Commencé à Hydra, chez Ghika.

Entouré par madame Hadji-Kyriaco, Katsimbalis, Aspasia1, Seferiades – et les femmes de chambre. Ambiance généreuse, maison féconde – pour conversation, rêve, travail loisir, paresse, amitié, et tout et tout. L’esprit ancestral partout. Le whiskey d’une qualité excellente – surtout favorable pour les discussions sur Blavatsky et le Tibet.

 

hydra

 

Île d’Hydra – 5/11/39.

Lieu de naissance de l’immaculée conception. Une île bâtie par une race d’artistes. Tout y est miraculeusement produit à partir de rien. Les maisons semblent reliées entre elles par un architecte invisible. Tout est blanc comme neige et cependant plein de couleurs. La ville entière ressemble au décor d’un rêve : un rêve né de la pierre. À chaque pas, le paysage change. Hydra est comme un rocher posé sur une scène tournante. Même le climat tourne. Nous revenons en arrière, vers le solstice d’été. L’hiver viendra avec les roses, les melons le raisin. Le sol est comme du sang séché, et il devient rouge Pompéi grimpant aux murs. Les îles flottent sur des bandes de lumière, amarrées au fond par de minuscules autels blancs, telles des visions oniriques. La ville, organiquement sortie du rocher selon une disposition artistique, semble renaître chaque jour. On dirait la Hollande ou le Danemark, mais c’est la Grèce.

Dans la forteresse où vit Ghika, les discussions se rapportent toujours à Byzance, qui constitue le lien culturel. Mais le pendule va et vient : de Mycènes à la Grèce de Périclès, de la période minoenne à la révolution, d’Hermès Trismégiste à Périclès Yanopoulos, Palamas, ou Sekelianos. Les repas sont gargantuesques – les hors d’œuvre à eux seuls suffiraient. Puis le dessert : melon, figues, oranges vertes, raisins, noix, pâtisseries turques, en réalité grecques – byzantines ! – et le retsina qui transforme tout en poudre d’or et aère les poumons grâce à une espèce de laque de térébenthine raffinée qui, en s’évaporant, fait naître le bien-être, la joie et la conversation. Chaque anecdote dévoile une nouvelle originalité grecque – l’originalité de l’humain – qui rivalise ici en diversité et en excentricité avec les phénomènes naturels. (Il y a l’histoire du banquier qui faisait de mauvais vers. L’imbécile qui tenait un journal pornographique épais de trente-trois volumes. La nymphomane qui dansait nue sur le domaine et séduisait les invités. Etc. Légendes, fables, mythes à profusion.)

La route vers la mer, au milieu des cimetières de pierres grises, de la bruyère grise, des rochers vert lavande, du sol en sang, avec du blanc partout, et du bleu, et des murs ruisselant d’ocre. Les visages stupéfiants des enfants, tous si différents. Certains, pareils à des Africains, d’autres, aux figurines peintes sur les vases ( ?), ou aux portraits sur les cercueils. La bonne qui s’appelle Déméter – elle a été baptisée ainsi ! La maison de l’amiral. La destruction de l’armada turque. Tout est légendaire, fabuleux, incroyable, miraculeux – et pourtant vrai.

Tout commence et s’achève ici.

***

En route pour Spétsai avec Katsimbalis, sur l’un de ces innombrables ferrys délabrés que les Grecs rachètent une bouchée de pain et font naviguer encore vingt ou trente ans, en leur insufflant un supplément d’énergie par leur courage, leur ténacité et leur habileté. À Hermione, dans le Péloponnèse, nous descendons du ferry par inadvertance. C’est seulement devant le monument aux morts que, soudain, Katsimbalis prend conscience de son erreur. Fonçons à toute allure vers la mer dans une Ford déglinguée. Premier regard sur l’Argolide, sur une terre qui m’enthousiasme immédiatement. C’est peut-être la région la plus ancienne de la Grèce. C’est mon impression. Elle a quelque chose de primitif, et un calme enchanteur, apaisant. L’Argolide m’est familière. Son sol est le plus intime que j’ai vu au cours de mes pérégrinations. Traverser ses paysages dans cette vieille bagnole paraît incongru. À présent plus que jamais, toute invention a l’air puéril. La Grèce survivra à l’idée de « Progrès », elle assimilera, détruira et recréera tout ce qui semble aujourd’hui essentiel pour vivre. C’est ici que les choses retournent à leur moule, ici que tout se « fonde » à nouveau, au sens mystique.

Au port, une violente tempête. Finalement, le ciel s’éclaircit et nous partons pour Spétsai sur une mer agitée. À peine avons-nous largué les amarres qu’apparaît un joli petit bateau. Nous avançons côte à côte, notre compagnon se démenant comme un cheval sauvage. Pour moi c’est un voyage homérique. Notre rafiot se transforme en animal mythologique. Malgré le vent fort, les rochers qui nous bordent de chaque côté, les vagues énormes menaçant de nous engloutir lorsque nous franchissons les creux, le timonier abandonne le gouvernail pour aller étendre le prélart au-dessus de nos têtes. Pure imprudence, due à la volonté de gagner du temps, d’économiser un peu de carburant. Médusés, nous le regardons faire, sans oser dire un mot. C’est un acte grec – l’audace qui va toujours de pair avec la ruse. Voilà ce qui distingue les Grecs héroïques des Vikings. Ce sont les plus grands marins du monde, irréductibles, sûrs d’eux, téméraires. Mais avec les Grecs, je me sens parfaitement en sécurité. Lorsqu’ils tentent quelque chose, ils sont toujours certains de réussir et font preuve de génie quand ils entreprennent une action dangereuse. Et quel entraînement leur offre la Méditerranée ! Celui qui sort d’une telle école est un maître, capable de naviguer sur toutes les mers.

Spétsai est terne comparé à Hydra. L’air anormal, mou, hétérogène. L’île a un certain charme, cependant. Naufragés pendant quatre jours, nous l’explorons à pied. L’atmosphère est encore plus imprégnée du passé que sur Hydra. C’est un peu triste. Particulièrement sur le vieux port, où l’on continue de construire, de coudre, de calfater les bateaux à voile. Ils sont quatre, alignés au milieu du bassin, flottant, amarrés à leur ancre – des bateaux comme on en voit tant dans la peinture française. Mais dans l’air, quelque chose de franchement maussade, presque non-grec. Ces quatre embarcations nichées au creux des collines s’incrustent dans ma mémoire. C’est comme le crépuscule des actes oubliés. Les choses meurent en silence, loin des yeux du monde.

Dans la maison de Bouboulina, là où on l’a fusillée. Katsimbalis raconte ses exploits. Là vit Mr. Tsatsos, professeur à l’université d’Athènes, à présent en exil, qui passe ses nuits dans cette demeure lugubre, infestée de fantômes. Au-dessous se trouve un petit autel et, lorsqu’on va aux toilettes, on se retrouve au milieu d’un nuage d’encens. L’immense pièce où Bouboulina est morte, entièrement meublée de lits et de sommiers à présent, et, sous le plancher, le bruit des rats qui courent en tous sens, comme des fous.

J’envie Tsatsos. Je le félicite de s’être exilé. Un coup d’œil à ses livres : Goethe, Sheridan, Dante, Aristote, D.H.Lawrence, Homère... Au-dessus de son lit, une immense moustiquaire. Plus tard, il se souviendra de ces lieux. Il songera à la chance qu’il a eue de passer ici quelques mois de solitude. Je le félicite à nouveau – j’espère que tout ira bien pour lui.

Il y a aussi John Stefanakos, un Grec de Buffalo, dans l’État de New York. Au bout de quinze ans passés aux États-Unis, il est plus américain que je ne le serai jamais. Même son accent est plus américain que le mien. John est devenu un porc – un gros porc, avec de la sauce qui lui dégouline sur le menton. Il n’a aucune activité, si ce n’est faire des prêts à intérêt à ses compatriotes. Sa maison ressemble à un bel asile de fous. Sa femme est une gentille débile mentale. Elle est également douée pour la couture, vertu que John apprécie. Mais son cœur est resté à Buffalo, sur le champ de courses. Il a rapporté avec lui assez de vêtements pour tenir jusqu’à la fin de ses jours. Il n’a rien vu de la Grèce, à part Spétsai, où il est né. D’après lui, son pays a besoin de plus de machines, de plus d’argent. C’est l’exemple parfait de l’homme perdu, de l’homme que l’Amérique a pris dans ses bras, puis qu’elle a castré et engraissé comme un eunuque. Il sait fumer des cigares de prix en parlant du coin de la bouche, boire du whiskey, etc. Il a été vidé de tous les éléments nécessaires à la constitution d’un être humain. Il est comme ces vieilles boîtes de conserve que l’on ramasse sur le rivage de tous les pays où le progrès moderne a fait son apparition. Lui et Bouboulina sont deux créatures tout à fait différentes. Vive Bouboulina !

Un jour, un Anglo-Saxon plein d’initiative écrira une étude comparative sur Jeanne d’Arc et Bouboulina. Bien entendu, il laissera de côté tout ce qui se rapporte au cul. Il est nécessaire d’en dire ici un mot entre parenthèses. Chaque héroïne, chaque sainte était dotée d’une ardeur sexuelle exceptionnelle. Bouboulina a gagné sa notoriété par la baise. Elle est morte enceinte. (Pour plus de détails, prière de s’adresser à Georges Katsimbalis, à Amaroussion.). Je poursuis.

Passons au couvent, calme et blanc, au sommet des collines, qui surplombe les deux bras de mer. Paix et silence imprègnent tout. Sur les pentes en terrasses, de vieilles nonnes au travail, munies de pics et de bêches. Les oiseaux chantent dans des cages suspendues à la treille qui abrite les petites cellules blanches. Il m’apparaît à nouveau de manière évidente qu’il faut une intelligence très grande pour choisir ce mode de vie ; tout ce que ces femmes ont volontairement abandonné pour venir ici leur est rendu au centuple. La foi, la moralité, l’éthique ne sont rien : c’est le rythme même de leur vie qui leur, donne la paix, la détermination, la sagesse.

Spetsai est une étape essentielle dans le grand voyage que j’ai entrepris. Mes longues promenades en bord de mer avec Tsatsos ont fermement confirmé les réponses que j’avais trouvées à certaines questions intimes. Nous avons beau être de caractères très opposés et ne pas parler la même langue, nous nous comprenons parfaitement. Ce qui est d’une importance vitale, chez Tsatsos, c’est sa pureté. J’ai senti que j’avais rencontré un homme à l’esprit subtil, qu’il était lié aux êtres que je suis destiné à connaître, ou que je connais déjà. Certains vous donnent du courage, d’autres confirment vos idées. Quel dommage que mon ami « Alf » n’ait pu l’écouter parler de Goethe ! Et quelle surprise d’entendre un Grec tenir ce langage et parler de piété ! Tsatsos devait en être étonné lui-même. (mais la plus grande surprise fut de voir John écouter « Monsieur Georges », puisque bizarrement il appelait ainsi Katsimbalis. Tout ça, c’était du chinois pour lui.) Race, langue, milieu, foi, métier, éducation – que signifient ces choses lors que l’esprit est altéré ? Étranges liens, étranges dissociations. Seuls existent les hommes, les individus, partout. Le reste n’est que bavardage stupide et dénué de sens entre de grandes convulsions de temps et de matière. Prenons l’exemple d’Anargyros – erreur colossale, illusion de la part d’un homme qui pourtant n’en avait pas. Enseigner aux Grecs le « travail d’équipe », comme l’exprimait le naïf professeur anglais – pure fatuité. Futile au dernier degré. Le jour où ils accepteront le harnais, les Grecs cesseront d’être grecs. Mais seuls les Anglais, totalement insensibles à ce qui est autre, à ce qui est différent, pourraient croire pareille absurdité. Anargyros s’inscrit dans la tradition des millionnaires américains qui, dans cette vie, font ce qui leur plaît et, dans l’autre, tentent de défaire ce qu’ils ont accompli auparavant, à coups de donations. Les donations publiques sont nuisibles, en Grèce comme partout ailleurs. L’esprit d’Anargyros est dans ses cigarettes, les Helmar, les Murad, les Turkish Trophies, que je me remettrai à fumer dès que j’aurais les moyens de m’offrir ce luxe. (Ma première cigarette était une Anargyros. Aux Etats-Unis, elles n’ont plus la cote à présent. À tous les Grecs je dis : « Fumez des Murad ! »)

***

En route pour Nauplie sur un autre rafiot déglingué, un ferry anglais de la Manche. Nous devons faire escale à Leonidhion. Le soleil se couche. Katsimbalis parle. Merveilleux discours, une histoire après l’autre, meilleure l’une que l’autre, flot continu pendant que s’installe l’obscurité. Je suis curieux de voir ce lieu ancestral. Dans ma tête, je l’ai déjà imaginé depuis longtemps. Nous nous approchons du rivage. C’est exactement tel qu’il l’a décrit : une sorte de passe dantesque dans l’épine dorsale vert-noir de la chaîne de montagnes. Le contrefort s’ouvre lentement, comme de lourdes tentures que des mains de géant tireraient de côté, sur leurs poulies silencieuses. Une forte lumière électrique brille à terre. Un vent froid, humide et glaçant souffle sur nous. Une cargaison de chaises s’en va sur un bateau à rame. Vision incongrue. Les gens s’assoient-ils sur des chaises, ici, dans cette glaciale vapeur marécageuse ? Où sont les aigles, les vautours, les condors ? Où sont les Indiens ? D’une certaine manière, je m’attends à les voir surgir de leurs wigwams plongés dans le noir. L’endroit est une horreur monumentale, symbole vivant de la crainte et des mauvais présages.

Nous retournons à l’intérieur et somnolons un peu. Réveil. Nous sommes à Paris – rue du Faubourg Montmartre. Katsimbalis ne sait pas encore ce que cette rue signifie pour moi, combien je l’ai hantée, nuit après nuit. Je le laisse parler. Je suis stupéfait devant ce flot riche et ininterrompu. Quels récits pleins de chaleur ! Comme c’est abondant, humain, sombre, tendre, aimant, généreux. Ce n’est pas un conteur, c’est un organe vivant, une voix lançant à toute volée des notes sonores et retentissantes qui se répercutent dans l’immense solitude d’une Grèce devenue sourde. À moi, l’étranger, il offre de superbes présents, de magnifiques bouquets oratoires où bat la vraie vie. J’ai l’impression que je pourrais soudain changer de cap et dire son histoire au lieu de la mienne. J’ai peur de trop bien écouter – la responsabilité est si lourde... Au port, où nous arrivons, se trouvent deux prisonniers attachés l’un à l’autre par des menottes. Je nous vois, Katsimbalis et moi, ainsi attachés, mais pas à cause de la loi. Je sens que nous sommes liés de la sorte pour l’éternité. Nous irons ensemble par les routes. Je salue mon frère dans le crime.

Quelques pas à travers les rues avant que nous nous retirions pour la nuit. Nauplie a un peu l’air français. C’est une ville de caractère, bien ordonnée. La petite place devant le musée qu’arpentent ces fous d’habitants exhale une certaine atmosphère. La citadelle nous surplombe. Le silence est oppressant. C’est un silence de mort. Les rues mènent vers l’extérieur, vers des espaces ouverts, géométriques. La statue d’un héros se dresse, nue, frissonnante, blafarde, triste, abandonnée dans la nuit profonde. C’est un monument de folie. Au matin, je verrai la plaine d’Argos et la fumée qui monte doucement des wigwams imaginaires. Face à nous, une terre semblable à celle que vit William Penn le jour où il salua les Delawares. Les Indiens me hantent depuis que j’ai vu le Péloponnèse. C’est une énigme. Qu’elle demeure ainsi...

Réveillé à l’aube, tremblant de froidit Je déambule sur les quais en regardant la brume se lever sur la basse plaine, de l’autre côté. Je fais face à Argos. Quel choc ! À présent seulement je me souviens de ce qu’Argos signifie – les mythes, les légendes. Soudain, je comprends pourquoi tout me semble aussi familier. C’est la réplique de la photo qui illustrait mon livre d’histoire, à l’école. Dans la brume du petit matin, l’endroit ressemble encore plus à l’Amérique du Nord. Où sont les bisons, les canoës, les wigwams ? En attendant Katsimbalis au salon, je lis les lettres que les clients ont adressées au directeur du Grande-Bretagne. Elles ont toutes été écrites par des simples d’esprit. J’aimerais en rédiger une sur le cheval de Troie, mais l’hôtel va bientôt être démoli...

Vers Mycènes en autorail, pour douze drachmes (!). En ce dimanche matin – à peine huit heures – nous suivons la route depuis la gare. Un petit garçon pleure à chaudes larmes parce que son camarade lui a pris tout son argent. Entendre ces sanglots de si bon matin paraît grotesque. On dirait un animal perdu. Dans le dernier tournant, je remarque un tumulus vert, rond et lisse – la plus belle étendue d’herbe que j’aie jamais vue. Je suis certain que des morts dorment sous cet énorme coussin de terre. À quelques mètres de là, nous passons près du premier tombeau – celui d’Agamemnon. À présent je vois Mycènes, les ruines, cet endroit plein d’horreur. Comme Tirynthe, l’emplacement est bien choisi. Tirynthe, Argos, Mycènes : trois : lieux stratégiques et sacrés. Cela ne changera jamais. Les civilisations peuvent s’épanouir et disparaître, ces sites demeureront inchangés. Ils sont enracinés pour l’éternité dans le paysage, le temps, l’Histoire, l’évolution de la race humaine.

Détail de la plus haute importance : le déjeuner en terrasse à la Belle Hélène ! Le meilleur repas que j’ai fait en Grèce jusqu’ici. Et un bon gros livre d’archéologie de l’école anglaise en guise de hors-d’œuvre. Sieste sous un arbre. Dans les champs un groupe d’hommes mesure le sol – querelle entre propriétaires. D’une certaine façon, cette scène me frappe car elle est tout à fait dans le ton. Cela me touche. Soudain la terre redevient importante – même un mètre carré. Loin des soucis des grandes villes. Pas de discussions abstraites, de possessions abstraites, de comptes abstraits. La terre, la terre mesurée à l’aide d’un centimètre de couturière. Très excitant. Et ça l’est encore plus si l’on songe que le propriétaire cultive le sol dans l’indifférence totale aux défuntes reliques qui y sont éparpillées. L’éternel paysan, vivant dans un éternel présent. L’homme dépourvu d’histoire, l’homme de base subissant les changements culturels...

À Épidaure. Peut-être l’endroit le plus parfait de tous ceux que j’ai contemplés jusqu’ici. Le temps est supérieurement beau, le ciel bleu, plus électrique que d’ordinaire. Les collines l’entaillent comme des lames de rasoir. Ainsi se trouvait ici l’un des plus importants centres de soins de l’Antiquité ! Même s’il ne restait plus une pierre pour témoigner de sa grandeur passée, on pourrait très bien l’imaginer. Je pense à mes amis psychanalystes : Otto Rank, les docteurs René Allendy et E. Graham Howe, je songe à Jung, Freud, Stekel et les autres. Ils travaillent seulement sur les débris de l’humanité, sur les vestiges, les épaves, sur des bustes et des têtes coupées.

Aux temps d’Asclépios, l’homme était encore un être complet. On pouvait l’atteindre à travers l’esprit, qui ne faisait qu’un avec le corps. La métaphysique en était la clé, l’ouvre-boîte de l’âme. Aujourd’hui, même les plus éminents analystes ne peuvent rendre à l’homme ce qu’il a perdu. Il devrait y avoir chaque année un congrès rassemblant les médecins à Épidaure. Mais il faudrait d’abords soigner eux-mêmes ! Et voilà l’endroit ad hoc. Pour commencer, je leur prescrirais un mois de silence total et de relaxation. Je leur ordonnerais de ne plus penser, ni parler, ni élaborer de théories. Je laisserais le soleil, la lumière, la chaleur, le calme leur faire tout le mal possible. J’attendrais que cette étrange solitude commence à les perturber un peu. Je les sommerais d’écouter les oiseaux, le tintement des clochettes que portent les chèvres, ou le murmure des feuilles. Je les ferais s’asseoir dans le grand théâtre pour méditer – pas sur les maladies et leur prévention, mais sur la santé, qui est la prérogative de tout homme. J’interdirais les cigares, les gros cigares noirs de l’école freudienne, et, par-dessus tout, les livres. Je recommanderais que l’on cultive un état de suprême et bienheureuse ignorance. Je donnerais à chacun une petite chaîne de perles, gratis. Et du raisin chauffé au soleil, puis je ferais venir un berger qui jouerait quelques notes anatoliennes, à la volée, sur une flûte de fortune...

Visite à Daphni. L’église m’intéresse beaucoup moins que le paysage, la lumière, les rochers gris lavande. Je me mets à suivre la voie sacrée, en direction de la mer. Comme le jour où, sans y prendre garde, j’avais marché vers Byron, je me sens enivrée par les conditions atmosphériques. Aujourd’hui, dimanche, j’ai vu un phénomène miraculeux : la lumière qui habite les arbres. Elle perce littéralement le feuillage, créant un voile vert, vaporeux, un halo d’énergie qui est l’aura même de l’arbre. Son âme est alors dévoilée. Les arbres sont baignés de sacré, de la pureté de leur propre essence. La séparation entre l’âme et le corps devient alors parfaitement distincte. C’est à vous rendre fou. Et plus encore au regard de l’austérité de la terre, du gris rosé, de la forme légèrement tibétaine des versants. Il n’y a plus de feuilles, il ne reste que les buissons vivifiés par le vent. La sauge argentée embrasse la terre d’une étreinte puissante comme si elle gardait un lourd secret reptilien. Je grimpe sur le flanc d’une colline pour mieux contempler le paysage, mais cette beauté nue m’effraie trop. Je m’arrête à mi pente et regard e autour de moi sans comprendre. Ça ressemble à ces scènes pleines de magie et de folie que, de temps en temps, Shakespeare faisait surgir, malgré son grand désespoir. Ici, l’homme rejoint le monde reptilien. Ici, il n’ose plus avancer debout, si ce n’est en tant que dieu. Voilà le châtiment infligé au cours des âges, le grand secret de la puissance grecque, de son abnégation ou abdication passagères. C’est ici que l’homme, un jour, apprit à marcher comme un dieu. Cela se produira à nouveau, lorsqu’il aura oublié ce qu’il sait à présent. (aujourd’hui, lors de mon baptême de l’air à bord d’une machine volante, j’ai compris combien il était parfaitement ridicule et dégradant d’être assis sur un fauteuil, en plein ciel, propulsé par un moteur, en demeurant soi-même totalement passif, totalement inutile ; voler est la plus minable façon de voyager. On pourrait aussi bien n’être que de la merde).

***

À Héraklion – mort de froid. Les bananiers poussent de l’autre côté de l’île. L’hiver est là, mais il n’y a pas de feux. Nous attendons l’apparition du soleil. Je pense à ce chat crevé qui gît, la tête en bas, dans le fossé profond, par-delà les murs de la ville. Ce matin, les mouches se repaissaient de sa carcasse. Ce soir elles sont probablement mortes. Héraklion l’est aussi. La ville ressemble à Imperial City, en Californie, où je suis devenu pour de bon schizophrène. J’ai l’impression d’être aux Açores, à Madère, bien que l’architecture à la Dickens rappelle Le Magasin d’antiquités. Je m’arrête pour écouter un phonographe posé sur une chaise, au beau milieu de la rue, devant un restaurant. On dirait de la musique turque. Les gens me regardent parce que j’écoute ce phonographe. Ils ont tous des têtes à la Cyrano de Bergerac. Les boulangeries sont entièrement pompéiennes – tout comme les échoppes des bouchers. Une touche supplémentaire : le tablier maculé de sang du boucher, semblable à une voile vénitienne. Dans les jolies petites cours, de superbes visages – des jeunes filles à la beauté étonnante, à jamais coincées ici. Les hommes se promènent comme des pirates au repos. Les tailleurs sont assis sur leurs bancs, pieds nus. Partout on voit des bottes de la meilleure qualité. Les rouges sont particulièrement fascinants. La nourriture est abominable. Sans Bill X, le propriétaire du café Central, je mourrais d’ennui. Il me régale en me parlant de Montréal où il possédait un restaurant prospère avant que la crise ne le conduise à la faillite. Bill mange de bonne heure, contrairement à la coutume grecque. Il déclare penser tout ce qu’il dit – à l’inverse de ses compatriotes. D’après lui, ils n’ont pas le sens des affaires. Ils aiment seulement se jouer des tours les uns aux autres. Lorsqu’il a transformé le café, ils l’ont pris pour un fou. Il sert une eau délicieuse qu’il rapporte d’un village voisin. C’est un homme blanc.

Soudain, en voyant son portrait pour la dix millième fois, je comprends que Metaxas est le portrait craché d’Otto Rank, le psychanalyste viennois. Avec un cigare à la bouche, la ressemblance serait parfaite. Sympathique de voir une affiche de Laurel et Hardy au cinéma. Et une publicité pour le cirage d’Arizona. Le monde fait des progrès. Les Minoens ont dû se passer de tout ce luxe.

Pauvres diables, leurs petits kiosques ouverts en toutes saisons et encombrés de la cendre de cigarettes, bonbons et autres saletés, elles rappellent terriblement New-York, le ghetto, les quartiers pauvres et surpeuplés. Comme là-bas, leurs figures misérables me dévisagent du fond, de la guérite où ils vivent en reclus. Je les vois examiner mon manteau, mon chapeau, mes chaussures. Tous les Américains sont millionnaires, bien sûr ! Et pourtant, si nous comparions nos comptes en banque, nos portefeuilles, nos biens, possessions et propriétés, je serais plus pauvre qu’aucun d’entre eux. Ce que nous lisons sur ces visages, c’est le désespoir ! Et c’est en ce sens que tous les Américains sont millionnaires : tous ont de l’espoir. Ils ne passeront pas leur vie assis dans un kiosque. Peut-être poinçonnent-ils les tickets dans le métro, mais ils ne vendent pas de lacets, etc. Ça, c’est réservé aux « immigrant ».

En arrivant à Phaestos, au sommet du monde, à cet endroit de la terre plus près des cieux que nul autre, je trouve Kyrios Alexandros qui, à cent mètres de distance, s’incline et me fait des courbettes. « C’est Dieu qui vous envoie ! » dit-il pour m’accueillir.

Je suis le premier visiteur, le premier touriste, depuis plusieurs mois. Alexandros pleure, me baise les mains, m’appelle Monsieur le professeur. Bon ! D’accord. Qu’y a-t-il à manger ? Heureusement, j’ai apporté quelques provisions. Tandis qu’il gratte la boue de mes chaussures, je m’enquiers du garde-manger. Il est vide, hélas. Mais il lui reste un peu de ce vin noir que Bill X de Montréal m’a recommandé de goûter. Bien. Avant de visiter les ruines, je décide de me restaurer. J’invite Alexandros à partager mon repas. Cette suggestion semble franchement l’effrayer. Ça ne se fait pas. Soit. Je me mets à siroter le vin. Les olives sont exécrables – aucune saveur, si ce n’est un gout de boue. Alexandros parle. Il se tord les mains et demande à Dieu d’arrêter Herr Hitler afin qu’il y ait à nouveau des touristes. Je songe à mille choses à la fois – aux femmes qui arpentaient le palais en hiver, à l’Arizona et au Nouveau-Mexique, à la Vallée de la Lune en Californie, à Shangri-La... parce que, sur terre, c’est ICI que nous sommes le plus proches de ce lieu mythique du cinéma : Par-dessus tout, j’éprouve le besoin d’avoir un compagnon. Le site est si merveilleux, mon bonheur si complet que soudain, je me sens aussi coupable qu’un criminel d’être seul à jouir de tout ça. Vers le mont Ida, les couleurs automnales de la terre sont superbes. Pour la première fois de ma vie, je contemple une symphonie d’ombres. Et du côté de la mer, cette terre rouge, glaise primitive dont l’être humain est pétri, à l’image de Dieu. L’homme, pour son malheur, a connu la chute et ne vit plus dans cet état de grâce, mais la nature demeure à jamais sacrée. Les versants bruns sont comme la peau d’animaux aquatiques. Ils ont supporté le passage des alluvions au cours des âges. Ils ont été écorchés, cuits, assaillis et inondés par les torrents. La caresse est partout présente, tout est émoussé, atténué, adouci. C’est endroit le plus suave au monde que je connaisse. Il est en tout point féminin. Je suis certain qu’il fut choisi par les reines de la dynastie minoenne. C’est la branche féminine de cette grande lignée qui a donné au paysage son caractère, son charme, sa subtilité et sa variété sans fin.

J’ai essayé de pénétrer dans Knossos par l’arrière. Tout à mon enthousiasme, j’ai dépassé l’entrée officielle. Au détour du chemin, j’ai aperçu une grosse colonne rouge restaurée. C’était le moment idéal car, à l’instant même où j’atteignais ce tournant. Je me disais : ça devrait être par ici, l’endroit est propice ! À présent, je pense pouvoir m’aventurer sur tous les lieux sacrés au monde sans guide ni boussole. Chaque emplacement recèle une divinité qui vous attire. Sur de tels sites, la terre se pare d’un calme étrange – passivité dynamique, aussi vitale que les fluides électriques du cosmos.

Il est non seulement impensable, mais absolument impossible que ces emplacements sacrés puissent un jour subir l’influence du progrès moderne. Aucune machine ne survivrait à cette atmosphère. Ici, l’esprit des lieux règne en tyran, maître suprême du passé, du présent et de l’avenir. Ce que la pensée humaine a accompli dans ces rares noyaux de chaos demeure impérissable. La vie tourbillonne autour de ces pierres éternelles, havres silencieux de la terre. Et souvent, en observant les reliques exposées dans les musées, j’ai songé qu’en pillant les tombeaux l’homme, en réalité, contribuait à préserver leur caractère sacré. Il est bon que toutes les manifestations matérielles soient portées ailleurs. Les musées seront un jour détruits, et avec eux disparaîtront tous les vestiges des accomplissements passés de l’homme. Mais au-dessus des sites plane à jamais l’esprit, et le destin mènera de nouveau l’homme en ces lieux afin qu’il redécouvre son héritage.

C’est surtout à Knossos, palais si solidement établi, qu’on ressent l’extraordinaire valeur thérapeutique de ce rythme de vie plein de lenteur. Rien ne se faisait à la hâte. Les traits mêmes de cette race – mais de laquelle s’agit-il ? – soulignent leur allure digne et nonchalante. L’imposant trône de Minos, à lui seul, en dit long. On ne s’y asseyait pas comme on le ferait aujourd’hui sur une chaise. Le corps majestueux s’abaissait tout entier afin d’établir avec le sol un contact magique. Ce trône était profondément enfoncé dans les entrailles de la terre. C’était le siège de la justice. Là tout était soigneusement pesé et décidé. La légende nous a présenté Minos comme un monstre exigeant son tribut. Lorsqu’on descend vers son trône, on sent que ce fut un grand législateur. Il dispensait justice et sagesse. Il représentait l’art, la paix, le travail, la joie, le bien-être. La joie ! C’est cette qualité qu’exhale Knossos, en dépit de ses tristes ruines. Et aujourd’hui encore, sur les visages des Crétois resplendit une lumière que je n’ai vue nulle part ailleurs en Grèce pour le moment. Leur regard est plein, brillant, sans peur ni malice. Ils n’ont pas l’âme mesquine. Ils vous observent par-dessous leur turban noir, comme devaient le faire les païens de l’Antiquité. Les souffrances et les privations endurées au cours des siècles n’ont pas assombri ces yeux clairs et honnêtes. En dehors des Berbères, des Arabes et de certaines ethnies, en Inde, ils possèdent la plus belle expression humaine que j’aie jamais vue. On lit sur leur figure non seulement le caractère et l’élégance, mais aussi et surtout la dignité, qualité à ce jour presque disparue chez l’homme.

À bord de ce bon vieux Frinton, bateau qui m’amené d’Athènes à Corfou en juillet dernier – mon premier voyage. Comme des retrouvailles avec un vieil ami. Même équipage, mêmes serveurs, même maître d’hôtel. J’attends depuis trois heures le riz que j’ai demandé en embarquant... pour finalement découvrir qu’il n’y en a pas. Très grec : ne jamais dire non ! Contre les ordres du pharmacien, je commande un dîner complet. Diarrhée ou pas, il faut que je mange. Là-haut, au salon, ils ont mis du swing – des disques d’Athènes. J’ai la tête pleine de Nijinski, des Ballets russes, de Monte-Carlo, Vienne, Budapest, Londres. J’ai presque oublié où nous nous trouvons. La Crète semble appartenir à un lointain passé. Je me souviens comme ils étaient bons ces ultimes regards jetés çà et là, pendant qu’on cirait mes chaussures, face à la fontaine Morosini. À la dernière minute, l’œil fiévreux dévore tout à la fois, comme un homme affamé. La question est toujours la même : reviendra-t-on un jour ?

Alors que je m’apprête à partir, je reçois une demande pressante de Monsieur le préfet qui m’invite à son bureau. Je m’y rends avec Alexion et Kafatos, l’expert agricole. Le préfet – Kyrios Stavros Tsoussis – me cherche depuis mon arrivée, semble-t-il. Il voulait mettre sa voiture aérodynamique à ma disposition, m’inviter à un banquet donné en mon honneur, et me dire combien il est heureux de rencontrer un étranger venant d’un pays libre.

Stavros Tsoussis est un homme extraordinaire, un personnage tout droit sorti de la Renaissance. Ce qu’il fait à Candie me dépasse. Il a toutes les qualités du chef intelligent et capable, c’est un homme d’action, subtil, alerte, efficace, qui sait prendre des décisions et fait preuve d’un dynamisme presque américain. C’est la première fois de ma vie que la police me recherche pour me rendre hommage, et je m’empresse de le lui dire. Nous parlons de Phaestos, de l’atmosphère « paisible » de l’époque minoenne. Je le quitte en songeant que je viens de rencontrer un – homme qui sera célèbre un jour, un homme de pouvoir. C’est ma plus grande surprise depuis mon arrivée en Grèce. Dehors, pieds nus et en haillons, traîne une gamine malicieuse. Elle ne semble pas le moins du monde effrayée par la présence des autorités. Jamais je n’ai vu ça. Dans aucune autre ville au monde. Ça me rappelle l’Académie pédagogique de Candie. Ne trouvant pas Alexion, je décide de demander l’autorisation de visiter l’école. J’inspecte les salles l’une après l’autre, ainsi que la cuisine et l’atelier d’agriculture, dans l’arrière-cour. Comment décrire cet endroit ? Humain ! Plein de chaleur et d’humanité, comme si maîtres et élèves étaient amis, ou parents. En classe de musique, ils interprètent pour moi des chants religieux byzantins – quarante ou cinquante basses tonitruantes. Puis, regard sur la partition, la plus étrange que j’aie jamais vue. Tout cela avec enthousiasme, entrain. On me montre l’appareillage scientifique – en classe de physique et de chimie. Ils déplorent le manque d’équipement et parlent de construire un nouveau bâtiment. « Au diable ce nouveau bâtiment ! Gardez plutôt l’esprit d’antan », dis-je. La Grèce n’a que faire de nouvelles constructions, de machines neuves. Elle s’en tire merveilleusement avec le stricte nécessaire. Pourquoi vouloir rivaliser avec les pays riches ? Pourquoi s’engager dans une course avec au départ d’aussi lourds handicaps ? Je me promène dans les rues tortueuses en jetant un coup d’œil à l’intérieur des grandes cours. Quelle ressemblance avec Madère ! J’en suis sûr, bien que je n’y sois jamais allé. Je m’arrête dans une échoppe pour acheter des cartes postales. Certaines sont là depuis des siècles. Le boutiquier me laisse avec son épouse et court chez lui pour les nettoyer (sic !). Sa femme est française. De Normandie. Elle me parle de son pays. La verdure normande, les vaches, les riches pâtures, tout ça lui manque. Elle a le visage sombre, l’œil mort et cette détestable manie bien française de tout réduire à la logique et au réalisme. Je me mets à la contredire. Je suis en extase devant ces montagnes nues, cette poussière, ces rochers, ce soleil éblouissant. Elle me dévisage comme si j’étais fou. Eh oui, chère Madame, j’aime la Grèce précisément parce que C’est la Grèce et pas la France. Ce que j’aime, c’est sa «grécitude ». Folie, quoi ! Gardez vos jardins à la française, vos murs autour des maisons, vos négations mesurées, votre subjonctif, votre logique, vos sous. J’apprécie la Grèce parce qu’elle est illogique, paradoxale, en contradiction avec elle-même d’un bout à l’autre. Mais elle n’est jamais « terne », jamais « lugubre ». Même les faux yeux dans les pharmacies sont intéressants. Des yeux monstrueux, faits pour les cyclopes...

Une soirée chez Kyrios Elliadi. Au cours du repas arrive le président de l’association des tailleurs de Candie. « Ne vous levez pas, dit Elliadi. Ce n’est que mon tailleur. » Au bout de quelques minutes, autre visite d’un autre président d’une autre association. « D’où venez-vous, Monsieur ? » me demande-t-il. S’ensuit une conversation totalement surréaliste où nous discutons de l’art de couper les vêtements, de la guerre, de l’expulsion des Grecs d’Asie Mineure, des statues qui bordent Riverside Drive, à New York, du problème des juifs, du coût de la vie pour une famille de quatre personnes, de la bourse de Wall Street, et ainsi de suite.

Elliadi, il me faut l’expliquer, est un ancien réfugié de Smyrne, devenu vice-consul britannique à Candie. Le soir de mon arrivée, tandis que je dînais seul au restaurant, il est venu à moi et m’a demandé si j’étais bien monsieur Miller. Il voulait me dire qu’il était entièrement à ma disposition surtout, a-t-il ajouté, parce que vous êtes américain. Alors, comme beaucoup d’autres l’ont fait par la suite, il m’a raconté avec quel désintéressement les Américains avaient aidé les Grecs après leur expulsion d’Asie Mineure. Il s’était juré de ne jamais oublier la bonté de mes compatriotes. Bien entendu, ça m’a touché. J’ai dit beaucoup de mal sur eux à différentes époques, mais leur gentillesse, leur capacité à donner par simple compassion sont une réalité indiscutable. Parfois, au cours de mes pérégrinations à travers la Grèce, en écoutant les histoires de gens qui avaient travaillé dans les mines d’Arizona, du Montana, d’Alaska, dans les exploitations forestières ou agricoles, dans la sidérurgie ou l’industrie auto mobile, qui avaient été employés dans des restaurants, des cafétérias, avaient vendu des fruits et légumes, ou des fleurs à Washington Heights ou Cathedral Parkway, oui, parfois, en entendant leurs éloges fervents des Etats-Unis, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé sur mon propre pays. Une autre pensée me vient souvent dans les moments de solitude quand les barrières de la race et de la langue me coupent de ceux qui m’entourent : l’idée que, d’une manière très atténuée, j’ai le privilège de connaître les mêmes émotions que ces innombrables immigrants venus chercher un foyer en Amérique, de vivre un pâle reflet de leurs luttes, de leur besoin d’amitié et d’un peu de fraternité. J’essaie d’imaginer ce que serait mon existence si j’étais obligé de m’installer dans un pays étranger, d’y travailler, d’en apprendre la langue, et de m’adapter au mode de vie local. Les rares Américains qui ont changé de nationalité l’ont fait pour des raisons bien différentes de celles des immigrants que nous accueillons. Pour nous, c’est un luxe, un caprice grotesque auquel nous nous livrons par amusement. Ce n’est jamais un acte dicté par la nécessité, le découragement ou le désespoir. Quand on est américain, on le reste. Lafcadio Hearn est devenu japonais à part entière, mais il était né de parents grec et irlandais, et c’était un poète, un rêveur, un visionnaire.

Peu importe. Salutations à monsieur Elliadi, vice-consul originaire de Smyrne. Et merci pour le livre que vous avez eu la bonté de m’offrir. Moi, l’Américain, je n’oublierai jamais ni la Grèce, ni son peuple. Dans mon cœur, j’ai un faible pour ces gens-là. Surtout pour certains qui m’intéressent plus que tous les autres : ces pauvres hères abandonnés, pieds nus, vêtus comme des clochards, qui vivent par la grâce du soleil, de l’air nourricier ct de la vitalité originelle de leur race. Je frémis à la pensée de ce qui pourrait arriver à cette horde anonyme de mendiants si le climat venait à changer. Ils crèveraient comme des mouches. Nulle part je n’ai vu tel dénuement, ni détermination si vigoureuse. Le Français se plaint tout le temps, bien qu’il soit l’homme le plus riche au monde. Le Grec nécessiteux ne se plaint jamais. Et il ne se met pas non plus à danser la gigue pour obtenir son pourboire lorsqu’il vous rend service. La France est peut-être le pays où le sens de la justice s’est le mieux développé. Néanmoins, comme Shakespeare l’a noté, et longtemps auparavant le Christ, Bouddha et Lao Tseu, la charité passe avant la justice. Et en dépit des terribles inégalités qui règnent dans ce pays, la charité, la générosité, la gentillesse, la compassion et la spontanéité sont à mon avis des vertus dont le peuple grec, dans son ensemble, est largement pourvu. La charité américaine est d’un autre ordre elle est inconsciente – c’est le geste d’un homme aux poches pleines, qui ne s’embarrasse pas à mesurer le degré de justice, ni à compter ses sous. Mais la charité française est nulle, non existante. Elle n’a pas sa place dans un système logique. C’est un acte gratuit, comme les meurtres pseudo-dostoïevskiens des romans intellectuels d’André Gide. Enfin bon, Monsieur Elliadi, je ne peux pas dire que votre livre m’enthousiasme. Mais si je ne peux croire à votre génie poétique, je salue néanmoins le geste amical que vous avez eu à mon égard, le jour où je suis arrivé à Candie. J’en transcris le souvenir impérissable ; je le destine au musée des œuvres humaines, sous la forme d’un script à jamais lisible. Et mille fois merci pour le bol de riz que vous m’avez fait cuire afin de soigner ma dysenterie. J’espère que le jour viendra bientôt où la ville de Candie possédera un restaurant à la hauteur de sa renommée archéologique. Mes salutations à votre ami le tailleur, président de l’association des marchands-tailleurs de Candie. Je vous ai dit que mes grands-parents étaient tailleurs, mais je n’ai pas précisé que mon père l’était aussi, et que j’avais moi-même fait mes débuts dans cette profession.

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Quelques heures à La Canée...

Vieille ville très intéressante. Un vrai labyrinthe. L’image de Venise en lambeaux. Mais ce qui m’a le plus enchanté, c’est la rencontre inopinée, dans une rue, avec un nain. Un nain à la Goya. À Candie, semble-t-il, sont passés trois monstres qui se sont exhibés au cours de représentations publiques, mais je les ai manqués. Je me suis contenté d’écouter la musique de la flûte orientale. La nuit était belle et l’endroit bien choisi. Depuis les rochers surplombant l’ancien marais, je suis descendu voir ce qui se passait. Beaucoup de poussière et de boue. L’odeur des châtaignes grillées et le hennissement prolongé des petits chevaux grecs. Un peu plus loin, j’ai découvert une vue spectaculaire : les douves profondes qui entourent les remparts. Et là, tandis que j’écoutais la radio et ses amplificateurs fous, je me suis laissé emporter dans une rêverie sur le monde inconnu de l’Asie. C’était comme si j’étais déjà au pays des Hittites. Les vastes étendues, plus désertes que le néant, ont fait naître en moi la nostalgie de l’Asie protohistorique. J’avais devant les yeux le disque aux inscriptions minoennes. Je revoyais les tablettes babyloniennes contemplées au British Museum. J’ai songé à une autre écriture, la plus belle, la plus primitive que j’aie jamais rencontrée : l’écriture maya. Puis à une autre, merveilleuse : les hiéroglyphes égyptiens, sur lesquels j’ai un jour médité pendant plus d’une heure, au Louvre, alors que je cherchais le zodiaque de Dendara, incrusté dans un plafond.

Ici, longue interruption à cause de monsieur Machrianos, un ingénieur qui connaît toutes les villes du pays. II parle bien l’anglais. Et pourquoi pas ? Il a passé sa jeunesse à Pittsburg, au Carnegie Institute. C’est un technicien, un membre de la vaste armée qui tente d’améliorer la qualité des sols. Il sait tout sur l’eau, la malaria, les égouts, les forêts, le fumier, mais aussi où se trouvent les bons hôtels, les bons restaurants. Il me parle à nouveau de ces fous qui reviennent des Etats-Unis les poches pleines, bâtissent des hôtels modernes dans des endroits déserts et continuent de vivre à l’américaine, même s’il n’y a pas le moindre client en vue. Il me donne une vue d’ensemble de ce que le gouvernement compte faire – tâche vraiment herculéenne. Ses paroles renforcent mes convictions personnelles au sujet de la Grèce. Dans vingt ans, le pays sera méconnaissable. Il s’adapte à son époque avec un entrain presque japonais. Les habitants des iles s’habituent à tout. Ce sont ceux des plateaux les conservateurs. Où en sera la Grèce à la fin de la guerre ? Déjà, les hommes politiques prévoient l’appauvrissement des pays riches. La Grèce est pauvre. Elle est tout en bas de l’échelle. Je songe à nouveau aux Japonais. Et pourquoi les Grecs ne les imiteraient-ils pas ? Si un jour leur population atteint les vingt ou trente millions, il se passera quelque chose de fantastique. Leur curiosité est sans limite, leur énergie inépuisable. II pourrait se produire une nouvelle guerre du Péloponnèse, au cours de laquelle la Grèce deviendrait une grande puissance et régnerait sur les Balkans. Quoi qu’il en soit, la situation progresse. Seul un tremblement de terre pourrait mettre fin à cet élan sans faille.

J’oublie La Canée, la cité vénitienne. Encore un peuple de marins. Un peuple puissant. La Canée est beaucoup plus intéressante que Corfou. Quel labyrinthe de rues lépreuses, que de portes et de porches extraordinaires ! Dans la ville moderne, c’est-à-dire le quartier grec, on retrouve le besoin d’espace du caractère national. Les maisons vagabondent en direction de la mer et de la montagne, en ordre dispersé. Rien n’entrave la lumière. Les enfants jouent au soleil. Debout sur une échelle, au beau milieu de la rue, une grosse femme taille un arbre. Très grec. Ce pourrait être une ville de pionniers américains S’il n’y avait l’architecture – celle de nomades qui viennent à peine de se de sédentariser. D’ailleurs ce n’est pas l’architecture – ce sont des refuges sommaires, des abris, le corps qui pose un toit au-dessus de l’âme. Dans les terres, vers Phaestos, les constructions sont encore plus primitives Nous sommes au milieu des Kalmouks, des Sibériens. Tout l’héritage traditionnel a été oublié. Comme les Indiens pueblos du Nouveau-Mexique, les Grecs se sont enfouis dans la roche. C’est l’instinct du troglodyte. On est ici au pays des ouragans, des tornades, des trombes d’eau, des tempêtes de sable, des vagues de chaleur, des glaciers, des avalanches, des épidémies, des fantômes, des démons, et je ne sais quoi encore. Alors l’homme creuse.