XI
« THE STORY OF MY HEART »
Quelques années avant de m'embarquer pour la France, je rencontrai à plusieurs reprises mon vieil ami Emil Schnellock, au Prospect Park de Brooklyn. Nous arpentions à pas lents les dunes par les soirs d'été, tout en discutant des problèmes fondamentaux de l'existence et en parlant livres. Malgré la divergence de nos goûts, il y avait certains auteurs, comme Hamsun et D.H. Lawrence, à propos desquels nous partagions un même enthousiasme. Mon ami Emil avait une façon adorable de minimiser l'étendue de sa culture et de ses connaissances ; feignant l'ignorance ou la stupidité, il me harcelait de questions auxquelles seul un sage ou un philosophe pourrait répondre. Je garde un souvenir très vivace de cette brève période, car ce fut pour moi un constant exercice d'humilité et de maîtrise de moi-même. Le désir de faire montre envers mon ami d'une absolue sincérité me faisait comprendre combien je savais peu de choses, combien j'avais peu à révéler, bien qu'il prétendît toujours que j'étais pour lui un guide et un mentor. Bref, ces rencontres eurent pour résultat que je commençai à douter de tout ce que j'avais allégrement considéré comme admis. Plus je m'efforçais d'expliquer mon point de vue, plus je pataugeais. Peut-être estimait-il que je m'en tirais honorablement, moi pas. Souvent, après l'avoir quitté, je continuais interminablement en mon for intérieur la discussion.
Je crois qu'à cette époque j'étais plutôt arrogant et vaniteux, et que j'avais tout du snob intellectuel. Même si je n'avais pas réponse à tout, comme on dit, je devais donner l'illusion de tout savoir. J'avais la parole facile ; je savais toujours tisser de brillants discours. Les questions sincères et directes d'Emil, toujours empreintes de la plus parfaite humilité, faisaient dégonfler ma vanité. Elles avaient je ne sais quoi de diaboliquement habile, ses questions. Elles me faisaient clairement comprendre que, non content d'en savoir plus qu'il ne le prétendait, il en savait souvent plus que moi. S'il ne lisait pas autant que moi, il lisait avec une attention beaucoup plus soutenue, aussi retenait-il davantage. Je lui trouvais une mémoire stupéfiante et de fait elle l'était, mais je découvris plus tard que c'était le fruit de la patience, de l'amour et de l'étude. Il possédait en outre un don que je n'appris que bien plus tard à estimer : celui de découvrir dans chaque auteur ce qu'il y avait de valable et de durable. Auprès de lui, je faisais figure d'impitoyable fanatique. Il y avait certains auteurs que je ne pouvais absolument pas digérer : je les classais comme indignes d'attention. Dix ans, parfois vingt ans plus tard, je pouvais avouer à mon bon ami Emil que je leur avais découvert quelque mérite, aveu qui souvent le surprenait car, frappé par mes affirmations tranchantes, il avait fini entre temps par se demander s'il ne les plaçait pas trop haut. Il y avait toujours ce décalage amusant — et parfois étonnant — entre nos opinions respectives sur certains auteurs.
Il doit bien y avoir vingt ans de cela, il me recommanda chaleureusement tel auteur. Comme je ne savais rien de lui ni du petit livre qu'il avait écrit, n'ayant jamais entendu prononcer son nom avant ce jour, je notai cela dans ma tête et je n'y pensai plus. Pour je ne sais quelle raison, au moment où Emil m'en parla, j'eus l'impression que c'était un récit du genre « sentimental ». Le livre avait pour titre The Story of My Heart, et l'auteur était un Anglais, Richard Jefferies, tout bonnement. Cela ne me disait rien. Je le lirais un jour... quand je n'aurais rien de mieux à faire.
C'est étrange — j'en ai déjà touché un mot, je le sais — mais même si l'on oublie le titre et l'auteur d'un livre qu'on vous a recommandé un jour, on n'oublie pas la façon dont on vous a fait cette recommandation. Un mot, une phrase, un peu plus de chaleur ou de zèle, tout cela laisse des échos dans le fond de la mémoire. On devrait toujours être aux aguets de ces vibrations qui sommeillent. Peu importe si la personne qui vante le livre est un imbécile, on ne devrait jamais négliger ces conseils. Bien sûr, mon ami Emil était loin d'être un imbécile. C'était une nature exceptionnellement cordiale, tendre, sympathique et croyante. Ce je ne sais quoi dont il avait entouré sa recommandation ne cessa donc jamais de me travailler.
J'aimerais ouvrir ici une parenthèse pour parler d'une chose à quoi j'ai souvent pensé depuis quelque temps. Il s'agit d'un garçon du genre « obèse » et dont je me plais à croire qu'il s'appelait Louis, car il y a dans ce prénom de Louis quelque chose qui lui va comme un gant. (« Je me nomme Louis Salavin ! ») Louis donc, j'y songeais l'autre jour, était celui qui présidait généralement aux discussions sur la vie et sur les livres que nous avions dans le terrain vague près de chez moi. Il était gros, je l'ai dit, et s'il me fallait chercher le mot qui le caractérise, je choisirais l'épithète de déclassé. (Ou, disons « déraciné ».) J'entends que ce Louis, comme toute sa tribu, n'avait ni bases solides ni foyer, et pas davantage de parents, de famille, de traditions, de coutumes ni d'habitudes stables. Détaché, à part, il ne se mêlait au monde que suivant le caprice d'une sublime condescendance. Il possédait naturellement un don d'orateur. Je revois notre Louis, perché comme un vautour empaillé au sommet de la palissade qui clôturait le terrain vague. C'est le mois de novembre et un grand feu brûle gaiement. Nous avons tous apporté notre obole au festin : figues sèches, patates crues, carottes, pommes, tout ce sur quoi nous avons pu faire main basse. Bientôt nous ferons cercle aux pieds de Louis, mâchonnant notre part et prenant des forces pour la discussion qui ne manquera pas de suivre. Ce jour dont j'ai gardé le souvenir est celui où nous avons parlé des Mystères de Paris1. C'était un monde étrange pour nous autres gosses que ce monde d'Eugène Sue qui fut, dit-on, l'un des auteurs favoris de Dostoïevsky. Nous étions beaucoup plus à l'aise dans les univers imaginaires des auteurs de romans feuilletons. Louis écoutait d'un air bienveillant et dirigeait la discussion d'une baguette invisible. De temps en temps, il lançait une ou deux paroles sibyllines. On aurait dit que Moïse parlait. Personne ne mettait jamais en doute la véracité des propos de Louis. « J'ai dit » : tel était le ton habituel de ses « propos ».
J'ai complètement oublié ce que Louis disait exactement. Tout ce qui en reste, c'est le ton d'autorité, la certitude qu'on percevait derrière ses paroles. Il y avait encore une autre qualité, une sorte de grâce, dont Louis nous faisait bénéficier dans ces discussions. C'était une approbation, une bénédiction, si l'on préfère. « Continuez vos vagabondages, semblait-il dire. Suivez chaque piste, chaque indice, si fragile paraisse-t-il. Vous finirez par savoir la vérité. » Si nous avions des doutes, il nous pressait de les cultiver. Si nous croyions passionnément, aveuglément, il approuvait aussi. « C'est votre affaire », avait-il l'air d'insinuer. Tout comme Sade déclare :
Votre corps n'est qu'à vous seul ; vous êtes la seule personne au monde qui ait le droit d'en tirer du plaisir et de permettre à autrui d'y prendre plaisir2...
C'était à l'esprit que Louis s'intéressait. Non pas à « nos » esprits, ni à tel esprit en particulier, mais à l'Esprit avec un E majuscule. On aurait dit que Louis nous révélait la nature essentielle de l'esprit. Pas de la pensée, de l'esprit. Un mystère y était attaché. N'importe qui était capable de s'attaquer à la pensée, mais l'esprit ?... Peu importait donc à Louis ce que pouvait être la « vérité » dans le problème que nous affrontions pour la première fois de nos jeunes existences. Louis essayait de nous faire comprendre que tout cela n'était, pour ainsi dire, qu'un jeu. Un jeu très noble, bien sûr. Ses réponses, ses observations, pour mystérieuses qu'elles fussent parfois, avaient pour nous l'importance d'une révélation. Elles conféraient une importance nouvelle au questionneur plutôt qu'à la question. Qui interroge ? D'où vient cette question ? Pourquoi ?
Devine ou meurs, tel était le redoutable dilemme posé par le sphinx aux candidats au trône de Thèbes. La raison en est que les secrets de la science sont en fait ceux de la vie ; les alternatives sont de régner ou d'être asservi, d'être ou de n'être pas. Les forces naturelles nous briseront si nous ne les utilisons pas pour la conquête du monde. Il n'est pas de juste milieu entre la situation exaltée du chevalier et l'abîme où gît la victime, à moins qu'on ne se contente de figurer au nombre de ceux qui ne sont rien parce qu'ils ne demandent pas pourquoi ils sont ni ce qu'ils sont3.
Il me semble aujourd'hui incontestable que Louis, alors qu'il n'était encore qu'un simple adolescent, avait deviné quelque extraordinaire secret de la vie. Il baignait dans le plérome. Se trouver seulement en sa présence, c'était participer à une indescriptible plénitude. Il ne prétendait jamais détenir une grande sagesse ni des connaissances extraordinaires. Il préférait notre compagnie à celle des garçons de son âge. Savait-il — c'est bien possible ! — que ces derniers étaient déjà « perdus », abandonnés au monde ? Quoi qu'il en soit, sans s'en douter le moins du monde, Louis avait pris le rôle d'un hiérophante.
Combien nous en apprîmes plus avec Louis qu'auprès de nos instructeurs patentés ! Je m'en rends compte aujourd'hui, quand je pense à un autre garçon de mon âge, que j'aimais beaucoup et qui tous les jours faisait un crochet pour me raccompagner jusqu'à ma porte en revenant de classe. Il s'appelait Joe Maurer. J'avais le plus grand respect pour son intelligence et pour sa personnalité. Lui et le jeune Français, Claude de Lorraine, dont j'ai parlé ailleurs, étaient pratiquement mes modèles à cette époque. Je commis un jour l'erreur de présenter à Louis mon ami Joe Maurer. Jusqu'alors, je ne me doutais absolument pas qu'il existait chez Joe Maurer une très grave lacune. Ce fut en écoutant Louis, qui s'était lancé dans un monologue, que je lus sur le visage de Joe Maurer ce seul mot : DOUTE. Je fus alors témoin d'un affreux événement : l'incinération de mon cher jeune sceptique. Devant ce suave sourire de compassion que Louis savait parfois arborer, je vis le petit Joe Maurer se consumer comme une brindille. Louis avait approché une torche de cette intelligence mesquine et vantarde qui m'avait fait si forte impression. Il avait braqué sur lui toute la puissance de l'Esprit... et plus rien ne restait pour moi de l'intelligence, du caractère, ni de la personnalité de mon camarade.
Maintenant que je revois Louis dans mon souvenir, à califourchon sur la palissade tapissée d'affiches — de grandes affiches aux couleurs flamboyantes — annonçant les festivités à venir (Rebecca de Sunnybrook Farm, En route tour l'Orient, le Magicien d'Oz, le Cirque Barnum & Bailey, les Travelogues de Burton Holmes, Houdini, Jim Corbett et sa troupe, Pagliacci, Maude Adams dans l'éternel Peter Pan, et ainsi de suite), maintenant, disais-je, que je revois Louis perché là comme un sorcier bedonnant, un garçon de seize ans et pourtant si supérieur à nous, si distant et cependant si proche, si sérieux et en même temps si insouciant, si sûr de lui et malgré cela s'intéressant si peu à sa propre personne, à son sort, je me demande : Qu'est-il advenu de Louis ? A-t-il disparu pour devenir le principal personnage de quelque étrange livre d'occultisme ? A-t-il, sous le manteau de l'anonymat peut-être, écrit des œuvres que j'ai lues et admirées ? Ou bien est-il parti, à un âge encore tendre, pour l'Arabie, le Thibet, l'Abyssinie, afin de disparaître « du monde » ? Des personnages comme Louis ne connaissent jamais un sort banal.
Il y a quelques instants, il était aussi vivant pour moi que quand j'étais un gamin de dix ans debout dans le terrain vague du coin de la rue. Je suis certain qu'il est encore tout ce qu'il y a de plus vivant. Je ne serais pas surpris le moins du monde si un beau jour il s'annonçait à Big Sur. Tous ces autres garçons qui furent mes compagnons de jeux et qui furent mes amis très, très intimes, me semblait-il alors, je ne m'attends jamais à entendre parler d'eux. L'idée un jour m'a traversé qu'il était étrange que jamais plus nos routes ne se croisassent. Mais c'est tout. Il n'y a qu'une poignée d'amis qui demeurent toujours à vos côtés, « jusqu'à la fin du monde y comprise ».
Mais Louis ! que faisait-il sous cette grotesque enveloppe ? Pourquoi avait-il choisi un pareil déguisement ? Était-ce pour se protéger contre les imbéciles et les ignorants ? Louis, Louis, que ne donnerais-je pas pour connaître ta véritable identité !
Mon ami Emil, il est grand temps que je reconnaisse la dette que j'ai envers toi. Comment, au nom du ciel, ai-je pu éviter si longtemps de lire ce livre ? Pourquoi ne m'en as-tu pas crié le titre aux oreilles ? Pourquoi n'as-tu pas insisté davantage ? Voilà un homme qui énonce mes pensées les plus intimes. Il est l'iconoclaste que je sens en moi sans qu'il se révèle jamais tout à fait. Il formule les plus extrêmes exigences. Il rejette, il efface, il annihile. Quel chercheur ! Quel audacieux chercheur ! En lisant le passage suivant, je voudrais que tu essaies de te rappeler ces conversations que nous avons eues dans Prospect Park, que tu t'efforces de te souvenir, si tu peux, de mes réponses embarrassées à ces « profondes » questions que tu posais...
L'esprit est infini et apte à comprendre tout ce qui se présente à lui ; il n'y a pas de limite à sa compréhension4. La seule limite, c'est la petitesse des choses et l'étroitesse des idées qu'on lui a donné à considérer. Car les philosophies du temps jadis et les découvertes de la recherche moderne ne sont rien auprès de lui. Elles ne suffisent pas à l'emplir. Une fois qu'il les a déchiffrées, l'esprit passe à autre chose et demande une autre pâture. À elles toutes, elles ne sont rien. Ces éléments ont été réunis au prix d'un immense labeur, d'un labeur si énorme que d'y penser seulement est fatigant ; mais pourtant, quand tout est rassemblé et rédigé, l'esprit l'accueille aussi aisément que la main cueille des fleurs. C'est comme une simple phrase : on la lit et c'est fini5.
Emil, en lisant Richard Jefferies, je me rappelle soudain ma sublime — pardonne-moi si j'emploie ce qualificatif — oui, ma sublime impatience. Qu'attendons-nous ? Pourquoi marquons-nous le temps ? N'était-ce pas ce que je répétais sans cesse ? Cela t'agaçait, je sais, mais tu étais tolérant avec moi. Tu me posais une question et je répondais en en posant une plus grave encore. J'étais incapable de comprendre, avec la meilleure volonté du monde, pourquoi on n'effaçait pas aussitôt tout pour repartir de zéro. C'est pourquoi, quand je suis tombé sur certaines phrases de Louis Lambert — encore un Louis ! — j'ai cru défaillir. Je ressentais exactement alors les souffrances qu'il avait endurées.
Je ne suis nullement persuadé qu'il existe beaucoup de gens qui souffrent pour les raisons mentionnées par Louis Lambert et au point où il nous affirme avoir souffert. À maintes reprises, j'ai laissé entendre qu'il existe en moi un tyran qui persiste à affirmer que la société doit un jour être gouvernée par ses vrais maîtres. Quand je lis la déclaration de Jefferies :
En douze mille ans d'écriture, le monde ne s'est pas encore bâti une Maison, empli un Grenier, pas plus qu'il n'a organisé son confort,
ce vieux tyran qui refuse de laisser étouffer sa voix redresse la tête. Souvent, à propos de certains livres, de certains auteurs, me souvenant de l'extraordinaire effet de choc de leurs déclarations — des hommes, par exemple, comme Emerson, Nietzsche, Rimbaud, Whitman, les maîtres Zen — je pense avec une rage mêlée de rancœur (encore !) à ces premiers pédagogues aux mains desquels on nous confie. Il y avait notre principal, au « bon vieux 85 », par exemple. Quel être gonflé de vanité et de suffisance ! Il entre en classe un jour que nous étudions l'arithmétique, prie notre professeur de lui céder la place et, au bout de quelques minutes, s'approche du tableau et y trace le chiffre huit horizontalement au lieu de verticalement. « Que signifie ce signe ? » interroge-t-il. Silence impressionnant. Bien entendu, personne ne le sait. Sur quoi, il annonce d'un ton sentencieux : « Mes enfants, c'est le signe de l'infini ! » Et il n'en dit pas plus. Un œuf couché sur le côté, voilà tout. Un peu plus tard, au collège, je trouve le docteur Murchisson, un autre mathématicien, ancien commandant de la marine de guerre. Un vivant monument à la discipline, cet oiseau-là. « Ne demandez jamais pourquoi ! Obéissez ! » Voilà le commandant Murchisson. Un jour, je rassemblai tout mon courage afin de lui demander pourquoi nous apprenions la géométrie. (Cela me semblait un sujet parfaitement absurde et inutile.) Pour toute réponse, il me dit que c'est une excellente discipline pour l'esprit. Est-ce une réponse, je vous le demande ? Et puis, pour me punir de ma témérité et de mon impudence, il me fait apprendre par cœur un discours qu'il a composé à mon intention et que je dois prononcer devant toute l'école. Il y est question de navires de guerre, de leurs divers types, du genre d'armements qu'ils portent, de leurs vitesses respectives et de la portée de leurs pièces. Vous étonnerez-vous après cela que je nourrisse encore un solide mépris envers ce vieux pédagogue ? Il y avait aussi « Bulldog » Grant, le professeur de latin... notre premier professeur de latin. (Pourquoi j'ai choisi d'étudier le latin, j'en suis encore à me le demander.) Quoi qu'il en soit, cet individu était pour nous une perpétuelle énigme. Tantôt il était au bord de l'apoplexie tant il était en rage, littéralement hors de lui, « fou de colère », comme on dit, les veines saillant à ses tempes comme des cordages, la sueur ruisselant le long de ses joues gonflées et rouges comme des pommes. Pourquoi ? Parce qu'un élève avait commis une erreur de genre ou employé l'ablatif au lieu du vocatif. Tantôt, il était tout sourires, et nous racontait une histoire, généralement assez grivoise. Chaque jour, il commençait son cours en faisant l'appel, comme si nous étions les personnages les plus importants de la création. Puis, pour nous mettre en train, il nous faisait lever et, après nous être éclairci la voix, hurler à pleins poumons : « Hic, haec, hoc... hujus, hujus, hujus... huic, huic, huic... » qu'il nous faisait décliner jusqu'au bout. Çà et la conjugaison du verbe amo, voilà tout ce que je retiens de mes trois premières années de latin. Instructif, n'est-ce pas ? Plus tard, alors que nous avions un autre professeur de latin du nom d'Hapgood, un brave type d'ailleurs, qui avait une véritable passion pour son satané Virgile, nous avions droit de temps en temps à une visite surprise du principal, le docteur Paisley. Jusqu'à ce jour, je vous l'affirme, ce dernier demeure pour moi le symbole incarné du pédagogue. Outre qu'il était une buse et un âne bâté, c'était un véritable tyran. Le seul fait de l'approcher m'emplissait de crainte et d'appréhension. Il avait un cœur de pierre. Son jeu favori — écoutez bien ! — consistait à venir nous surprendre, à s'avancer à pas de loup jusqu'au milieu de la classe et, sous prétexte qu'il ne voulait pas perdre la main, à prier le cher professeur Hapgood (qui n'avait pas le choix) de le laisser faire le cours durant quelques minutes. S'installant alors à la chaire du professeur, il s'emparait du livre (l'Énéide) qu'il devait connaître par cœur, le feuilletait d'un air intrigué puis demandait paisiblement à notre maître (sans nous quitter des yeux) où nous en étions. Hmm ! Il tournait alors quelques pages, choisissait un passage qu'il lisait tout bas, puis désignait l'un de nous pour le traduire. Inutile de dire que, terrifiés que nous étions tous par sa présence, le peu que savait de latin sa pauvre victime disparaissait comme neige au soleil. Mais le docteur Paisley ne semblait point du tout surpris ni fâché ; au contraire, il réagissait comme si ce phénomène — ce vide total de l'esprit — était parfaitement naturel et ordinaire. Il n'attendait que l'occasion de nous donner sa version à lui de l'Énéide. Il traduisait d'une voix hésitante, comme s'il tâtonnait à travers ce satané texte. De temps en temps, il levait les yeux et, s'adressant au plafond, nous demandait si nous ne préférions peut-être pas cette interprétation à celle-là. Nous nous en fichions tous bien. Tout ce que nous souhaitions, c'était qu'il s'en allât le plus tôt possible. Je dois préciser qu'il répandait autour de lui une odeur de camphre, d'arnica et de fluide à embaumer. Un vrai corps enseignant...
Il y en a encore un dont je voudrais parler : le docteur Payne. C'était un type susceptible, mais bien brave, surtout en dehors du collège. Il fumait beaucoup, avions-nous observé, et attendait avec autant d'impatience que nous la fin de la classe. Cela signifiait pour lui quelques bouffées à tirer. Il nous enseignait l'histoire ancienne, médiévale et moderne : l'une après l'autre, à la queue leu leu. Pour lui, l'histoire, c'étaient des dates, des batailles, des traités de paix, des noms de généraux, d'hommes d'État, de diplomates, bref, le grand jeu. Comme il était plus humain que les autres, je ne peux lui pardonner ses « omissions ». Ce que j'entends par là ? Voici : pas une fois, au début d'un semestre il ne nous donna un aperçu général de ce que nous allions étudier. Jamais l'idée ne lui vint de nous orienter au milieu de ce fatras de dates, de noms, de villes, etc. S'il s'étendait un peu, c'était sur quelque campagne oubliée depuis longtemps, sur quelque « bataille décisive » pour le sort du monde. Je le revois, craie en main — de la craie rouge, blanche ou bleue — désignant par des sortes de chevrons la position des différentes armées. Il était indispensable pour nous de savoir pourquoi à un certain moment la cavalerie avait chargé, pourquoi le centre avait cédé, ou pourquoi on avait décidé telle autre manœuvre stupide. Jamais il ne s'étendait sur le caractère, le tempérament, le génie (militaire ou autre) des protagonistes de ces grands conflits. Jamais il ne nous exposait les causes des diverses guerres. Nous suivions les manuels qu'il nous remettait et, si nous avions des idées personnelles, nous leur mettions un bâillon. Il était plus important de connaître la date exacte, les termes précis du traité, que d'avoir une vue d'ensemble de la question. Il aurait pu dire, en ouvrant le manuel d'histoire ancienne, par exemple, et je me permets ici de broder un peu : « Mes enfants, en l'an 9763 avant Jésus-Christ, le monde traversait une période statique particulièrement marquée. L'herbe et les plantes avaient pratiquement disparu de l'une et l'autre rive de l'Irraouadi. Les Chinois, qui commençaient à se mettre en train, étaient en marche. La civilisation minoéenne de la Crète et de ses colonies ne menaçait pas les autres nations du monde. Les rudiments de toutes les inventions actuelles existaient déjà. Les arts florissaient partout, comme ils l'avaient fait depuis des temps immémoriaux. Voici quelles étaient les principales religions. Personne ne sait pourquoi, à ce moment précis de l'histoire, certains mouvements bien définis s'amorcèrent. En Orient, on observait tel alignement des forces ; en Occident, tel autre. Soudain apparut un personnage du nom d'Hochintuxityscy ; on ne sait presque rien de cette extraordinaire figure, sinon qu'on lui doit l'initiative d'un nouveau départ... » Vous comprenez ce que je veux dire. Il aurait pu dessiner pour nous, sur ce tableau noir qui nous causait tant de tourments, une carte du monde d'alors et, sur l'autre face, une carte du monde actuel. Il aurait pu, à l'aide de traits horizontaux et verticaux, tracer des cases afin de placer là quelques noms, dates et événements marquants : pour que nous puissions nous orienter un peu. Il aurait pu dessiner un arbre et, sur ses rameaux et ses branches, nous montrer l'évolution des arts, des sciences, des religions et des idées métaphysiques à travers l'histoire. Il aurait pu nous dire qu'à l'époque moderne, l'histoire est devenue la métaphysique de l'histoire. Il aurait pu nous montrer comment et pourquoi les plus grands historiens ont des divergences d'opinion. Il aurait pu faire plus, en tout cas, que de nous obliger à apprendre par cœur des noms, des dates, des batailles et ainsi de suite. Il aurait même pu se hasarder à nous brosser un tableau du siècle à venir, ou nous demander de décrire notre conception personnelle du futur. Mais il n'en fit jamais rien. Et c'est pourquoi je dis : « Au diable le gaillard et tous les livres d'histoire ! » De l'étude de l'histoire, des mathématiques, du latin, de la littérature anglaise, de la botanique, de la physique, de la chimie, du dessin, je n'ai rien retiré qu'angoisse, désespoir et désarroi. Il ne me reste rien de mes quatre années de collège que le souvenir du plaisir fugitif que je pris à lire Ivanhoé et les Idylles du roi. De l'école communale, je ne me souviens que d'un petit incident : encore une fois durant un cours d'arithmétique. Voilà tout ce que j'ai retiré de huit ans d'enseignement, ce bref souvenir : notre professeur, Mr Mac Donald, un homme sombre et décharné, presque totalement dépourvu de sens de l'humour et facilement enclin à la colère, me posa un jour une question à laquelle je fus incapable de répondre. Comme il avait, je crois, une assez grande affection pour moi, il prit la peine d'aller au tableau et de m'expliquer en détail le problème. (Ce devait être une histoire de fractions.) Quand il eut fini, il se tourna vers moi en disant : « Et maintenant, Henry, est-ce que tu comprends ? » Sur quoi je répondis : « Non, monsieur. » Et toute la classe d'éclater de rire. Je restai planté là, tout bête. Mais, brusquement, voilà que Mr Mac Donald se tourne vers la classe d'un air furieux en ordonnant aux élèves de se taire. « Au lieu de vous moquer de lui, dit-il, je voudrais que vous preniez tous exemple sur Henry. C'est un garçon qui veut s'instruire. Il a le courage d'avouer qu'il ne comprend pas. Tâchez de vous en souvenir ! Et essayez donc d'en faire autant, au lieu de faire semblant de comprendre quand vous ne comprenez pas. » Cette petite leçon fit son effet. Non seulement elle pansa mon orgueil blessé, mais elle m'enseigna la véritable humilité. Toute ma vie, est-ce à cause de cet incident ou non, j'ai pu dire dans les moments critiques : « Non, je ne comprends pas. Expliquez-moi encore une fois, si vous voulez bien. » Ou bien, si l'on me pose une question à laquelle je sois vraiment incapable de répondre, je peux très bien déclarer sans rougir, sans me sentir honteux ni gêné : « Je suis navré, mais je ne connais pas la réponse. » Et quel soulagement de parler ainsi ! C'est dans ces moments-là que vient d'ordinaire la vraie réponse, après qu'on ait confessé son ignorance ou son incapacité. La réponse est toujours là, mais nous devons nous préparer à l'accueillir. Nous devrions pourtant savoir qu'il y a des gens auxquels on ne doit jamais poser certaines questions. Ils n'en possèdent pas la réponse ! Parmi ces gens se trouve toute la clique des pédagogues auxquels dès notre plus tendre enfance on nous livre, corps et âme. Ceux-là ne connaissent manifestement pas les réponses. Et, ce qui est pire, ils ne savent pas davantage nous faire chercher ces réponses en nous-mêmes.
Si l'œil est toujours aux aguets, et l'esprit toujours en alerte, le hasard finit par fournir la solution, dit Jefferies.
C'est vrai. Mais ce qu'il appelle ici le hasard est une de nos créations.
Brusquement, je me rappelle le nom et la présence du docteur Brown. Le docteur Brown prononçait le discours d'adieu à chaque distribution de prix annuelle. Il faut absolument que je parle du docteur Brown, car, qu'il soit mort ou qu'il vive encore, je ne voudrais surtout pas qu'il s'imagine que je l'inclus parmi les nullités que je viens de citer. Le docteur Brown faisait toujours son apparition à la veille des vacances, sur les ailes de l'amour. On avait l'impression qu'elles battaient encore, ses ailes, quand il se levait de son siège sur l'estrade pour dire quelques mots. On aurait dit que le docteur Brown nous connaissait chacun intimement et qu'il nous enveloppait tous dans les plis de son amour : Ses paroles nous arrivaient, chargées d'une affection palpitante. Il venait toujours de rentrer, semblait-il, d'Asie, d'Afrique ou d'Europe, et il voulait que nous fussions les premiers à profiter de ses passionnantes expériences. C'était l'impression qu'il donnait et je suis sûr qu'il était sincère. C'était un homme qui adorait les enfants. Je ne me souviens plus quelles étaient exactement ses fonctions. Peut-être était-il directeur d'un établissement ; sans doute était-il aussi membre du conseil de fabrique de la paroisse. Peu importe. C'était un homme au cœur généreux et débordant d'amour. On qualifie aujourd'hui d'« inspirés » des discours comme ceux du docteur Brown. Il y a des gens qu'on paie pour en prononcer sur commande. L'effet, bien sûr, est inexistant : tout le monde reconnaît la caricature. Le docteur Brown, lui, était un être véritablement inspiré. Tout ce qu'il avait lu, et c'était un homme d'une grande culture, tout ce qu'il avait vu au cours de ses voyages autour du monde, car c'était un vrai globe-trotter, il l'avait assimilé et intégré à la substance même de son être. Il était semblable à une éponge bien gorgée : une légère pression, et l'eau se mettait à sourdre. Quand il se levait pour prendre la parole, il était si plein, si chargé de choses à dire que, pendant un bon moment, il était incapable de commencer. Mais une fois lancé, son esprit lançait mille feux. Il était sensible à la moindre indication : il savait déceler aussitôt ce que nous attendions de lui, et il y répondait aussitôt. En un quart d'heure de ce genre de communication, il nous « instruisait » comme jamais on ne l'avait fait durant des semaines ou des mois de classe. Si nous l'avions comme professeur, il aurait sans doute été rapidement congédié. Il était trop grand pour le système, pour n'importe quel système. Il parlait avec le cœur, non pas avec la tête. Je n'ai guère besoin de préciser que personne jamais ne nous parlait ainsi, pas même le pasteur. Non, il émanait du pasteur une sorte d'amour vague et obligatoire, comparable à du lait coupé d'eau. Le pasteur ne s'intéressait à aucun de nous personnellement : il ne s'occupait (soi-disant) que de sauver les âmes, mais lui-même n'avait pas tant d'âme que cela. Le docteur Brown parvenait jusqu'à nos âmes par le chemin de nos cœurs. Il avait un sens de l'humour fort développé, un signe infaillible de libération. Quand il avait fini — son allocution nous paraissait toujours trop courte — c'était comme si on venait de nous donner un bain de champagne. Nous nous sentions détendus, rafraîchis, lisses comme de la soie au-dedans comme au-dehors. Bien mieux, nous avions un courage nouveau, un courage que je qualifierais de « métaphysique ». Nous nous sentions braves en face du monde parce que le bon docteur Brown nous avait rendu notre royaume. Nous étions encore des enfants — il ne faisait jamais mine de nous prendre pour des « jeunes gens » — mais nous étions devenus des enfants dont les yeux étaient gorgés de visions, dont l'appétit de vivre s'était aiguisé. Nous étions prêts à accomplir de rudes tâches, de vaillants exploits.
Je crois que je puis maintenant reprendre avec une conscience pure le fil de mon discours.
... Le petit livre que Richard Jefferies appelle son « autobiographie » est, pour employer une fois encore ce terme abusif, une lecture vivifiante. Dans toute la littérature, il n'y a que peu d'ouvrages de ce genre. Bien des choses qu'on qualifie de vivifiantes ne le sont pas du tout ; c'est ce que les hommes qui se « spécialisent » dans la question voudraient nous faire prendre pour des œuvres où souffle l'esprit. J'ai parlé déjà d'Emerson. Je n'ai jamais rencontré personne qui ne convienne qu'Emerson est un auteur qui vous inspire. On peut ne pas accepter sa philosophie dans son ensemble, mais de la lecture de ses œuvres on sort purifié, pour ainsi dire, et exalté. Il vous entraîne sur les hauteurs, il vous donne des ailes. Il est audacieux, très audacieux. Je suis sûr qu'aujourd'hui, on le musèlerait. Il y a d'autres hommes, comme Orage et Ralph Waldo Trine (entre autres) qu'on range parmi les écrivains qui inspirent leurs lecteurs. Ils ont sans nul doute eu cet effet sur un grand nombre de gens. Mais demeureront-ils ? Le lecteur sourira peut-être, sachant quel genre de personnage je suis, de me voir citer même un nom comme celui de R.W. Trine6. Il croira que je me moque. Non pas. À chacun son dû. À certains stades de notre évolution, certains individus font figure de maîtres. De maîtres au vrai sens du terme : ils nous ouvrent les yeux. Il y a ceux qui nous ouvrent les yeux et ceux qui nous élèvent au-dessus de nous-mêmes. Ces derniers ne cherchent pas à nous imposer de nouvelles croyances, mais à nous aider à pénétrer plus profondément la réalité, à progresser, autrement dit, dans la science de la réalité. Ils commencent par niveler toutes les superstructures de la pensée. Puis ils désignent un objet au-delà de la pensée, ils montrent, par exemple, l'océan de l'esprit, où flotte la pensée. Et, pour finir, ils nous forcent à penser tout seuls. Ainsi, Jefferies déclare au milieu de sa confession :
Aujourd'hui, tandis que j'écris, je suis exactement dans la position de l'Homme des cavernes. La tradition écrite, les systèmes de culture, les modes de pensée n'ont pas d'existence pour moi. Si jamais ils ont eu prise sur mon esprit, cela n'a dû être que passager ; voilà longtemps qu'ils ont disparu.
Déclaration courageuse. Héroïque. Qui peut la reprendre à son compte, honnêtement et sincèrement ? Qui même aspire à le faire ? Jefferies nous dit vers la fin de son livre comment il avait essayé à maintes reprises de coucher par écrit les pensées qui s'étaient emparées de lui. Toujours il échouait. Et ce n'est pas étonnant, car ce qu'il a réussi à nous livrer finalement, pour fragmentaire que ce soit — il en convient lui-même, — est presque un défi à la pensée. Expliquant comment, « dans de tristes circonstances », il se mit enfin à l'œuvre (en 1880), il déclare qu'il fut incapable d'aller plus loin que de rédiger quelques notes.
Même alors, dit-il, je ne pouvais pas continuer, mais j'ai gardé les notes (j'avais détruit tous les commencements précédents) et enfin, deux ans plus tard, j'entrepris cet ouvrage.
Il en parle comme d'« un simple fragment, et encore un fragment à peine élagué ». Puis il ajoute, et ce passage mérite d'être souligné :
Si je ne lui avais pas donné une forme personnelle, j'aurais été bien en peine de lui en donner une... Je n'ai que trop vivement conscience de ses imperfections, car j'ai derrière moi dix-sept ans durant lesquels j'ai eu conscience de mon incapacité à exprimer cette idée que je me faisais de mon existence.
Dans ce même petit paragraphe, il glisse une affirmation qui m'est très chère et qui est la seule concession qu'il fasse aux critiques. Parlant de l'insuffisance des mots pour exprimer des idées — et il entend par là, bien sûr, les idées qui se situent par-delà les domaines familiers de la pensée — il tente brièvement de donner sa définition de termes aussi controversés que prière, âme, immortalité ; et s'avouant encore insatisfait, il conclut :
Il me faut laisser mon livre comme un tout pour qu'il donne sa signification propre à chacun des mots qui le composent.
Peut-être la clef de cet étonnant petit livre est-elle la phrase où il est dit :
Aucune des pensées que j'ai jamais eues n'a satisfait mon âme.
L'histoire de sa vie commence donc au moment où il comprend la faim de son âme, la quête qu'elle brûle d'entreprendre. Tout ce qui a précédé ce moment s'évanouit.
Repartez de zéro. Allez droit vers le soleil, vers les forces immenses de l'univers, vers l'Entité inconnue ; allez plus haut qu'un dieu ; plus profondément que la prière ; et inaugurez un jour nouveau.
On dirait du D.H. Lawrence. Je me demande aujourd'hui si Lawrence a jamais lu Jefferies. Il n'y a pas seulement une similitude de pensée, mais d'accent aussi, et de rythme. Il est vrai qu'on trouve cette même idiosyncrasie de langage, en anglais du moins, chaque fois qu'il s'agit d'un penseur original. L'iconoclaste nous exhorte toujours en phrases brèves et saccadées. On dirait qu'il télégraphie un message d'une lointaine station située sur quelque éminence. C'est un rythme radicalement différent de celui des prophètes qui ne sont que malheur et lamentations, objurgations et malédictions. Que l'on accepte ou non leurs ordres, on est quand même ému ; nos pieds esquissent le geste de marcher en avant, nos poitrines se gonflent comme pour aspirer de nouvelles bouffées d'oxygène, nos yeux se lèvent pour saisir la vision fugitive.
Et revenons maintenant à « la quatrième idée » qui est en fait l'épitomé des aspirations de son âme. Voici ce qu'il en dit :
Depuis le début de l'histoire écrite, on n'a fait que trois découvertes concernant la conscience profonde. Trois découvertes seulement en douze mille ans d'écriture ou de gravure, et durant la période de ténèbres qui a précédé celle-ci. Trois idées que les hommes des cavernes ont arrachées à l'inconnu, à la nuit qui nous entoure, même en plein jour : l'existence de l'âme, l'immortalité, la divinité. Ces découvertes faites, la prière a suivi tout naturellement. Depuis lors, en douze mille ans, on n'a pas avancé d'un pas de plus, comme si les hommes étaient satisfaits et avaient estimé que cela leur suffisait. Mais cela ne me suffit pas. Je désire aller plus avant arracher une quatrième découverte aux ténèbres de la pensée et peut-être ne pas m'arrêter là. Je veux des précisions sur les rapports de l'âme et de la vie : je suis sûr qu'on peut en apprendre encore dans ce domaine. Une vie exaltante — toute une civilisation — attend juste au-delà des limites de la pensée commune. Des cités et des pays, des habitants, des intelligences, une culture... bref, toute une civilisation. Sauf en s'aidant d'illustrations tirées des choses familières, il est impossible de faire connaître une idée neuve. Je ne parle pas de cités réelles, de civilisation tangible. Une pareille vie est différente de tout ce qu'on a imaginé jusqu'alors. Un ensemble d'idées existe dont on ne sait rien, un vaste système d'idées, un cosmos de pensée. Il y a une Entité, une Âme-Entité, qu'on ignore encore. Ces éléments, ainsi sommairement exprimés, constituent ma quatrième idée. Elle est au-delà, ou à côté, des trois autres découvertes faites par les hommes des cavernes ; elle s'ajoute à l'existence de l'âme ; à l'immortalité ; et à l'idée de la divinité. Je crois qu'il y a quelque chose qui transcende l'existence telle que nous la concevons.
À la même époque où Jefferies énonçait ces théories, ou plutôt lançait cet appel en faveur de conceptions nouvelles, plus profondes, plus riches, plus vastes, Mme Blavatsky publiait deux extraordinaires volumes dans lesquels se trouvaient compilés les fruits d'un labeur si prodigieux que les hommes aujourd'hui se cassent encore la tête dessus. Je veux parler de la Doctrine secrète et d'Isis dévoilée. Même s'ils n'ont rien apporté d'autre, ces deux ouvrages ont certainement porté un rude coup à l'idée qu'on se faisait de l'apport de l'homme des cavernes à notre culture. Puisant à toutes les sources imaginables, Mme Blavatsky amasse une énorme documentation pour prouver la continuité de la tradition ésotérique. Selon cette thèse, il n'y a jamais eu d'époque où, après « l'homme des cavernes », et même bien avant lui, on n'ait pas trouvé des êtres supérieurs, et j'entends par là supérieurs dans tous les sens du terme. Certainement supérieurs en tout cas à ceux que nous considérons aujourd'hui comme tels. Elle affirme catégoriquement, comme ses disciples, l'existence non pas d'êtres supérieurs isolés, mais bien de vastes et brillantes civilisations dont nous ne soupçonnons même pas l'existence.
J'ignore si Jefferies a eu connaissance de ces théories et les a rejetées. Peu lui aurait importé, j'imagine, que les trois seules idées arrachées à l'inconnu, nous fussent venues par le truchement de mages d'époques oubliées, ou par celui des hommes des cavernes, comme il le dit. Je le vois balayant tout l'étincelant attirail de la connaissance. Il serait encore capable d'affirmer que ces trois idées sont tout ce que nous avons, et que peu lui chaut de savoir quand elles ont été introduites et par qui. Ce qu'il s'efforce magnifiquement de nous faire comprendre, admettre, accepter, c'est que ces idées sont venues d'une source qui n'a jamais tari et qui ne tarira jamais ; que nous marquons le temps, en nous desséchant, en nous ossifiant, en nous abandonnant à la mort, tant que nous nous contentons de ces trois précieuses idées sans faire aucun effort pour remonter jusqu'à la source.
Comme il est empli d'une admiration dévorante, de respect pour la vie, comme il n'a jamais assez de mer, d'air et de ciel, qu'il a vainement « lu tous les livres », et qu'il est décidé à méditer seul, on ne s'étonnera pas de l'entendre affirmer que la durée de la vie humaine pourrait être prolongée bien au-delà de tout ce qu'on croit possible aujourd'hui. Il va même plus loin, beaucoup plus loin, et, comme un véritable homme de caractère, il affirme que
la mort n'est pas inévitable pour l'homme idéal. Il est taillé pour une sorte d'immortalité physique.
Il nous conjure de réfléchir sérieusement à ce qui pourrait se passer
si tous les hommes unissaient leurs efforts pour éliminer les causes de décadence.
Quelques paragraphes plus loin, il dit, et comme il a raison :
En vérité, nous mourons par l'intermédiaire de nos ancêtres, ce sont eux qui nous assassinent. Leurs mains mortes se tendent hors de la tombe et nous attirent vers leurs os qui tombent en poussière. Et nous, à notre tour, nous préparons aujourd'hui la mort de notre postérité à naître. De nos jours, ceux qui meurent ne meurent pas au sens qu'avait autrefois ce terme, ils sont massacrés7.
Tout personnage révolutionnaire, qu'il s'agisse de religion ou de politique, ne le sait que trop bien. Repartez de zéro ! C'est le vieux, l'éternel cri. Mais se débarrasser des fantômes du passé est une tâche que l'humanité a toujours estimée au-dessus de ses forces.
Une poule n'est que la façon qu'a un œuf de faire un autre œuf, disait Samuel Butler.
On se demande ce qui incite l'homme à continuer de produire des ratés, et alors qu'il est entouré de tous côtés des puissances les plus formidables et les plus divines, à se contenter de ne demeurer pas plus qu'il n'est et qu'il n'a toujours été. Imaginez de quoi l'homme est capable, dans son ignorance et dans sa cruauté, pour arracher au marquis de Sade ces mots terribles à sa première sortie de prison :
... Tous mes sentiments sont éteints. Je n'ai plus de goût à rien, je n'aime plus rien ; le monde que j'avais la folie de regretter si fort me semble si ennuyeux... et si morne... Je n'ai jamais été plus misanthrope que maintenant que je suis revenu parmi les hommes, et si je parais bizarre aux autres, ils peuvent être assurés qu'ils produisent le même effet sur moi...
La plainte de ce malheureux est reprise aujourd'hui par des millions de voix. De tous les coins du monde monte un cri de détresse. Pire encore, un cri de profond désespoir.
Quand, demande Jefferies (en 1882 !), pourra-t-on être certain qu'on a épuisé la capacité d'un seul atome ? À tout moment, quelque heureux incident peut révéler une puissance neuve.
Nous savons aujourd'hui — et quel usage éhonté n'en avons-nous pas fait ! — que l'atome recèle une puissance considérable. Et c'est aujourd'hui, plus que jamais, que l'homme rôde affamé, nu et abandonné.
Repartez de zéro ! L'Orient gronde. Les peuples de l'Orient tentent enfin un héroïque effort pour secouer les chaînes qui les lient au passé. Et quel en est le résultat ? Nous autres Occidentaux, nous tremblons de peur. Nous voudrions les retenir. Où est le progrès ? Qui détient la sagesse ?
Il y a dans le petit livre de Jefferies une phrase qui saute littéralement de la page, du moins est-ce l'impression qu'elle me fait.
Il reste encore à inventer une méthode de raisonnement permettant d'aller droit au but recherché.
J'entends déjà l'esprit critique protester : « Parfait, mais pourquoi ne l'invente-t-il pas lui-même ? » Mais une des vertus caractéristiques des hommes qui nous inspirent, c'est qu'ils laissent toujours la voie libre ; ils suggèrent, ils stimulent, ils soulignent. Ils ne nous prennent pas par la main pour nous conduire. Je pourrais dire aussi qu'il existe des hommes qui, en cet instant même, s'efforcent de nous montrer comment parvenir au but. Pour le moment, ils sont pratiquement inconnus, mais quand le jour viendra, ils se dévoileront. Malgré les apparences, nous ne dérivons pas au hasard. Mais peut-être devrais-je citer ici la pensée de Jefferies dans sa totalité, car il l'a formulée de façon inoubliable...
À l'heure présente, des rayons ou des ondes subtiles se déversent sans doute sur nous, sur toute la terre, méconnus, et chargés de messages et de renseignements en provenance de l'invisible8. Nous n'en savons pas plus aujourd'hui là-dessus que ceux qui décorèrent les papyrus n'en savaient sur la lumière. Il existe encore une infinité de connaissances à acquérir, et tout un monde de pensée encore au-delà. On n'a pas encore inventé d'instrument mental qui permette de poursuivre les recherches jusqu'à leur terme. Tout ce qu'on a découvert, c'était par d'heureux accidents ; en cherchant une chose, on en a trouvé une autre. Il reste encore à inventer une méthode de raisonnement permettant d'aller droit au but cherché. Car actuellement, la particule la plus infime suffit à détourner le cours de la recherche, et l'incident le plus minime est assez pour cacher des vérités évidentes, éclatantes... Les efforts tentés pour faire des découvertes sont comparables à l'observation du ciel entre les branches d'un chêne. Ici une étoile splendide brille d'un vif éclat ; là une branche masque une constellation ; ailleurs c'est un univers qui est caché par une feuille. Il faudrait un instrument mental permettant de distinguer entre la feuille qu'on peut enlever et un vide réel, pour savoir quand il faut cesser de regarder dans une direction pour regarder dans une autre... Il me semble qu'il y a encore des infinités à découvrir, mais qu'elles sont cachées par une feuille...
Repartez de zéro ! Attaquez sous un nouvel angle. Ou, comme dit Claude Houghton : Hommes, changez tout ! Ou, comme dit Klakusch dans l'Affaire Maurizius :
Arrêtez-vous, monde des humains, et attaquez le problème sous un autre angle !
Inlassablement une voix intérieure nous commande de sortir de l'ornière, d'abandonner armes et bagages, de changer de voiture, de changer de direction. De temps en temps un individu obéit à ces secrètes injonctions et en lui s'opère ce que les hommes appellent une conversion. Mais jamais un monde ne se prend par la peau du cou pour sauter en plein inconnu.
Les phénomènes qu'on a bien à tort qualifiés de surnaturels me semblent fort simples, dit Jefferies, plus naturels que la nature, la terre, la mer ou le soleil... C'est la matière qui est surnaturelle et difficile à comprendre... La matière dépasse l'entendement, elle est mystérieuse, impénétrable ; je la touche facilement, mais je ne la comprends pas. L'âme, l'esprit — la pensée, l'idée — sont faciles à comprendre, se comprennent tout seuls et ont conscience de leur existence. Le surnaturel bien mal nommé, en fait le naturel, constitue le réel. Pour moi, tout est surnaturel. Quel étrange état d'esprit qui ne peut admettre que la terre, la mer, l'univers tangible ! Sans le surnaturel, ainsi qualifié à tort, tout cela me semble incomplet, inachevé. Sans âme, toutes ces choses sont mortes. Sauf quand je marche au bord de la mer et que mon âme est là, la mer est morte. Ces mers devant lesquelles l'homme ne s'est jamais planté — qui n'ont jamais senti la présence d'une âme — qu'elles soient sur la terre ou sur quelque autre planète, sont mortes. Qu'importe la majesté des planètes qui roulent dans l'espace faute d'une âme là-bas, elles sont mortes.
Faute d'une âme là-bas, elles sont mortes. L'homme d'aujourd'hui devrait être mieux à même de comprendre cela que les contemporains de Jefferies. Pour lui, cette planète où nous sommes est déjà pratiquement un monde éteint.
Environ 1880, les romanciers anglais d'imagination — les auteurs de romans « romanesques » — commencèrent à introduire dans leurs œuvres cet élément dénommé à tort « surnaturel ». Ils se révoltaient contre la fatale tendance de l'époque, dont notre génération goûte les fruits amers. Où se situe la faille, sur le plan de la pensée ou du sentiment, entre ces écrivains (considérés aujourd'hui comme ridicules et égarés) et nos savants métaphysiciens qui s'efforcent vainement de donner une vue plus large, plus profonde, plus significative de l'univers ? Il est aujourd'hui de notoriété publique que l'homme de la rue accepte les miracles de la science avec la plus grande simplicité. Chaque jour de sa vie, l'homme ordinaire a recours à des moyens que les hommes d'autres époques auraient qualifiés de miraculeux. Par la gamme de ses inventions, sinon par ses facultés d'invention, l'homme d'aujourd'hui est plus près que ne l'ont jamais été ses prédécesseurs d'être un dieu. (C'est du moins ce que nous nous plaisons à croire !) Et cependant, jamais il n'a moins été à l'image d'un dieu. Il accepte et utilise sans poser de questions les dons miraculeux de la science ; il ignore la surprise, l'étonnement, la révérence, l'ardeur, la vitalité, la joie. Il ne tire pas de conclusions du passé, le présent ne lui offre ni paix ni satisfaction, et il se moque éperdument de l'avenir. Il marque le temps. C'est tout ce qu'on peut en dire.
Il faut ajouter quand même que cette conception du temps et de l'espace, ainsi que d'autres notions solidement ancrées, telles que la doctrine sacrée de la causalité, le bon travail, le progrès, le but à atteindre, le devoir et autres, ont été anéanties par le savant, le philosophe, l'inventeur, le grand patron et le militariste. Il ne reste pas grand-chose de l'univers où l'homme est né. Il est pourtant là, rien n'y manque, et il accompagnera l'homme dans son voyage en avant ou en arrière. Ce sont seulement les concepts de l'homme qui ont été modifiés. Pas sa façon de penser. Pas sa faculté de pensée ni sa puissance intellectuelle. Il demeure incroyablement imperméable et inaccessible à tout ce qui se passe autour de lui. Il ne participe pas, il est tiré par les cheveux. Il n'a aucune initiative, sinon sous forme parfois de réaction. Quelle image que celle de l'homme moderne ! L'image d'un pauvre hère affolé et ahuri, terrorisé, qu'on tire par les cheveux, je viens de le dire, vers un haut lieu redoutable où tout va lui être révélé, mais où on le lancera, gémissant et frissonnant, à travers le vide. C'est ainsi, et seulement ainsi, que je le vois pénétrer le grand arcane de la vérité et de la sagesse. Comment pourrait-il en être autrement ? Il a lui-même bouclé toutes les portes ; il a renversé tous les rapports dont il pouvait disposer ; il s'est lui-même élu (si l'on peut ainsi le distinguer) pour être précipité dans « le chaudron de la résurrection ». Spectacle sublime et ignominieux. Salut et châtiment en un seul acte.
Qu'est-ce donc, demande-t-on, qui constituerait ou pourrait constituer un « miracle » pour l'homme dans l'état d'indolence où il se trouve ? Serait-ce un miracle que de lui épargner son juste sort ? Serait-ce un miracle si ses yeux soudain s'ouvraient alors qu'il allait tomber dans l'abîme ? Qu'attend donc l'homme moderne en fait de miracles, si tant est qu'il en attende ? Le seul miracle que je puisse envisager pour lui serait de quémander, au dernier moment, une chance de repartir de zéro.
N'est-ce pas étrange que cette espèce humaine qui croit si solidement à la réalité concrète et à elle seule, puisse parler de la lune ou de planètes plus lointaines encore, comme si elles n'étaient que des points de départ dans l'imminente exploration physique qu'il va entreprendre de l'univers ; qu'il puisse songer à entrer en communication avec des créatures inconnues peuplant les sphères étoilées ou, ce qui est plus curieux encore, qu'il puisse penser aux moyens de se défendre contre une éventuelle invasion de ces créatures ; qu'il puisse s'imaginer abandonnant cette planète Terre et adoptant un nouveau mode de vie quelque part dans les cieux, tout en se rendant très bien compte qu'un pareil changement de résidence aurait des répercussions sur son âge physique, sur sa structure et sur son être même, bref le transformerait si totalement qu'il ne se reconnaîtrait plus lui-même ? N'est-ce pas étrange, disais-je, que de telles pensées ne le terrifient pas : ni l'exil loin de sa planète natale, ni le changement du temps, du rythme de la vie, du métabolisme, ni la rencontre d'êtres bien plus extraordinaires que tous ceux qu'il a jamais imaginés ? Et pourtant, oui, et pourtant, quand il s'agit de lui faire aimer et respecter son prochain, comprendre son semblable, partager avec lui ses biens, ses joies et ses peines, amasser des provisions pour sa progéniture, bannir l'inimitié, la jalousie et la rivalité, décréter et respecter quelques lois élémentaires — dans son propre intérêt —, cesser de lutter pour une existence sans joie et profiter de la vie, s'efforcer de supprimer (et pas seulement soigner) la maladie, la vieillesse, la misère, la solitude — oh, tant, tant de choses ! —, quand il s'agit de lui faire accueillir des idées nouvelles sans qu'elles l'effraient, de le faire renoncer à la superstition, au fanatisme, à l'intolérance, et à tous les faux semblants qui le tiennent à la gorge... non, il refuse avec obstination de faire un seul pas dans cette direction. Il préférerait planter là ses vrais problèmes, abandonner la planète et ses frères humains. Imagine-t-on pire « renégat » ? Faut-il s'étonner si, sans attendre la venue de son glorieux « renouveau » au sein des espaces interstellaires, il redoute déjà que ses nouveaux voisins ne prennent mal son intrusion ? Que peut-il en effet apporter aux habitants de ces mondes encore inconnus ? Quoi d'autre que le désastre et la ruine ? Son orgueil lui souffle qu'il est supérieur à ces créatures extra-terrestres, mais son cœur lui tient un autre langage. Peut-être, là où le temps est d'un autre ordre, là où l'atmosphère crée une autre ambiance, attendent-« ils » la venue de ce redoutable événement ? Peut-être nulle part dans les essaims innombrables de planètes habitables n'y a-t-il d'être gonflés de la vanité, de l'orgueil, de l'arrogance, de l'ignorance et de l'insensibilité dont témoignent les créatures de notre Terre ? C'est du moins ce que suppose Marie Corelli. Et elle a raison ! Non, tels que nous sommes aujourd'hui, il se pourrait bien que nous ne fussions pas bien accueillis dans ces retraites stellaires. Si nous n'avons pas trouvé le paradis en nous, il est certain que nous ne le trouverons pas au-dehors. Mais il y a une possibilité — un espoir bien vague, bien peu fondé pour qu'ayant entrevu « là-bas » un ordre, une paix, une harmonie que nous ignorons, nous qui nous appelons des hommes, retombions sur notre enfer terrestre avec le propos d'y repartir de zéro.
À travers toute la grande littérature court l'idée du voyage circulaire. Quelque entreprise que poursuive l'homme, en quelque point du temps ou de l'espace qu'il projette son corps las, il finit par revenir, par revenir à lui-même. Je suis absolument convaincu que le voyage dans la lune deviendra d'ici peu un fait accompli. Et l'on ne tardera guère à entreprendre des voyages vers des régions plus lointaines. Le temps s'enroule comme une carpette. Entre l'homme et ses désirs, dans le bref intervalle qui le sépare de leur réalisation, peut-être n'y a-t-il guère de place. Comme les héros de Franz Werfel dans l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés, nous découvrirons peut-être comment braquer l'aiguille vers l'endroit où nous souhaiterions être, pour nous y trouver instantanément transportés. Pourquoi pas ? Si l'esprit est capable de faire ce bond, le corps peut le faire aussi. Nous n'avons qu'à apprendre la technique. Nous n'avons qu'à le désirer et il en sera ainsi. L'histoire de la pensée humaine et des réussites humaines corrobore cette vérité. L'homme à présent refuse de croire, ou n'ose pas croire que les choses puissent se produire ainsi. Entre la pensée et le but, il se cale confortablement sur ses inventions. Il fabrique des ailes, mais il refuse encore de « prendre son essor ». Pour la pensée, cependant, c'est déjà chose faite. L'Esprit qui contient tout et qui est tout, lui donne des ailes. Actuellement, l'homme est si infiniment plus loin en pensée qu'en réalité, qu'il s'en trouve pour ainsi dire distendu, comme une comète. La queue de cet être monstrueux cause des ravages en traversant des domaines nouveaux et imprévisibles. Une partie de l'homme rêve de connaître la lune et les autres mondes lointains, sans se douter qu'une autre partie de lui-même évolue déjà parmi des royaumes plus mystérieux et plus spectaculaires.
Est-ce à dire que l'homme doit parcourir tout le circuit des cieux avant de se retrouver ? Peut-être. Peut-être devra-t-il répéter l'acte symbolique du grand dragon de la création : se tordre et s'enrouler, s'emmêler et se nouer jusqu'à ce qu'il parvienne enfin à se mordre la queue.
Le vrai symbole de l'infini, c'est le cercle complet. C'est aussi le symbole de l'accomplissement. Et l'accomplissement, c'est le but de l'homme. Là seulement, il trouvera la réalité.
Enfin, il nous faut y aller de tout notre cœur. Chez nous... où est-ce, sinon partout et nulle part à la fois ? Quand il sera maître de son âme, alors l'homme sera pleinement vivant, peu lui importera l'immortalité, il ignorera la mort.
Repartir vraiment de zéro signifie peut-être vivre enfin !
Note sur Eugène Sue :
Une lettre de Pierre Lesdain, de Belgique, m'apporte sur Eugène Sue les renseignements suivants :
« Vous m'avez demandé des éclaircissements sur Eugène Sue. Je ne suis pas un lecteur assidu de Sue ; j'ai lu les Mystères de Paris dans ma tendre jeunesse et puis, jamais plus rien. Voici la liste des livres d'Eugène Sue :
Kernock le Pirate, 1830.
Plick et Plock, 1831.
Atar-Gull, 1832.
La Salamandre, 1832.
La Vigie de Koat-Ven, 1833.
Arthur, 1833.
Histoire de la marine française (5 vol.), 1835.
Cécile, 1835.
Lautréamont (2 vol.), 1837.
Jean Cavalier (2 vol.), 1840.
Deux Histoires, 1840.
Le Marquis de Létorière.
La Morne au Diable (2 vol.), 1840.
Mathilde (6 vol.), 1841.
Le Commandeur de Malte, 1841.
Les Mystères de Paris (10 vol.), 1842-1843.
Pauli Monti, 1842.
Thérèse Dunoyer, 1842.
Le Juif errant (10 vol.), 1844-1845.
Martin ou l'Enfant trouvé, 1847.
Le Républicain des campagnes, 1848.
Le Berger de Kravan.
Les Sept Péchés capitaux (16 vol.).
Les Mystères du peuple ou Histoire d'une famille à travers les âges (16 vol.).
Les Enfants de l'amour (6 vol.), 1852.
Fernand Duplessis (6 vol.).
Le Marquis d'Amalfi (2 vol.), 1853.
Gilbert et Gilberte (7 vol.), 1853.
La Famille Jouffroy (7 vol.), 1854.
Le Fils de famille (7 vol.), 1856.
Les Secrets de l'oreiller (7 vol.), 1858.
« Cette liste est étourdissante, elle me donne le vertige. Et que reste-t-il de l'œuvre, immense, quant au poids-papier des volumes et à leur nombre, qui témoigne d'une luxuriance tropicale ? Il n'en reste rien. À peine le nom de l'auteur, nom prédestiné qui provoque la plaisanterie facile. Mais on ne lit plus rien d'Eugène Sue. Il est dans le domaine public, et aucun journal ne pense jamais à reprendre un de ses romans comme feuilleton. Avant la guerre de 1940, je ne sais plus quel écrivain suisse — de talent — a voulu publier un « condensé » des Mystères de Paris. (L'ancêtre des « condensés », peut-être.) Sans succès, je crois. Ô la parole de l'Ecclésiaste !
« Car Eugène Sue de son vivant a connu la gloire comme peu d'écrivains au monde, une gloire tapageuse, une gloire d'idole de la foule. On raconte qu'Eugène Sue, garde national, comme tout le monde en ce temps-là, ne s'était pas présenté pour prendre son tour de faction. Condamnation automatique. Pour se venger, l'écrivain refuse de donner au journal la suite de celui de ses romans qui y passait en feuilleton et que les lecteurs attendaient avidement. Il y a presque une petite émeute à Paris et le ministre doit lever la punition d'Eugène Sue.
« Eugène Sue a-t-il eu réellement une influence sur Balzac et Dostoïevsky ? C'est très vite dit ; le prouver serait beaucoup plus long. Le succès d'Eugène Sue a incité peut-être Balzac et Dostoïevsky à situer leurs romans dans les milieux semblables à ceux dont Eugène Sue exploitait la nouveauté en ce temps-là. Les personnages du roman français, jusqu'alors étaient factices, d'imagination pure, créés par jeu — comme Gil Blas — qui n'a rien de spécifiquement espagnol... Il y a sur cette classe de la société des romans d'une psychologie aiguë et profonde tels la Princesse de Clèves, ou bien les Liaisons dangereuses, mais il fallait, comme Mme de La Fayette ou Choderlos de Laclos, avoir été « nourri dans le sérail » pour en « connaître les détours ».
« Eugène Sue n'est pas un romancier profond. Il a une imagination débordante, c'est quelque chose, bien sûr, mais pas assez pour venir frapper à la porte de la postérité, confiant qu'elle l'ouvrira. L'imagination d'Eugène Sue qui frappait si fort ses contemporains nous fait sourire souvent et, quelquefois franchement éclater. Le fin du fin pour Eugène Sue était d'amener dans un roman, le plus fréquemment qu'il se pouvait, un genre de dissertation morale, ce qu'il appelait ses utopies. Par exemple : on ne devrait plus exécuter les condamnés à mort ; pour les châtier de leurs crimes, il serait préférable de leur percer les yeux. Le procédé à la longue devient intolérable et crispant... »
« Eugène Sue est né en 1804 ; mort en 1857. Son père était médecin ; l'impératrice Joséphine fut sa marraine. Il abandonne ses études avant la rhétorique ; étudie la médecine sous son père, qui le fait embarquer comme chirurgien à bord d'un bateau. (Les premières œuvres littéraires d'Eugène Sue sont maritimes.) Son père lui laissa en mourant une fortune d'un million (francs de l'époque). Je ne sais pas si Eugène Sue en fit bon usage... »
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1. Voir à la fin du chapitre la note sur Eugène Sue.
2. La Philosophie dans le boudoir.
3. L'Histoire de la magie, d'Eliphas Lévi (Alphonse-Louis Constant), William Rider & Son, Londres, 1922.
4. Curieux que Lautréamont ait dit à peu près la même chose : « Rien n'est incompréhensible. »
5. Cette citation, comme les suivantes, est empruntée à la réédition faite par Haldeman-Julius de The Story of My Heart de Jefferies.
6. On trouvera dans mon livre Plexus une longue satire de En harmonie avec l'Infini.
7. C'est moi qui souligne.
8. Nous voilà très près de la pensée de Maeterlinck telle qu'elle est exprimée dans la Magie des étoiles.