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LA PLAINE D'ABRAHAM

 

Quand vous serez prêt, Griswold, tirez !

Je crois que c'était dans le livre With Dewey at Manila Bay, dont j'ai parlé plus haut et qui, si je me souviens bien, sortit à peu près au moment où la guerre hispano-américaine prenait fin (ces pauvres Espagnols, ils n'avaient pas la moindre chance !) : je crois que c'est Dewey lui-même — ou alors peut-être était-ce l'amiral Sampson — qui lança cet ordre, cet ordre qui restera en moi jusqu'au dernier jour de ma vie. C'est idiot de se rappeler une chose pareille mais, tout comme cette autre phrase : « Attendez de leur voir le blanc des yeux », celle-ci demeure gravée en moi. Bien sûr, il reste beaucoup plus (de la lecture d'un livre) que ce que laisse échapper la mémoire. Mais ce n'en est pas moins un perpétuel objet de curiosité de voir ce que telle personne se rappelle et ce que telle autre oublie.

Les restes... comme si nous parlions de cadavres !

Je m'éveillais l'autre matin, l'esprit encore tourmenté par l'effort continuel que je faisais pour me rappeler des titres, des auteurs, des noms de lieux, des événements et des détails d'apparence la plus insignifiante, et je m'aperçus que j'étais en train de songer, savez-vous à quoi ? À la plaine d'Abraham ! Oui j'avais l'esprit plein de Montcalm et Wolfe aux prises là-haut, près du toit du monde. Nous appelons cela la guerre du Canada si je ne me trompe. Sept longues années de combats. Ce fut probablement cette bataille de la plaine d'Abraham, que ma piètre mémoire situe quelque part dans le voisinage de Québec, qui décida du sort des Français en Amérique du Nord. J'ai dû étudier cette satanée guerre en détail, à l'école. En fait, je suis certain de l'avoir étudiée. Et qu'en reste-t-il ? La plaine d'Abraham. Pour être plus précis, cela se ramène à un ensemble d'images qui pourraient tenir dans le creux d'une coquille. Je vois Montcalm — ou était-ce Wolfe ? — en train de mourir en plein air, entouré par sa garde et d'un groupe d'Indiens aux crânes rasés hérissés de quelques plumes, de longues plumes profondément enfouies dans le crâne. Des plumes d'aigle, probablement. Montcalm fait un discours avant de mourir, il prononce ces fameuses « dernières paroles » dans le genre de : « Je regrette de n'avoir qu'une vie à donner à ma patrie. » Je ne me rappelle plus ses paroles exactes, mais je crois qu'il dit : « La fortune de la bataille est contre nous. » Qu'importe, d'ailleurs ? Dans quelques minutes, il sera mort, c'est dans l'histoire. Et le Canada, à l'exception d'une étroite bande à l'Est, sera anglais — ce qui est dommage pour nous ! Mais comment se fait-il que je voie un immense oiseau perché sur l'épaule de Montcalm ? D'où vient cet oiseau de mauvais augure ? Peut-être est-ce le même qui s'est pris dans le tulle surmontant le berceau du petit James Ensor, l'oiseau qui l'a hanté toute sa vie ? Il est là, en tout cas, grand comme la vie et dominant l'arrière-plan infini de mon tableau imaginaire. Pour une raison qui m'est obscure, le site de ce célèbre champ de bataille me donne une impression de profonde tristesse ; le ciel semble peser sur ce paysage de toute sa masse impalpable. Il n'y a pas beaucoup d'espace à cet endroit entre la terre et le ciel. Les têtes de braves guerriers semblent balayer la voûte céleste sans nuages. La bataille finie, les Français descendront la pente abrupte du promontoire à l'aide d'une échelle de corde. Ils s'engageront sur les rapides dans des canoës, par poignées, et les Anglais les harcèleront sans merci d'en haut avec leur mitraille. Quant à Montcalm, comme il est noble de naissance, et général, ses restes seront emportés avec tous les honneurs de la guerre. La nuit tombe rapidement, et les Indiens abandonnés là sans ressources, n'ont plus qu'à s'en tirer comme ils pourront. Les Anglais, qui ont maintenant le champ libre, déferlent sur le Canada. On trace la frontière avec des poteaux et de la corde. « Nous », nous n'avons plus rien à craindre ; nos voisins sont des amis et des parents...

Si ce n'est pas déjà fait, on devrait citer cette bataille parmi les quinze batailles décisives du monde. Toujours est-il que ce matin-là dont je parle, je ne parvenais à penser à rien d'autre qu'à des batailles et à des champs de bataille. Il y avait Teddy, à la tête de ses Rough Riders, prenant d'assaut San Juan Hill ; il y avait le pauvre vieux château de Morro mis en miettes par notre artillerie lourde, et la chaîne qui enferma la flotte espagnole dans une simple vieille chaîne de fer rouillée. Oui, et il y avait Aguinaldo menant ses troupes rebelles (des Igorotes en majeure partie) à travers les marais et la jungle de Mindanao, alors que sa tête était mise à prix. À côté des amiraux Dewey et Sampson, il y a l'amiral Schley, qui dans mon souvenir demeure un homme doux, sensible, pas trop assoiffé de sang, pas trop bon stratège, mais « bien ». L'extrême opposé de John Brown le libérateur, l'homme d'Ossawatomie et d'Harper's Ferry, l'homme qui attribua son retentissant échec au fait qu'il avait eu trop d'égards pour l'ennemi. Un fanatique chevaleresque, ce John Brown. L'une des étoiles les plus brillantes de tout le firmament de notre brève histoire. Celui qui se rapproche le plus chez nous de Saladin. (Saladin ! Pendant toute la dernière guerre, j'ai pensé à Saladin. Quel gracieux prince, comparé aux « bouchers » qu'on trouvait d'un côté comme de l'autre à cette guerre-ci ! Comment se fait-il que nous ayons tout oublié à son sujet ?) Imaginez que nous ayons deux hommes du calibre de John Brown et de Saladin pour lutter contre la corruption du monde ! Que nous faudrait-il de plus ? John Brown a juré qu'avec des hommes bien choisis — deux cents suffisaient, a-t-il dit — il pouvait vaincre les États-Unis tout entiers. Et il n'était pas loin de la vérité, quand il se vanta ainsi.

Oui, en pensant à ce haut et solennel champ de bataille que fut la plaine d'Abraham, j'en vins à penser à un autre champ de bataille : celui de Platée. Celui-là, je l'ai vu de mes propres yeux. Mais à l'époque, j'oubliai que c'était là que les Grecs avaient passé au fil de l'épée plus de trois cent mille Perses. C'était un nombre considérable, pour l'époque ! Si je me souviens bien de l'endroit, il était parfait pour un « massacre en masse ». Lorsque j'y arrivai, venant de Thèbes, le sol était ensemencé en blé, en orge, en avoine. De loin, on aurait dit un immense échiquier. En plein milieu, comme dans les échecs chinois, était fiché le roi. Techniquement parlant, la partie était terminée. Mais alors suivit le massacre... comme d'habitude1. Que serait la guerre sans massacre ?

Des lieux de massacre ! Ma pensée vogua plus loin. Je me rappelai notre propre guerre entre les États, connue maintenant sous le nom de guerre de Sécession. J'avais visité quelques-uns de ces terribles champs de bataille ; j'en connaissais certains par cœur, tant j'avais entendu dire et lu de choses sur leur compte. Oui, il y avait Bull Run, Manassas, la bataille du désert, Shiloh, Missionary Ridge, Antietam, Appomatox Court House, et bien entendu... Gettysburg. La charge de Pickett : la charge la plus folle, la plus téméraire de l'histoire. C'est toujours ce que l'on vous dit. Les Yankees acclamant les rebelles pour leur courage. En attendant (comme toujours) que « nous » approchions juste encore un peu, pour qu'ils puissent, « nous » voir le blanc des yeux. Je pensai à la charge de la brigade légère. « Ils allaient de l'avant les six cents ! » (Au son de quarante-neuf vers et de la mort éternelle.) Je pensai à Verdun et aux Allemands grimpant toujours plus haut par-dessus le tas de leurs propres morts empilés. Marchant au pas cadencé, bien alignés, comme à la parade. L'état-major ne se préoccupant pas du nombre d'hommes qu'il fallait pour prendre Verdun, mais ne le prenant jamais. Encore une « erreur stratégique » comme on l'explique si spécieusement dans les manuels de tactique militaire. Comme nous les avons payées cher, ces erreurs ! C'est tout de l'histoire maintenant. Rien n'est accompli, rien gagné, rien appris. Des bévues voilà tout. Et la mort en gros. On ne permet qu'aux généraux et aux généralissimes de faire des « erreurs » aussi horribles. Cela ne nous empêche pas de continuer à en fabriquer. Nous ne nous fatiguons jamais de faire de nouveaux généraux, de nouveaux amiraux... ou de nouvelles guerres. « Des guerres fraîches », comme on dit. Je me demande souvent ce qu'il y a de « frais » dans la guerre.

Si vous vous demandez parfois pourquoi certains de nos contemporains célèbres sont incapables de dormir, ou dorment irrégulièrement, remémorez-vous seulement certaines de ces sanglantes batailles. Essayez de vous imaginer là-bas dans les tranchées ou cramponné à un vaisseau de guerre qui a chaviré ; essayez de vous représenter les « sales Japonais » sortant de leurs cachettes en flammes de la tête aux pieds ; essayez de vous rappeler les exercices à la baïonnette, d'abord avec des sacs bourrés et ensuite avec la chair molle et résistante de l'ennemi, qui est au fond2 votre frère par la chair. Pensez à tous les gros mots dans toutes les langues de Babel, et quand vous les aurez tous articulés, demandez-vous si au plus fort de la mêlée, vous étiez capable de trouver un seul mot qui aurait pu exprimer ce que vous ressentiez. On peut lire The Red Laugh, The Red Badge of Courage, Men in War ou J'ai tué, et tirer de ces lectures un certain plaisir esthétique malgré le caractère horripilant de ces livres. C'est là un des traits étranges, si étrange, du mot écrit, c'est qu'on peut vivre la chose affreuse en esprit et non seulement ne pas devenir fou, mais se sentir un peu ragaillardi, souvent guéri même. Andreyev, Crane, Latzko, Cendrars... ces hommes étaient des artistes en même temps que des meurtriers. Je ne sais pourquoi, mais je ne peux jamais penser à un général comme à un artiste. (Un amiral peut-être, mais un général jamais.) Pour moi un général doit avoir une peau de rhinocéros, sinon il ne serait rien de plus qu'un adjudant major ou un sergent d'intendance... Est-ce que Pierre Loti n'était pas officier dans la marine française ? C'est étrange que son nom me vienne ainsi brusquement à l'esprit. Mais la marine, comme je l'ai déjà dit, nous offre une petite chance de préserver le peu d'humanité qui nous reste. Loti, d'après l'image de lui que je garde de mes lectures de jeunesse, parait si cultivé, si raffiné..., un peu gymnaste aussi, si je me souviens bien. Comment pouvait-il tuer ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a pas beaucoup de cran dans ses écrits. Mais il a laissé un livre que je ne peux pas rejeter comme une simple fadaise romanesque bien qu'il ne s'agisse peut-être de rien d'autre : je veux parler des Désenchantées. (Quand je pense que le moine dominicain qui est venu me rendre visite il y a quelques jours à peine, a vu l'« héroïne » de ce tendre roman en chair et en os !) Toujours est-il qu'avec Pierre Loti s'en va Claude Farrère, tous deux des reliques maintenant, comme le Monitor et le Merrimac3.

Pensant aux Thermopyles, à Marathon, à Salamine, je me rappelle une illustration d'un livre pour enfants que j'ai lu il y a longtemps. C'était une image représentant les braves Spartiates, probablement à la veille de leur dernier jour de résistance, peignant leurs longs cheveux. Ils savaient qu'ils mourraient jusqu'au dernier, et pourtant (ou peut-être justement pour cela) ils peignaient leurs longs cheveux. Les longues mèches leur tombaient jusqu'à la taille... et elles étaient nattées je crois. Ce détail leur donnait aux yeux de l'enfant que j'étais, un air efféminé. Cette impression m'est restée. Au cours de mon expédition à travers le Péloponnèse, avec Kastimbalis (le « Colosse ») j'ai été stupéfait d'apprendre que pas un poète, pas un artiste ou un savant n'était sorti du Péloponnèse. Seulement des guerriers, des légistes, des athlètes... et des pauvres hères obéissants.

L'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide est reconnue pour un chef-d'œuvre. C'est un livre que je n'ai jamais été capable de finir, mais néanmoins, je l'estime. C'est une de ces œuvres qu'il faudrait lire avec attention à notre époque.

 

Thucydide montre ce que c'est que la guerre, pourquoi elle a lieu, ce qu'elle fait et ce qu'elle doit continuer à faire, à moins que les hommes n'apprennent à se conduire mieux4.

 

Vingt-sept années de guerre... sans rien accomplir, rien gagner. (Si ce n'est la destruction habituelle.)

 

Athéniens et Spartiates ne se battirent que pour une raison... parce qu'ils étaient puissants et que de ce fait ils étaient forcés (ce sont les mots mêmes de Thucydide) de chercher à accroître encore leur puissance. Les deux adversaires se battirent non pas parce qu'ils étaient différents — Athènes étant une démocratie et Sparte une oligarchie — mais parce qu'ils étaient semblables. La guerre n'avait rien à voir avec les divergences d'idées ou les conceptions du bien et du mal. La démocratie est-elle le bien et le gouvernement de la masse par quelques-uns le mal ? Se poser la question aurait été pour Thucydide chercher à s'éloigner du problème. Il n'y avait pas de puissance représentant le bien. La puissance, quel que fût celui-ci qui l'exerçait, était le démon, le corrupteur des hommes4.

 

Pour l'auteur,

 

Thucydide a probablement été le premier à saisir, et en tout cas à exprimer par des mots, cette nouvelle doctrine qui allait devenir celle du monde tout entier.

 

La doctrine selon laquelle un État qui recherche le pouvoir non seulement doit, mais a raison de sauter sur toute occasion qui peut lui être avantageuse.

Quant à Sparte, comme elle est moderne la description que nous en fait Plutarque :

 

À Sparte, le mode de vie des citoyens était fixé une fois pour toutes. En général, ils n'avaient ni la volonté ni les moyens d'avoir une vie privée. Ils étaient comme une communauté d'abeilles, collés en essaim autour du chef et transportés d'enthousiasme et d'ambition désintéressée, ils appartenaient tout entiers à leur pays.

 

Quand vous serez prêt, Griswold, tirez !

 

Trois mille, cinq mille, dix mille années d'histoire... et notre promptitude, notre habileté à faire la guerre demeurent l'élément suprême, le destructeur quotidien de nos vies. Nous n'avons pas avancé d'un pas, malgré tous les traités pleins de raisons irréfutables, toutes les diatribes faites sur ce sujet. À peine sommes-nous capables de lire que l'on nous met entre les mains l'histoire de notre glorieux pays. C'est une histoire écrite dans le sang, qui parle de soif de puissance, d'avidité, de haine, d'envie, de persécution, d'intolérance, de vol, de meurtre et de dégradation. Enfants, nous frémissons à la lecture du massacre des Indiens, de la persécution des Mormons, de la défaite écrasante du Sud rebelle. Nos premiers héros sont des soldats, des généraux surtout, naturellement. Pour le Nordiste, Lincoln est presque une sorte de Christ. Pour le Sudiste, Robert E. Lee est l'incarnation de la grâce, de l'esprit chevaleresque, de la valeur et de la sagesse. Ces deux hommes ont mené leurs partisans au massacre. Tous deux ont combattu pour le bien. Le Nègre, qui était la cause de la lutte, continue à être un esclave et un paria.

« Tout ce que l'on nous enseigne est faux », disait Rimbaud. Comme toujours, il voulait dire absolument tout. Dès que l'on commence à étudier à fond un sujet quel qu'il soit, on se rend compte comme on sait peu de choses, comme la majeure partie de ce que l'on sait n'est que conjecture, hypothèse, supposition et spéculation. Chaque fois que l'on va jusqu'au plus profond des choses, on se trouve face au spectre à trois têtes : préjugé, superstition, autorité. Si on cherche un enseignement vital on peut mettre au rancart à peu près tout ce qui a été écrit pour notre édification.

En grandissant, nous apprenons à lire ces mythes, fables et légendes qui nous ont enchantés dans notre enfance. Nous lisons de plus en plus de biographies... et la philosophie de l'histoire plutôt que l'histoire elle-même. Nous nous intéressons de moins en moins aux faits, et de plus en plus aux envols purs de l'imagination et à la perception intuitive de la vérité. Nous découvrons que le poète, quel que soit son moyen d'expression, est le seul authentique inventeur. C'est dans ce type unique que se fondent tous les héros que nous avons adorés à un moment ou un autre. Nous observons que le seul véritable ennemi de l'homme est la peur, et que tous les actes d'imagination (tout ce qui est héroïque) sont inspirés par le désir et la ferme résolution de vaincre la peur... sous quelque forme qu'elle se manifeste. Le héros-poète est à la fois l'inventeur, le guide, le pionnier et le chercheur de vérité. C'est lui qui tue le dragon et qui ouvre les portes du paradis. Si nous nous obstinons à placer ce paradis dans un au-delà ce n'est pas la faute du poète. La croyance et le culte qui inspirent la vaste majorité sont reflétés par une absence innée de foi et d'adoration. Le poète-héros habite la réalité : il cherche à établir cette réalité pour l'humanité tout entière. Le purgatoire qui sévit sur terre est la caricature de la seule et unique réalité ; et c'est parce que le poète-héros refuse de reconnaître autre chose que la vraie réalité qu'il est toujours massacré, toujours sacrifié.

J'ai dit un peu plus haut que nos premiers héros étaient des soldats. En gros, c'est vrai. C'est vrai si par « soldat » nous entendons quelqu'un qui agit en suivant sa propre volonté, qui lutte pour le bien, le beau et le vrai en accord avec ce que lui dicte sa propre conscience. Dans ce sens-là du terme, le doux Jésus lui-même pourrait être appelé « un bon soldat ». La même chose vaut pour Socrate et d'autres grands personnages à qui nous ne pensons jamais en tant que soldats. Et il faut considérer aussi les grands pacifistes comme de fameux soldats. Mais cette conception-là du soldat est dérivée d'attributs autrefois réservés au héros. Le seul bon soldat, strictement parlant, est le héros. Les autres sont des soldats de plomb. Qu'est-ce alors que le héros ? L'incarnation de l'homme « dans sa fragilité » luttant contre des obstacles insurmontables. Pour être plus exact, c'est l'impression que nous en laisse la lecture des légendes héroïques. Quand nous étudions les vies de ce type de héros connus comme des saints et des sages, nous nous rendons nettement compte que les obstacles ne sont pas insurmontables, que l'ennemi n'est pas la société, que les dieux ne sont pas contre l'homme, et, ce qui est plus important, nous percevons que la réalité que ces héros s'efforcent d'affirmer, d'établir et de préserver n'est pas du tout une réalité désirée, mais une chose toujours présente, cachée seulement par l'aveuglement volontaire de l'homme.

Avant d'en venir à adorer un personnage comme Richard Cœur de Lion, nous avons déjà été charmés et subjugués par la figure plus sublime du roi Arthur. Avant d'en venir au grand Croisé, nous avons eu pour compagnons, dans nos moments les plus beaux, ces personnages très réels, très vivants appelés Jason, Thésée, Ulysse, Sindbad, Aladin, et leurs semblables. Nous connaissons bien les figures de l'histoire comme le grand roi David, Joseph en Égypte, Daniel qui affronta la fosse aux lions, et d'autres moins grandes comme Robin des Bois, Daniel Boone, Pocahontas. Peut-être aussi avons-nous subi le charme de créations purement littéraires, comme Robinson Crusoé, Gulliver, ou Alice... car Alice, elle aussi, était à la recherche de la réalité et elle a poétiquement prouvé son courage en passant de l'autre côté du miroir.

D'où qu'ils vinssent, tous ces charmeurs de notre enfance ont « ensorcelé aussi notre espace ». Même certains personnages historiques semblent posséder la faculté de dominer le temps et l'espace. Tous étaient soutenus et fortifiés par des pouvoirs miraculeux qu'ils avaient ou bien arrachés aux dieux ou bien développés en eux en cultivant ce qu'ils avaient en naissant d'ingéniosité, de ruse et de foi. La morale profonde de la plupart de ces histoires c'est qu'en réalité l'homme est libre, qu'il ne commence à utiliser les pouvoirs qui lui ont été donnés par Dieu que lorsqu'il a acquis la foi inébranlable qu'il possède ces pouvoirs. L'ingéniosité et la ruse apparaissent sans cesse comme les qualités de base de l'intelligence. Peut-être n'est-ce qu'un petit truc qu'il est donné au héros de connaître, mais cela suffit largement à compenser tout ce qu'il ne connaît pas, ne connaîtra jamais, n'aura jamais besoin de connaître. Le sens en est évident. Pour nous échapper de l'engrenage, nous devons employer tous les moyens qui sont en notre possession. Il ne suffit pas de croire ou de connaître : il faut agir. Et je dis bien agir, non pas déployer de l'activité. (Les « actes » des apôtres, par exemple.) L'homme ordinaire est entraîné dans l'action, le héros agit. La différence est immense.

Oui, longtemps avant d'être remplis d'adoration pour les incarnations du courage et de la vaillance, nous avons été imprégnés de l'esprit d'êtres plus sublimes, d'hommes chez qui l'intelligence, le cœur et l'âme sont soudés en un triomphant unisson. Et pouvons-nous passer sous silence, puisque nous citons ces personnages vraiment masculins, les figures royales du sexe féminin qu'ils ont attirées ? Il semble que nous ne puissions trouver que dans ce lointain passé des femmes qui soient les égales et le pendant en esprit des grands. Quelles désillusions nous attendent à mesure que nous avançons dans l'histoire et dans la biographie ?

Alexandre, César, Napoléon... pouvons-nous comparer ces conquérants avec des hommes comme le roi David, le grand roi Arthur, ou Saladin ? Comme nous avons de la chance de goûter au surnaturel et au supersensuel au seuil de notre vie d'élèves ! Ce terrible épisode de l'histoire européenne connu sous le nom de Croisade des Enfants, est-ce qu'ils ne le rejouent pas sans cesse, ceux que nous mettons au monde sans penser à leur véritable bien-être ni nous en préoccuper ? Presque depuis le début, nos enfants nous abandonnent en faveur des vrais guides, des vrais chefs, des vrais héros. Ils savent d'instinct que nous sommes leurs geôliers, leurs maîtres tyranniques, et qu'ils doivent nous fuir aussi tôt que possible ou alors nous massacrer vivants. « Petits primitifs », voilà comment nous les appelons parfois. Oui, mais on peut dire aussi... « petits saints », « petits sages », « petits guerriers ». Ou, tout court5... « petits martyrs ».

Tout ce que l'on nous enseigne est faux. Oui, mais ce n'est pas tout. On nous punit sans relâche et sans merci parce que nous ne croyons pas « leurs » mensonges ; on nous humilie, on nous insulte et on nous blesse parce que nous n'acceptons pas « leurs » vils succédanés ; on nous met fers et menottes parce que nous luttons pour nous libérer de « leurs » serres qui nous étranglent. Oh, les tragédies qui se jouent quotidiennement dans chaque foyer ! Nous supplions qu'on nous laisse voler, et ils nous disent que seuls les anges ont des ailes. Nous supplions qu'on nous laisse nous offrir sur l'autel de la vérité, et ils nous disent que Christ est la vérité, le chemin et la vie. Et si, l'acceptant, nous demandons à le suivre à la lettre et jusqu'à la triste fin, on rit et on se moque de nous. À chaque tournant, on nous accable de confusion nouvelle. Nous ne savons pas où nous sommes ni pourquoi nous devons agir de telle plutôt que de telle autre façon. Pour nous, la question pourquoi demeure à jamais sans réponse. Notre lot c'est d'obéir, non de demander pourquoi. Nous commençons dans les chaînes et nous finissons dans les chaînes. Des pierres en guise de pain, des logarithmes en guise de réponses. Dans notre désespoir, nous nous tournons vers les livres, nous nous confions à des auteurs, nous cherchons refuge dans les rêves.

Ne me consultez pas, ô misérables parents ! N'implorez pas mon aide, ô enfants perdus et abandonnés ! Je sais que vous souffrez. Je sais comment vous souffrez et pourquoi. Il en a été ainsi depuis le commencement des temps, ou en tout cas depuis que nous savons quelque chose sur l'homme. C'est irréparable. Même créer n'est qu'un allègement et qu'un palliatif. Il faut se libérer sans l'aide de personne. « Devenir comme des petits enfants. » Chacun baisse la tête en silence en entendant répéter cette phrase. Mais personne n'y croit vraiment. Et les parents seront toujours les derniers à y croire.

Le roman autobiographique, dont Emerson a prédit que son importance croîtrait avec le temps, a remplacé les grandes confessions. Ce genre de littérature n'est pas un mélange de vérité et de fiction, mais une extension et un approfondissement de la vérité. C'est un genre plus authentique, plus véridique, que le journal. Les auteurs de ces romans autobiographiques nous offrent non pas la vérité sans consistance des faits, mais celle qu'ils ont ressentie, pensée, et comprise, la vérité digérée et assimilée. L'être qui se révèle le fait à tous les niveaux en même temps.

C'est pourquoi des livres comme Mort à crédit et le Portrait of the Artist As a Young Man nous prennent aux tripes. À travers la haine, la rage et la révolte d'hommes comme Céline et Joyce, la misère de la jeunesse mal éduquée prend une signification nouvelle. Quant au dégoût qu'inspirèrent ces livres lors de leur parution, nous avons sur ce sujet le témoignage d'hommes de lettres très éminents. Leurs réactions sont elles aussi significatives et révélatrices. Nous voyons quelle est leur position vis-à-vis de la vérité. Bien qu'ils parlent au nom de la Beauté, nous savons bien que ce n'est pas la Beauté qui les préoccupe. On peut beaucoup plus se fier au critère de Rimbaud, qui a pris la Beauté sur ses genoux et qui l'a trouvée laide. Lautréamont, qui a blasphémé plus qu'aucun homme des temps modernes, était bien plus proche de Dieu que ceux qui frissonnent et grimacent en entendant ses blasphèmes. Quant aux grands menteurs, ces hommes dont chaque parole soulève les railleries parce qu'ils inventent et qu'ils entourent tout de phantasmes, qui pourrait plus sûrement et plus éloquemment qu'eux plaider la cause de la vérité ?

La vérité est plus étrange que la fiction parce que la réalité précède et inclut l'imagination. Ce qui constitue la réalité est illimité et indéfinissable. Les hommes de peu d'imagination nomment et classent ; les grands s'abstiennent volontiers de se livrer à ce jeu. La vision et l'expérience leur suffisent. Ils n'essayent même pas de dire ce qu'ils ont vu et ressenti, car leur domaine, c'est l'indicible. Les grandes visions qui sont venues jusqu'à nous en paroles ne sont que les pâles reflets enjolivés d'aventures indescriptibles. Les grands événements peuvent être émouvants, mais les grandes visions vous clouent au sol. En tant que saint — c'est-à-dire, en tant que pauvre pécheur luttant avec sa conscience — Augustin est magnifique ; en tant que théologien, il est ennuyeux, terriblement ennuyeux. En tant que maître et amant, Abélard est magnifique, car dans ces deux domaines il était dans son élément. Il ne devint jamais un saint ; il se contenta de rester un homme. La vraie sainte c'est Héloïse, mais l'Église n'a jamais voulu le reconnaître. L'Église est une institution humaine qui confond souvent le criminel avec le saint et vice versa.

Avec Montezuma, nous pénétrons dans un monde entièrement différent. Nous retrouvons le lustre et le rayonnement intérieur. Nous retrouvons la splendeur, la magnificence, la beauté, l'imagination, la dignité et la vraie noblesse. L'ambiance éclatante et grandiose où évoluent les dieux. Quel bandit que Cortez ! Cortez et Pizarre... ils font saigner notre cœur de dégoût. Leurs exploits font tomber l'homme au plus bas de la dégradation. Ils demeurent les plus grands vandales de tous les temps.

L'ouvrage monumental6 de Preston, que l'on a généralement l'occasion de lire au cours de l'adolescence, est une de ces créations terrifiantes et révélatrices qui font sombrer à jamais dans l'abîme nos rêves et nos aspirations de jeunesse. Nous qui sommes de ce continent, nous adolescents qui avions été drogués et hypnotisés par les légendes héroïques des livres d'histoire (qui ne commencent qu'après la préface sanglante écrite par les conquistadores), nous apprenons avec horreur que notre glorieux continent a été violé avec une sauvagerie inhumaine. Nous apprenons que la « fontaine de jouvence » est un joli symbole qui masque une ignoble histoire de soif de richesses et d'ambition. C'est sur la soif de l'or que repose notre empire du Nouveau Monde. Colomb a suivi un rêve, mais pas ses hommes, pas les bandits bretailleurs qui sont venus après lui. Enveloppé des brumes de l'histoire, Colomb apparaît aujourd'hui comme un fou tranquille et serein. (Tout le contraire de Don Quichotte.) Ce qu'il a déclenché malgré lui, ce qu'un éminent écrivain anglais appelle « l'horreur américaine7 », a la qualité et les éléments d'un cauchemar. Chaque bateau amenait une cargaison nouvelle de vandales, d'assassins. Des vandales et des assassins qui ne se contentaient pas simplement de dépouiller, de piller, de violer et d'exterminer les vivants, mais qui s'abattaient comme des démons incarnés sur la terre elle-même, la profanaient, anéantissaient les dieux qui la protégeaient, détruisaient jusqu'au dernier vestige de culture et de raffinement, ne cessant leurs déprédations que lorsqu'ils se retrouvaient en face de leurs propres fantômes affreux.

L'histoire de Cabeza de Vaca (en Amérique du Nord), et c'est pourquoi j'en parle encore et toujours, porte en elle le souffle magique de la rédemption. C'est une histoire à la fois très triste et encourageante. Ce bouc émissaire d'Espagnol expie vraiment les crimes de ses rapaces prédécesseurs. Nu, abandonné, pourchassé, persécuté, réduit en esclavage, abandonné même par le Dieu qu'il adorait pour la forme, il est traîné jusqu'au bord de l'abîme. Le miracle se produit lorsque ceux qui l'ont fait prisonnier (les Indiens) lui ayant ordonné de prier pour eux, de les guérir de leurs maux s'il ne voulait pas mourir, il obéit. C'est un miracle en effet qu'il accomplit... sur l'ordre de ceux qui l'ont fait prisonnier. Lui qui n'était que poussière est relevé, glorifié. Le pouvoir de guérir et de restaurer, de créer la paix et l'harmonie, ne disparaît pas. Cabeza de Vaca traverse le désert de ce qui est aujourd'hui le Texas comme un Christ ressuscité. En revoyant en esprit la vie qu'il menait en Espagne, alors qu'il était « Européen » et serviteur fidèle de Sa Majesté l'Empereur, il comprend à quel point cette vie était vide. Ce n'est que dans le désert, abandonné à un destin cruel, qu'il a pu se trouver face à face avec son Créateur, et avec ses frères. Augustin L'a trouvé « dans les vastes salles de sa mémoire ». De Vaca, comme Abraham, L'a trouvé « dans la conversation directe ».

Si seulement notre histoire avait pris son orientation définitive à cet instant crucial ! Si seulement cet Espagnol, avec toute la puissance et la gloire qui lui furent révélées, était devenu le précurseur de l'Américain à venir ! Mais non, ce personnage qui devrait nous inspirer, cet authentique guerrier, est si profondément enfoui qu'on ne le voit presque plus. Bien qu'auréolé de lumière, il est absent des chroniques que l'on donne à lire à nos enfants. Peu de gens ont écrit sur lui. Très peu. L'un d'eux, Haniel Long, a interprété pour nous le document historique de de Vaca lui-même. C'est une « traduction interlinéaire » de premier ordre. Le vrai récit a été exhumé et tout ce qu'il comporte d'essentiel a été rendu avec toute la liberté que peut prendre un poète. Comme un phare puissant, ce récit illumine la confusion sanglante, le cauchemar atroce de nos débuts ici, sur la terre du Peau-Rouge.

 

 

 

 

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1. En français dans le texte.

2. En français dans le texte.

3. Les deux premiers navires de guerre modernes, des cuirassés, utilisés, le premier par les Sudistes, le second par les Nordistes durant la guerre de Sécession.

4. The Great Age of Greek Literature, par Edith Hamilton, W.W. Norton, New York, 1942.

5. En français.

6. The Conquest of Mexico and Peru.

7. « Il est très difficile d'échapper à l'horreur américaine ; et il est presque impossible, je crois, d'expliquer à ceux qui ne le perçoivent pas ce que ses victimes y voient. L'horreur peut être très grande. Mais elle peut aussi être très petite. La plupart des choses de ce genre peuvent se détecter à l'odeur ; et je crois que l'on trouve généralement à cette horreur-là — comme à l'intérieur d'un cercueil américain une fois qu'on a procédé à l'embaumement — une odeur qui est un mélange de triste vernis et de décomposition innommable. Ce qu'il y a de curieux, c'est que c'est une horreur que seuls peuvent ressentir les gens imaginatifs. C'est plus que la simple négation de tout ce qui est doux, charmant, harmonieux, paisible, organique, satisfaisant. Ce n'est pas une négation du tout ! C'est une terrifiante affirmation. Je crois qu'à la base il y a une sorte de violence vampiresque d'une affreuse vulgarité. En tout cas, cette horreur aime danser une sorte de danse macabre d'une frénétique outrecuidance. Il y a là quelque chose qui est contraire à l'essence même de ce à quoi les vieilles civilisations nous ont habitués depuis dix mille ans. » (John Cowper Powys dans son Autobiographie.)