EN débarquant sur le sol d'Amérique, je me trouvais dans le même état pratiquement que le jour où je l'avais quitté, c'est-à-dire sans le sou. Mon absence avait duré exactement dix ans. J'avais l'impression qu'un temps beaucoup plus long s'était écoulé : vingt, trente années peut-être. Plus que toute autre chose, ce qui m'avait aidé à supporter mon séjour à l'étranger, c'était la croyance que rien ne me contraindrait jamais à retourner en Amérique.
Naturellement, j'étais resté en rapport avec ma famille, par correspondance, durant cette période ; mes lettres n'étaient ni fréquentes ni très volumineuses et ne devaient donner à mes parents qu'une faible idée du genre de vie que je menais réellement. Vers la fin de mon séjour à Paris, une lettre m'avait informé de la maladie de mon père. Cette maladie était de telle nature que je n'avais que peu d'espoir de le trouver en vie lors de mon retour.
La certitude de mon impuissance à leur venir en aide n'avait cessé de me tourmenter pendant que je vivais à l'étranger ; la traversée avait donné plus de force encore à ce tourment. Quinze ans étaient passés depuis le jour où je m'étais lancé dans la carrière littéraire, quinze ans durant lesquels je m'étais avéré incapable d'assurer ma subsistance par mes propres moyens ; pis : quinze ans durant lesquels le montant de mes dettes s'était substantiellement accru. Non seulement je me retrouvais au même point que lorsque j'étais parti : sans un sou ; mais j'étais un peu plus dans le trou. En fait la situation était moins brillante encore qu'avant mon départ. Je n'avais à mon crédit que quelques bouquins dont il est plus que probable qu'ils ne seront jamais publiés en Amérique, du moins sous la forme où ils furent écrits. Les quelques cadeaux que je rapportais, j'avais dû les laisser à la douane, ne pouvant payer les droits d'entrée.
Quant vint le tour des formalités d'immigration, l'officier me demanda en plaisantant si j'étais le fameux Henry Miller, à quoi je répliquai sur le même ton que celui qu'il voulait dire était mort. Il le savait, bien entendu. Aux questions qu'il me posa sur mes occupations en Europe durant tout ce temps, je répondis : « J'ai pris la vie du bon côté » — ce qui avait le double mérite d'être vrai et de couper court à toute inquisition supplémentaire.
Les premiers mots, ou presque, que j'entendis de la bouche de ma mère, après les congratulations d'usage, furent :
— Pourquoi n'écris-tu pas quelque chose comme Autant en emporte le vent ? Ça te rapporterait de l'argent.
Je dus lui avouer que j'en étais incapable. J'ai l'air d'être frappé d'impuissance congénitale dans ce domaine : impossible d'écrire un livre à grand succès. À Boston, notre première escale, je me souviens de mon étonnement quand, faisant un tour dans la gare du chemin de fer, je vis l'énorme monceau de livres et de magazines qui se vendaient. (Ce fut ma première et brève vision de l'Amérique ; un éblouissement, un ahurissement.) On ne pouvait faire un pas apparemment sans tomber sur Autant en emporte le vent, en édition à bon marché, type Mon Film, qui, pour mon regard accoutumé aux livres français brochés, m'attirait plus que l'édition originale. Vaguement je me demandai combien de millions de dollars se trouvaient mis en circulation du seul fait de ce livre. Je remarquai que parmi les livres à grand succès figuraient en bonne place les œuvres de trois autres femmes-auteurs — énormes tomes, de quoi satisfaire l'appétit du lecteur le plus vorace. Je ne fus pas surpris le moins du monde de voir les femmes-auteurs d'Amérique occuper cette place de choix. L'Amérique est par essence la patrie de la femme — pourquoi les femmes ne lui fourniraient-elles pas ses principaux romanciers ?
J'avais vécu dans la terreur de revenir un jour au foyer familial. La pensée que je devrais descendre certaine rue m'avait toujours hanté comme un cauchemar. S'il s'était trouvé quelqu'un, durant mon séjour en Grèce, pour me dire que j'en serais là dans deux mois, je l'aurais traité de fou. Et pourtant, quand le consulat américain m'avait déclaré qu'il n'y avait d'autre solution que de rentrer aux États-Unis, je n'avais pas protesté. J'avais accepté cette affirmation gratuite comme j'aurais obéi à la voix du Destin. Tout au fond de moi, je suppose, je devais garder l'intuition d'avoir laissé quelque chose d'inachevé en Amérique. Qui plus est, à l'époque où je me vis ainsi sommé, je dois reconnaître que j'étais, moralement et spirituellement parlant, plus fort que jamais. « S'il n'y a pas moyen de faire autrement, me disais-je, je peux me payer le luxe de retourner en Amérique » ; à peu près comme on se dirait : « Désormais je me sens de taille à affronter n'importe quoi ! »
Ce qui n'empêche que lorsque je me retrouvai à New-York, il me fallut plusieurs semaines pour me préparer à l'épreuve. Naturellement, j'avais prévenu mes parents de mon retour. Et très naturellement aussi, ils s'attendaient à recevoir un télégramme dès mon arrivée. Ce fut cruauté de ma part que de ne pas le faire. Mais mon unique et première préoccupation fut d'apaiser d'abord ma propre peine, et pendant un peu plus d'une semaine je remis de jour en jour l'envoi du message. En fin de compte, je me décidai à leur écrire de Virginie, où j'avais fui presque aussitôt, incapable de supporter la vue de ma ville natale. Ce que j'espérais par-dessus tout, en essayant de gagner un peu de temps, c'était un retour soudain de la fortune, un cadeau inattendu de quelques centaines de dollars d'un éditeur ou d'un directeur de revue, une petite somme d'argent qui me permettrait de sauver la face. Rien n'arriva. La seule personne sur laquelle j'avais vaguement compté me fit défaut. Mon éditeur américain. J'appris qu'il avait même refusé de s'occuper de mon rapatriement. Il avait peur, s'il m'envoyait l'argent du voyage, que je ne le gaspille stupidement, en boisson par exemple. Je ne doute pas de l'excellence de ses intentions, pas plus que de l'excellence avec laquelle il traite dans ses écrits du devoir que l'on a d'honorer les artistes, de leur assurer la table, la boisson et le reste. « Bienvenue à vous, Henry Miller, pour votre retour... » Cette phrase de lui, insérée dans sa préface à mon livre, me revenait souvent à l'esprit tandis que je tournais en rond dans mon piège à rats. Facile de faire des phrases. Mais accorder les phrases avec la substance de l'acte, c'est une autre paire de manches.
Le soir approchait quand je pris le chemin de la maison familiale. Je descendis à la nouvelle station de métro de la Huitième Avenue. J'étais chez moi dans ce quartier, mais je me perdis du premier coup. Non que le quartier eût sensiblement changé ; mais moi. J'étais si neuf que je ne me retrouvais plus dans ce vieux coin familier. Il est probable aussi que je faisais ainsi un dernier effort inconscient pour fuir l'épreuve.
Parvenu à la hauteur du pâté de maisons où demeuraient mes parents, j'eus l'impression que rien n'avait changé. En fait, de penser que cette rue que je déteste plus que tout était demeurée insensible à la marche du temps, eut le don de me mettre en colère. J'allais oublier... Il y avait eu un changement important. À l'angle, où se tenait autrefois l'épicerie allemande et où j'avais reçu le fouet, se dressait maintenant la boutique d'un entrepreneur de pompes funèbres. Quel symbole ! Mais ce qui me frappa plus encore, ce fut que cet entrepreneur, à l'origine, avait été notre voisin — dans le 14e arrondissement que nous avions quitté bien des années auparavant. Je reconnus aussitôt le nom. J'avais la chair de poule en passant devant la vitrine. Avait-il pressenti que nous aurions bientôt besoin de ses services ?
En arrivant à la grille, j'aperçus mon père, assis dans son fauteuil près de la fenêtre. De le voir, qui m'attendait dans ce fauteuil, me porta un coup terrible au cœur. On eût dit qu'il m'attendait ainsi, depuis toutes ces années. J'eus brusquement l'impression d'être un criminel, un meurtrier.
Ce fut ma sœur qui vint ouvrir la grille de fer. Elle était méconnaissable. Elle s'était ratatinée, fanée comme une pomme. Ma mère et mon père m'accueillirent, debout sur le seuil. Terriblement vieillis. L'espace d'un instant, j'eus le sentiment, comme un malaise, de contempler deux momies exhumées d'un caveau et qu'on aurait galvanisées pour leur donner une apparence de vie. Après nous être embrassés, nous demeurâmes, un temps bref encore, silencieux, séparés — le temps pour moi de percevoir dans un éclair toute l'étendue tragique de leur vie, de ma vie, de la vie de toute créature animée ici-bas. Cet instant suffit pour que s'effondrât toute l'énergie accumulée dont j'avais fait ma force. Vidé, complètement vidé, hormis une écrasante compassion. Lorsque ma mère me dit tout à coup : « Eh bien ! Henry, comment nous trouves-tu ? » un gémissement s'échappa de mes lèvres, suivi de sanglots à fendre l'âme. Je pleurais comme jamais encore je n'avais pleuré. Mon père, pour cacher sa propre émotion, se retira dans la cuisine. J'avais gardé mon pardessus. Je tenais toujours mon chapeau à la main. Dans le flot de larmes qui m'aveuglait, tout se noyait autour de moi. « Seigneur Dieu ! me disais-je. Qu'ai-je fait ? Rien que j'aie voulu accomplir ne peut justifier cela. J'aurais dû rester, me sacrifier. Peut-être en est-il temps encore ? Peut-être m'est-il encore possible de faire quelque chose pour leur prouver que je ne suis pas qu'un égoïste ?... » Ma mère cependant ne disait rien. Tous, nous nous taisions. Je demeurai debout au milieu de la pièce, en pardessus et chapeau à la main, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus en moi de larmes. Quand j'eus enfin tant bien que mal repris possession de moi-même, je m'essuyai les yeux et regardai autour de moi. La pièce était toujours aussi propre et nette. Pas le moindre signe de vieillissement ou de délabrement. Elle luisait même et brillait un peu plus qu'autrefois. Mais peut-être était-ce le remords qui me la faisait voir ainsi ? En tout cas je remerciai Dieu : j'avais eu si peur de la retrouver marquée par la misère. La demeure entière n'avait rien perdu de son humble modestie d'autrefois. On eût dit un mausolée, propre et reluisant, où la flamme de leur vie misérable et de leur souffrance n'avait cessé de briller, constamment entretenue.
La table était mise. On n'allait pas tarder à manger. Et cela semblait tout naturel ; pourtant je n'avais pas la moindre envie de manger. Les grandes scènes sentimentales auxquelles j'avais assisté jadis, au sein de la famille, étaient presque toujours associées à l'image de la table. On glisse tout uniment de la douleur à la goinfrerie.
Chacun prit sa place accoutumée, la mine un peu plus gaie, sinon joyeuse, que l'instant d'auparavant. La tempête était passée ; n'en résonnerait plus désormais que l'écho faible et lointain. J'avais à peine saisi ma cuiller qu'ils se mirent à parler tous à la fois. Ils l'avaient attendu si longtemps, cet instant ; si seulement ils avaient pu déverser en quelques minutes tout ce qui s'était accumulé en eux depuis dix ans ! Pour moi, jamais je ne m'étais senti aussi enclin à écouter. Eussent-ils parlé intarissablement vingt-quatre heures d'affilée, je serais resté patiemment assis, sans broncher, sans donner le moindre signe d'énervement, les laissant dévider jusqu'au bout leurs histoires. Enfin ils me tenaient et pouvaient tout me dire. Ils avaient une telle soif de commencer, ils débordaient à ce point de joie, qu'ils déballaient d'un coup leurs marchandises en babillant comme des enfants. On eût presque dit qu'ils avaient peur de me voir disparaître brusquement pour une nouvelle dizaine d'années.
C'était l'heure des informations et du communiqué ; pensant me faire plaisir on tourna le bouton de la radio. Au beau milieu de cette confusion, où se mêlaient le bavardage, les histoires de bateaux coulés, de fabriques de munitions qui sautaient, le récit des pires calamités et la publicité des lames de rasoir, le tout débité de la même voix de pâte dentifrice, ma mère interrompit le vacarme pour m'annoncer qu'on avait mûrement réfléchi à mon retour et qu'on projetait de me faire partager le lit de mon père. Elle-même partagerait celui de ma sœur, dans la petite chambre où je dormais enfant. Ma gorge se resserra. Je leur déclarai qu'ils n'avaient pas besoin de s'inquiéter, que j'avais déjà trouvé un gîte, que ça gazait parfaitement. J'essayai de leur expliquer en blaguant que j'étais devenu une célébrité, mais je manquais de conviction : ils le savaient ; moi aussi.
— Bien entendu, poursuivit ma mère sans tenir compte de mes paroles, ce ne sera peut-être pas très commode pour toi ; ton père doit se lever de temps à autre la nuit — mais tu t'y feras. Moi-même je ne l'entends plus.
Je regardai mon père.
— Oui, me dit-il, depuis mon opération, la dernière c'est-à-dire, je m'estime heureux quand j'arrive à dormir trois ou quatre heures.
Il s'écarta de la table, retroussa son pantalon et me montra le sac attaché à sa jambe.
— Il me faut trimbaler avec moi cet engin, maintenant, me dit-il. Je ne peux plus uriner par la voie normale. C'est encombrant, mais que faire ? On a tout essayé.
Et de s'empresser de me conter les bontés du docteur, pour qui il était un parfait étranger et qui était juif par-dessus le marché.
— Oui, ajouta-t-il, c'est à l'hôpital juif qu'on m'a transporté. Mais je dois dire qu'ailleurs on ne m'aurait pas mieux traité.
Je me demandais comment ils avaient fait pour en arriver à l'hôpital juif — ma mère ayant toujours craint comme la peste tout ce qui de près ou de loin touchait aux Juifs. Rien de plus simple. Le médecin de la famille, comme d'ailleurs tous les médecins qu'ils connaissaient dans le quartier, était mort. À la dernière minute, on leur avait recommandé le médecin juif ; celui-ci, outre qu'il était spécialiste, était aussi chirurgien ; la famille s'était donc résignée. Elle s'était aperçue, non sans stupeur, que l'homme n'était pas seulement excellent praticien, qu'il était bon et compatissant.
— Il ne m'eût pas mieux traité s'il avait été mon fils, disait mon père.
Ma mère elle-même devait concéder qu'on aurait difficilement trouvé mieux. Apparemment, ce qui les avait le plus frappés dans l'hôpital, c'était la façon extraordinaire dont on y bouffait. On pouvait manger à la carte, à ce qu'il semblait, et à gogo. Seules les infirmières n'étaient pas juives, il fallait bien le dire. Scandinaves pour la plupart. Les Juifs n'aiment pas ce genre de travaux, m'expliquait-on.
— Tout ce qui est sale, tu sais, ça ne leur dit rien, précisait ma mère.
Sur quoi, et sans laisser à ma mère le temps de finir son récit, mon père se rappela soudain qu'il avait dressé une liste de questions à me poser, et pria ma sœur d'aller chercher le bout de papier. À ma grande surprise, ma sœur lui répondit tranquillement d'attendre qu'elle eût fini de manger. Mon père me jeta un regard qui voulait dire : « Tu vois ce qu'il me faut endurer ! » Je me levai, dénichai le bout de papier et le lui apportai. Il mit ses lunettes pour lire.
— Ah ! s'exclama-t-il, avant toute chose : à quel quai as-tu accosté ?
Je lui dis lequel.
— C'est ce que je pensais, reprit-il. Et maintenant, comment était la nourriture à bord ? Cuisine américaine ou grecque ?
Les autres questions étaient à peu près du même goût. Les nouvelles nous parvenaient-elles régulièrement tous les jours par T.S.F. ? Avais-je une cabine pour moi seul ou avais-je dû la partager ? Avait-on signalé des épaves ? Et pour finir ceci — à quoi je ne m'attendais pas :
— Qu'est-ce que le Parthénon ?
Je le lui expliquai brièvement.
— Parfait, parfait, conclut-il, comme pour dire : « C'est tout ce que je voulais savoir. »
Et regardant par-dessus ses lunettes :
— Je t'ai posé cette question à cause de ta mère ; elle me soutenait que c'était un parc. Moi j'étais sûr que non. De quand ça date-t-il, disais-tu ?
Il s'arrêta un instant, fit hem !
— Ça doit être plein de vieilles reliques, ajouta-t-il.
Ma foi, de toute façon, ça devait être rudement intéressant, la Grèce, à son idée. Quant à lui, ce qu'il aurait voulu voir, c'était l'Italie — et Londres. Il s'enquit de Saville Row, la rue des tailleurs.
— Tu dis que les tailleurs (ceux qui travaillent à la table) sont tous Anglais ? Pas de Juifs, pas d'Italiens, alors ?
— Non, lui dis-je, ils m'ont tous eu l'air anglais — ceux que j'ai vus en tout cas.
— Curieux, médita-t-il. Doit être un drôle d'endroit, ce Londres.
Il se leva de table pour regagner le fauteuil près de la fenêtre.
— Je ne peux pas rester assis bien longtemps là-dedans, me dit-il, c'est trop mou. Dans un moment je changerai pour la chaise dure. Vois-tu, cet attirail sur ma jambe, ça n'est pas toujours très confortable, surtout par temps chaud.
Tout en parlant il ne cessait de presser du doigt le long tube qui courait le long de sa jambe.
— Vois-tu, ça recommence à s'encrasser. On dirait du sable à l'intérieur. Est-ce qu'on croirait jamais que tout ce solide peut passer avec l'urine, hein ? C'est le pire de tout. Je suis à la lettre les ordonnances, je prends religieusement tous les médicaments, mais rien n'empêche ; quand ce sacré dépôt devient trop épais, je dois aller chez le docteur pour me faire faire un sondage. Environ une fois par mois. Et ce que ça peut faire mal ! Mais ne parlons pas de ça pour le moment. Des fois, ça fait plus mal que d'autres. Un jour j'ai cru ne pas pouvoir l'endurer plus longtemps — on a bien dû m'entendre à cent mètres à la ronde. Quand tout va bien, j'espace les visites, j'arrive à tenir cinq, six semaines. C'est un coup de cinq dollars, chaque fois, tu sais.
Je me risquai à suggérer que mieux vaudrait peut-être resserrer qu'espacer les visites.
— C'est bien ce que je dis, rétorqua-t-il Promptement. Mais ta mère prétend qu'il faut faire des économies — l'argent ne rentre plus, tu sais. On voit bien que ce n'est pas elle qui souffre.
Du regard j'interrogeai ma mère. Elle était furieuse de la façon dont mon père avait présenté la chose.
— Tu ne peux tout de même pas courir chez le docteur chaque fois que ça te fait un peu mal, gronda-t-elle, comme pour lui reprocher d'avoir amené ce sujet. Je ne me lasse pas de lui répéter que c'est son état qui veut ça.
Par état elle entendait qu'il lui fallait endurer la souffrance jusqu'au jour où... oui, crûment elle eût dit — jusqu'à la fin. Il devait s'estimer heureux d'être encore en vie après tout ce par quoi il avait dû passer.
— N'était cette saleté de sac, cette horreur de suintement, ruminait-elle tout haut, ton père se porterait comme un charme. Tu as vu que ce n'est pas l'appétit qui lui manque — et regarde-moi ce teint !
— Oui, intervint ma sœur, il mange plus que nous. Et pourtant tout le travail est pour nous ; lui se la coule douce.
Autre coup d'œil de mon père à mon intention. Ma mère, surprenant cet appel muet, s'efforça de glisser légèrement sur le sujet à la faveur d'une petite plaisanterie, d'un de ces mots un peu gros que la famille affectionnait entre tous.
— Regardez-moi ça, mais regardez donc, disait-elle avec un rire légèrement hystérique, quel teint, non ? Solide comme un vieux coq ! Et dur ! Il faudrait la hache pour en venir à bout, et encore.
Je n'eus pas la force de rire. Mais ma sœur, dûment stylée, enchaînait déjà, rouge d'indignation, apoplectique.
— Ce n'est pas comme nous ! s'exclama-t-elle, roulant la tête sur les épaules. Regardez-nous ! Nous maigrissons à vue d'œil ! Quand père gardait le lit, j'ai dû monter et descendre les escaliers jusqu'à des soixante-dix fois par jour ! Tout le monde me dit que j'ai mauvaise mine, que je ferais bien de me soigner. Pensez-vous ! Même pas une chance qu'on aille au cinéma. Voilà plus d'une année que je n'ai pas mis les pieds à New-York.
— Et tout ça par ma faute, hein ? interjecta mon père avec vivacité. Seulement moi, voulez-vous que je vous dise, moi je changerais volontiers de place avec vous. C'est tout.
— Allons, allons, dit ma mère, s'adressant à mon père comme elle eût fait à un enfant trop pétulant, tu sais bien que tu n'as pas le droit de parler ainsi. Nous faisons de notre mieux, tu le sais.
— Bien sûr, reprit mon père, la voix mordante, c'est comme ce jus de groseille que je suis censé prendre tous les jours ?
Il n'en fallut pas plus pour déchaîner les deux femmes. Comment osait-il dire des choses pareilles, on eût voulu le savoir, quand on se crevait à le soigner, à le dorloter ? Heureusement, j'étais là pour entendre et juger. Il fallait que je comprenne, m'expliquait-on ; ce n'était pas toujours facile de quitter la maison, même pour aller jusqu'au coin de la rue.
— Il y a le téléphone, dis-je.
Le téléphone, il y avait beau temps qu'on l'avait fait couper, me dit-on. Une des multiples économies de ma mère, apparemment.
— Et si jamais il arrivait quelque chose la nuit ? risquai-je.
— C'est bien ce que je leur dis, intervint mon père. C'est encore une idée de ta mère, de faire couper le téléphone. Moi je n'étais pas d'accord.
— Oser dire une chose pareille ! dit ma mère, grimaçant et fronçant les sourcils pour tenter de le réduire au silence.
Puis, se tournant vers moi comme si j'étais la raison en personne :
— Il n'y a pas un voisin qui n'ait pas le téléphone. Crois-tu qu'ils ne veulent même pas que je leur paie les communications — bien entendu, je m'arrange autrement. Et puis il y a Teves au coin de la rue...
— Tu veux dire l'entrepreneur de pompes funèbres ? dis-je.
— Lui-même, dit mon père. Vois-tu, quand le temps s'y prête, il m'arrive souvent de pousser jusqu'au coin, histoire de prendre l'air. Quand Teves est là, il m'apporte un pliant — et si jamais j'ai envie de donner un coup de téléphone, ma foi, je me sers de son appareil. Jamais il ne m'a fait payer. Pour ça, on ne peut pas dire, il est bien brave.
Et de se mettre à m'expliquer tout le plaisir que c'était de s'asseoir un peu à ce coin de rue et de regarder le passage.
— C'était tellement plus vivant, fit-il remarquer en passant, non sans malice. Tu sais, on finit par se lasser de voir tout le temps les mêmes têtes, pas vrai ?
— Ce n'est pas nous que tu es las de voir, j'espère ? dit ma mère, d'un ton plein de reproches.
— Tu sais bien que ce n'est pas ce que je veux dire, répliqua mon père, que ce genre de jeu fatiguait évidemment.
Je me levai pour changer de place. Ce que faisant, je remarquai sur le buffet un monceau de vieux journaux.
— Que diable faites-vous de ça ? demandai-je.
— N'y touche pas ! hurla ma sœur. C'est à moi !
Mon père m'expliqua aussitôt que depuis mon départ ma sœur s'était mise à lire les journaux.
— Ça lui fait du bien, me dit-il, pendant ce temps elle pense à autre chose. Seulement elle est un peu lente... toujours en retard d'un mois environ.
— Ce n'est pas vrai, dit ma sœur, aigrement. De quinze jours seulement. Si nous n'avions pas tant à faire, je pourrais suivre. Le pasteur me dit toujours...
— C'est bon, tu as gagné, dit mon père, dans l'espoir de la faire taire. On ne peut pas dire un mot dans cette maison sans écraser le pied de quelqu'un.
On annonçait dans quelques instants un crochet radiophonique. Tous trois voulurent savoir si j'avais déjà entendu ça. Sans me laisser le temps de répondre par oui ou par non, ma sœur fourra son grain de sel — elle voulait écouter un programme de vieilles chansons de Noël.
— Il a peut-être encore envie d'entendre les informations sur la guerre, dit ma mère.
Elle avait l'air de penser que, débarquant d'Europe, je devais avoir pour le grand massacre une tendresse particulière, quelque chose comme un sentiment de propriétaire.
— As-tu jamais entendu Raymond Gram et son Swing ? me demanda mon père.
J'allais répondre que non — ma sœur nous informa qu'il ne figurait pas sur le programme de la soirée.
— Bon, bon, et Gabriel Heatter ? dit mon père.
— Il ne vaut rien, dit ma sœur, c'est un Juif.
— Ça n'a rien à voir, dit mon père.
— Moi, c'est Kaltenborn, dit ma sœur. Il a une si belle voix.
— Personnellement, dit mon père, je préfère Raymond et son Swing. Il est très impartial. Il commence toujours par — « Bonsoir ! » Jamais par « Mesdames et Messieurs » ou « Mes amis », comme le Président Roosevelt. Tu verras...
En les écoutant, je croyais entendre un vieux disque du temps passé. Toute la vie américaine, telle que la dépeint la radio, revenait d'un seul coup ; j'en étais inondé — chewing-gum, pilules pour le foie, polices d'assurance, chanteurs de charme à voix de castrat, comédiens aux plaisanteries rances ; « puzzlers » avec leur appareil de questions stupides (combien d'allumettes dans un stère de bois ?) ; l'heure de Ford, le dimanche soir ; le quart d'heure des montres Bulova ; les xylophones ; les quatuors, les sonneries de trompettes ; le chant du coq ; le pépiement des canaris ; les carillons nostalgiques ; les chansons du bon vieux temps ; les dernières nouvelles, tout chaud tout bouillant, et des faits, des faits, en veux-tu en voilà... Oui, tout revenait : la vieille histoire, la même toujours, plus abrutissante seulement et abêtissante que jamais, je ne devais pas tarder à le découvrir. Un vague bonhomme du nom de Fadiman, que je devais voir plus tard se prodiguer au cinéma en compagnie d'un quarteron de crétins bien instruits, avait organisé je ne sais quel club de « puzzle » — Instruisons-nous ensemble, ou quelque chose comme ça, autant que je m'en souvienne. C'était apparemment le coup de grâce de la soirée, le clou du divertissement et de la rigolade. Ça au moins c'était de l'éducation, me déclara-t-on. Je me tortillai sur mon siège et tâchai de feindre un intérêt sincère.
Ce fut un soulagement pour moi quand ils se décidèrent à éteindre leur sacrée machine et se mirent à me parler tranquillement des amis, des voisins, des accidents, des maladies dont la liste s'allongeait à n'en plus finir. Mrs. Froehlich, voyons, tu te rappelles bien Mrs. Froehlich ? Eh bien ! la pauvre, tout soudain — et Dieu sait qu'on eût dit la santé en personne ! — il avait fallu la transporter à l'hôpital pour l'opérer d'urgence. Cancer de la vessie. Elle était morte deux mois plus tard. Et pendant qu'elle était à la mort — « figure-toi qu'elle n'en sait rien », dit mon père, se servant distraitement du présent — son mari était victime d'un accident. Rentrait dans un arbre ; décapité net — comme au rasoir. Bien sûr, l'entrepreneur du coin avait recousu la tête — du beau travail qu'il avait fait ; à s'y méprendre, quand on avait pu voir le corps dans le cercueil. « Extraordinaire, ce qu'on peut faire aujourd'hui », fit le paternel, pensant tout haut. Toujours est-il que voilà, cette pauvre Mrs. Froehlich ! Qui aurait cru qu'ils passeraient si vite, les deux ensemble, mari et femme. Ils n'étaient l'un et l'autre que dans leur cinquantaine...
À écouter cette litanie, j'avais l'impression que le quartier n'était plus peuplé que d'infirmes et d'incurables. Il n'était pas une seule de leurs vieilles relations, amis, parents, voisins, le boucher, le facteur, le contrôleur du gaz, qui n'eût l'air de porter perpétuellement à la boutonnière une petite fleur, enracinée dans le corps et étiquetée au nom d'une maladie familière, rhumatisme, arthrite, pneumonie, cancer, hydropisie, anémie, dysenterie, méningite, épilepsie, hernie, encéphalite, mégalomanie, engelures, dyspepsie, etc., etc. Ceux qu'épargnaient les infirmités, la maladie ou la folie, étaient chômeurs et vivaient de secours. Ceux qui avaient encore l'usage de leurs jambes faisaient queue aux portes des cinémas. Tout cela me rappelait, en moins fort, le Voyage au bout de la nuit. La seule différence entre ces deux mondes, par ailleurs si semblables, on la trouvait dans le niveau de vie. Les conditions de vie du chômeur patenté tenaient du grand luxe, comparées à celle de l'ouvrier des faubourgs que décrit Céline. À Brooklyn, c'était de sous-alimentation de l'âme qu'on mourait. Ces gens-là vivotaient, tel le tissu végétal ; ce n'était que carcasses ramollies, droguées de sommeil, marquées de maladie, n'ayant d'intelligence que le strict nécessaire, ce qu'il faut pour se payer une chaudière à mazout, un radio, une auto, les journaux, un billet de cinéma. Un garçon que j'avais connu comme joueur de rugby dans ma jeunesse, devenu par la suite agent de police, était maintenant à la retraite et passait ses soirées à écrire en caractères gothiques. Il avait recopié ainsi le « Notre Père » sur un minuscule bout de carton, me racontaient mes parents, et quand il avait eu fini, ç'avait été pour s'apercevoir qu'il avait oublié un mot. Il avait tout recommencé, était dessus depuis un mois déjà. Il habitait avec sa sœur, vieille fille, une énorme et lugubre demeure héritée de leurs parents. Ils ne voulaient pas prendre de locataires — trop de soucis. Ne sortaient jamais, ne faisaient pas de visites, ne recevaient personne. La sœur commérait : elle mettait jusqu'à trois heures parfois pour aller de chez elle à l'épicier du coin. Le bruit courait qu'à leur mort ils laisseraient leur fortune à l'hospice des Vieillards.
Mon père semblait connaître tout le monde dans le quartier. Il pouvait dire aussi les gens qui rentraient tard dans la nuit ; assis à la fenêtre du petit salon à toute heure de la nuit, attendant que sa vessie se vidât, il avait fini par voir les choses sous un angle inusité. Ce qui le stupéfiait apparemment, c'était le nombre de jeunes femmes qui rentraient seules à n'importe quelle heure ; certaines étaient ivres, pleines comme des bourriques. Les gens n'avaient plus besoin de se lever tôt pour se rendre au travail, pas dans le quartier du moins. Quand il était enfant, fit-il remarquer en passant, le travail commençait à l'aube et finissait à dix heures du soir. Dans son jeune temps, à huit heures trente du matin, tandis que ces propres à rien se prélassent encore au lit, lui avalait déjà son deuxième petit déjeuner, sandwich au pâté et pichet de bière.
Ici, entr'acte. Le sac commençait à se remplir. Mon père passa dans la cuisine, pour en vider le contenu dans un vieux pichet de verre, examina l'urine pour voir si elle était trouble ou si elle déposait, puis alla jeter le tout aux cabinets. Son attention, depuis l'apparition du sac, se concentrait sur la qualité et la fluidité de son urine.
— Les gens disent bonjour, comment ça va, et pfttt ! sitôt oublié, dit-il en revenant prendre sa place près de la fenêtre.
Mots jetés dans le vague, à propos de rien, autant que je m'en souvienne, mais dont le sens était évidemment que si les autres avaient la chance de pouvoir oublier, lui pas. Le soir, en se mettant au lit, il avait pour lui tenir compagnie la pensée réconfortante que dans une heure ou deux il lui faudrait se lever, intercepter l'urine avant qu'elle se mît à fuir par le trou que le docteur lui avait foré dans le ventre. Partout il y avait des chiffons qui traînaient, pour éponger le trop-plein, et des journaux, pour empêcher la source intarissable d'abîmer la literie et les meubles. Tantôt il fallait des heures avant que l'urine se décidât à couler, tantôt on devait vider le sac deux, trois fois de suite, si vite il s'emplissait ; de temps à autre, ça se mettait à couler par la voie normale, en même temps que par le tube et par la plaie ouverte. C'était un mal humiliant autant que douloureux.
De but en blanc ma mère, d'une voix faussement naturelle, me pria soudain de l'accompagner en haut, prétextant qu'elle tenait à me montrer les améliorations qu'on avait faites durant mon absence. Nous n'avions pas atteint le palier qu'elle m'expliquait déjà à voix basse que l'état de santé de mon père ne laissait plus d'espoir.
— Jamais il ne se remettra, me dit-elle, il a...
Et de prononcer le mot qui a fini par devenir synonyme de civilisation moderne, qui porte en soi pour l'homme d'aujourd'hui la même terreur que la lèpre pour nos pères. Je n'en fus nullement surpris, je l'avoue. J'irai plus loin : je fus étonné que ce fût tout. Bien plus gênante était la voix éclatante que prenait ma mère pour chuchoter dans mon oreille ; les portes étaient grandes ouvertes ; mon père, s'il l'eût voulu, n'eût pas eu de mal à entendre. J'entraînai ma mère dans les chambres, l'obligeant à me parler sur un ton naturel des diverses innovations, par exemple du thermostat qui pendait au mur sous le portrait de mon grand-père. Heureuse idée, qui nous amena à parler de la nouvelle chaudière à mazout, et provoqua sans plus tarder une rapide tournée d'inspection à la cave.
L'aspect que présentait cette dernière me sidéra. Elle était absolument nue à présent, débarrassée des seaux à charbon, des étagères, murs blanchis à la chaux. Semblable à l'un de ces ustensiles dont se servaient les alchimistes du moyen âge, on ne voyait plus que la chaudière à mazout. Elle était là, nette, immaculée, silencieuse, hormis un tic-tac spasmodique au rythme entièrement imprévisible. À en juger par le profond respect avec lequel ma mère en parlait, je compris que la chaudière était de beaucoup l'objet le plus important de la maison. Fasciné, je la contemplai ; ahuri aussi. Finis les charrois de charbon, de bois, de cendres, l'oxyde de carbone, la surveillance, les embêtements, les émanations, la saleté, la fumée ; température uniforme, une pour le jour, une pour la nuit ; le petit instrument accroché au mur du salon s'occupait de tout ; le fonctionnement était automatique. On aurait dit un magicien volontairement et secrètement réfugié dans les murs de la maison, nouveau dieu du foyer, électro-dynamique, super-hétérodyne. Cette cave, naguère lieu d'effroi, bourrée de trésors inouïs, était devenue un endroit clair, propre et habitable ; on aurait pu servir le déjeuner sur le sol en ciment. L'installation de la chaudière à mazout balayait d'un seul coup toute une partie de ma jeunesse. Je regrettais par-dessus tout les rayons où s'alignaient autrefois les bouteilles de vin couvertes de toiles d'araignée. Plus une seule goutte de vin ni de champagne, pas même une caisse de bière. Rien que cette chaudière — et ce tic-tac singulier, arythmique, dont le déclenchement, si assourdi fût-il, me faisait chaque fois sursauter.
En remontant l'escalier, je m'arrêtai devant un autre objet sacré, animé du même tic, atteint lui aussi d'épilepsie mécanique — le frigidaire. Je n'avais pas vu de frigidaire depuis mon départ d'Amérique et les modèles en usage alors étaient depuis longtemps démodés. En France, je ne m'étais même pas servi d'une glacière, comme celle que nous avions à la maison. Je me contentais simplement d'acheter la quantité de glace nécessaire pour un repas ; les denrées périssables périssaient, ce qui est destiné par nature à surir, surissait, et voilà tout. Personne de ma connaissance à Paris ne possédait de frigidaire ; ou même n'y songeait. Quant à la Grèce, où le charbon était un grand luxe, la cuisine s'y faisait sur la braise. Pour peu qu'on ne fût pas dénué de tout instinct dans ce domaine, les mets étaient aussi savoureux, délicieux et nourrissants que partout ailleurs. Je m'étais souvenu de la Grèce et de la cuisine au charbon de bois parce que je venais de m'apercevoir tout à coup que le vieux fourneau à charbon de terre avait disparu de la cuisine. À sa place éclatait de toute la blancheur de son émail une cuisinière à gaz, autre objet sacré, indispensable, pas plus coûteux, au même titre que la chaudière et le frigidaire. J'en vins à me demander si ma mère n'était pas devenue un peu toc-toc durant mon absence.
— Est-ce que tout le monde procédait à ce genre de nouvelles installations ? demandai-je incidemment.
— Pratiquement, me répondit-elle, même ceux qui n'en avaient pas les moyens.
Pas le fou qui écrivait en gothique ni sa sœur, bien sûr, mais c'était une paire d'excentriques — ils ne se résignaient à acheter que quand ils ne pouvaient pas faire autrement. Ma mère, je ne pouvais le nier, avait du moins pour elle l'excuse de l'âge et le fait que ces petites innovations leur épargnaient à tous beaucoup de peine. En fait, j'étais heureux de voir qu'ils avaient pu s'équiper ainsi. En même temps que je ne pouvais m'empêcher de penser aux vieilles gens d'Europe ; non seulement, semblait-il, ces derniers se passaient fort bien de tout ce confort ; ils gardaient une santé de corps et d'esprit, une joie que leurs pareils d'Amérique n'avaient plus. L'Amérique a le confort ; l'Europe a d'autres choses qui font paraître le confort sans importance.
Au cours de la conversation qui fit suite à cette inspection, mon père évoqua sa boutique de tailleur où il n'avait pas mis les pieds depuis plus de trois années. Il se plaignit de ce que son ancien associé ne lui donnât jamais signe de vie.
— Il est trop rapiat pour dépenser le prix d'un jeton de téléphone, dit-il. Il a reçu commande d'Un Tel pour deux costumes, je le sais ; ça doit remonter à six mois environ. Je n'en ai plus entendu parler depuis.
Naturellement, je m'offris à passer un de ces jours à la boutique, me renseigner.
— Bien sûr, dit-il, que veux-tu que ça lui fasse, à lui maintenant, la marche des affaires ? Sa fille est devenue star de cinéma, tu comprends. Il se peut aussi, poursuivit-il, que le client soit parti en croisière ; il était constamment en vadrouille sur son yacht. D'ici qu'il soit de retour, il aura pris ou perdu du poids, et alors il faudra tout modifier. Il peut se passer un an ou deux avant, qu'il se décide à retirer ses costumes.
Une douzaine de vieux clients figuraient encore sur les registres. Pas un seul nouveau, bien entendu. Ainsi s'éteignait doucement la race des buffles. L'homme au yacht qui avait commis cette rareté de commander deux costumes, pour lesquels il n'était apparemment pas pressé, c'était par douze costumes à la fois qu'il y allait naguère, sans parler des queues-de-pie, pardessus, smokings et le reste. Presque tous les grands tailleurs d'autrefois, quand ils ne s'étaient pas retirés des affaires, avaient fait faillite ou étaient près de fermer. Les grandes maisons anglaises où ils s'approvisionnaient jadis en lainages s'étaient vu réduites à presque rien. Il y avait plus de millionnaires que jamais, mais de moins en moins de gens pour mettre 200 dollars à un costume ordinaire. Curieux, hein !
Ce n'était pas seulement pathétique, mais grotesque, de l'entendre revenir sur ces deux costumes — à propos desquels, soit dit en passant, je ne devrais pas oublier de rappeler à son associé qu'il ne les laisse pas au porte-manteau près de la vitrine, crainte qu'ils ne soient fanés d'ici que le client vienne les essayer. C'était devenu un mythe, une légende — ces deux costumes commandés par un millionnaire en l'an 37 ou 38, la veille d'une brève croisière en Méditerranée. Si tout allait bien, ma foi, peut-être que d'ici deux ans, le vieux recevrait pour sa part dans l'affaire dix ou quinze dollars. Que souhaiter de mieux ? Les deux-costumes légendaires se rattachaient en quelque sorte au règne de la chaudière à mazout et du frigidaire — parties, parcelles du même système de luxe indispensable et de gaspillage généreux. Pendant ce temps (je prends cette illustration au hasard entre mille) les émanations des fonderies de cuivre de Ducktown, dans le Tennessee, ont fait de tout le district, sur 80 kilomètres à la ronde, un désert de mort. (Le spectacle offert par cette région est un avertissement, une indication du sort qui guette notre Terre — à l'exemple d'autres planètes — au cas où l'expérience à laquelle se livre l'homme viendrait à échouer. La Nature, dans de coin, ressemble aux fesses à vif d'un chimpanzé malade.) Le directeur desdites usines, sans s'arrêter à tant de dévastation, pour ne rien dire de la mortalité précoce qui sévit dans les mines, profite probablement, en cet instant précis, d'un passage à New-York pour se commander une veste de chasse. Ou peut-être a-t-il un fils près d'entrer dans l'armée comme brigadier-général, et pour le compte duquel il va passer commande d'une tenue adéquate, en prévision de l'événement. Cette maladie, que les maîtres-tailleurs attrapent comme n'importe qui, sera-t-elle si terrifiante pour le seigneur de la Montagne de Cuivre, à supposer qu'il l'ait ? Grâce aux infirmières diplômées qui seront là pour le sonder de x heures en x heures, grâce au spécialiste qu'on courra chercher en taxi à la moindre souffrance, il bénéficiera d'un état tout à fait tolérable — nourriture un peu moins riche peut-être, mais tas de bonnes choses encore, ne serait-ce que la partie de cartes le soir, ou un petit tour au cinéma dans sa chaise roulante.
Évidemment, mon père aussi a sa petite distraction, une fois par mois ou à peu près : la visite au médecin — vraie partie de plaisir — il y va en voiture. Cela m'ennuyait un peu que mon père eût, pour l'ami qui lui servait de chauffeur à cette occasion, une telle gratitude. Et quand ma mère se prit à tartiner sur la bonté des voisins — et le téléphone à disposition sans jamais réclamer un sou, et ci, et ça — je fus sur le point d'exploser.
— Que diable, fis-je, qu'est-ce que ça a d'extraordinaire. Un nègre en ferait autant — peut-être plus. C'est bien le moins pour un ami.
Ma mère prit un air affligé. Elle me supplia de ne pas parler de la sorte. Puis tout d'un trait poursuivit, m'expliquant combien les gens d'à côté étaient gentils pour elle, lui laissant tous les soirs le journal du matin sur le rebord de la fenêtre. Et puis il y en avait un autre qui vivait un peu plus bas dans la rue et qui pensait toujours à mettre de côté les vieilles loques. De vrais chrétiens, ça on pouvait le dire. Des âmes charitables, non ?
— Et les Helsinger ? demandai-je — c'était de vieux amis à eux, devenus millionnaires. Que font-ils pour vous ?
— Oh ceux-là, commença mon père, tu le connaissais, lui — tu sais comme il était puant...
— Comment oses-tu dire une chose pareille ! s'exclama ma mère.
— Est-ce que ce n'est pas la vérité ? reprit le vieux innocemment.
— Ils avaient été très bons, pleins d'attentions eux aussi, s'efforça de rectifier ma mère.
La preuve en était qu'ils s'étaient souvenus lors de leur dernière visite — il y avait huit mois — d'apporter un bocal de fruits de leur maison de campagne.
— C'est tout !
J'éclatai, le simple fait d'entendre prononcer leur nom me faisait enrager.
— C'est tout ce qu'ils peuvent faire, alors ?
— Ils ont leurs soucis de leur côté, dit ma mère sur un ton de reproche. Ce pauvre M. Helsinger est en train de perdre la vue.
— Pas volé ! dis-je amèrement. J'espère qu'il deviendra sourd aussi, et muet — et paralytique tant qu'à faire !
Mon père, lui-même, trouva que c'était aller un peu trop loin.
— Pourtant, dit-il, je ne peux pas dire que Helsinger ait jamais eu le beau geste. Il a toujours été près de ses sous depuis le début. Mais il est en train de tout perdre — le fils jette l'argent par les fenêtres.
— Bien fait, dis-je. J'espère qu'il sera ruiné avant de claboter. Qu'il crève dans le besoin — et qu'il souffre un bon coup avant de se voir mourir !
Sur quoi ma sœur partit comme un bouchon de champagne.
— Tu ne devrais pas parler ainsi, me dit-elle. Tu seras puni pour ces paroles. Le Pasteur Liederkranz dit que nous ne devons avoir que des mots charitables pour les autres.
L'évocation du nom du pasteur l'entraîna cahin-caha à parler de la Grèce que Sa Sainteté, la grosse légume épiscopale du diocèse, était allée visiter durant ses vacances de l'an dernier.
— Qu'a-t-on fait pour vous de ce côté ? (du côté de l'Église, s'entend) demandai-je, me tournant vers mon père et ma mère.
— Tu sais bien que nous n'appartenons à aucune confession, me répondit doucement ma mère.
— Vous, peut-être, mais elle, non ? je montrai du menton ma sœur. Ça ne suffit pas ?
— Il leur faut commencer par s'occuper des leurs.
— Les leurs ! ricanai-je. La belle excuse !
— Il a raison, dit mon père. Ils auraient bien pu faire quelque chose. Prends l'Église luthérienne, est-ce que nous en sommes ? N'empêche qu'ils nous envoient des choses, non ? Et qu'ils nous rendent visite aussi. Comment expliques-tu ça ?
Il se retourna vers ma mère avec violence, presque avec méchanceté, comme pour montrer qu'il commençait à en avoir un peu assez de la façon qu'elle avait de les blanchir tous, les uns comme les autres.
Juste à ce moment ma sœur, qui se réveillait chaque fois que le bon renom de l'Église était en jeu, nous rappela qu'une nouvelle maison paroissiale était en cours de construction — ce qui allait entraîner l'installation de nouveaux prie-Dieu, il ne fallait pas l'oublier. Elle montrait les dents, gronda :
— Crois-tu que ça se fait pour rien ?
— C'est bon, gagné ! hurla mon père.
Je ne pus m'empêcher de rire. Jamais je n'aurais cru que ma sœur fût à ce point tenace et obstinée. En dépit des deux ou trois cases qui lui manquaient, elle avait l'air de se rendre compte que le temps où mon père pouvait la tyranniser était révolu.
— Non, je n'irai pas te chercher de cigarettes, disait-elle au vieux. Tu fumes trop. Nous ne fumons pas, nous, et nous ne sommes pas malades.
Tout le problème, me confia le vieux, profitant d'un instant où nous étions seuls, c'était de se débrouiller pour avoir toujours un peu d'argent de poche — « en cas », comme il disait.
— Ce n'est pas que leur intention soit mauvaise, m'expliqua-t-il, elles ne comprennent pas. Par exemple, elles voudraient que je m'arrête de fumer. Bon Dieu ! il faut bien passer le temps, non ? Ça va chercher dans les quinze cents par jour ; mais tout de même...
Je le suppliai de n'en plus parler.
— Je veillerai à te procurer des cigarettes, c'est bien le moins, lui dis-je.
En même temps, je sortis deux dollars de ma poche que je lui glissai en rougissant dans la main.
— Tu es sûr que ça ne te gêne pas ? dit mon père, s'empressant de les cacher.
Puis se penchant, il chuchota :
— Mieux vaut ne pas le leur dire — elles me les prendraient. À les en croire je n'ai pas besoin d'argent.
Je me sentais misérable, et j'étais en même temps au comble de l'exaspération.
— Comprends bien, reprit-il, ce n'est pas que je veuille me plaindre. Mais c'est comme pour le docteur. Ta mère me demande d'espacer le plus possible les visites. Elle a tort, tu sais. Plus j'attends, plus la souffrance devient intolérable. Quand je le lui dis, elle me répond : « C'est ton état. » La moitié du temps je n'ose pas lui dire que j'ai mal ; j'ai peur de l'ennuyer. Pourtant je suis sûr que si j'y allais plus souvent ça rendrait le mal un peu plus supportable, pas vrai ?
J'étouffais à ce point de rage et de mortification que j'avais peine à lui répondre. J'avais l'impression d'un homme soumis à la torture d'une lente humiliation ; elles se conduisaient avec lui comme s'il avait commis un crime en tombant malade. Pis, on eût dit que ma mère, le sachant incurable, considérait chaque jour qui prolongeait sa vie comme une nouvelle dépense inutile. Elle prenait une volupté à se priver, pour mieux instruire mon père de la nécessité d'économiser. En réalité, la seule économie qu'il pouvait faire, c'était de mourir. Telle m'apparut la situation. Bien entendu, si je l'avais présentée sous ce jour à ma mère, elle en eût été horrifiée. Elle s'éreintait à la tâche, sans nul doute. De même qu'elle forçait ma sœur à se crever à la peine. Mais c'était pure stupidité — pure perte d'énergie et de temps en général. Elles s'inventaient du travail. Et quand on leur disait qu'elles avaient mauvaise mine, l'air pâle et tiré, elles rétorquaient allègrement : « Que voulez-vous, il faut bien que l'ouvrage se fasse. Tout le monde ne peut pas se permettre d'être malade. » Comme pour laisser entendre que la maladie était un luxe et un péché.
Ainsi que je le disais, l'atmosphère respirait à la fois la stupidité, le crime et l'hypocrisie. Quand vint le moment de me retirer, la gorge me faisait mal d'émotions réprimées. J'allais passer mon pardessus quand ma mère — ce fut le comble — se précipita, la voix pleine de larmes, et me saisissant le bras s'écria :
— Oh ! Henry, tu as un fil sur ton pardessus !
Un fil, Seigneur ! Voilà le genre de chose qui la frappait. À l'entendre prononcer ces mots « un fil », on eût pensé qu'elle avait vu la main d'un lépreux s'échapper de ma poche. Elle débordait de tendresse en ôtant de ma manche ce brin de fil blanc. Incroyable — répugnant ! Je me hâtai de les embrasser tous trois et m'enfuis de la maison. Dehors, je laissai libre cours à mes larmes. Je sanglotai et pleurai sans contrainte tout le long du chemin jusqu'à la station du métro aérien. En montant dans le train, en voyant défiler les noms familiers de stations qui toutes me rappelaient une ancienne blessure ou une humiliation, je me mis à revivre et à jouer en esprit toute la scène, à me la décrire comme si j'avais devant moi ma machine à écrire et une feuille blanche sur le rouleau. « Surtout, Bon Dieu, n'oublie pas l'épisode de la tête recousue », me disais-je, aveuglé par les larmes et les joues ruisselantes. « N'oublie pas ceci... n'oublie pas cela. » J'avais beau avoir conscience que tous les regards étaient braqués sur moi, je continuais à pleurer et à écrire en imagination. Couché, je me repris à sangloter. La crise dut se poursuivre durant mon sommeil, car au petit jour quelqu'un cogna de l'autre côté du mur et je m'éveillai, le visage trempé de larmes. L'averse continua par intermittence pendant environ trente-six heures ; un rien suffisait pour la déclencher. Ce fut une véritable purge ; j'en sortis épuisé, mais rafraîchi.
Le jour d'après, dans mon courrier et comme pour répondre à mes prières, je trouvai une lettre d'un homme que j'avais toujours tenu pour un de mes ennemis. Rien qu'un mot, bref. Il avait appris mon retour et me priait de passer le voir un de ces jours. J'y courus sur-le-champ. Je ne fus pas peu surpris d'être accueilli comme un vieil ami. À peine avions-nous échangé le bonjour qu'il me déclara :
— Je veux vous aider — que puis-je faire pour vous ?
À ces mots que j'étais loin d'attendre, je fus pris d'un nouvel accès de larmes. Ainsi donc ce Juif, que je n'avais rencontré qu'une seule fois auparavant, avec qui j'avais à peine échangé une demi-douzaine de lettres pendant mon séjour à Paris, que j'avais offensé mortellement par ce qu'il appelait mes écrits antisémites, brusquement, sans un seul mot d'explication sur sa volte-face, se mettait entièrement à ma disposition. Je veux vous aider ! Ces mots que l'on n'entend pour ainsi dire jamais, surtout dans la détresse, n'étaient pas neufs pour moi. À maintes reprises, j'ai eu la chance de devoir mon salut à un ennemi ou à un parfait étranger. En fait, ce genre d'événement m'est arrivé si souvent, que j'en suis presque venu à croire que la Providence m'a pris sous sa garde spéciale.
J'abrège. J'avais maintenant suffisamment d'argent en poche pour parer à mes besoins ; j'avais en plus l'assurance d'en recevoir d'autre le cas échéant. De l'angoisse, du doute et du désespoir, je passais au grand soleil d'un optimisme sans bornes. Je pouvais retourner à la maison des douleurs, pour y apporter un rayon de joie.
Je téléphonai sur-le-champ pour leur communiquer la bonne nouvelle. Je leur annonçai que j'avais trouvé un éditeur et touché une forte avance. Je leur donnai à entendre que je signerais sous peu un contrat pour un autre livre — mensonge qui devait bientôt se trouver confirmé par les faits. Ils furent surpris, demeurèrent quelque peu sceptiques, pour ne pas changer. De fait, ma mère, comme si elle n'avait pas très bien saisi mes paroles, m'informa au téléphone que, si je le désirais, on pourrait me donner un peu de travail à la maison, des bricoles : repeindre la cuisine, réparer la toiture. « Ça te ferait toujours un peu d'argent de poche », ajouta-t-elle.
En raccrochant l'appareil, je me rappelai dans un éclair qu'autrefois, au temps de mes débuts littéraires, j'avais coutume de m'asseoir près de la fenêtre, non loin de la table de couture, et de me moudre la cervelle dans mon acharnement à écrire nouvelles et essais, que les directeurs de revues ou de journaux refusaient régulièrement. Période inoubliable ; l'une des plus amères que j'aie jamais traversées. Réduit avec ma femme à la plus abjecte pauvreté, je m'étais résolu à une séparation provisoire. Elle s'en était retournée vivre chez ses parents, du moins je le croyais, et moi chez les miens. J'avais dû renfoncer tout amour-propre et supplier qu'on me reprît au bercail. Bien entendu, jamais il ne serait venu à l'esprit de mes père et mère de repousser ma supplique, mais quand ils s'étaient aperçus que je n'avais pas la moindre intention de chercher du travail, que je n'avais pas abdiqué le rêve de gagner ma vie en écrivant, leur désappointement n'avait pas tardé à se changer en chagrin profond. N'ayant rien de mieux à faire que de manger, dormir et écrire, je me levais tôt le matin, et m'asseyais devant la table à coudre, reliquat de ma tante (celle-ci ayant dû entrer à l'asile d'aliénés). Seules, les visites des voisins me dérangeaient dans mon travail. Au moindre coup de sonnette, ma mère se précipitait et m'implorait frénétiquement de ranger mes affaires et de me cacher dans la garde-robe. L'idée qu'on pût savoir que je gaspillais mon temps en d'aussi vaines poursuites lui faisait honte. Bien plus, elle se tourmentait — n'étais-je pas un peu timbré, par hasard ? Donc, sitôt que je voyais quelqu'un franchir la grille, je ramassais en hâte mon bataclan et me ruais dans la salle de bain où je le dissimulais dans la baignoire ; après quoi, j'allais me cacher moi-même dans la garde-robe où je demeurais dans le noir et l'asphyxie des boules de camphre jusqu'au départ du voisin. Peut-on s'étonner après cela si mon activité est toujours restée associée dans mon esprit à l'idée d'un acte criminel ! Souvent dans mon sommeil je me vois conduire au pénitencier où je m'installe sans tarder, aussi confortablement que possible, en compagnie de ma machine à écrire et de mon papier. Il n'est jusqu'à l'état de veille où il ne m'arrive de me faire à la pensée de séjourner un an ou deux derrière les barreaux ; je me prends alors, comme en rêve, à tracer le plan du livre que j'écrirai durant mon incarcération. Dans ce cas mon équipement comporte d'ordinaire la table à coudre près de la fenêtre, celle sur laquelle était posé le téléphone ; c'est une fort belle table, marquetée, dont le dessin demeure gravé dans ma mémoire. Au centre, se trouve une tache minuscule où se rivèrent mes yeux un soir de cette fameuse période dont je parlais plus haut. Ma femme, ce soir-là, m'avait appelé au téléphone pour m'avertir qu'elle allait se jeter à la rivière. J'étais déjà au comble du désespoir, un désespoir si effrayant que les émotions s'y prenaient comme dans la glace. Et c'était ce moment-là qu'avait choisi soudain cette voix en larmes pour m'annoncer que la vie n'était plus tenable. Elle m'appelait pour me dire au revoir — quelques mots brefs, une hystérie, et puis clic ! plus personne ; une adresse : la rivière. Dans l'état où j'étais, il m'avait fallu pourtant dissimuler. À la question qu'on m'avait posée — qui avait téléphoné — j'avais répondu : « Oh ! un vague ami ! » et j'étais demeuré une minute ou deux sans bouger, fixant du regard la tache minuscule dans le bois, cette tache qui se métamorphosait, devenait un point infinitésimal de la rivière où le corps de ma femme était en train lentement de s'enfoncer et de disparaître. Finalement, j'avais rassemblé mes forces, m'étais levé, chapeau, manteau — j'avais dit que je sortais me promener.
Quand je m'étais retrouvé dans la rue, c'est à peine si j'avais pu me traîner. On eût dit que mon cœur avait cessé de battre. Le choc émotif que j'avais reçu en entendant la voix avait disparu ; je n'étais plus qu'une loque, un tas infime de résidus cosmiques, vide d'espoir, de désir ou même de peur. Ne sachant que faire ni où tourner mes pas, je m'étais pris à errer sans but dans ce désert glacé qui a fait de Brooklyn un tel lieu d'horreur. Les maisons, silencieuses et immobiles, respiraient doucement comme ces gens qui reposent dans le sommeil du juste. J'avais marché, marché à l'aveugle jusqu'au moment où je m'étais retrouvé à la limite du vieux quartier que j'adore. Là, soudain, le sens exact du message que ma femme m'avait transmis par téléphone m'avait frappé en plein, avec une force neuve. Pris de frénésie subite, comme si cela avait pu y faire quelque chose, je m'étais mis instinctivement à presser le pas. En même temps, ma vie entière, depuis ma plus tendre enfance, avait commencé à se dérouler devant moi à un rythme accéléré, comme dans un kaléidoscope. La myriade d'événements qui s'étaient combinés pour donner forme à ma vie avait brusquement exercé un tel pouvoir de fascination sur moi que, sans savoir pourquoi ni comment, je m'étais senti inondé d'enthousiasme. Stupéfait, j'étais conscient de rire, de pleurer, de rouler la tête à droite à gauche, de gesticuler, de marmotter, de tituber comme un homme ivre. À vrai dire, je ressuscitais. Je redevenais une entité vivante, un être humain capable d'enregistrer la joie, la douleur, l'espoir, le désespoir. C'était extraordinaire de se sentir vivre — rien que vivre. Extraordinaire d'avoir vécu, et d'en garder la mémoire. À supposer qu'elle se fût pour de bon jetée à la rivière, que pouvais-je y faire ? Tout de même, je commençais à me demander si mon devoir n'était pas d'aviser la police. Je venais à peine de formuler cette pensée, que je repérai un flic arrêté au coin de la rue, et me dirigeai impulsivement vers lui. Mais en m'approchant, en voyant l'expression de son visage, j'avais senti mourir en moi ce premier élan, aussi vite qu'il était venu. Je n'en étais pas moins allé le trouver. D'une voix calme, neutre, je lui avais demandé le chemin d'une certaine rue, d'une rue que je connaissais fort bien : c'était celle où je vivais. J'avais écouté ses indications comme un forçat repenti qui demanderait le chemin du pénitencier d'où il s'est évadé.
À mon retour on m'avait informé que ma femme venait de m'appeler.
— Qu'a-t-elle dit ? m'étais-je écrié, débordant presque de joie.
— Qu'elle te rappellerait demain matin, m'avait répondu ma mère, surprise de ma surexcitation.
Une fois couché je m'étais mis à rire, au point d'en secouer le lit. J'avais entendu monter mon père. J'avais fait l'impossible pour me retenir. En vain.
— Qu'est-ce qui te prend ? avait-il demandé derrière la porte.
— Rien. Je ris. Je pensais à quelque chose de drôle.
— Tu es sûr que tu te sens bien ? avait-il insisté, sa voix trahissant une certaine perplexité. Nous avons cru que tu pleurais...
J'ai pris le chemin de la maison, la poche pleine d'argent. Événement pour moi, c'est le moins que je puisse dire. Je songe aux vacances, aux anniversaires de jadis où j'arrivais les mains vides, la figure longue, morne, humilié, vaincu. C'était embarrassant, après tant d'années durant lesquelles j'avais fait le mort en ce genre d'occasion, de m'amener au petit trot, la main pleine de fric ; pour dire : « Prenez, je sais que vous en avez besoin ! » C'était théâtral en tout cas ; ça risquait de faire naître une illusion qui crèverait peut-être un jour tristement. J'avais naturellement prévu les manières que ma mère se croirait obligée de faire. Je redoutais cette séance. Il eût été plus facile de remettre le tout à mon père, mais lui de son côté aurait été contraint de le transmettre à ma mère ; d'où confusion et surcroît d'embarras.
— Tu n'aurais pas dû faire ça ! s'écria ma mère, pour me donner raison.
Elle était là debout, tenant l'argent dans sa main et faisant mine de le rendre, comme si c'était une chose qu'elle ne pût accepter. Un instant j'eus un frisson désagréable : elle était bien capable de s'imaginer que c'était de l'argent volé. C'était dans mes cordes, d'ailleurs, surtout les voyant dans cette situation désespérée. Mais non, ce n'était pas cela. Simplement, ma mère avait l'habitude, quand on lui faisait un cadeau, bouquet, vase de cristal ou vieille écharpe, de prétendre que c'était trop, qu'elle n'avait pas mérité tant de bontés.
— Vous n'auriez pas dû faire ça ! disait-elle dans ce cas, et cette remarque me mettait régulièrement hors de moi.
— Pourquoi les gens n'auraient-ils pas ce genre d'attentions entre eux ? lui demandai-je d'ordinaire. Est-ce que tu ne prends pas plaisir toi-même à faire des cadeaux ? Pourquoi dis-tu cela ?
Et maintenant, c'était mon tour — et mon dégoût restait le même — mon tour d'entendre :
— Nous savons que tu ne peux pas te permettre ce genre de fantaisie — pourquoi fais-tu ça ?
— Puisque je t'ai déjà dit que c'est de l'argent que j'ai gagné — et qu'il doit m'en venir d'autre ! À quoi bon te tracasser ?
— Oui, elle rougissait de confusion ; c'était à croire que mon intention était de l'offenser plus que de l'aider, en es-tu sûr ? Sait-on jamais ? Si ton éditeur ne prenait pas ton livre ? Si tu devais rendre cet argent...
— Pour l'amour du Ciel, assez ! dit mon père. Prends-le et qu'on n'en parle plus ! Nous en avons l'usage, tu le sais bien. C'est la colique quand tu n'as pas d'argent, et la colique quand tu en as.
Puis se tournant vers moi :
— Bien joué, fils ! Content de te voir profiter. Ça vient, fils, ça vient.
J'ai toujours aimé l'attitude de mon père en matière d'argent. Sans façons et honnête. Tant qu'il en avait, il donnait, jusqu'au dernier centime. Et quand il était sans, il empruntait, autant que possible. Tout comme moi il n'hésitait pas à demander secours quand il ne pouvait plus faire autrement. Il trouvait naturel qu'on l'aidât, étant toujours le premier à venir en aide à n'importe qui dans le besoin. Il n'avait aucun sens des finances, d'accord. Il avait le don de semer la pagaïe — toujours d'accord. Je me félicite qu'il ait été ainsi. Ce serait penser contre nature que de l'imaginer millionnaire. Bien sûr, à force de maltraiter ses affaires, il avait contraint ma mère à devenir l'argentier de la maison. Si elle ne s'était pas employée à mettre quelques sous de côté dans les moments de prospérité, tous trois se fussent sans nul doute retrouvés avant longtemps à l'assistance publique. Ce qu'elle avait pu sauver du naufrage, nul ne le savait, pas même mon père. Certainement, à voir la façon dont elle économisait, on aurait pu penser que ce devait être bien peu de chose. Pas une miette de nourriture n'allait à la poubelle ; pas un morceau de ficelle, pas un papier d'emballage n'était inutilement jeté ; elle gardait jusqu'aux journaux, pour les revendre à tant le kilo. Le gilet de laine qu'elle mettait avec la saison froide n'était qu'une loque. Non qu'elle en manquât, oh ! non. Mais elle gardait les autres soigneusement — dans le camphre — pour le jour où les vieux s'en iraient littéralement en lambeaux. Les tiroirs, je le découvris par hasard en cherchant un objet, étaient pleins à craquer d'effets qu'on serait bien content d'avoir sous la main un jour — le jour où la situation serait pire encore qu'aujourd'hui. En France, je m'étais fait au spectacle de cette manie stupide de garder les vêtements, les meubles et autres objets. Mais de voir la scène se répéter en Amérique, dans la maison de mes parents, me portait un coup. Aucun de mes amis n'avait jamais fait preuve d'un tel sens de l'épargne, d'une telle passion pour les vieilleries. Rien de commun entre cette façon de voir et la conception américaine de la vie, qui a toujours été de piller, d'épuiser, puis d'aller voir plus loin.
Maintenant que la glace était rompue, mes visites devenaient plus fréquentes. C'est étrange, comme tout est simple, pour peu qu'on ose le regarder en face. Dire que pendant des années j'avais redouté jusqu'à l'idée de mettre les pieds dans cette maison, que je m'étais dit plutôt crever, et ainsi de suite. Et voilà que maintenant, je m'en rendais compte, je prenais plaisir à faire ainsi la navette, surtout quand je venais les mains pleines, comme cela devenait la règle. Il en fallait si peu pour les rendre heureux — t'était tout juste si je ne commençais pas à désirer des circonstances plus difficiles, pour leur prouver que j'étais à la hauteur de toutes les catastrophes. Ma seule présence suffisait, semblait-il, pour leur donner la force d'affronter tous les hasards et les dangers que l'avenir pouvait tenir en réserve. Au lieu de me sentir alourdi de leurs difficultés, j'en concevais une sorte d'allégement. Ce qu'ils attendaient de moi n'était rien, comparé à mes imaginations stupides. J'aurais voulu faire plus, cent fois plus que tout ce qu'ils pouvaient penser à me demander. Un jour, je leur proposai de venir de bonne heure tous les matins faire un lavage de vessie à mon père — occupation dont je sentais que ma mère s'acquittait sans grande compétence. Ce fut tout juste s'ils ne furent pas atterrés par cette offre. Et quand, voyant qu'ils ne voulaient pas en entendre parler, mais poursuivant ma petite idée, je leur proposai de payer une infirmière, je compris à leurs visages qu'ils étaient persuadés que j'avais perdu la tête. Bien entendu, ils ne pouvaient deviner à quel point je me sentais coupable ; ou alors ils avaient assez de tact pour le dissimuler. Je mourais d'envie de me sacrifier. Ils ne voulaient pas de sacrifices. Le seul cadeau de moi qui pût les contenter, je commençais lentement à le comprendre, c'était moi-même.
Parfois, l'après-midi, quand le soleil était encore chaud, je m'asseyais dans la cour de derrière en compagnie de mon père et nous bavardions du temps passé. Ils avaient toujours été fiers de leur petit jardin, dont ils prenaient grand soin. Tout en me promenant et en considérant les buissons et les plantes, le cerisier et le pêcher qu'ils avaient plantés depuis mon départ, je me voyais enfant, repiquant ces arbrisseaux l'un après l'autre. Le lilas notamment. Je me souvenais du jour où on me l'avait donné. C'était au cours d'une visite à la campagne. La vieille femme m'avait dit : « Il est probable qu'il vivra plus vieux que toi, p'tit gars. » La mort était absente de ce jardin. « Quelle splendeur ce serait, me disais-je, de reposer tous ici, parmi ces vies que nous avons plantées et si amoureusement veillées. » À quelques mètres de là se dressait un gros if. J'avais toujours eu un faible pour cet arbre, à cause du bruit que faisait le vent, en ruisselant à travers le tamis épais du feuillage. Plus je le regardais maintenant, plus je lui trouvais une personnalité qui s'imposait à moi. Il me semblait presque que j'arriverais à lui parler, à force de patience et de persévérance à lui tenir compagnie.
D'autres fois, nous nous asseyions devant la maison, dans l'étroite bande de terrain où se tenait autrefois la pelouse. Ce royaume minuscule regorgeait lui aussi de souvenirs — la rue, les nuits d'été, mes rêveries à la lune, du temps où je languissais et tirais des plans d'évasion. Batailles avec les gosses d'à côté qui se délectaient à taquiner ma sœur en l'appelant vieille dingue. Filles qui passaient et que j'aurais voulu entourer de mes bras. Aujourd'hui, c'était une autre génération que je voyais défiler devant la porte et qui me regardait avec les yeux dont on estime un homme d'un certain âge. « C'est votre frère que je vois assis parfois près de vous ? » demandait-on à mon père. De temps à autre, un de mes vieux camarades de jeux venait à passer ; mon père me le montrait du menton et me disait : « Tiens, voilà Dick Un Tel » ou « Harry X ou Y ». Et levant les yeux, j'apercevais un homme d'âge mûr, un homme en qui jamais je n'aurais reconnu l'enfant avec lequel je jouais autrefois. Un jour il arriva que, poussant jusqu'au coin, un homme fonça sur moi, bloquant mon chemin ; comme j'essayais de l'éviter, il se planta droit en face de moi sans plus broncher, me regardant fixement, me perçant des yeux. Je le pris pour un détective, pas plus sûr de moi que de lui.
— Que me voulez-vous ? dis-je froidement, faisant mine de continuer ma route.
— Ce que je te veux ? reprit-il en écho. Que diable ! tu ne reconnais donc plus les copains ?
— Le diable en effet si je sais qui vous êtes, dis-je.
Il ne bougeait toujours pas, continuait à ricaner en me regardant.
— Eh bien ! moi, du moins, je sais qui tu es, répondit-il.
Sur quoi la mémoire me revint :
— Mais bien sûr, j'y suis : Bob Whalen ; Bien sûr je te reconnais ; je faisais semblant.
Pourtant jamais je ne l'aurais reconnu s'il ne m'y avait contraint. Cet incident m'avait frappé et ému à tel point qu'en rentrant je me précipitai sur un miroir pour scruter mon visage, essayant en vain de déceler les changements qu'y avait tracés le temps. Cet examen n'ayant pu me satisfaire ni apaiser le trouble qui persistait en moi, je voulus revoir une de mes premières photographies. Je confrontai l'image avec le reflet dans le miroir. Pas de doute possible — c'étaient deux êtres différents. Et tout à coup je me sentis pris de remords pour la façon à peine polie dont je m'étais débarrassé de ce vieil ami d'enfance. Bon Dieu, quand j'y pensais, nous étions presque aussi liés que des frères autrefois. Je fus pris d'un désir violent de sortir, de l'appeler au téléphone, de lui dire que j'irais le voir et bavarder un bon coup avec lui. Puis je me rappelai que nous avions complètement rompu, à l'âge d'homme, pour la raison qu'il était devenu ennuyeux au possible. À vingt et un ans, il ressemblait déjà à son père, qu'il détestait enfant. Ce changement m'avait d'abord paru incompréhensible ; je l'avais attribué à de la paresse pure et simple. Dans ce cas, à quoi bon renouer brusquement ? Je ne connaissais déjà que trop le père ; à quoi servirait d'étudier le fils ? Nous n'avions qu'une seule chose en commun — notre jeunesse, qui n'était plus. Je le chassai donc de mon esprit définitivement. Je l'enterrai, comme tous ceux dont je m'étais séparé pour toujours.
Assis devant la maison, avec mon père, c'était un univers en miniature qui défilait avec le quartier. Mon père commentait ce cortège, me gratifiant ainsi d'une vue privilégiée sur la vie de ces gens, que je n'aurais obtenue que difficilement par ailleurs. Tout d'abord il me parut inconcevable qu'il connût tant de monde. Certaines personnes qu'il saluait habitaient des immeubles très éloignés. Des relations d'usage entre voisins, on en était peu à peu venu à de francs rapports d'amitié. Au fond, mon père était un homme heureux. Il n'était jamais seul, ne restait jamais sans visites. Un flot régulier d'entrées, de sorties, traversait la maison, laissant derrière lui de petits cadeaux touchants ou des paroles d'encouragement. Vêtements, nourriture, médicaments, objets de toilette, magazines, cigarettes, bonbons, fleurs — il pleuvait de tout en abondance, hormis l'argent.
— Qu'as-tu besoin d'argent ? lui dis-je un jour. N'es-tu pas riche ainsi ?
— C'est vrai, me répondit-il humblement, pour sûr je n'ai pas le droit de me plaindre.
— Aimerais-tu lire, veux-tu que je t'apporte des livres ? lui demandai-je une autre fois. N'en as-tu pas assez de ces magazines ?
Je savais qu'il ne lisait pas, mais j'étais curieux de connaître sa réponse.
— J'aimais lire autrefois, me dit-il, mais je ne peux plus me concentrer.
Surpris à l'idée qu'il avait pu ouvrir un livre dans sa vie, je l'interrogeai :
— Quelle sorte de livres lisais-tu ?
— J'ai oublié les titres. Mais je me souviens d'un type notamment — Ruskin, je crois.
— Ruskin ! m'écriai-je, stupéfait.
— Oui, mais c'est un peu aride ce qu'il écrit. Et puis il y a si longtemps.
La conversation dériva. Il était maintenant question de peinture. Il prenait un plaisir sincère à se rappeler les fresques dont son patron, le tailleur anglais, avait fait décorer autrefois les murs de sa boutique. C'était la règle alors pour les tailleurs, me dit-il, d'avoir des peintures murales. C'était aux environs de '80 ou de '90. Les peintres ne devaient pas manquer à New-York dans ce temps-là, à en juger par les histoires qu'il me racontait. J'essayai de savoir quel pouvait être le goût des tailleurs de l'époque en cette matière. On troquait peintures contre vêtements, bien entendu.
Il rassembla ses souvenirs. Il y avait Un Tel, me dit-il. Celui-là était spécialisé dans les moutons. Mais quels moutons ! une merveille de ressemblance et de vie. Un autre faisait des vaches, tel autre des chiens. Il me demanda entre parenthèses si je connaissais la peinture de Rosa Bonheur — ces chevaux, hein, extraordinaire ! Et George Inness ! Ça c'était un peintre, me dit-il avec enthousiasme.
— Oui, ajouta-t-il d'un air méditatif, je ne pouvais pas me lasser de regarder ces fresques. C'est tellement agréable de vivre au milieu de ça.
Il n'avait pas une très haute opinion de la peinture moderne — trop de couleurs, trop confus, à son avis.
— Mais tiens, Daubigny par exemple, voilà un grand peintre. De beaux coloris sombres — quelque chose qui donnait à penser.
Il y avait une grande toile apparemment, qu'il aimait par-dessus tout. L'auteur — oublié. Toujours est-il que ce qu'il en avait retenu, c'était que personne ne voulait de cette toile, bien qu'on lui reconnût unanimement la valeur d'un chef-d'œuvre.
— Vois-tu, me dit-il, elle était trop triste. Les gens n'aiment pas ce qui est triste.
— Quel en était le sujet ?
— Ma foi, ça représentait un vieux marin qui revient chez lui. Les vêtements qui ne tiennent plus sur son dos ; l'air sombre et mélancolique. Mais c'était la façon dont c'était rendu — je veux dire l'expression de ses traits. Seulement personne n'en voulait ; on disait que c'était déprimant.
Il s'interrompit pour accueillir un visiteur. Je me tins à l'écart un instant, jusqu'à ce qu'il m'eût fait signe d'approcher pour les présentations.
— Je te présente M. O'Rourke, dit-il. Il est astrologue.
Je dressai l'oreille.
— Astrologue ? fis-je en écho.
M. O'Rourke répliqua modestement qu'il n'était qu'un apprenti en la matière.
— Ce n'est pas que je sois très calé, dit-il, mais je n'en ai pas moins prédit à votre père votre retour et une amélioration de sa situation, coïncidant avec ce fait. Je suis sûr que vous êtes un homme intelligent — j'ai étudié avec soin votre horoscope. Vous avez un faible : vous êtes trop généreux ; vous distribuez à droite, à gauche.
— Est-ce vraiment une faiblesse ? lui dis-je en riant.
— Vous avez énormément de cœur, me dit-il, et vous êtes très intelligent. Vous êtes né veinard. L'avenir vous réserve de grandes choses. J'ai dit à votre père que vous seriez un grand homme. Vous connaîtrez la gloire, de votre vivant.
À ce moment, mon père dut se précipiter à l'intérieur pour vider le fameux sac. Je restai seul quelques minutes à bavarder avec M. O'Rourke.
— Bien entendu, reprit-il, il faut aussi que vous sachiez que je dis tous les soirs une prière pour votre père. C'est d'un très grand secours, vous savez. Je fais de mon mieux pour venir en aide aux gens — quand ils veulent bien m'écouter. Bien sûr, il y en a pour qui on ne peut rien — ils se refusent obstinément. Moi-même, de mon côté, je n'ai pas beaucoup de chance, sauf de pouvoir aider autrui. Saturne ne m'est pas très favorable. Mais j'essaie d'y remédier par la prière et par une vie de rectitude, naturellement. Je disais à votre mère, l'autre jour, qu'elle a cinq années de bonheur devant elle. Elle est née sous la protection particulière de saint Antoine — c'est bien le 13 juin son anniversaire, n'est-ce pas ? Saint Antoine n'est jamais sourd à qui sollicite son aide.
— De quoi vit-il ? demandai-je à mon père après le départ de M. O'Rourke.
— De rien, que je sache, répondit-il. Il doit toucher l'indemnité de chômage. Drôle de type, hein ? J'étais en train de me demander si je n'allais pas lui faire cadeau de ce vieux pardessus que ta mère a rangé dans la malle. Celui que j'ai sur moi me suffit. Tu ne trouves pas qu'il a l'air un peu chose, non ?
Il n'était pas le seul ; ils étaient tout un tas de gens « chose » à passer dans cette rue. Il en était que le malheur et le chagrin avaient fini par incliner vers la religion. Telle cette vieille qui envoyait à mon père des tracts sur la Science Chrétienne. Son mari s'était mis à boire et l'avait abandonnée. De temps en temps elle faisait un saut jusqu'à la maison, histoire de commenter à mon père les enseignements du Maître.
— Tout n'est pas bête là-dedans, disait mon père. C'est comme de tout, je pense. Toujours est-il que ça ne fait de mal à personne. Je les écoute tous. Ta mère me trouve idiot, mais quand on n'a rien à faire c'est une façon d'oublier et de passer le temps.
Ce qui était étrange pour moi, c'était la façon dont l'Église avait fini par jeter le grappin sur tout ce petit monde. On l'eût dit tapie, guettant le moment propice, telle une bête de proie. Toute la famille semblait atteinte d'une forme ou d'autre de religiosité. À l'occasion d'une réunion de famille, j'avais été choqué de voir un de mes vieux oncles se lever soudain pour réciter le « Benedicite ». Trente ans plus tôt, quiconque aurait osé faire un tel geste se serait couvert de ridicule et serait devenu la cible de plaisanteries sans fin. À présent tout le monde courbait solennellement la tête et tendait pieusement l'oreille. Cela me dépassait. Une de mes tantes était diaconesse. Elle adorait se dépenser à l'église, surtout durant les fêtes, pour faire des sandwiches. Orgueil de la famille, on la disait capable de servir cinquante personnes à elle seule. Elle savait aussi admirablement empaqueter les cadeaux. Elle avait confondu l'assistance, un jour, en remettant à un invité un énorme carton à parapluie. Et croiriez-vous ce qu'il y avait dans la boite, après qu'on l'eut défaite ? Cinq billets de dix dollars ! Original, hein, quand même ! Et tout ça, c'était à l'église qu'elle l'avait appris, avec toutes ces fêtes, ces kermesses et le reste. Ainsi donc, tu vois bien...
Au cours d'une de ces réunions, il m'arriva une chose étrange. On célébrait je ne sais quel anniversaire dans la vieille demeure que mon grand-père avait achetée lors de son arrivée en Amérique. C'était l'occasion ou jamais de rencontrer toute la parenté d'un seul coup — trente à quarante tantes, cousins, cousines, neveux, nièces. Une fois de plus, comme au bon vieux temps, nous serions rassemblés en chœur autour de la table, gigantesque plateau de bois chargé à craquer de toute la mangeaille, de toutes les boissons imaginables. Je goûtais fort cette perspective ; j'y voyais à tout le moins la possibilité de renouer connaissance avec le vieux quartier de mon enfance.
Pendant qu'on procédait à la distribution des cadeaux — cérémonie qui durait d'ordinaire plusieurs heures — je décidai de filer à l'anglaise et de me livrer à une rapide exploration des lieux. J'avais à peine mis le nez dehors que je me dirigeai déjà, instinctivement, à la recherche de la petite rue que j'avais vue si souvent en rêve à Paris. Je n'y avais mis les pieds que deux ou trois fois dans ma vie, probablement à l'âge de cinq ou six ans. Mon rêve, je ne tardai pas à le découvrir, était infiniment plus vivace et intense que la réalité. Certains éléments manquaient au décor, moins parce que le quartier avait changé que parce qu'ils n'avaient jamais existé que dans mon rêve. J'avais à faire à deux réalités qui, au fur et à mesure que je parcourais cette rue, se fondaient l'une dans l'autre et tendaient à former une vérité composite et vivante qui, fidèlement enregistrée, demeurerait éternellement gravée dans ma mémoire. Cependant le plus étrange de cet incident n'est pas tant cette opération de fusion et d'alliage entre les deux rues, celle du rêve et celle de la réalité, que la découverte d'une rue que je ne connaissais pas, toute proche et qui, Dieu sait pourquoi, avait échappé à mon attention d'enfant. Je tombai sur elle tout à fait par hasard, dans la brume et le soir, et sa vue m'arracha un cri de joie et de stupeur. J'avais enfin devant moi l'image exacte de cette rue idéale que j'avais vainement tenté de découvrir au cours des vagabondages de mes rêves.
Dans le rêve de la petite rue dont je parlais plus haut, et qui revenait sans cesse, le décor s'estompait et disparaissait régulièrement au moment précis où j'arrivai sur le pont du petit canal, étant entendu que ni pont ni canal n'existaient dans la réalité. Or, ce soir-là, ayant franchi la frontière des explorations de mon enfance, je tombai brusquement sur la rue même que je désirais rencontrer depuis tant d'années. L'atmosphère était celle d'un autre monde, d'une autre planète. Je me souviens nettement du pressentiment que j'eus d'approcher cet autre monde quand, passant devant certaine maison, j'aperçus une jeune fille, évidemment d'origine étrangère, plongée dans un livre, à la table d'une salle à manger. Un tel spectacle n'a sans doute rien d'unique. Pourtant, dans l'instant même où cette jeune fille tomba dans le champ de mon regard, je fus secoué d'une émotion indescriptible ou plus exactement d'une prémonition me signifiant que d'importantes révélations allaient suivre. Tout se passait comme si cette jeune fille, son attitude, la chaude lueur de la pièce projetée sur le livre qu'elle lisait, le silence impressionnant qui enveloppait tout le quartier, se mêlaient pour donner naissance à un moment d'une telle acuité que, le temps d'un éclair incalculablement bref, le temps d'un météore, pour ainsi dire, je fus frappé de la conviction profonde et paisible qu'un ordre certain présidait à toute chose, que la justice était présente dans ce monde, et que cette image que j'avais pu saisir, mais qu'il m'était impossible de retenir, exprimait la splendeur et la sainteté de la vie telle qu'elle ne cesserait jamais de se révéler dans la réalité de son existence et dans la perfection de l'instant qui s'arrête. Je me rendais compte, en poursuivant ma marche extatique, que la joie et la félicité que nous connaissons au plus profond, au plus épais du rêve — joie et félicité qui surpassent tout ce que peut apporter la veille — naissent indubitablement d'un accord miraculeux entre le rêve et la réalité. Dès que nous émergeons à nouveau, cette fusion, cette harmonie qui est l'objet essentiel de la vie s'effondre et s'émiette ou en tout cas ne se réalise qu'imparfaitement et par accès. Notre état de veille n'est en fait qu'un sommeil agité et confus, un sommeil terrifiant et mortel, d'autant que nos yeux sont ouverts, que nous voyons clairement la trappe qui s'ouvre sous nos pas, sans qu'il nous soit possible d'éviter d'y tomber.
L'intervalle qui s'écoula entre le moment où j'aperçus la jeune fille et celui où je saisis du coin de l'œil la rue idéale si longtemps désirée, et que j'avais cherchée dans tous mes rêves sans jamais l'y trouver, cet intervalle eut la saveur et la substance des instants chargés d'attente que l'on connaît au plus profond du rêve et où il semble que rien au monde ne saurait empêcher le désir de s'accomplir. Ce qui fait le caractère particulier de tels rêves, c'est qu'à dater du moment où l'on est embarqué, on a la certitude absolue d'arriver. Au fur et à mesure que je passais en revue cette rangée de demeures minuscules, semblables à des caissons coulés profondément dans le sol, je voyais ce qu'il est rarement donné à un homme de voir — la réalité de sa vision. Cette rue, pour moi, était la plus belle du monde. Ne dépassant pas la longueur d'un pâté de maisons, faiblement éclairée, méprisée des bourgeois, ignorée de tous les États-Unis — sorte de micro-communauté d'âmes étrangères vivant à l'écart du vaste monde, poursuivant leurs humbles voies particulières et ne demandant à leurs voisins qu'un peu de tolérance. Au fur et à mesure que je passais devant l'une puis l'autre de ces demeures, je vis que dans chacune d'elles on était en train de rompre le pain. Sur toutes les tables se trouvaient posés une bouteille de vin, une miche de pain, du fromage, des olives et un grand bol de fruits. Il n'était pas une maison où le décor ne fût le même : stores levés, lampe allumée, table mise en prévision d'un modeste repas. Et partout les gens, la famille, réunis en cercle, souriant de bonne humeur, conversant, corps détendu, âme grande ouverte et allant à la rencontre des autres. En vérité, me disais-je, voici la seule vie à laquelle j'aie jamais aspiré. S'il m'est arrivé de la connaître à de très brefs moments, ce n'a jamais été que pour la voir aussitôt broyée, dispersée sauvagement. Et pourquoi ? Par ma seule faute sans aucun doute, par mon impuissance à me rendre compte de la nature véritable du Paradis. Enfant et ne sachant rien de l'ample vie du monde, cette ambiance d'un univers en miniature, de la sainteté, de la vie cellulaire du microcosme, avait dû m'imprégner profondément. Comment expliquer autrement la ténacité avec laquelle durant quarante années je me suis cramponné au souvenir d'un certain quartier, d'un point infime et pourtant bien défini de ce vaste monde ? Quand je me sentis pris d'un intolérable besoin de bouger, comme d'une démangeaison inquiète des pieds et de l'âme, je crus que c'était l'appel du large, la voix du monde extérieur que j'entendais, qui me suppliait de partir en quête d'une patrie où mon être pût s'épanouir, les coudées franches. Je m'étendis dans toutes les directions. J'essayai non seulement d'embrasser notre monde, mais les frontières des autres univers. Et soudain, au moment précis où je me croyais émancipé, je me trouvais ramené brutalement à l'intérieur du petit cercle d'où je m'étais évadé. Quand je dis « le petit cercle », ce n'est pas seulement le vieux quartier que je veux dire, ni ma ville natale, mais l'ensemble des États-Unis. Ainsi que je m'en suis expliqué par ailleurs, la Grèce, si menue soit-elle sur la carte, est l'univers le plus géant où il m'ait été donné de pénétrer. La Grèce pour moi ce fut la patrie que nous aspirons tous à découvrir. En tant que pays elle assouvissait toutes les faims qui me dévoraient. Et pourtant, à la requête du consul d'Amérique à Athènes, j'avais consenti à rentrer. J'avais accepté l'intervention du consul comme un ordre du sort. Ce que faisant j'avais peut-être changé en destinée ce que l'on est convenu d'appeler la fatalité aveugle. L'avenir seul dira si je me suis trompé. En tout cas je suis revenu au monde étroit et restreint d'où je m'étais enfui. Et à mon retour je n'ai pas seulement trouvé que rien n'avait changé — non, j'ai trouvé mieux que cela. Que de fois depuis mon retour j'ai songé à Nijinsky, si inconsidérément réveillé de sa transe ! Que peut-il bien penser de ce monde auquel il avait délibérément tourné le dos pour éviter de devenir fou à notre exemple à tous ! Croyez-vous qu'il ait la moindre gratitude envers ses bienfaiteurs illusoires ? Choisira-t-il l'état de veille, l'agitation inquiète du sommeil, de notre sommeil, ou préférera-t-il clore à nouveau les yeux et se repaître de cela seul qu'il sait être la vérité et la beauté ?
L'autre jour, dans le bureau d'un journal, j'ai vu cette inscription en lettres énormes au-dessus de la porte : « Écris ce que tu as vu et ce qui est. » Je tressaillis en lisant cette exhortation que j'ai religieusement et inconsciemment suivie toute ma vie, et en la voyant éclater en lettres de feu sur les murs d'un grand quotidien. J'avais oublié que ces mots figurent dans le Livre des Révélations. Ce qui est ! L'éternité ne suffirait pas pour méditer cette parole. Une chose est sûre, cependant : que ce qui est, est éternel. J'en reviens à cette petite communauté, à cet univers de rêve où j'ai été élevé, et qui n'est que l'image micro-cosmique de ce macrocosme que nous appelons le monde. Pour moi c'est un monde de sommeil, un monde qui est la prison du rêve. Que l'on vienne à s'éveiller un instant, et le rêve, dût-il laisser un vague souvenir dans l'instant, ne tarde pas à être oublié. Cet état de transe, qui se poursuit sans interruption vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c'est à peine si les guerres et les révolutions parviennent à le troubler. La vie continue, comme on dit, mais comme un feu qui couve, un feu mouillé, caché dans le tréfonds des fibres végétatives de l'être. La conscience véritable ne survient que par intermittence, par éclairs brefs qui ne durent pas plus d'une seconde. Celui qui réussit à demeurer conscient une minute pleine, relativement parlant, change inévitablement le cours de l'univers. Sur une durée de dix ou vingt mille ans, une minorité d'individus, séparés par les déserts du temps et de l'espace, ont lutté follement dans l'espoir de forcer l'impasse, de faire voler en éclats la transe, pour ainsi dire. Leurs efforts, si l'on s'en tient à une vue superficielle de l'état présent du monde, ont l'air d'être restés sans effets. Et pourtant de l'exemple que nous apporte leur vie, ressort clairement une conclusion : que le véritable drame de l'homme sur cette terre a pour objet la Réalité et non la création de civilisations qui permettent à la grande masse humaine de ronfler plus ou moins paisiblement. Tout homme qui aurait la moindre conscience de ses actes ne pourrait pour rien au monde presser du doigt la gâchette d'un fusil, encore moins participer à la fabrication d'un tel instrument. Tout homme qui porte en lui le désir de vivre ne saurait gaspiller ne serait-ce qu'une fraction de seconde à l'invention, la création et la perpétuation d'instruments de mort. L'humanité est plus ou moins réconciliée avec l'idée de la mort, mais elle sait aussi qu'il n'est pas nécessaire de s'entretuer. Elle en a conscience par intermittence, de même qu'elle a conscience d'autres choses qu'elle se met commodément en mesure d'oublier lorsqu'elle se voit menacée d'être dérangée dans son sommeil. Vivre sans tuer est une idée qui devrait électriser le monde, si l'homme était capable de demeurer éveillé le temps qu'il faut pour bien s'en imprégner. Mais l'homme refuse de rester éveillé. Sinon il se verrait contraint de devenir autre qu'il est actuellement, et c'est là apparemment une pensée trop pénible qu'il ne peut endurer. Si l'homme parvenait à appréhender sa nature véritable, à découvrir la réalité de son héritage, il en concevrait une telle exaltation, ou une telle frayeur, qu'il lui serait impossible de retomber dans le sommeil. Vivre serait alors un défi perpétuel à la création. Mais la seule pensée d'une métamorphose aussi rapide et sans limite l'emplit de terreur. De nos jours, il repose dans son sommeil, pas très confortablement bien sûr, mais à coup sûr aussi de plus en plus obstinément, comme dans le ventre d'une création que son propre éveil suffit amplement à vérifier. Ainsi suspendu, dans cet état dont il a fait une sublimation, le temps et l'espace ont fini par devenir des concepts sans aucune signification. Déjà, de leur mélange, est né un autre concept que l'homme, dans son hébétement, n'a pas encore été capable de formuler ni d'élucider. Mais quel que soit le rôle que l'humanité est appelée à jouer dans l'univers, ce dernier, soyons-en sûrs, lui, ne dort pas. Que l'homme vienne à refuser de jouer son rôle — il est d'autres planètes, d'autres astres, d'autres soleils qui n'attendent que l'instant de poursuivre l'expérience. Si vaste, si totale que puisse être la faillite de l'homme sur cette terre, l'œuvre de l'homme sera reprise ailleurs. Les seigneurs de la guerre parlent de reprendre les opérations sur tel ou tel front, mais le front de l'humanité embrasse l'univers entier.
Dans notre sommeil nous avons découvert la façon de nous exterminer les uns les autres. Renoncer à la poursuite d'une fin aussi agréable pour se borner à dormir plus profondément, plus paisiblement, serait, bien sûr, sans intérêt. Nous devons nous réveiller — ou disparaître de la scène. L'homme n'a pas inventé ni ne peut inventer de réveille-matin qui puisse faire l'affaire. Penser qu'une sonnerie changerait quelque chose est une bonne blague. Le mouvement d'horlogerie lui-même est la meilleure preuve d'une pensée qui s'égare. Qu'importe l'heure à laquelle on se lève, si c'est pour se mouvoir comme un somnambule ?
Dans le moment présent, la mort prend couleur de félicité suprême. L'état de transe interminable où nous avons vécu a fini par émousser en nous tout sens de la vie et de l'éveil. En avant hurlent les défenseurs du grand sommeil. À la mort ! comme on dit : à l'assaut ! Mais viendra le dernier jour. Et ce jour-là, quand retentira l'appel, les morts se lèveront de leurs tombeaux : et il leur faudra bien assumer la vie éternelle. On ne peut éternellement différer l'éternité. Nous sommes libres de faire ou de ne pas faire le reste, mais l'éternité n'a rien à voir avec le temps, le sommeil, l'insuccès, la mort. Le meurtre n'est que façon de retarder la date. Et la guerre est meurtre, que les justes et les gens de bien chantent ou non ses louanges. Je parle de ce qui est, non à cause du présent, mais à cause de ce qui a toujours été, de ce qui sera toujours. La vie dont chacun de nous rêve sans avoir le courage de la mener, ne peut connaître l'existence dans le présent. Le présent n'est qu'une passerelle entre le passé et l'avenir. À notre réveil, nous nous dispenserons de ce pont fictif qui n'a jamais existé. Nous passerons du rêve à la réalité, les yeux grands ouverts. Nous trouverons notre chemin instantanément, sans l'aide d'aucun instrument. Nous n'aurons pas besoin de voleter autour du globe pour trouver le paradis qui gît à nos pieds. Le jour où nous cesserons de donner la mort — non seulement dans le présent et dans les faits mais dans nos cœurs — nous commencerons à vivre. Pas avant.
Je crois qu'il m'est possible désormais de loger mon être n'importe où dans le monde. Je me sens chez moi dans l'univers. Je suis un habitant de la terre et non d'une de ses parcelles, que celle-ci soit étiquetée Amérique, France, Allemagne ou Russie. Je ne dois allégeance qu'à l'humanité, et non à un pays, une race, un peuple. Je réponds devant Dieu et non devant le Chef du Pouvoir exécutif, quels que soient son nom, sa personnalité. Je n'ai d'autre fin ici-bas que de travailler à l'accomplissement de ma destinée, qui est mon affaire à moi. Ma destinée est liée à celle de n'importe quelle créature vivante qui habite cette planète — voire même, qui sait, à celle des habitants d'autres planètes ? Je refuse de gâcher ma destinée en me bornant à considérer la vie selon l'étroitesse des règles qui la cernent aujourd'hui comme autant de pièges. Je refuse de souscrire à l'opinion courante en matière de meurtre, de religion, de vie sociale, de bien-être. Ce que je veux, c'est essayer d'accorder ma vie avec la vision de ce qui est éternel. Je dis : « La Paix soit avec vous tous ! » et si vous ne la trouvez pas, c'est que vous ne l'avez pas cherchée.