II

PREMIÈRES LECTURES

 

 

Je n'ai commencé que ces quelques dernières années à relire... certains livres. Je me souviens fort bien des premiers ouvrages que je choisis pour les relire : Naissance de la tragédie, l'Éternel Mari, Alice au pays des merveilles, l'Orgie impériale, les Mystères d'Hamsun. Hamsun, je l'ai déjà dit, est un des auteurs qui m'ont le plus effectivement touché en tant qu'écrivain. Aucun de ses livres ne m'a autant intrigué que les Mystères. Durant cette période dont j'ai parlé plus haut, et où je commençais à disséquer mes auteurs favoris afin de percer à jour leur pouvoir secret d'enchantement, je me penchai avant tout sur Hamsun, puis sur Arthur Machen, puis sur Thomas Mann. Lorsque j'en vins à relire la Naissance de la tragédie, je me souviens avoir été absolument subjugué par l'emploi magique que fait Nietzsche de la langue. Il y a quelques années seulement que, grâce à Éva Sikelianou, je me laissai enivrer de nouveau par ce livre extraordinaire.

J'ai parlé de Thomas Mann. Pendant une année entière, j'ai vécu avec Hans Castorp de la Montagne magique comme avec un être vivant, je puis même dire comme avec un frère de sang. Mais ce qui m'intrigua et me confondit le plus durant cette période « analytique » dont je parle, c'est la technique de Mann en tant qu'auteur de nouvelles, ou de courts romans. À cette époque, Mort à Venise était pour moi la plus grande de toutes les nouvelles. Il suffit de quelques années, cependant, pour que mon opinion sur Thomas Mann, et en particulier sur Mort à Venise changeât du tout au tout. C'est une histoire assez curieuse et qu'il vaut peut-être la peine de raconter. Voilà... Au début de mon séjour à Paris, je fis la connaissance d'un individu très attirant et brillant que je croyais être un génie. Il s'appelait John Nichols. Il était peintre. Comme beaucoup d'Irlandais, il avait aussi du bagout. C'était un plaisir de l'entendre, qu'il parlât peinture, littérature, musique, ou qu'il débitât simplement des bêtises. Il avait le don de l'injure, et, quand il se mettait vraiment en colère, sa langue était vitriolique. Un jour, j'en vins par hasard à parler de mon admiration pour Thomas Mann et, bientôt, je me surpris à délirer d'extase au sujet de Mort à Venise. Nichols, en réponse, m'accabla de mépris et de railleries. Exaspéré, je lui dis que j'allais prendre le livre et lui lire la nouvelle tout haut. Il reconnut qu'il ne l'avait jamais lue et trouva ma proposition excellente.

Je n'oublierai jamais ce qui arriva. Je n'avais pas lu trois pages que Thomas Mann commença à s'écrouler. Nichols, remarquez bien, n'avait pas dit un mot. Mais à lire la nouvelle tout haut, et à un auditeur sans indulgence, tout le mécanisme grinçant sur quoi reposait la fabrication fut soudain mis à nu. Moi, qui croyais avoir entre les mains un morceau d'or pur, je me vis regardant du carton-pâte. Je n'étais pas arrivé à la moitié de la nouvelle que je lançai le livre par terre. Plus tard, je parcourus la Montagne magique et les Buddenbrooks, ouvrages que j'avais considérés comme des monuments, et je découvris qu'ils étaient tout aussi factices.

Je me hâte d'ajouter que pareille chose ne m'est arrivée que rarement. Si, une fois dont je me souviens particulièrement bien et — je rougis de le dire ! — à propos de Trois Hommes dans un bateau. Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai jamais pu trouver ce livre « drôle ». Et pourtant c'était bien le cas, jadis. Je me souviens même avoir ri jusqu'aux larmes. L'autre jour, après trente années, j'ai repris ce livre et je me suis remis à le lire. Je n'ai jamais vu pire inanité. Une autre déception, moins cruelle toutefois, m'attendait lorsque je repris le Triomphe de l'œuf. Un œuf qui faillit bien être pourri1. Pourtant jadis il m'avait fait rire et pleurer.

Oh, qui étais-je, qu'étais-je, dans ce triste et lointain passé ?

Ce que je voulais dire c'est que, en relisant, je découvre de plus en plus que les livres que j'ai envie de relire sont ceux que j'ai lus pendant mon enfance et ma prime jeunesse. J'ai cité Henty, que son nom soit béni ! Il y en a d'autres... comme Rider Haggard, Marie Corelli, Bulwer-Lytton, Eugène Sue, James Fenimore Cooper, Sienkiewicz, Ouida (Under Two Flags), Mark Twain (surtout Huckleberry Finn et Tom Sawyer). Quand je pense que je n'ai lu aucun de ces auteurs depuis mon enfance ! Cela paraît incroyable. Quand à Poe, Jack London, Hugo, Conan Doyle, Kipling, peu importe si je ne jette plus jamais les yeux sur leurs œuvres2.

J'aimerais beaucoup aussi relire les livres que je lisais tout haut à mon grand-père pendant qu'il travaillait à sa table de tailleur dans notre vieille maison du XIVème arrondissement, à Brooklyn. Dans l'un d'eux, je m'en souviens, il était question de notre grand « héros » (d'un jour) : l'amiral Dewey. Un autre parlait de l'amiral Farragut, et probablement de la bataille de Mobile Bay, en admettant qu'elle ait jamais eu lieu. À propos de ce livre, je me rappelle maintenant qu'en écrivant le chapitre « Mon rêve de Mobile » dans le Cauchemar climatisé, je pensais beaucoup à ce récit des exploits héroïques de Farragut. Toute l'idée que je me faisais de Mobile avait sûrement son origine dans ce livre que j'avais lu cinquante ans plus tôt. Mais c'est à travers le livre sur l'amiral Dewey que je connus mon premier héros vivant, lequel n'était pas Dewey mais notre ennemi juré, Aguinaldo, le rebelle philippin. Ma mère avait suspendu le portrait de Dewey, flottant au-dessus du vaisseau de guerre Maine, à la tête de mon lit. Aguinaldo, dont l'apparence est maintenant assez vague dans mon esprit, se rattache physiquement pour moi à cette étrange photographie de Rimbaud prise en Abyssinie, celle où on le voit dans une sorte de vêtement de prisonnier au bord d'un fleuve. Mes parents étaient bien loin de se rendre compte, lorsqu'ils me remirent notre précieux héros, l'amiral Dewey, qu'ils semaient en moi la graine de la révolte. À côté de Dewey et de Teddy Roosevelt, Aguinaldo se dresse comme un colosse. C'est le premier ennemi public n°1 qui se soit trouvé sur ma route. Je continue à révérer son nom, comme je continue à révérer les noms de Robert E. Lee et de Toussaint Louverture, le grand libérateur noir qui se battit contre les hommes triés sur le volet par Napoléon et qui les tint en échec.

Et pendant que je suis sur ce chapitre, comment m'abstiendrais-je de citer Heroes and Hero Worship de Carlyle ? Ou Representative Men d'Emerson ? Et pourquoi ne pas faire place ici à une autre idole de ma jeunesse, John Paul Jones ? À Paris, j'appris, grâce à Blaise Cendrars, ce que l'on ne dit pas dans les livres d'histoire ou dans les biographies traitant de John Paul Jones. L'histoire spectaculaire de la vie de cet homme est l'un de ces projets de livres que Cendrars n'a pas encore écrits et qu'il n'écrira probablement jamais. La raison en est simple. En suivant la piste de cet aventureux Américain, Cendrars a amassé une telle quantité de documents qu'il a été noyé par eux. Il m'a avoué qu'il avait dépensé au cours de ses voyages, à chercher des documents inédits et à acheter des livres rares se rapportant aux innombrables aventures de John Paul Jones, plus de dix fois la somme que ses éditeurs lui avaient avancée sur ses droits. Sur les traces de John Paul Jones, Cendrars avait accompli une véritable odyssée. Il a finalement avoué qu'un jour il écrirait sur ce sujet soit un volume énorme soit un tout petit livre, ce que je comprends parfaitement.

La première personne à qui je me risquai à faire la lecture tout haut fut mon grand-père. Non pas qu'il m'encourageât ! Je l'entends encore dire à ma mère qu'elle regretterait un jour de m'avoir mis tous ces livres entre les mains. Il avait raison. Ma mère le regretta amèrement, plus tard. À ce propos, c'est ma propre mère, que je ne me souviens pratiquement jamais avoir vue avec un livre à la main, qui m'a dit, un jour que je lisais les Quinze plus grandes Batailles du monde, qu'elle avait elle-même lu ce livre des années plus tôt... dans les cabinets. J'étais abasourdi. Non pas parce qu'elle avait reconnu qu'elle lisait dans les cabinets, mais que c'eût été ce livre justement qu'elle y eût lu.

En faisant la lecture tout haut à des amis d'enfance, en particulier à Joey et à Tony, mes premiers amis, j'eus une révélation. Je découvris tôt dans la vie ce que certains découvrent beaucoup plus tard, et ce dont ils éprouvent dégoût et chagrin, à savoir que faire la lecture tout haut à des gens peut les endormir. Ou bien ma voix était monotone, ou bien je ne lisais pas bien, ou alors je choisissais mal mes livres. Toujours est-il qu'inévitablement, mon auditoire s'endormait. Ce qui, soit dit en passant, ne me découragea pas. Pas plus que cette sorte d'expérience ne modifiait l'opinion que j'avais de mes petits amis. Non, je parvins tranquillement à la conclusion que les livres n'étaient pas faits pour tout le monde. Et je continue à le penser. La dernière chose au monde que je conseillerai, c'est d'obliger tout le monde à apprendre à lire. Si on m'écoutait, on veillerait d'abord à ce qu'un petit garçon apprît le métier de charpentier, de maçon, de jardinier, de chasseur, de pécheur. Les choses pratiques d'abord, au nom du ciel, et le luxe après. Or, les livres sont un luxe. Bien entendu, je m'attends à ce qu'un enfant normal danse et chante dès le premier âge. Et à ce qu'il joue à des jeux. J'encouragerais ces tendances de toutes mes forces. Mais la lecture peut attendre.

Jouer à des jeux... Ah, voilà tout un chapitre de la vie. Je pense, avant tout, aux jeux qui se jouent dehors... à ceux auxquels les enfants pauvres jouent dans les rues d'une grande ville. Je résiste à la tentation de m'étendre sur ce sujet, car sinon j'écrirais un autre livre, tout à fait différent !

Cependant, l'enfance est un sujet dont je ne me lasse jamais. Pas plus que du souvenir des jeux sauvages et glorieux auxquels nous jouions jour et nuit dans les rues, ou des personnages qui étaient mes compagnons et que parfois je déifiais, comme de jeunes garçons sont enclins à le faire. Toutes mes expériences, je les partageais avec mes camarades, y compris celle de la lecture. À maintes reprises, j'ai mentionné dans mes écrits, l'extraordinaire perspicacité dont nous faisions preuve quand nous discutions des problèmes fondamentaux de la vie. Des sujets comme le péché, le mal, la réincarnation, l'art du gouvernement, l'éthique et la moralité, la nature de la divinité, l'utopie, la vie sur d'autres planètes, étaient pour nous le pain quotidien de nos conversations. Ma véritable éducation a commencé dans la rue, sur des terrains vagues déserts par des jours froids de novembre ou à des coins de rue la nuit, souvent avec nos patins aux pieds. Naturellement, une des questions qui revenait sans cesse dans nos discussions était celle des livres, les livres que nous lisions alors et dont nous n'étions même pas censés connaître l'existence. Je sais que cela paraît insensé, mais il me semble que seuls les grands interprètes de la littérature peuvent rivaliser avec l'enfant de la rue quand il s'agit d'extraire la saveur et l'essence d'un livre. À mon humble avis, l'enfant est bien plus près de comprendre Jésus que le prêtre, bien plus proche de Platon, dans ses vues sur le gouvernement, que les grandes figures politiques de ce monde.

Durant cette période dorée de l'enfance, mon monde de livres se trouva subitement enrichi de toute une bibliothèque, d'ouvrages pour la jeunesse, logée dans un splendide meuble de noyer à portes de verre et à crémaillère. Ces livres avaient appartenu à un Anglais, Isaac Walker, prédécesseur de mon père, qui pouvait se flatter d'être l'un des premiers tailleurs de confection de New York. Je les revois encore, ces livres : ils étaient tous joliment reliés, et les titres ainsi que les couvertures étaient en général gravés or. Le papier en était épais et glacé, les caractères bien détachés et nets. Bref, c'était le luxe, à tous les points de vue. À la vérité, l'élégance de ces livres m'en imposait tellement qu'un certain temps se passa avant que j'osasse les toucher.

Ce que je vais raconter maintenant est assez curieux. Cela a un rapport avec la profonde et mystérieuse aversion que je ressens pour tout ce qui est anglais. Je ne crois pas mentir en disant que la cause de cette antipathie est intimement liée à la lecture des ouvrages composant la petite bibliothèque d'Isaac Walker. L'intensité de mon dégoût, lorsque je me fus familiarisé avec le contenu de ces livres, peut se mesurer au fait que j'ai complètement oublié leurs titres. Un seul d'entre eux traîne encore dans ma mémoire, et encore ne pourrais-je affirmer qu'il est exact : c'est A Country Squire3. Pour le reste, c'est le vide complet. Je peux analyser en quelques mots la nature de ma réaction. Pour la première fois de ma vie, je compris le sens des mots mélancolique et morbide. Tous ces livres élégants semblaient enveloppés dans un voile de brume épaisse. L'Angleterre devint pour moi une terre ensevelie dans une obscurité palpable, dans le mal, la cruauté et l'ennui. Pas un rai de lumière ne filtrait de ces vieux tomes. C'était la vase primordiale, à tous les niveaux. Pour sotte et irrationnelle qu'elle fût, cette image de l'Angleterre et des Anglais demeura fixée dans mon esprit jusque bien avant dans ma maturité, jusqu'au moment, pour être franc, où je visitai l'Angleterre et où j'eus l'occasion de rencontrer des Anglais sur leur lande natale4. (Je dois avouer, cependant, que ma première impression de Londres se rapprochait beaucoup de l'image que j'en avais depuis mon enfance ; et cette impression ne s'est jamais complètement dissipée.)

Lorsque j'abordai Dickens, mes idées préconçues ne furent, bien entendu, que corroborées et renforcées. J'ai peu de souvenirs agréables se rattachant à la lecture de Dickens. Ses livres étaient sombres, terrifiants par endroits, et en général ennuyeux. De tous, c'est David Copperfield qui reste comme le plus plaisant, le plus proche de l'humain, suivant ma conception (d'alors) du monde. Par bonheur, une bonne tante5 me donna un livre qui servit à corriger cette vue morose que j'avais de l'Angleterre et du peuple anglais. Ce livre s'appelait, si j'ai bonne mémoire Histoire de l'Angleterre par un enfant, et l'auteur en était Ellis. Je me rappelle parfaitement tout le plaisir qu'il me donna. Il y avait, bien sûr, les livres de Henty que je lisais, ou que j'avais lus un peu plus tôt, et qui me donnèrent des notions entièrement différentes sur le monde anglais. Mais dans les livres de Henty, il était question d'exploits historiques, alors que ceux de la bibliothèque d'Isaac Walker traitaient du passé très proche. Des années plus tard, lorsque je tombai sur les œuvres de Thomas Hardy, je revécus ces réactions de mon enfance... je parle des mauvaises. Sombres, tragiques, pleines de mésaventures et d'infortunes accidentelles ou provoquées par des coïncidences, les œuvres de Hardy m'amenèrent une fois de plus à réformer l'image « humaine » que je me faisais du monde. Malgré tout le réalisme dont ces livres étaient imprégnés, il me fallut admettre qu'ils n'étaient pas « vraiment vrais ». Pour moi, le pessimisme devait être « régulier ».

En regagnant l'Amérique, après mon séjour en France, je rencontrai deux personnages qui aimaient passionnément un auteur anglais dont je n'avais jamais entendu parler : Claude Houghton. On dit souvent de lui que c'est « un romancier métaphysicien ». Quoi qu'il en soit, Claude Houghton a contribué plus que tout autre Anglais, à l'exception de W. Travers Symons — le premier « gentleman » que j'eusse rencontré ! — à modifier profondément l'image que je me faisais de l'Angleterre. J'ai lu maintenant la majorité de ses livres. Que l'action soit bonne ou mauvaise, les livres de Claude Houghton me captivent. Nombre d'Américains connaissent Je suis Jonathan Scrivener, qui aurait fait un excellent film, de même que certains autres livres de l'auteur. Son Julian Grant Loses His May, l'un de mes préférés, et All Change, Humanity ! sont moins connus... et c'est d'autant plus dommage.

Mais il y a un livre de Claude Houghton — et je touche ici à un sujet sur lequel j'espère m'étendre plus tard — qui semble avoir été écrit spécialement pour moi. Il s'appelle Hudson Rejoins the Herd. J'ai expliqué dans une longue lettre adressée à l'auteur pourquoi j'avais cette sensation. Cette lettre sera rendue publique un jour6. Ce qui m'a tellement frappé, à la lecture de ce livre, c'est qu'il paraissait dépeindre ma vie la plus intime durant une certaine période critique. Extérieurement, la situation était « déguisée », mais intérieurement c'était d'une réalité hallucinante. Je n'aurais pu faire mieux moi-même. Pendant un temps, j'ai cru que Claude Houghton avait eu connaissance, par quelque voie mystérieuse, de ces faits et de ces événements de ma vie. La correspondance que nous échangeâmes me fit bientôt découvrir cependant, que toutes ses œuvres étaient d'imagination. Le lecteur sera peut-être surpris d'apprendre que je trouve une telle coïncidence « mystérieuse ». Les vies et les personnages de la fiction n'ont-ils pas fréquemment leur contrepartie dans la réalité ? Bien sûr. Mais je n'en demeure pas moins impressionné. Ceux qui croient qu'ils me connaissent intimement devraient jeter un coup d'œil à ce livre.

Et voilà que, sans aucune raison, sinon peut-être les lueurs que laissent à leur suite les souvenirs de l'enfance, le nom de Rider Haggard me vient à l'esprit. Il figure sur la liste des cent livres que j'ai dressée pour Gallimard. Voilà un écrivain qui me tenait sous son emprise ! Le contenu de ses livres est vague et flou. Je ne parviens à me souvenir que de quelques titres : She, Ayesha, les Mines du roi Salomon, Allan Quatermain. Et pourtant, lorsque j'y pense, j'ai les mêmes frissons que lorsque je revis la rencontre entre Stanley et Livingstone au fond de l'Afrique. Je suis sûr que quand je relirai Rider Haggard, ce que je compte faire d'ici peu, je découvrirai, comme je l'ai fait avec Henty, que ma mémoire devient extraordinairement vivante et riche.

Une fois passée l'adolescence, il devient de plus en plus difficile de trouver un auteur capable de produire un effet qui approche seulement de celui créé par les œuvres de Rider Haggard. Pour des raisons que je m'explique mal maintenant, Trilby remplit presque les conditions voulues. Trilby et Peter Ibbetson sont des livres uniques en leur genre. Le fait que leur auteur fût un dessinateur d'âge mûr, connu pour ses dessins dans le Punch, est plus qu'intéressant. Dans sa préface à Peter Ibbetson, édité par la Modern Library, Dennis Taylor raconte comment

 

« en se promenant un soir à Bayswater, dans High Street, avec Henry James, Du Maurier suggéra à son ami une idée de roman, et se mit à développer devant lui l'intrigue de Trilby.

« James, dit-il, déclina celte offre. »

 

Heureusement à mon avis, j'imagine avec horreur ce qu'eût fait Henry James d'un tel sujet.

Fait étrange, l'homme qui m'a fait connaître Du Maurier m'a également mis entre les mains le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, que je n'ai ouvert que trente ans plus tard. Il avait donné ce livre ainsi que l'Éducation sentimentale à mon père en paiement d'une petite dette qu'il avait contractée envers lui. Mon père fut écœuré bien entendu. L'Éducation sentimentale éveille en moi une bizarre association d'idées. Bernard Shaw dit quelque part qu'on ne peut apprécier certains livres, et qu'on ne devrait donc pas les lire, avant d'avoir dépassé la cinquantaine. Parmi les livres qu'il cite se trouve l'œuvre célèbre de Flaubert. C'est encore un de ces livres que, comme Tom Jones et Moll Flanders, j'ai l'intention de lire un jour, d'autant que maintenant « j'ai l'âge ».

Mais pour en revenir à Rider Haggard... Il est étrange qu'un livre comme Nadja, d'André Breton, soit lié pour moi aux émotions engendrées par la lecture des œuvres de Rider Haggard. Je crois que c'est dans la Crucifixion en rose — ou peut-être dans Souvenir, Souvenirs — que je me suis pas mal étendu sur ce charme qu'exercera toujours sur moi Nadja. Chaque fois que je le lis, je suis en proie au même tourbillon intérieur, j'éprouve cette même sensation terrifiante mais délicieuse qui vous envahit, par exemple, lorsque l'on se trouve complètement désorienté dans une pièce plongée dans le noir total et dont on connaît à la perfection chaque centimètre carré. Je me rappelle avoir détaché du livre une partie qui évoquait de façon frappante pour moi mon premier morceau de prose, le premier en tout cas que j'eusse soumis à un éditeur7. (En écrivant ces mots, je me rends compte que je ne dis pas tout à fait vrai, car mon premier morceau de prose est un essai sur l'Antéchrist de Nietzsche, que je rédigeai pour moi seul dans la boutique de mon père. De même, la première œuvre que je soumis jamais à un éditeur est antérieure de quelques années au morceau que je viens de citer : c'est un article de critique que j'ai envoyé au magazine Black Cat et qui, à ma stupéfaction, fut accepté et me fut payé 1$75, ou quelque chose comme ça, rémunération futile qui suffit à l'époque à m'enflammer et à me faire jeter dans le ruisseau un chapeau tout neuf, qui fut immédiatement écrasé par un camion qui passait.)

Il faudrait des pages pour expliquer pourquoi un auteur aussi grand qu'André Breton est lié dans mon esprit avec Rider Haggard, et pas un autre. Le rapprochement n'est peut-être pas si insensé après tout, si l'on réfléchit aux sources particulières où les surréalistes puisaient l'inspiration, la nourriture, et le soutien. Nadja continue à être, à mon sens, un livre unique. (Les photos qui accompagnent le texte ont une valeur à elles seules.) Quoi qu'il en soit, c'est un des rares livres que j'ai relus plusieurs fois sans que soit rompu le charme créé à l'origine. J'estime que cela suffit déjà à le distinguer.

Le mot que je n'ai volontairement pas prononcé, en parlant de Rider Haggard et de Nadja est « mystère ». Ce mot, tant au singulier qu'au pluriel, je l'ai réservé pour traiter de mes rapports délicieux et qui m'accaparaient tout entier avec le dictionnaire et l'encyclopédie. Combien de fois n'ai-je pas passé des jours entiers à la bibliothèque municipale à me documenter sur certains mots ou certains sujets ? Là encore, je dois dire, si je veux être franc, que mes jours les plus merveilleux, je les ai passés à la maison, avec mon bon compagnon Joe O'Regan. De tristes jours d'hiver, quand je n'avais pas grand-chose à manger, et que j'avais perdu tout espoir de trouver un emploi. À ces orgies de dictionnaire et d'encyclopédie se mêlent des souvenirs d'autres jours et d'autres nuits passés à jouer aux échecs ou au ping-pong, ou à peindre des aquarelles comme des monomanes.

Un matin, à peine sorti du lit, je me penchai sur mon énorme dictionnaire non abrégé de Funk et Wagnall pour y chercher un mot qui m'était venu à l'esprit au moment où je m'éveillais. Comme toujours, un mot conduisit à un autre car qu'est-ce que le dictionnaire sinon la forme la plus subtile du « marabout-bout de ficelle »... sous le déguisement d'un livre ? Joe, Joe l'éternel sceptique était auprès de moi, et nous nous engageâmes dans une discussion qui dura tout le jour et toute la nuit, cherchant sans relâche définition sur définition... C'est à cause de Joe O'Regan, qui m'a si souvent poussé à douter de tout ce que j'avais aveuglément accepté, c'est à cause de lui que me vinrent mes premiers soupçons quant à la valeur du dictionnaire. Avant cet instant, je croyais tout ce que disait le dictionnaire, exactement comme on croit en la Bible. Je pensais, comme tout le monde, qu'en obtenant une définition, on a le sens ou, dirais-je, la « vérité » d'un mot. Mais ce jour-là où, en passant de dérivation à dérivation, je tombai sur les plus stupéfiants changements de sens, sur des contradictions flagrantes, tout l'échafaudage de la lexicographie commença à s'effondrer devant moi. Quand je parvenais à l'« origine » la plus reculée d'un mot, je m'apercevais que j'étais devant un mur. Il n'était pas possible tout de même que les mots que nous cherchions fussent entrés dans le langage humain à l'endroit qu'on indiquait ! Ne revenir en arrière que jusqu'au sanscrit, à l'hébreu ou à l'islandais (il y a des mots merveilleux qui nous viennent de l'islandais), ce n'était rien, à mon avis. L'histoire remontait maintenant à plus de dix mille ans en arrière, et nous, nous demeurions en panne dans l'antichambre, pour ainsi dire, des temps modernes. Que tant de mots de signification métaphysique et spirituelle, et que les Grecs employaient librement, eussent perdu tout sens, était déroutant en soi. En résumé, je ne tardai pas à voir que le sens d'un mot changeait ou disparaissait complètement, ou alors devenait le contraire de ce qu'il était, suivant l'époque et le lieu où on l'utilisait et la culture de ceux qui l'employaient. Cette simple vérité que la vie est ce que nous la faisons, telle que nous la voyons avec tout notre être, et non pas ce que nous enseignent les faits, l'histoire ou les statistiques, cette simple vérité s'applique aussi au langage. Et c'est le philologue qui paraît être le dernier à le comprendre. Mais continuons : et passons du dictionnaire à l'encyclopédie...

Rien d'étonnant à ce que, sautant comme nous le faisions de définition en définition, étudiant les emplois des mots dont nous suivions la piste, nous eussions eu recours pour compléter et approfondir nos recherches, à l'encyclopédie. Car définir c'est, en fin de compte, une affaire de référence et de renvoi à des références. Pour savoir ce que signifie un mot donné, il faut connaître les mots qui, pour ainsi dire, le délimitent. Le sens d'un mot n'est jamais donné directement ; il est supposé, impliqué, ou distillé. Et cela vient probablement de ce que l'on n'en connaît jamais la véritable origine.

Mais l'encyclopédie ! Ah, là nous allions peut-être enfin nous trouver sur un terrain solide ! Nous allions faire des recherches sur des sujets, et non sur des mots. Nous allions découvrir comment étaient nés ces symboles déroutant pour lesquels des hommes s'étaient battus et avaient payé de leur sang, pour lesquels ils s'étaient torturés et tués les uns les autres. Or, il y a dans la célèbre Encyclopédie britannique un merveilleux article sur les Mystères8 et, si vous désirez passer une journée agréable, amusante et instructive à la bibliothèque, commencez donc par un mot tel que « mystères ». Cela vous mènera très loin, et vous rentrerez chez vous en titubant, ayant perdu le désir de boire, de dormir ou de satisfaire un quelconque des autres besoins du système autonome. Mais jamais vous ne pénétrerez le mystère ! Et si, comme le fait généralement un lettré qui se respecte, vous êtes poussé à aller des « autorités » choisies par les messieurs bien informés de l'encyclopédie à d'autres « autorités » traitant du même sujet, vous ne tarderez pas à vous apercevoir que votre admiration et votre respect pour la somme de connaissances que renferme l'encyclopédie est en train de se ratatiner et de s'écrouler. Il est bon de devenir méfiant en face de ce savoir enseveli. Qui sont, après tout, ces pontifes enterrés dans les encyclopédies ? Sont-ils ceux-là dont le jugement est définitif ? Certes non ! En toute circonstance, c'est à soi-même qu'il faut s'en référer pour le jugement définitif. Ces pontifes desséchés ont « peiné au champ » et ils ont engrangé beaucoup de sagesse. Mais ce qu'ils nous offrent n'est ni la sagesse divine ni même la somme de la sagesse humaine (sur quelque sujet que ce soit). Ils ont travaillé comme des fourmis et des castors, et en général avec aussi peu d'humour et d'imagination que ces humbles créatures. Une encyclopédie choisit telles autorités, une autre en choisit d'autres. Les autorités sont toujours une marchandise invendable. Quand vous en avez fini avec elles, vous savez quelques petites choses sur le sujet qui vous occupe et vous en savez beaucoup plus sur des choses sans importance. Plus d'une fois, vous sortez de là désespéré et en pleine confusion. Tout ce que vous y gagnez, si vous y gagnez quelque chose, c'est une habileté plus grande dans la faculté de douter, faculté que Spengler exalte et dont il dit que c'est le don le plus important que lui ait fait Nietzsche.

Plus j'y pense, plus je suis porté à croire que le don le plus important que m'aient fait les fabricants d'encyclopédies, c'est de développer en moi le goût paresseux et aimable de l'étude, le plus stupide de tous les passe-temps. Pour moi, lire l'encyclopédie c'était comme absorber une drogue, une de ces drogues dont on dit qu'elle n'a pas d'effets nocifs, qu'on ne s'y habitue pas. Comme les sages et paisibles Chinois de jadis, ces gens qui avaient beaucoup de raison, je crois qu'il est préférable de prendre de l'opium. Pour quiconque veut se détendre, se libérer pour un moment du fardeau de ses soucis, stimuler son imagination — et que peut-on trouver d'autre qui favorise davantage la bonne santé mentale, morale et spirituelle — j'estime que l'usage judicieux de l'opium est bien plus à conseiller que celui de ce faux stupéfiant qu'est l'encyclopédie.

Quand je reviens en arrière et que je pense aux journées que j'ai passées à la bibliothèque — bizarre que je ne me souvienne pas de ma première visite à une bibliothèque ! — je les compare aux journées que passe un fumeur d'opium dans sa petite cellule. J'y allais régulièrement pour « ma dose » et je l'y obtenais. Quelquefois, je m'enfonçais dans des ouvrages techniques, ou des manuels de sciences, ou des « curiosités » de la littérature. Il y avait, je m'en souviens, dans la salle de lecture de la bibliothèque de la 42e Rue, à New York, tout un rayon bourré de mythologies (de beaucoup de pays, beaucoup de peuples) et que je dévorai comme un rat affamé. Quelquefois, comme si j'y étais poussé par une ardente mission, je m'enfouissais uniquement dans des nomenclatures. D'autres fois, il me semblait que j'étais obligé — et j'y étais obligé, en effet, tant était profonde la transe dans laquelle j'étais plongé — d'étudier les mœurs des taupes, ou des baleines, ou des mille et une variétés d'ophidiens. Un mot comme « écliptique » que je rencontrais pour la première fois, pouvait signifier pour moi le commencement d'une chasse qui durerait pendant des semaines, et qui, en fin de compte, me laisserait en panne dans les abîmes stellaires de ce côté-ci du Scorpion.

Je dois ouvrir ici une parenthèse pour parler de ces petits livres sur lesquels on tombe par hasard et dont la portée est telle qu'on les place au-dessus de rangées entières d'encyclopédies et autres recueils de la connaissance humaine. Ces livres, microscopiques par leur taille mais gigantesques par l'effet qu'ils produisent, peuvent être comparés aux pierres précieuses cachées dans les entrailles de la terre. Comme les joyaux, ces livres ont un caractère cristallin ou « primordial » qui leur confère la qualité de choses simples, immuables et éternelles. Ils sont presque aussi limités en nombre et en variétés que les cristaux dans la nature. J'en mentionnerai deux au hasard que je découvris beaucoup plus tard que la période dont je parle mais qui serviront à illustrer ma pensée. Le premier c'est Symbols of Revelation de Frederick Carter, que j'ai rencontré à Londres dans des conditions curieuses ; le second est The Round, d'Eduardo Santiago, un pseudonyme. Je doute qu'il y ait cent personnes dans le monde que le second de ces livres intéresse. C'est un des ouvrages les plus étranges que je connaisse, bien que le sujet, l'apocatastase, soit l'un des thèmes éternels de la religion et de la philosophie. L'une des curiosités de cette édition unique et limitée de l'ouvrage est l'erreur d'orthographe faite par l'imprimeur. En haut de chaque page, on lit, en gros caractères : APOCATASIS. Quelque chose d'encore plus curieux, cependant, quelque chose qui est capable de donner le frisson à ceux qui aiment Blake, c'est la reproduction du masque de William Blake (celui de la National Portrait Gallery, à Londres) qui figure à la page 40.

Comme j'ai longuement parlé de l'usage du dictionnaire, des définitions et de l'incapacité où elles sont de définir, et comme le lecteur moyen ne saisira peut-être pas le sens d'un mot comme apocatastase, je vais donner ici les trois définitions qu'en offre le dictionnaire non abrégé de Funk et Wagnall :

 

1. Retour à ou vers un lieu ou un état de choses précédent ; rétablissement ; restauration complète.

2. Théologie : restauration finale de la sainteté et grâce divine de ceux qui sont morts impénitents.

3. Astronomie : retour périodique d'un corps céleste au même point de son orbite.

 

Dans une note, à la page 4, Santiago donne la définition suivante du Virgile de J. Carcopino (Paris, 1930) :

 

Apocatastase est le mot qu'avaient déjà employé les Chaldéens pour décrire le retour des planètes, sur la sphère céleste, à des points symétriques à leurs points de départ. C'est aussi le mot qu'employaient les médecins grecs pour décrire le retour à la santé de leurs malades.

 

Quant au petit livre de Frederick Carter — Symbols of Revelation — il n'est peut-être pas sans intérêt de savoir que c'est l'auteur de ce livre qui a fourni à D.H. Lawrence une précieuse documentation pour son Apocalypse. Sans le savoir, Carter, avec son livre, m'a aussi donné la matière et l'inspiration qui me permettront, je l'espère, d'écrire un jour le Dragon et l'écliptique. Sceau ou dernière pierre de ce que l'on appelle mes « romans autobiographiques », j'espère que ce sera une œuvre condensée, limpide, alchimique, mince comme une gaufre et absolument hermétique.

Le plus grand de tous les petits livres est, bien entendu, le Tao Teh Ch'ing. Je crois que c'est non seulement un exemple de suprême sagesse, mais qu'il est unique par la condensation de la pensée. En tant que philosophe de la vie, il peut non seulement se mesurer à des systèmes de pensée plus massifs exposés par d'autres grandes figures du passé, mais encore, à mon avis, les dépasse à tous les points de vue. Il contient un élément qui le distingue complètement des autres philosophies de la vie : l'humour. Mis à part le célèbre disciple de Lao-tseu qui vient quelques siècles plus tard, nous ne trouvons plus l'humour dans ces hautes sphères jusqu'au moment où nous en arrivons à Rabelais. Rabelais, qui est médecin en même temps que philosophe et écrivain d'imagination, donne à l'humour son vrai visage : celui d'un grand émancipateur. Mais à côté du suave, sage, spirituel iconoclaste de la vieille Chine, Rabelais apparaît comme un grossier croisé. Le Sermon sur la Montagne est probablement le seul écrit court que l'on puisse comparer à l'évangile de sagesse et de santé en miniature de Lao-tseu. C'est peut-être un message plus spirituel que celui de Lao-tseu, mais je doute qu'il contienne une sagesse plus grande. Il est, bien entendu, totalement dénué d'humour.

Il y a deux petits livres de littérature pure qui, à mon sens, se classent dans une catégorie toute particulière et qui leur est propre : je veux parler de Séraphita de Balzac et de Siddharta d'Hermann Hesse. J'ai lu Séraphita pour la première fois en français, à une époque où je connaissais très mal cette langue. L'homme qui me mit ce livre entre les mains employa cette habile stratégie dont j'ai parlé plus haut : il ne me dit presque rien sur ce livre excepté qu'il était fait pour moi. Venant de lui, cela suffisait à me stimuler. C'était, en effet, un livre « pour moi ». Il vint exactement au bon moment dans ma vie et il eut l'effet désiré. Depuis, j'ai, si je puis m'exprimer ainsi, « expérimenté » l'effet de ce livre en le donnant à des gens qui n'étaient pas préparés pour le lire. J'ai beaucoup appris dans ces expériences. Séraphita est un de ces livres, et ils sont rares, qui font leur chemin sans aide. Ou bien il « convertit » le lecteur, ou bien il l'ennuie et le dégoûte. La propagande ne pourra rien faire pour accroître le nombre de ses lecteurs. En fait, sa vertu réside en ce que jamais à aucun moment il ne sera vraiment lu, sinon par quelques élus. Il est vrai qu'au début de sa carrière, il a connu une grande vogue. Ne connaissons-nous pas tous cette exclamation du jeune étudiant viennois qui, accostant Balzac dans la rue, demanda la permission de baiser la main qui avait écrit Séraphita ? Les vogues, cependant, meurent vite, et c'est heureux car c'est après seulement qu'un livre commence son vrai voyage sur la route de l'immortalité.

J'ai lu Siddharta pour la première fois en allemand — après n'avoir rien lu en allemand depuis au moins trente ans. On m'avait dit que je devais lire ce livre à tout prix, car c'était le fruit du voyage de Hesse aux Indes. Il n'avait jamais été traduit en anglais et il m'était difficile, à l'époque, de mettre la main sur l'édition française de 1925 qui avait été publiée par Grasset à Paris. Subitement, je me trouvai en possession de deux exemplaires, en allemand, l'un m'ayant été envoyé par mon traducteur, Kurt Wagenseil, et l'autre par la femme de George Dibbern, l'auteur de Ouest. J'avais à peine fini de lire la version originale quand mon ami Pierre Laleure, libraire à Paris, m'envoya plusieurs exemplaires de l'édition de Grasset. Je relus immédiatement le livre en français, et découvris à ma grande joie que ma connaissance rudimentaire de l'allemand ne m'avait rien fait perdre de la saveur ni de la substance du livre. J'ai souvent dit à des amis, et il y avait une certaine vérité dans mon exagération, que si je n'avais pu trouver Siddharta qu'en turc, en finlandais ou en hongrois, je l'aurais lu et compris aussi bien, tout en ne sachant pas un mot de ces langues barbares.

Il n'est pas tout à fait exact de dire que j'avais conçu un très grand désir de lire ce livre parce qu'Hermann Hesse était allé aux Indes. Ce fut le mot Siddharta, épithète qui était toujours liée dans mon esprit au Bouddha, qui aiguisa mon appétit. Bien avant d'avoir accepté Jésus-Christ, j'avais adopté Lao-tseu et le Bouddha Gautama. Le Prince de Lumière ! Une appellation qui, je ne sais pourquoi, n'a jamais pu s'appliquer à Jésus. L'homme de la tristesse, voilà ce qu'est plutôt pour moi le doux Jésus. Le mot de lumière fit résonner une corde en moi ; il fit fondre, semble-t-il, ces autres mots liés, à tort ou à raison, au fondateur de la chrétienté. Je parle de mots comme péché, culpabilité, rédemption, etc. Jusqu'à ce jour, je continue à préférer le guru à un saint chrétien ou au meilleur des douze disciples. Autour du guru il y a, et il y aura toujours, cette atmosphère si précieuse pour moi, de « lumière ».

J'aimerais parler longuement de Siddharta mais je sais que, comme pour Séraphita, moins on en dit mieux cela vaut. Je me contenterai donc de citer — à l'intention de ceux qui savent lire entre les lignes — quelques mots tirés d'une esquisse d'autobiographie d'Hermann Hesse, parue dans le numéro de septembre 1946 d'Horizon, à Londres.

 

Je découvris qu'ils (ses amis) avaient tout à fait raison aussi lorsqu'ils me faisaient un autre reproche : ils m'accusaient de manquer du sens de la réalité. Ni mes écrits ni mes tableaux ne sont vraiment conformes à la réalité, et lorsque j'écris j'oublie souvent tout ce qu'un lecteur averti exige d'un bon livre... et il me manque, avant tout, le véritable respect de la réalité.

 

Je m'aperçois que j'ai mis le doigt par inadvertance sur l'un des vices ou l'un des faibles du lecteur trop passionné. Lao-tseu dit que

 

quand un homme qui a le goût de réformer le monde prend l'affaire en main, on est certain qu'il n'en aura jamais fini.

 

Ce n'est, hélas, que trop vrai ! Chaque fois que je ressens le besoin de défendre un nouveau livre — de toutes les forces qui sont en moi — je me crée plus de travail, plus d'angoisses, plus de déceptions. J'ai parlé de ma manie d'écrire des lettres. J'ai dit que, lorsque je viens de refermer un bon livre, je m'installe à ma table pour informer le monde entier de la chose. Admirable, direz-vous ? Peut-être. Mais c'est aussi une pure folie et une perte de temps. Ceux-là même que je cherche à intéresser — les critiques, les directeurs de revues, les éditeurs — sont ceux que mes hurlements d'enthousiasme touchent le moins. J'en suis arrivé à croire, en fait, qu'il suffit de ma recommandation pour que directeurs de revues et éditeurs perdent tout intérêt pour un livre. Tout livre dont je me fais l'avocat, ou pour lequel j'écris une préface ou un article, semble condamné9. Je crois qu'il y a peut-être là une loi profonde et juste. Une loi non écrite que j'essayerai de formuler comme suit : « Ne touche pas au destin d'un autre, même si cet autre n'est rien de plus qu'un livre. » Je comprends aussi, de plus en plus, ce qui me fait céder à mes impulsions et agir inconsidérément. C'est, malheureusement, parce que je m'identifie avec le pauvre écrivain que j'essaye d'aider. (Chose ridicule, certains de ces auteurs sont morts depuis longtemps. Ce sont eux qui m'aident, et non le contraire !) Bien sûr, pour faire passer la chose à mes propres yeux, je me dis toujours : « Quel dommage que untel ou untel n'ait pas lu ce livre ! Quel plaisir il en retirerait ! Quel profit ! » Je ne pense jamais que les livres que les autres découvrent tout seuls remplissent pour eux le même office et tout aussi bien.

C'est à cause de mon brûlant enthousiasme pour des livres comme The Absolute Collective, Ouest, Jean le Bleu, Interlinear to Cabeza de Vaca, le Journal d'Anaïs Nin (qui n'existe toujours qu'en manuscrit) et d'autres, beaucoup d'autres, que je commençai à embêter la tribu perverse et inconstante des directeurs de revues et des éditeurs qui dicte au monde ce que nous devons ou ne devons pas lire. Pour deux écrivains en particulier, j'ai fait les lettres les plus ardentes, les plus pressantes qu'on puisse imaginer. Un écolier n'aurait pu être plus enthousiaste et plus naïf que moi. Je me rappelle qu'en écrivant une de ces lettres, je suis allé jusqu'à verser des larmes. Elle était adressée au directeur d'une collection bien connue de livres de poche. Croyez-vous que cet individu a été ému par mon débordement d'émotion ? Il mit à peu près six mois à me répondre sur ce ton détaché, froid, hypocrite dont usent souvent les directeurs, disant qu'« ils » (toujours l'anonymat) étaient arrivés, à leur grand regret (toujours la même chanson) à la conclusion que mon homme n'était pas dans la ligne de leurs auteurs. Ils citaient avec complaisance les excellentes ventes qu'avaient faites Homère (mort depuis longtemps) et William Faulkner qu'ils avaient choisi de publier. Sous-entendu : Trouvez-nous des écrivains comme ça, et nous mordrons à l'appât ! Cela paraît fantastique, et c'est pourtant la vérité. Voilà exactement ce que pensent les directeurs.

Cependant, mon vice est, me semble-t-il, inoffensif comparé à ceux des fanatiques politiques, des charlatans militaires, des croisés du vice et autres personnages détestables. Je ne vois pas le mal que je fais en annonçant au monde entier mon admiration, mon affection, ma gratitude et mon respect pour deux écrivains français vivants : Blaise Cendrars et Jean Giono. Je me rends peut-être coupable d'indiscrétion, on peut me considérer comme un pauvre imbécile, me critiquer justement ou injustement pour mon goût ou mon manque de goût ; je me rends peut-être coupable, au sens le plus haut du terme, du crime de « toucher » au destin d'autrui ; je me range peut-être moi-même dans la classe des « propagandistes », mais... en quoi fais-je du tort à qui que ce soit ? Je ne suis plus un jeune homme. J'ai, exactement, cinquante-cinq ans. (« Je me nomme Louis Salavin. ») Je m'aperçois qu'au lieu de s'émousser, ma partialité quand il s'agit de livres devient plus grande avec l'âge. Peut-être y a-t-il de l'outrance dans mes affirmations extravagantes. Mais je n'ai jamais été ce que l'on appelle « discret » ou « délicat ». Je suis plutôt brutal... honnête et sincère en tout cas. Donc, si je suis effectivement coupable, j'en demande pardon à l'avance à mes amis Giono et Cendrars. Si je les couvre de ridicule, je leur demande de me désavouer. Mais je ne retiendrai pas mes mots. Tout ce qui précède, toute ma vie, en vérité, me conduit à cette déclaration d'amour et d'adoration.

 

 

 

 

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1. Il ne faut pas en déduire que je me suis retourné contre Sherwood Anderson, qui a tant représenté pour moi. Je continue à beaucoup admirer son Winesburg, Ohio et Many Marriages.

2. Pour une raison que je m'explique mal, j'ai cependant l'intention de lire les Travailleurs de la Mer que je n'ai pas lu à l'époque où je dévorais Hugo.

3. Le Châtelain. (N.d.T.)

4. En lisant ce délicieux livre plein d'imagination de Joseph O'Neill Land under England — il y a seulement quelques années — mon vieux sentiment en ce qui concernait l'Angleterre est remonté à la surface. Mais ce livre, très extraordinaire, est l'œuvre d'un Irlandais.

5. Cette bonne tante, une sœur de mon père, me donna aussi The Autocrat at the Breakfast table, des volumes de Samuel Smiles et Kniekerbocker's History of New York.

6. Ne pas confondre avec Letter publiée par Argus Bocks Inc., Mahegan Lahre, New York, 1950.

7. Cette première œuvre en prose, je l'envoyai à Francis K. Hackett, et je n'oublierai jamais la réponse discrète mais encourageante qu'il me fit. Béni soit-il !

8. J'ai remarqué l'autre jour qu'Annie Besant elle-même citait cet article dans son livre Esoteric Christianity.

9. La seule exception, c'est la Rage de vivre de Mezzrow, dont la version française a une préface, sous forme de lettre, signée de moi. On me dit que ce livre se vend comme des petits pains. Cependant, je ne m'en attribue pas le mérite ; il se serait vendu tout aussi bien sans ma préface.