IL y a des gens qu'on appelle tout de suite par leur petit nom. Max est de cette espèce. Il y a des gens vers lesquels on se sent tout de suite attiré, non parce qu'on les aime, mais parce qu'on les déteste. Les déteste si cordialement que la curiosité s'en trouve éveillée. On revient inlassablement sur leur cas, on le remâche pour l'étudier, pour exciter en soi un sentiment de compassion qu'en réalité on n'a pas. On leur rend service, non parce qu'ils vous sont sympathiques, mais parce qu'il y a dans leur souffrance quelque chose que l'on ne comprend pas.
Je me souviens du soir où Max m'arrêta sur le boulevard. Je me souviens de la répugnance que son visage, tout son être m'inspirèrent. J'étais pressé ; j'allais au cinéma ; soudain je suis bloqué par ce triste visage de Juif. Il me demandait du feu ou quelque chose d'approchant, peu importe : un prétexte, je le savais. Je sus immédiatement qu'il allait me déballer ses malheurs, et je n'avais nulle envie d'y prêter l'oreille. Je coupai court, brutalement, avec insolence presque, mais sans effet : il restait là, planté, le visage pour ainsi dire gluant au mien, collant comme une sangsue. Sans attendre le début de son histoire, je lui offris un peu de petite monnaie, dans l'espoir de le dégoûter et de l'écarter. Rien à faire : pas moyen de l'offenser ; collant comme une sangsue.
À dater de ce soir-là, tout se passe pratiquement comme si Max me suivait à la trace. Les deux ou trois premières fois où je tombai sur lui, je le mis sur le compte d'une pure coïncidence. Peu à peu, cependant, un soupçon me vint. Sortant, le soir, je me prenais à me demander : « Où diable ?... Es-tu sûr que Max n'y sera pas ? » Partant en balade, je portais mon choix sur un quartier totalement étranger, le genre de quartier que Max n'aurait jamais l'idée de hanter. Je savais qu'il lui fallait s'en tenir à un itinéraire plus ou moins fixe — les grands boulevards, Montparnasse, Montmartre, tous les lieux que fréquente la congrégation des touristes. Vers la fin de la soirée, je finissais par oublier Max complètement. Au retour, suivant sans me presser un chemin familier, c'en était même entièrement fini de lui dans ma mémoire. Alors, avec l'exactitude du destin, quand je n'étais plus qu'à un jet de pierre de mon hôtel, il surgissait. C'était étrange et troublant. Il surgissait toujours la tête la première, pour ainsi dire, et comment il arrivait à se trouver là, tout à coup, je n'ai jamais pu m'en rendre compte. Toujours je le voyais venir à mon devant avec la même expression : masque, je le sentais, fabriqué tout exprès pour moi. Masque de souffrance, de malheur, de misère, qu'illuminait un petit cierge intérieur — sorte de lumignon sacré, onctueuse lumière qu'il avait dérobée à la synagogue. Ses premiers mots, je savais toujours ce qu'ils seraient, et je riais en les écoutant — rire qu'il ne manquait jamais d'interpréter comme un signe d'amitié.
— Comment donc allez-vous, Miller ? me disait-il, exactement comme si nous ne nous étions vus depuis des années.
Et en même temps que ce comment donc allez-vous, le sourire (le sourire de circonstance) s'élargissait ; puis, brusquement, comme s'il avait soufflé le petit cierge en dedans, s'éteignait. Sur quoi, venait une autre phrase familière :
— Miller, savez-vous ce qui m'est arrivé depuis que je vous ai vu ?
Je savais parfaitement que rien n'était arrivé dans l'entre-temps. Mais je savais aussi, d'expérience, que nous ne tarderions pas à être assis quelque part, tout à la joie de prétendre que quelque chose s'était passé entre temps. Quand bien même il n'avait rien fait d'autre que de s'user les jambes, entre temps, c'était du neuf qui lui était arrivé. Qu'il eût fait chaud ou froid, cela, en tout cas, était quelque chose qui lui était arrivé. Qu'il se fût débrouillé pour travailler durant une journée, cela aussi, c'était un événement. Tout ce qui lui arrivait ne pouvait être, par nature, que mauvais. Il ne pouvait en être autrement. Il vivait dans l'attente du pire, et naturellement les choses empiraient.
J'avais fini par prendre une telle habitude de Max et de ses perpétuelles infortunes que je l'acceptai bientôt comme un phénomène de la nature : il participait du paysage en général, au même titre que la pierre, les arbres, les urinoirs, bordels, pavillons de viandes, étaux de fleuristes et autres. Il y a des milliers de vagabonds comme Max, par les rues ; mais Max les personnifiait tous. Il était le Chômage, la Faim, la Misère, le Malheur, le Désespoir, la Défaite, l'Humiliation. Les autres, je m'en défaisais en leur jetant une pièce de monnaie. Mais Max ! Max collait à moi de si près qu'il était vraiment impossible de me défaire de lui. Il collait à moi de plus près qu'une punaise. Je l'avais sous la peau, dans le sang. Je n'écoutais qu'à demi ses histoires. La première phrase me suffisait ; je n'avais pas besoin de lui pour continuer, sans fin, ad infinitum. Tout ce qu'il disait était vrai, horriblement vrai. Parfois, je pensais que la seule façon de proclamer cette vérité serait d'étaler Max un bon coup, et de le laisser là, en plein trottoir, giclant comme fontaine et rendant l'eau de ses horribles vérités. Et puis quoi ? Qu'en résulterait-il ? Rien. Les gens ont tant de façons et de malices : ils font un petit détour, se bouchent les oreilles. Les gens n'aiment pas entendre de telles vérités. Ne peuvent pas les entendre, pour la bonne raison que tous, tous passent le temps à se conter à soi-même des histoires du même goût. La seule différence, c'est que Max les contait à voix haute et, de ce fait, avait l'air objectif ; comme si lui, Max, était le seul instrument susceptible de révéler la vérité dans sa nudité. Il avait à tel point dépassé la souffrance qu'il était devenu la souffrance même. C'était terrifiant de l'écouter, parce que lui, Max, s'était effacé, englouti par sa souffrance.
Il est plus facile de considérer l'homme comme symbole que comme fait. Pour moi, Max était un symbole du monde, d'une condition du monde que rien ne peut changer. Rien. Absolument rien ! Idiote, cette idée d'étaler Max sur le trottoir. Cela reviendrait à dire aux gens : « Est-ce que vous ne voyez pas ? » Voir quoi ? Le monde ? Bien sûr qu'ils le voient. Le monde ! Juste ce qu'ils essaient de fuir, de ne pas voir. Chaque fois que je rencontrais Max, je croyais tenir le monde, en avoir plein les bras, plein le nez. « Le mieux que tu aies à faire, Max, me disais-je souvent, assis et l'écoutant, c'est de te faire sauter la cervelle. T'anéantir ! La seule solution. » Mais on ne saurait se débarrasser du monde aussi facilement. Max, c'est l'infini. Il faudrait tuer, exterminer tout : homme, femme, enfant, et l'arbre, la pierre, la maison et la plante, bête, étoile, tout. Max, on l'a dans le sang. C'est un microbe.
Tout le temps je parle de Max comme d'un passé. Je parle de l'homme que j'ai connu il y a environ un an, avant son départ pour Vienne — le Max sur lequel je suis tombé, que j'ai laissé tomber. Le dernier mot que je reçus de lui était un appel désespéré : il me suppliait de lui apporter « des médicaments ». Il m'écrivait qu'il était malade et qu'on allait le balancer de son hôtel. Je me revois lisant ce mot et riant de son mauvais anglais. Pas un instant je ne doutai de la vérité de ce qu'il disait. Mais j'avais décidé de ne pas lever le petit doigt. J'espérais en Christ qu'il allait enfin crever et ne plus m'empoisonner. Au bout d'une semaine, sans nouvelles de lui, je me sentis soulagé. J'espérais qu'il s'était rendu compte qu'il n'avait plus rien à attendre de moi. Et si jamais il était mort ? De toute façon je m'en moquais — je voulais qu'on me fiche la paix.
Quand il apparut que je m'étais réellement débarrassé de lui pour de bon, l'idée me vint d'écrire son histoire. Il y avait des moments où j'avais presque la tentation d'aller le voir, afin de corroborer certaines impressions que je voulais exploiter. J'en avais tellement envie qu'à plusieurs reprises je fus sur le point de lui envoyer de l'argent en lui demandant de venir. Ce dernier mot de lui — les « médicaments » — comme je regrettais de l'avoir jeté ! « Si je l'avais en main, me disais-je, Max ressusciterait. » Cela me paraît étrange aujourd'hui, quand j'y pense, tant toutes les paroles de Max étaient profondément gravées dans ma mémoire... Je suppose qu'alors je n'étais pas encore prêt à écrire son histoire.
Peu de temps après, je dus quitter Paris pour quelques mois. Je ne pensais à Max que rarement, comme à un incident passé, humoristique et pathétique à la fois. Jamais je ne me demandais : « Vit-il encore ? et que diable peut-il bien faire ? » Non, je pensais à lui comme à un symbole, à quelque chose d'impérissable — rien qui eût à voir avec la chair et le sang, avec un être de souffrance. Puis une nuit, peu après mon retour à Paris, une nuit où je suis en quête, frénétiquement, de quelqu'un, sur qui tombé-je pile ? Max. Et quel Max !
— Miller, comment donc allez-vous ? Où diable étiez-vous ?
Le même Max toujours, sauf qu'il n'est pas rasé. Un Max ressuscité, vêtu d'un beau complet de coupe anglaise, coiffé d'un lourd chapeau de velours dont le bord relevé est si raide qu'il lui donne l'air d'un mannequin. Et le même sourire, exprès pour moi, plus faible seulement et plus lent à sortir. Pareil à la lumière d'une étoile très lointaine, une étoile qui en est à son dernier clignotement avant de s'éteindre à jamais. Et la barbe en pousse avec ça ! La raison, sans nul doute, pour laquelle son air de souffrance ressort encore plus qu'autrefois, s'impose. Comme si la barbe avait adouci cette expression de dégoût absolu qui rôdait autour de la bouche, tel un halo pourri. Le dégoût s'est fondu en lassitude ; la lassitude, en souffrance pure. Chose étrange : il m'inspire encore moins de pitié qu'auparavant. Tout simplement grotesque — à la fois être de souffrance et caricature de la souffrance. Lui-même en est conscient, dirait-on. Sa faconde a perdu de sa verve ; il paraît mettre en doute ses propres mots. Il s'acquitte de ses discours : c'est devenu une routine. Il a l'air d'attendre que je rie, comme autrefois. En fait, il rit lui-même, comme si le Max dont il parle était un autre Max.
Le complet, ce magnifique complet anglais, cadeau d'un Anglais à Vienne, mille fois trop grand pour lui ! Il en sent le ridicule et l'humiliation. Personne ne le croit plus — pas avec ce magnifique complet anglais ! Il regarde ses pieds, chaussés de piètres espadrilles ; usées et sales, ces espadrilles. Ne vont pas avec le complet ni le chapeau. Il va me dire qu'elles sont confortables pourtant, mais la force de l'habitude est là, qui lui souffle aussitôt que ses autres chaussures sont chez le cordonnier et qu'il n'a pas le sou pour les retirer. Et c'est le complet anglais, cependant, qui accapare tout son esprit. Il est devenu pour lui le symbole visible de son nouveau malheur. Tandis qu'il tend le bras, m'invitant à tâter le tissu, il me raconte déjà ce qui s'est passé dans l'entre-temps, comment il s'était débrouillé pour aller jusqu'à Vienne, dans l'intention d'y recommencer sa vie, et comment il y a trouvé les choses pires encore qu'à Paris. Les soupes populaires sont plus propres, pour ça oui, d'accord. Et après ? À quoi sert tant de propreté, si l'on n'a pas un sou vaillant en poche ? Mais c'était beau, Vienne, et propre — si propre ! Il n'en revient pas. Mais drôlement dur ! Une ville peuplée de mendigots. Mais si propre, et si belle, que c'en est à pleurer ! dit-il encore.
Je me demande si cela va être long. Mes amis m'attendent sur l'autre trottoir et puis, et puis il y a ce type qu'il faut que je trouve...
— Ah ! oui, Vienne, dis-je, l'esprit ailleurs, tâchant de scruter la terrasse, du coin de l'œil.
— Non, pas Vienne, Bâle ! hurle-t-il. Bâle ! J'ai quitté Vienne il y a plus d'un mois, l'entends-je dire.
— Bien, bien, et qu'est-il arrivé alors ?
— Qu'est-il arrivé ? Je vous ai dit, Miller, qu'ils m'ont retiré tous mes papiers. Je vous l'ai dit : ils m'ont baptisé touriste !
Sur quoi, j'éclate de rire. Max rit, lui aussi, à sa manière, qui est triste.
— Pouvez-vous imaginer une chose pareille, dit-il. Moi, touriste !
Il laisse encore échapper un bout de rire, sordide.
Naturellement, ce n'était pas tout. À Bâle, à ce qu'il semble, on l'a sorti du train. On voulait l'empêcher de passer la frontière.
— Je leur dis : « Qu'est-ce que cela veut dire, s'il vous plaît ? Est-ce que je ne suis pas en règle ?
J'ai oublié de dire que la vie de Max est une longue lutte pour être en règle. Quoi qu'il en soit, on le balance hors du train et le laisse là, échoué, à Bâle. Que faire ? Il descend la rue principale, en quête d'un visage ami — un Américain, ou au moins un Anglais. Soudain, une enseigne frappe ses yeux : Pension de famille juive. Il entre, avec sa petite valise, commande un café et déballe ses malheurs. « Ne vous en faites pas, lui dit-on, ce n'est rien du tout. »
— De toute façon, vous voilà de retour, dis-je, essayant de me défiler.
— La belle jambe ! dit Max. Ils m'ont baptisé touriste, comment voulez-vous que je travaille ? Je vous le demande, Miller ! Et avec ce genre de complet encore, me voyez-vous en train de mendier ? Je suis un type fini. Si seulement je n'avais pas si bonne mine !
Des pieds à la tête je l'inspecte. Il a bonne mine, c'est vrai, si bonne mine que c'en est une incongruité. Comme un gaillard qui relève de maladie — tout heureux d'avoir retrouvé son aplomb, trop faible encore pour se raser. Et puis il y a le chapeau ! Ridiculement luxueux, et qui pèse une tonne — doublé de soie ! Et qui sent son cru. Et la barbiche ! Il suffirait qu'elle fût un peu plus longue : il aurait l'air d'un de ces fantômes vertueux et abstraits que l'on voit voleter dans les ghettos de Prague et de Budapest. L'air d'un saint homme. Le chapeau se relève sur le bord si rigidement, si, éthiquement. Purim et les saints hommes, la tête un peu légère de bon vin. Visages tristes de Juifs, décorés de barbes soyeuses. Et un chapeau gallois, du plus pur style, pour couronner le tout ! La flamme des cierges, la psalmodie du rabbin, la lamentation sacrée des assistants et partout des chapeaux, bord en l'air tous et tournant en plaisanterie la tristesse et la désolation.
— De toute façon, vous voilà de retour, dis-je encore.
Je lui serre la main ; il ne lâche plus la mienne. Le revoilà à Bâle, à la pension de famille juive, où on lui explique comment passer en fraude la frontière. Partout des gardes et il ne sait pas comment cela s'est fait, toujours est-il qu'ayant franchi la limite d'un arbre et personne ne s'étant montré, la route était sûre et il avait continué.
— Ce qui fait, dit-il, que me voilà de retour à Paris. Mais quelle saleté d'endroit ! À Vienne au moins, c'était propre. On faisait route avec des professeurs, des étudiants sur le sentier du pain ; ici, il n'y a que des mendigots, et si sales, Si pouilleux que du premier coup on attrape des punaises.
— Eh ! oui, Max, c'est comme ça, et je lui serre encore la main.
— Vous savez, Miller, parfois je crois devenir fou. Je ne dors plus. À six heures, je suis déjà réveillé, cherchant que faire. Dès qu'il fait jour, je ne peux pas supporter de rester dans ma chambre. Il faut que je descende dans la rue. Même si j'ai faim, il faut que je marche, que je voie des gens. Je ne peux plus supporter la solitude. Miller, pour l'amour de Dieu, comprenez-vous ce qui m'arrive ? Je voulais vous envoyer une carte de Vienne, juste pour vous prouver que Max ne vous oubliait pas, mais je ne pouvais plus me rappeler votre adresse. Et comment ça se présentait-il, Miller, à New-York ? Mieux qu'ici, je suppose ? Non ? La crise, là aussi ? Partout la crise. Pas moyen d'y couper. On ne vous donne rien nulle part, pas plus de travail qu'à manger. Que voulez-vous qu'on fasse avec des chameaux pareils ? Parfois, Miller, je suis pris d'une telle frayeur...
— Écoutez, Max, il faut que je parte. Ne vous en faites pas, vous n'êtes pas près de vous tuer... pas encore.
Il sourit.
— Miller, me dit-il, vous avez une si bonne nature. Vous êtes si heureux toujours. Ah ! Miller, si je pouvais vivre avec vous toujours. J'irai n'importe où au monde avec vous... n'importe où.
Il y a environ trois nuits de cela, cette conversation avait lieu. Hier, à midi, j'étais assis à la terrasse d'un petit café, hors de toute rencontre possible. J'avais choisi délibérément ce lieu pour ne pas être dérangé : je lisais un manuscrit. Devant moi, un apéritif : j'en avais bu une gorgée ou deux. J'arrive à la moitié à peu près du manuscrit, lorsque à ce moment précis j'entends une voix familière :
— Par exemple, Miller ! Comment donc allez-vous ?
Et qui est là, se penchant sur moi, à son habitude ? Max. Même singulier sourire, même chapeau, même beau complet, mêmes espadrilles. Une différence : il s'est rasé.
Je l'invite à s'asseoir. Je commande pour lui un sandwich et un verre de bière. En s'asseyant, il me montre le pantalon de son beau complet — une corde le retient, autour de la ceinture. Il le regarde avec dégoût, puis regarde ses espadrilles sales. Et cependant me raconte ce qui lui est arrivé dans l'entre-temps. Tout le jour durant, à l'en croire, rien à manger. Pas une miette. Et puis, ainsi va la chance, il est tombé sur des touristes qui lui ont offert à boire.
— Politesse oblige, dit-il. Je ne pouvais pas leur dire tout de suite que j'avais faim. Et voilà que j'attends et que j'attends qu'ils se décident à manger. Ils avaient déjà mangé, les chameaux. Toute la nuit j'ai bu avec eux, et rien dans le ventre. Pouvez-vous concevoir ça : toute la nuit, et même pas à manger une seule fois ?
Aujourd'hui, je suis d'humeur à prendre Max du bon côté. À cause du manuscrit que je viens de lire. Tout y était si bien dit... J'ai peine à croire que j'aie pu écrire ce sacré texte.
— J'y pense, Max, j'ai un vieux costume qui fera votre affaire, si le cœur vous dit de trotter jusque chez moi !
Lumière sur le visage de Max. Il gardera le beau complet anglais pour le dimanche, me dit-il aussitôt. Y a-t-il un fer à repasser chez moi ? Il désire le savoir. Parce qu'il repassera mon costume pour moi... tous mes costumes. Je lui explique que je n'ai pas de fer, mais qu'il se pourrait que j'aie un autre costume. (À l'instant, il m'est revenu que quelqu'un m'en avait promis un l'autre jour.) Max est en extase. Cela lui fait trois costumes. Il rêve déjà qu'il les repasse. Il faut qu'ils aient le pli, ses costumes, un bon pli. Au premier coup d'œil, m'explique-t-il, on reconnaît un Américain au pli de son pantalon. Ou si ce n'est au pli, à la démarche. C'est ainsi qu'il m'a repéré, la première fois, ajoute-t-il. Et les mains dans les poches ! Jamais un Français ne garde les mains dans les poches.
— Alors, vous êtes sûr d'avoir aussi l'autre costume ? se hâte-t-il d'ajouter.
— À peu près sûr, Max... Prenez un second sandwich — et un second demi !
— Miller, me dit-il, vous pensez toujours à ce qu'il faut. Ce n'est pas tant ce que vous me donnez — mais la façon dont vous le concevez. Vous me donnez courage.
Courage. Il prononce le mot à la française. De temps à autre, ainsi, un mot français s'insère dans son discours. Les mots français sont comme le chapeau de velours : autant d'incongruités. Surtout le mot misère. Aucun Français ne met autant de misère dans misère. Quoi qu'il en soit, courage ! Il me répète qu'avec moi, il irait n'importe où au monde. Ah ! nous en sortirions, à nous deux. (Et moi qui rêve tout le temps de me débarrasser de lui !) Mais aujourd'hui : O.K. Aujourd'hui, je m'en vais faire quelque chose pour vous, Max ! Il ne sait pas, le pauvre diable, que le costume que je lui offre est trop grand pour moi. Il me prend pour un type généreux et je suis décidé à le lui laisser croire. Je veux qu'il m'adore aujourd'hui. C'est ce manuscrit que je lisais, il y a un moment. Si fameux, ce que j'ai écrit, que j'en suis amoureux de moi-même.
— Garçon ! Un paquet de cigarettes — pour Monsieur !
Ça, c'est Max. Max est un monsieur pour l'instant. Il me regarde encore, avec son sourire blême. Courage, Max ! Aujourd'hui, je t'enlève jusqu'au ciel — après quoi, je te lâche, comme une pierre ! Bon Dieu, un jour ! je sacrifie encore un jour à ce chameau, après quoi, ouste ! À la balançoire ! Aujourd'hui je t'écoute ; pas un mot, pas une nuance, mon cochon — je ne perdrai rien de toi. Je presserai jusqu'à la dernière goutte de jus — après ça, par-dessus bord !
— Un autre demi, Max ? Allons, allons. un autre... rien qu'un ! Et encore un sandwich !
— Mais Miller, allez-vous pouvoir payer tout ça ?
Il le sait sacrément bien, que je le peux, sinon je ne l'y pousserais pas. Mais c'est sa manière avec moi. Il oublie que je ne suis pas un de ses types des boulevards, quelqu'un de sa clientèle régulière. Ou peut-être me range-t-il dans la même catégorie. Comment le saurais-je, moi ?
Les larmes lui viennent aux yeux. C'est un spectacle dont je me méfie toujours. Des larmes ! De vraies petites larmes, venant droit du tire-larmes. Pas une qui ne soit une perle. Bon Dieu, si seulement je pouvais pénétrer une bonne fois ce mécanisme, pour voir comment il fait !
C'est une belle journée. Et des filles splendides passent. Simple question : Max les remarque-t-il jamais ?
— À propos, Max, comment vous y prenez-vous pour baiser, de temps à autre ?
— Pour quoi ? me dit-il.
— Ne faites pas le sourd. Pour baiser ! Est-ce que vous ne savez pas ce que ça veut dire ?
Il sourit encore — blême sourire, doux et triste. Me regarde en coin, comme s'il était surpris que je lui pose une question pareille. Avec sa misère, sa souffrance, peut-il, lui, Max, nourrir de telles pensées coupables ? Ma foi, oui, de temps à autre, pour dire vrai, de telles pensées lui viennent en effet. C'est humain, dit-il. Mais pour dix francs, que peut-on attendre ? Cela le dégoûte de lui-même. Il préférerait...
— Oui, je sais, Max. Je sais exactement ce que vous voulez dire...
J'emmène Max chez mon éditeur. Je le laisse attendre dans la cour tandis que j'entre. Je sors avec un chargement de livres sous le bras. Max plonge, se précipite sur le paquet — il se sent meilleur, à porter ces livres, à faire un peu de vrai travail.
— Miller, vous connaîtrez le grand succès, un jour, me dit-il. Pas besoin d'écrire une merveille — pure question de chance, parfois.
— Comme vous dites, Max, pure question de chance. Affaire de chance, c'est tout !
Nous suivons la rue de Rivoli, sous les arcades. Il y a une librairie, quelque part à l'entour, où mon livre est en vitrine. C'est un petit coin de rien du tout, et l'étalage est plein de livres enveloppés de cellophane vive. Je veux que Max voie mon livre dans la vitrine. Je suis curieux de l'effet que cela lui fera.
Ah ! nous y voilà ! Nous nous penchons, épluchant les titres. Kama Sutra, Under the Skirt, My Life and Loves, Down There... Où est mon livre ? D'habitude, il était sur le dernier rayon, à côté d'un drôle de bouquin sur la flagellation.
Max étudie les illustrations des couvertures. Apparemment, peu lui chaut que mon livre soit ou ne soit pas là.
— Minute, Max, je fais un tour à l'intérieur.
J'ouvre la porte impétueusement. Une Française, jeune et jolie, m'accueille. Je jette aux rayons un coup d'œil rapide, désespéré. Je demande : « Avez-vous le Tropic of Cancer ? » Elle fait oui de la tête, aussitôt, et me le montre. Je me sens mieux. Je demande s'il se vend bien. Elle-même, l'a-t-elle jamais lu ? Elle ne lit pas l'anglais, malheureusement. Je traîne un peu, espérant glaner quelques mots de plus sur mon livre. Je m'enquiers : pourquoi l'enveloppe-t-on de cellophane ? Elle me l'explique. Mais cela ne me suffit pas. Je lui dis que le livre n'est pas à sa place dans ce genre de boutique — pas du tout le genre, vous savez.
Elle me regarde d'un drôle d'air, maintenant. Je crois qu'elle commence à se demander si je suis bien l'auteur, comme je l'ai affirmé. J'ai du mal à trouver un point de contact avec elle. Elle semble se foutre éperdument de mon livre et de tous ceux qu'elle vend. C'est le côté français qui veut ça, je suppose... Je devrais partir. Je me rends compte soudain que je ne suis pas rasé, que mon pantalon n'est pas repassé et qu'il ne va pas avec le veston. À ce moment précis, la porte s'ouvre ; entre un jeune Anglais, pâle, l'allure d'un esthète. Il a l'air complètement ahuri. J'ai le temps de filer tandis qu'il referme la porte.
— Ils sont à l'intérieur, Max. Une pleine rangée ! Ils se vendent comme des petits pains. Oui, on s'arrache le livre. À ce qu'elle dit.
— Je vous ai dit, Miller, que vous connaîtriez le succès.
Il a l'air absolument convaincu, Max. Trop aisément, à mon gré. Je sens qu'il faut que je parle du livre, fût-ce à Max. Je propose que nous prenions un café au bar. Max pense à quelque chose. Cela m'ennuie : je ne veux pas qu'il pense à autre chose qu'au livre pour l'instant.
— Je pensais, Miller, me dit-il abruptement, que vous devriez écrire un livre sur mes aventures.
Le voilà qui repart sur ses malheurs. Je coupe net.
— Écoutez, Max, je pourrais écrire un livre sur vous, mais je n'en ai pas envie. C'est sur moi-même que je veux écrire. Vous comprenez ?
Max comprend. Il sait qu'il y a des tas de choses sur lesquelles je dois écrire. Il sait que je suis un étudiant. Sans doute veut-il dire : un étudiant de la vie. Oui, c'est ça — un étudiant de la vie. J'ai besoin de me promener beaucoup, ici, là, de gâcher du temps, d'avoir l'air de m'amuser, alors que, tout le temps, bien sûr, j'étudie la vie, les gens. Max commence à saisir. Pas une sinécure, d'être écrivain. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Max médite. Compare avec sa vie — différence qu'il peut y avoir entre un genre de misère et un autre. Repense à ses malheurs, ses insomnies, à toute la mécanique qu'il a dans le crâne, qui ne ralentit jamais.
Tout à coup :
— Et l'écrivain, me dit-il, je suppose qu'il a, lui aussi, ses cauchemars ?
Ses cauchemars ! Je note sur une enveloppe, immédiatement.
— Vous écrivez ça ? me dit Max. Pourquoi ? Était-ce si bon que ça, ce que j'ai dit ?
— Merveilleux, Max. C'est une fortune pour moi, une pensée comme celle-là.
Max me regarde, avec un sourire peureux. Il n'est pas tout à fait sûr que je ne le mette pas en boîte.
— Si, si, Max, j'insiste, cela vaut une fortune, une remarque comme celle-là.
Il réfléchit, ça le travaille dur. Il avait toujours cru, commence-t-il à m'expliquer, qu'un écrivain devait d'abord accumuler des tas de faits.
— Quelle blague, Max ! Quelle blague ! Moins il y a de faits, mieux cela vaut. Et le mieux de tout, c'est de ne pas avoir de faits du tout, vous pigez ?
Max ne pige pas entièrement, mais il est prêt à se laisser convaincre. Une sorte de magie lui bourdonne dans le crâne.
— C'est bien ce que j'ai toujours pensé — il parle lentement, comme à soi-même. Il faut qu'un livre vienne du cœur. Il faut qu'il vous touche...
Et moi je pense : étonnant, la rapidité avec laquelle l'esprit peut bondir. Devant moi, en moins d'une minute, Max vient de faire une importante distinction. Et l'autre jour encore, Boris et moi nous avons passé toute la journée à discuter de cela, du « monde vivant ». Cela vous sort avec le souffle, suffit d'ouvrir la bouche, et d'être avec Dieu, bien entendu. C'est ainsi que Max l'entend aussi, à sa façon. Que les faits ne sont rien. Derrière les faits, il faut qu'il y ait l'homme, et il faut que l'homme soit avec Dieu, qu'il parle comme Dieu Tout-Puissant.
Je me demande si ce ne serait pas une bonne idée, de montrer mon livre à Max, de lui en faire lire des passages en ma présence. J'aimerais voir s'il pige. Et Boris ! Peut-être serait-ce une bonne idée, de présenter Max à Boris. J'aimerais voir qu'elle impression Max ferait sur lui. Sans doute y trouverions-nous aussi notre change, tant soit peu. Assez peut-être pour nous deux — pour dîner... J'explique à Max, au fur et à mesure que nous approchons de la maison, que Boris est un bon ami à moi, écrivain comme moi.
— Je ne dis pas qu'il fera quelque chose pour vous, mais j'ai envie que vous le rencontriez.
Max est parfaitement consentant... pourquoi pas ? Et puis Boris est juif, cela devrait faciliter les choses. J'ai envie de les entendre parler yiddish. Envie de voir Max pleurer devant Boris. Et de voir Boris pleurer lui aussi. Peut-être que Boris le logera chez lui quelque temps, en haut, dans la petite alcôve. Ce serait drôle de les voir vivre tous deux ensemble. Max repasserait les vêtements et ferait les courses — la cuisine peut-être. Il pourrait faire des tas de choses — pour gagner sa croûte. Je m'efforce de ne pas avoir l'air trop enthousiaste. J'explique à Max : « Drôle de type, Boris. » Mais Max paraît s'en moquer éperdument. D'ailleurs, pas la peine de se lancer dans de profondes explications. Qu'ils s'arrangent entre eux pour le mieux...
Boris ouvre la porte, vêtu d'un splendide smoking. Il a l'air très pâle, frêle et retiré, comme s'il était plongé dans une profonde rêverie. Dès que je mentionne « Max », son visage s'éclaire. Il a entendu parler de Max.
J'ai le sentiment qu'il m'est reconnaissant de lui avoir amené Max. Son accueil est, à coup sûr, chaleureux, sympathique. Nous entrons dans le studio, où Boris se laisse tomber sur le divan ; jette sur son corps fragile une couverture de voyage. Ils sont deux Juifs maintenant, dans cette pièce, face à face, tous deux sachant ce qu'est la souffrance. Pas besoin de battre la campagne. Commence par la souffrance... fonce droit dedans ! Deux sortes de souffrance — quelle merveille, pour moi, de voir le contraste qu'elles présentent. Boris gisant sur le divan : l'apôtre de la souffrance le plus élégant que j'aie jamais rencontré. Il gît là, pareil à une Bible humaine dont chaque page porte la marque de la souffrance, de la misère, du malheur, de la torture, de l'angoisse, du désespoir, de la défaite de la race humaine. Max est assis sur le bord de sa chaise, son crâne chauve un peu défoncé juste au-dessous de la couronne, comme si la souffrance s'était abattue sur lui à la façon d'une masse. Il est fort comme un bœuf, Max. Mais il n'a pas la force de Boris. Il ne connaît que la souffrance physique — la faim, les punaises, la dureté des bancs, le chômage, les humiliations. Pour l'instant, il est remonté et lancé dans l'espoir de soutirer à Boris quelques francs. Il est assis sur le bord de sa chaise, un peu nerveux : nous ne lui avons pas encore donné la chance d'expliquer son affaire. Il a envie de déballer son histoire de A jusqu'à Z. Il rôdaille, à la recherche d'une ouverture. Cependant que Boris repose confortablement sur son lit de souffrance. Il a envie que Max ne se presse pas trop. Il sait que Max est venu lui donner le spectacle de sa souffrance.
Pendant que Max parle, je renifle pour voir s'il n'y a pas quelque chose à boire. Je suis bien décidé à me délecter de cette séance. D'ordinaire, Boris dit immédiatement : « Que voulez-vous boire ? » Mais avec Max sur les bras, il ne lui vient pas à l'esprit d'offrir à boire.
Sobre comme le roc et l'écoutant pour la centième fois, l'histoire de Max n'a rien d'emballant pour moi. Je crains qu'il n'use d'ennui jusqu'aux culottes de Boris — avec ses « faits ». Au reste, Boris n'a pas la passion des longs récits. Tout ce qu'il réclame, c'est une phrase courte, parfois même un seul mot. J'ai bien peur que Max ne fasse de tout cela une chose trop prosaïque. Le voilà revenu à Vienne, parlant de la propreté de ses soupes populaires. Je sais que nous en avons encore pour un petit moment avant d'arriver à Bâle, puis de Bâle à Paris, puis Paris, puis la faim, le besoin, la misère, puis répétition générale. Je voudrais qu'il fonçât droit au cœur du tourbillon, au cœur du flux stagnant, de la monotonie affamée, des calmes plats, nus et pourris de punaises de la mélancolie, toutes écoutilles closes, sans sorties d'incendie, sans amis, sans exit, sans toutes ses chinoiseries à n'en plus finir. Non, Boris se fiche éperdument de la continuité ; ce qu'il veut, c'est du drame, quelque chose de vital et de grotesque, d'horriblement beau et vrai. Max va l'user d'ennui, jusques et y compris le fond de sa culotte, je vois ça d'ici...
Et voilà que je me trompe. Boris veut tout entendre, du commencement jusqu'à la fin. L'humeur du jour, je suppose parfois, il témoigne d'une inépuisable patience. Sans nul doute, il est en train de poursuivre son monologue intérieur. Peut-être cherche-t-il la solution d'un problème, pendant que Max parle. C'est un repos pour lui. Je le regarde attentivement. Écoute-t-il ? M'en a tout l'air. Sourit de temps en temps.
Max sue comme un bœuf. Ne se rend pas compte s'il fait impression ou non.
Boris a une façon d'écouter Max : on le dirait à l'Opéra. Encore cela vaut-il cent fois l'Opéra — le divan, la couverture de voyage. Max ôte sa veste ; la sueur ruisselle. sur son visage. Je peux voir qu'il y va de tout son cœur, de toute son âme. Je suis assis au bord du divan ; mon regard va de l'un à l'autre. La porte du jardin est ouverte ; il semble que le soleil mette une auréole autour de la tête de Boris. Pour s'adresser à Boris, Max doit regarder le jardin. La chaleur de l'après-midi coule doucement, traversant la fraîcheur du studio ; les mots de Max en sont tout enveloppés d'une aura chaude et volatile. Boris a l'air si heureux, si à l'aise que je ne peux résister à la tentation de m'étendre à côté de lui. Me voilà étendu maintenant, m'offrant le plaisir et le luxe d'écouter le récit de malheurs qui me sont familiers. Près de moi, des livres sur un rayon ; je les parcours des yeux, pendant que Max continue à dévider, dévider. Ainsi gisant, suivant le récit dans toute sa longueur, je juge beaucoup mieux de son effet. Je saisis des nuances que je n'avais jamais saisies encore. Les mots de Max, les titres des livres, l'air chaud qui coule du jardin, la façon dont le bonhomme est assis sur le bord de sa chaise — tout cela se fond et se mêle dans un effet des plus savoureux.
Le plus complet désordre règne dans la pièce, comme d'ordinaire. L'énorme table n'est qu'un monceau de livres, de manuscrits, de notes crayonnées, de lettres qui auraient dû avoir leur réponse il y a un mois. La pièce donne en quelque sorte l'impression d'être en suspens, comme si l'auteur qui l'habitait était subitement décédé et que, par requête spéciale, rien n'avait été touché. Si je devais dire à Max que ce Boris qui gît sur le divan est mort, réellement, je me demande ce que, lui, dirait. C'est d'ailleurs exactement ainsi que Boris même l'entend — qu'il est mort. Et c'est la raison pour laquelle il est à même d'écouter comme il le fait, comme s'il était à l'Opéra. Il faudra que Max, lui aussi, se décide à mourir, mourir en tout et partie de son corps, s'il doit survivre... Les trois bouquins, l'un à côté de l'autre, sur le rayon d'en haut — on dirait presque que c'est exprès qu'on les a disposés ainsi : Sainte Bible, livre de Boris, Correspondance de Nietzsche avec Brandes. Pas plus tard que l'autre nuit, il me lisait l'Évangile selon Luc. Selon lui, nous ne lisons pas assez souvent les Évangiles. Et puis la dernière lettre de Nietzsche le Crucifié. Enseveli dans le tombeau de chair durant dix solides années ; après quoi, le monde entier entonnant sa louange...
Max parle toujours. Max, l'homme du pressing. Venu de quelque part près de Lemberg — près de la grande forteresse. Ils sont légion comme lui, larges faces triangulaires, lèvre inférieure bouffante, yeux pareils à deux trous de brûlure dans une couverture, nez trop long, narines vastes, sensitives, mélancoliques. Visages tristes de Juifs, par milliers venus d'alentour de Lemberg, la tête profondément enfoncée dans l'assise des épaules, et le chagrin planté, profond comme une lame, entre leurs fortes omoplates. Boris est presque d'une autre race, si frêle, si léger, si délicatement accordé. Il montre à Max comment écrire en caractères hébreux ; sa plume court sur le papier. Dans la main de Max, la plume a l'air d'un manche à balai ; on dirait qu'il dessine les caractères, au lieu de les inscrire. Boris écrit comme il agit en tout — légèrement, élégamment, correctement, définitivement. Il a besoin de chemins compliqués pour se mouvoir vivement, subtilement. La faim, par exemple, serait trop brute, trop crue. Il n'y a que les imbéciles pour se soucier de la faim. Je dois dire que le jardin lui aussi est une chose étrangère à Boris. Un paravent chinois ferait tout autant l'affaire — mieux peut-être. Mais Max, lui, est pleinement conscient du jardin. Donnez-lui une chaise, dites-lui de s'asseoir dans le jardin : il s'assiéra et attendra durant une semaine s'il le faut. Max ne demanderait rien d'autre qu'à manger et un jardin.
« ... Je ne vois pas ce qu'on peut faire pour ce genre d'individu, dit Boris, presque à soi-même. C'est un cas désespéré. » Et Max de secouer la tête : il est d'accord. Max est un cas, et il le sait. Mais désespéré, ça je ne peux pas l'avaler. Non, il y a toujours de l'espoir — du moins tant qu'il existe encore un peu de sympathie et d'amitié en ce monde. Le cas est désespéré, certes. Mais Max, mais l'homme... non, pas d'accord ! Pour Max l'homme, on peut faire encore quelque chose. Le prochain repas, par exemple, une chemise propre... un complet... un bain... le coiffeur. Ne pas tenter de résoudre le cas : faire le strict nécessaire, dans l'immédiat. La pensée de Boris suit les mêmes voies. Mais différemment. Il dit à voix haute, tout comme si Max n'était pas là — « naturellement, on peut toujours lui donner de l'argent... à quoi bon... » Et pourquoi pas ? me dis-je. Pourquoi pas de l'argent ? Pourquoi pas de quoi manger, s'habiller, s'abriter ? Pourquoi pas ? Partons de la base, du sol, en montant vers le sommet.
« Naturellement, dit Boris, si je l'avais rencontré à Manille, j'aurais pu faire quelque chose pour lui. Lui donner du travail... »
Manille ! Bon Dieu ! Pour moi, la chose est du dernier grotesque ! Que diable Manille a-t-il à voir là dedans ? Est-ce qu'on va dire à un homme qui se noie : « Quel dommage, quand j'y pense ! Si seulement vous aviez voulu que je vous apprenne à nager ! ».
Ils veulent tous redresser le monde ; aucun d'eux ne veut aider son voisin. Tous, ils veulent faire de vous un homme, mais ils refusent de prendre votre corps en considération. Tout est de travers — Boris y compris — qui lui demande avez-vous de la famille en Amérique ? Je connais le truc. L'ABC de l'assistant social. Vos âge, nom et adresse, occupation, religion. Puis, avec un petit air innocent — votre plus proche parent encore en vie, je vous prie ! Comme si vous n'aviez pas exploré tout ce terrain vous-même. Comme si vous ne vous étiez pas répété mille et mille fois : « J'aime mieux crever ! Crever que de... » Assis là, gentiment, et vous demandant de révéler le nom, le lieu de honte que vous tenez secrets, où ils n'auront rien de plus pressé que de courir ; et les voilà qui tirent la sonnette et qui lâchent le paquet — et vous, cependant, vous êtes là, chez vous, à trembler et transpirer d'humiliation.
Max répond. Oui, il avait une sœur à New-York. Ne sait plus où elle est. Elle a déménagé pour s'installer à Coney Island, c'est tout ce qu'il sait. Bien sûr qu'il a eu tort de quitter l'Amérique. Il gagnait bien sa vie. Il était dans le pressing des vêtements, et syndiqué. Mais quand venait la morte-saison et qu'il s'asseyait dans le parc, à Union Square, il se rendait compte qu'il n'était rien. Ils font les fiers sur leurs pur sang et vous balaient de la chaussée. Pourquoi ? Parce qu'on est sans travail ? Était-ce sa faute, à lui... lui, Max, avait-il fait quoi que ce fût de contraire au gouvernement ? Cela le rendait furieux et amer ; cela le dégoûtait de lui-même. Quel droit avaient ces gens de porter la main sur lui ? Quel droit, de le contraindre à se sentir un ver de terre ? « Je voulais tirer quelque chose de moi, poursuit-il. Changer de métier — ne pas travailler de mes mains tout le temps. Je me suis dit que je pourrais peut-être apprendre le français et devenir interprète. »
Boris me lance un coup d'œil. Le coup a porté. Le rêve du Juif — ne pas travailler de ses mains ! Le déménagement pour Coney Island — autre rêve de Juif. Du Bronx à Coney Island ! D'un cauchemar à l'autre ! Boris lui-même : trois fois le tour du monde — peu importe, cela revient au même : du Bronx à Coney Island. Von Lemberg nach Amnerika gehen ! Ouais, va ! Marche, tu es las ! Marche ! Marche ! Pour toi nul repos nulle part. Nul bien-être. Labeur et misère, sans fin. Maudit tu es, maudit demeure. Pas d'espoir ! Pourquoi ne te jettes-tu pas dans ses bras ? Pourquoi ? As-tu peur que cela me gêne ? As-tu honte ? De quoi ? Nous savons que vous êtes maudits et que nous ne pouvons rien pour vous. Nous vous plaignons, tous tant que vous êtes. Juif errant ! Tu es face à face avec ton frère, et tu te retiens de l'embrasser. C'est cela que je ne peux pas te pardonner. Regarde Max ! On dirait presque ton double ! Trois fois le tour du globe, et voilà qu'aujourd'hui tu te trouves face à face avec toi-même. Comment peux-tu t'écarter de lui ? Hier, tu étais là, comme lui, tremblant, humilié, chien battu. Et aujourd'hui, en smoking, et les poches bourrées à péter. Mais tu es resté le même ! Tu n'as pas changé d'un iota, sauf que tes poches sont pleines. A-t-il de la famille en Amérique ? Et toi ? Ta mère, où est-elle aujourd'hui ? Dans le ghetto toujours ? Dans cette petite chambre puante que tu quittas, le jour où tu décidas de devenir un homme ? Toi du moins, tu es satisfait ; tu as réussi. Tu t'es donné la mort, afin de résoudre le problème. Mais si tu avais échoué ? Hein ? Si c'était toi, là, devant moi, dans les souliers de Max ? Pourrions-nous te renvoyer à ta mère ? Et qu'est-ce que Max est en train de raconter ? Que si seulement il pouvait retrouver sa sœur, il lui jetterait les bras autour du cou, il travaillerait pour elle jusqu'à son dernier soupir, il serait son esclave, son chien... Il travaillerait pour toi, aussi, en échange du pain que tu lui donnerais, et d'un endroit où se reposer. Tu n'as rien qui puisse faire son affaire — je comprends cela très bien. Mais ne peux-tu rien créer pour lui ? Retourne à Manille, s'il le faut. Et recommence le trafic. Mais ne va pas demander à Max d'aller te chercher à Manille il y a trois ans. Max est là, en ce moment, devant toi. Ne le vois-tu pas ?
Je me tourne vers Max.
— À supposer que vous soyez libre de choisir, Max... C'est-à-dire : supposez que vous soyez libre d'aller où bon vous semble et de recommencer votre vie... où iriez-vous ?
C'est évidemment cruel de poser une question de ce genre à Max. Mais j'en ai assez de cette désespérance. Et je continue :
— Voyons, Max, je veux que vous regardiez le monde comme s'il était à vous. Jetez un coup d'œil sur la carte et posez le doigt sur l'endroit où vous aimeriez être. À quoi bon ? À quoi bon ? dites-vous. À ceci, qu'il suffit que vous en ayez assez envie, pour que vous puissiez aller n'importe où au monde. Le tout est de vouloir. Par désespoir, on peut accomplir ce dont le millionnaire est incapable. Le bateau n'attend que vous, et le pays, et le boulot. Tout vous attend, à une condition : que vous y croyiez. Je suis sans le sou, mais je peux vous aider à aller où vous voudrez. Je peux faire le tour de la société, chapeau en main, et mendier pour vous. Pourquoi non ? Il m'en coûterait moins que si je le faisais pour mon compte. Où aimeriez-vous aller ? Jérusalem ? Le Brésil ? Un mot, Max, un seul mot, et je pars !
Max est électrisé. Il sait immédiatement où il voudrait aller. Qui plus est, il n'est pas loin de se voir parti. Il n'y a qu'une petite difficulté — l'argent. Pourtant même ça n'est pas la mer à boire. Combien faut-il pour aller en Argentine ? Un millier de francs ? Cela n'a rien d'impossible... Un instant, Max hésite. C'est l'âge maintenant qui le chagrine. A-t-il encore la force ? La force morale de remettre ça ? Il a quarante-trois ans. Il en parle comme de la vieillesse. (Et Titien, à 97 ans, qui commençait tout juste à être en possession de soi et de son art !) Sain de corps et solide, malgré cette entaille, à l'arrière du crâne, où le marteau s'est abattu. Chauve, d'accord ; mais musclé de tous côtés, les yeux clairs, et les dents... Ah ! les dents ! Il ouvre la bouche et m'exhibe la pourriture des racines. Pas plus tard que l'autre jour, il a dû aller chez le dentiste — il avait les gencives terriblement enflées. Et savez-vous ce que lui a dit le dentiste ? Nervosité ! Rien d'autre qu'un peu de nervosité. Il en est sorti terrifié jusqu'à la moelle. Comment le dentiste peut-il savoir que lui, Max, est nerveux ?
Max est électrisé. Une petite tumeur de courage pousse en lui. Avec ou sans dents, chauve, nerveux, l'œil torve, rhumatisant, les éparvins et tout — qu'importe ? Où aller ? voilà la question. Non, pas Jérusalem ! Les Anglais l'ont fermée aux Juifs — ils sont en excédent déjà. Jérusalem aux Juifs ! C'était bon quand ils avaient besoin d'eux. Maintenant, il faut avoir une bonne et solide raison pour aller à Jérusalem — quelque chose de mieux que le simple fait d'être juif. Dieu tout-puissant, quelle plaisanterie ! Si j'étais juif, je crois que je me mettrais la corde au cou et que je me jetterais par-dessus bord. Max est devant moi, chair et os. Max le Juif. Pas moyen de s'en défaire en lui attachant une meulière autour du cou et lui disant : « Juif, va et te noie ! »
Je pense, désespérément. Pas de doute, si j'étais Max, si j'étais ce chien battu de juif qu'est Max... Et alors ? Ouais, alors ? M'imaginer que je suis juif ne me mène nulle part. Il me faut imaginer simplement que je suis un homme, et que j'ai faim, que je suis à bout, à bout de course.
— Écoutez-moi, Boris, il faut, faire quelque chose ! Faire, vous comprenez !
Boris hausse les épaules. Où trouvera-t-on l'argent ? Tout l'argent ? C'est à moi qu'il le demande ! À moi qu'il demande où le trouver. Tout cet argent. Quel argent ? Mille francs... deux mille francs... ça, de l'argent ? Et cette toupie d'Américaine, Jane, qui était ici il y a quelques semaines ? Qui ne t'a pas donné la moindre goutte d'amour, pas le moindre signe d'encouragement. Mais qui t'a insulté, à gauche, à droite — chaque jour de la semaine. Et toi qui as casqué. Casqué comme si tu étais Crésus en personne. Pour cette petite putain d'Américaine suceuse d'or. Ce genre d'histoires me rend fou, fou furieux. Pouvait aller à la rigueur si ç'avait été une putain, sans plus. Mais c'était pis qu'une putain. Elle t'a saigné et insulté. T'a appelé sale juif. Et toi, tu as continué tranquillement à casquer. Prêt à recommencer demain, le même sacré coup. N'importe qui peut t'avoir, à condition de chatouiller ta vanité, à condition de te flatter à t'en déculotter. Tu es mort, dis-tu, et depuis lors tu n'as été qu'une longue funéraille. Mais tu n'es pas vraiment mort, tu le sais. Et que diable signifie la mort spirituelle, quand tu as Max devant toi ? Crève, crève, crève mille fois — mais ne refuse pas de reconnaître la vie dans un être. Et de cet être, ne fais pas un problème. Chair et sang, Boris. Chair et sang. Il hurle et tu prétends ne rien entendre. Tu te déclares délibérément sourd, muet, aveugle. Mort devant cette chair qui vit. Mort face à ta propre chair, à ton sang. Tu ne feras aucun gain, ni d'esprit ni de chair, si tu ne reconnais pas en Max ton véritable frère. Tes livres, sur leurs rayons... une puanteur, tes livres ! Que peuvent bien me faire ton malade de Nietzsche, ton pâle amour de Christ, ton Dostoievsky de sang ? Livres, livres, livres. Jette-les au feu ! À quoi te sont-ils bons ? Mieux vaut ne jamais avoir lu une ligne que de rester planté là dans tes godasses, impuissant, à hausser les épaules. Tout ce que le Christ a dit n'est que mensonge, tout ce que Nietzsche... mensonge, si tu ne reconnais pas le verbe dans la chair. Ils n'étaient que mensonge impur et maladif, si tu ne peux puiser dans leur parole un doux confort et refuser de voir cet homme qui tombe en pourriture, là, sous tes yeux. Va, retourne à tes livres, et t'y enterre ! Retourne à ton Moyen Âge, à ta Cabale, à tes géométries de coupeurs de cheveux en quatre et de tortilleurs d'anges. Nous ne voulons rien de toi. Nous avons besoin d'un souffle de vie. D'espoir, de courage, d'illusion. D'un sou de sympathie humaine.
Nous sommes chez moi, maintenant, en haut, dans la salle de bain. L'eau coule dans la baignoire. Max s'est déshabillé ; jusqu'à son caleçon, qui est sale ; sa chemise, au devant rapporté, gît en travers du fauteuil. Nu, on dirait un tronc noueux, un tronc qui a eu toutes les peines à apprendre à marcher. L'homme de la boîte à suer, son plastron jeté en travers du fauteuil. Corps puissant tordu, noué par le labeur. De Lemberg aux Amériques, du Bronx à Coney Island — par centaines et milliers, rompus, tordus, bouffés d'éparvins, par brochettes, et à quoi bon lutter : ils auront beau se débattre, tôt ou tard, ils seront dévorés vifs. Toute cette armée de Max, je la vois à Coney Island, par un dimanche après-midi : sur des kilomètres et des kilomètres, leurs corps rompus souillent la plage claire. Ils déversent à flots leur sueur, et dans ce cloaque, se baignent. Couchés sur la plage, empilés l'un sur l'autre, comme un paquet de crabes empêtrés dans les algues. Derrière la plage, ils jettent leurs rebuts : leurs abris de confection, bain, toilette et cuisine combinés, qui leur servent de home. À six heures, sirène : alerte ! À sept heures, métro, coude à coude, et puanteur, puissante, de quoi renverser un cheval.
Pendant que Max prend son bain, je lui sors quelques effets propres. Le costume qu'on m'a donné, qui est trop grand pour moi, dont il me remerciera profusément. Pour réfléchir plus calmement, je m'étends. Qu'allons-nous faire ensuite ? Nous devions dîner ensemble dans le quartier juif, près de Saint-Paul. Boris a brusquement changé d'idée. S'est rappelé qu'il était pris pour dîner. Je lui ai soutiré quelques francs. Puis, au moment de nous séparer, il a donné à Max un peu d'argent. « Tenez, Max, prenez ça ! » a-t-il dit, farfouillant dans sa poche. J'ai sauté en l'entendant dire cela — et en entendant Max le remercier profusément. Je connais mon Boris. Je sais que cela, c'est son mauvais côté. Et je le lui pardonne. Je lui accorde mon pardon plus facilement qu'à moi-même. Je ne veux pas qu'il soit dit ni pensé que Boris est mesquin et dur. Il prend soin de sa famille, paie ses dettes et ne triche jamais. S'il lui arrive d'acculer quelqu'un à la faillite, il observe les règles ; ni meilleur ni pire que Rockefeller ou Morgan, dans ce domaine. Il joue le jeu, comme on dit. Il gagne sur tous les tableaux — pour découvrir en fin de compte qu'il est sa propre victime. Mais la vie, elle, ne lui apparaît pas comme un jeu. C'est ainsi qu'avec Max, à l'instant, il vient de gagner chiquement. Il s'en est tiré avec quelques francs, péniblement lâchés, dont on l'a remercié chiquement. Demeuré seul avec lui-même, il est probablement en train de s'injurier copieusement. Il dépensera ce soir vingt fois ce qu'il a donné à Max, pour tranquilliser sa conscience.
Max m'a fait venir dans la salle de bain pour me demander s'il peut se servir de ma brosse à cheveux. Bien sûr, et comment ! (J'en achèterai une neuve demain !) Puis je regarde la baignoire, un fond d'eau qui gargouille, le trou d'écoulement. La vue de la crasse qui flotte au fond de la baignoire me fait presque dégueuler. Penché sur la baignoire, Max entreprend le nettoyage. Il s'est enfin décrassé le cuir ; il se sent bien, même s'il doit éponger sa saleté. Je connais cela. Je n'ai pas oublié les bains publics de Vienne, et cette puanteur qui vous faisait tomber à la renverse...
Max entre dans son linge propre. Il sourit maintenant — un sourire comme jamais je ne lui en ai vu. Il est debout, dans ses sous-vêtements propres, et broute des bribes de mon livre. Il lit le passage sur Boris — Boris plein de poux, à qui je rase les aisselles ; et le pavillon en berne et tout le monde qui est mort, moi compris. Drôle d'expérience — passer par là, et en sortir, en sortir en chantant ! Une chance ! Libre à vous de l'appeler par ce nom-là. Libre à vous de dire que c'est une chance, si bon vous semble. Mais ce que j'en sais, moi, est autre chose. Il se trouve que la chose m'est arrivée — et que je sais. Non que je ne croie pas dans la chance. Non, ce n'est pas ce que je veux dire : Dites que je suis innocent aussi — vous serez plus près de la vérité. Quand je repense à ce que j'étais, tout gosse, vers l'âge de cinq ou six ans, je me rends compte que je n'ai pas changé d'un pouce. Je n'ai rien perdu de ma pureté ni de mon innocence. Je me souviens de la première impression que j'eus du monde — qu'il était bon, mais terrifiant. L'impression est restée la même — bon mais terrifiant. Il était aisé de m'effrayer, mais intérieurement je suis demeuré un fruit sain. Aujourd'hui encore, on aura beau me faire peur, on ne parviendra jamais à me faire tourner à l'aigre. Affaire réglée. J'ai ça dans le sang.
Je suis assis maintenant ; j'écris une lettre pour Max. J'écris à une femme, à New-York, une femme qui a à voir avec un journal juif. Je lui demande d'essayer de retrouver la sœur de Max, à Coney Island. Sa dernière adresse : 156e rue, près Broadway. « Et son nom ? Max. » Deux noms, sa sœur. Tantôt elle s'appelait Mme Fischer, tantôt Mme Goldberg. « Et la maison, vous ne vous rappelez pas — était-ce au coin ou au milieu du pâté d'immeubles ? » Se rappelle pas. Il ment en ce moment ; je le sais ; m'en fous ! Et s'il n'y avait pas de sœur, hein, après tout ? Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire, mais ça le regarde ; pas moi. Et ce qu'il est en train de faire en ce moment est encore moins catholique. Il me sort une photo, prise lorsqu'il avait sept ou huit ans — mère et fils. À me couper les guiboles, ou peu s'en faut. Sa mère est une beauté — sur la photo. Max est debout à côté d'elle, raide, un peu effrayé, les yeux ronds, les cheveux soigneusement partagés par une raie, son petit veston boutonné jusqu'au cou. La photo a été prise quelque part près de Lemberg, près de la grande forteresse. Toute la tragédie de la race est inscrite sur le visage de la mère. Quelques années encore, et Max à son tour aura la même expression. Nouveau-nés, tous commencent la vie avec, sur le visage, l'éclat de l'innocence, tandis que la pureté puissante de la race humecte leur regard, large et sombre. Ils tiennent le coup, durant quelques années, puis, soudain, souvent avec la puberté, l'expression change. On les voit tout à coup se dresser sur leurs pattes de derrière, et se mettre à grimper à la roue. Le poil tombe, les dents pourrissent, l'échine se noue. Cors, durillons, verrues. Les mains toujours moites, la lèvre tremblante. Tête basse, le nez quasiment dans l'assiette, tétant la mangeaille à grandes goulées avides et bruyantes. Et dire qu'ils étaient si nets, d'abord, si propres, dans leur beau linge fin, frais du jour.
Nous joignons la photo à la lettre, pour aider à l'identification. Je demande à Max d'ajouter quelques mots en yiddish, de son écriture de manche à balai. Il me relit ce qu'il a écrit ; je ne sais pourquoi, je n'en crois pas un mot. Nous faisons un paquet du costume et du linge sale. Max s'inquiète de ce paquet — roulé dans du papier journal, sans ficelle autour. Il dit ne pas avoir envie qu'à son hôtel on le voie rentrer avec un paquet pareil : sans allure. Il veut avoir l'air respectable. En même temps qu'il fait le difficile au sujet du paquet, il ne cesse de me remercier à profusion. Il finit par me donner l'impression que je n'ai pas été assez généreux. Il me revient soudain qu'il y a un chapeau qui traîne quelque part, quelque chose de mieux que le truc qu'il a sur la tête. Je vais le chercher et l'essaie. Je lui montre comment le porter.
— Vous baissez bien le bord en le rabattant sur les yeux, comme ça. Après quoi, vous enfoncez un peu — vu ?
— C'est épatant ce que ça vous va bien, déclare Max.
Je me regarde dans la glace et, ma foi, c'est vrai que ça me va. Je regrette de le donner. Maintenant, c'est au tour de Max d'essayer et, tandis qu'il se le pose sur le crâne, je remarque qu'il manque d'enthousiasme. Il semble se demander si cela vaut la peine de l'emporter. Du coup, pour moi, l'affaire est réglée. Je l'entraîne dans la salle de bain ; là, je lui campe le chapeau sur l'œil droit, d'un air coquin. J'écrase un peu la coiffe, accentuant encore cet air. Je sais qu'il doit avoir l'impression de ressembler à un maquereau ou à un joueur invétéré. Et maintenant je lui essaie l'autre chapeau — le sien, celui au bord raide et relevé. Il est clair que c'est celui-ci qu'il préfère, si idiot que ce soit. Je me mets donc à en faire l'éloge, à tout casser. Je lui raconte qu'il lui va mieux que l'autre. Je lui ôte toute envie de l'autre chapeau. Et pendant qu'il s'admire dans la glace, j'ouvre le paquet et j'en retire une chemise, et une paire de mouchoirs que je refourre dans le tiroir. Puis je l'emmène chez l'épicier du coin, où je demande à la bonne femme de bien envelopper le paquet. Il ne la remercie même pas de la peine qu'elle a prise. Elle peut bien me rendre ce service, me dit-il, étant donné que j'achète toute mon épicerie chez elle.
Nous sortons, place Saint-Michel, nous dirigeant vers son hôtel, rue de la Harpe. C'est l'heure où il ne fait pas encore noir, où les murs luisent mollement, d'une blancheur de lait. Je me sens en paix avec le monde. L'heure où Paris a presque l'effet, sur moi, d'une musique. Chaque pas que je fais me révèle un ordre architectural neuf et surprenant. Les maisons ont l'air de s'ordonner en notations musicales : elles évoquent de vieillots menuets, des valses, des mazurkas, des nocturnes. Nous sommes au cœur même du passé, vers Saint-Séverin et les petites rues étroites, tortueuses, familières à Dante et à da Vinci. J'essaie d'expliquer à Max dans quel merveilleux voisinage il habite, quelles vénérables associations se trouvent en dépôt dans ce quartier. Je lui parle de ses prédécesseurs, Dante et da Vinci.
— Et ça se passait quand, tout ça ? me demande-t-il.
— Oh ! environ le XIVe siècle.
— C'est bien ça, dit Max, avant ça, rien ne marchait, et depuis, rien ne va plus. Ça a tout juste marché au XIVe siècle, un point c'est tout.
Et puisque j'aime tant ça, il serait bien heureux de changer avec moi.
Nous grimpons l'escalier qui mène à sa petite chambre, au dernier étage. Il y a un tapis jusqu'au troisième ; après quoi, l'escalier est ciré et glisse. À chaque étage, une plaque en émail rappelle aux locataires qu'il est interdit de faire la cuisine ou la lessive dans les chambres. À chaque étage, une plaque indiquant les W.-C. En escaladant les marches, ou voit tout ce qui se passe par les fenêtres de l'hôtel adjacent ; les deux murs sont si proches qu'en passant la patte par la fenêtre, on pourrait serrer la main des locataires d'en face.
La chambre est petite, mais propre. Eau courante ; dans un coin, une petite commode. Au mur, on a cloué quelques patères. Sur le lit, un édredon jaune. Trente-sept francs par semaine. Pas trop mal. Il y en aurait une autre à vingt-huit francs, mais sans eau courante. Pendant qu'il se plaint de la petitesse de la chambre, je vais à la fenêtre et me penche. Penchée elle aussi à sa fenêtre, me touchant presque, une jeune femme. Les yeux vides, elle regarde le mur en face, où il n'y a plus de fenêtres. On la dirait en transe. Elle touche du coude quelques minuscules pots de fleurs ; sous la fenêtre, un crochet de fer, d'où pend une loque à laver la vaisselle. Elle n'a pas l'air de s'apercevoir que je suis là, tout près, et que je la regarde. Sa chambre, sans doute pas plus grande que celle où nous sommes, semble néanmoins lui avoir apporté le calme et la paix. Elle attend qu'il fasse noir pour se glisser dans la rue. Il y a de fortes chances pour qu'elle ignore tout de ses illustres prédécesseurs, elle aussi, mais elle a le passé dans le sang et le lien se fait plus aisément en elle, avec le présent lugubre. Tandis que la nuit tombe et que bouge mon sang, une sorte de sentiment sacré se dégage pour moi de cette chambre où je suis. Cette nuit, peut-être, quand je l'aurai quitté, Max déploiera mon livre sur son oreiller et ses yeux lourds s'appesantiront sur les pages. En dédicace, j'ai écrit : « À mon ami Max, le seul homme à Paris qui sache réellement ce qu'est la souffrance. » J'ai eu le sentiment, en écrivant ces mots, que mon livre s'embarquait dans une drôle d'aventure. Je ne pensais pas tant à Max qu'aux autres, aux inconnus qui liraient ces lignes et resteraient rêveurs. Je voyais le livre sur les quais, pages déchirées, empreintes de pouces, passages soulignés ici et là, silhouettes dessinées dans les marges, taches de café ; un homme en pardessus énorme l'enfourne dans sa poche ; long voyage en terre étrangère ; l'Équateur : un homme m'écrit une lettre ; je le voyais sous verre et le marteau du commissaire-priseur retombant dans un heurt. Des siècles s'écoulant et la face du monde changeant, changeant. Et cette fois encore, deux hommes réunis dans une petite chambre toute pareille à celle-ci, la même peut-être, et dans la pièce à côté une jeune femme qui s'accoude et se penche à la fenêtre, coudoyant les pots de fleurs, et la loque à vaisselle pendue au crochet de fer. Et de même qu'en cet instant, l'un des hommes est usé à mort ; sa petite chambre lui est une prison ; la nuit ne lui apporte ni bien-être, ni espoir, ni répit. Las et découragé, il tient le livre que l'autre lui a donné. Mais il ne peut y puiser aucun courage. L'angoisse le fait se tourner et retourner sur son lit et la houle des nuits déferle par-dessus lui comme la peste. Il lui faudra mourir d'abord, s'il veut voir l'aube... Pendant que je me tiens dans cette chambre, à côté de l'homme qui est au-delà de toute aide possible, ma connaissance du monde, de l'homme, de la femme, prononce, cruellement, silencieusement. Seule, la mort peut adoucir la peine de cet homme. Rien à faire, comme dit Boris. Tout est vain.
Au moment où nous nous retrouvons dans le vestibule de l'hôtel, la lumière s'éteint. J'ai l'impression que les ténèbres éternelles ont englouti Max.
Il ne fait pas tellement noir, dehors, bien que l'on ait allumé partout. La rue de la Harpe vibre de pulsations. À l'angle, on est en train de poser un auvent. Une échelle est plantée au milieu de la rue ; au sommet, un ouvrier, en pantalon large comme un sac, est assis, attendant que son copain lui passe une pince ou Dieu sait quoi. Sur le trottoir en face de l'hôtel, un petit restaurant grec, avec, dans sa vitrine, d'énormes vases en terre cuite. La rue entière est un théâtre. Un monde de maladie et de misère ; et sous nos pieds, les catacombes, bourrées d'ossements humains. Nous faisons le tour du pâté de maisons. Max tente de repérer un restaurant convenable ; il a envie de manger dans un prix-fixe à cinq cinquante. Je fais la grimace ; il me montre alors un restaurant de luxe à 18 francs. Évidemment, il a perdu la tête et n'a plus aucun sens des valeurs.
Nous revenons au restaurant grec et étudions le menu collé sur la vitrine. Max craint que ce ne soit trop cher. Je jette un coup d'œil à l'intérieur : plein de putains et d'ouvriers. Les hommes, le chapeau sur le crâne ; le plancher, couvert de sciure ; les lumières, misérables. L'espèce d'endroit où l'on peut très bien faire un bon repas. J'empoigne Max par le bras et commence à le tirer dedans. Au même moment, une fille sort, toutes voiles dehors, un cure-dents aux lèvres. À l'angle, son compagnon l'attend ; ils descendent la rue en direction de Saint-Séverin, peut-être pour faire un saut, en passant, au bal musette, face à l'église. Dante aussi devait faire un saut par là, de temps à autre — pour boire un pot, je veux dire. Le moyen âge tout entier est là, pendant, à la porte de ce restaurant ; et moi, un pied dehors, un pied dedans. Max a déjà pris place ; il étudie le menu. Son crâne chauve luit sous la lumière jaune. Au XIVe siècle, il aurait été maçon ou menuisier : je le vois debout sur un échafaudage, la truelle en main.
L'endroit est plein de Grecs : garçons, patrons, cuisine, langue — tout grec. J'ai envie d'aubergines, roulées dans la feuille de vigne. une bonne pâtée d'aubergines nageant dans le jus d'agneau, comme les Grecs seuls savent la préparer. Max se soucie peu de ce qu'il mange. Il craint que cela ne me coûte trop cher. Mon intention est de laisser choir Max, sitôt le repas terminé, et d'aller prendre l'air du quartier. Je lui dirai que j'ai à travailler — cela l'impressionne toujours. Et puis, au milieu du repas, subitement, voilà Max qui l'ouvre. Je ne sais pas à quel propos. Mais le voilà subitement qui s'embarque. Autant qu'il m'en souvienne, il rendait visite à une dame française quand, tout à coup, sans la moindre raison, il éclate en sanglots. Et quels sanglots ! Plus moyen de s'arrêter. La tête dans les mains, sur la table, il pleure, pleure comme un enfant dont le cœur se brise. La dame française est si bouleversée qu'elle veut appeler un médecin. Pour lui, il est confus, honteux. Ah ! oui, il se souvient maintenant d'où cela venait. Il rendait visite à cette dame et il avait très faim. L'heure du dîner approchait ; brusquement, il n'avait plus pu y tenir — il s'était levé, lui demandant quelques francs. À sa stupeur, elle lui avait donné l'argent sans hésiter. Une dame, française ! Alors, tout soudain, il s'était senti misérable. Penser qu'un type comme lui, bien portant, vigoureux, pouvait mendier ainsi quelques sous à une pauvre dame française. Qu'avait-il fait de son amour-propre ? Qu'adviendrait-il de lui, s'il en était à mendier à une femme ?
C'est ainsi que cela avait commencé. D'y penser, les larmes lui venaient aux yeux. L'instant d'après il sanglotait, comme devant la brave dame, la tête sur la table et pleurant. Une horreur.
— Autrefois, me dit-il après s'être calmé, on aurait pu me poignarder, me faire n'importe quoi, jamais je n'aurais pleuré. À présent, je pleure sans raison — ça me prend comme ça, tout à coup, et rien à faire pour l'arrêter.
Ne serait-il pas neurasthénique ? me demande-t-il. On lui a dit que ce n'était rien que les nerfs. C'est-à-dire : dépression nerveuse, n'est-ce pas ? Le dentiste lui revient à l'esprit — qui a dit du premier coup que ce n'est rien, rien qu'un peu de nervosité. Comment le dentiste a-t-il pu deviner ? Il craint que ce ne soit le début de quelque chose de bien plus grave. La folie, peut-être ? Il veut savoir la vérité.
Que diable puis-je bien lui dire ? Rien, lui dis-je — rien que les nerfs.
— Ce qui ne veut pas dire que vous êtes en train de perdre la boule, dis-je encore. Ça passera dès que vous serez debout et d'aplomb sur vos pieds...
— Mais je suis trop seul, Miller !
Attention, attention. Je connais la suite. Je devrais passer le voir plus souvent. De l'argent ? Non, pas d'argent ! Il revient sur ce point continuellement. Mais qu'on ne le laisse pas vivre ainsi seul, si seul !
— Ne vous en faites pas, Max. Nous viendrons souvent, Boris et moi. Nous allons vous payer un peu de bon temps.
Il n'a pas l'air d'entendre.
— Parfois, Miller, quand je rentre chez moi, la sueur se met à me ruisseler sur le visage. Je ne sais pas à quoi ça tient... comme si je portais un masque.
— Vous vous faites trop de mauvais sang, Max ; voilà pourquoi. Ce n'est rien... Vous buvez beaucoup d'eau, aussi, hein ?
Il fait oui de la tête, dans l'instant, puis me regarde, l'air terrifié.
— Comment savez-vous cela ? me demande-t-il. Comment se fait-il que j'aie si soif tout le temps ? Toute la journée, je cours à la boisson. Je ne sais pas du tout ce que cela signifie... Miller, je vais vous demander quelque chose : est-ce vrai, ce qu'on dit, que si on tombe malade ici, on vous achève ? On m'a dit que si on est étranger et qu'on n'a pas le sou, on se débarrasse de vous. Je pense à cela tout le jour. Si je venais à tomber malade, hein ? Dieu fasse que je garde tous mes esprits. J'ai peur, Miller... On m'a raconté tant d'histoires terribles sur les Français. Vous les connaissez bien... vous savez qu'ils vous laisseraient crever devant eux, sans broncher. Ils n'ont pas de cœur ! Rien que l'argent, l'argent, l'argent toujours. Dieu me garde, Miller, de tomber jamais si bas que je mendie leur pitié ! Maintenant du moins j'ai ma carte d'identité. Avoir fait de moi un touriste ! Les chameaux ! Comment veulent-ils qu'on puisse vivre ? Parfois je m'assois et je regarde les passants. Ils ont tous l'air d'avoir quelque chose à faire, sauf moi. Je me dis de temps à autre : « Max, qu'est-ce qui ne va pas ? Pourquoi dois-je rester assis tout le jour à ne rien faire, moi ? » Ça me ronge. À la bonne saison, quand il y a un peu de travail, c'est moi le premier qu'on vient chercher. Ils savent que je suis un as à la presse. Les Français ! Que connaissent-ils du pressing ? C'est Max qui a dû leur montrer le métier. Deux francs de l'heure qu'ils me donnent, parce que je n'ai pas le droit de travailler. Voilà comment on traite un homme blanc dans cette vermine de pays. On fait de lui un mendigot !
Il souffle une minute.
— Vous me disiez, Miller, à propos de l'Amérique du Sud, que je pourrais peut-être repartir à zéro et retrouver l'équilibre ? Je ne suis pas encore un vieillard — mais moralement, je suis battu. Depuis vingt ans aujourd'hui je travaille à la presse. Bientôt je serai trop vieux... ma carrière est finie. Ah ! si je pouvais faire un travail léger, le genre de travail où on n'a pas besoin de se servir de ses mains... C'est pour ça que je voulais devenir interprète. Quand on tient le fer depuis vingt ans, les doigts finissent par perdre leur agilité. Je me sens pris de dégoût pour moi-même quand j'y pense. Debout tout le jour durant, penché sur le fer chaud... et l'odeur ! Parfois, rien que d'y penser, je crois que j'en vomirais. Est-ce juste qu'un homme passe ses journées debout, penché sur un fer chaud ? Pourquoi, alors, Dieu nous a-t-il fait don de l'herbe et des arbres ? Est-ce que Max n'a pas le droit d'en profiter comme tout le monde ? Faut-il que nous soyons esclaves toute la vie durant — rien que pour l'argent, l'argent, l'argent... ?
À la terrasse d'un café, je m'arrange pour me libérer, le café bu. Nous ne sommes convenus de rien, sinon que j'ai promis de rester en contact avec lui. Je suis le boulevard Saint-Michel, passé le Luxembourg. Je l'imagine assis où je l'ai laissé. Je lui ai dit de rester encore un moment, au lieu de rentrer chez lui. Je sais qu'il n'y pourra pas tenir longtemps. Sans doute est-il debout déjà, tournant en rond. Cela vaut mieux, après tout — mieux vaut rôder en mendigotant quelques sous qu'être assis à ne rien faire. C'est l'été ; il y a quelques Américains en ville. L'ennui est qu'ils n'ont pas beaucoup d'argent. Ce n'est pas comme en '27 ou '28 ; l'argent grouillait sur eux comme vermine. Maintenant, ils veulent du bon temps pour cinquante francs.
En remontant vers l'Observatoire, il fait calme, comme au cimetière. Près d'un mur en ruine, une putain solitaire attend distraitement, trop découragée pour faire ne serait-ce qu'un signe. À ses pieds, des détritus en tas — feuilles mortes, vieux journaux, boîtes de conserves, bois mort, mégots. On la dirait prête à se laisser tomber là, en plein tas d'ordures, journée remplie.
Longeant la rue Saint-Jacques, toute cette histoire s'embrouille dans ma tête. La rue Saint-Jacques n'est qu'une interminable et pittoresque série de chiotes. Dans chaque petit trou de ver, un poste de radio. Rien d'hallucinant, comme d'entendre ces voix de chanteurs de charme américains sortir de ces trous obscurs, de part et d'autre. Un mélange d'uni-prix et de moyen âge. Un ancien combattant passe, actionnant lui-même sa chaise roulante, ses béquilles à côté de lui. Derrière, une énorme limousine attend que la voie soit libre pour se ruer. Des postes de radio tous branchés sur la même station, s'échappe, à vomir, cet air américain : Je crois aux miracles ! Miracles ! Miracles ! Bon Dieu, Christ Tout-Puissant en personne ne pourrait accomplir de miracles ici ! Buvez, ceci, est mon sang ! mangez, ceci est ma chair ! Dans les vitrines des boutiques d'objets religieux, des croix à bon marché commémorent l'événement. Un pauvre Juif cloué sur la croix, pour nous donner la vie éternelle. Et tu parles si nous l'avons — le ciment, les pneus-ballons, la radio, les haut-parleurs et les putains à jambe de bois et tout le confort en abondance, à telle enseigne qu'il n'y a plus de travail pour les crève-la-faim... Je crains que je ne sois trop seul ! Au sixième, quand il entre dans sa chambre, la sueur se met à ruisseler sur son visage — comme s'il portait un masque ! Rien n'aurait pu me faire pleurer, même un coup de poignard entre les deux épaules — mais maintenant je pleure sans raison ! Je pleure, pleure, sans pouvoir m'arrêter. Miller, croyez-vous que je suis en train de devenir fou ? Est-il en train de devenir fou ? Bon Dieu, Max, tout ce que je peux te dire, c'est que le monde entier est en train de perdre la boule. Tu es fou, je le suis, tous. Le monde entier crève de pus et de souffrance. As-tu remonté ta montre ? Oui, je sais que tu en portes une encore — je l'ai vue, qui sortait de la poche de ton gilet. Les choses peuvent aller de mal en pis, peu importe : tu tiens à savoir l'heure qu'il est. Eh bien ! je vais te le dire, Max, je vais te dire l'heure qu'il est — à la demi-seconde près. Il est exactement cinq minutes avant la fin. À minuit juste, ce sera la fin. Alors, tu pourras descendre dans la rue et envoyer au diable tes vêtements. Tous ils sauteront dans la rue pour la résurrection. C'est pour cela qu'on mettait cet auvent, ce soir. On s'apprêtait pour le miracle. Et la jeune femme qui se penchait, accoudée à sa fenêtre, tu te rappelles ? Elle rêvait de l'aube, elle se disait combien elle serait belle lorsqu'elle descendrait dans le rang, parmi la multitude et qu'ils la verraient en chair.
MINUIT
Rien de neuf.
8 heures du matin. Pleut. Jour comme un autre.
Midi. Le postier apporte un pneumatique. Gribouillage familier. J'ouvre. Ce que je pensais : Max...
« À Mes Chers amis Miller et Boris. — Je vous écris ces quelques lignes, m'étant levé de mon lit et il est 3 heures du matin, je ne peux pas dormir, suis très nervi, je pleure et peux pas m'arrêter, j'ai de la musique plein les oreilles, mais en réalité j'entends hurler dans la rue, je suppose qu'un maquereau a dû battre sa butte — cela fait un bruit terrible, je ne peux pas le supporter, le robinet coule dans le lavabo, je ne peux pas faire un brin de sommeil je lis votre livre, Miller, afin de me calmer, ça m'amuse mais je n'ai pas de patience, j'attends le matin, je sortirai dans la rue dès le lever du jour. Longue nuit de souffrance et pourtant je n'ai pas fin mais j'ai peur de quelque chose, je ne sais pas ce que j'ai — je me parle à moi-même, je peux pas me contrôler. Miller, je ne veux plus que vous m'aidiez. Je veux vous parler, suis-je un enfant ? Je n'ai pas de courage, est-ce que je perds la raison ? Cher Miller, vraiment n'allez pas croire que j'ai besoin de vous pour de l'argent, je veux vous parler et à Boris, pas d'argent, aide morale seulement j'ai besoin. J'ai peur de ma chambre, j'ai peur de dormir seul — est-ce la fin de ma carrière ? Cela m'en a tout l'air. J'ai joué ma dernière quarte. Je n'ai plus de soufre. Je voudrais que le matin vienne pour sortir dans la rue. Je prie Dieu de m'aider à passer rapidement cette terrible nuit, oui c'est une nuit d'agonie. Je peux pas supporter la chaleur, et l'atmosphère de ma chambre. Je ne suis pas ivre, croyez-moi, en écrivant ceci — je passe simplement le temps et il me semble que je vous parle et ainsi je trouve un peu de réconfort mais j'ai peur d'être seul — qu'y a-t-il, rien que la pluie dehors et je regarde par la fenêtre, cela me fait du bien, la pluie me parle mais le matin ne veut pas venir — il me semble que cette nuit n'en finira jamais. J'ai peur que les français me liquident en cas de maladie à cause quêtant un êtrangé, est-ce vrai ? Miller, dites-moi est-ce vrai — on m'avait dit que si un êtrangé tombe malade et qu'il est sans rien on le liquide rapidement au lieu de le guérir même s'il a une chance. J'ai peur que les français m'enlèvent pas d'ici, alors je ne verrai plus la lumière du jour. Oh non, je serai brave et me contrôlerai mais je ne veux pas sortir dans la rue maintenant, la Police pourrait recueillir un faux témoignage, autrement je sortirais maintenant de ma Chambre pour aller dans la rue, car je peux pas rester dans ma Chambre, mais j'ai très peur toutes les nuits, j'ai peur. Cher Miller, est-ce que je peux vous voir ? Je voudrais vous parler un peu. Je veux pas rien d'argent, je suis en train de perdre la boule. Votre sincèrement, Max. »