La maison où j'ai passé les années les plus importantes de ma vie n'avait que trois pièces. L'une était la chambre où mon grand-père mourut. Aux funérailles, le chagrin de ma mère fut si violent qu'elle faillit faire sauter mon grand-père hors du cercueil. Il avait l'air ridicule, mon grand-père mort, tout en larmes des larmes de sa fille. Comme s'il pleurait son propre enterrement.

Dans une autre pièce, ma tante donna naissance à deux jumeaux. Quand j'appris que c'était des jumeaux, comme elle était si maigre et si sèche, je pensai pourquoi des jumeaux ? pourquoi pas des triplettes ? pourquoi pas des quadruplettes ? pourquoi s'arrêter ? Elle était si maigre et si décharnée, et la pièce si petite — avec des murs verdâtres et un vieil évier en fer dans un coin. Et pourtant c'était la seule pièce de la maison qui pût produire des jumeaux — des triplettes, ou des bourriques.

La troisième pièce était une alcôve où j'ai attrapé la rougeole, la varicelle, la fièvre scarlatine, la diphtérie, etc., toutes les adorables maladies de l'enfance qui font s'étirer le temps en une félicité et une angoisse perdurables, surtout lorsque la Providence a placé au-dessus du lit une fenêtre à barreaux où s'agrippent des ogres et de la sueur épais comme des furoncles, aussi vite qu'un fleuve vertigineux, perles qui germent, qui germent comme si c'était toujours le printemps sous les tropiques, des mains épaisses comme des biftecks du cœur et des pieds plus lourds que le plomb ou plus légers que la neige, mains et pieds séparés par des océans de durée ou d'incalculables latitudes de lumière, le petit lobe du cerveau caché comme un grain de sable, et les ongles des orteils pourrissant bienheureusement sous les ruines d'Athènes. Dans cette chambre, je n'ai entendu rien que des inepties. À chaque nouvelle et adorable maladie, mes parents devenaient de plus en plus idiots. (« Pense donc, quand tu étais tout petit bébé, je t'ai mené à l'évier et je t'ai dit : mon mignon, tu ne veux plus du biberon, n'est-ce pas, et tu as dit Non ! et alors j'ai cassé le biberon dans l'évier. ») Dans cette pièce, marchant à pas de loup (« à pas de loup », dit le général Smerdiakoff), entra Mlle Sonowska, vieille fille d'un âge douteux, vêtue d'une robe noir verdâtre. Et avec elle entrait l'odeur du vieux fromage : son sexe avait ranci sous la robe. Mais Mlle Sonowska apportait aussi avec elle le sac de Jérusalem et les clous qui percèrent si bien les mains de Jésus que jamais les trous n'en ont disparu. Après les Croisades, la peste noire ; après Christophe Colomb, la syphilis ; après Mlle Sonowska, la schizophrénie.

La schizophrénie ! Personne ne s'avise plus de penser comme il est merveilleux que le monde entier soit malade. On n'a plus de point de comparaison, plus de cadre de santé. Dieu pourrait aussi bien être la fièvre typhoïde. Plus d'absolus. Ça retarde seulement le progrès de quelques années de lumière. Quand je pense à tous ces siècles pendant lesquels l'Europe s'est trouvée aux prises avec la peste noire, je comprends combien la vie peut être radieuse, à condition d'être mordu au bon endroit. La danse et la fièvre au sein de cette corruption ! Jamais peut-être l'Europe ne dansera plus dans une telle extase. Et la syphilis ! L'apparition de la syphilis ! Elle se levait, comme une étoile du matin qui monte à la lisière du monde.

En 1927, j'étais au Bronx à écouter un bonhomme qui lisait le journal intime d'un drogué. Le type pouvait à peine lire tant il riait. Deux phénomènes totalement différents : un type plongé dans le luminol, si tendu que ses pieds dépassent de la fenêtre, tandis que le haut de son corps est en extase, et l'autre (qui est le même homme), assis au Bronx et riant à se tordre les boyaux, parce qu'il ne comprend pas.

Eh oui ! l'astre de la syphilis est sur son déclin. Visibilité médiocre : telle est la prévision météorologique pour le Bronx, pour l'Amérique, pour tout le monde moderne. Visibilité médiocre, accompagnée par des tempêtes de rire. Pas d'étoiles nouvelles à l'horizon. Des catastrophes... rien que des catastrophes.

Je pense à ces temps futurs où Dieu renaîtra, où les hommes se battront et se tueront pour Dieu, comme maintenant et pour longtemps, les hommes continueront à se battre pour bouffer. Je pense à ces temps futurs où le travail sera oublié et où les livres prendront leur véritable place dans la vie, et où peut-être il n'y aura plus des livres, mais un seul livre immense — une Bible. Pour moi, le livre c'est l'homme, et mon livre est l'homme que je suis, l'homme confus, négligent, téméraire, ardent, obscène, turbulent, pensif, scrupuleux, menteur, et diaboliquement sincère que je suis. Je pense que dans ces temps futurs, je ne serai pas négligé. C'est alors que mon histoire deviendra importante, et la cicatrice que je laisse à la face du monde prendra tout son sens. Je ne peux pas m'ôter de la tête que je fais de l'histoire, de l'histoire anecdotique, qui, telle un chancre, dévorera tout le reste de l'histoire — inanité. Je ne me considère pas comme un livre, comme un document, mais comme une histoire de notre temps, une histoire de tous les temps.

Si j'étais malheureux en Amérique, si je brûlais d'avoir plus d'espace, plus d'aventure, plus de liberté d'expression, c'était parce que tout cela me faisait besoin. Je suis reconnaissant à l'Amérique de m'avoir donné claire conscience de mes besoins. J'y ai purgé ma peine. À présent, je n'ai pas de besoins, je suis un homme sans passé et sans avenir. Je suis — c'est tout. Je me moque de vos goûts et de vos dégoûts ; peu m'importe que vous soyez convaincus ou non que ce que je dis est ainsi ou pas. Je me fiche éperdument que vous me laissiez tomber sur l'heure. Je ne suis pas un pulvérisateur duquel vous pouvez extraire une impalpable buée d'espoir. Je vois l'Amérique semer le désastre. Je vois l'Amérique comme une noire malédiction sur le monde. Je vois une longue nuit s'établir sur le monde, et ce champignon qui l'a empoisonné se dessécher par les racines.

Et donc c'est avec un pressentiment de la fin — que ce soit demain ou dans trois siècles — que j'écris fiévreusement mon livre. Et c'est pourquoi aussi mes pensées de temps en temps se ruent par saccades, c'est pourquoi je suis obligé de ranimer constamment la flamme, pas seulement avec du courage, mais avec du désespoir aussi — car je ne peux me fier à personne pour dire ce que j'ai à dire. Je bredouille et je tâtonne, je cherche tous les moyens d'expression possibles et imaginables, et c'est comme un bégaiement divin. Je suis ébloui par le grandiose écroulement du monde !

Chaque soir, après dîner, je descends les ordures dans la cour. En remontant, je m'arrête avec mon seau vide devant la fenêtre de l'escalier pour contempler le Sacré-Cœur, là-haut sur la colline de Montmartre. Tous les soirs, en descendant les ordures, je pense à moi-même, debout sur une haute colline, resplendissant de blancheur. Nul cœur sacré ne m'inspire et ce n'est pas au Christ que je pense. C'est à quelque chose de mieux qu'un Christ, quelque chose de plus gros qu'un cœur, quelque chose au-delà de Dieu tout-puissant que je pense : c'est à MOI. Je suis un homme. Cela me paraît suffisant.

Je suis un homme de Dieu et un homme du Diable. À chacun son dû. Rien d'éternel, rien d'absolu. Devant moi, toujours l'image du corps, notre dieu tripartite du pénis et des testicules. À droite, Dieu le Père ; à gauche et un peu au-dessous, Dieu le Fils ; au milieu et au-dessus, le Saint-Esprit. Je ne peux jamais oublier que cette sainte trinité est une œuvre humaine, qu'elle subira des transformations infinies — mais tant que nous naîtrons des entrailles des femmes, armés de bras et de jambes, tant qu'il y aura des astres dans le ciel pour nous pousser à la folie et de l'herbe sous nos pieds pour recevoir douillettement les merveilles qui nous habitent, aussi longtemps ce corps dont je parle sera bon pour tous les trucs que nous pourrons inventer.

C'est aujourd'hui le troisième ou le quatrième jour du printemps, et me voici assis à la place Clichy en plein soleil. Aujourd'hui, assis au soleil, là, je vous dis que je me fous complètement que le monde aille à sa ruine ou non ; je me fous que le monde ait raison ou tort, qu'il soit bon ou mauvais. Il est : et ça suffit. Le monde est ce qu'il est, et je suis ce que je suis. Je le dis, non pas comme un Bouddha accroupi sur ses jambes croisées, mais inspiré par une sagesse à la fois joyeuse et solide, inspiré par une certitude intime. Ce qui est extérieur, et ce qui est en moi, tout cela, tout, est la résultante de forces inexplicables. C'est un chaos dont l'ordre est au-delà de la compréhension — au-delà de la compréhension humaine.

En tant qu'être humain tourniquant au crépuscule, à l'aube, à d'étranges, à d'impossibles heures, la sensation d'être seul et unique de mon espèce me donne une telle force que, lorsque je marche dans la foule et semble ne plus être un homme, mais un simple grain de poussière, ou un crachat, je me mets à penser à moi-même comme si j'étais tout seul dans l'espace, être solitaire entouré par les plus magnifiques rues désertes qui soient, bipède humain qui déambule entre les gratte-ciel après la fuite de tous les habitants, et je suis seul, je marche, je chante, je commande à la terre. Je n'ai pas besoin de chercher dans la poche de mon gilet pour trouver mon âme ; elle est là tout le temps, cognant contre mes côtes, à se gonfler du souffle de mes chansons. Si je venais de quitter une assemblée où l'on eût décrété que tout serait mort au moment où je déambulerais par les rues, seul et identifié à Dieu, je saurais bien que c'est là un mensonge. L'évidence de la mort est constamment devant mes yeux, mais cette mort du monde, mort perpétuellement en action, ne va pas de la périphérie vers le centre pour m'engloutir, cette mort est à mes pieds mêmes, elle va de moi vers l'extérieur, ma mort à moi me précédant toujours d'un pas ou deux. Le monde est le miroir de mon agonie, mais le monde n'agonise pas plus que je ne meurs moi-même, car je serai bien plus vivant dans mille ans d'ici qu'en ce moment, et le monde dans lequel je rends l'âme en ce moment sera lui aussi bien plus vivant à ce moment-là qu'il ne l'est maintenant, quoique mort depuis mille ans. Lorsque chaque chose est pleinement vécue jusqu'au bout, il n'y a pas de mort ni de regrets, pas plus qu'il n'y a de faux printemps ; chaque moment vécu fait s'ouvrir un horizon plus vaste et plus large, dont la seule issue est la vie.

Les rêveurs rêvent à partir du cou seulement, le reste du corps solidement entravé au fauteuil électrique. Imaginer un monde nouveau, c'est le vivre jour par jour, chaque pensée, chaque regard, chaque pas, chaque geste tue et amuse, et la mort marche toujours d'un pas en avant. Cracher sur le passé n'est pas assez. Proclamer l'avenir n'est pas assez. Il faut agir comme si le passé était mort, et l'avenir irréalisable. Il faut agir comme si le prochain pas était le dernier : ce qu'il est. Chaque pas en avant est le dernier, avec lui un monde meurt, y compris soi-même. Nous sommes ici-bas d'une terre qui jamais ne finira, le passé jamais ne cessera, l'avenir jamais ne commencera, le présent jamais ne finira. Ce monde du jamais, jamais, que nous tenons entre nos mains, et que nous voyons, et qui pourtant n'est pas nous-mêmes. Nous sommes cela qui n'est jamais conclu, jamais façonné ni reconnaissable, tout y est et pourtant pas le tout, les parties tellement plus grandes que le tout, que seul Dieu le mathématicien peut s'y reconnaître.

Rire ! conseillait Rabelais. Pour tous vos maux, le rire ! Seigneur Jésus, mais elle est difficile à assumer cette sagesse de saine gaieté après tous les remèdes de bonne femme que nous avons ingurgités ! Comment peut-on rire quand on s'est décortiqué la doublure de l'estomac ? Comment peut-on rire après toute la misère dont ils nous ont empoisonnés, ces esprits séraphiques à face de crème, aux joues creuses, tristes, douloureux, graves, si solennels ! Je comprends bien la perfidie qui les a inspirés. Je leur pardonne leur génie. Mais il est dur de se libérer de toute la douleur qu'ils ont créée.

Quand je pense à tous les fanatiques crucifiés, et à tous ceux qui n'étaient pas des fanatiques, mais de simples idiots, tous massacrés pour un idéal, je commence à sourire. Bouchez-moi donc toutes les issues, dis-je. Baissez-moi le couvercle, et dur, sur la Nouvelle Jérusalem ! Serrons-nous, ventre contre ventre, sans espoir ! Purs ou impurs, assassins et évangélistes, bougres à face de crème et à face de lune, girouettes et têtes-à-gifles — qu'ils se pressent les uns contre les autres, qu'ils mijotent donc pour quelques siècles dans ce cul-de-sac !

Ou bien le monde est trop mou, ou bien je ne suis pas assez tendu. Si je devenais inintelligible, je serais tout de suite compris. La différence entre comprendre et ne pas comprendre est aussi fine qu'un cheveu, plus fine, une différence d'un millimètre, fil d'espace qui sépare la Chine de Neptune. Peu importe de combien je me détraque, le rapport demeure le même. Il n'a rien à voir avec clarté, précision, etc. (Le et cætera est important !) L'esprit bafouille parce qu'il est instrument trop précis. Le fil se casse contre les nœuds d'acajou, contre le cèdre et l'ébène de la matière étrangère. Nous parlons de la réalité comme si c'était quelque chose de commensurable, un exercice de piano, ou une leçon de physique. La Peste noire accompagne le retour des Croisés. La Syphilis accompagna le retour de Christophe Colomb. La réalité viendra aussi ! Réalité d'abord, dit mon ami Cronstadt. C'est tiré d'un poème écrit sur le fond de l'océan...

Pronostiquer cette réalité, c'est se tromper d'un millimètre ou d'un million d'années-lumière. La différence est un quantum formé par l'intersection des rues. Un quantum est un désordre fonctionnel créé en essayant de s'insérer dans un certain cadre de référence. Une référence est une lettre de congé d'un ancien patron, c'est-à-dire la morve purulente d'une vieille maladie. Ces pensées-là sont issues de la rue, genus epileptoid. On se promène avec sa guitare, et les cordes cassent — parce que l'idée n'a pas de réceptacle morphologique sérieux. Pour rappeler le rêve, il faut tenir les yeux fermés et ne pas bouger. Le plus léger mouvement, et toute la construction s'écroule. Dans la rue, je me livre aux éléments destructeurs et désintégrants qui m'entourent. Je laisse toute chose opérer ses ravages en moi. Je me penche pour épier le processus secret, pour obéir, plutôt que pour commander.

Il y a des blocs énormes de ma vie qui sont perdus à jamais. Partis, éparpillés au vent, effrités dans la conversation, l'action, le souvenir, le rêve. À aucune époque je n'ai vécu d'une vie unique, que ce soit celle du mari, de l'amant, de l'ami. Où que je fusse, quoi que je fisse, je vivais des vies multiples. Ainsi, tout ce que je voudrais considérer comme ma propre histoire se trouve perdu, noyé, indissolublement fondu avec les vies, les tragédies, les histoires des autres.

Je suis un homme de l'ancien monde, graine transportée par le vent, graine qui n'a pas réussi à fleurir dans l'oasis moisie de l'Amérique. J'appartiens à l'arbre pesant du passé. Corps et âme, je suis l'homme lige des habitants de l'Europe, ceux qui furent autrefois des Francs, des Gaulois, des Vikings, des Huns, des Tartares, que sais-je encore ! Le climat de mon corps et de mon âme est bien ici, où fleurissent vitalité et corruption. Je suis fier de ne pas appartenir à ce siècle.

Pour ces astrologues incapables de suivre l'acte de la révélation, j'ajoute ici quelques coups de pinceau horoscopiques en marge de mon Univers de la Mort.

Je suis Chancre, le crabe, qui marche de travers, en avant ou en arrière, à volonté. Je grouille sous d'étranges tropiques et fais commerce d'explosifs à grande puissance, de fluides embaumés, jaspe, myrrhe, smaragdite, morve reniflée et orteils de porcs-épics. Par la faute d'Uranus qui traverse ma longitudinale, je suis exceptionnellement friand du sexe, des andouilles chaudes et des bouillottes. Neptune domine mon ascendant. Ça veut dire que je suis composé d'un fluide aqueux, que je suis volatile, donquichottesque, instable, indépendant et évanescent. Querelleur aussi. Quand j'ai le feu au cul, je peux faire le matamore ou le bouffon comme tout un chacun, quel que soit le signe sous lequel il soit né. Voici, un portrait qui ne donne que les déficiences — une ancre, une cloche de salle à manger, des vestiges de barbe, une croupe de vache. Bref, je suis un flemmard qui gaspille son temps. Je n'ai absolument rien à montrer pour mes peines, sauf mon génie. Mais vient un temps, même dans la vie d'un génie paresseux, où il doit aller à la portière et vomir son excédent de bagage. Si vous êtes un génie, vous êtes obligé de le faire — ne serait-ce que pour vous construire un petit monde compréhensible bien à vous qui ne va pas s'arrêter à bout de course comme une pendule de maison. Et plus vous jetterez de lest par-dessus bord, plus vous vous élèverez aisément dans l'estime de vos voisins. Jusqu'à ce que vous vous trouviez tout seul dans la stratosphère. Là vous vous attacherez une pierre autour du cou, et vous sauterez les pieds les premiers. Cela amène la destruction totale de toute interprétation analogique du rêve, ainsi que la stomatite mercurielle causée par les onguents. Il vous reste le rêve pour la nuit, et pour le jour, le rire déchaîné.

Adoncques, lorsque je me trouve au bar du Petit Poucet, et que je vois ces hommes aux faces grimaçantes sortir des trappes de l'enfer avec des poulies et des bretelles, traînant des locomotives, des pianos et des crachoirs, je me dis : « Magnifique ! Magnifique! Tout ce bric-à-brac, toute cette machinerie qu'on m'apporte sur un plateau d'argent ! C'est magnifique ! C'est merveilleux ! C'est un poème créé pendant mon sommeil ! »

Le peu que j'ai appris sur le fait d'écrire se réduit à ceci : ce n'est pas ce qu'un vain peuple pense. C'est une chose absolument nouvelle chaque fois, avec chaque individu. Valparaiso, par exemple. Valparaiso, quand je le prononce, signifie quelque chose de totalement différent de ce qu'il a pu signifier auparavant. Ça peut vouloir dire une grue anglaise édentée, et la barman plantée au milieu de la rue pour racoler des clients. Ça peut vouloir dire un ange en chemise de soie faisant courir ses doigts agiles sur une harpe noire. Ça peut vouloir dire une odalisque avec un moustique qui lui tourbillonne autour des fesses. Ça peut vouloir dire tout ça, ou rien de tout ça, mais en tout cas vous pouvez être certains que ça sera quelque chose de différent, quelque chose de nouveau. Valparaiso est toujours cinq minutes avant la fin, un peu de ce côté-ci du Pérou, ou peut-être trois pouces plus près. C'est le pouce carré accidentel que vous faites fiévreusement parce que vous avez le feu au cul, et que le Saint-Esprit vous ronge les boyaux — y compris les erreurs orthopédiques. Ça veut dire « pisser chaud et boire froid », suivant l'expression de Trimalcion, « parce que notre mère la terre est au milieu, ronde comme un œuf, et qu'elle porte en elle toutes les bonnes choses, pareille à un rayon de miel ».

Et maintenant, mesdames et messieurs, avec ce petit ouvre-boîtes universel que je tiens entre les mains, je vais ouvrir une boîte de sardines. Avec ce petit ouvre-boîtes que je tiens entre les mains, c'est tout pareil — que vous vouliez ouvrir une boîte de sardines ou une pharmacie. C'est le troisième ou le quatrième jour du printemps, comme je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, et quoique ce soit un pauvre misérable printemps à réminiscences, le thermomètre monte et me rend fou comme une punaise. Vous avez cru que j'étais assis place Clichy tout ce temps-là, à boire un apéritif peut-être. Eh bien oui, j'étais assis place Clichy, mais il y a deux ou trois ans de cela. Et j'étais vraiment au bar du Petit Poucet aussi, mais il y a bien longtemps, et un crabe m'a rongé les viscères depuis. Tout ceci a commencé dans le métro (en première classe) avec la phrase — l'homme que j'étais, je ne le suis plus.*

En passant devant les voies de garage, j'étais torturé par deux peurs — la première, que si je levais les yeux un peu plus haut ils me jailliraient de la tête ; la deuxième, que je perdais mon trou du cul. Tension si forte que toute idéation devint aussitôt rhomboïde. J'imaginai le monde entier se mettant en vacances pour songer à la statique. Ce jour-là, tant de suicides qu'il n'y aurait pas assez de wagons pour ramasser les cadavres. En passant devant les voies de garage à la Porte, je saisis la puanteur écœurante des trains à bestiaux. C'est bien cela tout hier et tout aujourd'hui (il y a trois ou quatre ans, naturellement) ; ils sont restés là, serrés corps contre corps, dans la crainte et la sueur. Leurs corps sont saturés de leur destin. Passant près d'eux, mon esprit est terriblement lucide, mes pensées ont la clarté du cristal. Je suis si pressé d'épancher mes pensées, que je les dépasse en courant dans l'obscurité. Moi aussi, j'ai grand peur. Moi aussi, je sue et je halète, j'ai soif, je suis saturé de destin. Je les dépasse comme une lettre à la poste. Ou peut-être pas moi, mais certaines pensées dont je suis le messager. Ces idées sont déjà étiquetées, enregistrées, déjà cachetées, tamponnées, filigranées. Elles se déroulent en séries, mes idées, comme des bobines électriques. Vivre au-delà de l'illusion, ou avec ? Voilà la question ! En moi, je porte une gemme terrifiante qui ne s'use pas, une gemme qui égratigne les carreaux pendant ma fuite dans la nuit. Le bétail mugit et bêle. Le voilà debout dans la tiède puanteur de son fumier. J'entends à nouveau la musique du quatuor en la mineur, les frémissements douloureux des cordes. Il y a un dément en moi, et il frappe d'estoc et de taille jusqu'au désaccord final. Pur anéantissement, qui se distingue des anéantissements mineurs et plus vaseux. Rien à éponger par la suite. Une roue de lumière qui roule jusqu'au précipice — et qui s'engouffre dans l'abîme sans fond. Moi, Beethoven, j'ai créé cela ! Moi, Beethoven, je le détruis !

Et maintenant, mesdames et messieurs, vous entrez dans Mexico. À partir de maintenant, tout sera merveilleux, et beau, merveilleusement beau, merveilleusement miraculeux. De plus en plus merveilleux et beau et miraculeux. Dorénavant, plus de séchoir à linge, plus de suspensoirs, plus de gilets de flanelle. Toujours l'été, et du vrai de vrai. Si c'est un cheval, cheval ça sera jusqu'au bout. Si c'est l'apoplexie, va pour l'apoplexie, et non la danse de Saint-Guy. Pas de putains du point du jour, pas de gardénias. Pas de chats crevés dans les gouttières, pas de sueur ni de transpiration. Si c'est une lèvre, que cette lèvre tremble pour l'éternité. Car à Mexico, mesdames et messieurs, c'est toujours midi, et ce qui brille est bien de l'or, et ce qui est mort est bien mort, et pas d'erreur ! Allongé sur un lit de ciment, voilà qu'on dort comme une torche d'acétylène. Quand on se la coule douce, c'est la belle vie. Quand on est dans la purée, c'est la misère, pire que la misère. Pas d'arpèges, pas de notes d'agrément, pas de remplissage. Ou bien vous connaissez le truc, ou bien vous avez la poisse. Ou bien vous partez sur une mélodie pure, ou bien dans de l'eau de vaisselle. Mais pas de Purgatoire — et pas d'élixir. C'est l'Églogue IV ou le XIIIe arrondissement !