C'est un samedi après-midi, mais ce samedi après-midi se distingue de tous les autres samedis après-midi, mais ne ressemble en aucune façon à un lundi après-midi ou à un jeudi après-midi. En ce jour, tandis que je roule vers le pont de Neuilly, longeant la petite île de Robinson avec son temple tout au bout, et, dans le temple la petite statue comme un cotylédon dans la bouche d'une clochette, j'ai tellement la sensation que je suis chez moi qu'il me paraît inconcevable que je sois né en Amérique. L'immobilité de l'eau, les barques de pêche, les pieux de fer qui marquent le chenal, les remorqueurs aux flancs lourds accroupis sur l'eau, les noirs chalands et les brillantes épontilles, le ciel immuable, le fleuve qui tourne et serpente, les collines qui se déroulent et encerclent la vallée, le perpétuel changement de panorama et cependant sa constance, la variété et le mouvement de la vie sous le signe fixe du tricolore, tout cela est l'histoire de la Seine qui est dans mon sang et passera dans le sang de ceux qui viendront après moi quand ils longeront ces rives par un samedi après-midi.

Comme je traverse le pont à Boulogne, le long de la route qui conduit à Meudon, je tourne et débouline la pente qui descend vers Sèvres. En traversant une rue déserte, je vois un petit restaurant dans un jardin ; le soleil filtre à travers les feuilles et éclabousse les tables. Je mets pied à terre.

Qu'est-ce qui vaut mieux que de lire Virgile ou se remémorer Goethe (ailes Vergängliche ist nur ein Gleichnis, etc.) ? Eh bien ! manger dehors sous une tente pour huit francs à Issy-les-Moulineaux. Pourtant je suis à Sèvres*. Peu importe.

J'ai pensé récemment à écrire le Journal d'un Fou*, que j'imagine avoir trouvé à Issy-les-Moulineaux. Et puisque ce fou est surtout moi-même, je ne déjeune pas à Sèvres, mais à Issy-les-Moulineaux. Et que dit le fou quand la bonne viendra avec la grande canette de bière ? Ne vous préoccupez pas des erreurs lorsque vous écrivez. Les biographes se chargeront de les élucider. Je pense à mon ami Carl qui a passé les quatre derniers jours à démarrer sur la description de la femme dont il écrit. Je n'y arrive pas ! « Je n'y arrive pas ! » dit-il. Très bien, dit le fou, laisse-moi le faire à ta place. Commence ! C'est l'essentiel. Supposons que son nez ne soit pas aquilin ? Supposons qu'il soit céleste ? Quelle différence ? Quand un portrait commence mal, c'est parce que tu ne décris pas la femme que tu as dans l'esprit ; tu penses davantage à ceux qui vont regarder le portrait qu'à la femme même qui pose devant toi. Tenez, Van Norden — en voilà un autre ! Il essaie depuis deux mois de faire démarrer son roman. Toutes les fois que je le rencontre, il a trouvé un nouveau départ pour son livre. Mais ça ne va jamais plus loin. Hier, il me disait : « Tu vois où est le problème pour moi : ce n'est pas seulement la question de savoir comment commencer — non, la première ligne va décider de toute la coulée du livre. Tiens, voici mon début de l'autre jour : Dante a écrit un poème sur un endroit nommé E... J'écris E- tiret parce que je ne veux pas avoir d'ennuis avec la censure.

Imaginez un livre qui commence par E- tiret ! Un petit enfer privé qui ne doit pas offenser la censure ! Je remarque que lorsque Whitman commence un poème, il écrit : — « Moi, Walt, dans ma 37e année, et en parfaite santé !... Je suis de plain-pied avec ma vision... je suis amoureux fou de moi-même... Walt Whitman, un cosmos, de Manhattan le fils turbulent, bien en chair, sensuel, qui mange, bois et procrée... Dévissez donc les serrures des portes ! Dévissez les portes elles-mêmes des chambranles !... maintenant ou plus tard, c'est tout pareil pour moi... J'existe tel que je suis, et ça suffit !... »

Avec Walt, c'est toujours samedi après-midi. Si la femme est difficile à décrire, il en convient, et s'arrête à la troisième ligne. Le samedi suivant, s'il fait beau temps, il ajoutera peut-être une dent qui manque, ou une cheville. Tout peut attendre, attendre son heure. « J'accepte le Temps absolument. » Tandis que mon ami Carl, qui a la vitalité d'une punaise, pisse dans ses pantalons parce que quatre jours se sont écoulés et qu'il n'a rien qu'un négatif entre les mains. « Je ne vois pas de raison, dit-il, pour que je meure jamais, mis à part quelque stupide accident. » Là-dessus, il se frotte les mains, et se barricade dans sa chambre pour y vivre son immortalité. Il vit comme une punaise cachée sous la tapisserie.

Le soleil brûlant tape à travers la tente. J'ai le délire, parce que je suis en train de mourir, et à quelle allure ! Chaque seconde compte. Je n'entends pas la seconde qui vient de passer, tac ! — je m'accroche comme un dément à cette seconde-ci qui ne s'est pas encore annoncée... Qu'est-ce qui vaut mieux que de lire Virgile ? Ceci ! Cet instant d'expansion qui ne s'est pas encore défini, ni en tac-tacs, ni en toc-tocs, cet instant éternel qui détruit toutes valeurs, degrés ou différences. Ce jaillissement vertical qui fait gerbe, issu d'une source inconnue. Pas de vérités à émettre, pas de sagesse à impartir. Un jaillissement de bavardages, s'adressant à tous les hommes à la fois, en tous lieux, et dans toutes les langues. Maintenant le voile est au plus mince, qui sépare la folie de la raison. Maintenant, tout est si simple que cela devient dérision. De ces sommets d'ivresse, on roule vers le plateau de la bonne santé où l'on lit Virgile et Dante et Montaigne et tous ces autres qui n'ont parlé que de l'instant, de l'instant d'expansion perçu à jamais... En parlant à tous les hommes à la fois. Jaillissement de bavardages. C'est l'instant où je porte le verre à mes lèvres, tout en épiant la mouche qui s'est installée sur mon petit doigt ; et la mouche est aussi importante à cet instant que ma main ou le verre qu'elle tient ou que la bière qui est dans le verre ou que les pensées qui sont nées de la bière et meurent avec elle. C'est l'instant où je sais qu'une plaque portant « Direction de Versailles », ou une autre portant « Direction de Suresnes », ou n'importe quelle autre plaque qui vous envoie vers ceci ou vers cela, n'ont aucune importance, et que l'on devrait toujours aller vers l'endroit que ne désigne aucune plaque. C'est l'instant où la rue déserte où il m'a plu de m'asseoir palpite de monde, et où toutes les rues encombrées sont vides. C'est l'instant où n'importe quel restaurant est le restaurant rêvé, pourvu que personne ne vous l'ait indiqué. Voici la meilleure chère, bien que ce soit la pire que j'aie jamais goûtée. Voici des plats que seul le génie voudra toucher — toujours sous la main, de digestion facile, et qui vous aiguisent l'appétit pour d'autres. « Le roquefort était bon ? » demande la bonne. Divin ! C'était le roquefort le plus rance, le plus habité, le plus infect qu'on ait jamais fabriqué, saturé des vers de Dante, de Virgile, de Boccace, de Rabelais, de Goethe, tous les vers de la création métamorphosés en fromage. Pour manger ce fromage, il faut avoir du génie. C'est le fromage au sein duquel je m'ensevelis, moi, Michel Féodor François Wolfgang Valentin Miller.

Les alentours du pont sont pavés de petits cailloux. Je roule si lentement que chaque caillou envoie un message séparé et distinct à ma colonne vertébrale, qui remonte par les vertèbres jusqu'à cette cage un peu fêlée dans laquelle la medulla oblongata lance des éclairs de ses sémaphores. Et comme je traverse le pont à Sèvres, tout en regardant à ma droite et à ma gauche, je traverse n'importe quel pont, qu'il soit sur la Seine, la Marne, l'Ourcq, l'Aude, la Loire, le Lot, la rivière Shannon ou la Liffey, la Rivière de l'Est ou l'Hudson, le Mississippi, le Colorado, l'Amazone, l'Orénoque, le Jourdain, le Tigre, l'Iriwaddy, je les traverse tous et n'importe lequel, et je les ai tous traversés, y compris le Nil, le Danube, la Volga, l'Euphrate, et en traversant le pont de Sèvres je hurle comme ce maniaque de Saint-Paul — « Ô mort, où est ton aiguillon ? » Derrière moi, Sèvres, devant moi, Boulogne, mais ce qui passe au-dessous de moi, cette Seine qui a surgi de quelque part en une myriade de ruissellements simultanés, ce jet silencieux issu d'un milliard de racines, ce miroir paisible qui charrie les nuages et qui étouffe le passé, toujours et toujours poussé en avant tandis qu'entre le miroir et les nuages je m'avance à la transversale, moi, parfaite entité organisée, moi, univers où viennent finir d'innombrables siècles, moi et ce qui passe au-dessous de moi et ce qui flotte au-dessus de moi et tout ce qui déferle en moi, moi et tout cela, moi et le reste unis en un mouvement continu, cette Seine et toute Seine traversée par un pont c'est le miracle d'un homme qui le traverse à bicyclette !

Ça vaut mieux que de lire Virgile...

 

Me voici faisant route vers Saint-Cloud maintenant, ma roue roule très lentement, et le compteur dans sa cage grise et détraquée cliquette comme un appareil de projection. Je suis un homme dont le manomètre est intact ; je suis un homme sur une machine, et j'ai la machine en main ; je roule vers le bas de la côte en serrant les freins ; je pourrais rouler avec autant de satisfaction sur une roue de carrier, le miroir au-dessus de moi et l'histoire au-dessous, ou vice versa. Je roule en plein soleil, imperméable à tout, sauf au phénomène de la lumière. La colline de Saint-Cloud s'élève devant moi à gauche, les arbres se penchent sur moi pour m'ombrager, la route est douce et n'en finit pas, la petite statue repose dans la cloche du temple comme un cotylédon. Tout Moyen Âge est bon, chez l'homme ou dans l'histoire. Je suis en plein soleil, les routes s'étendent dans toutes les directions, et toutes ces routes descendent. Je ne voudrais pas niveler la route ni enlever aucune des bosses. Chaque cahot envoie un nouveau message au sémaphore. J'ai marqué chaque endroit au passage pour retrouver mes pensées, je n'ai qu'à refaire ce voyage, sentir à nouveau tous ces cahots.

Au pont de Saint-Cloud, je m'arrête. Je ne suis pas pressé, j'ai toute la journée à perdre à mon gré. Je range ma bicyclette sous l'arbre et je vais à l'urinoir pisser un coup. Tout est savoureux, même l'urinoir. Comme je suis là, les yeux levés vers les façades des maisons, une jeune femme à l'air timide se penche par la fenêtre pour me regarder. Combien de fois me suis-je tenu ainsi dans ce monde gracieux et souriant, tout éclaboussé de soleil, au fol gazouillis des oiseaux, avec une femme me regardant du haut d'une fenêtre ouverte, son sourire émietté en mignons petits morceaux que les oiseaux ramassent dans leur bec et déposent parfois au pied d'un urinoir où l'eau gargouille mélodieusement, et voici qu'un homme s'avance, la braguette ouverte, et se met à déverser le contenu fumant de sa vessie sur les miettes qui se dissolvent ! Debout ainsi, le cœur, la braguette et la vessie ouverts, il me semble me rappeler tous les urinoirs où je suis entré — toutes les sensations les plus agréables, tous les souvenirs les plus délicieux, comme si mon cerveau était un immense divan encombré de coussins, et ma vie un long somme par un brûlant après-midi qui vous assoupit. Je ne trouve pas étrange que l'Amérique ait placé un urinoir au centre de l'Exposition de Paris à Chicago. Je pense qu'il y était à sa place, et je pense que c'est un tribut que les Français devraient apprécier. En vérité, inutile d'y déployer le drapeau tricolore. Un peu trop fort, ça !* Et pourtant, comment un Français saura-t-il qu'une des premières choses qui frappent l'œil de l'Américain débarqué, qui l'émeut et le réchauffe jusqu'aux entrailles, c'est cet urinoir omniprésent ? Comment un Français saurait-il que ce qui impressionne l'Américain qui regarde une pissotière, ou une vespasienne*, ou quel que soit le nom que vous lui donniez, c'est justement le fait qu'il se trouve au milieu d'un peuple qui admet la nécessité de pisser de temps en temps, et qui sait aussi que pour pisser on a besoin d'un pissoir, et que si on ne le fait pas en public il faudra le faire en privé, et qu'il n'est pas plus incongru de pisser en pleine rue que sous terre, où quelque vieux débris vous surveille pour voir si vous ne commettez aucun délit.

Je suis un homme qui pisse abondamment et fréquemment, ce qui est, dit-on, le signe d'une grande activité mentale. Quoi qu'il en soit, je sais que je suis très embêté quand je me promène dans les rues de New York. Je me demande toujours où sera le prochain arrêt, et si je pourrai tenir jusque-là. Passe encore en hiver ! — quand on n'a pas un rond et qu'on a faim, il est agréable de descendre un instant dans un chaud cabinet souterrain, mais quand vient le printemps, c'est une autre affaire ! On aime pisser au soleil, parmi des êtres humains qui vous regardent et vous sourient. Et si l'on peut admettre qu'une femme accroupie sur un pot de chambre pour vider sa vessie n'est pas une vue réjouissante, personne avec un peu de cœur ne pourra nier que le spectacle du mâle debout derrière une bande de tôle, et qui contemple la foule avec ce sourire satisfait, vague et détaché, avec ce long regard de plaisir, chargé de réminiscences, dans est une chose agréable. Soulager une vessie pleine est une des grandes joies humaines.

Il y a certains urinoirs que je me détourne de mon chemin pour visiter. Tel, le vieux machin délabré devant l'asile des sourds-muets, au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue de l'Abbé-de-l'Épée, ou celui du Pneu Hutchinson, près du jardin du Luxembourg, au coin de la rue d'Assas et de la rue Guynemer. C'est là que, par un soir embaumé de printemps, à la suite de quel enchaînement de circonstances je n'en sais rien ni ne me soucie, je redécouvris mon vieil ami Robinson Crusoé. Toute la nuit se passa en réminiscences, souffrance et terreur, joyeuse souffrance, joyeuse terreur.

La vie extraordinaire de cet homme lit-on dans la préface de l'édition originale, dépasse tout ce qu'on a vu jusqu'à présent ; la vie d'un être humain peut à peine contenir plus de variété. L'île est connue maintenant sous le nom de Tabago, à l'embouchure du puissant Orénoque, à trente milles N.-O. de la Trinidad. C'est là que Crusoé vécut dans la solitude pendant vingt-huit ans. Les empreintes de pieds humains dans le sable, si bien reproduites sur la couverture. L'homme Vendredi. Le parasol. Pourquoi ce conte si simple a-t-il tellement fasciné les hommes du XVIIIe siècle ? Voici Larousse :

« ... le récit des aventures d'un homme qui, jeté dans une île déserte, trouve les moyens de se suffire et même de se créer un bonheur relatif, que complète l'arrivée d'un autre être humain, d'un sauvage, Vendredi, que Robinson a arraché des mains de ses ennemis... L'intérêt du roman n'est pas dans la vérité psychologique, mais dans l'abondance des détails minutieux qui donnent une impression saisissante de réalité. »

Donc, Robinson n'a pas seulement trouvé un moyen de se débrouiller, mais il s'est même organisé un bonheur relatif. Bravo ! Voilà un homme qui était satisfait d'un bonheur relatif. Si peu anglo-saxon ? Tellement pré-chrétien ? Ramenant l'histoire à l'actualité, au contraire de Larousse, nous avons ici le récit d'un artiste qui voulait se construire un monde à soi, l'histoire peut-être du premier névrosé sincère, d'un homme qui fit naufrage afin de vivre en dehors de son temps dans un monde bien à lui, qu'il pourrait partager avec un autre être humain, même un sauvage. Le remarquable de l'histoire, et qui mérite d'être retenu, c'est que, vivant jusqu'au bout sa névrose, il trouva cependant un bonheur relatif encore que seul dans une île déserte, ne possédant rien de plus qu'une vieille canardière et une paire de culottes déchirées. Ardoise nette, avec vingt-cinq mille ans de « progrès » post-magdalénien enfoui dans ses neurones. Conception dix-huitième siècle d'un bonheur relatif ? Et quand Vendredi entre en jeu, bien qu'il ne soit que Vendredi, un sauvage, et qu'il ne parle pas la langue de Crusoé, le cercle est fermé. J'aimerais relire ce livre — et je le ferai quelque jour de pluie. Livre remarquable, qui arrive au point culminant de notre merveilleuse culture faustienne. À l'horizon, des hommes comme Rousseau, Beethoven, Napoléon, Goethe. Le monde entier civilisé passe des nuits à le lire en 97 langues. Peinture de la réalité du XVIIIe siècle. Dorénavant, plus d'îles désertes. Dorénavant, partout où le hasard vous fait naître, c'est une île déserte. Tout homme est son propre désert civilisé, l'île de soi-même sur laquelle il est naufragé ; le bon bonheur, relatif ou absolu, est hors de propos. Dorénavant, chacun échappe à soi-même pour découvrir une île déserte imaginaire afin d'y vivre ce rêve de Robinson Crusoé. Voyez donc les fuites classiques, celle de Melville, de Rimbaud, de Gauguin, de Jack London, de Henry James, de D.-H. Lawrence..., des milliers d'autres. Aucun d'eux ne trouva le bonheur. Rimbaud trouva le cancer. Gauguin, la syphilis. Lawrence, la peste blanche. Oui, la peste, c'est bien ça ! Que ce soit cancer, syphilis ou tuberculose, ou toute autre chose, c'est toujours la peste ! La peste du progrès moderne : colonisation, commerce, Bibles gratis, la guerre, les maladies, membres artificiels, usines, esclaves, folie, névroses, psychoses, cancer, syphilis, tuberculose, anémie, grèves, lock-outs, famine, nullité, vacuité, inquiétude, lutte, désespoir, ennui, suicide, banqueroute, artériosclérose, mégalomanie, schizophrénie, hernie, cocaïne, acide prussique, bombes asphyxiantes, gaz lacrymogènes, chiens enragés, autosuggestion, auto-intoxication, psychothérapie, hydrothérapie, massages électriques, aspirateurs, viande en conserve, pilules nutritives, hémorrhoïdes, gangrène... Pas d'île déserte. Pas de Paradis. Pas même un bonheur relatif. Des hommes qui cherchent à s'évader d'eux-mêmes si frénétiquement qu'ils cherchent le salut sous des banquises ou dans les marécages tropicaux, ou bien ils grimpent sur des Himalayas ou s'asphyxient dans la stratosphère...

Ce qui fascina les hommes du XVIIIe siècle, fut cette vision de la fin. Ils en avaient assez. Ils voulaient revenir sur leurs pas, regrimper dans la matrice.

TEL EST MON ADDENDA POUR LAROUSSE...

 

Ce qui m'impressionna dans l'urinoir du Luxembourg, c'était bien le peu d'importance qu'avait le contenu du livre en lui-même. C'était le moment de la lecture qui comptait, l'instant qui contenait le livre, l'instant qui, nettement et pour toujours, situait le livre dans l'ambiance vivante d'une chambre avec ses rayons de soleil, son atmosphère de convalescence, ses fauteuils familiers, son tapis usé, son odeur de cuisine et de vaisselle, son image de la mère, massive et sacrée comme un totem, ses fenêtres donnant sur la rue et projetant sur la rétine le mélange embrouillé de personnages oisifs se prélassant, arbres noueux, fils de tramways, chats de gouttières, lambeaux de cauchemar dansant sur les cordes à sécher le linge, portes de bar ballantes, ombrelles déployées, neige en caillots, chevaux qui glissent, pompes à incendie lancées au grand galop, carreaux givrés, arbres bourgeonnant. L'histoire de Robinson Crusoé doit sa séduction — du moins pour moi — au moment où je la découvris. Elle continue de vivre dans une fantasmagorie sans cesse accrue, partie vivante d'une vie remplie de fantasmagorie. Pour moi, Robinson Crusoé appartient à la même catégorie que certains passages de Virgile — ou que quelle heure est-il ? Car chaque fois que je pense à Virgile, je pense automatiquement — quelle heure est-il ? Virgile, pour moi, c'est un type chauve à lunettes qui se renverse dans sa chaise et laisse une marque graisseuse sur le tableau ; un type chauve qui ouvre tout grand sa bouche dans un délire simulé cinq jours par semaine pendant quatre ans d'affilée — grosse bouche avec un râtelier d'où sort cette étrange idiotie oraculaire : rari nantes in gurgite vasto. Le souvenir est vivace en moi de la joie profane avec laquelle il prononçait cette phrase. Une grande phrase, à en croire cet abruti chauve et binoclard ! Nous la scandions, et l'analysions, et la répétions après lui, nous l'avalions comme de l'huile de foie de morue, nous la mâchions comme des comprimés anti-dyspeptiques, nous ouvrions nos bouches tout grand comme lui, et nous répétions ce miracle jour après jour, cinq fois par semaine, d'une année à l'autre, comme des disques usés, jusqu'à ce que Virgile fût enterré et son compte réglé pour tout de bon.

Mais chaque fois que cet abruti de binoclard ouvrait sa bouche béante et que roulait la phrase glorieuse, j'entendais ce qu'il était pour moi capital d'entendre à ce moment-là : quelle heure est-il ? Bientôt l'heure d'aller en maths. Bientôt l'heure de la récréation. Bientôt l'heure d'aller se laver... Je suis celui qui va dire la vérité sur Virgile et son va-te-faire-foutre de rari nantes in gurgite vasto. Je dis sans rougir et sans hésiter, sans la moindre honte, regret ou remords, que la récréation des cabinets valait, a toujours valu et vaudra toujours, mille Virgile. En récréation, nous revenions à la vie. En récréation, nous qui étions des Gentils et agissions comme de petits idiots, nous délirions de joie. Nous entrions et sortions en courant des cabinets, faisant claquer les portes, brisant les serrures. Nous semblions frappés de delirium tremens. Tout en nous jetant nos victuailles à la tête, hurlant, jurant, nous bousculant à qui mieux mieux, nous marmottions de temps en temps rari nantes in gurgite vasto. Le vacarme était si effroyable, et les dégâts si vastes, que toutes les fois que nous, les Gentils, nous descendions au lavabo, le prof de latin nous accompagnait, ou, s'il était de sortie ce jour-là, le prof d'histoire. Et quelle tête ils faisaient, debout dans les lavabos, un délicat sandwich beurré à la main, à nous écouter piailler et jacasser, nous les mômes ! Dés qu'ils sortaient des lavabos pour respirer un peu d'air pur, nous nous mettions à chanter à tue-tête, ce qui n'était du reste pas défendu, mais qui paraissait sans doute une condition bien enviable aux professeurs à lunettes qui devaient bien user des lavabos de temps en temps eux-mêmes, tout savants qu'ils fussent. Ô les merveilleuses récréations aux cabinets ! C'est à elles que je dois de connaître Boccace, Rabelais, Pétrone, et l'Âne d'or. Toutes mes bonnes lectures, pourrait-on dire, furent faites au cabinet. Au pire, c'était Ulysse, ou un roman policier. Il y a des passages dans Ulysse qu'on ne peut lire qu'au cabinet, si l'on veut en extraire toute la saveur. Et je ne le dis pas pour dénigrer le talent de l'auteur. Mais simplement pour le rapprocher un peu plus de la bonne compagnie d'Abélard, de Pétrarque, de Rabelais, de Villon, de Boccace — tous beaux esprits authentiques et vigoureux, pour qui la merde était la merde et les anges des anges. Belle compagnie, et pas de rari nantes in gurgite vasto. Et plus délabré le cabinet, plus croulant, mieux ça vaut. (Idem pour les urinoirs.) Pour goûter Rabelais, par exemple, le passage COMMENT REBÂTIR LES MURS DE PARIS, je recommande un cabinet de campagne, tout simple, un petit cabanon dans le champ de blé, avec un croissant de lumière argentée qui filtre à travers la porte. Pas de bouton à pousser, pas de chaîne à tirer, pas de papier hygiénique rose. Tout juste un siège grossièrement taillé, assez grand pour encadrer votre derrière, et deux autres trous de dimensions convenables pour d'autres derrières. Si vous pouvez amener un copain et le faire asseoir à côté de vous, tant mieux ! Un bon livre est toujours plus savoureux en bonne compagnie. Vous pouvez passer une belle demi-heure, assis dans le cabanon avec un ami — demi-heure qui restera avec vous toute votre vie, ainsi que le livre qu'elle a contenu, sans oublier le parfum d'icelui.

Je vous le dis, ça ne porte jamais tort à un grand livre de l'emmener avec soi au cabinet. Seuls les petits en souffrent. Seuls les petits se changent en torche-culs. Par exemple Le Petit César, maintenant traduit en français, et appartenant à la série des Passions. En le feuilletant, il me semble que je suis revenu en Amérique, en train de lire les manchettes, d'écouter ces saloperies de radios, de rouler dans des tape-culs de fer-blanc, de boire du gin de bas étage, de foutre des épis de maïs au cul de vierges-putains, de lyncher des nègres et de les brûler vifs. De quoi vous donner la diarrhée. Il en va de même pour I'Atlantic Monthly, ou pour tout autre « monthly », pour Aldous Huxley, Gertrude Stein, Sinclair Lewis, Hemingway, Dos Passos, Dreiser, etc. Je n'entends sonner nulle cloche en moi quand j'amène ces oiseaux-là aux chiottes. Je tire la chaîne, et plouf ! les voilà dans l'égout ! Au fond de la Seine, et dans l'océan Atlantique. Peut-être dans une année d'ici remonteront-ils à la surface — sur les rivages de Coney Island, ou sur la plage de Midland, ou à Miami, en même temps que des méduses crevées, des limaces, des moules, des préservatifs usagés, du papier-cul rose, les journaux de la veille, les suicides de demain...

Plus de coups d'œil par les trous des serrures ! Plus de masturbation dans le noir ! Plus de confessions publiques ! Arrachez donc les portes des chambranles ! Je veux un monde où le vagin soit représenté par une fente, honnête et toute nue, un monde qui sente le contour des os, les couleurs crues et fondamentales, un monde qui ait de la crainte et du respect pour ses origines animales ! J'ai la nausée de regarder des cons tout mignards, déguisés, déformés, idéalisés. Des cons qui exhibent leurs ramifications nerveuses. Je ne veux plus voir de jeunes vierges en train de se masturber dans la privauté de leurs boudoirs, ou de se ronger les ongles, ou de s'arracher les cheveux, ou de se coucher sur un lit plein de miettes de pain durant tout un chapitre. Je veux des piliers funéraires de Madagascar, avec des cascades d'animaux, et au-dessus Adam et Ève, une Ève avec une bonne fente, honnête et toute nue, entre les jambes. Je veux des hermaphrodites qui soient de vrais hermaphrodites, et non des imitations qui vont avec un pénis atrophié ou un con desséché. Je veux une pureté classique, où la merde est la merde et les anges des anges. La Bible au roi Jacques, par exemple. Pas la Bible à la Wycliffe, ni la Vulgate, ni la Grecque, ni l'Hébraïque, mais la glorieuse Bible, la Bible mortelle, celle qui fut créée quand florissait la langue anglaise, au temps où un vocabulaire de 20 000 mots suffisait pour élever un monument pour l'éternité. Une Bible écrite en svenska ou en tegalic, une Bible pour les Hottentots ou les Chinois, une Bible qui doit errer à travers les méandres de sable fuyant du français n'est pas une Bible, c'est de la malfaçon, c'est une contrefaçon. La version du roi Jacques fut créée par les broyeurs d'os. Elle fait revivre les mystères primitifs, elle fait revivre le viol, le meurtre, l'inceste ; elle fait revivre l'épilepsie, le sadisme, la mégalomanie ; elle fait revivre les démons, les anges, les dragons, les léviathans ; elle fait revivre la magie, l'exorcisme, la contagion, l'incantation ; elle fait revivre le fratricide, le parricide, le suicide, l'hypnotisme, l'anarchisme, le somnambulisme ; elle fait revivre le chant, la danse, l'acte ; elle fait revivre le mantique, le chtonien ; l'arcane, le mystérieux ; elle fait revivre la puissance, le mal et la gloire de ce qui est Dieu. Tout est amené en plein jour à une échelle colossale, et si plein de sel et d'épices qu'elle durera jusqu'à la prochaine ère glaciaire.

Va pour la pureté classique donc, et au diable toutes les censures ! Qu'est-ce donc en effet qui permet aux classiques de continuer à vivre, si en vérité ils continuent à vivre et ne meurent pas comme nous et tout ce qui nous entoure ? Qu'est-ce qui les protège contre les ravages du temps, sinon le sel qui est en eux ? Quand je lis Pétrone, ou Apulée, ou Rabelais, comme ils semblent proches ! Cette saveur saline ! Cette odeur de ménagerie ! Odeur du pissat de cheval, d'excréments de lion, d'haleine de tigre et de cuir d'éléphant. Obscénité, luxure, cruauté, ennui, esprit. De vrais eunuques. De vrais hermaphrodites. De vraies queues. De vrais cons. De vrais banquets ! Rabelais rebâtit les murs de Paris avec des sexes humains. Trimalcion se chatouille la gorge, vomit ses tripes, se vautre dans sa vomissure. Dans l'amphithéâtre, alors qu'un César gras, assoupi et pervers, se prélasse avec dégoût, les lions, les chacals, les hyènes, les tigres, les léopards tâchetés font craquer de vrais os humains — pendant que les hommes de l'avenir, les martyrs et les imbéciles gravissent les escaliers d'or en hurlant Alléluia !

Lorsque j'aborde le sujet des toilettes, je revis quelques-uns de mes meilleurs moments. Debout dans l'urinoir de Boulogne, avec la colline de Saint-Cloud à ma droite, la femme à la fenêtre au-dessus de moi, et le soleil qui frappe sur l'eau tranquille du fleuve, je vois l'étrange Américain que je suis transmettant sa tranquille sagesse à d'autres Américains qui me suivront, et qui se tiendront ainsi debout en pleine lumière dans quelque coin charmant de France et soulageront leurs vessies pleines. Et que grand bien leur fasse et pas de gravelle dans les reins !

En passant, je recommande certains urinoirs que je connais bien, où il n'y aura peut-être pas de femme pour vous sourire d'en haut, mais où vous aurez un mur démoli, un vieux beffroi, la façade d'un palais, une place couverte de tentes de couleurs, un abreuvoir pour chevaux, une fontaine, une couvée de colombes, un bouquiniste, un marché à légumes... Presque toujours les Français ont choisi le bon endroit pour leurs urinoirs. Tout à fait par hasard, je pense à celui de Carcassonne qui, si je savais bien choisir l'heure, m'offrait une vue incomparable de la citadelle ; il est si bien situé que, à moins qu'on ne soit chargé d'ennuis et bouleversé, on doit sentir monter en soi la même houle d'orgueil, la même admiration et le même émerveillement religieux, le même féroce attachement pour ce spectacle, que ceux ressentis par le chevalier harassé ou le moine lorsque, arrêtés au pied de la colline où coule maintenant le ruisseau qui emporta l'épidémie, ils levaient les yeux sur les sombres tourelles, marquées par les assauts, qui se projetaient contre un ciel balayé par le vent.

Et aussitôt j'en vois un autre juste à côté du Palais des Papes, en Avignon. À un jet de pierre de la charmante petite place qui, par les nuits de printemps, semble jonchée de velours et de dentelles, de masques et de confettis. Si lentement coule le temps que l'on croit entendre les faibles sonneries de cors minuscules, le passé glisse comme un fantôme, puis se noie dans les basses profondes des cloches martelées qui broient la musique muette de la nuit. Tout juste à un jet de pierre aussi de l'obscur petit quartier où flamboient les lanternes rouges. Là, à l'heure où le soir fraîchit, vous verrez les petites rues tortueuses bourdonnantes d'activité, les femmes en maillots de bain ou en chemise se prélassant sur leurs seuils, la cigarette à la bouche, et invitant les passants. À mesure que tombe la nuit, les murs semblent se rejoindre, et de toutes les ruelles qui s'égouttent dans le ruisseau, voici que s'écoule une foule d'hommes curieux et affamés, envahissant les rues étroites, tournant en rond, s'élançant au hasard comme des spermatozoïdes vibrant de la queue à la recherche de l'ovule, et qui finissent par être happés par la gueule ouverte des bordels.

Aujourd'hui, lorsqu'on se trouve dans l'urinoir à côté du Palais, on ne se doute guère de cette autre vie. Le Palais se dresse, abrupt, glacé, sépulcral, devant une place désolée. En face, un ridicule bâtiment qu'on appelle l'institut de Musique ; les voilà tous deux, face à face, séparés par le vide. Disparus, les Papes. Disparue, la musique. Disparus, la couleur et le langage d'une époque glorieuse. N'était le petit quartier derrière l'institut, qui pourrait imaginer ce qu'était autrefois la vie dans les murs du Palais ? Au temps où ce sépulcre était vivant, je crois qu'il n'y avait pas de séparation entre le Palais et les ruelles enchevêtrées d'en bas dessous. Je crois que les petits taudis crasseux aux toits de tuiles couraient jusqu'à la porte même du Palais. Je crois que lorsqu'un Pape quittait sa ruche somptueuse pour entrer dans l'étincellement du soleil, il communiquait instantanément avec la vie environnante. Les fresques conservent encore quelques vestiges de cette vie. C'est la vie de plein air, la chasse à courre, la pêche, le gibier, les faucons et les chiens et les femmes, et les poissons étincelants. Ample vie catholique, avec des bleus intenses et des verts lumineux, la vie de péché et de grâce et de repentir, la vie des jaunes éclatants et des bruns dorés, des robes maculées de vin et des ruisseaux couleur de saumon. Dans cette merveilleuse cellule dans un coin du Palais, d'où l'on domine les toits inoubliables d'Avignon et le pont ruiné au-dessus du Rhône, dans cette cellule où l'on dit que les Papes rédigeaient leurs bulles, les fresques sont encore si fraîches, si naturelles, si vivantes du souffle de la vie, que même ce sépulcre qu'est le Palais aujourd'hui, semble plus éveillé que le monde qui l'entoure. On peut très bien imaginer un célèbre Père de l'Église assis à son bureau, avec une bulle pontificale devant lui et un volumineux pot d'étain à son coude. Et on peut aussi facilement imaginer une belle fille bien en chair assise sur ses genoux, tandis qu'en bas, dans la vaste cuisine, on fait rôtir à la broche des animaux entiers, et que les dignitaires mineurs de l'Église, bonnes fourchettes qu'ils étaient, buvaient et festoyaient à cœur joie à l'abri du solide confort des murs gigantesques. Pas de schismes, pas de cheveux coupés en quatre, pas de schizophrénie. Lorsque venait la maladie, elle balayait bicoques et Palais, elle traversait les demeures somptueuses des Pères comme les masures délabrées des manants. Lorsque l'esprit de Dieu descendait sur Avignon, il ne s'arrêtait pas à l'institut de Musique d'en face ; il pénétrait les murs, la chair, les hiérarchies de rang ou de caste. Il florissait aussi puissamment dans le quartier des lanternes rouges que sur le haut de la colline. Le Pape ne pouvait pas soulever les franges de sa robe et passer indemne. À l'intérieur des murs comme au-dehors, c'était la même et unique vie : foi, fornication, sang versé. Couleurs fondamentales. Passions fondamentales. Les fresques disent l'histoire. Comment ils vivaient chaque jour — et de l'aube à la nuit un jour en dit plus long que les livres. Ce que les Papes marmonnaient dans leurs barbes est une chose — ce qu'ils faisaient peindre sur leurs murs en est une autre. Les morts sont morts.