De la Grèce à la Chine

Henry Miller, à sa manière, fut un grand voyageur. Bien souvent, il rêva les pays lointains sans jamais les visiter, en particulier la Chine et le Tibet, Edens mystiques qui devaient être le but ultime de ses vagabondages. Mais parfois le rêve fut à portée de main. Ainsi la Grèce, où son ami Lawrence Durrell le pressa pendant des années de lui rendre visite.

Nous sommes en 1939. Miller habite Paris, et la menace de la guerre est de plus en plus forte. La ville qu’il a aimée lui semble à présent étrangère, vide, inhospitalière. Le conflit sur le point d’éclater lui paraît absurde : « Stupidité. Pure stupidité ! » Il ne veut rien avoir à faire avec ces histoires qui, pense-t-il, ne le concernent pas. Alors il part pour la Grèce. Il a toujours été fasciné par l’idée du Sud. Et puis il y a ces noms familiers : Mycènes, Argos, Épidaure... Depuis l’enfance, il les connaît à travers ses livres d’histoire.

Dès son arrivée, c’est l’émerveillement. Lui qui croyait n’aimer que la ville tombe sous le charme de Corfou – l’île de Durrell –, de Zante, du soleil et de la mer, de l’oisiveté bienheureuse qu’il n’a pas connue depuis dix ans, depuis qu’il a commencé à écrire. Enfin il va pouvoir se reposer.

Mais le silence ne dure pas longtemps.

Bientôt, il commence à prendre des notes pour ce qui deviendra Premiers Regards sur la Grèce, une sorte de journal qu’il dédie à son ami le poète Georges Séféris, futur prix Nobel de littérature. Au gré de ses humeurs et des étapes, il livre ses impressions. Sans plan, sans ligne directrice, il note tout ce qui lui passe par la tête. Ainsi se succèdent les descriptions de lieux, les portraits de personnes qu’il rencontre, les considérations les plus diverses sur son époque, sur Nijinski, dont il lit au même moment la biographie, ou encore sur Agamemnon, qui, pour une raison obscure, le fascine. Tout est prétexte à dire. L’archéologie l’intéresse à peine. Les propos des savants sont trop éloignés de son univers : dans sa tête, tout a déjà une explication. Ainsi, affirme-t-il, « les Minoens n’étaient pas grecs. C’étaient des envahisseurs qui mirent en fuite ou asservirent les autochtones. Ils descendaient d’une race ancienne, inconnue ». Il proclame sa vérité sans se soucier de la réalité historique qui, au fond, n’a aucune importance : « Voilà ce que je crois. Je ne suis pas un savant, et je me trompe très certainement, mais peu importe, c’est mon opinion ».

Ce qui compte pour lui, comme toujours, c’est la dimension imaginaire des choses. Chaque objet, chaque lieu et nom de lieu sont prétextes à la rêverie, au détournement du réel, à l’invention d’histoires fantastiques. Car l’essentiel est de dire et tout est littérature. Ainsi, une multitude d’images, de références hétéroclites vient se greffer sur le récit des faits. La Canée est à ses yeux « l’image de Venise en lambeaux » ; à Héraklion les boulangeries sont « entièrement pompéiennes » et l’architecture est celle du Magasin d’antiquités de Dickens quand elle ne lui rappelle pas celle des Indiens pueblos du Nouveau-Mexique, ou des Kalmouks de Sibérie.

Au-delà du réel, il sent également toutes sortes d’influences occultes, car les lieux ont un esprit qui subsiste à travers les siècles. Ainsi sait-il qu’Agamemnon parle à ceux qui le sollicitent et que, sur les sites sacrés, règne une atmosphère particulière à laquelle « aucune machine ne survivrait ».

Mais le mysticisme de Miller n’a rien de religieux, il est le fruit de son esprit fertile, prompt à inventer. L’âme invisible des choses, qu’il ressent plus que leur vérité historique ou géographique, s’exprime à travers une poésie extrêmement subtile, par des successions d’images parfois surréalistes, et souvent mystérieuses.

L’énigme est en effet ce qui le fascine le plus. Ainsi, à Daphni, « la sauge argentée embrasse la terre d’une étreinte puissante, comme si elle gardait un lourd secret reptilien ». Puis, à Éleusis, il voit « la voute céleste tout entière semblable à un lac de mousse en train de sombrer ».

Longtemps resté méconnu, Premiers Regards sur la Grèce ne fut publié qu’après la mort de Séféris, en 1971. Il s’agit d’un texte important, puisqu’on y trouve la plupart des thèmes abordés plus tard dans Le Colosse de Maroussi, un des chefs-d’œuvre de Miller, écrit à son retour à New York.

Premiers regards sur la Grèce garde la spontanéité du journal de voyage. S’y succèdent les notes prises à la hâte, sur le vif, et les longues méditations qu’autorisent les moments de paix entre deux escales. C’est la verve millérienne dans ce qu’elle a de plus riche et de plus naturel.

C.C.