Il semble que, toute ma vie, je n'aie jamais choisi l'endroit où je vivais. Je me suis toujours trouvé mis là, par la force des circonstances. Je n'avais pas non plus choisi Big Sur, en Californie, bien que ce soit le seul lieu d'Amérique où j'aie pu me dire chez moi.

J'ai quitté la France en juin 1939, pour la Grèce. La guerre éclata quand j'y étais encore. Le consul des États-Unis m'ordonna de regagner New York. C'est là que j'écrivis Le Colosse de Maroussi. J'ai mis tout mon cœur dans ce livre. Je n'étais resté en gros que huit ou neuf mois en Grèce ; j'y avais découvert un paradis. J'avais toujours estimé que la France était le seul pays — mon pays. J'avais même voulu devenir citoyen français. À cette époque, il fallait payer pour le devenir, et je n'avais pas la somme nécessaire. L'eussé-je eue, que je serais sûrement devenu français.

De toute façon, parvenu en Grèce, je découvris un monde totalement nouveau. D'abord, c'était le monde de la nature et des hauts lieux. Jamais encore je n'avais visité d'endroit qui m'eût autant donné le sentiment du sacré. C'est là une impression écrasante. On sait d'emblée que des événements d'une importance indicible se sont passés là. Et puis, il y a la lumière, l'incroyable lumière du ciel grec. Je n'en ai jamais vu l'égal nulle part.

 

« J'ai failli m'installer en Grèce. »

 

Je m'étais rendu en Grèce à l'invitation de Lawrence Durrell. Il était venu à Paris peu après avoir lu Tropique du Cancer. Il m'avait écrit une vraie lettre d'admirateur, et il s'en était suivi un échange de correspondance. Puis, un jour, à peu près un an plus tard, il a débarqué avec sa jeune femme. Il y avait déjà quelque temps qu'il vivait en Grèce, et il me pressait constamment de le rejoindre dans l'île de Corfou où il résidait. J'ai résisté plusieurs années et n'y suis allé qu'à l'approche de la guerre. Même alors, je ne croyais pas que la guerre éclaterait. Je pensais m'offrir une année de vacances studieuses et revenir en France. Sans l'intervention de la guerre, je me serais installé à demeure en Grèce. Je m'y sentais chez moi.

Toujours est-il que ce fut la guerre et que notre consul à Athènes — écrivain assez connu, soit dit en passant — s'empara de mon passeport, le barra d'une grande croix et me déclara que je devais repartir pour l'endroit d'où j'étais venu. Naturellement, je n'avais aucune envie de retourner en Amérique, encore moins à New York. Je demandai au consul si j'avais droit à l'Amérique du Sud, ou à la Chine — n'importe où, sauf l'Amérique... « Non ! » Ordre de retourner à New York. Je faillis en avoir le cœur brisé. Je ne voulais pas ; j'en avais définitivement soupé de l'Amérique. Mais quelle chose étrange que le destin ! Deux années plus tard ; je me suis retrouvé à Big Sur, autre lieu sublime et qui, d'une façon, se comparait favorablement à la Grèce, à ma Grèce. J'ai vécu là dix-sept années. Et, cette fois encore, au milieu de quoi ? Montagnes, ciel, océan — tout juste une poignée d'êtres humains. La solitude de l'endroit était une merveille pour moi.

J'ai vécu en célibataire un temps.

Je venais de m'installer, quand un mot m'apprit que ma mère était mourante. Je partis pour New York. Elle ne mourut pas. Pas cette fois.

Durant mon séjour à New York, je fis la connaissance d'une jeune fille, diplômée de Bryn Mawr, et qui devait entrer à Yale, pour y étudier l'histoire, ou plutôt la philosophie de l'histoire. Elle s'appelait Janina Martha Lepska. Elle devint la mère de mes enfants, Tony et Val. À l'époque où je la rencontrai, elle avait vingt ans. Je la ramenai à Big Sur ; nous nous étions mariés à l'hôtel de ville de Denver, en chemin.

À Big Sur, je recevais des droits d'auteur de temps à autre, mais extrêmement maigres. J'ai vécu très pauvrement, avec presque rien. Nous avions notre potager, les coquillages et les poissons de l'océan. Les amis nous apportaient de la bouffe. Nous partagions avec les voisins. Je n'avais pas de grands besoins à l'époque. Combien — combien peu — d'argent avions-nous ? J'ai oublié, mais je me souviens que mon ami Emil White, qui vint s'installer un mois après nous, s'en tirait avec une dizaine de dollars par semaine, une cinquantaine de francs, tout compris : loyer, nourriture, cigarettes et vin. Dix dollars par semaine ! Les temps ont bien changé.

J'ai d'abord habité l'endroit connu sous le nom de Népenthé maintenant, et qui n'était alors qu'une cabane en gros bois. Un de mes amis m'y a largué un jour, en me disant : « Va voir ça. Il faut que tu voies Big Sur. Il y a des chances que Lynda (Sargent) t'invite à rester un peu. » Ce qui fut le cas. C'était une femme admirable et pleine de chaleur, que cette Lynda Sargent. J'écrivais, je peignais, et elle faisait la cuisine — sur un poêle à bois ! J'ai été son hôte pendant deux mois au moins. Ensuite, l'idée qu'elle allait peut-être m'avoir sur le dos pour de bon a commencé à l'inquiéter. J'étais sans argent — un vrai mendiant. Elle m'a aidé à trouver un coin où m'installer, une autre cabane appartenant à Keith Evans, alors maire de Carmel. Il me l'a offerte pour dix dollars par mois ; et si je ne pouvais pas payer, déclara-t-il à Lynda, eh bien ! il me la laisserait pour rien. C'était sur le Crêt de Partington ; j'y suis resté un an.

C'est au cours de cette année-là que je suis allé voir ma mère, à New York, et que j'ai ramené une nouvelle femme. Ma fille Valentine est née environ un an plus tard. Ensuite le maire est revenu de guerre, et j'ai dû vider les lieux.

Nous avons déménagé pour nous installer dans une cahute à Anderson's Creek, juste au bord de la falaise. La grand-route qui traverse Big Sur a été construite autrefois par une colonie de forçats. Nous occupions une de leurs cabanes pour sept dollars par mois, environ trente-cinq francs. Nous y avons passé notre seconde année.

Puis, j'ai rencontré une femme merveilleuse, Jean Wharton, dont je parle dans Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch. Elle s'est montrée extraordinaire pour nous. Elle était propriétaire de la maison qui m'appartient maintenant, et un jour elle m'a dit : « Vous savez, au fond, cette maison est vraiment à vous. Je vous vois très bien y vivant. Pourquoi ne la prendriez-vous pas ? » J'ai répondu : « Avec quoi ? Vous savez bien que je n'ai pas d'argent. — Si vous la voulez, je vous la vends, m'a-t-elle dit. Vous paierez quand vous en aurez les moyens. Cela ne m'inquiète pas du tout. » J'ai accepté et, deux mois plus tard, je recevais mon premier gros chèque de France. C'était inattendu et j'ai payé tout, d'un coup, et mille dollars de plus, en prime.

Mes deux enfants ont été une bénédiction. Ils ne sont pas nés à la maison — nous n'avions aucun confort. Il n'y avait pas de médecin à Big Sur, pas même un téléphone à proximité. Du jour où ils sont nés, j'ai été le plus heureux des hommes.

Quand ils étaient tout petits, je me levais souvent la nuit pour leur donner à manger. Bien mieux, je changeais les couches. Je n'avais pas de voiture en ce temps-là ; je fourrais les couches sales dans un sac, un grand sac de blanchissage, et je faisais près de dix kilomètres à pied, jusqu'aux sources chaudes (aujourd'hui propriétés d'Essalen) et les lavais dans cette eau de source, puis les ramenais à la maison. Dix kilomètres ! Qu'on me parle de bébés, c'est un souvenir que je ne suis pas près d'oublier.

 

« Quiconque n'a jamais eu d'enfant ne sait pas ce qu'est la vie. »

 

Après que ma femme m'eut quitté, j'ai gardé les enfants tout seul pour un temps. Rien n'est plus dur pour un homme que d'avoir à s'occuper de marmots de trois ou cinq ans, débordants de vie, et que d'être bouclé avec eux dans une seule pièce, surtout pendant les pluies. En hiver, à la saison des pluies, nous étions comme naufragés. Je les faisais manger, les changeais, lavais le linge, leur racontais des histoires. Impossible d'écrire. Chaque jour, quand arrivait midi, j'étais vidé. Je leur disais : « Pionçons un coup ! » À peine étions-nous tous les trois au lit, qu'ils se mettaient à grouiller, brailler, se battre. À la fin, j'ai dû demander à ma femme de les prendre avec elle. J'avais beau les adorer, la situation me dépassait. C'est une chose que je n'oublierai jamais, le genre d'expérience qui a renforcé mon respect pour la femme, je crois bien. J'ai mesuré tout l'énorme travail que cela représente pour une femme mariée, que de faire la cuisine, la lessive, le ménage, de soigner les enfants, et le reste. C'est là une chose qu'aucun homme ne peut comprendre ni mener à bien, si dur qu'il travaille.

Les petits étaient d'âge assez rapproché, avec deux ans et demi de différence. Ils passaient le temps à se battre comme des ennemis jurés. Bien entendu, aujourd'hui ils sont bons amis.

Quand Val a eu dans les trois ans et qu'elle a commencé à trottiner à côté de moi, je l'emmenais en forêt, tous les jours, faire une longue promenade, au bord d'un torrent étroit. Je lui montrais les oiseaux, les arbres, les feuilles, les pierres, et lui racontais des histoires. Puis je la soulevais de terre et la portais sur les épaules. Jamais je n'oublierai le premier air que je lui ai appris à chanter : le Yankee Doodle Dandy. C'était une grande joie que de marcher en sifflant, avec la petite sur mon dos. Quiconque n'a jamais eu d'enfant, ne sait pas ce qu'est la vie. Oui, les miens ont été une grande bénédiction.

Dans le même temps, je me disputais affreusement avec ma femme. Nous étions très malheureux ensemble. Le petit studio où je travaillais avait une immense baie vitrée. Les petits avaient coutume de venir cogner à la fenêtre : « Tu viens ? Tu viens jouer ? » Ma femme leur interdisait de me déranger dans mon travail. Elle les punissait s'ils le faisaient. Moi, je n'attendais que ces interruptions : « Mais oui, je viens. À quoi voulez-vous jouer ? À la balle ? Ou bien est-ce qu'on va se promener ? » répondais-je. Je crois que ce furent les jours les plus heureux de ma vie. Pour moi, l'âge idéal des enfants, c'est entre cinq et huit ans. Même au-dessous, cela va encore. Mais pas trop au-dessous. Il faut qu'ils puissent marcher et parler un peu. Une fois, à dîner, j'ai commencé une histoire que je n'ai jamais terminée. Tous les soirs, ils me disaient : « Raconte la suite. » Et très vite, sans prendre le temps de penser, j'inventais une suite. C'était fantastique. Je regrette de n'avoir pas noté cela sur le papier. Ils étaient sous le charme, en écoutant ce feuilleton quotidien. Je ne réfléchissais pas du tout, je n'en avais pas le loisir. Cela coulait à flots de moi. J'avais inventé une paire de personnages invraisemblables et les mettais en scène, dans d'étranges et impossibles aventures. De l'action avant tout ! Mais le plus beau était que je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait venir.

Ce qui vint, ce fut le divorce. Les sept ans rituels avaient passé, et le mariage cassa. Lepska partit.

Quelques mois plus tard, une autre femme est entrée dans ma vie. Une femme tombée du ciel. Elle vivait à Los Angeles et c'était une de mes ferventes admiratrices. Cela a commencé par une correspondance. Elle savait tout de moi et de mon œuvre. Je ne l'avais jamais rencontrée avant le jour où elle débarqua en disant : « Me voici. » C'était un premier avril. Inoubliable ! « Me voici, et je reste, si vous voulez de moi. » C'était Eve.

Nous ne nous sommes pas mariés tout de suite. Auparavant, nous avons vécu ensemble sept ou huit mois. Nous avons passé notre lune de miel à Paris. Elle devait avoir au plus vingt-sept ou vingt-huit ans, et je devais bien en avoir au moins soixante. La différence d'âge ne m'a jamais tourmenté. Jamais de ma vie. Je ne crois pas que l'on puisse tirer de conclusion spéciale sur les conséquences de la différence d'âge entre mari et femme. Tout dépend des individus. Pour un homme de nature créatrice, l'âge n'a pas grande importance. Il suffit de voir Pablo Casals et Picasso. Pour une femme jeune, on ne représente pas seulement le retour au père, on est aussi le maître à penser et l'amant. Et quant à la vie sexuelle, tout dépend aussi des individus. Je connais des mariages où la sexualité entre pour peu de chose, mais où les rapports sont bons. Certes, l'homme âgé est toujours à la merci du jeune loup, beau gars, et sans cervelle la plupart du temps, mais parfaitement capable, d'habitude, de chiper une femme, même au meilleur des types.

Il arrive qu'une femme puisse vivre heureusement mariée avec un homme beaucoup plus âgé, tout en ayant peut-être quelques aventures, sans pour autant songer à rompre les liens. Les hommes ne savent jamais à quel point une femme peut être indifférente à ce que l'on appelle l'attirance physique et s'éprendre parfois d'hommes plus âgés et sans beauté, voire laids. Bon Dieu ! — et dire que ce sont ces salopards sans allure qui se dénichent les plus belles femmes !

 

« Je n'ai rien du mâle dominateur. »

 

On me demande toujours s'il y a similitude entre les femmes que j'épouse. Il doit y en avoir une. J'en ai parfois conscience. Pas toujours ! Et pourtant, si je les mets l'une à côté de l'autre, la différence est totale entre les personnalités. La réponse devrait être : non, elles n'avaient rien de commun. Cependant, il devait bien y avoir quelque chose, pour moi. Je crois savoir où réside l'attrait : j'aime les fortes femmes. J'ai une sorte de passivité, de faiblesse, en un sens. Je n'ai rien du mâle dominateur, et suis régulièrement attiré par les femmes qui ont de l'énergie et du caractère. C'est une chose que j'ai remarquée. Notre champ de bataille, c'est l'esprit. Également, je crois être intrigué par les femmes un peu tortueuses, qui mentent, jouent la comédie, me laissent désorienté et toujours sur la brèche. J'ai l'air d'adorer cela !

De fait, j'ai constaté de très grandes différences, tant physiques que mentales, bien que je doive reconnaître que presque toutes les femmes que j'ai aimées étaient belles. La plupart de mes amis en conviennent avec moi. Elles exerçaient une forte attirance sexuelle. C'était un élément nécessaire, sans être pour moi une préoccupation majeure. Ce qui m'intéresse, c'est le caractère de la femme, sa personnalité, son âme, pourrait-on dire. Oui, qu'on le croie ou non, c'est l'âme de la femme qui me touche le plus.

Les hommes répètent constamment : « Les femmes de mon choix. » Moi, je dis que ce sont elles qui nous choisissent. Je ne m'accorde pas le crédit du choix. Oui, je leur ai couru après, je me suis battu et tout ; mais quant à dire : « Ah, celle-là, je la veux. C'est mon type ; il faut que je me la décroche » — non, ce n'est pas ainsi que ça se passe.

C'est fou, le nombre d'hommes qui considèrent les rapports avec une femme sous l'angle de la sexualité. Moi, ce qui m'intéresse, c'est la pensée du sexe. Tout ce qu'il y a autour, tout ce qui a un lien avec le domaine de la pensée m'intrigue. Bien sûr, j'ai énormément d'imagination. Je peux m'étonner du mystère, me demander comment on fait ça, ici ou là, partout dans le monde, et comment c'est pour telle espèce de type humain, etc. Mais le sexe n'est pas un impératif. Je peux tout aussi bien m'en passer.

 

« Je commence par mettre les femmes sur un piédestal. »

 

Je pense, oui, que les femmes ont du mal à vivre avec moi. Et pourtant, je crois être l'homme le plus facile du monde. N'empêche, il se trouve finalement qu'il y a un peu du tyran en moi. Peut-être mon sens critique ressort-il très vivement quand je vis avec un être, homme ou femme indifféremment. J'ai un grand sens de la caricature. J'ai tôt fait de découvrir le tendon d'Achille, les faiblesses, et de les exploiter. C'est plus fort que moi.

Voilà le genre de personne que je suis. Je commence par mettre les femmes sur un piédestal, par les idéaliser ; puis je les démolis. Je ne sais si ce que je dis là est l'exacte vérité, mais il semble que cela se passe ainsi. Et pourtant, je suis demeuré leur ami à toutes, sauf une, et leur ami très cher. Elles m'écrivent pour me dire qu'elles m'aiment toujours, etc. Comment l'expliquer ? Elles m'aiment pour moi-même, mais ne peuvent vivre avec moi.

Je n'ai jamais eu beaucoup de mal à écrire, en n'importe quel lieu, peut-être parce que je n'écris que quand je m'en sens. Je ne me suis jamais forcé. J'écrivais tous les jours, puisant chaque fois à une source nouvelle. J'avais ma discipline. À Big Sur, je me couchais tôt. Il n'y avait ni télévision, ni radio, ni rien. J'étais au lit à neuf heures, et réveillé à l'aube. Je regardais le soleil se lever. Après le petit déjeuner, j'allais droit à mon studio et j'écrivais jusqu'à midi. Puis je piquais un somme ; après quoi, si j'en avais le courage, je peignais. Et, avec tout cela, je me débrouillais pour trouver le temps de jouer avec les petits et de faire de longues promenades solitaires dans les collines et les bois.

À Big Sur, mon principal ami, mon grand ami, était Emil White. Il arriva un mois après mon installation. Nous étions intimes ; il me rendait souvent visite, ou alors c'était moi qui allais le voir dans sa cahute au bord de la route. Rien de commun entre mes conversations avec lui et celles que j'avais eues à Paris avec Michael Fraenkel. Il était facile à vivre, Emil, et toujours prêt à vous faire la cuisine. Grand lecteur aussi. Il gagnait maigrement sa vie en vendant des livres par correspondance. Il avait mené une existence d'aventurier avant de venir en Amérique. À l'âge de dix-sept ans, il fut, un jour, condamné à mort, pour avoir participé au mouvement révolutionnaire en Hongrie. Il sauva sa peau par miracle.

Il ne manquait pas de gens intéressants à Big Sur. Notamment mon voisin le plus proche, Harry Dick Ross, que je voyais fréquemment. Autre grand lecteur, propriétaire d'une admirable bibliothèque. L'un des hommes les plus cultivés que j'aie jamais connus. Chaque année, il relisait ses auteurs préférés. J'ai passé nombre d'heures merveilleuses à bavarder avec lui, non seulement de livres, mais de tout ce qui existe au monde. Comme tant de personnages hors du commun, il avait fait son éducation tout seul.

Il y avait aussi Jack Morgenrath, qui venait de New York. C'était un type magnifique, qui n'avait jamais vécu à la campagne. On l'avait élevé en le destinant à devenir rabbin. Il était venu à Big Sur, parce qu'il avait envie de mener l'existence de pureté merveilleuse dont on lui avait tant parlé. Il ne savait que faire, à son arrivée ; il trouva bientôt du travail comme jardinier, d'une maison à l'autre. Quand il s'arrêtait en passant, pour boire un verre de vin, il restait des heures d'affilée. Nous parlions de quantité de choses, y compris de religion et de philosophie. C'était une âme douce, paisible, anarchiste.

Et puis il y avait encore un type admirable, que j'ai revu lors de ma dernière visite à Big Sur : Howard Welch, le ramasseur d'ordures, homme délicieux, originaire du Missouri. Il débarqua un beau jour dans le désir de se joindre à la communauté de Big Sur, en déclarant : « J'ignore ce que je peux faire. Je n'ai aucun talent d'aucune sorte, mais je suis prêt à tout ce qu'on voudra. » Il commença donc par creuser des fossés, laver la vaisselle, réparer les plomberies, toutes sortes de petits métiers. Puis un jour, il s'aperçut que la communauté manquait d'un ramasseur d'ordures. Nous n'avions pas le droit de jeter les déchets d'aucune sorte dans l'océan. Nous étions censés les trimbaler jusqu'à Monterey, à soixante-cinq kilomètres de là. Howard s'acheta donc de grands tonneaux et un camion — je ne sais qui l'aida financièrement — et ramassa chaque semaine les ordures, moyennant une somme modique pour sa peine. Il vivait très bien ainsi. Lui non plus n'avait pas fait de vraies études, mais c'était un plaisir de l'écouter parler. Il ramassait les saletés, les camionnait jusque chez lui, où il avait une grande cour, déversait le tout et l'inspectait, triant, dénichant des trucs, le genre d'objets extravagants qu'on a l'habitude de jeter. Sa maison était meublée de tous ces rebuts : lits, sièges, cages à oiseaux, tout ce qu'on voulait. Voilà un homme qui s'est parfaitement accompli. Pas financièrement, non, mais spirituellement. Un homme heureux. Aujourd'hui, il écrit, dessine, peint ; et tout cela, tout seul. Il ne sait pas la grammaire, son orthographe est mauvaise ; peu importe, il écrit. Je lui dis : « Mais c'est magnifique, Howard ! Même si on ne te publie rien, ne t'en fais pas. Tu aimes écrire ? Alors, continue ! » Et lui : « Henry, c'est toi qui m'as mis sur la bonne voie. » Par quoi il entend : faire ce qu'on a envie de faire, rien d'autre. Peut-être est-ce Dieu qui dispose du reste, des déchets.

Il y a un homme — je ne sais plus si j'ai parlé de lui — que j'ai connu tout au début de mon installation au Crêt de Partington. Nous étions les seuls à vivre sur cette crête, alors. Lui, il vivait perché tout au sommet ; je n'étais qu'à trois cents mètres d'altitude. Son nom : Jaime Di Angulo. Son père avait été ambassadeur d'Espagne en France. Jaime s'était enfui de Paris vers l'âge de dix-neuf ans, pour être cow-boy en Amérique. Ce qu'il devint. Il vécut ensuite chez les Indiens et fut fait chaman. Il entreprit des études d'anthropologie, puis de physique, à John Hopkins. Il parlait couramment un tas de langues. Il avait une grossière cabane, sur la crête. Avant de venir à Big Sur, il avait vécu à grandes guides à San Francisco. À Big Sur, il adopta un genre de vie entièrement neuf. Une vie de sauvage. Il lui arrivait de rôder entièrement nu. Il montait beaucoup à cheval, souvent nu aussi. Au milieu de la baraque en ciment qu'il s'était construite, il gardait un gros billot à découper. À deux ou trois mètres de là, sa table croulait sous les dictionnaires de langues étrangères. Il a écrit un livre sur le langage, si peu orthodoxe qu'il n'a jamais trouvé d'éditeur. Il chassait pour se nourrir et faisait sa cuisine à même la cheminée. Il avait foré un trou dans le toit, pour permettre à la fumée de s'échapper. Il est mort tragiquement.

J'avais un ami dans les monts Carmel, un peintre du nom d'Ephraïm Doner, qui était aussi un extraordinaire personnage. En revenant de faire mes courses à Monterey, je m'arrêtais souvent chez lui pour dîner. C'était un cuisinier remarquable. Nous faisions aussi beaucoup de ping-pong. Il était très pauvre. Il n'a pour ainsi dire jamais gagné d'argent. Pourtant, quand je descendais en ville, il m'attendait à la station-service, pour voir si j'avais assez de sous pour l'épicerie. S'il était fauché, il empruntait au pompiste pour me tirer d'affaire. Merveilleux ami !

Six mois après mon arrivée, quand on a commencé à savoir que je vivais là, il s'est fait un courant continu de visiteurs. Il en venait du monde entier. Toutes sortes d'individus, et de toutes classes, des bons comme des mauvais. Souvent, j'étais dehors dans ma cour, occupé à de gros travaux, quand je voyais débarquer un visiteur. Je lui expliquais que je n'avais pas le temps, mais que, s'il tenait vraiment à me parler, il n'avait qu'à prendre la pioche ou la houe, et me donner un coup de main. Et tous le faisaient.

Je ne me pique jamais de faire quoi que ce soit que je ne sache bien faire. Toute ma menuiserie a été l'œuvre d'amis en visite. Je suis incapable de planter droit un clou. Je n'ai absolument rien d'un charpentier. J'ai eu le bonheur d'avoir de bons amis toute ma vie ; si je suis incapable de faire quelque chose, j'ai des amis capables qui se font un plaisir de m'aider.

Bien que je n'aie jamais rien bâti, il ne manquait pas d'autres corvées pour empêcher les broussailles d'envahir le coin. Il fallait sans arrêt débroussailler. On ne doit pas oublier que, à mon arrivée, c'était vraiment la jungle, là. Le toxicodendron poussait aussi haut que le plafond, sur un bon demi-hectare de terrain — et je ne parle que du plus gros taillis. J'ai creusé de profondes tranchées, comme celles de la guerre de 14, pour arriver jusqu'aux racines de cet arbuste vénéneux. Peine perdue : on n'en voit pas la fin. Je passais mon temps à tailler et couper. Même quand je descendais jusqu'à la route pour prendre mon courrier, j'avais un outil à la main et je décapitais les broussailles en passant. C'était le seul moyen de garder la piste libre. Mais je n'ai rien construit ni couvert de tuiles.

 

« Mes escapades se sont toujours situées dans l'intervalle entre mes mariages. »

 

C'est mon ami Doner qui posait les tuiles. La vie était dure, à Big Sur. J'avais besoin d'être au summum de ma forme. C'était une existence extrêmement active. Les une ou deux premières années, je descendais et remontais la colline chaque jour — six kilomètres au total, à pied. Et la pente est raide. Non seulement j'allais quérir, mais je charriais sur le dos, de gros paquets — épicerie, pétrole pour les lampes, Dieu sait quoi. Souvent, je devais faire deux voyages pour ramener le tout. Ensuite, le travail fini, chaque jour aussi j'allais me promener dans les collines, et cela faisait une trotte de six ou sept kilomètres de plus. Quand les enfants étaient petits, j'en avais toujours un sur le dos ou sur l'épaule.

J'ai fait un grand voyage en Europe avec Eve, peu après son arrivée. Puis un second, en compagnie d'une autre personne — incident qui contribua à mon départ de Big Sur.

Le fait est que, marié, je n'ai jamais cavalé avec d'autres femmes. Il y a toujours eu abondance de femmes dans ma vie, mais ce genre d'escapade, pour ainsi dire, s'est presque toujours situé dans les intervalles entre mes mariages. Comme je l'ai déjà dit, vers la fin, alors qu'on m'avait invité à faire partie du jury du Festival de Cannes, je demandai à une jeune femme de Big Sur de me rejoindre dans cette ville. Eve avait dit que cela lui était égal ; mais, le jour même où cette fille débarquait à Cannes, je reçus un télégramme d'Eve : « Je demande le divorce. »

À mon retour d'Europe, j'ai continué à vivre quelque temps avec Eve. C'était un peu difficile, on l'imaginera sans peine, cette vie commune après le divorce, même si nous restions bons amis. Pendant ce temps, les enfants étaient à Los Angeles avec leur mère, qui s'était remariée et avait divorcé de nouveau ; ils me suppliaient de venir les rejoindre et de rétablir une vie de famille. Je leur manquais autant qu'ils me manquaient, et j'acceptai donc. Eve demeura à Big Sur et épousa, peu après, mon proche voisin.

J'avais trouvé la liberté à Paris, et la paix de l'âme à Big Sur. Vraiment, je crois que je m'étais totalement intégré à ce coin.

Lors d'une récente visite, je n'y ai pas remarqué de grands changements — quelques maisons et quelques gens de plus, voilà tout. Big Sur demeure intact. Je n'ai pas l'impression d'un endroit gâché, et je crois qu'il en sera toujours ainsi.

Mais pour rien au monde je ne retournerais y vivre. C'est une partie de ma vie qui est finie. Une fois que j'ai quitté un endroit, c'est pour de bon. D'ailleurs, je ne pourrais plus supporter physiquement ce genre de vie. Trop de grimpettes et de descentes pour mon arthrite de la hanche. Mais que c'était beau, quand j'y suis allé en décembre dernier, avec la grande pluie et le reste ! Bon Dieu, dès l'instant où je m'y suis retrouvé, je me suis demandé comment j'avais pu en partir ! L'air était follement revigorant, l'horizon, sans bornes. Debout sur ma terrasse, face à l'immensité de l'océan, je songeais à la Chine, à des milliers de kilomètres de là, et au monde à venir — monde de paix, peut-être.