III

 

FREUD, Freud... Que d'histoires pourraient être créditées à ce compte. Tenez, le Dr Kronsky, par exemple. Quelque dix ans ont passé depuis notre vie sémantique à Riverside Drive. Gros comme un cachalot, soufflant comme un phoque, crachant ses discours comme une locomotive sa fumée. Une blessure au crâne lui a déréglé tout le système nerveux. A fait de lui une anomalie glandulaire, un cas type d'esprits contradictoires.

Il y avait des années que nous ne nous étions vus. Nous nous retrouvons à New-York. Échange torrentiel de propos. Il apprend que, durant mon absence à l'étranger, j'ai noué des liens solides avec la psychanalyse. Je cite des célébrités ; il les connaît de son côté — à travers leurs écrits. L'idée que j'aie pu fréquenter ces gens, qu'ils m'aient tenu pour un de leurs amis, l'ahurit. Il en vient à se demander s'il ne s'était pas mépris sur le compte de son vieil ami Henry Miller. Il voudrait bien parler de ça — parler, parler, toujours parler. Je m'y refuse. Ça l'impressionne. Parler est son faible, son vice — il le sait.

Quelques rencontres avec lui suffisent pour me convaincre que quelque chose le tracasse. Il ne peut se résoudre à admettre purement et simplement mes connaissances en la matière — il veut des preuves.

— Que faites-vous en ce moment... à New-York ? me demande-t-il.

Je lui réponds :

— Rien, à proprement parler.

— Vous n'écrivez pas ?

— Non.

Un long silence. Puis nous y voici. Une expérience... une idée formidable. Je suis le type idoine. Il s'explique...

En long comme en large, voici son idée. Il voudrait que je fasse l'expérience de traiter quelques-uns de ses clients — de ses ex-clients plutôt, car il a renoncé à exercer. Il est sûr que je m'en tirerai aussi bien que le premier venu — mieux peut-être.

— Je ne leur dirai pas que vous êtes écrivain, me dit-il. Vous étiez écrivain, mais durant votre séjour en Europe vous êtes devenu psychanalyste. Qu'en dites-vous ?

Je souris. Pas si mal, à première vue. En fait, je caressais le même projet depuis longtemps. Je saute donc sur l'occasion. D'accord, conclu. Demain, 16 heures, il me présentera à un de ses patients.

Ce fut ainsi que s'engagea l'affaire. Je ne tardai pas à compter sept ou huit clients. Ils n'avaient pas l'air mécontents de moi. Ils ne s'en cachèrent pas au Dr Kronsky. Bien entendu, il n'en fut pas surpris. N'avait-il pas songé lui-même à professer la psychanalyse ? Pourquoi pas, en effet, je devais bien l'admettre. N'importe qui peut se faire psychiatre, à condition d'avoir un tant soit peu de charme, d'intelligence et de sensibilité. Les guérisseurs n'avaient pas attendu qu'on parlât de Mary Baker Eddy ou de Sigmund Freud pour exister. Le bon sens avait son mot à dire dans cette histoire, non ?

— Mais avant de se faire psychiatre, dis-je, loin d'attacher un caractère sérieux à cette remarque, on doit commencer par se faire psychanalyser soi-même, vous le savez ?

— C'est ce que vous avez fait ? me dit-il.

Et comment donc ! Je lui racontai, ce qui était faux, que j'étais passé par les mains d'Otto Rank.

— Vous ne m'aviez pas dit ça, s'écria-t-il, une fois de plus visiblement impressionné, car il professait à l'égard d'Otto Rank un respect idolâtre.

— Combien de temps ça vous a-t-il pris ? me demanda-t-il.

— Trois mois environ. Rank ne croit pas aux analyses trop prolongées, vous le savez, j'imagine ?

— C'est juste, dit-il soudain songeur.

Un temps. Puis il se débouche :

— Et si vous me psychanalysiez ? Non, très sérieusement. Je sais qu'entre intimes comme nous, ça n'est pas idéal, mais qu'importe...

— Bah ! dis-je lentement, tâtant ma route prudemment, nous pourrions même profiter de l'occasion pour liquider ce préjugé stupide, pourquoi pas ? Après tout, il a bien fallu que Freud fasse l'analyse de Rank, non ?

(Second mensonge : Rank n'avait jamais subi d'analyse, pas même de la part de Freud le Père.)

— Eh bien ! alors, demain dix heures, ça vous va ?

— Parfait, dis-je. Soyez ponctuel. Car ce sera tant l'heure. Soixante minutes, pas une seconde de plus. Si vous êtes en retard, vous en paierez les conséquences...

— Tant l'heure ? reprit-il en écho, me regardant comme s'il avait affaire à un fou.

— Bien entendu ! Vous savez parfaitement quelle importance a pour le patient le fait de payer sa psychanalyse.

— Mais je ne suis pas votre patient ! hurla-t-il. Jésus, c'est moi qui vous fais une faveur.

— À votre idée, dis-je, jouant l'indifférence. Si vous trouvez quelqu'un pour opérer gratis, Dieu vous bénisse. Moi je fais ça dans les règles. Ce sera tant l'heure — votre tarif, celui que vous m'avez suggéré pour les clients que vous m'avez adressés.

— Voyons, voyons, me dit-il, vous êtes fantastique ! Après tout, qui est-ce qui a eu cette idée ? Moi, ne l'oubliez pas.

— Justement, je dois l'oublier, insistai-je. Il n'est pas question de sentiment dans cette affaire. Tout d'abord, laissez-moi vous rappeler que non seulement on doit se faire analyser avant de devenir analyste, mais que la chose est d'autant plus nécessaire si l'on est névropathe. Il vous serait impossible de devenir analyste si vous n'étiez nerveusement malade. Avant de guérir autrui, vous devez commencer par vous guérir vous-même. Et si par hasard vous n'êtes pas malade, je vous jure que vous le serez avant la fin de nos séances ; qu'en dites-vous ?

Il prit la chose à la blague. N'empêche que, le lendemain matin, il s'amena, et prompto qui plus est. À le voir, on aurait dit qu'il ne s'était pas couché de la nuit pour être sûr d'être à l'heure.

— L'argent, dis-je, sans même attendre qu'il eût ôté son pardessus.

Il feignit de croire que je plaisantais, ne s'en installa pas moins sur le divan, attendant impatiemment le biberon comme un enfant dans les langes.

— L'argent, insistai-je, l'argent tout de suite, ou je refuse de vous traiter.

Je jouissais, de tenir bon devant lui — il faut dire aussi que je ne m'étais jamais vu dans ce rôle.

— Mais qui vous dit que nous pourrons aller jusqu'au bout de l'expérience ? me dit-il, pour gagner du temps. J'ai une idée... si le traitement me plaît, votre prix sera le mien... dans les limites de la raison, bien entendu. Mais ne faites pas d'histoires pour l'instant. Allons-y, au boulot !

— Rien à faire ! dis-je. Pas de ticket, pas de vestiaire. Si je ne fais pas l'affaire, je vous autorise à me poursuivre en justice ; mais du moment que vous avez recours à moi, vous devez payer — et payer d'avance. À propos, vous perdez du temps, vous savez. Chaque minute que vous passez à marchander, autant de pris sur un emploi du temps plus profitable. Il est maintenant — je regardai ma montre — il est maintenant 10 h. 12. J'attends que vous soyez prêt, pour commencer...

Il était plus vexé qu'un dindon, mais je le tenais, il ne pouvait faire autrement que de cracher.

En sortant le fric — je lui prenais dix dollars par séance — il leva les yeux vers moi, mais cette fois de l'air de quelqu'un qui a renoncé et s'abandonne aux mains du praticien.

— Voulez-vous dire que si par hasard je m'amenais un jour sans le montant de la séance, on ne sait jamais : je peux oublier ou être à court de quelques dollars — vous refuseriez de me prendre ?

— Exactement. Nous nous comprenons parfaitement. Vous y êtes... maintenant ?

Il se laissa retomber sur le divan, telle la bête qui tend le cou à la hache.

— Recueillez-vous, lui dis-je d'une voix douce, prenant place derrière lui de façon qu'il ne pût me voir. Laissez-vous aller, détendez-vous. Vous allez tout me dire, vous raconter entièrement... depuis le commencement. Ne vous imaginez pas qu'une séance suffira, surtout. Celle-ci n'est que la première d'une longue, longue série. Il vous appartient de fixer la durée de nos rapports. N'oubliez pas qu'il vous en coûte dix dollars à chaque fois. Mais ne vous inoculez pas cette idée sous la peau ; sinon, si vous ne pensez qu'au prix qu'il vous en coûte, vous finirez par oublier ce que vous vouliez me dire. Sans doute, le procédé n'est pas drôle, mais tout cela n'est que dans votre intérêt. En apprenant à vous soumettre à votre rôle de patient, vous apprendrez du même coup à vous soumettre à celui d'analyste. Exercez votre esprit critique sur vous-même, non sur moi. Je ne suis qu'un instrument. Je suis là pour vous venir en aide... Recueillez-vous, détendez-vous. Je vous écoute. Dès que vous serez prêt à vous livrer...

Il était étendu tout de son long, les mains croisées sur la montagne de viande qui lui tenait lieu de ventre. Le visage, couleur de colle de pâte. Il était blême, tels ces types qu'on voit sortir des cabinets, les traits tirés par un effort mortel. Le corps avait l'aspect amorphe et sans défense de l'obèse pour qui le simple fait de devoir se mettre sur le séant est presque aussi difficile que, pour la tortue chavirée, celui de retrouver son aplomb. Il semblait avoir perdu toutes ses facultés. Il fit quelques soubresauts — flop ! comme un poisson — épave humaine soupesant son poids.

Mes exhortations à parler avaient paralysé en lui la faculté de la parole, son attribut par excellence. Évidemment, il ne trouvait plus d'adversaire à démolir, en face de lui. On lui demandait de retourner son esprit contre lui-même. Il lui fallait maintenant se délivrer, révéler — créer, en un mot — et c'était un effort inouï pour lui. Il lui fallait découvrir qu'il est un sens au sens ; c'était du neuf et il était clair que le simple fait de devoir y penser le terrifiait.

Après avoir gigoté un moment, s'être gratté, s'être tourné lourdement de côté et d'autre sur le divan, frotté les yeux, éclairci la voix, après avoir postillonné, bâillé, il finit par ouvrir la bouche comme pour parler — mais rien, pas un mot. Il poussa encore quelques grognements, se hissa sur le coude, tourna la tête dans ma direction. Il y avait quelque chose de pitoyable dans son regard.

— Vous ne pourriez pas me poser quelques questions ? dit-il. Je ne sais par où commencer.

— Mieux vaudrait ne pas poser de questions. Prenez votre temps. Ça viendra. Le tout est de se lancer. Après, ce sera une vraie cataracte. Ne vous forcez pas.

Il s'affaissa, reprit la position couchée, poussa un grand soupir. « Changer de place avec lui, me disais-je, ce serait formidable. » Durant les moments de silence, je sentais ma volonté abdiquer, se relâcher ; c'était une volupté pour moi que de me confesser ainsi, en silence, au psychiatre suprême. Je ne ressentais pas la moindre timidité, pas la moindre gaucherie, pas la moindre inexpérience. En fait, ayant décidé de jouer le rôle, je m'étais aussitôt mis dans la peau du personnage et préparé à toute éventualité. Je m'étais rendu compte sur-le-champ qu'il suffit d'assumer le rôle de guérisseur pour le devenir en fait automatiquement.

Je tenais à la main un bloc-notes, prêt à inscrire les phrases qui pourraient présenter de l'intérêt. Le silence se prolongeant, je griffonnai quelques notes qui n'avaient rien à voir avec la thérapeutique. Je me souviens d'avoir noté les noms de Chesterton et d'Herriot, personnages gargantuesques dotés, à l'instar de Kronsky, d'une verbosité peu commune. Il me vint à l'esprit que c'était là un trait que j'avais fréquemment relevé chez les gros hommes. Ils ressemblent aux méduses du monde marin — orgues flottantes, baignant dans les échos de leur propre voix. Polypiens en apparence, ils sont remarquables par l'acuité et l'extrême concentration des facultés mentales. Les obèses sont souvent très dynamiques, très engageants, très charmants et séduisants. Leur paresse, leur laisser-aller ne sont que faux-semblant. Leur cerveau renferme souvent des diamants. Et à l'encontre des maigres, c'est quand ils engloutissent à pleine auge la nourriture que leur esprit mousse et scintille le plus. Il n'est rien de tel, pour les voir s'épanouir au comble de la forme, que de réveiller en eux l'appétit gustatoire. Les maigres, par contre, chez qui l'on trouve fréquemment aussi de gros mangeurs, ont tendance aux lourdeurs et à la somnolence, quand l'appareil digestif entre en jeu. Ils ne s'épanouissent, d'ordinaire, que l'estomac creux.

— Commencez n'importe où, me décidai-je à lui dire, craignant de m'endormir avec lui. Jetez du lest — dites n'importe quoi ; vous finirez toujours par revenir au point sensible.

Je me tus un instant. Puis, d'une voix douce, j'ajoutai très délibérément :

— Naturellement, rien ne vous empêche de faire un somme, si le cœur vous en dit. Peut-être cela vous fera-t-il du bien ?

En un clin d'œil il se réveilla et se mit à parler. L'idée de me payer pour avoir le droit de faire un somme l'avait électrisé. Il partit comme un feu d'artifice. « Pas bête, mon stratagème », notai-je mentalement.

Il commença, disais-je, impétueusement, poussé par la peur frénétique de perdre du temps. Puis, soudain, parut si frappé par l'importance des révélations qu'il venait de faire, qu'il voulut m'entraîner dans une discussion sur leur signification capitale. Une fois de plus, avec douceur et fermeté, je refusai de relever le défi.

— Plus tard, dis-je, quand la matière sera suffisante. Vous venez de commencer... l'épiderme est à peine entamé.

— Est-ce que vous prenez des notes ? me demanda-t-il, tout content de lui.

— Ne vous occupez pas de moi, répliquai-je, ne pensez qu'à vous-même, à vos problèmes. Rappelez-vous bien que vous devez me faire implicitement confiance. Chaque fois que vous pensez à l'effet que vous produisez, vous perdez du temps. Vous n'avez pas à essayer de m'impressionner... votre tâche, c'est d'arriver à être sincère avec vous-même. Vous n'avez pas de public... je ne suis qu'un réceptacle, une vaste oreille. Libre à vous de remplir cet entonnoir de détritus et de non-sens, ou d'y verser des perles. Votre vice, c'est un excès de réserve ; vous êtes trop conscient de vous-même. Ce que nous cherchons ici, c'est du réel, du vrai, du senti...

Il redevint silencieux, s'agita quelques instants, puis s'immobilisa complètement. Il avait maintenant croisé les mains sous la nuque et étayé l'oreiller de façon à ne pas risquer à nouveau de s'assoupir.

— Je viens à l'instant de penser à un rêve, dit-il, et le ton trahissait une humeur plus calme, plus contemplative. Un rêve que j'ai fait la nuit dernière. M'est avis que je m'en vais vous le raconter. Peut-être nous fournira-t-il une clef...

Ce petit préambule signifiait une seule chose — qu'il se préoccupait encore de mon rôle dans l'affaire. Il savait qu'en psychanalyse on attend du sujet qu'il révèle ses rêves. C'était à tout le moins un détail technique dont il était assuré — un point d'orthodoxie. « Curieux, me disais-je ; si ferré que l'on puisse être sur tel ou tel sujet, agir est une autre paire de manches. » Il comprenait parfaitement ce qui se passait, en psychanalyse, entre patient et analyste, mais c'était la première fois qu'il se trouvait face à face avec la signification réelle de la chose. Maintenant encore, et bien qu'il détestât gaspiller son argent, il aurait éprouvé un intense soulagement si, au lieu de l'inviter à parler de son rêve, j'avais suggéré que nous discutions de la nature thérapeutique de ses révélations. Il aurait cent fois mieux aimé inventer un rêve, quitte ensuite à le hacher menu avec moi, que de se décharger tranquillement et sincèrement. Je devinais qu'il s'envoyait à tous les diables — et moi avec, bien entendu — pour s'être fourré de son propre chef dans une situation où il ne pouvait, du moins le croyait-il, que tenir le rôle de la victime aux mains du tortionnaire.

Pourtant, à grand renfort de labeur et de sueur, il parvint à me fournir un compte rendu cohérent de son rêve. Il s'arrêta, quand ce fut fini, dans l'espoir d'un commentaire, d'un signe quelconque d'approbation ou de désapprobation. Voyant que je restais silencieux, il se mit à jouer avec l'idée que son rêve avait un sens. Au beau milieu de ces excursions intellectuelles, il fit halte brusquement, tourna légèrement la tête, et murmura, d'une voix lasse et désespérée :

— Je ne devrais pas faire ça, j'imagine, c'est votre boulot, non ?

— Libre à vous, dis-je calmement. Si vous préférez faire votre propre analyse — et me payer — je n'y vois aucun inconvénient. Vous vous rendez compte, je pense, que l'un des objets de votre présence ici, c'est d'acquérir plus de confiance et de foi dans les autres. Votre impuissance à admettre ce point constitue l'un des aspects de votre maladie.

Il se mit aussitôt à exploser, à bafouiller. Il lui fallait à tout prix se défendre contre une telle accusation. Non, ce n'était pas vrai, ce n'était ni la confiance ni la foi qui lui faisaient défaut. Je n'avais dit cela que pour le provoquer.

— Il est également vain, l'interrompis-je, d'essayer de m'attirer dans une discussion. Si votre seul souci est de prouver que vous en savez plus long que moi, vous n'aboutirez à rien. Je consens volontiers, pour ma part, que vous en savez plus long que moi — mais cela aussi fait partie de votre maladie — que vous savez trop de choses. Jamais vous ne parviendrez à la science universelle. Si le salut était dans la science, vous ne seriez pas sur ce sofa en ce moment.

— Vous avez raison, me dit-il humblement, acceptant ma déclaration comme un châtiment mérité. Voyons donc... où en étais-je ? Je veux aller au fond des choses...

À ce moment, je jetai par hasard un coup d'œil sur ma montre et m'aperçus que l'heure était passée.

— Terminé, dis-je, me levant et me dirigeant vers lui.

— Vous avez bien une minute, non ? me dit-il, levant sur moi un regard irrité, comme si je l'avais offensé. Juste au moment où ça commence à venir. Asseyez-vous encore un instant.

— Non, dis-je, impossible. Il ne tenait qu'à vous de saisir l'occasion... je vous ai laissé une heure pleine. Vous ferez probablement mieux la prochaine fois. C'est le seul moyen de vous instruire.

Sur ce, je l'empoignai et le flanquai debout.

Il ne put s'empêcher de rire, me tendit la main, serra cordialement la mienne.

— Au moins, s'écria-t-il, vous êtes régulier ! Vous avez la technique, au poil ! J'aurais fait exactement de même, à votre place.

Je lui tendis son chapeau, son manteau et me dirigeai vers la porte pour le reconduire.

— Vous n'allez pas me mettre dehors comme un malpropre, non ? dit-il. J'aimerais bavarder un peu avec vous avant de partir.

— Et discuter de la situation, hein ? dis-je, le poussant dehors contre son gré. Hors de question, Dr Kronsky. Pas de discussions. Je vous attends demain, à la même heure.

— Mais vous venez ce soir à la maison, non ?

— Pas question non plus. Jusqu'à la fin de votre analyse, nous n'aurons d'autres relations que de docteur à patient. Ça vaut mieux, vous verrez.

Je saisis sa main, qui ballait mollement, la levai, la secouai vigoureusement pour lui dire au revoir. Il sortit à reculons, comme en rêve.

Durant quelques semaines, il vint tous les deux jours. Puis il me pria d'adopter un système de visites moins régulier, se plaignant d'être à court d'argent. Naturellement, je me doutais bien que cette histoire pompait son portefeuille ; depuis qu'il avait renoncé à sa clientèle, il n'avait d'autres revenus que les versements de la compagnie d'assurances. Sans doute, avant son accident, avait-il dû mettre de côté une somme assez rondelette. Pourtant, le problème était le suivant : l'arracher à cet état de dépendance où il vivait, le sucer jusqu'au dernier sou pour ressusciter en lui le désir de gagner sa vie. Qui aurait cru qu'un homme aussi doué et énergique en viendrait à se châtier délibérément, à seule fin de tirer le maximum d'une compagnie d'assurances ? Sans nul doute, les blessures que lui avait causées son accident d'automobile avaient ébranlé sa santé. Il était devenu monstrueux — ne fût-ce que cela. Dans le tréfonds, j'étais convaincu que l'accident n'avait fait qu'accélérer le processus de cette métamorphose inquiétante. Quand il était parti comme un bouchon, me confiant son intention de se faire psychiatre, je m'étais rendu compte qu'il y avait encore de l'espoir. J'avais accepté la proposition pour ce qu'elle valait, sachant que son amour-propre ne se résoudrait jamais à admettre qu'il était devenu « un cas ». Je me servais délibérément et régulièrement du mot « maladie » pour le secouer et le contraindre à reconnaître qu'il avait besoin d'être aidé. Je savais aussi que, pour peu que je lui en laisse l'occasion, il finirait par céder et s'en remettre entièrement à moi.

C'était courir un gros risque, pourtant, que de présumer que j'arriverais à faire céder son amour-propre. Il disparaissait sous plusieurs strates d'amour-propre, de même que son ventre et sa taille se cachaient au plus profond des couches de graisse. Il s'était transformé en un vaste système défensif et dépensait toute l'énergie en son pouvoir à réparer les fuites qui se déclaraient de toutes parts. L'amour-propre entraînait la méfiance. Et, par-dessus tout, la crainte méfiante de s'être mépris sur ma capacité à traiter son « cas ». Il s'était toujours flatté de connaître les points faibles de ses amis. Il ne se trompait pas — ce n'est pas tellement difficile. Il les cultivait, ces points faibles, chez ses amis, pour stimuler en lui le sentiment de sa supériorité. Qu'un de ses copains vint à s'améliorer, à se développer, pour lui c'était une trahison. Le côté envieux de sa nature ressortait alors... Bref, toute son attitude à l'égard des autres était commandée par un cercle vicieux.

L'accident n'avait rien changé d'essentiel en lui. Seul, son aspect extérieur s'en était trouvé altéré. Ce qui était latent déjà, s'était exagéré. Il avait toujours été un monstre en puissance, l'était devenu en chair et en os. Chaque jour il pouvait désormais se regarder dans la glace et constater de ses yeux ce qu'il avait fait de lui. Dans les yeux de sa femme, il pouvait lire la répugnance qu'il suscitait chez les autres. Ses enfants ne tarderaient pas à le regarder comme une bête curieuse ; ce serait la fin de tout.

Bien entendu, en mettant tout sur le compte de l'accident, il parvenait à picorer, auprès de ceux qui ne savaient pas, quelques miettes de compassion. Il parvenait aussi à concentrer l'attention sur son physique en la détournant du psychique. Mais demeuré seul avec lui-même, il savait que ce n'était là qu'un jeu qui serait tôt dénoncé. Il ne pouvait espérer jouer perpétuellement de son énorme paquet de chair comme d'un écran de fumée.

Étendu sur mon divan et déchargeant sa conscience, il semblait — le fait était curieux et ne dépendait en aucun cas du point de départ qu'il prenait dans le passé — il semblait, dis-je, ne s'être jamais vu que sous un jour bizarre et monstrueux. Marqué — tel était plus exactement le sentiment qu'il avait de lui-même. Marqué dès le commencement. Pas la moindre confiance dans une destinée qui lui fût propre. Naturellement et inévitablement, il avait communiqué ce sentiment autour de lui ; de façon ou d'autre, il se serait débrouillé pour manœuvrer de telle sorte qu'amis ou maîtresses le plaquent ou le trahissent. Il apportait à les choisir la même prescience que le Christ à élire Judas.

Quelle sorte de drame voulez-vous jouer ?

Kronsky, lui, avait choisi le drame du raté, mais du raté brillant, si brillant que le succès s'en trouvât éclipsé. On eût dit qu'il voulait prouver au monde entier qu'en matière de savoir et de puissance il valait n'importe qui ; et prouver en même temps que tout ça n'avait pas de sens — être quelqu'un, devenir un puits de science. Il paraissait frappé d'impuissance congénitale, incapable de se rendre compte qu'il existe un sens inhérent à toute chose. Il se gaspillait en efforts pour prouver qu'il n'existe ni n'existera jamais de preuves définitives, totalement inconscient de l'absurdité qu'il y a à vouloir triompher logiquement de la logique. Son attitude me rappelait Céline jeune et déclarant dans son dégoût rageur :

— Bonne et mirifique c'était possible... Qu'elle serait encore bien plus radieuse et splendide cent dix mille fois, j'y ferais pas le moindre guingue ; pas une saucisse ; pas un soupir. Qu'elle se trancherait toute la conasse, qu'elle se la mettrait toute en lanières, pour me plaire, qu'elle se couperait trois doigts de la main pour me les filer dans l'oignon, qu'elle s'achèterait une moule tout en or, j'y causerais pas, jamais quand même... Pas la moindre bise... C'était du bourre, c'était pareil. Et voilà !

La diversité du système défensif que l'être humain est capable d'inventer pour se retrancher est aussi stupéfiante que le sont les mécanismes instinctifs des animaux et des insectes. Les retranchements psychiques eux-mêmes ont leur texture et leur substance ; il suffit de pénétrer dans l'enceinte interdite de l'égo pour s'en apercevoir. Les cas les plus difficiles ne sont pas forcément ceux qui se cachent derrière une armure, qu'elle soit de fer, d'acier, de tôle ou de zinc. Pas plus que ne sont difficiles, bien qu'ils offrent une résistance plus tenace, ceux qui se bardent de caoutchouc et qui, mirabile dictu, ont l'air de s'être approprié l'art de vulcaniser les barrières perforées de l'âme. Les cas les plus difficiles sont ceux que j'appellerai les « carotteurs du type poisson ». Ce sont les égos fluides et solubles qui vivent tapis et immobiles, tels des fœtus, dans le marécage utérin de l'être en stagnation. S'il vous arrive de crever le sac en pensant : Ah ! enfin, je le tiens ! — vous verrez qu'il ne vous restera rien dans la main, qu'un peu de morve caillée. Ceux-là sont les cas qui vous laissent pantois, à mon avis. Ils ressemblent au « poisson soluble » de la métempsychologie dadaïste. Ils poussent sans épine dorsale ; ils fondent à volonté. Le seul élément sur lequel on puisse mettre la main, ce sont les noyaux indissolubles, indestructibles — les germes du mal, si je puis dire. Face à de tels individus, on sent que tout, corps, âme ou esprit, tout n'est que maladie. Ils sont nés pour servir d'illustrations aux pages des manuels. Dans le domaine du psychique, ils sont les monstres gynécologiques qui n'ont d'autre vie que celle du spécimen en bocal dont s'ornent les étagères des laboratoires.

Leur déguisement le plus réussi est la compassion. De quelle tendresse ne sont-ils pas capables ! De quelles attentions ! De quelle sympathie touchante ! Mais si l'on pouvait arriver à les surprendre — ne fût-ce que l'espace d'un coup d'œil fluorescent ! quels jolis petits égomaniaques ne verrait-on pas. Ils saignent avec tout ce qui saigne dans l'univers — mais vous pouvez toujours attendre : eux, ne sont pas près de se disloquer. Au jour de la crucifixion, ils seront là, pour vous tenir la main, étancher votre soif, pleurer comme des vaches saoules. De temps immémoriaux, ils ont toujours pleuré, par profession, même à l'Âge d'Or où il n'y avait pas tant de raisons de pleurer, pourtant. Ils ont pour habitat la misère et la souffrance ; au moment de l'équinoxe, tout le kaléidoscope de la vie prend, grâce à eux, une teinte glauque de glue.

Ce sont des spécimens psychiques de cet ordre que l'on voit sortir du cabinet du psychanalyste pour aller prendre place dans les rangs d'un prolétariat déshumanisé. On les a nivelés, réduits à un petit tas efficace de réflexes mutilés. Non seulement ils gagnent leur vie ; ils sont le soutien de parents âgés. Ils refusent la niche glorieuse à laquelle ils ont droit, au musée des horreurs ; ils préfèrent de beaucoup se mesurer à d'autres âmes, jouer eux-mêmes les bonnes âmes, à s'y méprendre. Ils sont durs à mourir, tels les nœuds dans le tronc d'un chêne géant. Ils tiennent tête à la hache, même quand tout est dit.

Je n'irai pas jusqu'à dire que Kronsky était de cet acabit, mais je dois avouer que, plus d'une fois, il m'en donna l'impression. Plus d'une fois, j'eus envie d'empoigner la hache et de l'achever. Il n'eût fait défaut à personne ; personne ne l'eût pleuré. Il s'était arrangé pour naître infirme ; infirme il mourrait. Telle était ma conclusion. En tant qu'analyste, je ne voyais pas qu'il pût rendre service aux autres. En tant qu'analyste, il ne verrait qu'infirmités partout, jusque chez les dieux. D'autres psychanalystes, et j'en avais personnellement connu qui avaient pleinement réussi, s'étaient remis de leur infirmité, pour ainsi dire, et venaient efficacement en aide à leurs frères infirmes, parce qu'ils avaient à tout le moins appris à se servir de leurs membres artificiels avec aisance et à la perfection. C'étaient d'excellents démonstrateurs.

Une pensée, cependant, me perça comme une vrille, durant mes séances avec Kronsky. L'idée qu'on peut sauver n'importe qui, si enfoncé et embarqué soit-il. Et cela sans nul doute possible, à condition d'avoir à sa disposition tout le temps, toute la patience nécessaires. L'idée se fit jour en moi que l'art du guérisseur n'était pas du tout ce qu'imaginaient les gens, que c'était une chose toute simple, trop simple en fait, pour ne pas échapper aux esprits ordinaires. Pour traduire la chose aussi simplement qu'elle me vint, je dirai que, en gros : n'importe qui peut devenir guérisseur, du moment qu'il ne pense plus à lui-même. La maladie qui éclate partout à nos yeux, l'amertume et le dégoût que la vie inspire à tant d'entre nous, ne sont que le reflet du mal que nous portons en nous-mêmes. La prophylaxie ne nous garantira jamais du mal de l'univers, parce que nous portons en nous l'univers. L'être humain aura beau devenir la merveille des merveilles, au total il ne donnera jamais le jour qu'à un monde extérieur, douloureux et imparfait. Tant que nous resterons sur la réserve de notre conscience, nous ne parviendrons pas à faire face à l'univers. Il n'est pas nécessaire de mourir pour se trouver nez à nez avec la réalité. La réalité, c'est le temps et l'espace présents, elle est partout, elle brille dans le moindre reflet que rencontrent nos yeux. Les prisons, les asiles d'aliénés eux-mêmes se vident de leurs pensionnaires, quand un grand péril pèse sur la vie de la communauté. À l'approche de l'ennemi, on rappelle l'exilé politique pour participer à la défense du pays. Quant il n'y a plus moyen de faire autrement, la voix parvient à percer l'épaisseur de notre cervelle, qui dit que nous sommes tous membres et parties d'un même corps. Ce n'est que quand notre vie même est menacée que nous nous mettons à vivre. En de tels instants, les invalides de l'âme eux-mêmes jettent leurs béquilles. Leur plus grande joie, c'est alors de se rendre compte qu'il existe des choses plus importantes que leur petite personne. Ils ont passé leur égo. Leurs propres mains avaient nourri le feu. Ils ruisselaient de leur propre jus. Ayant jalousement surveillé leur propre cuisson, ils étaient le morceau de choix dont ils délecteraient les démons déchaînés par leurs soins. Telle est l'image qu'offre la vie humaine sur notre planète Terre. Du premier au dernier, homme ou femme, ils sont tous névropathes. Le guérisseur, ou l'analyste, à votre goût, n'est qu'un sur-névropathe. Il a tracé sur nous le signe des Indiens. Pour guérir, il nous reste à nous lever de notre tombe et à dépouiller notre linceul. Et c'est là un geste que personne ne peut faire à notre place — affaire privée dont on s'acquitte le mieux en collectivité. Mourir en tant qu'égos, pour renaître en essaim et non pas séparés, hypnotisés par le soi, mais en tant qu'individus apparentés entre eux.

Pour ce qui est du salut, et du reste... Les grands maîtres, les vrais guérisseurs, dirons-nous, ont toujours insisté sur le fait que leur rôle se borne à montrer le chemin. Le Bouddha est allé jusqu'à dire : « Ne crois rien, n'importe le livre où tu l'as lu ou celui qui te l'a dit, n'importe même si c'est moi qui l'ai dit, à moins que ta raison et ton sens commun n'aient donné leur accord. »

Les grands esprits n'ouvrent pas de cabinet, n'ont pas de tarif, ne font pas de conférences, n'écrivent pas de livres. La sagesse se tait ; le moyen le plus efficace de propager la vérité, c'est à force d'exemple personnel. Les grands esprits attirent les disciples, personnages mineurs qui ont pour mission de prêcher et d'enseigner. Ce sont les évangélistes qui, n'étant pas à la hauteur de la sublime tâche, passent leur vie à convertir les autres. Les grands esprits sont indifférents, au sens profond du terme. Ils ne nous demandent pas de croire : ils électrisent par leur conduite. Ce sont les réveilleurs. Ce que nous pouvons faire de notre méchante petite vie, ne les regarde pas. Ce que vous pouvez faire de votre vie ne regarde que vous, semblent-ils dire. Bref, ils n'ont d'autre objet ici-bas que d'inspirer. Et que peut-on demander de plus à un être humain ?

Être malade, névropathe, si vous voulez, c'est réclamer des garanties. Le névropathe, c'est l'épave qui gît sur le lit de la rivière, installée en toute sécurité dans la vase, et qui attend la gaffe du marinier. Il n'a qu'une certitude : la mort, et la terreur que lui inspire cette peu agréable certitude l'immobilise dans une mort vivante plus horrible, mille fois plus, que celle-là qu'il imagine sans la connaître.

Le chemin de la vie mène à la plénitude, quel que soit son aboutissement. Remettre un être humain dans le courant de la vie, ne signifie pas seulement lui insuffler la confiance en soi, mais une foi soumise et totale dans le processus de vie. Un homme qui a confiance en lui-même doit avoir confiance dans les autres comme dans l'exactitude et la raison de l'univers. Quand un homme est ainsi solidement amarré à ses ancres, il cesse de se soucier de l'exactitude des choses, du comportement de ses frères, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Si ses racines plongent dans le courant de vie, il flottera comme un lotus, s'épanouira et portera fruit. Sa nourriture, il la recevra d'en haut comme d'en bas ; il enfoncera de plus en plus profondément ses racines, ne craignant pas plus les abîmes que les cimes. La vie qui est en lui trouvera son expression dans la croissance, laquelle est un processus sans fin, éternel. Il n'aura pas peur de passer comme l'herbe des champs, car le déclin et la mort font partie de la croissance. Semence il fut en son début, retournera semence. Commencement et fin ne sont que des étapes partielles du processus éternel. Seul, compte : le processus... le chemin... Tao.

Le chemin de la vie ! Quelle expression grandiose. Comme qui dirait Vérité. Là tout s'arrête. Tout est contenu.

Et l'analyste, de son côté : « Adaptez-vous ! » dit-il. Il ne veut pas dire, comme d'aucuns préfèrent le penser — adaptez-vous à cet état de pourriture qu'est le nôtre ! Non — adaptez-vous à la vie ! Devenez un adepte ! Il n'existe pas de plus haut ajustement — faire de soi un adepte.

Les fleurs les plus délicates sont les premières emportées par la tempête. Le géant tombe, victime de la fronde. Chaque cime que nous atteignons voit se renouveler et s'épaissir le mystère périlleux qui nous menace. Le lâche est souvent enseveli sous le mur même, au pied duquel il avait blotti sa peur et son angoisse. Un trait habile perce la plus fine cotte de maille. Les plus grandes armadas finissent toujours par sombrer ; les lignes Maginot sont toujours tournées. Le cheval de Troie est toujours prêt à sortir au petit trot. Où se cache la sécurité ? Quelle protection inventer que l'on n'ait déjà trouvée ? Il est vain de songer à la sécurité : n'existe pas. L'homme qui cherche la sécurité, serait-ce au fond de son esprit ressemble à celui qui voudrait se couper les jambes pour les troquer contre des mécaniques qui ne lui causeront ni peine ni ennui.

C'est dans le monde des insectes que se révèle par excellence le système défensif. La vie grégaire du monde animal illustre un autre type de ce système. Par comparaison, l'être humain apparaît sans défense. Dans la mesure où il mène une vie plus exposée, c'est exact. Mais sa force réside précisément dans sa capacité à s'exposer à tous les risques. Un dieu ne saurait avoir aucune défense que l'on connaisse. Il ne ferait qu'un avec la vie, se mouvant librement dans toutes dimensions.

La peur, la peur à tête d'hydre, qui rampe en chacun de nous, est un reliquat des formes inférieures de la vie. Nous sommes à cheval sur deux mondes, celui d'où nous émergeons dans l'instant et celui vers lequel nous nous acheminons. Tel est le sens le plus profond du mot d'humanité : que nous sommes un lien, un pont, une promesse. C'est en nous que le processus de vie atteint à la plénitude. Notre responsabilité est formidable, et c'est la conscience de cette gravité qui éveille en nous la peur. Nous savons que si nous n'allons pas de l'avant, si nous ne donnons pas force de réalité à notre être en puissance, nous retomberons, nous aurons foiré et nous entraînerons l'univers dans notre chute. Nous portons en nous le Paradis et l'Enfer : nous sommes les bâtisseurs cosmogoniques. Nous n'avons que le choix — la création entière est à notre disposition. Il en est que cette perspective terrifie. Mieux vaudrait, se disent-ils, que le Ciel fût en haut et l'Enfer sous nos pieds — n'importe où l'on voudra, pourvu que ce soit dehors et non dedans. Mais on nous a coupé l'herbe de cette consolation sous les pas. Nous n'avons nulle part où aller, pour notre récompense ou notre châtiment. Le seul endroit possible, il est dans le temps et l'espace présents, dans notre personne, et selon notre fantaisie. Le monde est exactement semblable à l'image que nous nous en faisons, toujours, à chaque instant. Impossible de changer le décor et de prétendre qu'on aime une autre pièce, différente. Décor permanent ne change que selon l'esprit et le cœur, non selon les diktats d'un invisible metteur en scène. Nous sommes à la fois auteur, directeur et acteur en un seul : quant à la pièce, c'est le drame de votre vie, non de la vie d'un autre. Beau, terrible, inéluctable, ce drame ; pareil à un costume taillé à même votre peau. Est-ce qu'il ne vous satisfait pas, tel quel ? En connaissez-vous un meilleur ?

Étendez-vous donc sur le sofa moelleux que vous offre l'analyste, et tâchez de concevoir autre chose, de différent. L'analyste a devant lui tout le temps, toute la patience nécessaires. Chaque minute de son temps que vous prenez, c'est de l'argent qui tombe dans son gousset. Il est pareil à Dieu, en un sens — le Dieu de votre création. Vous pouvez geindre, hurler, supplier, pleurer, implorer, cajoler, prier, maudire, qu'importe — il vous écoute. Cet homme n'est qu'une vaste oreille, moins le système nerveux sympathique. Il est imperméable à tout ce qui n'est pas la vérité. Si vous estimez que ça paye de le tromper, allez-y : trompez-le. Qui perd au change ? Si vous estimez qu'il peut vous être une aide plus utile que vous-même, collez à lui jusqu'à la mort. Lui, n'a rien à perdre. Mais si vous vous rendez compte qu'il n'est pas Dieu, que c'est un être humain comme vous, ennuis, défauts, ambitions, faible et tout ; qu'il n'est pas le dépositaire d'une sagesse universelle, mais un vagabond comme vous, sur le chemin, peut-être cesserez-vous de vomir vos eaux d'égout, si mélodieux qu'en soit l'écho dans vos oreilles ; peut-être vous dresserez-vous sur vos deux pattes et vous mettrez-vous à chanter, de toute la voix dont Dieu vous fit présent. Se confesser, geindre, se plaindre, se lamenter, il en coûte toujours gros. Chanter, c'est gratis. Et non seulement gratis — on enrichit les autres. Chantez les louanges du Seigneur, dit le commandement. Ouais, donc, à plein gosier ! À plein gosier, ô Maître-maçon ! À plein gosier, heureux guerrier ! Mais, arguez-vous, comment chanter quand le monde tombe en miettes, quand tout, autour de moi, baigne dans le sang et les pleurs ? Vous rendez-vous compte que les martyrs chantaient, pendant qu'ils flambaient sur le bûcher ? Rien à leurs yeux ne croulait en miettes, pas plus qu'ils n'entendaient hurler la souffrance. Ils chantaient parce qu'ils débordaient de foi. Qui peut démolir la foi ? Qui, balayer la joie ? Des hommes s'y sont essayés à travers les âges. Ont toujours échoué. Joie et foi sont inhérentes à l'univers. La croissance implique souffrance et lutte ; l'accomplissement, joie et exubérance ; la plénitude, paix et sérénité. Dans l'intervalle des plans et des sphères de l'existence, terrestre et supra-terrestre, se rencontrent des échelles et des claies. Celui qui monte, chante. Il s'enivre et s'exalte à la vue des espaces immenses qui se déploient. Le pied ne lui manque pas, car il ne pense pas à ce qui est en dessous de lui, au cas où il viendrait à glisser et à perdre l'équilibre, mais à ce qu'il voit devant lui. Tout est devant nous. Le chemin ne finit pas ; plus on avance, plus la route s'ouvre à nos yeux. Les marais, la fange, les marécages et la vase mouvante, les trous et les trappes, n'existent que dans nos esprits. Ils nous guettent dans l'ombre, attendant pour nous engloutir le moment où nous cessons d'avancer. Le monde des fantasmes est celui que nous n'avons pas achevé de conquérir. C'est un monde du passé, non pas de l'avenir. Aller de l'avant en se cramponnant au passé, c'est traîner avec soi les boulets du forçat. Le prisonnier n'est pas celui qui a commis un crime, mais celui qui se cramponne à son crime et ne cesse de le revivre. Il n'est pas un de nous qui ne soit coupable d'un crime : celui, énorme, de ne pas vivre pleinement la vie. Mais en puissance nous sommes tous libres. Libres d'en finir avec la pensée de ce que nous n'avons pas réussi à faire ; libres de faire ce qui est dans la limite de nos forces et de nos facultés. Ce que peuvent bien être ces forces et ces facultés qui sont en nous, personne n'a jamais osé l'imaginer. Qu'elles sont sans limite, nous nous en rendrons compte le jour où nous reconnaîtrons, face à nous-mêmes, que l'imagination est tout. L'imagination, c'est la voix de l'audace. S'il est en Dieu quelque chose de divin, c'est que Lui, a osé tout concevoir par l'imagination.