LE fait était que j'avais envie d'entendre parler anglais, du moins pour un bout de temps. Je n'avais rien à reprocher aux Français ; au contraire, je venais enfin de m'arranger une espèce de chez-moi à Clichy ; tout serait donc allé pour le mieux, n'eût été qu'avec ma femme j'avais atteint et dépassé le point de crise. Elle habitait Montparnasse ; moi, je partageais avec mon ami Fred un appartement qu'il avait loué à Clichy, juste passé la Porte. Ma femme et moi, nous étions tombés d'accord sur le principe d'une séparation ; elle devait rentrer en Amérique, dès que nous aurions reçu l'argent du voyage.

Jusque-là donc, tout va bien. Je lui avais fait mes adieux ; je considérais l'affaire comme liquidée. Puis un jour, passant chez l'épicière, la brave vieille m'avait informé que mon épouse quittait à l'instant la boutique en compagnie d'un jeune homme ; qu'ils avaient fait d'amples provisions et lui avaient demandé de les mettre à mon compte. La vieille semblait un peu perplexe et ennuyée. Je lui déclarai que ça collait. Et ça collait, en vérité, parce que je savais que ma femme n'avait pas le sou et qu'après tout, une légitime a le droit de manger comme une autre. Quant au jeune homme, ça collait aussi : c'était une tapette, un point c'est tout, qui l'avait prise en pitié et chez qui, je le supposais, elle avait dû s'installer pour le moment. De fait, tout ça collait au poil, sauf qu'elle était encore à Paris, et quand diable allait-elle se décider à foutre le camp — c'était ce que je me demandais.

Quelques jours plus tard, en fin d'après-midi, elle passa nous voir : elle venait dîner avec nous ? Pourquoi pas ? De notre côté, nous arrivions toujours à dénicher ici ou là un bon morceau, tandis qu'elle, à Montparnasse, au beau milieu de la racaille, tirait la langue dans un quartier où l'on ne pouvait pratiquement rien se procurer à manger. Après le dîner, elle piqua une crise d'hystérie. Elle souffrait, disait-elle, de dysenterie depuis le jour où je l'avais quittée ; c'était ma faute ; j'avais voulu l'empoisonner. Je l'accompagnai jusqu'au métro de la Porte, sans dire un mot. J'étais vexé en diable, si furieusement vexé même que j'en avais perdu la parole. Elle aussi était vexée, parce que je refusais de discuter la question avec elle. En revenant, je me disais : « Cette fois, c'est fini ; bien fini ; elle ne remettra plus les pieds ici. Ah ! je l'ai empoisonnée ? Si ça lui fait plaisir, parfait ! Amen ! N'en parlons plus. »

Quelques jours plus tard, je reçus une lettre d'elle, me demandant un peu d'argent pour payer son loyer. Apparemment elle ne vivait pas avec la tapette, mais dans un hôtel borgne, derrière la gare Montparnasse. J'aurais été en peine de lui donner cet argent sur le moment ; j'étais moi-même sans un sou ; je laissai donc s'écouler quelques jours avant de passer régler la note. Lorsque enfin je pus y aller, à la même heure où je trottinais bravement en direction de son hôtel, un pneumatique d'elle arrivait chez moi, m'avisant qu'il lui fallait l'argent à tout prix, sous peine d'être flanquée dehors. Si j'avais eu tant soit peu d'argent, jamais je ne l'aurais laissée à ces humiliations ; mais le fait était que jusqu'à ce jour je n'en avais pas. Quoi qu'il en fût, elle ne me crut pas. Et même si c'était vrai, me dit-elle, vous auriez pu vous débrouiller pour emprunter. Là, elle avait raison. Mais je n'ai jamais eu la science du tapage en gros ; ma vie durant, je n'avais tapé les gens que de petites sommes, trois fois rien, ce qu'il faut de grain pour empêcher le poussin de crever de faim — et bien heureux encore si on me l'accordait. Elle avait l'air d'avoir oublié cela. Au fond, c'était assez naturel : elle débordait d'amertume, blessée dans son amour-propre. Et je dois lui rendre cette justice qu'à ma place, elle se fût sans doute procuré cet argent ; quand il s'agissait de moi, elle se débrouillait toujours pour en trouver ; pour elle, jamais. Vrai comme je dis, je devais l'admettre.

Tout cela me travaillait et m'énervait pas mal. J'avais le sentiment de me conduire en dégoûtant. Plus j'y pensais, moins je me sentais de taille. Je finis même pas lui suggérer de revenir vivre avec nous, en attendant que l'argent de son retour fût arrivé. Mais de cela, naturellement, elle ne voulut pas entendre parler... Au fait, ce naturellement était-il si naturel que ça ? J'étais si bougrement perplexe, humilié, dans une telle confusion que je finissais par ne plus savoir ce qui était naturel et ce qui ne l'était pas. Fric, fric ; ma vie entière n'était qu'histoires de fric — histoires dont je ne pourrais jamais, dont je n'espérais jamais, voir la fin.

Après avoir tourné en rond comme un rat dans une trappe, j'eus la brillante idée de foutre le camp moi-même. Prendre la porte et fuir le problème, ç'a toujours été le plus simple. Je ne sais plus d'où me vint cette idée, mais il se trouva tout à coup que j'avais décidé de partir pour Londres. M'eût-on offert un château en Touraine, j'aurais refusé. Pour Dieu sait quelle raison, ma décision était prise : Londres, et Londres seulement. La raison que je m'en donnais était que jamais il ne lui viendrait à l'esprit d'aller me chercher à Londres. C'était une ville que j'avais en horreur ; et ma femme le savait. Mais la vraie raison, je ne tardais pas à le découvrir, c'était que j'avais envie d'entendre parler anglais vingt-quatre heures sur vingt-quatre, anglais et rien qu'anglais. J'étais en état d'infériorité ; vu sous cet angle, ce départ était comme un retour dans le sein du Seigneur. Parler anglais, l'entendre parler, c'était déjà ça de pris : un effort, une usure de moins. Dieu sait si le fait d'avoir du mal à s'exprimer dans une langue étrangère, ou même simplement le fait d'en avoir les oreilles rebattues, parce qu'on a beau faire, on ne peut pas arriver à se les boucher complètement ; Dieu sait si cela seul est une torture raffinée. Je n'avais absolument rien à reprocher aux Français, non plus qu'à leur langue. Jusqu'au jour où ma femme était entrée en scène, j'avais vécu dans une sorte d'Éden. Et puis, subitement, tout avait tourné à l'aigre, comme surit le lait. Voilà que je me surprenais à bougonner contre les Français, et notamment contre leur langue, chose à laquelle je n'aurais jamais pensé, si j'avais eu tout mon bon sens. C'était ma faute, je le savais, ma très grande faute, mais cela ne faisait qu'aggraver le cas. Va pour Londres, donc. Un peu de vacances ; peut-être, d'ici mon retour, serait-elle partie ? En bref, voilà l'affaire.

Je rassemblai le fric nécessaire pour payer mon visa et un billet aller-retour. Je m'offris le luxe d'un visa valable pour un an, dans l'idée que si, par hasard, je venais à changer d'avis, je pourrais retourner en Angleterre une deuxième, une troisième fois. Noël approchait et je commençais à me dire qu'il serait probablement bigrement agréable de passer les fêtes à Londres. Je ne désespérais pas de trouver un Londres différent de celui que je connaissais, un Londres à la Dickens, celui dont rêvent toujours les touristes. J'avais en poche le visa, le billet et de quoi tenir environ une dizaine de jours. Ma foi, je jubilais presque à l'idée de ce petit voyage.

Quand j'arrivai à Clichy, il était l'heure de dîner, ou pas loin. Dans la cuisine, je trouvai ma femme en train d'aider Fred à préparer le repas. Ils riaient et blaguaient. Je savais que Fred ne lui dirait pas un mot de mon départ pour Londres et, m'étant assis à table, je me mis à rire et blaguer de mon côté. Le repas fut fort gai, je l'avoue, et tout aurait marché pour le mieux si Fred n'avait été forcé de se rendre au bureau du journal, après dîner. On m'avait balancé quelques semaines auparavant ; lui, continuait, s'attendant à subir le même sort un jour ou l'autre. On m'avait balancé parce que, tout Américain que j'étais, je n'avais pas le droit de travailler comme correcteur dans un journal américain. Les Français avaient pour théorie qu'on pouvait tout aussi bien confier le poste à l'un des leurs qui sût l'anglais. J'en étais un peu contrarié, et cette histoire n'était sans doute pas étrangère à l'aigreur du sentiment que j'éprouvais à l'égard des Français depuis quelques semaines. De toute façon, c'était chose faite ; j'étais libre ; bientôt, je serais à Londres, je pourrais parler anglais toute la journée... et la nuit aussi bien, si le cœur m'en disait. D'ailleurs, mon livre n'allait pas tarder à paraître et cela pourrait changer bien des choses. Tout bien considéré, la situation était loin d'être aussi sombre qu'il m'avait paru, quelques jours auparavant. Tout à la joie de ma brillante idée, je me laissai un peu aller et, dans un accès d'exubérance, sachant que c'était là sa liqueur préférée, je me précipitai pour acheter une bouteille de chartreuse. Erreur fatale. Elle commença par fondre comme cire littéralement, puis devint hystérique ; puis se répandit en reproches. Tous deux assis autour de la table, j'imagine que nous avons dû, ce jour-là, remâcher pas mal de choses qu'il aurait mieux valu oublier. Finalement je parvins à un tel apogée de remords et de tendresse que je lâchai tout le paquet — le voyage à Londres, l'argent que j'avais emprunté, et tout et tout. Je sortis le fric et l'étalai sur la table. Cela faisait je ne sais plus combien de livres et de shillings, en bel argent anglais neuf et luisant. Je lui racontai que j'étais désolé, que j'envoyais le voyage à tous les diables, que dès le lendemain je tâcherais de me faire rembourser le prix de mon billet et que l'argent serait pour elle.

Sur ce point aussi, je dois lui rendre justice. Elle ne voulait vraiment pas de mon argent. Cela la faisait tiquer, je le voyais bien ; mais elle finit par le prendre à force de se faire prier et le fourra dans son sac. En partant, elle oublia le sac, et je dus dégringoler les escaliers pour la rattraper et le lui rendre. Elle le prit et me dit au revoir en même temps, encore au revoir, mais cette fois était la dernière, je le sentais. Au revoir — elle était là, debout, dans l'escalier, levant les yeux vers moi, avec un sourire étrange et douloureux. Au moindre geste de ma part, je savais qu'elle aurait jeté l'argent par la fenêtre, se serait précipitée dans mes bras et serait restée avec moi pour toujours. Je la regardai longuement, revins lentement vers la porte, que je refermai. De retour dans la cuisine, je m'assis devant la table et restai là quelques minutes à regarder les verres vides, puis quelque chose cassa en moi et je sanglotai comme un gosse.

Il pouvait être trois heures du matin quand Fred rentra du bureau. Il ne fut pas long à s'apercevoir que ça n'allait pas. Je lui racontai ce qui s'était passé, puis nous nous mîmes à table et mangeâmes ; après quoi, nous vidâmes quelques verres de bon vin d'Algérie, suivi de chartreuse, elle-même suivie d'un rien de cognac. C'était une honte, une foutue honte, selon Fred ; j'étais un bel idiot d'avoir étalé mon argent. J'en convins, mais rien n'y faisait : je m'en trouvais mieux.

— Et Londres, alors ? Tu ne vas tout de même pas me raconter que tu ne pars plus pour Londres ? me dit-il.

— Si, lui dis-je. J'ai renoncé à ce voyage. D'ailleurs, je ne pourrais plus partir même si j'en avais envie. Où est-ce que je prendrais le fric ?

Fred n'avait pas l'air de penser que le manque de fric était un obstacle si terrible. Il trouverait bien à emprunter deux billets de cent au bureau et, le jour de la paye, c'est-à-dire dans quelques jours, il m'enverrait le reste par mandat télégraphique. Nous demeurâmes jusqu'à l'aube à débattre la question, sans cesser de boire, naturellement. Quand enfin je rejoignis ma paillasse, j'entendais sonner le carillon de Westminster — et, se mêlant aux cloches, un bruit rouillé de vieux grelots tels qu'on en attache aux traîneaux. Je voyais qu'on avait jeté une magnifique pelisse de neige sur la saleté de Londres et tout le monde m'accueillait cordialement au cri de « Merry Christmas » — en anglais, bien entendu.

Je traversai la Manche de nuit. Nuit lamentable, personne sur le pont, claquant de froid. J'avais en poche un billet de cent francs et un peu de monnaie — un point c'est tout. Le plan était le suivant : sitôt installé à l'hôtel, j'enverrais un câble et Fred câblerait en retour un supplément de fric. J'étais assis à la longue table du bar, écoutant les conversations. Mon principal souci était de chercher comment faire durer les cent francs le plus longtemps possible, parce que plus j'y pensais, moins j'étais sûr que Fred pourrait trouver immédiatement le fric. Les bribes de conversations que j'attrapais avaient trait elles aussi à l'argent. L'argent. La même histoire partout et toujours. Apparemment, l'Angleterre, ce jour-là précisément, venait de payer ses dettes à l'Amérique, tout à fait malgré elle. Elle avait tenu parole, comme ils racontaient tous autour de moi. L'Angleterre tenait toujours parole. Et vas-y tant et plus, jusqu'au moment où je crus que j'allais les étrangler, avec leur Bon Dieu d'honnêteté.

Je n'avais nullement l'intention d'entamer le billet de cent francs tant que ce n'était pas absolument nécessaire, mais avec leurs histoires idiotes sur l'Angleterre et sa parole et me sachant repéré comme Américain, je finis par devenir si nerveux que je commandai une bière et un sandwich-jambon. Ce qui me valut d'établir le contact direct avec le steward. Il tenait à connaître mon avis sur la situation. Clairement le sien était que nous autres, Américains, venions de jouer un tour de vache à l'Angleterre. Je lui en voulais de me tenir pour responsable de la situation, du simple fait que le hasard avait voulu que, je fusse né en Amérique. Je lui déclarai donc que j'ignorais tout de cette histoire, qu'elle ne me regardait pas, et qui plus est, qu'il m'était totalement indifférent que l'Angleterre payât ou non ses dettes. Ce qui ne fut pas tout à fait de son goût. Un homme doit s'intéresser aux affaires de son pays, quand bien même ce dernier serait-il dans son tort — c'était son avis. Je lui déclarai que je me fichais éperdument de l'Amérique comme des Américains. Qu'il n'y avait pas un gramme de patriotisme en moi. À ce moment-là, un homme qui faisait les cent pas non loin de la table s'arrêta pour m'écouter. J'eus le sentiment que c'était un espion ou un détective. Je la bouclai presque aussitôt et me tournai vers mon voisin, un jeune homme, qui avait commandé de son côté une bière et un sandwich.

Apparemment, il avait écouté mes discours en leur prêtant quelque attention. Il voulait savoir d'où je venais, ce que j'allais faire en Angleterre. Je lui expliquai que j'y allais prendre des vacances, puis impulsivement lui demandai s'il pouvait me recommander un hôtel bon marché. Il me dit qu'il rentrait après une très longue absence et que de toute façon il connaissait très peu Londres. Que durant ces quelques dernières années il avait vécu en Australie. Il en était là quand survint le steward ; sur quoi le jeune homme s'interrompit pour lui demander s'il ne connaissait pas un bon petit hôtel pas cher à Londres. Le steward pria le chef-garçon de venir et lui posa la même question ; dans le même instant, l'homme qui avait l'air d'un espion s'amena et s'arrêta une seconde pour écouter. Au sérieux avec lequel on débattait la question, je me rendis compte sur-le-champ que j'avais fait une faute. On ne pose jamais ce genre de question à un steward ou à un chef-garçon. Je sentais qu'on me regardait avec méfiance, qu'on passait mon portefeuille aux rayons X. J'avalai ma bière d'un seul trait et, comme pour prouver que l'argent était le cadet de mes soucis, j'en demandai une autre ; puis, me tournant vers le jeune homme, mon voisin, je lui demandai s'il ne me permettait pas de lui offrir un verre. Quand le steward revint avec les verres, nous étions au cœur des solitudes australiennes ; il essaya de me glisser un mot à propos d'un hôtel, mais je lui déclarai immédiatement de ne plus s'occuper de cela. Et j'ajoutai pour plus de précision : simple question sans autre importance. Ce qui parut lui en boucher un coin. Il demeura planté quelques instants, ne sachant que faire, puis, tout à coup, emporté par un accès d'amitié spontanée, il bafouilla qu'il serait très heureux de m'offrir l'hospitalité chez lui, à Newhaven, si cela m'était égal d'y passer la nuit. Je le remerciai chaleureusement et lui dis de ne plus s'en faire à ce propos, que de toute façon je pousserais jusqu'à Londres. Ça n'est vraiment pas d'une telle importance, ajoutai-je. À peine avais-je dit ces mots, je compris que j'avais commis une autre faute ; malgré moi, j'avais donné en quelque sorte à la chose une importance excessive.

Il restait encore un peu de temps à tuer ; j'écoutai donc le jeune Anglais me faire le récit de son étrange expérience australienne. Il me raconta sa vie de gardien de troupeaux, et comment on castrait je ne sais plus combien de milliers de moutons en une seule journée. Il fallait travailler vite. Si vite en fait, que le plus simple était de happer les testicules entre les dents, un rapide coup de couteau, et on crachait le tout. Il essayait de calculer combien de milliers de paires de testicules il avait pu mordre ainsi et recracher, à la faveur de cette opération de bouche et de main, durant son séjour en Australie. Et tout en se livrant à ce calcul mental, il s'essuyait les lèvres du revers de la main.

— Ça devait vous laisser un drôle de goût dans la bouche, lui dis-je, m'essuyant aussi les lèvres instinctivement.

— Pas tant mauvais qu'on pourrait le croire, me répondit-il calmement. On se fait à tout — avec le temps. Non, ça n'avait pas si mauvais goût que ça... l'idée est pire que la chose. C'est égal, jamais je n'aurais pensé, quand je quittai l'Angleterre et le confort de mon home, que je devrais gagner ma vie à cracher ces trucs-là. On se fait à tout pratiquement, quand il n'y a pas moyen de faire autrement.

Je pensais de même. Je pensais à l'époque où je brûlais les broussailles dans une orangeraie de Chula Vista. Dix heures par jour sous un soleil d'enfer, à courir d'un brasier à l'autre, et la morsure des mouches à devenir fou. Et tout cela pourquoi ? Pour me prouver que j'étais un homme, je suppose, et que je pouvais tenir le coup. Et cette autre époque encore où j'étais fossoyeur — histoire de montrer que je n'avais peur d'aucune tâche. Fossoyeur ! Un volume de Nietzsche sous le bras, m'efforçant d'apprendre par cœur le Second Faust, durant le trajet aller retour de mon travail. Ma foi, comme dit le steward, « jamais les Anglais ne jouent de tours de vache ». Le bateau s'arrête. Un autre verre de bière pour noyer le goût des couilles de mouton, et un bon petit pourboire au garçon, à seule fin de prouver que les Américains aussi remboursent parfois leurs dettes. Dans l'enthousiasme général, je me retrouve seul derrière un énorme Anglais à casquette à carreaux et en manteau géant. Débarquant en tout autre pays, cette casquette à carreaux serait ridicule, mais comme elle est chez elle ici, mon Anglais peut faire ce que bon lui semble ; qui plus est, je ne suis pas loin de l'en admirer, tant il y puise un air d'importance et d'indépendance. Je commence à croire qu'après tout ces gens ne sont pas si mal que ça.

Sur le pont, ténèbres et bruine. La dernière fois que j'avais poussé jusqu'en Angleterre, j'avais remonté la Tamise ; il faisait noir aussi, il bruinait, les visages étaient gris-cendre, les uniformes noirs, les maisons sévères et sales. Et tout en haut de High Holborn Street, chaque matin, je m'en souviens, défilait devant moi le cortège le plus respectable, le plus lamentable, le plus désolant de mendiants que Dieu ait jamais faits. Mendiants gris et aqueux, en chapeaux melon et jaquettes, avec cet air absurde de respectabilité que les Anglais sont seuls à pouvoir prendre dans l'adversité. Et maintenant ils parlent, je les entends mieux et je suis forcé d'admettre que leur langue ne me plaît pas du tout : huileuse, boueuse, servile, onctueuse. Je devine la ligne de démarcation des classes, la frontière des accents. L'homme à la casquette à carreaux et au manteau est devenu soudain une espèce d'âne pompeux ; on dirait qu'il parle Choctaw aux porteurs. Les Monsieur succèdent aux Monsieur. Vous permettez, Monsieur ? Par où, Monsieur ? Bien, Monsieur. Non, Monsieur. Du diable si ça ne me donne pas envie de ramper, tous ces « bien, Monsieur », « non, Monsieur ». Et mon cul, me dis-je à voix basse.

Au Service de l'Immigration. On fait queue. J'attends mon tour. Les salauds de riches d'abord, naturellement. On avance au compte-gouttes. Ceux qui sont déjà passés montrent leurs bagages à la douane, sur le quai. Les porteurs s'affairent, chargés comme des ânes, à ployer. Dans ma main, passeport, billet, fiches de bagages. J'arrive en face du type, je tends mon passeport. Il consulte l'énorme feuille blanche à côté de lui, trouve mon nom, le coche.

— Combien de temps avez-vous l'intention de passer en Angleterre, monsieur Miller ?

Il tient dans sa main le passeport, comme s'il allait me le rendre.

— Une semaine ou deux.

— Vous allez à Londres, n'est-ce pas ?

— Oui.

— À quel hôtel descendez-vous, monsieur Miller ?

La question me fait sourire.

— Ma foi, je n'en sais rien, souriant toujours. Peut-être pourriez-vous m'en recommander un ?

— Avez-vous des amis à Londres, monsieur Miller ?

— Aucun.

— Qu'allez-vous faire exactement à Londres, si vous me permettez ?

— Ce que je vais faire, prendre un peu de vacances.

Sourire aux lèvres toujours.

— Vous avez sans doute l'argent nécessaire pour la durée de votre séjour en Angleterre ?

— J'imagine que oui.

Toujours nonchalant, toujours souriant. Et me disant en moi-même : « Tu parles d'une sinécure, de se tirer de leurs questions en bluffant ainsi. »

— Vous ne verrez pas d'inconvénient à me montrer votre argent, monsieur Miller ?

— Assurément aucun.

Et j'extirpe de mes profondes les débris de mon billet de cent francs. Mes voisins rient. J'essaie de rire aussi, mais sans trop de succès. Quant à mon inquisiteur, il pousse un faible et bref gloussement et me regardant droit dans les yeux : dit, mettant dans ses mots tout le sarcasme dont il est capable :

— Vous ne comptiez pas faire un très long séjour à Londres avec ça, monsieur Miller, n'est-ce pas ?

Toujours ce monsieur Miller collé comme une étiquette à chaque phrase ! Je commence à le détester, ce fils de pute. En outre, ça commence à devenir gênant.

— Écoutez, toujours aimable et nonchalant en apparence, je n'ai pas l'intention de passer mes vacances avec ça. Sitôt descendu à l'hôtel, je dois télégraphier. J'ai quitté Paris en hâte et...

Il coupe court. Puis-je lui donner le nom de ma banque à Paris ? Il désirerait vivement le connaître.

— Je n'ai pas de compte en banque, dois-je avouer.

Très mauvaise impression, je m'en rends compte aussitôt. Je sens grandir autour de moi l'hostilité générale. Ceux qui tenaient leurs valises les posent, commue s'ils savaient en avoir pour un bout de temps. Le passeport que le type gardait jusqu'alors dans sa main, comme un petit testament, il le pose sur le comptoir, devant lui, et l'y tient appliqué, du bout extrême des doigts, comme une écrasante pièce à conviction.

— D'où comptiez-vous recevoir cet argent, monsieur Miller ? me demande-t-il, d'un ton plus exquis que jamais.

— Mais, d'un de mes amis, l'homme qui habite avec moi à Paris.

— A-t-il un compte en banque ?

— Non, mais il travaille. À la Chicago Tribune.

— Et selon vous, il doit vous faire parvenir l'argent nécessaire à vos vacances ?

— Ce n'est pas une opinion ; c'est une certitude, répondis-je aigrement. Ce que je vous raconte, n'est pas une histoire à dormir debout. Je vous ai dit que j'étais parti brusquement. En partant, il était entendu qu'il me ferait parvenir l'argent dès mon arrivée à Londres. D'ailleurs, il s'agit de mon argent, non du sien.

— Vous lui avez confié votre argent, plutôt que de le confier à une banque, alors, monsieur Miller ?

— Ma foi, commençant à perdre patience, il ne s'agit pas d'une si grosse somme d'argent, vous savez ; et puis tout cela n'a pas de sens. Si vous ne me croyez pas, je suis prêt à rester ici pendant que vous enverrez un télégramme pour vérifier mes dires.

— Minute, monsieur Miller ! Vous dites que vous vivez ensemble, tous deux... à l'hôtel ou en appartement ?

— En appartement.

— Et l'appartement est à votre nom ?

— Non. Au sien. C'est-à-dire — il est à nous deux, mais à son nom, parce qu'il est Français et que c'est plus simple.

— Et c'est lui qui a la garde de votre argent ?

— Non, pas toujours. Comprenez-moi : je suis parti dans des circonstances qui n'étaient pas très ordinaires. Je...

— Minute, monsieur Miller !

Et le voilà qui me fait signe de sortir de la file. En même temps il appelle un de ses assistants et lui tend mon passeport. L'autre le prend et disparaît derrière un paravent, un peu plus loin. Pour moi, je reste là, planté, à regarder passer les autres.

— Vous pourriez aller faire examiner vos bagages, pendant ce temps.

Sa voix me parvient comme à travers une transe. Je vais au hangar, où j'ouvre mes bagages. Le train nous attend. Il a tout d'un attelage de chiens esquimaux tirant sur la laisse. La locomotive lâche des jets de fumée et de vapeur. Pour finir, je reviens prendre place devant mon interlocuteur. Les quelques passagers qui restent subissent leur interrogatoire à toute vitesse.

C'est au tour du grand type mince de sortir de derrière le paravent et de s'amener, mon passeport à la main. Il a l'air d'avoir décidé d'avance que je suis un malfaiteur.

— Vous êtes citoyen américain, monsieur Miller ?

— De toute évidence.

J'ai compris que celui-là n'aura pas de pitié. Il n'y a pas un brin de bienveillance en lui.

— Depuis combien de temps vivez-vous en France ?

— Deux ou trois ans, j'imagine. La date est là ; vous n'avez qu'à regarder vous-même... Et pourquoi ? Qu'est-ce que ça a à voir ?

— Vous aviez l'intention de passer plusieurs mois en Angleterre, n'est-il pas vrai ?

— Pas le moins du monde. Je ne comptais pas y passer plus de sept à dix jours. Mais à présent...

— Et vous avez demandé un visa pour un an, quand votre séjour devait être d'une semaine.

— J'ai aussi pris un billet aller-retour, pour ne rien vous cacher.

— Il est toujours possible de jeter le coupon de retour, la bouche en coin, malignement.

— Bien sûr, si on est idiot. Je ne saisis pas. Et d'ailleurs, pour tout dire, j'en ai assez de ces fariboles. Je passerai la nuit à Newhaven et je prendrai le prochain bateau qui rentre. Je ne suis pas forcé de passer mes vacances en Angleterre.

— Doucement, monsieur Miller. Je crois qu'il nous faut aller un peu plus au fond de cette histoire.

Sur quoi j'entendis le sifflet du chef de gare. Tout le monde était monté ; le train partait. Je pensai à ma malle, que j'avais enregistrée pour Londres. Elle contenait presque tous mes manuscrits avec ma machine à écrire. « Du propre ! me dis-je. Et tout cela, à cause de cette monnaie de singe que j'avais étalée sur le comptoir. »

Le petit gros au masque imperturbablement exquis nous avait rejoints maintenant. Il avait l'air de vouloir s'en payer une pinte.

Le train était parti, je l'entendais rouler au loin ; je me résignai à subir leur inquisition. Et de me dire dans mon for intérieur : « Maintenant que tu es baisé, reste à voir combien de temps ils vont s'amuser à prolonger l'agonie. » Cependant, je commençai par réclamer mon passeport. S'ils voulaient me cuisiner encore — d'accord. Que faire à cette heure de la nuit ? Avant de faire un tour dans Newhaven, je pouvais me payer le luxe d'écouter jusqu'au bout la musique.

À ma grande stupeur, le grand type mince refusa de me rendre mon passeport. Cela m'enragea. J'exigeai d'eux qu'ils me disent s'il n'y avait pas de consulat américain à proximité.

— Écoutez, dis-je, vous êtes libres de penser ce qu'il vous plaît, mais ce passeport m'appartient, je veux que vous me le rendiez.

— Il ne sert à rien de vous énerver, monsieur Miller. On vous rendra votre passeport avant que vous partiez. Mais j'aimerais d'abord vous poser quelques questions... Vous êtes marié, apparemment. Votre femme vit-elle avec vous — avec votre ami et vous ? Ou bien est-elle en Amérique ?

— Je ne vois pas très bien en quoi ceci vous regarde, dis-je. Mais puisque vous avez soulevé ce lièvre, je vais vous faire une confidence. La raison pour laquelle je suis parti en emportant si peu d'argent, c'est que j'ai laissé l'argent de mon voyage à ma femme, avant de quitter Paris. Nous sommes en instance de séparation, elle doit rentrer en Amérique dans quelques jours. Je lui ai fait cadeau de cet argent parce qu'elle est fauchée.

— Puis-je vous demander à combien s'élevait la somme ?

— Vous me posez tant de sacrées questions sans en avoir le droit, que je ne vois pas pourquoi vous ne me poseriez pas celle-là, pendant que vous y êtes. Je lui ai donné environ 60 livres, pour tout vous dire. Attendez, peut-être ai-je encore la fiche de change dans mon portefeuille...

Et je fis le geste de tirer mon portefeuille pour y chercher la fiche en question.

— C'était un geste plutôt inconsidéré, ne trouvez-vous pas, que de donner tout cet argent à votre femme et de venir en Angleterre sans un sou, pour ainsi dire ?

Je lui retournai un sourire aigre. Mon brave homme, j'ai essayé de vous expliquer que je ne viens pas en Angleterre ès qualité de mendiant. Si vous m'aviez permis d'aller à Londres et de câbler qu'on m'envoie de l'argent, tout se serait arrangé. J'imagine que c'est perdre son temps que de vous répéter cela, mais faites un effort pour comprendre, voulez-vous ? Je suis écrivain. Mes actes sont des impulsions. Je n'ai pas de compte en banque et je ne tire pas de plans des années à l'avance. Quand l'envie me prend de faire quelque chose, je le fais. Pour une raison que j'ignore, vous avez l'air de croire que l'envie m'a pris de venir en Angleterre afin de... franchement, j'ignore ce que diable vous pouvez bien avoir dans le crâne. Je voulais venir en Angleterre pour entendre parler anglais, c'est tout, comprenez-vous ?... et en partie aussi pour échapper à ma femme. Est-ce clair ?

— Plutôt, dit le grand type mince. Vous voulez semer votre femme et la laisser à la charge de l'Assistance. Comment pouvez-vous savoir si elle ne vous suivra pas ici ? Et comment assumerez-vous sa charge en Angleterre — sans un sou ?

J'avais l'impression de parler à un mur, un mur en pierre. À quoi bon répéter ma petite histoire ?

— Écoutez, dis-je, personnellement, je me moque de ce qui peut lui arriver. Si l'Assistance doit la prendre à sa charge, c'est son affaire, non la mienne.

— Vous dites que vous travaillez pour la Chicago Tribune ?

— Je n'ai jamais rien dit de tel. J'ai dit que mon ami, l'homme qui devait m'envoyer de l'argent, lui, travaille à la Chicago Tribune.

— Vous n'avez donc jamais travaillé pour ce journal ?

— Si, à un moment, mais plus maintenant. Ils m'ont saqué il y a quelques semaines.

Il saisit la balle au bond.

— Ah ! ah ! Mais alors, vous voyez bien que vous avez travaillé pour ce journal à Paris ?

— Je viens de vous le dire ! Et pourquoi ? Pourquoi cette question ?

— Monsieur Miller, pouvez-vous me montrer votre carte d'identité ?... Car je suppose que vous devez avoir une carte d'identité, puisque, selon vous, vous vivez à Paris.

Je sortis ma carte. Tous deux se penchèrent, l'examinant minutieusement.

— C'est une carte de non-travailleur — cependant vous travailliez pour la Chicago Tribune en qualité de correcteur. Comment expliquez-vous cela, monsieur Miller ?

— Non, je suppose que je ne pourrai jamais vous faire comprendre cela. Je suppose qu'il est vain d'essayer de vous faire comprendre que je suis citoyen américain, que la Chicago Tribune est un journal américain et que par conséquent...

— Je m'excuse de cette question, mais pourquoi vous a-t-on renvoyé de ce journal ?

— C'est là précisément que je voulais en venir. Voyez-vous, les fonctionnaires français, les ronds-de-cuir de là-bas, ont apparemment la même façon de voir que vous. Peut-être m'aurait-on gardé à la Chicago Tribune s'il ne s'était aussi trouvé que je suis un très mauvais correcteur. Voilà exactement pourquoi l'on m'a saqué, si vous voulez savoir.

— Vous avez l'air d'en être plutôt fier.

— Ma foi oui. Ça me paraît être une preuve d'intelligence.

— Mais, ayant perdu votre place à la Tribune, vous avez pensé que vous viendriez vous reposer un peu en Angleterre ? Et vous vous êtes muni d'un visa pour un an et d'un billet aller et retour ?

— Et puis aussi, je voulais entendre parler anglais et échapper à ma femme, ajoutai-je.

Sur quoi, le petit type à face de lune prit la parole. Le grand semblait enclin à renoncer à poursuivre la bagarre.

— Vous êtes écrivain, monsieur Miller ?

— Oui.

— C'est-à-dire que vous écrivez des livres et autres choses de ce genre ?

— Oui.

— Vous écrivez pour des revues américaines ?

— Oui.

— Lesquelles ?... Pouvez-vous m'en nommer ?

— Certainement. The American Mercury, Harper's, Atlantic Monthly, Scribner's, The Virginia Quaterly, The Yale Review...

— Un instant.

Il revint à son guichet, se pencha, sortit un énorme et pesant annuaire. « American Mercury... American Mercury... » Il marmottait obstinément, tout en tournant les pages, du pouce : « Henry V. Miller... Henry V. Miller... »

— Cette année-ci, ou l'an dernier, monsieur Miller ?

— Cela pourrait bien être il y a trois ans — pour le Mercury, dis-je avec douceur.

Apparemment, il n'avait sous la main aucun annuaire qui remontât aussi loin. Pouvais-je lui donner le nom d'une revue où j'avais écrit durant ces une ou deux dernières années ? Je lui dis que non, j'avais été trop occupé à écrire un livre, ces deux dernières années.

Le livre avait-il été publié ? Comment s'appelait l'éditeur américain ?

— C'était un Anglais qui l'avait publié, lui dis-je.

— Quel était le nom de l'éditeur ?

— The Obelisk Press.

Il se gratta le crâne. « Anglais, l'éditeur ? » Il avait l'air de ne pouvoir se souvenir d'aucune firme anglaise de ce nom. Il fit appel à son comparse, qui avait disparu derrière le paravent en emportant mon passeport. Il hurla : « Connaissez ça, vous, Obelisk Press ?

J'estimai alors opportun de lui dire que mon éditeur anglais était installé à Paris. Je crus qu'il allait devenir enragé. Un éditeur anglais installé à Paris ! C'était une violation des lois naturelles. Mais enfin, pour autant, quels étaient les titres des livres ?

— Il n'y en a qu'un, dis-je. Il s'appelle Tropic of Cancer.

Cette fois, je crus qu'il allait avoir un accès. Sur l'instant, je ne compris pas ce qui lui arrivait. Finalement il parut se ressaisir quelque peu et, de la voix la plus suave, la plus sarcastique qu'on puisse imaginer, me dit :

— Voyons, monsieur Miller, vous n'allez pas me dire que vous écrivez aussi des ouvrages de médecine ?

Ce fut mon tour d'être confondu. Ils étaient là, tous les deux, me perçant du regard avec leurs méchants petits yeux en vrille.

— Le Tropic of Cancer, repris-je lentement, solennellement, n'est pas un ouvrage de médecine.

— Qu'est-ce que c'est, alors ? s'écrièrent-ils ensemble.

— Le titre, répondis-je, est symbolique. Le Tropique du Cancer est le nom que l'on donne dans les livres à une zone tempérée qui s'étend au-dessus de l'Équateur. Sous l'Équateur, c'est le Tropique du Capricorne, la zone tempérée sud. Bien entendu, mon livre n'a non plus rien à voir avec la climatologie, à moins qu'il s'agisse d'une sorte de climat mental. Cancer est un mot qui m'a toujours intrigué : on le retrouve également là où il est question du Zodiaque. Étymologiquement, il vient de chancre, qui signifie crabe. En symbolique chinoise, c'est un signe d'une haute importance. Le crabe est la seule créature vivante qui peut marcher indifféremment dans tous les sens : à reculons ou devant soi, aussi bien qu'obliquement. Bien entendu, mon livre ne traite pas explicitement de toutes ces questions. C'est un roman, ou mieux un document autobiographique. Si j'avais ma malle sous la main, j'aurais pu vous en montrer un exemplaire. Je crois qu'il vous intéresserait. Soit dit en passant, la raison pour laquelle on l'a publié à Paris, c'est qu'il est trop obscène pour voir le jour en Angleterre ou en Amérique. Il y est un peu trop question de chancre — je ne sais si vous me saisissez...

Ces derniers mots mirent le point final à la discussion. Le grand type mince rangea sa serviette, mit son chapeau, son pardessus et attendit impatiemment que le petit bonhomme fût prêt. Je redemandai mon passeport. Le grand type mince plongea derrière le paravent et me le rapporta. Je l'ouvris : énorme et noir, un X barrait mon visa. Cela mit le comble à ma rage. C'était comme une marque noire d'infamie sur ma réputation.

— Où est-ce qu'on peut passer la nuit, dans ce bled ? demandai-je, mettant dans ces mots tout le mépris et le venin dont j'étais capable.

— Le policeman y pourvoira, me répondit le gros, avec un sourire de côté en me tournant le dos.

Là-dessus, je vois un géant vêtu de noir, face de cadavre et casque énorme, surgir à ma rencontre, des lointaines ténèbres d'un recoin.

— Qu'est-ce à dire ? hurlai-je. Vous m'arrêtez, maintenant ?

— Non, non, monsieur Miller, je n'irai pas jusque-là. Ce policeman s'occupera de vous loger pour la nuit et, demain matin, vous conduira à bord du bateau pour Dieppe.

Et s'en va.

— D'accord, dis-je. Mais je vous promets que vous me reverrez, peut-être pas plus tard que la semaine prochaine.

Entre temps, le policeman m'avait rejoint et saisi par le bras. J'étais blanc de rage, mais cette ferme étreinte sur mon bras me disait assez qu'il était vain d'en dire plus long. La mort n'a pas la poigne plus solide.

Pendant que nous nous dirigions vers la porte, j'expliquai très calmement au policeman que ma malle était partie pour Londres et qu'elle contenait tous mes manuscrits, avec des tas d'autres choses.

— On peut toujours arranger ça, monsieur Miller, me dit-il — sa voix était paisible, basse, régulière — vous n'avez qu'à venir avec moi.

Et de mettre le cap sur le bureau du télégraphe. Je lui donnai le fric nécessaire et il m'assura, de sa voix paisible et sans heurt, que le matin même je rentrerais en possession de mon bien, le matin même avant toute chose. Au ton de sa voix, je compris que c'était un homme de parole. Je ne sais pourquoi, instantanément il m'inspira le respect. Ce qui ne m'empêchait pas de souhaiter qu'il me lâchât le bras. Après tout, merde, je n'étais pas un criminel ; à supposer même que l'envie me prit de mettre les bouts, où aurais-je pu aller ? Pas moyen de sauter dans la mer, ou quoi ? Mais il ne servait à rien de l'entreprendre : cet homme était aux ordres ; un coup d'œil suffisait pour comprendre qu'il était dressé comme un chien. Avec douceur et fermeté, il m'escorta jusqu'au violon. Il nous fallut traverser un tas de pièces et de vestibules vides et mal éclairés, avant de parvenir dans cet antre. À chaque porte qu'il ouvrait, il faisait halte et, sortant un trousseau de clefs, bouclait l'issue derrière nous. C'était impressionnant. Cela ne tarda pas à me donner un petit frisson qui n'était pas désagréable. C'était à la fois effrayant et grotesque. Dieu sait ce qu'il aurait fait si j'avais été pour de bon un dangereux criminel. J'imagine qu'il aurait commencé par me passer les menottes. Toujours est-il que nous finîmes par arriver au violon, sorte d'énorme et lugubre salle d'attente, à peine éclairée. Pas une âme qui vive. Rien que quelques bancs, interminables et vides — du moins ce fut ce qu'il me sembla.

— C'est ici que nous passons la nuit, dit le policeman de la même voix paisible et régulière.

Bonne voix de bonne race, vraiment. Je commençais à l'aimer, cet homme.

— Vous trouverez un lavabo là-dedans, ajouta-t-il, montrant une porte dans mon dos.

— Je n'ai pas besoin de me laver, dis-je. Mais j'aimerais bien poser culotte.

— C'est par là, me répondit-il.

Et ouvrant la porte, il me donna la lumière.

Je pénétrai dans ce lieu, retirai manteau et veste, m'accroupis sur le siège. Soudain, alors que j'étais assis, occupé à chier, je levai la tête — stupeur ! Le policeman était installé près de l'entrée, sur un petit tabouret. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il me surveillait, mais certainement il m'avait à l'œil, comme on dit. Du coup, mes boyaux se congelèrent. « Ça, me dis-je, ça, par exemple, c'est la fin de tout ! » Et sur-le-champ, je gravai cet incident dans ma mémoire, me jurant de le mentionner dans mes écrits.

En me boutonnant, je ne pus m'empêcher de lui exprimer modérément mon étonnement. Il prit mes paroles du bon côté, me répondant très simplement que ses fonctions l'exigeaient.

— Je dois vous garder en observation jusqu'à ce que je vous aie remis au capitaine, demain matin, m'expliqua-t-il. Tels sont les ordres que j'ai reçus.

— Y a-t-il parfois des gens qui essaient de se sauver ?

— Pas très souvent, me dit-il. Mais les affaires ne sont pas brillantes aujourd'hui, vous savez, et il y a des tas de gens qui voudraient se faufiler en Angleterre, qui ne sont pas d'ici. Des gens qui cherchent du travail, vous savez.

— Oui, je sais, dis-je. C'est la crise...

J'allais et venais à pas lents dans l'énorme salle d'attente. Soudain je sentis la fraîcheur. J'allai prendre, sur un gros banc où je l'avais laissé, mon pardessus et je le jetai sur mes épaules.

— Voulez-vous que je fasse un peu de feu, monsieur ? me demanda tout à coup le policeman.

Je trouvai que, de sa part, c'était faire preuve d'une sacrée considération, que de me poser ce genre de question ; je répondis donc :

— Ma foi, je ne sais. Et vous ? En avez-vous envie aussi ?

— Là n'est pas la question, monsieur, me dit-il. Le fait est que légalement vous avez droit à du feu, si vous le désirez.

— Au diable ! lui dis-je. L'important, c'est de savoir si c'est ennuyeux ou non. Peut-être pourrais-je vous aider ?

— Non, non. Il est de mon devoir de vous faire du feu si vous le désirez. Je n'ai rien d'autre à faire que de m'occuper de vous.

— Eh bien ! dans ce cas, va pour le feu, dis-je. Ainsi donc, légalement, on a droit à du feu. Dieu me damne !

Le feu allumé, mon policeman me suggéra de m'étendre sur un banc et de me mettre à mon aise. Il alla dénicher quelque part un coussin et une couverture. Et me voilà étendu, contemplant le feu et songeant comme étrange est ce monde, après tout. Je veux dire : combien d'une part on vous malmène, pour, d'autre part, vous dorloter comme un bébé. Et tout cela est porté en due place sur le même registre, figure dans des colonnes, comme doit et avoir sur un livre de comptes. Le comptable qui inscrit les entrées, et que nul ne voit, c'est le gouvernement ; et le policeman n'est rien, qu'une sorte de tampon-buvard humain qui sèche l'encre. S'il vous arrive de recevoir un coup de pied au cul ou d'avaler de force une couple de dents, ce sera gratis et n'entre pas en ligne de compte.

Le policeman avait pris place sur son petit tabouret, au coin du feu, et lisait un journal du soir. Il allait s'asseoir et lire un brin, me déclara-t-il, en attendant que je m'endorme. Il me dit ça gentiment, en bon voisin, sans malice, sans sarcasme. C'était une autre graine que les deux chameaux que je venais de quitter, incontestablement.

Un moment, je le regardai lire son journal, puis je me mis à lui parler, d'homme à homme, c'est-à-dire, pas comme s'il était le policeman et moi le prisonnier. Il ne manquait pas d'intelligence, ni de sensibilité. En fait il me faisait penser, de façon très frappante, à un beau lévrier, pur sang, bonne race en tout cas. Tandis que mes deux autres faces de pet, qui, eux aussi, remplissaient leur devoir envers le gouvernement, n'étaient qu'une paire impressionnante de fumiers et de sadiques, de bas, méchants et serviles salopards qui jouissaient en faisant leur sale boulot pour le compte du gouvernement. Je suis certain que s'il était arrivé à ce policeman de tuer quelqu'un dans l'exercice de ses fonctions, on le lui eût pardonné sans peine. Mais cette paire de maquereaux ! Pouah ! De dégoût je crachai dans le feu.

J'étais curieux de savoir si mon policeman se laissait jamais aller sérieusement à lire. À ma grande surprise, il m'avoua avoir lu Shaw, Belloc et Chesterton — et un peu Somerset Maugham. Of Human Bondage, à son sens, était un grand livre. J'étais de cet avis et je marquai mentalement un point de plus en faveur du policeman.

— Et vous écrivez, vous aussi ? me dit-il très doucement, presque timidement, me sembla-t-il.

— Un petit peu, dis-je, avec réserve.

Et puis tout à coup, bafouillant, bégayant, je me mis à lui raconter ce qu'était Tropic of Cancer. Je lui parlai des rues et des cafés. Je lui dis comment j'avais voulu mettre tout ça dans mon livre et que j'ignorais si j'y avais réussi ou non.

— Mais c'est une œuvre humaine, dis-je, me levant de mon banc et m'approchant tout près de lui. Et je vais vous dire quelque chose, sergent, vous me frappez comme étant très humain, vous aussi. Je suis ravi d'avoir passé cette soirée avec vous, et je veux que vous sachiez tout le respect, toute l'admiration que j'ai pour vous. Si vous ne pensez pas que ce soit manque de pudeur de ma part, eh bien j'aimerais vous envoyer un exemplaire de mon livre, quand je serai de retour à Paris.

Il inscrivit sur mon carnet son nom et son adresse et me déclara qu'il se ferait un grand plaisir de lire mon livre.

— Vous êtes un homme très intéressant, me dit-il, et je suis désolé que nous ayons dû faire connaissance en de si pénibles circonstances.

— Bon, bon, n'en parlons plus, rétorquai-je. Et maintenant, que diriez-vous d'un petit somme, hein ?

— Ma foi, me dit-il. Vous pouvez vous étendre à l'aise sur ce banc. Moi, je m'en vais somnoler un peu sur ce tabouret. À propos, ajouta-t-il, voulez-vous que je vous commande un petit déjeuner, demain matin ?

Je me dis que ma foi c'était vraiment un assez chic type — on ne fait pas plus brave. Et là-dessus, fermai les yeux et m'assoupis.

Le matin venu, le policeman me conduisit à bord et me remit au capitaine. Il n'y avait encore personne sur le pont. Je saluai de la main le policeman, puis, debout à la proue, je regardai longuement, un bon coup, l'Angleterre. C'était un de ces matins calmes, paisibles — ciel clair et mouettes dans le vent. Toujours, lorsque je regarde de la mer l'Angleterre, je demeure frappé par la douceur, la paix, la somnolence du paysage. L'Angleterre descend si gentiment dans la mer, que c'en est presque touchant. Tout a un air si tranquille de civilisation. Je demeurai là, regardant Newhaven, les yeux pleins de larmes. Je me demandai où le steward pouvait bien demeurer, s'il était levé, en train de prendre son petit déjeuner ou de bricoler dans son jardin. En Angleterre, chacun doit avoir son jardin : il ne saurait en être autrement, ça se sent immédiatement. Tel quel, on n'aurait pu rêver plus belle journée et l'Angleterre n'aurait pu se montrer sous un jour plus aimable, plus attrayant qu'en ce moment-là. Je me souvins du policeman : comme il allait bien avec ce paysage ! Je veux qu'il sache, si jamais il lui arrive de lire ces lignes, combien je regrette, considérant sa gentillesse et sa délicatesse, d'avoir été contraint de me déculotter devant lui. S'il avait pu me venir à l'idée qu'il allait s'asseoir là, sur son tabouret, et me guigner du coin de l'œil, je me serais retenu jusqu'à ce que nous soyons en mer. Je veux qu'il sache cela. Quant à ma paire de chameaux, je tiens à les prévenir ici que si jamais je viens à les rencontrer encore dans ma vie, je leur crache dans l'œil. Et puisse la malédiction de Job peser sur eux pour le reste de leur vie ! Puissent-ils connaître les affres de la mort et crever en terre étrangère !

L'un des plus beaux matins que j'aie jamais vus. Le petit village de Newhaven blotti dans ses falaises de craie blanche. Limites de la terre, où la civilisation glisse doucement dans la mer. Longtemps je demeurai là, perdu dans ma rêverie, tout envahi de paix profonde. En de tels instants, il semble que tout ce qui peut vous arriver est pour le mieux. Debout donc, ainsi, calme et paisible, j'en vins à penser à notre New Haven à nous (dans le Connecticut), où j'étais allé un jour, rendre visite à un type qui était en prison. Un type qui avait travaillé pour moi comme garçon de courses, et nous étions devenus amis. Puis un jour, dans une crise de jalousie, il avait tiré sur sa femme et ensuite sur lui-même. Par bonheur, ils s'en étaient remis tous deux. Après son transfert de l'hôpital à la prison, j'étais allé le voir ; nous avions eu une longue conversation à travers un grillage en acier. En sortant de la prison, j'avais soudain remarqué combien il faisait beau dehors et, cédant à mon premier mouvement, j'étais allé jusqu'à une plage proche me tremper dans l'eau. L'une des journées les plus étranges que j'aie passées au bord de l'océan. Lorsque mes pieds quittèrent le plongeoir, j'eus l'impression que je prenais congé de ce monde pour l'éternité. Je n'essayai pas de me noyer, mais je me fichais éperdument qu'un accident pût m'arriver. C'était merveilleux, cette impression de plonger en laissant le monde derrière soi — le monde et toute cette crotte humaine que nous glorifions du nom de civilisation. Quoi qu'il en soit, en revenant à la nage, il me parut que je regardais le monde avec des yeux neufs. Tout était différent. Les gens avaient l'air curieusement séparés, détachés, assis à l'entour comme des phoques se séchant au soleil. Ce que j'essaie d'exprimer, c'est qu'ils avaient l'air totalement dénués de signification. Ils faisaient partie du paysage, un point c'est tout, au même titre que le roc et les arbres et les vaches dans les prés. Comment ils avaient pu revêtir une telle et colossale importance en ce monde, c'était mystère pour moi. Ils m'apparaissaient, de toute évidence, distinctement, comme autant d'objets naturels, d'animaux ou de plantes. Je sentis ce jour-là que je pourrais commettre le plus abominable des crimes en toute clarté d'esprit et de conscience. Un crime gratuit. Oui, c'était bien cela que je ressentais, profondément : tuer un innocent, gratuitement.

Dès que le bateau piqua du nez en direction de Dieppe, ma pensée se mit à changer de tournure. Jamais je n'étais sorti de France jusqu'alors, et voici que je revenais, frappé de disgrâce, avec, sur mon visa, cette marque noire. Qu'allaient dire les Français ? Peut-être allaient-ils me cuisiner à leur tour. Quelles étaient mes occupations en France ? Comment est-ce que je gagnais ma vie ? Est-ce que je n'ôtais pas le pain de la bouche des travailleurs français ? Étais-je susceptible de tomber à la charge de l'État ?

Je fus pris tout à coup de panique. Et s'ils allaient refuser de me laisser rentrer à Paris ? S'ils allaient me transférer à bord d'un autre bateau et me réexpédier en Amérique ? Une trouille terrible me saisit. L'Amérique ! Être réexpédié à New-York et laissé choir dans un coin comme un chargement de pommes pourries ! Non, si jamais on essayait de me jouer ce tour, je sauterais par-dessus bord. L'idée de retourner en Amérique m'était intolérable. C'était Paris que je voulais revoir. Plus jamais je ne me plaindrais de mon sort. Peu importait si je devais finir mes jours à Paris dans la peau d'un mendiant. Mieux valait être mendiant à Paris que millionnaire à New-York !

Je me mis à répéter un discours magnifique, en français, que j'adresserais aux fonctionnaires. Si minutieux, si mélodramatique, ce discours, que la traversée de la Manche passa comme un rêve. Je m'essayais à conjuguer un verbe au subjonctif quand la terre montra soudain le nez, en même temps que les passagers s'entassaient contre le bastingage. « L'heure est venue, me dis-je. Courage, mon petit vieux, et ouvre la cage aux subjonctifs ! »

Instinctivement, je me tins à l'écart des autres, comme pour ne pas les contaminer. Je ne savais pas au juste ce que serait la procédure, au débarqué — si j'allais trouver un agent chargé de m'accueillir ou si un type allait me sauter dessus, à l'abordage, dans l'instant où je poserais le pied sur la passerelle. Tout se passa plus simplement que je ne l'anticipais dans mon anxiété. Le bateau entrait à quai quand le capitaine s'avança et, m'empoignant par le bras tout comme l'avait fait le policeman, me conduisit au bastingage, bien en vue de la terre. Lorsqu'il eut attiré l'attention de l'homme qu'il cherchait des yeux sur le quai, il leva très haut la main gauche, l'index pointé vers le ciel, puis me montra du geste. C'était comme s'il eût dit : Et un ! Un chou, un ! Une tête de bétail, une ! J'étais plus stupéfait que honteux. C'était si direct, si logique aussi, qu'il était bien difficile d'en faire une histoire. Après tout, je me trouvais sur un bateau, ce bateau accostait, j'étais le type qu'on cherchait et à quoi bon câbler, à quoi bon téléphoner quand tout ce qu'on a à faire, c'est de lever le bras et de pointer le doigt, ainsi ? Pouvait-on trouver rien de plus simple et de moins coûteux ?

Quand il me fut possible d'observer l'homme aux mains duquel on me remettait, tout mon courage m'abandonna. C'était une espèce d'énorme brute, avec une paire d'énormes barreaux noirs en guise de moustache, et un non moins énorme melon, qui lui écrasait à moitié les oreilles, lesquelles il avait grosses et appétissantes. Même à distance, ses mains avaient l'air d'énormes jambons. Et lui aussi était tout de noir vêtu. Les dieux m'étaient évidemment contraires.

En descendant la passerelle, je m'efforçai désespérément de me rappeler certains fragments du discours que j'étais encore en train de répéter quelques instants auparavant. Pas moyen de me souvenir de la moindre phrase. Tout ce que je pouvais me rappeler, et je le ressassais sans fin, c'était : « Oui, monsieur, je suis un Américain — mais je ne suis pas un mendiant. Je vous jure, monsieur, je ne suis pas un mendiant.

— Votre passeport, s'il vous plaît !

— Oui, monsieur !

Je savais que mon destin était de dire « Oui, monsieur », à n'en plus finir. Chaque fois que je sortais ces deux mots, je m'insultais intérieurement pour les avoir prononcés. Mais qu'y faire ? Quelle est la première chose qu'on vous tambourine dans le crâne, quand vous arrivez en France... Oui, monsieur ! Non, monsieur ! On se sent d'abord comme un hanneton. Et puis on finit par en prendre l'habitude et par le dire inconsciemment, et si le type d'en face oublie de s'en servir, ça se remarque et on lui garde un chien de sa chienne. Si jamais il vous arrive une histoire, quelle est la première chose qui vous vient aux lèvres ? « Oui, monsieur ! » qu'on dit, comme ferait un vieux bouc.

Quoi qu'il en soit, je n'eus pas à le dire plus d'une ou deux fois, parce que, tel le policeman, mon bougre était du type silencieux. Toute sa fonction consistait, comme j'eus le bonheur de le découvrir, à m'escorter jusqu'au bureau d'un autre fonctionnaire qui me redemanda mon passeport et ma carte d'identité. Là du moins, on me pria poliment de m'asseoir. Ce que je fis en éprouvant un grand sentiment de soulagement en même temps que, jetant un dernier regard sur l'énorme brute qui venait de se débarrasser de moi, je me demandais — où donc ai-je déjà vu cette tête ?

Après le cuisinage de la nuit précédente, je remarquai sur-le-champ une différence : le respect de l'individualité de chacun ! Aujourd'hui, je pense que même si cet homme m'avait fourré sur un bateau en partance pour l'Amérique, j'aurais accepté mon sort sans protester. La langue, à tout le moins, était régie par un ordre intérieur. Le caprice, l'insolence, la mesquinerie, la turpitude et la vengeance étaient absents de son discours. Il parlait la langue de son peuple, et cette langue impliquait une forme, une forme intérieure, venue d'une profonde expérience de la vie. Cette clarté était d'autant plus frappante lorsqu'on la comparait au chaos extérieur au milieu duquel il se mouvait. En fait, il était presque ridicule, ce désordre dont il s'enveloppait. S'il échappait encore au ridicule, c'est qu'il prenait source dans une certaine humanité, dans l'humaine faiblesse, la faillibilité humaine. C'était un désordre où on se sentait chez soi — qui est la forme purement française du désordre. Il me posa quelques questions d'ordre courant, qui ne m'ôtèrent rien de ma confiance. Je n'avais toujours pas la moindre idée de ce qu'allait être mon sort, mais je savais pour de bon que, quel que pût être son verdict, il ne serait dicté ni par l'humeur ni par la malveillance. Je restais assis sans mot dire, observant la façon dont il menait sa petite affaire. Rien, eût-on dit, ne marchait tout à fait comme il eût fallu, ni la plume, ni l'encre, ni la règle. C'était comme s'il venait d'ouvrir son bureau, comme si j'étais son premier client. Mais il savait ce que c'était qu'un bureau, il avait dû en tenir quelques milliers de la sorte ; si tout n'allait pas pour le mieux du premier coup, il ne s'en faisait pas pour si peu. L'important, il l'avait appris d'expérience, était que tout fût inscrit en règle sur les registres qu'il fallait. Et qu'on eût sous la main les tampons et des timbres nécessaires pour donner à l'affaire un air légal et orthodoxe. Qui j'étais... Ce que j'avais fait... Je croyais l'entendre se dire à soi-même : Ça ne me regarde pas ! Les seules questions qu'il m'avait posées, c'étaient — date et lieu de naissance ? domicile à Paris ? date d'arrivée en France ? En possession de ces trois faits, il était en train de fabriquer un magnifique petit dossier à mon nom qu'il revêtirait pour finir de sa signature, avec le paraphe adéquat, puis sur lequel il apposerait les timbres avec les tampons adéquats. Tel était son métier, et il le savait, le comprenait parfaitement.

Il lui fallut un bon bout de temps pour accomplir sa tâche, je dois le reconnaître. Mais désormais le temps travaillait pour moi. Je serais volontiers resté jusqu'au lendemain matin, à le regarder tranquillement, s'il eût été besoin. J'avais le sentiment que cet homme s'employait dans mon intérêt comme dans l'intérêt du peuple de France et que nos intérêts ne faisaient qu'un parce que, de toute évidence, nous étions l'un et l'autre intelligents et raisonnables et pourquoi diable l'un de nous deux eût-il voulu attirer des ennuis à l'autre ? J'imagine que c'était un de ces hommes dont les Français disent qu'ils sont quelconques, ce qui n'a rien à voir avec le M. Personne des Anglais, ou de l'Amérique aussi bien ; en France, M. Quiconque, ou M. Tout-le-Monde, forme une espèce bien à part. Non, un quelconque, en France, n'est pas un rien du tout. C'est un homme comme un autre, mais qui a derrière soi une histoire, une tradition, la vie d'une race, autant de choses qui lui donnent plus de prix que n'en ont les soi-disant Messieurs Quelqu'un des autres pays. Commue ce petit type qui travaillait patiemment à établir mon dossier, ces hommes sont souvent misérablement vêtus. Ils s'effrangent sur le bord, si je puis dire ; parfois aussi, je l'admets, ils ne sont pas non plus très propres. Mais ils savent ce que veut dire : se mêler de ses affaires — et c'est énorme.

Ainsi que je le disais, il prit un bon bout de temps pour transcrire tel ou tel détail d'un registre sur un autre. Il y avait le papier carbone qu'il fallait ajuster, les reçus qu'il fallait détacher, de petites étiquettes qu'il fallait coller, et ainsi de suite. Et puis, tailler le crayon, entre temps, ajuster une nouvelle plume au porte-plume, se mettre en quête des ciseaux, qu'on retrouvait en fin de compte dans la corbeille à papier, changer l'encre, dénicher un buvard neuf... des tas de choses, quoi ! Et, pour mettre le comble à ces complications, il s'aperçut à la dernière minute que mon visa français était expiré. Peut-être fut-ce par pure délicatesse qu'il se borna à me suggérer que je ferais bien de le faire renouveler — au cas, précisa-t-il, où j'aurais envie de faire un autre voyage hors de France. Je m'empressai d'acquiescer à cette suggestion, tout en ayant l'intime conviction que je n'étais pas près de songer à sortir de France à nouveau. Je lui donnai donc mon assentiment, plus par politesse et considération pour les vaillants efforts qu'il avait déployés en faveur de ma cause.

Quand tout fut en règle et que mon passeport et ma carte d'identité se retrouvèrent en sécurité dans ma poche, je lui suggérai très respectueusement de venir prendre un verre avec moi au bar d'en face. Il accepta mon invitation avec beaucoup de grâce et, sans nous presser le moins du monde, en hommes de loisirs, nous nous acheminâmes vers le bistro qui regarde la gare. Il me demanda si j'aimais vivre à Paris. C'est tout de même plus intéressant que ce trou, hein ? ajouta-t-il. Notre entretien ne dura pas longtemps : il ne restait que quelques minutes avant le départ du train. Je me disais : « Sait-on jamais ? peut-être à la fin me demandera-t-il : « Comment diable vous êtes-vous arrangé pour vous attirer ces ennuis ? » mais non, pas la moindre allusion à ce chapitre.

Nous revînmes ensemble sur le quai de la gare ; le sifflet donna le signal du départ ; je lui donnai une cordiale poignée de main, lui me souhaita bon voyage. J'avais déjà pris place, qu'il attendait encore sur le quai. Il me fit signe de la main et répéta : « Au revoir, monsieur Miller, et bon voyage ! » Il y avait cette fois quelque chose qui faisait plaisir à entendre, dans ce monsieur Miller — quelque chose de bon et de parfaitement naturel. De si bon et de si naturel, en vérité, que les larmes m'en vinrent aux yeux. Oui, tandis que le train laissait derrière lui la gare, je me souviens distinctement de deux grosses larmes dévalant la pente de mes joues et s'écrasant, pour finir, sur mes mains. Du même coup, j'avais retrouvé le sentiment d'être en sécurité et celui de vivre au milieu d'êtres humains. Le « bon voyage » tintait joyeusement dans mes oreilles. Bon voyage ! Bon voyage !

Il bruinait doucement sur le pays picard. Et cette bruine donnait à la noirceur des toits de chaume un air hospitalier, et à l'herbe une verdeur plus profonde. De temps à autre, dans un virage, un bout de mer se montrait, aussitôt englouti par la houle des dunes et des sables ; puis des fermes, des prairies, des ruisseaux. Toute une campagne paisible et silencieuse, où chacun se mêle de ses propres affaires.

Je me sentis tout à coup si bougrement heureux que j'eus envie de me lever et de crier ou de chanter. Mais je ne pus trouver rien d'autre dans ma tête que « bon voyage ! » Que de sens dans ces mots ! Toute notre vie durant, nous nous trimbalons çà et là, marmottant cette phrase, qui est un don qui vient de France ; mais le faisons-nous jamais, ce bon voyage ? Nous rendons-nous jamais compte que le simple fait d'aller au bistro, chez l'épicier du coin, est un voyage dont nous risquons de ne jamais revenir ? Si nous avions en nous, profondément, ce sentiment — que chaque fois que nous nous embarquons hors de chez nous, nous levons l'ancre pour un grand voyage — est-ce que notre façon de voir la vie ne serait pas quelque peu différente ? Pendant que nous sommes occupés à faire notre petit tour au coin de la rue, ou à Dieppe, à Newhaven, au diable sait où, la terre elle aussi fait son petit tour, personne ne sait où, pas même les astronomes. Mais tous tant que nous sommes — que notre petit saut nous mène au coin de la rue ou en Chine — tous, nous sommes embarqués pour le grand voyage en compagnie de notre mère la terre, et la terre navigue avec le soleil, et avec le soleil naviguent les autres planètes... Mars, Mercure, Vénus, Neptune, Jupiter, Saturne, Uranus. Tout le firmament navigue et, dans ce trimbalement, si vous n'allez pas posant un tas de questions idiotes, vous vous apercevrez que partir en voyage n'est ni plus ni moins qu'une idée qu'on se fait, qu'il n'est rien dans la vie qui ne soit voyage, voyage au sein du grand voyage, et que la mort n'est pas le dernier voyage mais le début d'un autre voyage dont personne ne connaît le pourquoi ni la fin, mais bon voyage quand même !... J'avais envie de me lever et de chanter ce thème en ut mineur. L'univers tout entier m'apparaissait comme un réseau serré de pistes de tous genres, certaines profondément enfouies et invisibles comme les orbites planétaires, et dans ce brouillard géant de va-et-vient glissant, dans ce paysage fantomatique d'un royaume à l'autre, je voyais toutes choses, inanimées ou animées, se saluer l'une l'autre, le hanneton faisant signe au hanneton, et les astres aux astres, l'homme à l'homme, et Dieu lui-même à Dieu. Tous à bord pour le grand trek vers nulle part, mais bon voyage quand même ! Depuis l'osmose jusques et y compris le cataclysme, rien qu'un vaste et silencieux et perpétuel mouvement. Demeurer tapi au cœur de cette énorme folie mouvante, naviguer avec la terre, si titubante soit-elle, se joindre aux hannetons, aux astres, aux dieux, aux hommes — ça, c'est ce qu'on appelle voyager ! Et là-bas, dehors, dans les plaines spatiales de nos navigations, où nous laissons nos invisibles traces, quel est cet écho que j'entends, cet écho d'un sarcasme lointain, cette voix minuscule et gluante, anémique, incrédule, qui me demande en anglais : — « Voyons, monsieur Miller, vous n'allez pas me dire que vous écrivez aussi des ouvrages de médecine ? » Si, pardieu, maintenant je peux le dire, en toute conscience. Si, M. Personne de Newhaven, si j'écris aussi des livres de médecine, de merveilleux ouvrages de médecine, qui guérissent de toutes les maladies du temps et de l'espace. En fait, en ce moment même, je suis en train d'écrire sur le papier le nom du seul, du plus grand purgatif qui soit pour la conscience humaine : le sens du voyage !

Et dans l'instant précis où je croyais voir l'idiot de Newhaven tendre l'oreille pour mieux m'entendre, une ombre énorme et menaçante se dressa devant lui, l'oblitérant complètement. Dans l'instant précis où j'allais me dire : « Où diable ai-je déjà vu cette tête ? » la révélation descendit en moi comme la foudre. Le type de Dieppe, le type à la moustache, cette tête que j'avais déjà rencontrée quelque part, je la reconnaissais à présent : c'était la tête de Mack Swain ! C'était lui le Grand Méchant Loup ; et Charlot, Samson Agonistes. C'est tout. Simplement, je voulais que ce fût tiré au clair dans mon esprit. Et bon voyage ! Bon voyage à tout le monde !