PRÉFACE

 

 

Cet ouvrage, auquel dans les années à venir s'ajouteront plusieurs autres volumes, se propose d'embrasser l'histoire de ma vie. Les livres y seront considérés sous l'angle de leur apport à la vie. Il ne s'agit pas d'une étude critique et l'on n'y trouvera pas davantage de programme à l'intention des autodidactes.

Cet examen de conscience — car ce livre n'est pas autre chose — m'a confirmé dans l'opinion qu'on devrait lire de moins en moins et non pas de plus en plus. Ainsi que le révélera un coup d'œil à l'Appendice, je suis loin d'avoir lu autant que l'érudit, le rat de bibliothèque ou même que « l'honnête homme » ; et pourtant j'ai certainement lu cent fois plus que je n'aurais dû. On dit qu'un Américain seulement sur cinq lit des « livres ». Si faible que soit cette proportion, elle est encore trop forte. Rares sont ceux qui vivent sagement et pleinement.

Il y eut et il y aura toujours des œuvres révolutionnaires, c'est-à-dire des œuvres inspirées et qui inspirent ceux qui les lisent. Elles sont évidemment rares et il ne s'en publie pas tous les jours. On peut s'estimer heureux si l'on en rencontre une poignée durant toute une vie. Ce ne sont d'ailleurs pas ces livres-là qui touchent le grand public. Ils constituent seulement les réservoirs secrets où vont puiser les auteurs moins doués qui savent comment séduire l'homme de la rue. La littérature, dans toutes ses branches, n'est qu'un ensemble d'idées de seconde main. La question — jamais résolue, hélas ! — est de savoir dans quelle mesure il serait opportun de restreindre ce flux envahissant de sous-produits. Une chose en tout cas est sûre aujourd'hui : ce ne sont certainement pas les illettrés les moins intelligents d'entre nous.

Si c'est la connaissance ou la sagesse que l'on recherche, mieux vaut alors aller directement à la source. Et la source, ce n'est pas le savant ni le philosophe, le maître, le saint ni le professeur, mais la vie elle-même, l'expérience brute de la vie. Il en va de même pour l'art. Là aussi, nous pouvons nous passer des « maîtres ». Quand je parle de la vie, je veux dire, bien sûr, un autre mode d'existence que celui que nous connaissons aujourd'hui. Je pense à cette vie dont parle D.H. Lawrence dans Etruscan Places1. Ou bien à celle qu'évoque Henry Adams, du temps que la Vierge régnait en souveraine à Chartres.

À notre époque, où l'on professe que pour toutes les destinations il existe un raccourci, la plus grande leçon à apprendre c'est que la route la plus malaisée est en fin de compte la plus facile. Tout ce que l'on trouve dans les livres, tout ce qui semble avoir une signification si essentielle n'est qu'une goutte échappée de la source où chacun est libre de venir s'abreuver. Toute notre théorie de l'éducation se fonde sur la notion ridicule que l'on doit apprendre sur terre les mouvements de natation avant de se lancer à l'eau. On continue d'enseigner aux hommes à créer en leur faisant étudier les œuvres des autres ou en les laissant tracer des plans et des esquisses qui ne dépasseront jamais le stade de l'ébauche. On enseigne l'art d'écrire dans des salles de classe et non pas au cœur de la vie. On propose aux étudiants des modèles qui sont censés convenir à tous les tempéraments, à toutes les intelligences. Il ne faut pas s'étonner après cela que nous produisions plus de brillants ingénieurs que d'écrivains, plus d'experts industriels que de peintres.

Je ne considère pas mes rencontres avec les livres d'un autre œil que mes rencontres avec les autres phénomènes de la vie ou de la pensée. Aucune de ces rencontres n'est un événement isolé ; elles s'intègrent dans un ensemble. À cet égard, et à cet égard seulement, les livres font partie de la vie au même titre que les arbres, les étoiles ou le fumier. Je ne respecte pas le livre en tant que tel. Pas plus que je ne range les auteurs dans une catégorie à part. Ils sont comme les autres hommes, ni meilleurs ni pires. Ils exploitent les dons qui leur ont été accordés, tout comme n'importe lequel de leurs semblables. S'il m'arrive parfois de les défendre — en tant que classe — c'est parce qu'à mon avis, ils n'ont jamais obtenu, dans notre société du moins, la place ni la considération qu'ils méritent. Les plus grands d'entre eux, notamment, ont presque toujours servi de boucs émissaires.

Quand je me revois comme le lecteur que j'étais jadis, il me semble regarder un homme se frayer un chemin au milieu d'une végétation luxuriante. Bien sûr, à vivre au cœur de la jungle, j'ai surpris quelques-uns de ses secrets. Mais mon but n'a jamais été de vivre là : je ne cherchais qu'à en sortir ! Je suis fermement convaincu qu'il n'est pas nécessaire de commencer par habiter cette jungle des livres. La vie elle-même suffit bien comme jungle, une jungle très réelle et où le moins qu'on puisse dire est qu'on s'instruit beaucoup. Mais, demanderez-vous, les livres ne peuvent-ils nous aider, nous guider hors de cette forêt vierge ? « N'ira pas loin, disait Napoléon, celui qui sait d'avance où il veut aller. »

Le principal objectif de cet ouvrage, c'est de rendre hommage à qui le mérite, tâche que d'avance je sais impossible. Pour m'en acquitter comme il convient, il me faudrait tomber à genoux et remercier chaque brin d'herbe de dresser la tête. Ce qui m'a tout d'abord incité à tenter une entreprise aussi vaine, c'est le fait que nous en sachions d'ordinaire si peu sur les influences auxquelles sont soumises la vie et l'œuvre d'un auteur. Le critique, dans sa suffisance sans pareille, déforme la vérité au point de la rendre méconnaissable. L'auteur, si sincère qu'il puisse se croire, ne peut que la déguiser. Et le psychologue, avec ses œillères, vient encore embrouiller les choses. En tant qu'auteur, je ne crois pas faire exception à la règle. À moi aussi, l'on peut reprocher d'altérer, de déformer, de déguiser les faits, si « faits » il y a. Je me suis pourtant toujours délibérément efforcé — peut-être à l'excès — de pencher dans la direction opposée. Je suis du côté de la révélation, sinon toujours du côté de la beauté, de la vérité, de la sagesse, de l'harmonie et de la toujours mouvante perfection. Dans ces pages, je livre des renseignements inédits pour qu'on les juge et qu'on les analyse, ou bien pour qu'on les accepte et qu'on les apprécie sans autre arrière-pensée. Je ne puis naturellement pas parler de tous les livres, ni même de tous les livres importants que j'ai lus dans le cours de mon existence. Mais j'ai l'intention de continuer à discourir sur les livres et sur les auteurs jusqu'à ce que se trouve épuisée (à mes yeux) l'importance de ce domaine de la réalité.

Je suis extrêmement heureux et satisfait d'avoir entrepris la tâche ingrate d'énumérer tous les livres que j'ai souvenir d'avoir lus. Je ne connais pas un auteur qui ait eu la folie de le tenter. Peut-être ma liste ne fera-t-elle qu'ajouter à la confusion, mais tel n'est pas mon propos. Ceux qui savent lire un homme savent lire ses œuvres. Pour ceux-là, ma liste sera assez éloquente.

Traitant de « l'amoralisme » de Goethe, Jules de Gaultier, citant, je crois, Goethe, écrit : « La vraie nostalgie doit toujours être productrice et créer une nouvelle chose qui soit meilleure. » Au cœur même de cet ouvrage, il y a une nostalgie sincère. Non pas la nostalgie du passé, comme on pourrait parfois le croire, ni la nostalgie de l'irréparable ; c'est plutôt la nostalgie des moments vécus le plus intensément. J'ai connu ces moments au contact parfois de certains livres ou encore au contact de certains hommes, de certaines femmes que j'ai baptisés des « livres vivants ». C'est quelquefois la nostalgie qui me prend en songeant à ces jeunes gens en compagnie de qui j'ai grandi et dont les livres précisément constituaient le lien le plus fort qui m'attachait à eux. (Si joyeuses et si vivifiantes pourtant que soient ces réminiscences, elles ne sont rien, je dois l'avouer, auprès des souvenirs des jours passés dans la société de mes anciennes idoles, ces jeunes gens — pour moi, ils sont toujours des jeunes gens ! — qui portaient les noms immortels de Johnny Paul, Eddy Carney, Lester Reardon, Johnny et Jimmy Dunne ; jamais je n'ai vu aucun d'eux avec un livre et leur image ne se rattache dans ma mémoire au titre d'aucun livre.) Que ce soit Goethe qui ait dit cela ou de Gaultier, je suis moi aussi convaincu que la vraie nostalgie doit être productrice et conduire à la création de choses nouvelles et meilleures. S'il ne s'agissait que de remâcher le passé — livres, personnes ou événements — ma tâche serait bien vaine et futile. Pour froide et morte qu'elle puisse sembler, la liste de titres donnée en appendice sera peut-être pour quelques âmes sœurs la clef qui leur permettra de retrouver les moments de joie et de plénitude qu'elles aussi ont connus dans le passé.

Une des raisons qui m'ont poussé à écrire une préface, qui ennuie toujours un peu le lecteur, une des raisons pour lesquelles je la réécris pour la cinquième — et je l'espère — dernière fois, c'est la crainte de voir quelque événement imprévu m'empêcher de mener à bien mon entreprise. Ce premier volume achevé, je me suis aussitôt attelé au troisième et dernier tome de la Crucifixion en rose ; c'est la tâche la plus dure que je me sois jamais imposée et je repoussais depuis bien des années ce moment. J'aimerais donc, tant que j'en ai le loisir, donner une idée de ce dont j'avais formé le projet ou l'espoir de parler dans les volumes suivants.

J'avais naturellement une sorte de plan assez souple quand j'ai commencé cet ouvrage. Mais, différent à cet égard de l'architecte, l'auteur ne suit pas toujours ses plans en élevant son édifice. Pour l'écrivain, un livre est quelque chose qu'on vit, une expérience et non pas une épure qu'il faut suivre en obéissant à des lois et à des spécifications impérieuses. Quoi qu'il en soit, ce qui subsiste de mon projet original est devenu aussi ténu et aussi compliqué qu'une toile d'araignée. Ce n'est qu'en écrivant ce volume que je me suis rendu compte de tout ce que je veux et dois dire de certains auteurs, de certains sujets, dont j'ai parfois déjà touché un mot ailleurs2. Ainsi, malgré toutes les mentions que j'ai faites de son nom, je n'ai jamais dit et je ne dirai sans doute jamais tout ce que je pense d'Élie Faure. Pas plus que je n'ai épuisé le sujet de Blaise Cendrars. Et puis, il y a Céline, un géant parmi nos contemporains, que je n'ai même pas commencé d'aborder. Quant à Rider Haggard, j'aurai certainement encore beaucoup à dire, et surtout à propos de son Ayesha, la suite de She. Quand on en arrive à Emerson, Dostoïevsky, Maeterlinck, Knut Hamsun, G.A. Henty, je sais que je n'aurai jamais dit mon dernier mot sur eux. Pour parler du Grand Inquisiteur ou de l'Éternel Mari — mon préféré dans toute l'œuvre de Dostoïevsky — il faudrait, semble-t-il, des volumes entiers. Peut-être quand j'en arriverai à Berdiaeff et à ce grand troupeau des écrivains russes exaltés du XIXème siècle, à ces hommes qui avaient le sens de l'eschatalogie, finirai-je alors par dire ce que j'ai envie d'exprimer depuis vingt ans, sinon plus. Il y a aussi le marquis de Sade, une des figures les plus calomniées et les plus méconnues — délibérément méconnues — de toute la littérature. Il est temps que j'y vienne ! Derrière lui, et le dominant de son ombre, se dresse la figure de Gilles de Rais, un des personnages les plus glorieux, les plus sinistres et les plus énigmatiques de toute l'histoire européenne. Dans ma lettre à Pierre Lesdain, je disais n'avoir pas encore vu de bon livre sur Gilles de Rais. Entre temps, un ami m'en a envoyé un de Paris et je l'ai lu. C'est exactement le livre que je cherchais ; il s'intitule Gilles de Rais et son temps, de Georges Meunier3.

Voici encore quelques livres et auteurs dont j'aimerais un jour parler plus longuement : Algernon Blackwood, auteur de The Bright Messenger, à mon avis le plus extraordinaire roman qu'on ait écrit sur la psychanalyse et qui écrase le sujet ; The Path to Rome, d'Hilaire Belloc, un de mes premiers favoris et qui l'est resté : chaque fois que je relis le début de ce livre « Éloge de cet ouvrage », je danse de joie ; Marie Corelli, une contemporaine de Rider Haggard, de Yeats, de Tennyson et d'Oscar Wilde, qui disait d'elle-même dans une lettre au pasteur de Stratford sur Avon : « En ce qui concerne les Écritures, je ne crois pas qu'aucune femme les ait jamais étudiées aussi profondément et aussi dévotement que moi, ni, je puis le dire, plus profondément, et plus dévotement. » Je parlerai certainement de René Caillé, le premier Blanc à pénétrer à Tombouctou et à en être sorti vivant ; son histoire, telle que la rapporte Galbraith Welch dans The Unveiling of Timbuctoo, est à mes yeux le plus grand récit d'aventures des temps modernes. Je ne voudrais pas oublier non plus Nostradamus, Janko Lavrin, Paul Brunton, Péguy, In Search of the Miraculous et Letters from the Mahatmas d'Ouspensky, Life Alter Death de Fechner, les romans métaphysiques de Claude Houghton, Enemies of Promise de Cyril Connolly (encore un livre où il est question de livres), le langage de la nuit comme dit Eugène Jolas, l'ouvrage de Donald Keyhoe sur les soucoupes volantes, la cybernétique et la dianétique, l'importance de l'absurde, le thème de la résurrection et de l'ascension, et notamment un livre récent de Carlo Suarès (le même à qui l'on doit une étude sur Krishnamurti) intitulé le Mythe judéo-chrétien, autant de sujets dont j'entends bien parler un jour.

Je me propose également — « pourquoi pas ? » comme dit Picasso — de m'étendre un peu sur le problème de « la pornographie et l'obscénité » en littérature. J'ai d'ailleurs écrit déjà quelques pages sur ce sujet, que j'ai gardées pour le second volume. Il me manque encore bien des renseignements là-dessus. J'aimerais savoir, par exemple, quels sont en fait les grands livres pornographiques de tous les temps. (Je n'en connais que très peu.) Quels sont donc les auteurs que l'on tient encore pour « obscènes » ? Leurs ouvrages connaissent-ils une grande diffusion et principalement où ? En quelles langues ? Je ne vois que trois grands écrivains dont les œuvres soient toujours interdites en Angleterre et en Amérique, et encore ne s'agit-il que d'une partie de leur œuvre et non de la totalité. Ce sont le marquis de Sade (dont l'ouvrage le plus remarquable est encore interdit en France), l'Arétin et D.H. Lawrence. Et Restif de La Bretonne à propos de qui un Américain, J. Rives Child, a rassemblé (en français) un énorme tome de « témoignages et jugements » Et ce premier roman pornographique de langue anglaise, The Memoirs of Fanny Hill ? Pourquoi, si c'est un livre si « assommant », n'est-il pas devenu un « classique » qu'on puisse trouver chez les marchands de journaux, dans les bibliothèques de gare et autres lieux bien innocents ? Voilà deux cents ans que ce livre a paru et l'on n'a jamais cessé de le réimprimer, comme le savent bien tous les touristes américains qui viennent à Paris.

C'est curieux, mais de tous les livres que je cherchais tout en écrivant ce premier volume, je n'ai pu trouver ceux auxquels je tenais le plus : The Thirteen Crucified Saviours de Sir Godfrey Higgins, auteur de la fameuse Anacalypsis, et les Clefs de l'Apocalypse d'O.V. Milosz, le poète polonais mort voici quelques années à Fontainebleau. Je n'ai pas encore découvert non plus de bon livre sur la Croisade des Enfants.

Il existe trois revues que j'ai oublié de mentionner en parlant des bons magazines : Jugend, The Enemy (publié par cet esprit brillant et peu commun qu'est Wyndham Lewis) et The Masque de Gordon Craig.

Et maintenant un mot de l'homme à qui ce livre est dédié : Lawrence Clark Powell. C'est lors d'une de ses visites à Big Sur que ce personnage, qui en sait plus long sur les livres que tous les gens que j'ai jamais eu la bonne fortune de rencontrer, m'a conseillé d'écrire (pour lui sinon pour les autres) un petit ouvrage sur mon expérience en matière de lecture. Quelques mois plus tard, cette idée, qui germait depuis longtemps en moi, prenait corps. Après avoir écrit une cinquantaine de pages, je compris que je ne pourrais jamais me contenter d'une étude superficielle du sujet. Powell s'en doutait aussi, j'en suis bien sûr, mais il était assez habile ou assez discret pour n'en rien dire. Je dois beaucoup à Larry Powell. D'abord, et c'est très important pour moi, car cela m'a débarrassé d'une conception erronée, je lui dois d'avoir appris à considérer les bibliothécaires comme des êtres humains, parfois extrêmement vivants, et susceptibles de jouer parmi nous un rôle très actif. Certes, aucun bibliothécaire ne saurait mettre plus de zèle que lui à donner aux livres dans notre vie la place essentielle qu'ils n'ont pas encore. Et aucun non plus n'aurait pu m'aider plus efficacement que lui. Il n'est pas une question que je lui aie posée à laquelle il n'ait répondu avec mille détails. Jamais, d'ailleurs, il n'a repoussé aucune de mes requêtes. Si ce livre se révèle être un échec, ce ne sera pas sa faute à lui.

Il me faut ajouter ici quelques mots sur d'autres personnes qui m'ont apporté leur aide. D'abord, et avant tout autre, Dante Zaccagnini, de Port Chester. Vous, Dante, que je n'ai jamais vu, comment puis-je vous exprimer ma profonde gratitude pour toutes les tâches dont vous vous êtes chargé — et volontairement ! — à ma place ? Je rougis de penser combien certaines d'entre elles devaient être ennuyeuses. Et vous avez encore insisté pour me faire cadeau de quelques-uns de vos livres les plus précieux, parce que vous estimiez qu'ils me seraient plus utiles qu'à vous ! Et quels précieux conseils vous m'avez prodigués, quelles subtiles corrections vous m'avez suggérées ! Tout cela avec discrétion, avec tact, avec humilité et dévotion. Les mots me manquent.

Il faut bien comprendre que quand je me suis mis au travail, je pensais devoir consulter ou emprunter plusieurs centaines de volumes. Mon seul recours, puisque je n'avais pas l'argent pour les acheter, était d'établir une liste de titres et de la faire circuler parmi mes amis et connaissances, et aussi parmi mes lecteurs. Les hommes et les femmes dont j'ai donné les noms à la fin de ce volume ont répondu à mes appels. Nombre d'entre eux étaient simplement des lecteurs que je ne connaissais que pour avoir correspondu avec eux. Les « amis » qui étaient les mieux placés pour m'envoyer les livres dont j'avais si grand besoin, et sur qui je comptais, m'ont fait faux bond. Ce genre d'expérience est toujours révélateur. Les amis qui vous déçoivent sont immanquablement remplacés par de nouveaux qui surgissent au moment critique et d'où on les attendait le moins.

Une des récompenses que l'auteur recueille pour prix de ses efforts, c'est parfois qu'un lecteur devient un ami sûr et chaleureux. C'est un rare délice que de trouver exactement ce qu'il comptait chez un lecteur inconnu. Tout écrivain sincère a, je suppose, des centaines, peut-être des milliers d'amis inconnus parmi ses lecteurs. Il existe peut-être, certainement même, des auteurs qui n'ont guère besoin de leurs lecteurs sinon pour acheter leurs livres. Mon cas est légèrement différent. J'ai besoin de tout le monde. Je suis de ceux qui sans cesse prêtent ou empruntent. J'ai de quoi employer tous ceux qui me proposent leur aide. J'aurais honte de ne pas accepter ces aimables offres. La dernière que j'ai reçue émanait d'un étudiant de Yale, Donald A. Schön. En classant une de mes lettres adressée au professeur Henri Peyre, qui dirige à l'Université le Département de Littérature française, lettre dans laquelle je demandais quelqu'un qui pût me faire office de secrétaire, ce jeune homme l'a lue et m'a spontanément offert ses services. (Un beau geste ! Sehr Schön !)

Je pourrais citer aussi le cas de John Kidis, de Sacramento : une demande de photographie dédicacée fut le prétexte d'un bref échange de lettres, suivi d'une visite puis d'une pluie de cadeaux. John Kidis (de son vrai nom Mestakidis) est un Grec, ce qui explique bien des choses. Mais cela n'explique pas tout. Je ne sais ce que j'apprécie le plus des brassées de livres (dont certains fort difficiles à trouver) qu'il déversait sur mon bureau ou du flux ininterrompu de cadeaux tels que chandails et chaussettes de pure laine ou de nylon tricotés par sa mère, pantalons, casquettes et autres vêtements glanés ici ou là, pâtisseries grecques (succulentes !) préparées par sa grand-mère ou par sa tante, boîtes de halva, pots de miel, jouets pour les enfants, articles de papeterie les plus divers (papier, enveloppes de toute sorte, cartes à mon nom et adresse, papier carbone, crayons, buvards), circulaires et prospectus, serviettes baptismales (son père est pope), dattes et noix, figues fraîches, oranges, pommes, voire grenades, tous ces fruits venant d'une « ferme » mythique, pour ne rien dire des travaux de dactylographie dont il s'est chargé pour moi, d'imprimerie (The Waters Reglitterized, par exemple), des aquarelles qu'il m'a apportées, du papier à dessin et des couleurs qu'il m'a fournis, des courses qu'il a faites à ma place, des livres qu'il m'a vendus (se débarrassant de tout le reste de son stock pour se spécialiser dans la vente des ouvrages de Miller), des pneus qu'il m'a trouvés, des disques, partitions et albums qu'il a proposé de me procurer et ainsi de suite ad infinitum... Comment tenir le compte de tant de générosité ! Comment m'acquitter jamais de tout ce que je lui dois !

Il va sans dire, je pense, que j'accueillerai volontiers des lecteurs de ce livre toute indication d'erreur ou d'omission, toute divergence d'opinion avec les jugements que je porte dans ces pages. Je suis persuadé que comme c'est un ouvrage « sur les livres », il touchera un grand nombre de personnes qui n'ont encore jamais rien lu de moi. J'espère qu'elles iront porter la bonne parole, non pas en vantant les mérites de ce livre mais des œuvres qu'elles aiment, elles. Notre monde touche à sa fin ; une civilisation nouvelle est sur le point d'éclore. Si elle veut s'épanouir, il lui faudra s'appuyer sur des faits tout autant que sur la foi. Le verbe devra s'incarner.

Rares sont aujourd'hui ceux d'entre nous qui peuvent envisager l'avenir autrement qu'avec crainte. S'il est un livre, parmi tous ceux que j'ai lus récemment, que je puisse signaler comme contenant des paroles de réconfort, de paix et de sublime inspiration, c'est le Mont Saint-Michel et Chartres d'Henry Adams. Et surtout le chapitre traitant de Chartres et du culte de la Vierge Marie. Toutes les allusions qui sont faites à la « Reine » sont d'une élévation de pensée qui force le respect. Je ne veux citer pour exemple que ce passage (p.203 de l'Édition française, Laffont, 1955) :

 

Elle est là, non pas en symbole ou en imagination, mais réellement, en personne : elle est descendue pour ses œuvres de miséricorde, elle écoute chacun de nous, comme le prouvent ses miracles, ou bien elle satisfait nos prières par sa seule présence qui calme nos émois, comme la présence d'une mère calme son enfant. Elle est ici en Reine, et non en simple médiatrice, et sa puissance est telle qu'il n'y a point de différence pour elle entre les êtres humains. Pierre Mauclerc, Philippe Hurepel et leurs hommes d'armes en ont peur, et l'évêque lui-même n'est jamais tout à fait à son aise en sa présence ; mais pour les paysans, les mendiants, les malheureux, comme ils aiment cette puissance et cette paix ! Ceux qui souffrent au-delà de toute expression, écrasés dans le silence, au fond de la douleur, ceux-là ne veulent point d'étalage de sentiments, point de cœurs saignants, point de larmes au pied de la croix, pas d'hystérie, pas de phrases. Ils veulent voir Dieu et savoir que Dieu les voit.

 

Il existe des écrivains, comme celui-là, qui nous enrichissent, et d'autres qui nous appauvrissent. Quoi qu'il en soit, il se produit aussi un autre phénomène bien plus important. Que nous enrichissions ou que nous appauvrissions, nous autres écrivains, nous autres auteurs, hommes de lettres et scribouillards, nous sommes soutenus, protégés, préservés, enrichis et dotés par une vaste horde d'inconnus : les hommes et les femmes qui nous regardent en priant pour que nous révélions la vérité qui est en nous. Nul ne sait quels sont les effectifs de cette multitude. Aucun artiste n'a jamais atteint la grande masse palpitante de l'humanité. Nous nageons dans le même courant, nous nous abreuvons à la même source, et pourtant nous arrive-t-il souvent, à nous qui écrivons, de prendre vraiment conscience de cet appel ? Si écrire des livres, c'est restituer ce que nous avons puisé dans le grenier de la vie, dans les réserves de nos frères et de nos sœurs inconnus, alors je déclare : Écrivons davantage de livres !

Dans le second volume de cet ouvrage, je parlerai, entre autres, de la pornographie et de l'obscénité, de Gilles de Rais, de l'Ayesha d'Haggard, de Marie Corelli, du Grand Inquisiteur de Dostoïevsky, de Céline, Maeterlinck, Berdiaeff, Claude Houghton et de Malaparte. On trouvera également dans ce second volume l'Index des références à tous les ouvrages et à tous les auteurs cités dans mes livres.

 

HENRY MILLER

 

 

 

 

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1. Publié par Martin Secker, Londres, 1932. Voir p.88-93.

2. Un Américain dont j'ai peut-être minimisé l'influence, c'est Jack London. En feuilletant ses Essays of Revolt, édités par Leonard D. Abbott, je me suis souvenu du frisson que je ressentais, à quatorze ans, quand j'entendais seulement le nom de Jack London. Pour ceux qui avaient soif de vivre, il était un phare puissant, et on l'adorait autant pour sa ferveur révolutionnaire que pour la vie aventureuse qu'il avait menée. Comme c'est étrange de lire aujourd'hui dans l'Introduction de Leonard Abbott qu'en l'an 1905 (!), Jack London proclamait : « La révolution est là. L'arrête qui pourra ! » Comme c'est étrange de lire les premiers mots du fameux discours sur la « Révolution » qu'il prononça devant les étudiants de plusieurs universités américaines — comment cela a-t-il pu se faire ? — pour parler des sept millions d'hommes et de femmes qui se sont enrôlés de par le monde dans l'armée des révoltés. Écoutons Jack London :

« On n'a jamais rien vu de semblable à cette révolution dans l'histoire du monde. Elle ne se compare en rien à la Révolution américaine ni à la Révolution française. C'est un phénomène unique, colossal. Auprès d'elle, les autres révolutions sont comme des astéroïdes comparés au soleil. Elle est seule de son espèce, c'est la première révolution mondiale dans un monde dont l'histoire fourmille de révolutions. Bien mieux, c'est le premier mouvement organisé qui devienne mondial et dont seules les limites de la planète freinent l'expansion. Cette révolution se distingue des autres à bien des égards. Elle n'a rien de sporadique. Ce n'est pas une flambée de mécontentement populaire qui s'élève un jour pour mourir le lendemain... »

Jack London, qui fut, si je ne me trompe, un des premiers Américains à faire fortune avec sa plume, donna en 1916 sa démission du Parti socialiste qu'il accusait de manquer de flamme et de mordant. On peut se demander, s'il vivait encore aujourd'hui, ce qu'il dirait de la « révolution ».

3. Lors de mon séjour à Paris, vers 1931 ou 1932, Richard Thomas me donna un exemplaire de son ouvrage sur Gilles de Rais, Tragedy in Blue. J'ai reçu, voilà quelques semaines, une réimpression de ce livre publié anonymement sous le titre de The Authorised Version. Book Three. The Book of Sapphire. En le relisant, j'ai senti le rouge me monter au front d'avoir pu oublier la puissance et la splendeur de cette œuvre. C'est, pourrait-on dire, une justification poétique, un péan, un dithyrambe de cinquante pages seulement, unique en son genre et d'une vérité à laquelle seuls peuvent atteindre les ouvrages d'imagination. C'est un bréviaire pour l'initié. Toutes mes excuses et mes félicitations, Dicko !