Betty Ryan est une jeune Américaine qui m’a séduit par ses descriptions fidèles et enthousiastes de la Grèce. J’ai passé des heures, des jours entiers à l’écouter. Le miracle, c’est que tout ce qu’elle m’a raconté était vrai. Partout où je vais, dans ce pays, je découvre les traces qu’elle a laissées alors qu’elle le parcourait de long en large, sans jamais attirer l’attention moins du monde. Je connais bien les œuvres qui décrivent les merveilles de la Grèce, mais elles semblent ternes à côté des mots de cette jeune femme inconnue. Je me sens obligé de lui rendre hommage de temps à autres, par respect pour sa vision pure et précise. Bénie soit-elle pour le privilège qu’elle m’a accordé en me laissant écouter sa voix aux accents doux et passionnés ; au lit, parmi les ruines athéniennes... Soudain, dans cet état fébrile, me revient à l’esprit l’image exacte de l’Athènes que je me représentais en compagnie de Betty Ryan. Tout à coup, je ne suis plus dans la ville que je connais, mais dans celle que j’avais créée, à Paris, villa Seurat. C’est une cité plus ouverte, donnant à la fois sur la mer et la montagne. Vision d’Athènes à quatre heures de l’après-midi, sans tramways, ni camions, ni bruits stridents. Il y a des bâtiments modernes, mais ils sont à l’arrière-plan. Cette ville, chose étrange, je l’ai aperçue plusieurs fois lors de mes allers et retours à Corfou. À Zante, j’en ai vu la version abstraite. Zante est pour moi un endroit paradisiaque. Les minuscules ports grecs possèdent cette plastique blanche qui fait toujours rêver. Ils donnent l’illusion d’un monde nouveau en gestation, d’un noyau qui s’étendra comme une toile d’araignée. Cependant, Zante m’obsède. Peut-être à cause de ce quai désert où pousse un palmier unique. Ou bien parce que, la première fois que je l’ai aperçu, à travers un hublot, j’étais justement en train d’écrire à, son sujet, sans savoir que je le contemplais. Peut-être parce que je l’ai découvert au cours d’un songe qui s’est confondu avec la réalité. Je voulais aller jusqu’à la frontière d’un monde nouveau, un monde minuscule qui répondrait à tous les besoins. Zante y ressemble. Pour moi, C’est le seuil de la Grèce. Et c’est ici que j’installerais la première reine de la dynastie, l’éblouissante Niki Rhally. Les îles grecques devraient toutes être gouvernées par une souveraine. Elles appartiennent essentiellement aux femmes. D’une certaine manière, plus je découvre ce pays, plus je pense qu’elles y ont joué de tout temps un rôle prédominant, en exerçant un pouvoir occulte. Souvent, l’homme semble être un simple appendice. Lorsque vous errez dans la campagne, la présence féminine domine le paysage. La femme est active, elle fait vivre sa famille et porte toujours un double fardeau.

Je suis tout entier acquis à la cause des femmes grecques ! Je suis pour leur émancipation totale. La dote doit être abolie. Il faut cesser de marchander leur virginité ! Cette pratique est une disgrâce pour ce pays. Chacune d’elles a sa valeur propre. Demander qu’elles apportent de l’argent en plus de leurs capacités personnelles – elles peuvent déplacer de lourdes charges, tirer une charrette à bras, porter de l’eau, creuser un fossé, donner la vie, réconforter les autres, se faire ouvrières agricoles, nourrices, concubines, cuisinières ou manœuvres. C’est pousser un peu loin. La femme grecque devrait être l’abeille céleste de la ruche. Il faudrait détrôner les guêpes aux longues jambes grêlées de la pseudo-aristocratie, qui passent leur temps à manger des bonbons, vêtues de fourrures dès la mi-septembre. La femme grecque que je respecte, à laquelle je rends hommage, c’est celle qui avance pieds nus dans la boue, l’échine courbée sous le poids du fardeau, souffrant au creux de son ventre fécond. Je voudrais lui apprendre à marcher tête haute, à ne plus se laisser exploiter. J’ai traversé des villages où la population mâle presque tout entière était assise à l’extérieur, flânant au soleil. Cela ne justifie en rien la domination masculine, ni sa supériorité : c’est un signe de dégénérescence. Et ce sont ces mêmes bons à rien qui, le jour du mariage, demandent à leur femme d’être pure – du moins, du point de vue techniquement ! – c’est-à-dire vierge. Malheur à eux ! Puissent-ils mourir de la vérole, tous autant qu’ils sont ! Au cours de mes voyages, je n’ai jamais vu de femmes aussi belles que les Grecques. Je n’en ai jamais vu non plus être aussi mal traitée. Et même si cela semble un peu fou, je pressens que c’est pour cette raison que le chat grec est une aussi piètre créature. Il semble en effet incarner les aspirations muettes, la misère, le découragement de la femme. Ce n’est pas exactement un chat c’est une espèce de charognard furtif. Le plus minable de tous est l’espèce de Corfou, qui est affublée d’une ignoble, d’une répugnante gueule, ou groin, caractéristique des mangeurs de cadavre. Le chien grec n’a pas de quoi se vanter lui non plus. Ou bien il est trop soumis, fuyant, rongé par la gale, ou bien il est rapace et vicieux. Mauvais signe ! Mais dans ces deux cas, C’est l’homme le responsable.

Il est une créature que je ne m’attendais pas à rencontrer en Grèce, où elle semble particulièrement prospère, c’est le dindon. Ces bestioles semblent surgir de partout, et sont traitées comme des animaux domestiques. Avant de finir à la casserole. Ce qui, encore une fois, est très grec. Car dans ce pays, dévorer l’autre est le drame suprême. Le thème de l’inceste n’est que l’expression polie du besoin de manger ce qui vous est le plus proche, le plus cher. II y a chez les Grecs une sorte d’ingratitude que l’étranger détecte vite. C’est, pourrait-on dire, la fleur du mal de l’anarchie. Au bout du compte, les Grecs se retrouvent seuls. Ils dévorent leur propre progéniture. Ils ont ça dans le sang. Je me dis parfois qu’ils sont plus vieux que toutes les races connues au monde. Il m’arrive de les trouver aussi curieux que les Aborigènes d’Australie. Leur façon de rire, quand vous les surprenez en train de vous rouler. Ils font toujours preuve d’effronterie. Chez eux, le côté social par exemple, ne s’est jamais développé. C’est peut-être pour cette raison que les cafés sont si lamentablement mornes et lugubres. C’est également pour ça qu’ils adorent les gadgets américains, sans rien comprendre à leur raison d’être. Face aux objets mécaniques, ils se comportent comme les Chinois. Ils peuvent s’adapter à n’importe quelle trouvaille ou invention, mais l’esprit de la chose leur échappe complètement. Si l’on pouvait américaniser le pays du jour au lendemain, au bout de quelques années il ne serait plus qu’un énorme tas de ferraille. Les Minoens n’étaient pas grecs. C’étaient des envahisseurs qui mirent en fuite ou asservirent les autochtones. Ils descendaient d’une race ancienne, ou inconnue. La Crète n’a pas été le berceau de leur évolution. Ils étaient déjà formés, aboutis, montés en graine, lorsqu’ils y sont arrivés. Voilà ce que je crois. Je ne suis pas un savant, et je me trompe très certainement, mais peu importe, c’est mon opinion. D’où viennent les Grecs, c’est pour moi un mystère. Je ne cherche pas à faire l’inventaire des théories avancées par les ethnologues. À mes yeux, c’est un peuple très vieux – mais jeune culturellement. Leurs qualités primitives surpassent de beaucoup en eux leurs atouts culturels. Il n’y a qu’à voir ces Picasso préclassiques au musée Ethnologique d’Athènes pour comprendre la distinction. Ces statues trouvées dans les îles, dont on ne connaît ni le nom ni l’origine, sont plus éloquentes que les ruines de l’Acropole. Mais le meilleur dort encore sous terre, j’en suis sûr. Dans les temps à venir, quand l’homme commencera à découvrir les trésors cachés au fond des mers, peut-être apprendrons-nous quelles sont les véritables origines de la Grèce...

Tout cela est fort peu orthodoxe et peut-être typiquement américain. C’est aussi la preuve de la révérence que j’éprouve envers le véritable esprit grec. Je refuse les dates et les explications des savants. Je préfère inventer ma propre histoire de la Grèce, une histoire qui puisse correspondre aux merveilles incompréhensibles que j’ai vues de mes yeux. À Delphes, je consulterai mes propres oracles. Je collerai mon oreille sur le sol, en bon Indien d’Amérique, et j’écouterai. Là, je dirai une prière pour la Grèce à venir, que je vols partout en train de germer et qui promet une splendide récolte. Je composerai un hymne à la lumière, cette lumière de l’Attique. Je réclamerai en plus la grâce et le pardon pour les femmes de Smyrne et leurs descendants, jusqu’à la quarante deuxième génération. Je demanderai que soient restituées à Agamemnon sa puissance et sa gloire, et qu’une nouvelle dynastie de reines vienne habiter Phaestos. J’essaierai de faire en sorte que les montagnes restent nues et le régime frugal. Je ne réclamerai pas que tu sois couvert de richesses, mais que les lieux sacrés demeurent vivants. La Grèce n’appartient pas aux législateurs, mais aux Dieux. Qu’ils puissent à nouveau en fouler le sol, dis-je !

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Addenda

Et maintenant, mon cher Seferiades, comment pourrais-je t’exprimer ma gratitude profonde pour l’hospitalité généreuse dont tu m’as comblé ! Te ferai-je un jour visiter les Etats-Unis le Golden Gate, le Grand Canyon, la forêt pétrifiée d’Arizona, les abattoirs de Chicago, les gratte-ciels, les célèbres beautés de chez Ziegfeld, les parcs où je dors, les pissotières au bord des routes, les ferrys, etc. ? Qui sait ? J’ai envie de dire que je ne l’espère pas. Je préfère revenir ici, vite, pour te rendre visite, ainsi qu’à Katsimbalis, Ghika, Antonio, Tsatsos, pour voir tous ces endroits où nous n’avons pas eu le temps d’aller. J’aimerais découvrir une en mer Egée, pour t’en faire l’empereur, un empereur byzantin. J’aimerais t’y voir t’épanouir à la douce manière smyrniote, t’y voir danser parmi tes poèmes « mégalithiens » et tes rythmes mycéniens. Je souhaiterais t’y retrouver un jour, par hasard, quand je serai vieux, poète saturé de ses propres vins, exhalant la résine parfumée de ses vers.

À toi, pour la résurrection !

Henry Miller