IV
RIDER HAGGARD
Depuis que j'ai mentionné le nom de Rider Haggard, son livre intitulé She m'est tombé entre les mains. J'en ai maintenant lu environ les deux tiers et, si mes souvenirs sont exacts, c'est la première fois que je l'ai de nouveau sous les yeux depuis 1905 ou 1906. Je me sens dans l'obligation de relater aussi sobrement que j'en suis capable les extraordinaires réactions que j'éprouve maintenant à cette seconde lecture. Je dois avouer, tout d'abord, qu'il m'a fallu arriver au chapitre II « la Plaine de Kôr », pour me rappeler avoir lu déjà ce livre étonnant. J'étais cependant certain que dès que je rencontrerais cette mystérieuse créature qui a nom Ayesha (She), mes souvenirs s'éveilleraient. C'est exactement ce qui s'est passé. Comme avec le Lion du Nord dont j'ai parlé plus haut, je redécouvre dans She les émotions qui m'avaient accablé quand je m'étais trouvé en présence d'une « femme fatale ». (De la femme fatale !) Ayesha, le véritable nom de cette beauté sans âge1, cette âme perdue qui refuse de mourir avant le retour sur terre de son bien-aimé, occupe — du moins dans mon esprit — une position comparable à celle du soleil dans la galaxie des amants immortels, tous gratifiés du don maudit de l'immortelle beauté. Dans ce firmament étoilé, Hélène de Troie n'est qu'une lune sans éclat. D'ailleurs, et aujourd'hui, je puis le dire avec certitude, Hélène n'a jamais eu de réalité à mes yeux. Ayesha est plus que réelle. Elle est surréelle, dans tous les sens de ce mot calomnié. Autour de son personnage, l'auteur a tissé une toile de telles proportions qu'elle mérite presque la qualification de « cosmogonique ». Hélène est légendaire, mythique : c'est de la littérature. Elle est une de ces mères sombres dont la race mystérieuse a laissé des échos affaiblis dans la littérature allemande. Mais, avant que je m'étende sur les merveilles de ce récit, qui date de l'avant-dernière décade du XIXème siècle, je voudrais faire certaines révélations sur mon caractère et sur mon identité, qui ne sont pas sans rapport avec ce texte prodigieux.
À mesure que j'écris ce livre, je ne cesse de noter sur le papier les titres des livres que j'ai lus, tandis qu'ils me reviennent à la mémoire. C'est un jeu auquel je m'abandonne complètement. Et je commence déjà à en deviner les raisons. La première, c'est que je suis en train de redécouvrir ma propre identité qui, à mon insu, s'était étouffée ou éteinte entre les pages de certains livres. J'entends par là qu'en me trouvant grâce à certains auteurs qui me servaient d'intermédiaires, sans le savoir, je m'étais perdu. Et cela a dû m'arriver maintes et maintes fois. Car voici ce qui se produit en ce moment tous les jours : la seule évocation du titre d'un livre redonne vie non seulement à cette aura qui constituait la personnalité intangible de l'ouvrage, mais elle ressuscite en même temps la réalité de mes anciens « moi ». Je n'ai pas besoin d'ajouter que je suis la proie de sentiments qui frisent la terreur et la consternation. Je me découvre sous un jour totalement inattendu. C'est un peu comme si j'avais entrepris enfin ce voyage au Thibet dont j'ai si souvent parlé et qui se révèle de plus en plus inutile à mesure que le temps passe et que je poursuis mon chemin, de cette démarche de crabe qui semble à jamais devoir être la mienne.
Ce n'est pas pour rien, je le comprends chaque jour davantage, que je me suis toujours cramponné à mes souvenirs d'enfance ; ce n'est pas pour rien que j'ai attaché une telle importance aux « gosses de la rue », à notre vie commune, à nos efforts pour trouver la vérité, pour comprendre l'ordre pervers de la société dans les mailles de laquelle nous nous trouvions pris et dont nous cherchions vainement à nous libérer.
Tout comme il y a deux ordres de connaissances humaines, deux sortes de sagesse, deux traditions, deux tout, de même dans notre enfance nous avions compris qu'il existait deux sources d'instruction : ce que nous découvrions nous-mêmes et que nous nous efforcions de garder pour nous, et puis ce qu'on nous enseignait à l'école et qui nous semblait non seulement futile et sans intérêt, mais diaboliquement faux et perverti. Ce que nous puisions à la première source nous nourrissait, alors que l'enseignement officiel nous minait. Et cela « à la lettre et dans tous les sens du mot », comme disait Rimbaud.
Tout garçon digne de ce nom est un rebelle et un anarchiste. Si on le laissait se développer suivant ses instincts et ses tendances, la société subirait une transformation si radicale que le révolutionnaire adulte n'aurait plus qu'à se faire tout petit et tremblant. La société ne serait plus une organisation confortable et bienveillante, elle refléterait la justice, la splendeur et l'intégrité. Le pouls de la vie s'en trouverait accéléré, la vie sortirait de ses cadres. Et pourrait-on imaginer perspective plus affolante pour les adultes ?
« À bas l'histoire ! » Commencez-vous à entrevoir toute la signification du cri de Rimbaud ?
Les livres que nous nous recommandions les uns aux autres confidentiellement, les livres que nous dévorions en secret à toutes les heures du jour et de la nuit — et parfois dans les lieux les plus étranges ! — ces livres dont nous parlions sur le terrain vague, au coin de la rue sous un lampadaire, auprès du cimetière, dans un igloo de notre fabrication, dans une grotte ou dans tout autre endroit discret où nous avions choisi de nous réunir, car nous formions toujours un clan, une fraternité, un ordre secret — l'ordre de la Jeunesse défendant les Traditions de la Jeunesse ! — ces livres faisaient partie de notre instruction quotidienne, de notre discipline spartiate et de notre formation spirituelle. Ils représentaient le legs d'ordres plus anciens, de petits groupes analogues à ceux que nous formions, et qui de tout temps avaient lutté pour entretenir et prolonger si possible l'âge d'or de la jeunesse. Nous ne nous doutions pas alors que nos aînés, certains d'entre eux du moins, considéraient cette période bénie de leur existence d'un regard chargé d'envie et de nostalgie ; nous ne pouvions pas deviner non plus que l'on parlerait de notre glorieuse dynastie en disant « la période de conflit ». Nous ne savions pas que nous étions de petits primitifs, des héros archaïques, des saints, des martyrs, des dieux, ni des demi-dieux. Nous savions que nous existions, et c'était suffisant. Nous voulions avoir notre mot à dire dans le gouvernement de nos affaires : nous ne voulions pas qu'on nous traitât comme des embryons d'adultes. Pour la plupart d'entre nous, ni le père ni la mère n'étaient des objets de vénération, encore bien moins d'idolâtrie. Nous nous opposions de notre mieux à leur douteuse autorité, et en un combat bien inégal, cela va sans dire. Notre loi, et c'était la seule autorité que nous respections vraiment, c'était la loi de la vie. Cette loi, nous la comprenions, ainsi qu'en témoignaient nos jeux, ou plutôt la façon dont nous les pratiquions et les conclusions que nous tirions de la façon de jouer de nos divers partenaires. Nous établissions d'authentiques hiérarchies ; nous portions des jugements suivant nos divers niveaux de compréhension, ou d'existence. Nous avions conscience du sommet tout autant que de la base de la pyramide. Nous connaissions la foi, le respect, la discipline. Nous instaurions nous-mêmes nos ordalies, nos épreuves de force et d'habileté. Nous acceptions les décisions de nos supérieurs, de notre chef. C'était un roi qui avait la dignité et la puissance qui convenaient à son état : et jamais il ne régnait un jour de plus que le temps qui lui avait été dévolu !
Je parle de tous ces détails avec quelque émotion, parce que cela m'étonne profondément de voir les adultes les oublier comme je les vois le faire. Cela nous fait à tous quelque chose quand, ayant mis le passé derrière nous, nous nous trouvons parmi les « primitifs ». Je veux dire les vrais primitifs : les premiers hommes. L'étude de l'anthropologie a un grand mérite, elle nous permet de retrouver notre jeunesse. Celui qui étudie sincèrement les peuples primitifs éprouve du respect, un profond respect pour ces « ancêtres » qui vivent en même temps que nous mais qui ne « grandissent » pas. Il découvre que l'homme, dans les premiers stades de son développement, n'est nullement inférieur à ce qu'il est au terme de son évolution ; d'aucuns ont même jugé l'homme primitif supérieur, à bien des égards, à l'homme civilisé. Les mots de « primitif » et de « civilisé » sont utilisés ici dans leur sens vulgaire. Nous ne savons rien, en fait, de l'origine de l'homme primitif, ni s'il était jeune ou décadent. Et, malgré nos prétentions, nous ne savons pas grand-chose des origines de l'homo sapiens. Il y a une faille entre les traces historiques les plus reculées et les traces que l'on a découvertes de l'homme préhistorique dont certaines branches, comme celle de Cro-Magnon, nous déconcertent par les manifestations d'intelligence et de sensibilité esthétique. Les merveilles que nous nous attendons à voir jaillir sous le pic de l'archéologue, les fils qui forment la trame bien mince de nos connaissances concernant notre propre espèce se trouvent complétés sans cesse et de la façon la plus étonnante par ceux que nous qualifions avec un rien de condescendance d'écrivains « d'imagination ». Je ne parlerai pour le moment que de ceux-là puisque les autres, appelés parfois écrivains « occultes » ou « ésotériques » jouissent d'un crédit plus faible encore. Ils sont bons pour la « seconde enfance » (sic).
Rider Haggard est un de ces écrivains d'imagination qui se sont incontestablement abreuvés à bien des sources. Nous le considérons maintenant comme un auteur de livres d'enfants et nous laissons son nom sombrer dans l'oubli. Peut-être le jour où nos explorateurs et chercheurs scientifiques tomberont sur les vérités que son imagination avait déjà révélées, peut-être alors reconnaîtrons-nous la véritable stature d'un pareil écrivain.
« Qu'est-ce que l'imagination ? » demande Rider Haggard au beau milieu de son récit. Et de répondre : « Peut-être est-ce l'ombre de l'impalpable vérité, peut-être est-ce la pensée de l'âme ! »
Blake vivait entièrement dans l'imagination. C'est l'imagination aussi qui a poussé un humble commis d'épicerie (Schliemann), enflammé par ses lectures des œuvres homériques, à partir à la recherche de Troie, de Tirynthe et de Mycènes. Et Jacob Boehme ? Et cet intrépide Français, Caillé, le premier Blanc qui ait atteint Tombouctou et qui en soit ressorti vivant ? Quelle épopée !
C'est une coïncidence étrange, mais à l'époque précisément où j'entendais pour la première fois parler des mystères de l'Égypte, de l'éblouissante histoire de la Crète, des sanglantes annales de la famille des Atrides, au moment où j'étais bouleversé par mes premiers contacts avec des thèmes comme la réincarnation, la division de la personnalité, le Saint-Graal, la résurrection, l'immortalité et bien d'autres encore, grâce à des « romanciers » qui s'appelaient Hérodote, Tennyson, Scott, Sienkiewicz, Henty, Bulwer-Lytton, Marie Corelli, Robert-Louis Stevenson et d'autres, tous ces prétendus mythes, toutes ces soi-disant légendes et superstitions commençaient à prendre une certaine consistance dans les faits. Schliemann, Sir Arthur Evans, Frazer, Frobenius, Annie Besant, Mme Blavatsky, Paul Radin et toute une troupe de courageux pionniers s'affairaient à révéler la vérité dans un domaine après l'autre, et toutes ces découvertes se recoupaient, toutes contribuaient à rompre l'étau de défaite et de paralysie dans quoi nous tenaient prisonniers les doctrines du XIXème siècle. Le nouveau siècle s'ouvre sur de splendides promesses ; le passé revit, mais de façon tangible, substantielle, et sa réalité est plus grande presque que celle du présent.
Tandis que je contemplais les ruines de Knossos et de Mycènes, mes pensées se sont-elles une fois tournées vers les livres de classe de jadis, vers mes anciens gardes-chiourme et vers les contes enchanteurs qu'ils nous narraient ? Non. Je pensais aux histoires que j'avais lues quand j'étais enfant ; je voyais sous mes yeux l'illustration de ces livres que j'avais cru ensevelis dans l'oubli ; je songeais à nos discussions dans la rue et aux hypothèses étonnantes que nous échafaudions. Je me souvenais de mes réflexions sur ce thème passionnant et mystérieux des rapports du passé et de l'avenir. En contemplant depuis Mycènes la plaine d'Argos, je revivais — et avec quelle intensité ! — la légende des Argonautes. Au pied des murs cyclopéens de Tirynthe, je me rappelais la minuscule illustration représentant la muraille dans un de mes livres de merveilles, et ce souvenir correspondait exactement à la réalité que j'avais sous les yeux. Jamais, en classe, aucun professeur d'histoire n'avait même essayé de rendre vivantes à nos yeux ces glorieuses époques du passé où chaque enfant pénètre si naturellement dès qu'il est en âge de lire. Avec quelle foi d'enfant le hardi explorateur poursuit-il sa rude tâche ! Nous n'apprenons jamais rien des pédagogues. Les vrais éducateurs, ce sont les aventuriers et les vagabonds, les hommes qui plongent dans le vivant plasma de l'histoire, de la légende, du mythe.
J'ai parlé tout à l'heure du monde que la jeunesse pourrait créer si on lui en donnait la possibilité. J'ai maintes fois remarqué combien les parents étaient affolés à la pensée d'élever un enfant suivant leurs propres principes. Je me souviens à ce propos d'une scène terrible qui eut lieu entre la mère de mon premier enfant et moi-même. Cela se passait dans notre cuisine et la scène éclata à la suite de quelques propos violents que je venais de tenir sur l'inutilité et l'absurdité d'envoyer l'enfant à l'école. Emporté par mon sujet, je m'étais levé et j'arpentais la petite pièce de long en large. Soudain, j'entendis ma femme demander, d'un ton presque suppliant : « Mais où commencerais-tu ? Comment ? » J'étais à ce point perdu dans mes pensées que je ne compris pas tout de suite toute la portée de ses paroles. Marchant de long en large, tête basse, je me trouvai devant la porte du couloir quand ce qu'elle venait de dire pénétra enfin jusqu'à ma conscience. Et à ce moment précis, mon regard se posa sur un petit nœud dans le bois de la porte. Comment je commencerais ? Où ? « Mais ici, voyons ! N'importe où ! » tonnai-je. Et, désignant la nodosité du bois, je me lançai dans un monologue étourdissant qui lui fit littéralement perdre la tête. Je dus continuer pendant plus d'une demi-heure, sans presque me rendre compte de ce que je disais, mais emporté par un torrent d'idées longtemps contenues. Ce qui pimentait encore mes propos, si je puis dire, c'étaient l'exaspération et le dégoût auxquels s'associait le souvenir de mes expériences scolaires. Je commençai par ce petit nœud du bois, expliquant comment il s'était formé, ce qu'il représentait, puis je me trouvai piétinant, ou plutôt me précipitant à travers un véritable labyrinthe où se mêlaient la connaissance, l'instinct, la sagesse, l'intuition et l'expérience. Tout est si divinement lié, si magnifiquement scolaire du reste : comment pourrait-on être embarrassé quand il s'agit d'entreprendre l'éducation d'un enfant ? Tout ce que nous touchons, voyons, sentons ou entendons, d'où que l'on commence, nous jouons sur le velours. On croirait presser des boutons qui ouvrent des portes magiques. Cela marche tout seul, suivant un mouvement autonome. Il n'y a pas besoin de « préparer » l'enfant à sa leçon : la leçon à elle seule est une sorte d'enchantement. L'enfant brûle du désir de connaître ; il a littéralement faim et soif de savoir. Et il en va de même pour l'adulte : si seulement on pouvait dissiper l'espèce d'hypnose dont il est victime.
Pour savoir jusqu'où un professeur peut aller, jusqu'à quelle hauteur il peut s'élever, de quelle puissance il dispose, nous n'avons qu'à voir comment Helen Keller s'est éveillée à la connaissance. Quel merveilleux professeur que cette Miss Sullivan ! Une élève sourde, muette et aveugle, quelle tâche surhumaine ! L'amour et la patience ont permis les miracles qu'elle a accomplis. La patience, l'amour et la compréhension. Mais, par-dessus tout, la patience. Qui n'a pas lu la vie d'Helen Keller a manqué un des grands chapitres dans l'histoire de l'éducation.
Quand je découvris Socrate et les péripatéticiens, quand plus tard à Paris je rôdai dans les cours hantées par Dante (les classes en ce temps-là avaient lieu en plein air... il y a dans ce quartier, près de Notre-Dame, une rue qui tire son nom de la paille sur laquelle dormaient ces ardents étudiants du Moyen Âge), quand je lus quelles étaient les origines du système postal et quel rôle y avaient joué les étudiants des universités (qui faisaient office de courriers), quand je songeai à cette éducation vivante que j'avais reçue, sans m'en douter, dans des endroits comme Union Square ou Madison Square, là où les orateurs improvisés prononçaient leurs harangues en plein vent, quand je me souvins des rôles héroïques, des rôles d'éducateurs en fait, que tenaient des personnalités de jardins publics comme Elizabeth Gurley Flynn, Carlo Tresca, Giovanitti, Big Bill Haywood, Jim Larkin, Hubert Harrison et consorts, je fus plus que jamais convaincu que quand nous étions livrés à nous-mêmes, durant notre enfance, nous étions sur la bonne voie : nous avions deviné que l'éducation est quelque chose de vital, qu'on acquiert au cœur de la vie, en vivant et en luttant avec la vie. Jamais je ne me suis senti plus près qu'à cette époque de Platon, de Pythagore, d'Épictète, de Dante et de tous ces illustres anciens. Quand mes petits télégraphistes hindous du bureau me parlaient du fameux « Shantiniketan » de Tagore, quand je lisais des descriptions de la résidence de Ramakrishna, quand je songeais à saint François et aux oiseaux, je comprenais que le monde avait tort et que l'éducation telle qu'on la conçoit aujourd'hui est une chose désastreuse. Nous qui sommes restés assis derrière des portes closes, sur des bancs durs, dans des salles mal aérées, sous des regards sévères, voire hostiles, on nous a trahis, abrutis, martyrisés. À bas les écoles ! Vive le plein air ! Je le répète, j'ai l'intention de lire Émile. Que m'importe si les théories de Rousseau se sont révélées un fiasco ? Je le lirai comme j'ai lu les ouvrages de Ferrer, de Montessori, de Pestalozzi et de tous les autres éducateurs. N'importe quoi pour faire échec au système d'éducation que nous connaissons actuellement et qui produit des benêts, des ânes bâtés, des crétins, des girouettes, des fanatiques et des aveugles pour conduire d'autres aveugles. Si besoin en est, cherchons refuge dans la jungle !
Voyez quel est le lot de l'homme ! Certainement, nous succomberons et nous connaîtrons le sommeil. Certainement aussi, nous nous éveillerons pour recommencer à vivre, puis dormir encore et ainsi de suite, au long des temps, pendant des éternités, jusqu'à ce que le monde soit mort et que les autres mondes au-delà du nôtre soient morts et que rien d'autre ne subsiste que l'Esprit qui est la Vie...
Ainsi s'exprime Ayesha, dans les tombeaux de Kôr.
Un jeune garçon s'interroge longuement sur une phrase comme la dernière de cette citation : « ...et que rien d'autre ne subsiste que l'Esprit qui est la Vie ». Si on l'envoyait à l'église en même temps qu'à l'école, il entendait beaucoup parler de l'Esprit en chaire. Mais quand ils tombent du haut de la chaire, ces propos ne rencontrent que des oreilles sourdes. Ce n'est que lorsqu'on prend conscience — vingt, trente, quarante ans plus tard — que les paroles de l'Évangile prennent de la profondeur et de la résonance. L'Église est coupée de tout lien avec les autres activités que peut avoir un jeune garçon. Tout ce qui demeure de cette discipline, de cette formation, c'est la sonorité majestueuse et imposante de la langue anglaise quand elle était en fleur. Le reste n'est que verbiage et fatras. Il n'existe pas d'initiation, comme celle que reçoit le vulgaire « sauvage ». Et il ne peut davantage y avoir d'épanouissement spirituel. Le monde de la chapelle et le monde extérieur sont distincts et ne se confondent jamais. La langue et le comportement de Jésus ne prennent de sens que quand on a connu la peine et le chagrin, que quand on est passé par le désespoir, l'abandon et le total délaissement.
Qu'il existe quelque chose au-delà et au-dessus de la vie terrestre, et qui la précède, chaque enfant le devine d'instinct. Voilà seulement quelques années, lui-même s'identifiait avec l'Esprit. Il possède une identité qui se manifeste à la naissance. Il lutte pour préserver cette précieuse identité. Il répète les rites de ses ancêtres primitifs, il revit les combats et les épreuves des héros mythiques, il organise son ordre occulte, tout cela pour maintenir une tradition sacrée. Ni les parents, ni les maîtres, ni les prédicateurs n'exercent la moindre influence dans ce domaine si important de la jeunesse. Quand je me revois enfant, il me semble être un membre de la tribu perdue d'Israël. Certains, tel Alain-Fournier, dans le Grand Meaulnes, ne parviennent jamais à s'évader de cet ordre secret auquel ils appartenaient dans leur jeunesse. Meurtris par tous les contacts avec le monde des adultes, ils s'immolent au rêve et à la rêverie. C'est surtout en amour qu'ils connaissent les plus rudes épreuves. Ils nous laissent parfois un petit livre, le testament d'une foi sincère et antique, que nous lisons d'un œil humide, émerveillés par les sortilèges dont sont chargées ces pages, et comprenant, mais trop tard, que c'est nous-mêmes que nous regardons, que c'est sur notre propre sort que nous pleurons.
Je suis plus que jamais persuadé qu'à un certain âge il devient impératif de relire les livres d'enfance et de jeunesse. Sinon, nous pourrions bien arriver au tombeau sans savoir qui nous sommes, ni pourquoi nous avons vécu.
Notre terre est une mère au cœur de pierre et ce sont des pierres qu'elle donne à ses enfants en guise de pain quotidien. Des pierres pour toute pitance, de l'eau amère pour boisson.
Un jeune garçon se demande s'il en est bien ainsi. Ces réflexions l'emplissent de crainte et d'angoisse. Il s'interroge encore quand il lit que « du bien vient le mal et du mal le bien ». Pour familière que soit cette pensée, venant de la bouche d'Ayesha, elle ne l'en trouble pas moins. Sur de tels sujets, il n'a guère entendu que des échos. Il en conclut qu'il se trouve dans un temple bien mystérieux.
Mais quand Ayesha explique que ce n'est pas par la force mais par la terreur qu'elle règne, quand elle s'écrie : Mon empire est celui de l'imagination, c'est alors que l'enfant est véritablement stupéfait. L'imagination ? Il n'a pas encore entendu parler des « législateurs occultes du monde ». Jamais. Il y a là une idée plus redoutable, qui nous soulève au-dessus du monde et de toute question de domination universelle. Voilà sous-entendue — du moins pour un jeune garçon — l'idée que si seulement un homme osait imaginer les stupéfiantes possibilités qu'offre la vie, il parviendrait à les réaliser dans leur plénitude. Le soupçon alors l'effleure, oh, très légèrement, que l'âge, la mort, le mal, le péché, la laideur, le crime et l'échec ne sont que des limites conçues par l'homme et que l'homme s'est imposées à lui et à ses semblables... Durant ce bref instant, on est ébranlé jusqu'à ses racines. On commence à tout mettre en question. Inutile de dire que le résultat de tout cela, c'est que le jeune garçon est accablé de sarcasmes : « Tu es ridicule, mon petit. » Toujours le même refrain.
À mesure que le temps passe, les confrontations seront de plus en plus fréquentes avec la parole écrite. Certaines seront même plus éprouvantes, plus insondables. Elles le feront parfois trébucher au bord de la folie. Et jamais personne pour tendre une main secourable. Non, plus on avance et plus on est seul. On devient comparable à un bébé abandonné tout nu au milieu du désert. Et, pour finir, on sombre dans la folie ou bien on se plie aux conventions. C'est là que se joue définitivement le drame de l'identité ; les dés sont jetés irrévocablement. Ou bien on rejoint les autres, ou bien on prend le maquis. De jeune garçon on devient gagne-pain, mari, père, puis juge : on dirait que tout se passe en un clin d'œil. On fait de son mieux : toujours la vieille excuse. Et pendant ce temps-là, la vie nous dépasse. Le dos à jamais courbé pour recevoir les coups de fouet, nous n'avons qu'à murmurer quelques mots de gratitude et nos persécuteurs acceptent notre soumission. Il ne reste qu'un seul espoir : devenir soi-même un tyran et un bourreau. Du « Cercle de la Vie » où l'on avait pris place quand on était enfant, on passe dans le Tombeau de la Mort, la seule mort que l'homme ait le droit d'éviter et de fuir : la mort vivante.
Il y a un seul être, une seule loi et une seule foi, comme il n'y a qu'une seule race d'homme, déclare Eliphas Levi,
dans son célèbre ouvrage sur l'Histoire de la magie.
Je n'aurais pas l'outrecuidance d'affirmer qu'un enfant comprend une affirmation comme celle-là, mais je prétends qu'il est plus près de la comprendre que l'adulte soi-disant « averti ». Arthur Rimbaud, l'enfant prodige — ce sphinx de la littérature moderne — était, on a toute raison de le croire, obsédé par cette idée. Dans une étude que je lui ai consacrée2, je l'ai surnommé « le Colomb de la jeunesse ». J'ai toujours eu l'impression qu'il s'était acquis ce domaine par préemption. Ayant refusé de renoncer à la vision qu'il avait eue de la vérité quand il était enfant, il tourna le dos à la poésie, rompit avec ses confrères et, en acceptant une vie de labeur abrutissant, il se condamna à un véritable suicide. Dans l'enfer d'Aden, il demande : Que fais-je ici ? Dans la fameuse Lettre d'un voyant, nous trouvons des indications d'une pensée que Levi a exprimée sous cette forme :
On comprendra peut-être un jour que voir c'est en fait parler et que la conscience de la lumière est une sorte de demi-jour où l'on entrevoit la vie éternelle dans son essence.
C'est dans cet étrange crépuscule que vivent un grand nombre de jeunes garçons. Faut-il s'étonner après cela que certains livres, conçus à l'origine pour des adultes, soient devenus la propriété des jeunes garçons ?
À propos du diable, Levi déclare :
Nous voudrions faire observer que tout ce qui porte un nom existe ; on peut prononcer des paroles en vain, mais ces paroles en elles-mêmes ne sauraient être vaines, et le langage a toujours un sens.
L'adulte moyen a du mal à accepter une pareille affirmation. Même l'écrivain, notamment l'écrivain « cultivé » pour qui le « verbe » est sans doute sacré, juge cette idée difficile à admettre. Par contre, un enfant, si on lui expliquait le sens de cette déclaration, l'estimerait juste et sensée. Pour lui rien n'est « en vain » ; rien non plus n'est trop incroyable, trop monstrueux pour qu'il l'avale. Nos enfants sont très à leur aise dans un monde qui semble nous terrifier et nous stupéfier. Je ne pense pas du tout à la tendance sadique qui s'est manifestée chez eux ; mais plutôt aux mondes inconnus, du microcosme et du macrocosme, dont le choc sur notre univers à nous, tout chancelant et si peu réel, s'est désormais révélé oppressant et menaçant. Nos grands garçons de savants parlent sans cesse de la conquête imminente de la lune ; nos enfants ont déjà voyagé bien au-delà de la lune. Ils sont déjà prêts à prendre le départ à destination de Véga, et de plus loin encore. Ils viennent quémander auprès de nos intellects soi-disants supérieurs une cosmogonie et une cosmologie nouvelles. Ils ne peuvent plus supporter les théories naïves, bornées et désuètes que nous avons sur l'univers.
Si l'on peut dire de Rimbaud qu'il a eu le cœur brisé de chagrin pour n'avoir pu gagner ses contemporains à une vision neuve — et vraiment moderne — de l'homme, s'il a renoncé à toute envie d'instaurer un ciel nouveau et une terre nouvelle, nous savons maintenant pourquoi. Le moment n'était pas venu. Et sans doute ne l'est-il pas encore. (Nous devrions pourtant nous méfier de plus en plus de tous les « semblants » d'obstacles, d'entraves et de barrières.) Le rythme du temps s'est accéléré d'une façon qui dépasse presque l'entendement. Nous allons, et à une vitesse affolante, vers le jour où le passé, le présent et le futur ne paraîtront plus faire qu'un. Le prochain millénaire ne ressemblera, du point de vue de la durée, à aucune autre période du passé. Il passera aussi vite qu'un clin d'œil.
Mais revenons à She... Je garde brûlant dans ma mémoire le souvenir du chapitre où Ayesha est consumée par la flamme de la vie : quel extraordinaire passage ! C'est à cet endroit du récit que je reconnus le livre et que je me souvins l'avoir déjà lu. C'est à cause de cet incident horrible et déchirant que je ne l'avais pas oublié malgré tant d'années. Si j'ai éprouvé quelque difficulté à le faire remonter des profondeurs de ma mémoire, c'est sans doute à cause de l'horreur indicible qu'il inspire. Dans le bref laps de temps qu'il faut à Haggard pour décrire la mort d'Ayesha, on passe par toute la gamme de la dégénération. Il ne décrit pas la mort, mais bien plutôt le rapetissement. On assiste au spectacle de la nature reprenant à sa victime le secret que celle-ci lui a dérobé. En observant ce processus à rebours, on éprouve plus vivement que jamais ce sentiment de révérence qui est au cœur de chacun de nous. Prêts à être témoins d'un miracle, voilà qu'on nous fait participer à un fiasco qui dépasse la compréhension humaine. Je tiens à rappeler au lecteur que c'est au Lieu de Vie que se produit cette mort exceptionnelle. La vie et la mort, nous dit Haggard, sont très proches l'une de l'autre. Ce qu'il a voulu sans doute nous faire entendre par là, c'est qu'elles sont jumelles, et qu'il nous est donné une seule fois de connaître le miracle de la vie, et une seule fois aussi le miracle de la mort : ce qui se passe entre les deux est comparable à la rotation d'une roue, à un mouvement perpétuel et circulaire autour d'un vide intérieur, un rêve qui n'a pas de fin, l'activité de la roue n'ayant aucun rapport avec le mouvement qui lui donne naissance.
L'immortelle beauté d'Ayesha, son apparente immortalité, sa sagesse qui est sans âge, ses pouvoirs de sorcellerie et d'enchantement, sa domination sur la vie et sur la mort, à mesure que Rider Haggard nous révèle avec une lente subtilité cette mystérieuse créature, tous ces traits pourraient aussi bien servir à décrire l'âme de la nature. Ce qui soutient Ayesha, tout en la brûlant, c'est la certitude d'être un jour réunie avec son bien-aimé. Et qui pourrait-il être ce bien-aimé, sinon le Saint-Esprit ? Il ne faudrait pas un moindre don pour une âme douée d'une faim, d'une patience et d'un courage sans égal. L'amour qui seul peut transformer l'âme de la nature est l'amour divin. Le temps ne compte pas quand il y a divorce de l'âme et de l'esprit. Ni l'un ni l'autre ne peuvent manifester sa splendeur autrement que par leur union. L'homme, la seule créature qui possède une nature double, demeure une énigme pour lui-même, il ne cesse de tourner sur la roue de la vie et de la mort jusqu'à ce qu'il ait percé le mystère de l'identité. Une loi, un être, une foi, une race humaine. Parfaitement ! « Mourir, c'est être isolé, non pas cesser d'être. » Dans l'incapacité où il se trouve de céder à la vie, l'homme s'en isole. Ayesha, qui semblait pourtant immortelle, s'était ainsi mise à l'écart en renonçant à l'esprit qui l'habitait. Le bien-aimé Callicrate, son âme-sœur, incapable de supporter la splendeur de son âme quand il la contemple pour la première fois est tué par la propre volonté d'Ayesha. L'arrestation vient punir ce meurtre incestueux. Ayesha, qui a la beauté, la puissance, la sagesse et la jeunesse, est condamnée à attendre que son bien-aimé se réincarne. Les générations qui passent durant cet interlude sont comparables à la période qui sépare une incarnation d'une autre. Le Devachan d'Ayesha se situe dans les grottes de Kôr. Là, elle est aussi loin de la vie que l'âme dans les limbes. C'est en ce même lieu que Callicrate, ou plutôt l'enveloppe qu'on a conservée de son amour immortel, passe cet intervalle. Son image est sans cesse avec elle. Exclusive dans sa vie, Ayesha l'est également dans la mort. La jalousie, qui se manifeste chez elle sous la forme d'une volonté tyrannique, d'un insatiable appétit de puissance, brûle en elle avec tout l'éclat d'un bûcher funéraire. Elle a tout le temps, semble-t-il, de passer en revue son passé, d'évaluer ses actions, ses pensées, ses émotions. Elle a tout le temps de se préparer pour la seule leçon qu'il lui faut encore prendre : la leçon d'amour. Divine, elle est cependant plus vulnérable que le plus humble mortel. Sa foi est issue du désespoir, non pas de l'amour, ni de la compréhension. Et elle va être mise à l'épreuve de bien cruelle façon. Le voile qui entoure Ayesha, le voile que nul mortel n'a franchi — bref, sa divine virginité —, on va le lui enlever, le lui arracher, au moment le plus crucial. Alors, elle se révélera à elle-même. Accessible à l'amour, elle avancera, sur le chemin de l'esprit comme sur celui de l'âme. Puis elle sera prête pour le miracle de la mort, de cette mort qui ne vient qu'une fois. Avec la venue du trépas, elle pénétrera enfin dans l'immortel royaume de l'être. C'en sera fini d'Isis, à qui elle avait juré une éternelle dévotion. La dévotion, métamorphosée par l'amour, se confond avec la compréhension, puis avec la mort et avec l'être divin. Ce qui a toujours été, ce qui sera toujours est maintenant éternellement. Sans nom, sans âge, indéfinissable, la nature de la véritable identité de chacun est ainsi engloutie comme le dragon se mord la queue.
Résumer ainsi brièvement les principaux épisodes de ce grand roman et surtout peut-être proposer une interprétation du thème sur lequel il est bâti, c'est se montrer injuste envers l'auteur. Mais il y a chez Rider Haggard une dualité qui m'intrigue fort. Ce personnage qui a les deux pieds fermement posés sur la terre, conventionnel à bien des égards, orthodoxe dans ses opinions, bien que curieux et tolérant, doué d'une puissante vitalité et d'une grande sagesse pratique, cet homme réticent et réservé, Anglais jusqu'au bout des ongles, révèle dans ses romans un aspect secret, un être insoupçonné, une science surprenante. Sa méthode de travail — il écrivait à toute vitesse, s'arrêtant à peine pour réfléchir — lui permettait de puiser profondément et librement dans les réserves de l'inconscient. On dirait que, grâce à cette technique, il a trouvé le moyen de projeter le vivant plasma d'incarnations antérieures. Tout en contant ses histoires, il permet au narrateur de philosopher à loisir, ce qui ouvre au lecteur d'éblouissants aperçus sur ses pensées profondes. Mais ses dons de conteur sont trop remarquables pour qu'il laisse ses réflexions prendre des formes et des proportions susceptibles de rompre le charme du récit.
Après ces quelques aperçus sur l'auteur à l'intention du lecteur qui ne connaît peut-être pas She, ni la suite intitulée Ayesha, je voudrais continuer d'exposer les voies mystérieuses suivant lesquelles un jeune garçon, moi-même en l'occurrence, se formait et était influencé à son insu. J'ai dit qu'Hélène de Troie n'avait jamais eu de réalité à mes yeux. J'ai certainement découvert son existence dans les livres avant de tomber sur She. Tout ce qui se rattachait aux légendes dorées de Troie et de la Crète faisait partie de l'héritage de mon enfance. Par les contes mêlés à la légende du roi Arthur et de ses chevaliers de la Table Ronde, je m'étais familiarisé avec d'autres légendaires et immortelles beautés, notamment avec Iseult. Je connaissais bien les exploits fabuleux de Merlin et autres vénérables sorciers. J'avais dû me plonger dans les récits concernant les rites funéraires tels qu'on les pratiquait en Égypte et ailleurs. Je cite tout cela pour bien montrer que la rencontre de sujets voisins chez Rider Haggard n'avait plus sur moi le choc de la première surprise. J'avais été préparé, si je puis dire. Mais peut-être en raison de son habileté de narrateur, peut-être parce qu'il avait trouvé le ton qui convenait, adapté au niveau intellectuel d'un jeune garçon, les effets combinés de tous ces facteurs permirent à la flèche de parvenir pour la première fois à destination. Je fus percé de part en part au Lieu d'Amour, au Lieu de Beauté, au Lieu de Vie. Ce fut en ce dernier endroit que je fus mortellement atteint. De même qu'Ayesha avait donné la mort à son bien-aimé au lieu de la vie, se condamnant par là même à une longue existence d'expiation, de même je crois qu'on m'avait donné une « petite » mort quand j'avais refermé ce livre, quarante-cinq ans auparavant. À jamais s'en étaient allées mes visions d'amour, d'éternelle beauté, de renonciation et de sacrifice, de vie éternelle. Pareil à Rimbaud, pourtant, je puis m'exclamer à propos des visions du poète-devin : Mais je les ai vues ! Ayesha, consumée par la flamme dévorante à la source même de la vie, a emporté avec elle dans les limbes tout ce qui pour moi était sacré et précieux. Il ne nous est donné qu'une lois de connaître le miracle de la vie. Cette vérité lentement, très lentement, se fait jour en moi. Inlassablement, je me révolte contre les livres, contre l'expérience brute, contre la sagesse elle-même, tout aussi bien que contre la nature et Dieu sait quoi encore. Mais force m'est de toujours revenir au bord même du fatal précipice.
Quiconque n'a jamais pleinement vécu dans cette vie ne connaîtra pas non plus la vie éternelle après la mort3.
Je crois que c'est le secret de tout enseignement religieux.
Mourir, comme dit Gutkind, c'est être séparé, non pas cesser d'être.
Séparé de quoi ? Eh bien, de tout : de l'amour, des activités collectives, de la sagesse, de l'expérience, mais avant tout de la source même de la vie.
La jeunesse est une des formes de la vie. Ce n'est pas la seule, mais elle est intimement liée au monde de l'esprit. Pratiquer le culte de la jeunesse au lieu de la vie est aussi désastreux qu'adorer la puissance. Seule la sagesse est éternellement renouvelable. Mais de la sagesse de la vie, l'homme d'aujourd'hui ne connaît pas grand-chose. Il n'a pas seulement perdu sa jeunesse, mais aussi son innocence. Il se cramponne à des illusions, à des idéaux, à des croyances.
Dans le chapitre intitulé « Ce que nous avons vu » et qui me bouleverse aussi violemment qu'autrefois, le narrateur, après avoir vu Ayesha dévorée par les flammes de la vie, s'exprime ainsi :
Ayesha, murée dans sa tombe vivante, attendant d'âge en âge la venue de son amant, n'a guère apporté de changement à l'ordre du monde. Mais Ayesha, heureuse et forte dans son amour, parée d'une immortelle jeunesse, d'une beauté et d'une puissance divines, et de toute la sagesse des siècles, aurait révolutionné la société et peut-être même bouleversé le destin de l'Humanité.
Et il ajoute cette phrase sur laquelle j'ai longuement médité :
Ainsi s'est-elle opposée à la loi éternelle et, si forte qu'elle fût, elle a été rejetée dans le néant...
On songe aussitôt aux grandes figures du mythe, de la légende et de l'histoire qui ont tenté de révolutionner la société et par là même de bouleverser le sort de l'homme : Lucifer, Prométhée, Akhénaton, Ashoka, Jésus, Mahomet, Napoléon... On pense surtout à Lucifer, le prince des ténèbres, le plus étincelant des révolutionnaires. Chacun d'eux a payé son « crime ». Et tous pourtant sont vénérés. J'en suis intimement persuadé, le rebelle est plus près de Dieu que le saint. Il a la faculté de dominer les forces ténébreuses auxquelles il nous faut nous soumettre avant de pouvoir recevoir la lumière de la révélation. Le retour à la source, la seule révolution qui rime à quelque chose pour l'homme, voilà le but auquel l'homme aspire. C'est une révolution qui ne peut s'opérer que dans son être. C'est la vraie signification du plongeon dans le courant de la vie, de l'éveil à la vie, de la découverte de sa totale identité.
Identité ! Voilà le mot qui, à relire Rider Haggard, a fini par me hanter. C'est l'énigme de l'identité qui a fait que des livres comme Louis Lambert, Séraphita, Interlinear to Cabeza de Vaca, Siddharta exercent un tel ascendant sur moi. Je me suis mis à écrire avec l'intention de dire la vérité sur mon compte. Quelle tâche vaine ! Que peut-il y avoir de plus fictif que l'histoire de sa propre vie ?
Nous n'apprenons rien en lisant (Winckelman), disait Goethe, nous devenons quelque chose.
De même pourrais-je dire : nous ne révélons rien de nous-mêmes en disant la vérité, mais parfois nous nous découvrons. Moi qui avais cru donner, je découvrais que j'avais reçu quelque chose.
Pourquoi cette insistance, dans mes livres, sur l'expérience brute et sans cesse répétée ? N'est-ce pas jeter de la poudre aux yeux ? Est-ce que je me révèle ou est-ce que je me découvre ? Il semble que je me perde et que je me retrouve alternativement dans le monde du sexe. Tout cela n'est qu'apparences. Le conflit qui, s'il n'est pas entièrement caché est du moins bien dissimulé, est le conflit entre l'Esprit et la Réalité (Spirit and Reality, soit dit en passant, est le titre d'un livre écrit par un de mes frères de sang et que je n'ai découvert que récemment). Pendant longtemps, la réalité pour moi, c'était la Femme. Autant dire la Nature, le Mythe, la Patrie, la Mère, le Chaos. Je m'étends longuement — sans doute à la stupéfaction du lecteur — sur un roman intitulé She, en oubliant que j'ai dédié la pierre angulaire de mon autobiographie à « Elle4 ». Comme il y avait beaucoup de « She » dans « Elle » ! Au lieu des grandes grottes de Kôr, j'ai décrit le puits noir et sans fond. Comme « She », « Elle » aussi s'efforçait désespérément de me donner vie, beauté, puissance et autorité sur les autres, ne fût-ce que grâce à la magie des mots. « Elle » aussi s'immolait sans répit, elle attendait (et quelle horrible attente !) le retour du bien-aimé. Et si « Elle » me donnait la mort dans le Lieu de Vie, n'était-ce pas aussi dans un élan d'aveugle passion, de crainte et de jalousie ? Quel était le secret de Sa terrible beauté, de Son redoutable pouvoir sur les autres, de Son mépris pour Ses esclaves sinon le désir d'expier Son crime ? Le crime ? Le crime de m'avoir dépouillé de mon identité à l'instant même où j'allais la recouvrer. Je vivais en Elle aussi réellement que l'image de Callicrate poignardé vivait dans l'esprit, dans le cœur et dans l'âme d'Ayesha. M'étant, par je ne sais quel étrange caprice, consacré à l'immortaliser, je me persuadai que je Lui donnais la Vie en échange de la Mort. Je croyais pouvoir ressusciter le passé, pouvoir le faire revivre... en réalité. Vanité, vanité ! Je n'ai réussi qu'à rouvrir la blessure qu'on m'avait faite. Cette plaie est encore vive et la douleur qui la fait palpiter me rappelle le souvenir de ce que j'étais. Je comprends très clairement que je n'étais pas ceci, ni cela. Je vois mieux ce que je ne suis pas que ce que je suis. Je devine maintenant la signification de ma longue odyssée ; je reconnais toutes les Circé qui m'ont retenu sous leur charme. J'ai découvert mon père, mon père de chair et l'autre, l'indicible. Et j'ai compris que le père et le fils ne sont qu'un. Bien mieux, incomparablement mieux : j'ai découvert enfin que tout n'était qu'un.
À Mycènes, debout devant le tombeau de Clytemnestre, j'ai revécu les antiques tragédies grecques qui m'ont plus nourri que le grand Shakespeare. Descendant les marches glissantes que j'ai décrites dans mon livre sur la Grèce, j'éprouvai la même impression d'horreur que j'avais connue quand j'étais enfant en plongeant dans les entrailles de Kôr. Il me semble que je me suis arrêté au bord de plus d'un puits sans fond, que j'ai jeté mes regards dans plus d'un charnier. Mais ce qui demeure plus vivace encore, plus imposant, c'est le souvenir, chaque fois dans ma vie que j'ai trop longtemps contemplé la beauté et particulièrement la beauté féminine, d'avoir toujours connu une sensation de peur. De peur, mêlée d'un peu d'horreur aussi. À quoi tient cette horreur ? Au vague souvenir d'avoir été autre que je ne suis, d'avoir été capable (jadis) d'accueillir les bienfaits de la beauté, le don de l'amour, la vérité de Dieu. Ne nous posons-nous pas parfois la question : pourquoi cette beauté fatidique chez les grandes amoureuses à travers les âges ? Pourquoi semblent-elles si logiquement, si naturellement protégées par la mort, soutenues par le crime, nourries par le mal ? Il y a dans She une phrase d'une étonnante portée. C'est au moment où Ayesha, ayant retrouvé son bien-aimé, comprend qu'il faut remettre à un peu plus tard cette union physique.
Je ne puis encore l'épouser, car toi et moi nous sommes différents, et l'éclat même de mon être t'embraserait, peut-être même t'anéantirait.
(Je donnerais n'importe quoi pour savoir comment j'entendais ces propos quand je les lisais alors !)
Si longtemps que je m'attarde sur les œuvres d'autrui, je reviens toujours au seul et unique livre, celui de ma vie.
Suis-je comme je crois être, dit Miguel de Unamuno, ou comme les autres croient que je suis ? Voici où ces lignes deviennent une confession, en présence de mon moi inconnu et inconnaissable pour moi-même. Voici où je crée la légende dans laquelle je m'ensevelis.
Ces lignes figurent sur la page de garde de Printemps noir, un ouvrage qui est plus proche de ce que je suis, je crois bien, que tout ce que j'avais écrit avant et que j'ai écrit depuis lors. Le livre que je m'étais promis de dresser comme un monument à « Elle », le livre où je devais livrer le « secret », je n'ai eu le courage de le commencer qu'il y a huit ans. Et puis, l'ayant abordé, je l'ai de nouveau abandonné pour cinq ans. Tropique du Capricorne devait être la pierre angulaire de cette œuvre monumentale. C'est plutôt un vestibule ou une antichambre. À la vérité, j'ai écrit ce livre terrible dans ma tête, tout en jetant sur le papier (en quelque dix-huit heures de travail ininterrompu) le plan complet de l'ouvrage ou des notes concernant le sujet que je me proposais d'y traiter. J'ai composé ce mystérieux squelette du grand œuvre durant une brève période de séparation qui m'avait éloigné d'« Elle ». J'étais dans un état de complète possession et d'absolu désespoir. Cela fait aujourd'hui vingt-trois ans tout juste que j'ai tracé le plan du livre. Je n'avais alors l'intention de ne rien écrire d'autre que cette œuvre majeure. Ce devait être le livre de ma vie... de la vie avec « Elle ». De quels prodigieux détours est donc formé le cours de notre existence ! Tout n'est que voyage et que poursuite. Nous n'avons même conscience du but que le jour où nous l'avons atteint et où nous ne faisons plus qu'un avec lui. Employer le mot réalité, c'est dire mythe et légende. Parler de création, c'est s'enterrer soi-même au sein du chaos. Nous ne savons pas d'où nous venons, ni où nous allons ni même qui nous sommes. Nous mettons le cap vers les rivages dorés, et nous arrivons à destination dans toute la gloire de l'exploit accompli — ou bien comme une pulpe méconnaissable dont on a extrait toute l'essence de la vie. Mais ne nous laissons pas tromper par ce mot d'« échec » qui s'attache à certains noms illustres et qui n'est rien moins que le sceau et le symbole du martyre. Quand le bon docteur Gachet écrivait à Théo, le frère de Van Gogh, que l'expression « amour de l'art » ne s'appliquait pas dans le cas de Vincent, que c'était plutôt un exemple de « martyre » de l'art, on comprend sans équivoque que Van Gogh était un des plus glorieux « ratés » de l'histoire de l'art. De même, quand le professeur Dandieu déclare que Proust était « le plus vivant des morts », nous entendons aussitôt par là que ce « cadavre vivant » s'était emmuré pour dénoncer l'absurdité et la vanité de toute notre fiévreuse activité. Montaigne, de sa « retraite », illumine les siècles. Uomo Finito de Papini m'a beaucoup aidé et a contribué à faire disparaître de mon esprit toute pensée d'échec. Si la vie et la mort sont très proches l'une de l'autre, il en va de même de la réussite et de l'échec.
Nous avons parfois le grand bonheur de mal interpréter notre destinée quand elle nous est révélée. Nous parvenons souvent à nos fins malgré nous. Nous essayons d'éviter les marécages et les jungles, nous cherchons désespérément à échapper à la solitude ou au désert (c'est la même chose), nous nous attachons à des chefs, nous adorons des dieux au lieu du Dieu unique, nous nous perdons dans le labyrinthe, nous voguons vers des rives lointaines et nous parlons des langues étrangères, nous adoptons des coutumes, des mœurs et des conventions qui ne sont pas les nôtres, mais nous sommes à jamais entraînés vers notre fin dernière, qui ne nous est révélée qu'à l'ultime instant.
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1. C'est le nom aussi de la seconde épouse de Mahomet, sa préférée.
2. Parue dans les anthologies annuelles New Directions, IX et XI.
3. The Absolute Collective d'Erick Gutkind.
4. Il y a là un jeu de mots car « She » est en anglais le pronom personnel féminin de la troisième personne.