CE soir-là, au lieu de me précipiter dehors aussitôt après dîner, comme à l'ordinaire, j'allai m'étendre sur le divan dans le noir et m'abandonnai à une rêverie profonde. « Pourquoi n'essaies-tu pas d'écrire ? » Cette phrase n'avait cessé de me hanter tout le jour, revenant d'elle-même avec insistance, me courant même dans la tête pendant que je remerciais mon ami Mac Gregor des dix dollars que je lui avais soutirés, non sans m'être follement abaissé en flatteries et cajoleries de toute sorte.
Ainsi couché dans le noir, je me mis à remonter lentement, laborieusement, à mes sources. Je me mis à penser aux jours bienheureux de mon enfance, aux longues journées d'été où ma mère me prenait par la main et m'emmenait à la campagne, voir mes petits amis Joey et Tony. Enfant, j'aurais eu bien du mal à comprendre la signification de cette joie secrète que donne le sentiment d'une supériorité. Ce sixième sens qui permet de prendre une part active aux choses en même temps que de se voir ainsi participer, me semblait être la qualité la plus normalement partagée du monde. Que tout me fût une joie plus grande qu'aux autres enfants de mon âge, je n'en avais pas conscience. L'abîme qui me séparait des autres ne me devint vaguement perceptible qu'au fur et à mesure des ans. On me fit sentir que c'était là un défaut, provenant d'une absence totale de sens des responsabilités. Il s'ensuivit une alternance de crises de dégoût où je sombrais bien au-dessous du niveau du désespoir moyen.
Écrire (ainsi allait ma méditation) doit être un acte dépouillé de toute volonté, Le mot, semblable au courant des grands fonds, doit flotter en surface par sa propre impulsion. L'enfant n'a pas besoin d'écrire ; il est innocent. Si l'homme écrit, c'est pour vomir le poison qui s'est accumulé en lui du fait de l'erreur foncière qu'il commet en sa manière de vivre. Il cherche à reconquérir son innocence. Ses écrits n'ont d'autre effet que d'inoculer au monde le virus de ses désillusions. Je ne pense pas qu'il se trouverait un homme au monde pour noircir une feuille de papier, si nous avions le courage de vivre ce en quoi nous avons foi. L'inspiration est déviée dans son cours au sortir de la source. Si c'est un monde de vérité, de beauté et de magie que nous entendons créer, à quoi bon dresser des millions de mots entre nous-mêmes et la réalité de ce monde ? Pourquoi remettre à plus tard l'acte — si ce n'est que, comme le reste de l'humanité, nous n'avons au fond d'autre ambition que la puissance, la gloire, le succès ? Les livres sont des actes morts, disait Balzac ; ce qui n'empêche qu'ayant perçu cette vérité, il livra délibérément l'ange au démon qui le possédait.
La cour que l'écrivain fait au public est aussi ignominieuse que celle que fait le politicien ou n'importe quel saltimbanque. Il aime à tâter du doigt ce pouls géant, à fabriquer des ordonnances comme le médecin, à se faire une place ici-bas, à être reconnu comme une force, à lever la coupe débordante de l'adulation, doit-il attendre mille ans cette reconnaissance. Les possibilités d'établissement immédiat d'un monde nouveau ne l'intéressent pas : un tel monde, il le sait, ne lui laisserait pas les coudées franches. Ce qu'il veut, c'est un monde impossible où il régnera sans porter la couronne, César de carnaval manié par des forces qu'il ne peut contrôler. Il lui suffit de régner insidieusement — dans le monde fictif des symboles — car la seule idée du contact avec les rudesses et les brutalités l'épouvante. Son emprise sur le réel est plus grande, il est vrai, que celle de la plupart des hommes, mais il se refuse à faire l'effort nécessaire pour imposer au monde cette réalité plus hautaine, par la force de l'exemple. Il se contente de prêcher, de se traîner dans le sillage du désastre et de la catastrophe, corbeau croassant, prophète de mort, pour se voir en fin de compte perpétuellement privé d'honneur, lapidé, méprisé par ceux qui, si inaptes qu'ils puissent être à la tâche, sont prêts à assumer volontairement la responsabilité des affaires de ce monde. Le véritable grand écrivain n'a nulle envie d'écrire : sa volonté, c'est de faire du monde le lieu où il puisse vivre en paix ses imaginations. Le premier mot tout frémissant qu'il jette sur le papier, c'est le cri de l'ange blessé : souffrance. Écrire, cela équivaut à absorber un narcotique. Au fur et à mesure qu'il voit croître et grossir le livre sous sa main, l'écrivain s'enfle d'illusions de grandeur. « Moi aussi je suis un conquérant, et le plus grand peut-être que la terre ait porté ! Le jour de gloire approche et je m'asservirai le monde — par la magie du verbe... » et cœtera ad nauseam.
Cette petite phrase « Pourquoi n'essaies-tu pas d'écrire ? » ne tarda pas à m'entraîner et m'enfoncer, comme toujours, dans le marécage désespérant de la pire confusion. Mon ambition était de charmer, non d'asservir. D'atteindre à une vie plus large et plus riche, sans qu'il en coûtât rien à autrui. De libérer d'un coup l'imagination de l'humanité entière, parce que sans l'aide du monde entier, sans un monde où l'unité de l'imagination soit réalisée, le libre exercice de l'image devient un vice. Je n'avais pas plus de respect pour l'art d'écrire per se que pour Dieu per se. Nul être, nul principe, nulle idée n'est valide en soi. N'a de validité que cette partie du réel, Dieu inclus, qui est admise comme réalité par l'ensemble de la communauté humaine. Les gens se soucient toujours du sort qui est l'apanage du génie. C'est le cadet de mes soucis — le génie est assez grand pour prendre soin de lui-même dans l'homme. J'ai toujours réservé mes soucis et mon intérêt pour ceux qui ne sont rien ni personne, pour celui qui est perdu dans le grand piétinement, qui est si courant, si ordinaire qu'on ne remarque même pas sa présence. Les génies ne s'inspirent pas l'un de l'autre. Les génies sont, si je puis dire, des sangsues. Ils puisent leur nourriture à la même source — le sang de vie. L'essentiel pour le génie, c'est de se rendre parfaitement inutile, de s'absorber dans le courant commun, de redevenir poisson et non de jouer les monstres. Le seul profit, me disais-je, que je puisse tirer de l'acte d'écrire, c'est de voir disparaître de ce fait les barrières qui me séparaient de mon compère l'homme. Ma décision, était prise : je ne voulais à aucun prix devenir un artiste au sens du phénomène, de l'être à part, exclu du courant de vie.
Le meilleur de l'art d'écrire, ce n'est pas le mal réel qu'on se donne pour accoler le mot au mot, pour entasser brique sur brique ; ce sont les préliminaires, la travail à la bêche que l'on fait en silence en toutes circonstances, que ce soit dans le rêve ou à l'état de veille. Bref, la période de gestation. Personne n'a jamais réussi à jeter sur le papier ce qu'il avait primitivement l'intention de dire : la création originale, qui est continue, que l'on écrive ou non, participe du flux élémentaire : elle s'inscrit hors de toutes dimensions, de toutes formes, de toutes durées. Dans cet état préliminaire, qui est création et non naissance, les éléments qui sont appelés à disparaître ne sont pas détruits pour autant ; un principe qui se trouvait déjà être, présent, marqué du sceau de l'impérissable, la mémoire par exemple, la matière, Dieu, surgit à l'appel, et l'être s'y précipite comme le fétu de paille dans le torrent. Mots, phrases, idées, si subtils et ingénieux soient-ils, coups d'ailes les plus forcenés de la poésie ; rêves les plus profonds, visions les plus hallucinantes, ne sont qu'hiéroglyphes grossiers burinés par la douleur et la souffrance en commémoration d'un événement qui demeure intransmissible. Dans un monde intelligemment ordonné, il serait inutile de faire l'effort déraisonnable de noter de tels hasards miraculeux. Cela n'aurait à vrai dire aucun sens. Si l'humanité prenait le temps de se rendre compte des choses, qui saurait se contenter d'une contrefaçon, quand il n'est que de tendre la main pour saisir le réel ? Qui aurait envie de tourner le bouton de la radio pour écouter Beethoven, par exemple, quand il lui suffirait de se tourner vers lui-même pour vivre les extases harmoniques que Beethoven a désespérément tenté d'enregistrer ? Toute grande œuvre d'art, si elle est un achèvement, sert à nous rappeler, mieux : à nous faire rêver, l'intangible éphémère — c'est-à-dire l'univers. Elle ne relève pas de l'entendement — on l'y admet ou on la rejette. Admise, elle instille une vie nouvelle. Rejetée, nous en sommes diminués d'autant. Quel que soit son objet, elle ne l'atteint jamais : elle contient toujours un plus dont le dernier mot ne sera jamais dit. Et ce plus, c'est ce que nous lui ajoutons dans notre appétit terrible de ce dont chaque jour qui s'écoule est la négation. Si nous nous admettions nous-mêmes aussi complètement que nous admettons l'œuvre d'art, l'univers entier de l'art périrait de carence alimentaire. N'importe quel Pierrot d'entre nous se meut, chaque jour, sans même avoir à remuer ses pieds, à tout le moins durant les quelques heures où son corps repose, les yeux clos. Un jour viendra où il sera au pouvoir de quiconque de rêver éveillé. Mais bien avant ce jour, les livres auront cessé déjà d'exister, car lorsque la plupart des hommes connaîtront l'art d'être parfaitement éveillé et de rêver, leur pouvoir de communier (entre eux comme avec l'esprit qui meut l'humanité) se trouvera si renforcé que l'art d'écrire n'aura alors pas plus de sens que les grognements inarticulés et rauques d'un idiot.
Tout cela je le pense et le sais, alors que je repose dans le souvenir obscur d'une journée d'été, sans avoir maîtrisé ni tenté de maîtriser, plus ou moins sincèrement, l'art de l'élémentaire hiéroglyphe. Avant même de commencer j'ai eu le dégoût de l'effort qui fut celui des grands maîtres. Sans avoir le talent ni la science nécessaires pour ajouter ne serait-ce qu'un porche à la façade de l'énorme édifice, je n'ai pour l'architecture elle-même que critiques et lamentations. Si seulement je pouvais me dire que je suis une brique, si modeste fût-elle, insérée dans les murs de cette vaste cathédrale de style démodé, je serais infiniment plus heureux, j'aurais pour moi la vie, la vie de la structure entière, si faible, infinitésimale, qu'y soit ma part. Mais l'accès de l'édifice me demeure interdit ; je ne suis qu'un barbare qui n'est même pas capable de tracer une ébauche grossière sans parler du plan, de la construction qu'il rêve d'habiter. Je rêve d'un monde neuf, éclatant de magnificence, et qui s'écroule dès qu'on donne la lumière. Un monde qui s'évanouit mais ne meurt pas, car il me suffit de faire encore le mort, d'ouvrir les yeux tout grands et fixes dans le noir, pour qu'il réapparaisse. Il existe donc en moi un monde qui ne se compare à aucun monde de ma connaissance. Je ne le tiens pas pour ma propriété exclusive — seul mon angle de vision est exclusif, parce qu'unique. Si je parle le langage de cette vision unique, personne ne me comprendra. Ainsi j'aurai dressé un édifice colossal, le plus géant de tous peut-être, mais qui demeurera invisible. Je suis hanté par cette pensée. À quoi sert de bâtir un temple invisible ?
Le flot m'emporte à la dérive — à cause d'une toute petite phrase... Voilà le genre de pensée que je poursuivais chaque fois que le mot écrire surgissait. En dix années d'efforts sporadiques, je m'étais débrouillé pour jeter sur le papier un bon million de mots. Je pourrais tout aussi bien dire — un million de brins d'herbe. Vouloir attirer l'attention sur cette misérable pelouse était humiliant. Tous mes amis savaient que la gale d'écrire me démangeait — et c'était cela qui faisait qu'on recherchait de temps à autre ma compagnie : cette démangeaison.
J'étais plus lié avec Ulric qu'avec aucun autre de mes amis. Il représentait à mes yeux l'Europe, son influence adoucissante et civilisatrice. Nous passions des heures à parler de cet autre monde où l'art avait un rapport avec la vie, où l'on avait le temps de s'asseoir tranquillement en public, de regarder passer le cortège de la vie et de penser à ses propres pensées. Me serait-il jamais donné d'y aller ? Serait-il trop tard 7 Et comment vivre ? Où trouver l'argent ? Quelle langue parler ? À bien regarder les choses en face, l'entreprise paraissait sans espoir. Il fallait pour réaliser de tels rêves de la hardiesse, de l'esprit d'aventure. Ulric y était parvenu — il avait tenu un an — à coups de durs sacrifices. Il avait mis dix années de sa vie à se plier à ce qu'il haïssait le plus au monde — à seule fin de faire de son rêve une réalité. Maintenant, c'en était fini de rêver ; il était revenu à son point de départ. Un peu plus en arrière même ; il ne parviendrait plus à reprendre le vieux collier. Ç'avait été pour lui une sorte de permission spéciale de Sabbat, un rêve qui se mite et se mange des vers, au fur et à mesure que les années passent et que l'on se sent de plus en plus enlisé dans la mélasse des routines quotidiennes. Quant à moi, jamais je n'aurai la force de caractère d'Ulric. Jamais je ne pourrai faire un tel sacrifice, ni me contenter de simples vacances, si longues ou brèves soient-elles. J'ai toujours pour principe de faire sauter les ponts derrière moi. Je regarde toujours vers l'avenir. Quand je fais une faute, elle est fatale. Forcé de reculer, je refais en arrière le chemin parcouru — et me retrouve au fond du trou. Je n'ai qu'une sauvegarde : mon élasticité. Jusqu'ici j'ai toujours rebondi. Il est arrivé que ce rebond prit l'allure d'un exploit sportif au ralenti ; mais aux yeux de Dieu la vitesse n'a pas une telle importance.
C'est dans le studio d'Ulric qu'il n'y a pas tellement longtemps je terminais mon premier livre — mon livre sur les douze porteurs de télégrammes. D'ordinaire, je travaillais dans la chambre de son frère où, peu de temps auparavant, le directeur d'une revue, après avoir lu quelques pages d'une nouvelle inachevée, m'avait froidement déclaré que je n'avais pas une once de talent, que j'ignorais l'ABC de l'art d'écrire — bref, que j'étais un raté parfait, et le mieux que vous puissiez faire, mon garçon, c'est de tracer une croix là-dessus et d'essayer de gagner honnêtement votre vie. Un autre âne bâté qui était l'auteur d'un livre à grand succès sur Jésus le charpentier m'avait dit la même chose. Et si les lettres de refus ont quelque signification, les critiques de ces deux esprits avertis trouvaient ample corroboration dans le courrier que je recevais. « Qui sont ces merdeux ? avais-je l'habitude de dire à Ulric. Sur quoi se fondent-ils pour me dire cela ? Eux-mêmes, qu'ont-ils fait, hormis de prouver qu'ils savent gagner de l'argent ? »
Donc, j'étais en train de parler de Joey et de Tony, mes petits amis. J'étais couché dans le noir — fétus de paille flottant au gré du courant du Japon. Je remontais à l'abracadabra le plus élémentaire, la paille dont se font les briques, l'ébauche grossière, le temple qui se bâtit dans la chair vive et le sang pour devenir manifeste. Je me levai, fis un peu de lumière. Je me sentais calme et lucide, comme un lotus qui s'ouvre. Pas question d'arpenter la pièce comme un furieux ou de m'arracher les cheveux, racine et tout. Je me laissai tomber lentement sur une chaise, pris un crayon et commençai à écrire. À l'aide de mots simples je racontai quelle impression ç'avait été pour moi, de prendre la main de ma mère et de m'en aller par les champs inondés de soleil, quelle impression, de voir Joey et Tony se précipiter à ma rencontre les bras ouverts, la face rayonnante de joie. Brique sur brique, honnêtement, en bon maçon. J'avais conscience d'un événement ; quelque chose était en train de se passer dans l'ordre vertical — fini les brins d'herbe ; ce qui montait avait une structure et un plan. Je ne me forçai pas à finir ; je m'arrêtai quand j'eus dit tout ce que j'avais à dire. Je relus tranquillement. Je fus pris d'une telle émotion que mes yeux s'emplirent de larmes. Ce n'était pas le genre de texte que l'on montre à un directeur de revue. C'était une chose bonne à ranger dans un tiroir, à conserver, témoignage d'un processus naturel, comme une promesse d'accomplissement.
Il ne se passe pas de jours que nous ne menions à l'abattoir les plus purs de nos élans. C'est pourquoi nous éprouvons une telle souffrance au cœur quand, lisant telles phrases jaillies de la main d'un maître, nous les reconnaissons pour nôtres, nous y reconnaissons les tendres pousses dont nous avons étouffé la croissance par manque de foi dans notre propre force, dans nos propres critères de vérité et de beauté. Tout homme qui laisse la paix descendre en lui, qui s'abandonne envers lui-même au désespoir de l'honnêteté, trouve la force d'émettre de profondes vérités. Nous coulons tous de même source. Aucun mystère ne dérobe l'origine des choses. Nous participons tous de la création, nous sommes tous rois, poètes, musiciens : il n'est que de nous ouvrir comme le lotus, pour découvrir ce qui était en nous.
Ce qui m'arriva, quand j'écrivis, comme on raconte, l'histoire de Joey et de Tony, était l'équivalent d'une révélation. La révélation que je pouvais dire ce que je voulais — à condition de ne penser à rien d'autre, de me concentrer sur cela à l'exclusion de tout — et de consentir à supporter les conséquences qu'implique toujours un acte pur.
Deux ou trois jours plus tard, je retrouvai Mara pour la première fois en plein jour. J'attendais au dépôt de Long Island, de l'autre côté de l'eau, à Brooklyn. Il pouvait être six heures du soir (autant de gagné sur l'électricité) heure étrange, pleine de soleil et de foule qui se rue, et qui parvient même à animer cette crypte sinistre qu'est la salle d'attente du chemin de fer de Long Island. J'étais debout près de la porte d'entrée quand j'aperçus Mara ; elle traversait la piste réservée aux voitures, sous le pont du métro aérien. Le soleil filtrait à travers la hideuse structure, en grandes barres d'or poudreux. Elle était vêtue d'une robe à pois, à la mode suisse, qui soulignait l'opulence de ses formes. La brise jouait légèrement dans la masse noire, luisante, de ses cheveux, avivant son visage lourd, d'une pâleur de craie, comme l'embrun qui rejaillit sur la falaise. Dans sa foulée rapide et souple, si sûre d'elle, si alerte, je vis une autre preuve d'un sens renouvelé de la vie ; c'était l'animal jaillissant de la chair éclatée, avec la grâce et la beauté fragile de la fleur. C'était elle dans son être diurne, fraîche, saine, vêtue très simplement et parlant presque le langage de l'enfance.
Nous avions décidé de passer la soirée sur la plage. Je craignais qu'avec ce vêtement léger elle ne pût supporter la fraîcheur ; mais elle me déclara qu'elle n'avait jamais froid. Nous étions si follement heureux que les mots coulaient comme babil de nos lèvres. Nous nous pressions l'un contre l'autre, parmi la foule, dans la cabine du conducteur, nos visages se touchant presque et rutilant sous les rayons de feu du soleil couchant.
Quelle différence entre cette chevauchée au-dessus des toits et ma course solitaire et anxieuse, ce dimanche matin où j'avais pris le chemin de sa maison ! Était-il possible qu'en aussi peu de temps le monde se teintât de couleurs si extrêmes ? Le monde ! Qu'est-ce que le monde, si ce n'est cette chose que nous portons dans le cœur ? Ce coucher de soleil, ce brasier à l'occident — quel symbole de chaleur et de joie ! Il embrasait nos cœurs, illuminait nos visages, magnétisait nos âmes. Sa chaleur se perpétuerait longtemps dans le noir, refluerait par-dessus la courbe de l'horizon, jetant son défi à la nuit. Parmi cet incendie, je lui donnai à lire mon manuscrit. Je n'aurais pu choisir moment ni critique plus favorables. Ce texte avait été conçu dans les ténèbres ; il recevait le baptême de la lumière. En voyant l'expression de son visage, je fus pris d'un tel sentiment d'exaltation que j'eus l'impression de lui avoir tendu un message du Créateur en personne. Elle n'eut pas besoin de me donner son avis — il se lisait sur ses traits. Des années durant j'ai chéri ce souvenir, le revivant aux heures sombres où j'avais rompu avec tout le monde, où j'arpentais une mansarde solitaire dans la ville étrangère, relisant des pages fraîchement écrites et m'efforçant désespérément d'imaginer sur le visage de mes futurs lecteurs une expression semblable d'amour et d'admiration sans réserve. Quand on vient me demander si je pense à un public bien déterminé dans l'instant où je m'assieds à ma table de travail, je réponds non, à aucun ; mais la vérité est que j'ai devant moi l'image d'une foule énorme, d'une foule anonyme où je reconnais peut-être ici et là un visage ami ; et dans cette foule je vois s'amonceler la chaleur de ce long embrasement dont s'illumina jadis ce seul visage : je le vois s'étendre, gagner, monter en incendie immense. La seule fois où un écrivain reçoive jamais la récompense qui lui est due, c'est celle où un être vient le trouver, brûlant de la flamme qu'avait fait naître un jour le vent de la solitude. Une honnête critique n'a pas de sens ; ce qu'il faut, c'est la passion sans contrainte, feu pour feu.
Quand on essaie de dépasser dans l'acte les forces que l'on sait avoir, il est vain de rechercher l'approbation de l'amitié. L'amitié est bonne pour les jours de défaite — telle est du moins mon expérience. Car alors, ou elle fait amèrement défaut, ou elle se surpasse. Il n'est pas de lien plus grand que la souffrance — que la souffrance et l'infortune. Mais quand on en est à tâter sa force, à essayer de faire du neuf, l'ami le meilleur a tôt fait de se changer en traître. Rien que dans sa façon de vous souhaiter bonne chance, quand il vous voit vous embarquer dans vos chimères, il y a de quoi vous décourager. Il ne croit en vous que dans la mesure où il vous connaît ; le fait que vous puissiez être plus grand qu'il ne semble, le déconcerte ; car l'amitié a pour fondement la réciprocité. S'embarquer dans une grande aventure signifie rompre tous les liens. On peut dire que c'est une loi. Il ne reste plus qu'à s'enfoncer dans le désert et quand on a fini de se battre avec soi-même, à rentrer pour élire un disciple. Peu importe si le disciple est de pauvre qualité ; ce qui importe c'est uniquement de savoir s'il est capable implicitement de foi. Pour que la tige jaillisse de la graine, il faut que quelqu'un d'autre, un individu pris dans la masse de la foule, ait foi dans cette croissance et la prouve. Les artistes, comme les grands chefs religieux, font montre d'une perspicacité surprenante à cet égard. Jamais ils ne choisissent celui qui paraît le plus désigné pour l'emploi ; toujours quelque personnage obscur, et plus que souvent ridicule.
Ce qui fut cause de mes premiers avortements, ce qui dans mon cas faillit tourner à la tragédie, c'est que je ne parvenais à trouver personne qui eût en moi cette foi explicite, que ce fut en tant que personne ou en tant qu'écrivain. Il y eut Mara, c'est vrai, mais Mara n'était pas un ami, était à peine un autre, tant nous étions étroitement unis. Ce dont j'avais besoin, c'était de quelqu'un qui ne fit pas partie du cercle vicieux des faux admirateurs et des envieux. Quelqu'un qui tombât du ciel.
Ulric fit de son mieux pour comprendre ce qui m'était arrivé, mais il n'avait alors en lui rien qui lui permit de déceler ma destinée à venir. Jamais je n'oublierai la façon dont il m'accueillit quand je vins lui parler de Mara. C'était le lendemain du jour où j'étais allé avec elle à la plage. Je m'étais rendu au bureau comme d'habitude, le matin ; mais quand vint midi, j'étais en proie à une telle fièvre d'inspiration que je pris le tram pour la campagne. Les idées se bousculaient dans ma tête. J'avais peine à les noter tant elles se pressaient en foule. Je finis par en arriver au point où l'on perd tout espoir de se souvenir de cette cohue d'idées lumineuses et où l'on s'abandonne tout simplement au luxe d'écrire un livre dans sa tête. On sait que jamais plus on ne pourra retrouver ces idées, pas une seule ligne de ces phrases tumultueuses, lustrées, éblouissantes, qui passent à travers le tamis de l'esprit comme la sciure se répand mollement par un trou. On traîne toujours avec soi, en de telles occasions, le meilleur, le plus fidèle des compagnons, le brave soi quotidien, modeste, toujours battu, bûcheur, celui qui porte nom et dont l'identité figure sur les registres de l'état civil, où on est sûr de le retrouver en cas d'accident ou de mort. Mais le véritable soi, celui qui a pris en main les rênes, on dirait presque un étranger. Lui est plein d'idées à craquer ; lui, écrit dans l'espace ; lui, pour peu qu'on se laisse un peu trop fasciner par ses exploits, finira par exproprier le vieux soi élimé, par assumer à sa place nom, adresse, femme, passé, avenir. Naturellement, il ne désire pas concéder sur-le-champ que l'on a une autre vie, une vie à part ou il n'a rien à voir. Il feint la naïveté, il dit : « On est en grande forme, hein, aujourd'hui ? » et l'on a presque honte de répondre oui.
— Écoute, Ulric, dis-je, faisant irruption chez lui et l'interrompant dans l'exécution d'un motif décoratif, j'ai quelque chose à te dire, un tel besoin que j'en éclate.
— Vas-y, explose, me dit-il, plongeant délicatement son pinceau à aquarelle dans le grand pot qui était à côté de lui sur le plancher, tu permets que je continue ce sale boulot, non ? Il faut que j'aie fini avant ce soir.
Je fis semblant de n'y voir aucun inconvénient, mais son attitude m'avait déconcerté. Je baissai la voix d'un ton afin de ne pas trop le déranger.
— Tu te souviens de la fille dont je t'avais parlé — celle que j'ai rencontrée au dancing ? Eh bien ! je l'ai revue. Nous avons passé la soirée à la plage, hier...
— Et alors.., ça a gazé ?
Il était clair, à la façon dont il se passait la langue sur les lèvres, qu'il attendait une bonne histoire, pleine de jus.
— Dis-moi, Ulric, sais-tu ce que c'est que d'être amoureux ?
Il ne daigna pas lever les yeux pour me répondre. Sans cesser de mêler ses couleurs, par petites touches légères, sur sa palette en zinc, il marmotta une phrase où il était question d'instincts normaux.
Je poursuivis sans me laisser abattre.
— Crois-tu qu'il pourrait t'arriver de rencontrer un jour une femme qui change le cours de ta vie ?
— J'en ai rencontré une ou deux qui s'y sont essayées — sans avoir entièrement réussi, comme tu vois, me répondit-il.
— Merde ! Laisse tomber un instant, veux-tu ? Je vais te faire une confidence... Je suis amoureux, amoureux fou. Je sais que ça a l'air idiot, mais ça n'a rien à voir — jamais je ne me suis senti comme ça. Tu veux savoir si c'est une belle pièce ? Oui, de toute beauté. Mais ça c'est de la merde, ça n'est pas ça qui compte...
— Sans blague ? Ma parole, voilà qui est nouveau.
— Sais-tu ce que j'ai fait aujourd'hui ?
— Un petit tour au Burlesque de Houston Street, non ?
— Je suis allé à la campagne. J'ai marché, marché comme un fou...
— Tu ne vas pas me dire — elle ne t'aurait pas plaqué déjà, non ?
— Non. Elle m'a dit qu'elle m'aimait... Je sais, c'est un peu puéril, dit comme ça, hein ?
— Pas à proprement parler, non. Tu es peut-être un peu dérangé, malaise passager, c'est tout. On n'est jamais dans son assiette lorsqu'on tombe amoureux. Dans ton cas, le malaise se prolongerait que ça ne m'étonnerait pas. Quel dommage que j'aie ce sacre boulot sur les bras, je te prêterais une oreille plus compatissante. Tu ne pourrais pas revenir un peu plus tard, non ? Nous pourrions manger ensemble, d'accord ?
— D'accord. Je reviendrai dans une heure ou deux. Mais ne me pose pas de lapin, vieille vache, je n'ai pas un sou sur moi.
Je dégringolai l'escalier en ouragan et fonçai vers le parc. Je râlais. Quel idiot je faisais : me lancer à toute vapeur devant Ulric ! Lui, toujours froid comme un concombre ! Comment faire pour amener un autre être à comprendre ce qui se passe en dedans de vous ? Si je venais à me casser la jambe, il n'y aurait que ça qui compterait. Mais qu'on ait le cœur qui se casse de joie — non, vraiment, entre nous, ce genre d'histoire, ça ne te donne pas un peu envie de bâiller ? On s'arrange mieux des larmes que de la joie. La joie est destructive : on ne se sent pas à l'aise avec elle. Solitaire, la douleur ? Quel mensonge ! La douleur trouvera toujours un bon million de crocodiles pour verser un pleur en sa compagnie. Le monde est en larmes pour l'éternité. Le monde est baigné de larmes. Le rire, ça c'est une autre paire de manches. Le rire, c'est un instant qui passe. Mais la joie, la joie est une sorte de saignée extatique, une infamie de super-contentement qui déborde par tous les pores de l'être. On ne rend pas les gens joyeux du seul fait que l'on est joyeux soi-même. La joie trouve sa source dans l'être : elle est ou n'est pas. Elle se fonde sur des raisons trop profondes pour être comprises ou pour se communiquer. Être joyeux, c'est être un fou en liberté dans un monde de tristesse et de fantômes...
Les réflexions de cet ordre provoquent toujours en moi une apogée de surexcitation. Dix minutes de rêverie introspective et je bouillais d'écrire un livre. Je pensais à Mona. Ne fût-ce que par amour pour elle, je me devais de commencer. Mais où commencer ? Dans cette pièce qui ressemblait à la galerie d'un asile d'aliénés ? Avec Kronsky qui lirait par-dessus mon épaule ?
J'avais lu récemment, Dieu sait dans quoi, quelque chose où il était question d'une ville abandonnée, en Birmanie ; de l'ancienne capitale d'une contrée où, dans un rayon d'une centaine de milles, avaient fleuri jadis huit mille sanctuaires bourdonnant comme des ruches. La contrée entière était maintenant déserte, l'était depuis un millénaire ou plus. Rien que quelques prêtres solitaires, probablement à demi fous — voilà tout ce qu'on trouvait parmi les sanctuaires vides. Les serpents, les chauves-souris, les hiboux infestaient les édifices sacrés ; la nuit, les chacals aboyaient parmi les ruines.
Pourquoi l'image d'une telle désolation me causerait-elle une dépression si douloureuse ? Pourquoi les ruines désolées de huit mille sanctuaires éveilleraient-elles en moi une telle angoisse ? Les gens meurent, les races s'éteignent, les religions se fanent et passent : tel est l'ordre des choses. Qui ne l'accepte ? Mais que quelque chose de beau pût demeurer et perdre tout pouvoir de nous émouvoir, de nous attirer, constituait pour moi une énigme écrasante. C'est que moi, je n'avais même pas commencé à bâtir ! Dans mon esprit, je voyais mes propres temples en ruine, avant même d'avoir eu le temps de poser deux briques l'une sur l'autre. Je ne sais en vertu de quelle supercherie du sort il se pouvait que moi-même et les messagers fantômes qui devaient m'aider nous en fussions à rôder dans ces lieux désertés de l'esprit, semblables aux chacals hurleurs de la nuit. Nous déambulions à l'aventure parmi les vestibules immenses d'une construction éthérée, d'une architecture de stupeur et de rêve, qui se serait vue délaissée avant même d'avoir revêtu sa forme terrestre. En Birmanie, l'envahisseur était responsable ; c'était lui qui avait enseveli l'esprit de l'homme. Ce n'était pas la première fois qu'un tel événement se répétait dans l'histoire de l'humanité ; le fait s'expliquait, s'il ne perdait rien de sa tristesse pour autant. Mais qui nous empêchait, nous les rêveurs de ce continent, de donner forme et substance à nos édifices fabuleux ? La race des architectes visionnaires était éteinte, ou ne valait guère mieux. Le génie de l'homme s'était laissé canaliser et détourner vers d'autres cours. Ainsi disait-on. Pour moi c'était inadmissible. J'ai regardé chaque pierre séparément, chaque linteau, chaque portail, chacune des fenêtres qui, même dans nos édifices, sont comme les yeux de l'âme ; je les ai regardés comme j'ai regardé séparément chaque page des livres que j'ai lus, chacune des lignes qui formaient chacune de ces pages, et je n'ai trouvé partout qu'une seule et même architecture prêtant sa forme aux vies de notre peuple, que ce fût livre ou loi ou pierre ou coutume ; j'ai vu que cette architecture était conçue, appréhendée d'abord par l'esprit, puis objectivée, qu'elle recevait alors la lumière, l'air et l'espace, un propos, un sens, un rythme suivant une courbe ascendante et descendante ; un pouvoir de croissance qui, de la graine, faisait jaillir l'arbre dans sa vigueur florissante ; un penchant déclinant qui par la feuille et la branche morte ramenait le cycle à la semence ; un élément de décomposition où la semence trouvait sa nourriture. J'ai vu ce continent comme tant d'autres qui l'ont précédé ou le suivront : monceau de créations dans toute la force du terme, englobant jusqu'aux catastrophes, englouties avec le reste au fond d'elles-mêmes comme en un puits sans souvenir.
Kronsky et Ghompal venaient de sortir. Je me sentais si réveillé, si stimulé par le flot d'idées qui me couraient dans le crâne, que j'eus envie à tout prix de faire une longue promenade. En me préparant, je me regardai dans la glace. J'imitai la fameuse grimace sifflante, chère à ce brave clown de Sheldon, et me félicitai de mes talents de mime. Il fut un temps où je pensais avoir un certain talent de clown. Il y avait avec moi, en classe, un type qui passait pour mon frère jumeau ; nous étions très liés ; par la suite, nos examens passés, nous avions fondé à douze un club que nous appelions le Club Xerxès. Nous nous étions réservés tous deux le monopole de toute l'initiative — les autres n'étaient que de pâles figurants. Il arrivait que de désespoir, George Marshall et moi, nous montions de toute pièce un spectacle pour eux, sorte d'improvisation clownesque qui les faisait crever de rire. Plus tard j'ai souvent pensé que ce genre de séances tenait bien plus de la tragédie que d'autre chose ; c'était pathétique, cette dépendance des autres par rapport à nous. C'était un avant-goût de l'inertie et de l'apathie générales que je devais rencontrer ma vie durant. Au souvenir de George Marshall je redoublai de grimaces ; c'était si réussi que je finis par me faire un peu peur. Car je me souvins brusquement du jour où, m'étant regardé pour la première fois de ma vie dans un miroir, je m'étais rendu compte que c'était un autre que fixait mon regard. Je rentrais du théâtre en compagnie de George Marshall et de Mac Gregor. George Marshall avait eu ce soir-là des paroles qui m'avaient bouleversé. Je lui en voulais de sa stupidité, mais je ne pouvais nier qu'il eut mis le doigt sur un point sensible. Ce qu'il avait dit m'avait forcé à me rendre compte que c'en était fini de notre fraternité jumelle, qu'en fait nous n'étions plus que des ennemis. Et il avait raison, bien que ses raisons fussent fausses. À dater de ce jour, je me mis à tourner en ridicule George Marshall, mon ami le plus cher. J'avais envie d'être son opposé en tous points. Ce fut quelque chose de comparable à la dissociation du chromosome. George Marshall, mon ami le plus cher. Jamais George Marshall ne demeura dans le monde ; le monde resta son compagnon, son associé, sa vie ; il prit racine et poussa comme un arbre ; sans l'ombre d'un doute il s'assura la place qui lui convenait en même temps qu'une assez bonne ration de bonheur. Mais en me regardant dans le miroir, ce soir-là, en reniant ma propre image, je compris que la prédiction de George Marshall, pour ce qui était mon avenir, n'était que superficiellement exacte. George Marshall ne m'avait jamais vraiment compris ; dès l'instant où il avait flairé en moi une différence, il m'avait renié.
Je n'avais pas cessé de me regarder, pendant que ces souvenirs papillonnaient dans ma tête. Mon visage était devenu triste et pensif. Ce n'était plus mon image présente que je contemplais, mais un portrait lointain, d'un autre temps presque : je me revoyais assis sur un perron, un soir ; j'écoutais un jeune Hindou, du nom de Tavde. Lui aussi, Tavde, ce soir-là m'avait dit une chose bouleversante. Seulement les paroles de Tavde étaient celles d'un ami. Il m'avait pris la main, à la manière hindoue. Un passant aurait pu s'imaginer en nous voyant que nous étions deux amoureux. Tavde s'efforçait de me montrer les choses sous un jour différent. Ce qui le déconcertait, c'était que « j'avais bon cœur au fond » et que pourtant... par ma faute tout se changeait en souffrance autour de moi. Tavde aurait voulu que je fusse fidèle à moi-même et fidèle à ce moi qu'il reconnaissait et acceptait comme mon « véritable » moi. Il ne semblait nullement conscient de la complexité de ma nature, ou alors n'y accordait aucune importance. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi je n'étais pas satisfait de mon état dans la vie, étant donné surtout le bien que je répandais autour de moi. Que l'on pût avoir la nausée de n'être qu'un instrument à faire le bien, le dépassait. Il ne se rendait pas compte que je n'étais qu'un instrument aveugle, que je me bornais à obéir à la loi de l'inertie et que je haïssais l'inertie, dût-elle avoir pour sens de faire le bien. Je laissai Tavde, ce soir-là, en proie au plus complet désespoir. J'en avais par-dessus la tête de vivre entouré de pauvres crétins, tout juste bons à me prendre par la main et à me consoler, pour mieux me tenir enchaîné. Je me sentis envahi d'une gaieté cynique en le quittant. Au lieu de rentrer, je pris instinctivement le chemin de la chambre meublée où vivait la serveuse de restaurant avec laquelle j'entretenais alors une très romanesque liaison. Elle descendit m'ouvrir, en vêtements de nuit ; me supplia de ne pas monter dans sa chambre à cause de l'heure tardive. Je l'accompagnai dans le vestibule, nous nous adossâmes à un radiateur pour nous tenir chaud. Au bout de quelques minutes, j'extirpai mon outil et lui en refilai un coup du mieux que je pus, vu l'inconfort de la position. Elle tremblait de peur et de plaisir. Quand ce fut fini elle me reprocha mon inconscience.
— Pourquoi fais-tu des choses comme ça ? chuchotait-elle, blottie contre moi.
Je m'enfuis, la laissant là, au bas de l'escalier, l'air tout désorienté. En courant presque dans les rues, j'entendais une phrase qui revenait sans fin, obstinément : « Des deux, quel est le véritable moi ? »
C'était cette phrase qui m'accompagnait maintenant dans ma course folle à travers les rues morbides de Bronx. Pourquoi courais-je ainsi ? Qu'est-ce donc qui me menait ce train d'enfer ? Je ralentis, comme pour permettre au démon de me rattraper...
Quand on persiste à juguler ses élans, on finit par se changer en caillot de mucus. Et puis on crache un de ces glaviots, à se drainer, à se vider complètement ; et ce n'est que des années plus tard qu'on se rend compte que ce qu'on a glavioté, ce n'était pas de la salive, mais son moi le plus intime. Quand on a perdu ce moi, on en arrive toujours à galoper sans fin par les rues noires, tel un dément qui fuit devant ses fantômes. On en arrive régulièrement à pouvoir dire avec la plus parfaite sincérité : « Je n'ai pas la moindre idée de ce que je voudrais faire dans la vie. » On finit par acquérir le don de se faufiler à travers le tamis de la vie et par sortir par le mauvais bout du télescope d'où l'on ne voit plus les choses que hors des limites, hors d'atteinte du moi et diaboliquement déformées. Dès lors on est coincé. Quelle que soit la direction que l'on prenne, on se retrouve toujours dans la galerie des glaces, on court comme un fou à la recherche de la sortie, pour trouver que l'on n'est entouré que d'images torves de son amour de petit soi.
Ce que j'aimais le moins chez George Marshall, chez Kronsky, chez Tavde, comme chez tous ceux (et ils étaient légion) que ces trois amis symbolisaient pour moi, c'était leur air sérieux, qui n'était qu'un air. Le sérieux véritable s'accompagne de gaieté, presque de nonchalance. Je méprisais les gens qui, sous prétexte qu'il leur manquait le lest nécessaire pour faire contrepoids, prenaient en charge les problèmes de l'Univers. Quand un homme passe sa vie à se faire du mauvais sang pour le reste de l'humanité, c'est qu'il n'a pas de problèmes personnels à résoudre ou qu'il se refuse à les regarder en face. Je parle de la grande masse des gens, non de l'infinie minorité des émancipés qui, étant allés au fond des choses, ont le privilège de s'identifier avec l'humanité entière et la joie de pouvoir s'offrir ce luxe suprême : servir.
Il y avait encore autre chose qui n'arrivait pas à emporter l'adhésion de mon cœur — le travail. Le travail, c'est une impression que j'ai eue au seuil même de la vie, est un genre d'activité dont le monopole revient de droit aux abrutis. Il se situe à l'extrême opposé de la création, qui est une forme du jeu et qui, du fait même qu'elle est en soi sa seule raison d'être, constitue dans la vie le moteur suprême. Quelqu'un s'est-il jamais risqué à dire que Dieu a créé le monde pour Se donner du travail ? En vertu d'une série de circonstances qui n'avaient rien à voir avec la raison ou l'intelligence, j'étais devenu comme tout le monde : une bête de somme. J'avais une excuse qui n'était pas une consolation : l'énergie que je dépensais faisait vivre une femme et un enfant. L'excuse ne valait rien, je le savais : si on m'avait ramassé raide mort un beau matin, femme et enfant se seraient débrouillés pour continuer sans moi. Alors, pourquoi ne pas renverser la vapeur ? Pourquoi ne pas jouer le jeu : être moi-même ? Cette partie de moi qui s'adonnait au travail, qui permettait à ma femme et à mon enfant de vivre, conformément à l'exigence d'un désir qu'ils ne formulaient même pas, cette partie de moi qui s'obstinait à faire tourner la roue — que de fatuité, que d'égocentrisme dans cette idée ! — c'était la partie mineure de mon être. Je n'apportais rien au monde en accomplissant ma fonction de gagne-pain ; mais le monde, lui, percevait sur mon dos son tribut, voilà tout.
Le monde ne commencerait à tirer de moi quelque chose qui valût la peine, que le jour où je cesserais d'appartenir, en membre conscient et organisé, à la société et où je deviendrais moi-même. L'État, la nation, les nations unies du monde n'étaient qu'un vaste agrégat d'individus qui allaient répétant les erreurs de leurs ancêtres. La route les happait dès la naissance et ne les lâchait qu'à la mort — et c'était à cet esclavage qu'ils tentaient de donner un air de dignité en l'appelant « la vie ». Quand on demandait à n'importe qui d'expliquer et de définir la vie, d'en dire tous les tenants et les aboutissants, quelle était la réponse ? Un œil rond. La vie, c'était l'affaire des philosophes et de leurs livres que personne ne lisait. Ceux qui pataugeaient dans la vie, les pauvres cons sous le harnois, n'avaient pas le temps d'envisager d'aussi stupides questions. « Il faut bien qu'on mange, non ? » Cette interrogation, véritable bouche-trou, à laquelle les gens avisés avaient déjà répondu sinon par la négative absolue, du moins par une négative étrangement relative — cette interrogation déclenchait aussitôt avec une rigueur euclidienne toute une séquelle d'autres questions. Du peu de lectures que j'avais faites, j'avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempaient le plus dans la vie, qui la moulaient, qui étaient la vie même, mangeaient peu, dormaient peu, ne possédaient que peu de biens, s'ils en avaient. Ils n'entretenaient pas d'illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou de défendre l'État. Ce qui les intéressait, c'était la vérité, rien que la vérité. Ils n'accordaient de valeur qu'à une seule forme d'activité : créer. Personne ne pouvait espérer s'attacher leurs services ; de leur plein gré, ils s'étaient engagés à donner à tout. Ils donnaient gratuitement, parce n'y a pas d'autre manière de donner. Et cela, c'était le mode de vie qui m'attirait. Le bon sens même. C'était la vie — au lieu du simulacre qu'on adorait autour de moi.
Tout cela je l'avais compris — en esprit — avant l'âge adulte. Mais je dus passer d'abord par toute l'énorme comédie de la vie avant que cette vision du réel pût s'imposer comme une dure nécessité. Le formidable appétit de vie que les autres devinaient en moi agissait comme un aimant ; il attirait ceux, à qui manquait cette faim dévorante qui m'était propre. Et l'appétit lui-même s'en trouvait comme répercuté et grossi mille fois. On eût dit que les êtres qui se précipitaient et adhéraient à moi comme de la limaille s'aimantaient à mon contact et en attiraient d'autres à leur tour, etc... En mûrissant, la sensation devenait expérience. L'expérience engendrait l'expérience.
Mon grand désir secret, c'était de me dégager du réseau de cette multitude d'existences qui avaient fini par former la trame embrouillée de ma propre vie et par forcer ma destinée à participer à la leur. Pour me libérer de cette accumulation d'expériences qui n'étaient miennes qu'à force d'inertie, il fallait fournir un effort violent. De temps en temps je tirais sur la longe et tentais de rompre les mailles, mais ce n'était que pour m'emmêler un peu plus. Il semblait que ma délivrance dût entraîner nécessairement douleur, souffrance, destruction peut-être, pour ceux que ma force d'attraction avait réduits à confondre leur vie avec la mienne. Chaque mouvement que je faisais pour mon bien personnel ne m'attirait que reproches et condamnations. Plus de mille fois j'ai passé pour un traître. Je n'avais même plus le droit d'être malade — « on » avait besoin de moi. Il ne m'était pas permis de rester inactif. Si j'étais mort, je crois qu'on aurait galvanisé mon cadavre pour lui donner un semblant de vie. La danse de vie ! Fameuse histoire de goules, vue sous l'angle absolu de l'égoïsme et de l'individu.
« Debout devant le miroir, je me dis avec terreur : « Je veux voir à quoi je ressemble dans ce miroir, les yeux clos. »
Ces mots de Richter, le jour où je tombai sur eux par hasard, produisirent en moi un choc indescriptible. De même que les suivants, qui ont l'air d'être le corollaire des premiers — et qui sont de Novalis :
« Le siège de l'âme se tient au point de rencontre des mondes intérieur et extérieur. Aucun être au monde ne peut prétendre se connaître s'il n'est seulement que lui-même et n'est pas en même temps un autre. »
« Prendre possession de son Moi transcendental, être le Moi de son Moi en un seul et même temps », a dit le même Novalis.
Il est un temps où l'on subit la tyrannie des idées, où l'on n'est que la pauvre victime des pensées d'un autre. Cette « possession » du fait d'un autre est un phénomène qui, dirait-on, correspond aux périodes de dépersonnalisation, où les divers éléments de l'être se décollent si l'on peut dire. Normalement, on est imperméable aux idées ; elles vont, viennent, se font accepter ou rejeter, se passent comme des chemises, s'envoient au diable comme des chaussettes sales. Mais au cours de ces périodes que nous nommons crises, où l'esprit se désagrège et vole en éclats minimes comme le diamant sous le choc d'un puissant marteau, toutes ces idées innocentes de rêveur s'agrippent, se logent dans les crevasses du cerveau et, par Dieu sait quel processus subtil d'infiltration, provoquent une altération décisive et irrévocable de la personnalité. Extérieurement, on ne note pas de changement important ; l'individu affecté ne se met pas à changer brusquement de comportement ; au contraire, il est possible que sa conduite soit encore plus « normale » qu'auparavant. Cette normalité apparente assume de plus en plus l'allure d'un système de protection. Des déceptions de surface il passe aux désillusions profondes. À chaque nouvelle crise, cependant, il devient plus vivement conscient d'une métamorphose qui n'en est pas une à proprement parler, qui est plutôt l'intensification d'un phénomène caché au plus profond de l'être. Désormais, en fermant les yeux, il est vraiment à même de se voir. Ce n'est plus un masque qu'il voit. Pour être exact, il faut dire qu'il voit sans voir. Vision sans vue, fluide appréhension de l'intangible : vue et ouïe fondues en un seul sens : le cœur de la trame. Là coule le flot des personnalités secrètes, fuyant le contact grossier des sens ; là, les dominantes de la reconnaissance de l'être se heurtent l'une à l'autre, en un clapotement discret d'où jaillissent de lumineuses et vibrantes harmonies. De langage, point ; non plus que de contours dessinés.
Lorsque l'eau se referme sur le bateau naufragé, ce dernier s'installe lentement dans l'abîme ; les espars, la mâture, le gréement s'en vont de leur côté, au gré de la vague. Reposant dans la mort des mers, la coque saignante s'orne de joyaux ; inconsciente, la vie atomique commence. Ce qui fut navire devient impérissable anonymat.
De même que les navires, l'homme sombre mainte et mainte fois. Seule, la mémoire le sauve de la dispersion complète. Les poètes laissent choir dans les ténèbres une averse de points lumineux, fétus de paille auxquels se cramponnent les hommes à la mer, avant de couler et de disparaître. Des fantômes remontent, escaladant les escaliers liquides, mêlant aux ascensions imaginaires des chutes vertigineuses, retenant des chiffres, des dates, des événements au fur et à mesure de leur métamorphose. Rien ne se passe dans le cerveau, que la rouille progressive et l'usure des cellules. Mais dans l'esprit, des mondes qui échappent à toute classification, à toute dénomination, à toute assimilation, se forment, se brisent, s'unissent, se dissolvent et s'harmonisent sans trêve. Dans le monde de l'esprit, les idées sont les éléments indestructibles d'où naissent et prennent forme les constellations, étincelantes comme des joyaux, de la vie intérieure. Nous nous motivons à l'intérieur de leurs orbites, en toute liberté si nous nous conformons à leurs dessins compliqués, dans les chaînes et en proie aux possessions si nous essayons de nous les soumettre. Tout ce qui est extérieur n'est que reflet, projection, de la machine-esprit.
La création est jeu éternel ; elle se situe à la ligne de démarcation ; elle est spontanée et forcée, sait se plier aux lois. Qu'on s'écarte un tant soit peu du miroir, et le rideau se lève. Séance permanente. Seuls les fous sont exclus. Ceux qui « ont perdu l'esprit », comme on dit. Car ceux-là rêvent sans trêve qu'ils rêvent. Plantés devant le miroir, les yeux grands ouverts, ils s'étaient profondément endormis ; ils ont scellé leur ombre dans la tombe du souvenir. Chez ceux-là, les astres s'effondrent pour former ce que Hugo appelait une ménagerie aveuglante de soleils qui, par l'amour, deviennent les caniches et les terre-neuves de l'immensité.
Vie créatrice ! Dépassement de soi. Départ en fusée dans l'inconnu du ciel, escalade au passage d'échelles volantes, montée, essor, monde que l'on empoigne aux cheveux et que l'on soulève, débusquage des anges dans leurs antres célestes, voyages accrochés à la queue des comètes. Nietzsche avait décrit ces extases — et puis s'enfonça, s'évanouit dans le miroir pour mourir, enraciné, couvert de fleurs. « Escaliers et escaliers contradictoires », avait-il écrit ; et puis, soudain, tout fut sans fond ; l'esprit, comme un diamant qui éclate, se pulvérisa sous le marteau de la vérité.
Il fut un temps où je servais à mon père de gardien pour sa boutique. On me laissait là des heures durant, niché dans le petit réduit qui tenait lieu de bureau. Pendant qu'il trinquait avec ses copains, je lampais ma nourriture à même la bouteille de la vie créatrice. Mes compagnons étaient les esprits libres, les sur-seigneurs de l'âme. Le jeune homme qui demeurait assis, dans cette lumière jaune et avare, était comme une porte sans gonds. Il vivait dans les crevasses de pensées géantes, ramassé sur lui-même comme un ermite perdu dans les replis stériles de montagnes hautaines. De la vérité il passa à l'imagination, et de celle-ci à l'invention. Devant ce dernier porche dont on ne revient pas lorsqu'on l'a franchi, la peur l'assaillit. S'aventurer plus loin, c'était se condamner à aller seul, à ne se reposer que sur soi. L'objet de la discipline est de promouvoir la liberté. Mais la liberté mène à l'infinité, et l'infini à l'effroi. Puis se leva la pensée réconfortante que l'on pouvait s'arrêter sur le bord, transformer en mots sur le papier les mystères de l'impulsion, de la contrainte, de la propulsion, baigner les sens dans une odeur d'humanité. Devenir la perfection de l'humain, le diable incarné de la compassion, les gardiens du grand portail qui mène à l'au-delà, à l'extrême limite de tout, l'ermite de l'éternité.
L'homme sombre comme les bateaux. Les enfants de même. Il y a des enfants qui s'en vont par le fond à l'âge de neuf ans, emportant avec eux le secret de leur trahison. Il est de ces monstres perfides qui vous regardent avec les yeux caressants de l'innocence et de l'âge tendre ; leurs crimes ne figurent sur aucun registre parce qu'on ne leur connaît pas de noms. Pourquoi faut-il que nous viennent hanter ainsi ces visages adorables ? Les fleurs merveilleuses prennent-elles racines dans le mal ?
J'avais beau l'étudier, la détailler morceau par morceau, pieds, mains, chevelure, lèvres, oreilles, seins, naviguer du nombril à la bouche et de la bouche aux yeux, cette femme sur laquelle je m'étais jeté comme un rapace, que j'avais saisie dans mes serres, mordue, étouffée, sous mes baisers, cette femme qui avait été Mara, et qui était devenue Mona, qui avait porté, qui porterait d'autres noms, qui avait été et serait d'autres personnes, d'autres assemblages d'attributs — elle me restait plus inaccessible, impénétrable qu'une statue de glace dans le jardin perdu d'un continent disparu. À neuf ans, plus tôt même, pourquoi pas ? pourquoi, s'armant d'un revolver illusoire, n'aurait-elle pas pressé la détente fantôme, pour s'écrouler tel un cygne mort, des cimes de son rêve. Pourquoi pas ? N'était-elle pas dispersion dans sa chair, et dans l'esprit poussière volant de-ci de-là ? Un tocsin sonnait dans son cœur, mais qui aurait pu dire ce qu'il signifiait ? Son image ne correspondait à aucune image que j'eusse formée dans mon cœur. Elle s'était faufilée en moi comme une intruse, s'était glissée comme une gaze ténue dans les crevasses de mon cerveau, à la faveur d'une lésion momentanée. Et quand la blessure s'était refermée, l'empreinte était demeurée, comme la frêle impression d'une feuille dans la pierre.
Nuits de hantise, où regorgeant de créations, je ne voyais rien que ses yeux et dans ce regard, montant comme des lacs de lave bouillonnante, des fantômes s'exhalaient en surface, se fanaient, s'évanouissaient, réapparaissaient, traînant avec eux l'effroi, l'appréhension, la peur, le mystère. Image fugitive et toujours poursuivie, fleur secrète dont les plus fins limiers ne pouvaient déceler le parfum. Et derrière ces fantômes, glissant un œil parmi les broussailles de la jungle, se dissimulait une créature enfantine, diminutive. Elle faisait mine de s'offrir, lascivement. Et puis venaient le plongeon de cygne, au ralenti, comme dans les films, et les flocons neigeux retombant en rafales avec le corps, et des fantômes, des fantômes encore, les yeux qui redevenaient des yeux, lignite en flammes, puis braises qui couvent, puis doux comme des fleurs, et les narines, la bouche, les joues, les oreilles, émergeant des ténèbres du chaos, lourds comme des lunes, un masque qui se déployait, une chair qui prenait forme, un visage, des traits.
Nuit après nuit, où je ne quittais les mots que pour trouver le rêve, la chair, le fantôme. Possession et dépossession. Floraisons lunaires, palmes au large dos, excroissances de jungle, aboiements lointains de limiers, chair blanche et frêle de l'enfant, bulles de lave, la plus-que-lente des flocons, la neige, les fonds sans fond où les fumées s'épanouissent comme fleurs de chair. Et qu'est-ce que la chair, sinon un astre mort ? Et qu'est-ce qu'un astre mort, sinon la nuit ? Et la nuit, c'est le désir et l'attente, l'attente au delà de toute endurance.
— Pense à nous ! me dit-elle cette nuit-là en se détournant et s'élançant comme un oiseau dans l'escalier.
Et on eût dit que je ne pouvais penser à rien d'autre. Nous deux et ces marches qui montaient, cet escalier sans fin. Et puis, « l'escalier contradictoire » : les marches du bureau paternel, les marches qui mènent au crime, à la folie, aux portiques de l'invention. Était-il possible de penser à autre chose ?
Créer. Trouver la légende où entrerait la clef qui ouvre l'âme.
Une femme qui voudrait se délivrer de son secret. Une femme désespérée, cherchant par l'amour à s'unir à elle-même. Face à l'immensité de ce mystère, on reste comme le mille-pattes qui sentirait le sol se dérober sous lui. Chaque porte qui s'ouvre mène à un plus grand vide. On ne peut que nager comme un astre dans l'océan sans pistes du temps. On ne peut qu'avoir la patience du radium enfoui sous une cime himalayenne.
Il y a environ vingt ans maintenant que j'étudie la photogenèse de l'âme ; durant ce temps, je me suis livré à des centaines d'expériences. Avec le résultat que je me suis perfectionné dans la connaissance — de moi. À mon sens, ce doit être à peu de chose près le cas des grands chefs politiques et des génies militaires. L'univers garde tous ses secrets. Au mieux, parvient-on à en savoir un peu plus long sur la nature de la destinée.
Au début, on voudrait aborder directement tous les problèmes. Plus direct, plus tenace est l'approche, plus tôt et plus sûrement on a fait de se prendre au filet. Je ne sais rien de plus pitoyable que les héros, en ce sens. Personne n'a le don de sécréter plus de tragédie et de confusion que ce genre d'individu. Brandissant haut le glaive sur le nœud gordien, ils promettent la délivrance à bref délai. Illusion qui finit dans une mer de sang.
L'artiste créateur tient du héros. Bien qu'il se situe, de par sa fonction, sur un autre plan, lui aussi croit apporter des solutions. Il fait don de sa vie à seule fin d'accomplir des exploits imaginaires. Au terme de n'importe quelle grande expérience, qu'elle soit le fait de l'homme d'État, du guerrier, du poète ou du philosophe, les problèmes vitaux n'ont rien perdu de leur énigme ni de leur complexité. Les plus heureux, dit-on, sont les peuples sans histoire. Ceux qui ont une histoire, ceux qui font de l'histoire, parviennent au plus, semble-t-il, à souligner par leurs achèvements le caractère éternel du principe de lutte. Eux aussi finissent éventuellement par disparaître, comme ceux qui se sont laissé vivre, se contentant de jouir mollement de la vie.
L'individu créateur, au cours de la lutte qui l'oppose à son milieu, est censé connaître une joie qui compense, quand elle ne les dépasse pas, la souffrance et l'angoisse de l'être qui cherche à s'exprimer parfaitement. Il vit dans ses œuvres, disons-nous. Mais ce genre de vie, unique de son espèce, varie extrêmement selon les individus. Ce n'est que dans la mesure où l'on est conscient d'une vie plus large, plus abondante, que l'on peut prétendre vivre dans ses œuvres. Là où il n'y a pas réalisation, quel objet, quel avantage peut-on trouver à substituer la vie imaginative à celle, purement aventureuse, du réel ? Quiconque s'élève au-dessus des agitations de la ronde quotidienne ne le fait pas seulement dans l'espoir d'élargir le champ de son expérience, voire même de l'enrichir, mais de l'aviver. Ce n'est que dans ce sens que le combat peut signifier quelque chose. Cette façon de voir admise, toute distinction entre l'échec et le succès est réduit à néant. C'est là ce que tout grand artiste apprend en cours de route — que le processus où il se trouve impliqué relève d'une dimension toute autre de vie, qu'en s'identifiant avec ce processus il accroît sa vie. Grâce à cette conception des choses, il se trouve de façon permanente écarté — et protégé — de la mort insidieuse qui paraît remporter tout autour de lui. Son intuition lui dit que le grand secret ne s'appréhende pas, mais qu'il peut se l'incorporer dans sa propre substance. Il lui faut devenir partie du mystère, vivre dans le mystère et avec lui. Accepter, telle est la solution. Accepter est un art, non pas un exploit égoïste de l'intellect. Et c'est par le canal de l'art que l'on finit ensuite par établir le contact avec le réel : telle est la grande découverte. Et là, tout est jeu et invention ; le pied ne trouve pas de prise solide d'où lancer les projectiles qui perceront les miasmes de la sottise, de l'ignorance et de la cupidité. Le monde se moque bien qu'on lui impose un ordre : le monde est lui-même l'incarnation de l'ordre. C'est à nous qu'il appartient de nous mettre à l'unisson avec cet ordre, de savoir où se tient l'ordre du monde, par opposition distincte avec l'ordre pensé et conforme à nos désirs, que nous voudrions nous imposer mutuellement. La puissance dont nous recherchons la possession, afin de faire régner le bien, le vrai et le beau, n'aboutirait en fait, si nous parvenions à nous l'adjuger, qu'à la possession des moyens nécessaires pour nous entretuer. C'est un bonheur qu'elle nous échappe. Notre première acquisition doit être le pouvoir de vision, puis vient la discipline, enfin la patience. Tant que nous n'aurons pas appris à reconnaître humblement l'existence d'une vision qui dépasse la nôtre, tant que nous n'aurons pas appris à nous fier, à nous confier à des puissances supérieures, les aveugles seront rois au royaume des aveugles. Ceux qui sont persuadés de la toute-puissance du travail et de l'intelligence ne rencontreront jamais sur leur chemin que déceptions que leur infligera le cours chimérique et imprévisible des événements ; ne pouvant plus s'en prendre aux dieux, ou à Dieu, ils se retournent vers les autres hommes et donnent libre cours à leur rage impuissante en clamant : « Trahison ! Sottise ! » et autres exclamations vides de sens.
La grande joie de l'artiste, c'est de prendre conscience d'un ordre supérieur, de reconnaître dans la façon à la fois nécessaire et spontanée dont sont maniées ses propres impulsions, la ressemblance entre la création humaine et cette autre création que l'on nomme « divine ». Dans les œuvres qui sont le fruit de la fantaisie, l'existence de la loi, se manifestant par le canal de l'ordre, est encore plus apparente que dans les autres œuvres d'art. Rien n'est moins dément, moins chaotique, qu'une œuvre où s'est exercée la fantaisie. Les créations de ce genre, qui relèvent de l'invention à l'état pur, se situent indifféremment à n'importe quel niveau ; elles ont le don de créer de toutes pièces, comme l'eau, leur propre niveau. Les interprétations sans fin qu'on en offre n'apportent aucune nouveauté, n'y ajoutent rien, si ce n'est qu'elles rehaussent encore le sens de ce qui, en apparence, demeure inintelligible. De façon ou d'autre, c'est de cette inintelligibilité que jaillit la profondeur du sens. Il n'est personne qui ne s'en trouve affecté, même ceux qui prétendent ne pas l'être. Les œuvres de fantaisie recèlent une présence dont l'effet ne peut se comparer qu'à celui d'un élixir. Cet élément secret, que l'on baptise de « pur non-sens », porte en lui la saveur et l'arôme de ce monde plus vaste et totalement impénétrable où, comme tous les corps célestes (et notre terre ne tient rang parmi eux que d'infime grain de poussière microcosmique), nous nous trouvons avoir notre être. Le mot de non-sens est l'un des mots les plus désarmants de notre vocabulaire. Il n'a d'autre valeur que négative, comme la mort. Qui peut dire ce que signifie ce qui n'a pas de sens ? On ne peut que le démontrer. Ajouter que sens et non-sens sont interchangeables ne fait que compliquer vainement la question. Le non-sens relève d'univers autres que le nôtre, de dimensions autres, et le geste que nous faisons parfois pour l'écarter, les mots décisifs dont nous usons pour n'en plus parler, témoignent de l'étrangeté de sa nature. Tout ce que nous ne pouvons arriver à inclure dans le cadre étroit de notre intelligence n'est que rebut pour nous. Ainsi profondeur et non-sens apparaissent-ils comme liés par des affinités insoupçonnées, mais certaines.
Pourquoi ne me suis-je pas lancé d'emblée en plein non-sens ? Parce que, comme tant d'autres, j'ai eu peur. Et plus profond encore, il y avait le fait que, loin de me situer dans un au-delà, je me trouvais pris au cœur même de la toile. J'avais réussi à survivre à ma propre école de destruction, à mon dadaïsme privé : j'avais progressé, si tel est le mot ; d'apprenti en connaissance, j'étais devenu critique, puis maître dans l'art d'axer les pôles. Mes expériences de laboratoire littéraire gisaient en ruine devant moi, semblables à ces cités antiques saccagées par des vandales. J'aurais voulu construire. Mais je ne pouvais me fier aux matériaux et mes plans n'avaient pas atteint le stade de l'épure. Si l'art a pour substance l'âme humaine, je dois avouer que les âmes mortes ne me montraient nulle germination proche.
Patauger dans une pâte gluante de drame à épisodes, être contraint de participer sans trêve, veut dire entre autres que l'on demeure inconscient de ce drame géant dont l'activité de l'homme n'est qu'une faible part. L'acte d'écrire met un point final à une sorte d'activité, afin de laisser libre cours à une activité d'un autre genre. Lorsqu'un moine, méditant en prière, déambule lentement et silencieusement dans le vestibule d'un temple et, sans interrompre sa marche, met en branle l'un après l'autre les moulins à prières, il illustre de façon vivante l'acte de l'homme qui s'assied devant sa table à écrire. L'esprit de l'écrivain, sans plus se préoccuper d'observer ni de connaître, erre en méditant dans un monde de formes qu'un simple frôlement d'aile fait tournoyer comme des toupies. Nulle tyrannie en cela ; rien de l'homme qui courbe sous le joug de sa volonté le peuple de mignons d'un empire usurpé. Tout de l'explorateur, plutôt, donnant le jour aux entités somnolentes de son rêve. L'acte de rêver, semblable à un courant d'air frais dans une maison abandonnée, installe les meubles de l'esprit dans une ambiance neuve. Chaises et tables collaborent à l'œuvre ; une effluve s'exhale, le jeu commence.
Demander quel est l'objet du jeu, quelle est sa relation à la vie, est vain. Pourquoi ne pas demander au Créateur : à quoi servent les volcans ? les cyclones ? puisque, aussi bien, ils n'apportent avec eux que désastre. Mais les désastres ne sont désastreux que pour ceux qu'ils engloutissent ; ils contiennent en puissance un monde de révélations pour ceux qui survivent et les étudient. Il n'en va pas autrement pour le monde de la création. Le rêveur qui rentre de voyage, s'il ne fait pas naufrage en route, se trouve à même de troquer la frêle étoffe qui n'a pas résisté, contre un drap plus fort, et y réussit d'ordinaire. Pour l'enfant, le fait de crever une bulle de savon n'offre sans doute qu'étonnement et ravissement. Mais celui qui a fait de l'illusion et du mirage l'objet de son étude a le pouvoir de réagir différemment. Le savant peut réduire à l'état de bulle la richesse émotive d'un monde d'expériences. Le même phénomène qui fait l'enfant se récrier de joie, peut donner naissance, dans l'esprit d'un expérimentateur ardent, à une vision éblouissante du vrai. Chez l'artiste, ces réactions contrastées paraissent se combiner ou se fondre l'une dans l'autre, aboutissant au phénomène ultime, à ce grand catalyseur qui se nomme réalisation. Voir, connaître, découvrir, jouir — ces dons, ces forces ne sont que pâleur et absence de vie sans la réalisation. Le jeu auquel se livre l'artiste, c'est de franchir en force les frontières du réel. De voir par-delà le désastre pur et simple qu'offre à l'œil nu l'image d'un champ de débâcle. Car, depuis le commencement du temps, l'image que le monde a offerte à l'œil nu de l'homme n'est guère que le spectacle hideux d'un champ de bataille pour causes perdues. Il en a été et en sera ainsi tant que l'homme s'obstinera à se considérer uniquement comme le siège du conflit. Tant qu'il ne se décidera pas à prendre sur lui de devenir le « Moi de son Moi ».