrement brillant (il a pour auteur G. Manville Fenn), mais il remplit son office. Il m'a donné, après une quarantaine d'années d'attente, le plaisir torturant de contempler le visage de mon auteur bien-aimé. Je dois dire que la photo qui sert de frontispice n'a rien de décevant ni de trompeur. Le voilà, mon cher Henty (pour moi, il a toujours été simplement « Henty »), grandeur nature, avec une belle tête massive, une barbe fleuve à la Whitman, un grand nez large, presque slave, et une expression franche, ouverte et bonne. Bien qu'ils ne se ressemblent pas, il me rappelle pourtant fortement une autre idole, Rider Haggard. Ils appartiennent au camp « mâle » des hommes de lettres britanniques. Des hommes rudes, vigoureux, honnêtes et honorables, peu enclins aux confidences, probes et droits, doués de nombreux talents et ayant d'autres intérêts que la littérature : des hommes actifs, braves, de solides remparts comme on dit. Dans leur allure et dans leur façon d'agir, malgré la variété et le champ de leurs activités, ils avaient de nombreux points communs tous les deux. Depuis un âge tendre, ils avaient connu les difficultés de la vie. L'un et l'autre ont été de grands voyageurs et ont passé beaucoup de temps en des pays lointains. Même dans leurs méthodes de travail, ils se ressemblaient à bien des égards. Tout en écrivant vite et avec une prodigieuse abondance, ils ont consacré de longues périodes à l'accumulation, à la préparation et à l'analyse de leurs matériaux. Ils avaient tous deux l'instinct du « chroniqueur ». Ils possédaient à un haut degré de l'imagination et de l'intuition. Et pourtant personne ne fut plus réaliste qu'eux, plus plongé dans la vie. Tous deux, également, ont connu une certaine prospérité vers le milieu de leur existence. Et l'un et l'autre ont eu la bonne fortune d'être assistés par des secrétaires extrêmement capables, à qui ils ont dicté leurs livres. (Comme je leur envie cela !)
Je me rends compte que Henty est un écrivain que vous ne connaissez peut-être pas ; mais il était célèbre auprès des jeunes Américains et des jeunes Anglais, et sans doute avait-il dans leur estime une place aussi élevée que Jules Verne, Fenimore Cooper, le capitaine Mayne Reid ou que Marryat. Mais permettez-moi de vous citer quelques-unes des observations de Fenn à propos de ce Henty, de son œuvre et des raisons de son succès. Elles éveillent chez moi des résonances. Un jeune garçon, déclare Fenn, ne veut pas de littérature juvénile.
Il veut devenir un homme et lire ce que les hommes font et ont fait. D'où le grand succès des œuvres de George Henty. Ce sont des livres très virils et Henty disait toujours qu'il voulait que ses garçons fussent audacieux, décidés et prêts à jouer le rôle d'un jeune homme, et non pas des lavettes.
(Henty fut pratiquement infirme durant toute sa prime jeunesse : il passa le plus clair de son temps au lit. Ce qui explique sa passion pour les livres dès son plus jeune âge : il lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Cela explique aussi le développement aigu de son imagination... et la bonne santé dont il jouit par la suite, car seul l'homme qui a eu une enfance souffreteuse apprécie la bonne santé et sait la préserver.)
Inconsciemment, dit Fenn, il allait assurer à ses livres d'enfants un plus grand succès en leur acquérant les suffrages de ce grand et puissant corps d'acheteurs de cadeaux que constituent les instructeurs de nos fils : en étudiant les catalogues des éditeurs, ils tombaient sur le nom fameux du héros de l'histoire et s'exclamaient : « Ha ! de l'histoire... on ne risque rien ! » Henty se gagna l'alliance du corps enseignant ; et c'est ainsi que cet écrivain qui, pendant tant d'années continua à produire à la cadence magnifique de deux, trois et souvent quatre livres par an, se trouva donner aux enfants des leçons d'histoire plus durables que tous les pédagogues de sa génération.
Mais assez sur ce chapitre. Je ne découvre pas sans étonnement, je dois en convenir, que mes premières idoles possédaient de « solides personnalités », qu'ils étaient des hommes d'affaires capables de s'intéresser aux réformes agraires, à la stratégie, au yachting, à la chasse au gros gibier, aux intrigues politiques, à l'archéologie, au symbolisme et que sais-je encore. Comme il est extraordinaire de lire de Henty, par exemple, que sa devise aurait pu être : « Dieu, le souverain et le peuple ! » Quel contraste avec les personnages qui m'influenceront plus tard, dont certains sont « pathologiques » ou, comme dirait Max Nordau, « dégénérés ». Même le cher vieux Walt, l'homme des grands espaces, le poète au coup d'œil cosmique, voilà maintenant qu'on l'étudie sous l'angle « pathologique ». La phrase de Fenn affirmant que « Henty était aussi éloigné du névrosé que peuvent l'être l'un de l'autre les deux pôles » me semble presque comique aujourd'hui. Le terme de « névrosé » était inconnu du temps de Henty. Hamsun employait fièrement le mot « neurasthénique ». Aujourd'hui, c'est « psychose » qu'on emploie ou « schizophrénie ». Aujourd'hui ! Qui écrit aujourd'hui pour les jeunes garçons ? Je veux dire sérieusement. Quelle pâture ont-ils les jeunes d'aujourd'hui ? Voilà une question bien intéressante...
La nuit dernière, j'ai eu le plus grand mal à m'endormir. Cela m'arrive souvent depuis que je travaille sur ce livre. La raison en est simple : je me trouve devant une telle abondance de matériaux, j'ai un tel choix qu'il m'est difficile de décider ce dont je ne parlerai pas. Tout me semble convenir. Tout ce à quoi je touche me rappelle l'inépuisable flot d'influences qui ont contribué à ma formation intellectuelle. En relisant un livre, je songe à l'époque, au cadre, aux circonstances où s'épanouissaient mes anciens moi. Conrad dit quelque part qu'un écrivain ne commence à vivre que quand il a commencé à écrire. C'est en partie exact. Je sais ce qu'a voulu dire Conrad, mais voilà, la vie d'un créateur n'est pas la seule vie, ni peut-être la plus intéressante que mène un homme. Il y a un temps pour jouer et un temps pour travailler, un temps pour la création et un temps pour l'oisiveté. Et il y a un temps, glorieux aussi à sa façon, où c'est à peine si l'on existe, où l'on est un vide complet. Je veux dire où l'ennui semble l'essence même de l'existence.
Je parlais tout à l'heure de la Compagnie du Ciment Éternel : cela m'a rappelé les types épatants qui travaillaient avec moi dans ce bureau du 30 Broad Street à New York. Les souvenirs se sont soudain pressés si nombreux que j'ai saisi mon calepin et que j'ai commencé à noter les noms de ces gens et les incidents auxquels ils avaient été mêlés. Je les ai revus clairement et distinctement : Eddie Rink, Jimmy Tierney, Roger Wales, Frank Selinger, Ray Wetzler, Frank McKenna, Monsieur Blehl (ma bête noire), Barney je ne sais plus quoi (il avait l'air d'une souris), Navarro, le vice-président, que nous ne rencontrions qu'en allant aux lavabos ; Taliaferro, l'irascible homme du Sud, de Virginie, qui répétait vingt fois par jour au téléphone : « Pas Taliaferro... Tolliver ! » Mais celui dont je garde le souvenir le plus vif est un garçon auquel je n'avais pas pensé une seule fois depuis le jour où j'ai quitté la maison... j'avais alors vingt et un ans. Il s'appelait Harold Street. Nous étions de gais compagnons. En notant son nom, j'écrivis à côté — pour mémoire ! — « jours vides ». C'est ainsi que j'associe son nom au mien : nous avons en commun le souvenir de jours de paisible flânerie dans un faubourg qu'on appelle la Jamaïque. Nous avions d'autres points communs, mais je ne me rappelle plus de quoi il s'agissait. Je suis sûr qu'il ne s'intéressait pas comme moi aux livres ni aux promenades à bicyclette. J'allais chez lui, une grande bâtisse lugubre et croulante où il habitait avec une grand-mère, et la journée passait comme dans un rêve. Je ne me souviens absolument pas de quoi nous parlions ni comment nous passions le temps. Mais aller lui rendre visite dans ce cadre paisible et enténébré avait sur moi l'effet d'un baume, j'en garde un souvenir très vif. Je crois que je lui enviais la tranquillité de sa vie. Pour autant que je pouvais juger, il n'avait pas de problèmes. Et cela me paraissait extrêmement étrange, car moi, j'en étais accablé. Harold était un de ces jeunes gens calmes et équilibrés, qui savent se débrouiller dans le monde, s'adapter, éviter la peine et l'affliction. C'était cela qui m'attirait chez lui. Je découvrirai sans nul doute les raisons plus profondes de cette attirance quand j'étudierai plus à fond cette période — dans Nexus que, comme vous le savez, je n'ai même pas commencé à écrire. Il me fallait pourtant attirer l'attention sur ces périodes de « vacances » durant lesquelles, heureusement pour nous, peu nous importe de savoir qui nous sommes et encore moins ce que nous ferons dans la vie. D'une chose, en tout cas, je suis sûr, c'est que ce fut le prélude à ma rupture avec ma famille, avec la routine du bureau ; l'esprit d'aventure s'était emparé de moi et j'allais bientôt dire adieu à tous mes amis et à ma famille pour mettre le cap sur l'Eldorado de l'Ouest (l'Eldorado de Puccini plutôt que celui des chercheurs d'or). « Plus de livres ! me dis-je. Assez de vie intellectuelle. » Et, dans la plantation de fruits de Chula Vista, en Californie, avec qui deviens-je copain sinon avec Bill Parr, un type du Montana, qui adore lire et qui fait de longues promenades avec moi après le travail pour discuter de nos auteurs favoris ! Et c'est à cause de mon affection pour Bill Parr que je tombe ensuite sur Emma Goldman, à San Diego, et que, sans en avoir le moins du monde l'intention, je me retrouve dans le monde des livres, par le truchement tout d'abord de Nietzsche, puis de Bakounine, de Kropotkine, de Most, de Strindberg, d'Ibsen et de tous les plus fameux dramaturges européens. Ainsi tourne la roue de la destinée !
Hier soir, impossible de m'endormir. Je venais de lire un autre de mes vieux favoris — Edgar Saltus — un auteur américain dont vous n'avez sans doute jamais entendu parler. Je lisais The Imperial Purple, un de ces livres où j'ai cru trouver des enseignements à propos du « style ». La nuit précédente, j'avais terminé la biographie d'Heinrich Schliemann par Emil Ludwig, et j'en étais resté étourdi, abasourdi car il est incroyable de penser à ce que cet homme a fait en une seule vie. Certes, je connais Jules César, Hannibal, Alexandre, Napoléon, Thomas Edison, René Caillé (l'homme de Tombouctou), Gandhi et des dizaines d'autres hommes « d'action ». Tous ont eu une existence incroyable. Mais ce Schliemann, un commis épicier qui devient un gros négociant, qui apprend dix-huit langues, pour ainsi dire « à côté » et qui les parle et les écrit couramment, cet homme qui toute sa vie a entretenu une abondante correspondance — et en gardant une copie manuscrite de toutes ses lettres ! — cet homme qui commence sa carrière en Russie comme exportateur-importateur, qui passe son temps à voyager, qui se lève d'ordinaire à quatre heures du matin, fait une promenade à cheval jusqu'à la mer (à Phaléron), prend un bain été comme hiver, est à son bureau ou sur le lieu des fouilles à huit heures pour prendre un second petit déjeuner, qui lit Homère à tout propos et qui, vers la fin de sa vie, refuse de parler même le grec moderne avec sa femme pour n'utiliser que la langue homérique, qui écrit ses lettres dans la langue du destinataire, qui exhume les plus grands trésors qu'un homme ait jamais trouvés, qui et cætera, et cætera... comment voulez-vous qu'on abandonne un livre pareil pour dormir ! L'ordre, la discipline, la sobriété, la persévérance, l'entêtement, le caractère autoritaire, comme il était Allemand ! Et cet homme s'était fait naturaliser citoyen américain ; il résida quelque temps à San Francisco et plus tard à Indianapolis. Profondément cosmopolite et pourtant Allemand jusqu'au fond de l'âme. Grec de cœur et cependant Teuton. L'homme le plus étonnant qu'on puisse imaginer. Découvrant les ruines de Troie, de Mycènes, de Tirynthe et de bien d'autres lieux, battant presque Sir Arthur Evans pour la découverte du labyrinthe du Minotaure. Vaincu parce que le paysan qui était prêt à lui vendre l'emplacement de Knossos lui avait menti sur le nombre d'oliviers que comprenait la propriété. Huit cent quatre-vingt-huit seulement au lieu de deux mille cinq cents. Quel homme ! J'ai parcouru ses énormes ouvrages sur Troie et sur Mycènes ; j'ai lu les passages autobiographiques qu'il a insérés dans un des volumes. Et j'ai décidé de lire le livre de Ludwig pour avoir de l'homme une vue complète.
Quelle tâche pour le biographe ! Herr Ludwig a consulté vingt mille documents. Écoutons-le plutôt :
Il y avait d'abord la longue collection de carnets et de journaux qu'il a tenus presque continuellement depuis sa vingtième jusqu'à sa soixante-neuvième et dernière année. Il y avait aussi ses archives commerciales et sa comptabilité, la correspondance qu'il échangea avec sa famille, les documents légaux, ses passeports et diplômes, les énormes ouvrages qu'il a consacrés à ses études linguistiques jusqu'à ses cahiers d'exercices de russe et d'arabe. Outre tout cela, il y avait des coupures de journaux de tous les coins du monde, des listes d'événements historiques et des dictionnaires compilés par lui en une douzaine de langues. Comme il gardait tout, j'ai trouvé parmi les mémoires les plus brillants, une invitation, par exemple, à un concert donné au bénéfice d'une veuve nécessiteuse. Chaque papier était daté de sa propre main.
Je ne puis abandonner ce sujet sans mentionner un incident à la fois humoristique et pathétique concernant Agamemnon. Vers la fin de sa vie, discutant pour la millième fois peut-être la question de savoir si c'était ou non le corps d'Agamemnon qu'il avait exhumé, Schliemann déclara à son jeune assistant, Dörpfeld : « Alors ce n'est pas le corps d'Agamemnon, ce ne sont pas ses bijoux ? Très bien, appelons-le Schulze ! »
Chaque soir donc je me couche et je digère le ou les livres que j'ai lus dans la soirée. (Je n'ai guère plus de deux heures par jour à consacrer à la lecture.) Un soir, c'est la vie de Henty, le lendemain, c'est l'autobiographie en deux volumes de Rider Haggard, un autre jour, c'est un petit livre sur le bouddhisme Zen, ou bien la vie d'Helen Keller, une étude sur le marquis de Sade ou encore un livre sur Dostoïevsky, soit par Janko Lavrin (encore un de mes initiateurs favoris) soit par John Cowper Powys ; je passe rapidement d'une biographie à une autre — Rabelais, l'Arétin, Ouspensky —, puis c'est Hermann Hesse (Voyage en Orient) et son Siddharta (tous deux en anglais ce qui m'oblige à faire la comparaison avec la version allemande et la version française), Élie Faure, le tout entrecoupé de la lecture de certains passages de l'Histoire de l'Art, The Black Death, Boccace, le Cocu magnifique, et c'est bien magnifique, comme je vous l'ai dit par carte postale. Permettez-moi de m'arrêter un instant. Crommelynck ! Un génie flamand. À mes yeux, un autre John Ford. Un dramaturge qui a apporté une contribution absolument originale au répertoire du théâtre immortel. Et sur mon thème favori, la jalousie. Othello ? Je vous le laisse ! Je préfère Crommelynck. Proust était merveilleux, dans ses méandres. Mais Crommelynck atteint à l'absolu. Je ne vois pas comment on pourrait ajouter autre chose à ce grand thème. (Mes respects à votre collègue, J. Dypreau, pour son excellente critique à l'occasion de la récente représentation de la pièce à Bruxelles. Quand la verrons-nous ici, je me le demande ? Peut-être jamais.)
Oui, je ne peux dormir la nuit après avoir lu ces livres admirables. Chacun suffit à tourner la tête d'un homme pour une semaine. Certains sont une découverte pour moi, d'autres, je les connaissais de longue date : ils se chevauchent et s'entrecroisent. Ils se complètent l'un l'autre, même quand ils semblent être le plus différents. Tout ne fait qu'un. Ah, quelle était cette phrase de Faure dont je voulais me souvenir ? La voici. « L'artiste tend vers un ordre ultime. » C'est vrai. Trop vrai, hélas.
L'ordre est en nous et pas ailleurs, dit-il. Et il ne règne nulle part ailleurs, pourvu que nous soyons capables de le faire régner en nous.
Un de mes lecteurs, un jeune psychanalyste français, m'adresse un extrait d'un livre de Berdiaeff où celui-ci parle du chaos du monde moderne que j'ai réussi à si bien rendre, puis il ajoute que ce chaos se trouve aussi en moi. Comme si je ne le savais pas ! « L'artiste tend vers un ordre ultime. » Bien dit et vrai, même s'il essaie de ne rien donner que le chaos qui réside en lui-même. Ça, c'est mon avis. Aux autres de dénicher ou la vérité ou le complexe. Là, je reste, moi5.
Permettez-moi d'ajouter à cela qu'en écrivant à divers amis libraires pour leur demander les livres dont j'avais besoin, reçu en guise de réponse d'eux tous ce même camouflet gratuit : « Je n'ai jamais vu un assortiment aussi hétéroclite de titres ! » Comme si, en choisissant parmi tous les livres que j'avais lus depuis quarante ans, j'aurais dû faire une sélection comprenant un assemblage compréhensible de titres ! Là où ils ne voient que fatras, je distingue un ordre logique. Mon ordre à moi. Ma continuité. Qui a le droit de dire ce que j'aurais dû lire et dans quel ordre ? Quelle absurdité ! Plus je découvre mon passé tel qu'il se révèle dans les livres que j'ai lus, plus je discerne dans ma vie de logique, d'ordre et de discipline. On trouve à sa vie une signification grandiose, même si elle a toutes les apparences d'une fondrière. Certainement aucun Créateur n'aurait pu tracer les chemins innombrables et tortueux que l'on suit, fixer les décisions que l'on prend. Pouvons-nous imaginer un grand livre où seraient enregistrées les divagations de tous les mortels qui aient jamais vécu ? Ne serait-ce pas folie que de tenir un pareil livre ? Non, je suis sûr que, quelques difficultés que nous ayons nous autres mortels, à trouver notre voie, le Créateur doit en connaître d'analogues et de plus épineuses encore. Et si, comme j'en suis solennellement persuadé, il se retrouve au milieu de tout cela, pourquoi ne nous y retrouverions-nous pas aussi, du moins en ce qui concerne notre propre existence ?
Si je n'arrive pas à dormir la nuit, ce n'est pas à cause des livres que je lis, car l'étendue de mes lectures est infinitésimale auprès de ce qu'un rat de bibliothèque dévore dans une journée. (Pensez à Napoléon à Sainte-Hélène, demandant chaque jour des piles de livres, les dévorant comme un termite et en réclamant toujours d'autres !) Non, ce ne sont pas les livres seuls, ce sont les souvenirs qui s'y trouvent associés, les souvenirs d'existences antérieures, comme je l'ai déjà dit. Je vois ces êtres que je fus jadis aussi distinctement que si je regardais l'un après l'autre des amis. Et pourtant, voici un fait que je ne puis simplement passer sous silence : l'homme que j'étais quand j'ai lu pour la première fois Mystères, par exemple, ne me semble guère différent de l'homme que j'étais hier, de l'homme que je suis encore. Mon opinion en tout cas n'a pas changé et j'éprouve toujours le même enthousiasme pour l'auteur de ce livre. (Qu'il ait « collaboré » durant la dernière guerre, par exemple, ne signifie strictement rien pour moi.) Même si, en qualité d'écrivain, je prends conscience à chaque relecture des « défauts » ou, pour être plus charitable, des « faiblesses » de mon auteur favori, l'homme que je suis accueille avec la même chaleur sa langue, son tempérament. J'ai pu grandir — ou peut-être pas ! — en stature intellectuelle, mais Dieu merci, me dis-je, je n'ai pas subi de profondes métamorphoses. Ce doit être, à mon avis, qu'un appel à l'âme a un caractère définitif et irrévocable. Et c'est avec l'âme que nous percevons l'essence d'un autre être, non pas avec l'esprit, ni même avec le cœur.
J'ai lu un jour dans le journal français Combat une lettre d'H.G. Wells à James Joyce datée de 1928. C'était une épître à faire rougir de confusion un confrère. Elle m'a rappelé une lettre de la même veine, mais plus réussie, de Strindberg à Gauguin à propos des nouvelles toiles tahitiennes de ce dernier. Mais écoutez le ton du pompeux homme de lettre anglais :
Vous croyez sans doute à la chasteté, à la pureté et à un dieu personnel ; c'est pourquoi vous finissez toujours par vous répandre en cris de con, de merde et d'enfer6.
« Oh, Henry, quelles belles dents en or tu as ! » s'exclama ma fille de quatre ans l'autre matin en grimpant dans mon lit. C'est ainsi que je m'approche des œuvres de mes confrères. Je vois combien leurs dents en or sont belles, et non pas comme elles sont laides ou artificielles...
Mais il y a de petites choses, de petits détails personnels qui me tiennent éveillé aussi quand j'ai fini un livre. Ainsi, il m'arrive maintes fois — et j'espère que vous ne verrez pas là une marque d'égoïsme de ma part — d'être frappé par le fait que tant d'écrivains ou d'artistes que j'adore semblent être parvenus au terme de leurs jours environ l'époque où je venais au monde. (Rimbaud, Van Gogh, Nietzsche, Whitman, pour n'en citer que quelques-uns.) À quoi cela m'avance-t-il ? À rien, en fait, mais cela m'emplit de stupéfaction. Ainsi j'étais en train de me frayer péniblement un chemin hors des entrailles maternelles, alors qu'ils s'apprêtaient pour le dernier repos ! Tout ce pour quoi ils ont combattu, tout ce pour quoi ils sont morts, il faut que je le répète d'une façon ou d'une autre. Leur expérience, leur philosophie de la vie, leur enseignement, rien de tout cela ne m'échoit en héritage par le seul fait qu'ils m'ont immédiatement précédé. Bien mieux, il me faut attendre vingt, trente, parfois quarante ans avant d'entendre même prononcer leur nom. Un autre détail à propos de ces grandes figures : je suis passionnément curieux de savoir comment ces héros ont péri : était-ce par accident, par maladie, par le suicide, par chagrin ? Parfois ce sont les circonstances entourant leur naissance qui me fascinent. (Jésus n'a pas été le seul à naître dans une mangeoire, je l'ai découvert. Pas plus que Swedenborg n'a été le seul à prédire le jour et l'heure de sa propre mort.) Ceux d'entre eux — et ils sont rares — qui ont connu le confort et l'aisance ne sont qu'une poignée auprès de la cohorte de ceux qui n'ont connu que le chagrin et la misère, qui ont été affamés, torturés, persécutés, trahis, insultés, emprisonnés, bannis, décapités, pendus, roués ou écartelés. Autour de tout homme de génie scintille une constellation de génies similaires ; rares sont ceux qui ne sont pas de leur époque. Tous autant qu'ils sont font corps avec une époque. Ceux qui sont dans la tradition, comme on dit, vivent et meurent suivant la tradition. Je pense, je ne sais pourquoi, à Nikolai V. Gogol, l'auteur du Journal d'un fou, de l'Iliade cosaque, qui déclare vers la fin d'un de ses récits :
Quel lieu sinistre que ce monde, messieurs !
Lui, Gogol, s'installe à Rome, figurez-vous, craignant de rester dans la Sainte Russie. (Avez-vous remarqué, à propos, en quels lieux étranges, lointains, et souvent désolés et perdus, nos écrivains accouchent de leurs œuvres les plus fameuses ?) C'est à Rome qu'il termina les Âmes mortes. Gogol brûla le second volume quelques jours avant sa mort ; quant au troisième, il ne fut jamais commencé. C'est ainsi que, malgré un pèlerinage de pénitence en Palestine, ce malheureux homme, inquiet, déprimé, qui avait espéré écrire une Divine Comédie pour son peuple, une œuvre contenant « un message » périt misérablement loin de sa patrie. L'homme qui a fait rire et pleurer des millions de lecteurs, qui a exercé une influence décisive sur les écrivains russes (et autres) qui l'ont suivi, est qualifié avant sa mort de
prédicateur du knout, apôtre de l'ignorance, défenseur de l'obscurantisme et de la plus sombre oppression7.
Et par un ancien admirateur ! Mais comme il est merveilleux et prophétique, ce passage sur la troïka qui termine le premier volume ! Janko Lavrin, à qui j'ai emprunté les observations précédentes, dit que dans ce passage, Gogol pose à la Russie une question que tous ses grands auteurs lui ont posée depuis lors... en vain. Voici le passage :
Russie, ne voles-tu pas comme une troïka sans égale ? Sous tes pas, la route n'est que fumée, les ponts, tonnerre, et tu laisses tout loin derrière toi. Sur ton passage, le promeneur s'arrête, frappé comme par un miracle divin. « N'était-ce pas un éclair ? » demande-t-il. Pourquoi cette course folle ? Et quelle est cette force inconnue qui pousse ainsi les chevaux et que je n'ai jamais vue ? Ah, chevaux, chevaux... quel équipage vous faites ! Vos crinières sont un tourbillon ! Et vos veines ne tintent-elles pas comme vos oreilles ? Vous avez perçu descendant du ciel les accents d'un chant familier ; et aussitôt à l'unisson, vous tendez vos poitrails de bronze et, effleurant à peine le sol de vos sabots, vous êtes transformés en flèches, en traits effilés qui fendent les airs et vous ruez sous l'empire de la divine inspiration !... Russie, où cours-tu ? Réponds-moi. Mais il n'y a rien à répondre. Les cloches sonnent et emplissent l'air de leur magnifique carillon ; l'air en vibre et en résonne ; tout sur la terre passe en regardant la Russie de travers, les autres peuples et les États s'écartent sur son passage.
Oui, c'est un passage mémorable, et prophétique incontestablement. Mais pour moi, il évoque aussi d'autres émotions, d'autres réactions. Dans ces mots — et surtout « réponds-moi. Mais il n'y a rien à répondre », il me semble entendre la musique retentissante de tant de fameux exilés, tous entonnant le même chant, même quand ils abhorraient la mère patrie. « Je suis ici. Vous êtes là. » Voilà ce qu'ils disent. « Je connais mon pays mieux que vous. Je l'aime davantage, même si je crache dessus. Je suis le fils prodigue et je rentrerai un jour couvert d'honneurs... s'il n'est pas trop tard. Mais je ne bougerai pas d'ici que vous ne m'ayez fait citoyen d'honneur de ma ville natale. Je meurs d'esseulement, mais mon orgueil est plus grand que toutes les solitudes. J'ai un message pour vous, mais le temps n'est pas venu de le révéler. » Et ainsi de suite...
Je connais ces cœurs pleins d'angoisse, de désespoir, gonflés d'un mélange d'amour et de haine à les faire éclater.
Quand j'insistais pour que vous lisiez avec une attention toute particulière le morceau intitulé « The Brooklyn Bridge » (dans The Cosmological Eye), peut-être était-ce à tout cela que je songeais. Vous avez raison en ce qui concerne Printemps noir. Vous avez mis le doigt sur la phrase même qui illustre mon point de vue :
Je suis reconnaissant à l'Amérique de m'avoir fait prendre conscience de mes besoins...
Mais n'ai-je pas dit aussi : « Je suis un homme du Vieux Monde ? » Ces critiques mesquines et pitoyables dont vous me parlez, ne perdons pas notre temps à en discuter. Qui dans cinquante ans d'ici se souciera de ce qu'ont écrit Robert Kemp, Edmund Wilson, et consorts ?
Me voici de retour en Amérique. Mes journées sont bien remplies. Trop bien. À six heures vingt chaque matin, le coq chante. Le coq, c'est Tony, mon petit garçon. Dès lors, plus un moment de répit. Je commence souvent la journée en le changeant de couche. Puis arrive Valentine, « le mystère de Dieu », comme elle s'est un jour baptisée elle-même. Parfois je jardine un peu avant le petit déjeuner, je creuse d'interminables tranchées où je remettrai ce que nous avons arraché au sol, comme un bon paysan chinois. Après le petit déjeuner, je me précipite dans mon bureau et je commence à répondre au courrier : chaque jour quinze ou vingt lettres auxquelles je dois répondre. Avant que le soleil se couche, j'emmène généralement les enfants faire une promenade. Si j'y vais seul, je rentre au trot, la tête bouillonnant d'idées. C'est seulement quand je pénètre dans la forêt que je suis vraiment seul, et c'est alors seulement que j'ai la possibilité de me vider l'esprit et de recharger la batterie. Certaines journées sont interrompues par l'arrivée de visiteurs. Généralement, ils viennent l'un après l'autre, comme des trains qui obéissent à un horaire bien calculé. À peine ai-je fait mes adieux à un convoi qu'un autre entre en gare. Beaucoup d'entre eux n'ont même pas lu mes livres. « Nous avons entendu parler de vous ! » disent-ils. Comme si c'était une excuse pour empiéter sur le temps précieux de quelqu'un !
Entre temps, j'écris. Si je peux consacrer deux ou trois heures par jour à mon travail, je m'estime heureux. Cette lettre, par exemple, je l'ai commencée hier, et je la continuerai sans doute demain. Cela me fait du bien d'écrire une lettre qui ne soit pas une réponse à une demande, d'écrire une lettre gratuite, pour ainsi dire, dont les phrases se sont accumulées en moi comme les eaux d'un réservoir. Voilà longtemps que je vous devais cette lettre. Comme je déteste ces lettres d'étudiants qui ont l'intention d'écrire une thèse sur tel aspect de mon œuvre, ou sur l'œuvre d'un de mes amis. Les questions dont ils m'accablent, les exigences qu'ils peuvent formuler ! Quoi de plus inutile, quelle plus grande perte de temps et d'énergie qu'une thèse d'université ? (Ce n'est pas tous les jours qu'on trouve une thèse comme celle que Céline consacra à Semmelweiss !) Certains, en toute naïveté, ont le toupet de me demander de leur expliquer toute mon œuvre... en quelques lignes. Parfois, m'appuyant sur la pelle, je lève les yeux de la tranchée que je creuse — elle commence d'ailleurs à ressembler à ces parapets comme on en voyait dans les guerres balkaniques ! — parfois, dis-je, levant les yeux vers la vaste coupole bleue du ciel où planent les vautours, ou bien scrutant la mer pour y chercher peut-être un navire, je me demande à quoi rime tout cela, pourquoi poursuivre cette folle activité. Ce n'est pas que je me sente seul. Je ne crois pas avoir éprouvé ce sentiment plus de deux ou trois fois dans ma vie. Non, je me demande simplement : pourquoi ? Vous m'écrivez, d'autres aussi m'écrivent que mon œuvre devrait connaître une plus large diffusion, qu'elle renferme un message susceptible d'intéresser le monde entier. Je n'en suis pas sûr. Comme ce serait bon de ne rien faire du tout pendant quelque temps ! De « souffler » et de méditer. De me tourner les pouces. Simplement. En fait, le seul moyen que j'aie de prendre des vacances, c'est d'inventer quelque malaise et de me mettre au lit pour la journée. Je peux rester allongé des heures sans regarder un livre. Je peux rester allongé sur le dos à rêver. Quelle volupté ! Bien sûr, si j'avais le choix, je préférerais passer mes « vacances » à faire quelque lointain voyage — à Tombouctou, par exemple, ou à La Mecque, ou à Lhassa. Mais comme je ne puis faire le voyage matériellement, je me déplace par la pensée. Je choisis mes compagnons selon mon cœur : Dostoïevsky, Ramakrishna, Élie Faure, Blaise Cendrars, Jean Giono, à moins que ce ne soit quelque démon ou saint que j'aille arracher à son repaire himalayen. Parfois, je me rétablis brusquement — tout ce qu'il me fallait, c'était un changement, un interlude — et, bondissant dans mes vêtements, je cours rendre visite à mon ami Schatz ou à mon ami Emil White. (Tous deux sont peintres, mais le dernier ne s'en rend pas encore compte. Il ne sait pas comment s'intituler, mais chaque jour il peint une autre miniature persane de Big Sur.) Pour voir un autre écrivain américain, il me faudrait parcourir Dieu sait combien de kilomètres.
Ce qui me rappelle que l'autre soir, j'ai lu une lettre bien intéressante et fort révélatrice de Sherwood Anderson à Théodore Dreiser (datée du 2 janvier 1936). Elle fut écrite à la suite du suicide de Hart Crane et de Vachel Lindsay, deux célèbres poètes américains.
Depuis un an ou deux, commence Anderson, j'avais l'esprit hanté par quelque chose dont nous aurions dû discuter tous les deux et cette obsession est devenue plus vive encore après le suicide de gens comme Hart Crane, comme Vachel Lindsay et d'autres encore, pour ne rien dire de l'amertume d'un Masters. (Edgar Lee Masters, auteur d'une Spoon River Anthology.)
S'il y a eu trahison en Amérique, poursuit-il, je crois que c'est nous qui nous sommes trahis. Je ne crois pas que nous — et par « nous » j'entends les artistes, écrivains, chanteurs, etc. — nous soyons vraiment serré les coudes.
Il continue en disant qu'il a pensé à exprimer son opinion sur la question dans une lettre ouverte ou un pamphlet intitulé Un Américain à un Américain. Il parle de notre esseulement. Il dit que cela nous aiderait peut-être à
revenir à la vieille habitude de correspondre d'homme à homme qui à certaines époques se pratiquait couramment.
Et puis il ajoute ceci :
Supposez par exemple, Ted, que chaque matin en allant vous mettre à votre bureau pour travailler vous commenciez la journée en écrivant, mettons une lettre à un autre homme exerçant le même genre d'activité que vous. Supposez que cet effort nous ralentisse un peu dans notre production littéraire. De toute façon nous produisons sans doute trop. Je fais cette suggestion, car c'est la seule solution que j'envisage. Ce n'est pas que je veuille que vous m'écriviez. Je pourrais vous donner les noms et adresses d'autres qui ont besoin de vous et dont vous avez besoin. Je crois qu'on peut établir ainsi un réseau de relations plus étroites entre écrivains, peintres, auteurs de chansons, etc.
Continuant cette lettre le lendemain, il dit encore :
Pouvez-vous croire que Vachel Lindsay aurait pris... (ici un blanc de l'éditeur, pas de moi !) si ce jour-là il avait reçu ne fût-ce que deux ou trois lettres de nous autres8 ?
Je ne sais ce que vous penserez de cette idée d'Anderson. Elle vous paraîtra peut-être stérile. Mais à moi qui suis aussi un Américain, elle me plaît. J'entends par là que nous autres Américains, nous sommes toujours prêts à tenter une expérience, même si nous ne sommes pas convaincus au départ qu'elle réussira. Mais, comme je le disais à un jeune écrivain qui habite dans le voisinage et qui met cette idée en pratique, c'est un projet qui convient mieux à de jeunes écrivains inconnus qu'à des auteurs plus âgés. Pourquoi de jeunes auteurs ne communiqueraient-ils pas entre eux pour se confier leurs besoins, leurs désirs, leurs espoirs et leurs rêves ? Pourquoi ne créeraient-ils pas un véritable réseau, un noyau solide, un rempart en face de l'indifférence du monde, l'indifférence des écrivains plus âgés et déjà arrivés, l'indifférence, la stupidité et l'aveuglement des directeurs de revue et des éditeurs en particulier ? Un écrivain d'un certain âge, je l'ai remarqué, est tenté de dissuader plutôt que d'encourager un jeune auteur. Il connaît les pièges, les embûches, les déceptions, les chagrins qui attendent le novice. Il n'a plus guère d'illusions sur la valeur ou la nécessité de tout travail créateur, le sien compris.
Je suis intimement persuadé que l'aveugle devrait aider l'aveugle, le sourd venir en aide au sourd et les jeunes écrivains soutenir les jeunes écrivains. Et puis, nous, les aînés, nous avons plus à apprendre des jeunes qu'eux de nous. « Les insensés se précipitent là où les anges eux-mêmes craignent de s'aventurer. » Parfaitement ! Et c'est heureux. Il y avait ici l'autre jour un vieux savant pontifiant qui, discutant avec un de mes jeunes amis du prochain voyage dans la lune, prétendait que le temps n'était pas venu de penser sérieusement à de telles aventures et que débattre de pareilles questions prématurément était plus nuisible qu'autre chose. Quelle magnifique absurdité ! Comme si nous allions nous carrer dans nos fauteuils en attendant que les hommes de science aient terminé tous leurs préparatifs et qu'ils nous disent : « Partez ! » Arriverait-il jamais rien si l'on procédait ainsi ?
Mais revenons à Sherwood Anderson et à son bon ami Dreiser. Je crois bien avoir oublié de citer ces deux hommes parmi mes « influences » dans le chapitre où je traitais cette question. J'ai eu la bonne fortune de rencontrer Anderson quelques années à peine avant sa mort. C'était peu après mon retour d'Europe. J'étais par hasard descendu au même hôtel que lui. Je pris rendez-vous avec lui dans un bar voisin et, quand j'arrivai, je constatai avec ravissement que John Dos Passos était avec lui. Ma première impression en les voyant fut : que c'est curieux d'être assis là avec deux célèbres écrivains américains ! Il me semblait que je devrais étudier ces oiseaux rares. (À Paris, bien sûr, j'avais connu quelques écrivains américains, mais j'étais si lié avec eux que jamais je ne les considérai comme des « hommes de lettres ». Avant cela, durant toute ma période d'apprentissage en Amérique, c'est à peine si je puis me rappeler un seul auteur éminent, je veux dire un de nos écrivains, que j'aie approché et avec qui j'aie parlé.)
Naturellement ma réserve eut tôt fait de se dissiper devant la cordialité et l'amitié que me témoignaient ces deux hommes. Ils étaient très, très humains et me mirent tout de suite à l'aise. Je dis cela parce que, en regagnant l'Amérique, j'avais retrouvé mon ancienne attitude de novice, d'écrivain inconnu. Ni l'un ni l'autre, j'en suis sûr, n'avaient lu mes livres, mais ils me connaissaient de nom. Nous nous entendîmes très bien. Je fus émerveillé surtout par les dons de conteur d'Anderson. Son américanisme aussi me frappa, et pourtant en apparence il était rien moins que l'Américain type. Dos Passos aussi me parut très américain, tout cosmopolite qu'il fût. Je ne tardai pas à remarquer qu'ils étaient très à l'aise dans leur pays. Ils aimaient bien l'Amérique. Et ils l'avaient parcourue de part en part.
J'étais ravi, disais-je, de trouver Dos Passos dans ce bar. C'est vrai car, détail étrange, ce fut la lecture d'un des premiers textes qu'il eût donnés à une revue — The Seven Arts, je crois — qui me donna à penser que je pourrais peut-être devenir un jour aussi un écrivain. J'avais évidemment lu un grand nombre de ses premiers livres comme Trois Soldats, Manhattan Transfer et Orient Express. Je devinais le poète chez lui, comme j'avais flairé le conteur né chez Sherwood Anderson.
Mais avant d'aborder l'œuvre de l'un ou de l'autre, j'avais déjà lu et adoré Théodore Dreiser. Dans mes jeunes années, je lus de lui tout ce qui me tomba sous la main. Je m'inspirai même pour mon premier livre d'un ouvrage de lui intitulé Douze Hommes. J'aimais beaucoup aussi son frère qu'il a dépeint si tendrement dans ce roman : Paul Dreiser, le compositeur de chansons. Dreiser, ai-je besoin de le préciser, exerça une influence profonde sur les jeunes écrivains de son temps. Ses grands romans, comme Jenny Gerhardt, le Titan, le Financier — nous les qualifions aujourd'hui d'« énormes, démesurés et gauches » — firent sensation. Ils étaient sombres, réalistes, denses, mais jamais ennuyeux... du moins pour moi. C'étaient des romans passionnés, tout imprégnés de la couleur et du drame de la vie américaine ; ils venaient droit des tripes et gardaient encore la chaleur du sang. Ils semblent si sincères qu'aujourd'hui des hommes comme Sinclair Lewis, Hemingway, voire Faulkner paraissent artificiels auprès de Dreiser. C'était un homme qui avait jeté l'ancre en plein milieu du courant. Comme un reporter, il avait vu la vie de près, l'envers de la vie, bien sûr. Il n'était pas amer, il était honnête. Le plus honnête de tous les écrivains que nous ayons eus. Et voilà au moins ce qu'il m'enseigna : la faculté de regarder la vie honnêtement. Il avait encore une autre qualité, et c'était la richesse. Je sais que les Américains ont la réputation d'écrire des gros livres, mais gros ne veut pas toujours dire rempli. Je parlais tout à l'heure de la différence entre la « vacuité » des écrivains européens et américains. Le vide de l'Européen, me semble-t-il, tient aux matériaux qu'il utilise ; le vide de l'Américain tient à son héritage spirituel ou culturel. La « plénitude du vide », si manifeste dans l'art chinois, semble inconnue du monde occidental, que ce soit en Amérique ou en Europe. Quand je parlais du plaisir que j'éprouvais à feuilleter une revue ou un magazine littéraire européen, j'entendais par là le plaisir qu'éprouve l'artiste dans sa mansarde quand il regarde un paysan tourner la cuiller dans une marmite de ragoût qui mitonne, comme on dit, depuis une semaine ou plus. Ce n'est rien pour un écrivain français de truffer son article de noms prestigieux et de références éblouissantes : cela fait partie du train-train quotidien de la littérature. Nos essais de critique ou d'interprétation sont si pauvres à cet égard qu'on pourrait croire que nous sommes seulement sortis hier de la barbarie. Mais quand on en arrive au roman, à l'exposé de l'expérience brute de la vie, l'Américain l'emporte souvent sur l'Européen. Peut-être l'écrivain américain vit-il plus près de ses racines, est-il plus imprégné de ce qu'on appelle l'expérience. Je n'en suis pas sûr. D'ailleurs, il est dangereux de généraliser. Je peux citer un certain nombre de romans, dus notamment à des romanciers français, dont nous n'avons pas l'équivalent pour ce qui est du contenu, du matériau brut, des scories, de la richesse de veine, de l'abondance et de la profondeur de l'expérience. En général, toutefois, j'ai l'impression que l'écrivain européen commence en partant du toit, ou du firmament, si vous voulez. Son firmament particulier, racial et culturel, non pas le firmament. C'est comme s'il travaillait sur un instrument à trois claviers. Parfois, il reste sur les hautes notes, sa voix se fait fluette, il n'emploie que des matériaux prédigérés. Le grand Européen, bien sûr, utilise tous les registres à la fois ; il sait se servir de chaque clef et il est passé maître dans l'emploi des pédales.
Mais abordons le problème sous un autre angle. Comparons deux hommes qu'on ne devrait vraiment pas comparer, puisque l'un était un romancier et l'autre un poète : je veux parler de Dostoïevsky et de Whitman. Je les choisis arbitrairement parce qu'ils représentent pour moi les sommets de la littérature moderne. Dostoïevsky, bien sûr, était infiniment plus qu'un romancier, tout comme Whitman était plus grand qu'un poète. Mais ce qui les différencie, à mes yeux du moins, c'est que Whitman, bien qu'inférieur en tant qu'artiste, et moins profond, voyait plus grand que Dostoïevsky. Il avait l'ampleur cosmique, voilà. On l'appelle « le grand démocrate ». On ne pourrait jamais attribuer cette épithète à Dostoïevsky, non pas à cause de ses opinions religieuses, politiques ou sociales, mais parce que Dostoïevsky était à la fois plus et moins qu'un « démocrate ». (J'espère qu'on comprend que par « démocrate » je veux dire un type d'individu indépendant et dont aucun gouvernement n'a pu encore éveiller suffisamment la loyauté pour faire de lui un citoyen.) Non, Dostoïevsky était humain au sens d'« humain trop humain » où l'entendait Nietzsche. Il tord nos garrots quand il déroule son rouleau de vie. Whitman, à côté de lui, parait impersonnel ; il embrasse les foules, les masses, les grands rassemblements d'humanité. Ses yeux sont constamment fixés sur les possibilités, sur les divines possibilités de l'homme. Il parle de fraternité ; Dostoïevsky parle de camaraderie. Dostoïevsky nous bouleverse jusqu'au fond de l'âme, il nous fait frissonner et grimacer, tiquer, fermer les yeux tour à tour. Pas Whitman. Whitman a la faculté de tout considérer, divin ou démoniaque, comme faisant partie de l'éternel flux d'Héraclite. Pas de commencement, ni de fin. Un vent noble et violent souffle à travers ses poèmes. Sa vision a des facultés curatives.
On sait que le grand problème pour Dostoïevsky, c'était Dieu. Dieu n'a jamais été un problème pour Whitman. Il était avec Dieu, tout comme le Verbe était depuis le commencement des temps avec Dieu. Dostoïevsky dut pratiquement créer Dieu — et quelle tâche herculéenne c'était ! Dostoïevsky surgit des profondeurs et, s'élevant jusqu'aux sommets, il a toujours gardé quelque chose qui rappelait ses origines. Avec Whitman, il me semble voir un homme dansant comme un bouchon sur un courant violent ; de temps en temps il est submergé, mais il ne risque jamais de couler vraiment. Sa substance même l'en empêche. On peut dire aussi que c'est Dieu qui nous a donné notre caractère. On peut dire aussi que la Russie du temps de Dostoïevsky était un monde très différent de celui où grandit Whitman. Mais après avoir catalogué et dûment souligné tous les facteurs qui déterminent le développement du caractère aussi bien que du tempérament d'un artiste, j'en reviens à la question de la vision. Tous deux avaient le don prophétique ; tous deux avaient un message pour le monde. Et tous deux avaient du monde une image extrêmement nette ! Tous deux, ne l'oublions pas non plus, se sont mêlés au monde. Whitman fait montre d'une largesse quasi divine ; on trouve chez Dostoïevsky une intensité et une acuité presque surhumaines. Mais l'un mettait l'accent sur l'avenir, l'autre sur le présent. Dostoïevsky, comme tant de Russes du XIXème siècle, est eschatologique ; il a le souffle messianique. Whitman, solidement ancré dans l'éternel présent, dans le flux, est pour ainsi dire indifférent au sort du monde. Il a souvent un ton cordial, tapageur, bon enfant. Il sait qu'au fond tout va pour le mieux. Bien plus. Il sait que si quelque chose ne va pas, ce n'est pas le replâtrage qu'il pourrait faire qui arrangera les choses. Il sait que le seul moyen de remettre de l'ordre, si l'on y tient, c'est que l'individu commence par revenir dans le droit chemin. Sa tendresse et sa compassion pour la putain, le mendiant, le hors caste, l'affligé lui évitent de se pencher sur les problèmes sociaux pour les étudier. Il ne prêche pas de dogmes, ne célèbre pas de culte, ne reconnaît pas de médiateur. Il vit au grand air, allant avec le vent, observant les saisons et les révolutions célestes. Son culte est implicite et c'est pourquoi il ne peut rien faire de mieux que de chanter hosanna toute la journée. Il a eu des problèmes, je ne l'ignore pas. Il a eu ses moments difficiles, ses épreuves et ses tribulations. Peut-être aussi a-t-il eu ses moments de doute. Mais jamais ils ne font obstacle à son œuvre. Il ne demeure pas tant le grand démocrate que le vaillant et cordial cosmocrateur. Il déborde de santé et de vitalité. Je viens peut-être là de mettre le doigt sur l'essentiel. (Non que je veuille comparer physiquement les deux écrivains : l'épileptique et l'homme des grands espaces. Non.) Je parle de la santé, de la vitalité qui transsude de sa langue même, qui reflète donc son état d'âme. En insistant sur ce point, je veux indiquer que l'indifférence vis-à-vis des problèmes culturels a sans doute beaucoup contribué à cette qualité tonique qui se dégage de sa poésie. Cela lui a épargné ces incursions qu'on observe de temps en temps chez les Européens les plus cultivés. Whitman semble à peu près immunisé en face des maladies du temps. Il ne vivait pas à une époque, mais dans un état de plénitude spirituelle. Un Européen a beaucoup plus de mal à demeurer dans un pareil « état » quand il est parvenu à l'atteindre. Il est harcelé de tous côtés. Il doit être pour ou contre. Il doit participer. Il lui est presque impossible d'être un « citoyen du monde » : il peut tout au plus être « un bon Européen ». Ici aussi, cela devient difficile d'être au-dessus de la mêlée, mais pas impossible. Il y a encore ici l'élément de hasard qui en Europe semble pratiquement éliminé.
Je me demande si je me suis clairement exprimé. Je parlais de la plénitude de la vie telle qu'elle se reflète dans la littérature. C'est en vérité la plénitude du monde qui m'intéresse. Whitman est plus près des Upanishads, Dostoïevsky du Nouveau Testament. Le riche ragoût de la culture européenne représente un genre de plénitude, le lourd minerai de la vie quotidienne en Amérique en représente un autre. Auprès de Dostoïevsky, Whitman à certains égards est vide. Ce n'est pas toutefois le vide de l'abstrait. C'est plutôt une sorte de vide divin. Il fait penser à ce vide indicible dont jaillit le chaos. C'est le vide préliminaire à toute création. Dostoïevsky est le chaos et la fécondité. L'humanité, avec lui, n'est qu'un tourbillon dans le bouillonnement du maelstrom. Il avait le don de donner naissance à bien des ordres d'humanité. Afin de prescrire un ordre vivable, il lui fallait, si l'on peut dire, créer un Dieu. Pour lui-même ? Parfaitement. Mais pour tous les autres hommes et femmes aussi. Et pour les enfants de ce monde. Dostoïevsky ne pouvait pas vivre seul, si parfaite que fût sa vie ou la vie du monde. Whitman, lui, en était capable, on le devine. Et c'est Whitman qu'on appelle le grand démocrate. Il était cela, bien sûr. Il l'était parce qu'il était parvenu à se suffire à lui-même... Quelles perspectives ouvre cette pensée ! Whitman est arrivé, Dostoïevsky bat encore des ailes pour accéder au ciel. Mais il ne saurait être question ici de préséance, de supériorité ni d'infériorité. L'un est un soleil, si vous voulez, l'autre une étoile. Lawrence a parlé un jour de Dostoïevsky s'efforçant d'atteindre la lune de son être :
Celui qui s'approche plus près du soleil est le chef, l'aristocrate des aristocrates, ou bien celui qui, comme Dostoïevsky, parvient le plus près de la lune de notre non-être.
C'est bien une image de Lawrence. Elle s'appuie sur une thèse que Lawrence s'efforçait de défendre. Pour ma part, je suis très objectif : je les accepte tous les deux, Dostoïevsky et Whitman, dans leur essence comme dans leur mode d'expression propre. Je n'ai placé ces deux phares l'un à côté de l'autre que pour faire ressortir certaines différences. L'un me semble briller d'une lueur humaine, et on le tient pour un fanatique, pour une créature démoniaque ; l'autre émet une douce lumière cosmique, et on le considère comme le frère de tous les hommes, comme l'homme installé au milieu du courant de la vie. Tous deux ont donné de la lumière, et c'est cela le fait important. Dostoïevsky est tout passion, Whitman, tout compassion. Il y a une différence de voltage si vous voulez. Dans l'œuvre de Dostoïevsky, on a l'impression que l'ange et le démon marchent la main dans la main ; ils se comprennent et se montrent tolérants l'un envers l'autre. L'œuvre de Whitman ne contient pas de pareilles entités : on y trouve l'humanité brute, la nature dans ce qu'elle a de grandiose et d'éternel, et le souffle du grand Esprit.
J'ai souvent parlé de la célèbre photographie de Dostoïevsky que je contemplais il y a des années : elle était exposée dans la vitrine d'une librairie de la Deuxième Avenue à New York. Pour moi, ce sera toujours le vrai Dostoïevsky. C'est l'homme du peuple, l'homme qui a souffert pour lui et avec lui. L'éternel moujik. Peu importe que cet homme soit un écrivain, un saint, un criminel ou un prophète. On est frappé par son universalité. Quant à Whitman, la photo que j'avais toujours considérée comme son meilleur portrait, comme l'expression de ce qu'il est pour tous ses lecteurs, j'ai découvert l'autre jour que cette photo ne me satisfaisait plus.
Dans le livre de Paul Jamati sur Whitman9, j'ai trouvé une photo de Whitman prise en 1854. Il a trente-cinq ans et vient tout juste de se découvrir. Il a l'air d'un poète oriental, j'allais presque dire d'un « sage ». Mais il y a quelque chose dans son regard qui n'est pas d'un sage. Il y a une nuance de mélancolie. Ou du moins me semble-t-il. Il n'est pas encore devenu ce barde au visage rude et embroussaillé de la fameuse photographie. C'est pourtant un beau visage, qui frappe, et le regard est d'une étonnante profondeur. Mais, si je puis m'aventurer à juger ainsi sur une simple photo, il y a aussi dans ces yeux bleu clair une lueur lointaine, stellaire. Ce regard « voilé » qu'ils ont, et qui est en contradiction avec le dessin des lèvres, vient de cette habitude qu'a le poète de regarder le monde comme s'il s'agissait d'un univers « étranger » qu'on l'aurait emmené voir au prix d'une expérience inutile (?) peut-être ici bas. C'est une étrange affirmation, je le sais, et peut-être dénuée de tout fondement. Une simple intuition. Mais cette pensée me hante et, qu'elle soit justifiée ou non, elle a changé la conception que je m'étais faite de la façon dont Whitman regardait le monde et dont le monde le regardait, lui. Elle ne correspond absolument pas à l'image que j'avais admise d'emblée, celle de l'homme qui a le génie de s'adapter, qui sait se mêler à la foule. Cette nouvelle image de Whitman date de six ans avant la guerre de Sécession, qui fut pour Whitman ce que fut la Sibérie pour Dostoïevsky. Sur ce visage de 1854, je lis cette faculté de partager sans limite les souffrances de ses semblables ; je comprends pourquoi il soignait les blessés sur le champ de bataille, pourquoi le destin, autrement dit, ne lui a pas mis une épée à la main. C'est le visage de l'ange secourable, d'un ange qui est en même temps poète et mage.
Il me faut parler encore de cette extraordinaire photo de 1854, qui n'est d'ailleurs pas celle que Jamati trouve si remarquable. Je viens d'examiner le cliché qu'admire tant Jamati, le daguerréotype qu'on a utilisé pour la gravure qui sert de frontispice à la première édition de Leaves of Grass. Je ne vois pas ce qu'il a de si remarquable ; des milliers de jeunes Américains de cette période auraient pu passer pour ce Whitman-là. Ce que je trouve extraordinaire, pour ma part, c'est que le même homme ait pu sembler si différent sur deux photos prises la même année !
Cherchant une description exacte de Whitman, je suis tombé sur le livre de son ami, le médecin canadien, Richard Maurice Bucke10. Il s'agit, malheureusement, d'un portrait de Whitman à l'âge de soixante et un ans. Enfin, tant pis... Voici ce que dit Bucke :
Les sourcils sont en accent circonflexe, si bien que l'œil est loin du centre du sourcil. (C'est le trait qui frappe d'abord.) Quant aux yeux, ils sont bleu clair, pas grands — en fait, étant donné les proportions du visage et du crâne, ils paraissent plutôt petits ; ils ont un regard lourd, et pas tellement expressif : on y lit surtout la bonté, le calme, la douceur.
Il continue en disant que
ses joues sont rondes et lisses. Son visage n'est pas ridé par les soucis, la fatigue ni par l'âge... Je n'ai jamais vu son regard exprimer, fût-ce momentanément, le mépris ni aucun sentiment désobligeant. Je ne l'ai jamais vu ricaner devant rien ni personne, ni manifester d'inquiétude ni d'appréhension, bien qu'il se soit trouvé en ma présence dans des situations qui auraient chez la plupart des hommes provoqué l'une ou l'autre.
Il parle de la « couleur rosée » du corps de Whitman. Et il conclut :
Son visage est le plus noble que j'aie jamais vu.
Dans les quelques pages que Buck consacre à Whitman dans ce livre, il y a plus de choses que dans tous les ouvrages dus à des « professeurs de littérature », qui l'ont choisi comme « sujet d'étude ». Mais, avant que je ne cite quelques-uns des passages saillants, laissez-moi vous dire qu'en méditant sur la dualité de Whitman, j'ai complètement oublié qu'il était né sous le signe des Gémeaux, sans doute l'exemple le plus parfait de ce type qu'on ait jamais vu, tout comme Goethe était le plus bel exemple d'individu né sous le signe de la Vierge. Bucke a fait toute la lumière sur les divers personnages que Whitman a réussi à être en même temps. Insistant sur le brusque changement dans sa personnalité profonde qu'il a connu vers sa trente-quatrième ou trente-cinquième année, il déclare :
Nous attendons et nous trouvons toujours une différence entre les premiers écrits et les œuvres de maturité du même homme... Mais dans le cas de Whitman (comme dans celui de Balzac11) des écrits dénués de toute valeur furent immédiatement suivis (et, pour Whitman du moins, sans long travail ni études patientes) par des pages où sont tracés en lettres de feu les mots VIE ÉTERNELLE ; des pages qui ne sont pas seulement des chefs-d'œuvre mais telles qu'on n'en trouve pas de pareilles dix fois dans l'histoire de la race humaine...
Et voici maintenant quelques-unes des observations que je trouve singulièrement intéressantes et significatives...
Walt Whitman, dans les conversations que j'avais avec lui à cette époque, désavouait toujours toute intention sublime dans ses gestes comme dans ses poèmes. À l'entendre, tout cela était simple et banal. Mais quand on en venait à réfléchir à ces explications et à en comprendre l'esprit, on s'apercevait que ce qu'il appelait simple et banal était en fait plein d'idéal et de spiritualité.
Il m'a dit un jour (je ne sais plus à quel propos) : « J'ai imaginé une vie qui devrait être celle de l'homme moyen dans des circonstances ordinaires, et qui serait cependant grandiose et héroïque. »
Je vous prie de bien noter cela ! Nous y reviendrons dans quelques instants. C'est extrêmement important.
Il lisait rarement un livre jusqu'au bout et ses lectures n'avaient rien (en apparence) de plus systématique que ses autres activités ; c'est-à-dire qu'il n'avait pas plus de système pour cela que pour autre chose.
Il ne lisait rien d'autre que l'anglais, je crois pourtant qu'il savait plus de français, d'allemand et d'espagnol qu'il ne voulait bien l'avouer. Mais à l'entendre, il ne savait rien.
Jamais sans doute personne n'a aimé tant de choses et n'en a détesté si peu que Walt Whitman. Tous les objets naturels semblaient avoir un charme à ses yeux ; tous les spectacles, tous les sons, de quelque nature qu'ils soient, paraissaient lui plaire. Il avait l'air d'aimer (et je crois bien qu'il aimait vraiment) tous les hommes, femmes et enfants qu'il voyait (et pourtant je ne l'ai jamais entendu dire qu'il aimait personne), mais tous ceux qui le connaissaient avaient l'impression qu'il les aimait et qu'il aimait les autres aussi... Il était particulièrement affectueux avec les enfants et ceux-ci l'aimaient et avaient aussitôt confiance en lui.
Pour les jeunes comme pour les vieux, il avait un charme indescriptible et auquel ne pourraient croire d'ailleurs que ceux qui l'ont connu personnellement ou par Leaves of Grass. Ce charme (plus physique que psychologique) expliquerait, si on pouvait le comprendre, tout le mystère du personnage, et comment il a pu exercer un pareil ascendant, non seulement sur les gens bien portants, mais sur les malades et les blessés.
Il ne parlait pas beaucoup... Je ne l'ai jamais vu discuter ni se quereller, et il ne parlait jamais d'argent. Il excusait toujours, tantôt en plaisantant, tantôt très sérieusement, ceux qui disaient du mal de lui ou de ses œuvres, et j'ai souvent pensé qu'il prenait plaisir à ces critiques acerbes, à ces calomnies, aux assauts de ses ennemis. Il disait que ses critiques avaient raison, que derrière ce que voyaient ses amis il n'était pas du tout ce qu'on croyait et que, du point de vue de ses ennemis, son livre méritait toutes les choses désagréables qu'ils pouvaient en dire... et que lui-même méritait certainement ces critiques et bien d'autres encore.
Il m'a dit un jour : « Après tout, la grande leçon est qu'aucun grand spectacle naturel — que ce soient les Alpes, les chutes du Niagara, le Yosémite ou toute autre curiosité — n'est plus grandiose ni plus beau qu'un lever ou qu'un coucher de soleil ordinaires, que la terre, le ciel, l'herbe ou les arbres. » Si l'on comprend bien ce propos, il résume, je crois, l'enseignement de ses écrits et de sa vie, c'est-à-dire que le banal, le quotidien est encore ce qu'il y a de plus grand ; que l'exceptionnel n'est pas plus beau, meilleur, ni plus admirable que l'ordinaire et que ce qui nous manque vraiment, ce n'est pas de posséder quelque chose que nous n'avons pas pour l'instant, mais que nos yeux s'ouvrent pour voir et que nos cœurs sentent ce que nous possédons tous.
Il ne parlait jamais en termes méprisants d'aucune nationalité, d'aucune classe, ni d'aucune époque historique, pas même de la féodalité ; il ne disait jamais de mal d'un métier ni d'une profession, et pas davantage de tel animal, insecte, plante ou objet inanimé, pas plus que des lois de la nature ni que des effets de ces lois comme la maladie, les difformités ou la mort. Il ne se plaignait jamais non plus du temps, de la douleur, de la maladie, ni de quoi que ce fût. Jamais, dans la conversation, en aucune circonstance, il ne tenait des propos qu'on pût juger indélicats (il a bien sûr employé dans ses poèmes des termes qu'on a pu estimer inconvenants, mais qui ne le sont pas vraiment)... Il ne jurait jamais ; il n'en avait guère l'occasion au demeurant puisque je ne l'ai jamais vu parler sous l'empire de la colère, et que d'ailleurs il ne se mettait jamais en colère. Jamais il n'a manifesté de peur et je crois qu'il ignorait ce que c'était...
J'en arrive maintenant à cet extrait de la prose de Whitman, qui se rattache à cet autre dont j'ai fait mention. Bucke dit de ce passage qu'il « semble annoncer la venue d'une race nouvelle ». Quoi qu'il en soit, je voudrais vous dire, mon cher Lesdain, que non seulement je tiens ce passage pour la clef de la philosophie de Whitman, l'essence même de sa pensée, mais — et je vous demande une fois de plus de ne pas voir là une marque d'égoïsme — que j'y vois l'expression même de ma conception actuelle de la vie. J'irai même jusqu'à dire — et là, je vais peut-être vous surprendre — que cette conception me semble typiquement américaine ou, plutôt, que c'est la promesse fondamentale qui a inspiré nos meilleurs représentants et aussi que comprend le soi-disant « homme de la rue ». Et si je ne me trompe pas, si cette vue large et généreuse des choses, on la retrouve (si faiblement que ce soit) aussi bien dans les plus hautes que dans les plus basses couches de la société américaine, on peut alors espérer la naissance sur ce continent d'une race nouvelle, la création d'un nouveau paradis, d'une terre nouvelle. Mais je ne veux pas attendre davantage pour vous citer ce passage...
Une race de gens bien nés et bien développés, en harmonie avec le cadre où ils grandissent et exerçant une activité bien calculée, trouveraient sans doute dans ces conditions des raisons suffisantes de vivre — et, dans leurs relations avec le ciel, l'air, l'eau, les arbres et les innombrables spectacles naturels, dans le fait même d'exister, découvriraient le bonheur — ; et l'Être baignerait nuit et jour dans une totale extase, surpassant tous les plaisirs que la fortune, la distraction et même l'intelligence satisfaite, l'érudition ou le sentiment artistique peuvent donner.
Vous jugerez peut-être cela présomptueux de ma part, chauvin ou absurdement patriotique, mais je prétends que la teneur de ce passage, son accent même, son ampleur sont rigoureusement américains. Je dirais même que c'est sur ce roc — momentanément oublié — que l'Amérique a été fondée. Car c'est une solide assise, cette pensée, ce programme, et non pas une fumeuse abstraction d'intellectuel. C'est ce que les plus nobles représentants de l'espèce humaine ont eux-mêmes cru et prêché, bien que leurs pensées aient été tristement déformées et mutilées. Cela me semble d'autant plus vrai et d'autant plus valable que c'est là le destin de l'homme de la rue, de l'homme ordinaire, et non pas une voie réservée aux élus, aux happy few. J'ai toujours considéré les « élus » comme les précurseurs d'un type à venir. Considérés d'un point de vue historique, ils représentent le sommet des diverses pyramides que l'humanité a renversées. Considérés du point de vue de l'éternité — et ne sommes-nous pas toujours face à face avec l'éternel ? — ils représentent les semences qui formeront la base des nouvelles pyramides de demain. Nous attendons toujours la révolution. La vraie révolution se fait constamment. Et le nom de ce processus qui s'opère en profondeur, c'est l'émancipation, autrement dit l'auto-libération. Quelle est la formule de Whitman que citait Faure ? « Le monde sera achevé pour celui-là qui est lui-même achevé. » Est-il besoin d'ajouter que pour de tels individus un gouvernement est inutile ? Il ne peut y avoir de gouvernement — c'est-à-dire d'abdication du moi, des droits inaliénables de la personnalité — que là où il y a des êtres incomplets. La nouvelle Jérusalem ne peut être construite que par et pour des individus émancipés. C'est cela, la communauté. C'est cela « l'absolu collectif ». Le verrons-nous jamais ? Si nous pouvons le voir actuellement avec les yeux de l'esprit, nous le voyons dans la seule réalité qu'il connaîtra jamais.
« Le Zen, c'est la vie quotidienne », trouverez-vous dans tous les livres sur la question. « On peut parvenir tout de suite au Nirvana », lirez-vous aussi dans ces mêmes ouvrages... Comme c'est bien dans l'esprit du Zen, cette formule de Whitman : « A-t-on de la chance d'être venu au monde ? On a en tout autant de mourir. »
En conclusion des pages qu'il consacre à Whitman, Bucke fait la déclaration suivante :
Chez personne le sens de la vie éternelle n'était si absolu.
Il ignorait la crainte de la mort. Il ne semblait pas plus l'éprouver quand il était malade que quand il était en bonne santé, et on a toute raison de penser qu'il ne l'a jamais connue.
Il n'avait pas le sens du péché.
Et le mal ? Soudain, c'est la voix de Dostoïevsky que j'entends. Si le mal existe, il ne peut y avoir de Dieu. N'était-ce pas cela la pensée qui hantait Dostoïevsky ? Quiconque connaît Dostoïevsky est au courant des tourments que lui a fait endurer ce conflit. Mais le rebelle, le sceptique finissent par être réduits au silence, par une magnifique affirmation. (« Et non par résignation », comme le souligne Janko Lavrin.)
Aimez la création de Dieu tout entière, et chaque grain de sable qu'elle contient. Aimez chaque feuille, chaque rayon de la lumière de Dieu. Si vous aimez toute chose, vous préserverez leur divin mystère. (Père Zosima, alias, le vrai Dostoïevsky.)
Et le mal ?
Voici ce qu'a répondu Whitman, non pas une fois, mais maintes et maintes fois : « Et j'affirme qu'en fait le mal n'existe pas. »
Vingt ans après avoir adopté cette vie nouvelle, après avoir pris le chemin nouveau pour devenir lui-même le chemin, comme Lao-tseu, comme Bouddha, comme Jésus, Whitman nous donne ce poème révolutionnaire, la Prière de Colomb, de toute évidence sa propre prière comme le dit Bucke ; et dans ces vers, il en est deux qui décrivent l'illumination qui lui a été accordée :
Lumière rare et indicible, qui éclaire la lumière même,
Par-delà tous les signes, toutes les descriptions, tous les langages.
Il s'imagine sur son lit de mort ; aux yeux du monde, il est dans un bien triste état. On dirait que Dieu l'a abandonné ou puni. Whitman doute-t-il ? Les deux derniers vers du poème dont je viens de parler répondent à cette question. Voici ce qu'en pense Bucke :
Que doit-il dire à Dieu ? Il affirme que Dieu le connaît à fond et qu'il est prêt à s'abandonner aux mains de Dieu.
Comment pourrait-il y avoir un doute dans le cœur d'un homme qui a écrit :
Je sens et je sais que la mort n'est pas la fin, comme on le croyait, mais plutôt le vrai commencement — et que rien n'est ni ne peut jamais être perdu, ni même mourir, âme ou matière.
Les interrogations, les doutes, voire les dénégations qu'on trouve à chaque page de l'œuvre de Dostoïevsky, dans la bouche de ses divers personnages, et qui révèlent à quel point l'obsède le problème de la certitude, offrent un frappant contraste avec l'attitude qu'a toujours eue Whitman. À certains égards, Dostoïevsky nous rappelle Job. Il accuse le Créateur et la vie elle-même. Pour citer encore une fois Janko Lavrin :
Incapable d'accepter spontanément la vie, force lui était de la considérer comme un problème.
Et d'ajouter aussitôt :
Mais si la vie est un problème, il faut lui prêter un sens qui satisfasse notre raison aussi bien que notre inconscient. À un certain stade le sens de la vie peut même devenir plus important que la vie elle-même. On peut repousser la vie, à moins que la signification qu'elle a ne réponde aux plus hautes exigences de notre conscience.
Voici quelques semaines, en feuilletant mes papiers, je suis tombé sur un article que j'avais découpé dans le magazine Purpose (Londres, 1937). Un article d'Erich Gutkind sur Job. Cette nouvelle lecture m'a laissé une vive impression. Je n'avais, j'en suis sûr, jamais vraiment compris le sens profond de son texte quand je l'avais lu et conservé soigneusement en 1937. Je cite ce petit essai, substantiel et nourri, parce que Gutkind y donne une explication du problème comme je n'en avais encore jamais trouvé. Une explication qui se rattache à ce que je viens de dire à propos de Dostoïevsky.
Dans le Livre de Job, écrit-il, Dieu ne se mesure plus à l'échelle du monde, de l'ordre ou du désordre du monde. C'est le monde qui se mesure à l'échelle de Dieu. L'unité de mesure est Dieu (comme c'est pour Einstein la lumière). Et c'est cela qui change tout. Le Livre de Job nous permet de comprendre plus profondément le monde.
Il entreprend alors d'expliquer que l'idée chrétienne du péché, tout comme la doctrine de la réincarnation avec sa notion de Karma, la conception suivant laquelle « les souffrances de chacun s'expliquent par les péchés qu'il a commis » est violemment condamnée dans le Livre de Job.
La souffrance, dit-il, n'est pas le paiement d'une dette, mais plutôt une accablante responsabilité. Job n'avait pas à répondre des péchés qu'il avait commis. Il a pris sur lui d'affronter le terrible problème de la souffrance. (Remarquez comme tout cela s'applique aussi à Dostoïevsky.) Ce problème est une des questions fondamentales de l'ordre du monde, celui de la lutte entre Dieu et Satan... C'est la question de savoir si le monde a ou non un sens. Le monde est-il bon ou est-il mauvais ?
Et ainsi de suite. Gutkind fait observer en passant que finalement on a tout rendu à Job : fortune, santé, famille.
Job ne périt pas comme les héros grecs.
Puis, plongeant au cœur du problème, il ajoute :
Mais demandons-nous avec Job : Que représente l'aveugle royaume du Destin ? Quelle étrange sphère est-ce où Dieu laisse au hasard le soin de tout décider ?
Il affirme que la réponse de Dieu à Job ne semble pas faire écho au cri de son âme. Dieu, dit-il, a répondu à Job sur le plan cosmologique. « Où étais-tu, homme, quand j'ai créé l'univers ? » Voilà la réponse de Dieu. Il fait remarquer que « dans le cosmos, tout prend place suivant la loi. Tout s'équilibre avec tout »... La nature, dit-il, est le royaume du destin. Job, en cherchant à comprendre les voies de Dieu « prend Dieu pour une sorte de cause, de force de la nature ».
Mais, poursuit-il, Dieu n'est pas seulement un principe par lequel on puisse expliquer l'univers ou lui donner un sens. C'est le Dieu des théologiens, un Dieu abstrait.
Dans l'univers, l'homme et Dieu ne peuvent jamais se rencontrer. L'idée panthéiste, suivant laquelle on trouve Dieu partout dans la nature, est une des causes du déclin du concept de Dieu... Rien n'a de réalité en soi. La Nature est le triomphe du relatif. Chaque phénomène s'intègre dans un réseau incroyablement compliqué de relations. Ce n'est pas là qu'on doit trouver la réalité. La tradition juive nous enseigne qu'Abraham cherchait Dieu dans le cosmos. Mais il ne l'y a pas trouvé. Et comme il ne pouvait pas le trouver, il a dû chercher Dieu là où il se révèle, j'entends dans les conversations qu'Il a directement avec l'homme.
Vient ensuite le passage où je voulais arriver :
On doit toujours se comporter comme s'il n'y avait pas de Dieu ! Nous ne pouvons pas expliquer par Dieu l'énigme de la nature : ce serait la fin de la science. Nous ne pouvons pas attendre de Dieu un secours : ce serait la fin de toute initiative humaine. Moins nous faisons intervenir l'idée de Dieu dans notre explication du monde et dans notre vie quotidienne, plus clairement Dieu nous apparaîtra. C'est ce que nous enseigne le Livre de Job quand Dieu demande : « Où étais-tu quand j'ai créé l'univers ? » Et encore : « Où es-tu quand je dirige l'univers ? »
On a souvent dit de Whitman qu'il était gonflé de son importance. Je suis sûr qu'on pourrait en dire autant de Dostoïevsky, si l'on voulait y réfléchir un peu, car dans l'extrême humilité de celui-ci, il y avait une extraordinaire arrogance. Mais on n'apprend rien à examiner la personnalité de pareils hommes. Ils dépassaient leur propre moi : l'un par sa façon incessante et presque insoutenable de tout mettre en question, l'autre par son affirmation nette et résolue de la vie. Dostoïevsky s'est efforcé, autant qu'on pouvait humainement le faire, de prendre à son compte les problèmes, la torture et l'angoisse des hommes, et surtout, on le sait, l'incompréhensible souffrance des enfants. Whitman a répondu aux problèmes de l'homme, non pas en les soupesant et en les étudiant, mais par un continuel chant d'amour et de résignation, où la réponse était toujours sous-entendue. Song of Myself est, au fond, un hymne de création.
D.H. Lawrence termine ses Études de littérature américaine classique par un chapitre consacré à Whitman. C'est un étrange morceau, un mélange de balivernes sans intérêt où brillent des éclairs d'une surprenante pénétration. À mon avis, Whitman est le roc sur lequel Lawrence s'est brisé. Il lui fallait bien en arriver à Whitman et il y est venu. Il est incapable de lui rendre un hommage sans restriction : ce n'est pas le genre de Lawrence. En vérité, il est incapable de prendre la mesure de l'homme. Whitman pour lui est un phénomène, un phénomène d'un genre très particulier, le phénomène américain.
Mais, malgré toutes les extravagances et les propos fumeux, malgré les foutaises par quoi commence l'essai, Lawrence réussit quand même à dire sur Whitman des choses impérissables. Il y a chez Whitman beaucoup de choses qu'il ne comprend pas, qu'il ne pouvait pas comprendre, car, pour parler net, il ne le valait pas, et puis c'était un homme qui n'était jamais parvenu à l'individuation. Mais le message fondamental de Whitman, il l'a perçu, et il l'interprète d'une façon qui peut laisser pantois tous ceux qui voudront l'interpréter après lui.
Le message essentiel de Whitman, dit Lawrence, c'était la route ouverte. Laisser l'âme libre, libre devant son destin et devant la route ouverte. Ce qui est la doctrine la plus courageuse qu'un homme se soit jamais fixée.
Lawrence assure que l'on trouve chez Whitman le véritable rythme du continent américain, qu'il est le premier aborigène blanc, le plus grand, le premier et le seul maître américain (et non pas messie !), il dit encore qu'il est un de ceux qui ont le plus contribué à changer le sang dans les veines des hommes. C'est à cet endroit de son essai qu'il entonne son véritable péan d'admiration, d'affection et de vénération pour Whitman...
Whitman, le grand poète, a signifié tant de choses pour moi. Whitman, le seul qui ouvre un chemin nouveau. Whitman, le pionnier. Et seulement Whitman... Avant lui, rien. Avant tous les poètes, marchant en éclaireur dans la vie sauvage, Whitman. Et après lui, personne.
Lawrence devient extatique. Il parle une nouvelle doctrine, d'une nouvelle morale, une morale de vie pratique et non de salut... La morale de Whitman, déclare-t-il,
était une morale de l'âme vivant sa vie, sans chercher son salut... L'âme vivant sa vie tout au long du mystère incarné de la route ouverte.
Ce sont là des paroles magnifiques, et Lawrence était certainement sincère. Vers la fin de l'essai, parlant de la vraie démocratie que prêchait Whitman, parlant des moyens qu'elle a de se faire connaître, il dit, et avec quelle perspicacité :
Pas par un développement de la piété, ni par les œuvres de charité. Par aucune action d'ailleurs. Par rien d'autre qu'elle-même. L'âme qui passe sans éclat et sans lire plus qu'elle-même simplement. Et reconnue pourtant au passage ou saluée comme il faut. S'il s'agit d'une grande âme, elle sera célébrée tout au long de la route.
Les seules richesses, ce sont les grandes âmes.
C'est la dernière phrase de l'essai et du livre. (Daté de Lobos, dans le Nouveau Mexique.)
Et c'est là-dessus, je crois, que je vais terminer ma lettre, mon très cher Pierre Lesdain.
Big Sur, Californie,
10 mai 1950.
Post-scriptum. — Je ne puis arrêter là ma lettre. J'ai d'autres choses à dire. Qu'importe si cette missive prend des proportions éléphantines ? Sans m'en douter, me voilà amené à exprimer certaines vues, certaines opinions que j'aurais toujours tues si je ne m'étais pas lancé dans ces longs discours. Vous êtes probablement le seul homme en Europe qui ne tique ni ne sourcille pas à tout ce que je dis, le seul que je ne puisse duper ni décevoir, quand bien même je ferais l'idiot. Vous avez toujours été extrêmement modeste et réservé en ce qui vous concerne. Je ne sais presque rien de vous. Mais je sais que vous êtes plus grand que vous ne l'imaginez, quand ce ne serait qu'à cause de votre foi inébranlable, de votre loyauté, de votre dévouement. On ne trouve pas toutes ces qualités réunies chez un être insignifiant.
Quoi qu'il en soit, j'aimerais développer certaines idées que j'ai lancées, concilier d'apparentes contradictions et reprendre quelques-uns des fils que j'ai laissés en suspens. Permettez-moi d'abord de m'attaquer à cette dernière tâche, rapidement...
En face de la page 65 du livre de Jamati se trouve une photographie de Whitman que je n'ai jamais vue. On pourrait la prendre, au premier abord, pour une photo de Lincoln. La date, explique-t-on au bas de la photo, est incertaine, mais sans doute a-t-elle été prise avant celle de 1854 que j'ai signalée à votre attention et à propos de laquelle j'aurai peut-être encore des choses à dire. Entre parenthèses, puisque nous parlons de l'aspect physique de Whitman, ai-je précisé qu'outre son teint rose, des yeux bleu clair, et un nez aquilin, il avait aussi des cheveux noirs qui, sur la photo de 1854, commencent à grisonner ? Je ne sais pourquoi, je ne me le suis jamais imaginé avec des cheveux noirs et des yeux bleus ; c'est chez un homme ou chez une femme, une combinaison irrésistible. On la rencontre parfois chez les Irlandais.
Quant à Lincoln, un des hommes les plus simples qui soient à l'en croire, je pense que, bien que leurs routes se soient croisées un certain nombre de fois, ils ne se sont jamais adressé la parole. Whitman vouait à Lincoln une vénération peu commune. À maintes occasions, vers la fin de sa vie, il assista, au risque de compromettre sa santé, à des services commémoratifs en l'honneur de Lincoln. N'est-il pas surprenant aussi que Lincoln ait parlé de Whitman dans les mêmes termes à peu près dont usait Napoléon à propos de Goethe ? Tous deux avaient reconnu l'homme.
Pensant aux gouvernements, aux excellents gouvernements que nous aurions pu et que nous pourrions encore avoir, en dépit de tous les obstacles, je ne pouvais m'empêcher de songer tout en écrivant cette lettre à ce que pourrait être aujourd'hui l'Amérique si, tout de suite après la guerre de Sécession, et en supposant que Lincoln n'ait pas été assassiné, il avait eu dans son cabinet les personnages suivants : Tom Paine, Thomas Jefferson, Robert E. Lee, John Brown, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau, Mark Twain, Walt Whitman.
Je pense aux funérailles de Whitman, telles que les décrit Jamati : dire que c'est Bob Ingersoll qui prononça son oraison funèbre ! Qui aurait cru que ces deux hommes seraient ainsi unis par la mort ? Et ce n'est pas tout, il n'y eut pas que la foule immense qui suivit le cortège ou qui était massée le long du parcours ; on lut aussi devant la tombe des extraits des œuvres de Whitman et de celles de ses pairs, comme dit Jamati. Et qui étaient-ils, ces pairs ? Bouddha, Confucius, Zoroastre, Jésus, Platon, Mahomet ! Quel poète américain a jamais eu droit à de pareils adieux ?
Et puis l'admirable chance, explicable d'ailleurs et justifiée, qui permit à Whitman tout au long de sa carrière de faire apprécier son œuvre à sa juste valeur. Quelle liste de noms on trouve auprès du sien ! À commencer par Emerson qui, en recevant un exemplaire de la première édition de Leaves of Grass, écrit :
Les Américains qui sont à l'étranger peuvent rentrer ; il nous est né un artiste12.
Emerson, Thoreau, Bucke, Carlyle, Burroughs, William Douglas O'Connor, Horace Traubel, Mark Twain, la merveilleuse Anne Gilchrist, John Addington Symonds, Ruskin, Joaquin Miller (le Whitman de Californie), les Rosetti, Swinburne, Edward Carpenter... quelle liste prestigieuse ! Enfin, mais ce n'est sans doute pas le moindre, Peter Doyle, le conducteur d'omnibus. Quant à Joaquin Miller13 — nous voici plus près de chez moi ! — c'était ce poète des sierras qui, bouleversé par le tollé que soulevait Whitman, s'écria : « Cet homme vivra, je vous le dis ! Cet homme vivra, soyez-en sûrs, lorsque le dôme puissant de votre Capitole là-bas n'élèvera plus ses épaules rondes contre les cercles du temps. »
Ne passons pas sous silence un autre événement insigne de la carrière de Whitman, sa présence à Baltimore lors de l'inauguration du monument à la mémoire d'Edgar Allan Poe. (« Le seul poète américain qui ait répondu à l'invitation du comité », dit Jamati)
N'oublions pas non plus le fait que, alors que son œuvre commençait à attirer l'attention en Europe — en Angleterre surtout, détail étrange ! — alors qu'une traduction après l'autre paraissait dans divers pays, la première traduction française (de fragments seulement) parait en provençal. Je vois là une heureuse coïncidence.
Et Léon Bazalgette, le plus dévoué des biographes de Whitman ! Quelle œuvre d'amour que la sienne ! Quel tribut du Vieux Monde ! Je me souviens avoir lu à Paris le livre de Bazalgette ; je me souviens aussi, encore que ma mémoire puisse être défaillante, qu'à la même période je lisais des ouvrages étrangement différents : les Confessions de saint Augustin et la Cité de Dieu, le Journal de Nijinsky, The Absolute Collective d'Erich Gutkind, The Spirit of Zen d'Alan Watts, Louis Lambert et Séraphita de Balzac, Mort de Quelqu'un de Jules Romains ; la vie du saint Thibétain, Milarepa et Connaissance de l'Est de Paul Claudel. (Non, je n'étais jamais seul. En mettant les choses au pire, comme je l'ai dit quelque part, j'étais avec Dieu !)
Il y a un aspect de Whitman sur lequel je n'ai pas assez insisté et qui me semble extrêmement révélateur : je veux parler de sa façon paisible, obstinée, inébranlable de poursuivre le but fixé. Combien d'éditions de son œuvre ont été faites à compte d'auteur ! Quelle lutte pour faire entrer dans une édition définitive ces quelques poèmes « odieux » et soi-disant « obscènes » ! Remarquez qu'il ne perd jamais son temps à lutter contre ses ennemis. Il va de l'avant, résolu, sans broncher, sans hésiter. Son regard décidé ignore ses ennemis. À mesure qu'il s'avance sur « la route ouverte », des amis, des partisans, des champions surgissent de partout. Ils suivent son sillage. Voyez la façon dont il traite Emerson quand celui-ci entreprend de lui reprocher d'avoir fait figurer ces poèmes « choquants » dans une édition postérieure. N'est-ce pas évident que des deux, c'est Whitman qui l'emporte ? Si Whitman avait capitulé sur ce point, la situation n'aurait plus du tout été la même. (Bien sûr, il a fait des concessions à ses bienfaiteurs britanniques en omettant des éditions anglaises les textes incriminés, mais il l'a fait, j'en suis sûr, en sachant qu'il finirait par triompher dans son pays natal.) Cette lutte contre les autorités en place, au milieu et vers la fin du XIXème siècle — la période la plus conservatrice de notre histoire — est d'une extrême importance. Tout le cours de la littérature américaine s'en est trouvé bouleversé. (Comme il le fut de nouveau avec la publication de Sister Carrie de Dreiser.) Quand on en arrive au cas de James Joyce c'est par une sorte de « juste retour des choses » qu'un tribunal américain absout l'auteur d'Ulysse. Combien il était plus facile d'autoriser la libre circulation d'Ulysse, dans la seconde décennie du XXème siècle, que d'accorder à Whitman une entière liberté d'expression un demi-siècle plus tôt ! Il reste encore à voir quel sera le verdict définitif des autorités françaises, anglaises et américaines, en ce qui concerne celles de mes œuvres qui peuvent inquiéter la censure... Mais je n'ai pas abordé ce thème pour attirer l'attention sur mon propre cas ; je voudrais seulement faire observer qu'une providence particulière semblait guider la destinée d'un homme comme Whitman. Lui qui ignorait le doute, qui n'employa jamais le langage de la négation, qui jamais ne moqua, n'insulta ni ne railla autrui, il était protégé par une cohorte résolue d'amis et d'admirateurs. Jamati parle de la stupéfaction que témoigna Anne Gilchrist en apprenant qu'on protestait contre la franchise des poèmes de Whitman.
Elle y voit une glorification, un respect, un amour de la vie tout religieux et elle se demande avec ingénuité, en s'apercevant qu'elle vibre si naturellement au diapason des Feuilles d'herbe, si ces versets n'ont pas été écrits spécialement pour des femmes... Cette femme au grand cœur, cette mère accomplie, respectée, admirée, qui sait découvrir « quelque chose de sacré dans tout », quel témoin pour lui !
Son ingénuité, dit Jamati. Je dirais plutôt sa « sensibilité ». Son courage. Son caractère sublime. N'oubliez pas qu'elle était anglaise. Non, même si Whitman n'a pas écrit « spécialement » pour des femmes, ses paroles s'adressaient à des femmes aussi bien qu'à des hommes. C'est l'une des rares vertus de Whitman que dans ses poèmes la femme reçoive le même hommage exalté que l'homme. Il les a considérés comme égaux. Il a exalté la virilité des uns et la féminité des autres. Il a vu ce qu'il y avait de féminin chez l'homme et ce qu'il y avait de masculin chez la femme... bien longtemps avant Otto Weininger ! On l'a calomnié parce qu'il a proclamé la dualité sexuelle de toute l'espèce humaine. Dans les rares cas où il a fait subir à son texte de profondes modifications, c'était pour substituer une femme à la place d'un homme, pour éviter, a-t-on dit, d'être soupçonné de tendances « homosexuelles ». Quelles horreurs n'a-t-on pas écrites à ce propos ! À quelles absurdités ne nous a pas menés la psychanalyse ! Quiconque parle d'amour, de grand amour, devient suspect. On a accablé des mêmes brocards les plus grands bienfaiteurs de la race humaine. L'amour qui embrasse tout semble toujours nous dégoûter. Et pourtant, s'il faut en croire la vieille légende de la création, l'homme à l'origine était bisexuel. Le premier Adam se suffisait à lui-même, ou il était hermaphrodite. Au fond de son être, l'homme sera toujours complet, c'est-à-dire homme et femme à la fois.
Quand je faisais allusion, quelques pages plus haut, à ce regard voilé et distant de Whitman, j'espère n'avoir pas donné de lui l'impression que je le jugeais froid, indifférent, hautain, enfermé dans une « splendeur brahmanique », et daignant quand l'envie l'en prend se mêler au vulgum pecus ! Il a passé suffisamment d'années sur les champs de bataille et dans les hôpitaux pour être à l'abri d'un tel soupçon. Quel plus grand sacrifice, quel plus grand renoncement pour un homme ? Il est sorti de cette épreuve ébranlé jusqu'à l'âme14. Il avait été témoin de plus d'horreurs qu'on ne peut l'exiger d'un homme. Non seulement il a compromis sa santé, mais encore il dut se soumettre aux désagréments d'une trop étroite communion. On a beaucoup parlé de son inépuisable sympathie. Empathie serait un terme plus exact s'il existait dans notre langue.
Cette expérience, comparable, je le répète, à ce que connut Dostoïevsky en Sibérie, incite à d'infinies méditations. Dans les deux cas, il s'agissait d'un calvaire. Les sentiments innés de fraternité de Dostoïevsky, l'esprit de camaraderie naturelle de Whitman furent soumis à l'épreuve du creuset par le destin. Si grand qu'ait été en eux le sens de l'humanité, ni l'un ni l'autre n'aurait choisi de son plein gré une telle expérience. (Qu'on ne voie pas là une remarque désinvolte. Il y a eu dans l'histoire de l'homme de glorieux exemples où des individus ont délibérément choisi de se soumettre à une terrible épreuve : je pense aussitôt à Jésus et à Jeanne d'Arc.) Whitman ne s'est pas précipité tête baissée pour s'engager comme soldat de la République. Dostoïevsky ne s'est pas lancé dans le « mouvement » pour prouver qu'il pouvait supporter le martyre. Dans les deux cas, la situation leur a été imposée. Mais après tout, c'est à cela qu'on mesure un homme : à la façon dont il réagit devant les coups du sort ! C'est en exil que Dostoïevsky s'est véritablement familiarisé avec les enseignements de Jésus. C'est sur le champ de bataille, parmi les morts et les blessés, que Whitman a découvert le sens de l'abnégation ou plutôt du dévouement sans idée de récompense. Seuls des hommes héroïques pouvaient survivre à de telles épreuves. Seuls des hommes illuminés par la grâce pouvaient tirer de là de grandioses messages d'amour et de bénédiction.
Whitman avait vu la lumière, il avait reçu l'illumination quelques années avant cette période cruciale de sa vie. Il n'en était pas de même de Dostoïevsky. Tous deux avaient une leçon à apprendre et ils l'ont apprise au milieu de la souffrance, de la maladie et de la mort. L'esprit insouciant de Whitman changea, acquit de la profondeur. Son sens de la « camaraderie » évolua pour devenir une acceptation plus passionnée de ses semblables. Cet air qu'il a sur la photo de 1854, l'air d'un homme un peu abasourdi par ce qu'il a vu, cède la place à un regard plus profond et qui embrasse tout l'univers des créatures sensibles, aussi bien que le monde inanimé. Son expression n'est plus celle d'un homme qui arrive de loin, mais d'un homme qui est en plein « dans le bain », qui accepte pleinement son sort et qui s'en réjouit, quel qu'il soit. C'est une expression moins divine peut-être, mais plus purement humaine. Whitman avait besoin de cette humanisation. Si, comme j'en suis persuadé, sa conscience connut un élargissement (en 1854 ou 1855), cette évolution s'accompagnait aussi, s'il ne voulait pas devenir fou, d'un réajustement de toutes les valeurs humaines. Whitman devait vivre comme un homme, et non comme un Dieu. On sait, dans le cas de Dostoïevsky, comment (grâce à Soloviev sans doute) cette obsession de l'idée d'un « homme-dieu » persista. Dostoïevsky, dont l'illumination venait des profondeurs, devait humaniser le dieu qui était en lui. Whitman, dont l'illumination provenait de plus lointaines frontières, cherchait à diviniser l'homme en lui. La fécondation du dieu et de l'homme — de l'homme en dieu, du dieu en homme — eut chez l'un comme chez l'autre des conséquences incalculables. On entend couramment dire aujourd'hui que les prophéties de ces deux grands hommes ne se sont pas réalisées. La Russie comme l'Amérique s'est profondément mécanisée, elle est devenue autocratique, tyrannique, matérialiste et ivre de puissance. Mais attendez ! L'histoire doit suivre son cours. L'aspect négatif précède toujours l'aspect positif. Les biographes et les critiques s'attachent souvent à ces périodes cruciales de la vie d'un sujet et, insistant sur ces notions de « fraternité » et d'« universalité d'esprit », nous donnent l'impression que c'était la simple proximité de la souffrance et de la mort qui a développé ces qualités chez leur héros. Mais, si j'ai bien compris leur caractère respectif, ce qui a touché Whitman et Dostoïevsky, ç'a été ce constant dépouillement de l'âme dont ils ont été les témoins. Leur âme à eux s'en est trouvée touchée, blessée est le mot. Dostoïevsky n'est pas allé en prison en qualité d'assistante sociale, ni Whitman sur les champs de bataille comme infirmier, médecin ou aumônier. Dostoïevsky a été contraint de mener la vie de chacun de ses compagnons de cellule parce qu'aucune vie privée n'était concevable : il vivait comme une bête, les documents qu'on possède nous l'apprennent. Whitman dut devenir à la fois infirmier, médecin et aumônier parce qu'il n'y avait personne d'autre qui possédât en même temps ces rares qualités. Jamais son caractère ne l'aurait amené à choisir aucune de ces vocations. Mais ce même magnétisme animal — ou la même divine inspiration — a poussé ces deux êtres, sous l'empire des mêmes nécessités, à se dépasser. (Comme ce fut le cas de Cabeza de Vaca.) Un homme ordinaire, une fois libéré de ces obligations, aurait peut-être consacré sa vie à soulager les malheureux ; peut-être aurait-il considéré que là était sa « mission ». Mais Whitman et Dostoïevsky reviennent à leur métier d'écrivain. S'ils ont une mission, elle s'exprimera dans leur « message ».
Si je ne me suis pas encore fait bien comprendre, laissez-moi vous dire que c'est précisément parce qu'ils étaient d'abord et avant tout des artistes que ces deux hommes ont provoqué les conditions particulières où s'est inscrite leur cruelle expérience, et qu'ils se sont ensuite adaptés de façon à transmuer et à ennoblir cette épreuve même. Tous les grands hommes ne sont pas capables de supporter cette rencontre de l'âme avec l'âme, comme ce fut le cas pour ces deux-là. Voir, non pas une mais cent fois, mille fois, l'homme mettre à nu son âme est un spectacle qui dépasse presque les limites de l'endurance humaine. Généralement on ne se présente pas avec l'âme à nu. On peut dévoiler son cœur, mais pas son âme. Quand un homme se révèle ainsi à un autre, il exige de lui une réponse que peu de ses semblables, semble-t-il, sont en mesure de lui apporter. J'estime qu'à certains égards la situation de Dostoïevsky était plus pénible que celle de Whitman. Tout en rendant à ses compagnons de souffrance tous les services dont s'acquittait Whitman, il était quand même considéré comme l'un d'entre eux, c'est-à-dire comme un criminel. Il ne pensait naturellement pas plus à une « récompense » que Whitman, mais on ne lui laissait même pas sa dignité d'être humain. D'un autre côté, bien sûr, on pourrait dire que cela lui permettait plus facilement de jouer « l'ange providentiel ». Cela supprimait en lui toute idée qu'il était effectivement un ange. Il pouvait se voir comme une victime souffrante car c'est en fait ce qu'il était.
Mais un point demeure capital et je ne veux pas l'oublier : qu'ils aient choisi ou subi le rôle qu'ils ont joué, c'est vers ces deux hommes que se sont instinctivement tournées les âmes angoissées. Agissant comme médiateurs entre Dieu et l'homme, ou en tout cas comme intercesseurs, ils ont surpassé les « experts » dont ils avaient assumé la charge. La seule qualité qu'ils possédaient en commun, c'était leur incapacité de refuser aucune expérience. C'était leur profonde humanité qui les rendait capables d'accepter la grande « responsabilité » de la souffrance. Ils faisaient plus que leur part, parce que c'était un « privilège » et non parce que c'était leur mission ou leur devoir dans l'existence. Ainsi, tout ce qui se passait entre eux et leurs compagnons de souffrance dépassait la gamme des expériences ordinaires. Les hommes voyaient dans leur âme et ils voyaient dans l'âme des hommes. Dans chaque cas, le petit moi se consumait. Quand c'en était fini, ils ne pouvaient faire autrement que de reprendre leurs tâches personnelles. Ils n'étaient plus des « hommes de lettres », non, même plus des artistes, mais des libérateurs. On ne sait que trop bien comment leurs messages respectifs ont fait craquer les cadres des vieux véhicules qui les transportaient. Comment pouvait-il en être autrement ? La révolution artistique qu'ils ont aidé à promouvoir, et dont nous n'avons pas encore bien pris conscience, n'était qu'un aspect de la tâche plus vaste qui consistait à modifier toutes les valeurs humaines. L'intérêt qu'ils portaient à l'art n'était pas du même ordre que celui des autres révolutionnaires célèbres. Chez eux, il s'agissait d'un mouvement partant du fond même de l'homme vers l'extérieur, et nous ne savons pas encore quelles répercussions cela peut avoir sur cette sphère extérieure (qui demeure toujours dissimulée à nos regards). Mais n'allons pas un instant croire que c'était un vain effort de l'esprit. Dostoïevsky a plongé plus profond que personne avant de lancer ses flèches ; Whitman a plané plus haut que quiconque avant de se régler sur notre longueur d'ondes.
Je n'en ai pas encore fini avec cette épreuve très particulière qu'ils ont subie. Il faut que j'y revienne maintenant, par un autre biais, à ma façon. Il y a là quelque chose que je voudrais rendre tout à fait clair...
Vous savez que pendant près de cinq ans j'ai été directeur du personnel d'une compagnie télégraphique. Vous savez par Tropique du Capricorne ce qu'a été pour moi cette expérience. Même un crétin pourrait deviner qu'une pareille débauche de contacts humains devait avoir son effet. Je me rends compte que j'ai insisté sur le nombre, sur la diversité des individus et des situations que j'étais amené chaque jour à rencontrer. J'ai fait de brèves allusions, trop brèves me semble-t-il aujourd'hui, au caractère poignant de ces contacts d'homme à homme auxquels j'étais quotidiennement soumis. Mais ai-je assez insisté sur cet aspect de mon expérience quotidienne : sur le fait que les hommes s'abaissaient devant moi, qu'ils mettaient leur âme à nu, qu'ils ne cachaient rien, absolument rien ? Ils pleuraient, ils s'agenouillaient devant moi, ils me couvraient la main de baisers. Oh, jusqu'où n'allaient-ils pas ? Et pourquoi ? Pour obtenir du travail, ou pour pouvoir me remercier de leur en trouver ! Comme si j'étais Dieu Tout-Puissant ! Comme si j'étais le maître de leur destin ! Et moi, le dernier homme au monde à vouloir intervenir dans la destinée d'autrui, le dernier à vouloir me placer au-dessus ou au-dessous d'un autre, moi qui voulais regarder chaque homme en face et le saluer comme un frère, comme un égal, j'ai été obligé, ou je me suis imaginé être obligé de jouer ce rôle pendant près de cinq ans. (Parce que j'avais une femme et un enfant à ma charge, parce que je ne pouvais pas trouver d'autre travail, parce que j'étais foncièrement incapable de faire quoi que ce fût d'autre que de tenir ce rôle obtenu par accident. Par accident, oui ! parce que j'avais seulement demandé à être messager et non pas chef du personnel !) Et ainsi chaque jour, je me surprenais à éviter mon regard. Je connaissais tour à tour l'humiliation et l'exaspération. J'étais humilié que quelqu'un pût me considérer comme son bienfaiteur, exaspéré de penser que des êtres humains pouvaient mendier aussi ignominieusement pour trouver du travail. Certes, j'avais lutté moi-même pour avoir le privilège d'être « messager ». Repoussé, peut-être parce qu'on ne m'avait pas pris au sérieux, j'avais forcé le bureau du président. Oui, moi aussi, j'en avais fait tout un plat de cette malheureuse place de messager. (J'avais vingt-huit ans. Un peu vieux pour ce genre de travail.) Comme j'avais été blessé dans mon orgueil, j'insistai sur mes droits. Comment, on repoussait ma candidature ! Moi qui avais accepté l'emploi le plus humble qui fût ? C'était incroyable ! Aussi, quand je suis sorti du bureau du président pour me rendre chez le directeur général, sachant d'avance que je tenais la victoire — que c'est dostoïevskien ! — je ne pouvais me considérer que comme le suprême messager cosmodémoniaque, le propre messager de Dieu, pourrait-on dire. Je sais tout aussi bien que le fieffé crétin qui m'écoute qu'il n'est plus question que j'aie une place de messager. Si mon interlocuteur m'avait annoncé qu'il allait me préparer à succéder au président de la compagnie au lieu de me nommer chef du personnel, j'étais à ce point gonflé d'orgueil que je n'aurais pas tiqué. Mais, sans devenir candidat à la présidence, j'obtins quand même plus que je n'en avais demandé. Je n'avais jamais compris avant de prendre ce poste de chef du personnel, tenant entre mes mains les destinées d'un millier d'individus, quel effet doivent faire aux oreilles de Dieu les prières et les supplications des malheureux. (Qu'un Être n'existe pas, tel que l'imaginent ces pauvres diables, voilà qui confère à la chose une ironie plus horrible encore.) Pour ces pauvres messagers « cosmococciques », j'étais tout bonnement Dieu. Pas Jésus-Christ, ni Sa Sainteté le Pape, mais Dieu ! Et être Dieu, ne serait-ce qu'en simulacre, c'est à peu près la situation la plus pénible dans laquelle un homme puisse se trouver. Ces tyrans sans envergure qui se baptisent dictateurs, ces souris qui s'imaginent pouvoir seules gouverner le monde des hommes, je souhaite seulement qu'on leur permette de jouer le rôle pour lequel ils se croient faits jusqu'aux plus extrêmes limites ! Pourquoi, nous qui connaissons leur immense fatuité, pourquoi ne pouvons-nous tous leur laisser pour quelque temps une autorité absolue ? Rien ne ferait plus vite éclater cette bulle de prétention (que nous possédons tous à un degré plus ou moins marqué) qu'une pareille épreuve. Mais si nous ne voulons même pas nous abandonner aux mains de Dieu — je parle de ceux qui croient vraiment en Lui — comment pouvons-nous jamais espérer tenter un jour une expérience aussi radicale et aussi amusante ?
Ce Dieu que les hommes imaginent sans cesse la main à l'oreille pour mieux entendre leurs supplications, leurs flatteries et leurs cajoleries, ne rougit-il pas, ne sourcille-t-il pas, ne frissonne-t-il pas d'angoisse, de chagrin et de mortification quand il écoute ces piteux miaulements montant de ce recoin qu'on appelle la Terre ? (Car nous ne sommes pas le seul et unique ordre de la création. Loin de là ! Et les autres retraites stellaires ? Pensez à ces étoiles explosées depuis longtemps et à toutes celles qui n'ont pas encore sauté !)
Mon cher Lesdain, voici ce que je cherche à exprimer... on peut dépouiller un homme de sa dignité humaine en le plaçant dans une situation où il domine ses semblables, en lui demandant ce qu'aucun homme n'a le droit de faire, à savoir donner et retirer des dispenses, juger et condamner, accepter des remerciements pour une faveur qui n'est pas une faveur mais un privilège auquel a droit tout être humain. Je ne sais ce qui était le plus pénible à supporter, de leurs supplications éhontées ou de leur gratitude que je ne méritais pas. Je sais seulement que j'étais déchiré, qu'avant tout je voulais vivre ma vie et ne plus jamais rejouer à ce jeu cruel du maître et de l'esclave. Ma solution était d'écrire et cela nécessitait une nouvelle descente dans le gouffre. Cette fois, je suis vraiment dessous, et non au-dessus comme avant. Maintenant, il me faut écouter ce que les autres veulent, ce qu'ils estiment bien ou mal, et surtout ce qu'ils considèrent comme « commercial ». Mais ce nouveau rôle a du moins une consolation : je n'enlève le pain de la bouche de personne. Si j'ai un patron, il est invisible. Et je ne le prie jamais plus que je ne priais le Grand Patron.
Et puis, quand je me dis que je suis devenu un travailleur qualifié, quand je crois que je connais mon métier, que je peux donner satisfaction, quand je finis même par me résigner à ce qu'on recule l'échéance où l'on me paiera « mes honoraires », je me trouve nez à nez avec ce terrible croquemitaine : le goût du public. J'ai dit, vous vous en souvenez, que si Whitman avait capitulé sur ce point, s'il avait suivi les avis de ses conseillers, c'est un tout autre édifice qu'on aurait vu s'élever. Il y a des amis, des supporters, qui apparaissent quand vous nagez dans la foule ; il y en a d'autres qui viennent à vous quand vous êtes menacé. Ces derniers sont les seuls qui méritent le nom d'amis. C'est étrange, mais le seul genre d'appui qui ait un sens vient de ceux qui croient en vous totalement. Ceux qui vont jusqu'au bout. Au moindre flottement, au plus léger doute, à la moindre défection, votre soi-disant supporter devient votre ennemi le plus acharné. Un total dévouement exige d'abord une totale acceptation. Ceux qui vous défendent malgré vos erreurs finissent à la longue par vous nuire. Quand vous vous faites le champion de quelqu'un, il doit être un homme tout d'une pièce ; il doit être ce qu'il est et rien d'autre et sans qu'aucun doute subsiste à ce propos.
(Je reprends après une interruption de trente-six heures. Le fil est rompu. Mais ça ne fait rien, je vais rentrer par la porte de derrière...)
Quand l'homme qui a reçu l'illumination est rendu au monde, quand sa vision s'ajuste pour qu'il puisse retrouver ce point de vue que le commun des mortels n'abandonne jamais, le rond de l'œil semble devenir plus plein, plus profond, plus lumineux. Il met du temps à se réajuster, à revoir les montagnes comme des montagnes et les eaux comme des eaux. On ne se voit pas en train de voir, on voit avec une acuité accrue. Ce perfectionnement se traduit par la sérénité du regard. La bouche aussi exprime cette extra-lucidité, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle ne se ferme pas, lèvres serrées : les lèvres, au contraire, demeurent toujours légèrement entrouvertes. En fait, le corps tout entier exprime la joie de l'abandon. Plus il se détend, plus il rayonne. L'être entier devient incandescent.
On sait combien Balzac fut bouleversé de lire dans Swedenborg qu'il existe des anges « solitaires ». C'est là une affirmation extraordinaire, il faut bien le dire. Et Whitman n'a-t-il pas dit :
Tôt ou tard, nous en arrivons à une seule âme solitaire ?
Eh oui, pour finir, on en arrive aux assises, au cœur même qui est aussi éternel chez l'être humain que chez Dieu. Et si, en présence de tels individus, nous avons l'impression...
(Encore une interruption de trente-six heures... fâcheux contretemps, en vérité. Je ne sais plus quelle pensée je voulais exprimer. Mais cela me reviendra sûrement. C'est aujourd'hui le 15 mai !)
Entre temps, malgré tous ces retards, certaines phrases demeurent fixées dans ma tête, qui m'aideront à retrouver ce fil perdu. L'une d'entre elles, c'est :
Il faudra bien qu'un jour on soit l'humanité (Jules Romains.)
Une autre (de moi) :
Le ver dans la pomme. Cherchez le ver !
Puis vient l'ordre de regarder la préface de Looking Backward (2000 à 1887 de notre ère) par le fils d'Edward Bellamy. Ce livre — impossible de trouver l'édition avec la préface du fils — a connu un succès de librairie sans précédent, qui a presque rivalisé avec celui de la Bible15. Il a été traduit en je ne sais combien de langues. Et aujourd'hui il est pratiquement oublié. Mais voici quelques lignes de Bellamy que je crois dignes d'être citées :
Le long et accablant hiver de la race est fini. Son été a commencé. L'humanité a fait éclater la chrysalide. Les cieux s'offrent à elle.
Ces mots ont été écrits vers la fin du XIXème siècle, pour être exact, cinq ans avant la mort de Whitman. Ils suivent d'assez près ces paroles de Whitman :
Les poèmes de la vie sont grands, mais il doit y avoir aussi les poèmes sur le sens de la vie, non pas en elle-même, mais au-delà d'elle-même.
Le ver dans la pomme... Je crois que partout et chaque fois que le ver fait son apparition, celle-ci devrait être saluée comme un signe de renouveau. On devrait l'appeler « l'ange-ver ». Au fond, la littérature, ça n'existe pas, pas plus que l'art, la religion, la civilisation, ni même que l'humanité. Au fond, il n'y a rien d'autre que la vie, qui se manifeste de mille façons impénétrables. Vivre, être vivant, c'est participer au mystère. L'autre soir, j'ai retrouvé un vers, certainement fameux, d'Héraclite :
Vivre, c'est combattre pour la vie.
Cette phrase m'a laissé songeur. Je ne pouvais croire que par « combattre pour la vie » Héraclite ait seulement voulu parler de la lutte pour la vie. Je ne pouvais croire qu'en réaliste sévère il entendait par là que dès l'instant de notre naissance nous approchons de la mort. Je ne crois pas que par « combattre pour la vie » il voulait dire défendre ou protéger la vie. Je ne connais pas le contexte, je l'avoue. Mais, en méditant sur ces mots, je suis arrivé à la conclusion que, quelle qu'ait été l'intention d'Héraclite, ce qu'il disait en fait c'était ceci : la vie est le tout, la vie est le seul privilège, la vie ne connaît rien, ne comprend rien d'autre que la vie ; autrement dit être vivant implique une soumission consciente, une foi suprême. Dès que nous sommes nés, nous engageons un combat contre des forces indéfinissables. Presque tout ce que nous glorifions a un caractère commémoratif, rappelle le souvenir de notre lutte héroïque. Nous mettons la lutte au-dessus du flux, le passé et l'avenir au-dessus du présent. Mais la vie nous oblige à nager dans le flot éternel. La cosmologie est le mythe du mystère de la création. Quand Dieu répond à Job cosmologiquement, c'est pour rappeler à l'homme qu'il n'est qu'un élément de la création, que son devoir est de s'accorder avec l'ensemble de celle-ci ou de périr. Quand l'homme sort la tête du courant de la vie, il prend conscience de lui-même. Et avec cette prise de conscience vient l'immobilité, la fixation symbolisées de façon si frappante par le mythe de Narcisse.
Le ver dans la pomme de l'existence humaine, c'est la conscience. Elle se glisse à la surface de la vie, furtivement, comme une intruse. Dans ce miroir, tout n'est plus qu'un cadre où s'épanouit le moi. Les prophètes, les mystiques, les visionnaires ne cessent de briser ce miroir en miettes. Ils ramènent l'homme au flux primordial, ils le rejettent dans le courant comme un pêcheur qui vide son filet. Il y a une réplique de Tête d'Or de Claudel qui dit :
Mais rien n'empêchera que je meure du mal de la mort, à moins que je ne saisisse la joie...
Belle réplique, et profonde. La joie dont il parle est celle de l'abandon. Il ne pourrait s'agir d'une autre.
Dans mon étude sur Balzac, j'ai cité un certain nombre de phrases que prononce Louis Lambert. J'aimerais les citer encore ici...
Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exister entre Dieu et l'homme. N'est-ce pas une nécessité de notre époque ?... Si l'homme est lié à tout, n'y a-t-il rien au-dessus de lui à quoi il soit lié à son tour ? S'il est le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu'à lui, ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature invisible ? L'action du monde n'est pas absurde ; elle aboutit à une fin et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l'est la nôtre ! Il me semble que nous sommes à la veille d'une grande bataille humaine ; les forces sont là, seulement je ne vois pas de général...
Le Balzac qui écrivit ces lignes, et d'autres plus pénétrantes encore, plus inspirées (dans Seraphita) ne se trompait pas. Pas plus qu'Edward Bellamy, que Dostoïevsky ou que Walt Whitman.
J'ai dit plus haut dans cette lettre que j'avais récemment eu des nouvelles de l'homme que je considérais dans ma jeunesse comme un maître, et que j'ai cité dans ces pages comme un « livre vivant ». John Cowper Powys. Avec sa lettre, il m'envoyait un nouveau livre de lui intitulé Obstinate Cymric. Il y a dans cet ouvrage un chapitre intitulé « Pair Dadeni », ce qui en gallois signifie « la Chaudière de la Résurrection ». J'ai trouvé dans ce livre, et notamment dans le chapitre en question, les mêmes formules éblouissantes qui caractérisent les œuvres des écrivains que je viens de citer. Parlant des transformations par lesquelles va passer l'humanité avec notre entrée dans le signe du Verseau, parlant de la « nouvelle révélation » qui nous est faite et qui, dit-il, « sera peut-être l'élan vital au cœur de toute vie », il déclare :
Ce que je m'efforce de faire comprendre dans tout cela, c'est que le secret qui est à l'origine de ce grand bouleversement historique que subit la race humaine, ce bouleversement si étroitement lié aux mouvements des corps célestes et qui nous fait passer pour deux mille ans du signe des Poissons dans celui du Verseau, ce bouleversement comparable au lent retour à la vie d'un organisme vivant ou même à la naissance d'un enfant émergeant bien vivant du sein de sa mère mourante, ce bouleversement est peut-être rien moins que ce changement de cœur dont les prophètes ont toujours parlé et en quoi les revivalistes ont toujours cru, un « changement de cœur », toutefois, sans rapport aucun avec la « loi » promulguée ni avec les prédictions des « prophètes » ; il s'apparenterait plutôt à ce « courant de tendance » de la nature sans cesse en évolution et qui évolue en bravant non seulement la Loi et les prophètes mais Dieu et le Diable.
Permettez-moi de citer quelques lignes encore, car elles nous concernent, elles concernent notre place — ou notre refus de prendre place — dans cette nouvelle vision des choses, ce nouveau mode d'existence.
Aucun de nous ne comprend la nature de ce courant caché, de cette vague occulte, de cette force obscure qui nous pousse en avant. Notre but immédiat semble mesquin et indigne auprès de cette force à laquelle nous cédons sans nous en rendre compte. Nous sommes comparables à des somnambules qui marchent de conserve, qui tuent et qui sont tués dans une immense migration qui fait passer le monde d'un climat de pensée dans un autre.
Dans le climat que nous sommes contraints d'abandonner, que nous réagissions avec une foi aveugle ou avec une sourde hostilité, on distingue encore les contours incertains des vieux totems et des anciens tabous qui disparaissent. Nous nous cramponnons avec une rage désespérée à ces phantasmes qui s'agitent encore tandis que le courant nous entraîne.
Nous ne sommes nous-mêmes que le corps agonisant qui retombe sans force et sans vie, au moment où le nouveau-né pousse son premier cri, et nous sommes aussi le nouveau-né.
Oui, et plus désespérément nous nous accrochons, plus violemment nous lançons nos imprécations et nos folles accusations contre cette marée gravitationnelle, et plus sûrement nous sommes entraînés. « Le Destin conduit ceux qui acceptent et traîne ceux qui regimbent. »
Nous ne sommes plus « au seuil d'un grand conflit humain », comme l'écrivait Balzac, nous sommes en plein dedans. Et Powys a raison de dire que c'est l'âme humaine qui se révolte. L'âme est lasse de ce culte nécrophage de la vie que l'humanité célèbre depuis quelques millénaires.
Un astrologue américain, Dane Rudhyar, a écrit à propos de cette évolution les choses les plus pertinentes et les plus pénétrantes que j'aie jamais lues. Un grand nombre de ses articles ont paru dans les colonnes d'un magazine populaire consacré à l'astrologie. Ses livres n'ont pas une large audience. Si nous avions conscience de ce qui se passe, si nous étions sensibles à ces tendances profondes, nous ne reléguerions pas un écrivain comme lui dans les colonnes d'un magazine pour bibliothèques de gare. Le fait que son nom se trouve associé à la « pseudo-science » de l'astrologie suffit à rendre suspects ses propos. Telle est l'opinion des gens instruits — et aussi des gens sans instruction. Je ne le cite ici que pour dire qu'il envisage l'âge qui s'annonce comme « l'Âge de la Plénitude ». La coupe va déborder, elle va fertiliser et donner de la vigueur à la terre tout entière, à toute l'humanité. Les forces occultes contenues dans ce « vaisseau d'or » seront la propriété commune de tous les hommes. Le monde n'approche pas de sa fin, comme tant de gens semblent aujourd'hui le craindre. Le règne qui est fini, c'est celui des fétiches, des superstitions, des fanatismes, des formes stériles de cultes, des termes injustes du contrat social qui du miracle de la vie ont fait une cérémonie funèbre. Nous n'avons rien à perdre que le cadavre de la vie. Les chaînes vont tomber avec la momie qu'elles lient à la terre. L'esclave ne se libère pas en se contentant de rompre les liens qui l'entravent. Dès l'instant où son esprit est libéré, il est absolument libre... et à jamais. Il faut que la putréfaction soit totale avant qu'il puisse y avoir une vie nouvelle. La liberté doit se manifester aux racines avant de pouvoir devenir universelle.
L'Amérique, comme la Russie, précipite ce processus de putréfaction et de décomposition. Ces deux grands peuples, comme des vers affairés, forent un tunnel jusqu'au cœur même de la pomme afin de provoquer, sans s'en douter, la métamorphose vitale. Tout à fait inconsciemment, ils utilisent les nouvelles forces de vie pour leur propre destruction. L'Europe, toujours plus consciente dans ce domaine, est affolée, paralysée même, devant la menace d'extinction que représentent les jeux de ces deux Goliaths au pas incertain. L'Europe tient pour la sauvegarde délibérée de l'ancien état de choses, tout en essayant timidement, prudemment, les innovations. L'Europe n'a rien d'une somnambule. C'est plutôt un vieil homme las, accablé de sagesse et incapable pourtant de manifester une foi quelconque. La peur et l'angoisse sont ses passions dominantes. Si l'Amérique est comme un fruit qui pourrit avant d'être parvenu à maturité, l'Europe est semblable à un valétudinaire qui vivrait dans une cage de verre. Tout ce qui se passe dans le monde extérieur est un péril, une menace pour ce frêle prisonnier volontaire. Cette créature délicate et qui souffre depuis longtemps a connu tant de bouleversements et de catastrophes que le mot même de « révolution », la seule idée d'une « fin » la fait frissonner de terreur. Elle ne veut pas croire que « l'hiver de la vie est fini ». Elle préfère le gel au dégel. Nul doute que la glace aussi ne répugne à perdre sa rigidité. Quand elle opère ses incessantes transmutations, la nature ne demande pas la permission, même à la glace, de la faire fondre en eau. Et c'est cela, me semble-t-il, qui est à la source de la terreur dont l'Européen est la proie. On ne lui demande pas s'il désire prendre place dans l'ordre nouveau, terrifiant et sans nom, qui s'instaure dans le monde. « Si c'est ce qui semble se passer en Russie, dit-il, si c'est comme ce qui arrive en Chine, en Amérique ou en Inde, alors, très peu pour moi. » Il est même prêt à prendre sa religion au sérieux si seulement cela pouvait chasser la panique qui envahit son âme. L'idée que ce nouveau mode de vie puisse être une vie sans Dieu, l'idée que l'on puisse arracher la responsabilité à Dieu pour la conférer à l'humanité dans son ensemble ne fait qu'ajouter à sa terreur. Il ne voit aucune raison de se réjouir dans le fait que l'homme commande au lieu de la Providence. Il est trop humain, et pourtant pas assez humain, pour croire que l'autorité devrait être entre les mains de l'homme et surtout de « l'homme ordinaire ». Il a été le témoin de révolutions parties des couches supérieures et d'autres parties des couches inférieures de la société, mais quelle qu'en soit l'origine, il a toujours vu l'homme s'y révéler comme une bête. Et si vous lui dites, comme Powys : « Maintenant, c'est l'âme de l'homme qui est en révolte ! », c'est comme si vous lui disiez : « Dieu est devenu le Démon de la Création. » Il sait reconnaître l'âme dans les grandes œuvres d'art, il sait déceler les mobiles des actions des héros, mais il n'ose pas considérer l'âme comme le rebelle autochtone situé au cœur même de l'univers. Pour lui, la création est ordonnée et tout ce qui menace cet ordre obéit au diable. Mais l'âme tend à se libérer de toute servitude, et même de l'harmonie de la création. On peut définir l'âme de l'art, mais l'âme elle-même demeure indéfinissable. Nous n'avons pas à nous interroger sur la direction qu'elle prend, sur les buts qu'elle se fixe ni sur les tâches qu'elle s'impose. Nous n'avons qu'à obéir à ses dictats :
Mais rien n'empêchera que je meure du mal de la mort, à moins que je ne saisisse la joie...
À moins que je ne la porte à ma bouche comme une nourriture éternelle, comme un fruit qu'on broie entre ses dents et dont le jus vous ruisselle dans la gorge...
Voilà le langage de l'âme. Et voici maintenant le langage de la sagesse de l'âme :
C'est si clair qu'il faut du temps pour le voir.
Vous devez savoir que le feu que vous cherchez
Est le feu de votre propre lanterne,
Et que votre riz est cuit de toute éternité.
Quand je suis venu en Europe, j'étais si ravi d'avoir échappé à mon pays natal que je brûlais d'envie de m'installer définitivement en Europe. « C'est ici qu'est ma place, disais-je, c'est ici que je suis chez moi. » Et puis, je m'en allai en Grèce, qui a toujours été un peu à part de l'Europe, et je crus aussi que j'allais rester là. Mais la vie m'empoigna par la peau du cou et me rejeta en Amérique. Grâce à ce bref séjour en Grèce, grâce à ce qui m'est arrivé là-bas, j'ai pu dire, sans mentir alors et sans mentir encore aujourd'hui je crois : « Je me sens chez moi partout. » Pour quelqu'un dans mon genre, c'est chez moi que j'ai le plus de mal à me sentir à ma place. Vous devez le savoir, et peut-être comprenez-vous cela. Il m'a fallu énormément de temps pour comprendre que se sentir « chez soi », c'est une attitude, un état d'esprit. Mais quand je découvris qu'« être chez soi », c'était comme être avec Dieu, la crainte qui s'attachait à cette formule s'évanouit. Ce devint pour moi la grande affaire, ou plutôt mon privilège de m'habituer à me sentir chez moi dans mon pays natal. Ç'aurait été plus facile pour moi de me sentir à mon aise partout ailleurs qu'en Amérique. L'Europe me manque et je voudrais revoir la Grèce. Et je rêve toujours du Tibet. Il me semble que je suis bien plus qu'un Américain ; il me semble que je suis un bon Européen, et que je pourrais tout aussi bien faire un bon Grec, un bon Indien, un bon Russe, un bon Chinois ou un bon Tibétain. Et quand je lis un ouvrage sur le pays de Galles et qu'on me parle de ces vingt mille ans de descendance directe depuis une race primitive, je me sens Gallois. Je me sens aussi peu que possible Américain, bien que je sois sans doute plus Américain que tout autre chose. L'Américain qui est en moi et dont je reconnais la présence, l'Américain que je salue, c'est l'aborigène, la semence et la promesse, qui ont pris forme dans « l'homme ordinaire » dédiant son âme à une expérience nouvelle, établissant sur un sol vierge « la cité de l'amour fraternel ». Ce n'est pas l'homme qui a fui quelque chose, mais au contraire qui courait vers quelque chose. L'homme destiné non plus à se chercher mais à s'accomplir. Ce n'est plus de la renonciation, mais de l'acceptation.
« Que dirais-tu à qui viendrait à toi sans rien ?
— Jette-le ! »
Ce mondo servait à illustrer la pensée que « nous devons continuer notre marche, fût-ce en nous éloignant de la pauvreté spirituelle si celle-ci doit être un moyen d'appréhender la vérité de Zen ».
La pauvreté spirituelle de l'Amérique est peut-être la plus marquée qu'il y ait au monde. Elle n'était guère censée percevoir la vérité de Zen, la chose est sûre. Mais le Chant de la route ouverte est profondément américain, et il était chanté par quelqu'un qui était rien moins qu'appauvri. Il jaillissait de l'optimisme, de l'inépuisable générosité, pourrais-je dire, d'un homme qui était en parfait accord avec la vie. Il complète le message de saint François d'Assise.
Continuez ! Allons-y ! Assez d'atermoiements !
Lawrence était affolé, que dis-je, horrifié, à la pensée que ce Whitman, en acceptant tout, en ne rejetant rien, vivait avec toutes ses ouïes ouvertes, comme quelque monstrueuse créature des profondeurs. Mais pourrait-il exister une image plus salutaire, plus réconfortante que celle de cette nasse humaine dérivant dans le courant de la vie ? Où voudriez-vous que l'homme jetât l'ancre ? Où voudriez-vous qu'il prit racine ? N'est-il pas en équilibre divin dans l'éternel flux ?
Est-il une route qui finisse par s'achever ? Alors, ce n'est pas la route ouverte.
« Nous sommes de cette étoffe dont sont faits les rêves. » Certes, et plus encore. Infiniment plus. La vie n'est pas un rêve. Les rêves et la vie sont étroitement liés et Nerval a joué sur ce thème la musique la plus obsédante qui soit. Le rêve et le rêveur ne font qu'un. Mais les choses vont plus loin que cela. Le rêveur qui sait dans son rêve qu'il est en train de rêver, le rêveur qui ne distingue pas entre les rêves qu'il fait les yeux fermés et ceux qu'il fait les yeux ouverts, celui-là est plus près de la suprême compréhension. Mais celui qui passe du rêve à la vie, qui cesse de dormir, même dans l'extase, qui ne rêve plus parce qu'il n'a plus ni faim ni soif, qui ne se souvient plus de rien parce qu'il est parvenu à la Source, celui-là est un Éveilleur.
Mon cher Lesdain, je pourrais fort bien terminer ici ma lettre : elle a cet accent « définitif » qui signifie qu'on est parvenu au terme. Mais je préfère poursuivre et la finir sur une note plus humaine, plus immédiate.
Je vous ai parlé, vous vous en souvenez, de mon ami palestinien Bezalel Schatz et des visites que je lui rends de temps en temps. L'autre jour, en allant en ville (à Monterey), nous nous mîmes à discuter des livres que nous avions lus et adorés dans notre jeunesse. Ce n'était pas la première fois que nous abordions ce sujet. Mais, tandis qu'il commençait à débiter les titres des livres mondialement célèbres qu'il avait lus en hébreu, sa langue maternelle, l'idée m'est venue qu'il faudrait que je vous en touche un mot, et que par votre truchement, j'en fasse part au monde.
Je crois que la première fois que nous abordâmes ce sujet, ce fut quand il découvrit sur un rayon de ma bibliothèque les Désenchantées de Loti. À côté de ce volume, se trouvait la Jérusalem du même auteur qu'il n'avait jamais lue ; il n'en avait jamais entendu parler et voulut la lire. Vous n'ignorez pas que nous avons eu de nombreuses discussions à propos de Jérusalem, de la Bible — surtout l'Ancien Testament — et de personnages tels que David, Joseph, Ruth, Esther, Daniel, etc. Nous passons parfois toute la soirée à parler de cette région étrange et désolée où se dresse le mont Sinaï ; parfois, c'est de la cité maudite de Petra que nous parlons, ou de Gaza ; et parfois, des merveilleux Juifs Yéménites qui ont en Arabie une des plus intéressantes capitales du monde, San'a. Ou bien nous parlons des Juifs de Boukhara qui s'installèrent à Jérusalem il y a des siècles et qui ont gardé leur langue, leurs mœurs et leurs coutumes, leur étrange coiffure et leurs costumes magnifiquement colorés. Parfois, nous évoquons Bethléem et Nazareth dont le souvenir est lié pour lui à celui d'aventures rien moins que mystiques ; ou encore Baalbec ou Damas, qu'il connaît également.
Nous finissons toujours par revenir à la littérature. Ce qui nous y a ramenés hier, cela a été le souvenir du premier livre qu'il avait jamais lu. Et que croyez-vous que c'était, puisqu'il habitait Jérusalem et que sa langue maternelle était l'hébreu ? J'ai cru m'évanouir en entendant le titre : Robinson Crusoé ! Une autre de ses premières lectures était Don Quichotte également lu en hébreu. Il avait tout lu en hébreu, mais en grandissant il avait appris l'anglais, l'allemand, le français, le bulgare, l'italien, le russe et sans doute d'autres langues encore. (L'arabe, il le savait dès son enfance. Il continue à jurer en arabe : la langue la plus riche du monde à cet égard, affirme-t-il.)
« Robinson Crusoé a donc été le premier livre que vous ayez lu ? m'exclamai-je. C'était un des premiers pour moi également.
« Et les Voyages de Gulliver ? Vous avez dû lire ça aussi ?
— Bien sûr, dit-il, et aussi les livres de Jack London : Martin Eden, l'Appel de la forêt... tous. Mais je me souviens surtout de Martin Eden. » (Moi aussi. Son souvenir est demeuré vivace longtemps après que j'aie oublié les autres œuvres de Jack London. Et beaucoup d'hommes m'ont fait le même aveu. C'est un livre qui a dû frapper un grand nombre de lecteurs !)
Là-dessus, il se mit à me parler de Mark Twain. Il avait lu un assez grand nombre de ses œuvres. Cela me surprit. Je concevais mal les piquants américanismes de Mark Twain rendus en hébreu. Mais on y avait, semble-t-il, parfaitement réussi16.
Il me dit soudain : « Mais il y avait un gros livre, un très gros livre que j'ai lu avec le plus pur délice. Je l'ai même lu deux ou trois fois... » Il chercha le titre dans sa mémoire. « Oh, oui, Monsieur Pickwick ! » Chacun de nous précisa ses souvenirs et je découvris qu'au même âge j'étais moi aussi plongé dans la lecture de ce livre. Seulement, je ne le terminai jamais. Il ne m'avait pas autant plu que David Copperfield, Martin Chuzzlewit, Un Conte de deux villes ou même Oliver Twist.
« Et Alice au pays des merveilles ? m'écriai-je. L'avez-vous lu aussi ? »
Il ne pouvait se rappeler si c'était en hébreu ou non, mais il était certain de l'avoir lu. (Imaginez un peu : essayer de se souvenir dans quelle langue on a lu ce livre sans pareil !)
Nous continuâmes d'énumérer des titres, nous gargarisant de noms aimés.
« Ivanhoé ?
— Bien sûr ! Et comment ! Un grand livre. Surtout le portrait de Rébecca. » Je pensais que ce roman avait dû paraître bien étrange à un petit garçon de la lointaine Jérusalem. J'éprouvai une extraordinaire impression de joie, pour Sir Walter Scott, qui était mort depuis longtemps et qui ne se souciait plus de savoir jusqu'où ses livres pouvaient pénétrer. Je me demandai comment un enfant de Pékin ou de Canton réagirait devant ce livre. (Je n'oublierai jamais cet étudiant chinois que j'ai connu à Paris — il s'appelait, je crois, M. Tchéou. Un jour que je lui demandais s'il avait jamais lu Hamlet, il me répondit : « Vous voulez parler de ce roman de Jack London ? »)
Ivanhoé nous entraîna dans une longue digression. Nous ne pûmes nous empêcher de parler de Richard Cœur de Lion et de Saladin. « Vous êtes le seul Américain que je connaisse que j'aie jamais entendu prononcer le nom de Saladin, dit Schatz. — Pourquoi vous intéressez-vous tant à Saladin ? lui dis-je. — Les Arabes doivent avoir sur lui des livres remarquables », conclut-il. Oui, pensai-je, mais où sont-ils ? Pourquoi ne parle-t-on plus de Saladin ? Après le roi Arthur, c'est le personnage le plus éblouissant que je puisse concevoir.
Après cela, aucun titre qu'il citerait ne pouvait plus m'étonner. Je ne fus pas surpris d'apprendre qu'il avait lu le Dernier des Mohicans en hébreu, ni les Mille et une nuits (une version condensée à l'usage des enfants, la seule que j'aie jamais lue !), je ne fus pas plus étonné d'apprendre qu'il avait lu Balzac, d'Annunzio, Schnitzler (Fraulein Elsa), Jules Verne, Nana de Zola, les Paysans de Reymont, ni même Jean Christophe, encore que ce dernier titre me fît plaisir. (« Félicitations, Lilik ! Ç'a dû être un moment merveilleux ! ») Ah oui, citer ce livre, c'est évoquer — pour chaque homme, pour chaque femme — quelques-unes des heures les plus bouleversantes de notre jeunesse. Quiconque franchit le seuil de l'adolescence sans avoir lu Jean Christophe souffre d'une lacune irréparable.
« Mais qui donc a écrit ce livre intitulé la Rose rouge17? demanda-t-il. C'est un auteur français, j'en suis sûr. » Le livre semblait avoir fait sur lui une forte impression.
De là nous passâmes aux Mystères de Paris, aux œuvres de Maupassant, à Sapho, à Tartarin de Tarascon (qu'il adorait), à cette étrange nouvelle ou à ce petit roman comme on voudra auquel Tolstoï a donné deux conclusions. (Je le connais, mais je ne peux m'en rappeler le titre.) Puis, nous en vînmes à Sienkiewicz. Quel homme ! (Quel homme, ce Lincoln ! comme on dit encore dans le Sud. Ce qui veut dire : « Quel poison ! Quel être impossible ! ») Oui, nul doute que tout jeune garçon qui aborde pour la première fois ce Polonais passionné ne s'exclame : Quel diable d'homme, cet écrivain polonais ! Quel volcan c'était ! Si profondément Polonais ! Si, quand nous étions enfants, nous avions pu parler la langue d'Amiel, n'aurions-nous pas chanté les louanges de Sienkiewicz, comme l'a fait Amiel pour Victor Hugo ? Vous rappelez-vous, par hasard, cet extraordinaire passage du Journal intime d'Amiel ? Permettez-moi de vous faire remarquer, avant de citer ce passage, que nous venions de parler de l'Homme qui rit qui, si je ne me trompe, frappe encore plus vivement les jeunes esprits que les Misérables...
Son idéal (celui d'Hugo), c'est l'extraordinaire, le gigantesque, le renversant, l'incommensurable ; ses mots caractéristiques, c'est immense, colossal, énorme, géant, monstrueux. Il trouve moyen d'outrer même l'enfantin et le naïf ; la seule chose qui lui paraisse inaccessible, c'est le naturel. Bref, sa passion, c'est la grandeur ; son tort, c'est l'excès ; son cachet, c'est le titanique, avec la dissonance bizarre de la puérilité dans la magnificence ; sa partie faible, c'est la mesure, le goût, le sentiment du ridicule, et l'esprit dans le sens fin du mot... Ses ressources sont inépuisables et l'âge ne semble rien pouvoir sur lui. Quel infini bagage de mots, d'idées, de formes ne traîne-t-il pas avec lui ; et quelle montagne d'œuvres il laisse derrière lui pour marquer son passage ! Ses éruptions tiennent du volcan, et ce fabuleux travailleur continue à soulever, à disloquer, à broyer, à construire un monde de sa création, un monde hindou plutôt qu'hellénique...18.
Par une étrange coïncidence, après avoir discuté livres, nous en vînmes à parler de ces êtres de feu qui semèrent la terreur — Tamerlan, Gengis Khan, Attila — dont je m'aperçus que les noms étaient aussi terrifiants et aussi bouleversants pour Schatz qu'ils le sont pour quiconque a entendu parler de leurs sanglants exploits. Coïncidence, dis-je, car les seuls longs passages que j'eusse marqués dans Amiel étaient ceux concernant Hugo et ces trois fléaux. Amiel note qu'il vient de lire la Bannière bleue. « C'est un Turc, Ouïgour, qui raconte », dit-il. Et il poursuit :
Gengis se donne comme le Fléau de Dieu, et il a de fait réalisé le plus vaste empire que connaisse l'histoire, allant de la mer Bleue à la Baltique et des toundras de la Sibérie aux rives du Gange sacré. (C'est de cela que nous parlions, du fait qu'un Mongol ait réussi un exploit aussi étonnant.) Ce prodigieux ouragan descendu des hauts plateaux asiatiques a fait tomber les chênes pourris et les édifices vermoulus de tout l'ancien continent, la descente des Mongols, ces Jaunes au nez camard, est un cyclone de l'histoire, qui dévaste et assainit notre XIIIème siècle, et brise aux deux bouts de la terre connue les deux grandes murailles chinoises, celle qui couvrait l'antique empire du Milieu, celle qui parquait dans l'ignorance et la superstition le petit monde de la chrétienté.
Attila, Gengis, Tamerlan doivent compter dans le souvenir des hommes comme César, Charlemagne et Napoléon. Ils ont soulevé et brassé les masses profondes des peuples, labouré l'ethnographie, fait couler des fleuves de sang et renouvelé la face des choses...19.
Quelques lignes plus loin, parlant des « maudisseurs de la guerre (qui) ressemblent à ceux qui maudissent la foudre, les orages ou les volcans », Amiel déclare — et c'est un passage qui a dû me frapper, car chaque fois que je le relis, il résonne en moi comme un tocsin — :
Les catastrophes ramènent violemment l'équilibre et rappellent brutalement l'ordre méconnu.
C'est cette dernière phrase qui brûle comme un fer rouge : Elles rappellent brutalement l'ordre méconnu.
Il y a loin d'Amiel aux aventures du baron de Munchausen et à Trois Hommes dans un bateau (sans parler du chien) de Jérôme K. Jérôme. Une fois de plus, je me trouvai déconcerté. Ainsi, dans la lointaine Palestine, un jeune homme encore s'était esclaffé à la lecture de ce stupide échantillon d'humour ! Jérôme K. Jérôme en hébreu ! Je ne m'en remettais pas. Penser que ce livre atrocement drôle — drôle une seule fois, cependant ! — était tout aussi comique en hébreu !
« Il faut que vous vous rappeliez... essayez, je vous en prie ! si vous avez lu Alice au pays des merveilles en hébreu. »
Il fit un effort, mais en vain. Puis, se grattant la tête, il dit : « Je l'ai peut-être lu en yiddish. » (Mettez ça dans votre poche et votre mouchoir par-dessus !)
En tout cas, il se souvint brusquement que l'éditeur qui avait publié la plupart de ces traductions hébraïques était un nommé « Toshia » quelque part en Pologne. Ce détail lui parut sur le moment important. C'est comme quand on se souvient non seulement du titre d'un livre d'enfant, mais de l'impression que laissait sous les doigts la couverture et la consistance même du volume.
Puis, il m'apprit que presque tous les auteurs russes avaient été très tôt traduits en hébreu. « Les œuvres complètes », dit-il. Je pensai à la Chine du temps de Sun Yat-sen, où la même chose se produisit. Et je songeai qu'avec Dostoïevsky, Tolstoï, Gorki, Tchékov, Gogol et autres, les Chinois avaient avalé Jack London et Upton Sinclair. C'est une heure magnifique dans la vie d'une nation quand elle est pour la première fois envahie par des auteurs étrangers. (Et dire que la petite Islande est le pays du monde où l'on lit le plus de traductions !)
Il avait également lu, bien sûr, les Trois Mousquetaires, le Comte de Monte-Cristo, et les Derniers Jours de Pompéi, ainsi que Sherlock Holmes et le Scarabée d'or d'Edgar Poe. Il me donna une autre douce émotion en mentionnant le nom de Knut Hamsun. Oui, il avait lu Hamsun, tout ce qu'il avait pu trouver et c'était merveilleux. Il me cita même quelques titres dont je n'avais jamais entendu parler. J'en éprouvai d'abord quelque regret, puis je me réjouis bientôt en me disant : je suis encore en vie, je trouverai peut-être encore le moyen de me procurer ces livres inconnus de Hamsun, quand bien même je devrais les lire en norvégien !
« J'ai lu aussi un certain nombre d'auteurs traduits du yiddish, déclara-t-il. Sholem Aleichem, naturellement. Mais j'aimais encore mieux, beaucoup mieux, Mendele Mocher-Sfarim !
— Vous souvenez-vous de Jacob Ben-Ami, l'acteur juif ? demandai-je. Ou d'Israël Zangwill ?
— Israël Zangwill ! » s'écria-t-il, stupéfait.
Je lui dis que j'avais lu les Enfants du ghetto et que j'avais vu l'adaptation théâtrale du Creuset que Théodore Roosevelt aimait tant. Il secoua la tête, l'air extrêmement surpris.
« Je peux vous citer un livre, dis-je, que vous n'avez jamais lu en hébreu, je le parierais.
— Lequel ?
— The Rivet in Grandfather's Neck !
— C'est vrai », avoua-t-il en souriant. Puis, pour ne pas être en reste, il riposta en disant : « Je connais un livre que vous n'avez jamais lu, vous. C'est le livre le plus magnifique que j'aie lu : les Mémoires de la Maison de David. Il y avait plusieurs volumes, au moins huit ou dix.
— Nous devrions arroser ça », proposai-je. Mais nous en vînmes alors à parler des lamedvövnik. S'il faut en croire la légende,
il n'existe au monde pas moins de trente-six (lamed-vav) personnes vertueuses par génération sur lesquelles brille la Shekina (le rayonnement de Dieu) ».
Après cette digression, nous en arrivâmes à un livre dont il m'avait déjà plusieurs fois parlé, et toujours avec le même enthousiasme passionné : Ingeborg, œuvre d'un Allemand du nom de Kellermann. « Il a écrit aussi le Tunnel, une œuvre passionnante à la Jules Verne, vous savez ! s'écria-t-il. Je ne suis pas très sûr de l'orthographe : c'est peut-être Ingeborg ou Ingeburg. En tout cas, c'est une histoire d'amour. Et quelle histoire d'amour ! C'est comme ce roman dont vous parlez toujours, She.
— Je vais tâcher de me le procurer, promis-je. Écrivez-moi le titre sur mon calepin. » Il le nota auprès de Robinson « Kruso », de « Baalzac » et de « Zenkewitz ». (L'orthographe anglaise le déconcerte toujours. C'est une orthographe illogique, affirme-t-il, et il a fichtrement raison.)
« Si jamais vous écrivez quelque chose à ce sujet, dit-il, n'oubliez pas Flauvius. C'est un gros livre sur les derniers jours des Juifs...
Mais ce fut sur Narcisse et Goldmund — en hébreu évidemment — que nous nous étendîmes longuement. En anglais, le livre s'intitule pour je ne sais quelle raison Death and the Lover. J'étais tombé sur ce livre d'Hermann Hesse il y a seulement quelques années. C'est un de ces ouvrages qui affectent profondément l'artiste. Il est imprégné de magie et d'une sagesse profonde. « La sagesse de la vie », comme dirait D.H. Lawrence. C'est une sorte d'introduction à la métaphysique de l'art. C'est aussi un « discours céleste » modulé sur les octaves inférieurs, où l'on célèbre la douleur et le triomphe de l'art. Ce livre avait beaucoup séduit mon ami Schatz, qui avait assisté à la renaissance artistique en Palestine et qui y avait été directement mêlé en raison des activités de son père. Quiconque lit ce livre doit sentir en lui-même se réveiller l'éternelle vérité de l'art.
Toujours sous le charme de Narcisse et Goldmund, nous continuâmes à discuter du passé et du présent de Jérusalem, des Arabes et de leur nature qui se révèle admirable quand on les connaît bien, de la plantation de bananiers près de Jéricho que son père possédait en copropriété avec le Grand Mufti, des Yéménites encore et de leurs incomparables façons, et enfin de son père, Boris Schatz, fondateur de l'École Bezalel d'Arts et Métiers de Jérusalem, et qui initia son fils aux secrets de tous les arts, tout comme au temps jadis. Il me raconta à ce propos comment son père avait réussi à introduire en Palestine le premier piano. Cette anecdote, si picaresque dans ses détails, me rappela un des passages exotiques de Cendrars (dans Bourlinguer, je crois) où il décrit dans les moindres détails et avec toutes les ressources de son étonnant clavier les mille et un articles (pianos compris) qui, chargés à dos de mulets, d'hommes et de dieux, apparurent un jour sur la crête des Andes (il se trouvait alors dans un petit village perdu d'Amérique du Sud) et furent transportés avec une diabolique lenteur entre le matin et le crépuscule jusqu'au niveau de la mer. Ce passage a pour moi la saveur d'une mystérieuse échappée de soleil : le grand globe ardent devient une gigantesque corne d'abondance prodiguant non plus la chaleur, mais un assortiment des objets les plus incongrus, et qui finit par se vider par la magie de quelque mystérieux Père Noël.
Dans toutes ces discussions, le nom magique pour moi, c'est Jéricho. Pour Schatz, Jéricho est une agréable station d'hiver au-dessous du niveau de la mer, où l'on descend depuis Jérusalem comme par un toboggan. Pour moi, il n'y a pas seulement « les murailles » et le fracas des trompettes, mais un village discret de Long Island, vers lequel, suivant la route de Jéricho, je dévalais à fond de train afin de préparer une séance d'entraînement avec un des fameux coureurs cyclistes des Six Jours. Comme les noms évoquent pour chacun des associations d'idées différentes ! J'ose à peine vous dire, par exemple, à quoi Schatz associa le nom de Bethléem. (« Toujours grouillant de putains ! »)
Une des choses qui m'ont le plus frappé à propos de la Palestine, c'est l'histoire que m'a racontée Schatz de l'homme qui a refait de l'hébreu une langue vivante20. Sans doute, il y a toujours quelqu'un qui est « le premier », quand il s'agit de faire revivre une langue morte. Mais qui pense au premier homme à faire renaître le basque, le gaélique, le gallois et autres langues étranges ? (Peut-être n'ont-elles jamais été tout à fait des langues « mortes » ?) En tout cas, c'est de notre temps que l'hébreu est redevenu langue vivante : et tout simplement parce qu'un homme l'enseigna à son fils âgé de quatre ans. Bien sûr, on avait beaucoup parlé de ce projet ; mais encore fallait-il quelqu'un pour mettre en pratique toutes ces bonnes paroles. Un événement de ce genre a toujours quelque chose d'un miracle...
Cette histoire a une suite, une petite anecdote que Schatz raconte avec délice et que je m'en voudrais de ne pas rapporter. Il s'agit d'un membre de la célèbre troupe Habima qui, arrivant pour la première fois en Palestine, venant de Russie, où l'on ne parlait hébreu que sur les planches (et à la synagogue), entend soudain les gosses de la rue crier et jurer dans cette vénérable langue. « Maintenant, s'écria-t-il, je sais que c'est bien une langue vivante ! » Je cite cette réflexion pour faire observer que chaque fois qu'une langue reprend vie, c'est en assimilant les éléments vulgaires et populaires. Tout se nourrit par les racines.
« Dites-moi, Lilik, demandai-je, alors que nous étions presque arrivés à la maison, pourquoi votre père a-t-il baptisé son école Bezalel ? Est-ce en votre honneur, ou bien est-ce vous qui avez reçu ce prénom en souvenir de l'école ? »
Il éclata de rire. « Vous savez, bien sûr, ce que cela veut dire, « à l'ombre de Dieu ». Mais ce n'est que le sens littéral. » Il se tut un instant, et un sourire radieux s'épanouit sur son visage. Soudain, il se mit à parler hébreu, sans s'arrêter, sur un ton d'incantation.
« Que faites-vous ? demandai-je.
— Je récite des versets de l'Exode... où il est question de Bezalel. C'était le premier sculpteur, vous ne saviez pas cela ? Il était même mieux que cela : le premier artiste, pourrait-on dire. Lisez votre Bible ! Retrouvez le passage à propos de l'arche d'alliance. Tenez, vous voilà arrivé... C'est détaillé, poétique, précis et sans fin cependant.. »
Le lendemain matin, je suivis son conseil. Et la première mention que je trouvai de notre cher Bezalel, ce fut dans le chapitre 31 de l'Exode, qui commence ainsi :
Et le Seigneur parla encore à Moïse, et lui dit :
« J'ai appelé nommément Bezalel fils d'Uri, qui est fils d'Hur, de la tribu de Judas ;
Et je l'ai rempli de l'esprit de Dieu, je l'ai rempli de sagesse, d'intelligence et de science pour toute sorte d'ouvrages,
Pour inventer tout ce que l'art peut faire avec l'or, l'argent, l'airain,
Et les pierres précieuses, et tous les bois différents. »
J'ai continué à lire les passages racontant la construction du tabernacle, l'arche du témoignage, l'autel des holocaustes et les passages sur l'observation du sabbat et sur les tablettes de la Loi... Et je suis parvenu au verset du chapitre 35 de l'Exode qui dit :
Mettez à part chez vous les prémices de vos biens pour les offrir au Seigneur ! Vous lui offrirez de bon cœur, et avec une pleine volonté l'or, l'argent, l'airain, l'hyacinthe, la pourpre, l'écarlate, le lin fin, les poils de chèvres, des peaux de moutons teintes en rouge, des peaux violettes, des bois de setim, de l'huile pour les lampes et des aromates pour les onguents...
À mesure que je lisais, je me grisais de la musique des mots, car quoi de plus détaillé et de plus subtil, de plus précis et de plus poétique, de plus fugitif et de plus arrêté que ce texte sur l'art de Bezalel et de ses « collaborateurs » ? Ainsi perdu dans ma rêverie, je m'émerveillai de la profondeur de vue de Boris Schatz, le père de Bezalel, j'admirai avec quel patient amour, avec quelle héroïque persévérance il s'est efforcé de rendre les fils d'Israël habiles et adroits dans tous les métiers, dans tous les arts, fût-ce celui de Juval. Je compris que son fils avait sucé dès le berceau cette science et cette sagesse, ce don de créer des œuvres curieuses. Et je murmurai tout bas : « Béni soit ton nom, Bezalel, car il est écrit dans l'acte d'alliance même qui nous unit ! »
Et maintenant, mon cher Pierre Lesdain, c'est vraiment la fin ! Dans notre voyage au pays des premières lectures, nous voici parvenus enfin au Livre des livres, à l'arche et à l'alliance. Arrêtons-nous là et soyons satisfaits.
Votre ami,
HENRY MILLER.
20 mai 1950.
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1. Un hebdomadaire de Bruxelles qui a cessé de paraître depuis lors.
2. Dans tout ce passage, c'est moi qui souligne.
3. Extrait de Zen, par Alan W. Watts, James Ladd Delkin, Stanford, Californie, 1948.
4. Dans The Cosmological Eye, New Directions, New York, 1938. Éditions Poetry, London, Londres.
5. En français dans le texte.
6. En français dans le texte.
7. Voir From Pushkin to Mayakovsky, de Janko Lavrin, Sylvan Press, Londres, 1948.
8. The Portable Sherwood Anderson, The Viking Press, New York, 1949.
9. Walt Whitman, de Paul Jamati, Éditions Pierre Seghers, Paris, 1949. Cette même photo (de la collection Hart Crane) sert de frontispice à la réédition de Walt Whitman the Wound Dresser, de Richard M. Bucke, avec une introduction d'Oscar Cargill, Bodley Press, New York, 1949.
10. Cosmic Consciousness, Dutton & Co, New York, 1947, 13e édition.
11. C'est moi qui souligne.
12. En français dans le texte.
13. Il s'appelait de son vrai nom Cincinnatus Heine Miller et il était né dans l'Indiana.
14. Voir page XVI de l'introduction d'Oscar Cargill (« Walt Whitman le saint ») dans The Wound Dresser.
15. Je viens de retrouver la préface de Paul Bellamy. Voici ce qu'il dit : Looking Backward, dont la première édition a paru dans l'hiver de 1887-1888, a connu un tel succès dans le monde entier que vers les années 1890, on disait qu'il s'était vendu plus d'exemplaires de ce livre que d'aucun livre écrit par un Américain, à l'exception de la Case de l'oncle Tom et de Ben-Hur.
16. À ma stupéfaction, quand je lui citai plus tard Babbit, il m'avoua que le livre de Sinclair Lewis lui avait donné de l'Amérique une image plus vivante que tous les ouvrages de Mark Twain. L'Académie royale de Stockholm a commis la même erreur en décernant le Prix Nobel à Lewis et non à Dreiser.
17. Sans doute s'agit-il du Lys rouge d'Anatole France.
18. Amiel. Fragments d'un journal intime, Genève, 1893, t.I, p.182.
19. Amiel, id., t.II, p.281-282.
20. Eliezer Ben-Yehuda, qui compila aussi le premier dictionnaire hébreu contenant quelque 50.000 mots.