Je commencerai par dire que la façon dont je passe la plupart de mon temps n'a rien de commun avec celle qui me plairait. Cela tient au fait que je reste un homme scrupuleux — chose qui me désole. Je suis quelqu'un qui a le respect de ses obligations et de ses devoirs, alors que c'est précisément contre cela que j'ai lutté presque toute ma vie. J'ai envie de dire merde à tout ça, merde à tout le monde, foutez le camp de ma vie ! Voilà mon sentiment. J'aimerais, je l'ai répété je ne sais combien de fois, autant que possible ne rien faire — mais ce qui s'appelle rien, absolument. Végéter, ou presque. Pas au sens habituel du terme, bien sûr — au mien ; c'est-à-dire : inactivité, mépris de tout ce que l'on croit important. Depuis une vingtaine d'années, tout mon effort tend à passer de l'acte à l'être. Être m'intéresse plus que faire. Il n'existe rien que j'aie vraiment envie d'accomplir ; rien n'a de valeur réelle à mes yeux. Il n'y a rien d'assez important pour mériter qu'on le fasse, et pourtant, chaque jour je me prends à m'acquitter d'un tas de foutues corvées qui me sont imposées par les autres. Il y a tant et tant de projets ! Tout le monde se croit obligé de savoir ce que je fabrique, quelle est ma vie, ce qu'elle a été, et ainsi de suite. En un sens, je suis complètement écœuré de ressasser toujours les mêmes choses à propos de ma vie ou de mes projets d'avenir.
Je me fiche des projets ; je n'en ai pas vraiment pour l'avenir. Tous les jours, en me réveillant, j'ai envie de dire : « le bel aujourd'hui », à la manière des Français ; cela devrait suffire. J'ai envie de vivre ma journée de la manière qui me plaît, et je n'ai pas de manière. J'en suis à ce stade magnifique où je ne vois pas la nécessité de vivre de quelque façon prescrite que ce soit. Mais je ne parviens pas à cela. Et d'un, je suis beaucoup trop connu : on me harcèle, et mes amis sont souvent mes pires ennemis ; impossible de les ignorer ; je n'ai même pas envie d'essayer. De fait, on n'a pas le choix. On croit l'avoir, mais le tempérament, le caractère, le mode antérieur de vie — tout ce qu'on a fait dans son existence — dictent les actes futurs.
« Il y a des jours où j'aimerais bien pouvoir m'ennuyer. »
Autrement dit : en un sens, je me sens parfois victime de ma création. J'ai fait une œuvre que beaucoup de gens jugent aujourd'hui importante, et maintenant je le paie. Cela se retourne contre moi d'étrange façon. Un dit : « Oh, il doit avoir la bonne vie, à présent ! Il a de l'argent, une belle maison, une piscine, une cour de jolies filles, et ainsi de suite. » Eh bien, non, mirage et illusion !
C'est vrai, je le reconnais, ma vie n'est jamais ennuyeuse. C'est une allée et venue constante de gens — et par là j'entends : d'amis, et d'amis d'amis, et de femmes de passage, en sorte que je ne sais pas ce que c'est que l'ennui... Il y a des jours où j'aimerais bien pouvoir m'ennuyer, n'avoir rien à faire, sentir le poids du temps dans mes mains. Mais ma malédiction, ou peut-être ma bénédiction — je suis incapable de le dire — est d'avoir l'esprit perpétuellement en mouvement. Les rouages tournent sans répit. La nuit, je me réveille deux ou trois fois pour noter ce que je voudrais faire le lendemain. Et j'aimerais ne rien faire le lendemain ! Pourtant, je ferai quelque chose. Je me lancerai à la recherche d'un livre que j'ai depuis longtemps envie de lire, ou bien je chargerai quelqu'un de me le trouver. Non, mon esprit n'a jamais de répit.
D'une façon, je vis une formidable contradiction. Sans trop de dommage pour moi, si je puis dire. Je vis une contradiction, en ce sens que je dis que rien n'a d'importance, et que pourtant j'accorde de l'importance à tout. Pour moi, il n'y a rien de négligeable. Tout ce que moi, j'ai envie de faire, doit être fait. (Cela, c'est mon côté allemand, que je déteste.) Et je le fais. J'exécute ces ordres, j'obéis à ces impulsions. Je réagis à tout, je suis d'une infinie réceptivité en tout. Qu'un ami passe, parle, s'en aille ; à son insu il m'a ensemencé le potiron. À peine est-il parti, je prends des notes — voyons un peu, qu'a-t-il dit à propos de ceci ou de cela ? Creuser le problème ! Telle est ma nature, oui.
« J'ai toujours vécu très pauvrement. »
Aujourd'hui, je suis plutôt à l'aise. Il est probable que je pourrais tenir deux ans avec ce que j'ai mis de côté — à supposer, veux-je dire, que mes revenus se tarissent, que plus un sou ne rentre. Quoi qu'il en soit, je pense que je tirerai toujours des droits de mes livres, de quoi me maintenir en vie. Mais viendra bien un jour où je ne serai plus en mesure de vivre comme maintenant. Cela aussi m'est égal. Ce mode de vie actuel ne me convient pas vraiment. J'ai toujours vécu très pauvrement ; je me fiche du luxe. Je n'aime pas être servi. Ici, je me suis livré moi-même à des tas de travaux ménagers. À un moment, j'ai tenu toute la maison tout seul. Je balayais, lavais la vaisselle, faisais la cuisine. Je n'aime plus faire cela, bien que j'en sois encore capable. C'est une habitude que j'ai prise à Paris, où je faisais tout moi-même. Il m'arrivait souvent de préparer de merveilleux repas pour mes amis, dans un manque d'espace incroyable. J'ignore comment je m'y prenais. De temps à autre, je me fais encore la cuisine.
Pour moi, la journée idéale serait : d'abord et avant tout, pas d'interruptions, pas de coups de téléphone, pas de visiteurs, pas de lettres importantes exigeant une réponse immédiate. Ma journée pour moi tout seul. Alors, oui, je pourrais fort bien décider d'écrire quelques lettres à mon goût, ce que j'adore faire. Je me lèverais très tard, uniquement quand je m'en sentirais de sauter à bas du lit, plein de sève et de vigueur. Je me moquerais éperdument de l'heure. Quelle heure peut-il bien être ? Merde !... L'heure qu'il est — voilà l'une des choses qui m'agacent le plus. L'heure de manger, de faire ceci ou cela — quelle horreur !... Disons que, si je suis de bonne humeur, je pourrais même écrire autre chose que des lettres : il y a encore tant de choses que j'aimerais écrire. Ce qui ne veut pas dire un gros livre.
Mais surtout, je commencerais par nager un bon coup. Et puis, j'aimerais qu'à un moment de la journée, de préférence vers la fin de l'après-midi, un bon ami, bon joueur de ping-pong, fasse un saut pour me permettre de passer une ou deux heures à échanger des balles. Après le bain, après le ping-pong, repas à la française, si possible. Ensuite, j'aimerais beaucoup voir un bon film, ce que je fais rarement le soir. Et si je ne trouve pas de film qui me chante, pourquoi ne pas courir la chance d'un film japonais ? Neuf fois sur dix, ils me font passer un bon moment. Tandis que, s'il m'arrive d'aller voir un film annoncé comme un truc à tout casser par la publicité, neuf fois sur dix, je sors au bout d'un quart d'heure. Il m'arrive rarement de voir un film de grande classe. (Sauf merveilleuse exception, comme le Satyricon de Fellini, récemment.) Et, pour finir, lecture. Je lis toujours quand je suis couché ; j'ai constamment six ou sept livres à mon chevet, et je passe de l'un à l'autre.
Je suis toujours heureux de voir entrer une femme ; et elles ne se privent pas de venir, certes. Il faut que je dise un mot de tous ces cons disponibles. Baiser n'est pas la seule chose qui compte à mes yeux. Je trouve beaucoup plus intéressant de pouvoir passer quelques bons moments avec une femme. Et si c'est histoire de coucher, parfait ! Sinon, parfait aussi ! Ce n'est plus la condition sine qua non. Oh, non ! J'aime bien humer la présence féminine alentour, comme d'autres aiment humer les fleurs.
La femme ajoute quelque chose à l'atmosphère ; elle donne plus d'intérêt à la vie. Depuis toujours, je préfère l'entourage féminin à l'entourage masculin. Mais je suis un excellent ami et je compte quelques rares, mais solides amitiés masculines. Je me fais facilement des amis ; n'empêche, suffit comme ça, dans l'ensemble. Ma vie est accablée d'amis, mais qui m'ont empêché d'aller de l'avant, pour ainsi dire, plutôt qu'aidé. C'est une façon cruelle de présenter la chose, et ce n'est pas exactement ma pensée. J'ai des dettes envers mes amis, à bien des égards ; mais quand il s'agit de faire ce que je veux, ce sont eux, plus que mes ennemis, qui mettent les bâtons dans les roues. Ils me prennent terriblement de temps. Qu'on ne s'y trompe pas : je goûte fort l'amitié. Je n'ai rien d'un misanthrope, et je me crois très loyal.
Mais, du fait que j'attire tant de monde, les gens, me cramponnent parfois comme des morpions, jusque dans les cheveux. Rien que d'entendre la sonnette de l'entrée — Bon Dieu ! Je me rappelle avoir lu que D.H. Lawrence se cachait dans la cuisine, n'importe où pour y échapper. « Répondez que je ne suis pas à la maison. Dites que je suis en voyage », je me tue à répéter cela. Je ne pense pas que ce soit l'âge qui ait entraîné cette attitude, bien qu'il faille sans doute tenir compte de ce facteur. C'est une phobie chez moi, tout comme le téléphone que je déteste depuis toujours, depuis mon poste à la Western Union, où j'avais trois appareils sur mon bureau et où j'essayais de parler à trois correspondants à la fois. Quoi qu'il en soit, j'ai sans arrêt des visiteurs, pour la plupart des inconnus, que je n'ai pas invités. Cela peut être bon, mauvais, ou neutre ; mais comment faire, quand on en a plein les bras ? C'est humainement impossible. La compagnie de vrais amis, oui, j'adore cela. Parfois, j'ouvre la porte à un inconnu qui se trouve être finalement un être admirable. Mais cela ne signifie pas que j'aie envie de le revoir. Une fois suffit.
Au printemps de la vie, on noue de fortes amitiés ; on s'entraide à résoudre les problèmes. En vérité, c'est un besoin que je n'éprouve plus. Et il y a beau temps de cela.
J'avais un très bon ami, que je voyais constamment. Il n'attendait rien de moi. Il s'appelait Joe Gray. Je l'avais rencontré un soir, il y a dix ans, parmi d'autres gens, chez Bernis Wolf, l'auteur de Really the Blues. Joe est entré et nous avons fini par causer. Il y avait, à peine quelques minutes que nous bavardions, quand il m'a dit : « Nous venons du même coin de Brooklyn. » Et moi, de mon côté : « Vous n'étiez pas boxeur, dans le temps ? » Il en avait l'air, d'une façon. Nous nous sommes mis à parler de boxe et de boxeurs, ce qui me l'a rendu cher. Puis il m'a parlé de livres, en me racontant tout ce qu'il lisait, et c'était formidable ! J'ai découvert que Byron était un de ses grands préférés. Il aimait bien Keats et Shelley, mais encore mieux Byron, qu'il pouvait citer à perdre haleine. À un moment où je souffrais une fois de plus du mal d'amour — mais plus longtemps que d'habitude, ce coup-là — je le voyais arriver avec des bouts de papier pleins de citations de Byron, et il me disait : « Tu crois être le seul à en avoir pris pour ton compte. Et lui, alors ? Lis seulement ! »
Il était acteur et cascadeur — assez célèbre dans le monde des figurants de Hollywood. Il était parfaitement naturel et se foutait du monde entier. Pourtant, un soir où on l'interviewait, est-ce qu'il ne s'est pas mis à faire de la littérature à mon sujet, un numéro, si l'on voit ce que je veux dire ? Incroyable ! Plus fort que lui. Moi, j'avais espéré qu'il serait tout simplement lui-même, qu'il parlerait son jargon à lui, qui est extraordinairement reposant. Car il avait son idiome très personnel. Et il savait aussi écouter. Il pigeait ce qu'on disait, même si cela lui passait par-dessus la tête. Un soir, il m'a amené une fille qu'il avait rencontrée au studio. Une Japonaise d'Amérique, je crois bien. Gentille, d'après lui, m'expliqua-t-il. Mais impossible de jamais me fier à son jugement. Il regardait d'abord les jambes des femmes — il avait un faible pour cet article. Puis les seins. Il lui fallait de gros seins. Je le soupçonnais de s'intéresser en dernier au visage.
Récemment, depuis un an environ, j'ai retrouvé mon intérêt pour la musique, notamment pour le piano, dont j'aimais jouer autrefois. J'ai eu le très grand bonheur de me lier d'amitié avec le pianiste de concert Jakob Gimpel. Actuellement, deux fois par mois je me rends chez lui pour assister à ses cours. C'est, je dois le dire, l'une de mes sources d'inspiration les plus grandes, depuis quelques années, que d'assister à ces classes. Cela m'ouvre toutes sortes d'horizons nouveaux. C'est que la plupart de ses élèves sont des pianistes accomplis. Chacun joue le morceau sur lequel on s'est mis d'accord au préalable. À la fin de l'exécution, le maître fait reprendre le morceau, en arrêtant l'exécutant pour le corriger. Il met le doigt précisément sur chaque erreur. Il montre ce qui manque à l'interprétation. Je tiens à souligner ce mot d'interprétation, car c'est justement là ce qui me plonge dans le ravissement. Appliqué à tout ce qui touche la vie, c'est l'un des mots les plus forts que je connaisse — interprétation. Prenons l'astrologie, par exemple. Il y a astrologues et astrologues. Les seuls qui vaillent la peine sont ceux qui ont le don d'interprétation. N'importe qui peut tracer un thème ; mais une bonne interprétation du caractère et de la destinée, cela, c'est une autre paire de manches. Il en va de même pour le musicien, le critique, l'écrivain, le peintre. Chaque fois que je suis cette classe de maîtrise, j'en apprends un peu plus sur l'art de l'interprétation.
« Il n'y a rien qui ne demande temps et discipline. »
Je ne joue plus sérieusement du piano. De temps en temps, je m'installe et fais le clown — j'imite le style théâtral de tel ou tel pianiste, je feins de jouer. Naturellement, je tape à côté à tout coup. Je n'essaie jamais de jouer sérieusement ; cela suppose trop de travail. Comme pianiste, il me manque cette chose capitale : le talent. C'est pourquoi j'ai renoncé. Je suis incapable d'improviser, comme d'interpréter. M'asseoir pour jouer une sonate de Beethoven, cela ne rime à rien pour moi. Est-ce que j'avais une chance d'apprendre un jour à jouer comme M. Gimpel et ses élèves ? Pas une seule, pas la moindre. Et d'apprendre à jouer passablement ? Peut-être. Mais, à moins de faire bien, où est la drôlerie ? J'ai l'oreille trop entraînée pour me contenter d'exécutions médiocres.
Il n'y a rien qui ne demande temps et discipline. Il faut s'exercer régulièrement, sinon c'est foutu. Il faut être ça ou rien, faire ça ou rien, tous les jours. C'est l'une des raisons de l'extraordinaire miracle de Picasso. Il ne perd jamais la main, parce qu'il est constamment au boulot. Il n'a même plus besoin de penser. Il a tout dans les doigts. Il saisit le pinceau, et c'est le pinceau qui lui dicte ce qu'il doit faire — du moins je l'imagine.
Cela dit, il doit y avoir en moi une dose de perversité. Je veux dire que j'aimerais être le contraire de ce que je suis et, en même temps, en toute franchise, en toute honnêteté, je suis très heureux tel quel. Pour rien au monde je n'aurais envie de changer. Effroyable contradiction, mais c'est comme ça. Je l'avoue sans honte. Si j'insiste sur l'antithèse entre être et faire, c'est qu'il ne s'agit pas seulement d'un conflit personnel — tout le monde moderne y est englobé. Nous sommes parvenus au stade où, considérant nos activités — je dis bien : nos activités, et non nos créations — nous sommes en droit de dire qu'elles puent. C'est la ruine de notre monde, que cette activité d'abeilles ouvrières, dans son absurdité. C'est contre cela que je me révolte.
J'ajouterai ceci. Je dois reconnaître qu'il y a une part de ma vie que je garde toujours secrète — même pour mes amis les plus intimes. Cette part secrète, je n'y fais jamais allusion dans mes écrits ; elle est d'une importance capitale. (Il y a un petit secteur, dans la vie de chacun de nous, qui ne cesse de rétrécir régulièrement ; et ce secteur caché, cette zone de l'esprit, recèle peut-être la nourriture essentielle qui nous permet de tenir le coup à travers tout ce que nous devons endurer dans l'existence.)
J'appartiens à ce type d'homme qui tombe continuellement amoureux. On me dit atteint d'un romantisme incurable. Possible. En tout cas, je suis reconnaissant aux puissances supérieures d'être ainsi fait. Cela m'a valu chagrin et joie ; je n'aimerais pas être bâti autrement. On travaille mieux, on crée mieux, quand on est amoureux. Car il est vrai que toute création suppose énormément de travail. Je pense souvent à l'Ancien Testament, à la façon dont Dieu créa le monde en six jours, puis trouva que c'était bien et s'arrêta. Il était censément satisfait de sa création.
Toutefois, à mes yeux, c'est une description inexacte de la création, pour la raison que celle-ci est ininterrompue. Une fois lancé, on fait intégralement partie de ce qu'on a créé, et impossible de s'arrêter. Tous ceux d'entre nous qui ont un peu de lucidité et d'intelligence, savent que l'on a un rôle à jouer dans la vie. Je n'irai pas jusqu'à dire que nous choisissons ce rôle ; peut-être nous l'impose-t-on de force. Mais le fait est que nous nous trouvons le jouer. On dit souvent : « Oh ! je peux parfaitement faire ceci », ou : « Je pourrais parfaitement faire cela. » C'est faux. Nous n'avons pas le choix. On est ce qu'on est, on sera ce qu'on est. Mais cette histoire d'avoir un rôle à jouer, humble ou grand, peu importe, n'est pas essentielle ; c'est un moteur pour le moi, une façon de donner sens à la vie. On s'accomplit soi-même du moment que l'on tient son rôle au mieux de ses capacités. La tragédie de notre monde, c'est que les gens n'ont pas conscience de leur rôle, ne le voient pas lucidement. Ils sont à plaindre.
Il y a toujours un moment, quand on m'interviewe, où l'on me demande comment il se fait que je sois devenu un écrivain. Ma réponse en ce cas contient une part de vérité ; mais il y a une autre part que moi-même j'ignore. J'explique, chaque fois, que j'avais essayé tout le reste et tout raté — alors, pourquoi ne pas tenter d'écrire ? Il manque un élément à cette réponse ; pourtant elle n'est pas sans vérité. La vérité est que j'avais peur de devenir un écrivain. Je ne m'en croyais pas capable ; c'était trop énorme. Qu'est-ce qui m'autorisait à dire : Je suis un écrivain ! Sous-entendu : un grand écrivain, comme Dostoïevski, comme Joyce, Lawrence et autres. J'avais donc remisé cela derrière moi.
Il ne se passe pas de jour que des hommes ne répriment leurs instincts, leurs désirs, leurs impulsions, leurs intuitions. Il faudrait se dépêtrer de la foutue mécanique dans laquelle on est pris, et entre-prendre ce dont on a envie. Mais non, on dit : « J'ai une femme, des enfants. Mieux vaut ne pas y penser. » Et c'est comme cela qu'on se suicide chaque jour que Dieu fait. Mieux vaudrait entreprendre ce qui vous plaît et rater le but, que d'être un zéro qui a réussi. Ou est-ce que je me trompe ?
À mon sens, une vie de traqué, pleine de périls et d'effrois, est préférable à celle du commis-voyageur avec sa mallette. C'est votre vie, votre misère, votre infortune. Alors, vous êtes tout d'une pièce. Quoi qu'il arrive, bien ou mal, c'est vous qui encaissez, et non on ne sait quel double. Un commis-voyageur est un bonhomme à personnalité double. D'un côté, le mari, le père, le soutien de famille ; de l'autre, un esclave, qui met genou en terre et dit oui-oui patron, en faisant toutes sortes de choses auxquelles il ne croit pas. Mais que vous vous retrouviez dénudé et forcé de mendier aide, et vous n'êtes plus que vous-même : nu, exposé, vulnérable. Vous avez l'impression de charrier perpétuellement votre moi avec vous. C'est vrai qu'il existe deux sortes de servitude. Impossible d'en sortir ; elles sont aussi effrayantes et laides l'une que l'autre. Mais, en faisant ce qui vous plaît, vous gardez un sentiment de liberté, même s'il s'agit de la liberté de crever de faim et de souffrir.
Peut-être est-ce là une vérité profonde — après tout, la vie est servitude, au sens le plus noble du terme. Mais il y a servitude volontaire et servitude involontaire. La première englobe les êtres vraiment grands. Non que je veuille m'inclure dans le lot. Je parle de figures infiniment plus hautes — saint François, par exemple : il choisit de vouer sa vie au service de l'humanité et endura toutes sortes d'humiliations et de sacrifices, volontairement, joyeusement.
« Ma pensée n'est pas logique. »
L'idée que je suis peut-être, moi aussi, ce qu'on appelle une personnalité double, m'intrigue énormément. À plusieurs reprises, ces derniers temps, on m'a lu dans les lignes de la main ; chaque fois on y découvre que les lignes de tête et de cœur mêlent leur cours. Trait insolite, prétend-on. Qu'est-ce que cela signifie ? Je l'ignore. J'ai cru d'abord que cela signifiait conflit. Je dirais plutôt que c'est comme pensée et sentiment. Pour qui pense avec la tête, la vie est comédie. Pour qui pense avec le sentiment, ou met ses sentiments dans son travail, c'est une tragédie. Je crois qu'il y a beaucoup de cela en moi. J'ai continuellement l'impression d'être coupé en deux. J'ai souvent deux façons de voir. Ma pensée n'est pas logique. Mes sentiments la dictent pour une grande part. Dans mes écrits, cela s'exprime d'ordinaire par un effort pour éviter de dire que je suis optimiste ou pessimiste. J'aimerais croire qu'il y a quelque chose d'autre que ces extrêmes. À mon avis, c'est cela, la vraie façon de voir.
Le mot « monde » est d'ordinaire employé par forme de comparaison avec quelque chose d'autre. Sait-on ce que j'entends, lorsque je dis qu'un homme est de ce monde, ou dans ce monde, ou n'est pas de ce monde ? J'entends vraiment par là que le monde finit par représenter un élément avec lequel l'homme est violemment aux prises. Il voudrait bien être dans le monde, mais non de ce monde. Il voudrait être au-dessus de cela. Quoi qu'il en soit, ma conviction est que le seul moyen de prouver que l'on n'est pas de ce monde, est d'y entrer à fond. Il est impossible d'échapper à quoi que ce soit qui est de ce monde. Il faut accepter tout ce qui y appartient, puis prouver que ce n'est pas tout.
Cela ne signifie pas qu'on ne doive pas avoir des critères d'acceptation ou de refus. On ne doit pas être la proie, on ne doit pas tomber dans le piège que tend le monde. On doit pouvoir y entrer, y participer, le comprendre, et cependant savoir que ce qui nous meut et nous dirige, ce qui nous guide à travers la vie, n'est pas entièrement représenté par ce monde où nous vivons — qu'il existe d'autres choses, invisibles, insondables, intangibles, que le concept de « monde » n'inclut ni n'embrasse.
Je suis religieux, mais non « religionniste ». Voyons la chose en toute simplicité. Quand on dit que « pain ne suffit pas à nourrir son homme », c'est façon de condenser la chose en un symbole. Cela signifie que ce n'est pas la réussite dans la lutte pour la vie — le pain qu'on gagne, la sécurité qu'on acquiert, le soutien de femme et d'enfants — qui suffit à nourrir et maintenir l'homme en vie. C'est autre chose, qu'on ne peut toucher du doigt : l'esprit. Quelque chose d'ineffable, d'indéfinissable, de plus grand que tout le reste, et qui englobe tout.
C'est là une chose que je crois sentir, chaque fois qu'il m'est donné de la toucher. Je crois qu'on en a conscience en causant avec les gens. Il y a les esprits pauvres et les grands esprits. La flamme est là, chez tous, mais dans certains cas elle est basse et vacille. On le sait quand on mesure certaines gens à un être tout de feu et de rayonnement. Ceux en qui la flamme de l'esprit brûle haut sont d'extraordinaires exemples d'humanité.
« Travail quotidien — travail de chien — la différence est mince. »
Nous sommes presque tous de « bonnes gens », sans plus. C'est vrai ; n'empêche que nous ne faisons pas grand-chose pour enrichir cette idée. Considérer les gens simplement comme de « bonnes gens », voilà une chose contre laquelle je ne cesse de m'élever. C'est façon bien gentille et bien honnête de dire : « Allons-y de bon cœur entre voisins ; ça, c'est simpatico ! » Parfait. Mais parfois — et je pense que les saints eux-mêmes agissent poussés par ce désir — parfois, oui, il est nécessaire d'aiguillonner les gens, de les stimuler d'un coup de coude ou d'épaule, de les pousser. Ils ont besoin d'une bourrade pour les réveiller. Et c'est par bonté qu'on le fait, pour qu'ils prennent conscience d'eux-mêmes, de leur potentiel. Pour la plupart, nous vivons au-dessous de notre potentiel.
Quand on dit « de bonnes gens, sans plus », on veut dire : tous ceux qui vivent plus bas que la ligne d'horizon, qui n'ont pas gravi la pente. Ils sont là comme un coussin moelleux sur lequel nous prenons nos aises. C'est vrai qu'ils sont notre soutien. Ce sont eux qui abattent le travail de ce monde. Pourtant, même eux, oui, pourraient faire autre chose, accomplir de plus grandes tâches. Je ne crois pas que le travail de ce monde, comme on appelle cela — ce labeur quotidien tant glorifié — soit vraiment d'une telle importance. Mieux vaudrait, beaucoup mieux, dire aux gens de tirer leur flemme, de carotter au boulot, de flâner, de savourer la vie, de se détendre, de ne pas s'en faire, de s'en foutre. M'est avis que, ce travail, nous trouverions bien un autre moyen de l'expédier. Travail quotidien, travail de chien — la différence est mince.
Jésus a dit : voyez les lis des champs, ils poussent sans se courber à la peine. L'idée de derrière la tête est que nous nous inventons ce travail, non parce qu'il faut qu'il soit fait, mais parce que nous sommes des agités et que nous ne savons pas nager dans le courant de la vie. Nous préférons une sorte d'absurde activité d'insecte à l'activité vraie, qui peut souvent n'être qu'inactivité, inaction pure et simple. Je n'entends pas par là ne pas broncher, ne rien faire. J'entends que notre activité doit avoir un sens, une signification. Et presque tout ce que nous faisons, jour après jour, n'a pas le moindre foutu sens.
Ce que je vais dire maintenant aura l'air d'être exactement le contraire de ce que je viens de dire à l'instant — la vérité a très souvent cette qualité de paradoxe. Elle peut apparaître comme deux contraires ne faisant qu'un. Ce que je veux dire, c'est que celui qui entre pleinement dans le genre de vie que nous menons aujourd'hui, et qui le fait consciemment et délibérément, en tire de la joie. Il est presque aussi libre que celui qui coupe les amarres et se laisse dériver. Du moment que l'on accepte pleinement quelque chose, on cesse d'être victime. Mais ce genre d'homme-là est rare.
Il m'arrive souvent de regarder des gens « ordinaires », des gens « du commun », d'humbles gens, et de les envier, de les admirer. Ils ne se posent pas de questions, comme nous nous en posons mutuellement aujourd'hui quand nous contestons le monde ou la façon dont il va. Ils n'ont jamais élevé la voix en ce sens. Ils ont accepté ce qu'on leur a proposé de faire, et ils l'ont fait. Dans une certaine mesure, il entre de la beauté et de la noblesse dans cela. Ce sont des âmes simples. Des âmes, oui, même s'ils ne l'expriment pas en termes de foi en une croyance religieuse. Pourtant, au fond, ils sont aussi émouvants que les grandes figures religieuses. Ils ont accepté leur lot. Il faut bien le dire, ce que nous savons des névroses montre qu'elles sont une paralysie. Le névrosé est incapable d'agir, de bouger, d'écrire, de peindre ou de réaliser quoi que ce soit qu'il ait envie de faire. Il pense sans arrêt. Il pense en termes d'avenir ou de passé, en termes de perfection. C'est là son péché capital, pour ainsi dire. Prenons par exemple les surréalistes. À travers l'écriture automatique, ils ont découvert que l'on connaît un grand soulagement du moment que l'on cesse de penser, que l'on oublie l'importance de ce que l'on fait et qu'on laisse seulement sortir la « chose ». La « chose » sait ce qu'elle fait.
Que de fois, dans ma vie d'écrivain, j'ai eu du mal à commencer. Mais je commençais. Je commençais par tout ce qui me passait par la tête — pur non-sens, habituellement. Au bout d'une page ou deux, j'avais trouvé le sillon. Peu importe par où l'on commence, on revient toujours à ce que l'on est. Impossible de couper à ce que l'on est. Il suffit de voir des hommes comme Flaubert, Balzac, Henry James, que l'on tient pour des écrivains plutôt objectifs. Ils n'écrivaient pas à la première personne. Ils créaient des types, imaginaient des personnages. Toujours en dehors d'eux-mêmes. Néanmoins, on ne perd jamais de vue Henry James, ni Balzac dans leurs écrits. Autre exemple : Tourgueniev et Dostoïevski. Dostoïevski se libérait constamment. Tourgueniev, c'était le styliste accompli, l'académicien. Il ne coupait pas à lui-même pour autant. On le reconnaît à chaque ligne. Peu importe comment on aborde une chose, on revient toujours à soi et à ses thèmes obsessionnels. Dali, soit dit en passant, parle de la manie obsessionnelle de l'artiste comme s'il entendait par là que l'artiste ne vaut rien s'il n'est pas un possédé, ni un obsédé. Certes, Dostoïevski était un possédé. Dali me frappe surtout comme étant un obsédé. Tous deux sont l'exemple d'hommes en proie à quelque chose de plus vaste qu'eux.
Il y a d'autres artistes qui s'efforcent d'éviter cela. Par « autres », j'entends ceux que le monde considère d'un œil plus favorable, comme des artistes plus parfaits, plus accomplis. C'est de cette façon que l'on pourrait considérer un grand romancier comme Tolstoï, par exemple. Considérons d'autre part un Dickens. Genre d'individu totalement opposé. Qui a le plus remué le monde ? Dickens, dirais-je. Oui, je crois vraiment que Dickens a fait plus de remue-ménage que Tolstoï, et qu'il durera bien après Tolstoï. Il a mis le doigt sur beaucoup plus profond en l'homme. Et, par parenthèse, ajoutons cette nuance : c'était aussi un grand humoriste. C'est sa plus grande vertu. Il nous fait rire de nous-mêmes.
« Soyez sans cesse en extase, soyez toujours pleins d'ivresse divine ! »
Il me semble que c'est Baudelaire qui a dit qu'il faut vivre dans l'ivresse continuelle. Qu'est-ce que cela veut dire ? Soyez sans cesse en extase ! Soyez toujours pleins d'ivresse divine ! Voilà ce que cela signifie. Il ne s'agit pas d'ivresse au sens brut du terme. Et qui donc, plus que Rabelais, a célébré cela dans ses livres ? Je cite, dans l'un des miens, un extraordinaire passage de l'écrivain gallois Arthur Machen. Il parle de l'obscénité de Rabelais, des interminables listes de mots obscènes que déroule cet auteur. Et il déclare en gros : « Notez bien que cela n'a rien d'un vulgaire catalogue. C'est quelque chose d'anormal. Quelque chose d'hypernormal, de surchargé ; il y a là-dedans une signification qui va bien au-delà. »
Impossible de trouver dans le monde occidental deux sociétés plus différentes que le New York et le Paris de 1850 ; pourtant Baudelaire leur a découvert un lien dans l'œuvre et le personnage d'Edgar Allan Poe. En un sens, tous deux étaient des parias. Poe était un personnage assez peu recommandable en son genre. Et Baudelaire, donc ! Il a voulu être cela. Il a craché sur la société. Phénomène constant, que ces correspondances entre lieux et hommes en apparence dissemblables.
À la fin de mon livre sur Rimbaud, il y a, en coda, une sorte de petit morceau surréaliste. Pour écrire ces deux ou trois pages, j'avais parcouru des quantités de livres, en quête de dates, de noms et de titres. Je cherchais à démontrer que, vers la fin du XIXème siècle, les artistes les plus éminents de cette époque étaient tous des personnages tragiques. Le XIXème siècle fut, on le sait, une ère de progrès matériel, de lumières, comme on dit, de rationalisme, etc. Pourtant, les artistes de ce temps-là s'élevaient contre ces choses. Tous étaient crucifiés. Beaucoup d'entre eux moururent prématurément, et de façon horrible : Nietzsche finit dans un asile ; Van Gogh et Rimbaud meurent à un an de distance, tous deux à l'âge de trente-sept ans. C'est une longue liste de catastrophes. Et cependant, tous ces hommes étaient pleins de la vision d'un avenir meilleur.
Si je parle de ces esprits torturés, c'est qu'ils sont des reflets de l'« esprit ». C'était l'esprit que l'on torturait, en ce siècle. L'affliction frappe ceux qui s'efforcent de sauvegarder pour nous l'essentiel et le vital. Il suffit de penser à Blake. Il fit ses premiers pas au XVIIIème siècle et empiéta sur le XIXème. C'était une grande figure, une figure de prophète, énigmatique. Puis on a Nietzsche. Et ensuite, un homme comme Strindberg. Que de révolte ! Quelle façon de fustiger la société ! Ils apportent la révélation de l'écroulement du monde moderne. Piètres dilemmes que ceux de ce monde. Des hommes comme Blake, Ibsen, Nietzsche étalent dans leurs œuvres la singulière tragédie de l'homme moderne. Ils en ont eu la vision prophétique. Ils ont prévu ce qui se préparait pour le monde et pour l'homme. Ils ont pénétré au cœur du problème de l'humanité.
L'homme du XIXème siècle est le premier à éprouver une solitude inégalée jusqu'alors, du moins si ma lecture de l'Histoire est exacte. Ce sentiment a un siècle derrière lui, maintenant, et l'homme se sent de plus en plus seul, de plus en plus atomisé. Il est réduit en miettes. Il vit dans un monde déboussolé. Il est abandonné à lui-même, comme il ne l'a jamais été — dans le passé, il avait au moins la tradition et les conventions. L'horizon d'aujourd'hui est vide : fini, les grands meneurs, fini, les Moïse pour nous guider hors du désert ! De nos jours, c'est à l'homme de faire son propre salut. Il ne peut compter sur l'aide de personne. Telle est la vertu de désespoir et d'espoir de notre âge moderne. L'homme doit découvrir en lui-même quelque chose de plus que l'être humain, ou périr.
On a dit que jamais plus nous ne reverrons un Sauveur. Il y en a eu assez comme cela. Tous ont montré à l'homme le chemin. À l'homme de le trouver lui-même, à présent. Bonne chose, au bout du compte. La situation de l'humanité d'aujourd'hui est tragique, en ce sens qu'elle est terriblement lourde de bien et de mal. Il y a risque et défi. Vivre ou mourir. Vivre à son maximum ! L'histoire religieuse du monde se confond avec celle d'une humanité se traînant sur des béquilles. Et voilà que nous jetons les béquilles. Voilà que nous avons le choix d'accepter ou de refuser Dieu. Ce n'est pas dans l'avenir que les choses peuvent se réaliser, c'est dans l'immédiat.
Pour la pensée occidentale, il y a toujours le bien et le mal. La métaphysique hindoue, elle, dépasse ce stade, et c'est la seule solution — transcender les conflits, ne pas considérer qu'il y a des choses, des idées qui sont bonnes, et d'autres, mauvaises. La vraie vision doit embrasser les deux. C'est presque une attitude calquée sur celle de Dieu, puisque Dieu est censé considérer l'homme et les événements d'un œil impartial. Demain, vous serez morts ; il se passe ceci ou cela... Dieu ne se soucie pas de vous. On dit qu'il étend sa protection sur les moineaux ? Pour moi, tout ça, c'est de la merde. Pour autant qu'on le sache, Dieu ne s'est jamais soucié de qui que ce soit. C'est nous qui nous sommes occupés de nous-mêmes — pour être baisés en fin de compte, et par nous-mêmes. Bref, si l'on vient me parler de schizophrénie, je n'ai pas l'impression que nous traversions aujourd'hui une mauvaise période pour déboucher ensuite à long terme sur une bonne. Loin de moi ce genre de pensée. Je crois que l'Homo sapiens n'a d'autre solution que de crever. Il faut qu'une autre espèce humaine naisse. Une autre espèce dotée d'une autre sorte de confiance, et qui n'aura plus les mêmes problèmes que nous. Elle en aura d'autres ; ils n'auront plus ce côté que je qualifie de misérable et de mesquin. Les problèmes les plus vils sont à mon sens la faim, la guerre, l'injustice ; il y a des siècles et des siècles que nous aurions dû les résoudre. Tout homme intelligent et sensible est au-dessus de cela. Pour lui, ce ne sont plus des problèmes.
« Toutes les religions se ressemblent. »
Prenons un être comme Krishnamurti, que j'ai encore entendu il n'y a pas si longtemps. Quelqu'un lui parlait de la famine en Inde ; il répliqua que, même si l'on parvenait à soulager une minorité de gens, le vrai problème était beaucoup plus vaste. C'est l'un des rares hommes d'aujourd'hui qui ne prétendent pas qu'il faille penser de telle ou telle façon, mais qui disent : « Ouvrez les yeux, ouvrez tout grand l'esprit ! » Qui ne disent pas : suivez telle ou telle Église, ou croyez en telle ou telle idée, mais qui disent que, au fond, toutes les religions se ressemblent. Elles offrent une issue de secours et non une solution.
J'ai remarqué que l'influence de l'Orient est plus sensible que jamais dans la littérature et la philosophie. J'ai découvert la philosophie chinoise à dix-huit ans, la philosophie hindoue beaucoup plus tard. Mais quand je parle de Krishnamurti, voilà, dirais-je, un homme qui règle son compte à tout cela. Moi aussi, je suis convaincu que la philosophie n'a jamais fait de bien à personne. La métaphysique, c'est une autre affaire. Ce sont là jeux à quoi s'amuse l'homme. Il a un cerveau, c'est pour s'en servir. Il en tire un divertissement, sans plus. Ce n'est pas une source de vie. Interrogé sur la mort, que répond Krishnamurti ? « Que sait-on de la mort ? » Et c'est d'une telle vérité ! Personne ne sait rien de la mort. Pourquoi se tracasser à son sujet ? L'important est de ne pas avoir peur. Dans une certaine mesure, les savants sont libérés de cela. Leur propos, à eux aussi, est l'inconnu, mais ils n'ont pas l'inquiétude des gens de religion. Ils ont leurs problèmes, qu'ils se posent et qui ont trait à l'inconnu. Mais ils se mettent à l'œuvre l'esprit libre. Cela ne m'empêche pas d'être convaincu que l'homme doit garder présents à l'esprit les problèmes de la vie et de la mort. L'idée de se poser des problèmes qui aient toujours une solution me déplaît. Tant que l'on n'a pas ouvert les yeux, il faut prendre tout à cœur et se résoudre à être déchiré. Alors, les problèmes disparaissent, enfouis sous le seuil de la conscience.
En un sens, il y a une grande différence entre être un écrivain aujourd'hui et être l'écrivain que j'étais à Paris. Disons que, maintenant, l'argent tombe plus facilement et que la publication est plus rapide. Mais quelle sorte d'éditeurs a-t-on, et quelle sorte de livres ? Les éditeurs ne prennent pas ce qu'il y a de mieux. Le problème reste sans solution pour les vrais créateurs : la difficulté persiste, dans la mesure où ils s'obstinent à être en avance sur leur temps. Ils continueront à être crucifiés, jusqu'à ce que nous donnions le jour à une tout autre espèce de société, où l'artiste sera reconnu pour ce qu'il est réellement : un guide et un guérisseur. Je ne vois pas cela dans un proche avenir.
Certains m'ont dit que, si j'ai connu le genre de vie que j'ai mené autrefois à Paris, c'est que j'étais terriblement fauché. C'est aller un peu loin, à mon avis. Après tout, qui dit vie de bohème, ne dit pas vie de clochard. J'avais choisi d'être à fond de cale, ce qui est différent. Il y avait presque un certain romantisme à cela.
Je suis tombé amoureux d'une maxime lue par hasard il y a quelque temps, et que j'ai retrouvée dans un livre d'Alan Watts. Elle est du Gautama Bouddha et dit : « Ce n'est pas le moins que je dois à la perfection sans pareille de l'éveil, et c'est bien pourquoi on la nomme perfection sans pareille de l'éveil. »
Je n'ai pas fait de progrès dans mon emploi du temps. Je me rappelle que je me levais tard, à Paris ; mais, ici, on dirait que je n'arrive pas à trouver le bon rythme. Je commence à présent à aimer bien la mi-nuit. Après la télévision et ses amuseurs, je suis capable de me plonger dans les livres les plus profonds, ceux qui requièrent toute mon attention. Je suis au mieux à midi, qui est l'heure de ma naissance. En astrologie, on dit que l'heure de la naissance est la meilleure de toutes ; je l'ai vérifié pour moi durant bien des années. Je m'en souviens, parce que c'était l'heure vers laquelle j'écrivais à toute vitesse. Et juste à ce moment-là ma femme m'appelait pour me dire que le déjeuner était prêt ! C'était dur, de s'arrêter.
Je suis un intoxiqué de la lecture et du cinéma, bien que leur effet soit tout différent. Le cinéma me procure des satisfactions que je ne trouve pas dans les livres. Ne serait-ce que cela, le cinéma est une satisfaction pour l'œil. Avant tout, je pense que l'une des plus grandes différences entre le cinéma et la lecture est qu'un film ne demeure pas autant qu'un livre. Le livre est vraiment chair et substance ; on vit avec lui, on s'en nourrit. Un film, s'il est bon, apporte quelques moments merveilleux, puis s'efface. Assurément, il se peut qu'on se rappelle certains détails ; mais même le meilleur des films ne vous hantera pas des jours et des jours, tandis qu'il y a des livres dont on ne se débarrasse plus. On les vit et revit durant des jours et des semaines, et ils ne cessent pas de vous revenir. S'ils sont bons, ils vous marquent à jamais. Les films ne me font jamais rien de pareil. Ce que je remarque dans leur cas, c'est que certains personnages finissent par s'implanter dans la mémoire. On les ressuscite sans fin. Dans le cas du livre, on ignore toujours la tête que peut avoir tel ou tel personnage. On est forcé de l'imaginer.
L'image de cinéma est extrêmement puissante. Je la trouve plus satisfaisante que l'image de théâtre. Autrefois, j'allais beaucoup au théâtre. Aujourd'hui, j'y vais à peine.
Je ne peux supporter une pièce médiocrement bonne. Je peux regarder d'un bout à l'autre un mauvais film, parce qu'il s'y passe quelque chose ; de fait, il s'y passe des tas de choses en même temps. Ce n'est pas l'intrigue qui me retient. Il y a la couleur, le mouvement, l'action, et aussi les types humains que je reconnais et qui sont très proches de moi, les uns attrayants, les autres, affreux, mais mémorables. On a devant soi des êtres vivants et qui finissent par devenir plus réels, plus proches de soi, à certains égards, que les personnages de livre. Je peux penser encore à des films que j'ai vus il y a trente ou quarante ans, en me souvenant de certains personnages que je peux évoquer en esprit et devant mes yeux. Jamais je ne vois vraiment les personnages d'un livre. Ils me laissent une sorte d'image, mais brouillée ou floue.
À mon avis, l'âge de l'imprimerie et de la lecture devrait bientôt toucher à sa fin, pour être remplacé par autre chose. Pourtant, comme je suis écrivain et que les mots ont pour moi une énorme importance, j'ai du mal à imaginer ce qui leur succédera. Les livres apportent quelque chose qu'aucun film n'apportera jamais : les associations qu'entraînent les mots, les idées qui implorent un développement, ainsi de suite. Jamais le film n'exprimera cela. Il est trop réel, trop concret. Ce que l'on aime dans les livres, ce sont l'élaboration, la fantaisie, la complexité, dont le film n'a pas le temps de se soucier. Le film doit être explicite. Ce dont nous avons faim, c'est d'une sorte de flou, de l'aura qui entoure l'intangible. Le film traite de choses tangibles. Il peut suggérer le reste, mais ce n'est pas son fort, j'en ai peur. Cependant, je dirais volontiers que nous pourrions parfaitement nous passer de la majeure partie des livres qu'on publie — ils sont sans importance et n'apportent rien. Peut-être est-ce aussi vrai des films ; pourtant, si l'on avait le choix, j'inviterais plutôt les gens à aller voir un bon film qu'à gâcher leur temps avec la littérature contemporaine dans son ensemble.
La tragédie, pour le cinéma, c'est qu'il est principalement un dérivé de la littérature. D'où son infirmité. Je trouve que nous sommes loin d'avoir donné au cinéma, comme média, le développement que méritent toutes ses possibilités. Il est encore en embryon, à mon avis. Au diable le scénario ! dirais-je volontiers. N'écrivez pas de scénario, réunissez acteurs, metteur en scène et opérateurs, donnez-leur une idée rudimentaire de ce qui doit se passer, et puis à l'œuvre ! Improvisez, bâtissez l'intrigue au fur et à mesure, s'il est absolument besoin d'une intrigue. Car, bien sûr, l'intrigue n'est pas nécessaire — c'est là que je veux en venir. Un film a d'autant plus de chances d'être grand, s'il jouit d'une parfaite liberté — s'il autorise la fantaisie, la rêverie, s'il y entre le rêve et toutes sortes d'incohérences. Les choses n'ont pas toujours besoin d'avoir des raisons de se passer. J'admets que le manque d'intrigue soit matière à discussion. Je suis pour le minimum de règles et de forme possible, au cinéma comme en littérature. Mais je sais que les règles et la forme sont un élément important dans la fabrication d'un film. Je m'en rends compte de plus en plus.
Récemment, j'ai vu le Satyricon de Fellini. J'ai aussi vu interviewer Fellini à la télévision, une ou deux fois. Pour moi, sa parole est d'or. Il parle le langage du créateur. Pour la moyenne du public, le Satyricon arrive comme un coup de massue. Les gens disent : « Où veut-il en venir ?... Qu'est-ce qu'il raconte ?... De quoi s'agit-il ? » Je réponds : ne me le demandez pas. Je sais seulement que j'ai savouré chaque minute du film. Je me fous éperdument de ce qu'il signifie. Ce que j'ai vu était une merveille. Tout était extraordinaire — et pourquoi ne pas se contenter de cela : une série de plans admirables et passionnants qui, à eux seuls, vous prennent aux tripes. Il y avait plus que cela, naturellement. Il est également possible de se trouver en face d'une intrigue extraordinaire — mais peut-être est-ce trop demander. Combien d'intrigues extraordinaires peut-on compter, et de romans extraordinaires, et d'extraordinaires peintures ? Et combien de grands films nous a-t-on donnés jusqu'ici ?
Nous sommes parvenus à un stade de maturité avancé. Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous devons reconnaître que, pénétrant dans un musée, nous y trouvons bien peu de grande peinture qui nous passionne et nous absorbe encore. Quatre-vingt-dix pour cent des tableaux sont de pures merdes. Cette pieuse conservation des grandes œuvres d'art a pu avoir son importance dans le passé — mais aujourd'hui ? Moi, je dis : comment tout cela vous affecte-t-il, de nos jours ? Sentez-vous encore un lien entre ces œuvres et vous ? Cela rappelle ces fameux vieux films, dont certains furent grands en leur temps — montrez-les aujourd'hui, et vous serez bien forcé de dire : « Quelle espèce d'idiot étais-je, pour avoir pu goûter ce genre de cinéma ? »