VII

LIVRES VIVANTS

 

 

Pour me rappeler Lou Jacobs, l'inconnu, il me suffit de dire Asmodée or the Devil on Two Sticks. Il est curieux qu'un livre que je n'ai jamais lu soit pour moi la pierre de touche magique. Ce livre était toujours là, sur le rayonnage, dans le petit appartement de Lou Jacobs. Plusieurs fois, je l'ai pris, j'en ai feuilleté une ou deux pages, puis je l'ai remis en place. Il y a près de quarante ans maintenant que je garde dans un coin de ma tête cet Asmodée que je n'ai pas lu. À côté de lui, sur le même rayonnage, il y avait Gil Blas, que je n'ai jamais lu non plus.

Pourquoi me sentir obligé de parler de cet inconnu ? Parce que, entre autres choses, il m'a appris à rire du malheur. J'ai fait sa connaissance dans une période de misère totale. Tout était noir, noir, noir. Pas d'issue. Pas d'espoir d'issue. J'étais plus prisonnier qu'un homme qui purge une condamnation à perpétuité dans un bagne. Je vivais alors avec ma première maîtresse, concierge à titre officieux d'une maison de deux étages dans laquelle nous partagions un appartement avec un jeune homme qui se mourait de tuberculose et un conducteur de tram qui était notre pensionnaire vedette, surveillé de près par l'ogresse qui était propriétaire de la maison, sans argent, sans travail, sans idée de ce que je voulais ou pouvais faire, convaincu que je n'avais pas de talent — deux lignes écrites au crayon suffisaient à confirmer mes soupçons sur ce point — essayant de sauver la vie du jeune homme, qui était le fils de ma maîtresse, me cachant de mes amis et des gens de ma famille, me rongeant de remords pour avoir abandonné la jeune fille que j'aimais (mon premier amour !), esclave du sexe, girouette que la moindre brise suffisait à faire tourner, perdu, complètement perdu ; et c'est à l'étage au-dessous qu'un jour je découvris ce Lou Jacobs, qui dès lors devint mon guide, mon consolateur, mon souffle du printemps. Quelle que fût l'heure, la circonstance, même quand la mort frappait à la porte, Lou Jacobs savait rire et me faire rire avec lui. Le rire guérit tous vos maux !

Si je me souviens bien, je n'avais à l'époque qu'une connaissance vague de Rabelais. Mais Lou Jacobs était son intime, j'en suis sûr. Il connaissait tous ceux qui apportaient de la joie, de même que ceux qui avaient souffert. Chaque fois qu'il passait devant la statue de Shakespeare dans le parc, il enlevait son chapeau. « Pourquoi pas ? » disait-il. Il pouvait réciter les lamentations de Job et me donner le remède à peine avait-il repris son souffle. (« Qu'est-ce que l'homme pour mériter que vous le regardiez comme quelque chose de grand, et le Fils de l'homme pour que vous le visitiez ? »)

On avait toujours l'impression qu'il ne faisait rien, rien du tout. Sa porte était toujours ouverte à tout un chacun. La conversation commençait tout de suite... instanter. En général, il était à demi claqué, mais son état ne semblait jamais progresser, ou dégénérer, si vous préférez. Sa peau était comme du parchemin, son visage couturé de petites rides, son abondante chevelure était toujours huileuse, ébouriffée et lui retombait sur les yeux. Il aurait pu être centenaire, mais je doute qu'il ait eu plus de soixante ans.

Il exerçait le métier de fonctionnaire comptable diplômé, et on le payait bien. Il paraissait n'avoir aucune espèce d'ambition. Faire une partie d'échecs avec vous, quand vous en exprimiez le désir, était pour lui une aussi bonne façon de passer le temps qu'une autre occupation. (Sa technique à ce jeu était la moins orthodoxe, la plus fantasque, la plus excentrique et la plus brillante qu'on puisse imaginer.) Il dormait peu, était à tout moment bien vivant et réveillé, jovial, pétillant d'ironie et d'esprit de repartie, moqueur en apparence mais au fond empli d'adoration et de respect.

Les livres ! Il ne m'est jamais arrivé de citer un titre qu'il n'eût pas lu le livre. Et il était sincère. Je finis par être convaincu qu'il avait lu tout ce qui valait la peine d'être lu. Dans la conversation, il en revenait toujours à Shakespeare et à la Bible. Il me rappelait en cela Frank Harris, qui lui aussi parlait sans cesse de Shakespeare et de la Bible, ou plutôt de Shakespeare et de Jésus.

Absolument sans m'en rendre compte, je recevais de cet homme ma première et véritable éducation. C'était une méthode indirecte d'enseignement. Comme celle des vieux maîtres, sa technique consistait à montrer ce qu'il ne fallait pas faire. Quant à ce qu'il fallait faire, Lou Jacobs m'enseigna à ne jamais l'aborder de front, à ne jamais le nommer ni le définir. Il procédait par la bande. Il y avait les premières et les dernières choses. Mais pas une première ni une dernière. On allait toujours du centre vers l'extérieur. Toujours la spirale : jamais la ligne droite, jamais d'angles aigus, jamais d'impasse ni de cul-de-sac.

Oui, Lou Jacobs possédait une sagesse que je commence seulement à acquérir. Il avait la faculté de regarder toute chose comme un livre ouvert. Il avait cessé de lire pour découvrir les secrets de la vie ; il lisait pour le simple plaisir. L'essence de tout ce qu'il avait lu avait imprégné son être tout entier, s'était amalgamée à l'ensemble de l'expérience qu'il avait de la vie. « Il n'y a pas plus de douze thèmes de base dans toute la littérature », me dit-il un jour. Mais il se hâta aussitôt d'ajouter que chaque homme avait sa propre histoire à raconter, et que cette histoire était unique en son genre. Je le soupçonnais d'avoir, lui aussi, essayé jadis d'écrire. Personne certes ne savait s'exprimer mieux ni plus clairement que lui. Sa sagesse, toutefois, n'était pas de celles qui se préoccupent de se répandre. Bien qu'il sût tenir sa langue, personne ne prenait plus de plaisir que lui à la conversation. Qui plus est, il avait une manière à lui de ne jamais faire complètement le tour d'un sujet. Il aimait à multiplier les escarmouches et les reconnaissances, à tâter le terrain, à faire miroiter des indices, à ouvrir des perspectives, à suggérer plutôt qu'à informer. Que son auditeur le voulût ou non, il l'obligeait à réfléchir par lui-même. Je ne me rappelle pas avoir une fois reçu de lui un conseil ou une leçon, et pourtant tout ce qui sortait de sa bouche était conseil ou leçon... quand on savait comment le prendre !

Dans les œuvres de Maeterlinck, en particulier dans un livre comme Sagesse et Destinée, on est amené à méditer sur des grandes figures du passé (prises dans la vie et dans la littérature) qui ont affronté l'adversité avec une noble sérénité. De tels livres n'ont plus, j'en ai peur, la faveur des lecteurs. Nous ne nous tournons plus vers des auteurs comme Maeterlinck pour puiser dans leurs œuvres du réconfort, une consolation ou un courage nouveau. Pas plus que vers Emerson dont le nom est souvent lié au précédent. La nourriture spirituelle qu'ils peuvent offrir est aujourd'hui suspecte. Dommage ! En réalité, nous n'avons plus de nos jours de grands auteurs vers qui nous tourner... si nous sommes en quête de vérités éternelles. Nous nous sommes laissé emporter par le flux. Nos espoirs, faibles et vacillants, semblent n'être centrés que sur des solutions politiques. Les hommes se détournent des livres, autrement dit des écrivains, des « intellectuels ». Excellent signe... si seulement ils se détournaient des livres pour faire face à la vie ! Mais le font-ils ? Jamais la peur de la vie n'a été aussi violente. La peur de la vie a remplacé la peur de la mort. La vie et la mort en sont venues à signifier la même chose. Et pourtant, jamais la vie n'a contenu plus de promesses que maintenant. Jamais auparavant dans l'histoire de l'humanité la question n'a été posée aussi clairement... création ou annihilation. Mais oui, jetez donc vos livres ! Surtout s'ils obscurcissent la question. Jamais plus qu'aujourd'hui la vie elle-même n'a été un livre ouvert. Mais, savez-vous lire le livre de la vie ?

(« Que fais-tu là par terre ?

— J'enseigne l'alphabet aux fourmis. »)

C'est étrange, mais on ne peut s'empêcher de remarquer que, depuis quelque temps, les seuls esprits gais, et jeunes parmi nous sont les « vieux ». Ils continuent joyeusement à faire leur travail de création quels que soient les sinistres présages qui empoisonnent l'atmosphère. Je pense à certains peintres en particulier, des hommes qui ont déjà une somme énorme de travail derrière eux. Peut-être leur vision des choses n'a-t-elle jamais été troublée par la lecture de nombreux livres. Peut-être la profession même qu'ils ont choisie les a-t-elle préservés d'une vue morne, stérile, morbide de l'univers. Leurs signes et leurs symboles sont d'un autre ordre que ceux de l'écrivain ou du penseur. Ils manient les formes et les images, or les images ont une façon à elles de rester fraîches et vivantes. À mon sens, le peintre regarde le monde plus directement. Toujours est-il que ces vétérans, ces joyeux vieillards auxquels je pense, ont des yeux jeunes. Alors que nos jeunes — du moins par le nombre des années — ont une vision troublée, brouillée ; ils sont tremblants de peur et d'appréhension. Une pensée les hante jour et nuit : est-ce que notre monde va s'éteindre avant que nous ayons eu une chance d'en profiter ? Et il n'y a personne pour oser leur dire que même si le monde s'éteignait demain, ou le jour suivant, cela n'aurait pas d'importance en fait... puisque la vie dont ils ont un désir si ardent de profiter est impérissable. Personne ne leur dit non plus que la destruction de notre planète, ou sa préservation ou sa gloire éternelle dépendent de leurs pensées à eux, de leurs actes à eux. L'individu a été identifié aujourd'hui, malgré lui, avec la société. Rares sont ceux qui sont encore capables de voir que la société est faite d'individus. Qui est encore un individu ? Qu'est-ce qu'un individu ? Et qu'est-ce que la société, si ce n'est plus la somme ou l'ensemble des individus qui la composent ?

Je me souviens qu'il y a de cela plus de trente ans, je lisais chaque jour en allant à mon travail et sur le chemin du retour le Heroes and Hero Worship de Carlyle. Je lisais ce livre dans le métro aérien. Un jour une pensée énoncée par l'auteur m'émut si profondément que lorsque je levai les yeux de la page j'eus de la peine à reconnaître les figures bien trop familières qui m'entouraient. J'étais dans un autre monde... et complètement. Quelque chose que l'auteur avait dit — je ne me rappelle plus ce que c'était — m'avait secoué jusqu'au plus profond de mon être. À cet instant même, j'eus la conviction que mon sort, ou ma destinée, serait différent de ceux des gens qui m'entouraient. Je me vis soudain soulevé — projeté ! — hors du cercle qui m'emprisonnait. Un sentiment momentané de fierté et d'exaltation, de vanité aussi sans aucun doute, accompagna cette révélation, mais il s'évanouit vite, et fit bientôt place à une calme acceptation et une résolution profonde ; en même temps s'éveilla en moi un sens plus fort de communion, le lien qui me rattachait à mon voisin devint beaucoup plus humain.

Carlyle est lui aussi de ces écrivains dont on ne parle plus beaucoup aujourd'hui. « Beaucoup trop grandiloquent » sans doute. Trop fuligineux. D'ailleurs, nous n'adorons plus les héros, ou, si nous employons ce terme, c'est pour distinguer ceux qui sont à notre propre niveau. Lindbergh, par exemple, a été un extraordinaire héros... d'un jour. Nous n'avons pas de panthéon permanent où placer, adorer et révérer nos héros. Notre panthéon est la feuille de chou quotidienne, que l'on compose et qu'on détruit d'un jour à l'autre.

L'une des raisons pour lesquelles si peu d'entre nous agissent jamais, au lieu de réagir, c'est que nous étouffons sans cesse en nous nos impulsions les plus profondes. Je peux illustrer cette pensée en choisissant de montrer par exemple, la façon dont la plupart d'entre nous lisent. S'il s'agit d'un livre qui nous excite et qui nous pousse à penser, nous le parcourons à toute allure. Nous avons hâte de savoir à quoi il mène ; nous voulons saisir, posséder le message caché. Sans arrêt, nous tombons, dans de tels livres, sur une phrase, un passage, parfois un chapitre tout entier, qui nous stimule et nous aiguillonne au point que c'est à peine si nous comprenons ce que nous lisons, tant notre esprit est chargé de pensées et d'associations qui lui sont propres. Comme il nous arrive rarement d'interrompre notre lecture pour nous abandonner au luxe de nos propres pensées ! Non, nous étouffons et nous réprimons nos pensées, en prétendant que nous allons y revenir quand nous aurons fini le livre. Mais nous ne le faisons jamais, bien entendu. Comme ce serait mieux et plus sage, et aussi combien plus instructif et plus enrichissant si nous avancions à une allure de tortue ! Qu'importerait qu'il faille un an, au lieu de quelques jours, pour finir le livre !

« Mais je n'ai pas le temps de lire les livres de cette façon-là ! objectera-t-on. J'ai autre chose à faire. J'ai des devoirs et des responsabilités. »

Précisément. C'est à celui-là même qui s'exprime ainsi que ces mots sont destinés. Quiconque craint de négliger ses devoirs en lisant lentement, en prenant le temps de réfléchir et de cultiver ses pensées, celui-là négligera ses devoirs de toute façon, et pour des raisons plus mauvaises encore. Peut-être était-il décidé d'avance que vous perdriez votre travail, votre femme, votre foyer. Si la lecture d'un livre peut vous émouvoir au point de vous faire oublier vos responsabilités, c'est que ces responsabilités n'avaient pas grand sens pour vous. C'est que vous aviez des responsabilités plus hautes. Si vous vous étiez fié à ce que vous dictait votre véritable instinct, vous vous seriez dirigé vers un terrain plus ferme, vers une position avantageuse. Mais vous aviez peur qu'une voix ne vous souffle : « Tourne ici ! Frappe là ! Entre par cette porte ! » Vous aviez peur d'être déserté et abandonné. Vous avez pensé à la sécurité et non à une vie nouvelle, à des champs nouveaux d'aventure et d'exploration.

Ce n'est qu'un exemple de ce qui peut arriver, ou ne pas arriver, quand on lit un livre. Étendez-le aux multiples occasions qu'offre constamment la vie et vous comprendrez facilement pourquoi les hommes ne réussissent pas, non seulement à devenir des héros, mais même à devenir de simples individus. De la même façon qu'on lit un livre, on lit la vie. Maeterlinck, à qui j'ai fait allusion il y a un instant, écrit des choses aussi profondes et aussi attachantes sur les insectes, les fleurs, les étoiles, et même l'espace, que sur les hommes et les femmes. Pour lui le monde est un tout continu, dont les éléments agissent les uns sur les autres et sont interchangeables. Il n'y a ni murs ni barrières. Nulle part il n'y a de mort. Un instant du temps est aussi riche et complet que dix mille années. N'est-ce pas une splendide tournure de pensée !

Mais revenons à nos moutons. Je suis parti sur Maeterlinck et Carlyle parce qu'il y avait quelque chose dans le caractère de Lou Jacobs qui me rappelait ces deux hommes. Peut-être décelais-je sous sa gaîté et sous sa belle insouciance ce qu'il y avait en lui de sombre et de tragique. Je dois dire que c'était un homme dont personne ne savait grand-chose, qui ne paraissait pas avoir d'amis intimes et qui ne parlait jamais de lui-même. Quand il quittait son bureau à quatre heures de l'après-midi personne au monde ne pouvait prédire où les pas de Lou Jacobs le mèneraient jusqu'au moment où il arriverait chez lui peur dîner. En général, il s'arrêtait dans un bar ou deux, et il s'amusait à bavarder à bâtons rompus avec un jockey, un boxeur ou un souteneur dans la misère. Il était sûrement plus dans son élément avec ces gens-là qu'avec les membres plus respectables de la société. Parfois, il s'en allait jusqu'au marché aux poissons et se perdait dans la contemplation des créatures des profondeurs, pas au point d'oublier toutefois de rapporter chez lui un assortiment d'huîtres, de palourdes, de crevettes, d'anguilles ou de toute autre chose qui lui faisait envie. Ou encore il entrait chez un marchand de livres d'occasion, non pas tant pour trouver un bouquin rare que pour parler à quelque vieux libraire, car il aimait parler livres encore plus qu'il n'aimait les livres eux-mêmes. Mais quelque nouvelle expérience qu'il vînt de faire, quand vous le rencontriez après le dîner, il était toujours libre, prêt à entrer dans n'importe quel jeu, ouvert à toutes les suggestions. C'était toujours le soir que je le voyais. En général, quand j'entrais, je le trouvais assis devant la fenêtre, occupé à regarder le spectacle en bas. Comme pour Whitman, tout semblait être pour lui d'un intérêt égal et tout l'absorbait autant. Je ne l'ai jamais connu malade, je ne l'ai jamais vu de mauvaise humeur. Il aurait pu venir de perdre son dernier sou, personne ne s'en serait aperçu.

J'ai parlé de la façon dont il jouait aux échecs. Jamais un adversaire ne m'intimida plus que lui. Certes, je n'étais pas à l'époque, et je ne suis toujours pas un bon joueur. Probablement même pas aussi bon que Napoléon. C'est ainsi que le jour où Marcel Duchamp m'invita à jouer avec lui, j'oubliai tout ce que je savais du jeu parce que la connaissance que lui en avait, m'inspirait un respect quasi superstitieux. Avec Lou Jacobs c'était pire. Je n'ai jamais pu me faire une idée nette de sa connaissance du jeu. Ce qui me perdait avec lui c'était son extrême nonchalance. « Voulez-vous que je vous donne une reine ou deux tours ou un cavalier et deux fous ? » Il ne prononçait jamais ces paroles mais elles étaient sous-entendues dans son attitude. Il ouvrait n'importe comment, comme s'il méprisait mes capacités, ce qui n'était jamais le cas ; il ne méprisait personne. Non, il ne le faisait probablement que pour s'amuser, pour voir quelles libertés il pouvait prendre, jusqu'où il pouvait se permettre d'aller. Le fait de gagner ou de perdre la partie lui semblait indifférent ; il jouait avec l'aisance et l'assurance d'un sorcier, s'amusant de ses erreurs autant que de ses réussites. D'ailleurs, qu'est-ce que cela pouvait bien représenter pour un homme comme lui de perdre une partie d'échecs, ou dix parties, ou cent ? « J'y jouerai au paradis, semblait-il dire. Allons, on va rire ! Jouons avec audace, sans réfléchir ! » Naturellement, moins il réfléchissait, plus je devenais prudent. Je le soupçonnais d'être un génie. Et n'était-il pas un génie pour me troubler et me confondre ainsi ?

Tout comme il jouait aux échecs, il jouait au jeu de la vie. Seuls les « vieux » peuvent le faire. Lao-tseu était un de ces joyeux vieux drilles. Parfois, quand l'image de Lao-tseu assis sur le dos d'un zébu me traverse l'esprit, quand je pense à son sourire continuel, patient, doux, pénétrant, à cette sagesse si fluide et bienveillante, je pense à Lou Jacobs assis en face de moi devant un échiquier. Prêt à jouer le jeu de la façon qui vous plaisait. Prêt à se réjouir de son ignorance ou à rayonner de plaisir devant sa propre bouffonnerie. Jamais malveillant, jamais mesquin, jamais envieux, jamais jaloux. Un grand consolateur, aussi loin de vous pourtant que Sirius. Se retirant toujours avec un petit salut, mais plus il s'éloignait plus il était près de vous. Toutes ces citations de Shakespeare et de la Bible dont il émaillait sa conversation, comme elles étaient plus instructives que le plus pesant sermon ! Il ne levait jamais un doigt pour appuyer ses dires, n'élevait jamais la voix pour souligner un argument ; tout ce qui était important était exprimé par les rides joyeuses qui craquelaient son visage desséché quand il parlait. Seuls les « anciens » pouvaient reproduire le son de son rire. Il venait de haut, comme s'il était accordé à nos vibrations terrestres. C'était le rire des dieux, le rire qui guérit, qui, soutenu par sa propre connaissance sans entrave de la vie, fait voler en éclats et tomber en ruine toute étude, toute gravité, toute moralité, toute prétention et tout artifice.

Je veux le laisser là, avec son visage craquelé de rides, l'écho de son rire faisant vibrer les lustres de l'enfer. Je veux penser à lui tel qu'il prit congé de moi un soir, un whisky à la main, la glace tintant légèrement contre le verre, ses yeux brillants comme des perles, sa moustache humide de whisky, son souffle divinement parfumé d'ail, d'oignon, de poireau et d'alcool. Il n'était ni de ce temps ni d'aucun temps que je connaisse. Il était le parfait inapte, l'imbécile heureux, le maître habile, le grand consolateur, le mystérieusement anonyme. Et il n'était pas seulement un de ceux-là mais tous ceux-là ensemble. Salut, brillant esprit ! Quel livre de vie vous étiez !

 

Et maintenant parlons d'un autre « livre vivant », un personnage connu celui-là. Cet homme est toujours vivant, grâce au Seigneur, et il mène une vie riche et paisible dans un coin du Pays de Galles. Je veux parler de John Cowper Powys, ou, comme il se qualifie lui-même dans son Autobiographie1 : « Prester John », le prêtre Jean.

Ce ne fut que quelques années après que Lou Jacobs eut disparu de ma vie que je rencontrai ce célèbre auteur et conférencier. Je l'ai rencontré à l'issue d'une de ses conférences au Labour Temple, Second Avenue, à New York.

Il y a quelques mois, un ami m'ayant appris le lieu de résidence de John Cowper Powys, je lui envoyai, obéissant à une soudaine impulsion, une lettre d'hommage. C'est une lettre que j'aurais dû écrire il y a vingt ans au moins. J'aurais été un homme beaucoup plus riche aujourd'hui si je l'avais fait Car, recevoir une lettre de « Prester John » est un événement qui compte dans une vie.

Cet homme, dont je suivais souvent les conférences, dont je dévorais avidement les livres, je ne l'ai rencontré qu'une fois en chair et en os. Il me fallut tout le courage que je possédais alors pour m'approcher de lui après la conférence, lui dire quelques mots d'appréciation, lui serrer la main, et puis fuir la queue entre les jambes. J'avais pour lui une intense vénération. Chaque mot qu'il prononçait me semblait atteindre droit au but. Dans ses écrits comme dans ses conférences, il traitait de tous les auteurs qui me passionnaient alors. Pour moi, il était comme un oracle.

Maintenant que je l'ai retrouvé, maintenant que j'ai régulièrement de ses nouvelles, c'est comme si j'avais retrouvé ma jeunesse. Il demeure pour moi « le maître ». Même aujourd'hui, ses paroles ont le pouvoir de m'ensorceler. En ce moment même, je suis plongé dans son Autobiographie, un livre de six cent cinquante-deux pages serrées qui nourrit et stimule l'esprit au plus haut point. C'est le genre de biographie dont je me délecte, car elle est extrêmement franche, véridique, sincère, et elle contient une surabondance de détails (des plus révélateurs !) aussi bien que les événements majeurs, les grands tournants d'une vie.

 

Si toutes les personnes qui écrivent des autobiographies osaient y mettre les choses qui dans leur vie leur ont causé leurs plus intenses douleurs, elles feraient beaucoup plus de bien qu'en s'acharnant à longueur de page à justifier leurs actions publiques, dit l'auteur.

 

Comme Céline, Powys a la faculté de raconter ses malheurs avec humour. Comme Céline, il peut parler de lui-même dans les termes les plus péjoratifs, se traiter d'imbécile, de clown, de faible, de lâche, de dégénéré, même d'être « sub-humain », sans le moins du monde se diminuer. Son livre est plein d'une expérience de la vie qui ne se révèle pas tant par les grands événements que par les petits.

L'auteur a écrit son livre dans sa soixantième année. Il y a deux passages, entre beaucoup, beaucoup d'autres, que j'aimerais citer, car ils découvrent un aspect de l'homme qui m'est particulièrement précieux. Voici le premier :

 

Qu'est-ce donc que nous perdons tous quand nous vieillissons ? C'est une qualité de la vie elle-même. Oui, c'est dans la vie, mais c'est beaucoup plus profond — non ! pas plus profond exactement ; je veux dire que c'est d'une essence plus précieuse — que ce qu'en pensée nous appelons « vie » en vieillissant. Je suis enclin à penser aujourd'hui que j'ai conservé jusqu'à ma soixantième année et à un degré tout à fait inhabituel les façons de ma petite enfance ; et puisqu'il en est ainsi, je suis tenté de me dire que plus je mettrai d'obstination à exploiter cette puérilité, plus je m'appuierai sur elle, plus ma vie d'homme mûr sera sage, — même si elle est moins humaine.

 

Et voici le second passage :

 

Toute ma vie peut se diviser en deux moitiés ; la première va jusqu'à ma quarantième année ; la seconde commence après ma quarantième année. Pendant la première moitié, j'ai fait des efforts désespérés pour éveiller et pour ordonner en moi des sentiments correspondant à ce que j'admirais dans mes livres favoris, mais pendant la seconde moitié de ma vie je me suis efforcé de découvrir quels étaient mes réels sentiments, de les raffiner, de les équilibrer et de les harmoniser, de façon à ne les faire correspondre à aucune autre méthode qu'à la mienne propre.

 

Mais revenons-en à l'homme que je connais... sur l'estrade où il fait ses conférences. Ce fut John Cowper Powys, descendant du poète Cowper, fils d'un clergyman anglais, ce fut cet homme qui avait du sang gallois dans les veines et dont l'esprit était plein de feu et de magie comme celui de tout vrai Gaélique, qui le premier m'éclaira sur les horreurs et les sublimités qui se rattachent à la famille d'Atrée. Je le revois encore parfaitement se drapant dans sa robe, fermant les yeux et les couvrant d'une main, avant de se lancer dans un de ces envols inspirés qui me laissaient étourdi et sans voix. À l'époque, je trouvais son attitude et ses gestes chargés, je pensais qu'ils étaient peut-être l'expression d'un tempérament trop dramatique. (John Cowper Powys est, bien sûr, un acteur, mais pas sur cette scène-là, comme il le fait lui-même remarquer. Il est plutôt une sorte d'acteur spenglerien.) Mais plus je l'écoutais, plus je lisais ses œuvres, moins j'étais porté à le critiquer. Souvent, lorsque je quittais la salle après une de ses conférences, j'avais l'impression qu'il m'avait envoûté. Et c'était un envoûtement merveilleux. Mise à part, en effet, ma célèbre expérience avec Emma Goldman, à San Diego, c'était ma première rencontre intime, mon premier contact réel avec l'esprit vivant de ces quelques rares êtres qui visitent notre terre.

Powys, inutile de le dire, avait choisi lui-même les « phares » à propos desquels il « délirait ». J'emploie ce mot de « délirer » à bon escient. Jamais auparavant, je n'avais entendu quelqu'un délirer en public, surtout à propos d'auteurs, de penseurs, de philosophes. Emma Goldman, également inspirée sur l'estrade, et tenant souvent des propos sibyllins, donnait néanmoins l'impression de rayonner à partir d'un centre intellectuel. Pour ardente et passionnée qu'elle fût, la chaleur qu'elle dégageait avait un caractère électrique. Chez Powys, on voyait exploser le feu et la fumée de l'âme, ou les profondeurs au sein desquelles l'âme repose. La littérature était pour lui comme une manne tombant du ciel. À coups répétés, il perçait le voile. Pour nourriture, il nous donnait des plaies, et les cicatrices ne s'en sont jamais refermées.

Si je me souviens bien, l'un de ses adjectifs favoris était « fatidique ». Je ne sais pas pourquoi je le dis ici, sinon parce que cette épithète évoquait en moi une foule de mystérieuses associations enfouies au fond de moi et chargées jadis d'une signification formidable. Quoi qu'il en soit, le sang de Powys était saturé de mythes raciaux et de légendes, de souvenirs de hauts faits magiques et d'exploits surhumains. Par ses traits aquilins, qui rappelaient ceux de notre Robinson Jeffers, il me donnait l'impression que je me trouvais en présence d'un être dont l'ascendance était différente de la nôtre, plus ancienne, plus obscure, plus païenne, beaucoup plus païenne que ne l'étaient nos ancêtres historiques. À mes yeux, il était surtout chez lui dans le monde méditerranéen, exactement le monde pré-méditerranéen de l'Atlantide. Bref, il était « dans la tradition », Lawrence aurait dit de lui qu'il était un « aristocrate de l'esprit ». C'est pourquoi, probablement, il demeure dans mon souvenir l'un des rares hommes cultivés que j'ai connus que l'on puisse aussi qualifier de « démocratiques »... démocratiques dans le sens où Whitman emploie ce terme. Ce qu'il avait de commun avec les êtres inférieurs que nous étions, c'était une considération extrême pour les droits et les privilèges de l'individu. Toutes les questions vitales avaient pour lui de l'intérêt. C'était cette curiosité si vaste et pourtant passionnée qui lui permettait d'arracher aux époques « mortes » et aux lettres « mortes » les qualités humaines universelles que l'érudit et le pédant ont perdu la faculté de voir. C'était un grand privilège que d'être assis aux pieds d'un homme vivant, d'un contemporain, dont les pensées, les sentiments et les préoccupations étaient apparentés en esprit avec ceux des grandes figures du passé. Je pouvais imaginer ce représentant de notre époque discutant sans difficulté et sur un pied d'égalité avec des esprits tels que Pythagore, Socrate, ou Abélard ; je ne pouvais jamais m'imaginer John Dewey, par exemple, ou Bertrand Russell dans la même situation. Je pouvais évaluer et respecter la complexité d'un tel esprit, ce dont je suis incapable quand il s'agit de Whitehead ou de Ouspensky. Parce que je suis borné, sans aucun doute. Mais, il y a des hommes qui me prouvent en quelques brefs instants leur rotondité... je ne connais pas de meilleur mot pour définir cette qualité qui à mon sens embrasse, enveloppe et résume tout ce qu'il y a en nous de véritablement humain. John Cowper Powys était un homme arrondi. Il illuminait tout ce qu'il touchait, le reliant toujours aux feux centraux qui nourrissent l'univers lui-même. Il était un « interprète » (ou poète) au sens le plus haut de ce mot.

Il existe à notre époque d'autres hommes plus doués, plus brillants peut-être, plus profonds, c'est possible, mais ni leurs proportions ni leurs aspirations ne s'accordent au monde parfaitement humain où Powys prend position et où il existe. À la dernière page de l'Autobiographie, à laquelle je n'ai pas pu m'empêcher de jeter un coup d'œil, il y a un paragraphe extrêmement révélateur sur ce qu'il y a de plus intime et d'essentiel chez Powys :

 

Il n'y a pas que le monde astronomique. Nous sommes en contact avec d'autres dimensions, d'autres couches de vie. Et parmi les puissances qui jaillissent de ces autres couches se dresse une Puissance, d'autant plus terrible qu'elle refuse de recourir à la cruauté, une Puissance qui n'est ni capitaliste, ni communiste, ni fasciste, ni nazie, une Puissance qui n'est pas de ce monde, mais qui est capable d'insuffler à l'âme de l'individu la ruse du serpent et la douceur de la colombe.

 

Je ne suis nullement étonné d'apprendre qu'au déclin de sa vie, Powys a trouvé le temps de nous donner un livre sur Rabelais et aussi un livre sur Dostoïevsky, deux pôles de l'esprit humain. Il faut être un interprète exceptionnel de l'esprit humain pour pouvoir soupeser et poser en équilibre deux êtres si différents. Dans toute la littérature, il m'est difficile de penser à deux plus grands extrêmes que Rabelais et Dostoïevsky, que je continue à vénérer tous les deux. Il ne peut y avoir d'écrivains plus mûrs que ces deux-là ; il ne peut y en avoir qui révèlent avec plus d'éloquence l'éternelle jeunesse de l'esprit. Il est curieux que j'y pense juste maintenant, mais je doute que Rimbaud, le symbole même de la jeunesse, ait jamais entendu parler de son contemporain, Dostoïevsky. C'est là un des traits mystérieux et anormaux de l'âge moderne qui se vante tellement de l'extension de ses moyens de communication. C'est dans ce XIXème siècle, en particulier, ce siècle si riche en figures démoniaques, prophétiques et individualistes à l'extrême, que nous découvrons avec surprise que telle grande figure ignorait l'existence de telle autre. Le lecteur pourra vérifier ce fait lui-même. Il est indéniable et d'une haute signification. Rabelais, homme de la Renaissance, connaissait ses contemporains. Les hommes du Moyen Âge, en dépit de toutes les difficultés que l'on imagine, communiquaient entre eux, et se rendaient visite. Le monde cultivé formait à cette époque une immense toile dont les fils étaient durables et conducteurs d'électricité. Nos écrivains à nous, ces hommes qui devraient exprimer et former les tendances du monde, donnent l'impression de vivre en reclus. Leur importance, leur influence, en tout cas, est pratiquement nulle. Les intellectuels, les écrivains, les artistes d'aujourd'hui sont échoués sur un récif que chacune des vagues qui déferlent successivement menace d'anéantir.

John Cowper Powys appartient à cette race d'hommes qui ne s'éteint jamais. Il est de ces rares élus qui, en dépit des cataclysmes qui ébranlent le monde, se trouvent toujours dans l'arche. Le pacte qu'il a conclu avec ses semblables constitue l'assurance et la garantie de sa survivance. Comme ils sont rares ceux qui ont découvert ce secret ! Le secret, qui fait qu'on s'incorpore à l'esprit vivant de l'univers. J'ai dit de Powys qu'il était un « livre vivant ». Est-ce que cela ne revient pas à dire qu'il est tout flamme, tout esprit ? Le livre qui devient vivant c'est le livre que le cœur dévorant a pénétré de part en part. Tant qu'il n'est pas ranimé par le feu d'un esprit aussi vivant que celui qui lui a donné naissance, un livre demeure mort pour nous. Des mots dépouillés de leur magie ne sont que des hiéroglyphes morts. Des vies privées de recherche, d'enthousiasme, de dons échangés, sont aussi dénuées de sens et vides que des lettres mortes. Rencontrer un homme que l'on peut appeler un livre vivant c'est arriver à la source même de la création. Un tel homme nous permet de contempler le feu dévorant qui fait rage à travers l'univers tout entier et qui ne donne pas seulement chaleur et lumière, mais une vision durable, une force durable, un courage durable.

 

 

 

 

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1. Édité par John Lane, The Bodley Head, London, 1934.