XIV

LE THÉÂTRE

 

 

L'art dramatique est un genre littéraire que j'ai étudié plus que tout autre. Ma passion pour le théâtre remonte si loin que c'est presque comme si j'étais né dans les coulisses. Dès l'âge de sept ans, je commençai à fréquenter le music-hall The Novelty, qui se trouvait dans Drigg's Avenue, à Brooklyn. J'y allais toujours le samedi, en matinée. Et seul. Le prix de la place au « paradis des Nègres » était alors de dix cents. (C'était l'époque dorée où on pouvait vraiment avoir un bon cigare pour le même prix.) Le portier, Bob Maloney, un ex-pugiliste qui avait les épaules les plus larges et les plus carrées que j'eusse jamais vues, nous surveillait armé d'une grosse canne de jonc. Je me souviens de ce personnage mieux que de n'importe quel acteur ou numéro que j'ai vus en cet endroit. C'était le traître qui dominait mes rêves troublés.

La première pièce que l'on m'emmena voir était la Case de l'oncle Tom. J'étais encore un tout jeune bambin et, pour autant que je me le rappelle, la pièce ne fit pas la moindre impression sur moi. Je me rappelle, cependant, que ma mère pleura copieusement pendant toute la représentation. Ma mère adorait ces pièces qui vous tirent les larmes. Je ne sais pas combien de fois on me traîna voir The Old Homestead (avec Denman Thompson), Way Down East et autres mélos à succès du même acabit.

Il y avait dans le quartier (Le XIVème arrondissement) deux autres théâtres où ma mère m'emmenait aussi de temps en temps : l'Amphion et le Corse Payton. Corse Payton, que l'on dénommait souvent « le plus mauvais acteur du monde » jouait des mélos de quatre sous. Des années plus tard, mon père et lui devinrent compagnons de bar, chose dont nul n'aurait rêvé à l'époque où le nom de Corse Payton était la risée de tout Brooklyn.

La première pièce qui fit quelque impression sur moi — je n'avais pas plus de dix ou douze ans alors — était Wine, Woman and Song. C'était une chose très gaie et leste, et l'on y voyait le minuscule Lew Hearn et la ravissante Bonita. Ce devait être, je m'en rends compte maintenant, une magnifique production burlesque (« Wer liebt nicht Wein, Weib und Gesang, bleibt ein Narr sein Leben lang »). Le détail le plus étonnant de l'affaire, c'est que nous occupions une loge pour nous seuls. Le théâtre, où je ne crois pas avoir jamais remis les pieds — il me rappelait je ne sais pourquoi une vieille forteresse française — s'appelait The Folly, et se trouvait au coin de Broadway et de Graham Avenue, à Brooklyn, bien entendu.

À cette époque, nous avions quitté le magnifique XIVème arrondissement pour Bushwick Section (« la rue des Premières Douleurs »). Pas très loin de chez nous, dans le quartier que l'on appelait East New York, une troupe de répertoire donnait des représentations dans un théâtre appelé le Gotham. Une fois par an, quelque part dans ce triste quartier, Forepaugh & Sells montaient leurs énormes tentes de cirque. Non loin de là, se trouvaient un cimetière chinois, un réservoir et une patinoire. La seule pièce que je me rappelle avoir vue dans ce no man's land est Alias Jimmy Valentine. Mais j'ai dû sans aucun doute y voir des monstruosités comme Bertha, The Sewing Machine Girl et Nelly, the Beautiful Cloak Model (Berthe, la couturière et Nelly, le joli modèle). J'allais encore à l'école communale. La vie de la rue me passionnait beaucoup plus que les boniments du théâtre.

C'est durant cette période, cependant, aux vacances, que j'allais voir mon cousin à Yorkville où j'étais né. C'est là que les soirs d'été, devant une pinte de bière, mon oncle nous régalait de souvenirs du théâtre de son temps. (The Bowery1 after Dark était probablement encore à la mode.) Je vois encore mon oncle, un gros homme, paresseux et jovial, et qui parlait avec un fort accent allemand, assis devant la table ronde et sans nappe de la cuisine, toujours en manches de chemise. Je le vois étalant les programmes : de longues affiches imprimées sur du papier journal, déjà jaunies par l'âge à l'époque, et que l'on donnait aux spectateurs à l'entrée du poulailler. Si les noms des pièces étaient fascinants, ceux des acteurs l'étaient encore plus. Des noms tels que Booth, Jefferson, Sir Henry Irving, Tony Pastor, Wallack, Ada Rehan, Réjane, Lily Langtry, Modjeska, retentissent encore à mes oreilles. C'était l'époque où le Bowery faisait fureur, où la 14e Rue était à son apogée, et où l'on importait les grandes figures des scènes européennes.

Tous les samedis soirs, racontait mon oncle, mon père et lui allaient au théâtre. (Programme que je suivis par la suite avec mon copain, Bob Haase.) Cela me paraissait presque incroyable, car depuis le jour où j'étais venu au monde mon père ne s'était jamais occupé de ce qui s'y passait. Pas plus que mon oncle, d'ailleurs. Si je cite ce fait, c'est pour expliquer quelle fut ma stupéfaction le jour où, alors que je travaillais à mi-journée dans la boutique de tailleur de mon père, — j'avais alors à peu près seize ans — mon père me demanda si j'aimerais l'accompagner au théâtre le soir même. Le major Carew, un de ses amis du Woldott Bar, avait pris des billets pour une pièce qui s'appelait The Gentleman from Mississipi. Il avait proposé de m'emmener parce qu'il y avait dans cette pièce un acteur dont il pensait que j'aimerais le voir, un acteur qui commençait à se faire un nom, et qui n'était autre que Douglas Fairbanks. (C'était Thomas Alfred Wise qui, naturellement, jouait le premier rôle.) Mais ce qui m'excitait plus que la perspective de voir Douglas Fairbanks c'était le fait que j'allais entrer dans un théâtre de New York pour la première fois, et le soir ! J'y pénétrais en curieuse compagnie, d'ailleurs, avec mon père et ce débauché de major Carew qui, depuis le moment où il était arrivé à New York, n'avait pas dessaoulé un seul instant. Ce ne fut que dix ans plus tard que je me rendis compte que j'avais vu Douglas Fairbanks dans son plus grand succès à la scène.

Cette même année, je fis ma seconde visite à une salle de théâtre new-yorkaise, en compagnie de mon professeur d'allemand du lycée ; nous allâmes à l'Irving Palace Theatre. On y donnait Alt Heidelberg. Cet événement, qui demeure dans mon esprit comme un souvenir extrêmement romanesque, pour une raison que je m'explique mal, fut bientôt dépassé par mon initiation au burlesque. J'allais encore au lycée lorsqu'un garçon plus âgé que moi (de mon vieux XIVème arrondissement) me demanda un jour si je n'aimerais pas l'accompagner à l'Empire, un nouveau théâtre burlesque de notre quartier. Par bonheur, je portais déjà des pantalons longs, mais je doute cependant que ma barbe eût encore commencé à pousser. Ce premier burlesque, je ne l'oublierai jamais2. Dès l'instant où le rideau se leva, je tremblai d'excitation. Jusqu'alors, je n'avais jamais vu de femme déshabillée en public. J'avais vu depuis mon enfance des femmes en collants, grâce aux cigarettes Sweet Caporal, dans chaque paquet desquelles il y avait une petite carte à jouer représentant une des fameuses soubrettes3 de l'époque. Mais voir une de ces créatures en chair et en os sur la scène, dans la lumière d'un projecteur, non, cela je ne l'avais jamais rêvé. Je me rappelai soudain le petit théâtre de mon vieux quartier, celui de Grand Street, que l'on appelait l'Unique, et que nous appelions « le Cul ». Soudain, je revis la longue queue du samedi soir, dehors, ces gens qui se poussaient et s'écrasaient pour se faufiler à travers la porte et apercevoir la coquine petite soubrette, Mlle de Leon (nous l'appelions Millie de Leon), la fille qui jetait ses jarretières aux marins à chaque représentation. Je me rappelai soudain ces affiches criardes qui flanquaient l'entrée du théâtre, et où l'on voyait de ravissantes femelles bien en chair exhibant des courbes ondoyantes et sinueuses. Toujours est-il que, de ce jour capital où j'allai pour la première fois à l'Empire, je devins un fidèle du burlesque. Avant longtemps, je les connus tous : Miner's dans la Bowery, le Columbia, l'Olympie, Hyde & Beeman's, le Dewey, le Star, le Gayety, le National Winter Garden... tous. Chaque fois que je m'ennuyais, que j'étais découragé ou que je faisais semblant de chercher du travail, j'allais droit soit au burlesque soit au music-hall. Dieu merci, ces magnifiques institutions existaient à l'époque ! Si elles n'avaient pas existé, peut-être me serais-je suicidé il y a déjà longtemps.

Mais à propos d'affiches... L'un des souvenirs curieux que je garde de cette époque, c'est celui d'être passé devant une affiche annonçant la pièce Sapho. Je me le rappelle pour deux raisons : premièrement, parce qu'elle était collée sur la barrière voisine de la vieille maison où j'avais connu mes plus beaux jours — proche à un point choquant, si je puis dire — et deuxièmement, parce que c'était une affiche criarde, montrant ouvertement un homme en train de porter une femme, vêtue seulement d'une mince chemise de nuit, pour lui faire monter un grand escalier. (La femme était Olga Nethersole.) Je ne savais rien alors du scandale qu'avait soulevé la pièce. Je ne savais pas non plus que c'était l'adaptation dramatique du célèbre livre de Daudet. Je n'ai lu Sapho qu'à l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans ; quant aux fameux livres sur Tartarin, j'avais largement dépassé vingt ans, je crois, lorsque je les découvris.

L'un des plus beaux souvenirs de théâtre que je conserve est celui du jour où ma mère m'emmena au casino en plein air d'Ulmer Park. Pour improbable que ce soit, je continue à penser que c'est Adeline Patti que j'ai entendue chanter ce jour-là. Quoi qu'il en soit, pour le gamin de huit ou neuf ans que j'étais, et qui se préparait tout juste à assister au tournant du siècle, c'était comme un voyage à Vienne. Cela se passait au cœur du « doux temps d'été », par un jour si extraordinairement éclatant et joyeux qu'un chien même s'en souviendrait. (Pauvre Balzac, comme j'ai pitié de vous, vous qui avez avoué n'avoir connu que deux ou trois jours heureux dans toute votre vie !) En ce jour doré, les tentes et les parasols eux-mêmes étaient plus éclatants qu'ils ne l'avaient jamais été. Sur la petite table ronde autour de laquelle nous nous assîmes, ma mère, ma sœur et moi, dansaient les reflets dorés des chopes qui débordaient, des longs verres effilés de Pilsen, des broches, des boucles d'oreille, des colliers, des faces-à-main, des boucles de ceinture brillantes, des lourdes chaînes d'or, de ces mille et une breloques si chères aux hommes et aux femmes de cette génération. Qu'il y avait de bonnes choses à manger et à boire ! Et le programme... si plein de vie, si étincelant ! Rien que des têtes d'affiche, sûrement. Je n'en revenais pas de voir que des garçons de mon âge, du moins me sembla-t-il, vêtus de costumes ébouriffants, avaient été engagés là pour apparaître après chaque baisser du rideau et traverser toute la scène... simplement pour aller afficher le numéro suivant de chaque côté du plateau. Ils le faisaient en saluant et en souriant. C'étaient des auxiliaires très importants. Les serveurs m'intriguaient, eux aussi, par la façon dont ils balançaient leurs lourds plateaux, la rapidité d'éclair avec laquelle ils rendaient la monnaie, tout en étant si polis, si gais, si parfaitement à l'aise. Je me disais que tout dans ce lieu était on ne peut plus Renoir.

Dès que je fus assez âgé pour travailler — je commençai à dix-sept ans — commencèrent ces merveilleux samedis après-midi et ces virées le soir sur les plages. Irène Franklin (« la Rousse ») qui se produisait au music-hall de la plage de Brighton, autre théâtre en plein air, demeure présente entre toutes dans ma mémoire. Mais il est un autre souvenir, plus vivace encore, c'est celui d'un comique absolument inconnu qui à l'époque rendait célèbre le nom d'« Harrigan ». Ce jour-là aussi il faisait chaud, une adorable brise venait de l'océan, et j'avais un chapeau de paille neuf garni d'un large ruban à pois. Il n'en coûtait que dix cents pour avoir droit aux chants et aux danses. Mais ce que je ne peux pas oublier, c'est l'enceinte du théâtre elle-même, des bancs rangés en cercle, à ciel ouvert, avec au milieu un espace à peine suffisant pour qu'un singe pût y faire ses tours. C'était là que, sur une estrade rudimentaire et branlante, ce chanteur inconnu donnait une représentation après l'autre... de midi à minuit. Je retournai l'entendre plusieurs fois ce jour-là. Je retournai uniquement pour l'entendre chanter :

 

H... A... deux R... I

G... A... N ça fait Harrigan

Personne n'a rien à dire contre moi

 

Et ainsi de suite. Et cela se terminait par :

 

C'est un nom très doux

Jamais traîné dans la boue

Harrigan ! c'est moi !

 

Pourquoi fus-je emballé par ce refrain, je n'en sais rien. Sans doute me laissai-je prendre par le côté pauvre oiseau chanteur sur le gril, par la vitalité de cet homme, par ses œillades et ses boniments, son délicieux accent de terroir, et aussi par la torture qu'il subissait.

Période étrange et rosée, que ce tournant du siècle qui refusait d'en finir. Le phonographe d'Edison, Terry McGovern, William Jennings Bryan, Alexander Dowie, Carrie Nation, Sandow l'hercule, l'exposition des animaux de Bostock, les comédies de Mack Sennet, Caruso, le petit Lord Fauntleroy, Hondini, Kid McCoy, les Hallroom Boys, Battling Nelson, Arthur Brisbane, les Katzenjammer Kids, Windsor McKay, le Yellow Kid, la Gazette de la Police, l'affaire Molineaux, Theda Bara, Annette Kellerman, Quo Vadis, le Haymarket, Ben Hur, Mouquin, Cosidine, Trilby, David Harum, Peck's Ban Boy, le Gilsey House, le Dewey Theatre, Stanford White, le Murray Hill Hotel, Nick Carter, Tom Sharkey, Ted Sloan, Mary Baker Eddy, les Gold Dust Twins, Max Linder, In the Shade of the Old Apple Tree, la guerre des Boers, la révolte des Boxers, « Remember the Maine », Bobby Walthour, Painless Parker, Lydia Pinkham, Henry Miller dans The Only Way (la Seule Façon)...

Je ne me souviens plus quand ni où j'ai vu pour la première fois la Tante de Charley. La seule chose que je sache, c'est que cette pièce demeure dans mon esprit comme la plus drôle que j'aie jamais vue. Il m'a fallu attendre le film Turnabout4 pour voir quelque chose qui me fasse rire aussi fort. La Tante de Charley est une de ces pièces qui vous frappent au-dessous de la ceinture. On ne peut rien faire d'autre que d'y succomber. On l'a jouée à de nombreuses reprises depuis plus de cinquante ans, et je suppose qu'on continuera à la jouer pendant cinquante ans encore. C'est sans aucun doute l'une des plus mauvaises pièces que l'on ait jamais écrites, mais qu'importe ? Faire se tordre une salle pendant trois heures d'affilée est un exploit. Ce qui me stupéfie c'est que l'auteur, Brandon Thomas était Anglais. Des années plus tard, j'ai découvert, à Paris, un théâtre situé sur le boulevard du Temple — le Déjazet — qui se spécialisait dans les grosses farces désopilantes. J'ai plus souvent eu mal au ventre de rire dans cette espèce de vieille grange que dans n'importe quel autre théâtre excepté le célèbre Palace Theatre de Broadway... « la maison du vaudeville ».

Depuis le moment où j'entrai au lycée jusqu'à l'âge de vingt ans, j'allai régulièrement tous les samedis soirs, avec mon copain, Bob Haase, au Broadway Theatre de Brooklyn, où l'on passait les succès des scènes de Manhattan après qu'elles eurent fini leur exclusivité. En général, nous étions debout au fond de l'orchestre. J'ai vu ainsi au moins deux cents pièces, parmi lesquelles je citerai The Witching Hour, The Lion and the Mouse, The Easiest Way, The Music Master, Madame X, Camille, The Yellow Ticket, The Wizard of Oz, The Servant in the House, Disraeli, Bought and Paid For, The Passing of the Third Floor Back, The Virginian, The Man from Home, The Third Degree, Damaged Goods, The Merry Widow, The Red Mill, Sumurun, Tiger Rose. Mes vedettes favorites étaient, à l'époque Mrs Leslie Carter, Lilly Maddern Fiske, Leonore Ulric, Frances Starr, Anna Held. Une compagnie très mélangée, en somme !

Dès que je commençai à aller dans les théâtres de New York, je me dispersai dans toutes les directions. Je fréquentai tous les théâtres étrangers aussi bien que les petites salles telles que le Portmanteau, le Cherry Lane, le Provincetown, le Neighborhood Playhouse. Et bien entendu j'allai à l'Hippodrome, à l'Académie de Musique, au Manhattan Opera House et au Lafayette à Harlem. J'ai vu plusieurs fois la troupe de Copeau, au Garrick, ainsi que les Moscow Art Players et les Abbey Theatre Players.

Fait assez étrange, il y a une représentation qui demeure particulièrement vivante dans mon souvenir, c'est celle donnée par une troupe d'amateurs, tous des jeunes, dans la salle des fêtes d'Henry Street. C'est un télégraphiste qui travaillait pour moi à la Western Union qui m'avait invité à cette représentation (la troupe donnait une pièce élisabéthaine). Ce garçon avait été tout récemment relâché de prison, où il purgeait une peine pour avoir volé quelques timbres dans une petite poste du Sud. Le voir en pourpoint et en haut-de-chausses — il jouait le rôle principal — déclamer avec grâce et distinction — fut pour moi une surprise infiniment agréable. Toute cette soirée me demeure présente à l'esprit à peu près comme la scène magique du Grand Meaulnes de Fournier dont j'ai si souvent parlé. À maintes reprises, je retournai à la salle des fêtes d'Henry Street dans l'espoir de revivre l'enchantement de ce premier soir, mais ces choses-là n'arrivent qu'une fois dans une vie. Pas très loin de là, dans Grand Street, il y avait le Neighborhood Playhouse où je me rendais fréquemment et où — autre circonstance mémorable — j'avais vu jouer les Exilés de Joyce. Je ne sais si c'est à cause de l'époque ou parce que j'étais jeune et impressionnable, mais beaucoup de pièces que j'ai vues dans les années 20 demeurent pour moi inoubliables. Je n'en citerai que quelques-unes : Androclès et le Lion, Cyrano de Bergerac, From Morn till Midnight, Yellow Jacket, le Baladin du monde occidental, Lui, Lysistrata, Francesca da Rimini, Gods of the Mountain, The Boss, Magda, John Ferguson, Fata Morgana, The Better 'Ole, Man of the Masses, Bushido, Junon et le paon.

Dans les premiers temps du Deepthinkers Club et de la Xerxes Society5, j'eus la bonne fortune d'être invité par un copain à moi dans les « grands » théâtres, où nous occupions des « places de choix ». Le patron de mon ami était un amateur de théâtre invétéré. Il avait beaucoup d'argent et aimait à se passer toutes ses fantaisies. Parfois, il invitait toute notre bande — vingt jeunes gens sains, joyeux, chahuteurs et vigoureux — à l'accompagner voir une « bonne pièce ». S'il s'ennuyait, il partait au milieu de la représentation pour aller dans un autre théâtre. C'est grâce à lui que j'ai vu pour la première fois Elsie Janis, notre grande idole, et aussi cette petite reine, Elsie Ferguson — une vraie petite reine ! Joyeuse époque. Non seulement les meilleures places dans la salle mais après cela un petit souper froid chez Reinsenweber, Bustanoby ou Rector. Nous nous déplacions en fiacre. Rien n'était trop beau pour nous. « Ah ! jours que je n'oublierai jamais ! »

Dans la boutique de tailleur, où j'avais commencé alors à travailler toute la journée pour le paternel — ce qui m'avait brusquement changé de l'école Savage où je m'entraînais pour devenir moniteur d'athlétisme (sic !) — je fis la connaissance d'un autre mécène, l'excentrique Mr Pach des Frères Pach, photographes. Ce charmant vieillard ne touchait jamais à l'argent. Tout ce qu'il désirait, il l'obtenait par troc, y compris l'usage d'une voiture et d'un chauffeur. Il avait des relations et des affiliations partout, apparemment, dont les moindres n'étaient pas les directeurs du Metropolitan Opera, de Carnegie Hall et d'autres endroits du même genre. Le résultat c'était que chaque fois que je désirais assister à un concert, à un opéra, à un récital de musique symphonique ou à un ballet, je n'avais qu'à téléphoner au vieux Pach, comme nous l'appelions, et une place m'attendait. De temps en temps, mon père lui faisait un costume ou un manteau. En retour, nous recevions des photographies, toute sorte de photographies, des tas. Et c'est ainsi que, de cette façon particulière — plutôt miraculeuse pour moi — j'entendis dans l'espace de quelques années pratiquement tout ce qu'il y a d'important dans le domaine de la musique. C'était une éducation précieuse, qui valait beaucoup mieux que tous les autres discours pédagogiques que l'on me faisait subir.

Comme je l'ai dit un peu plus haut, je crois avoir lu plus de pièces que de romans ou œuvres de tout autre genre littéraire. Je commençai cette lecture de pièces via les Classiques Harvard, cette collection recommandée par le vieux docteur Foozlefoot Eliot. D'abord, le théâtre de la Grèce ancienne, puis le théâtre élisabéthain, puis la Restauration et les autres périodes. Mais, comme je l'ai fait remarquer à maintes reprises, c'est Emma Goldman, avec les conférences sur l'art dramatique européen qu'elle donna à San Diego, en 1913, qui fit vraiment de moi un mordu du théâtre. C'est par elle que je plongeai profondément dans le théâtre russe, qui avec le théâtre de la Grèce antique, est celui où je me sens le plus à l'aise. J'ai abordé le théâtre et le roman russes avec la même aisance et le même sentiment de familiarité que j'ai connus devant la poésie et la philosophie chinoises. On y trouve toujours réalité, poésie et sagesse. Elles sont terre à terre. Mais les dramaturges que j'envie, ceux que j'imiterais si je le pouvais, ce sont les Irlandais. Je peux lire et relire les auteurs dramatiques irlandais, sans jamais avoir peur d'en être rassasié. Il y a en eux de la magie, ainsi qu'un mépris total de la logique et un humour unique en son genre. Il y a aussi de l'obscurité et de la violence, pour ne rien dire d'un don naturel du langage que nul autre peuple ne semble posséder. Tout écrivain qui utilise la langue anglaise doit quelque chose aux Irlandais. Par eux nous avons des aperçus sur la vraie langue des bardes, perdue aujourd'hui à l'exception de ce coin reculé du monde qu'est le pays de Galles. Une fois que l'on a goûté aux écrivains irlandais, tous les autres dramaturges européens paraissent pâles et faibles dans leur façon de s'exprimer. (Les Français plus encore que les autres, peut-être.) Le seul qui passe quand même, en traduction, c'est Ibsen. Une pièce comme le Canard sauvage demeure chargée de dynamite. Comparé à Ibsen, Shaw n'est qu'un « pauvre bavard ».

À part quelques représentations auxquelles j'ai assisté durant une courte visite que je fis en Amérique, venant de France — et où j'ai vu Waiting for Lefty, The Time of Your Life, Awake and Sing ! — je ne suis pas allé au théâtre depuis la mémorable adaptation de la Faim d'Hamsun donnée à Paris en 1938 ou 1939 (avec Jean-Louis Barrault). La pièce était montée à la manière expressionniste, à la Georg Raiser, et elle a terminé dignement ma période de spectateur de théâtre. Je n'ai plus le moindre désir aujourd'hui d'entrer dans un théâtre. C'est fini, tout cela. Je préférerais voir un film de second ordre, plutôt qu'une pièce, et même je dois avouer que les films ont eux aussi perdu tout attrait pour moi.

On s'étonnera peut-être que, malgré le grand intérêt que je porte au théâtre, je n'aie jamais écrit une pièce. Je m'y suis essayé une fois, il y a bien des années de cela, mais je ne suis pas allé plus loin que le second acte. Il était visiblement plus important pour moi à l'époque de vivre le drame que de l'exprimer. En outre, il est probablement vrai que je n'ai pas de talent pour ce faire, et je le déplore.

Mais même si je ne vais plus au théâtre, même si j'ai abandonné toute idée d'écrire pour le théâtre, le théâtre demeure pour moi un domaine de pure magie. En puissance, le drame élisabéthain — à l'exception de Shakespeare que je ne peux pas sentir — n'arrive qu'en seconde place après la Bible. Pour moi. J'ai souvent comparé cette période à l'époque qui a produit les grands dramaturges grecs. Ce qui m'impressionne toujours c'est le contraste total, sur le plan de la langue, entre ces deux époques de l'art dramatique. Le grec est une langue simple, directe, compréhensible à tout être doué d'intelligence ; la langue élisabéthaine est tumultueuse et débridée, faite pour des poètes, bien que le public fût (à l'époque) essentiellement composé de gens du peuple. Dans le théâtre russe, nous retrouvons la simplicité des Grecs ; le mécanisme, cependant, est d'un autre ordre.

Le bon théâtre, quelle que soit son origine, possède à mon sens, une qualité distinctive : c'est qu'on peut le lire. Et c'est là sa grande imperfection. Le théâtre de demain ne possédera pas cette vertu. En tant que « littérature », il sera quotidiennement dénué d'intérêt. Le théâtre doit encore trouver sa voie. Et il ne pourra y parvenir que lorsque notre société aura été radicalement, fondamentalement modifiée. Antonin Artaud, le poète, acteur et dramaturge français, avait des idées très claires sur ce sujet, et il en a exposé quelques-unes dans un article intitulé le Théâtre de la cruauté6. Ce que proposait Artaud c'était un mode de participation nouveau du public. Mais cela, nous ne l'aurons jamais tant que ne sera pas transformée toute la conception du « théâtre ».

Les livres tendent à nous séparer, le théâtre tend à nous unir. Le public, pareil à une pâte molle entre les mains d'un dramaturge habile, ne connaît jamais de solidarité plus grande que durant la brève période d'une heure ou deux qu'il faut pour représenter une pièce. On ne retrouve que pendant une révolution quelque chose de comparable à cette unité de la foule. Si l'on sait s'en servir, le théâtre est une des armes les plus puissantes que l'on puisse mettre entre les mains de l'homme. Le fait qu'il soit tombé dans un état de complète décadence n'est qu'un signe de plus de la dégénérescence de notre époque. Quand le théâtre traîne en arrière cela veut dire que la vie est très bas.

Pour moi, le théâtre a toujours été comme un bain pris dans une rivière ouverte à tous. Éprouver une émotion dans la compagnie d'une foule est vraiment une chose tonifiante et rafraîchissante. Non seulement les pensées, les actions et les personnages se matérialisent devant vos yeux, mais les effluves dans lesquels tout baigne enveloppent aussi le public. En s'identifiant aux acteurs, les spectateurs rejouent le drame en esprit. Un supermetteur en scène invisible les dirige tous. Qui plus est, dans chaque spectateur un autre drame, unique en son genre, se joue parallèlement à celui qu'il est en train de voir. Tous ces drames réverbérateurs se fondent, rehaussent celui que l'on voit et que l'on entend, et chargent les murs mêmes de la salle d'une tension psychique d'une force incalculable et, parfois, presque insupportable.

Même pour se familiariser avec son propre langage, il faut aller au théâtre. La langue des planches est d'un autre ordre que celle des livres ou que celle de la rue. Tout comme les écrits les plus ineffaçables appartiennent à la parabole, les écrits les plus ineffaçables appartiennent au théâtre. Au théâtre, on entend ce que l'on se dit toujours à soi-même. Nous oublions combien de drames silencieux nous jouons chaque jour de notre vie. Ce qui sort de nos lèvres est infinitésimal comparé au flot incessant qui traverse notre tête. Il en va de même pour les actes. L'homme d'action, même le héros, ne vit en acte qu'une fraction du drame qui le consume. Non seulement tous les sens sont stimulés, excités, exaltés, au théâtre, mais l'oreille est accordée, l'œil formé comme nulle part ailleurs. Nous y apprenons à comprendre l'infaillible signification des actions humaines. Tout ce qui se passe sur scène nous apparaît, comme à travers une lentille déformante, exactement tel que nous l'attendons. Non seulement nous sentons ce que l'on appelle la destinée, mais nous l'éprouvons individuellement, chacun à sa façon. Dans cette étroite bande qui se situe au-delà des projecteurs, nous trouvons tous un endroit où nous rencontrer.

Quand je pense aux nombreuses représentations auxquelles j'ai assisté, et dans tant de langues différentes, quand je pense aux lieux étranges où ces théâtres étaient situés et à mes retours chez moi, souvent à pied, souvent par des vents coupants, ou dans la neige et la boue, quand je pense aux personnalités vraiment extraordinaires auxquelles mon être s'est heurté, aux multiples idées qui me sont venues ainsi, quand je pense aux problèmes d'autres époques, d'autres peuples, et au magique et mystérieux dénominateur qui m'a permis de les comprendre et d'en souffrir, quand je pense aux effets qu'ont eus sur moi certaines pièces, et aux effets qu'elles ont eus à travers moi sur mes proches ou même sur des gens que je ne connais pas, quand je pense à cette marée de sang, de sève, de pensée obscure et embrouillée s'épuisant en mots, en gestes, en apogées et en extases, quand je pense combien profondément, inexorablement humain tout cela était, si humain, si salutaire, si remarquablement universel, mon appréciation de la valeur de tout ce qui touche aux pièces, aux auteurs dramatiques et aux acteurs s'en trouve augmentée à un point insensé. Pour ne prendre qu'une forme de théâtre, le théâtre yiddish, qui semble si bizarre, si étranger... comme il est proche pourtant et familier, maintenant que j'y repense. Dans une pièce yiddish, il y a en général un petit peu de tout ce qui contribue à faire la vie : de la danse, des plaisanteries, des jeux violents, des mariages, des enterrements, des idiots, des mendiants, des fêtes, pour ne rien dire des habituels malentendus, problèmes, angoisses, déceptions etc., qui compliquent le théâtre moderne. (Je pense, bien entendu, à la pièce juive ordinaire, faite pour les masses et par conséquent « cuisinée » comme un bon ragoût.) On n'a pas besoin de connaître un mot de la langue pour profiter du spectacle. On pleure et on rit facilement. On devient vraiment Juif pour l'occasion. En quittant le théâtre, on se demande : « Est-ce que je ne suis pas Juif aussi ? » La même chose se produit avec le théâtre irlandais, français, russe, italien. On devient tour à tour chacune de ces créatures étrangères, et ce faisant on devient plus soi-même, plus humain, plus proche du soi-même universel. À travers le théâtre, nous trouvons notre identité commune et individuelle. Nous comprenons que nous sommes liés aux étoiles en même temps qu'à la terre.

Il nous arrive aussi, parfois, de nous retrouver citoyens d'un monde totalement inconnu, un monde plus qu'humain, un monde que les dieux seuls habitent peut-être. Que le théâtre, avec ses moyens très limités, puisse produire cet effet, voilà un fait digne d'être noté. L'amateur de théâtre invétéré, celui qui aime à être transporté hors de lui-même, qui imagine peut-être qu'il a trouvé un moyen de vivre les vies d'autres gens aussi bien que la sienne, a tendance à oublier que ce qu'il retire de la pièce qui l'absorbe tellement n'est rien d'autre que ce qu'il y met de lui-même. Il faut tant croire au théâtre, tant deviner. Sa petite vie à soi, si on l'examine de l'extérieur, ne suffirait jamais à expliquer le rapport étroit entre le public et les acteurs qu'établit tout bon dramaturge. Dans la vie extérieure du plus humble des individus le drame existe, inépuisable. C'est de ce réservoir inépuisable que le dramaturge tire sa documentation. Le drame qui se déroule sans cesse dans la poitrine de chacun s'écoule goutte à goutte par des voies mystérieuses jusqu'au-dehors, tout en ne s'exprimant pratiquement jamais par des paroles, ou par des actes. Ses harmoniques forment un vaste océan, un océan vaporeux, sur lequel apparaît et disparaît ici et là la frêle barque d'une pièce. Sur ce vaste océan, l'humanité lance constamment des signaux, comme si elle voulait s'adresser aux habitants d'autres planètes. Les grands auteurs dramatiques ne sont que des détecteurs sensibles qui nous renvoient ces signaux, une ligne, un acte, une pensée. La matière du drame ne se trouve pas dans les événements de la vie quotidienne ; le drame réside dans la substance même de la vie, il est enfermé dans chacune des cellules du corps, dans chacune des cellules des innombrables substances qui enveloppent nos corps.

Je suis de ceux que l'on accuse souvent de lire dans les choses plus qu'elles ne renferment, ou plus qu'on n'a voulu y mettre. C'est une critique que l'on me fait particulièrement en ce qui concerne le théâtre et le cinéma. Si c'est là un défaut, c'en est un dont je n'éprouve aucune honte. J'ai vécu au milieu du drame depuis le temps où j'ai été assez âgé pour comprendre ce qui se passait autour de moi. J'ai pris goût au théâtre très tôt, comme un canard prend goût à l'eau. Pour moi, cela n'a jamais été une simple distraction, mais le souffle de la vie. J'allais au théâtre pour y puiser une force et une jeunesse nouvelles. Dès l'instant où se levait le rideau et où baissaient les lumières j'étais prêt à accepter implicitement ce qui allait se dérouler sous mes yeux. Une pièce n'était pas seulement pour moi aussi réelle que la vie qui m'entourait, la vie dans laquelle j'étais plongé, elle était plus réelle. Lorsque j'y repense maintenant, je dois reconnaître qu'il y avait dans ces pièces beaucoup de « littérature », beaucoup de pur boniment. Mais sur le moment c'était la vie, la vie dans son expression la plus pleine. Cela colorait et influençait mon existence de tous les jours.

La faculté que je possédais de ne pas me préoccuper — car il s'agissait de choses dont je ne me préoccupais pas et non que je ne savais pas voir — de ce que les esprits critiques appellent de la comédie pure et simple, cette faculté que je cultivais délibérément, était née d'un refus de juger les choses selon leur apparence. À la maison, à l'école, à l'église, dans la rue, partout où j'allais, j'étais imprégné de drame. Si c'était pour y trouver une réplique de la vie quotidienne, alors je n'avais pas besoin du théâtre. J'y allais parce que depuis mon âge le plus tendre je partageais, pour présomptueux que cela puisse paraître, les intentions secrètes de l'auteur dramatique. Je sentais la présence perpétuelle d'un drame universel qui avait des racines profondes, très profondes, et une vaste et éternelle signification. Je ne demandais pas à être bercé ou séduit ; je demandais à être secoué et réveillé.

Sur scène, la personnalité compte plus que tout. Les grands acteurs, qu'ils soient comédiens, tragédiens, paillasses, imitateurs, saltimbanques ou simples bouffons, sont aussi profondément gravés dans ma mémoire que le sont les grandes figures de la littérature. Peut-être plus encore, car je les ai vus en chair et en os. Nous sommes obligés de nous imaginer comment parlaient Stavrogine ou le baron de Charlus, comment ils marchaient, quels étaient leurs gestes, etc. Il n'en va pas de même pour les grands personnages du théâtre.

Il y a littéralement des centaines d'individus dont je pourrais vous parler longuement : je les ai vus une fois sur les planches et il me suffit aujourd'hui encore de fermer les yeux pour les entendre déclamer leur rôle, pour que la mystérieuse magie refasse son œuvre. Il y avait des couples de théâtre dont l'influence sentimentale sur nous était si forte qu'ils nous étaient plus proches et plus chers que les membres de notre propre famille. Noray Bayes et Jack Norworth, par exemple. Ou James et Bonnie Thornton. Parfois, nous nous prenions d'affection pour des familles entières, comme celles d'Eddie Foy et de George M. Cohan. Des actrices surtout occupaient notre esprit plus que n'importe quel être aurait pu le faire. Ce n'étaient même pas toujours de grandes actrices ; mais elles avaient une personnalité rayonnante, magnétique, et elles nous fascinaient. En pensant à elles, il me vient aussitôt une foule de noms à l'esprit : Elsie Janis, Elsie Ferguson, Effie Shannon, Adèle Ritchie, Grace George, Alice Brady, Pauline Lord, Anna Held, Fritzi Sheff, Trixie Friganza, Gertrude Hoffman, Minnie Dupree, Belle Baker, Alla Nazimova, Emily Stevens, Sarah Allgood, et, bien entendu, cette sombre et ardente figure dont je suis certain que personne ne se rappellera le nom, Mimi Auguglia. Le fait qu'elles fussent en chair et en os, et non pas des créations fantômes de l'écran, nous les rendaient plus chères encore. Parfois, nous les voyions dans leurs moments de faiblesse ; parfois nous les regardions, le souffle coupé, car nous savions qu'elles avaient réellement le cœur brisé.

Ce plaisir que l'on éprouve à découvrir ses propres livres, ses propres auteurs, on l'a aussi quand il s'agit de personnages de théâtre. On nous a peut-être dit, quand nous étions jeunes, qu'il fallait absolument voir (« avant qu'ils meurent ») des gens comme John Drew, William Faversham, Jack Barrymore, Richard Mansfield, David Warfield, Sothern et Marlowe, Sarah Bernhardt, Maude Adams... mais notre grande joie nous vint de la découverte que nous fîmes nous-mêmes de personnalités telles que celles de Holbrook Blinn, O.P. Heggie, Edward Breese, Tully Marshall, Mrs Patrick Campbell, Richard Bennett, George Arliss, Cyril Maude, Elissa Landi, Olga Chekova, Jeanne Eagels, et d'autres, beaucoup, beaucoup d'autres, aujourd'hui presque légendaires.

Mais les noms qui demeurent inscrits en lettres d'or dans mon livre de souvenirs à moi ce sont ceux de comiques, et presque tous de music-hall ou de burlesque. Je n'en citerai que quelques-uns — pour rendre grâce au bon vieux temps — Eddie Foy, Bert Savoy, Raymond Hitchcock, Bert Levy, Willie Howard, Frank Fay. Qui pouvait résister au pouvoir de ces enchanteurs ? Pour moi, une matinée où l'un de ces noms était en tête d'affiche valait mieux que n'importe quel livre. Souvent il y avait, au Palace, un programme où ne figuraient que des vedettes. Je n'aurais pas plus manqué un tel événement que je ne l'aurais fait de la réunion hebdomadaire de la Xerxes Society. Qu'il plût ou qu'il fit beau, que j'eusse un emploi ou non, que j'eusse de l'argent ou non, j'y allais toujours. Être avec des « hommes de joie » c'était pour moi la meilleure médecine au monde, la meilleure sauvegarde contre la mélancolie, le désespoir ou les déceptions. Je n'oublierai jamais, jamais, l'impétuosité avec laquelle ils se lançaient dans le jeu. Parfois, l'un d'eux venait interrompre le numéro d'un camarade, déchaînant à chacune de ses irruptions l'hystérie et le délire dans la salle. Le livre le plus drôle du monde7 ne peut pas rivaliser, à mes yeux, avec une seule représentation donnée par l'un de ces artistes. Je ne connais pas un seul livre dans toute la littérature qui soit capable de faire rire quelqu'un de la première page à la dernière. Les hommes dont je parle n'étaient pas seulement capables de vous faire glousser, mais de vous faire vous tordre sans arrêt. À dire vrai, on riait si fort et de façon si continue, qu'on avait envie de les supplier d'arrêter leur numéro ne serait-ce qu'une minute ou deux. Une fois qu'ils avaient déchaîné la salle, c'était à peine s'ils avaient besoin de dire ou de faire quoi que ce fût. Il leur suffisait d'agiter les doigts pour que l'on explose.

L'homme que j'aimais plus que tous les autres était Frank Fay. Je l'adorais. Je pouvais aller le voir en matinée et y retourner le soir pour le revoir, pour rire encore plus fort la seconde ou la troisième fois. Frank Fay était un homme capable de faire un numéro sans la moindre préparation, un homme capable de tenir la scène tout seul pendant dix ou quinze heures, s'il en avait envie. Et qui pouvait varier ses effets d'un jour à l'autre. Il possédait un esprit, une invention, une intelligence inépuisables. Comme beaucoup d'autres grands comiques, il savait quand et comment franchir la frontière pour entrer dans le domaine de l'interdit. Il arrivait à faire passer le pire, ce Frank Fay. Il était irrésistible, même pour les censeurs, j'imagine. Rien, bien entendu, ne parvient autant à déclencher les rires d'une salle qu'une incursion dans le domaine du pervers et de l'interdit. Mais Frank Fay avait mille et un trucs dans sa manche. C'était vraiment « un homme-orchestre ».

Il me faut citer en passant un acteur que je n'ai vu que dans une pièce, et dont je n'ai plus jamais entendu parler après l'énorme succès qu'il remporta dans The Show Off (le Poseur). Je veux parler de John Bartels. Comme la Tante de Charley, cette pièce, qui devait tellement à l'interprétation qu'en donnait Bartels, demeure un événement marquant dans mon souvenir. Je ne vois rien qui lui ressemble tout à fait. Je retournai la voir à maintes reprises, surtout pour entendre le ha-ha-ha éraillé, vulgaire et communicatif de Bartels qui faisait le « poseur ».

Aussi loin que je remonte dans mon souvenir, j'ai conscience de voix qui parlent à l'intérieur de moi. Je veux dire par là que j'ai de tout temps entretenu des conversations avec ces autres voix. Il n'y avait là rien de « mystique ». C'était une forme de relations que je poursuivais en même temps que d'autres formes de relations qui occupaient mon existence. Ces conversations intérieures pouvaient se poursuivre alors même que j'avais une conversation à haute voix avec quelqu'un. Un dialogue ! Un dialogue constant ! Avant de commencer à écrire des livres, je les écrivais dans ma tête... sous la forme justement de ce dialogue étouffé dont je parle. Quelqu'un qui aurait été plus doué pour l'analyse intérieure que je ne l'étais aurait compris très tôt dans la vie qu'il était destiné à écrire. Pas moi. Si par hasard il m'arrivait d'y penser — à cet incessant dialogue intérieur — c'était uniquement pour me dire que je lisais trop, que je devrais m'arrêter de ruminer. Jamais je ne considérais cela comme quelque chose d'anormal ou d'exceptionnel. Et cela ne l'est pas non plus, sauf quand le phénomène atteint une intensité insolite. C'est ainsi qu'il m'arrivait souvent, alors que j'écoutais quelqu'un, d'entendre ses paroles transformées de différentes façons, ou alors, pendant que je prêtais une attention soutenue aux mots qu'il prononçait, d'intercaler mes propres mots entre les siens, d'enjoliver ses propos par d'autres de mon invention, plus expressifs, plus dramatiques, plus éloquents ; il m'arrivait même, après avoir entendu une personne jusqu'au bout, de répéter la substance de son discours de trois ou quatre façons, et ce faisant de m'amuser beaucoup à voir cette personne avaler ses propres mots et s'émerveiller de leur force, de leur profondeur et de leur complexité. C'étaient ces exploits qui me rendaient souvent des gens chers, des gens pour qui je n'éprouvais souvent pas le moindre intérêt mais qui s'attachaient à moi comme ils se seraient attachés à un habile saltimbanque ou à un prestidigitateur. C'était le miroir qui leur renvoyait une image brillante et flatteuse d'eux-mêmes. Jamais l'idée ne m'est venue de porter un coup à leur vanité : le jeu m'amusait et j'étais heureux qu'ils y participassent inconsciemment.

Mais à quoi jouais-je, ou qu'était-ce d'autre qu'une sorte de théâtre ambulant à la première personne ? Que faisais-je ? Je créais des personnages, des drames, du dialogue. Je me préparais, sans aucun doute, et absolument sans préméditation, à ma tâche future. Et qu'était-ce que cette tâche ? Elle consistait non pas à refléter le monde, non pas à rendre un monde, mais à découvrir mon monde privé. À l'instant même où je dis « privé », je me rends compte que c'est précisément là ce qui m'a toujours manqué, ce que j'ai lutté pour obtenir, ou établir plus que n'importe quoi d'autre. M'épancher sur ce sujet revient donc à écrire un nouveau chapitre de la révélation. J'ai passé la meilleure partie de ma vie au théâtre, bien que ce ne fût pas dans une salle de spectacle reconnue comme telle. J'ai été auteur, acteur, metteur en scène, et le manuscrit lui-même. J'ai été tellement saturé de ce drame incessant, le mien et celui d'autrui mêlés, que lorsque je pars seulement me promener seul c'est comme si je me mettais à écouter Mozart ou Beethoven.

Il y a de cela environ dix-huit ans, j'ai lu, assis au Café de la Rotonde, à Paris, le Women at Point Sur de Robinson Jeffers je n'imaginais pas alors que j'habiterais un jour près de Point Sur, dans un endroit appelé Big Sur, et dont je n'avais jamais entendu parler. Les rêves et la vie ! Je ne m'imaginais guère non plus, quand j'écoutais la bibliothécaire de la bibliothèque de Montague Street, à Brooklyn, me parler des merveilles du Cirque Médrano, que le premier article que j'écrirais en arrivant à Paris, la ville de mes rêves, serait sur le Cirque Médrano, que cet article serait pris par Elliot Paul (de Transition) et publié dans le Paris Herald. Je ne me rendais guère compte, au cours de notre brève rencontre à Dijon — au lycée Carnot — que l'homme avec qui je parlais était celui qui allait un jour m'amener à écrire ce livre. Pas plus que je ne pensais, lorsque l'on me présenta au Café du Dôme, à Paris, à Fernand Crommelynck, l'auteur de la célèbre et merveilleuse pièce le Cocu magnifique, qu'il se passerait quinze ans ou plus avant que je lise sa pièce. J'étais loin de me rendre compte, quand j'assistai à la représentation de la Duchesse de Malfi, à Paris, que l'homme qui avait fait l'admirable traduction de la pièce allait bientôt devenir mon traducteur et ami, que c'était lui et pas un autre qui allait me conduire dans la maison de Jean Giono, son ami de toujours. J'étais loin de songer aussi, quand je vis Yellow Jacket (pièce écrite par l'acteur d'Hollywood Charles Coburn) que je rencontrerais à Pebble Beach, en Californie, le célèbre Alexander F. Victor (de la Victor Talking Machine Co) qui, parlant des mille et une aventures qu'il avait connues dans sa vie si riche, terminerait la conversation par un éloge dithyrambique de Yellow Jacket. Comment pouvais-je prévoir que ce serait dans un lieu reculé appelé Nauplia, dans le Péloponnèse, que je verrais ma première pièce en ombres chinoises, et ce en compagnie d'un être aussi étonnant que Katsimbalis ? Ou encore entiché comme je l'étais de burlesque, comment pouvais-je supposer que je verrais un jour, dans un lieu aussi éloigné qu'Athènes, le même genre de spectacle, le même genre de comique, que j'entendrais les mêmes plaisanteries, que j'assisterais aux mêmes œillades et au même persiflage ? Et comment pouvais-je prévoir que cette même nuit (à Athènes), vers deux heures du matin, pour être précis, je rencontrerais un homme que je n'avais vu qu'une fois dans ma vie auparavant, mais dont je me rappelais qu'il était sorti par la porte des artistes de la Guilde du Théâtre après une représentation du Goat Song de Werfel ? Et n'est-elle pas étrange, cette coïncidence qui veut que ce soit maintenant seulement, il y a quelques minutes, en parcourant mon édition de The Moon in the Yellow River — une très, très belle pièce de Dennis Johnston — que je remarque pour la première fois que cette pièce a été jouée par la Guilde du Théâtre, à New York, probablement un an ou deux avant que mon ami Roger Klein me demande de l'aider à en faire la traduction française. Et bien qu'il n'y ait peut-être pas le moindre rapport entre les deux faits, je n'en suis pas moins frappé par la curieuse coïncidence qui a voulu que la première fois que j'ai entendu un public français siffler dans un cinéma à Paris, c'est été pendant une projection de mon cher Peter Ibbetson. « Pourquoi sifflent-ils ? ai-je demandé. — Parce que c'est trop irréel », m'a répondu mon ami.

Oh oui, ce sont d'étranges souvenirs. Que vois-je, alors que je marchais dans les rues poussiéreuses d'Héraklion, pour me rendre à Knossos ? Une grande affiche annonçant un film de Charlie Chaplin au cinéma minoéen. Peut-on imaginer quelque chose de plus incongru ? Le Minotaure et la Ruée vers l'or ! Chaplin et Sir Arthur Evans. Tweedledum et Tweedledee. À Athènes, quelques semaines plus tard, je remarquai les affiches annonçant les représentations de plusieurs pièces américaines. L'une d'elles, croyez-le si vous voulez, était le Désir sous les ormes. Autre incongruité. À Delphes, décor naturel pour Prométhée enchaîné, je suis assis dans l'amphithéâtre, écoutant mon ami Katsimbalis me réciter le dernier oracle qui y a été prononcé. L'espace d'une seconde, je suis revenu dans la « rue des Premières Douleurs », dans le salon du premier, pour être précis, en train de lire l'une après l'autre les pièces grecques publiées dans la bibliothèque du docteur Foozlefoot. C'est ma première rencontre avec ce monde sinistre. La véritable rencontre viendra beaucoup plus tard lorsque au pied de la citadelle de Mycènes, j'examinerai les tombes de Clytemnestre et d'Agamemnon... Mais ce salon lugubre ! C'est là que, toujours seul, triste, perdu, le dernier et le plus petit représentant du genre humain, j'ai non seulement essayé de lire les classiques, mais que j'ai écouté aussi les voix de Caruso, Cantor Sirota, Mme Shumann-Heink... et même celle de Robert Hilliard, récitant « A Fool there was... »

Comme s'ils provenaient d'une autre existence des souvenirs affluent maintenant, de riches et glorieux souvenirs, de ce petit théâtre du boulevard du Temple (le Déjazet), où je riais du commencement à la fin de la représentation, le ventre douloureux, le visage ruisselant de larmes. Des souvenirs de Bobino, rue de la Gaieté, où j'allais écouter Damia ou ses nombreuses imitatrices, ce théâtre qui n'était lui-même qu'un aspect d'un spectacle plus riche, car la rue où il se trouvait, une rue presque unique en son genre, même pour Paris, était un incessant spectacle en marche. Et le Grand Guignol ! Cela allait des mélodrames à vous faire dresser les cheveux sur la tête aux farces les plus tapageuses, le tout sur la même affiche, avec des ruées bien calculées vers le bar, un bar merveilleux, caché dans le hall. Mais de tous ces souvenirs étranges, d'un autre monde, les meilleurs me viennent du Cirque Médrano. C'était un monde de métamorphose. Un monde aussi vieux que la civilisation elle-même, pourrait-on dire. Car avant le théâtre, avant les marionnettes et les ombres chinoises, il devait certainement y avoir le cirque avec ses saltimbanques, ses jongleurs, ses acrobates, ses avaleurs de sabres, ses écuyers et ses clowns.

Mais revenons à cette année 1913, à San Diego, où j'ai entendu Emma Goldman faire des conférences sur le théâtre européen... Se peut-il qu'il y ait si longtemps de cela ? Je me le demande. J'allais me rendre dans un bordel en compagnie d'un cow-boy du nom de Bill Parr, originaire du Montana. Nous travaillions tous les deux dans un ranch où l'on cultivait des fruits, près de Chula Vista, et nous allions en ville tous les samedis soirs dans cet unique but. Comme c'est étrange de penser que j'ai été dévié, détourné de ma route, que toute ma vie a été changée, par la rencontre que je fis par hasard d'une affiche annonçant l'arrivée d'Emma Goldman et de Ben Reitman ! C'est elle, Emma, qui m'amena à lire des auteurs dramatiques comme Wedekind, Hauptmann, Schnitzler, Brieux, d'Annunzio, Strindberg, Galsworthy, Pinero, Ibsen, Gorki, Werfel, von Hoffmansthal, Sudermann, Yeats, Lady Gregory, Tchékov, Andreyev, Hermann Bahr, Walter Hasenclever, Ernst Toller, Tolstoï et une foule d'autres. (C'est son consort, Ben Reitman, qui me vendit le premier livre de Nietzsche que j'allais lire — l'Antéchrist — ainsi que The Ego and His Own de Max Stirner.) C'est ce jour-là à San Diego que mon monde fut changé.

Lorsqu'un peu plus tard, je commençai à fréquenter les comédiens de Washington Square et la Guilde du Théâtre, je fis la connaissance d'autres auteurs dramatiques européens : les frères Capek, Georg Kaiser, Pirandello, Lord Dunsany, Benavente, St. John Arvine, ainsi que d'auteurs américains comme O'Neill, Sidney Howard et Elmer Rice.

De cette période là-bas émerge le nom d'un acteur qui venait à l'origine du théâtre yiddish : Jacob Ben-Ami. Comme Nazimova, il avait quelque chose d'indescriptible. Pendant des années, j'ai été hanté par sa voix et par ses gestes. Il était comme un personnage de l'Ancien Testament. Mais quel personnage ? Je n'ai jamais pu le situer exactement. C'est après l'une de ses représentations dans quelque petit théâtre que nous nous rendîmes un soir, tout un groupe, dans un restaurant hongrois et que nous fermâmes les portes, une fois les autres clients partis, et restâmes jusqu'à l'aube à écouter un pianiste qui n'avait que Scriabine pour tout répertoire. Ces deux noms — Scriabine et Ben-Ami — demeurent indissolublement liés dans mon esprit. Tout comme le titre d'un roman d'Hamsun, Mysterium (en allemand) demeure pour moi associé à un autre Juif, un écrivain yiddish nommé Nahoum Yood. Chaque fois que je rencontrais Nahoum Yood, où que ce fût, il se mettait à me parler de ce livre fou d'Hamsun. De même, chaque fois que je passais une soirée, à Paris, avec Hans Reichel, le peintre, il abordait inévitablement le sujet d'Ernst Toller dont il était devenu l'ami et à cause de qui il avait été jeté en prison par les Allemands.

Chaque fois que je pense à la pièce Les Cenci ou que j'en entends parler, chaque fois que je rencontre les noms de Schiller et de Goethe, chaque fois que je vois le nom Renaissance (toujours associé au livre qu'a écrit Walter Pater sur ce sujet) je pense à des wagons de métro souterrain ou aérien, où je suis soit en train de me retenir à une poignée, soit debout en train de regarder en bas les fenêtres sales de taudis crasseux et sinistres, tout en entassant dans ma mémoire de longs passages tirés des œuvres de ces auteurs. Et je ne cesse pas non plus de m'étonner de ce que presque tous les jours de ma vie, lorsque je pénètre dans la forêt proche de ma maison, où je découvre une clairière, une clairière dorée, mon esprit revient immédiatement à ces représentations maintenant si lointaines des pièces de Maeterlinck — la Mort de Tintagiles, l'Oiseau bleu, Monna Vanna, — ou encore de son opéra, Pelléas et Mélisande, dont les décors, presque autant que la musique, n'ont jamais cessé de me hanter.

Ce sont les femmes qui, au théâtre, m'ont, semble-t-il, fait la plus grande impression, que ce soit à cause de leur grande beauté, de leur personnalité exceptionnelle, ou de leur voix extraordinaire8. Peut-être cela est-il dû au fait que les femmes ont si peu d'occasions de se révéler complètement dans la vie quotidienne. Peut-être, aussi, le théâtre tend-il à rehausser les rôles joués par des femmes. Le théâtre moderne est saturé de problèmes sociaux, de sorte qu'il ramène les femmes à un niveau plus humain. Dans le théâtre de la Grèce antique les femmes sont surhumaines : personne n'a jamais rencontré de tels types de femmes dans la vie réelle de notre temps. Dans le théâtre élisabéthain elles ont aussi des proportions étonnantes, elles ne sont pas des déesses, certes, mais elles ont une splendeur qui nous terrifie et nous déroute. Pour avoir la pleine mesure de la femme, il faut combiner les propriétés de la femelle telles que les formule le théâtre antique avec celles que seul le théâtre burlesque (de notre époque) a osé révéler. Je fais allusion, bien entendu, à ces comédies soi-disant « dégradantes » du burlesque qui dérivent de la Commedia dell' arte du Moyen Âge.

Depuis que j'ai lu la vie de Sade, qui a passé quelques-unes des dernières années de sa vie à l'asile d'aliénés de Charenton, où il s'est amusé à écrire des pièces pour les pensionnaires et à les mettre en scène, je me suis souvent demandé ce que ce serait d'assister à un spectacle donné par un groupe de fous. À la base des idées d'Artaud sur le théâtre, il y avait le projet de faire exercer par les acteurs une telle influence sur le public (grâce à toutes sortes de moyens extérieurs) que les spectateurs deviendraient littéralement fous et que, en proie comme les acteurs à un délire frénétique, ils porteraient le drame à des extrémités impensables.

Une chose qui m'a toujours impressionné à propos du théâtre c'est son pouvoir de surmonter les barrières nationales et raciales. J'ai observé que quelques pièces, jouées par une troupe d'acteurs étrangers interprétant les dramaturges de leur pays, pouvaient faire plus que toute une charretée de livres. Souvent les premières réactions traduisent chez le public la colère, le ressentiment, la déception ou le dégoût. Mais une fois que le virus prend, ce qui était absurde, prétentieux, totalement étranger, est accepté et approuvé, mieux, adopté avec enthousiasme. L'Amérique a subi tour à tour maintes influences étrangères de cet ordre, toujours pour le plus grand bien de notre propre théâtre. Mais, comme les cuisines étrangères, ces infusions ne tiennent apparemment jamais longtemps. En dépit des multiples coups qui lui sont administrés de temps en temps, le théâtre américain reste enfermé à l'intérieur de ses étroites frontières.

Ah, mais je ne veux pas passer sous silence cette étrange figure qu'est David Belasco ! Vers l'époque où mon père ajouta Frank Harris à la liste de ses clients, grâce à l'intérêt que portait son fils à la littérature, nous vîmes entrer un jour dans la boutique de tailleur cet individu sombre, aux allures de prêtre, doué d'un charme obscur, magnétique, et qui, comme un clergyman, portait son col à l'envers, s'habillait toujours de noir, mais qui était pourtant essentiellement vivant, sensuel, ardent, presque félin dans ses gestes et ses mouvements. David Belasco ! Un nom que Broadway n'oubliera jamais. Il n'était pas un client de mon père mais le client d'un des camarades de mon père, un homme qui s'appelait Erwin, et qui avait deux passions : les bateaux et les tableaux. Il y avait à l'époque dans la boutique de tailleur quatre figures principales — qui faisaient partie du mobilier, pour ainsi dire — : Bunchek, le coupeur, cet Erwin dont je parle, Rente, une sorte de maître tailleur passé de mode, et Chase, un autre maître tailleur. On n'aurait pu trouver nulle part quatre hommes qui fussent aussi différents les uns des autres que ceux-là. Chacun d'eux était un excentrique, et chacun, à l'exception de Bunchek, avait son assortiment très personnel et très particulier de clients... ils n'étaient pas nombreux, ces clients, il y en avait à peine une poignée, en fait, mais cela suffisait, apparemment, à faire vivre nos gaillards. Ou peut-être serait-il plus exact de dire... « à les faire vivre partiellement ». Hal Chase, par exemple, qui était originaire du Maine et Yankee jusqu'à la moelle, et qui avait en plus un caractère de chien, complétait son revenu en jouant au billard le soir. Erwin, qui était fou de son « yacht » et qui piaffait toujours parce que ses clients n'arrivaient pas à l'heure, ce qui l'empêchait de filer à Sheepshead Bay où son bateau était ancré... Emin se faisait de petites sommes à côté en emmenant des invités se promener en mer. Quant au pauvre Rente, il ne possédait ni la folie ni la témérité des deux autres ; sa solution à lui c'était de travailler la nuit dans un cercle où il faisait des sandwiches et servait de la bière et du cognac aux joueurs. Mais ce qu'ils avaient tous en commun, c'était une forte tendance à passer leur vie à rêver. La plus grande joie de la vie de Chase c'était de s'esquiver à midi — au douzième coup juste, si possible — et de s'en aller à Coney Island ou à Rockaway Beach, où il passait tout l'après-midi à nager et à se faire rôtir sous le soleil brûlant. C'était un conteur né, avec une sorte de don à la Sherwood Anderson pour tourner autour du pot, mais il était si plein de caractère, si sûr de lui, si ergoteur, si batailleur, si impétueux qu'il se rendait odieux à tout le monde, y compris ses clients. Avec ces derniers, son attitude était « c'est à prendre ou à laisser ». Et il en allait de même pour Erwin. Ils ne faisaient qu'un essayage à leurs clients ; si cela ne leur plaisait pas, ils pouvaient aller ailleurs. Ce qu'ils faisaient en général. Néanmoins, à cause de leur excentricité, à cause des relations particulières, bizarre, qu'ils avaient et des milieux dans lesquels ils se déplaçaient, à cause du langage qu'ils parlaient, de l'allure qu'ils avaient, ils trouvaient sans cesse de nouveaux clients, et souvent des gens très étonnants. Belasco était, je l'ai dit, un des clients d'Erwin. Je n'ai jamais pu savoir ce que ces deux hommes avaient en commun. Rien, apparemment. Parfois les clients de mon père entraient en collision avec les clients des deux autres maîtres tailleurs au moment où ils quittaient le salon d'essayage. L'étonnement était alors général. La plupart des clients de mon père, comme je l'ai raconté dans Printemps noir, étaient ses copains, ou devenaient ses copains à force de le rencontrer fréquemment au bar d'en face. Quelques-uns d'entre eux, des gens de théâtre (dont un certain nombre d'acteurs célèbres) se sentaient merveilleusement chez eux dans l'arrière-boutique du tailleur. Quelques-uns étaient assez malins pour entraîner Bunchek dans une conversation ou une discussion, le faisant parler du sionisme, des poètes et des auteurs dramatiques yiddish, de la Kabbale, et d'autres sujets du même genre. Il nous est ainsi arrivé plus d'un après-midi, où il semblait que toute la clientèle de l'établissement fût tombée à zéro, de tuer le temps à la table de coupe de Bunchek, en discutant des problèmes les plus insensés, et qui touchaient tour à tour à la religion, à la métaphysique, au zodiaque ou à la cosmologie. C'est ainsi que pour moi le mot de Sibérie, quand je l'entends, ne représente pas une vaste toundra gelée, mais le nom d'une pièce de Jacob Gordin. Theodor Herzl, le père du sionisme, est encore plus un père pour moi que George Washington, avec son visage en lame de couteau.

Parmi les gens qui fréquentaient la boutique, un de ceux que j'aimais le plus était un client de mon père qui s'appelait Julian l'Estrange, et qui était marié à l'époque avec Constance Collier, la vedette de Peter Ibbetson. Entendre Julian et Paul — Paul Poindexter — discuter les mérites des pièces de Sheridan ou les vertus théâtrales de Marlowe et de Webster, par exemple, c'était un peu comme écouter Julien l'Apostat contre Paul de Tarse. Et entendre après cela, comme il arrivait parfois, Bunchek (qui ne comprenait que de façon vague et confuse leur jargon) dénigrer ce qu'ils avaient dit, lui qui ne connaissait pas un mot de Sheridan, de Marlowe, de Webster ou même de Shakespeare, c'était comme jouer du Fats Waller après une séance dans la salle de réunion de la Science chrétienne. Ou alors, le comble, c'était d'entendre Chase, Rente, Erwin et Cie se lancer dans leurs monologues respectifs, et débiter les banalités qui les obsédaient respectivement. La pièce tout entière baignait dans une atmosphère d'alcool, de discussion et de rêve. Chacun brûlait d'envie de se retirer dans son univers personnel, un monde qui, ai-je besoin de le dire, n'avait rien à voir avec la profession de tailleur. C'était comme si Dieu, dans sa perversité, les avait tous faits tailleurs contre leur gré. Mais ce fut cette atmosphère justement qui me donna la préparation nécessaire pour m'en aller vers le monde bizarre et impénétrable du mâle solitaire, qui me fournit des notions étranges, prématurées et prémonitoires sur le caractère, les passions, les poursuites, les vices, les folies, les actes et les intentions des hommes. Était-il donc si extraordinaire, alors, que me voyant un jour avec un livre de Nietzsche sous le bras, le bon Paul Poindexter me prit à part et me fit une longue conférence sur Marc-Aurèle et sur Épictète, dont j'avais déjà lu les œuvres sans oser l'avouer, car je n'avais pas le courage de laisser tomber Paul.

Et Belasco ? Je l'avais presque oublié. Belasco était toujours silencieux comme un ermite. Un silence qui inspirait le respect plutôt que la vénération. Mais il y a un détail qui le concerne dont je garde un souvenir très vif : c'est que je l'aidais à mettre et à enlever son pantalon. Et je garde le souvenir du sourire lumineux dont il me gratifiait toujours pour me remercier de ce petit service : c'était comme si j'avais reçu un pourboire de cent dollars.

Mais avant d'en terminer avec la boutique de tailleur, il me faut dire un mot ou deux des journalistes de cette époque. Car voyez-vous, si les clients étaient parfois rares, il y avait toujours des commis voyageurs en abondance. Il ne se passait pas un jour que trois ou quatre d'entre eux ne vinssent faire un tour, non pas dans l'espoir de prendre une commande, mais pour reposer leur carcasse fatiguée, pour discuter le bout de gras. Quand ils avaient parlé des nouvelles du jour, ils en venaient aux journalistes. Les deux grands favoris d'alors étaient Don Marquis et Bob Edgren. Fait curieux, Bob Edgren, qui était rédacteur sportif, eut une grande influence sur moi. Je crois sincèrement ne pas mentir quand je dis que c'est en lisant l'article quotidien de Bob Edgren que j'ai cultivé ce qu'il y a en moi de sens du fair play. Edgren donnait à chaque homme ce qui lui revenait ; quand il avait pesé le pour et le contre, il accordait souvent le bénéfice du doute. Je voyais en Bob Edgren une sorte d'arbitre moral. Il faisait à l'époque tout autant partie de ma vie que Walter Pater, Barbey d'Aurevilly ou James Branch Cabell. C'était, bien entendu, une période durant laquelle j'allais fréquemment assister aux matches de boxe, où je passais des soirées entières à discuter avec mes copains des mérites relatifs des divers maîtres du coup de poing. Je peux presque dire que mes premières idoles ont été des boxeurs. J'en avais tout un panthéon personnel, qui comprenait entre autres des personnages comme Terry McGovern, Tom Sharkey, Joe Gans, Jim Jeffries, Ad Wolgast, Joe Rivers, Jack Johnson, Stanley Ketchel, Benny Leonard, Georges Carpentier et Jack Dempsey. Il en allait de même pour les lutteurs. Le petit Jim Londos était presque autant un dieu pour moi que l'était Hercule pour les Grecs. Et il y avait aussi les coureurs des six jours cyclistes... Mais je m'arrête là !

Ce que je voudrais bien faire comprendre, c'est que la lecture des livres, les sorties au théâtre, les discussions passionnées que nous engagions, les réunions sportives, les banquets et les pique-niques, les festivals musicaux (ceux que nous organisions et ceux que nous devions aux professionnels), tout cela se confondait et se mêlait dans une activité ininterrompue. En me rendant au terrain de Jersey le jour du combat Dempsey-Carpentier — un événement d'ailleurs presque aussi considérable pour nous que les héroïques combats singuliers qui se livraient sous les murs de Troie —, je me souviens que je discutais avec mon compagnon, un pianiste de concert, du contenu, du style et de la portée de l'Île des Pingouins et de la Révolte des Anges. Quelques années plus tard, à Paris, en lisant la Guerre de Troie n'aura pas lieu, je me rappelai soudain ce triste jour où j'assistai à la défaite de mon favori, Carpentier. Une autre fois, en Grèce, dans l'île de Corfou, en lisant l'Iliade, ou du moins en essayant — car le cœur n'y était pas —, l'évocation d'Achille, du puissant Ajax et de tous ces héros de l'un ou l'autre camp me rappela la magnifique silhouette de Georges Carpentier, beau comme un dieu : je le revis lâcher pied, se défaire et s'effondrer au tapis sous les coups de marteau-pilon du tueur de Manassa. Je songeai alors que sa défaite avait été aussi bouleversante que la mort d'un héros ou d'un demi-dieu. Et j'évoquai en même temps les figures d'Hamlet, de Lohengrin et autres personnages légendaires que Jules Laforgue a décrits dans son style inimitable. Pourquoi ? Pourquoi ? Mais c'est ainsi que les livres se mêlent aux événements de la vie.

De ma dix-huitième à ma vingt et unième ou vingt-deuxième année — c'est durant cette période que fleurit la Xerxes Society — ce fut un incessant tourbillon de festivités, de beuveries, de soirées théâtrales ou musicales (« je suis un grand musicien, je voyage à travers le monde ! »), de grosses farces et d'empoignades. Il n'y avait pas un restaurant étranger à New York dont nous ne fussions clients. Chez Bousquet, un restaurant français, on nous aimait tant tous les douze, que quand venait l'heure de la fermeture, nous avions l'établissement pour nous seuls. (Ô tralala, tralalala, tralalalère !) Et pendant toute cette période, je lisais à me faire éclater la cervelle. Je me souviens encore des titres de livres que je trimbalais sous mon bras, en toute occasion : Anathème, les Nouvelles de Tchékov, le Dictionnaire du Diable, les Œuvres complètes de Rabelais, le Satyricon, History of European Morals de Lecky, With Walt in Camden, History of Human Marriage de Westermarck, The Scientific Bases of Optimism, The Riddle of the Universe, The Conquest of Bread, History of the Intellectual Development of Europe de Draper, Song of Songs de Sudermann, Volpone, etc. Je versais des pleurs sur la « beauté convulsive » de Francesca da Rimini, je savais par cœur des passages de Minna von Barnhelm (tout comme par la suite à Paris je devais apprendre par cœur la célèbre lettre de Strindberg à Gauguin telle qu'elle est citée dans Avant et Après), je me débattais avec Hermann und Dorothea (lutte purement gratuite car j'avais peiné dessus durant toute une année de collège), je m'émerveillais des exploits de Benvenuto Cellini, je m'ennuyais à lire Marco Polo, j'étais ébloui par les First Principles d'Herbert Spencer, fasciné par tout ce qu'avait écrit Henri Fabre, je potassais la « philologistique » de Max Muller, j'étais bouleversé par le charme paisible et chargé de lyrisme de la prose de Tagore, j'étudiais les grandes épopées finnoises, j'essayais de parvenir jusqu'au bout de la Mahabharata, je rêvais avec Olive Schreiner en Afrique du Sud, je me délectais des préfaces de Shaw, tout en flirtant avec Molière, Sardou, Scribe, Maupassant, j'avançais péniblement dans la série des Rougon-Macquart et je m'enlisais dans ce livre bien vain de Voltaire, Zadig... Quelle vie ! On ne s'étonnera pas après cela que je ne sois pas devenu tailleur. (Je fus ravi pourtant de découvrir que The Merchant Tailor était le titre d'une célèbre pièce élizabéthaine.) En même temps — et n'est-ce pas ce qu'il y a de plus étonnant, de plus admirable ? — j'avais des discussions lautréamontesques avec des copains comme George Wright, Bill Dewar, Al Burger, Connie Grimm, Bob Haase, Charlie Sullivan, Bill Wardrop, Georgie Gifford, Becker, Steve Hill, Frank Carroll, tous fidèles membres de la Xerxes Society. Ah ! quelle était donc cette pièce terriblement polissonne que nous allâmes tous voir un samedi en matinée dans un célèbre petit théâtre de Broadway ? Quel bon temps nous avions pris, grands dadais que nous étions ! C'était une pièce française, naturellement, et qui faisait fureur. C'était si osé ! Si risqué ! Et quelle soirée après cela chez Bousquet !

En ce temps-là, que je fusse ivre ou à jeun, je me levais régulièrement à cinq heures du matin pour faire un tour à bicyclette jusqu'à Coney Island et retour. Parfois, glissant sur la mince couche de verglas d'un sombre matin d'hiver, je me laissais emporter par le vent mordant comme un bateau à patins, et je riais encore au souvenir des événements de la nuit, qui s'étaient déroulés seulement quelques heures plus tôt en fait. Ce régime spartiate allié à cette vie de fêtes et de festivités, les études d'autodidacte, les querelles et les discussions, les clowneries et les bouffonneries, les séances de lutte et de boxe, les parties de hockey, les courses de six jours au Parc, les petits bals, les études et les leçons de piano, les désastreuses aventures amoureuses, le perpétuel manque d'argent, le mépris du travail, les séances chez le tailleur, les promenades solitaires jusqu'au réservoir, jusqu'au cimetière chinois, jusqu'à l'étang aux canards où, si la glace était assez épaisse, j'essayais mes patins de compétition — cette activité unilatérale, multilingue, sesquipédalienne, poursuivie nuit et jour, matin, midi et soir, tout au long de l'année, que je fusse ivre ou à jeun, ou même ivre et à jeun, toujours mêlé à la foule, toujours piétinant, cherchant, luttant, fouinant, observant, espérant, essayant, un pas en avant, deux pas en arrière, mais sans jamais me lasser, résolument grégaire et pourtant solitaire, brave type et en même temps renfermé et secret, bon copain qui n'avait jamais un sou mais qui pouvait toujours trouver le moyen d'emprunter pour donner aux autres, joueur mais jamais pour de l'argent, poète au fond et vaurien en apparence, sociable, n'hésitant pas à mendier, ami de tous sans être vraiment l'ami de personne, voilà... une sorte de caricature de l'époque élizabéthaine recréée et jouée dans les parages sordides de Brooklyn, de Manhattan et du Bronx, dans la cité la plus infecte du monde, ma ville natale9 — un assemblage hétéroclite où se côtoient des entreprises de pompes funèbres, des musées, des salles d'opéra ou de concerts, des armureries, des églises, des bistros, des stades, des music-halls, des cirques, des arènes, des marchés Gansevoort et Wallabout10, le canal empuanti de Gowanus11, des marchands de sorbets arabes, des cales sèches, des raffineries de sucre, un arsenal, des ponts suspendus, des pistes de patins à roulettes, les bordels de la Bowery, des fumeries d'opium, des tripots, un quartier chinois, des cabarets roumains, des journaux jaunes, des tramways sans toit, des aquariums, des charades, des gymnases, des maisons où habitent les vendeurs de journaux, des hôtels Mills, des « Peacock Alley12 », le Zoo, les tombes, les Ziegfield Follies, l'Hippodrome, les bouges de Greenwich Village, les boîtes d'Harlem, les domiciles de mes amis, des femmes que j'ai aimées, des hommes que j'ai respectés — à Greenpoint, Williamsburg, Columbia Heights, Erie Basin — les rues sinistres et interminables, les réverbères, les réservoirs à gaz pansus, le ghetto palpitant et coloré, les docks et les quais, les grands paquebots, les bananiers, les canonnières, les vieux forts abandonnés, les vieilles rues hollandaises désertes, Pomander Walk, Patchin Street, United States Street, la bourse en plein air de Wall Street, le drugstore Perry (à deux pas du pont de Brooklyn : on y trouve des ice-creams sodas si laiteux, si mousseux !), le tramway qui mène à Sheepshead Bay, les joyeux Rockaways, l'odeur des crabes, des homards, des moules, du poisson frit, des escalopes grillées, la chope de bière à cinq cents, et partout, dans tous les coins toujours une de ces bibliothèques « publiques » d'Andrew Carnegie, avec les livres que vous désirez si passionnément lire toujours « sortis », ou ne figurant pas sur les catalogues, ou marqués de trois étoiles comme le cognac Hennessy. Non, ce n'était pas le temps de l'antique Athènes, ni les jours et les nuits de Rome, ni l'époque joyeuse et sanguinaire de l'Angleterre élizabéthaine, ce n'était pas non plus « le bon vieux temps » de la fin du siècle dernier, non, c'était « ce vieux Manhattan » tout de même, et le nom de ce petit théâtre dont j'essaie désespérément de me souvenir m'est aussi familier que le Breslin Bar ou que Peacock Alley, mais il ne me reviendra pas, pas maintenant. Il était pourtant là autrefois, tous les théâtres étaient là, et tous les grands acteurs et grandes actrices d'autrefois, y compris des cabots comme Corse Payton, David Warfield, Robert Mantell et l'homme que mon père méprisait, son homonyme, Henri Miller. Ils survivent encore, du moins dans les mémoires, et avec eux les jours enfuis, les pièces entendues jadis, et les livres, dont certains pas encore lus et qui n'ont fait l'objet d'aucune critique. Renversez l'univers et donnez-moi hier !

Et voici qu'au moment où je vais fermer boutique au terme de ma journée de travail, il me revient, le nom de ce théâtre ! Wallack's ! Vous en souvenez-vous ? Voyez-vous, si vous cessez de chercher (memoria-technica), vous finissez toujours par retrouver ce qui vous avait échappé. Je la revois maintenant, comme si j'y étais, la vieille façade délabrée du théâtre. Et je vois en même temps l'affiche placardée dehors. Tenez, c'était la Fille du recteur ! Était-ce assez polisson ! Assez osé ! Assez risqué !

Une note sentimentale pour finir, mais à quoi bon ? Je voulais parler des pièces que j'avais lues, et je m'aperçois que j'ai à peine effleuré le sujet. Elles me paraissaient si importantes jadis, et sans doute l'étaient-elles. Mais les pièces qui m'ont fait rire, pleurer, vivre, sont plus importantes encore, bien que de moindre valeur. Car ces soirs-là, j'étais avec d'autres, avec mes amis, mes copains, mes potes. Debout, les anciens membres de la Xerxes Society ! Debout, même si vos pieds sont dans la tombe ! Il faut que je vous adresse un dernier adieu. Il faut que je vous dise une bonne fois combien je vous aimais, combien j'ai souvent pensé à vous depuis lors. Puissions-nous être tous réunis dans l'au-delà !

Nous étions tous de si bons musiciens. Ô tralalala, tralalala, tralalalère !

Et maintenant, je prends congé de ce jeune homme assis tout seul là-haut, dans ce petit salon en haut à lire les classiques. Quel triste tableau ! Qu'aurait-il pu faire avec les classiques, s'il avait réussi à les avaler ? Les classiques ! Lentement, très lentement, j'arrive à eux, non pas en les lisant, mais en les faisant. Je rejoins les ancêtres, mes, vos, nos glorieux prédécesseurs au camp du drap d'or. Bref13 la vie de tous les jours... Voltaire, bien que vous ne soyez pas précisément un classique, vous ne m'avez rien donné, ni avec votre Zadig ni avec votre Candide. Et pourquoi choisir ce misérable squelette rongé par l'aigreur que fut M. Arouet ! Parce que cela m'arrange pour l'instant. Je pourrais nommer douze cents autres crétins qui pareillement ne m'ont rien donné. Je pourrais lâcher cela comme une vraie pétarade13. Pour quoi faire ? Pour indiquer, pour bien montrer, affirmer solennellement et proclamer que, ivre ou à jeun, avec ou sans patins à roulettes, à poings nus ou avec des gants de six onces, la vie passe d'abord. Oui, en terminant ce fatras d'événements de ma pure jeunesse, je pense de nouveau à Cendrars. De la musique avant toute chose ! Mais qui donne mieux la musique de la vie que la vie elle-même13 ?

 

Janvier à décembre 1950,

Big Sur (Californie).

 

 

 

 

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1. Ancien Montmartre de New York.

2. Krausmeyer's Alley, avec Sliding Billy Watson.

3. En français dans le texte.

4. Un film de Thorne Smith avec Carol Landis et Victor Mature.

5. Voir dans Plexus, livre II de la Crucifixion en rose, tout ce qui concerne ces clubs qui exercèrent une si grande influence sur ma jeunesse.

6. « Mais, et c'est ici la nouveauté, il y a un côté virulent et je dirai même dangereux de la poésie et de l'imagination à retrouver. La poésie est une force dissociative et anarchique, qui par l'analogie, les associations, les images, ne vit que d'un bouleversement des rapports communs. Et la nouveauté sera de bouleverser ces rapports non seulement dans le domaine extérieur, dans le domaine de la nature, mais dans le domaine intérieur, c'est-à-dire dans celui de la psychologie. Comment, c'est mon secret. » (Antonin Artaud, dans Comoedia du 21 septembre 1932.)

7. Quel est son titre, à propos ? Je donnerais n'importe quoi pour le connaître !

8. La voix de Pauline Lord, par exemple, dans Anna Christie : « Oh ! Dieu, je ne suis qu'une pauvre fille ! » ou la voix de Lucienne Lemarchand, l'actrice française, dans Dommage qu'elle soit une putain ! Ou celle de notre chère Margo.

9. « Ah ! époque bénie et inoubliable ! où tout était mieux que jadis et mieux que demain, où Buttermilk Channel était à sec à marée basse, où l'alose dans l'Hudson était du saumon, où la lune brillait d'un éclat resplendissant au lieu de verser cette lumière jaunâtre et maladive qui est la sienne depuis qu'elle est témoin chaque nuit des abominations auxquelles elle est forcée d'assister dans cette cité dégénérée ! » (Washington Irving.)

10. Souvenirs du temps où New York était la Nouvelle-Amsterdam et peuplée d'une colonie hollandaise. (N.d.T.)

11. Canal aux eaux stagnantes également construit par les Hollandais. (N.d.T.)

12. Littéralement « allée des paons » : on appelait ainsi le hall du célèbre hôtel Waldorf-Astoria vers la fin du XIXème siècle parce que les femmes avaient coutume d'y parader dans leurs plus beaux atours. (N.d.T.)

13. En français dans le texte.