Je suis de ces écrivains qui ne peuvent écrire que des années après l'événement. Presque tout ce que j'ai fait a jailli de moi vingt ans plus tard. Un ou deux de mes livres ont pu être écrits sur le moment, comme Tropique du Cancer et Le Colosse de Maroussi ; mais, la plupart du temps, je reviens en arrière. J'ai déjà raconté que, veillant toute une nuit, j'avais pris des notes durant douze ou quatorze heures d'affilée. Ce seul carnet de notes a été la base de tous mes livres autobiographiques. Toutefois, quand je m'assois à ma table de travail — je parle de mes œuvres les plus importantes — c'est à peine si je regarde mes notes.
Le tout, pour moi, est essentiellement d'être en bonne harmonie, sur la bonne longueur d'onde, en forme, mentalement et spirituellement. Quand on écrit et que cela vient vraiment, tout doit couler comme l'eau du robinet. Plus longtemps je garde en moi le matériau, plus il devient pareil à un diamant. Tel est l'effet de la compression.
« J'écris, c'est cela l'important. »
Quand commence-ton ? Et comment ? La plupart des gens éprouvent un sentiment de frustration, rien qu'à regarder la page blanche. C'est général. C'est comme d'être en face d'une toile vierge. J'ai découvert un truc, que les surréalistes avaient trouvé, et qui est simplement d'écrire tout ce qui passe par la tête — les pires absurdités, sans virgules, sans ponctuation, sans suite d'aucune sorte — jusqu'au moment où ce que l'on a envie de dire commence à sourdre. Alors, on élimine tout le rebut préliminaire. Je continue jusqu'à la fatigue, ou jusqu'à épuisement de ce que j'avais envie de dire. Mais jamais je ne laisse mon cerveau atteindre le point de vidange complète. La leçon m'a suffi une fois : un jour, j'ai écrit quarante-cinq pages, après quoi je me suis évanoui. Je m'efforce donc toujours de rester frais. C'est comme un réservoir : jamais on ne le vide complètement, il faut trop longtemps pour le remplir. Je crois que c'est Hemingway qui a dit cela ; mais Hemingway était de ces gens qui travaillent comme des Noirs à un manuscrit et, à mon avis, dans son cas, le bilan n'est pas si terrible. Moi, j'écume le surplus, pour ainsi dire, et le lendemain je repars de ce qui me restait. Telle a été, en général, ma méthode d'écrivain. Naturellement, très souvent je dévie. Je pense que je vais me lancer sur un certain sujet, et brusquement un autre thème surgit, que je me mets à suivre. Mais le principal est que l'eau reste vive, et le courant, ininterrompu. Maintenir le jaillissement, telle est ma pensée primordiale.
Ma pensée diffère de celle d'autres écrivains. Ma façon d'y aller ne ressemble certes guère à celle d'un scénariste au travail. Il doit songer à trente-six choses à la fois, pour cogner juste. Moi, je me moque bien de rater la cible ou non. J'écris, c'est cela l'important. Non pas ce que j'ai écrit, mais le fait d'écrire, en soi. Parce qu'écrire est ma vie. L'acte pur en soi, voilà le plus important. Ce que je dis l'est beaucoup moins. Cela peut être souvent sot, absurde, contradictoire — cela m'est complètement égal. Était-ce une joie ? Y ai-je trouvé la révélation de ce qui est en moi ? Voilà ce qui compte. Et, bien entendu, j'ignore ce qui est en moi. C'est vraiment cela l'essentiel. Ce qui me sépare d'autres écrivains, c'est que, eux, ils bataillent pour accoucher de ce qu'ils ont dans le crâne, dans les sphères supérieures. Moi, je me bats pour sortir ce qui niche à l'étage en dessous, dans le plexus solaire, les basses terres.
Mon ami de Paris, Alfred Perlès, a sa méthode bien à lui, et unique. Il pose sa montre sur la table, et dit : « Je vais écrire pendant quarante-cinq minutes. » Les quarante-cinq minutes passées, il s'arrête, même au milieu d'un paragraphe. Voilà qui tracasserait bien des écrivains, car ils se diraient : « Comment rattraper le fil de ma pensée, demain ? » C'est le genre de chose qui ne m'inquiète pas, parce que je crois que rien ne se perd, jamais. Le tout est de retrouver le joint. Peut-être ne recommancera-t-on pas à ce même paragraphe, peut-être commencera-t-on par un autre bout ; mais, finalement, ce qu'on avait derrière la tête surgira en cours de route. Et, à défaut d'aujourd'hui, demain. Et à défaut de demain, alors au milieu de la nuit suivante. Non, je ne crains jamais que les choses ne se perdent. Rien ne se perd pour toujours, et, moins que tout, les pensées.
« Je puise une joie sensuelle à revivre une expérience — peut-être même une joie accrue. »
Proust a insisté sur le fait que, revivant quelque chose dans sa mémoire, il le ressentait de façon encore plus vive que l'événement même. C'est très vrai, je trouve. J'en ignore la raison. Peut-être est-on extrêmement conscient et lucide au plus haut point, parfaitement en éveil et en harmonie, quand on écrit. On goûte plus vivement, on ressent plus violemment les choses. Bien sûr, il se peut qu'on mente un peu. Tout en ressuscitant le moment, on le travaille un peu sur les bords. Il est à vous ; qui vous empêche de le triturer ? L'important est moins de rendre exactement ce qui est arrivé, que de faire respirer l'ambiance, l'aura de l'événement. Il est, dirais-je, quasi impossible de rien restituer absolument ; mais on peut certainement donner l'impression que l'on revit la chose.
Je puise une joie sensuelle à revivre une expérience — peut-être même une joie accrue. L'expérience en paraît rehaussée. On joue sur deux tableaux. La première fois qu'on fait quelque chose, on n'en est, pour ainsi dire, pas conscient. On ne se regarde pas dans le miroir. Ensuite, écrire, c'est exactement comme de se mettre devant la glace et de se regarder recommencer la chose. On se penche sur son moi, pendant qu'on écrit ; on est comme courbé en deux pour se prendre sur le fait. Et cette fois, on sait qu'on joue la comédie. C'est cela, la différence entre l'acte conscient et l'acte inconscient. J'ai déjà dit que je crois que, revivant une expérience, on la savoure plus fort, sensuellement. C'est que, quand on vivait la situation à l'origine, elle ne s'accompagnait d'aucun mot. On ne se disait pas : « Ah, que ce brouillard est merveilleux, je sens son duvet sur ma joue ! » On le sentait bien, mais on ne l'exprimait pas. Du moment qu'on le dit, il se passe quelque chose de plus.
Les mots et leur emploi procurent une sensation non sans rapport avec une sensation physique. Oui, décidément. Les mots ne ressemblent à aucun autre moyen d'expression. J'ai le plus grand respect pour le mot, parce qu'il recèle un élément que je qualifierai de magique. Sa création demeure un mystère absolu. Nous ignorons tout des origines du langage. L'homme n'a jamais pu expliquer comment il a appris à parler. On essaie de nous raconter qu'il aboyait d'abord comme un animal, et ceci et cela, mais je n'en crois rien. Mon sentiment est qu'il y a là quelque chose d'infiniment plus magique et mystérieux. L'artiste intuitif, l'individu créateur qui se sert des mots, ne cesse pas d'être conscient de cet élément. Et les mots, soit dit en passant, peuvent vous entraîner à l'action, à la pensée, alors que l'inverse est faux.
« Quels mots sont mis ensemble et comment, voilà en quoi consiste tout l'art d'écrire. »
Bien entendu, c'est dans le pouvoir de description, dans l'emploi de l'adjectif et de l'adverbe pour la coloration que résident cette sensation et cette impression de sensualité. Mais voici qui est étrange : tel écrivain aura beau décrire exactement ce qu'il a en tête, il ne vous frappera pas, il vous assommera, vous endormira. Et tel autre emploiera — comment dire ? — des métaphores, en se gardant d'énumérer, de spécifier, et l'on retombera une fois de plus sur la magie des mots dans leur emploi. Cela ne vient pas des mots eux-mêmes ; cela vient de leur juxtaposition — là gît le talent de l'artiste créateur. Quels mots sont mis ensemble, et comment, qu'évoquent-ils, et non que disent-ils ? — voilà en quoi consiste tout l'art d'écrire.
Le contentement de l'écrivain, encore plus que celui du lecteur, est, je le répète, affaire d'individu. Il y a des écrivains qui souffrent le martyre dans leur travail, je n'en doute pas. Il en est d'autres — et je me mets dans cette catégorie — qui y puisent la joie. Quand cela coule de moi, c'est un bonheur ; je me dis : « Si seulement un tel pouvait me voir en ce moment, pouvait voir ça sortir de ma machine à écrire, quelle joie ça lui ferait ! »
Mais il n'en va pas de même, tant s'en faut, pour tout le monde. Certains écrivent ligne par ligne, s'arrêtent, effacent, arrachent la page et la déchirent, etc. Pas moi. Je vais, je continue. Puis, la tâche accomplie, je mets en quelque sorte le tout à la glacière. Je n'ai plus envie d'y revenir, pendant un mois ou deux ; et plus cela dure, tant mieux. Vient ensuite un autre plaisir, aussi grand que celui d'écrire. C'est ce que j'appelle « tailler à la hache dans l'œuvre », la mettre en pièces, je veux dire. On la domine maintenant, d'un point de vue entièrement neuf. La perspective change. Et c'est une volupté que de supprimer, même certains passages parmi les plus excitants, parce que cela ne colle pas, que cela ne sonne pas juste à l'oreille critique. Peut-être trouvait-on cela formidable en l'écrivant ; mais pour le critique qu'on devient, l'éclairage change. J'adore vraiment cet aspect de carnage du jeu, si incroyable que cela puisse paraître.
Hemingway, dit-on, corrigeait dès le lendemain. Et Thomas Mann, lui, le jour même. Il écrivait une page par jour, à ce qu'on me raconte, et la reprenait dans la journée. Il a produit en série, de cette façon, à raison d'une page par jour sans exception. Merde ! à ce train, en trois cent soixante-cinq jours on a un livre ! Personnellement, j'aurais beaucoup de mal à en faire autant. C'est même impossible. Mais nous y revoilà : qui peut dire comment fonctionne la mécanique de chacun ? Tout individu est unique.
« Je peux parler la langue du ruisseau mais aussi celle des anges. »
Les directeurs littéraires sont ma malédiction. Je n'ai jamais permis à aucun d'eux de retoucher une seule de mes œuvres. (La plupart d'entre eux sont des écrivains ratés.) Je ne suis jamais de leur avis et n'ai absolument pas envie d'entendre leur opinion. Je ne veux entendre parler que de ce que, moi, j'ai dit, bon ou mauvais. Je ne veux pas d'amélioration venant d'un autre. D'après ce que je comprends, il y a par exemple, aujourd'hui, de jeunes écrivains dont un directeur littéraire peut aimer l'œuvre, tout en insistant pour obtenir des changements. On passe alors le manuscrit à un « rewriter », qui le modifie sur mesure. De qui est le livre, une fois publié ?
C'est une situation que je n'ai trouvée qu'en Amérique. À ma connaissance, personne en Europe n'a jamais osé faire cela, ni même le suggérer. Ici, c'est constant. Les rédacteurs en chef de magazine sont les pires. Ils vous disent : « Vous ne croyez pas que ce paragraphe serait mieux ici que là ? » Moi je réponds : « Non. C'est à prendre ou à laisser. » Les auteurs européens n'ont pas à se soucier de telles stupidités. Ici, nous avons une certaine idée de la perfection, mais une perfection commandée par la vente. On veut plaire au lecteur moyen. On croit savoir ce que veulent les gens. Je crois qu'on ne fait pas de différence entre trou du cul et creux du coude.
Il y a des lecteurs et des critiques qui soutiennent qu'il existe en moi une contradiction entre l'écrivain et l'homme. Ce sont des gens qui ne m'ont jamais connu en tant qu'individu. Ma conviction est que je me décris d'assez près dans mes livres. Tout de moi y est : le sensuel, le philosophe, le religieux, l'amoureux du beau. Je me tiens pour un être à multiples facettes ; si on ne le remarque pas dans la conversation, la faute en est peut-être aux circonstances. Quand je revois mes années parisiennes et mes amis les plus chers d'alors et que je pense au genre d'entretiens que nous avions, je me dis qu'il s'agissait de conversations d'un tout autre ordre. Ma conversation se situe à bien des plans différents. Je peux parler la langue du ruisseau, mais aussi celle des anges, si l'on me passe l'expression. C'est tous les jours fête, en quelque sorte.
Quand j'écris à la main, je suis plus sincère. C'est que je m'écarte de mon moi « littéraire ». Dès l'instant que je m'assieds devant ma machine à écrire, mes doigts prennent déjà le commandement, me changent profondément, me mettent dans le sillon de l'écrivain. Quand je prends la plume, c'est un peu plus embarrassé, plus gauche, moins naturel ; il n'y a plus la même facilité. Prenons un exemple. Picasso a souvent dit de son œuvre que, lorsqu'il en a fini avec une toile, si elle contient des traits aimables et charmants, il les retranche parce qu'ils sont l'expression de sa facilité. Ce qu'il veut, c'est que cela sorte des tripes, qu'il ait à se battre, et non que cela lui plaise seulement. Il est naturel que je sois plus littéraire quand j'écris à la machine. Les choses coulent plus aisément, plus parfaitement aussi. Tandis que, à la plume, c'est la bagarre ; le matériau semble venir d'une autre source.
Pour la parole, c'est extrêmement variable. Avec certaines gens, c'est comme un flot, une cataracte. Avec d'autres, c'est plein de « hem » et de « heu », quand je ne me tais pas. Tout dépend de la façon dont on vous touche, et où. Tout dépend de la partie adverse et de mon état : détente, bonne forme, bonne humeur, aptitude à me révéler et à m'exprimer. Bref, toutes sortes d'éléments. Je sais parfaitement qu'il y a de l'acteur en moi et que tout le monde est malhonnête dans une certaine mesure — celle-là même où nous jouons la comédie. Nous savons ce que nous valons, ou ce que nous prétendons valoir, ou alors nous voulons faire impression, et tout cela colore nos discours. Si vous parlez à une fille dans le désir de l'impressionner, et que vous soyez follement amoureux d'elle, ce ne sera pas la même chose que si vous vous adressez à une autre dont vous vous foutez éperdument.
Et de même pour les hommes. Il y a des hommes dont on a envie de se sentir tout proche, ou qu'on voudrait déboutonner, ou bien impressionner. On se sent inférieur ou supérieur, etc. Toute une foule de facteurs entrent en jeu dans ce genre de face à face.
Parlant en tête à tête avec quelqu'un, il m'est arrivé d'éprouver le désir d'exprimer ardemment, sincèrement, une pensée, et puis de me prendre brusquement à mentir, ou à déformer cette pensée pour satisfaire un caprice du moment. Je crois comprendre et admettre beaucoup de choses à mon endroit. Et pourquoi avoir honte, et de quoi ? Personne n'est parfaitement honnête. Tout est mitigé, tout est « grisaille », et pas seulement blanc bonnet et bonnet noir.
S'il m'arrivait d'écrire à la machine pour raconter une certaine expérience, puis d'écrire une lettre à quelqu'un sur le même sujet, ou d'en parler directement à cette personne, chaque version serait différente. Ce que l'on omet ou que l'on met est affaire de choix. C'est à la machine que j'ai le sentiment de me donner le plus entièrement. Dans la conversation, je peux aussi m'exprimer pleinement ; mais la note de sincérité est plus profonde encore.
Sciemment ou non, quand j'écris une lettre à la main, il est probable que je me rapproche de très près de la conversation. Car j'ai vraiment envie de me dévoiler. Quand il est question de se dévoiler, on songe naturellement à la conversation, au besoin de se vider devant quelqu'un, de faire part de quelque chose.
Quand on écrit, il faut qu'il y ait quelque chose de plus, une qualité supplémentaire. Il y a du comédien dans l'écrivain. D'ordinaire, on sait clairement où on va. On parle souvent d'écrivains qui se mettent en transes. Oui, j'ai connu cela. Les mots giclent de nulle part et de partout. J'ai été « victime » de cela. On aurait cru une lance d'arrosage m'aspergeant soudain d'un torrent de mots, que je retranscrivais seulement sur le papier. Ce sont là des moments glorieux, mais terribles — plus moyen de fermer la foutue vanne ! J'en venais à implorer : « Assez ! Arrêtez ! Foutez-moi la paix ! » Mais c'est le genre de chose qui n'arrive pas tous les jours. Dieu merci ; on en crèverait d'épuisement.
Pour en revenir à cette part de comédien dans l'écrivain... L'écrivain adopte une certaine contenance devant les choses, et, en même temps, il affronte le monde. Le monde est là, dehors, et il ne le voit pas distinctement, mais il le sait à l'écoute. Tout comme le virtuose sur scène. Il y a vraiment une idée, là... D'un autre côté, quand on écrit à un ami, on essaie d'être sincère. Et quand on parle à un ami, il y a un peu des deux. On retrouve la comédie. Face à quelqu'un, je peux extraire de moi des pensées que je n'aurais jamais eues face à la machine à écrire ou dans une lettre.
« Le miracle d'une âme avançant droit devant soi n'existe pas. »
Je ne pense pas qu'un écrivain se sente bien sous prétexte qu'il revit une expérience. S'il se sent bien, à mon avis, c'est qu'il est en mesure de transcrire l'expérience sur le papier. C'est l'aptitude à faire revivre la chose qui rend heureux, non le fait de la revivre. Cela, c'est secondaire. Pour moi, en tout cas. Je trouve ma joie dans l'accomplissement. Du moins c'est mon impression. Si l'on pense que c'est façon de prendre mon désir pour une réalité, alors c'est inconscient de ma part. Mais que cela y entre pour quelque chose, pas de doute.
J'ai commencé par batailler. Je disais que, à la grâce de Dieu, j'allais écrire la vérité. Et je croyais le faire. Je me suis aperçu que je n'y arrivais pas. Personne ne peut écrire la vérité absolue. Impossible. Le moi ne le permet pas. La vérité, j'en ai peur, vous file entre les doigts. Pas moyen de la capturer. Peut-être y parvient-on dans le silence de soi-même, par moments, et encore est-ce très rare. Tous, nous vivons un mensonge, je crois. Jamais nous ne vivons face à face avec la vérité sur nous-mêmes.
Si je jette un regard en arrière sur ma vie, je ne vois pas qu'un seul moi. J'en vois des quantités. Il m'arrive de m'étonner d'un certain moi que je dévoile. Nous ne sommes jamais chacun un seul et même moi ; nous ne suivons pas l'admirable route d'une évolution, continue ou ascendante. Nous zigzaguons en dents de scie. Le miracle d'une âme avançant droit devant soi n'existe pas.
Quand je traite par écrit un sujet amusant, je ne prends pas le temps de penser à y mettre de l'humour. Je n'ai pas d'idées préconçues. Je jette les choses sur le papier et, que cela tourne à l'humour ou à la tristesse, je n'y peux rien. Je ne pense pas aux effets — pas d'habitude. Cela dit, puisqu'il est question d'effets, parfois, lancé dans une description, je peux m'arrêter pour réfléchir à un truc de ce genre et me dire : « Insère donc cela, glisse donc ceci, supprime ça. » Sous prétexte que cela fait mieux dans le tableau. Mais quand je traite de mes sentiments, non. Ils viennent comme ils sont. Si c'est drôle, tant mieux ; sinon, tant pis. Très souvent, je ris en écrivant. Très fort.
« La littérature pornographique me laisse complètement froid. »
Dans ma jeunesse, un jour j'exultais, le lendemain j'étais déprimé. Ensuite, à partir de la quarantaine et demie, je suis arrivé à plus de sérénité. « Acceptation » est un mot que j'aime à utiliser constamment. C'est un mot capital pour moi. Accepter la vie telle qu'elle est, la voir comme elle est, la prendre pour ce qu'elle est, sans illusion ni faux espoir à son sujet. Le jour où je me suis débarrassé de mon « idéalisme », j'ai fait un pas énorme, dirais-je, vers la santé. Dans son Gargantua, Rabelais inscrit au-dessus du portail de l'Abbaye de Thélème : « Fay ce que vouldras. » Et saint Augustin dit aussi à sa façon : « Aimez Dieu et faites ce qui vous plaît. » Quelle merveille ! Cela signifie que l'esprit, l'Esprit Saint, voilà l'important — et non la morale, l'éthique. Quiconque est pénétré du bon esprit ne peut mal agir. Donc, faire ce qui plaît ne peut apporter que bonheur — à soi-même comme à ses frères humains.
Si j'ai parlé du sexe dans mes livres, c'est, je pense, à cause de l'énorme part qu'il tenait dans ma vie. Il a toujours été la dominante. Franchement, je n'ai guère écrit de choses sur mes vraies amours. Il en est même (les plus grandes) auxquelles on ne trouve pas la moindre allusion. J'ai seulement voulu couvrir une certaine période de temps avec mes livres — sept ou huit années en compagnie de la même femme, June (la Mona des livres). Et puis, impulsivement, j'ai bifurqué dans toutes les directions. Mais raconter ma vie avec June, tel était mon principal objectif.
L'amusant de la littérature pornographique, c'est qu'elle me laisse complètement froid. Son effet est à peu près nul. De fait, je dirais même qu'elle m'assomme. C'est vrai, je n'ai pas lu beaucoup de ses fameux classiques — pas plus que je ne sais pourquoi ils ne m'ont jamais attiré. Je tiens assez du voyeur. L'image, la photo m'intéressent énormément. Elles me stimulent. Les livres sur le sexe, non, pas tellement. Sauf s'il s'agit d'un grand artiste.
L'autre jour, je parlais à de jeunes Japonaises. Elles disaient leur écœurement des films dits « porno ». Pure merde, selon elles. Pas d'accord. Je dis qu'il est contre nature pour quiconque de se voiler la face, si tocards que soient ces films. Ils montrent une pine et un con, et qui baisent — passionnant ! Comment cracher dessus, du moment qu'on a soi-même une pine ou un con ?
J'ai lu les grands — Casanova, Rabelais, Boccace, Pétrone — l'auteur du Satyricon — et je les ai beaucoup aimés dans ma jeunesse. Je ne pense pas qu'il en irait de même aujourd'hui. Mais alors, oui, ils me remuaient les sangs.
Récemment, j'ai lu un livre intitulé Ma vie secrète. Il y a une bonne vingtaine d'années, notre censeur, alors inavoué, me l'avait recommandé : « De tous les livres de ce genre que j'aie lus, pour moi c'est le plus grand », me disait-il. L'auteur avait, en quelque sorte, l'amour du con. Il adorait les femmes, uniquement pour le sexe. Il semble qu'il se soit envoyé toutes sortes de créatures. Au fond, il était incapable de penser à autre chose. Il avait de l'argent, tout son temps. La lecture de son œuvre est passionnante parce qu'on n'y parle que de sexe. Pas question de qualité littéraire. Zéro absolu. Comptabilité pure, coup par coup. Cela m'a d'abord passionné ; mais, au bout de deux cents ou trois cents pages, quel ennui !
« Il y a autant de mystère et de magie en Dieu que dans la nature de l'univers. »
Je n'ai jamais écrit de la sorte, quoi qu'en disent les critiques. Tout est là. J'allais plus loin ; j'exagérais souvent, ou je déformais, parce que je suis un autre type d'homme. La méthode d'écrivain de cet auteur ne me suffirait pas. J'ai besoin de construire, d'élaborer, de fabriquer. Pour moi, c'est le fondement de toute création. Après tout, cette affaire de sexe dépasse le sexe même, tant elle tient des forces élémentaires. C'est tout aussi mystérieux et magique que quand on parle de Dieu ou de la nature de l'univers.
On a dit de moi que j'injectais des passages juteux à seule fin d'empêcher le lecteur de s'endormir. C'est faux. Des juges ont déclaré : « C'est un bon écrivain ; mais pourquoi écrire des choses de ce genre, sinon pour faire de l'argent ? » Je parle ici des tout premiers livres, où je raconte ma première vie. Mais mon existence quotidienne regorgeait de cette matière à objection et à suspicion. Il y en avait tant et tant ! Et pourtant, ma vie ne ressemblait pas, j'imagine, à celle de la plupart des hommes. Le sexe n'était pas chose ordinaire pour moi. Liée au con, il y avait la femme elle-même, et la femme était l'élément le plus intéressant. Le con avait son importance, oui, mais ce n'était pas tout, à de rares exceptions près. Quand les hommes disent d'une femme qu'elle « n'est qu'un con », ou mieux : qu'elle « n'est que con », c'est également plein de sens. Mais c'est la femme en son entier qui m'a toujours intéressé. Bien plus : c'est l'esprit. « Que pense-t-elle ? De quel genre est-il, cet esprit avec lequel je suis aux prises en ce moment ? Vas-y, fonce ! Perce !... » C'est qu'il y a pas mal du détective en moi. Si je n'étais devenu écrivain, je crois que j'eusse fait un excellent limier. Vrai.
Mais, pour en revenir à ces parties contestées de mes livres, j'irai presque jusqu'à dire que c'était, de ma part, un petit travail d'artiste assez inconscient. Non seulement cela — je peux fournir une autre explication de ces passages. Chez moi, une chose entraîne l'autre, et très différente souvent. Mon esprit ne pense pas en ligne droite. Ma pensée est explosive. Elle éclate dans maintes directions différentes. Quand j'ai une idée, je file dans tous les sens à la fois, sans savoir lequel suivre. C'est pourquoi, tant de fois, on trouve le chaos dans mon œuvre. J'explose, voilà tout.
Autre chose : il y a une leçon que doit apprendre l'écrivain, et c'est de savoir se refréner et écrire le mot « Fin ». Je pourrais continuer à perpétuité ; il m'arrive de tout arrêter, brutalement.
« Aujourd'hui très souvent je ne me sers pas de mes notes mais j'adore les écrire. »
Mes carnets de notes commencent dès le début de mon séjour à Paris. Je crois que, en ce temps-là, j'en avais toujours un sur moi. J'étais pareil à un reporter en liberté. Je prenais si scrupuleusement note qu'on aurait pu me croire à la solde d'un très grand journal. Je notais tout. Je gardais les menus de restaurant, les programmes de théâtre, tout, et j'en collais des tas dans mes carnets, n'importe quoi. Aujourd'hui, très souvent, je ne me sers pas de mes notes, mais j'adore les écrire. Elles m'allument. Souvent, je m'assois pour les parcourir, puis les écarte entièrement. Mais elles servent à mettre en route la machine. Même chose pour les mots. Je me prends d'amour pour certains d'entre eux et les couche sur une grande feuille de papier d'emballage.
C'est seulement quand, quittant Paris pour la Grèce, j'ai compris que ce serait peut-être sans retour, que j'ai résolu de faire relier mes carnets. Et j'en ai bien d'autres que ceux qui sont dans la bibliothèque. J'ai fait cadeau de quelques-uns d'entre eux à des gens. J'ai rempli sept livres à la main, sept livres pleins, des maquettes d'imprimeur, et j'en ai fait cadeau à des amis. Le seul qu'on ait jamais publié, c'est un petit volume sur Hans Reichel, intitulé L'Ordre et le chaos chez Hans Reichel. Ce serait formidable de voir imprimer les autres, un jour ou l'autre, bien que je ne les aie jamais écrits dans cette intention.
Ces livres que j'ai écrits pour mes amis, le sont tous de ma main, ce qui m'arrive rarement, sauf pour les lettres. Écrire à la main, je le répète, me fait l'impression d'être plus sincère et moins littéraire. La machine à écrire me donne trop peu de mal ; c'est comme de faire des gammes au piano. Les doigts assurent en quelque sorte la marche du cerveau.
J'espère connaître une vie plus facile. Mon désir serait de vivre tranquillement, en paix, et de travailler. Je voudrais qu'on m'oublie pour avoir plus la paix. Je n'ai que faire de la publicité : elle me rend malheureux.