« Silence ! Ceci est mon hymen avec Dieu. »
Nijinski
« À présent, je vais danser pour vous la guerre, avec ses souffrances, ses destructions, ses morts. La guerre que vous n’avez su empêcher, et dont vous êtes par Conséquent aussi responsables. »
Nijinski
« On ne devient pas fou : on naît ainsi. »
Professeur Bleuler
« Laissez-le à ses rêves ! »
Professeurs Freud, Jung, Kreplin, Bleuler, etc.
« Monsieur Nijinski est la personne la plus saine d’esprit de tout le bourg de Saint-Moritz. »
L’infirmière
« Je voudrais parler à quelqu’un qui puisse me comprendre... »
Nijinski
« Maintenant il parle avec Dieu. Enfin il y avait quelqu’un qui l’a compris. »
Henry
Je suis en train de lire la biographie de Nijinski, l’homme dont la vie fut une grande œuvre d’art. II est debout sur le pont du transatlantique, captivé par les gratte-ciel qu’il voit pour la première fois. Il se met à bondir dans les airs, comme un kangourou. II voudrait prendre l’ascenseur pour monter et descendre toute la journée. Il aime les salles de bain américaines, les métros aériens qui traversent la ville. Il comprend qu’ici chacun a sa chance. On le porte aux nues. Il s’achète une voiture. Descend une côte en marche arrière pour tester les freins. Il est comme enivré. Un an plus tard, il confie : « L’Amérique n’est pas un pays où l’on peut créer. Il faut avoir la paix et la tranquillité. » Cinq ans plus tard, il est à l’asile. Paix et tranquillité pour toujours. Il se repose. Il a quitté la terre. Comme dans le Spectre de la rose, il a fait un grand bond à travers la fenêtre, et dans l’espace. Il flotte là-bas, maintenant dans l’espace, victime de son époque. Les Grecs connaissent-ils le journal fou laissé par Nijinski ? Qu’en diront-ils ? Il est important de connaître Nijinski. Il a essayé de faire comme Milarepa, le grand poète et sage tibétain. Mais il n’était pas assez fort. Il était trop artiste. Il n’y avait pas assez de mal en lui...
Le cercle a été l’ultime obsession de Nijinski. Curieux pour un homme dont la folie portait le nom de schizophrénie. Toute sa vie, il a lutté pour devenir un être complet. Par nature, était double. Sa transformation d’homosexuel en époux heureux fut en soit un grand triomphe. Mais il réclamait plus. II voulait s’unir à Dieu. Au bout du compte, il s’est identifié à lui et on l’a déclaré fou. Jusqu’au bout, il s’est montré gentil, doux, tolérant, sans rancune. Il a tout fait pour dépasser la sphère de l’art ; il fut peut être l’artiste suprême de notre époque « le dieu de la danse », comme on l’appelait. Son erreur ne fut pas de chercher Dieu, mais d’abandonner l’art. On ne peut atteindre la divinité à travers la piété. L’art est un tout auquel nous ne pouvons échapper, constitue le cercle partait, car il embrasse tout, y compris Dieu. Nijinski s’est égaré. Il a oublié ses propres paroles, pleines de vérité : « Il n’y a pas d’êtres mauvais, il y a seulement des imbéciles, » Il pensait que la religion était au-delà de l’art, mais ce n’est pas le cas. L’art comprend la religion. L’art, c’est l’homme sur le chemin de l’ordination. Il n’y a pas d’au-delà – il y a « ça », l’innommable, qui est éternel. On n’atteint pas la totalité en dépassant la dualité, mais en l’acceptant. C’est seulement par l’esprit que nous ne faisons qu’un. Dans la vie, nous sommes des myriades. La folie fait partie de la vie. C’est une des formes que revêt la totalité, une des nombreuses voies qui mènent à la rédemption. La tragédie, c’est seulement que les tous n’ont pas conscience de leur bonheur. Ils sont eux-mêmes le bonheur. Dans Les Possédés, Kirilov se tue parce qu’il a percé le secret du bonheur. Trouver Dieu avant l’heure est une forme de folie. Les Grecs, eux aussi, se suicident lorsqu’ils atteignent à la plénitude. Et Dieu se suicide sans cesse, afin de se recréer.
Je jette sur le papier ces réflexions tout en achevant la biographie de Nijinski. Son histoire me touche au plus profond de moi-même. On dit qu’il passe son temps à rêver, mais qu’il n’a pas perdu la mémoire. « Il sait qu’il est Nijinski. » Je trouve ces mots particulièrement expressifs – frappants, même. L’époque où nous vivons menace sans cesse d’anéantir non seulement notre personnalité, mais aussi notre identité. L’émergence de très nombreux cas de schizophrénie (c’est, on le sait, la maladie qui touche aujourd’hui le plus de monde, en Amérique du moins) n’est que le reflet du présent. Nous ne pourrons bâtir un monde nouveau sans hommes nouveaux. Pour la grande majorité, cette pensée est terrifiante. Cela signifie la mort sous son aspect le plus puissant : la fin de l’ordre actuel des choses...
Eleusis. Mon ami Ghika me fait visiter les ruines dans l’obscurité, craquant une allumette pour me montrer les mystérieux symboles gravés dans la pierre. Qu’il fasse noir à six heures, dans ce pays, fait partie de ces phénomènes qui, malgré leur évidence, demeurent difficiles à croire. « En Grèce, la nuit n’existe pas, a dit un Français, il y a seulement une absence de jour. » C’est peut-être vrai dans l’abstraction, mais pas sur des sites comme Mycènes ou Eleusis. Au contraire, les ténèbres d’Eleusis sont bien plus profondes que celles de la nuit. C’est une cité enveloppée d’un voile mortuaire, comme si, lorsque nous sommes dans son ventre, notre mère prenait le deuil. L’endroit même, me semble-t-il, fut choisi pour son obscurité.
Nous sommes arrivés au village au coucher du soleil. Nous avons roulé à toute vitesse dans une Packard silencieuse. Jamais on ne vit un ciel aussi chamarré. Le jour disparaissait dans un incendie de bannières flamboyantes. Et soudain, le noir, l’anéantissement total de la lumière. La mort, à laquelle succéderait la résurrection. Après les verts crépusculaires les plus extraordinaires, après la voûte céleste tout entière semblable à un lac de mousse en train de sombrer, tout à coup, la seule teinte apparente demeure le brun rouille des marches usées, comme une vieille robe de bure, mystérieuse patine cireuse qui excite la rétine. Les ruines s’abîment non pas dans la nuit, mais dans le temps, dans le puits glissant du passé auquel chaque jour la lumière tente vainement de les arracher. Même l’archéologue – cette bête de somme infatigable, cet esclave sans imagination – même ce monstre semble ici admettre sa cette taupe, ce vers, cet âne, défaite. L’énigme refuse de se rendre à la pelle et au tube à essai du chimiste.
Il faudra que l’homme recoure à d’autres moyens, à d’autres instruments s’il veut comprendre et connaître la vérité. Eleusis est majestueuse dans ses ténèbres. Majesté très douce, intimité chaleureuse, exaltante, proximité humaine, trop humaine. C’est l’antithèse même du mystère hindou ou tibétain. C’est en revenant à ses dimensions naturelles que l’homme a donné naissance, en ces lieux, à l’attitude grecque devant le mystère. Ici on comprend que le temple de l’esprit est une demeure bâtie de main d’homme. Ce fut aussi ma première impression en débarquant à Athènes, en juillet dernier. Ce qui m’a frappé, tout d’abord, ce sont les petites églises de style byzantin. Une en particulier, enfoncée dans le sol, dont la taille est parfaite pour que l’homme y prie. Même les nouveaux bâtiments publics, rue de l’Université, me plaisent, pour des raisons similaires. Idem pour l’Acropole – les petits temples, de véritables joyaux. Tandis que le Parthénon me laisse froid.
C’est bête à dire, mais je préfère le Théséion. J’aime son assise râblée. Je m’y sens bien. Le Parthénon vous exclut, peut-être plus encore à cause de sa perfection que de sa taille. Je l’aime mieux à distance respectable – depuis l’Eden, par exemple – j’aime surtout cette première vision qui s’offre à vous dans un tournant. De là, c’est une merveille. L’édifice qui m’enthousiasme le plus, bien sûr, c’est le tombeau d’Agamemnon. Il y a là un élément qui manque au Parthénon : le mystère. À mes yeux, cette sépulture est le monument le plus génial, le plus brillant jamais construit par la main de l’homme. Sous ce porche tout à fait ésotérique, j’ai senti la présence d’esprits magiques. Les autres héros du passé sont morts. Agamemnon – pour moi – est toujours vivant. En passant, si vous demeurez là, dans le silence et le recueillement, vous entendrez sa voix. Ce n’était pas un demi-dieu, comme les livres nous l’enseignent : c’était un dieu à part entière, et il continue de vivre, même dans la mort, esprit plus puissant que tous les Conquérants du monde rassemblés. Son corps n’aurait jamais dû être déplacé. Mais seul son corps physique a disparu. Si vous vous tenez à un certain endroit du tombeau, et que vous prononciez doucement son nom, il vous répondra (Katsimbalis en fut témoin). Le corps immortel d’Agamemnon est toujours là, dans cette crypte qui aujourd’hui encore sent la mort. L’odeur de son corps est vivace. Rien ne peut l’éliminer. Ce que j’essaie de dire, et ne cesse de répéter, c’est qu’entre l’âge d’or et le siècle de Périclès il y a un vide incalculable. En l’espace de douze cents ans environ, la connaissance de la magie a été réduite à néant. Par l’esprit, les Africains sont plus proches de l’époque d’Agamemnon que les membres civilisés de notre société. Chez eux, l’âme est extérieure elle n’a pas encore trouvé son lieu de repos, sa demeure dans le temple humain. Agamemnon, je pense, incarnait son âme. Ce geste d’étreinte est l’ultime maillon de la chaîne qui relie l’homme au cosmos.
Il a mis pour de bon l’être humain au centre, lui a donné sa position, ses proportions cosmiques. Depuis, le centre a été déplacé. Nous fonctionnons selon un axe polarisé en oblique. Il n’est pas d’illustration plus vivante de la distance qui sépare ces deux époques que la guerre actuelle. C’est
[« Cosmos. » Katsimbalis me demande ce que j’entends par cosmos ! Je parle du monde, bien sûr, comme le fait n’importe lequel de ses concitoyens en prononçant ce mot. À cette différence près : à l’origine, quand les Grecs utilisaient le terme cosmos, ils voulaient dire « notre monde, qui est unique », pas « un monde », ni « le monde en général ». Aujourd’hui, « monde » signifie à la fois tout et rien. Le monde n’est plus. Il y a des mondes – toujours au pluriel. Le monde unique – « cosmos » – a disparu. Pour créer à nouveau un cosmos, nous avons besoin d’hommes neufs, avec un regard neuf. Il faut donner à l’être humain une âme nouvelle. Notre monde d’aujourd’hui n’appartient plus à l’homme, ni même à l’animal, mais à la machine. Alors, à bas le monde ! Vive le Cosmos.]
la différence entre le combat corps à corps et le combat abstrait. Le choc de la lutte d’autrefois était une sorte de mariage enrichissant avec la mort. Les disparus d’aujourd’hui sont de simples statistiques. Voyez partout ces tombes du Soldat inconnu. Nos héros sont anonymes. Personne dont nous puissions saluer la mémoire ou vénérer l’esprit. Nous nous tenons tête baissée devant les restes épars corps, dépouille d’un homme dont le nom s’est envolé. « Ceux qui d’un sont en train de perdre leur identité à toute vitesse te saluent, toi qui n’as pas de nom ! » Nous nous battons dans les airs, comme de grands volatiles charognards. Nous détruisons des populations entières en appuyant sur un bouton. L’ennemi est partout, animé et non animé. Tout inspire la peur, l’angoisse, la panique. Nous luttons contre nos propres ombres, dans une sorte de guérilla menée contre des fantômes. Voilà la civilisation. Voilà l’âge de l’acier, si concret à l’extérieur, si démesurément abstrait à l’intérieur. Les bâtiments les plus solides éclatent comme des bulles de savon. Un souffle est capable de dévaster une forteresse. La main d’un enfant peut anéantir des siècles d’efforts. Stupidité. Pure stupidité.
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