VI
INFLUENCES
J'ai déjà dit qu'à l'appendice je donnais la liste de tous les livres que je me souviens avoir lus. Je le fais pour un certain nombre de raisons. L'une d'elles est que j'aime jouer à des jeux, et que ce jeu-là est un des plus anciens : celui de la poursuite. Une seconde raison, meilleure celle-là, est que jamais je n'ai vu une liste des livres lus par un de mes auteurs préférés. Je donnerais n'importe quoi pour connaître, par exemple, tous les titres des livres dévorés par Dostoïevsky, ou par Rimbaud. Enfin, il y a une raison encore plus importante, que voici : les gens se demandent toujours quelles influences un écrivain a subies, sur quel grand auteur ou quels grands auteurs il a pris exemple, qui l'a le plus directement inspiré, lesquels ont le plus contribué à modeler son style, etc. Je vais donc décrire ici ma lignée, dans un ordre aussi strictement chronologique que possible. Je citerai des noms, parmi lesquels ceux de quelques hommes et femmes (dont certains ne sont pas écrivains du tout) que je considère comme des « livres vivants », c'est-à-dire qu'ils ont eu (pour moi) tout le poids, le pouvoir, le prestige, la magie et la sorcellerie que l'on attribue aux auteurs de grands livres. Je citerai également quelques « pays » ; ce sont, tous, des pays où je n'ai pénétré que par les livres, mais ils sont pour moi aussi vivants et ils ont autant contribué à modeler ma pensée et mon comportement que s'ils étaient des livres.
Mais pour en revenir à cette liste... Je veux bien préciser ici qu'elle comprend à la fois les bons et les mauvais livres. Je dois d'ailleurs convenir que, lorsque j'y pense, je suis incapable de dire lesquels ont été bons pour moi et lesquels ont été mauvais. S'il me fallait donner un critère en ce qui concerne les livres bons ou mauvais, je dirais... qu'il y a ceux qui sont vivants et ceux qui sont morts. Certains livres non seulement donnent une sensation de vie, entretiennent la vie, mais encore, à l'exemple de quelques rares êtres humains, augmentent la vie. Certains auteurs morts depuis longtemps sont moins morts que les vivants ou, si l'on veut, ils sont « les plus vivants d'entre les morts ». L'époque où ces livres ont été écrits, celui qui les a écrits importent peu. Ils exhaleront la flamme de vie jusqu'à la fin des livres. J'estime qu'il est inutile de chercher à définir quels livres appartiennent à cette catégorie, de discuter des raisons pour et contre. Sur ce sujet, chacun est son meilleur juge. Chacun a raison, en ce qui le concerne personnellement. Point n'est besoin que tout le monde s'accorde sur la source de l'inspiration d'un homme ou sur le degré de vitalité qu'il possède : il suffit de savoir et de reconnaître qu'il est inspiré, qu'il est profondément vivant.
En dépit de ce que je viens de dire, on ne cessera de se demander quels auteurs, quels livres ont exercé sur moi l'influence la plus marquante. Je ne puis espérer mettre fin à ces questions. Tout comme chacun interprète l'œuvre d'un auteur avec ses moyens propres, les lecteurs de ce livre, en examinant ma liste, tireront leurs propres conclusions quant à ceux qui m'ont vraiment influencé. Le sujet est gros de mystère, et je ne lui enlèverai rien de ce mystère. Je sais, pourtant, que cette liste procurera un plaisir extraordinaire à certains de mes lecteurs, peut-être surtout à ceux qui me liront dans un siècle d'ici. Il est impossible, certes, de se rappeler tous les livres qu'on a lus, mais je suis cependant presque sûr que je pourrai en citer au moins la moitié. Je le répète, je ne me considère pas comme un grand lecteur. Les quelques hommes que je connais qui ont beaucoup lu, et que j'ai interrogés sur l'étendue de leurs lectures, me stupéfient par leurs réponses. Il semble que vingt à trente mille livres soit une bonne moyenne pour un individu cultivé à notre époque. Pour moi, je doute en avoir lu plus de cinq mille, mais je peux me tromper.
Quand je regarde ma liste, qui ne cesse de s'allonger, je suis horrifié en constatant le temps que j'ai perdu à lire la plupart de ces livres. On dit souvent des écrivains qu'ils « font profit de tout ». Mais comme pour tout dicton, il ne faut croire à celui-ci qu'avec quelques réserves. Un écrivain a besoin de très peu de chose pour le stimuler. Le fait qu'il est un écrivain veut dire que plus qu'un autre il est porté à cultiver son imagination. La vie elle-même lui fournit une matière abondante. Surabondante. Plus on écrit, moins on est stimulé par des livres. On lit pour chercher une confirmation, autrement dit pour avoir le plaisir de voir ses propres pensées exprimées différemment par les autres.
Quand on est jeune, l'appétit que l'on a, tant pour l'expérience pure que pour les livres, ne connaît pas de limites. Quand il y a faim excessive, et non pas simple appétit, c'est qu'il y a une raison vitale à cet état de choses. Il est absolument évident que notre vie actuelle n'offre pas une nourriture suffisante. Sinon, je suis sûr que nous lirions moins, travaillerions moins, lutterions moins. Nous n'aurions pas besoin de produits de remplacement, nous n'accepterions pas de substitutions d'existence. Cela s'applique à tous les domaines : la nourriture, le sexe, le voyage, la religion, l'aventure. Nous prenons un mauvais départ. Nous avançons sur la grande route avec un pied dans la tombe. Nous n'avons ni but ni dessein bien défini, et nous ne sommes pas libres d'avoir ni but ni dessein bien défini. Nous sommes, la plupart d'entre nous, des somnambules, et nous mourons sans avoir jamais ouvert les yeux.
Si les gens prenaient un plaisir profond à tout ce qu'ils lisent, je n'aurais aucune excuse à parler ainsi. Mais ils lisent comme ils vivent... sans but, au hasard, faiblement et de façon vacillante. S'ils sont déjà endormis, ce qu'ils lisent les plonge dans un sommeil encore plus profond. S'ils sont simplement abrutis, ils deviennent plus abrutis encore. S'ils sont paresseux, ils deviennent plus paresseux. Et ainsi de suite. Seul celui qui est bien réveillé est capable de prendre plaisir à un livre, d'en extraire ce qui est vital. Celui-là prendra plaisir à toutes les expériences qui lui seront proposées, et, à moins que je ne me trompe affreusement, ne fera pas de différence entre les expériences offertes par la lecture et celles, multiples, de la vie quotidienne. L'homme qui prend un plaisir extrême à tout ce qu'il lit ou fait, ou même à ce qu'il dit, ou simplement à ce dont il rêve ou qu'il imagine, profite pleinement de tout. L'homme qui cherche à profiter, par une forme de discipline ou une autre, se trompe lui-même. C'est parce que je suis si fermement convaincu de ce fait que j'ai horreur que l'on fasse des listes de livres à l'usage de ceux qui sont sur le point d'entrer dans la vie. Les avantages qu'on peut tirer de cette sorte d'autodidactisme sont encore plus douteux, à mon sens, que les avantages que sont censées offrir les méthodes ordinaires d'éducation. La plupart des livres qui figurent sur de telles listes ne peuvent commencer à être compris et appréciés qu'une fois que l'on a vécu et pensé soi-même. Tôt ou tard, il faut régurgiter tout le bazar.
Et maintenant, je vais vous donner des noms. Les noms de ceux dont j'ai conscience qu'ils m'ont influencé, et dont j'ai prouvé l'influence, à maintes reprises, dans mes écrits1. Il faut que je dise, pour commencer, que tout ce qui est jamais entré dans le champ de mon expérience m'a influencé. Que ceux qui ne se trouveront pas cités sachent que pour moi ils figurent aussi sur la liste. Quant aux morts, ils savaient sûrement à l'avance qu'ils me marqueraient de leur sceau. Je ne les cite que parce que c'est l'usage.
Avant tous les autres viennent les livres de l'enfance, ceux qui traitent de légendes, de mythes, de récits imaginaires, tous saturés de mystère, d'héroïsme, de surnaturel, de merveilleux et d'impossible, de crime et d'horreurs de toute sorte et à tous les degrés, de cruauté, de justice et d'injustice, de magie et de prophéties, de perversion, d'ignorance, de désespoir, de doute et de mort. Ces livres ont modifié tout mon être : ils ont façonné mon caractère, ma manière de voir la vie, mon attitude vis-à-vis des femmes, de la société, de la loi, de la morale, du gouvernement. Ils ont déterminé le rythme de ma vie. À partir de l'adolescence, les livres que j'ai lus, et en particulier ceux que j'adorais et qui m'enchaînaient, ne m'ont plus modifié que partiellement : certains touchaient l'homme, d'autres l'écrivain, d'autres l'âme nue. Cela vient peut-être de ce que déjà mon être était morcelé. Peut-être aussi parce que le contenu des lectures d'un adulte ne peut absolument pas toucher l'homme tout entier, tout son être. Il y a des exceptions, bien sûr, mais elles sont rares. En tout cas, l'ensemble de mes lectures enfantines se classe sous le signe de l'anonymat ; ceux qui sont curieux trouveront les titres à l'appendice. Je lisais ce que lisaient les autres enfants. Je n'étais pas un prodige, et je ne formulais pas d'exigences particulières. Je prenais ce que l'on me donnait et je l'avalais. Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici doit déjà avoir recueilli nombre de renseignements sur le genre de mes lectures. J'ai déjà abordé aussi le sujet des livres que je lisais étant jeune garçon, j'ai cité avant tout autre des noms comme ceux de Henty, Dumas, Rider Haggard, Sienkiewicz et d'autres, la plupart très connus. Rien d'extraordinaire à signaler sur cette époque, sinon que je lisais trop.
C'est à l'aube de l'âge d'homme que commencent à jouer les influences spécifiques, c'est-à-dire à l'époque où j'ai commencé à rêver que moi aussi je pourrais un jour devenir un « écrivain ». Les noms qui suivent peuvent donc être considérés comme des noms d'auteurs qui m'ont influencé en tant qu'homme et en tant qu'écrivain, les deux devenant de plus en plus inséparables à mesure que le temps passait. Depuis le moment où je commençai à atteindre l'âge d'homme, tous mes actes étaient conditionnés ou motivés par le fait que je me considérais d'abord en puissance, puis en germe et, enfin, en réalité comme un écrivain. Donc, si ma mémoire est juste, voici ma lignée généalogique : Boccace, Pétrone, Rabelais, Whitman, Emerson, Thoreau, Maeterlinck, Romain Rolland, Plotin, Héraclite, Nietzsche, Dostoïevsky (et d'autres écrivains russes du XIXème siècle), les dramaturges grecs de l'Antiquité, les dramaturges élisabéthains (Shakespeare exclu), Theodore Dreiser, Knut Hamsun, D.H. Lawrence, James Joyce, Thomas Mann, Élie Faure, Oswald Spengler, Marcel Proust, Van Gogh, les dadaïstes et les surréalistes, Balzac, Lewis Carroll, Nijinsky, Rimbaud, Blaise Cendrars, Jean Giono, Céline, tout ce que j'ai lu sur le bouddhisme Zen, tout ce que j'ai lu sur la Chine, l'Inde, le Thibet, l'Arabie, l'Afrique, et bien sûr la Bible, les hommes qui l'ont écrite et surtout les hommes qui ont fait la version du Roi Jacques Ier car c'est la langue de la Bible plutôt que son « message » qui m'a frappé d'abord et dont je porterai à jamais l'empreinte.
Quels ont été les sujets qui m'ont fait rechercher les auteurs que j'aime, qui m'ont permis d'être influencé, qui ont façonné mon style, mon caractère, ma conception de la vie ? Les voici en gros : l'amour de la vie, la poursuite de la vérité, de la sagesse et de la compréhension, le mystère, la puissance du langage, l'ancienneté et la gloire de l'homme, l'éternité, le but de l'existence, l'unité de toute chose, la libération de soi-même, la fraternité humaine, la signification de l'amour, les rapports entre le sexe et l'amour, le plaisir sexuel, l'humour, les bizarreries et les excentricités dans tous les aspects de la vie, les voyages, l'aventure, la découverte, la prophétie, la magie (blanche et noire), l'art, les jeux, les confessions, les révélations, le mysticisme, et plus particulièrement les mystiques eux-mêmes, les religions et cultes divers, le merveilleux dans tous les domaines et sous tous ces aspects car « il n'y a que le merveilleux et rien que le merveilleux ».
En ai-je oublié ? Remplissez vous-mêmes les vides ! Je me suis intéressé, et je continue à m'intéresser à tout. Même à la politique... « vue d'en haut ». Mais le combat que livre l'être humain pour s'émanciper, c'est-à-dire pour se libérer de la prison qu'il s'est bâti lui-même, voilà pour moi le sujet suprême. C'est pour cela, peut-être, que je ne parviens pas à être complètement l'« écrivain ». C'est peut-être pour cela que, dans mes ouvrages, j'ai fait une si grande place à la simple expérience de la vie. Peut-être aussi est-ce pour cela — bien que si souvent les critiques ne sachent pas le percevoir — que je suis tellement attiré vers les sages, ceux qui ont fait pleinement l'expérience de la vie et qui donnent la vie — les artistes, les grandes figures de la religion — les pionniers, les innovateurs et les iconoclastes de toute sorte. Et peut-être — pourquoi ne pas le dire — est-ce pour cela que j'ai si peu de respect pour la littérature, si peu de considération pour les auteurs accrédités, que j'apprécie si peu les révolutionnaires sans lendemain. À mes yeux, les seuls vrais révolutionnaires sont les inspirateurs et ceux qui poussent à l'action, les figures comme Jésus, Lao-tseu, le Bouddha Gautama, Akhénaton, Ramakrishna, Krishnamurti. La mesure que j'emploie c'est la vie : la position des hommes face à la vie. Je ne cherche pas à savoir s'ils ont réussi à renverser un gouvernement, un ordre social, une forme de religion, un code moral, un système d'éducation, une tyrannie économique. Mais plutôt quelle influence ils ont eue sur la vie elle-même. Ce qui distingue, en effet, les hommes auxquels je pense c'est qu'ils n'ont pas imposé leur autorité à l'homme ; au contraire, ils ont cherché à détruire l'autorité. Leur but et leur dessein étaient de révéler la vie, de donner à l'homme le goût de la vie, d'exalter la vie... et de ramener tous les problèmes à la vie. Ils ont exhorté l'homme à comprendre qu'il possédait toute la liberté en lui-même, qu'il n'avait pas à se préoccuper du destin du monde (problème qui ne le concernait pas) mais à résoudre son propre problème individuel, lequel était de se libérer, et rien de plus.
Et maintenant, venons-en aux « livres vivants »... J'ai dit à plusieurs reprises que j'avais rencontrés, à diverses époques de ma vie, des hommes et des femmes que je considère comme des « livres vivants ». J'ai expliqué pourquoi je les appelais ainsi. Je vais être encore plus explicite maintenant. Ils restent avec moi, ces gens, comme le font de bons livres. Je peux les ouvrir quand je le désire, comme je le ferais d'un livre. Quand je regarde une page de leur être, si je puis dire, ils me parlent aussi éloquemment qu'ils l'ont fait quand je les avais en face de moi en chair et en os. Les livres qu'ils m'ont laissés sont leurs vies, leurs pensées, leurs actes. C'est la fusion de la pensée, de l'être et de l'action qui fait que chacune de ces vies est remarquable et qu'elle m'inspire. Les voici donc, et je ne crois pas avoir oublié un seul nom : Benjamin Fay Mills, Emma Goldman, W.E. Burghardt, Dubois, Hubert Harrison, Elizabeth Gurley Flynn, Jim Larkin, John Cowper Powys, Lou Jacobs, Blaise Cendrars. Curieux assemblage en vérité. Tous, sauf un, sont ou étaient des figures connues. Il y en a d'autres, bien sûr, qui, sans le savoir, ont joué un rôle important dans ma vie, qui ont contribué à ouvrir le livre de la vie devant moi. Mais les noms que j'ai cités sont ceux que je révérerai toujours, ceux envers qui je me sens à jamais une dette.
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1. Voir l'appendice pour référence à des auteurs et des livres abordés dans mes écrits, ainsi que pour des essais sur certains d'entre eux.