Debout devant le comptoir à regarder la grognasse anglaise qui a perdu toutes ses dents de devant, il me revient subitement : Défense de cracher par terre ! Ça me revient comme un rêve : Défense de cracher par terre ! C'était au Freddy's Bar, rue Pigalle, et un type aux doigts fuselés, un type en chemise de soie blanche aux larges manches flottantes venait de roucouler : « Adieu Mexico ! » Elle me dit qu'elle ne faisait pas grand-chose en ce moment, juste tourniquer. Elle venait au Big Broadcast, et avait attrapé la fièvre aphteuse. Elle ne cessait pas de courir aux cabinets en écartant les perles du rideau. La harpe était chouette, on aurait dit du pipi d'ange dans votre bière. Elle était un peu saoule, mais tout de même essayait de faire la dame. J'avais dans ma poche une lettre d'un Hollandais un peu cinglé qui venait de rentrer de Sofia. « Samedi soir, disait-il, je n'avais qu'un désir, et c'était de vous voir assis à côté de moi. » (Où ? il ne le disait pas.) « Tout ce que je peux vous écrire maintenant, c'est que, après le vacarme et la bousculade de New York, le calme d'une ville comme Scheveningen agit comme un anesthésique. » Il était allé faire la bringue à Sofia, et s'était offert la prima dona de l'Opéra Royal. Ce qui, disait-il, lui avait donné juste l'espèce de réputation frivole requise pour trouver grâce devant l'opinion publique de Sofia. Il ajoute qu'il va prendre retraite et recommencer une vie calme — à Scheveningen.

Je n'avais pas regardé la lettre de toute la soirée, mais quand la grognasse anglaise ouvrit la bouche, et que je vis qu'il lui manquait toutes ses dents de devant, ça me revint : Défense de cracher par terre ! Nous nous promenions dans le ghetto, le Hollandais cinglé et moi, et il était en uniforme de télégraphiste. Il avait porté tous ses messages, et il était libre pour la soirée. Nous nous dirigions vers le Café Royal, où nous voulions nous asseoir et boire un bock ou deux en paix. Je lui permis de venir prendre un bock avec moi, car j'étais son patron, et d'ailleurs, il avait fini son service et pouvait faire ce qui lui plaisait à ses heures de loisir.

Nous longions la Seconde Avenue, vers le nord, quand soudain j'aperçus une vitrine avec une croix illuminée sur laquelle était écrit : Quiconque aura cru en moi ne mourra point... Nous entrâmes, et un type sur une estrade disait : « Miss Powell, préparez un cantique ! Allons, mes frères, qui de vous témoignera ? Oui, hymne N°73. Après la réunion, nous irons tous en corps rendre visite à notre sœur si éprouvée, Mme Blanchard. Levons-nous pour chanter l'hymne N°73 Seigneur, plante mes pieds sur les sommets ! » Ainsi que je le disais il y a un instant, en voyant ce peinturlureur peindre notre clocher de couleurs vives et pures, les paroles de ce cher vieil hymne me revinrent aux lèvres : Seigneur, plante mes pieds sur les sommets !

La salle était exiguë, et il y avait des inscriptions partout : « Le Seigneur est mon Pasteur. Je ne serai pas dans le besoin », etc. L'inscription la plus en évidence était celle placée au-dessus de l'autel : Défense de cracher par terre ! Ils chantaient tous l'hymne N°73 en l'honneur du nouveau clocher. Nous nous tenions sur les sommets, et je voyais admirablement toutes les inscriptions sur les murs, surtout celle au-dessus de la chaire : Défense de cracher par terre ! La sœur Powell pompait à l'orgue de toutes ses forces elle avait l'air pure et toute spiritualisée. Le type sur l'estrade chantait plus fort que les autres, et bien qu'il connût les mots par cœur, il tenait le livre de cantiques devant lui, et il suivait la musique. Il ressemblait à un forgeron qui se serait substitué au prédicateur ordinaire. Il chantait très fort, et avec grand sérieux. Il faisait de son mieux, entre les cantiques, pour amener les gens à témoigner. De temps en temps un type à la voix criarde piaulait : « Je loue Dieu pour sa puissance de salut ! »

AMEN ! GLOIRE ! ALLÉLUIA !

« Allons ! rugit le forgeron, qui veut témoigner ? Vous, frère Eaton, voulez-vous témoigner ? »

Le frère Eaton se lève et dit gravement : « Il m'a payé cher ! »

AMEN ! AMEN ! ALLÉLUIA !

La Sœur Powell s'essuie les mains avec un mouchoir. Elle le fait d'une manière séraphique. Lorsqu'elle a essuyé ses mains, elle contemple le mur d'un regard vide. On dirait que le Seigneur vient juste de l'oindre. Très séraphique.

Le frère Eaton, qui a été payé cher, est tranquillement assis, les mains jointes. Le forgeron explique que le frère Eaton a été acheté au prix du précieux sang du Christ versé sur la Croix, au Calvaire, c'est bien ça. Il voudrait bien que quelqu'un d'autre témoigne. Quelqu'un d'autre, s'il vous plaît ! Dans un petit moment, explique-t-il, nous irons tous en corps jeter un dernier regard au fils chéri de sœur Blanchard qui a passé cette nuit. Allons ! Qui veut témoigner ?

Une voix chevrotante : « Amis, vous savez que je n'en suis pas trop digne de témoigner. Mais il y a un verset qui m'est très cher... très cher... C'est dans Colossiens 3. Demeurez immobile et trouvez le salut dans le Seigneur ! Demeurez seulement immobiles, mes frères. Demeurez seulement tranquilles. Essayez donc ! Agenouillez-vous, et essayez de penser à LUI. Mes frères, ce verset m'est très cher — Colossiens 3. Demeurez immobile, et trouvez le salut dans le Seigneur ! »

Très bien ! Très bien ! GLOIRE ! GLOIRE ! LOUEZ LE SEIGNEUR ! ALLÉLUIA !

« Sœur Powell, préparez un autre cantique ! » Il s'essuie la figure. « Avant d'aller jeter un dernier regard sur le fils chéri de sœur Blanchard, unissons-nous tous en chantant un dernier hymne : Quel ami nous avons en Jésus ! Je crois que nous le savons tous par cœur. Hommes, si vous n'êtes pas lavés dans le sang de l'agneau, peu importe sur combien de livres votre nom est inscrit ici ! Ne LE rejetez pas ! Venez à LUI ce soir, hommes ! Ce soir ! Allons, maintenant, tous ensemble : Quel ami nous avons en Jésus !... Hymne N°97. Tout le monde debout, et chantons avant d'aller en corps chez sœur Blanchard ! Allons, Hymne N°97 ! Quel ami nous avons en Jésus ! »

Tout est arrangé. Nous allons tous en corps jeter un regard au cher fils défunt de sœur Blanchard. Tous ! Colossiens, Pharisiens, nez morveux, gais lurons, sopranos fêlés — tous en corps pour jeter un dernier regard. Je ne sais pas ce qui est arrivé au Hollandais cinglé qui voulait boire un bock. Nous allons chez sœur Blanchard, tous en corps — les jukes et les youpins. Hymne N°73 et Défense de cracher par terre ! Frère Pritchard, éteignez les lumières ! Et vous sœur Powell, préparez un cantique ! Adieu Mexico ! Nous faisons une descente chez sœur Blanchard. Une descente pour planter nos pieds sur les sommets. Ici il manque un œil, là un nez. Bancroches, morveux, bilieux, les tendres, les séraphiques, les vermoulus et les déments. Tous vont en corps peindre le clocher de couleurs vives et pures. Tous amis de Jésus. Tous immobiles, attendant le salut par le Seigneur. Frère Eaton va faire circuler le chapeau et sœur Powell va essuyer les crachats sur les murs. Tous achetés très cher, le prix d'un bon cigare. Maintenant le calme de Scheveningen opère comme un anesthésique. Tous les messages ont été délivrés. Pour ceux qui préfèrent la crémation, nous aurons quelques très belles niches pour les urnes. Le fils chéri de sœur Blanchard gît mort sur la glace, et ses orteils sont en train de germer. Le mausolée offre un refuge où les familles et leurs amis peuvent reposer côte à côte dans un compartiment blanc comme neige, haut et sec au-dessus du sol, où ni l'eau, ni l'humidité, ni la moisissure, ne peuvent pénétrer.

En route vers le Jardin d'Hiver dans un taxi jaune. Le calme de Scheveningen opère sur moi. Des lettres comme des notes de musique partout, et Dieu soit loué pour sa puissance ! Partout de la neige noire, partout des ailes noires pouilleuses. REGARDEZ NOTRE VITRINE ! SOLDES LÉGÈREMENT USAGÉS ! LIQUIDATION IMMÉDIATE ! Gloire ! Gloire ! Alléluia !

La misère en manteaux de fourrure. Bains turcs, bains russes, bains Sitz..., bains partout et personne de propre. Clara Bow donne « Amour parisien ». Le fantôme de Jacob Gordin parcourt les toundras trempées de sang. Saint Mark-on-the-Bouverie vous a un air gai de cafard, avec ses murs à la menthe douce et peints comme un tutti-frutti. BRIDGES... PRIX RAISONNABLES. Moskowitz chatouille le cymbalon, et le cymbalon chatouille la croupe buffet froid de Léo Tolstoï, qui est devenu un restaurant végétarien. Toute la planète est sens dessus dessous pour faire des verrues, des boutons, des comédons, des loupes. Les hôpitaux sont tous restaurés, entrée gratuite, porte de service. À tous ceux qui souffrent, à tous ceux qui sont las et accablés de fardeaux, à tous les pauvres couillons qui meurent d'eczéma, d'haleine fétide, de la gangrène, de l'hydropisie, qu'il soit rappelé et bien entendu que l'entrée est gratuite par la porte de service ! Venez, vous tous ! Venez, les youpins reniflards ! Venez les pharisiens morveux ! Venez vous faire restaurer les tripes pour moins que le prix d'une fosse ordinaire. Venez ce soir ! Jésus vous veut ! Venez avant qu'il ne soit trop tard — nous fermons à 7 h 15 tapant !

CLÉO DANSE TOUS LES SOIRS !

Cléo, la chérie des Dieux, danse tous les soirs Maman, je viens ! Maman, je veux être sauvé ! Je monte à l'échelle, maman ! GLOIRE ! GLOIRE ! COLOSSIENS ! COLOSSIENS 3.

Mère de tout ce qui est saint, je suis maintenant dans le ciel. Je suis debout derrière les gens debout qui sont debout derrière Z comme zèbre. Le recteur épiscopal est debout sur les marches de l'église avec le rectum brisé. Ça dit : STATIONNEMENT INTERDIT. Les frères Minsky sont au bureau de location à rêver de la rivière Shannon. Le Pathé Journal cliquette comme une noix muscade creuse. Aux Himalayas, les moines se lèvent en pleine nuit et prient pour tous ceux qui dorment, afin que hommes et femmes du monde entier puissent, quand ils s'éveillent le matin, commencer la journée avec des pensées pures, bonnes et braves. Le monde est passé en revue : Saint-Moritz, les Acteurs d'Oberammergau, Œdipe Roi, chiens pékinois, cyclones, beautés des plages. Mon âme est en paix. Si j'avais de la bière et un sandwich au jambon, quel ami j'aurais en Jésus. En tout cas, le rideau se lève. Shakespeare avait raison : C'est par la pièce que1 !

Et maintenant, messieurs dames, le rideau se lève sur le spectacle le plus pur et le plus salé qui fut jamais produit dans l'hémisphère occidental. Le rideau se lève, messieurs dames, sur ces parties de l'anatomie appelées respectivement l'épigastre, l'ombilic et l'hypogastre. Ces parties de choix, marquées un dollar 98, n'ont jamais été exposées jusqu'ici devant un public américain. Minsky, le roi des Juifs, les a spécialement importées de la rue de la Paix. Voici le spectacle le plus pur et le plus salé de New York. Et maintenant, mesdames messieurs, tandis que les ouvreuses sont occupées à vaporiser et à désinfecter la salle, nous allons vous passer des cartes postales obscènes, garanties de fabrication française. Avec chaque carte, nous vous passerons aussi un microscope allemand authentique, fait à la main à Zurich par des Japonais. Notre spectacle, messieurs dames, est le plus pur et le plus salé du monde entier. Minsky, le roi des Juifs, vous le dit lui-même. Le rideau se lève... le rideau se lève...

Sous le couvert de l'obscurité, les ouvreuses aspergent les poux morts ou vifs, et les nids de poux, et les œufs de poux enfouis dans les épaisses boucles noires frisées de ceux qui n'ont pas de salles de bains, les pauvres Juives sans foyer de l'East Side, qui dans leur misère désespérée vadrouillent en manteau de fourrure, vendant des allumettes et des lacets de soulier. Dehors, c'est exactement comme la place des Vosges ou Haymarket ou Covent Garden, sauf que ces gens ont foi — en la machine à calculer Borroughs. Les sorties de secours sont bondées de femmes enceintes qui se sont gonflées avec des pompes à bicyclette. Toutes les pauvres Juives désespérées de l'East Side sont heureuses sur les sorties de secours, parce qu'elles mangent des sandwiches au jambon un pied dans les nuages. Le rideau se lève sur l'odeur du formol adoucie par le chewing-gum à la menthe Wrigley. Le rideau se lève sur la seule et unique partie du corps humain dont moins on parle mieux ça vaut. Au décembre de la vie, quand l'amour est une braise, il sera triste de penser à la banane étoilée flottant sur les parties blindées des sections épigastriques, hypogastriques et ombilicales du corps humain. Minsky rêve au bureau de location, ses pieds plantés sur les sommets. Les acteurs d'Oberarnmergau jouent ailleurs. Les pékinois sont baignés et parfumés pour l'exposition du ruban bleu. Sœur BLANCHARD est assise dans le fauteuil à bascule, la matrice descendue. L'âge vient, le corps se fane — mais on guérit la hernie. Du haut de l'échelle de secours on voit le magnifique paysage sans fin, exactement tel qu'il a été peint par Cézanne — avec des boîtes à ordures en tôle ondulée, des ouvre-boîtes rouillés, des voitures d'enfants délabrées, des tubs de fer-blanc, des bouilloires de cuivre, des râpes à muscade, et des pains d'épice de fantaisie soigneusement enveloppés de cellophane. Voici le plus beau spectacle du monde, le spectacle dernier cri, importé tout droit de la rue de la Paix. Vous avez le choix, entre deux choses : regarder en bas dans les sombres profondeurs, ou bien, lever les yeux vers le soleil où l'espoir de la résurrection flotte au-dessus des bannières étoilées qui, toutes, sont garanties authentiques. Restez tranquilles, hommes, et attendez le salut dans le Seigneur. Cléo danse ce soir et tous les soirs de cette semaine pour moins cher que le prix de la terre à macchabées. La mort arrive à quatre pattes, comme un brin de trèfle. La scène étincelle comme la chaise électrique. Cléo arrive, Cléo la chérie des Dieux, et la reine de la chaise électrique.

Maintenant, le calme de Scheveningen opère comme un anesthésique. Le rideau se lève sur les Colossiens  3. Cléo surgit de la matrice de la nuit, son ventre gonflé d'émanations d'égout. Gloire ! Gloire ! Je grimpe à l'échelle. De la matrice de la nuit surgit le vieux pont de Brooklyn, rêve torpide qui se tortille dans l'écume et le feu de la lune. Un bourdonnement, un frisselis, raclent les soucis. Une lueur de chrysoprase, un éclair de naphte. La nuit est froide et les gens marchent comme des prisonniers enchaînés au boulet. La nuit est froide, mais la reine est nue, sauf un cache-sexe. La reine danse sur les cendres refroidies de la chaise électrique. Cléo la chérie des Juifs, danse sur la pointe de ses ongles laqués ; ses yeux sont révulsés, ses oreilles remplies de sang. Elle danse pendant toute la nuit glacée à des prix raisonnables. Elle dansera tous les soirs de cette semaine pour préparer la voie aux bridges en platine. Ô hommes, derrière le virumque cano, derrière le système duodécimal, et la Ligne aérienne maritime se dresse la reine de Tammany Hall. Elle est debout, pieds nus, le ventre gonflé d'émanations d'égouts, le nombril secoué d'hexamètres systoliques. Cléo, la reine, plus pure que l'asphalte le plus pur, plus chaude que l'électricité la plus chaude, Cléo la reine et la chérie des dieux, danse sur le siège d'amiante de la chaise électrique. Au matin, elle s'en ira vers Singapour, Mozambique, Rangoon. Son trois-mâts est amarré au ruisseau de la rue. Ses esclaves grouillent de vermine. Au fond de la matrice des ténèbres elle danse le chant du salut. Nous allons tous descendre en corps au « messieurs » pour planter nos pieds sur les sommets. En bas, au « messieurs », où tout est sanitaire, sec, et sentimental comme un cimetière.

Imaginez maintenant, tandis que le rideau tombe, que le temps est magnifique, l'air embaumé, et que de la baie voisine monte l'odeur des coquillages. Vous vous promenez sur le littoral de l'Atlantique avec votre complet de ciment et vos chaussettes à talons d'or — et voilà le grondement de Chop Suey qui vous arrive aux oreilles. Les bougies d'allumage flamboient sur la Great White Way. Les lieux d'aisance sont ouverts. Vous essayez de vous asseoir sans froisser le pli de votre pantalon. Assis sur le pur asphalte, vous laissez les paons vous chatouiller le larynx. Les ruisseaux roulent du champagne. La seule odeur est celle des coquillages qui vient de la baie. C'est un beau jour embaumé et toutes les radios marchent à la fois. Vous pouvez en avoir une attachée au croupion — pour un tout petit peu plus cher. Vous pouvez la brancher sur Manille ou Honolulu tout en marchant. Vous pouvez avoir de la glace dans votre eau frappée ou vous faire enlever les deux reins à la fois. Si le tétanos vous cloue la gueule, vous pouvez vous faire mettre un tube dans le rectum, et croire que vous mangez. Vous pouvez avoir tout ce qu'il vous faut au doigt et à l'œil. C'est-à-dire, si c'est un beau jour embaumé et si l'odeur des coquillages vous arrive de la baie. Parce que pourquoi ? Parce que l'Amérique est le pays le plus grandiose que le bon Dieu ait jamais fabriqué, et si vous n'aimez pas ce pays vous pouvez foutre le camp et retourner d'où vous venez. Il n'y a rien au monde que l'Amérique ne veuille faire pour vous si vous le demandez poliment. Vous pouvez vous asseoir sur la chaise électrique et pendant qu'on fait passer le jus vous pouvez lire tous les détails de votre propre exécution. Vous pouvez regarder votre propre image, assis sur la chaise électrique, tout en attendant l'exécution.

Spectacle permanent du matin jusqu'à minuit. Le plus beau le plus dernier cri. Si beau, si dernier cri qu'il exaspère en vous la solitude et le désespoir.

Je retourne au pont de Brooklyn que je traverse, et je m'assieds dans la neige en face de la maison où je suis né. Une solitude immense, déchirante, m'étreint. Je ne me vois pas encore debout au Freddy's Bar, rue Pigalle. Je ne vois pas cette salope d'Anglaise aux dents de devant qui manquent. Rien qu'une étendue de neige blanche, et, au centre, la petite maison où je suis né. C'est dans cette maison que je rêvai de me faire musicien.

Assis devant cette maison où je suis né, je me sens absolument unique. J'appartiens à un orchestre pour lequel on n'a jamais écrit aucune symphonie. Tout sonne faux, y compris Parsifal. À propos de Parsifal... ce n'est qu'un incident mineur, mais qui sonne juste. Cela a quelque chose à voir avec l'Amérique, mon amour de la musique, mon grotesque sentiment de solitude...

Un soir, j'étais debout au poulailler de l'Opéra métropolitain. La salle était bondée et je me tenais à environ trois rangs de la balustrade. Je ne voyais qu'une infime partie de la scène, et encore en me tordant le cou. Mais j'entendais la musique, le Parsifal de Wagner, qui m'était déjà un peu familier par les disques. Certaines parties de cet opéra sont rasantes, plus rasantes que tout ce qui fut jamais écrit. Mais, il y a des moments sublimes, et pendant ces moments sublimes (j'étais écrasé comme une sardine) une chose embarrassante m'arriva — je me mis à bander. La femme contre laquelle j'étais serré devait elle aussi être inspirée par la musique sublime du Saint-Graal. Nous étions en chaleur, tous les deux, et serrés l'un contre l'autre comme deux sardines. Pendant l'entracte, la femme quitta sa place pour se promener dans le couloir. Je demeurai où j'étais, me demandant si elle reviendrait au même endroit. Quand la musique reprit, elle revint. Elle revint à sa place avec une telle exactitude que si nous avions été mariés cela n'aurait pas pu être plus parfait. Pendant tout le dernier acte, nous fûmes unis dans une félicité divine. C'était beau et sublime, plus voisin de Boccace que de Dante, mais sublime et beau tout de même.

Assis dans la neige, devant la maison où je suis né, je me rappelle cet incident avec une très grande netteté. Pourquoi ? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il est en rapport direct avec le grotesque et le vide, avec la solitude déchirante, la neige, l'absence de couleur, l'absence de musique. On finit toujours par s'endormir avec leur vitesse. On commence par le sublime, et on finit dans une ruelle, à besogner à corps perdu.

Le samedi après-midi, par exemple, à défaire des chaînes dans la boutique d'accessoires automobiles de Bill Woodruff. On trimait tout l'après-midi pour un demi-dollar. Fichu boulot ! Après quoi on allait tous chez Bill Woodruff pour boire un coup. À la nuit, Bill sortait ses lorgnettes, et chacun son tour, nous regardions la femme de l'autre côté de la cour qui se déshabillait sans baisser le store. Cette histoire de lorgnettes mettait toujours en fureur la femme de Bill Woodruff. Pour se venger, elle arrivait en peignoir farci de grands trous. Une sacrée garce, sa femme, et frigide — mais ça la remontait de s'avancer vers un des amis et de lui dire : « Touchez mes fesses ! voyez comme je grossis. » Bill Woodruff faisait semblant de s'en ficher. « Bien sûr, disait-il, vas-y, pelote-la ! elle est froide comme la glace. » Et ainsi, elle faisait le tour, chacun la pelotant pour la réchauffer un peu. Drôle de couple. Parfois, on les aurait crus amoureux. Mais elle le rendait malheureux, cependant, à le tenir à distance tout le temps. Il disait : « J'arrive à coucher avec elle une fois par mois — si j'ai de la chance ! », il le lui disait en pleine figure. Ça ne la tracassait pas beaucoup. Elle le prenait en riant, comme si c'était une blague sans importance.

Si elle n'avait été que froide, passe encore. Mais elle était rapace aussi. Toujours à réclamer du fric. Toujours à désirer quelque chose qu'ils ne pouvaient s'offrir. Ça lui portait sur les nerfs, ce qui est compréhensible, car lui, était un type serré, très regardant. Un jour, pourtant, il eut une idée magnifique. « Ah ! tu veux du fric, c'est bien ça ? lui dit-il. Très bien, je vais t'en donner du fric — mais d'abord, il faut te laisser enfiler. » (Il n'était jamais venu à l'idée du pauvre crétin qu'il pourrait trouver une autre femme qui se laisserait enfiler pour le plaisir.) En tout cas, l'extraordinaire de la chose, c'est que chaque fois qu'il lui passait un petit extra, elle trouvait le moyen de se tortiller comme un lapin. Il n'en revenait pas. Il ne la croyait pas capable de ça. Ainsi, peu à peu, il se mit à faire des heures supplémentaires afin d'économiser le petit backchich qui lui livrerait cette sacrée garce frigide comme une nymphomaniaque. (N'eut jamais l'idée, le pauvre con, de placer le fric chez une autre poule. Jamais !)

Pendant ce temps, les amis et voisins découvraient que la femme de Bill Woodruff n'était pas une si mauvaise affaire qu'on l'avait cataloguée. Paraît qu'elle couchait avec tout un chacun — et Tom, et Dick, et Harry. Pourquoi diable elle ne pouvait donner à son seigneur et maître un petit morceau en douce, gratis, personne n'en savait rien. Elle agissait comme si elle lui en voulait de quelque chose. Ça avait tout de suite commencé comme ça. Et qu'elle fût née frigide ou non, aucune différence. Pour lui, elle l'était certainement. Elle l'aurait fait payer jusqu'au jour de sa mort pour chaque ration si quelqu'un ne l'avait pas mis au courant.

Oh ! c'était un malin, Bill Woodruff ! Un type mesquin, regardant comme pas un, mais malin quand il le fallait. Quand il apprit ce qui se passait, il ne souffla mot. Fit comme si de rien n'était. Puis, un soir, jugeant que cela avait assez duré, il l'attendit, chose qu'il faisait rarement, parce qu'il devait se lever de bonne heure et qu'elle rentrait toujours tard. Ce soir-là pourtant, il l'attendit, et quand elle s'amena, rupine, arrogante, un peu allumée, mais froide comme à l'ordinaire, il n'y alla pas par quatre chemins avec son : « Où étais-tu ce soir ? » Elle essaya de débiter ses blagues habituelles, naturellement. « Ta gueule ! dit-il, déshabille-toi, et fous-toi au plumard ! » Ça la mit en colère. Elle dit carrément qu'elle ne voulait pas de ça. « Tu n'en as pas envie, je suppose, » dit-il, et il ajouta « Tant mieux, parce que je vais te réchauffer un peu. » Sur quoi, il l'attache au lit, la bâillonne, et va chercher le cuir à rasoir. En allant au cabinet de toilette, il s'empare d'un pot de moutarde à la cuisine. Il revient avec le cuir à rasoir, et la flagelle jusqu'au sang. Après quoi, il lui frotte les meurtrissures à vif avec la moutarde. « Voilà qui va te réchauffer pour la nuit », dit-il. Ce disant, il l'oblige à se courber, et lui écarte les jambes. « Maintenant, dit-il, je vais te payer comme d'habitude », et tirant un billet de sa poche, il le froisse, et le lui fourre dans le cul... Et ça suffit sur Bill Woodruff, quoique, en réfléchissant, je dois ajouter que, le cœur léger, il continua bravement son chemin, portant la paire de cornes que sa femme Jadwiga lui avait donnée.

Et le but de tout ça ? Prouver ce qui n'a pas encore été démontré, à savoir que :

LE PLUS GRAND ARTISTE EST CELUI QUI ARRIVE À VAINCRE LE ROMANTIQUE EN LUI.

Classé lettre M comme Mort aux Rats.

Et puis après, que dites-vous ?

Rien que ceci... Quand le jour arrivait d'aller voir Tante Mélia à l'asile, maman préparait un petit repas, disant comme elle plaçait la bouteille entre les serviettes : « Mélie a toujours aimé une goutte de kummel. » Et quand c'était au tour de maman de lui rendre visite et qu'elle lui disait, eh bien, Mélie, as-tu trouvé le kummel bon, et que Melie secouait la tête en disant quel kummel, je n'ai pas vu de kummel, je pouvais toujours dire vous savez bien qu'elle est toquée, je lui ai donné le kummel. À quoi bon verser une goutte de kummel dans la gorge de Mélie alors qu'elle était si foutrement détraquée qu'elle avalait sa propre merde ?

Si le temps était beau et que mon ami Stanley et moi fussions chargés par son oncle, le morticole, de porter un mort-né au cimetière, nous prenions le ferry-boat pour State Island, et quand la statue de la Liberté apparaissait à l'horizon, plouf ! par-dessus bord ! S'il pleuvait, nous allions dans un autre quartier, et le jetions dans une bouche d'égout. C'était un beau jour pour les rats d'égout. Un beau jour aussi pour les rats d'égout qui déboulinent dans le vestibule du monde supérieur. Dans ce temps-là un avortement rapportait jusqu'à dix dollars, et après avoir bien fait la bringue nous laissions toujours un peu de bière éventée pour le matin, car il n'y a rien de meilleur au monde pour la gueule de bois qu'un verre de bière éventée.

Je parle de choses qui m'ont apporté un soulagement au début. C'est le commencement du monde et on est dans un jardin enclos de buis. Le ciel s'étage comme des dunes de sable, et il n'y a pas qu'un seul firmament, mais des millions. La croûte de chaque planète est taillée en œil, un œil très humain qui ne cligne ni ne clignote. On est sur le point d'écrire un beau livre dans lequel on mettra tout ce qui vous a causé joie ou peine. Ce livre, une fois écrit, s'appellera Prolégomènes de l'inconscient. On l'habillera de chevreau blanc et les lettres seront d'or rehaussé. Ce sera l'histoire de votre vie sans ratures. Tout le monde voudra le lire parce qu'il contiendra la vérité et rien que la vérité. C'est l'histoire qui vous fait rire dans votre sommeil, l'histoire qui vous fait monter les larmes aux yeux quand on est au milieu d'une salle de bal, et qu'on se rend subitement compte que personne des gens qui sont autour de vous ne sait quel génie vous êtes. Comme ils riraient et pleureraient tout ensemble si seulement ils pouvaient lire ce qui n'est pas encore écrit, parce que chaque mot est absolument vrai, et que jusqu'ici personne n'a osé écrire cette absolue vérité sauf vous, et ce livre véridique qui est enfermé en vous ferait rire et pleurer les gens comme ils n'ont jamais ri, jamais pleuré.

Au début, c'est cela qui soulage — ce livre véridique que personne n'a lu, ce livre que l'on porte avec soi en soi, ce livre habillé de chevreau blanc et aux lettres d'or rehaussé. Dans ce livre, beaucoup de vers vous sont colossiènement chers. De ce livre sortirent la Bible, et le Koran, et tous les livres sacrés de l'Orient. Et tous ces livres furent écrits au commencement du monde.

Et maintenant je vais vous parler de l'aspect technique de ces livres, de ce livre dont je vais vous relater la genèse...

Quand vous ouvrirez ce livre, vous remarquerez immédiatement que les illustrations ont une étrange saveur pituitaire. Vous remarquerez immédiatement que l'auteur a abandonné l'illusion optique en faveur d'une vision post-pinéale. Le frontispice est généralement un portrait de l'artiste appelé Praxus, et qui montre l'auteur en maillot debout sur la frontière du cerveau central. Il porte toujours des lunettes aux verres épais, Toriques, Rebord U. 31. Dans la vie ordinaire éveillée, l'auteur souffre d'une vue normale, mais dans le frontispice, il se rend myope, afin de saisir l'immédiat du plasma des rêves. Grâce à la technique du rêve, il arrache les couches extérieures de sa mortalité géologique, et en vient aux mains avec son vrai moi mantique, une aire non stratifiée de caractère semi-liquide. Seul le côté amorphe de sa nature possède maintenant une validité. En submergeant le moi visible, il plonge au-dessous du seuil de son cadre d'habitudes schizophréniques avec son moi amibéen. Il nage joyeusement, ad libitum, dans le fluide amniotique.

Mais, demandez-vous, quelle est la signification de l'oiseau qu'il tient dans la main gauche ?

Seulement ceci : l'oiseau est purement métaphysique — un type quaternaire du genre dodo, avec un minuscule orifice dorsal par lequel il débite des homélies sur la nature de toutes choses. En tant qu'espèce, il est éteint. En tant qu'éidolon, il conserve sa réalité — mais à condition d'être maintenu dans un état d'équilibre. Les Allemands l'ont immortalisé sous la forme de leurs horloges coucous ; au Siam, on le trouve sur les monnaies de la 23e dynastie. Vous remarquerez que les ailes sont à demi atrophiées — parce que dans la pseudo-catalepsie du rêve il n'a pas besoin de voler, il lui suffit d'imaginer qu'il vole. Les charnières du bec sont légèrement détraquées parce que les coussinets à billes originels ont été perdus en survolant le désert de Gobi. L'oiseau n'est assurément pas obscène, et on ne l'a jamais vu souiller son nid. Il pond un œuf tacheté, de la taille d'une noix environ, chaque fois qu'il est sur le point de subir une métamorphose. Il se nourrit d'Absolu quand il a faim, mais ce n'est pas un oiseau de proie. Il est migrateur exclusivement, et, en dépit des ailes atrophiées, il vole continuellement et couvre de grands espaces imaginaires.

 

Si ceci est clair, nous pouvons maintenant passer à autre chose — à l'objet particulier pendu au coude gauche de l'auteur, par exemple. En toute humilité je dois admettre que ceci est un peu plus difficile à expliquer, étant une image de grande beauté subjonctive hantant les tissus cicatriciels du cerveau postérieur. En premier lieu, bien que contigu au coude, il n'est pas suspendu au coude. Il se trouve à la jonction de l'avant-bras et du bras dans une ligne asymptotale — c'est-à-dire un symbole plutôt qu'un concept idéologique précis. Les nombres inscrits sur le pan inférieur correspondent à certaines devises runiques qui ont eu pour résultat l'invention pragmatique connue sous le nom de métronyme. Ces nombres sont à la base de toute composition musicale — en tant qu'impondérable mathématique. Ces nombres ramènent l'esprit à des modalités organiques, afin que forme et structure puissent soutenir l'élégante perpétuité de la logique.

 

Ceci étant rendu clair, j'ajouterai que l'objet conique qui se trouve à l'arrière-plan ne doit nécessairement être susceptible que d'une seule interprétation : la Paresse. Non pas la paresse ordinaire, ainsi que la comprend la doctrine Paulinienne, mais une sorte de phlegme spasmodique produite par les fumées de plomb du plaisir. Il est à peine nécessaire de spécifier que le halo qui coiffe l'objet conique n'est pas un disque ni même une bouée de sauvetage, mais un phénomène purement épistémologique — c'est-à-dire un phantasticon qui a pris sa position dans les mélancoliques anneaux de Saturne.

 

Et maintenant, cher lecteur, je voudrais que vous vous prépariez à me poser une question avant que je ne classe ce portrait à la lettre P — comme Pétunia. Personne ne veut-il s'il vous plaît témoigner avant que nous n'allions jeter un dernier regard sur ce cher visage mort ? Est-ce que j'entends quelqu'un parler, ou bien est-ce un soulier qui craque ? Il me semble que j'entends quelqu'un poser une question. Quelqu'un me demande si la petite ombre sur la ligne d'horizon ne pourrait pas être un homunculus ? Est-ce exact ? Me demandez-vous bien, frère Eaton, si cette petite ombre sur la ligne d'horizon pourrait être un homunculus ?

 

Frère Eaton ne sait pas. Il dit que cela pourrait être, ou n'être pas.

 

Eh bien, vous avez raison et vous avez tort, frère Eaton. Tort, parce que la loi d'hypothèque ne permet pas de se tirer des pieds ; tort, parce que l'équation est reportée par un astérisque, au lieu que le signe indique clairement vers l'infini. Raison, parce que tout ce qui est erreur a quelque chose à voir avec l'incertitude, et que pour emporter des matières mortes un clysopompe n'est pas suffisant. Frère Eaton, ce que vous voyez sur la ligne d'horizon n'est ni un homunculus ni un chapeau haute-forme. C'est l'ombre de Praxus. Elle se rapetisse à des proportions infimes à mesure que Praxus se fait plus important. À mesure que Praxus s'avance au-delà des frontières de la lune tertiaire, il se débarrasse de plus en plus de son apparence terrestre. Peu à peu il se dépouille du miroir de la substantialité. Lorsque la dernière illusion aura été détruite, Praxus ne projettera plus d'ombre. Il se tiendra sur la 49° parallèle de l'églogue et se défera dans des flammes froides. Il n'y aura plus de paranoïa, tout le reste étant égal. Le corps se dépouillera de ses peaux, et les organes de l'homme se tiendront fièrement dans la lumière. S'il y avait une guerre, vous auriez la bonté de réarranger les entrailles selon leur signification astrologique. L'aube se lève sur les viscères. Plus de logique, plus d'haruspices. Il y aura un nouveau ciel et une nouvelle terre. L'homme recevra l'absolution. Classé à la lettre A, comme anagogique.

 

 

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1. Hamlet, II, Sc. II, The play's the thing Wherein I'll catch the conscience of the king !