APPENDICE

 

« ICI LA VOIX DU PACIFIQUE »

 

 

 

Georges Belmont avait demandé à son ami Henry Miller d'écrire pour « Arts » son Journal d'une semaine. De sa demeure californienne, le grand écrivain a fait parvenir ces pages qui ont paru dans le numéro du 27 octobre 1965.

 

Mon cher Georges, je n'ai jamais tenu de journal. Mais comme, d'une semaine à l'autre, c'est toujours la même rengaine, rien ne m'est plus facile que de te donner l'image écrite de ce qu'est ma vie de tous les jours, ici, à Pacific Palisades.

Peut-être te rappelles-tu que, dans mon Tropique du Cancer, je citais un passage de l'Uomo Finito de Papini. Dès ce stade encore précoce de ma carrière, j'ai dû avoir la prémonition de la ressemblance qu'offrirait un jour ma vie avec celle qu'il décrit.

À mon arrivée ici, après mon départ de Big Sur, et alors que très peu de gens seulement savaient où me trouver, mon existence fut relativement calme et sans nuages. Il va de soi que cela ne dura pas très longtemps.

Aujourd'hui, voici à peu près comment se passent les choses.

 

Toutes les semaines, je reçois au minimum une douzaine de livres que je n'ai jamais demandés et à propos desquels on me prie d'écrire un article, et environ le même nombre de manuscrits habituelle-ment de parfaits inconnus qui, tous, me supplient, non seulement de lire leur envoi, mais de le commenter, de leur distribuer mes conseils et d'intercéder pour eux auprès des éditeurs. (Vain espoir que cette illusion, les éditeurs n'écoutant que peu ou pas du tout mes suggestions).

Toutes les semaines aussi, je reçois deux ou trois requêtes où l'on me demande de venir parler de mon œuvre, de faire une ou des conférences, ou simplement une causerie devant les étudiants de telle ou telle Université, à un bout du pays ou à un autre. (Comme si je n'avais rien de mieux à faire !) Toutes les semaines également, il y a au moins un homme, ou une femme, qui voudrait passer quelques moments avec moi pour me photographier. D'autres aimeraient que je leur accorde quelques heures ou quelques journées de pose pour faire mon portrait à l'huile.

À l'ordre de chacun de mes jours s'inscrivent aussi des offres d'émissions à la radio ou d'apparitions à la télévision. Et puis, il y a les farceurs qui sollicitent ma collaboration à tel ou tel projet, qu'il s'agisse d'une pièce de théâtre d'amateurs, d'un scénario inédit et naturellement original pour la télévision, ou d'une campagne concernant la jeunesse délinquante.

Ajoute à cela que, de toute l'Europe, de toute l'Asie, de toute l'Afrique, débarquent des visiteurs, — écrivains, sociologues, sexologues, ou fanatiques religieux, — dont le plus grand désir serait d'avoir un long échange d'idées avec moi devant une tasse de café.

Enfin, tout le long du jour et tard dans la nuit, — la police signalant en général aux familles de venir récupérer leurs enfants (tous jeunes délinquants, bien entendu) aux environs de deux heures du matin, — le téléphone sonne. Fort heureusement, je réponds rarement. En fait, c'est à peine maintenant si j'entends même la sonnerie. De mon côté, je ne me sers plus jamais de cet engin, sauf pour appeler la Western Union et expédier un câble ou pour inviter à dîner une ravissante star ou starlette.

Il ne faut pas oublier non plus les lettres qui arrivent à pleins sacs, certaines adressées simplement à « Henry Miller, Californie ». Dans le tas, il y a toujours quelques demandes d'argent. Elles viennent d'ordinaire d'artistes qui seraient ravis de passer six ou douze mois de vacances à l'étranger, afin de pouvoir travailler dans l'ambiance idéale pour leur tempérament. De temps à autre, il arrive aussi que quelqu'un, homme ou femme, m'écrive pour me proposer à moi de l'argent, ou une aide, n'importe laquelle : faire ma cuisine, me servir de secrétaire, de chauffeur, s'occuper du jardin, « à volonté », — et gratis ! À beaucoup de ces lettres je suis forcé de répondre moi-même, parce que, si mon secrétaire s'en charge, je suis certain de recevoir une seconde missive avec la mention « personnelle ».

Cela dit, quand je peux suivre ma propre pente, je me lève à l'heure où j'en ai envie, que ce soit à l'aube ou à midi ; je pique une tête dans ma piscine ; je vais faire un petit tour sur ma bicyclette ; je joue au ping-pong, si j'arrive à trouver un « client » ; je peins deux ou trois aquarelles. Après quoi, le nez en l'air, je me demande si, un jour ou l'autre, je parviendrai à me remettre à l'un des livres que j'ai laissés en souffrance depuis longtemps.

Le mercredi soir, je regarde les émissions de catch à la télévision. Les autres soirs, je tourne le bouton, d'une chaîne à l'autre (il y en a 13, à Los Angeles seulement), dans l'espoir de tomber sur un vieux film (mes millésimes préférés vont de 1930 à 1940). Si par hasard on joue un film japonais dans un cinéma des environs, je n'hésiterai pas à faire trente ou cinquante kilomètres pour aller le voir.

Sur le coup de minuit, je me retire dans ma chambre et je m'accorde une demi-heure ou une heure de lecture au lit, jamais plus. C'est ainsi que je lis actuellement ton roman, Chris. Je n'ouvre jamais un livre pendant la journée. C'est étonnant le nombre de pages que l'on arrive à lire en si peu de temps. Heureusement, je me fiche éperdument « d'être au courant ». De fait, ces dernières années, je me suis payé le luxe de relire certains de mes vieux auteurs préférés, comme Knut Hamsun, Hermann Hesse, G.K. Chesterton, Berdiaev, Erich Gulkind, Joseph Delteil, — entre autres. Parfois, et par chance, je tombe sur un inconnu qui m'enchante : Isaac Bashevis Singer, par exemple, que je considère comme l'écrivain le plus vivant et le plus intéressant d'aujourd'hui, aux États-Unis, bien qu'il n'écrive qu'en yiddish. Je regarde rarement les magazines, mais prends quelquefois la peine de parcourir attentivement le Catholic Worker ou les numéros périmés de quelque hebdomadaire littéraire de Paris.

Parfois aussi, j'aide mon fils à faire ses devoirs du soir, — à condition, bien sûr, que je me sente à la hauteur du sujet. (Je suis certain que je raterais tous mes examens, même en littérature anglaise, si je devais recommencer mes études.) C'est ainsi que l'autre jour il m'est arrivé d'avoir avec lui une longue discussion à propos du Livre de Job, le plus énigmatique de toute la Bible. C'est son professeur de littérature anglaise (sic) qui lui avait donné ce devoir. J'ai eu beau suer sang et eau, tous nos efforts conjugués ne nous ont valu qu'un « médiocre ». En ce moment, il a à étudier L'Étranger, d'Albert Camus. Il m'affirme qu'il ne voit pas beaucoup l'intérêt que peut présenter ce roman. Personnellement, je suis de son avis. Mais je suppose que c'est justement ça toute l'histoire. Il n'empêche que, ce matin, prenant un journal, j'ai lu, à mon grand étonnement, que l'on venait de condamner un jeune étudiant, coupable d'avoir tué deux vieilles gens sans la moindre raison. Il avait commis ce crime, a-t-il avoué, après avoir lu L'Étranger.

Dans le dernier numéro que j'ai sous les yeux, de ce Catholic Worker dont je parlais plus haut, j'ai découvert un article intéressant de Clément Leclerc sur « l'Arche de Lanza », laquelle se trouve, apparemment, dans le Vaucluse, quelque part entre Orange et Montélimar. On y raconte que cette communauté ne se sert ni de l'électricité, ni du gaz, ni de l'eau de la ville, et que ses membres n'écoutent pas la radio, ne regardent pas la télévision, ne fument pas. Moi, j'appelle cela un pas dans la bonne direction, tu ne crois pas ?

Dans notre espèce de communauté, et en tous lieux que marque la griffe impérieuse du « Progrès », cette hydre à cent têtes fait de nous un terrible carnage. Nous sommes ravagés par le téléphone, la radio, la télévision, l'automobile, la pollution atmosphérique, les insecticides, les émeutes raciales, la technologie, les voyages interspatiaux, la recherche nucléaire, l'alcool, le tabac, les aliments frelatés et empoisonnés, la publicité (à mort les réclames !). Sans compter, bien entendu, le reste, — les menus soucis, tels que le cancer, les maladies de cœur, les impôts, les assurances contre ceci ou cela, l'assassinat, le viol, l'incendie volontaire, une guerre ou deux, la bombe atomique, la Chine et autres formes, sortes ou manières de rougeoles et de scarlatines idéologiques qui font rage de ce côté-ci du paradis ou de l'autre.

Bref, tu le vois, la vie à Pacific Palisades n'est pas très différente de ce qu'elle est dans n'importe quelle région de l'Occident. La vie, pour l'artiste, c'est toujours l'enfer, même si et quand il lui arrive d'être subventionné par l'État. Si, à 70 ans, tu réussis péniblement un beau coup à la roulette de l'existence, le gouvernement ou l'État s'empresse de t'arracher le pain de la bouche. Bien que, selon les statistiques, il y ait quelque 90 000 milliardaires (en anciens francs) aux États-Unis, la grande majorité de la population est criblée de dettes. Apparemment, tout l'important, de nos jours, est d'arriver à se poser en douceur sur la lune, ou sur Mars ou Vénus, — n'importe où, mais « hors de ce monde ».

Pour paraphraser Voltaire, s'il n'y avait pas d'autres habitants sur d'autres planètes, il nous faudrait les inventer, parce qu'il semble que ce soit le seul moyen de nous flanquer une trouille salutaire qui nous rende un peu de bon sens.

Et maintenant, il ne me reste plus qu'à prendre mon revolver, à feindre de me faire sauter la cervelle, et à essayer d'imaginer quelle sorte de vie meilleure j'aimerais mener si j'en avais le choix. Peut-être faut-il chercher la clé de toute cette histoire dans le proverbe portugais qui dit : Cuando merda tiver valor, pobre nasce sem cu. (Quand la merde a de la valeur, le pauvre naît sans cul.)

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