II

 

POURQUOI tout est-il si tranquille ? La flore noire du décor ruisselle de lait condensé. Un certain Silverberg mâchonne les lèvres d'une jument. Un autre individu, du nom de Vittorio, chevauche une brebis. Une femme anonyme lâche des rafales de cacahuètes dont elle se bourre l'entre-jambes.

À la même heure, à une minute près, une espèce de type à la peau basanée, au poil lisse, vêtements immaculés à la mode coloniale, cravate jaune tirant l'œil, œillet blanc à la boutonnière, prend la pose sur la troisième marche du perron de l'hôtel Astor, comme il ferait chez le photographe, s'appuyant légèrement sur la canne de bambou qu'il aime à exhiber à cette heure de la journée.

Il s'appelle Osmanli ; bien entendu, c'est un faux nom. Il froisse dans sa poche une liasse de billets de dix, vingt et cinquante dollars. Un parfum d'eau de toilette de grand luxe s'exhale du mouchoir de soie qui sort prudemment de la poche extérieure de son veston. Frais comme une rose, tiré à quatre épingles, sa personne respire une froide insolence — image parfaite du dandy. À le voir, il ne viendrait à l'idée de personne que cet homme est à la solde d'une association religieuse ; que sa seule mission dans la vie est de répandre le poison, la malignité, la calomnie ; qu'il aime son métier, dort comme un ange, est épanoui comme un bouton d'or.

Demain, midi le trouvera à son poste accoutumé, dans Union Square, juché sur une caisse, sous la protection de la bannière étoilée, les lèvres frangées d'écume et de bave, les narines frémissantes de rage, la voix rauque et fêlée. Tous les arguments-massue que l'on peut inventer pour dominer la voix et la clameur du Communisme, il les a dans sa poche, les sort de son chapeau et les brandit triomphalement à la façon d'un prestidigitateur de seconde zone. Son métier n'est pas seulement de fournir des arguments, de répandre le poison et la calomnie, mais de fomenter le trouble : susciter la bagarre, forcer les cognes à intervenir, aller en justice, accuser de pauvres innocents d'attaquer la bannière étoilée.

Quand ça barde trop pour son matricule dans le secteur d'Union Square, il va faire un tour à Boston, à Providence ou dans quelque autre grande ville, toujours drapé dans le pavillon américain, toujours entouré de sa bande de provocateurs patentés, toujours protégé par la grande ombre de l'Église. L'origine de l'individu se perd dans un brouillard artificiel ; il a changé de nom une douzaine de fois, servi tous les partis, rouges, blancs, bleus, indifféremment. Il n'a pas plus de patrie que de principes, de croyance, de scrupules. Serviteur de Belzébuth, donneur, indicateur, traître, tourne-veste. Maître dans l'art de semer la confusion dans les esprits, adepte de la Loge noire.

Il n'a pas d'amis ; on ne lui connaît ni maîtresse ni liens d'aucune sorte. Il disparaît sans laisser de traces. Un fil invisible l'attache à ceux qu'il sert. Juché sur sa boîte, il a l'air d'un possédé, d'un fanatique déchaîné. Sur le perron de l'hôtel Astor, où il s'arrête tous les soirs quelques minutes, comme observant de haut la foule, le regard vaguement abstrait, il offre l'image de la maîtrise de soi, de la suavité, de la froide nonchalance. Il a prit un bain, s'est fait masser, ongles manucurés, chaussures bien astiquées. Il s'est payé un bon petit somme, aussi, puis un excellent repas, dans un de ces restaurants tranquilles et sélects, réservés à une clientèle de gourmets. Il lui arrive souvent de faire une petite balade digestive dans le parc, histoire d'accélérer la bile. Son œil intelligent et connaisseur ne perd rien des beautés de la terre et du ciel. Il a beaucoup lu et voyagé, aime la musique en homme de goût, les fleurs à la folie. Souvent, au cours de ses promenades, il songe aux vanités humaines. Amoureusement il goûte et savoure les mots, les tourne et les retourne de la langue, comme il ferait d'un mets délicat. Il sait qu'il a le don d'empoigner, d'émouvoir, d'exalter et de confondre à volonté. Mais de ce talent il n'a déduit à l'égard de ses frères humains que dédain, mépris, dérision.

Pour l'instant, sur le perron de l'hôtel Astor, déguisé en boulevardier, en flâneur, en beau Brummel, il promène un regard méditatif sur la foule aux cent mille têtes ; indifférent aux lumières de chewing-gum, aux chairs à vendre ou à louer, à tout ce tintamarre d'attelages fantômes, aux regards d'absence démente dont s'illuminent les yeux des passants. Il est pour l'instant détaché des partis, des cultes, des ismes, des idéologies. Ce n'est plus qu'un moi qui roule en roue libre sur la pente, immunisé contre toute foi, toute croyance, tout principe. Il est à même de s'offrir tout ce dont il a besoin pour entretenir en lui l'illusion qu'il n'a besoin de rien ni de personne. Il a l'air ce soir plus libre, plus détaché que jamais. Il admet dans son for intérieur qu'il a le sentiment d'être un personnage de roman russe et se demande vaguement à quoi tiennent ce sentiment et cette indulgence qu'il éprouve pour lui-même. Il lui faut bien reconnaître qu'il vient à l'instant même d'écarter de son esprit l'idée de suicide ; la pensée qu'il ait pu nourrir une telle idée ne manque pas de lui donner un petit frisson. Il a eu une querelle domestique avec lui-même, interminable quand il y pense. Ce qu'il y a de plus étrange et d'inquiétant, c'est qu'il ne sait plus ce qu'est devenu cet autre moi avec lequel il a eu ce débat sur le suicide. Jamais cette partie secrète de son être n'avait encore formulé de revendications. Il n'y avait auparavant qu'un trou, un vide autour duquel il s'était bâti une véritable cathédrale de personnalités de rechange. Chaque fois qu'il s'était réfugié derrière cette façade, il s'y était toujours retrouvé seul. Et voilà qu'il venait de découvrir que cette solitude n'existait pas, qu'en dépit des changements de marque, de l'architecture de camouflage, quelqu'un d'autre partageait sa vie, quelqu'un qui le connaissait intimement, qui se mêlait, maintenant, de le presser d'en finir.

Et le plus fantastique était qu'on le pressait d'en finir sur-le-champ, sans perdre une minute. Grotesque ! En admettant que l'idée ne manquât ni d'attrait ni de séduction, il n'en ressentait pas moins le désir, très humain, de jouir entièrement du privilège de vivre jusqu'au bout, en imagination, sa propre mort, à tout le moins durant une heure ou deux. Il avait l'air de vouloir gagner du temps, ce qui ne laissait pas d'être curieux, étant donné que c'était la première fois de sa vie qu'il nourrissait ainsi l'idée d'en finir avec lui-même. Normalement, il aurait dû envoyer cette pensée à tous les diables, au lieu de plaider à la façon d'un condamné, et d'implorer un instant de grâce. Mais ce désert, cette solitude où il avait coutume de chercher asile, voilà qu'elle assumait à présent la force explosive d'un vide. La bulle allait crever. Il le savait. Comme il savait que rien ne pourrait différer le moment fatal. Il descendit rapidement les marches du perron et piqua droit dans la foule. Un instant, il crut qu'il parviendrait peut-être à se perdre dans cet amas de corps ; mais non, plus il allait, plus il était lucide, conscient de soi, décidé à se soumettre à la voix impérieuse qui le poussait en avant. On eût dit un amant courant au rendez-vous. Il n'avait plus qu'une idée : se détruire. Et cette idée flambait comme un incendie, illuminant sa route.

Au moment où il s'engageait dans une petite rue, pour mieux se hâter vers le lieu de la rencontre, il comprit distinctement qu'on l'avait déjà pris en charge, pour ainsi dire, et qu'il n'avait qu'à se laisser guider par son instinct. Plus de problèmes, plus de conflits. Rien que quelques gestes d'automates, qui ne le forçaient même pas à ralentir le pas. C'est ainsi que, passant devant une poubelle, il y jeta sa liasse de billets comme il se fût délesté d'une peau de banane ; au coin d'une rue, il vida le contenu de sa poche intérieure dans une bouche d'égout ; montre, chaîne de montre, bague, canif prirent un chemin identique. Sans cesser de marcher, il se palpa partout le corps, pour s'assurer qu'il s'était débarrassé de tous ses biens. Son mouchoir même y passa : il le jeta dans le caniveau, après s'être mouché pour la dernière fois. Il se sentit léger comme une plume, pressa l'allure dans les rues sombres. Le moment viendrait où l'on donnerait le signal et où il s'abandonnerait. Au lieu d'un torrent tumultueux de pensées, de peurs ultimes, de désirs, d'espoirs, de regrets, au lieu de ces imaginations dont nous nous plaisons à assaillir l'esprit des condamnés, il n'avait connaissance que d'un vide étrange et sans cesse croissant. Son cœur ressemblait à un ciel pur et clair où l'on ne peut relever la moindre trace de nuée. On aurait pu penser qu'il avait déjà franchi la frontière de l'autre monde, qu'il se trouvait déjà, en présence de sa mort corporelle, dans le coma, et qu'émergeant de l'autre côté, il serait stupéfait de se voir entraîné dans une course aussi rapide. Alors seulement, peut-être, serait-il à même de rassembler ses pensées et de se demander la raison de son acte.

Au-dessus de lui, le métro aérien passe dans un bruit de râteaux et de tonnerre. Un individu le frôle, courant à toutes jambes. Un agent de police le suit, revolver au poing. Osmanli aussi se met à courir. Ils sont trois maintenant à galoper. Il ne sait pas pourquoi il court, Osmanli ; ne sait même pas qu'un autre court derrière lui. Mais quand la balle lui perce la nuque, quand il s'écroule, face contre terre, une lueur d'une clarté aveuglante se répercute dans tout son être.

Saisi au vol dans la mort, ainsi, face contre terre, sur le trottoir, alors que déjà l'herbe lui pousse par les narines, Osmanli redescend le perron de l'hôtel Astor. Seulement, au lieu de se joindre à la foule, il se faufile par la porte de derrière d'une maisonnette, dans un village où il lui arriva jadis de tenir un langage différent. Il s'assied à la table de cuisine et boit à petits coups un verre de petit-lait. On dirait que c'est la veille que ça s'est passé ; la veille que, assise à cette même table, sa femme lui a dit qu'elle le quittait. Cette nouvelle l'avait à ce point sonné qu'il était resté muet. Il l'avait regardé partir sans trouver la force de protester. Oui, assis, à boire tranquillement son verre de petit-lait ; et, elle, était venue lui dire brutalement, sans détours, franchement, qu'elle ne l'avait jamais aimé. Deux ou trois phrases de plus, également impitoyables, et puis fini : partie. Quelques minutes avaient suffi pour faire de lui un autre homme. Se remettant du choc, il avait senti son être s'ouvrir comme sous l'effet d'un grand rire. Comme si elle lui avait dit : « Désormais, tu peux en faire à ta tête ! » Il s'était senti si mystérieusement libre qu'il s'était demandé s'il n'avait pas jusqu'alors rêvé qu'il vivait. Agir ! Si simple. Il se souvenait d'être allé dans la cour, d'y avoir vu une hache, de l'avoir saisie sans y penser ; puis, avec la même gratuité, il s'était dirigé vers la niche à chien, avait sifflé l'animal et, quand ce dernier avait montré la tête, l'avait décapité net comme je dis. C'était cela — agir ! Simple, si formidablement simple que ça l'avait fait rire. Il savait désormais qu'il ferait tout ce qu'il voudrait. Il était rentré, avait appelé la bonne. Il avait eu envie de voir un peu comment elle était faite, maintenant qu'il avait des yeux neufs. Sans plus. Une heure plus tard, l'ayant violée, il avait filé droit à la banque, puis à la gare où il avait pris le premier train venu.

Depuis lors sa vie s'était déroulée comme les images d'un kaléidoscope. Il avait commis quelques meurtres, distraitement pour ainsi dire, sans malice, sans haine, sans esprit de lucre. Il avait fait l'amour de même. La peur, la timidité, la prudence lui étaient inconnues.

C'était ainsi : dix ans avaient coulé en l'espace de quelques minutes. Il avait vu tomber d'un coup les liens dont nous sommes d'ordinaire enchaînés. Il avait erré librement par le monde, savouré la franchise avec l'immunité ; et puis, dans un moment de détente parfaite, capitulant devant son imagination, il avait fini par conclure, logiquement, rigoureusement, que la mort était le seul luxe qu'il se fût refusé. Il avait donc descendu le perron de l'hôtel Astor et, quelques minutes plus tard, tombant mort face contre terre, il s'était rendu compte qu'il ne s'était pas mépris, le jour où il avait entendu sa femme lui dire qu'elle ne l'avait jamais aimé. C'était la première fois que cette pensée lui était revenue, la dernière aussi, incontestablement ; ce qui n'empêchait qu'il n'en pouvait tirer rien de plus que dix ans auparavant. Elle n'avait pas plus de sens à présent qu'autrefois, cette pensée. Il en était encore à boire à petits coups son petit-lait. C'était ce jour-là déjà qu'il était mort. Frappé d'impuissance. C'était de là qu'était venue alors cette impression de liberté. Mais il n'avait jamais été vraiment libre, au point où il avait cru l'être. Simple hallucination. Et d'abord, il était faux qu'il eût tranché la tête du chien ; sinon, pourquoi l'animal aboyait-il ainsi de joie ? Si seulement il lui était donné de se relever et de regarder les choses à pleins yeux, il arriverait bien à savoir quelle était la part du vrai ou de l'hallucination dans cette histoire. Mais on lui avait ôté jusqu'à la faculté de bouger. Dans l'instant où sa femme avait prononcé ces quelques mots qui en disaient long, il avait su que dorénavant il ne pourrait plus remuer. Qu'elle eût choisi ce moment entre tant d'autres, l'instant précis où il vidait son verre de petit-lait, qu'elle eût attendu si longtemps pour lui dire ça, c'était ce qui le dépassait, sans espoir d'y jamais rien comprendre. D'ailleurs, il n'essaierait même pas. Il l'avait entendue très nettement, comme si elle lui avait hurlé la chose dans le creux de l'oreille. Et la chose avait voyagé si vite à travers tout son corps que c'était comme si une balle lui avait explosé dans le crâne. Et puis, quelques instants plus tard ou une éternité, n'importe, il était sorti de son défunt moi ainsi que de prison, à peu près comme le papillon sort de la chrysalide. D'où le chien, la bonne, et ci et ça — autant d'incidents innombrables se répétant conformément à un plan pré-établi. Tout sur le même modèle, jusques et y compris les trois ou quatre meurtres fortuits.

De même que ces légendes où on raconte que celui qui perd son pouvoir de vision trébuche et tombe dans un labyrinthe qui n'a d'autre issue que la mort ; où symboliquement, allégoriquement, il est signifié que replis du cerveau, replis du labyrinthe et replis des serpents qui enserrent la colonne vertébrale, ne sont qu'un seul et même processus de strangulation, celui-là même qui implique que l'on boucle toutes les portes derrière soi, que l'on se mure dans la chair, que l'on se meut sans trêve sur le chemin de toute pourriture ; de même le cas d'Osmanli, vague Turc devenu la proie de son imagination, saisi au vol par cette dernière sur le perron de l'hôtel Astor, au moment précis où jamais il ne s'était cru aussi libre et détaché de tout. Promenant son regard sur la foule aux cent mille visages, il avait reconnu, dans un frisson de sa mémoire, l'image cynocéphale et pétrifiée de sa femme bien-aimée. Dans son désir pathétique de rejoindre sa souffrance, il s'était retrouvé face à face avec le masque. L'embryon monstrueux de l'inachèvement bloquait toutes les issues. La face écrasée sur le pavé, il avait l'air de baiser les traits pétrifiés de celle qu'il avait perdue. Sa fuite éperdue, menée par un hasard habile, l'avait conduit droit à l'image éclatante de l'horreur, se reflétant dans le bouclier protecteur. Mort assassiné, il avait assassiné le monde. Il avait trouvé son identité dans la mort.

(Cléo achevait justement sa danse. Ses dernières convulsions avaient coïncidé avec cette rétrospective fantastique de la mort d'Osmanli...)

L'incroyable, dans le cas d'hallucinations de ce genre, c'est qu'elles empruntent leur substance à la réalité. Lorsque Osmanli était tombé face contre terre sur le trottoir, il préfigurait purement et simplement une scène de ma vie. Sautons quelques années, mettons carrément les pieds dans la chaudière de l'horreur.

Les damnés trouvent toujours une table où s'asseoir et où poser le coude pour soutenir leur front de plomb. Les damnés sont toujours aveugles et contemplent le monde, de leurs orbites creuses. Les damnés sont toujours de pierre et au cœur de cette pierre se tient la quintessence du vide. Les damnés ont tous et toujours la même excuse — la perte de la bien-aimée.

C'est la nuit. Je suis assis dans le sous-sol. C'est là que nous demeurons. Je passe mes nuits à l'attendre, tel un prisonnier enchaîné au sol de sa cellule. Il y a avec elle une autre femme, qu'elle nomme son amie. Toutes deux me laissent sans rien à manger, sans chauffage, sans lumière, sans eau. Amuse-toi bien jusqu'à notre retour, me disent-elles. À force de semaines et de mois d'humiliation et de honte, j'ai fini par aimer ma solitude comme un vieux copain. Je n'attends plus d'aide du monde extérieur. Je ne réponds plus quand on sonne. Je vis seul, dans le tourbillon de mes peurs. Pris au piège de mes propres phantasmes, j'attends la montée du déluge qui me noiera.

Quand elles rentrent pour me torturer, je me conduis en animal que je suis devenu. Je me jette sur la nourriture comme un fauve affamé. Je mange à pleines mains. Et tout en dévorant, je les interroge brutalement, sans merci, comme ferait un tzar dément et jaloux. Je feins la colère ; je les couvre d'insultes ordurières, je les menace du poing, je montre les dents, crache et joue les furieux.

Et ce, nuit après nuit, à seule fin de réveiller en moi l'émotion presque morte. J'ai perdu jusqu'à la faculté de sentir. Pour cacher cette carence, je simule toutes les passions. Il est des nuits où je les amuse sans fin en imitant les rugissements du lion blessé. Il arrive aussi que je fasse patte de velours, pour mieux cogner et les jeter à terre. Même, je leur ai pissé dessus, tandis qu'elles se tordaient et se roulaient sur le sol, de rire et d'hystérie.

Elles disent que j'ai un vrai talent de clown. Elles disent qu'elles inviteront des gens un soir pour m'exhiber. Je grince des dents et fais bouger la peau de mon crâne, d'arrière en avant, pour signifier mon acquiescement. Je m'instruis, j'apprends les trucs du zoo.

Mais le grand coup, ce sont mes scènes de jalousie. De jalousie pour rien, notamment. Ne jamais chercher à savoir si elle a couché avec un tel ou tel autre, mais lui demander seulement s'il lui a baisé la main. Un simple petit geste de ce genre suffit pour me rendre fou furieux. Alors, je suis capable d'empoigner un couteau et de menacer de lui ouvrir la gorge. De temps à autre, je pousse la plaisanterie jusqu'à loger une tendre estafilade dans les fesses de sa très chère amie. Ensuite j'arrive avec la teinture d'iode et le plaster, non sans avoir au préalable baisé le cul de ladite très chère.

Mettons qu'elles rentrent un beau soir et trouvent le feu éteint. Mettons que ce soir-là je sois d'excellente humeur, ayant avec une volonté de fer surmonté les angoisses de la faim, résisté seul dans le noir aux assauts meurtriers de la démence, m'étant presque convaincu que seul l'égoïsme provoque la souffrance et les misères de l'âme. Mettons encore qu'à leur entrée dans ma cellule elles aient l'air insensibles à la victoire que j'ai remportée. Qu'elles ne soient sensibles qu'à une seule chose : la fraîcheur traîtresse de la pièce. Elles ne me demandent pas si j'ai froid ; elles se bornent à dire : il fait froid dans cette pièce.

Froid, mes petites reines ? Soit, je vais vous faire un feu d'enfer. J'empoigne la chaise, et vlan ! contre le mur de pierre. Je saute dessus, la piétine et la romps en menus morceaux. J'allume une flamme minuscule de papier et de copeaux dans le foyer. Puis, morceau par morceau, je fais rôtir la chaise.

Charmant, disent-elles. Pas mal, pas mal. Et maintenant, on se restaure un peu, hein ? Une bouteille de bière bien fraîche, non ? Alors on s'est bien amusé, on a passé une bonne soirée, oui ? Faisait froid dehors, quoi ? Ramassé un peu d'argent ? Chic, déposez-le sans faute à la Caisse d'épargne demain ! Quant à toi, Hegoroburu, file acheter une bouteille de rhum ! Demain, je serai parti... en voyage.

Le feu tombe. J'empoigne une chaise vide et lui casse la gueule sur le mur. Les flammes jaillissent. Hegoroburu rentre, tend la bouteille en ricanant. Minute, le bouchon saute, une bonne lampée. Ça brûle, ça flambe dans le gésier. Je hurle. Debout ! Passez-moi l'autre chaise ! Protestations, hurlements, cris d'effroi. Vraiment j'exagère. Il fait froid dehors, quoi ? je ne vous le fais pas dire. Ergo il faut se chauffer. Ôtez-vous de là ! Je balaie la vaisselle et en jonche le plancher, d'un seul coup, puis m'attaque à la table. Elles essaient de m'arrêter. Je sors, vais chercher la hache à côté de la poubelle. Au boulot. Je bûcheronne. Je brise la table en mille morceaux, puis la commode, renversant le contenu sur le plancher. Tout y passera, leur dis-je, même l'argenterie. On va se chauffer comme jamais ça ne nous est arrivé.

La nuit se passe sur le plancher. Nous nous tournons et retournons tous les trois comme des sarments en flammes. On me tente, on me défie.

« Penses-tu, il ne partira pas... il fait semblant. »

Une voix chuchote à mon oreille : « Tu ne pars pas pour de bon, si ? »

« Si, je pars : je le jure. »

« Mais je n'ai pas envie que tu partes. »

« Que tu en aies envie ou non, désormais je m'en fiche. »

« Mais je t'aime. »

« Je n'en crois rien. »

« Il faut que tu me croies. »

« Je ne crois en rien ni personne. »

« Tu es souffrant. Tu ne sais plus ce que tu fais. Je ne permettrai pas que tu t'en ailles. »

« Comment t'y prendras-tu ? »

« Val, je t'en prie... je t'en prie, ne parle pas ainsi... tu m'inquiètes. »

Silence.

Voix timide à mon oreille : « Comment feras-tu pour vivre sans moi ? »

« Sais pas, m'en fous. Comme je faisais auparavant, sans doute. »

« Mais tu ne peux pas te passer de moi. Tu es incapable de te débrouiller tout seul. »

« Je n'ai besoin de personne. »

« J'ai peur, Val, j'ai peur qu'il ne t'arrive du mal. »

Au petit jour, je me sauve comme un voleur, les laissant somnoler. Je vole quelques sous dans la sébille d'un vendeur de journaux aveugle, de quoi débarquer sur la côte du Jersey et rejoindre la grand-route. Je me sens prodigieusement léger et libre. Dans Philadelphie, je me balade en touriste. La faim me prend. Je mendie, tape un passant de dix cents. Puis un autre et encore un autre — rien que pour le plaisir. J'entre dans un bistro, me paie un déjeuner gratis moyennant un distingué de bière, et reprends la grand-route.

Auto-stop en direction de Pittsburgh. Le conducteur est muet. Moi itou. J'ai l'impression de rouler, conduit par mon chauffeur. Au bout d'un moment, je m'interroge : où en suis-je ? Chercher du travail ? Non. Changer de vie ? Non. Vacances ? Non. Rien. Tout cela ne me dit rien.

« De quoi diable as-tu envie, alors ? » me dis-je. Réponse identique : de rien.

Ma foi, dans ce cas, tu as ce que tu veux : rien.

Ce dialogue meurt de lui-même. Mon attention se concentre sur le briquet électrique qui est branché sur le tableau de bord. Le mot de taquet me court dans la tête. Je m'en amuse un bon moment, puis le rejette péremptoirement, comme on écarterait un enfant qui vous tanne avec son envie de jouer à la balle tout le jour durant.

Chemins et grand-routes, embranchements en tous sens. À quoi ressemblerait la terre sans routes ? À un océan sans pistes. Une jungle. La première route tracée dans ces solitudes, quel exploit formidable ça a dû paraître. Direction, orientation, communication. Puis deux, puis trois routes... Et puis des millions. Toile d'araignée. Au centre, l'homme, le créateur, pris comme une mouche.

Nous roulons à cent à l'heure, ou peut-être est-ce mon imagination. Pas une parole de l'un à l'autre. Il est fichu de prendre peur si je lui dis que j'ai faim ou que je ne sais où passer la nuit. Il est fichu de se demander où il pourrait bien me laisser choir si jamais j'éveille sa méfiance. De temps à autre il allume une cigarette au briquet électrique. Ce dispositif me fascine. Ça fait penser en petit à la chaise électrique. On se sent griller comme du toast.

— Je prends par là, me dit-il brusquement. Où allez-vous ?

— Vous pouvez me déposer ici... merci.

Je le quitte. Il bruine dru. Le soir commence à tomber. Carrefour. Routes menant partout. Il faut que je me décide. Me fixer un objectif.

Je demeure immobile, plongé dans une telle transe que je laisse passer des centaines de voitures sans même lever les yeux. Je m'aperçois que je n'ai pas de mouchoir de rechange. J'étais sur le point d'essuyer mes verres, mais à quoi bon ? Je n'ai pas besoin de voir si clair, ni de sentir ou de penser si clairement. Je ne vais nulle part. Quand j'en aurai assez, j'aurai toujours la ressource de me laisser choir sur le sol et de dormir. Les bêtes dorment bien sous la pluie. Pourquoi pas l'homme ? Si je pouvais me changer en bête, j'irais certainement quelque part.

Un camion s'arrête à ma hauteur. Le conducteur est à la recherche d'une allumette.

— Voulez monter ? demande-t-il.

Je saute à côté de lui sans m'enquérir de sa destination. La pluie tourne à l'averse. Il fait noir tout soudain, grand noir. Je n'ai pas la moindre idée de notre direction et m'en moque. Je suis content de ne plus être sous la pluie et de sentir contre moi la chaleur d'un corps.

Le type est d'ailleurs meilleur vivant que l'autre. Il fait de grands discours sur les allumettes, sur l'importance qu'elles prennent quand on en manque, sur la facilité avec laquelle on les perd, etc. Tout lui est prétexte à conversation. Curieux, qu'on puisse ainsi parler avec tant de flamme de rien, pendant qu'il y a tant de problèmes formidables à résoudre. À part le fait que nous traitons de babioles matérielles, c'est le genre de conversation qui pourrait fort bien se tenir dans un salon en France. Les routes ont installé un lien si parfait entre les choses que le vide absolu ne pose aucun problème de transports.

Nous arrivons en vue des faubourgs d'une grande ville. Je demande où nous sommes.

— À Phila, pardi, me dit-il. Vous n'y êtes plus, non ?

Il pousse un grognement, puis ajoute :

— Vous avez l'air de vous en foutre un peu, hein ? Vous avez tout du cheval qui tourne dans le noir.

— Exact. Précisément ce que je suis en train de faire... tourner en rond dans le noir.

Je me rencoigne et l'écoute me parler de types qui s'en vont par les routes, à pied, et cherchant un endroit où passer la nuit. Il parle de cette race d'hommes comme un horticulteur parlerait d'une espèce de plantes bien caractérisée. C'est un « lieur d'espace », pour parler comme Korbsyzki, un de ces types qui sillonnent grand-routes et chemins avec pour seul compagnon leur solitude. Tout ce qui s'étend de part et d'autre des artères vouées au trafic n'est que veldt, et les créatures qui peuplent ce vide ne sont que vagabonds implorant qu'on les prenne à bord.

 

Plus il bavardait, plus je pensais tristement à tout ce que signifie le toit, l'abri. Au fond, mon sous-sol n'était pas si mal. Dehors, les gens ne se trouvaient guère mieux de leur vaste monde. La seule différence entre eux et moi, c'était qu'ils pouvaient sortir et se procurer ce dont ils avaient besoin ; ils le faisaient à la sueur de leur front, se jouant mutuellement des tours de vache, se déchirant à belles dents, toutes griffes dehors. J'étais débarrassé de ce genre de problèmes. Mon seul problème, à moi, était de vivre en m'accompagnant de ma propre compagnie, jour après jour.

Je pensais au ridicule, au pathétique de mon retour : rentrer comme un voleur dans le sous-sol, trouver un petit coin pour moi tout seul, où me pelotonner et tirer à moi le plafond, jusqu'aux oreilles, comme une couverture. Ramper comme un chien, la queue entre les jambes. Ne plus les embêter avec mes scènes de jalousie. Les remercier éperdument des moindres miettes qu'elles me jetteraient. S'il lui prenait la fantaisie de ramener ses amants dans le sous-sol et de faire l'amour en ma présence, d'accord, je ne dirais rien. On ne mord pas la main qui vous donne à manger. J'avais vu le monde, ça me suffisait, je ne me plaindrais plus. Tout plutôt que de traîner sous la pluie, sans savoir où l'on veut aller. J'avais toujours la ressource de l'esprit. Je saurais me contenter de rester tapi dans le noir, à penser, penser tant ou si peu qu'il me plairait. Dehors, les gens vaqueraient à leurs occupations, remueraient des choses, achetant, vendant, mettant de l'argent à la banque pour l'en retirer aussitôt. Quelle horreur ! Jamais je ne ferais chose pareille. Mieux valait simuler, faire la bête, le chien par exemple, attraper l'os qu'on me jetterait de temps à autre. Si je savais être sage, on me caresserait, me cajolerait. Je finirais peut-être par trouver un bon maître qui me sortirait au bout d'une laisse et me laisserait faire pipi partout. Et puis de temps à autre, je rencontrerais un autre chien, un du sexe opposé, et je tirerais un coup en vitesse. Oui, désormais, je saurais parfaitement rester tranquille et sage. J'avais reçu ma petite leçon. Je me blottirais dans un coin près de la cheminée, aimable et sage à plaisir. Il faudrait qu'elles fussent rudement vaches pour me chasser à coups de pied. D'ailleurs, si je leur prouvais que je n'avais besoin de rien, que je n'attendais pas de faveurs, si je refusais de me mêler de leurs histoires en faisant comme si je n'étais pas là, qu'est-ce que ça pourrait bien leur coûter, de m'accorder une petite place dans un coin ?

Le tout était de se faufiler en leur absence, pour qu'elles ne puissent pas me fermer la porte au nez.

Parvenu à ce point de ma rêverie, je fus saisi d'une terrible inquiétude. Et si elles avaient foutu le camp ? Si la maison était vide ?

 

Aux environs d'Élisabeth, arrêt. Panne de moteur. La sagesse voulait que je descende et que je fasse signe à un autre chauffeur, plutôt que de passer la nuit à attendre. Je marchai donc jusqu'au poste d'essence le plus proche et me mis en devoir d'attendre une voiture qui filât sur New-York. J'attendis plus d'une heure, au bout de quoi, perdant patience, je repris la route pedibus. Le chemin était sombre et triste. La pluie s'était calmée ; le soir tombait et s'annonçait beau. De temps à autre, songeant à la joie que j'aurais à regagner en rampant mon chenil, je prenais le petit trot. Élisabeth était encore à une vingtaine de kilomètres.

À un moment donné, je fus pris d'une telle ivresse que je me mis à chanter. Je chantai de plus en plus fort, comme pour leur annoncer ma venue. Naturellement, parvenu à la maison, je ne ferais pas mon entrée en chantant — elles en crèveraient de frousse.

De chanter me donna faim. Je m'offris une barre de nougat, dans une aubette sur le bord de la route. Exquis. « Tu vois, ça ne va pas si mal que ça, me dis-je. Tu n'en es pas encore au régime détritus et nonosses. Qui sait, peut-être feras-tu quelques bons repas encore avant de crever ? À quoi penses-tu — à un délicieux ragoût de mouton ? Évite de penser à de trop bonnes choses... ne pense qu'à — détritus et nonosses — vie de chien, dorénavant. »

J'étais assis sur un gros quartier de roc, à dix ou douze kilomètres d'Élisabeth, quand je vis venir un énorme camion. C'était le type que j'avais laissé plus loin. Je sautai à côté de lui. Il se mit à me parler des moteurs, des maux qui les accablent, de ce qui les fait marcher, etc...

— Nous sommes presque arrivés, me dit-il tout à coup, à propos de rien.

— Où ça ?

— Comment, où ça ?... New-York, bien sûr.

— Ah ! New-York... d'ac... J'oubliais.

— Ça, qu'est-ce que vous allez foutre à New-York, si c'est pas indiscret ?

— Retrouver mes parents.

— 'té longtemps parti ?

— Peu près dix ans, dis-je, comme on médite, en tirant sur les mots.

— Dix ans ! Diable, une paille ! Faisiez quoi — traîniez vos grolles ?

— Oui, traînais mes grolles.

— J'imagine seront contents de vous revoir... les vieux ?

— Probable.

— Pas l'air d'être sûr, dit-il, me jetant un regard interrogateur.

— Vrai. Que voulez-vous, vous savez ce que c'est.

— Plutôt. Sont des tas comme vous. En rencontre tous les jours. Finissent tous par rentrer au poulailler un jour ou l'autre.

Poulailler, disait-il. Et moi, chenil — sous cape, bien sûr. Chenil — j'aimais mieux ça. Le poulailler, c'était bon pour les coqs, les pigeons, le gibier à plume qui pond des œufs. Moi je n'étais point pour pondre. Détritus et nonosses, détritus et nonosses. Je me répétais ces mots à satiété, pour me donner la force morale de rentrer en rampant comme un chien battu.

Je le tapai de quarante sous en le quittant et plongeai dans le métro. Je me sentais éreinté, affamé, battu par les intempéries. Les voyageurs autour de moi m'avaient l'air malades. Comme s'ils sortaient de tôle ou de l'hospice. Je rentrais d'un tour dans le vaste monde, loin, très loin. Dix ans j'avais traîné mes grolles et maintenant je rentrais. Sois le bienvenu, fils prodigue ! Le bienvenu ! Bon Dieu, que d'histoires je connaissais, que de villes j'avais vues ! Dix ans de ma vie, du petit jour à minuit. Retrouverais-je mes gens ?

J'entrai sur la pointe des pieds dans la cour de devant, cherchai à surprendre un rayon de lumière. Pas signe de vie. Il est vrai qu'on ne rentrait jamais tôt. Je prendrai le perron et passerai pas en haut. Peut-être bien qu'elles étaient dans les pièces de derrière. Elles se tenaient parfois dans la petite chambre d'Hegoroburu, celle qui donnait sur le vestibule, où j'entendais goutter la chasse d'eau qui fuyait, nuit et jour.

Sans bruit j'ouvris la porte, atteignis le haut de l'escalier intérieur et doucement, très doucement, descendis marche après marche. Il y avait une porte au bas de l'escalier. Je me trouvais dans le noir absolu.

En approchant de la porte, j'entendis un bruit de voix étouffées. Rentrées ! elles étaient rentrées. J'exultais, follement heureux. J'avais envie de me précipiter, frétillant de ma petite queue, et de me rouler à leurs pieds. Mais ç'eût été trahir le programme que je m'étais fixé.

Je demeurai quelques minutes l'oreille collée à la porte, puis posai la main sur le bouton et très très lentement et silencieusement, tournai. Les voix me parvenaient bien plus nettement, maintenant que la porte était entrouverte de quelques centimètres. C'était la grosse qui parlait, Hegoroburu. Il y avait dans cette voix un accent de démence, d'hystérie. On eût dit une femme saoule. L'autre voix était basse, plus douce et caressante que je ne l'avais jamais connue. Elle avait l'air de plaider et de s'excuser devant la grosse. Il y avait aussi d'étranges silences, comme si elles s'embrassaient. De temps à autre, la grosse, j'en aurais juré, grognait comme si elle était en train d'astiquer l'autre à lui emporter la peau. Soudain elle hurla de volupté, mais de volupté vengeresse. Et puis poussa un cri échevelé.

— Tu l'aimes, tu l'aimes toujours, hein ? Tu me mentais !

— Non, non ! Je te jure que non. Il faut que tu me croies. Je t'en prie. Je ne l'ai jamais aimé.

— Tu mens encore !

— Je te jure... te jure que je ne l'ai jamais aimé. C'était un gosse pour moi, sans plus.

Suivit une tempête frénétique de rires. Et puis un choc mou, comme un bruit de lutte. Puis un silence de mort, comme si leurs bouches se mêlaient et se prenaient l'une à l'autre à leur glu. Et puis on aurait dit qu'elles se déshabillaient mutuellement, qu'elles se léchaient par tout le corps, comme de jeunes veaux dans les prés. Le lit craqua. La grosse avait dû se jeter de tout son poids par-dessus l'autre. Profanation du nid, c'était bien cela. On s'était débarrassé de moi comme d'un lépreux et maintenant on essayait de jouer à l'homme et à la femme. Quelle veine que je n'aie pas été là, pour regarder ça de mon coin, la tête entre les pattes. J'aurais aboyé furieusement, mordu peut-être. Et elles m'auraient chassé à coups de pied comme un sale roquet.

Ce que j'avais entendu me suffisait. Je refermai la porte doucement et m'assis sur les marches dans le noir. Je n'étais plus fatigué, n'avais plus faim ; je me sentais extraordinairement lucide. J'aurais atteint San-Francisco en trois heures de marche à pied.

 

Maintenant il s'agit d'aller quelque part. J'ai le choix : ou me décider — ou devenir fou. Je suis sûr d'être autre chose qu'un gosse. Moins sûr d'avoir envie d'être un homme — je me sens trop meurtri et brisé — mais sûr, sûr, de ne pas être un gosse !

C'est alors que se passa un curieux intermède physiologique. Je me mis à menstruer. Par tous les pores et les orifices de mon corps. Ça n'est pas long de menstruer, pour un homme. L'affaire de quelques minutes. Et ça se fait très proprement qui plus est, ça ne laisse pas de saletés ni de traces.

Je regrimpai l'escalier à quatre pattes et sortis de la maison comme j'étais entré : sans bruit. Il ne pleuvait plus, toutes étoiles dehors, une splendeur. Léger vent. L'église luthérienne, sur le trottoir d'en face, qui, en plein jour, était couleur de merde d'enfant, avait pris à cette heure une teinte d'ocre doux qui se mêlait sereinement au noir de l'asphalte. Je continuais à être indécis quant à l'avenir. À l'angle de la rue, je m'arrêtai un moment, regardant à droite à gauche, comme pour la première fois. Quand un certain endroit a été témoin de nos souffrances, nous avons tendance à croire que la rue garde gravé le souvenir de nos peines. Mais un peu d'attention nous suffit pour nous apercevoir que les rues restent remarquablement indifférentes aux souffrances des individus. S'il vous est arrivé de sortir un soir, pleurant la mort d'un grand ami, vous avez dû remarquer que la rue se tient vraiment très à l'écart de votre deuil. Si le dehors se mettait à ressembler à l'intérieur de l'être, la vie ne serait plus tenable. Les rues sont des lieux où l'on respire et reprend haleine.

Je me mets à marcher, essayant de me décider pour couper à l'idée fixe. Je passe devant des rangées de poubelles, détritus et nonosses. On y trouve de tout : vieilles chaussures, pantoufles crevées, paires de bretelles, tas d'articles usagés, déposés par les gens en face de leur demeure. Pas de doute, si je me faisais une habitude de rôder la nuit, je trouverais mon compte et ma vie, et drôlement, parmi tous ces débris jetés à la rue.

La vie de chenil est hors de question. C'est déjà un point d'acquis. À tout le moins, désormais, fini l'impression d'être un chien... Je tiens plutôt du matou. Le chat est une créature indépendante, anarchiste, et qui roule en roue libre. La nuit, les chats sont seigneurs de la basse-cour.

Re-faim. Je traîne du côté de Borough Hall attiré par les lumières. Flamboiement des cafétérias. J'interroge les glaces béantes, peut-être se trouvera-t-il un visage ami. De vitrine en vitrine : chaussures, boustifaille, tabacs pour la pipe, etc. Halte d'un instant à l'entrée du métro, espoir sans espoir de ramasser quelques sous qu'un insouciant laissera rouler. Je fais le tour des stands de journaux, histoire de voir s'il n'y aurait pas un aveugle à qui je pourrais voler un peu de menue monnaie.

Au bout d'un moment, me mets en branle, le long de la berge, en direction de Columbia Heights. Passe devant une maison retirée, en pierre brune ; me souviens d'être venu y livrer des costumes de la part de mon père à un client. Me rappelle la grande pièce de derrière où j'ai attendu, vastes baies donnant sur la rivière. Faisait grand soleil ce jour-là. Tard dans l'après-midi. La pièce ressemblait à un Vermeer, bruns et ors, toute vêtue de lumière sainte. J'avais dû aider le vieillard à passer ses habits. C'était une ruine ; debout au milieu de la pièce, en caleçon, il avait vraiment l'air obscène.

Il faut dire qu'en bas du remblai de la berge courait une rue pleine d'entrepôts. Les terrasses des maisons riches ressemblaient à des jardins suspendus, dominant abruptement de quelque vingt ou trente pieds la rue lugubre aux fenêtres mortes, coupée d'arches sévères qui menaient sur les quais. J'allai jusqu'au bout d'une impasse et fis halte pour lâcher un fil contre le mur. Arrive un saoulot qui s'aligne à côté de moi. Il commence par se pisser dessus, puis brusquement se casse en deux et se met à rendre. Et partant, j'entends que ça rejaillit en cascade sur ses pieds.

Je dégringole un escalier interminable qui conduit aux docks et me trouve nez à nez avec un type en uniforme. À bout de bras il tient et balance un gourdin. Il me demande ce que je cherche ; mais sans me laisser le temps de répondre, il me vide et me balaie, la trique haute. Je regrimpe l'escalier et m'assieds sur un banc. En face de moi, vieil hôtel démodé où demeure une maîtresse d'école, très gentille avec moi jadis. La dernière fois que je l'ai vue, je l'avais invitée à dîner ; puis, au moment de prendre congé, lui avais emprunté quarante sous. Elle me les avait tendus — sans un sou de plus — en me jetant un regard que je n'oublierai jamais. Elle avait fondé de grands espoirs sur moi, au temps où j'étais son élève. Mais ce regard qu'elle avait eu m'avait dit trop clairement que depuis elle avait changé d'opinion à mon égard. J'étais un cas désespéré ; je n'arriverais à rien dans le monde.

Les étoiles luisaient tout ce qu'elles savaient. Je m'étendis sur le banc pour mieux les contempler, intensément. Tous mes échecs successifs se rejoignaient, s'amoncelaient maintenant, formant un nœud serré, fœtus d'inachevé, d'inassouvi. Toutes mes aventures se montraient à l'horizon, mais loin, très loin. Il ne me restait plus qu'à jouir de ce détachement auquel j'avais atteint. Je me lançai d'astre en astre...

Environ une heure plus tard. Glacé jusqu'aux os. Me lève et me mets à marcher d'un pas vif. Désir insensé de repasser devant la maison d'où l'on m'a chassé. Meurs d'envie de savoir si elles sont encore debout et ce qu'elles font.

Stores à demi tirés. Une bougie, près du lit, jette une lueur tranquille sur la pièce de devant. Me glisse près de la fenêtre, y colle l'oreille. Les entends qui chantent un air russe, favori de la grosse. Apparemment tout est pour le mieux dans ce meilleur des mondes.

Sors de la courette de devant, sur la pointe des pieds, et tourne dans le Chemin des Amoureux, au coin. Le nom de Chemin des Amoureux remonte sans doute à la Révolution ; n'est plus maintenant qu'une ruelle peu passante semée de garages et d'ateliers de réparations. Re-poubelles aussi.

Reviens sur mes pas en direction de la rivière, jusqu'à cette rue sinistre, lugubre, qui court comme un canal à sec sous les terrasses suspendues des gens riches. Personne n'aurait l'idée de s'y promener, tard la nuit — trop dangereux.

Toujours est-il que nulle âme qui vive. Par les passages voûtés, percés à travers les entrepôts, aperçus fascinants sur la vie de la rivière — cadavres de péniches, remorqueurs glissant tels des fantômes de fumée, silhouettes des gratte-ciel se profilant sur la côte new-yorkaise, énormes caissons de fer cerclés de haussières et de câbles enroulés, tas de briques et de madriers, sacs de café. Et spectacle poignant entre tous : le ciel nettoyé de ses nuages, semblable à un plastron gemmé d'étoiles à la poignée ; pareilles en leur scintillement aux plaques de métal dont se parait jadis la poitrine des prêtres.

En fin de compte, me décide à m'engager dans un de ces passages. À mi-chemin, un énorme rat me part dans les jambes. Je m'arrête, frissonnant. Un autre me passe en glissant sur les pieds. Alors, pris de panique, je reviens en courant jusqu'à la rue. Sur le trottoir d'en face, un homme, immobile, collé au mur. Je m'arrête à nouveau, ne sachant dans quel sens aller, espérant que la silhouette immobile fera le premier pas. Mais lui ne bronche pas, me guette comme un faucon. Nouvel accès de panique, mais cette fois je me durcis et me contrains à marcher d'un pas normal, crainte qu'il ne se mette à courir lui aussi, si je commence. Je marche en faisant le moins de bruit possible, l'oreille tendue pour capter le son de ses pas. Je n'ose pas tourner la tête. Je marche lentement, délibérément, sans presque poser le talon.

Je n'avais pas fait cinq mètres que j'eus la sensation très nette d'être suivi, non pas parallèlement et de l'autre trottoir, mais en plein derrière moi, à quelques pas peut-être. J'accélérai, toujours sans faire de bruit. J'avais le sentiment qu'il marchait plus vite que moi et gagnait du terrain. Je sentais presque son haleine sur la nuque. Brusquement, je jetai un rapide regard en arrière. Il était là, à portée de main. Impossible de l'éviter, je le savais. Il devait avoir une arme, n'hésiterait pas à s'en servir, couteau ou revolver, dans l'instant même où j'essaierais de me jeter sur lui pour m'en emparer.

Instinctivement, je fis face et plongeai, visant les jambes. Il bascula par-dessus moi, sa tête cogna sur le pavé. Je savais que je n'étais pas de force à soutenir un corps à corps. Il fallait me grouiller, décamper. Il terminait sa culbute, un peu étourdi, me sembla-t-il, dans le moment où je rebondissais sur mes pieds. Je vis sa main chercher la poche. Je lançai le pied, l'atteignis au creux de l'estomac. Il gémit et roula sur lui-même. Je m'élançai. Je courais de toutes mes forces. Mais la rue grimpait dur ; bien avant d'en voir le bout, je dus ralentir, me remettre à marcher. Je me retournai, tendis encore l'oreille. Il faisait trop noir ; impossible de dire s'il s'était relevé ou s'il était resté étendu sur le trottoir. Pas un bruit, hormis les battements furieux de mon cœur et le marteau dans mes tempes. Je m'adossai au mur pour reprendre haleine. Je me sentais terriblement faible, près de m'évanouir. Je me demandais si j'aurais la force d'arriver au sommet de la côte.

Au moment précis où j'étais en train de me féliciter de l'avoir échappé belle, j'aperçois une ombre qui s'avance en rampant le long du mur, à l'endroit où j'avais laissé le type. Cette fois, de peur, mes jambes sont de plomb. Impossible de remuer. Paralysé. Je le regarde s'avancer, s'approcher, en rampant, incapable de bouger un seul muscle. Lui, on dirait qu'il devine ce qui m'arrive ; ne se presse pas ; prend son temps.

À quelques pas de moi, il sort son revolver, dans un éclair. Moi, je lève les bras instinctivement. Il s'avance, me pousse l'arme dans les côtes. Puis il remet le revolver dans la poche arrière de son pantalon. Le tout sans un mot. Il fait le tour de mes poches, ne trouve rien, me bourre le menton du revers de la main et puis recule jusqu'au caniveau.

— Bas les pattes.

Sa voix est basse, tendue.

Je laisse baller mes bras comme deux fléaux. La peur me pétrifie.

Il sort à nouveau le revolver, le braque lentement, et dit, de la même voix neutre, basse, tendue :

— Fais le compte de tes tripes, fumier.

Sur quoi, je tombe à la renverse. En tombant, j'entends la balle ricocher sur le mur. C'était la fin. J'attendais la pétarade. Je me souviens de m'être recroquevillé comme un fœtus, le coude rabattu sur les yeux pour les protéger. Ensuite, comme prévu, la pétarade. Puis ses pas, qui se sauvaient. Je crevais, c'était sûr. Mais je ne sentais rien. Indolore.

Soudain, je me rendis compte que je n'avais pas une égratignure. Je me mis sur le séant. Un type courait à la poursuite de mon assaillant qui fuyait. Ce type tenait à la main un revolver. Il tira quelques coups de feu en courant, mais les balles se perdirent.

Je me redressai en titubant, me tâtai pour m'assurer que j'étais indemne et attendis le retour de l'agent.

— Voulez-vous m'aider à me tenir sur mes jambes, lui dis-je, ça vacille plutôt.

Il me regardait d'un air soupçonneux, sans rentrer son revolver.

— Que diable faites-vous dans ce coin à pareille heure ? me dit-il.

— Je me sens horriblement faible, repris-je. Je vous expliquerai plus tard. Aidez-moi à rentrer, s'il vous plaît.

Je lui dis où je vivais, que j'étais écrivain, que j'étais sorti prendre l'air.

— Il m'a nettoyé, ajoutai-je. Une chance que vous soyez arrivé... Il allait me faire la peau.

Je poursuivis quelques instants sur ce ton. Il s'adoucit. Assez en tout cas pour me dire :

— Tenez, prenez ça et tâchez de dénicher un taxi. Pour le reste, vous pouvez faire sans moi, non ?

Il me fourra un billet d'un dollar dans la main.

Je trouvai un taxi en face d'un hôtel et dis au chauffeur de me conduire Chemin des Amoureux. En route, je m'arrêtai une minute, le temps d'acheter un paquet de cigarettes.

Il n'y avait plus de lumière, cette fois. J'escaladai le perron et me glissai à pas légers dans le vestibule. Pas un bruit. Je collai l'oreille à la porte de la chambre de devant et écoutai intensément. Puis, je me coulai doucement jusqu'à la petite cellule au bout du hall, où la grosse avait coutume de dormir. J'avais l'impression que la pièce devait être vide. Lentement, je tournai le bouton. La porte ouverte, juste ce qu'il fallait, je me laissai tomber à quatre pattes et me faufilai en rampant dans la pièce, cherchant le lit à tâtons. Parvenu là, je palpai de la main. Le lit était vide. Je me déshabillai rapidement et me glissai dans les draps. Il y avait des mégots au pied du lit — sous la main on eût dit des punaises mortes.

Je ne tardai pas à tomber dans un profond sommeil. Je rêvai que j'étais tapi dans le coin, près de la cheminée ; j'avais de longs poils, des pattes bien rembourrées et d'interminables oreilles. Entre les pattes, un os, luisant et net. Je le gardais jalousement, cet os, même en dormant. Entrait un type qui me donnait un coup de pied dans les côtes. Je feignais de ne rien sentir. Il redoublait, comme pour m'arracher un grognement — à moins que ce ne fût pour me faire lâcher l'os.

— Debout ! me disait-il, montrant un fouet qu'il avait tenu jusqu'alors caché dans son dos.

J'étais trop faible pour remuer. Je le regardais, levant vers lui des yeux implorants et chassieux, le suppliant muettement de me laisser en paix.

— Grouille, sors d'ici !

Il marmottait, levant le manche du fouet comme pour me frapper.

Je me mis en chancelant sur mes pattes, m'efforçant de me traîner hors de mon coin. Je paraissais avoir une rupture de la colonne vertébrale. Je m'affaissai de l'échine, m'effondrai telle une vessie crevée.

Alors l'homme, froidement, leva le fouet et, du manche, me fendit le crâne. Je poussai un hurlement de douleur. Ce qui eut le don de l'enrager, car saisissant le fouet par le manche cette fois, il se mit à me cingler sans merci. J'aurais voulu me soulever ; en vain — ma colonne vertébrale était bel et bien brisée. Je gigotais et grouillais sur le plancher comme une pieuvre, cinglé sans relâche. La frénésie avec laquelle il me frappait m'avait coupé le souffle. Ce ne fut qu'après son départ que, pensant que c'en était fait de moi, je laissai libre cours à l'atroce souffrance. Je commençai par gémir, puis, à mesure que je retrouvais des forces, je me mis à crier, à hurler. Le sang fuyait de moi comme d'une éponge qu'on presse, de tous côtés, faisant une grande tache noire, comme dans les dessins animés. Ma voix faiblissait de plus en plus. De temps à autre, je laissais échapper un faible et bref aboiement.

Quand j'ouvris les yeux, les deux femmes étaient penchées sur moi, me secouaient.

— Arrête, pour l'amour du ciel, arrête ! disait la grosse.

Et l'autre :

— Mon Dieu, Val, qu'est-il arrivé ? Réveille-toi ! Réveille-toi !

Je me mis sur le séant et les regardai, stupéfait. J'étais nu, mon corps était couvert de sang et d'ecchymoses.

— Où as-tu été ? Que s'est-il passé ?

Toutes deux parlaient ensemble maintenant.

— Je devais rêver, je pense.

J'aurais voulu sourire, mais mon sourire se changea en ricanement muet et torve.

— Regardez mon dos. Rien de cassé ?

Elles me forcèrent à m'étendre, me retournèrent, me maniant comme si j'étais marqué « fragile ».

— Tu es tout meurtri. On dirait qu'on t'a battu.

Je fermai les yeux, m'efforçant de me souvenir de ce qui s'était passé. Tout ce que je parvins à me rappeler, c'était l'homme, debout, m'écrasant de sa hauteur, et le fouet qui me cinglait. Il m'avait donné des coups de pied dans les côtes, comme à un vieux roquet galeux. Compte tes tripes, fumier ! J'étais sûr d'avoir le dos rompu, je m'en souvenais distinctement. Je m'étais affaissé, creusé, j'avais rampé comme une pieuvre sur le plancher. Et me voyant ainsi sans défense, il m'avait cinglé, cinglé dans un accès de rage inhumaine.

— Laisse-le dormir.

C'était la grosse.

— Je vais faire venir une ambulance.

L'autre.

Elles discutaient.

— Allez-vous-en, laissez-moi, murmurai-je.

Le calme était revenu. Je m'endormis. Je rêvai d'une exposition canine. J'y figurais. J'étais un chow ; j'avais un ruban bleu autour du cou. Dans le box voisin, il y avait un autre chow à ruban rose. De nous deux, c'était à pile ou face, à qui aurait le prix.

Deux femmes qu'il me semblait reconnaître se chamaillaient sur nos mérites et démérites respectifs. En fin de compte, arriva le juge qui me posa la main sur le cou. La grosse femme s'en alla, crachant son dégoût. Mais celle dont j'étais le favori, se pencha sur moi, me prit par les deux oreilles pour me forcer à lever la tête et m'embrassa sur le museau.

— J'étais sûre que tu me ferais gagner le prix, murmura-t-elle. Tu es un amour, un vrai trésor, et de me flatter le poil. Un instant, mon joli, j'ai quelque chose de bon pour toi. Un tout petit instant...

À son retour, elle tenait à la main un petit paquet, enveloppé dans du papier fin et noué d'un beau ruban. Elle me le montra, le tenant levé au-dessus de mon museau, tandis que je me dressais sur les pattes de derrière et que j'aboyais.

— Ouaf ! Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

— Doucement, doucement, mon trésor, me disait-elle en défaisant lentement le paquet. Regarde le joli petit cadeau que ta petite mémère a pour toi.

— Ouaf ! Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

— Voyez-moi cet amour !... là, là... doucement... doucement.

J'étais furieusement impatient de recevoir mon cadeau. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi elle était si longue à me le donner. « Ça doit être quelque chose de rudement fameux », me disais-je.

Le paquet était presque défait maintenant. Elle cacha le cadeau dans son dos.

— Le beau ! Fais le beau ! Encore... le beau !

Debout sur les pattes de derrière, je me mis à sautiller et pirouetter devant elle.

— Et maintenant, demande ! Allons, demande !

— Ouaf ! Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

De joie j'aurais sauté hors de ma peau.

Et tout à coup, le cadeau se balança à bout de doigts, sous mon nez. C'était un magnifique os à moelle, cerclé d'une alliance en or. Je voulus me précipiter pour le saisir, mais elle le leva en l'air au-dessus de sa tête, m'imposant sans merci le supplice de Tantale. En fin de compte, à ma stupeur, elle tira la langue et se mit à sucer et aspirer la moelle dans sa bouche. Puis elle retourna l'os et le suça par l'autre bout. Quand la cavité fut bien nette et qu'on vit à travers, elle m'empoigna et entreprit de me caresser. Elle s'y employa avec une telle maîtrise qu'en quelques secondes je me tenais plus raide qu'un navet cru. Après quoi elle prit l'os, toujours orné de son alliance, et me le passa comme un manchon.

— Et maintenant, mon doux trésor, à la maison et au lit, chuchota-t-elle.

Puis me ramasse et s'en va, pendant qu'on applaudit et qu'on rit autour d'elle. Arrivés au seuil de la maison, l'os glisse et tombe à terre. J'en profite pour me débattre dans l'espoir de me sauver, mais elle me serre plus fort dans ses bras contre son sein. Je me mets donc à geindre comme un petit enfant.

— Chut ! Chut ! me dit-elle, et sort encore la langue et m'en lèche la figure. Cher, cher petit trésor adoré !

— Ouaf ouaf ! Ouaf ouaf !... Ouaf ! Ouaf ! Ouaf, ouaf, ouaf !