Il habite au fond d'un jardin encaissé, une sorte de clairière boisée, ombragée de génufliers et de spinozas, de déodars et de baobabs, une sorte de nauséeux Boisdormant, diapré d'élytres et de felouques. Vous passez par une guérite, où le concierge frise sa moustache con furioso, comme au dernier acte d'Ouida. Ils habitent au troisième étage, derrière un belvédère à meneaux, filigrané d'épagneuls bridonnés et de goitres sébacés, d'obligations et de migraines, pendus dehors à sécher. Au-dessus de la sonnette, on lit JABBERWHORL CRONSTADT, poète, musicien, herboriste, météorologue, linguiste, océanographe, vieux habits, colloïdes. Et au-dessous : Essuyez vos pieds et mouchez-vous ! Et encore au-dessous, une rosette enlevée à un veston d'occasion.

« Il y a quelque chose d'étrange dans tout ça », dis-je à mon compagnon qui se nomme Dschilly Zilah Bey. « Il doit de nouveau avoir ses règles. »

Après avoir pressé le bouton, nous entendons les cris d'un enfant, gémissement piaulant, grinçant, comme la fin d'un rêve d'équarrisseur.

Enfin Katya vient ouvrir — Katya de Hesse-Cassel — et, derrière elle, plate comme un pain à cacheter, tenant une poupée en celluloïd à la main, la petite Pinochinni. Et Pinochinni dit : « Faudrait aller au salon, ils ne sont pas encore habillés. » Et quand je demande s'ils seront bientôt prêts, parce que nous mourons de faim, elle dit : « Oh non ! Il y a des heures qu'ils s'habillent. Il faut que vous lisiez le nouveau poème que papa vient d'écrire aujourd'hui — il est sur la cheminée. »

Et pendant que Dschilly déroule son écharpe serpentine, Pinochinni risotte et gigote tout en disant — « oh, ma chère, ce que le monde va de travers, c'est sûr, tout est tellement en retard, et avez-vous lu l'histoire de la petite fille qui cachait ses cure-dents sous son matelas ? C'est très curieux, papa me l'a lue un jour dans un gros livre de fer. »

Il n'y a pas de poème sur la cheminée, mais il y a autre chose — l'Anatomie de la mélancolie, une bouteille vide de Pernod Fils, La Mer d'opale, une tranche de tabac en carotte, des épingles à cheveux, un répertoire des rues, un ocarina, et... une machine à rouler les cigarettes. Sous la machine, des notes griffonnées sur des menus, des cartes de visite, du papier hygiénique, des boîtes d'allumettes... « voir la comtesse Cathcart à quatre heures », « le mucus opalescent de Michelet »... « défluxions cotylédons phtisique », « Si Pâques tombe au Jour de l'An, t'auras la queue pleine de bran », « et de cette sanie jaillit son successeur », « le renne, la loutre, la martre, le vison ».

Le piano est dans un coin près du belvédère, fragile boîte noire aux chandeliers d'argent ; les touches noires ont été dévorées par les épagneuls. Il y a des albums marqués Beethoven, Bach, Liszt, Chopin, remplis de factures, d'ustensiles de manucure, de pièces d'échecs, de billes et de dés. Lorsqu'il est de bonne humeur, Cronstadt ouvre un album marqué « Goya » et vous joue quelque chose en do majeur. Il sait jouer des opéras, des menuets, des scottiches, des rondos, des sarabandes, des préludes, des fugues, des valses, des marches militaires ; il sait jouer du Czerny, du Prokofief ou du Granados, il peut même improviser et siffler un air provençal en même temps. Mais il faut que ce soit en do majeur.

Aussi, peu importe qu'il manque des touches noires, ou que les épagneuls prolifèrent ou non. Si la sonnette se détraque, si la chasse d'eau est bloquée, si le poème n'est pas écrit, si le chandelier tombe, si le loyer n'est pas payé, si l'eau est coupée, si les bonnes sont soûles, si l'évier est bouché et si les ordures pourrissent, si les pellicules tombent et si le lit craque, si les fleurs moisissent, si le lait tourne, si l'évier est graisseux et la tapisserie fanée, si les nouvelles sont éventées et si les calamités font défaut, si l'haleine est fétide et les mains poisseuses, si la glace ne fond pas, si les pédales ne marchent pas, c'est tout un et vive Noël, parce qu'on peut tout jouer en do majeur, pourvu qu'on s'habitue à regarder le monde sous ce jour-là !

Soudain, la porte s'ouvre devant une énorme bête épileptoïde aux moustaches fongoïdes. C'est Jocaste, le chat affamé, un grand bougre de matou, au pelage de taupe, avec deux grosses noix foncées cachées sous sa queue sans pompon. Il court de tous les côtés comme un léopard, il lève la patte comme un chien, il urine comme une chouette.

« J'arrive à l'instant », dit Jabberwhorl à travers la porte. « J'enfile un pantalon. »

Voici Elsa qui entre — Elsa de Bad Nauheim — elle pose un plateau avec des verres rouge sang sur la cheminée. La bête bondit, miaule, se roule, à vous déchirer le tympan. Il a quelques grains de poivre de Cayenne sur la truffe douce et liliale de son museau, truffe aussi douce qu'une balle dum-dum. Il se démène, agité d'un grand courroux siamois, et les vertèbres de sa queue sont plus déliées que les plus fines sardines. Il griffe le tapis et mord la tapisserie, il se roule en spirale et se déroule comme une corolle, il dénoue sa queue en petits coups furieux, et fait tomber les champignons de ses moustaches. Il mord le poème jusqu'à l'os. Il est en do majeur et complètement fou. Il a des yeux mauve magenta, comme des boutons de gilets démodés ; il est cafardeux et crapouillard, foncé comme de l'arnica, et puis vert comme le Nil ; il est nerveux et nauséeux, faquin et coquin ; il mâchonne des manchettes et roupette des ron-rons.

Voici Anna maintenant — Anna de Hanover-Minden — elle apporte du cognac, du poivre rouge, de l'absinthe et une bouteille de sauce Worcestershire. Et avec Anna, entrent les petits chats : Temples Lahore, Mysore et Cawnpore. Tous mâles, y compris la mère. Ils se roulent par terre, avec leurs petits crânes rabougris, et se bagarrent sans pitié. Enfin le poète lui-même apparaît, demandant quelle heure est-il, encore qu'il ait rayé le mot « heure » de son vocabulaire, car « heure égale mort ». Mort égale zéro, et temps égale mort, et maintenant petit entracte, pendant lequel l'homme sensé se prépare un apéritif pour faire se tortiller les muscles de l'estomac. « Le Temps, le Temps, » dit-il, en faisant tomber un peu de poivre de Cayenne dans son cognac. « Il y a temps pour tout, bien que je ne me serve plus guère de ce mot. » — et ce disant, il examine la queue de Lahore qui est ornée d'un pompon, et se grattant le coccyx, il ajoute que le W.-C. vient d'être refait tout en argent, et que vous y trouverez un numéro de L'Humanité.

« Vous êtes très belle », dit-il à Dschilly Zilah Bey, et sur ces mots la porte s'ouvre à nouveau et entre Jill dans une chlamyde vert Nil.

« N'est-ce pas qu'elle est très belle ? » dit Jab.

Tout est subitement devenu beau, même ce grand bougre de matou Jocaste, avec ses deux noix brunes comme de la cannelle et douces comme de la réglisse.

Soufflez dans la conque et chatouillez la clavicule ! Jab a mal dans le ventre, là où sa femme devrait avoir mal. Une fois par mois, ponctuellement comme la lune, ça lui vient et ça l'abat, et aucun onguent ne peut le soulager. Rien, sauf du cognac et du poivre de Cayenne — pour mettre les muscles de l'estomac en branle. « Je vais vous donner trois mots, dit-il, pendant que l'oie mijote dans la casserole : fantastique, hydropique, et phtisique. »

« Asseyez-vous donc, dit Jill, il a ses règles. »

Cawnpore est couché sur le recueil des 24 Préludes. « Je vais vous en jouer un rapide », dit Jab, et faisant claquer le couvercle de la petite boîte, il y va — plink, plank, plonk ! « Je vais vous faire un trémolo », dit-il, et se servant successivement de tous les doigts de sa main droite, il frappe avec vélocité le do du milieu du clavier, et les pièces d'échecs et les ustensiles de manucure et les factures impayées dansent bruyamment comme des jetons qui auraient trop bu. « Ça, c'est de la technique », dit-il, et ses yeux sont glauques et cerclés de givre. « Il n'y a qu'une chose qui voyage aussi vite que la lumière, et ce sont les anges. Seuls les anges peuvent voyager aussi vite que la lumière. Il faut mille années-lumière pour arriver jusqu'à Uranus, mais personne n'y est jamais allé, et personne n'ira jamais. » Voici un journal du dimanche, américain. Avez-vous remarqué comment on lit les journaux du dimanche ? D'abord, les gravures, puis la page amusante, puis la colonne des sports, puis la page magazine, puis les spectacles, puis la critique des livres, puis les manchettes. Récapitulons. Ontogénie-philogénie. Définissez vos termes, et vous n'emploierez jamais des mots comme temps, mort, monde, âme. Dans chaque proposition il y a une légère erreur, et l'erreur grossit et grossit, jusqu'à ce qu'on ait entaillé le serpent. Le poème est la seule chose sans faille, à condition de savoir l'heure qu'il est. Un poème est une toile que le poète dévide de son propre corps, selon un calcul logarithmique de sa propre invention. Il est toujours juste, parce que le poète part du centre pour aller vers l'extérieur.

Le téléphone sonne.

« Pythagore avait raison... Newton avait raison... Einstein a raison... »

« Réponds au téléphone, veux-tu ? » dit Jill.

« Allô ! Oui, c'est le monsieur Cronstadt. Et votre nom s'il vous plaît ? Bimberg ? Dites-moi, vous parlez anglais, n'est-ce pas ? Moi aussi... Quoi ? Oui, j'ai trois appartements — à louer ou à vendre. Quoi ? Oui, salle de bains, cuisine et un W.-C... Non ! un W.-C. indépendant. Non ! Pas dans le vestibule, dans l'appartement. Un où on peut s'asseoir. Le voudriez-vous en feuilles d'or ou d'argent ?... Quoi ?... Non, le W.-C... J'ai un type ici de Munich... un réfugié... Réfugié ! Hitler !... Hitler !... Compris ?... Oui, c'est ça !... Il a une swastika sur la poitrine... en bleu... Quoi ? Non, je suis sérieux. Et vous ? Quoi ?... Écoutez, si vous parlez affaires, ça veut dire payer comptant... Comptant !... Il faut payer comptant... Quoi ? C'est l'habitude ici. Les Français ne croient pas aux chèques. J'ai eu un type la semaine dernière, il a essayé de me refaire de 750 francs. Oui, un chèque américain. Quoi ? Si celui-là ne vous plaît pas, j'en ai un autre avec un buffet. Il n'est pas en état, mais on pourrait l'arranger. Quoi ? Oh, environ mille francs. Il y a une salle de billard au-dessus... Quoi ? Non ! non ! non ! connaissons pas ces trucs-là ici. Écoutez, M. Bimberg, faut comprendre que vous êtes en France maintenant. Oui, c'est ça... À Rome... Écoutez, appelez-moi demain matin, voulez-vous ? Je suis à table maintenant... À table ! Je dîne ! Quoi ? Oui, comptant... Bonsoir ! »

« Vous voyez, dit-il en raccrochant, voilà comment on fait les choses dans cette maison ! Travail enlevé, hein ? C'est du solide ! Vous autres, vous vivez dans le pays du rêve. Vous croyez que la littérature c'est tout. Vous mangez la littérature ! Mais nous, ici, nous mangeons de l'oie, par exemple ! Oui, elle est presque cuite. Anna ! Wie geht es ?... Nicht fertig ?... Merde alors ! Trois filles... des réfugiées. Je ne sais d'où elles viennent. Quelqu'un leur a donné notre adresse. Belles filles. Vigoureuses, enjouées, gaillardes, saines comme de beaux fruits. Pas de place pour elles en Allemagne. Einstein est occupé à écrire des poèmes sur la lumière. Ces jeunes filles veulent un boulot, un endroit où habiter. Connaissez-vous quelqu'un qui cherche une bonne ? Beaux brins de filles ! Bien élevées. Mais il faut qu'elles s'y mettent à trois pour cuire un repas. Katya, c'est la mieux elle sait repasser. Celle-là, Anna, elle m'a emprunté ma machine à écrire hier..., elle voulait écrire un poème. Je ne vous entretiens pas ici pour écrire des poèmes, lui ai-je dit. Dans cette maison, c'est moi qui écris les poèmes, si poèmes il y a. Vous, apprenez à faire la cuisine et à repriser les chaussettes. Elle a eu l'air vexé. Écoutez, Anna, lui ai-je dit, vous vivez dans un monde imaginaire. Le monde n'a plus besoin de poèmes. Le monde a besoin de pain et de beurre. Pouvez-vous en produire en plus ? Voilà ce que le monde réclame. Apprenez le français, et vous pourrez m'aider à gérer l'immeuble. Oui, les gens ont besoin de toits. C'est drôle, mais le monde est comme ça maintenant. Il a toujours été comme ça, mais les gens ne le croyaient pas. Le monde est fait pour l'avenir... pour la planète Uranus. Personne ne visitera jamais la planète Uranus, mais ça ne fait rien. Les gens ont besoin de toits, et de pain et de beurre. Pour l'avenir ! Voilà comment c'était dans le passé. Voilà comment ça sera dans l'avenir. Le présent ? Ça n'existe pas, le présent. Il y a un mot appelé Temps, mais personne n'est capable de le définir. Il y a un passé, il y a un avenir, et le Temps les traverse comme un courant électrique. Le présent est une condition imaginaire, un état de rêve... un oxymoron. Voilà un mot pour vous — je vous en fais cadeau. Écrivez un poème dessus ! Moi, je suis trop occupé. L'immeuble me réclame... Il me faut de l'oie et de la sauce aux airelles... Dis-moi, Jill, quel était ce mot que je cherchais hier ? »

« Omoplate ? » dit Jill vivement.

« Non, pas ça. Omo... Omo... »

« Omphalos ? »

« Non, non ! Omo... Omo... »

« J'y suis, crie Jill, Omophagie ! »

« Omophagie ! c'est ça ! Le mot vous plaît ? Emportez-le ! Mais qu'est-ce qui se passe ? Vous ne buvez pas ! Jill, où diable est ce shaker que j'ai trouvé l'autre jour dans le buffet ? Imaginez ça ! Un shaker !... En tout cas, vous avez tous l'air de croire que la littérature est quelque chose d'essentiel. Pas du tout ! Ce n'est que de la littérature. Moi aussi, je pourrais en faire, si je n'avais pas ces réfugiés à nourrir. Vous voulez savoir ce qu'est le présent ? Regardez cette fenêtre, là-bas. Non, pas là ! Celle au-dessus... Là ! Tous les jours ils sont assis à cette table et ils jouent aux cartes. Rien que tous les deux. Elle porte toujours une robe rouge. Et c'est toujours lui qui bat. Voilà le présent ! Et si vous ajoutez un autre mot, ça devient le subjonctif... »

« Seigneur Dieu, je vais voir ce que font ces filles », dit Jill.

« Non ! N'y va pas ! C'est justement ce qu'elles veulent ! Que tu ailles leur aider. Il faut qu'elles apprennent ce que c'est que le monde réel ! Je veux qu'elles le comprennent ! Après, je leur trouverai des places. J'en connais des tas. D'abord, qu'elles me cuisent un repas ! »

« Elsa dit que tout est prêt. Allons, entrons. »

« Anna, Anna, apporte ces bouteilles, et mets-les sur la table ! »

Anna lance à Jabberwhorl un regard impuissant.

« Et voilà ! Elles n'ont pas encore appris à parler anglais ! Qu'est-ce que je vais en faire ! Anna... hier ! Raus mit'em ! Versteht ? Et verse-toi à boire, espèce d'idiote ! »

La salle à manger est doucement éclairée. Il y a un candélabre sur la table, et l'argenterie étincelle. Comme nous nous asseyons, le téléphone sonne. Anna ramasse le long fil, et transporte l'appareil du piano sur la desserte, juste derrière Cronstadt. « Allô !, glapit-il, et, déroulant le long cordon, ça ressemble à des intestins... Allô ! Oui, oui, Madame... Je suis le monsieur Cronstadt... et votre nom s'il vous plaît ?... Oui, il y a un salon, un entresol, une cuisine, deux chambres à coucher, une salle de bains, un cabinet... oui, madame... Non, ce n'est pas cher, pas cher du tout... on peut s'arranger facilement... comme vous voulez, madame... À quelle heure ?... Oui, avec plaisir... Comment ? Que dites-vous ? Ah non ! au contraire ! Ça sera un plaisir... un grand plaisir !... Au revoir, madame ! » — Et en raccrochant : « Küss die Hand, madame ! Voulez-vous que je vous gratte le dos, madame ? Prenez-vous du lait dans votre café, madame ? Voulez-vous... »

« Dis donc, coupe Jill, qui diable était-ce ? Tu en faisais un plat ! Oui, madame..., non, madame... Elle t'a promis de te payer à boire aussi ? » — Et se tournant vers nous : « Imaginez ! Hier, il a fait monter une actrice pendant que j'étais dans mon bain... quelque traînée du Casino de Paris... et voilà qu'elle l'emmène boire !... »

« Tu ne dis pas la vérité, Jill. Voici l'histoire... Je lui fais visiter un bel appartement — avec un buffet — et elle me dit si je ne voudrais pas lui montrer mes poèmes — mes poésies, c'est plus joli comme ça... Donc, je l'amène ici, et elle me dit je vous les ferai imprimer en Belge. »

« Pourquoi en Belge ? »

« Parce que c'est ce qu'elle était, Belge, ou Belgesse. En tout cas, qu'est-ce que ça peut faire la langue où on les imprime ? Il faut bien qu'on les imprime, sinon personne ne les lira. »

« Oui, mais pourquoi a-t-elle dit ça, si vite ? »

« Est-ce que je sais ! Parce qu'ils sont bons, sans doute. Pourquoi d'autre les gens voudraient imprimer des poèmes ? »

« Farceur ! »

« Voyez-vous ça ? Elle ne me croit pas ! »

« Naturellement que non ! Si je te pince à amener ici des primas donnas, ou des ballerines, ou des trapézistes, bref tout ce qui est français et porte jupon, il y aura de la casse ! Surtout si elles t'offrent d'imprimer tes poèmes ! »

« Et voilà ! dit Jabberwhorl, glauque et morose. Voilà pourquoi je suis dans les immeubles... Allez-y ! Bouffez, vous autres !... Je suis de garde ! »

Il se prépare une autre ration de cognac et de poivre.

« Je crois que ça suffit, dit Jill. Bon Dieu, combien en as-tu pris aujourd'hui ? »

« C'est drôle, dit Jabberwhorl, je lui ai donné son plein tout à l'heure, juste avant que vous arriviez — mais je peux pas arriver à me satisfaire... »

« Seigneur ! Où en est cette oie ! dit Jill. Excusez-moi, je vais voir ce que font ces filles. »

« Non ! N'y va pas, dit Jab, la forçant à se rasseoir. On va rester ici et attendre... attendre et voir ce qui va arriver. Peut-être que l'oie ne viendra jamais. On va attendre ici, attendre éternellement... comme ça, avec les bougies et les assiettes à soupe vides et les rideaux et... Je peux très bien imaginer que nous restons assis là, pendant que quelqu'un bâtit un mur autour de nous. Nous sommes là, assis, attendant qu'Elsa apporte l'oie et le temps passe et il fait noir et nous restons assis des jours et des jours... Voyez-vous ces bougies ? Nous les mangerions. Et ces fleurs là-bas ? Aussi. Nous mangerions les chaises, nous mangerions le buffet, nous mangerions le réveil, nous mangerions les chats, les rideaux, les factures, l'argenterie, et la tapisserie et les punaises qui sont dessous... nous mangerions nos excréments et ce beau petit fœtus que Jill a dans le ventre... nous nous mangerions entre nous... »

Juste à ce moment, Pinochinni entre pour dire bonne nuit. Elle baisse la tête et a une drôle d'expression dans les yeux.

« Qu'est-ce que tu as ce soir ? dit Jill. Tu as l'air toute chose. »

« Oh ! je ne sais pas, dit la fillette. Il y a quelque chose que je veux vous demander... C'est terriblement compliqué. Je ne sais pas si je pourrai expliquer... »

« Qu'est-ce que c'est, poulette ? dit Jab. Parle devant le monsieur et la dame. Tu le connais, lui, n'est-ce pas ? Allons, accouche ! »

La fillette est là, toujours tête baissée. Du coin de l'œil, elle lorgne son père d'un air rusé, puis subitement elle éclate : « Oh ! Qu'est-ce que ça veut dire, tout ça ? Qu'est-ce que nous venons faire ici ! Sommes-nous forcés d'avoir un monde ? Est-ce que ce monde est le seul qui existe, et pourquoi ? C'est ça que je voudrais savoir ! »

Si Jabberwhorl fut quelque peu surpris, il n'en montra rien. Il saisit son cognac avec nonchalance, et ajoutant un peu de poivre, il répondit avec entrain : « Écoute, ma gosse, avant de répondre à cette question — si tu insistes absolument pour que j'y réponde — il faut d'abord que tu définisses tes termes. »

Au même instant, nous entendîmes un long coup de sifflet strident qui venait du jardin.

« Mowgli ! dit Cronstadt. Dis-lui de monter. »

« Montez ! » dit Jill de la fenêtre.

Pas de réponse.

« Il doit être parti, dit Jill, je ne le vois plus. »

Maintenant, c'est une voix de femme qui s'élève. « Il est saoul... complètement saoul ! »

« Ramenez-le chez lui ! Dis-lui de le ramener chez lui ! » hurle Cronstadt.

« Mon mari dit qu'il faut rentrer chez vous... oui, chez vous. »

« Y en a pas ! » s'élève la réponse du jardin.

« Dis-lui de ne pas perdre mon exemplaire des Cantos de Pound, hurle Cronstadt. Et ne leur dis pas de monter encore ! Nous n'avons pas de place ici. Juste assez pour les réfugiés allemands ! »

« Quelle honte ! » dit Jill revenant s'asseoir.

« Tu te trompes encore, dit Jab. Ça lui fait du bien. »

« Oh! tu es saoul ! dit Jill. Mais que devient cette sacrée oie ? Elsa ! Elsa ! »

« T'en fais pas pour l'oie, chérie ! C'est un jeu. On va rester là, et on les aura ! La règle c'est : confiture hier, confiture demain — mais pas confiture aujourd'hui ! Ça serait-il pas merveilleux si vous autres vous restiez là assis comme vous êtes, et si je commençais à rapetisser, à rapetisser... jusqu'à ce que je devienne un tout petit petit minuscule petit point... et il vous faudrait une loupe pour me voir ? Je serais un petit point sur la nappe, et je dirais — Timoor... Tiemoor ! Et vous diriez, où est-il ? Et je dirais — Timoor... logodédale, glycérophosphates, Billancourt, Timoor !... Ô gargouillard barbouillis au fond du folâtre fourré... et vous diriez... »

« Seigneur Dieu, Jab, tu es saoul ! » dit Jill. Et Jabberwhorl glousse avec un glairieux régal, et ses orbes ombreux pépillent d'étincelles.

« Il va prendre froid », dit Jill, et elle se lève pour aller chercher la cape espagnole.

« C'est juste, dit Jab, tout ce qu'elle dit est juste... Vous pensez que ze suis un monzieur bien gondrariant. Vous, ajoute-t-il, se tournant vers moi, vous avec vos verbes mongols, vos transitifs et vos intransitifs, ne voyez-vous pas quel être affable je suis ? Vous parlez de la Chine tout le temps... C'est ici la Chine, ne voyez-vous pas ?... Ici... Ici quoi ? Donne-moi le cape, Jill, j'ai froid. C'est un froid terrible, sub-glacial. Vous autres, vous avez chaud, moi je gèle. Je sens les capuchons de glace qui reviennent. C'est un fait. Tout gaze très bien, le dollar baisse, les appartements sont loués, les réfugiés ont tous un refuge, le piano est accordé, les factures sont payées, l'oie est cuite, et qu'attendons-nous ? Le Nouvel Âge glaciaire ! Il arrive demain matin. Vous irez à la fenêtre, et tout sera gelé à bloc. Plus de problèmes, plus d'histoire, plus rien. Réglé. Nous serons installés ici, attendant qu'Anna apporte l'oie, et soudain la glace déferlera sur nous. Je sens déjà le froid mortel, le pain tout glaçonné, le beurre blanchi, l'oie glacifiée, les murs atrocement blêmes. Et ce petit ange, cet embryon tout neuf que Jill porte sous sa ceinture, sera gelé dans la matrice, gafouilleur glaireux, aux ailes de glace et aux lèvres d'escargot. Gigue jogue, et tout ira bien ! Dites quelque chose qui réchauffe ! J'ai les jambes glacées. Hérodote prétend qu'à la mort de son père, le phénix embaume le corps dans un œuf fait de myrrhe, et que tous les cinq cents ans ou à peu près, il transporte le petit œuf embaumé dans la myrrhe des déserts de l'Arabie jusqu'au temple du Soleil, à Héliopolis. Comment trouvez-vous ça ? D'après Pline, il n'y a qu'un œuf à la fois, et quand l'oiseau sent que sa fin approche, il se construit un nid fait de branches de quassia et d'encens, et il y meurt dessus. De la matière même du nid naît un petit ver qui devient phénix. D'où bennu, le symbole de la résurrection. Comment cela ? Il me faut quelque chose de plus fort ! En voici une autre... Les danseurs du feu en Bulgarie s'appellent Nistingares. Ils dansent dans le feu le 21 mai, pendant la fête de sainte Catherine et de saint Constantin. Ils dansent sur les tisons ardents jusqu'à ce que leurs faces se révulsent, alors, ils profèrent des prophéties. »

« Je n'aime pas ça du tout », dit Jill.

« Moi non plus, dit Jab. Mais j'aime l'histoire des petits vers d'âme qui s'envolent du nid pour la résurrection. Jill aussi en a un en elle. Il germe, il germe. Impossible de l'arrêter. Hier c'était un têtard, demain ce sera une liane de chèvrefeuille. Peux pas encore savoir ce que ça donnera... pas encore. Ça meurt dans le nid chaque jour, et le lendemain, ça ressuscite. Appuyez votre oreille contre son ventre... vous entendrez ronfler ses ailes. Rrrr... Rrrr... Sans moteur. Merveilleux ! Elle en a des millions en elle qui ronflent là-dedans, et qui meurent d'envie de sortir. Rrrr... Rrrr... Et si vous enfonciez seulement une aiguille dans le sac, les voilà qui sortiraient tous en ronflant ! Imaginez ça ! Un grand nuage de vers d'âmes... des millions... Et si épais le nuage qu'on ne se verrait pas au travers... C'est un fait ! Inutile d'écrire sur la Chine. Parlez de cela ! De ce qui est en vous... la grande vertébration vertigineuse... les zoospores et les leucocytes... les wamroths et les hohenlinden... tout est poème. La méduse aussi est un poème — de la plus belle espèce. Vous la piquez par ici, piquez par là, elle se tortille et se glisse, se ramasse et se clabousse, elle a un colon et des intestins, elle est vermiforme et ubiquiste... Et Mowgli dans le jardin, qui siffle pour le loyer, c'est un poème lui aussi, un poème aux longues oreilles, un poème dégueulard et bretzulard, avec des logomidon-daines, à la gagaïsme. Il est plein de dédales ronds et auriculaires, de ruches rondes de rouge-gorge qui s'ouvrent comme une calèche. Il dégobille dans le dégobilloir, tandis que le buccin beugle et buccine... il beugle dans le buccinoir et fourgonne le plus fou fourbi qu'il vous fout dans les fouilles... Mowgli... owgli..., ouste, pignouffe... »

« Il perd l'esprit », dit Jill.

« Erreur, dit Jab. Je viens de le trouver, seulement c'est un autre genre d'esprit que ce que vous pouvez imaginer. Vous pensez qu'un poème doit se trouver entre deux couvertures. Dès que vous écrivez, le poème cesse. Le poème, c'est le présent qu'on ne peut définir. On le vit. Tout est poème, s'il y a du temps dedans. Inutile de prendre le ferry-boat ni d'aller en Chine pour écrire un poème. Le plus beau poème que j'aie jamais vécu était un évier de cuisine. Vous en ai-je jamais parlé ? Il y avait deux robinets, l'un appelé Froid, et l'autre Chaud. Froid vivait sa vie in extenso, grâce à un tuyau de caoutchouc attaché à son museau. Chaud était astiqué et modeste. Chaud dégouttait tout le temps, comme s'il avait la chaude-pisse. Le mardi et le vendredi il allait à la Mosquée, où il y avait une clinique pour les robinets vénériens. Le mardi et vendredi, Froid devait faire tout le turbin. Il trimait comme un bougre. C'était là tout son univers. Chaud, au contraire, avait besoin d'être choyé, caressé. Il fallait lui dire « pas si vite ! », sans quoi il vous emportait la peau. De temps en temps, ils travaillaient à l'unisson, Froid et Chaud, mais c'était rare. Le samedi soir, quand je me lavais les pieds à l'évier, je me mettais à penser à la perfection de ce monde sur lequel régnaient ces deux-là. Rien de plus que cet évier de fer avec ses deux robinets. Ni commencement, ni fin. Perpétuité. Les Gémeaux, régnant sur la vie et la mort. Alpha-Chaud coulant à tous les degrés Fahrenheit et Réaumur, à travers tous les courants magnétiques et les queues des comètes, à travers le chaudron bouillant de Mauna Loa dans la lumière sèche de la lune Tertiaire ; Oméga-Froid coulant à travers le Gulf Stream jusque dans le lit paludéen de la mer des Sargasses, coulant à travers les marsupiaux et les foraminifères, à travers les baleines mammifères et les fissures polaires, coulant à travers des univers d'îles, à travers des cathodes mortes, à travers des os morts et des ordures desséchées, à travers les follicules et les tentacules des mondes informes, mondes vierges, mondes invisibles, mondes à naître et à jamais perdus. Alpha-Chaud dégoutte, dégoutte ; Oméga-Froid trime, trime. Mains, pieds, cheveux, faces, plats, légumes, poissons lavés et disparus ; désespoir, ennui, haine, amour, jalousie, crime..., dégoutte, dégoutte. Moi, Jabberwhorl et ma femme Jill, et après nous légion sur légion... tous devant l'évier de fer. Graines qui tombent dans les tuyaux : jeunes cantaloups, citrons, caviar, macaroni, bile, salive, morve, feuilles de laitue, arêtes de sardines, sauce Worcestershire, bière rance, urine, caillots de sang, sels Kruschen, gruau d'avoine, chiques de tabac, pollen, poussière, graisse, laine, bouts d'allumettes, vers vivants, grumeaux de farine, lait brûlé, huile de ricin ; graines perdues qui éternellement tombent et éternellement reviennent, transformées en pures, miraculeuses substances chimiques qui refusent d'être nommées, classées, étiquetées, analysées, dessinées et cataloguées. Qui reviennent comme Froid et Chaud perpétuellement, comme une vérité qu'on ne peut abattre. Vous pouvez la prendre brûlante ou froide, ou encore tiède. Vous pouvez vous laver les pieds ou vous gargariser ; vous pouvez rincer le savon que vous avez dans les yeux ou vous pouvez nettoyer les feuilles de salade ; vous pouvez baigner le nouveau-né ou éponger les membres roides des morts ; vous pouvez tremper du pain pour faire des fricadellas ou arroser votre vin. Chose première et dernière. Élixir. Moi, Jabberwhorl, je goûte à l'élixir de vie et de mort. Moi, Jabberwhorl, composé de déchets et de H20, de froid et de chaud, y compris tous les règnes intermédiaires, d'écume et d'écorce, de la plus fine, de la plus infime substance jamais perdue, de grandes sutures et d'os compacts, de fissures de glace et d'éprouvettes, de semence et d'ovules mêlés, dissous, dispersés, de museau de caoutchouc et de robinets de cuivre, de cathodes mortes et d'infusoires grouillants, de feuilles de laitue et de soleil en bouteille... Moi, Jabberwhorl, assis devant l'évier de fer, je suis perplexe et exalté, ni plus ni moins qu'un poème, une stance de fer, un follicule bouillant, un leucocyte perdu. L'évier de fer où je crachai mon cœur, où je baignai mes tendres pieds, où je tins mon premier enfant, où je lavai mes gencives douloureuses, où je chantai comme une tortue diamant, et où je chante encore et chanterai éternellement, même si les tuyaux se bouchent et les robinets se rouillent, même si le temps s'écoule et qu'il ne reste que moi dans le présent, le passé et l'avenir. Chante, Froid, chante transitif ! Chante, Chaud, chante intransitif ! Chantez Alpha et Oméga ! Chantez Alléluia ! Chante, Ô Évier ! Chante, tandis que le monde s'évanouit... »

Et chantant haut et clair comme un cygne frappé à mort, sur son lit nous l'étendîmes.