Je me revois assez bien à tous les âges. Je me souviens de mes neuf premières années comme de « mon temps de Paradis ». Je vivais alors dans le vieux quartier de Williamsburg, à Brooklyn. Au tournant du siècle, en 1900, nous avons changé de quartier. J'avais exactement dix ans. Ce fut « la rue des Premiers Chagrins », comme je l'ai appelée, dans un quartier germano-américain du secteur de Bushwick. J'allais à l'école secondaire.
Mon principal souvenir de ce temps-là est d'avoir dû faire connaissance avec toute une nouvelle bande de gars et m'en arranger. J'ai eu d'abord du mal : ils ont essayé de me prendre pour cible de leurs plaisanteries. Bientôt, cependant, je suis devenu leur chef. La première fois où l'on m'a vu dans la rue, un type m'a posé un petit bout de bois sur l'épaule — c'était l'habitude entre gosses, à l'époque : on vous posait un truc comme ça sur l'épaule et vous étiez censé défier quelqu'un de le prendre ; sinon, c'était la bagarre. J'ai refusé la bagarre, ce qui était plutôt très mal vu. J'ai expliqué que je ne connaissais personne, n'avais rien contre personne, ne voyais pas de raison de me battre avec personne.
« Quelle instruction j'ai reçu dans les terrains vagues de mon enfance. »
Il y avait dans le quartier une communauté presbytérienne à laquelle je me suis joint, parce que les gosses pouvaient s'y inscrire à une brigade militaire. Nous formions la « Batterie A, de l'Artillerie côtière ». Nous avions un uniforme, nous faisions l'exercice comme dans les manuels, et j'ai fini par passer de simple canonnier à lieutenant en premier. C'était pour les gosses de dix à quatorze ans. Il y avait pas mal de congrégations de ce genre, dotées de brigades de jeunes. C'était ma seule raison d'aller à l'église. Je me foutais des prêches comme de mon cul. C'est la seule organisation religieuse à laquelle j'aie jamais appartenu.
Les rues étaient encore pavées ; l'automobile, une découverte. J'ai le souvenir de journées d'automne merveilleuses, dans les terrains vagues du quartier. Nous y creusions des abris souterrains. Certains jours, nous canardions les moineaux et les faisions rôtir sur le feu. J'avais une vingt-deux long rifle Winchester. La plupart des gosses avaient des carabines ; il n'y avait pas de restrictions dans ce domaine et les blessés par balle étaient rares.
Nous attirions certaines filles dans une cave, histoire de les regarder pisser. Est-ce qu'elles pouvaient pisser jusqu'au plafond ou aussi loin que nous ? Et autres trucs du même genre. Mais nous ne les baisions pas. N'empêche, quand j'étais plus jeune, avant ma dixième année, dans mon ancien quartier, nous essayions de baiser les filles, pour un sou. Nous faisions semblant ; ça chatouillait et ça semblait bon.
Je me rappelle aussi comme j'apprenais, en ce temps. Quelle instruction j'ai reçue dans ces terrains vagues ! Il y avait Louis, un gros lard plus âgé que nous tous. Il avait coutume de nous raconter de drôles d'histoires — légendes, mythes, fables pleines de magie. J'ai appris plus de choses avec lui qu'à l'école. Nous parlions de tout. Nous étions curieux. De nos jours, les gosses ont l'air de s'ennuyer, ne savent que faire. Nous, nous posions des questions comme : « Qui a créé Dieu ? Ça veut dire quoi, la Vierge Marie ? » à n'en plus finir.
Quand je suis venu à bout du lycée, j'avais dans les dix-sept ans. Nous avions formé un club que nous avions baptisé « les Profonds Penseurs », par ironie. Il y avait parmi nous un type extrêmement silencieux et vraiment stupide. Mais nous lui affirmions toujours qu'il était un grand sage, parce qu'il parlait peu. Bien entendu, nous étions convaincus du contraire. D'où le nom du club. Il y avait aussi un autre groupe appartenant à un quartier différent : Greenpoint.
À cause de liens d'amitié, nous avons décidé de fusionner pour former un nouveau club de douze membres, sous le nom de « Société Xerxès ». La Société Xerxès ne faisait rien et son nom ne signifiait rien non plus. C'était simplement un prétexte à rencontres. Nous sortions tous du lycée et aucun de nous n'allait à l'université. Nous étions tous musiciens : les uns jouaient du piano, les autres, du violon, et il y avait quelques très bonnes voix. Une fois par quinzaine, chez l'un ou l'autre, nous passions la nuit à jouer et à chanter. Quelle différence avec aujourd'hui, quand on y pense ! Cela a duré deux ou trois ans. Nous nous étions fait faire de petits insignes et nous avions une poignée de main secrète. Les parents fournissaient le buffet de nos réunions.
Nous nous passions de filles, à ce moment-là. De temps en temps, nous donnions une grande soirée ; on jouait « au facteur » ; cela consistait à faire sortir une fille dans un corridor sombre pour la peloter et l'embrasser. Aucun de nous ne fréquentait régulièrement. Cela mérite explication. On peut trouver étrange que je n'aie pas eu de vie sexuelle, alors ; mais c'est que j'étais follement, passionnément amoureux de ma petite amie, que j'avais connue au lycée. Et pourtant, je ne sortais pas régulièrement avec elle.
Et cela, pendant trois ans ! Mais quelle chose formidable ! Tous les soirs après dîner, je faisais à pied l'aller et retour, de chez moi à chez elle. Il me fallait près d'une heure pour atteindre sa maison, et je me contentais de passer devant, dans l'espoir qu'elle serait peut-être à la fenêtre ! C'était dingue, absolument dingue. Trois ans ! Et impossible, inconcevable, de regarder une autre femme ! Je ne pensais qu'à elle. Cela n'a mené à rien ; je l'avais trop mise sur piédestal...
Vers la même époque, j'ai tiré trois ou quatre bordées avec des putains. En fait, c'est au cours de ma dernière année de lycée que j'ai rendu visite pour la première fois à un bordel, pour attraper du même coup la chaude-pisse. C'était dans la 34e Rue, juste à l'ouest de Herald Square. La rue était pleine de bordels, eux-mêmes assez pleins de Françaises. Par la suite, je suis retourné dans le coin, mais pas au même bordel. Pour me payer une autre chaude-pisse — bien ma chance ! J'ai remis ça deux ou trois fois.
Nous avions dix-huit et dix-neuf ans, au temps de notre Société Xerxès, et nous nous amusions comme des gosses. J'ai joué du piano jusqu'à vingt-cinq ans. J'ai épousé la fille qui me donnait des leçons, ce qui mit le point final à celles-ci. Nous étions deux ou trois à animer ou ranimer l'esprit du club. Cela m'a donné étonnamment matière à réflexion, ensuite. Il y avait les flemmards, les dynamiques, les plaisantins, les ambitieux. C'est d'une telle clarté, aujourd'hui, quand j'y pense ! Un autre type et moi, nous étions les clowns, les amuseurs publics, quand l'ambiance flanchait. L'excitation tombait, personne n'avait plus d'idée, le club roupillait. Tous les deux, mon grand ami et moi, nous avions tant envie de voir le club continuer que nous faisions les pieds au mur pour distraire nos endormis. Nous inventions un numéro de music-hall, dansions la gigue, chantions, racontions des blagues, improvisions un sketch — n'importe quoi pour tenir les autres et leur intérêt éveillés. Comme cela parait naïf aujourd'hui !
À dix-huit ans, j'ai débuté comme commis à la Société des Ciments Atlas de Portland. C'était mon premier travail depuis la fin de mes études. Après le boulot, je donnais des leçons de piano à trente-cinq cents l'heure. Dans la demeure d'une de mes petites élèves, je fis la connaissance d'une séduisante veuve, amie de la maman. Ainsi débuta ma première liaison. Attachement romantique pour moitié, mais sans comparaison, bien entendu, avec la pureté de mon premier amour. N'empêche, j'avais beaucoup de sentiment pour cette femme plus âgée que moi. J'ai été heureux de vivre avec elle un certain temps ; j'ai même loué un piano que j'ai installé chez elle. J'avais dix-neuf ans.
Chose étrange, dans le même temps que je vivais avec cette veuve, l'ex-objet de mes pensées habitait de l'autre côté de la cour. Elle était déjà mariée et cela l'avait conduite juste en face. Je ne l'ai appris qu'un peu plus tard.
Après le lycée, j'ai tâté, environ six semaines, de l'université municipale de New York. Mais La Reine des Fées de Spenser m'a littéralement tué. J'ai déclaré que, si c'était pour étudier des trucs pareils, j'aimais mieux renoncer. Deux ans plus tard, j'ai voulu devenir professeur d'éducation physique. Je suis entré à l'école d'Armes Sargent, à Columbus Circle. L'instruction durait quatre ans. Je n'ai pas traîné longtemps : mon père buvait et ma mère me suppliait de venir travailler avec lui pour le défendre contre la boisson.
C'est une période où j'étais en pleine forme physique. J'étais devenu un maniaque de l'hygiène et de la culture physique. Tous les soirs, je faisais mes exercices. J'étais aussi un fanatique de la bicyclette. J'avais deux vélos de course, achetés à des coureurs, à Madison Garden, après la course des Six-Jours. Je leur servais d'entraîneur. Cela m'amusait et, eux, ils se servaient de moi parce que j'étais jeune, que j'avais le cœur solide et que peu m'importait de me tuer comme ça ou autrement. Ce n'est pas commode, ce genre d'entraînement. Cela se passait sur la magnifique allée de gravier qui va de Prospect Park à Coney Island — de neuf à dix kilomètres, très longs au retour.
D'une façon, je m'inspirais également d'autres athlètes, à cette époque : Charles Atlas, Macfadden. Je suis frêle, mais j'ai énormément de vitalité. Vient ensuite la période où j'allais aux séances de lutte, pour voir des hommes comme Jim Londos et l'Homme aux mille prises et Strangler Lewis. Je suivais aussi la boxe. J'assistais à l'entraînement de Jack Johnson, de Stanley Ketchel. Je n'ai jamais vu Jack Johnson dans un match ; je l'ai rencontré beaucoup plus tard — quarante ans après, très exactement, dans un petit bar de la rue Fontaine, à Paris, où on le fêtait. Même alors, il paraissait garder une forme extraordinaire. Il n'avait pas l'air délabré. On se rappelle sa tête massive, statuesque. J'ai sa photo au mur de ma salle de bains, aujourd'hui. Je l'idolâtrais.
Et la marche à pied, donc !... Je descendais du métro aérien à Delancey Street, et de là je marchais jusqu'à la Cinquième Avenue et la Trente-et-unième Rue. Fameux bout — j'en avais pour près d'une heure. Et, tout ce temps-là, l'idée que j'étais un écrivain qui n'écrivait pas une seule ligne, me tourmentait. Je n'avais fait qu'une seule tentative — une demi-page griffonnée avec un petit bout de crayon — et cela m'avait suffi. Jamais je ne serais un écrivain, pensais-je. Et cependant c'était là, en dedans de moi ; tout en marchant, j'élucubrais des nouvelles, des romans, personnages et dialogues compris. J'ai bien dû écrire plusieurs livres, de la sorte. La période en question est celle où je travaillais pour mon père, dans son échoppe de tailleur.
En me rendant à la boutique et en en revenant, je m'arrêtais devant une certaine vitrine d'encadreur où j'ai vu mes premières estampes japonaises, ainsi que des reproductions de Chagall, d'Utrillo, de Matisse. C'est là que j'ai commencé à m'intéresser à la peinture, en même temps que je me répétais que jamais je ne serais un écrivain. N'empêche que je lisais tous les auteurs connus de l'époque. Je me souviens par exemple de John Dos Passos, qui avait déjà une assez belle réputation. Nous devions avoir à peu près le même âge ; mais lui, il avait réussi. Il avait fait la guerre et écrit un roman là-dessus. Lisant ses livres, je me disais : « Enfin merde, qu'est-ce qui m'empêche d'en faire autant ? » Mais je n'essayais même pas.
C'est après avoir quitté l'université municipale que j'ai commencé ma véritable éducation. Je me suis mis à lire ce dont j'avais envie, moi, ce dont j'avais faim. Je voulais tout savoir. Je lisais toutes sortes de bouquins — philosophie, économie, religion, anthropologie, tout et n'importe quoi.
J'étais un être partagé. Les sports me passionnaient et, en même temps, j'avais l'esprit littéraire. Je lisais sans répit, choisissant régulièrement les livres de poids. J'étais une énigme pour mes compagnons. Je voulais rivaliser avec eux en tout ce qu'ils faisaient ; mais, eux, ils ne rivalisaient jamais avec moi. Ils me prenaient pour un excentrique. Finalement, je me suis détaché d'eux, de tous.
Mes parents m'envoyaient à l'école du dimanche, enfant. Non qu'ils eussent la moindre croyance religieuse. Par baptême ils étaient luthériens ; mais je n'ai jamais vu l'intérieur d'une chapelle luthérienne. Mes parents ne parlaient jamais de religion, n'allaient jamais à l'église. Moi non plus, aucune Église ne m'a jamais intéressé.
« À 21 ans, j'étais complètement désespéré. »
D'ordinaire je m'ennuyais ferme au prêche du dimanche. De temps à autre, le pasteur invitait un collègue d'une autre congrégation à prêcher à sa place. Je me souviens d'être revenu électrisé, un dimanche. Le prédicateur avait parlé du socialisme. Être socialiste, c'était vraiment de l'extrémisme en ce temps-là. En rentrant à la maison, je ne taris pas d'émerveillement au sujet de ce pasteur en visite. Au mot de « socialisme », je crus que mon père allait me fendre le crâne. « Ne prononce jamais plus ce mot sous ce toit », me déclara-t-il. Mon père était très différent de mon grand-père, qui était beaucoup plus révolutionnaire que lui. Mon grand-père s'était enfui d'Allemagne pour échapper au service militaire. Réfugié à Londres, il avait été ouvrier tailleur dix ans, avait milité dans le syndicat et était resté toute sa vie imprégné de cet esprit. Mon père, lui, était devenu patron tailleur ; cela faisait une rude différence.
Dès l'âge de vingt-et-un ans, j'avais atteint un point de complet désespoir. Je me revois assis dans le parc d'Union Square, à New York. Je repère une énorme enseigne : « Phrénologie ». J'ai exactement un dollar en poche. L'enseigne dit que, pour un dollar, on vous lit le crâne. Je me lève et j'entre. La phrénologue, une vieille dame, me palpe la cafetière et qu'est-ce qu'elle me dit ? « Vous pourriez faire un bon avocat d'affaires. » Je suis reparti complètement dégoûté et défrisé. Je m'attendais qu'elle me dise : « Vous serez un artiste, un écrivain. » Je ne savais où aller, vers qui me tourner. Je n'avais pas le courage de cogner à la porte d'un grand homme pour lui demander conseil.
J'ai suivi les conférences de John Cowper Powys pour dix cents, à la Bourse du Travail de New York. C'était un homme d'une grande culture et un merveilleux écrivain. Il avait une tête de voyant. Quelque quarante années plus tard, je suis allé lui présenter mes respects, au Pays de Galles. Je lui ai rappelé ce qu'il m'avait dit, un jour, après une de ses conférences, jadis. J'étais très timide et très gauche, en ce temps-là. J'étais allé le voir à la fin et, ne trouvant rien de mieux à dire, je lui avais demandé s'il avait lu Knut Hamsun. Il m'avait répondu : « L'écrivain norvégien, vous voulez dire ? Non, je regrette. Voyez-vous, je ne lis pas le norvégien. » Quand je lui ai rappelé cela, au Pays de Galles, il m'a dit : « Henry, quel cuistre j'étais ! Pourquoi ne m'avez-vous pas donné un grand coup de pied au cul ? » Son œuvre m'a beaucoup influencé.
Autre forte influence : un ancien évangéliste du nom de Benjamin Fay Mills. Il faisait des conférences sur toutes sortes de sujets, par exemple Freud, alors très peu connu du grand public. Il donnait des cours spéciaux, à cent dollars le cycle. Le jour où il m'a annoncé ses cours spéciaux, je lui ai dit : « Je n'ai pas d'argent, mais s'il y a quelqu'un qui soit digne de suivre vos cours, c'est bien moi. » Il me dévisagea et répondit : « Vous avez probablement raison. Si vous voulez bien faire la collecte après les conférences, je vous permettrai de venir aux cours gratuitement. »
« Les conseils sont vains, on doit trouver soi-même. »
Il y avait des tas d'hommes de ce genre dont j'aurais bien voulu tirer la sonnette pour leur poser quelques questions, à la manière de mes admirateurs d'aujourd'hui. Ceux-ci, malheureusement, je suis forcé de les mettre presque tous à la porte. Au début, j'avais du remords de ne pas les écouter ; aujourd'hui, j'estime que je leur rends réellement service de cette façon. Les jeunes sont capables de poser toutes espèces de questions, souvent profondes et troublantes. J'ai fini par m'apercevoir que le temps et l'attention que je leur accordais, comme ce que je leur disais, ne changeaient rien à rien. J'affirme que les conseils sont vains. On doit trouver soi-même. Cela peut sembler cruel ; il n'en est rien.
Il faut avoir atteint le point de non-retour, avant de pouvoir remonter la pente. Il n'existe pas de Dieu protecteur. Au bout du compte, c'est à vous de remonter, tout seul. À vous de faire quelque chose, quoi que vous décidiez. Faites ce que vous croyez devoir faire, et n'essayez pas de copier quelqu'un d'autre, sous prétexte qu'il a réussi. Cela ne sert à rien. On est soi, absolument unique, avec son propre destin. On peut apprendre tout ce qu'on voudra, écouter la parole des plus grands maîtres — ce qu'on fait, ce qu'on devient, est déterminé par le caractère.
Il est possible de changer le mauvais en bon, le mal en bien. C'est une possibilité permanente. Le monde serait sans aucun intérêt, si tout demeurait fidèle aux apparences. Je crois aux transmutations. Prenons deux hommes en prison : l'un est totalement désespérant — relâché, peut-être tuera-t-il de nouveau ; l'autre passe par une métamorphose intérieure et sortira entièrement neuf...
J'ai vingt-et-un ans et je vis toujours avec la veuve, mais j'ai la démangeaison d'en sortir. J'ai conscience de son âge ; cela me tracasse. Je l'imagine à cinquante ans, quand j'en aurai seulement vingt-cinq. Je m'enfuis donc en Californie. Je travaille dans une exploitation d'arbres fruitiers à Otay, dans le Sud, puis à Chula Vista, pendant six mois environ. Je brûle les broussailles des vergers et il y a, parmi les travailleurs, quelques cow-boys qui deviennent mes potes. Il y en avait un, du Montana, avec qui je suis devenu grand copain. Un jour, il me proposa de m'emmener dans un petit bordel mexicain de sa connaissance, à San Diego. On allait par tram, de Chula Vista à cette ville. Sur le chemin du bordel, je repère des affiches annonçant des conférences d'Emma Goldman sur Nietzsche, Dostoïevski, Ibsen, etc. Ce fut un moment décisif dans ma vie. Je suis allé l'écouter. Au bout de quelques conférences, j'ai décidé que je n'étais pas fait pour mener une existence de cow-boy — car c'était cela que je voulais être : cow-boy. Quand j'y pense ! Du coup, je suis rentré à la maison et j'ai repris le travail avec mon père.
Mes rapports avec mon père, au temps où je travaillais dans sa boutique de tailleur, étaient plutôt frais. Ma mère avait espéré que je l'empêcherais de boire, que je le tiendrais à l'œil et tout. Mais je ne pouvais pas. Cela me tracassait et me bouleversait de le voir ivre tous les jours. Ce n'est que plus tard, au moment de mon second mariage et de mes nombreuses difficultés financières, que j'ai fait appel à son aide. Il avait foi en ce que je faisais, bien qu'il n'ait jamais lu une ligne de moi.
Pendant que je travaillais pour mon père, je me suis marié — une première fois — et nous avons eu un enfant. Le soir, je m'installais devant un grand bureau à alvéoles, que j'avais ramené de la boutique. J'avais fauché aussi une énorme table d'acajou, ronde, qui pouvait accueillir une douzaine de convives. C'était de l'acajou massif, très beau, et je m'asseyais souvent là, pour tâcher d'écrire. En vain, naturellement.
Je n'avais pas revu la veuve depuis ma fuite vers l'Ouest. Elle ignorait où j'étais. Et puis, un soir, je vais au cinéma et je tombe sur elle, costumée en ouvreuse, armée d'une torche électrique. Elle m'escorte jusqu'à mon siège, s'assied à côté de moi et se met à pleurer en disant : « Harry... (c'est ainsi qu'elle m'appelait)... comment as-tu pu me faire une chose pareille ? » J'ai parlé à ma femme de cette rencontre — elle était au courant de l'histoire — et je lui ai proposé d'installer la veuve chez nous. Bien entendu, ma femme n'a rien voulu savoir. Pourtant, j'étais parfaitement sincère ; je disais exactement ce que je pensais. C'est le genre de situation impossible que, seul, un imbécile de mon espèce peut croire viable.
Je trouve tout à fait possible pour un homme de se charger de plus d'une femme, à condition que les intéressées comprennent bien ce qui les attend. C'était le cas dans beaucoup de sociétés primitives, notamment dans les circonstances où il y avait pénurie d'hommes ou de femmes. Un de mes amis estime qu'un homme devrait prendre à sa charge autant de femmes qu'il en peut rendre heureuses. À cela près, bien sûr, que ça doit poser certains problèmes économiques, j'imagine.
Je n'ai guère parlé de mon père. Il était saoul tous les jours. En général, il traversait la rue pour prendre son premier verre à midi, au bar d'en face. Soit dit en passant, c'était un merveilleux bar — celui de l'hôtel Wolcott. Le désir de mon père était de me voir grandir assez pour prendre sa succession. Il m'invitait à déjeuner avec ses copains, à l'hôtel. Je me tapais des repas extraordinaires, mais je ne buvais rien, pas une goutte. Je ne touchais pas à un verre en ce temps-là. J'étais contre. Je restais piqué au bar avec ses copains et lui, qui riaient et blaguaient : « Alors, Henry, qu'est-ce que ce sera pour toi, aujourd'hui ? » Je répondais : « De l'eau. » Et ils rigolaient. Moi, bien sûr, j'enrageais.
Je me souviens de m'être battu, une fois, avec un Français qui avait insulté mon père sous prétexte qu'il était saoul. Il l'avait traité de toutes sortes de noms. Je lui ai sauté dessus et l'ai empoigné. Tout le monde était ivre ; je les tenais tous pour de pauvres cloches. Moi, j'étais en pleine forme physique ; j'ai saisi le type à la gorge et l'ai cogné contre le bar. Puis je l'ai terrassé et j'ai entrepris de l'étrangler pour de bon. On a dû me l'arracher des mains, à demi-mort. Si je raconte cette anecdote, c'est pour qu'on mesure la violence qu'il peut y avoir en moi. J'ai peur de me mettre en colère ; c'est pourquoi je suis si paisible et si doux. Quand je perds la tête, je ne sais plus ce que je fais.
J'étais censé apprendre la coupe et le reste ; je n'en faisais rien. Au lieu de cela, je passais des heures, debout près de la grande table, à bavarder avec le coupeur pendant que mon père s'envoyait le bar derrière la cravate. Les clients ne se montraient qu'à de rares intervalles.
Ce coupeur était un immigrant juif polonais. Je l'aimais beaucoup, il figure dans mes livres. Nous restions plantés à bavarder pendant qu'il maniait la craie et les ciseaux. Il était censé m'enseigner le métier, mais peu importait. Il s'intéressait à la littérature et connaissait très bien les écrivains russes et yiddish. Il me parlait en long et en large des ghettos européens, du folklore juif, de la Cabale, etc. Chaque jour, des heures durant, nous parlions de mille et un sujets. Parfois, je faisais un tour dans la pièce des retoucheurs, des pompiers, comme on appelle cela dans le métier. Il y avait là trois juifs qui m'intéressaient vivement, dont un chanteur d'opéra. J'ouvrais les fenêtres pour que tout le voisinage entende, et je disais : « Vas-y, Rubin ! Vas-y d'un coup de Paillasse, ou de Boris Godounov !... » Quelle voix ! Plus belle que celle de Caruso, peut-être, me dis-je parfois aujourd'hui. On entendait les gens applaudir, aux fenêtres alentour : « Bis ! Bis ! » Si un client ou mon père ivre venait à entrer, il se demandait ce que diable il se passait.
Les affaires ne marchaient pas fort, inutile de le dire. Cela tourna très mal. L'étonnant est que, au bout du rouleau, quand mon père se retrouva sans un sou, les petits tailleurs juifs, ses employés, s'offrirent à payer les dettes, quitte à mettre au clou leurs biens et à lui donner leurs économies. Je les pressai de n'en rien faire ; trop tard ! Cela prouve quels gens admirables c'étaient. Mais quelle belle expérience !
À la boutique, je fis la connaissance de l'un des plus célèbres écrivains de l'époque. Un jour, qui vois-je sortir de l'ascenseur ? Frank Harris, remorqué par Guido Bruno, l'un des pontes de Greenwich Village alors. Originaire de Yougoslavie, Bruno dirigeait une revue. Il avait découvert Frank Harris, qui habitait Washington Square. Et Frank Harris cherchait un tailleur. Bien entendu, mon père n'avait jamais entendu parler de lui, mais j'avais lu plusieurs de ses livres et j'étais fou d'excitation de le voir. Mon père ne comptait pas d'écrivains ni d'artistes dans sa clientèle ; il n'en voulait pas. Il les croyait tous dingues, sans le sou, irresponsables. Frank Harris voulait un costume dans un tissu gai et léger, pour une promenade en yacht. Mon père lui a montré un truc à larges raies — bon pour un comique de troupe nègre. Frank Harris n'a pu s'empêcher de rire : « Vous me voyez vraiment avec un pantalon comme ça ? — Pourquoi pas ? lui a répondu mon père. Vous êtes écrivain, c'est la bohème. Vous pouvez porter n'importe quoi. »
Frank Harris était vraiment formidable. Il ne tarda pas à découvrir les petits retoucheurs dans l'arrière-boutique et il trouva le coupeur étonnant dans son genre. Il en vint à parler de littérature juive, de Shakespeare, de la Bible, d'Oscar Wilde, s'adressant aux petits tailleurs comme à des égaux. Ils me dirent ensuite : « Qui est-ce ? Quel type merveilleux, quel grand homme ! »
J'aidais Frank Harris à enfiler son pantalon quand il venait pour un essayage. Il ne portait jamais de caleçon, ce que mon père trouvait bizarre. Je faisais souvent le garçon de courses, après le travail. Un jour, mon père me demanda d'aller livrer un costume à Frank Harris. J'arrive, et c'est pour trouver mon auteur bien-aimé au lit avec une femme. Je voulais filer, mais il a tenu à essayer le costume, et il a sauté à bas du lit, tout nu, pour passer le pantalon.
Je finis par lui parler de mes écrits et, plus tard, il publia une de mes nouvelles dans une vieille et célèbre revue, Pearson's, qu'il avait reprise. Puis, quand je vins à Paris, il m'invita à loger chez lui, à Nice, gratis. Je n'ai pas accepté. Mais c'était bien aimable à lui.
Tout ce que j'ai tiré de ces deux, trois ou quatre années dans la boutique de tailleur, c'est la connaissance des lainages et des soies au toucher et quelques rencontres avec Frank Harris. Je reconnais une bonne coupe de tissu rien qu'à la palper. Et je reconnais un costume bien coupé. C'est à peu près tout.
Né à Brooklyn, de parents qui n'avaient rien à voir avec les arts, je n'ai jamais rencontré d'artistes, et j'ai dû me battre pour faire la connaissance de gens cultivés. Pour moi, devenir écrivain, c'était comme de dire : « Je serai un saint, un martyr, un dieu ! » C'était aussi costaud, aussi lointain et presque inaccessible que ça. Des années durant, j'ai tout juste osé en rêver. Je ne pensais même pas avoir de talent. Pourtant, c'était ma seule et unique ambition. Pour y arriver, que n'ai-je fait d'abord !
J'ai été conducteur de tram, éboueur, bibliothécaire, agent d'assurance, vendeur de livres. J'ai travaillé dans le télégraphe. Je venais juste de me faire foutre à la porte de l'une des premières situations prometteuses que j'étais parvenu à décrocher, dans une maison de vente par correspondance. On m'avait nommé sous-directeur. J'avais la place depuis un mois, pas plus. Mon chef m'aimait énormément. C'était un littéraire. Je n'avais pas écrit une ligne, mais il avait le sentiment que j'étais quelqu'un. J'avais appris le métier si vite que je me tournais les pouces ou presque. Un jour, donc, je suis installé avec un Nietzsche devant moi — j'avais une passion pour lui à l'époque — occupé à recopier des passages de L'Antéchrist, quand tout à coup le vice-président passe par là, jette un coup d'œil par-dessus mon épaule et dit : « Très intéressant. Quel rapport cela a-t-il avec votre travail, s'il vous plaît ? » J'étais pris la main dans le sac ; on me balança.
« J'ai souffert quatre ans et demi comme chef de personnel. »
J'avais femme, enfant, ménage ; en désespoir de cause, j'ai postulé à une place de porteur de télégrammes à la Western Union. J'ai environ vingt-huit ans à ce moment-là. On me refuse la place. Cela me met tellement hors de moi que je n'en dors pas de la nuit. Le matin venu, à peine levé, je vais voir le président de la compagnie. On me renvoie au vice-président. Je me dis : « Pourquoi, pourquoi diable me refuse-t-on cet emploi, le plus minable de la terre ? »
Finalement, on m'expédie au directeur général qui m'écoute pendant au moins une heure et, au lieu de m'offrir une place de porteur de télégrammes, me dit : « Monsieur Miller, pourquoi ne prendriez-vous pas le service du personnel, comme chef de l'embauche ? Mais, d'abord, il vous faut de l'expérience : enfilez donc un uniforme, vous travaillerez comme porteur et je vous ferai passer par tous les services. Vous toucherez le salaire de chef de l'embauche. Personne n'en saura rien que nous deux. Mais pour tout le monde vous serez un simple porteur. » Bref, je fis le tour des services et je reconnus le parcours. Alors, oui, j'ai vu ce qu'était ce genre de vie. À vrai dire, c'était à peine supportable. C'était l'hiver, il neigeait, il gelait. Le premier soir, rentré chez moi, j'avais l'impression d'avoir les pieds en os et en verre. Je suis allé droit au lit en geignant, tant j'avais mal.
J'ai souffert quatre ans et demi comme chef du personnel. La journée de travail finie, je dînais en compagnie du flic de la compagnie. Il arrivait à l'heure de la fermeture du centre et nous faisions ensemble la tournée des bureaux de télégraphe, à la recherche des escrocs et des types en fuite. Cela nous conduisait dans tous les coins et recoins de New York : Bowery, East Side, West Side, Harlem, partout. Je connaissais la ville comme ma poche. Je commençais tous les matins à huit heures. J'étais rarement à l'heure. Quand enfin j'arrivais, il y avait toute une populace qui se pressait dans l'antichambre, dans l'espoir de se faire engager. Je regagnais rarement mon lit avant deux heures du matin, parfois trois ou quatre heures. J'abattais le travail de trois hommes au moins.
Certes, j'ai appris des tas de choses sur la nature humaine, et notamment sur les jeunes. Nous avions droit, pour une bonne part, à l'écume et à la lie de la ville. Il y avait des gosses formidables dans le tas. Beaucoup de filous, mais ça m'était assez égal. Et beaucoup de grands menteurs. Presque tous les gosses sont des menteurs. Les gamins modèles, avec leurs airs de belles images pieuses, étaient toujours les pires. Souvent, je poussais jusque chez l'un ou l'autre, la nuit, pour voir ce qu'il en était. Il y en avait qui venaient implorer une place en racontant qu'ils n'avaient rien à manger à la maison, que le père était malade, et tout et tout ; alors j'y allais voir. Puis j'essayais d'intéresser à leur cas les organisations charitables. Elles mettaient des siècles à faire quelque chose. Résultat : je payais de ma poche pour permettre aux gosses de tenir le coup. Je devais souvent emprunter à mes aides, au bureau. J'avais toujours des dettes. Je devais de l'argent de tous les côtés, à force de vouloir aider ces gamins.
J'étais encore loin d'avoir décidé de changer de vie. Il s'est passé des tas de choses auparavant. D'abord je suis tombé amoureux d'une jeune femme rencontrée dans un dancing de Broadway ; je me suis fait prendre au lit avec elle par ma femme ; j'ai divorcé. Je suis alors allé vivre avec June — c'était elle. Alors que nous vivions ensemble, j'ai quitté ma situation. Elle continuait à travailler à son dancing. Elle ne cessait de me répéter : « Écoute, lâche cette place. Mets-toi à écrire. » C'est elle qui m'a poussé là-dedans.
« Un jour j'ai tout plaqué avec le sentiment d'être un homme libre. »
Un matin, je suis arrivé au bureau, j'ai ramassé toutes mes affaires, les ai fourrées dans ma serviette et j'ai dit à mon assistant : « Préviens le patron que je m'en vais à l'instant même et que je ne veux pas de mes deux semaines de salaire. » Le bureau était bourré de types qui attendaient un engagement ; il y en avait régulièrement de cinquante à soixante qui s'écrasaient là. C'était le grand bordel. J'ai tout plaqué ce jour-là, avec le sentiment d'être un homme libre. Délibérément, j'ai remonté Broadway à pied. Il était dans les dix heures du matin et je regardais tous les pauvres bougres avec leur serviette sous le bras, qui sollicitaient, achetaient, vendaient, suppliaient et mendiaient. Je me disais : « Fini ; plus jamais. Fini pour moi à tout jamais. À partir d'aujourd'hui, je suis un écrivain, et j'en vivrai ou j'en crèverai. »
C'est à cause de ma femme, ma nouvelle femme, June, que j'ai eu le courage de prendre ces décisions et de m'en tenir à elles dans la vie. C'est elle qui m'a vraiment tiré de là et aidé. Elle avait foi en moi. Ensuite, a commencé la période où j'ai réellement souffert et crevé de faim, jusqu'à la publication de mon premier livre.
Je n'ai eu, en général, qu'une femme à la fois, et par cycles de sept ans, régulièrement ou presque. Après m'être séparé de June, je me suis très éparpillé. Mais, tout le temps que j'ai vécu avec elle, je n'ai jamais fréquenté une autre femme. J'étais si complètement absorbé en elle, si parfaitement heureux avec elle, surtout sexuellement, que je n'étais tenté par aucune autre.
« Écrire était comme un crime pour ma mère. »
Mais ensuite, ont débuté mes dix années de misère, où j'essayais de vendre mes œuvres. Ce désir d'écrire devait être depuis longtemps puissant en moi. Mais je manquais de confiance dans mon talent, c'était cela le problème. Je manquais totalement d'assurance. Je m'étais dit que je commencerais par des exercices, et j'écrivais pour parler de tout ce qui m'intéressait, gens ou événements. J'allais voir des gens. Je rendis visite au directeur du dictionnaire Funk et Wagnall, le Dr. Vizetelly. J'écrivis un article, très long, très beau, sur les mots, que je vendis au magazine Liberty, la fameuse revue à cinq cents. Ces gens-là m'aimaient bien. Ils ont failli me donner la place de directeur adjoint. Ils m'ont payé trois cents dollars, je crois bien, somme énorme à l'époque. Mais ils n'ont jamais fait paraître mon article. Je leur en demandais des nouvelles de temps à autre : « C'est trop bon », me répondait-on. Trop bon ! Pas mal, hein ? À la fin, je m'accrochai à l'idée de tâter des magazines comme Snappy Stories et autres. J'ai écrit une ou deux nouvelles, sans aucune chance ; sur quoi j'ai décidé d'expédier au rédacteur en chef ma femme, qui était belle. Du coup, naturellement, mes nouvelles se sont placées. Après en avoir vendu deux ou trois, j'ai pensé : « À quoi bon écrire des trucs de mon invention ; je vais faire un tour dans leurs archives, piquer ce qu'ils ont déjà publié, changer le début et la fin ainsi que les noms des personnages, et je leur refilerai le tout. » Naturellement, ils ont adoré ça ; c'était leur propre cru. J'en ai placé pas mal ainsi. Nous sommes venus nous installer à Brooklyn Heights, 91 Remsen Street, où nous avons vraiment commencé à vivre. L'endroit était beau. Aristocratique, pourrait-on dire. Nous vivions à la japonaise : tout devait être esthétique. Nous vivions comme si nous avions vraiment eu de l'argent ; nous n'avons pas payé de loyer pendant quatre mois. Le propriétaire et sa femme étaient des Virginiens. Un jour, le mari frappe à la porte — j'étais seul, censément occupé à écrire. Il me dit : « Est-ce que je peux vous parler, Monsieur Miller ? » Il s'assied sur le lit et reprend : « Monsieur Miller, ma femme et moi nous vous aimons beaucoup, vous et votre femme, vous le savez. Mais je crains que vous ne soyez un peu un rêveur. Vous vous en doutez, nous ne pouvons vous garder éternellement. Je ne vous demanderai pas de payer le loyer en retard ; nous savons que vous n'avez pas d'argent. Mais vous seriez bien aimable d'évacuer les lieux dans un délai raisonnable. » Adorable, cet homme ! Je me sentais vraiment moche. Je lui ai déclaré que je le rembourserais certainement : « Vous avez été si bon », lui ai-je dit. Bien entendu, je n'en ai jamais rien fait : ma femme ne travaillait plus, et je ne vendais plus rien.
À cause de notre extrême pauvreté, nous avons dû nous séparer pour un temps. Je suis retourné vivre chez mes parents, et elle chez les siens. Ce fut affreux. Ma mère disait : « Si jamais quelqu'un entre, voisin ou ami, range-moi cette machine à écrire et cache-toi dans la penderie. Surtout, qu'on ne sache pas que tu es là. » Il m'est arrivé de rester parfois plus d'une heure dans cette penderie, suffoquant à cause des boules de camphre. Mais, de cette façon, ma mère n'avait pas à avouer aux voisins ni aux parents que son fils était écrivain. Toute sa vie, elle a eu horreur de cette idée. Elle voulait que je sois tailleur et que je reprenne la boutique paternelle. Écrire était comme un crime à ses yeux.
« Je n'ai jamais senti la chaleur maternelle. »
Même les tout premiers souvenirs de ma mère sont des souvenirs malheureux. Je me revois assis près du poêle, dans la cuisine, sur une sorte de chaise très particulière, et lui parlant. La plupart du temps, elle me gourmandait. Je n'ai pas de souvenir de conversations agréables avec elle. Je la revois me disant : « Henry... (il faut se souvenir que je n'avais que quatre ans.)... Qu'est-ce que je peux faire ? » Et moi : « Prends les ciseaux et coupe. » Je vous demande un peu : couper une verrue ! Eh bien, oui, elle la coupe ! Résultat : elle a un empoisonnement du sang. Deux jours plus tard, elle vient me trouver avec sa main bandée, et elle me dit : « C'est toi qui m'as dit de couper ça ! » Et vlan ! et vlan ! les gifles. Oui, elle me gifle ! Pour me punir, parce que je lui ai dit de faire ça. Que penser d'une mère pareille ?
Ma sœur était attardée mentale de naissance ; elle avait l'intelligence d'un enfant de huit ou dix ans. Elle a terriblement pesé sur mon enfance, parce que je devais la défendre quand les gosses chantaient : « Loretta louftingue, Loretta louftingue ! » Ils se moquaient d'elle, lui tiraient les cheveux, l'injuriaient. C'était atroce. Je devais constamment les chasser et me battre avec eux.
Ma mère la traitait comme une esclave. Je suis retourné à Brooklyn pour deux ou trois mois, quand ma mère était à la mort. Ma sœur était réduite à l'état de squelette. Elle allait et venait, avec des balais et des seaux, lavant le sol et les murs et le reste. Ma mère avait l'air de penser que c'était bon pour elle, que cela l'occupait, j'imagine. Moi, je trouvais cela cruel. Quoi qu'il en soit, ma mère l'a eue sur les bras toute sa vie, et il n'y a aucun doute que c'était une lourde croix.
Ma sœur ne pouvait pas aller à l'école, à cause de ce grand retard. Ma mère avait donc décidé de lui apprendre elle-même les rudiments. Mais elle n'avait jamais été faite pour cela. Elle était terrible. Elle la grondait, lui tapait sur le crâne, piquait des rages. Elle disait : « Combien font deux fois deux ? » Ma sœur, qui n'avait pas la moindre idée de la réponse, répliquait : « Cinq, non... sept, non... trois... » C'était complètement dingue. Et vlan ! une gifle de plus, ou un coup sur le crâne. Puis ma mère se tournait vers moi : « Pourquoi faut-il que je porte cette croix ? Qu'est-ce que j'ai fait pour être punie ainsi ? » Me demander cela à moi, un môme ! « Pourquoi Dieu me punit-il ? » Rien qu'à cela, on voit le genre de femme. Stupide ? Pire que cela.
Les voisins disaient qu'elle m'adorait. Ils affirmaient qu'elle m'aimait réellement beaucoup. Je n'ai jamais senti de chaleur venant d'elle. Elle ne m'embrassait jamais, ne me prenait jamais dans ses bras. Et moi, je ne me souviens pas de l'avoir non plus serrée dans mes bras. Je n'avais pas idée de ce qu'est une mère, avant le jour où j'ai rendu visite à un ami chez lui. Nous avions douze ans tous les deux. Je suis revenu de l'école avec lui et j'ai entendu sa mère s'écrier : « Jackie, mon Jackie, comment vas-tu, mon chéri, comment as-tu passé la journée ? » Et elle l'a entouré de ses bras en l'embrassant. Je n'avais jamais entendu ce genre de langage, ni même pareil ton de voix. C'était une découverte. Il faut dire que, dans ce stupide quartier allemand, les gens adoraient la discipline, c'étaient de vraies brutes. Mes petits amis, quand ils me ramenaient chez eux, disaient toujours : « Défends-moi, viens à mon secours. Si papa commence à cogner, empoigne quelque chose, cogne aussi et foutons le camp. »
Je n'ai pas eu de liens réels avec ma mère, même adulte. Je l'aie vue brièvement à mon retour d'Europe, après dix ans d'absence. Ensuite, je n'ai eu de relations avec elle que lorsqu'elle est tombée malade. Alors je suis revenu la voir. Le problème était le même : nous n'avions rien en commun.
L'affreux est qu'elle était vraiment mourante, à ce moment-là. (Une fois déjà, j'étais revenu, alors qu'on la croyait à l'agonie.) Elle a traîné trois mois avant de décéder. Pour moi, cela a été atroce. Je lui rendais visite tous les jours. Mais elle avait beau être mourante, elle était toujours aussi férocement tyrannique, elle me dictait ce que je devais faire et refusait de faire ce que je lui demandais. Je lui disais : « Écoute, tu dois garder le lit, tu ne peux pas te lever. » Je ne lui disais pas qu'elle allait mourir, mais c'était sous-entendu : « Pour la première fois de ma vie, c'est moi qui vais te dire ce que tu dois faire, c'est moi qui commande à présent. » Elle s'est dressée sur son séant, le bras tendu, l'index brandi : « Tu n'as pas le droit ! » m'a-t-elle hurlé. Elle était là sur son lit de mort, et je l'ai prise à la gorge, à deux mains, pour la forcer à se recoucher. Un instant plus tard, j'ai sangloté comme un gosse, dans le vestibule.
Parfois, quand je suis couché, je me dis : « Tu t'es réconcilié avec le monde, tu n'as pas d'ennemi, tu n'as de haine pour personne. Comment se fait-il que tu ne parviennes pas à évoquer une image meilleure de ta mère ? Et si tu venais à mourir demain, qu'il y ait un au-delà et que tu l'y rencontres ? Que lui dirais-tu, si tu te trouvais nez à nez avec elle ? » Ce dont je suis sûr, c'est qu'elle aurait encore le premier et le dernier mots.
Il s'est passé une chose bizarre à son enterrement. Il gelait à pierre fendre et la neige tombait dru. On n'arrivait pas à trouver le bon angle pour descendre le cercueil dans le trou. On aurait dit qu'elle nous résistait encore. Même chez l'embaumeur, auparavant, où elle est restée exposée six jours, chaque fois que je me penchais sur elle, j'avais l'impression qu'elle ouvrait un œil pour me foudroyer du regard.