V
JEAN GIONO
Ce fut rue d'Alésia, dans une de ces modestes papeteries où l'on vend aussi des livres, que je rencontrai pour la première fois les œuvres de Jean Giono. C'est la fille du libraire — bénie soit-elle ! — qui me jeta littéralement à la tête le livre intitulé Que ma Joie demeure ! En 1939, à la suite d'un pèlerinage que j'avais fait à Manosque avec un ami d'enfance de Giono, Henri Fluchère, ce dernier m'acheta Jean le Bleu, que je lus sur le bateau qui m'emmenait en Grèce. J'ai perdu ces deux livres dans mes pérégrinations. Dès mon retour en Amérique, cependant, je fis la connaissance de Pascal Corvici, un des directeurs des Éditions Viking Press et, grâce à lui, je découvris tout ce qui avait été traduit de Giono — pas grand-chose, je suis navré de le dire.
J'ai en même temps entretenu une correspondance irrégulière avec Giono, qui habite toujours son village natal de Manosque. Combien de fois m'est-il arrivé de regretter de ne pas l'avoir vu lors de ma visite chez lui : il était parti ce jour-là pour une promenade à pied à travers cette campagne qu'il décrit dans ses livres avec une si profonde imagination poétique. Mais même si je ne dois jamais le rencontrer en chair et en os, je puis affirmer que je l'ai déjà rencontré en esprit. Et bien d'autres comme moi à travers le vaste monde. Certains, je m'en suis aperçu, ne le connaissent que par l'adaptation cinématographique de ses livres : Regain et la Femme du boulanger. Personne ne quitte jamais avec les yeux secs la salle où l'on vient de projeter un de ces films. Personne, après avoir vu Regain, ne voit tout à fait du même œil un pain ; de même qu'après avoir vu la Femme du boulanger on ne pense plus au cocu avec la même légèreté.
Mais ce sont là des observations sans importance...
Voilà quelques instants, feuilletant les pages d'un de ses livres, je me disais : « Attendris-toi le bout des doigts ! Prépare toi pour la grande tâche ! » Cela fait plusieurs années maintenant que je prêche l'évangile : l'évangile de Jean Giono. Je ne dis pas que mes paroles n'aient rencontré que des oreilles sourdes, je déplore seulement que mon auditoire ait été aussi restreint. Je suis bien sûr qu'aux Éditions Viking Press à New York ils ne peuvent plus me voir tant je les ai harcelés sans répit pour qu'on hâte la traduction des œuvres de Giono. Par bonheur, je puis lire Giono dans sa langue et je dirais même, au risque de paraître immodeste, dans son propre idiome. Mais je continue à penser aux milliers de lecteurs d'Angleterre et d'Amérique qui devront attendre que ses livres aient été traduits. Il me semble que je pourrais faire passer dans les rangs toujours plus fournis de ses admirateurs d'innombrables lecteurs que les éditeurs américains de Giono désespèrent de toucher. Je crois que je pourrais convaincre ceux qui n'ont jamais entendu parler de lui, en Angleterre, en Australie, en Nouvelle-Zélande et partout ailleurs où l'on parle anglais. Mais il semble que je sois impuissant à ébranler ces quelques personnages clefs qui tiennent pour ainsi dire son sort entre leurs mains. Que je fasse appel à la logique ou à la passion, aux statistiques ou aux exemples, je ne parviens pas à faire changer d'avis les éditeurs de ce pays, de mon pays natal. Je réussirai sans doute à faire traduire Giono en arabe, en turc et en chinois avant d'avoir persuadé ses éditeurs américains de poursuivre la tâche qu'ils ont commencée avec tant de cœur.
En feuilletant les pages de Que ma Joie demeure — je cherchais la référence à Orion « qui ressemble à la dentelle de la reine Anne » — je remarquai ces mots de Bobi, le principal personnage du livre :
Je n'ai jamais été capable d'expliquer les choses aux gens. C'est curieux. On me l'a toujours reproché. On dit : « Personne ne voit ce que tu veux dire. »
Rien ne pourrait mieux exprimer ce que je ressens parfois. Et j'ajoute avec quelque hésitation que Giono aussi doit éprouver ce sentiment d'échec. Je ne pourrais sans cela expliquer le fait que, malgré l'irréfutable logique des dollars et des cents avec laquelle ses éditeurs me rabattent toujours le caquet, ses œuvres ne se soient pas répandues à travers l'Amérique comme un feu de brousse.
Je ne suis jamais convaincu par ce genre de logique. Elle suffit peut-être à me réduire au silence, mais je ne suis pas convaincu. Je dois convenir d'autre part que je ne connais pas la formule du « succès » au sens où l'entendent les éditeurs. Je ne crois pas qu'ils la connaissent non plus. Et je ne pense pas non plus qu'un homme comme Giono me remercierait de faire de lui un auteur à gros tirages. Il aimerait être lu, bien sûr. Quel auteur ne le souhaite pas ? Mais, comme tout écrivain, il aimerait surtout être lu par ceux qui le comprennent.
Herbert Read lui a rendu un magnifique hommage dans un article écrit pendant la guerre. Il le traitait d'« anarchiste-paysan ». (Je suis bien certain que ses éditeurs ne tiendraient guère à faire beaucoup de publicité autour d'une telle étiquette !) Je ne considère pas Giono, pour ma part, comme un paysan ni comme un anarchiste, bien que ni l'un ni l'autre de ces termes ne me semblent péjoratifs. (Pas plus qu'à Herbert Read, j'en suis sûr.) Si Giono est un anarchiste, alors Emerson et Thoreau en étaient aussi. Si Giono est un paysan, Tolstoï aussi. Mais ce n'est pas en considérant ces grandes figures sous ces angles-là que nous les comprenons vraiment dans leur essence. Giono ennoblit le paysan dans ses récits ; il élargit la conception de l'anarchisme dans ses esquisses philosophiques. Quand il parle d'un homme comme notre Herman Melville dans le livre Pour saluer Melville (que Viking Press se refuse à publier bien que la traduction soit prête), nous sommes très près du vrai Giono, et ce qui est plus important encore, bien près aussi du vrai Melville. Ce Giono est un poète. Sa poésie est de l'imagination et se révèle de façon tout aussi flagrante dans sa prose. C'est par là que Giono révèle son pouvoir de captiver les hommes et les femmes, partout, sans distinction de rang, de classe, de condition ni de goûts. Il tient cela de ses parents et surtout, je crois, de son père, dont il parle avec une si émouvante tendresse dans Jean le Bleu. Dans son sang méditerranéen il y a ce je ne sais quoi qui, comme les vins de Grèce quand on les mélange aux crus français, ajoute du corps et de la saveur à la langue française. Quant à la terre où il a planté ses racines et envers qui ne cesse jamais de se manifester son vrai patriotisme, il me semble que seul un sorcier pourrait trouver là matière à relier les causes aux effets. Comme notre Faulkner, Giono a créé son propre domaine terrestre, un domaine mythique bien plus proche de la réalité que les manuels d'histoire ou de géographie. C'est une région que les planètes et les étoiles survolent à lourdes pulsations. C'est une terre où il « arrive » des choses aux hommes comme voilà des siècles et des siècles il en arrivait aux dieux. Pan arpente toujours la campagne. Le sol est gorgé de sucs cosmiques. Des événements « transpirent ». Des miracles se produisent. Et jamais l'auteur ne trahit les personnages, les silhouettes qu'il a fait jaillir de la matrice de son imagination fertile. Ses hommes et ses femmes ont leurs prototypes dans les légendes de la province française, dans les chansons des troubadours, dans les gestes quotidiens d'humbles paysans anonymes, dont la longue lignée s'étend du temps de Charlemagne jusqu'à nos jours. Dans les œuvres de Giono, nous retrouvons les tonalités sombres des landes d'Hardy, l'éloquence des fleurs et des créatures inférieures de Lawrence, l'enchantement et les sortilèges des paysages gallois d'Arthur Machen, la liberté et la violence du monde de Faulkner, la bouffonnerie et la licence des mystères médiévaux. Et avec tout cela un charme païen et une sensualité qui vient tout droit de la Grèce antique.
Si l'on considère les dix années qui ont précédé la guerre, les années de course à l'abîme, alors les personnages les plus importants de la scène française ne sont pas les Gide, ni les Valéry ni aucun de ceux qui briguaient les lauriers de l'Académie, mais Giono, l'anarchiste-paysan, Bernanos, le chrétien intégral et Breton, le surréaliste. Ce sont eux les figures significatives, et ce sont des personnages positifs, créatifs parce que destructeurs, moraux dans leur révolte contre les valeurs contemporaines. À première vue ils semblent sans lien entre eux, ils évoluent dans des sphères différentes, à des niveaux différents de la conscience humaine ; mais dans la sphère totale de cette conscience, leurs orbites se croisent et leurs points de contact sont en dehors de tout ce qui est compromettant, réactionnaire ou décadent ; ils impliquent au contraire tout ce qui est positif, révolutionnaire et créateur dans un monde neuf et stable1.
La révolte de Giono contre les valeurs contemporaines est sensible dans tous ses livres. Dans Refus d'obéissance, qui n'a paru pour autant que je sache en traduction que dans la petite revue de James Cooney, The Phoenix, Giono a pris magistralement parti contre la guerre, contre la conscription, contre le fait de porter des armes. Des diatribes de ce genre ne font rien pour la popularité d'un auteur dans son pays natal. Quand éclate la guerre suivante, un tel homme est marqué : tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, les journaux s'en emparent pour l'exagérer, le grossir, le déformer. Les hommes qui ont le plus à cœur l'intérêt de leur pays sont ceux-là qu'on vilipende, qu'on qualifie de « traîtres », de « renégats » ou pire encore. Voici une apostrophe passionnée de Giono dans Jean le Bleu, qui éclairera peut-être la vraie nature de sa révolte :
Je ne sais plus de quelle façon commença mon amitié pour Louis David. Au moment où je parle de lui, je ne peux plus retrouver ma jeunesse pure, l'enchantement des magiciens et des jours : je suis tout sali de sang. Au-delà de ce livre, il y a la grande plaie dont tous les hommes de mon âge sont malades. Ce côté des pages est taché de pus et d'ombre...
Si encore tu étais mort pour des choses honorables : si tu t'étais battu pour des femmes ou en allant chercher la pâture de tes petits. Mais non, d'abord on t'a trompé et puis on t'a tué à la guerre.
Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse de cette France que tu as, paraît-il, aidé à conserver, comme moi ? Qu'est-ce que tu veux que nous en fassions, nous qui avons perdu tous nos amis ? Ah ! S'il fallait défendre des rivières, des collines, des montagnes, des ciels, des vents, des pluies, je dirais : « D'accord, c'est notre travail. Battons-nous, tout notre bonheur est de vivre là. » Non, nous avons défendu le faux nom de tout ça. Moi, quand je vois une rivière, je dis « rivière » ; quand je vois un arbre, je dis « arbre » ; je ne dis jamais « France ». Ça n'existe pas.
Ah ! Comme je le donnerais tout entier ce faux nom pour qu'un seul de ceux qui sont morts, le plus simple, le plus humble vive. Rien ne peut être mis en balance avec le cœur d'un homme. Ils sont toujours là à parler de Dieu ! C'est Dieu qui a donné le petit coup d'index au balancier de la pendule de sang au moment où l'enfant tombait du porche de sa mère. Ils sont toujours là à parler de Dieu, et puis la seule chose qui soit son travail de bon ouvrier, la seule chose qui soit une œuvre de Dieu, la vie qu'il œuvre seul, malgré toutes vos sciences d'imbéciles à lunettes, la vie vous la gâchez à plaisir dans un mortier infâme de boue et de crachats, avec la belle bénédiction de toutes vos églises. La belle logique !
Il n'y a pas de gloire à être Français. Il n'y a qu'une seule gloire : c'est être vivant.
Quand je lis un passage comme celui-là, j'ai tendance à faire des déclarations extravagantes. Je crois avoir dit quelque part que s'il me fallait choisir entre la France et Giono, je choisirais Giono. J'éprouve le même sentiment à l'égard de Whitman. Pour moi, Walt Whitman est cent fois, mille fois plus Américain que l'Amérique elle-même. C'est le grand démocrate en personne qui a dit de notre démocratie dont nous sommes si fiers :
Nous avons fréquemment imprimé le mot démocratie. Et pourtant, je ne saurais trop répéter que c'est un mot dont la véritable signification sommeille encore sans que jamais l'ait réveillé le fracas des tempêtes que ces syllabes ont connues, dans la bouche des hommes ou sous leur plume. C'est un mot grandiose, dont l'histoire n'a sans doute pas encore été écrite parce qu'elle n'a pas encore eu lieu2.
Non, un homme comme Giono ne pourrait jamais être un traître, quand bien même il croiserait les bras et laisserait l'ennemi envahir son pays. Dans Maurizius Forever où j'ai consacré quelques pages à son Refus d'obéissance, j'ai écrit, et je le répète ici avec plus de véhémence encore :
Je prétends qu'il y a quelque chose de détraqué dans une société qui, sous prétexte qu'elle n'est pas d'accord avec les opinions d'un homme, peut le condamner comme un ennemi insigne. Giono n'est pas un traître. C'est la société qui a trahi. Elle a trahi ses beaux principes, ses principes creux. Elle est sans cesse en quête de nouvelles victimes... et elle les trouve parmi les maîtres de la pensée.
Et que disait donc Goethe à Eckermann ? Il est intéressant que le « premier Européen » se soit exprimé ainsi :
Les hommes deviendront plus intelligents, plus fins ; mais pas meilleurs, ni plus heureux, ni plus forts... ou du moins seulement à certaines époques. Je prévois le jour où Dieu brisera tout pour recommencer une nouvelle création. Je suis certain que tout est prévu dans ce dessein, et que le jour et l'heure de cette renaissance sont déjà fixés dans un lointain avenir...
L'autre jour, quelqu'un faisait remarquer devant moi quel rôle étrange et insistant jouait le père dans la vie des écrivains. Nous avions parlé de Joyce, d'Utrillo, de Thomas Wolfe, de Lawrence, de Céline, de Van Gogh, de Cendrars, puis des mythes égyptiens et des légendes crétoises. Nous parlâmes aussi de ceux qui n'avaient jamais trouvé leur père, de ceux qui l'avaient à jamais cherché. Nous parlâmes de Joseph et de ses frères, de Jonathan et de David, et de la magie de certains noms comme l'Hellespont et Fort Ticonderoga. Pendant toute cette discussion, je cherchais désespérément dans ma mémoire des exemples où la mère avait joué un grand rôle. Je n'en trouvai que deux, mais c'étaient des noms bien illustres : Goethe et Vinci. Puis je me mis à parler de Jean le Bleu. Je recherchai cet extraordinaire passage, si lourd de sens pour un écrivain, où Giono explique ce que son père représentait pour lui.
Si j'ai tant d'amour pour la mémoire de mon père, si je ne peux me séparer de son image, si le temps ne peut pas trancher, c'est qu'aux expériences de chaque jour je comprends tout ce qu'il a fait pour moi. Il a connu le premier ma sensualité. Il a vu, lui, le premier, avec ses yeux gris, cette sensualité qui me faisait toucher un mur et imaginer le grain de pore d'une peau. Cette sensualité qui m'empêchait d'apprendre la musique, donnant un plus haut prix à l'ivresse d'entendre qu'à la joie de se sentir habile, cette sensualité qui faisait de moi une goutte d'eau traversée de soleil, traversée des formes et des couleurs du monde, portant, en vérité, comme la goutte d'eau, la tortue, la couleur, le son, le sens marqué dans ma chair...
Il n'a rien cassé, rien déchiré en moi, rien étouffé, rien effacé de son doigt mouillé de salive. Avec une prescience d'insecte il a donné à la petite larve que j'étais les remèdes : un jour ça, un autre jour ça ; il m'a chargé de plantes, d'arbres, de terre, d'hommes, de collines, de femmes, de douleur, de bonté, d'orgueil, tout ça en remèdes, tout ça en provisions, tout ça en prévision de ce qui aurait pu être une plaie. Il a donné le bon pansement à l'avance pour ce qui aurait pu être une plaie, pour ce qui, grâce à lui, est devenu dans moi un immense soleil.
Vers la fin du livre, le père sent la mort approcher, et il a une longue conversation avec son fils sous le tilleul.
Où je me suis trompé, dit le père, c'est quand j'ai voulu être bon et serviable. Tu te tromperas. Comme moi.
Ces mots-là vous déchirent le cœur. Ils sont trop vrais, trop vrais. J'ai pleuré en lisant ce passage. Je pleure encore en évoquant les paroles du père. Je pleure sur Giono, sur moi, sur tous ceux qui se sont efforcés d'être « bons et serviables ». Sur ceux qui essaient encore, bien qu'ils sachent au fond de leur cœur qu'ils « se trompent ». Ce que nous savons n'est rien auprès de ce que nous nous sentons obligés de faire par pure bonté d'âme. La sagesse ne peut se transmettre. Et ne finit-on pas par abandonner la sagesse au profit de l'amour ?
Il y a un autre passage qui rapporte une conversation entre le père et le fils et Franchesc Odripano. Ils viennent de parler de l'art de guérir.
Quand on a le souffle pur, disait mon père, on peut autour de soi éteindre les plaies comme des lampes.
Mais je ne savais pas. Je disais :
— Si on éteint les lampes, papa, on n'y verra plus.
À ce moment, les yeux de velours restaient un moment immobiles et ils regardaient au-delà de ma glorieuse jeunesse.
— C'est assez juste, répondait-il, les plaies éclairent. C'est assez juste. Tu écoutes beaucoup Odripano. Il a fait ses expériences. S'il peut rester jeune au milieu de nous, c'est parce qu'il est poète. Tu sais ce que c'est la poésie ? Tu sais que ce qu'il dit c'est de la poésie ? Tu le sais, fils ? Il faut le savoir. Maintenant, écoute, moi aussi j'ai fait mes expériences, à moi, et je te dis qu'il faut éteindre les plaies. Si, quand tu seras un homme, tu connais ces deux choses : la poésie et la science d'éteindre les plaies, alors, tu seras un homme.
Je demande pardon au lecteur de citer aussi longuement les œuvres de Giono. Si je croyais un instant que presque tous les gens connaissent bien les écrits de Giono, je me sentirais fort embarrassé d'avoir prodigué ces citations. Un de mes amis disait l'autre jour qu'il n'avait pour ainsi dire rencontré personne qui ne connût Jean Giono. « Vous voulez parler de ses livres ? demandai-je. — De certains d'entre eux du moins, dit-il. En tout cas, tout le monde sait ce qu'il représente. — Ça, répondis-je, c'est une autre histoire. Vous avez bien de la chance d'évoluer parmi des gens pareils. Je suis d'un tout autre avis que vous en ce qui concerne Giono. Je me demande même parfois si ses éditeurs l'ont lu. Savoir lire, voilà où est le problème. »
Ce soir-là, en feuilletant un livre d'Holbrook Jackson3, je tombai sur le classement en quatre catégories qu'établit Coleridge parmi les gens qui lisent. Qu'on me permette de le citer :
1. Les éponges, ceux qui absorbent tout ce qu'ils lisent et le restituent pratiquement dans le même état, seulement un peu sali.
2. Les sabliers, ceux qui ne retiennent rien et qui se contentent de prendre un livre pour passer le temps.
3. Les chausses à vin, ceux qui ne gardent que la lie de ce qu'ils ont lu.
4. Les purs diamants, ceux aussi rares que précieux qui profitent de ce qu'ils lisent et qui savent en faire aussi profiter les autres.
La plupart d'entre nous appartiennent à la troisième catégorie, sinon aussi à l'une des deux premières. Rares sont les purs diamants ! Je voudrais maintenant faire état d'une observation concernant le prêt de livres de Giono. Les rares que je possède — parmi lesquels le Chant du monde et Un de Baumugnes dont je m'aperçois que je n'ai pas parlé — je les ai prêtés maintes et maintes fois à tous ceux qui exprimaient le désir de découvrir l'œuvre de Jean Giono. C'est dire non seulement que je les ai remis de la main à la main à un nombre considérable de visiteurs, mais que je les ai aussi emballés et expédiés à de nombreux autres, parfois même habitant l'étranger. Jamais pour aucun auteur que j'ai recommandé, je n'ai recueilli autant d'approbations qu'avec Giono. La réaction a été pratiquement unanime. « Magnifique ! Merci, merci ! » telle était d'ordinaire la réponse que je recevais. Une seule personne n'aimait pas Giono et m'a dit tout net qu'elle n'y trouvait rien d'intéressant, c'était un homme qui se mourait du cancer. Je lui avais prêté Que ma Joie demeure. C'était un de ces hommes d'affaires « arrivés » qui n'avait rien accompli ni rien trouvé pour le soutenir. Je crois qu'on peut considérer son verdict comme exceptionnel. Les autres, et ils comprennent des hommes et des femmes de tout âge, de toute condition de toute opinion et de toute tendance, ont tous proclamé leur amour, leur admiration, leur gratitude pour Jean Giono. Ils ne représentent pas un public « sélectionné », puisqu'ils étaient choisis au hasard. Leur seul point commun, c'était le goût des bons livres...
Voilà mes statistiques personnelles qui, je le prétends, sont aussi valables que celles de l'éditeur. Ce sont les gens qui ont faim et soif qui décideront en dernier ressort de l'avenir de l'œuvre de Giono.
Il y a un autre homme, une figure tragique, dont je recommande parfois le livre à mes amis et connaissances : Vaslav Nijinsky. Chose étrange, son Journal n'est pas sans rappeler Jean le Bleu. On y trouve des révélations sur l'écriture. C'est l'œuvre d'un homme qui est en partie lucide et en partie dément. C'est un message si dépouillé, si désespéré qu'il fait éclater le moule. Nous sommes face à face avec la réalité et c'est presque insoutenable. La technique, pourtant si profondément personnelle, est de celles que tout écrivain peut acquérir. S'il n'avait pas été enfermé, si ce livre n'avait été qu'une première œuvre, nous aurions eu en Nijinsky un écrivain aussi brillant que le danseur.
Je parle de ce livre parce que je l'ai lu très attentivement. Pour prétentieuse que puisse sembler cette affirmation, c'est un livre pour écrivains. Je ne puis limiter de la même façon Giono, mais je dois dire que lui aussi nourrit l'écrivain, qu'il lui donne une leçon et qu'il l'inspire. Dans Jean le Bleu, il nous donne la genèse d'un écrivain, en nous contant cette évolution avec l'art consommé d'un auteur chevronné. On a l'impression qu'il est un « écrivain né ». On sent qu'il pourrait aussi bien être peintre ou musicien (quoi qu'il en dise). C'est « l'histoire du Conteur », l'histoire de l'histoire. Elle arrache les bandelettes dans lesquelles nous momifions les écrivains pour révéler l'être embryonnaire. Elle nous donne la physiologie, la chimie, la physique, la biologie de cet étrange animal qu'est l'écrivain. C'est un manuel tout pénétré du fluide magique de la technique qu'il expose. Ce livre nous met en communication avec la source de toute activité créatrice. Il respire, il palpite, il renouvelle le flux sanguin. C'est le genre de livre que tout homme qui croit avoir au moins une histoire à raconter pourrait écrire, mais qu'hélas il n'écrit jamais. C'est le récit que répètent inlassablement les auteurs sous les déguisements les plus divers. Il est rare de le voir arriver directement de la salle d'accouchement. On commence généralement par le laver et par le parer. Par lui donner un nom qui n'est pas son vrai nom.
Sa sensualité, dont Giono attribue le développement aux soins éclairés de son père, est sans conteste un des traits cardinaux de son art. Elle imprègne ses personnages, ses paysages, tout son récit. « Rendons plus sensibles le bout de nos doigts, nos points de contact avec le monde... » C'est exactement ce qu'a fait Giono. Le résultat est que l'on décèle dans sa musique l'emploi d'un instrument qui a connu le même processus de mûrissement que celui qui en joue. Chez Giono la musique et l'instrument ne font qu'un. C'est là le don qui lui est propre. S'il n'est pas devenu un musicien parce que, dit-il, il jugeait plus important d'être un bon auditeur, il est devenu un écrivain qui a élevé l'art d'écouter à de tels sommets que nous suivons ses mélodies comme si nous les avions écrites nous-mêmes. Nous ne savons plus, à lire ses livres, si c'est Giono que nous écoutons ou bien nous-mêmes. Nous vivons par ses mots et en eux aussi naturellement que si nous respirions à une altitude confortable ou que si nous flottions au sein des eaux ou planions comme un faucon sur le courant d'air d'un canyon. L'intrigue de ses récits est amortie par ces effluves terrestres ; le mécanisme ne grince jamais car il baigne constamment dans des lubrifiants cosmiques. Giono nous livre les hommes, les bêtes et les dieux dans leurs constituants moléculaires (Et bien mieux qu'Ossendovski !) Il n'a pas éprouvé le besoin de descendre dans l'arène atomique. Il s'intéresse aux galaxies et aux constellations, aux troupeaux, aux hordes, aux meutes, au plasma biologique aussi bien qu'au magma primitif. Les noms de ses personnages comme ceux des collines et des cours d'eaux qui les entourent, ont la saveur, l'arôme, la vigueur et le parfum des herbes fortes. Ce sont des noms autochtones qui fleurent bon le Midi. Quand on les prononce, on revit des souvenirs d'un autre temps ; sans le savoir, on hume une bouffée d'air qui vient des rives africaines. On devine que l'Atlantide n'était pas si éloignée dans le temps ni dans l'espace.
Voilà un peu plus de vingt ans que Colline de Giono, publié par Brentano's, à New York, sous le titre de Hill of Destiny, a rendu d'un coup l'auteur célèbre parmi tous ceux qui lisent. Dans son introduction à l'édition américaine, Jacques Le Clercq, le traducteur, explique le but du Prix Brentano, qui fut décerné pour la première fois à Jean Giono.
Pour le public français, le Prix Brentano doit son importance à certaines nouveautés. D'abord, c'est la première fois qu'un jury américain s'attache à couronner une œuvre française et à en assurer la publication en Amérique. Le simple fait que cet ouvrage vienne de l'étranger — l'étranger, cette postérité contemporaine — éveille un vif intérêt ; et aussi le fait que le jury soit composé d'étrangers donne la pleine assurance qu'il ne saurait y avoir ici de propagande de chapelle, de manœuvres de cliques comme on en observe nécessairement lors de l'attribution des prix français. Enfin la valeur matérielle du prix lui-même est de bon augure.
Il y a vingt ans de cela ! Et voici quelques mois à peine, j'ai reçu deux nouveaux livres de Giono — Un Roi sans divertissement et Noé — les deux premiers d'une série de vingt, qui doivent former des Chroniques annonce-t-il. Il avait trente ans quand Colline a obtenu le Prix Brentano. Entre temps, il a écrit un nombre respectable de livres. Et aujourd'hui, à cinquante ans passés, il projette d'en écrire une série de vingt, dont plusieurs ont déjà été publiés. Juste avant la guerre, il avait commencé sa traduction de Moby Dick dont on a tant parlé, un labeur de plusieurs années pour lequel il fut aidé par deux collaborateurs remarquables qui ont signé avec lui cette traduction. C'était une immense entreprise, puisque Giono connaît mal l'anglais. Mais, comme il l'explique dans le livre qui suivit — Pour saluer Melville —, Moby Dick fut, des années durant, son fidèle compagnon au cours de ses promenades parmi les collines. Il avait vécu avec ce livre qui avait fini par devenir une partie de lui-même. Il était donc inévitable que ce fût lui qui le révélât au public français. J'ai lu certains passages de cette traduction qui me semble une œuvre inspirée. Melville n'est pas de mes auteurs favoris. Moby Dick, à vrai dire, a toujours été une sorte de bête noire pour moi. Mais en lisant la version française, que je préfère à l'original, je suis arrivé à la conclusion qu'un jour je lirai le livre en entier. Après avoir lu Pour saluer Melville, qui est l'interprétation d'un poète par un poète — « une pure invention », comme le dit Giono lui-même dans une lettre — j'étais littéralement transporté. Combien souvent est-ce « l'étranger » qui nous fait apprécier nos propres auteurs ! (Je songe aussitôt à cette magnifique étude sur Walt Whitman faite par un Français, qui a pratiquement consacré sa vie à ce sujet. Je pense aussi à ce qu'a fait Baudelaire pour rendre le nom de Poe célèbre à travers l'Europe.) On s'aperçoit une fois de plus que comprendre une langue n'est pas la même chose que comprendre le langage en général : c'est toujours la communion par rapport à la communication. Même en traduction, certains d'entre nous comprennent mieux Dostoïevsky, par exemple, que ses contemporains russes, ou, si je puis dire, mieux que nos contemporains russes.
Je remarquai, en lisant l'introduction de Hill of Destiny, que le traducteur exprimait ses craintes que le livre ne choquât certains lecteurs américains « délicats ». C'est curieux comme les auteurs français sont mal vus des anglo-saxons. On va jusqu'à considérer comme « immoraux » certains bons catholiques de France. Cela me rappelle toujours la fureur de mon père quand il me surprit à lire la Peau de chagrin. Il n'eut qu'à voir le nom de Balzac. Cela suffit à le convaincre que le livre était « immoral ». (Par bonheur, il ne me prit jamais à lire les Contes drolatiques !) Mon père, bien sûr, n'avait jamais lu une ligne de Balzac. C'était à peine s'il connaissait quelques-uns des auteurs anglais ou américains. Le seul écrivain qu'il avouât avoir lu — c'est inouï, mais c'est vrai ! — c'était John Ruskin. Mais oui, Ruskin ! Je faillis tomber assis par terre quand il m'annonça cela. Je ne savais pas comment expliquer une chose aussi insensée, mais je découvris par la suite que le responsable en était l'ecclésiastique qui l'avait (provisoirement) converti au christianisme. Ce qui m'étonna davantage encore, ce fut quand il convint que cette lecture lui avait plu. Cela demeure encore inexplicable pour moi. Mais je reviendrai une autre fois à Ruskin...
Dans les livres de Giono, comme dans ceux de Cendrars et dans bien d'autres livres français, il y a toujours de merveilleuses descriptions de beuveries et de festins. Parfois, c'est une fête, comme dans Que ma Joie demeure, parfois il s'agit d'un simple repas. Mais cela vous met toujours l'eau à la bouche. (On devrait écrire un jour à l'usage des Américains un livre de cuisine composé de recettes glanées dans la littérature française.) Tous les cinéastes ont observé l'importance qu'attachent les metteurs en scène français aux scènes de repas, alors que dans les films américains, ce sont des séquences qu'on ne trouve jamais. Ou alors, rien n'y semble réel, ni la nourriture qu'on sert, ni les convives. En France, quand deux ou plusieurs personnages se rassemblent, il y a communion sensuelle aussi bien que spirituelle. Avec quelle nostalgie les jeunes Américains regardent-ils ces scènes ! Parfois c'est un repas en plein air. Dans ces cas-là, nous sommes encore plus émus, car nous ne connaissons vraiment pas grand-chose de la joie de manger et de boire au grand air. Le Français aime ce qu'il mange. Nous, nous mangeons pour nous alimenter, ou bien par la force de l'habitude. Le Français, même s'il est un habitant des villes, est plus près de la terre que l'Américain. Il n'altère pas, il ne raffine pas à l'excès les produits de la terre. Il savoure tout autant les repas sans prétention que les créations du gourmet. Il aime bien les aliments frais et non pas en conserves ni congelés. Et presque tous les Français savent faire la cuisine. Je n'ai jamais rencontré un Français qui ne sache pas faire ne fût-ce qu'une omelette, par exemple. Mais je connais nombre d'Américains qui ne sont même pas capables de faire un œuf à la coque.
La bonne chère, naturellement, va de pair avec la bonne conversation, un autre article dont nous sommes ici totalement démunis. L'art de la conversation est presque aussi indispensable que celui de choisir les vins qui accompagnent un repas. Pas de cocktails, pas de whisky, pas de bière ni d'ale. Ah, les vins ! Leur variété, les effets subtils et indescriptibles qu'ils produisent ! Et que je n'oublie pas non plus qu'avec la bonne chère il y a les jolies femmes : les femmes qui, outre qu'elles stimulent l'appétit, savent inspirer d'agréables conversations. Comme ils sont horribles, nos banquets pour hommes seuls ! Comme nous aimons nous châtrer, nous mutiler ! Comme nous méprisons en fait tout ce qui est voluptueux et sensuel ! Je suis persuadé que plus que l'immoralité, ce qui répugne aux Américains, c'est le plaisir qu'on peut tirer des cinq sens. Nous ne sommes absolument pas un peuple « moral ». Nous n'avons pas besoin de lire la Peau de Malaparte pour découvrir quelles bêtes se cachent sous nos uniformes chevaleresques. Et quand je dis « uniformes » j'entends par là la livrée dont s'affuble le civil tout autant que celle du soldat. Nous sommes des hommes en uniforme, il n'y a pas à sortir de là. Nous ne sommes pas des individus, et pas davantage les membres d'une grande collectivité. Nous ne sommes ni des démocrates, ni des communistes, ni des socialistes, ni des anarchistes. Nous sommes une foule indisciplinée. Et notre signe distinctif, c'est la vulgarité.
Il n'y a jamais de vulgarité, même dans les pages les plus corsées de Giono. Du désir, peut-être, de l'appétit charnel, de la sensualité, mais pas de vulgarité. Ses personnages peuvent s'adonner parfois au plaisir sexuel, ils peuvent même « forniquer » comme on dit, mais dans ces ébats, il n'y a jamais rien de révoltant comme dans les descriptions que fait Malaparte du comportement de nos soldats en Europe. Jamais un écrivain français n'en est réduit aux maniérismes d'un Lawrence dans l'Amant de Lady Chatterley. Lawrence, d'ailleurs, aurait dû connaître Giono, avec lequel il a tant d'affinités. Il aurait dû faire le voyage de Vence jusqu'au plateau de Haute-Provence où Giono situe le décor de Colline. Mais Lawrence à cette époque était déjà dans les griffes de la mort, bien qu'il pût nous donner encore The Man Who Died ou The Escaped Cock. Il aurait encore assez de souffle pour rejeter l'image d'un Rédempteur souffrant qu'imposait un christianisme morbide, et pour la remplacer par celle d'un homme de chair et de sang, d'un homme heureux de vivre, de respirer. Quel dommage qu'il n'ait pu rencontrer Giono du temps de la jeunesse de celui-ci. Même adolescent, Giono aurait su lui faire éviter certaines erreurs. Lawrence a toujours raillé les Français, et pourtant il semblait bien aimer vivre en France. Il ne voyait chez les Français que ce qu'il y avait de malsain, de « décadent ». Partout où il allait, c'était cela qui le frappait d'abord : il avait le nez trop fin. Giono, si solidement planté dans son sol natal, Lawrence, avec sa manie de vagabonder. Tous deux proclamant la richesse de la vie : Giono dans des péans, Lawrence dans des hymnes de haine. Tout comme Giono s'est ancré dans sa « région », lui s'est ancré dans la tradition artistique. Il n'a pas souffert de ces limitations qu'il s'est imposées. Au contraire il s'est épanoui. Lawrence s'est arraché à son monde et au royaume de l'art. Il a erré sur la terre comme une âme en peine, sans nulle part trouver la paix. Il a utilisé le roman pour prêcher la résurrection de l'homme, mais lui-même a connu une fin lamentable. Je dois beaucoup à D.H. Lawrence. Ces observations, ces comparaisons, je ne les ai pas faites pour condamner l'homme, j'ai simplement voulu marquer quelles étaient ses limites. Et comme moi je suis un Anglo-Saxon, je me sens libre de souligner ses lacunes. Nous avons tous grand besoin de la France. Je l'ai dit et répété. Et je le répéterai sans doute encore jusqu'à ma mort.
Vive la France ! Vive Jean Giono !
Cela faisait cinq mois que j'avais laissé ces pages sur Giono, sachant bien que j'avais encore des choses à dire, mais décidé à attendre le moment opportun. Et voilà qu'hier, j'ai eu la visite inopinée d'un agent littéraire que j'avais connu il y a des années, à Paris. C'est le genre de personnage qui, en entrant dans une maison, commence par passer dans votre bibliothèque et par tripoter vos livres et vos manuscrits avant de vous regarder. Et quand il vous regarde, ce n'est pas vous qu'il voit, mais seulement ce qui est exploitable en vous. Après l'avoir entendu remarquer, assez sottement me parut-il, qu'il ne visait qu'à aider les écrivains, je sautai sur l'occasion et je lançai le nom de Giono.
« Il y a un homme pour qui vous pourriez faire quelque chose, si ce que vous dites est vrai », lui déclarais-je tout net. Je lui montrai Pour saluer Melville. Je lui expliquai que Viking ne semblait nullement désireux de publier d'autres ouvrages de Giono.
« Et savez-vous pourquoi ? » demanda-t-il.
Je lui rapportai ce qu'on m'avait écrit.
« Ce n'est pas la véritable raison », répondit-il. Et il entreprit de m'exposer ce qu'il considérait, il en était sûr, comme la vraie raison.
« Et même si ce que vous dites est exact, dis-je, bien que je n'en croie rien, il y a toujours ce livre que j'aimerais voir publier. C'est un livre magnifique et que j'adore.
— À vrai dire, ajoutai-je, mon affection et mon admiration pour Giono sont telles que peu m'importe ce qu'il fait ou ce qu'on dit qu'il a fait. Je connais mon Giono. »
Il me regarda d'un œil interrogateur et, comme pour me provoquer, déclara : « Il y a plusieurs Gionos, vous savez. »
Je devinais ce qu'il entendait par là, mais je répondis simplement : « Je les aime tous. »
Cela parut lui couper ses effets. J'étais d'ailleurs certain qu'il ne connaissait pas aussi bien Giono qu'il le prétendait. Ce qu'il voulait me dire, sans doute, c'était que le Giono d'une certaine période était bien meilleur que le Giono d'une autre période. Le « meilleur » Giono, naturellement, c'était le sien. Ce sont les bavardages de ce genre qui entretiennent les milieux littéraires en état de perpétuelle fermentation.
Quand Colline parut, on aurait dit que le monde entier reconnaissait la valeur de Giono. Il en fut de même lors de la publication de Que ma Joie demeure. Et cela se reproduisit sans doute un certain nombre de fois. Quoi qu'il en fût, chaque fois que cela arrive, chaque fois qu'un livre s'acquiert immédiatement une audience universelle, on est je ne sais pourquoi convaincu qu'il reflète fidèlement la personnalité de l'auteur. C'est à croire que jusqu'à ce moment-là, l'homme n'existait pas. Ou peut-être convient-on que l'homme existait, mais pas l'écrivain. Et pourtant, si paradoxal que cela puisse sembler, l'écrivain existe avant l'homme. L'homme ne serait jamais devenu ce qu'il est s'il n'avait pas eu en lui le germe créateur. Il mène la vie qu'il rapporte en mots. Il rêve sa vie avant de la vivre ; il la rêve pour la vivre.
Dans leur premier livre « à succès », certains auteurs donnent d'eux-mêmes une image complète, et malgré tout ce qu'ils pourront dire par la suite, elle persiste, s'impose et éclipse souvent toutes celles qui lui succèdent. Le même phénomène se produit parfois à l'occasion de notre première rencontre avec quelqu'un. Sa personnalité nous frappe si vivement que, même s'il change ou s'il révèle de nouveaux aspects de lui-même, c'est cette première image qui subsiste. Parfois, c'est une bénédiction qu'on puisse conserver l'impression première ; parfois aussi, c'est une criante injustice dont souffrent celui que nous aimons.
Que Giono soit un homme aux multiples visages, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je ne nierai pas non plus que, comme nous tous, il a ses bons et ses mauvais côtés. Dans le cas de Giono, il se trouve qu'avec chacun de ses livres il se révèle pleinement. Cette révélation, on la trouve à chaque phrase. Il est toujours lui-même et il se donne toujours. C'est une des qualités précieuses qu'il possède et qui le distinguent d'une foule d'écrivains mineurs. Je l'imagine très bien disant, comme Picasso : « Est-il nécessaire que tout ce que je fais se révèle un chef-d'œuvre ? » De lui, comme de Picasso, je dirai que le « chef-d'œuvre » était l'acte créateur en lui-même, et non pas telle ou telle œuvre qui s'est trouvée plaire à un vaste public ou être acceptée comme le corps même du Christ.
Supposez que vous vous soyez fait une image d'un homme et qu'un beau jour, tout à fait à l'improviste, vous le surpreniez dans une humeur étrange, se comportant ou parlant d'une façon dont vous ne l'auriez jamais cru capable. Refuserez-vous cet aspect de lui comme inacceptable ou l'incorporerez-vous dans une nouvelle image, plus large ? Vous croyiez qu'il s'était entièrement révélé à vous. Et voilà que vous le voyez sous un jour tout différent. Est-ce votre faute ou la sienne ?
J'imagine aisément un homme pour qui écrire est l'œuvre de toute sa vie, et qui révèle tant d'aspects de lui-même à mesure qu'il va qu'il déconcerte et surprend ses lecteurs. Et plus ils sont déconcertés par sa nature protéiforme, moins ils sont qualifiés, me semble-t-il, pour parler de « chefs-d'œuvre » ou de « révélations ». Un esprit large attendrait au moins que le dernier mot eût été écrit. C'est le moins qu'on puisse faire. Mais il est dans la nature des petits esprits d'abattre un homme avant que son heure soit venue, d'arrêter son développement au point le plus opportun pour leur confort intellectuel. Qu'un auteur s'avise de se poser un problème qui n'est pas du goût de notre petit bonhomme, ou qui dépasse sa compétence, et que se passe-t-il ? Eh bien, on entend la déclaration classique : « Il n'est plus l'écrivain qu'il était ! » Ce qui signifie toujours : « Il n'est plus l'écrivain que je connais.
Pour un créateur, Giono est encore un homme relativement jeune. Il n'a pas fini d'en entendre de la part des critiques pointilleux. On le datera et redatera, on le classera et reclassera, on le ressuscitera et reressuscitera... jusqu'à la fin. Et ceux qui se complaisent à ce jeu, qu'ils identifient avec l'art de l'interprétation, subiront évidemment eux-mêmes bien des changements. Les enragés se gausseront de lui jusqu'au bout. Les tendres idéalistes iront de désillusion en désillusion et n'en finiront pas de retrouver leur bien-aimé. Les sceptiques demeureront toujours sur la brèche, sur celle-ci ou sur celle-là, mais sans jamais désarmer.
Tout ce qu'on écrit sur un homme comme Giono en dit plus sur le critique ou sur l'interprète que sur Giono. Car, comme le chant du monde, Giono poursuit sa route. Le critique pivote autour de cet homme solide et aux racines bien plantées. Comme la girouette, il dit de quel côté souffle le vent, mais il n'appartient pas au domaine du vent ni des airs. Il fait songer à une automobile sans bougies.
Un homme simple qui ne se vante pas de ses opinions mais qui est capable d'être ému, un homme simple qui est dévoué, aimant et loyal, est bien plus à même de vous parler d'un écrivain comme Giono que les doctes critiques. Fiez-vous à l'homme dont le cœur est ému. Ce sont de tels hommes que l'écrivain a pour compagnons quand il ordonne sa création. Ils ne l'abandonnent pas quand l'auteur s'engage sur des chemins qui dépassent leur entendement. Leur silence est bienséant et instructif. Comme les gens d'une grande sagesse, ils savent rester disponibles.
Chaque jour, dit Miguel de Unamuno, je crois de moins en moins au problème social, au problème politique, au problème moral, et à tous les autres problèmes que les gens ont inventés pour ne pas avoir à affronter résolument le seul qui se pose vraiment : le problème humain. Tant que nous ne l'abordons pas, nous nous contentons simplement de faire du bruit pour nous étourdir.
Giono est un des écrivains de notre époque qui aborde sans détour ce problème humain. Et c'est en grande partie pour cela qu'il a si mauvaise réputation. Ceux qui s'affairent sur la périphérie le considèrent comme un renégat. À leurs yeux, il ne joue pas le jeu. D'aucuns refusent de le prendre au sérieux parce qu'« il n'est qu'un poète ». Certains conviennent qu'il a un admirable don de conteur mais pas le sens de la réalité. D'autres s'imaginent qu'il écrit une légende de son pays et non pas l'histoire de notre époque. D'autres encore voudraient nous faire croire qu'il n'est qu'un rêveur. Il est tout cela et bien d'autres choses encore. C'est un homme qui ne se détache jamais du monde, même quand il rêve. Et surtout pas du monde des créatures humaines. Dans ses livres, il parle comme père, mère, frère, sœur, fils et fille. Il ne dépeint pas la famille humaine avec pour décor la nature, il fait d'elle un élément de la nature. Si la souffrance existe et le châtiment, c'est par le truchement de la loi divine au sein de la nature. Le cosmos que hantent les créatures de Giono est soumis à une stricte ordonnance. Tous les éléments irrationnels y trouvent place. Et ce cosmos ne cède pas, ne rompt pas ni ne s'affaiblit parce que les personnages de fiction qui le peuplent agissent parfois à l'encontre des lois qui régissent notre monde de tous les jours ou parce qu'ils les bravent. Le monde de Giono possède une réalité bien plus tangible, bien plus durable que celui que nous tenons pour le monde réel. Tolstoï dans son dernier ouvrage a exprimé la nature de cette autre réalité plus profonde :
Voici donc tout ce que j'aimerais dire : j'aimerais dire que nous vivons à une époque et dans des conditions qui ne peuvent se prolonger et que, de toute façon, nous serons obligés de choisir une voie nouvelle. Afin de suivre cette voie, il n'est pas nécessaire d'inventer une nouvelle religion ni de découvrir des théories scientifiques originales pour expliquer comment la vie ou l'art peuvent nous guider. Surtout il est inutile de revenir à une activité particulière ; il suffit d'adopter une méthode qui nous libère des superstitions du faux christianisme et de la raison d'État.
Que chacun de nous comprenne bien qu'il n'a pas le droit, ni même la possibilité, d'organiser la vie des autres ; qu'il devrait conduire sa vie selon les principes religieux suprêmes qui lui ont été révélés, et que, sitôt qu'il aura agi ainsi, c'en sera fini de l'ordre actuel ; cet ordre qui règne aujourd'hui parmi les nations soi-disant chrétiennes, l'ordre qui a causé tant de souffrances au monde, qui est si peu conforme à la voix de la conscience, et qui rend chaque jour l'humanité plus misérable. Quoi que vous soyez : législateur, juge, propriétaire, ouvrier ou vagabond, méditez et ayez pitié de votre âme. Si embrumé que le pouvoir, l'autorité et la fortune aient rendu votre cerveau, si harassés que vous soyez par la pauvreté et l'humiliation, souvenez-vous que vous possédez et que vous incarnez comme nous tous un esprit divin qui demande aujourd'hui sans équivoque : « Pourquoi vous martyrisez-vous et faites-vous souffrir tous ceux qui vous approchent ? » Comprenez plutôt qui vous êtes vraiment, combien insignifiant et vulnérable est cet être que vous appelez vous et que vous reconnaissez sous vos traits, et à quel point, au contraire, le véritable vous est démesurément votre vous spirituel ; et après avoir compris cela, commencez à vivre chaque instant pour accomplir votre vraie mission dans la vie, telle que vous l'ont révélée la sagesse universelle, les enseignements du Christ et votre propre conscience. Consacrez le meilleur de vous-même à hâter l'émancipation de votre esprit des illusions de la chair et son initiation à l'amour de votre prochain, ce qui revient au même. Dès que vous commencerez à pratiquer ce genre d'existence, vous éprouverez une joyeuse impression de liberté et de bien-être. Vous serez surpris de découvrir que les mêmes objectifs extérieurs qui vous préoccupaient et que vous étiez si loin d'atteindre, ne dresseront plus d'obstacles sur le chemin de votre plus grand bonheur. Et si vous êtes malheureux — et je sais que vous l'êtes — méditez sur ce que je viens de vous dire. N'y voyez pas le produit de ma seule imagination, mais le résultat des méditations et des réflexions des cœurs et des âmes les plus éclairés ; dites-vous donc bien que c'est le seul et unique moyen de vous libérer de votre malheur et de découvrir le plus grand bien que la vie puisse offrir. Voilà ce que j'aimerais dire à mes frères avant de mourir4.
Remarquez que Tolstoï parle du « plus grand bonheur possible » et du « plus grand bien possible ». Je suis persuadé que ce sont les deux buts que Giono aimerait voir l'humanité atteindre. Le bonheur ! Qui, depuis Maeterlinck, s'est plus longtemps étendu sur cet état ? Qui parle aujourd'hui du « plus grand bien possible » ? Parler aujourd'hui de bonheur et de bien, c'est suspect. Ils n'ont place ni l'un ni l'autre dans notre image de la réalité. Certes, on discute indéfiniment du problème politique, du problème social, du problème moral. On s'agite beaucoup, mais l'on n'accomplit rien de valable. On n'accomplira rien tant que l'on ne considérera pas l'être humain comme un tout et non pas comme un animal tantôt politique, tantôt social et tantôt moral.
En prenant le dernier livre de Giono — les Âmes fortes — pour parcourir la liste de ses œuvres, je me rappelle la visite que j'ai faite à son domicile en son absence. En entrant dans sa maison, j'ai tout de suite été frappé de l'abondance des livres et des disques. La demeure semblait regorger de provende spirituelle. Sur un rayon, tout en haut, près du plafond, se trouvaient les livres qu'il avait écrits. Même alors, il y a onze ans de cela, ils étaient en nombre prodigieux pour un homme de son âge. Je consulte aujourd'hui la liste placée au verso de la page de garde, dans son dernier ouvrage publié par Gallimard. Combien de titres j'ai encore à lire ! Et combien ces titres à eux seuls sont éloquents ! Solitude de la pitié, le Poids du Ciel, Naissance de « l'Odyssée », le Serpent d'étoiles, les Vraies Richesses, Fragments d'un déluge, Fragments d'un Paradis, Présentation de Pan... Une secrète sympathie me lie à ces œuvres que je ne connais pas. Souvent, la nuit, quand je vais fumer une cigarette dans le jardin, quand je lève les yeux vers Orion, et les autres constellations qui font si étroitement partie du monde de Giono, je me demande ce qu'il peut y avoir dans ces livres que je n'ai pas lus et que je me promets de lire dans des moments de paix profonde et de sérénité, car agir autrement serait faire injustice à Giono. Je l'imagine aussi se promenant dans son jardin, jetant un coup d'œil aux étoiles, méditant sur l'œuvre en cours, se préparant à soutenir de nouveaux combats contre les éditeurs, les critiques et le public. Dans ces moments-là, je ne songe plus qu'il est loin, dans un pays qui s'appelle la France. Il est à Manosque et, entre Manosque et Big Sur, il existe une affinité qui abolit l'espace et le temps. Il est dans ce jardin où règne encore l'esprit de sa mère, non loin de la crèche où il est né et où son père, qui lui a enseigné tant de choses, travaillait à son banc de savetier. Son jardin est ceint d'un mur ; ici, il n'y a pas de clôture. C'est une des différences entre l'Ancien Monde et le Nouveau. Mais aucun mur ne sépare l'esprit de Giono du mien. C'est ce qui m'attire en lui : sa franchise d'âme. On la perçoit dès l'instant qu'on ouvre ses livres. On est la proie d'un ravissement qui vous grise, qui vous envoûte.
Giono nous livre le monde où il vit, un monde de rêve, de passion et de réalité. C'est un monde français, oui, mais cette épithète ne suffirait pas à le décrire. C'est une certaine région de France, oui mais cela ne suffit pas à le définir. C'est sans équivoque le monde de Jean Giono et de nul autre. Si vous êtes une âme sœur, vous le reconnaîtrez aussitôt, où que vous ayez vu le jour et grandi, quelque langue que vous parliez, quelles que soient les coutumes que vous ayez adoptées, la tradition que vous suiviez. Un homme n'a pas besoin d'être chinois, ni même poète, pour reconnaître aussitôt des esprits comme Lao-tseu ou Li Po. Dans l'œuvre de Giono, ce que tout être sensible et sain devrait pouvoir percevoir d'emblée, c'est « le chant du monde ». Pour moi, ce chant, dont chaque nouveau livre donne à l'infini des refrains et des variations, est infiniment plus précieux, plus bouleversant, plus poétique que le Cantique des Cantiques. Il est intime, personnel, cosmique, libre et ininterrompu. Il embrasse les trilles de l'alouette, et du rossignol et de la grive ; le bruissement des planètes et le tournoiement à peine perceptible des constellations ; les sanglots, les pleurs, les cris et les gémissements des âmes blessées des mortels, tout comme le rire et les alleluias des élus ; la musique séraphique des anges et les hurlements des damnés. Outre cette musique pandémique, Giono rend toute la gamme des couleurs, des saveurs, des odeurs et des sensations. Les objets les plus inanimés y livrent leurs mystérieuses vibrations. La philosophie qui se cache derrière cette symphonie n'a pas de nom : elle a pour fonction de libérer, de maintenir grandes ouvertes les portes de l'âme, d'encourager la méditation, l'aventure et le culte passionné.
« Sois ce que tu es, seulement sois-le de toute ton âme ! » Voilà l'enseignement qu'elle murmure.
Est-ce français ?
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1. Politics of the Unpolitical de Herbert Read, Routledge, Londres, 1946.
2. Democratic Vistas.
3. The Reading of Books, Scribner's, New York, 1947.
4. La Loi d'amour et la loi de violence.