C'est deux ans avant de revenir m'y installer que j'ai fait un premier saut à Paris. J'inaugurai cette visite en 1928 en compagnie de ma femme, June. Nous avions assez d'argent pour tenir une année, ou presque. Nous étions loin de l'état de dénuement où je devais me retrouver par la suite. Mes premières impressions parisiennes restent d'une vivacité étonnante dans mon souvenir. Arrivés par mer au Havre, nous avons pris un train qui nous débarqua gare Saint-Lazare. La gare elle-même me frappa vivement, avec son toit en verrière et l'énorme hall de la salle des pas perdus. Il y régnait une activité intense — nous tombions là à une heure de pointe — et c'était trop d'un coup, je ne pouvais tout absorber. J'étais complètement ahuri. Et je ne parlais pas un mot de français. Pas un seul ! Je savais dire oui, non, merci, un point c'est tout.
D'où nous venait l'argent pour tenir cette année-là en Europe ? C'est une longue histoire. June, ma nouvelle femme, faisait tout son possible pour me permettre de devenir un écrivain. Voyant que je ne parvenais pas à vendre moi-même mes œuvres — nouvelles, proses et poèmes que j'avais fait éditer à mes frais — elle s'était mise à les placer pour moi dans les cafés de Greenwich Village et de la Deuxième Avenue. Elle rencontrait beaucoup d'hommes au cours de ces journées. L'un d'eux, probablement assez vieux pour être son père, éprouvait pour elle une vive, très vive affection. Elle lui racontait qu'elle écrivait, et c'étaient mes propres manuscrits, naturellement, qu'elle lui montrait. Je travaillais alors à un roman ; elle lui en apportait des pages. « Remarquable ! disait-il. À croire que c'est écrit par un homme. Vous promettez, énormément ! » Persuadé, au fond, qu'elle serait incapable de jamais achever ce roman, il lui jura un jour que, si elle en voyait vraiment le bout, il lui offrirait de quoi faire un séjour d'une année en Europe, toute seule. Il était loin de se douter que j'existais, bien sûr. Et voilà que, miracle ! je termine le roman, elle le lui remet, et l'argent du voyage nous tombe dans les mains. Le livre fait partie de ceux de mes manuscrits qui n'ont jamais vu le jour. Le titre en était, je crois, Crazy Cock (Pine en folie).
En ce temps-là, notre vie gravitait autour de Greenwich Village et de l'East Side, et notamment de la Deuxième Avenue, où se tenaient les cafés étrangers. Devant l'impossibilité de vendre mes œuvres, nous avions décidé de nous rabattre sur le colportage de bonbons exotiques, que nous trimbalions dans une valise. J'ai commencé par essayer de m'y coller moi-même. Je ne vendais presque rien et tout le monde se payait ma tête. Sur quoi June, qui était très belle, prit la relève, naturellement avec tout le succès qu'on imagine. Il lui arrivait de liquider pour cinquante ou même cent dollars de bonbons en une seule soirée.
Puis vint cette histoire d'argent pour le voyage en Europe. Évidemment, en en faisant cadeau à June, le bonhomme ignorait que je serais aussi de l'expédition. Il était marié et à la tête d'une affaire ; en sorte que, même s'il avait eu envie de partir avec June, il ne l'aurait pas pu.
« Pour déjeuner, un bon morceau de saucisson, du pain, du fromage et des fruits. »
Nous devions avoir, disons, dans les quinze cents ou deux mille dollars au maximum, pas plus, voyage compris. Nous avons pris le bateau, un transatlantique français — brave et célèbre petit rafiot, orgueil de la flotte commerciale du pays, à l'époque.
Nous avons quitté Paris au bout de quelques semaines, résolus à faire toute l'Europe. Nous avions acheté des bicyclettes et j'avais appris à June à monter. Nous avons roulé ainsi de Paris jusqu'à Marseille, où June eut un accident qui mit fin à notre randonnée cycliste. Parfois nous lâchions la bicyclette pour faire un court trajet par le train ; puis nous enfourchions de nouveau le vélo, pédalant sur les chemins de halage, le long des canaux. Pour déjeuner, nous achetions un bon morceau de saucisson, du pain, du fromage et des fruits, et nous pique-niquions. C'était merveilleux et cela ne coûtait presque rien.
Je me souviens très bien de l'endroit où nous étions descendus, à notre arrivée à Paris. C'était au Grand Hôtel de France, rue Bonaparte, tout près de l'école des Beaux-Arts. Je ne savais pas un mot de français, mais j'avais un petit dictionnaire de poche. Un jour où nous manquions d'argent liquide, ma femme me suggéra d'aller trouver la propriétaire de l'hôtel pour la prier de bien vouloir nous prêter un peu de fric. J'ai regardé dans mon dictionnaire et, au lieu de dire : « Pourriez-vous me prêter un peu d'argent ? », j'ai demandé : « Pourrais-je vous prêter un peu d'argent ? » La patronne éclata de rire et répondit : « Mais comment donc ! » N'empêche, j'ai eu le fric.
Un an plus tard, quand je revins seul, ce fut dans la plus extrême pauvreté. Je passais mon temps à attendre que June m'envoie quelques sous. Le premier restaurant où je décidai de casser une croûte était très modeste, situé dans une extraordinaire petite rue qui débouche sur la place Saint-Sulpice. Il s'appelait Le Gourmet. La nourriture y était bonne, le repas coûtait dans les vingt-sept cents — environ un franc quarante d'alors, vin et dessert compris. On avait droit à une serviette et un rond, que l'on rangeait dans le casier quand on avait fini. Et l'on changeait la serviette toutes les semaines. Après y avoir pris mes repas pendant une quinzaine, j'ai vu venir le jour où, tôt ou tard, je serais au pied du mur. J'ai dit à la femme qui tenait le bistrot : « S'il m'arrivait d'être à court... (j'ignore comment j'étais parvenu à en savoir autant, mais c'est un fait que j'apprenais vite)... me feriez-vous crédit ? Pourrais-je continuer à venir manger ici ? » Elle me répondit : « Mais bien sûr », tout de go. Quelques semaines plus tard, je lui ai déclaré que je n'avais plus le sou, et elle m'a fait crédit. J'ai dû manger là deux mois sans qu'on me réclame rien. Étonnant ! Voilà comme était Paris en 1930.
June était alors à New York et m'envoyait de l'argent quand elle le pouvait. Elle avait toutes sortes d'activités. Je n'ai jamais su comment elle s'y prenait pour se procurer de l'argent, et n'ai jamais trop cherché à le savoir. Elle a envoyé du fric tant qu'elle a pu ; cela n'a guère duré. Je ne sais pourquoi elle n'a plus pu y arriver, mais je me suis retrouvé dans la merde. C'est là que se situe cette terrible période où je me levais tous les matins pour me mettre en quête d'un « visage ami », de quelqu'un qui me paierait à bouffer, qui m'offrirait un lit pour la nuit, puisque je ne pouvais plus me permettre l'hôtel.
« Mes lettres de Paris ont constitué le fondement de mon œuvre. »
Je ne pensais guère aux « histoires de queue », à ce moment-là. La nourriture et le gîte passaient bien avant. Quel cauchemar ! Cela a bien duré une bonne année.
Et puis, un jour, à l'American Club, je me cogne à un type qui me déclare que je ressemble à son ancien chef scout. C'est un avocat, tout jeune, aspirant écrivain, diplômé de Yale. Il me traite comme un père. Quand il apprend que je suis à la côte, il m'emmène vivre chez lui, dans son appartement. Le soir, souvent, c'est moi qui fais la cuisine. Je revois le feu d'enfer dans le grand poêle et la neige sur les vitres — c'était un énorme studio. Je m'occupe du ménage, j'allume le feu et m'arrange pour que tout soit bien propre et en ordre quand il rentre du travail.
Je savais faire la cuisine en ce temps-là. Sans être un grand cuisinier, j'étais capable de fabriquer un repas avec presque n'importe quoi. Je concoctais très souvent des ragoûts.
J'ai passé quatre ou cinq mois chez ce type, sans cesser un instant d'écrire, même au début. Bien entendu, ce n'étaient pas des livres que j'écrivais à cette époque. C'étaient des lettres, qui constituaient le fondement de mon œuvre, en quelque sorte. Des lettres à un excellent ami resté là-bas — le peintre qui m'avait incité à me mettre à la peinture, Emil Schnellock. On les a rassemblées dans un livre qui sort en ce moment, ces lettres. Jour après jour, j'y décrivais ce qui m'arrivait — ma découverte de Paris. Tout un tas de ce matériau se retrouve dans Tropique du Cancer.
C'est ensuite que j'ai rencontré Alfred Perlès, qui devint et demeura mon plus gai compagnon tout le temps que je vécus à Paris. Fred vivait à l'hôtel — un hôtel très bon marché — et le plus souvent je l'attendais à la sortie de son travail. Il finissait vers les deux heures du matin. Je l'attendais dans un café, puis regagnais son hôtel avec lui. C'était l'époque où, pour pénétrer dans ce genre d'établissement, surtout s'il ne coûtait pas cher, il fallait sonner, et clic ! la porte s'ouvrait. En passant devant la porte ou la fenêtre du concierge, on devait crier son nom et son numéro de chambre. Pendant que Fred s'acquittait de la formalité, je le suivais sur la pointe des pieds, marchant comme sur des œufs pour ne pas qu'on m'entende. Après quoi, je devais partager le lit de Fred. Quel tableau !
Le matin, en partant pour le travail, Fred me laissait de l'argent sur le manteau de la cheminée, pour mon petit déjeuner. En cas de visite inattendue, je devais faire semblant d'être seulement passé le voir. Ce petit jeu a continué jusqu'au jour où il m'a procuré un poste de correcteur à la Chicago Tribune. La paye était maigre. D'ordinaire, nous l'engloutissions dans un bon repas et un coup de cinéma, en une soirée.
À la fin, nous avons décidé de louer un petit appartement hors de Paris, dans un faubourg : Clichy. J'ai consacré plus tard un petit livre à cet épisode — Jours tranquilles à Clichy. On en a tiré un film. Après un bout de temps, nous nous sommes débrouillés pour acheter deux vélos. Le samedi et le dimanche, nous allions explorer le paysage.
Nous passions pas mal de temps à traîner dans les cafés, Dôme, Select, Rotonde et autres. Quand nous étions fauchés, nous consultions les listes de passagers frais débarqués du bateau. Il y avait toujours des étudiantes, des jeunes connasses d'Américaines en passe de vacances parisiennes. Nous avons appris à les cultiver. Elles nous payaient à bouffer, nous prêtaient de l'argent et tout ce qui s'ensuit. Sans compter l'occasion de tirer un coup, de temps à autre.
Quant aux femmes... il ne manquait jamais de putes. Elles ne coûtaient pas très cher à l'époque. Vingt fois moins que de nos jours, dirais-je. Même chose pour le logement. Quand je pense à la chambre où logeait Perlès — une misérable piaule, pas de salle de bains, toilettes dans le couloir et reste à l'avenant — ma foi, sauf erreur, il la payait trois dollars et demi ou quatre dollars par semaine, de dix-huit à vingt francs d'aujourd'hui environ. De nos jours, quand je retourne dans un hôtel de cette catégorie, dire qu'on me demande dans les dix dollars par jour — cinquante francs... par jour !
Non, il ne manquait jamais de putes dans les parages, tant s'en fallait, et dont certaines avaient fini par devenir de bonnes amies pour nous. Il y en avait une du nom de Mlle Claude, qui m'a fourni le sujet d'une nouvelle. Elle était assez exceptionnelle. Il y a aussi Germaine, dont je parle dans Tropique du Cancer, mais qui n'a jamais vraiment compté pour moi. Au temps où je travaillais comme correcteur à la Chicago Tribune, il y avait tout près de là un petit bistrot où nous allions manger après le travail. L'arrière-salle pouvait tout juste contenir une douzaine de clients, guère plus. Nous quittions le boulot sur le coup de deux heures du matin, l'heure où les putes finissaient de leur côté et venaient rejoindre leur maquereau.
« La vie a bien changé aujourd'hui »
Tout le monde se retrouvait pour manger, dans l'arrière-salle de ce bistrot. Je me souviens encore de cette très belle putain, cette Algérienne aux yeux immenses, qui avait lu des tas de livres. Ensemble, souvent nous avons parlé de Proust, de Paul Valéry, d'André Gide et d'autres. Elle connaissait à fond leurs œuvres.
Une nuit où elle est de campo, je me rappelle, je tombe par hasard sur elle. Moi aussi, je suis de campo ce soir-là. C'est à Montmartre, dans un bar. Tout de suite, je vois qu'elle est raide saoule. Comme je l'aime bien et que je ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose, je lui propose de la ramener chez elle. Au bout de quelques dizaines de mètres, juste devant un bordel célèbre, très connu et tenu par deux Anglaises, elle décide qu'elle a absolument besoin de pisser. Elle s'accroupit en plein devant le bordel, et bientôt un torrent de pisse coule dans le caniveau. Pas le temps de réfléchir que, maintenant, c'est un étron qu'elle lâche. Sur quoi, arrive un flic qui menace de nous foutre dedans... Par miracle je me suis débrouillé pour convaincre le flic de n'en rien faire. Ensuite, j'ai décidé de fourrer la fille dans un taxi et de l'expédier chez elle. Elle pleurait comme une vache.
Je ne me souviens pas d'avoir jamais attrapé la chaude-pisse à Paris. En revanche, j'ai horriblement souffert des hémorroïdes. Sale histoire, dont je ne me débarrassai qu'un an plus tard, après avoir fait la connaissance d'un merveilleux proctologue de Berkeley. Au bout de quelques visites, il me déclara : « À votre place, vous savez, je cesserais de m'en faire pour ça. Si jamais ça revient, ne vous tracassez surtout pas. N'y pensez pas, ça passera. Mais avant tout essayez de ne pas vous tracasser. » J'ai pris à cœur ce conseil et plus jamais je n'ai souffert de ce mal.
Ainsi que je l'ai déjà dit, mon compagnon de folie à cette époque était Alfred Perlès. Il passait me voir presque tous les jours et je devais souvent lui assurer la bouffe. J'étais capable de faire la cuisine pour cinq ou six personnes, au besoin. Quand il y avait deux ou trois filles à dîner, nous nous arrangions toujours pour avoir d'excellents vins sous la main. Il nous arrivait fréquemment d'être saouls avant la fin du repas. Perlès était un peu clown dans son genre. Un soir où il était ivre, une des filles le mit au défi de se foutre à poil. Sitôt dit, sitôt fait. Et le voilà dansant, cabriolant et renversant du même coup des verres qui roulent par terre. Bientôt, il ne tient plus debout. Cela ne l'empêche pas de se mettre à imiter Hitler ; il y excelle. Mais, au milieu de ses cabrioles, il glisse et s'étale sur le verre brisé. Il ne tarde pas à saigner de pied en cap. N'importe, tout le monde rit, y compris lui, qui n'est plus maintenant qu'un tas de chair ensanglantée... Les filles parties, je l'allongeai sur le canapé du studio. Pendant la nuit, il dégringola du canapé. Au petit lever de l'aube, il se retrouva baignant dans une mare de sang et de vomissures. Il riait encore en se relevant tant bien que mal pour aller dans la salle de bains.
La vie a bien changé aujourd'hui.
Où j'ai vécu à Paris, et comment, je l'ai raconté en long et en large dans Tropique du Cancer. J'ai vécu de rue en rue, d'hôtel en hôtel, d'un studio à l'autre, au jour le jour. Je n'avais pas d'adresse fixe. Le matin, je me levais, sans jamais un sou en poche ; je descendais le boulevard du Montparnasse, passais devant le Dôme, le Select, la Rotonde, en quête, comme je dis toujours, d'un visage ami. J'avais fini par devenir pareil au criminel qui sait lire sur les visages. Qui va me payer à bouffer ? Lui ? Et celui-ci, est-ce qu'il m'aidera ? Je jaugeais assez bien les gens. D'ordinaire, c'étaient les Américains ou les Anglais qui venaient à la rescousse. De temps en temps un Russe. Rarement les Français.
Je me prenais à raconter toutes sortes de mensonges, en m'en fichant, bien sûr. Même aujourd'hui, je suis capable de mentir au besoin, sans qu'il m'en coûte. Il y a une forme de mensonge que je tiens pour parfaitement innocente. Le mensonge dénué de toute intention de méchanceté, celui qui devient une sauvegarde dans une situation critique, se justifie, à mon avis. Celui-là, non, jamais il ne m'a donné le moindre remords. Des craques, certes, j'en ai raconté des masses, et de toute espèce. Quand on pense à ces jours lointains, d'une importance follement cruciale, et où on vivait suspendu à un fil, on oublie ce qu'on a fait ou dit exactement — cela giclait sous l'inspiration du moment, c'était spontané, sincère. Même si c'était un mensonge, c'était vrai. La mémoire lave tout. Je n'ai jamais menti systématiquement. Je n'ai jamais cultivé un genre de mensonge particulier. J'agissais toujours d'intuition, d'instinct.
J'ai fini par connaître, je ne sais plus comment, un très célèbre agent littéraire, à Paris. William Aspenwall Bradley, lui-même écrivain de grande renommée. J'avais commencé par lui faire lire un manuscrit dont je ne pensais pas grand bien — encore un que j'avais écrit en Amérique. Et puis je lui ai montré le tout nouveau — Tropique du Cancer — et il a pris feu aussitôt. Il me déclara qu'il n'existait qu'un homme au monde, assez audacieux pour publier cela : Jack Kahane, à qui appartenait l'Obelisk Press. Jack Kahane était originaire de Birmingham, en Angleterre. Installé à Paris depuis pas mal d'années, il y vivait à demeure. Il publiait surtout des livres pornographiques, pour la plupart écrits par lui-même sous un pseudonyme. De temps à autre, il éditait aussi de bons auteurs, comme Joyce par exemple. Quand Bradley lui apporta le manuscrit de Tropique du Cancer, il comprit qu'il tenait là quelque chose. Il le fit immédiatement circuler parmi ses amis français, écrivains ou critiques, pour connaître leur jugement. Tout le monde fut emballé, mais personne ne croyait à la possibilité de publier le livre. Trop osé, même en France, de l'avis général. Kahane mit deux ou trois ans avant de se décider finalement à risquer la publication. C'est Anaïs Nin qui avança l'argent de la première édition.
En attendant, Kahane m'avait suggéré d'écrire un court ouvrage sur D.H. Lawrence. C'était une idée qui ne m'était jamais venue, malgré mon grand intérêt pour l'œuvre de Lawrence. Kahane s'était mis en tête que mon second livre devait être très différent et me conférer l'autorité d'une figure littéraire. Je protestai vigoureusement. Alors, il me dit : « Bon, mais je suis certain que vous pourriez parfaitement écrire une centaine de pages sur votre grand favori, Lawrence — non ? » J'acquiesçai à contre-cœur. Et du coup je me lançai dans un travail de recherches. Après avoir accumulé des monceaux de notes, je rédigeai quelque sept cents feuillets, puis laissai tomber. Impossible d'en venir à bout. J'étais complètement noyé.
Je crois bien que, même alors, j'avais déjà le sentiment d'une différence totale entre Lawrence et moi, dans la façon d'aborder la vie. Il me semblait que Lawrence accordait trop d'importance au sexe. De toute façon, cette commande, avec l'obligation de cette centaine de pages à écrire, se termina en débâcle pour moi. Pas un instant je n'avais songé que je m'enfoncerais dans un labyrinthe sans issue. Je finis par si bien m'absorber dans la pensée de Lawrence que je ne savais plus ce qui était son bien et ce qui était le mien. Je le trouvais aussi bourré de contradictions que moi. C'était une telle obsession que, malgré moi, je prenais des notes et des notes, jour et nuit. J'étais constamment armé d'un bloc-notes. Au restaurant, j'écrivais sur les nappes en papier. C'était un déluge de messages d'en haut — sans exagérer. La nuit, incapable de dormir, je gueulais : « Assez, là-haut ! Fermez le robinet ! »
C'était la première fois que pareille aventure m'arrivait et cela s'est rarement reproduit depuis. Et c'est une expérience qui m'a enseigné deux ou trois choses sur mon propre compte. Il y a en moi deux hommes : celui qui écrit des histoires, et celui qui s'électrise aux idées — et déraille également. Dans ce travail sur Lawrence, je finis par dire exactement le contraire de ce que je disais au début. Et cependant, au milieu de la plus totale confusion, j'ai écrit quelques très bons chapitres, très achevés dans leur genre. Mais je me demande s'il m'arrivera encore de jamais vouloir écrire un livre sur la vie et l'œuvre d'un autre.
« S'il avait eu l'occasion de me lire,
Lawrence aurait été écœuré. »
Pour moi, le sexe est la plus naturelle des choses, comme la naissance et la mort. Je ne pense pas que ce soit un sujet qui mérite d'être pris spécialement en considération. Il constitue une part importante de la vie — la moitié, si l'on veut. Mais de là à éprouver le besoin de mettre à ce point l'accent sur lui !... C'est pourtant ce qu'a fait Lawrence. Il lui a donné une place énorme dans sa vie. Il a dit quelque part, je crois, qu'il existe deux routes du salut : l'une qui passe par la religion, l'autre, par le sexe. Pour ma part, le sexe ne m'apparaît pas comme une force de libération. Lawrence, il me semble, lui confère une vertu profane. Je comprends son attitude, qui était toute de révolte contre la morale de son temps ; mais il est allé trop loin ; il a fait du sexe un évangile et s'est attiré des adeptes qui l'ont couvert de ridicule. Il était constamment en bisbille avec ses disciples et, au fond du cœur, les répudiait probablement tous.
S'il avait eu l'occasion de me lire, sans doute Lawrence aurait-il été écœuré par mon genre de littérature et par l'usage que je fais du sexe dans mes livres. Jamais il n'aurait parlé la même langue que moi. Aujourd'hui, quand on lit ses écrits, tout cela a l'air d'une innocence et d'une puérilité infinies. Jamais il n'a employé le langage de l'homme de la rue. Il y avait un rien de pruderie en lui. Comme il y en a un en moi aussi, peut-être. Je n'abuse pas du langage du ruisseau. Il y a temps et place pour lui. Il correspond à une humeur. Je ne parle pas tout le temps de foutre, de merde, de pine ni de con, comme pourrait le faire un camionneur. Les intellectuels ont tendance à se servir de ce genre de langage pour bluffer le monde. Je les méprise.
Pourquoi les gens font-ils ceci ou cela ? Je l'ignore, et j'aimerais que l'on enregistre bien cette réponse. Je ne crois pas que l'on fasse rien délibérément, ou pour des raisons apparentes. Nos actes répondent à des motifs plus profonds que nous ne le prétendons, et beaucoup plus obscurs.
À deux ou trois reprises, June aussi a débarqué, pour quelques semaines chaque fois. Nous étions encore mariés, à l'époque de Clichy. C'était en 33 ou 34. En 34, j'ai déménagé pour m'installer villa Seurat ; mon livre Tropique du Cancer est sorti le jour même de cette installation. Entre-temps, June m'avait déjà quitté.
Tout semblait tellement plus facile à Paris. Ici, en Californie, les distances sont un facteur très important. Même une bonne veut absolument avoir sa voiture à elle. À Paris, personne de ma connaissance n'avait de voiture. Prendre un taxi n'était pas rien — oui, même un taxi. L'atmosphère entière était différente. Aliénation, manque de communication — rien de cela n'existait. Il y avait un commerce constant entre les êtres. J'étais un exilé en pays étranger, et cela seul me donnait un sentiment de grande liberté.
L'homme avec lequel j'ai le plus conversé à Paris — car, oui, nous avons eu de fantastiques conversations — c'est Michael Fraenkel, avec qui j'ai échangé les lettres qui composent notre Hamlet. Au début, il me logea quelque temps chez lui. C'était un homme d'affaires, et un vrai. Il jouait à la Bourse, et il se fit aussi une petite fortune en vendant des livres.
C'était un écrivain et un poète, un homme d'une grande intensité, doté d'une intelligence brillante. À bien des égards, nous étions faits l'un pour l'autre, surtout quand il s'agissait de parler. Le studio où j'ai vécu, les quatre dernières années de mon séjour à Paris, c'est lui qui me le louait. Lui-même, il occupait le rez-de-chaussée, juste en dessous. Souvent, il me réveillait pour prendre le petit déjeuner ; c'était moi qui le préparais — il n'était pas fichu de faire quoi que ce soit — et aussitôt la conversation commençait. Ensuite, je lui faisais à déjeuner, puis à dîner ! Il pouvait être minuit avant qu'il s'en allât. C'étaient des conversations épuisantes, cela va sans dire.
Son sujet favori, c'était la mort. Il a écrit un livre intitulé Bastard Death. Son idée, toute son idée, c'est qu'on doit vivre les choses jusqu'au bout. Il faut aller jusqu'au bout du tunnel pour se retrouver dans la lumière. Il disait couramment qu'il n'y a d'autre mort que la mort vivante, et non l'autre, la vraie, la corporelle. Tel était son thème principal. Il en avait d'autres, nombreux. C'était un métaphysicien et un logicien, que l'on voyait très bien ayant pour oncle un Shakespeare yiddish, avec cette espèce d'esprit de rabbin, coupant comme une lame de rasoir.
Et quel désaccord entre nous ! C'était cela toute l'affaire. Hamlet, le livre, n'est tout entier qu'une longue dispute — de près d'un millier de pages. Fraenkel était le genre de personne persuadée qu'on peut sortir vainqueur d'une discussion. Moi, je jouais le jeu. Souffler sur le feu, voilà tout ce qui m'intéressait. J'adore parler pour l'amour de parler, et advienne que pourra. Fraenkel, lui, voulait toujours s'assurer que je comprenais bien ce qu'il disait — « Tu me suis ? Tu piges ? » etc. C'est l'attitude du professeur.
Nous sommes restés en rapport cinq bonnes années. Puis, il a quitté la France pour retourner aux États-Unis, où il est mort. La guerre menaçait ; chaque année, on était convaincu que ce serait pour l'année suivante. Les choses ont traîné ainsi quatre ou cinq ans. Et chaque fois, un nouveau contingent d'exilés repartait pour l'Amérique, de peur que la guerre n'éclatât du jour au lendemain.
Antonin Artaud — l'une des étonnantes figures de cette époque — était déjà fou, complètement, la première fois où je le rencontrai. J'étais assis à la terrasse du Dôme avec un groupe d'amis, tournant le dos au trottoir. Quelqu'un venait de dire je ne sais quoi, qui nous faisait rire de bon cœur. Soudain, je reçois deux grands coups de canne en plein sur les épaules. Je me retourne : c'est Artaud. Il s'était figuré que nous nous moquions de lui.
J'ai fort bien connu Léger. J'ai oublié dans quelles circonstances je l'ai rencontré, mais je me rappelle parfaitement qu'il lui arrivait de me faire à dîner dans son studio, à New York, alors que la France était occupée. Quant à Abe Rattner, c'est à Paris que je l'ai rencontré. Comment ? Je l'ai aussi oublié. Mais nous sommes devenus des amis intimes. Je le tiens pour un grand peintre. J'ai également connu le fils de Matisse, Pierre, celui qui a une galerie d'art à New York ; mais je n'ai jamais vu le vieil homme. J'ai brièvement fait la connaissance de Miró, beaucoup plus tard, à Majorque. Et puis, il y avait Soutine, qui vivait tout près de moi, villa Seurat, au rez-de-chaussée. La vie de bohème, c'était le passé pour lui, alors. Il souffrait de l'estomac, du foie et de Dieu sait quoi, et vivait en reclus. Je descendais souvent lui emprunter un couteau ou une fourchette, ou du sel et du poivre. De temps à autre, il grimpait jusque chez moi, quand il y avait du monde. Il était obsédé par Rembrandt, qu'il idolâtrait.
Vivre à Paris n'était pas vraiment un choix de ma part. En quittant New York, en 1930, mon intention était d'aller en Espagne ; c'est seulement bien des années plus tard que je m'y suis rendu. Non, je n'avais pas dans l'idée de vivre à Paris. Mon précédent séjour, deux ans auparavant, ne m'avait pas terriblement impressionné. Quand on est profondément malheureux quelque part, où que ce soit, sans pouvoir y échapper, on apprend à accepter sa condition, je crois. Et alors, on découvre des merveilles dans l'endroit. C'est ainsi que, au cœur de ma pauvreté et de mon malheur, j'ai réellement découvert Paris, la vérité de l'esprit français et d'autres grâces innombrables, auxquelles je garde une gratitude éternelle.
« Chaque journée dont on se tire tient du miracle. »
Il y a des gens qui ont infiniment de mal à comprendre qu'on puisse jouir de la vie alors qu'on est dans le pétrin jusqu'au cou. Pourtant, je crois bien que c'est justement la chose le plus importante qui me soit arrivée : d'être dénué de tout, sans même une béquille d'aucune sorte, complètement coupé de tout secours. Alors on doit le trouver chaque jour, le secours ; on doit apprendre à vivre au jour le jour. Oui, on souffre et on se sent misérable ; mais cela a quelque chose de si passionnant, de si fascinant, qu'on finit par être tout ce qu'il y a de plus vivant. On vit d'instinct, comme les bêtes. C'est là une chose bonne à savoir, capitale, pour les hyper-civilisés que nous sommes : comment devenir un oiseau de proie, un animal ; comment dévorer chaque repas, mendier, subir de constantes humiliations, les accepter, être enfoncé dans le trou et rebondir. Chaque journée dont on se tire, tient du miracle.
Tropique du Cancer m'a rapporté très peu d'argent, lors de sa publication en France. Il a commencé par se vendre très lentement. C'est seulement quand les G.I. sont arrivés et ont découvert le livre que la vente a pris de l'envergure. Entre-temps, Jack Kahane était mort. Il est décédé le jour de la déclaration de guerre. Son fils Maurice, qui avait dix-neuf ans, prit la succession. Il se trouva dans l'impossibilité de m'envoyer de l'argent pendant la guerre — il était interdit d'exporter des devises de France. Nous n'avons pas non plus échangé de lettres, de tout ce temps-là. Mais, peu de mois après la fin du conflit, j'ai reçu une lettre de lui. C'est une histoire que j'ai racontée maintes fois, que celle de ma vie dans une petite cabane au bord de l'océan, pour laquelle je payais un loyer de sept dollars par mois — environ trente-cinq francs. C'était une cahute de forçat parmi d'autres. Puis, arrive cette lettre m'annonçant qu'il y a quelque quarante mille dollars de droits d'auteur qui m'attendent. Pourquoi ne pas venir les chercher, puisqu'il est toujours impossible de me les faire parvenir ? Mais je n'y suis pas allé. J'étais déjà en mauvais termes avec ma femme, et rien que l'idée de partir pour Paris avec elle, de retrouver Paris, après tant d'années, en compagnie de quelqu'un qui voyait tout avec un œil différent du mien — non, décidai-je, cela n'en valait pas la peine. Autant courir la chance, pensai-je. L'argent ne se sauverait pas.
Cependant, un de mes bons amis, alors consul général de France à Los Angeles, Raoul Bertrand, avait eu vent de la situation et me déclara qu'il s'occuperait de ces questions pour moi. Finalement, je reçus une partie de cet argent, grâce à quoi je pus acheter la maison de Big Sur, qui m'appartient toujours.
À mon retour de Paris, j'avais trouvé mon père mourant. Il agonisait lentement, d'un cancer de la prostate. Je rentrais d'Europe aussi pauvre qu'à mon départ. Je croyais ma mère sans argent ; par la suite, je découvris qu'elle avait tout un petit magot de côté. Jamais elle ne m'en donna le moindre soupçon ; elle s'est toujours conduite comme si elle n'avait pas eu un sou. Par exemple, elle ne permettait même pas à mon père d'acheter des cigarettes ; elle affirmait que c'était mauvais pour sa santé. Imaginez un peu — pour un homme qui meurt du cancer, qu'est-ce que cela peut changer ? Je devais lui filer des cigarettes en cachette. Au cours de cette agonie, j'ai vraiment fini par connaître mon père comme jamais je n'en avais eu l'occasion. Au bout du compte, nous nous entendions parfaitement. C'était un homme qui avait beaucoup d'amis ; tout le monde disait le plus grand bien de lui.
Ensuite, se situe le voyage qui a donné plus tard Le Cauchemar climatisé. Je m'étais engagé à le faire. Abe Rattner, mon ami peintre de Paris, m'accompagnait. L'éditeur Doubleday était d'accord pour publier le livre. À Natchez, dans le Mississippi, je reçus un télégramme m'annonçant que mon père était à l'article de la mort. Je sautai dans un avion, mais arrivai trop tard à New York. Il était mort dans un hôpital juif. Nos vieux médecins de famille étaient tous disparus de ce monde ; ma mère avait dû faire appel à un médecin juif. À ses yeux, c'était horrible, l'idée que mon père pût être condamné à mourir dans un hôpital juif. Apparemment, il a eu une fin heureuse. À ses derniers instants, il expliqua aux infirmières quel fils merveilleux j'avais été pour lui — ce qui n'est pas entièrement vrai.
« La mort... elle finit par m'intriguer. »
Ma première rencontre avec la mort date du jour où j'ai vu un chat crevé dans un caniveau. Je devais avoir alors dans les cinq ans. Je crois bien que ce fut vraiment mon premier grand choc émotif — la vue de ce cadavre roidi qui commençait déjà à s'en aller en pourriture. J'ai d'autres souvenirs vivaces du même ordre, comme d'être assis près d'une fenêtre, convalescent, à regarder la neige frôler doucement les vitres et à tracer des dessins avec mon doigt sur le verre givré.
La mort... Elle finit par m'intriguer, parce que, au cours de ces dix dernières années, le sentiment de plus en plus aigu que je mourrai un jour n'a cessé de grandir en moi. Jusqu'alors, je ne pensais guère à ma mort. Quel effet cela me fait-il ? Qu'est-ce que j'en pense ? Ma foi, personne ne sait rien de la mort. C'est un blanc total. Personne n'est jamais revenu de la tombe. J'ai une foi si immense en la vie qu'il m'est difficile de concevoir son absence. Je considère la mort comme une transition, d'une forme d'existence à une autre. Il se peut qu'il existe quelque chose comme la réincarnation. Si oui, je ne pense pas que cela ressemble à l'idée qu'on s'en fait. Ce que nous voyons, c'est la métamorphose, pas l'anéantissement. Une chose qui se change en une autre. Je ne redoute pas la mort. Il m'arrive même de la souhaiter. Parfois, dans mon lit, les jours où je me sens particulièrement bien, je me dis : « C'est maintenant qu'il faudrait mourir. Je me sens gorgé de beauté, de plénitude. Vienne la mort ! J'y suis prêt. » Bref, j'ai fini par vivre avec elle, comme avec une dame de compagnie. Qu'on se souvienne des paroles de saint François mourant : « Ma Sœur la Mort, je vous avais complètement oubliée. Il me faut écrire un poème à ma Sœur la Mort. » Quelle merveilleuse façon de mourir ! C'est un peu ce que je ressens, moi aussi.