PRÉFACE

 

 

Quand j'ai demandé à Henry Miller d'écrire une préface à ce livre, sa première réaction fut qu'une préface est toujours une corvée, un ennui et une perte de temps. Mais en développant cette idée il ajouta : « J'en ai écrit beaucoup, pour toutes sortes de livres — et une préface n'a d'autre raison que d'aider le lecteur à comprendre et aimer ce qu'il lit — écrivez-la donc, vous. » Bref, tel est le service que j'espère rendre en expliquant la naissance de cet ouvrage.

D'abord, il est bon de savoir quel long plaisir ce fut pour moi que d'entendre Henry raconter sa vie. Parfois il se plaignait du temps que nous y passions — des centaines d'heures — et souvent même il me demandait si jamais nous en verrions la fin. Mais chaque heure, comme au total l'année et demie durant laquelle nous avons peiné par intermittence, m'ont donné l'impression de filer comme l'éclair, et je crois bien que ce fut aussi le cas pour lui.

Ce récit de la vie de Miller a été « parlé » de bout en bout devant des tas de gins et tonics, autour de maints dîners excellents à la française, à l'italienne ou à la japonaise, arrosés de bouteilles et de bouteilles de ce soleil liquide, et célébré à juste titre, qui nous vient des vignes de France. Nos conversations à bâtons rompus, prologues aux heures d'enregistrement, étaient régulièrement interrompues. Peu importait le choix prudent du restaurant ou les précautions que nous prenions pour nous glisser inaperçus dans un coin — toujours survenaient des admirateurs de Miller, adolescents et octogénaires aussi bien, qui le repéraient immédiatement. Nombre d'entre eux se contentaient de regards furtifs et de chuchotements : « Là, à cette table, c'est Henry Miller. » Mais chaque fois il y en avait qui ne pouvaient résister à l'envie de venir lui dire qu'il avait changé leur vie et qu'ils s'en trouvaient mieux. Beaucoup exprimaient leur gratitude pour le sentiment de libération qu'il leur avait inspiré.

Henry se montrait invariablement poli, voire gracieux et galant, surtout à l'égard des femmes. Mais, entre deux admirateurs, je me souviens nettement d'Henry me déclarant : « Ça n'arrête jamais. Voilà comment je paie tout ce que j'ai écrit. » Pourtant, visiblement, les commentaires admiratifs l'enchantaient.

Pendant le dîner, il commentait lui-même fréquemment notre travail en cours. Il disait : « Bradley, je me demande comment ça a bien pu commencer, comment j'ai pu me laisser entraîner à cette connerie de travail. » Toujours est-il que voici ce qui s'est passé. Je préparais un livre et comptais obtenir une préface de Lawrence Durrell. Pour cela il me fallait son adresse. Mon amie Helen — devenue ma femme, depuis — eut une idée pour la trouver. Elle invita à dîner un de ses amis, Robert Snyder, cinéaste primé par notre Académie du Cinéma (The Titan — Michelangelo, Pablo Casals, etc.). Snyder n'était pas très sûr de l'adresse de Durrell, mais expliqua que, si quelqu'un pouvait la donner, c'était bien Henry Miller. Seulement, le temps qu'il me présentât à Henry, quelques semaines plus tard, la date limite de remise d'une préface était largement dépassée.

Plus importante que n'importe quelle adresse fut pour moi l'annonce du nouveau film entrepris par Snyder, L'Odyssée d'Henry Miller. Le film était alors en cours ; depuis, il a été achevé et mis dans le commerce. Il s'agit d'un long documentaire sur Miller, passé et présent, dont Henry est la vedette. Dans l'idée de Snyder, le but est de donner au public l'occasion de voir et d'entendre l'homme qu'il considère lui-même comme l'écrivain capital de ce temps. Son film est une valeur durable.

Tandis que Snyder parlait de son film, ce soir-là, je me pris à imaginer une autre sorte de projet — un livre qui révélerait la vie de Miller par le texte et la photographie — une espèce d'autobiographie visuelle. Quand j'y fis allusion devant Snyder, il se déclara prêt à m'aider en me permettant d'utiliser certaines des interviews figurant dans le film, ainsi que certaines des photos prises par lui ici ou là. J'acceptai l'offre avec reconnaissance, et quelques passages de la piste sonore ont été transcrits et insérés dans le texte du livre.

À ma première allusion à cette idée d'une autobiographie visuelle, Miller répondit : « Mais je viens juste de finir un film sur moi ! Et puis l'histoire de ma vie, je l'ai écrite dans mes livres comme personne d'autre ne l'a fait. » Je répliquai qu'un livre n'était pas un film et que j'espérais obtenir de lui ce récit de sa vie. Il accepta à contrecœur.

C'est ainsi que nous avons commencé à concevoir une histoire illustrée de la vie d'Henry Miller, en même temps que de son époque, sous forme de livre. Nous n'avons pas tardé à découvrir que nous sympathisions ; nos conversations ont pris la tournure d'une série d'explorations de la réalité du passé. Je mis au point un questionnaire destiné à servir de fil conducteur au récit. Ce faisant, je dressais aussi le plan des impressions visuelles d'Henry et de ses amis que j'entendais donner.

Durant les dix-huit mois qui suivirent, nous parlâmes de la vie d'Henry — vie d'aujourd'hui, vie d'autrefois à Big Sur, Paris et New York. Dans nos conversations s'inséraient des questions sur la littérature, la peinture, l'existence, la mort, et les réponses afférentes. À intervalles plus ou moins réguliers, Henry en avait plutôt plein le dos. Vers le coucher du soleil il disait souvent : « Dites, ce n'est pas l'heure d'un gin-tonic ? Laissons tomber. » Mais non : le dialogue, qui devenait monologue, continuait. De temps à autre, tout en ayant l'air ravi d'en parler, il déclarait n'aimer guère discuter avec moi certains côtés intimes de son existence actuelle ou certaines périodes du passé que, disait-il, il n'avait aucune envie de dévoiler.

Je savais parfaitement ce que je voulais en désirant faire ce livre, mais j'ai demandé à Henry de commenter lui-même ses raisons d'accepter l'entreprise. Voici ce qu'il en a dit :

« Le lecteur peut se demander, puisque mes écrits ont largement trait à moi-même, pourquoi diable j'irais me donner la peine de ressasser de la sorte la saga de ma vie. Je ne suis pas certain de pouvoir offrir une réponse convaincante — sinon que la conversation (je préfère « les entretiens », comme disent les Français) permet d'aborder un sujet ou un thème sous un angle différent. Débarrassés des prétentions ou des fioritures de la littérature, les faits et les événements d'une existence ressortent mieux dans leur nudité et, par là même, de façon plus intelligible et compréhensible pour beaucoup de lecteurs.

« Ce qui est vrai pour le dialogue, l'est aussi pour la photographie. Bradley et moi, nous voulions inclure dans le livre pas mal de mes gouaches, et couleurs. Bradley les a donc photographiées. Il me suivait également dans la maison, appareil dans une main, gin-tonic dans l'autre, prenant ainsi des tas de photos qui ajoutent du sel et de la nouveauté au texte. Parfois je me dis que je m'y reflète mieux que dans mes paroles. En plus de ces photos de Bradley, d'autres ont été déterrées chez des amis, des photographes, dans les archives de bibliothèques, dans des albums de famille, Dieu sait où encore.

« Quand je songe à tous ces efforts, à toute cette activité, ce qui m'étonne toujours plus, c'est l'impossibilité où l'on est de jamais donner une édition complète et définitive de sa vie, que ce soit de vive voix, par écrit, par l'image ou par les coups de sonde de l'analyse. Tout cela reste tentative, exploration, constructions kaléidoscopiques, faites à des moments donnés, dans tel état d'esprit ou tel climat psychologique qui varie grandement. Il n'y a pas une méthode au monde, ni aucune alliance de méthodes, qui permettent de dire que « ça » y est — qu'on tient le mystère insaisissable sous-jacent à toute existence. Même la vie de l'homme le plus humble, sa vie intérieure surtout, regorge d'incidents et de drames qui passent l'imagination. Mais si la vraie somme reste impossible, on en trouvera assez ici pour donner une idée de ce qui m'est arrivé dans la brièveté de soixante-dix-neuf années. »

À mesure que filait le temps, j'ai fini par mieux connaître Henry et par sentir grandir mon affection et mon respect pour lui. Quand nous jouions au ping-pong, il gagnait presque toujours. Il bat la plupart de ses invités, d'abord, peut-être, parce qu'il joue tous les jours et connaît son terrain, ensuite à cause de ses réflexes et de son agilité extraordinaires. Chez lui, nous étions en mesure de parler sans trop d'interruptions, car il refuse de répondre au téléphone. Les gens viennent rarement sans y être invités, et les trois jeunes Japonaises — sa femme et deux amies — qui vivaient avec lui étaient comme des ombres à l'arrière-plan. En charmant accompagnement à nos conversations, je me souviendrai toujours de l'une de ces jeunes Japonaises, qui étudiait l'opéra. C'était une soprano et je crois que je ne pourrai jamais plus entendre le fameux aria de Madame Butterfly : Un Bel Di, sans me rappeler l'ambiance lumineuse de la maisonnée Miller.

Ainsi donc fila sans douleur ce temps californien : jours, nuits, soleil, brouillards, smog, soleil. Nous en étions aux premiers stades du livre quand le film de Snyder, L'Odyssée d'Henry Miller, fit ses débuts, avec d'excellentes critiques. Alors, la préoccupation du film s'estompant, Henry trouva plus de loisir pour mettre en ordre et récrire le présent ouvrage.

Un jour, il arriva en voiture, de Los Angeles, à La Jolla, chez moi, afin d'écrire les légendes des nombreuses photos, de son écriture nette et distincte. Ultime tâche qui mettait le point final à l'œuvre. Nous avons parlé du passé et des temps nouveaux, bu, dîné et, dans la surexcitation d'avoir Henry Miller à la maison, la fille de ma femme, Janet, qui a seize ans, cassa deux verres et une assiette, et renversa la bouteille de vin et un lampadaire.

 

Bradley SMITH

La Jolla, Californie