À Tulsa, il n'y a pas très longtemps, j'ai vu projeter un film, un court métrage intitulé « L'Homme le plus heureux du monde ». Il était conçu dans le style O. Henry, mais du point de vue des conclusions, c'était une catastrophe. Comment on ose montrer une bande de cette sorte en plein pays du pétrole, dépasse la compréhension. En tout cas, ce spectacle me rappela un personnage humain, bien réel celui-là, que j'avais rencontré quelques semaines auparavant à la Nouvelle-Orléans. Lui aussi faisait son possible pour prétendre qu'il était le mortel le plus heureux du monde.

Il était autour de minuit. Mon ami Rattner et moi, nous rentrions à l'hôtel après avoir fait un tour au quartier français. Nous passions devant l'hôtel Saint-Charles quand un homme, nu-tête et sans pardessus, nous rattrapa et se mit à nous tenir un discours sur les lunettes qu'il venait de perdre dans un bistro.

— C'est le diable d'être privé de ses lunettes, nous dit-il, surtout quand on est de sortie. Vous ne connaissez pas votre chance. Une espèce d'idiot de saoulot m'a fait sauter mes verres, dans le bar là-bas, et a trouvé le moyen de marcher dessus. Fallu que j'envoie un télégramme à mon opticien à Denver — suppose que j'en ai pour quelques jours à faire sans. Je viens de tirer une sacrée bordée : bien duré une semaine ou plus, pas fichu de dire quel jour on est ou ce qui s'est passé dans le monde depuis que j'ai quitté le bord. Venais de sortir pour respirer un brin — et casser une graine. Mange jamais quand je suis plein gaz — marche qu'à l'alcool. N'y peux rien. Alcoolique invétéré. Incurable. Rien à apprendre sur le sujet — j'ai fait ma médecine avant de me mettre au droit. Essayé tous les remèdes, connais toutes leurs théories... Tenez, regardez ! — et d'une poche intérieure de son veston il retira tant bien que mal une liasse épaisse de feuillets en même temps qu'un portefeuille consistant qu'il laissa choir — oui, regardez, j'ai même écrit un article à ce propos. Marrant, hein ? A paru récemment dans... (suivit le nom d'une publication très connue et à gros tirage).

Je me baissai pour ramasser le portefeuille et les cartes de visite qui s'étaient envolées dans le ruisseau. D'une main il retenait le paquet de lettres et de documents en pagaïe et de l'autre gesticulait éloquemment. Il semblait lui être complètement égal de perdre ses papiers et il ne se souciait pas plus du contenu du portefeuille. Lancé à fond de train sur l'ignorance et la stupidité du corps médical... tas de charlatans ; bande d'escrocs ; vrais criminels, etc.

Il faisait froid et pleuvait. Rattner et moi, empaquetés dans nos pardessus, nous l'invitâmes à remuer.

— Faites pas de souci pour ça, nous dit-il, accompagnant ses mots d'une grimace de bonne composition. Je n'attrape jamais de rhume. J'ai dû laisser mon chapeau et mon manteau au bistro. N'y a rien comme l'air pour faire du bien.

Et d'ouvrir tout grand son veston comme pour permettre au vent de nuit, pénétrant et aigre, de filtrer par tous les pores du mince vêtement qui l'enveloppait. Il passa la main dans la masse blonde et bouclée de ses cheveux et s'essuya le coin des lèvres avec un mouchoir sale. C'était un homme de bonne taille, les traits et le visage plutôt marqués par les intempéries — un homme qui menait évidemment une vie au grand air. Ce qui frappait le plus en lui, c'était le sourire — le plus franc, le plus engageant que j'aie jamais vu sur aucune face humaine. Ses gestes étaient désordonnés et violents ; il tremblait. Rien que de très naturel, étant donné l'état de ses nerfs. Il était plein de feu et d'énergie, comme un homme qui vient de recevoir une balle dans le bras. Il parlait bien, aussi, excessivement bien — aurait pu être journaliste autant que docteur ou homme de loi. Et il était clair qu'il n'avait nulle intention de nous taper.

Au bout d'une vingtaine de mètres, il s'arrêta devant un restaurant, une boîte à bon marché, et nous invita à entrer avec lui, histoire de manger et de boire un peu. Nous lui répondîmes que nous rentrions chez nous, que nous étions fatigués et n'avions qu'une idée : nous coucher.

— Bah, pour quelques minutes, dit-il, le temps d'avaler quelque chose en vitesse.

Nouveau refus poli de notre part. Mais lui, d'insister, de nous prendre par le bras et de nous entraîner vers la porte du café. Pour ma part, je répétai que je rentrais mais suggérai à Rattner de rester s'il lui plaisait. En même temps j'entrepris de me dégager de son étreinte.

— Voyons, dit-il, prenant soudain un air grave, vous ne pouvez pas me refuser cette petite faveur. J'ai besoin de vous parler. Je suis fichu de commettre un acte désespéré, si vous me déniez ça. Je vous en prie, faites-moi cette bonté — vous ne refuseriez pas à quelqu'un de lui accorder un peu de temps, non ? sachant toute l'importance que cela pourrait avoir pour lui ?

Sur quoi, naturellement, nous nous rendîmes sans plus protester. « Cette fois, ça y est, coincés », me dis-je, quelque peu dégoûté de moi à l'idée que je me laissais faire au sentiment par un saoulot.

— Qu'est-ce que vous prenez ? dit-il, choisissant pour lui-même une assiette de jambon haricots verts qu'il arrosa généreusement de ketchup et de sauce aux câpres, avant même de l'avoir déposée sur la table.

Il allait s'éloigner du comptoir avec l'assiette, quand se tournant vers le garçon il commanda une autre platée de jambon haricots.

— Je peux en manger trois ou quatre comme ça à la file, expliqua-t-il, quand je recommence à être sobre.

Nous nous étions contentés de café. Rattner allait prendre les fiches quand notre ami les rafla et, les fourrant dans sa poche :

— C'est moi qui paie, dit-il, puisque c'est moi qui vous ai fait venir ici.

Il réduisit nos protestations au silence en ajoutant, entre les énormes bouchées qu'il faisait descendre à grandes lavées de café noir, que l'argent ne lui causait jamais de souci.

— Je ne sais pas combien j'ai sur moi, poursuivit-il. Assez pour payer l'addition, en tout cas. J'ai laissé ma voiture en dépôt chez un marchand, hier, pour la vendre. Je suis venu par la route, de l'Idaho, avec une bande de vieux potes du Barreau — ils se rendaient à un jamboree. J'ai été député autrefois — et il nomma un des États de l'Ouest dont il avait servi naguère les intérêts. J'ai le droit de rentrer gratis par le train, ajouta-t-il. J'ai ma carte. Il fut un temps où j'étais quelqu'un...

Il s'interrompit pour retourner au comptoir et réclamer une autre portion.

Après s'être rassis, et tout en inondant ses haricots de ketchup et de sauce aux câpres, il fouilla de la main gauche dans sa poche intérieure et en déversa le contenu sur la table.

— Vous, vous êtes un artiste, non ? dit-il à Rattner. Et vous, écrivain, je parie, dit-il me regardant. Pas besoin de me le dire, je vous ai calibrés tous les deux au premier coup d'œil.

Il remuait et brassait ses papiers en parlant, sans cesser d'engloutir énergiquement son manger, en quête apparemment d'articles de son cru qu'il voulait nous montrer.

— Moi aussi j'écris un peu, dit-il, quand j'ai besoin de me faire quelques sous en supplément. C'est régulier : j'ai pas plus tôt touché ma pension que je tire une bordée. Alors, quand c'est fini, je m'assieds et je ponds une crotte pour... — ici les noms de quelques magazines, parmi les plus importants : ceux à gros tirage. J'arrive toujours à me faire quelques centaines de dollars de cette façon, quand je le veux. Ça ne rime à rien. Je ne prétends pas que c'est de la littérature, bien sûr. Mais qu'est-ce qu'on a à foutre de la littérature ? Où Bon Dieu ai-je fourré cette histoire que j'ai écrite sur un cas qui relevait de la psychanalyse ? Je voulais seulement vous prouver que je sais de quoi je parle. Voyez-vous...

Il s'interrompit net et nous fit un sourire plutôt torve et en coin, comme s'il désespérait d'arriver à traduire en mots sa pensée. Il tenait levée une pleine fourchette de haricots qu'il allait engloutir. Il la laissa tomber, dans un geste d'automate, éparpillant les haricots sur ses lettres et ses documents déjà sales et souillés, et se penchant par-dessus la table m'empoigna le bras et, tandis que je sursautais malgré moi, me contraignit à lui tâter le crâne, promenant de force ma main sur la surface osseuse, de l'avant à l'arrière.

— Sentez rien, non ? me dit-il, une drôle de lueur dans les yeux. Comme une planche à lessive, pas vrai ?

Je retirai ma main aussi vivement que possible. La sensation de ce crâne, comme d'un fond de casserole en fonte, me donnait la chair de poule.

— Ce n'est rien, ça ; rien qu'un détail, dit-il.

Sur quoi le voilà qui retrousse sa manche et nous exhibe une cicatrice allant du poignet jusqu'au coude. Et puis qui remonte la jambe de son pantalon... autres cicatrices, horribles. Et comme si ça ne suffisait pas, il se dresse vivement, retire sa veste et, tout comme s'il n'y avait personne d'autre dans la salle que nous trois, ouvre sa chemise pour exhiber des blessures plus hideuses encore... En remettant sa veste, il jeta autour de lui un regard de défi et, d'une voix claire et forte, pleine d'ironie terrible, se mit à chanter : America, I love you ! (Amérique, je t'aime). Rien que les premières mesures, la première phrase. Puis il s'assit aussi brusquement qu'il s'était levé et se remit tranquillement à liquider son jambon haricots. Je crus d'abord que la scène allait faire scandale, mais non, les gens continuèrent à manger et parler comme devant, seulement l'attention s'était centrée sur nous. L'homme qui tenait la caisse avait l'air plutôt nerveux, ne sachant trop que faire. J'attendais la suite.

Je pensais, en gros, que notre ami allait élever la voix et se lancer dans une scène de mélo. Pourtant, hormis le fait qu'on le sentait un peu plus tendu et volubile, son attitude ne différait pas tellement de ce qu'elle avait été au début. Mais le ton avait changé. Ses phrases maintenant se heurtaient, ponctuées de blasphèmes et accompagnées de grimaces effrayantes. On eût dit que son démon commençait à sortir. Ou plutôt, l'être mutilé qui s'était vu blessé et humilié au-delà de l'endurance humaine.

— Monsieur Roosevelt ! dit-il, la voix pleine de mépris et de dédain. Il n'y a pas longtemps que je l'ai entendu à la radio. Fait tout ce qu'il peut pour qu'on se batte une fois de plus pour l'Angleterre, hein ? Conscription. Trop peu pour sézigue !

Et dans un geste saccadé, il retourna sur lui son pouce méchamment.

— Décoré trois fois sur le champ de bataille. L'Argonne... Château-Thierry... la Somme... trépané... quatorze mois d'hôpital aux environs de Paris... plus dix mois de ce côté-ci de l'eau. Fabriquer de nous des assassins et puis ensuite nous supplier d'être bien sages et de nous remettre au travail... Minute, je m'en vais vous lire un poème que j'ai écrit sur notre Führer, l'autre nuit.

Il farfouilla dans les papiers qui gisaient sur la table. Se leva pour aller chercher une autre tasse de café et debout, sa tasse à la main, sirotant, se mit à lire à haute voix son poème, vitupération scabreuse à l'adresse du Président. « Pour le coup, me dis-je, cette fois quelqu'un va prendre ombrage, ça va faire une bagarre. » Je regardai Rattner qui croit dans Roosevelt et avait fait 2.000 kilomètres pour voter pour lui lors des dernières élections. Rattner se taisait. Sans doute estimait-il inutile de faire des remontrances à un homme qui, de toute évidence, souffrait d'un choc au cerveau. « Cependant, ne pouvais-je m'empêcher de penser, la situation était pour le moins un peu inusitée. » Une phrase que j'avais entendue en Géorgie me revint à l'esprit. Elle était tombée des lèvres d'une femme qui était allée voir « Lincoln en Illinois ». « Où veulent-ils en venir — faire un héros de ce type, de Lincoln ? » Oui, il y avait quelque chose dans l'atmosphère qui rappelait nettement le climat d'avant la guerre de Sécession. Un Président réélu par un grand vote populaire et dont le nom pourtant sonnait comme un anathème pour des millions de gens. Un autre Woodrow Wilson peut-être ? Notre ami ne lui accordait même pas droit à ce rang. Il venait de se rasseoir et, sur un ton plus modéré, se mit à railler les politiciens, les tenants du pouvoir judiciaire, les généraux, les amiraux, les quartiers-maîtres généraux, la Croix-Rouge, l'Armée du Salut, la Y.M.C.A. Jeu vengeur de moquerie et de cynisme, entrelardé d'expériences personnelles, de rencontres grotesques, de pantalonnades bouffonnes que seul un ancien combattant couvert de cicatrices pouvait se payer le luxe et l'audace de raconter.

— Et c'est pour ça (il explosa), pour ça qu'ils ont voulu me promener en grande parade comme un singe, en uniforme, avec toutes mes médailles. Ils avaient sorti la fanfare et préparé leur maire pour nous faire une glorieuse réception. La ville vous appartient, les gars, et autres bobards. Nos héros ! Bon Dieu, rien que d'y penser, j'en ai le cœur qui se lève. J'ai arraché les médailles de mon uniforme et je les ai jetées. Et l'uniforme je l'ai brûlé chez moi, dans la cheminée. Et je me suis acheté un litre de whisky. Je me suis bouclé dans ma chambre. J'ai bu et j'ai pleuré, seul, tout seul. Dehors, il y avait la fanfare qui jouait et les gens qui criaient comme des hystériques. En dedans de moi, c'était tout noir comme un tunnel. De tout ce que j'avais cru il ne restait plus rien. Toutes mes illusions étaient tombées en miettes. Ils m'ont brisé le cœur, voilà tout ce qu'ils m'ont fait. Ne m'ont même pas laissé ça de consolation. Rien ! Sauf de pinter, bien sûr. Et même ça, ils ont d'abord essayé de me l'enlever. Voulu me faire honte pour que j'y renonce. Me faire honte, tu parles ! Moi qui avais tué des centaines d'hommes à coups de baïonnette, qui vivais comme une bête et qui ne savais plus ce que c'était que la décence humaine. Il faudrait autre chose pour me faire honte, à moi, ou me faire peur, ou me tricher, ou me payer, ou m'avoir. Je les connais trop, les vaches, à l'endroit comme à l'envers. Ils m'ont fait crever de faim, ils m'ont rossé, foutu en cage. Il en faut d'autres pour me faire peur. La faim, le froid, la soif, j'en fais mon affaire, comme des poux, de la vermine, de la maladie, des coups, des insultes, de la dégradation, de la fraude, du vol, de la diffamation, du scandale, de la trahison... je connais toute la mécanique... ils ont tout essayé sur moi... rien à faire, ils ne m'auront pas, ils ne me feront pas taire, ne me feront jamais dire que tout est bien comme ça. Je ne veux rien avoir à faire avec ces braves gens bien honnêtes et craignant Dieu. Ils me rendent malade. J'aime mieux vivre avec les bêtes — ou avec les cannibales.

Il pêche un morceau de papier à musique parmi ses paperasses et ses documents.

— Tenez, voilà une chanson que j'ai écrite il y a trois ans. Un peu romance sentimentale, mais ça ne saurait faire de mal à personne. Je ne compose que quand je suis saoul. L'alcool boit la douleur, comme le papier buvard. Il me reste un cœur, et qui est gros, vous pouvez me croire. Le monde où je vis est fait de souvenirs. Vous rappelez-vous cet air ?

Il se mit à chantonner une mélodie familière.

— Il est de vous ? demandai-je, sous le coup de la surprise.

— Oui, il est de moi — et bien d'autres encore — et il se mit à énumérer en cascade les titres de ses chansons.

J'en étais à me demander ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans ses histoires — homme de loi, médecin, député, écrivain, chansonnier — quand il se mit à parler de ses inventions. Apparemment, il avait fait trois fois fortune avant de choir aux fins fonds de la disgrâce. Cela commençait à devenir un peu trop fort pour moi, et Dieu sait si je suis crédule, quand tout à coup une remarque qu'il fit en passant au sujet d'un ami, architecte de renom dans le Middle West, attira une réponse surprenante de Rattner.

— C'était mon meilleur copain à l'armée, dit Rattner tranquillement.

— Eh bien ! rétorqua notre ami, il a épousé ma sœur.

Il n'en fallut pas plus pour les lancer tous deux dans un échange très animé de souvenirs, ne laissant subsister dans mon esprit plus le moindre doute sur la véracité de notre ami, à tout le moins pour ce qui était de l'architecte.

De l'architecte à la construction d'une grande maison quelque part en plein Texas, il n'y eut qu'un pas. Avec sa dernière fortune en date, il s'était acheté un ranch, s'était marié et s'était fait construire un château fantastique au milieu de nulle part. Il buvait moins, était très amoureux de sa femme et se réjouissait à l'idée d'élever une famille. Et puis, pour abréger, un de ses amis l'avait persuadé de partir avec lui pour l'Alaska, spéculer sur les mines. Il avait laissé derrière lui sa femme par crainte qu'elle ne pût supporter le climat trop rigoureux. Il était demeuré absent toute une année. À son retour — il était revenu sans prévenir, pensant faire une surprise — il l'avait trouvée couchée avec son meilleur ami. À coups de fouet il les avait chassés tous deux en pleine nuit, par une tempête de neige aveuglante, sans même leur laisser la chance de s'habiller. Puis il était retourné chercher la bouteille, bien sûr ; il avait bu quelques rasades, et ensuite avait commencé à tout démolir autour de lui. Mais la maison était si grande que ce genre de sport l'avait vite fatigué. Il n'y avait qu'un moyen d'en finir, c'était de gratter une allumette et de mettre le feu à la boutique, ce qu'il fit. Après quoi, il monta en voiture et partit, sans même se soucier de boucler une valise. Quelques jours plus tard, dans un État très loin de là, il avait ramassé un journal et appris ainsi qu'on avait trouvé son ami mort de froid. Pas un mot sur la femme. De fait, jamais depuis il n'avait su ce qu'elle était devenue. Peu après cet incident, bagarre avec un type dans un bar, à qui il fendit le crâne à coups de bouteille. Coût : petit séjour de dix-huit mois aux travaux forcés, durant lequel il étudia de près les conditions de vie dans les prisons et proposa certaines réformes au gouverneur de l'État, qui furent acceptées et mises en pratique.

— J'étais très populaire, raconta-t-il. Je chante bien et j'ai un petit talent de société. Je leur ai nourri le moral pendant le temps que j'ai passé avec eux. Plus tard, j'ai fait un autre séjour. Ça ne m'embête pas du tout. Je m'adapte à tout pratiquement. D'ordinaire il y a un piano, un billard et des bouquins — et s'il n'y a pas moyen de trouver à boire, on peut toujours se procurer de la drogue. Je vais, je viens. Qu'est-ce que ça peut bien faire ? Tout ce dont on a besoin, c'est d'oublier le présent...

— Bien sûr, mais y arrivez-vous jamais ? interjecta Rattner.

— Moi, oui ! Donnez-moi un piano, une bouteille de whisky, un peu de société, et je vous jure qu'il n'y a pas plus heureux que moi. Voyez-vous, je n'ai que faire de tout ce bric-à-brac qui vous est nécessaire. Ma brosse à dents, voilà tout mon bagage. Quand ma barbe est trop longue, je vais chez le coiffeur ; quand je veux changer de linge, j'achète du neuf ; quand j'ai faim, je mange ; quand je suis fatigué, je dors. Peu m'importe si je couche dans un lit ou par terre. Si j'ai envie d'écrire, j'entre dans les bureaux du journal le plus proche où j'emprunte une machine à écrire. Si j'ai envie d'aller à Boston, je n'ai qu'à montrer ma carte. Je suis partout chez moi — home, sweet home ! — du moment que je trouve un coin où je peux boire et où je suis sûr de rencontrer un brave type dans mon genre. Pas d'impôts, pas de loyer. Pas de patron, pas de responsabilités. Je ne vote pas. Le Président ? Le Vice-président ? Qu'est-ce que ça peut bien me faire ? L'argent ne me dit rien, ni la gloire, ni le succès. Que pouvez-vous m'offrir que je n'aie pas, hein ? Je suis un homme libre — et vous ? Un homme heureux. Heureux parce que je me moque de ce qui peut m'arriver. Tout ce que je veux c'est mon litre de whisky par jour — ma bouteille d'oubli, c'est tout. La santé ? M'est égal. Je suis pour le moins aussi fort et sain de corps que le voisin. Si je suis malade, je n'en sais rien. Je suis fichu de vivre centenaire pendant que vous autres vous vous faites des cheveux en vous demandant si vous passerez la soixantaine. Je ne connais qu'un jour — le jourd'hui. Si je me sens en forme, j'écris un poème et le jette au panier le lendemain. Je ne suis candidat à aucun prix littéraire — je me borne à exprimer ce que je sens, à ma façon, la plus ordinaire...

Parvenu à ce point, il se mit à dérailler, à propos de ses talents littéraires. La vanité prenait le dessus. Quand il en vint à insister pour que je jette un coup d'œil sur un conte qu'il avait écrit à l'intention d'une revue populaire, j'estimai que mieux valait couper court. Je préférais de beaucoup l'entendre parler du despérado et de l'ivrogne que de l'homme de lettres.

— Écoutez-moi, lui dis-je, sans mâcher mes mots, vous reconnaissez que votre littérature c'est de la crotte, non ? Bon. Eh bien ! la crotte ne m'intéresse pas. À quoi bon me montrer ça ? Je suis sûr que vous êtes capable d'écrire aussi mal que le premier venu — pas besoin de génie pour faire ça. Ce qui compte pour moi, c'est ce qui est bien écrit ; j'admire le génie, non la réussite. Naturellement, si vous avez quelque chose dont vous soyez fier, c'est une autre paire de manches. Je serai toujours content de lire quelque chose dont vous êtes vous-même satisfait.

Il me regarda longuement, les yeux mi-clos, de biais. Longuement, un bon moment, silencieux et scrutateur.

— Je vais vous dire, reprit-il en fin de compte, il y a une chose que j'ai écrite, une seule, et que je trouve bonne — mais je ne l'ai jamais couchée sur le papier. Elle est là-dedans — et de l'index il se cogna le front. Si cela vous chante de l'entendre, je vous la réciterai. C'est un long poème que j'ai écrit une fois où j'étais à Manille. Vous avez entendu parler de Morro Castle, oui ? Eh bien ! c'est justement devant les murs de Morro Castle que l'inspiration m'en est venue. Pour moi, ce poème est magnifique. Il l'est, j'en suis sûr ! Pour rien au monde je ne voudrais le voir imprimé, ou en faire de l'argent. Le voici...

Et sans prendre le temps de s'éclaircir la voix ou de boire, il se lança dans la récitation de son poème : coucher de soleil sur Manille. La cadence, le débit étaient vifs ; la voix, claire et musicale. On avait l'impression de descendre des rapides sur un léger canoë. Tout autour de nous, les gens s'étaient tus ; certains s'étaient levés et rapprochés pour mieux entendre. Cela ne semblait avoir ni commencement ni fin. Je l'ai dit : c'était parti à la vitesse d'un fleuve qui déborde, et cela continuait son cours, sans fin, image sur image, crescendo sur crescendo, montant, tombant à la façon d'un rythme musical. Je n'en ai pas retenu un seul vers, et le regrette vivement. Tout ce qui m'est resté, c'est la sensation d'être porté sur le sein houleux et gonflé d'un grand fleuve, de traverser le cœur d'une zone tropicale, dans un volètement de plumes éblouissantes, parmi l'éclat luisant d'un feuillage vert humide et le balancement souple de grands lacs de verdure, le bleu minuit puissant du ciel, la lueur froide des étoiles pareilles à des joyaux sertis et les chants d'oiseaux ivres de Dieu sait quoi. Une fièvre parcourait ces vers, non pas la fièvre d'un malade, mais d'un être exalté, frénétique, qui avait trouvé soudain ses accents véritables et s'essayait dans le noir. Une voix qui sortait droit du cœur, mordante et vibrante colonne de sang retombant sur l'oreille en vagues rhapsodiques et tonnantes. La fin ressemblait plus à un épuisement qu'à un arrêt — un diminuendo où le martèlement du rythme se changea en un chuchotement qui se prolongea bien au-delà du vrai silence où il finit par se fondre. La voix avait cessé de résonner, n'avait plus de registre, mais le poème continuait à battre — comme un pouls, l'écho en persistait dans les cellules du cerveau.

Il rompit le silence qui fit suite, par une allusion modeste à la facilité rare avec laquelle il retenait de mémoire tout ce qui frappait son regard.

— Je me rappelle tout ce que j'ai lu à l'école, dit-il, de Longfellow et de Wordsworth à Ronsard et François Villon. Villon, tenez : voilà un type qui me plaît.

Et il se lança dans un poème familier, qu'il dit avec un accent qui trahissait une connaissance plus que scolaire du français.

>— Mais les plus grands poètes ont été les Chinois, reprit-il. Dans les plus petites choses ils révèlent l'univers et toute sa grandeur. Philosophes d'abord, ensuite poètes. Ils vivaient leur poésie. Nous, pour faire notre poésie, nous n'avons que la mort et la désolation. On ne peut écrire de poème sur une automobile ou une cabine téléphonique. D'abord, il faut que le cœur soit intact. Il faut qu'on soit capable de croire en quelque chose. Les valeurs qu'on nous avait enseigné de respecter, enfants, sont en mille miettes. Nous ne sommes plus des hommes — des automates. Nous ne prenons même aucun plaisir à tuer. La dernière guerre a détruit ce qui nous restait d'impulsions. Nous ne répondons pas ; nous réagissons. Nous sommes la légion sacrifiée des archanges défaits. Nous pendouillons dans le chaos et nos meneurs, plus aveugles que des chauves-souris, braient comme des ânes. Vous n'allez pas me dire que ce Monsieur Roosevelt est un grand chef, non ? Impossible, pour qui connaît un peu l'Histoire. Un chef a besoin de l'inspiration d'une vaste vision ; il lui faut, pour arracher son peuple au bourbier, de puissantes ailes ; il faut qu'il puisse l'extirper de la stupeur où il végétait comme le ver blanc et la limace. La cause de la liberté et de l'humanité n'aura pas fait un pas de plus parce qu'on aura mené de pauvres rêveurs faibles d'esprit à l'abattoir. Et de toute façon qu'est-ce qu'il a dans le ventre, qui le démange ? Est-ce que le Créateur l'a désigné pour être le Sauveur de la Civilisation ? Quand j'ai traversé la mare aux harengs pour aller me battre pour la Démocratie, je n'étais encore qu'un gosse. Je n'avais pas de grandes ambitions ; ni le désir de faire de mal à personne. On m'avait élevé dans la croyance que répandre le sang était un crime contre Dieu et l'humanité. Eh bien ! j'ai fait ce qu'on m'a dit de faire, en bon soldat. J'ai assassiné tous les salopards qui auraient voulu m'en faire autant. Que pouvais-je faire d'autre ? Bien sûr, on ne faisait pas que ça tout le temps. De temps à autre, on prenait du plaisir — un plaisir qui n'avait rien de commun avec ce que j'avais pu imaginer dans le genre aimable. En fait, rien ne ressemblait à ce que j'avais pu me figurer avant de traverser la mare. Vous le savez, ce qu'ils finissent par faire de vous, les vaches. Parole, votre propre mère ne vous reconnaîtrait pas si elle vous voyait en train de prendre votre plaisir — ou de ramper dans la boue et de coller une baïonnette dans le corps d'un type qui ne vous a jamais rien fait. Je vous jure, ç'avait fini par devenir si dégueulasse, si vénéneux, que je ne savais plus qui j'étais. Un chiffre, un numéro qui s'allumait comme un tableau lumineux quand l'ordre venait de faire telle ou telle chose. Impossible de dire de moi que j'étais encore un homme — pas un brin de sentiment ne me restait. Même pas un animal, sinon j'aurais eu le sens de me tirer de là. Les bêtes ne s'entretuent que lorsqu'elles ont faim. Nous tuons par crainte de notre ombre, par peur, si nous usions d'un tant soit peu de jugeotte, d'être forcés d'avouer que nos glorieux principes ne sont que mensonges. Aujourd'hui, je n'ai plus de principes — hors-la-loi, voilà ce que je suis. Je n'ai gardé qu'une seule ambition — lamper assez de liquide tous les jours pour oublier le monde et sa ressemblance. Je n'ai jamais souscrit à cette histoire. On ne pourra jamais me convaincre que j'ai assassiné tous ces Allemands pour mettre au jour tant d'impiété et de chienlit. Non, m'sieur, je refuse de tremper dans cette affaire. Je m'en lave les mains. Je m'en frotte les pieds. Et si l'on vient me dire que je suis un mauvais citoyen, d'accord ! je suis un mauvais citoyen. Et après ? Croyez-vous que si je courais de côté et d'autre comme un chien enragé, si je réclamais une matraque et un fusil pour recommencer le jeu de massacre et d'assassinat, croyez-vous qu'alors je serais un bon citoyen ; bon, c'est-à-dire : tout juste assez bon pour voter démocrate ? Si je faisais ça, hein, j'imagine qu'ils me donneraient à manger dans leur main ? Eh bien ! je ne veux manger dans la main de personne. Je veux qu'on me fiche la paix ; rêver mon rêve ; avoir la foi comme je l'ai eue naguère : avoir foi dans la bonté et la beauté de la vie, croire que les hommes peuvent vivre entre eux en paix, dans l'abondance. Il n'est pas un salaud sur terre qui puisse me faire croire que pour rendre la vie meilleure il faut commencer par tuer de sang-froid un million, dix millions d'hommes. Non, m'sieur, ces vaches-là n'ont pas de cœur. Je sais que les Allemands ne valent ni plus ni moins que nous et, Bon Dieu, je sais aussi d'expérience qu'il en est parmi eux qui valent sacrément mieux que les Français ou les Anglais.

» Cet instituteur dont nous avons fait un Président, il croit qu'il a pensé à tout, hein ? Non, mais, le voyez-vous se traîner sur les parquets de Versailles comme un vieux bouc, et tracer au crayon bleu des lignes frontières imaginaires ? Déplacer des frontières — je vous le demande : ça a-t-il un sens ? Les droits de douane, les taxes, les guérites, les block-haus — à quoi ça sert-il, dites-moi ? Si les pauvres d'Angleterre ne peuvent arriver à vivre quand leur pays possède le plus grand empire qui ait jamais existé, comment pourront-ils vivre quand leur empire s'écroulera ? Pourquoi n'émigrent-ils pas au Canada, en Afrique, en Australie ?

» Il y a autre chose que je ne comprends pas. Nous avons toujours l'air de penser que nous avons raison, que nous avons le meilleur gouvernement du monde. Qu'en savons-nous ? Avons-nous essayé les autres jusqu'à en être dégoûtés ? Est-ce que tout va si bien ici, que nous ne puissions supporter l'idée d'un changement ? Et si, en toute bonne foi, moi je croyais dans le fascisme ou le communisme, la polygamie ou Allah et son prophète ou le pacifisme, n'importe : en l'un de nos nombreux tabous actuels, dans ce pays ? Que se passerait-il, hein ! si j'ouvrais ma grande gueule ? Parole, vous n'osez même pas protester contre la vaccination, quand les preuves abondent qu'elle fait plus de mal que de bien. Où est-elle, cette liberté, cette franchise dont nous nous vantons ? Il faut, pour être libre, être en odeur de sainteté auprès de ses voisins, et même alors, le bout de corde qu'on vous lâche n'est pas généreux. Essayez donc d'être fauché et sans travail — votre liberté ne vaudra pas un clou. Pour peu que vous soyez vieux par-dessus le marché c'est la misère noire. La bonté, ils la gardent pour les animaux, les fleurs et les dingots. La civilisation, c'est une aubaine pour les inaptes et les dégénérés — quant aux autres, elle les brise ou les démoralise. Pour ce qui touche au confort, au bien-être, je me trouve mieux en prison que dehors. Dans le premier cas, c'est la liberté qu'on vous retire ; dans le second, c'est votre qualité d'homme. Qui consent à jouer le jeu — à lui les voitures, les hôtels particuliers, les maîtresses, le pâté de foie gras et le bordel qui s'ensuit. Mais qui a envie de jouer le jeu ? En vaut-il la peine ? Avez-vous jamais vu un millionnaire qui fût heureux ou qui eût le moindre respect de soi ? Êtes-vous jamais allé à Washington ? Avez-vous jamais vu nos briseurs, je veux dire nos faiseurs de lois, en pleine session ? Ça, c'est un spectacle ! Si seulement on les costumait en forçats, si on les foutait derrière des barreaux, vêtements rayés, et pioche, et pelle et tout, chacun s'y tromperait et les croirait chez eux. Ou tenez : regardez les têtes de nos vice-présidents : on se croirait à l'anthropométrie. J'étudiais leurs physionomies, l'autre jour, dans la vitrine d'une épicerie. Jamais je n'ai vu une grappe de visages humains plus mesquins, plus rusés, plus laids, plus fanatiques. Et voilà le genre de types dont on fabrique des présidents chaque fois que survient un assassin. Oui, un assassin. J'étais assis au restaurant le lendemain des élections — là-haut dans le Maine — et mon voisin voulait parier avec un autre que Roosevelt n'arriverait pas au bout de ses quatre ans. Cinq contre un — mais personne ne voulait relever le pari. Ce qui me frappa, ce fut que la servante, à qui personne n'avait fait attention, fit soudain remarquer d'une voix tranquille que « nous étions à peu près mûrs pour un nouvel assassinat ». Ça n'a jamais l'air beau, un assassinat, quand il s'agit d'un Président ; c'est chose courante pourtant, banale, et qui n'excite pas tant les gens. Dans mon pays parfois, on fouettait un nègre jusqu'à ce qu'il en crève, histoire de montrer aux visiteurs comment ça se pratiquait. Et ça se fait encore, dans le privé, j'imagine. Cacher les choses, c'est le progrès.

» Prenez la nourriture, par exemple... Bien sûr, je n'ai plus ni goût ni palais, vu tout ce liquide dont je m'inonde l'intérieur. Mais le type à qui il reste quelques papilles doit se trouver drôlement mal des saloperies qu'on lui donne à manger dans les restaurants. On est en train de découvrir que ça manque de vitamines. Et puis ? Croyez-vous que c'est le régime qu'on change, ou le cuistot ? Non, on vous donnera la même saloperie, en y ajoutant les vitamines nécessaires. Ça, c'est ce qu'on appelle la civilisation — connerie sur connerie. Eh bien ! moi, je vais vous dire — moi je suis civilisé, si bougrement civilisé que je préfère prendre mon poison nature. Si j'avais mené ce qu'on appelle une vie « normale », je ne passerais pas la cinquantaine et bientôt ma carcasse pourrirait sur le fumier. J'ai quarante-huit ans et me porte comme un charme ; je fais toujours le contraire de ce qu'on me dit de faire. Si vous meniez pendant quinze jours le genre de vie que je mène, vous seriez à l'hôpital avant longtemps. Alors, qu'est-ce que ça change, je vous le demande ? Si je ne buvais pas, j'aurais un autre vice — ravisseur d'enfants, peut-être, Jack l'Éventreur en mieux, qui sait ? Et si je n'avais pas de vices, je ne serais qu'un pauvre mec, une poire comme tant de millions d'autres, et où ça me mènerait-il ? Croyez-vous que je tirerais la moindre satisfaction de crever à la tâche, comme on dit ? Tu parles ! J'aime mieux crever sur un lit d'hôpital, dans la salle des alcooliques, avec les déchus et les vauriens. À tout le moins, si cela m'arrive, aurai-je la satisfaction de dire que je n'avais qu'un seul maître — Johnny Whisky. Vous avez des milliers de maîtres, perfides, insidieux, qui vous torturent jusque dans le sommeil. Moi je n'en ai qu'un — plus un ami qu'un bourreau de travail, à vrai dire. Il m'arrive par sa faute de me trouver dans de beaux draps, mais jamais il ne ment. Jamais il ne dit : « Franchise, liberté, égalité » ou autre connerie de ce genre. Tout ce qu'il me dit, c'est : « Je te ferai si fin saoul que tu ne seras même pas fichu de te reconnaître », et c'est de cela que j'ai soif. Bien sûr, si M. Roosevelt ou tout autre politicien était capable de me faire une promesse et de la tenir, j'aurais pour lui quelque respect. Mais qui a jamais entendu dire qu'un diplomate ou un politicien ait tenu ses promesses ? C'est comme si on attendait d'un millionnaire qu'il donne sa fortune aux hommes et aux femmes à qui il l'a extorquée et volée. C'est des choses que ça se fait pas. »

Il poursuivit ainsi sans discontinuer — monologuant sans fin sur la perfidie, la cruauté et l'injustice de l'homme envers l'homme. C'était vraiment dans le fond un type très bien, plein de bons instincts, avec en lui tout ce qu'il fallait pour faire un bon citoyen de l'univers, hormis le fait qu'en un point du parcours il s'était trouvé projeté hors de l'orbite de la société sans le moindre espoir de retour. De l'espoir, je voyais que Rattner en avait pour lui, aux questions dont il l'interrompait de temps à autre. Sur le coup de deux heures du matin, il avait assez d'optimisme pour penser qu'avec un peu de persévérance il pourrait encore jeter une graine d'espérance dans ce cœur endurci. Pour moi, en dépit de la bienveillance que j'éprouvais pour ce type, la tentative me semblait tout aussi inutile que s'il s'était agi de récupérer le mauvais pays de l'Arizona ou du Dakota. Tout ce que peut faire la société pour les gens de cette espèce, c'est d'être bonne et indulgente — ce qui est trop lui demander. De même que la terre elle-même, dans sa volonté sans fin d'expériences, vient à bout de ressources dans certaines régions, et renonce, pour ainsi dire — de même les individus. Le désir de tuer l'âme, car c'est à cela que revient la chose est un phénomène qui exerce sur moi une fascination extraordinaire. Parfois l'individu y puise une grandeur qui n'a d'égal que le combat sublime que livrent ces hommes que nous rangeons dans la catégorie des êtres supérieurs. Parce que dans le geste de négation, accompli sans compromis, en toute pureté, se retrouvent aussi toutes les qualités de l'héroïsme. Les faibles sont incapables de se précipiter ainsi hors du train du monde. Ils se bornent à succomber, pendant que les autres, ceux dont le caractère comme l'esprit vont à sens unique, travaillent la main dans la main avec le sort, le provoquant pour ainsi dire, et en même temps le moquant. Invoquer le sort, c'est s'exposer au chaos que les forces aveugles de l'univers sont toujours prêtes à mettre en marche dès que la volonté de l'homme s'effondre. L'homme de destinée se situe à l'autre pôle : il donne l'exemple de la nature miraculeuse de l'homme, en ce sens que les mêmes forces aveugles semblent alors domptées, contrôlées, dirigées vers l'accomplissement des fins microscopiques qui sont le propre de l'homme. Mais d'un côté comme de l'autre, il faut à l'homme pour agir, s'arracher complètement, quitter la trame fixe et réactionnaire de l'individu ordinaire. Voter pour l'anéantissement de l'être — cela même exige une sorte de travail d'approche cosmique. Il faut à l'homme une vue bien définie de la nature des choses pour dépouiller ces mêmes choses. Il est mille fois plus facile de se suicider que de tuer l'âme. Car le doute persiste toujours (que la force de destruction la plus indomptable ne peut réduire à néant) de l'impossibilité de la tâche. Si l'acte de volonté pouvait suffire à l'accomplir, on n'aurait pas besoin de recourir au sort. Mais c'est justement parce que la volonté cesse de fonctionner que l'individu sans espoir capitule et se rend aux puissances. En bref, il est contraint de renier le seul acte qui impliquerait sa délivrance des tortures. Notre ami s'était livré pieds et poings liés à Johnny Whisky. Mais, passée une certaine limite, Johnny Whisky perd tout pouvoir d'action. Quand bien même on parviendrait à rassembler à son aide toutes les forces d'inhibition et de paralysie de l'univers, il persisterait toujours une frontière, une barrière que l'homme seul, l'homme lui-même, peut franchir et forcer. On peut tuer le corps, mais l'âme est immortelle. Cet homme, notre ami, aurait pu se tuer plus de mille fois s'il y avait vu le moindre espoir de résoudre son cas. Mais il avait choisi de retomber, de se tapir, froid et inerte comme la lune, d'écraser dans l'œuf toute impulsion féconde et, à force d'imiter la mort, de la parachever enfin au cœur même de son être.

Sa parole était un cri du cœur. On lui avait brisé le cœur, disait-il, et c'était faux. On ne brise pas ainsi le cœur. On peut le blesser, faire que l'univers entier apparaisse comme un vaste lieu de torture et d'angoisse. Mais la capacité du cœur à endurer la souffrance et les tourments ne connaît pas de limites. Sinon il y a beau temps que la race aurait péri. Tant que le cœur pompe le sang, il pompe aussi la vie. Et la vie se vit à des niveaux si disparates qu'en certains cas on peut la croire pratiquement éteinte. Il y a autant de contrastes violents entre les diverses façons dont les êtres humains vivent la vie que de surprises dans le passage du monde des poissons à celui des minéraux ou des végétaux. Quand nous parlons de société humaine, nous appliquons ce terme à une réalité qui défie toute définition. La pensée, le comportement de l'homme échappent aux limitations du mot ou de la phrase. Les êtres humains se meuvent en constellations qui, contrairement aux astres, ignorent la fixité. Une histoire, tel le présent récit, peut avoir un intérêt et un sens pour certains agrégats d'êtres, comme elle peut, pour d'autres, être dénuée de charme ou de valeur. Quel sens aurait Shakespeare pour un Patagon, à supposer qu'on pût lui enseigner la langue ? Que peut bien signifier « Les Divers Aspects de l'expérience religieuse » pour un Indien Hopi ? L'homme va pensant que l'univers est tel ou tel, dans la simple mesure où il ne s'est jamais trouvé projeté hors du rut où il rampe comme un ver. Pour le civilisé, la guerre n'est pas toujours la grande déchirure, dans la trame où se complaît le jour-le-jour. Certains, et je crains qu'ils ne soient en bien plus grand nombre que la plupart d'entre nous ne voudraient le croire, voient dans la guerre un intermède stimulant, sinon entièrement plaisant, aux labeurs et aux tristesses de la vie courante. La présence de la mort donne pour ces gens de l'épice à la chose, réveille et accélère leurs cellules nerveuses d'ordinaire abruties. Mais il en est d'autres, comme notre ami, qui, dans leur révolte contre la vanité des tueries, se rendant compte amèrement qu'ils sont impuissants à jamais y mettre fin, choisissent de se retirer de la société et si possible de détruire jusqu'à leur chance de revenir un jour sur cette terre en un moment lointain et plus propice de l'histoire humaine. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec l'homme ; leur seul désir est de tuer l'expérience dans l'œuf. Et naturellement, leur impuissance dans ce domaine est égale à celle qu'ils déploient dans leurs efforts pour éliminer la guerre. Mais ils constituent une catégorie captivante d'individus et finissent, du point de vue de la race, par avoir leur valeur, ne serait-ce que pour le fait qu'ils jouent le rôle de sémaphores dans ces périodes ténébreuses où l'on dirait que nous nous ruons tête baissée vers l'annihilation. L'homme qui manœuvre les signaux demeure invisible et c'est en lui que nous mettons notre confiance, mais tant que nous collons aux rails, l'éclair des sémaphores nous offre une consolation éphémère. Nous comptons sur le mécanicien pour nous mener vivants à bon port. Assis, les bras croisés, nous remettons notre sécurité en d'autres mains. Mais le meilleur mécanicien du monde ne peut nous mener que sur un parcours bien tracé. Notre aventure se situe hors de tout tracé, où le courage, l'intelligence et la foi sont nos seuls guides. S'il est pour nous un devoir, c'est de nous fier à nos propres pouvoirs. Il n'est personne d'assez grand, d'assez sage pour que nous nous en remettions à lui de notre destinée. La seule façon qu'un homme puisse avoir de nous conduire, c'est de nous rendre la croyance dans notre propre faculté de nous guider. C'est là une pensée qu'ont toujours réaffirmée les plus grands hommes. Mais ceux qui nous éblouissent et nous égarent sont ceux-là mêmes qui nous promettent ce que, honnêtement, personne ne peut s'engager à tenir — la tranquillité, la sécurité, la paix, etc. Et les plus décevants de tous ces prometteurs sont ceux qui nous commandent de nous entretuer dans l'espoir d'atteindre un but fictif.

Comme notre ami, des milliers, des millions peut-être, d'hommes, ouvrent les yeux et voient leur erreur, sur le champ de bataille. Trop tard. Au moment où ceux qu'ils n'ont plus le moindre désir de tuer sont déjà sur eux, prêts à leur couper la gorge. Plus de choix alors : tuer ou se faire tuer ; et que l'on tue sachant ce que cela veut dire ou non, n'importe. Meurtre à perpétuité — jusqu'au jour où les sirènes proclament en hurlant la trêve. Quand vient la paix, elle descend sur un monde trop épuisé pour avoir la moindre réaction, hormis un sentiment stupide et muet de soulagement. Les timonniers, qui se sont vu épargner les horreurs du combat, jouent alors leur rôle ignominieux où la cupidité et la haine se disputent à l'envi la puissance suprême. Et ceux qui portèrent le poids brut de la lutte sont trop écœurés et dégoûtés pour témoigner d'un désir de participer au nouvel ordre du monde. Tout ce qu'ils demandent, c'est qu'on leur fiche la paix et qu'on les laisse s'offrir le luxe de s'adonner au triste rythme routinier qui leur avait paru naguère si monotone et vide. Quelle différence ne présenterait pas l'ordre nouveau si l'on pouvait consulter l'ancien combattant au lieu du politicien ! Mais la logique veut que nous commandions à des millions d'innocents de se massacrer les uns les autres, et, le sacrifice accompli, nous autorisons une poignée d'ambitieux et de bigots qui n'ont jamais su ce que c'est que la souffrance, à remettre en ordre notre vie. Quelle chance un individu solitaire a-t-il de ne pas être d'accord, quand il n'a, pour sanctionner sa protestation, que ses blessures ? Qui se soucie de cicatrices, la guerre finie ? Qu'on ne les voie plus, n'en parle plus, tous ces blessés, ces moignonneux, ces mutilés ! Au boulot ! Qu'ils reprennent la vie où ils l'avaient laissée, ceux d'entre eux qui en ont encore la force ou le pouvoir ! Pour les morts, quelques monuments feront l'affaire ; les mutilés, une pension et qu'on n'en parle plus. Pas de temps à perdre — les affaires sont là, comme d'habitude ; pas de faiblesse, pas de sentiments inutiles à propos des horreurs de la guerre. Quand viendra la prochaine, nous serons prêts ! Und so weiter...

Telles étaient mes pensées, pendant que notre homme et Rattner échangeaient des anecdotes sur leurs expériences en France. Je mourais d'envie d'aller me coucher. Par contre, notre ami s'éveillait de plus en plus, de toute évidence ; je savais qu'avec un peu d'encouragement il nous régalerait de ses histoires jusqu'à l'aube. Plus il parlait de ses malheurs et plus, cela ne laissait pas d'être curieux, il semblait être de bonne humeur. Quand nous parvînmes à le persuader de sortir, il rayonnait positivement. Dans la rue, il se reprit à se vanter de son état de santé extraordinaire — foie, rognons, tripes, poumons, tout était parfait ; la vue, surnormale. Il était clair qu'il ne pensait plus à ses lunettes en morceaux, ou peut-être, après tout, ce détail n'avait-il été qu'une histoire inventée pour entrer en matière.

Il nous restait quelque distance à parcourir avant d'arriver à l'hôtel. Il déclara qu'il nous accompagnerait, étant donné qu'il avait lui-même l'intention de ne pas tarder à rentrer. Il y avait, dans le voisinage, des hôtels à bon marché, croyait-il, où il trouverait une chambre pour prendre quelques heures de repos. Il faisait quelques pas et s'arrêtait net, se plantant devant nous et s'étendant à perte de vue sur un incident qu'il estimait évidemment capital et que nous devions écouter à tout prix. Ou peut-être était-ce son désir inconscient de retarder d'autant le moment où nous rejoindrions nos lits, comme un nid chaud et confortable ? Plus d'une fois, nous trouvant enfin à proximité de l'hôtel, nous lui tendîmes la main pour lui souhaiter bonne nuit, en vain — elle retombait et nous demeurions patiemment, un pied dans le caniveau, l'autre sur le rebord du trottoir, écoutant son récit jusqu'au bout.

Je finis par me demander s'il avait les quelques sous nécessaires pour se payer un plumard. J'allais lui poser la question quand Rattner, dont l'esprit travaillait évidemment dans le même sens, prit les devants. Avait-il de quoi se payer une chambre ? Quoi ? Bien sûr, à peu près certainement : il avait compté sa monnaie au restaurant. Si, si, il était sûr d'avoir assez — sinon il nous demanderait de compléter le compte. De toute façon, là n'était pas l'important. Où en était-il ? Ah ! oui, le Névada... les villes démentes, les villes fantômes où il avait vécu... le bistro construit tout en bouteilles de bière et le piano mécanique rapporté du Klondike qu'il avait roulé dehors une nuit en plein désert, rien que pour entendre le bruit que ça ferait dans cette immense solitude. Oui, les seuls types avec qui ça valait la peine de parler, c'étaient les piliers de bar. Comme lui, ils vivaient dans le passé. Un jour, il écrirait tout ça.

— À quoi bon vous donner ce mal ? lui demandai-je.

— Vous avez peut-être raison, me dit-il, passant dans l'épaisseur bouclée de ses cheveux ses doigts tachés de tabac. Je vais vous demander une cigarette, reprit-il. Je n'en ai plus une seule.

En l'allumant à l'une des nôtres, il se lançait déjà dans une autre histoire.

— Écoutez, dis-je, soyez bref, hein, je tombe de sommeil.

À un train d'escargot, nous traversâmes la rue, en direction de l'hôtel. Il bouclait son récit, que j'avais déjà la main sur le bouton de la porte, prêt à en finir. Nouvelles poignées de main, quand il lui vient soudain à l'esprit de compter sa monnaie.

— Je crois bien qu'il va falloir que vous me prêtiez trois cents, dit-il.

— Deux dollars, si vous voulez, commençâmes-nous tous deux ensemble, Rattner et moi.

— Oh ! non, pas tant que ça. Il recommencerait à boire, tel qu'il se connaissait. Et il ne voulait pas recommencer tout de suite — se reposer d'abord un peu.

Il ne nous restait plus qu'à lui donner les trois cents et ce qu'il pouvait y avoir encore de cigarettes dans nos poches. Cela faisait mal à Rattner de lui tendre cette menue monnaie.

— Pourquoi ne prenez-vous pas au moins un demi-dollar ? lui dit-il. Ça vous servira pour le petit déjeuner.

— Si vous me donnez un demi-dollar. répondit-il, ça me servira probablement à acheter une paire de bougies que j'irai planter au monument de Robert Lee, en haut de la rue. C'était son anniversaire aujourd'hui, vous savez. Les gens l'ont oublié déjà. Ils ronflent tous à l'heure qu'il est. J'ai un faible pour Lee ; je révère sa mémoire. C'était plus qu'un grand général — un homme de haute délicatesse et de grande compréhension. De fait, je crois que je vais aller faire un tour jusque-là avant de rentrer. La sorte de geste idiot que font les types de mon genre. Dormir n'est pas si important. Oui, je vais aller jusqu'au monument, faire un brin de causette avec Lee. Que le monde dorme en paix ! Voyez-vous, moi, je suis libre de faire ce qu'il me plaît. Je me trouve bien mieux, tel que je suis, qu'un milliardaire...

— Il n'y a rien d'autre que nous puissions faire pour vous ? dis-je, coupant court. Vous n'avez besoin de rien, la santé, le bonheur, vous avez tout...

J'avais à peine prononcé le mot de bonheur qu'il changea soudain de visage et que, m'empoignant les bras et serrant comme un étau de fer, il me fit tourner sur moi-même, plongea dans mes yeux un regard que je n'oublierai plus et éclata :

— Le bonheur ? Écoutez, vous qui êtes écrivain — vous, on ne devrait pas vous la faire. Vous savez bien que je mens. Le bonheur ? Par exemple ! mais vous avez devant vous l'homme le plus misérable du monde.

Il s'arrêta, le temps d'essuyer une larme. Il me tenait toujours à pleine main, décidé apparemment à me forcer à l'entendre jusqu'au bout.

— Ce n'est pas par hasard que je me suis cogné dans vous ce soir, poursuivit-il. Je vous avais vus venir de loin et repérés tous les deux. Je savais que j'avais affaire à des artistes, c'est pourquoi je vous ai pris au collet. Je choisis toujours les gens à qui je veux parler. Je n'ai pas perdu de lunettes au bistro ; pas plus que je n'ai donné de voiture à vendre ; mais tout le reste de ce que je vous ai dit est vrai. Je traîne de place en place, voilà tout. Il y a quelques semaines encore, j'étais en tôle. Ils m'ont toujours à l'œil — il y a un type dans cette ville qui me suit à la trace, je le sais. Au moindre faux pas, ils me boucleront à nouveau. Je joue à cache-cache avec eux. Il suffirait que je m'endorme par accident sur un banc du square pour qu'ils me tombent dessus. Pas si bête. Je m'en vais prendre l'amble et me balader à loisir, et quand je me sentirai en forme et fin prêt je rentrerai. Le patron du bar me donnera un lit demain matin... Voyez-vous, je ne sais pas ce que vous écrivez, mais prenez toujours ce tuyau en passant : ce qu'il faut, c'est apprendre à connaître la souffrance. On ne peut pas devenir un grand écrivain si on n'a pas souffert...

Rattner allait intervenir et prendre ma défense. Je lui fis signe de n'en rien faire. Quelle chose étrange pour moi, que d'entendre un homme m'inviter à souffrir ! J'avais toujours pensé que j'avais eu plus que ma part de souffrance. Il était clair que rien n'en transperçait sur mon visage. Ou alors ce type était si plein de ses propres malheurs qu'il ne pouvait ou ne voulait reconnaître la marque sur les autres. Je le laissai donc galoper à son aise. Je bus jusqu'à la dernière goutte de ses discours sans chercher une seule fois à l'interrompre. Quand il eut fini, je lui tendis la main une dernière fois pour lui dire au revoir. Il la prit entre les siennes et la serra chaleureusement.

— Je vous ai saoulé de mots, hein ? dit-il, le visage illuminé de ce sourire étrange et extatique. Tenez, je m'appelle Un Tel.

On eût dit quelque chose comme Allison ou Albertson. Il se mit à fouiller ses poches à la recherche de son portefeuille.

— J'aimerais vous laisser une adresse, continua-t-il, où vous pourriez m'envoyer un mot.

Il cherchait quelque chose sur quoi écrire, mais ne pouvait trouver ni carte ni morceau de papier blanc dans le monceau de documents qu'il charriait dans son épais portefeuille.

— Donnez-moi la vôtre, alors, dit-il. Ça fera l'affaire. Je vous écrirai un de ces jours.

Rattner notait déjà son nom et son adresse. Il prit la carte et la rangea soigneusement dans le portefeuille. Il attendait que j'écrive la mienne.

— Je n'ai pas d'adresse, lui dis-je. D'ailleurs, nous n'avons plus rien à nous dire. Je n'ai pas l'impression que nous nous reverrons jamais. Vous n'avez qu'une idée dans la tête, c'est de vous détruire ; je ne peux vous en empêcher, ni personne. À quoi bon faire semblant que nous nous écrirons ? Demain, je serai parti et vous aussi. Tout ce que je puis vous dire, c'est bonne chance.

Sur quoi, j'ouvris la porte et pénétrai dans le hall de l'hôtel. Rattner continuait à lui dire au revoir.

Pendant que j'attendais le liftier, il me fit signe de la main, joyeusement. Je lui répondis de même. Il demeura immobile un instant, vacillant sur ses talons et hésitant apparemment à se diriger vers le monument ou à chercher un gîte. Au moment même où le liftier mettait en marche l'ascenseur, il nous fit signe d'attendre. En réponse, je lui signifiai qu'il était trop tard.

— Continuez, dis-je au liftier.

Tandis que l'ascenseur montait, nous dérobant à sa vue, notre ami resta piqué devant l'hôtel, son regard montant avec nous, sans expression. Je n'avais nullement l'impression de commettre un acte dégoûtant en le plantant de la sorte. Je regardai Rattner pour voir ce qu'il en pensait. Il eut comme un haussement d'épaules.

— Que peut-on faire pour ce genre de type ? me dit-il, il ne veut pas qu'on l'aide.

En entrant dans la chambre et donnant de la lumière, il ajouta :

— Il ne fait pas de doute que tu lui as porté un coup terrible en lui disant qu'il était heureux. Sais-tu ce que j'ai cru qu'il allait faire ? Te casser la gueule. As-tu remarqué sa tête, alors ? Et quand tu as refusé de lui donner ton nom et ton adresse, ma foi, ça l'a achevé. Pour moi, je n'aurai pas pu. Je ne te fais pas de reproches — je me demande seulement pourquoi tu as agi ainsi. Tu aurais pu tout aussi bien le laisser choir en douceur, non ?

J'étais sur le point de sourire ; mais tant d'idées s'engouffraient dans mon crâne à la fois que j'oubliai et fronçai les sourcils à la place.

— Comprends bien, reprit Rattner, se méprenant sur mon expression. Je trouve que tu as été bougrement patient. Tu n'as presque rien dit de la soirée...

— Ce n'est pas ça, lui dis-je. Ce n'est pas à moi que je pense. C'est à tous les types de ce genre que j'ai rencontrés dans ma vie, c'est-à-dire en bien peu de temps. Écoute, t'ai-je jamais raconté ce qu'a été ma vie à la compagnie du télégraphe ? Bon Dieu, il est tard et je sais que tu es aussi éreinté que moi. Mais je m'en tiendrai à une ou deux choses. Je n'ai pas l'intention de me défendre, ne t'y trompe pas. J'ai tort, si tu veux. Peut-être — aurais-je pu faire ou dire quelque chose — quoi ? comment ? je n'en sais rien. Et je l'ai laissé tomber, d'accord. Qui plus est, j'ai dû le blesser profondément. Mais j'ai cru lui faire du bien, libre à toi de me croire. Pas une fois je ne l'ai contredit, ou critiqué, ou pressé de changer de façons, tu en conviendras ? Non, ce n'est pas mon genre. Quand un type est décidé à mal finir, je l'y aide — je lui donne un petit coup d'épaule si besoin est. S'il a envie de se remettre debout, je l'aide aussi. Tout ce qu'il demande. Je crois qu'il est bon de laisser un type faire ce qu'il lui plaît, bien ou mal, parce qu'éventuellement nous nous retrouvons tous au même endroit. Mais ce que j'allais te dire, c'était ceci — j'ai entendu tant d'histoires effrayantes, rencontré tant de types comme cet Allisson Albertson, qu'il n'y a plus en moi deux grammes de sympathie qui restent. C'est horrible à dire, mais c'est vrai. Mets-toi ça dans la tête — en un seul jour, il m'est arrivé de voir une bonne demi-douzaine de types s'effondrer en larmes devant moi et me supplier de faire quelque chose, sinon pour eux, pour leur femme et leurs enfants. Durant quatre ans je n'ai pas dormi plus de quatre ou cinq heures par nuit, en grande partie parce que je voulais aider des gens qui n'avaient même plus la force de s'aider eux-mêmes. L'argent que je gagnais, je le donnais. Quand je ne pouvais pas trouver de travail à un type, j'allais voir mes amis pour les supplier de lui donner le boulot dont il avait besoin. Je les ramenais chez moi, leur donnais à manger. Les faisais coucher sur le plancher quand les lits étaient pleins. Je me suis fait engueuler de tous les côtés pour avoir trop bien agi et négligé ma femme et mon enfant. Mon singe me tenait pour un idiot et au lieu de louer mes efforts, m'engueulait à longueur de journée. J'étais toujours pris entre deux feux, d'en haut comme d'en bas. J'ai fini par me rendre compte que, quoi que je pusse faire, c'était une goutte dans le vase. Je ne veux pas dire que je suis devenu indifférent, que je me suis endurci. Non, mais je me suis rendu compte qu'il faudrait une révolution pour apporter un changement appréciable dans les conditions actuelles de vie. Et quand je dis une révolution, je veux dire une vraie, quelque chose de plus radical et de plus total que la révolution russe, par exemple. Et cela, je le pense toujours, mais je pense aussi que cela ne peut se faire ni politiquement ni économiquement. Cela ne dépend pas des gouvernements. Des individus seulement, chacun s'y employant tranquillement dans son petit coin. Une révolution du cœur, voilà ce que ça doit être. Il faut que notre attitude envers la vie change radicalement. Il nous faut nous hisser d'un cran, atteindre à un niveau d'où nous puissions embrasser la terre d'un seul coup. Avoir une vision du globe, embrassant tous les peuples qui l'habitent — jusques et y compris l'homme le plus bas et le plus primitif.

» Pour en revenir à notre ami... Ai-je été si méchant avec lui ? Tu sais parfaitement que je n'ai jamais refusé d'aider personne quand on me le demandait. Mais lui, ce n'était pas d'aide qu'il avait besoin. C'était de sympathie. Ce qu'il voulait, c'était que nous essayions de le dissuader de mener à bien son entreprise d'autodestruction. Et nous ayant attendris avec ses histoires à fendre l'âme, il se serait payé le luxe de nous dire non et de nous laisser secs comme je dis. Ça le stimule de faire ça. C'est pour lui une sorte de vengeance de tout repos, pour ainsi dire, qui compense son impuissance à se guérir de sa peine. Je n'ai pas l'impression qu'on aide un homme en quoi que ce soit en l'encourageant dans ce sens. Quand une femme pique une crise d'hystérie, le mieux qu'on ait à faire, tu le sais, c'est de lui envoyer une bonne gifle en travers de la figure. Il en va de même avec ces pauvres diables : il faut les forcer à comprendre qu'ils ne sont pas les seuls à souffrir en ce monde. Leur souffrance devient pour eux une sorte de vice. Il se pourrait qu'un psychanalyste pût guérir ce type — comme il se pourrait qu'il échouât. De toute façon, comment t'y prendrais-tu pour le conduire chez un psychanalyste ? Tu ne supposes pas qu'il prêterait l'oreille à ce genre de suggestion, non ? Si j'avais été moins fatigué, et plus riche, j'aurais essayé un autre truc. Je lui aurais acheté de quoi boire — pas seulement une bouteille, mais une caisse de whisky, ou deux, ou trois si possible. J'ai essayé le truc un jour sur un de mes amis — ivrogne invétéré lui aussi. Sais-tu qu'il entra dans une telle rage à la vue de toutes ces bouteilles qu'il n'en déboucha pas une seule ? Je lui avais fait un affront, prétendit-il. Cela ne m'affecta pas le moins du monde. J'avais plutôt soupé de ses grimaces. Sobre, c'était un seigneur ; saoul, il était impossible. Toujours est-il que, par la suite, chaque fois qu'il venait me voir, à peine avait-il ouvert la bouche pour parler de boire, je lui préparais d'un coup une demi-douzaine de verres. Et le laissant en train de débattre s'il allait y toucher ou non, je m'excusais et courais acheter d'autre boisson. Le truc a marché — du moins dans ce cas-là. Il m'en coûta son amitié, mais cela l'empêcha de continuer à jouer les ivrognes devant moi. Dans certaines prisons que je connais, on a essayé des systèmes semblables. Quand un type ne veut pas travailler, on ne l'y force pas. Au contraire, on l'installe dans une cellule confortable, on lui donne à manger tant qu'il veut, cigares, cigarettes, vin ou bière à son goût, domestique, tout ce qu'il veut, sauf la liberté. Au bout de quelques jours de ce régime, d'ordinaire le type supplie qu'on le laisse travailler. L'abondance de biens devient tout simplement intolérable à l'homme. Donne-lui tout ce qu'il veut, plus même, tu le guériras de ses appétits neuf fois sur dix. Tout cela est si bougrement simple — étrange que nous tirions si peu de profit de telles idées. »

Après m'être fourré au lit et avoir éteint la lumière, je m'aperçus que je n'avais pas envie de dormir. Souvent, quand j'ai écouté parler un type pendant une soirée, me changeant en poste récepteur, je demeure éveillé au lit et répète mentalement d'un bout à l'autre l'histoire que m'a contée le bonhomme. J'aime à vérifier l'exactitude de ma mémoire et m'exerce à retracer les incidents innombrables que peut relater quelqu'un durant plusieurs heures, surtout si on lui laisse la bride sur le cou. Je pense toujours à ce genre de récits comme à un arbre énorme, tronc, branches maîtresses, ramures, feuilles, bourgeons. Racines, aussi, agrippées au sol banal de l'expérience humaine et qui font de toute histoire, si rocambolesque et invraisemblable soit-elle, une chose plausible, à condition qu'on accorde au bonhomme le temps et l'attention nécessaires. Ce qu'il y a de plus étonnant, pour pousser l'image jusqu'au bout, ce sont les bourgeons, c'est-à-dire les petits incidents qu'un homme, comme des semences, dépose souvent dans l'esprit et qu'on voit s'épanouir plus tard, quand le souvenir de l'individu s'est à peu près perdu. Il est des êtres, qui déploient, dans le maniement de ces bourgeons, une habileté particulière. On dirait vraiment qu'ils ont le don de les greffer sur l'arbre de votre récit en sorte que leur éclosion paraît être votre fait, si grande soit votre surprise à l'idée que c'est de votre pauvre petite cervelle que sont nés de tels fruits.

Je disais donc que je tournais et retournais cette soirée dans ma tête et riais doucement en dedans de moi, en pensant à l'habileté avec laquelle j'avais découvert certaines falsifications, certaines déformations et omissions que l'on a peine à déceler quand on écoute très attentivement. Je venais de me rappeler qu'il avait admis avoir fabriqué certains détails, pour insister d'autant plus sur l'authenticité absolue du reste. Sur quoi, je me mis à rire, doucement toujours, mais haut. Rattner s'agitait de son côté, ne pouvant évidemment pas plus fermer l'œil que moi.

— Tu ne dors pas ? lui demandai-je à voix basse.

Un grognement me répondit.

— Écoute, dis-je, je voudrais te demander quelque chose. Crois-tu qu'il nous a dit la vérité sur lui-même ?

— Hum... hem... dit Rattner, trop fatigué, j'imagine, pour se lancer dans les subtilités de l'analyse.

Dans l'ensemble, il croyait dans la bonne foi du bonhomme.

— Pourquoi ? me demanda-t-il. Tu n'y crois pas ?

— Te rappelles-tu, repris-je, quand je l'ai touché au vif... te souviens-tu de la sincérité de ses accents ? Eh bien ! c'est dans ce moment-là que je me suis méfié de lui. C'est dans ce moment-là qu'il nous a menti le plus — quand il a dit que tout le reste était vrai. Il n'y avait rien de vrai dans son histoire, pas même le détail de ton ami qu'il connaissait. Te souviens-tu de la rapidité avec laquelle il l'a marié avec sa sœur ? Pure invention, improvisée dans l'instant. J'étais justement en train de réviser l'affaire. Et je me rappelle très nettement comment, quand vous avez discuté de ton ami l'architecte, il enchaînait toujours sur une remarque que tu avais faite. Il t'attendait pour te donner la réplique. Il a l'esprit vif et certainement très fertile, je le lui concède, mais je me refuse à croire la moindre chose qu'il nous a dite, sauf peut-être qu'il a été mobilisé et qu'il en a pris un vieux coup. Et encore — il est possible qu'il triche sur ce point. As-tu jamais tâté du doigt un crâne de trépané ? Bien sûr, ce n'est pas le genre de chose qu'on invente, et pourtant, je ne sais pourquoi, je finirais pas douter de ce que mes doigts m'ont dit. Un type à l'esprit aussi inventif peut raconter n'importe quoi de façon très convaincante. Note bien que, en ce qui me concerne, cela ne diminue en rien la réalité de son histoire. Que tout cela soit ou non arrivé, la vérité n'en est pas affectée. Il y a un instant, alors que je remâchais son récit, je me suis pris à déformer moi-même certains incidents, certaines de ses remarques, à seule fin d'améliorer l'ensemble. Non pour en accroître la vraisemblance, mais la vérité — tu saisis la différence ? J'ai vu la chose en son entier et la façon dont je la raconterais, si jamais j'en venais à ce stade...

Rattner se mit à protester du caractère trop absolu de mon jugement, ce qui n'eut d'autre résultat que de me faire revenir à l'esprit l'extraordinaire poème que l'autre nous avait récité.

— Dis donc, repris-je, que penserais-tu si je te disais que le poème qu'il nous a sorti avec tant de brio était d'un autre ? Tu serais scandalisé ?

— Veux-tu dire que tu l'as reconnu — que tu l'avais déjà entendu ?

— Non, je n'irai pas jusque-là, mais je suis bigrement sûr qu'il n'était pas de lui. Pourquoi s'est-il mis à parler de sa mémoire inusitée, aussitôt après — cela ne t'a pas paru étrange ? Il aurait pu parler de mille autres choses ; non, il a fallu que ce fût de ça en particulier. D'ailleurs, il a trop bien récité ce poème. Les poètes, d'habitude, n'ont pas ce genre de talent en ce qui concerne leurs propres œuvres. Très peu de poètes se rappellent leurs vers, surtout si l'œuvre est longue, aussi longue que celle dont il est question. Pour réciter un poème en y mettant un tel sentiment, il faut que l'homme l'admire énormément ; et un poète, une fois son poème écrit, n'a de plus pressé que de l'oublier. De toute façon, il n'irait pas le soufflant comme une baleine au nez de tout venant, Jean, Pierre ou Paul. Un mauvais poète, à la rigueur, mais ce poème n'était pas le fait d'un mauvais poète. De plus, une œuvre de ce calibre ne peut pas avoir pour auteur notre ami qui se vantait si libéralement des crottes qu'il pondait pour les magazines quand il avait besoin de se faire, honnêtement ou non, quelques sous. Non, il a appris par cœur ce poème parce que c'est là précisément la sorte de chose qu'il aurait aimé écrire lui-même, sans y arriver. J'en suis sûr.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis, concéda Rattner en bâillant.

Il soupira et se retourna, face au mur. L'instant d'après, il avait fait demi-tour et s'asseyait d'un bond sur son lit.

— Quoi ? lui dis-je. Une idée ?

— Bon Dieu, le type, mon ami, chose, machin... tu sais bien, l'architecte, mon copain. Qui a prononcé son nom le premier — lui, n'est-ce pas ? Alors, comment aurait-il menti ?

— Simple comme chou... Le nom de ton ami est connu de millions de gens. Il a choisi celui-là à cause de sa célébrité — pensant que cela donnerait plus de force à son histoire. C'est venu alors qu'il parlait de ses inventions, tu te souviens ? Il a lancé le coup au hasard dans le noir — et le hasard a fait qu'il ait frappé juste.

— Il avait l'air d'être très au courant du type, reprit Rattner, toujours hésitant.

— Et après ? Ne sais-tu pas des tas de choses sur des gens que tu n'as jamais vus ? Pour peu qu'un type soit célèbre, nous savons souvent plus de choses sur lui que lui-même. D'ailleurs, rien n'empêche qu'il l'ait rencontré un jour dans un bistro. Ce qui m'a paru peu catholique, c'est la façon dont il l'a marié en vitesse avec sa sœur.

— Ouais, il risquait gros, sachant que nous avions été si intimes.

— Mais tu lui avais déjà dit que vous ne vous étiez pas revus depuis que vous aviez été copains à l'armée, n'oublie pas. Non seulement il aurait pu lui coller une femme, mais une demi-douzaine de gosses en sus — comment aurais-tu prouvé le contraire ? De toute façon, c'est un détail qu'il est facile de vérifier. Fais-le : écris à ton copain pour voir s'il connaît ce type ou non.

— Tu parles, que je vais lui écrire, dit Rattner, sautant à bas du lit et se mettant en quête de son calepin. Tu m'as remonté à fond, maintenant. Bon Dieu, ce qui me dépasse, c'est que tu aies pu concevoir de tels soupçons et l'écouter comme tu l'as fait. Tu le regardais comme s'il t'avait apporté l'Évangile. Je ne te savais pas ce talent d'acteur.

— Rien à voir, me hâtai-je de reprendre. Sur le coup, j'ai cru vraiment tout ce qu'il racontait. Ou mieux, pour être plus exact, je ne me suis pas arrêté à me demander si ce qu'il disait était ou n'était pas vrai. J'écoute toujours une bonne histoire, et s'il arrive ensuite que c'était un mensonge, eh bien ! tant mieux — un bon mensonge me plaît autant que la vérité. Une histoire est une histoire, qu'elle prenne racine dans les faits ou dans l'imagination.

— À mon tour de te poser une question. À ton avis, pourquoi en voulait-il à ce point à Roosevelt ?

— Je n'ai pas l'impression qu'il lui en voulait autant qu'il le prétendait. Je crois que le seul motif qu'il avait d'introduire le nom de Roosevelt, c'était de nous amener à écouter ce poème grotesque qu'il avait concocté. Tu n'as pas été sans remarquer, j'espère, qu'il n'y avait pas de comparaison possible entre les deux poèmes. Celui sur Roosevelt était de lui, cela, j'en suis sûr. Il n'est qu'un pilier de bistro pour fabriquer un morceau de non-sens aussi ingénieux. Très probablement, il n'a rien contre Roosevelt. Il voulait que nous admirions son poème ; puis, ne pouvant nous arracher une réaction, il s'embrouilla dans ses fils et relia Roosevelt avec Woodrow Wilson, le démon qui l'avait expédié en enfer.

— Tu ne peux nier qu'il avait l'air mauvais quand il parlait de la guerre. Je ne l'ai pas mis en doute une seconde quand il a dit qu'il avait massacré de tas de gens. Je n'aimerais pas le rencontrer la nuit, quand il est de mauvaise humeur.

— D'accord avec toi sur ce point. À mon avis, la raison de sa grande amertume en cette matière tient dans le fait qu'il a lui-même tué... J'allais presque dire qu'il est par nature un tueur, mais je le retire. Ce qui n'empêche que je pense que l'expérience des tranchées doit souvent révéler dans l'homme le tueur. Tueurs, nous le sommes tous, seulement, la plupart d'entre nous n'ont jamais l'occasion de cultiver le germe. Les pires des tueurs sont naturellement ceux qui ne bougent pas de chez eux. C'est plus fort qu'eux, d'ailleurs. Le soldat a une chance de laisser libre cours à ses sentiments, mais celui qui ne sort pas de chez lui n'a pas d'issue pour ses passions. On devrait commencer par liquider tous les journalistes, à mon idée. Ce sont eux qui sont à la source d'inspiration du crime. Comparé à ces oiseaux-là, Hitler est un idéaliste au cœur pur, à la conscience claire. Ce ne sont pas les correspondants que je veux dire. Ce sont les rédacteurs en chef et les plastrons qui ordonnent aux premiers d'écrire leurs poisons.

— Sais-tu, dit Rattner, d'une voix douce, réfléchie, sais-tu qu'il n'y a qu'un homme que j'aie vraiment eu envie de tuer, du temps que j'étais mobilisé — c'était le lieutenant, le lieutenant en second, de la compagnie.

— Je connais ça. C'est une histoire que j'ai entendue plus de mille fois. Et il s'agit toujours d'un lieutenant. Quiconque se respecte tant soit peu n'a pas envie d'être lieutenant. Je n'en connais pas qui n'ait un complexe d'infériorité. On me dit que la plupart d'entre eux finissent avec une balle dans le dos.

— Pis que cela, parfois. Le type dont je te parle, ma foi, je ne crois pas qu'on puisse haïr quelqu'un plus qu'on ne le détestait — et on, ce n'était pas seulement nous, mais ses supérieurs. Les officiers ne pouvaient pas le voir. Toujours est-il que — laisse-moi finir mon histoire... Vois-tu, après la démobilisation, tout le monde voulait lui faire la peau. J'ai connu des types qui sont venus exprès du Texas ou de Californie à New-York dans l'espoir de mettre la main sur lui et de lui flanquer une rossée. Et quand je dis une rossée, je suis timide — je veux dire le dérouiller, l'aplatir comme une crêpe. Je ne sais si c'est vrai, mais on m'a raconté plus tard qu'il avait reçu tant de tournées qu'il se décida à changer de nom et à aller vivre dans un autre État. Tu te représentes ce que chose, machin aurait fait à ce genre de type, non ? Je ne crois pas qu'il se serait soucié de se salir les mains. Je crois qu'il aurait fait mouche ou qu'il lui aurait fendu le crâne d'un coup de bouteille. Et s'il lui en avait coûté la corde au cou, je crois qu'il n'aurait pas bronché d'un cil. As-tu remarqué la façon dont il a glissé sur l'histoire de cet ami qu'il avait assommé à coups de bouteille ? Il a raconté ça en passant, incidemment — cela m'a eu l'air vrai. S'il avait menti, il en aurait tiré davantage. Mais il a dit ça comme s'il n'en concevait ni honte ni fierté. C'était un fait, un point c'est tout.

Il se tut. Je demeurai couché sur le dos, les yeux grands ouverts, fixant le plafond. Certaines phrases tombées des lèvres de notre ami revenaient m'obséder, me harcelant sans trêve. La collection des vice-présidents des États-Unis, qu'il avait décrite avec tant d'exactitude, formait une image persistante. Je m'efforçais en diable de me rappeler dans quelle ville j'avais vu moi-même cette collection, dans la vitrine d'une épicerie. Chattanooga, très probablement. Et pourtant, ce ne pouvait être cela, parce que la même vitrine exposait une grande photo de Lincoln. Je me rappelais comme mon regard n'avait cessé d'aller et de venir de la collection anthropométrique des vice-présidents au portrait de la femme de Lincoln. J'avais eu pitié de Lincoln dans ce moment, non parce qu'on l'avait assassiné, mais à cause de cette piquée, de cette putain de femme dont on l'avait bâté et qui avait failli le rendre fou. Oui, comme disait la femme de Géorgie, nous faisions notre possible pour faire de cet homme un héros. Et pourtant, pour prix de tout le bien qu'il avait voulu faire, que de mal n'avait-il pas coûté ! Il avait failli mener à la ruine le pays. Quant à Lee, par contre, il n'y avait, dans tout le pays, pas le moindre dissentiment sur sa grandeur d'âme. Avec le temps, le Nord s'éprend de plus en plus de lui... La tuerie — il y avait là quelque chose qui m'échappait. Qu'en était-il résulté ? Je me demandai si notre ami était bien remonté jusqu'au square pour se recueillir et communier avec l'esprit de l'homme qu'il révérait. Et ensuite ? Ensuite, il avait pris une chambre dans un hôtel à bon marché où il se battrait toute la nuit avec les punaises ? Et demain ? Après-demain ? Ils sont légion à se traîner ainsi. Et moi, moi tout fier de mon habileté de détective, et m'excitant parce que j'ai découvert quelques failles dans son histoire. Une révolution du cœur ! Bien dit, cela, mais en attendant je suis couché au chaud dans des draps propres. En train d'émonder, d'amender son histoire afin que, le moment venu de la coucher sur le papier, elle ait l'air plus authentique que le récit authentique du bonhomme. Essayant de me prouver qu'en donnant à cette histoire une allure réelle je rendrai les gens plus charitables et indulgents à l'égard des pauvres diables de ce genre. Dégueulasse, tout cela ! Dégueulasse ! Il y a ceux qui donnent et pardonnent sans hésiter, sans questionner, et la race de ceux qui trouvent toujours mille et une raisons de ne pas venir en aide. Ceux-ci n'atteignent jamais la classe des autres. Jamais. Il y a un gouffre entre eux, plus béant que l'enfer. On est bon, indulgent, clément, tolérant, charitable de naissance. On ne le devient pas par religion ou éducation. En l'an 56927 de notre ère, il y aura encore et toujours ces deux classes d'êtres. Et entre les deux, toujours le même monde obscur, le monde de ces créatures fantomatiques que chasse et poursuit sans trêve une vaine inquiétude, et qui hantent les rues comme des âmes en peine, pendant que le monde dort...

Il n'y a pas si longtemps, moi aussi, j'appartenais à ce monde des ombres, et la même inquiétude me chassait. Moi aussi, j'errais au plus noir de la nuit, mendiant les quelques sous qui me permettraient d'emplir mon ventre vide. Et une nuit, sous la pluie, alors que je marchais la tête basse, remâchant ma misère pour toute nourriture, je me cognai dans un homme en cape et huit-reflets et, d'une voix faible et sans joie, je mendiai quelques sous comme à l'ordinaire. Et sans s'arrêter, sans même me jeter un regard, l'homme qui rentrait de l'Opéra fouilla dans la poche de son gilet, en retira une poignée de menue monnaie et me la jeta à la face. L'argent roula du trottoir jusque dans le caniveau. Je me redressai soudain, raide et durci de rage. Je me retrouvai soudain ressuscité, soufflant comme un taureau et prêt à foncer. Je brandis le poing et hurlai une insulte dans la direction qu'avait prise l'homme. Mais il s'était évanoui, hors de vue, sans bruit. Évanoui aussi mystérieusement qu'il était apparu. Un instant je demeurai hésitant, ne sachant que faire — courir et le rattraper, lui vomir tonte ma bile ou tranquillement me mettre en quête de la pluie de sous qu'il m'avait jetée. L'instant d'après, je riais comme un dément. Lui courir après, l'engueuler, le provoquer en duel ? Bon Dieu, il ne me reconnaîtrait même pas ! Qu'étais-je pour lui — rien, une voix dans la nuit mendiant une aumône. Je me redressai un peu plus encore et respirai profondément. Calmement, délibérément, je regardai autour de moi. La rue était vide, pas même un taxi. Je me sentis fort et purifié, comme après une volée que j'aurais méritée. « Espèce de vache ! dis-je à voix haute, regardant dans la direction qu'avait prise mon bienfaiteur invisible, je te dis merci, merci pour ce que tu as fait. Tu ne peux savoir ce que tu viens de faire pour moi. Oui, m'sieu, merci, merci du fond du cœur. Je suis guéri. » Et riant doucement, tremblant de gratitude, je me mis à quatre pattes sous la pluie et ratissai le sol à la recherche des pièces mouillées. Celles qui avaient roulé dans le caniveau étaient pleines de boue. Je les lavai soigneusement dans une petite flaque d'eau de pluie, près d'un pilier du métro aérien. Puis j'en fis le compte lentement, délicieusement. Trente-six cents en tout. Pas si mal. Le sous-sol où nous demeurions était tout près. Je rapportai les pièces propres et brillantes à ma femme et les lui montrai triomphalement. Elle me regarda comme si j'avais perdu la tête.

— Pourquoi les as-tu lavées ? me demanda-t-elle nerveusement.

— Parce qu'elles étaient tombées dans le caniveau. Un ange à huit-reflets les y avait déposées pour moi. Il était si pressé qu'il n'a pas eu le temps de les ramasser à ma place...

— Tu ne te sens pas mal ? dit ma femme, me regardant anxieusement.

— Jamais je ne me suis senti aussi bien. Je viens d'être humilié, battu, traîné dans la boue et lavé dans le sang de l'Agneau. J'ai faim, pas toi ? Allons manger.

Et ce fut ainsi qu'à 3 h. 10 du matin, un jour de Pâques, nous sortîmes en force de notre oubliette bras dessus bras dessous, pour aller commander deux steaks hambourgeois et du café dans la cafétéria graisseuse qui fait le coin de Myrtle Avenue et de Fulton Street. Jamais de ma vie je ne m'étais senti l'esprit aussi frais et dispos. Après avoir adressé une courte prière à saint Antoine, je fis le vœu de demeurer ainsi, l'esprit frais et dispos et toujours en éveil, et si possible d'éveiller l'univers, concluant comme il sied Amen ! et me torchant les lèvres, d'une serviette en papier.