La journée commençait ainsi : « Demande à Un tel un petit quelque chose en acompte. Mais surtout ne l'offense pas ! » C'est qu'ils étaient chatouilleux tous ces vieux cons de nos clients. Il y avait bien de quoi pousser le meilleur des hommes à boire. Nous étions installés juste en face de l'Olcott, Tailleurs de la Cinquième Avenue, bien que nous ne fussions pas sur l'Avenue même. Association du père et du fils, avec la mère pour s'occuper du pognon.
Le matin, dès huit heures ou à peu près, petite promenade intellectuelle de Delancey Street et la Bowery jusqu'au Waldorf. J'avais beau marcher vite, le vieux Bendix était toujours là avant moi, engueulant le coupeur parce que aucun des patrons n'était à l'ouvrage. Comment se fait-il que nous ne pouvions jamais arriver avant cette vieille charogne de Bendix ? Il n'avait rien à foutre, Bendix, que de courir du tailleur au chemisier, et du chemisier au bijoutier ; ses bagues étaient ou trop larges ou trop serrées, sa montre retardait de 25 secondes ou avançait de 33. Il engueulait tout le monde, y compris le médecin de famille, parce que celui-ci n'arrivait pas à lui débarrasser les reins de ses calculs. Si nous lui faisions un veston au mois d'août, en octobre il était trop grand, ou trop petit. Quand il ne trouvait plus aucun prétexte pour rouspéter, il se mettait à culotter à droite, rien que pour avoir le plaisir d'engueuler le pantalonnier parce qu'il se permettait de lui étrangler les couilles, à lui, H. W. Bendix. Un type impossible. Susceptible, lunatique, mesquin, maniaque, avare, capricieux, méchant. Quand je repense à tout ça maintenant, et que je vois le vieux s'asseyant à table avec son haleine puant l'alcool et disant : « merde ! personne pour se fendre d'un sourire, qu'est-ce que vous avez tous à faire des gueules pareilles ! » mon cœur se serre pour lui et pour tous les tailleurs obligés de lécher le cul des richards. Sans le bar de l'Olcott en face et les pochards qu'il y cueillait, Dieu sait ce qu'il serait devenu, le pauvre vieux ! Il ne trouvait certes pas de sympathie chez lui. Ma mère n'avait pas la moindre idée de ce que signifiait « lécher le cul des richards ». Elle ne savait faire qu'une chose geindre et se lamenter toute la journée, et à force de lamentations et de gémissements, elle amena l'haleine puante et les chaussons aux pommes de terre refroidis. Et elle nous tapait si fortement sur le système avec son anxiété, que mon frère et moi en avalions de travers. Mon frère était un crétin qui portait sur les nerfs du vieux encore plus que H. W. Bendix avec ses « le pasteur Un tel part pour l'Europe »... « Le pasteur Un tel va ouvrir un jeu de boules » « Le pasteur Un tel est un couillon. » Et le vieux disait : « Pourquoi les chaussons sont-ils froids ? »
Il y avait trois Bendix — H. W., le grognon, A. F., que le vieux inscrivait dans le livre sous le nom d'Albert, et R. N. qui ne venait jamais à la boutique parce qu'on lui avait coupé les jambes, circonstance d'ailleurs qui ne l'empêchait pas d'user ses pantalons tout comme un autre. R. N. je ne l'ai jamais vu en chair et en os. Il n'était qu'un nom dans le livre, dont Bunchek le coupeur parlait avec bonne humeur, parce qu'il y avait toujours un petit schnaps à boire quand le temps venait d'essayer les pantalons neufs. Les trois frères étaient ennemis jurés. Jamais ils ne parlaient les uns des autres devant nous. Si Albert, qui était un peu cinglé, et avait un penchant pour les gilets à pois, apercevait une jaquette portant les mots H. W. Bendix écrits à l'encre verte sur l'étiquette d'essayage, il poussait un léger grognement et disait : « Ça sent le printemps aujourd'hui, hein ? » Il était bien entendu qu'il n'existait sur la terre aucun être répondant au nom de H. W. Bendix, encore qu'il fût non moins évident que nous ne fabriquions pas d'habits pour les fantômes.
Des trois frères, c'est Albert que je préférais. Il avait atteint cet âge mûr où les os deviennent aussi cassants que du verre. Sa colonne vertébrale avait pris la courbure naturelle à la vieillesse, comme s'il se préparait à se recroqueviller pour retourner dans la matrice. L'arrivée d'Albert s'annonçait par un grand boucan dans l'ascenseur. Jurons et grognements suivis d'un beau pourboire si l'ascenseur s'arrêtait exactement au niveau de notre magasin. S'il y manquait un quart de pouce, pas de pourboire, et Albert, avec ses os fragiles et son échine en cerceau, faisait un chahut de tous les diables, et n'arrivait jamais à choisir des boutons pour son gilet à pois, son dernier gilet à pois. (À la mort d'Albert, j'héritai de tous ses gilets ; ils m'ont duré jusqu'à la fin de la guerre.) Si par hasard, et cela arrivait parfois, le vieux était en face, en train de boire un petit coup lorsque Albert arrivait, toute la journée allait de travers. Je me souviens de périodes où Albert était si fâché contre le vieux qu'on ne le voyait plus de trois jours. Pendant ce temps, les boutons traînaient sur leurs petits cartons, et il n'était question que de boutons de gilet, boutons de gilet, comme si le gilet lui-même n'avait aucune importance, mais seulement les boutons. Plus tard, lorsque Albert se fut habitué aux manières désinvoltes du vieux — ils avaient eu le temps de s'habituer l'un à l'autre pendant vingt-sept ans — il donnait un coup de téléphone pour annoncer qu'il se mettait en route, et, avant de raccrocher, il ajoutait : « J'espère qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que je vienne vers onze heures... je ne vous dérangerai pas ? » Cette petite question avait un double but. Cela voulait dire : « J'espère que vous aurez la décence d'être là quand j'arriverai, au lieu de me faire poireauter une heure pendant que vous vous rincez le lampion avec vos potes d'en face. » Et cela signifiait aussi : « À onze heures, je suppose qu'il n'y a plus de danger de tomber sur un certain individu dont les initiales sont H. W. » Pendant vingt-sept ans nous avons peut-être fabriqué 1 578 vêtements aux trois frères Bendix sans qu'ils se fussent jamais rencontrés, en notre présence tout au moins. À la mort d'Albert, R. N. et H. W. portèrent tous deux un brassard de deuil sur la manche gauche de leurs vestons et de leurs pardessus — ceux qui n'étaient pas noirs. Mais il ne fut pas question du mort, ni même de qui il était. R. N. avait naturellement une excellente excuse pour ne pas aller à l'enterrement — il n'avait plus de jambes. Quant à H. W. il était bien trop rat et trop orgueilleux pour s'inquiéter même d'en donner une.
C'est vers les dix heures que le vieux descendait généralement siffler son premier verre. J'avais pris l'habitude de me poster devant la fenêtre qui donnait sur l'hôtel, et je regardais Georges Sandusky hisser les grosses malles sur les taxis. Quand il n'y avait pas de malle à charger, Georges restait là, les mains derrière le dos, à faire des salamalecs aux clients qui entraient et sortaient des tambours. Il y avait environ douze ans que Georges Sandusky chargeait les malles, faisait des salamalecs, et ouvrait des portes lorsque j'entrai dans l'affaire de mon père et pris mon poste à la fenêtre. C'était un homme charmant, à la voix douce, aux beaux cheveux blancs, et fort comme un bœuf. Il avait élevé le léchage de cul à la hauteur d'un art. Je fus stupéfait de le voir monter chez nous un jour et nous commander un complet. Pendant ses heures de congé c'était un Monsieur que Georges Sandusky ! Il avait des goûts discrets — toujours une serge bleue ou un gris Oxford. Un homme qui savait se conduire à un enterrement ou un mariage.
Lorsque je le connus davantage, il me donna à comprendre qu'il avait trouvé Jésus. Grâce à sa langue bien lisse, à ses biceps, et à l'active collaboration dudit Jésus, il était arrivé à se faire une bonne pelote, un petit quelque chose pour se mettre à l'abri des horreurs de la vieillesse. Il était le seul homme que j'aie rencontré à cette époque qui n'eût pas pris une assurance sur la vie. Il soutenait que Dieu prendrait soin de ceux qui lui survivraient, tout comme il avait pris soin de lui, Georges Sandusky. Il ne craignait pas que le monde s'écroulât à sa mort. Jusqu'à ce jour, Dieu avait pris soin de tout et de tous ; nulle raison de supposer qu'il faillît à son boulot après la mort de Georges Sandusky. Lorsque, enfin il se retira, il fut difficile à remplacer. Personne n'était assez mielleux ni onctueux pour faire l'affaire. Personne ne savait se prosterner, s'humilier comme Georges. Le vieux eut toujours beaucoup d'affection pour Georges. De temps en temps il essayait de le persuader d'aller prendre un verre, mais Georges refusa toujours avec cette politesse habituelle et têtue qui l'avait rendu cher aux clients de l'Olcott.
Le vieux avait souvent des mouvements d'humeur pendant lesquels il aurait demandé à n'importe qui, — fût-ce à Georges Sandusky, d'aller boire un verre avec lui. D'ordinaire, c'était le soir d'un jour où tout avait marché de travers, où l'on n'avait reçu que des traites. Parfois une semaine entière passait sans qu'on vît un client, ou, s'il en paraissait un, c'était pour se plaindre, demander une retouche, emmerder le coupeur, ou obtenir une réduction. Tout cela donnait un tel cafard au vieux, qu'il prenait son chapeau et allait boire un coup. Au lieu d'aller en face comme d'habitude, il déviait un peu de son chemin, faisait une apparition au Broztell ou au Breslin, et parfois même poussait jusqu'à l'Ansonia, où son idole, Julien Legree, avait un appartement.
Julien, qui était alors l'idole du public, ne portait que des costumes gris, gris de toutes nuances, mais rien que du gris. Il avait cette allure crâneuse si déprimante, particulière aux acteurs anglais, avec leurs faces de bifteck saignant, qu'on trouve partout échangeant des histoires avec des placiers en tissus, négociants en liqueurs et autres andouilles. Son accent seul suffisait à attirer les badauds autour de lui. C'était l'Anglais au sens traditionnel du théâtre, un Anglais tiède, savonneux, gluant, qui donne à la pensée la plus insipide un semblant d'intérêt. Julien ne disait jamais rien qui valût la peine d'être rapporté, mais cette voix qu'il avait produisait sur ses admirateurs un effet magique. Parfois, quand il partait en bordée avec le vieux, il ramassait un vieux raté dans le genre de Corse Payton, qui jouait de l'autre côté de l'eau dans les petits théâtres à cent sous. Corse Payton était l'idole de Brooklyn ! Corse Payton était à l'art ce que Pat McCarren était à la politique.
Ce que le vieux avait à dire durant ces discussions restait toujours pour moi une source de mystère. Le vieux n'avait jamais lu un bouquin de sa vie, ni n'avait-il été au théâtre depuis le temps où le Bowery céda la place à Broadway. Je le vois d'ici, debout devant le bar — Julien aimait beaucoup le caviar et l'esturgeon qu'on servait à l'Olcott — séchant tout comme un chien assoiffé. Les deux chéris du public commentaient Shakespeare laquelle de Hamlet ou de Lear était la plus belle pièce jamais écrite. Ou bien on discutait des mérites de Bob Ingersoll.
Derrière le comptoir, il y avait alors trois vaillants Irlandais, trois de ces types abjects qui faisaient des bars de cette époque les lieux sympathiques qu'ils étaient. On les estimait tellement tous les trois, que l'on considérait comme un privilège si Patsy O'Dowd par exemple vous appelait sacré dégénéré, fils de putain, suceur de bite qui ne savait même pas boutonner sa braguette. Et si, en retour du compliment, vous lui proposiez de prendre un petit quelque chose, Patsy O'Dowd répondait froidement et sarcastiquement que seuls des gens de votre espèce pouvaient ingurgiter des tord-boyaux pareils, et, ce disant, il levait avec dédain votre verre par le pied pour essuyer l'acajou, puisque c'était son métier et qu'il était payé pour cela, mais nom de Dieu ! vous ne pourriez pas le persuader de s'empoisonner les tripes avec cette drogue infecte. Plus ses insultes étaient ordurières, plus il était estimé ; des financiers habitués à ce qu'on leur torchât le cul avec des pochettes de soie venaient en ville exprès, après la fermeture de la Bourse, rien que pour se faire traiter de sacré fils de putain dégénéré suceur de bite par ce sale cochon d'Irlandais mal embouché. C'était pour eux le couronnement d'un beau jour.
Le patron de cet établissement était un petit bonhomme trapu, aux guibolles aristocratiques, au faciès léonin. Il marchait toujours la panse en avant, un tonnelet de vin caché sous son gilet. Il faisait un petit signe de tête raide et arrogant aux poivrots alignés au bar, à moins qu'ils ne fussent des clients de l'hôtel, auquel cas il s'arrêtait un moment, tendait trois petits doigts gras, aux veines bleues, puis frisant sa moustache, il faisait une pirouette avec précaution, non sans faire craquer ses souliers, et s'éclipsait. C'était le seul ennemi du vieux. Le vieux ne pouvait littéralement pas l'encaisser. Il avait l'impression que Tom Moffat le regardait de haut. Aussi, lorsque celui-ci vint commander un costume, le vieux lui compta dix ou quinze pour cent de plus pour compenser l'accroc fait à son amour-propre. Mais Tom Moffat était un aristocrate authentique : il ne discutait jamais un prix et ne payait jamais ses notes. Si nous le talonnions, il chargeait son comptable de trouver une erreur dans nos comptes. Et quand venait le moment de commander une autre paire de pantalons de flanelle, ou une jaquette, ou un smoking, il arrivait toutes voiles dehors avec sa belle dignité habituelle, plastronnant, la moustache bien cirée, les souliers reluisants et qui grinçaient comme d'habitude. Alors, avec son air d'indifférence dégoûtée et de dédain supérieur, il disait au vieux : « Eh bien, avez-vous enfin arrangé cette petite erreur ? » — sur quoi, le vieux, fou de rage, faisait passer un coupon défraîchi, ou quelque rossignol de fabrication américaine à son ennemi Tom Moffat. Il s'ensuivait une longue correspondance au sujet de la petite erreur dans nos comptes. Le vieux était hors de lui. Il engagea un expert comptable, qui fit des chiffres interminables, mais sans résultat. Enfin le vieux accoucha d'une idée.
Un jour, vers midi, après avoir pris sa ration habituelle et avoir régalé tous les représentants en tissus qui se trouvaient au bar, il ramassa tranquillement les fiches, détacha un petit crayon en argent de sa chaîne de montre, et les signa. Puis, les poussant vers Patsy O'Dowd : « Dis à Moffat de mettre cela à mon compte », dit-il. Puis il se leva tranquillement, et après avoir invité quelques copains choisis, il prit une table dans la salle à manger, et commanda un bon gueuleton. Et lorsque Adrien le grenouillard1 présenta la note, il dit avec un grand calme : « Donne-moi un crayon. Là ! Voilà mon paraphe... Fais mettre à mon compte ! » Comme il trouvait plus agréable de manger en société, il invitait toujours ses copains à déjeuner, disant à qui voulait l'entendre : « Si ce cochon de Moffat ne veut pas payer ses habits, eh bien, nous les boufferons. » Et ce disant, il commandait un pigeonneau bien dodu, ou une langouste à la Newburg arrosés d'une bonne bouteille de moselle, ou tout autre cru qu'Adrien le grenouillard pouvait lui recommander.
Tom Moffat, si curieux que cela paraisse, prétendait n'accorder aucune importance à tout cela. Il continuait à commander le même nombre de costumes, été comme hiver ; il continuait aussi à se chamailler pour les factures, ce qui lui était plus facile, puisque celles-ci se compliquaient maintenant d'additions de bar, de jetons de téléphone, de pigeonneaux, de homards, de champagne, de fraises, de bénédictines, etc. En fait, le vieux mangeait les factures à une telle allure, que Moffat aux tibias fuselés n'arrivait pas à user ses vêtements assez vite. S'il entrait commander un vêtement de flanelle, le vieux l'avait déjà bouffé le lendemain.
Finalement, Moffat manifesta un désir sincère d'arranger les choses. La correspondance cessa. Me tapant sur l'épaule un jour qu'il me rencontra dans le couloir, il prit son air le plus cordial et m'invita à monter dans son bureau. Il me dit qu'il m'avait toujours considéré comme un garçon sensé et que nous pourrions sans doute arranger l'affaire entre nous, sans tracasser le vieux. Je vérifiai les comptes et m'aperçus que le vieux avait dévoré bien au-delà de son dû. J'avais probablement mangé quelques raglans et vestons de chasse pour ma part. Il n'y avait qu'une chose à faire si nous voulions conserver la clientèle méprisable de Tom Moffat, c'était de découvrir une erreur dans ses comptes. J'emportai un paquet de factures, et je promis au vieux radoteur d'approfondir l'affaire.
Le vieux fut ravi de la tournure que prenaient les choses. Nous mîmes des années à approfondir l'affaire. Chaque fois que Tom Moffat venait commander un costume, le vieux l'accueillait gaiement et disait : « Avez-vous rectifié cette petite erreur ?... Voici un beau "grain de poudre", que j'ai mis de côté pour vous. » Moffat fronçait le sourcil, faisait la grimace, se pavanait — avance et recule — comme un dindon, la crête hérissée, ses petites jambes maigres bleues de colère. Une demi-heure plus tard, le vieux était planté devant le bar à se rincer le gosier. « Viens de vendre un autre smoking à Moffat », disait-il. — « À propos, Julien, que proposes-tu pour le déjeuner ? »
C'est vers midi, comme je le disais, que le vieux descendait généralement prendre un apéritif. Le déjeuner durait de midi à quatre ou cinq heures de l'après-midi. C'est extraordinaire ce que le vieux était entouré dans ce temps-là ! Après déjeuner, la bande chancelante sortait de l'ascenseur, crachant et rigolant.
Il y avait Ferd Pattee, qui vendait des doublures de soie et des fournitures, bobines de fil, boutons, rembourrage d'épaules, toile à bâtir, etc. Une grande carcasse d'homme, semblable à un navire de ligne malmené par un typhon, et qui déambulait toujours comme un somnambule ; il était si harassé qu'il pouvait à peine remuer les lèvres, et pourtant ce léger mouvement des lèvres les faisait tous se tordre de rire. Toujours à marmonner tout bas — de fromages en particulier. — Il adorait le fromage, surtout le schmierkäse et le limburger — plus ils étaient moisis, meilleurs ils étaient. Entre les fromages, il racontait des histoires sur Heine et Schubert, ou bien il demandait qu'on grattât une allumette juste au moment où il allait faire un pet, et qu'on la tienne sous son séant pour lui dire la couleur de la flamme. Il ne disait jamais adieu ni à demain ; il reprenait son sujet là où il l'avait laissé la veille, comme s'il n'y avait eu aucune interruption. Qu'il fût neuf heures du matin ou six heures du soir, il allait du même pas traînant, lent, exaspérant, marmottant dans ses godasses, la tête basse, ses doublures et fournitures sous le bras, l'haleine fétide, le nez pourpre et luisant. Il s'élançait tête baissée au milieu de la circulation la plus intense, schmierkäse dans une poche et limburger dans l'autre. En sortant de l'ascenseur, il disait de sa voix lasse et monotone qu'il avait quelques doublures nouvelles, et le fromage était bon hier soir. Pensiez-vous à lui rendre le livre qu'il vous avait prêté ? « Faudrait voir payer si vous voulez d'autres marchandises », ou « Voulez-vous voir des images cochonnes ? S'il vous plaît, grattez-moi le dos, là, un peu plus haut, ça y est. Excusez-moi, je vais péter — dites-moi, avez-vous l'heure ? Je ne peux pas perdre toute ma journée ici, faudrait dire au vieux de mettre son chapeau, qu'on aille prendre un verre. » Toujours marmonnant et grognant, il vire sur ses bateaux et presse le bouton de l'ascenseur, tandis que le vieux, le chapeau de paille en bataille, s'élance au fond de la boutique d'une glissade de gardien de but, le visage illuminé d'amitié et de reconnaissance, disant : « Eh bien, Ferd, comment va ce matin ? Je suis ravi de te voir. » Et le masque lourd de Ferd se détend pour un instant, en un vaste sourire aimable. Rien qu'une seconde, puis, élevant la voix, il se met à beugler si fort que même Tom Moffat de l'autre côté de la rue peut l'entendre : « FAUDRAIT VOIR À PAYER BIENTÔT, BOUGRE DE SALAUD, CROYEZ-VOUS QUE JE VENDE TOUT CE FOURBI POUR DES PRUNES ? »
Sitôt l'ascenseur descendu, le petit Rubin sort de l'atelier, l'air égaré, et me dit : « Voulez-vous que je vous chante quelque chose ? » Il sait foutre bien que oui ! Donc, il retourne à son banc, ramasse le veston qu'il est en train de coudre, et poussant un cri de cosaque, il y va.
Si vous le rencontriez dans la rue, le petit Rubin, vous diriez « sale petit youpin » — et peut-être bien qu'il était un sale petit youpin, mais il savait chanter, et quand vous étiez à sec il savait mettre la main à la poche, et si vous aviez le noir il l'avait encore plus que vous, et si vous lui marchiez sur les pieds il vous crachait sur les souliers, et si vous vous excusiez, il les essuyait, il vous donnait un coup de brosse et vous faisait un magnifique pli au pantalon, comme Jésus H. Christ lui-même n'aurait pu le faire !
Ils étaient tous des moucherons à l'atelier — Rubin, Rapp et Chaimowitz. À midi, ils sortaient de grosses miches de pain juif qu'ils barbouillaient de beurre et de tranches de saumon fumé. Pendant que le vieux se commandait des pigeonneaux et du vin du Rhin, Bunchek le coupeur et les trois petits ouvriers étaient assis sur le banc, au milieu des carreaux des jambes et des manches, à parler avec grand sérieux de choses comme le loyer ou les ulcères que Mme Chaimowitz avait à l'utérus. Bunchek était un membre zélé du parti sioniste. Il croyait que les Juifs avaient un bel avenir devant eux. Mais malgré tout il ne pouvait arriver à prononcer un mot comme « foutre ». Il disait toujours : « Il l'a fouchtrue. » Outre sa passion pour le sionisme, Bunchek avait une autre obsession : c'était de faire un jour un veston qui prenne bien le cou. Presque tous les clients avaient le dos rond et le ventre rebondi — surtout les vieux cons qui n'avaient rien à foutre toute la sainte journée que de courir du chemisier au tailleur, du tailleur au bijoutier, du bijoutier au dentiste et du dentiste au pharmacien. Il y avait toujours tant de retouches à faire qu'au moment où les vêtements étaient enfin prêts, la saison était finie, et il fallait les renfermer jusqu'à l'année suivante, et l'année suivante ces vieux cons avaient pris vingt livres ou en avaient perdu autant, et entre le sucre qu'ils avaient dans les urines et l'eau qu'ils avaient dans le sang, c'était le diable pour les satisfaire, même quand les vêtements allaient bien.
Et puis, il y avait Paul Dexter, un type qui valait 10 000 dollars par an, mais qui était sempiternel chômeur. Une fois, il faillit trouver un emploi, mais de 9 000 dollars seulement, et sa fierté ne lui permit pas de l'accepter. Et puisqu'il était important d'être bien habillé, pour traquer ce boulot mythique, Paul se sentait obligé de donner sa clientèle à un bon tailleur, genre du vieux. Une fois qu'il aurait déniché sa place, on paierait tout l'arriéré. Paul n'avait pas le moindre doute à ce sujet. Il était foncièrement honnête, mais c'était un rêveur. Il venait d'Indiana, et comme tous les rêveurs d'Indiana, il avait un caractère si aimable, des manières si douces, si moelleuses, si mielleuses, que s'il avait commis le crime d'inceste, le monde le lui aurait pardonné. Quand il portait la cravate convenable, quand il avait bien choisi sa canne et ses gants, quand ses revers étaient gentiment roulés et que ses souliers ne criaient pas, quand il avait un flacon de whisky dans le bide et que le temps n'était pas trop humide ou maussade, c'est alors qu'émanait de sa personne un tel fluide de chaude sympathie et de compréhension, que même les voyageurs en mercerie, si endurcis qu'ils fussent aux suavités du langage, fondaient littéralement dans leurs souliers. Paul, lorsque toutes les circonstances étaient favorables, pouvait s'avancer vers quelqu'un, n'importe qui foulant la verte terre de Dieu, et, le saisissant par le revers de son veston, le noyer dans des flots d'amitié. Je n'ai jamais vu personne ayant un tel pouvoir de persuasion, un tel magnétisme. Quand le flot montait en lui, il était irrésistible.
Paul avait coutume de dire : « Commencez par Marc Aurèle, ou Épictète, et le reste viendra de soi. » Il ne conseillait pas d'apprendre le Chinois ou le Provençal ; il commençait à la chute de l'Empire Romain. Ma grande ambition dans ce temps-là était de mériter l'approbation de Paul — mais Paul était difficile à plaire. Il fronça le sourcil quand je lui montrai Ainsi parlait Zarathoustra. Il fronça le sourcil lorsqu'il me vit assis sur le banc avec les moucherons, essayant de leur faire comprendre L'Évolution créatrice. Par-dessus tout, il haïssait les Juifs. Quand Bunchek, le coupeur, se montrait, un centimètre autour du cou et un bout de craie à la main, Paul devenait extrêmement poli et condescendant. Il savait que Bunchek le méprisait, mais parce que Bunchek était le bras droit du vieux, il lui passait la brosse et le lardait de compliments. Tant et si bien qu'à la fin même Bunchek fut forcé d'admettre que Paul avait un quelque chose, quelque étrange note personnelle qui, en dépit de ses défauts, le rendait cher à tous.
Au-dehors, Paul était toute gaieté. Mais au fond, il était morose. De temps à autre, sa femme Cora s'amenait, les yeux débordants de larmes, et suppliait le vieux de prendre Paul en main. Ils se tenaient près de la table ronde devant la fenêtre, et bavardaient à voix basse. Elle était belle, sa femme, grande, sculpturale, avec une voix profonde de contralto qui semblait frémir d'angoisse toutes les fois qu'elle prononçait le nom de Paul. Je voyais le vieux qui lui mettait la main sur l'épaule, l'apaisait, lui promettant toutes sortes de choses sans doute. Elle aimait bien le vieux, c'était visible. Elle se tenait tout contre lui, et plongeait son regard dans ses yeux d'une manière irrésistible. Parfois le vieux prenait son chapeau, et ils descendaient tous deux dans l'ascenseur, se donnant le bras, comme s'ils allaient à un enterrement. À la recherche de Paul, une fois de plus. Personne ne savait où le trouver quand la folie de boire le prenait. Pendant des jours entiers il disparaissait. Puis, un beau matin, il s'aboulait, honteux, contrit, humilié, implorant le pardon de tous. En même temps, il apportait son costume pour un nettoyage à sec, pour qu'on enlève les taches de vomi, et qu'on répare un peu les genoux.
C'est après une bordée que Paul parlait avec le plus d'éloquence. Il s'installait tout à son aise dans un des grands fauteuils de cuir, ses gants dans une main, sa canne entre les jambes, et il discourait sur Marc Aurèle. Il parlait encore mieux au sortir de l'hôpital, après qu'on lui eut guéri sa fistule. La façon dont il se laissait couler dans le grand fauteuil de cuir, me faisait penser qu'il venait expressément à la boutique, parce que nulle part ailleurs il ne trouverait des sièges aussi confortables. S'asseoir ou se lever était une opération douloureuse. Mais une fois fait, Paul semblait nager dans la félicité, et les mots coulaient de ses lèvres comme du velours liquide. Le vieux pouvait l'écouter toute la journée. Il disait que Paul avait la langue bien pendue, mais ce n'était là qu'une façon détournée de dire que Paul était la plus adorable créature de la terre, et qu'il avait du cœur au ventre. Aussi, lorsque Paul était trop plein de scrupules pour se commander un autre costume, le vieux le cajolait jusqu'à ce qu'il le fit, ne cessant de lui répéter : « rien n'est trop beau pour vous, Paul, rien !... »
Paul, lui aussi, devait sentir entre eux une certaine parenté de nature. Je n'ai jamais vu deux hommes se contempler avec une aussi ardente admiration. Parfois, ils restaient l'un devant l'autre, les yeux dans les yeux, à s'adorer jusqu'à ce que les larmes leur vinssent. Ni l'un ni l'autre, en vérité, n'avait honte de montrer ses larmes, ce qui paraît bien extraordinaire aujourd'hui. Je revois la bonne figure de Paul, pleine de taches de rousseur, et ses grosses lèvres un peu bredouillantes qui se crispaient, tandis que le vieux lui répétait pour la millième fois quel type épatant il était. Paul ne parlait jamais au vieux de choses qu'il n'eût pas comprises. Mais dans les choses simples de tous les jours, dont il discourait avec tant de sérieux, il mettait une telle tendresse, que lorsque Paul s'en allait, l'âme du vieux semblait quitter son corps, et il demeurait là, comme privé de lui-même. Alors, il allait s'asseoir dans le petit réduit qui servait de bureau, et il restait tout seul à fixer un regard extasié sur la rangée de petits casiers, pleins de lettres à répondre et de factures impayées. Cela me touchait tellement de le voir dans un de ces états, que je descendais furtivement l'escalier et rentrais à pied par l'Avenue jusqu'à la Bowery, le long de la Bowery jusqu'au pont de Brooklyn, et, passé le pont, je longeais le chapelet de boîtes de nuit qui s'étendaient de City Hall jusqu'à Fulton Ferry. Et si c'était par un soir d'été, et que les entrées fussent bondées de flâneurs, j'interrogeais avidement ces corps harassés, me demandant combien il y avait de Paul parmi eux, et qu'est-ce qu'il y a donc bon Dieu qui rend ces ratés évidents si chers aux hommes. Les autres, ceux qui réussissent, je les avais vus pantalon bas. J'avais vu leurs échines tordues, leurs os fragiles, leurs veines à varices, leurs tumeurs, leurs poitrines creuses, leurs gros sacs-à-viande devenus informes après des années de boustifaille. Ah oui ! je les connaissais bien, tous ces couillons à doublure de soie ! Nous avions les meilleures familles d'Amérique sur nos listes. Et quelle puanteur, quelle ordure, quand ils ouvraient leur sale gueule ! Il semblait que se déshabiller devant leur tailleur les contraignît à décharger leurs cochonneries accumulées dans les égouts obstrués qu'étaient devenus leurs cerveaux. Toutes les belles maladies de la richesse et de l'ennui. Ils parlaient d'eux-mêmes jusqu'à la nausée. Toujours « moi », « moi ! » Moi et mes reins. Moi et ma goutte. Moi et mon foie. Quand je pense aux terribles hémorroïdes de Paul, à la merveilleuse fistule guérie, à tout l'amour et la sagesse qui résultèrent de ses atroces blessures, il me semble alors que Paul n'appartenait pas à notre âge, mais qu'il était le frère juré de Moïse Maimonides, qui, au temps des Mores, nous donna ces extraordinaires et savants traités sur « les hémorroïdes, les verrues, les boutons », etc.
Pour tous ces hommes que le vieux avait tant chéris, la mort fut prompte et inattendue. Dans le cas de Paul, cela se produisit au bord de la mer. Il se noya dans un pied d'eau. Arrêt du cœur, dit-on. C'est ainsi qu'un beau jour Cora sortit de l'ascenseur, vêtue de ses beaux voiles de deuil, et nous inonda de ses larmes. Jamais elle ne m'avait paru aussi belle, aussi svelte, aussi sculpturale. Son cul en particulier. Je me rappelle comme le velours moulait son corps. Les voici de nouveau près de la table ronde devant la fenêtre, et cette fois-ci, elle pleurait abondamment. Et de nouveau, le vieux prit son chapeau, et ils descendirent ensemble dans l'ascenseur, se tenant par le bras.
Un peu plus tard, le vieux, poussé par quelque étrange lubie, me pressa d'aller rendre visite à la femme de Paul, pour lui offrir mes condoléances. Quand je sonnai chez elle, j'étais tout tremblant. Je m'attendais presque à la voir paraître entièrement nue, avec peut-être une écharpe de deuil autour des seins. J'étais follement épris de sa beauté, de sa maturité, de cette somnolence végétale qu'elle avait apportée d'Indiana, et du parfum qui la baignait. Elle me reçut en robe de deuil décolletée, une belle robe de velours noir qui collait à son corps. C'était la première fois que je me trouvais en tête à tête avec une femme en deuil, une femme dont les seins semblaient sangloter tout haut. Je ne savais que lui dire, surtout à propos de Paul. Je me mis à bredouiller et à rougir, et quand elle me fit asseoir près d'elle sur le divan, je faillis tomber sur elle, tant je me sentais embarrassé.
Assis là, sur le divan bas, la pièce noyée dans une douce pénombre, ses flancs lourds et palpitants pressés contre moi, le malaga qui faisait battre mes tempes, et tout cet absurde bavardage au sujet de Paul et de ses vertus, je finis par me pencher sur elle, et sans dire un mot, je soulevai sa robe et le lui mis. À mesure que je la pénétrais et commençais de la besogner, elle se mit à gémir. C'était une sorte de délire triste et coupable, ponctué de soupirs haletants et de petits cris de joie et d'angoisse, répétant inlassablement : « Je n'aurais jamais cru que vous feriez cela... je n'aurais jamais cru que vous feriez cela... » Et quand ce fut fini, elle arracha la robe de velours, la belle robe de deuil décolletée, et elle m'abaissa la tête contre elle et me dit de l'embrasser, et de ses beaux bras vigoureux elle m'enfonça presque la tête entre ses cuisses, sans cesser de gémir et de sangloter. Enfin elle s'agenouilla près du divan où j'étais allongé et me dit d'une voix basse, tout éplorée : « Tu me promets de m'aimer toujours, n'est-ce pas ? Tu me le promets ? » Et je répondis oui, tandis que ma main fourrageait encore entre ses cuisses. Je répondis oui, tout en pensant en moi-même quel idiot tu as été d'attendre si longtemps. Elle était si mouillée, si juteuse là-dedans, et si enfantine, si confiante, eh quoi ! n'importe qui aurait pu entrer et se servir. Une femme à culbuter.
Toujours vif et joyeux ! Régulièrement, à chaque saison, quelques morts. Tantôt, c'était un bon type comme Paul, ou Julien Legree, tantôt un barman qui s'était curé le nez avec un clou rouillé — plein de santé aujourd'hui, mort le lendemain, mais régulièrement, comme la roue des saisons elle-même, les vieilles buses tombaient dans le néant, l'un après l'autre. Alors, rien à faire qu'à tirer un trait rouge sur le côté droit du grand livre en écrivant au-dessus : décédé. Chaque décès nous valait un peu de boulot — un complet noir, ou un brassard de deuil sur la manche de tous les costumes. Ceux qui ne commandaient que des brassards étaient des pingres, selon le vieux. Et il avait bien raison.
À mesure que les vieux mouraient, ils étaient remplacés par du sang frais. Du sang frais ! C'était là le cri de guerre tout le long de l'Avenue, partout où se vendaient des costumes doublés de soie. Foutue bande qu'ils étaient, les sang frais ! Joueurs, racoleurs du champ de course, agents de change, acteurs à la manque, boxeurs, etc. Riches un jour, fauchés le lendemain. Sans honneur, ni loyauté, ni sens des responsabilités. Belle bande de syphilitiques gangrenés, pour la plupart. Retour de Paris ou de Monte-Carlo avec des cartes postales obscènes, et un chapelet d'énormes ganglions bleus dans l'aine. Quelques-uns avec des couilles aussi grosses que de la fressure d'agneau.
L'un d'eux était le Baron Carola von Eschenbach. Il avait gagné un peu d'argent à Hollywood en posant pour le Kronprinz. C'était le temps où on croyait drôle à se tordre de voir le Kronprinz tout constellé d'œufs pourris. On doit bien dire en faveur du Baron qu'il faisait une excellente doublure du Kronprinz. Tête de mort au nez arrogant, démarche irascible, taille corsetée, maigre et extasié comme Martin Luther, sévère, renfrogné, fanatique, avec ce regard vide et effronté des Junkers. Avant d'aller à Hollywood, il n'était rien qu'un zéro, le fils d'un brasseur de Frankfort. Pas même un Baron. Mais avoir été bien roué de coups comme un ballon d'entraînement, les dents de devant enfoncées jusque dans la gorge et une profonde cicatrice à la joue gauche taillée avec un tesson de bouteille, après qu'on lui eut appris à arborer une cravate rouge, à faire tournoyer une badine et à couper sa moustache à la Charlot, alors il devint quelqu'un. Il se colla un monocle à l'œil et se fit appeler Baron Carola von Eschenbach. Tout aurait pu bien tourner pour lui, s'il ne s'était pas toqué d'une figurante rousse rongée de syphilis. Ce qui l'acheva.
Il sortit de l'ascenseur un jour, jaquette et guêtres, une belle rose rouge à la boutonnière et le monocle collé à l'œil. Il paraissait alerte et élégant, et la carte qu'il tira de son portefeuille était joliment gravée. Elle portait un blason qui appartenait à la famille depuis neuf cents ans, disait-il. Il appelait cela « le squelette de famille ». Le vieux fut aux anges de compter un baron parmi ses clients, surtout s'il payait comptant, comme celui-ci promettait de le faire. Et puis, c'était réjouissant aussi de voir débarquer le baron une petite femme sous chaque bras — et toutes les fois une nouvelle paire. Encore plus réjouissant lorsqu'il les faisait entrer dans le salon d'essayage pour l'aider à se déculotter. Habitude européenne, disait-il en guise d'explication.
Peu à peu, il fit la connaissance de tous les vieux compères qui traînaient devant le magasin. Il leur montrait comment le Kronprinz marchait, s'asseyait, souriait. Un jour il amena une flûte et nous joua la Lorelei. Un autre jour il entra avec un doigt de ses gants de pécari qui sortait de la braguette. Chaque jour, c'était une nouvelle plaisanterie. Il était gai, spirituel, amusant. Il connaissait mille histoires, quelques-unes tout à fait inédites. C'était un type roulant.
Et puis, un jour, il me prit à part, et me demanda si je pouvais lui prêter dix ronds — pour le tram. Il ajouta qu'il ne pouvait pas payer les costumes qu'il avait commandés, mais qu'il attendait pour bientôt une place de pianiste dans un petit cinéma de la Neuvième Avenue. Et brusquement, il se mit à pleurer. Nous étions dans le salon d'essayage, et les rideaux étaient tirés, heureusement. Je dus lui prêter un mouchoir pour s'essuyer les yeux. Il me dit qu'il en avait assez de faire le pitre, qu'il venait chez nous tous les jours parce qu'il y faisait chaud, et qu'il y avait de bons fauteuils. Il me demanda si je pouvais l'emmener déjeuner — il n'avait rien pris depuis trois jours que du café et des brioches.
Je l'emmenai dans un petit restaurant allemand de la Troisième Avenue, boulangerie et restaurant combinés. L'atmosphère de l'endroit le démoralisa complètement. Il ne put parler que du vieux temps, du bon vieux temps de l'avant-guerre. Il voulait se faire peintre, lorsque la guerre arriva. Je l'écoutai attentivement, et lorsqu'il eut fini de parler, je lui proposai de venir dîner chez moi le soir — peut-être pourrais-je le caser aussi. Il était débordant de reconnaissance. Bien sûr qu'il viendrait ! À sept heures tapant ! Magnifique !
À table, il amusa ma femme avec ses histoires. Je n'avais pas dit qu'il était fauché — seulement qu'il était Baron, le Baron von Eschenbach, un ami de Charley Chaplin. Ma femme — une des premières — fut grandement flattée de s'asseoir à la même table qu'un baron. Foutue puritaine qu'elle était, elle ne rougit même pas lorsqu'il raconta une de ses histoires osées. Elle les trouva délicieuses — tellement européennes ! Mais finalement il fallut bien lâcher le morceau. J'essayai d'y aller avec délicatesse, mais comment être délicat sur un sujet comme la syphilis ? Je ne prononçai pas le mot tout de suite. Je dis « maladie vénérienne ». Maladie intime, quoi ! Mais rien que ce petit mot « vénérienne » fit frissonner ma femme d'épouvante. Elle regarda la tasse qu'il portait à ses lèvres, puis me lança un coup d'œil suppliant, qui semblait dire — « Comment avez-vous pu inviter un homme pareil à s'asseoir à notre table ? » Je compris qu'il fallait régler l'affaire tout de suite. « Le Baron ici présent va rester avec nous pendant quelque temps », dis-je tranquillement. « Il est fauché, et il a besoin d'une piaule. » Ma parole ! Je n'ai jamais vu une femme changer aussi vite d'expression. « Toi ! » cria-t-elle, « c'est toi qui me demandes cela, à moi ? Et l'enfant ? Tu veux que nous attrapions tous la syphilis, c'est ça que tu veux ? N'est-ce pas assez qu'il l'ait, lui ? Tu veux que l'enfant l'attrape aussi ? »
Le Baron naturellement fut très embêté par cet éclat. Il voulait partir tout de suite. Mais je lui dis de ne pas s'en faire. J'étais habitué à ce genre de scènes. Mais il était si troublé, qu'il en avala son café de travers. Je lui tapai dans le dos à lui couper le souffle. La rose tomba de sa boutonnière dans l'assiette. Elle avait un air étrange, là, comme s'il l'avait crachée avec son propre sang. J'étais si emmerdé et si honteux de la conduite de ma femme, que je l'aurais étranglée sur place. Il s'étouffait toujours et crachouillait encore quand je le conduisis à la salle de bains. Je lui dis de se laver la figure à l'eau froide. Ma femme nous suivit et le regarda faire ses ablutions dans un silence meurtrier. Lorsqu'il eut fini de s'essuyer la figure, elle lui arracha la serviette des mains, et ouvrant brutalement la fenêtre, elle la jeta dehors. Cela me mit hors de moi. Je lui dis de foutre le camp et de se mêler de ses affaires. Mais le Baron s'interposa, et se mit à supplier ma femme. « Vous verrez, ma bonne dame, et vous, Henri, vous n'aurez à vous soucier de rien. J'apporterai mes seringues et mes onguents, et je les mettrai dans une petite valise, là, sous le lavabo. Il ne faut pas me mettre à la porte ! Je ne saurais pas où aller ! Je suis un homme désespéré. Je suis seul au monde. Vous avez été si bonne pour moi — pourquoi seriez-vous cruelle maintenant ? Est-ce ma faute si j'ai la vérole ? Tout le monde peut attraper la vérole. C'est humain. Vous verrez, je vous revaudrai ça mille fois. Je ferai tout pour vous, le lit, la vaisselle, la cuisine... » Il continuait sur ce ton, sans prendre le temps de respirer, de peur qu'elle ne dise Non ! Et après avoir épuisé ses promesses, après lui avoir demandé pardon cent et cent fois, après s'être agenouillé devant elle, en essayant de lui baiser la main qu'elle retira brusquement, il s'assit sur le siège du cabinet, avec sa jaquette et ses guêtres, et se mit à sangloter, à sangloter comme un enfant. C'était affreux, ces lugubres murs blancs et vernis de la salle de bains, que la lumière éclaboussait comme si des milliers de miroirs eussent été brisés et vus à travers une loupe, et cette épave de Baron assis là, avec sa jaquette et ses guêtres, l'épine dorsale pleine de mercure, et ses sanglots pareils au souffle saccadé d'une locomotive qui prend son élan. Je ne savais que diable faire. Un homme assis sur le siège du cabinet, et qui sanglote ! — c'était intolérable. Plus tard, je m'endurcis à ce genre de spectacle. Je devins de marbre. Je suis convaincu maintenant que sans les 250 malades qu'il était obligé de visiter deux fois par jour à l'hôpital de Lyon, Rabelais n'aurait jamais été d'une gaieté aussi turbulente. J'en suis sûr et certain.
En tout cas, à propos de sanglots... Un peu plus tard, lorsqu'un autre gosse était en route, et pas moyen de s'en débarrasser, tout en espérant, en espérant que quelque chose se produirait, un miracle peut-être, alors que son ventre était gonflé comme une pastèque mûre, vers le sixième ou septième mois, dis-je, ma femme avait des crises de neurasthénie, et, couchée sur le lit avec cette pastèque devant les yeux, elle se mettait à sangloter à vous fendre l'âme. Parfois j'étais dans l'autre chambre, étendu sur le divan, un bon gros livre à la main, et ces sanglots me rappelaient le Baron Carola von Eschenbach avec ses guêtres grises et sa jaquette aux revers bordés, et sa rose rouge sang à la boutonnière. Ses sanglots étaient musique à mes oreilles. Elle sanglotait à cœur perdu pour un peu de sympathie, et pas la moindre goutte de sympathie dans la maison ! C'était navrant. Plus sa nervosité s'accroissait, plus je devenais sourd. C'était comme d'écouter le grondement et le sifflement de la houle le long de la plage par un soir d'été ; le bourdonnement d'un moustique peut noyer le mugissement de l'océan. Toutefois, lorsqu'elle s'était énervée jusqu'à l'effondrement total, lorsque les voisins, à bout de patience, frappaient à la porte, alors sa vieille mère se traînait hors de la chambre, et, les yeux pleins de larmes, me suppliait d'aller la calmer un peu. « Oh ! laissez-la tranquille, disais-je, ça lui passera. » Sur quoi, interrompant ses sanglots un moment, la bourgeoise sautait du lit, folle de rage, les cheveux défaits et en broussaille, les yeux gonflés, chassieux, et avec des sanglots coupés de hoquets, elle se mettait à me bourrer de coups de poing, à me houspiller tant et si bien que le fou rire me prenait. Et lorsqu'elle me voyait me tordre comme un dément, et que ses bras étaient fatigués et ses poings endoloris, elle se mettait à hurler comme une putain saoule — « Monstre ! Démon ! », puis elle s'esquivait comme un chien battu. Ensuite, lorsque je l'avais un peu calmée, sentant qu'elle avait vraiment besoin d'un peu de réconfort, je la bousculais sur le lit, et lui en mettais un bon coup. Que le diable m'emporte, si elle n'était pas le meilleur morceau imaginable après ces scènes de désespoir ! Je n'ai jamais entendu femme gémir et baragouiner comme elle. « Tu peux me faire ce que tu veux, disait-elle, ce que tu veux ! » Je pouvais lui mettre la tête en bas et l'enfiler, le lui mettre au cul, bref, tout ce que foutre je voulais — elle en délirait de joie tout simplement. Hystérie utérine, voilà ce que c'était ! Et que Dieu me damne, comme disait le bon maître, si je ne dis pas la pure vérité !
(Dieu, ci-dessus mentionné, étant défini par saint Augustin comme suit : « Une sphère infinie, dont le centre est partout, et la circonférence nulle part. »)
Toutefois, toujours vif et joyeux ! Si c'était avant la guerre, et que le thermomètre fût à zéro ou au-dessous, ou bien jour du Seigneur, jour de l'an ou quelque anniversaire, toute excuse était bonne pour nous réunir, et nous voilà partis, toute la famille, pour rejoindre les autres caprices de la nature qui formaient les rameaux de l'arbre familial. J'ai toujours été ahuri de la gaieté qui régnait dans ma famille, malgré toutes les calamités qui ne cessaient de nous menacer. Gais, en dépit de tout ! Il y avait le cancer, l'hydropisie, la cirrhose du foie, la folie, le brigandage, le mensonge, la pédérastie, l'inceste, la paralysie, les vers solitaires, les avortements, les trijumeaux, les idiots, les pochards, les bons-à-rien, les fanatiques, les marins, les tailleurs, les horlogers, la scarlatine, la coqueluche, la méningite, les otites suppurantes, la danse de Saint-Guy, les bredouilleurs, le gibier de prison, les rêveurs, les fabulateurs, les barmans — et enfin il y avait l'oncle Georges et Tante Mélie. La morgue et l'asile d'aliénés. Une bande de rigolos, et la table toujours chargée de bonnes choses — choux rouges et salade verte, rôti de porc, dindon et choucroute, kartoffeln-klösze au jus noir et aigre, radis et céleri, oie farcie et pois et carottes, beaux choux-fleurs blancs, compote de pommes et figues de Smyrne, bananes aussi grosses qu'une matraque, gâteaux à la cannelle et Streussel Kuchen, gâteaux au chocolat et noix de toute espèce, noix simples, noix huileuses, noix pékan, noix hickory, amandes, bière en tonneau et bière en bouteille, vins rouges et blancs, champagne, kümmel, malaga, porto, schnaps, fromages très forts, fromages sans goût et innocents, Hollande insipide, limburger et schmierkäse, vins maison, vin de sureau, cidre sec et doux, puddings au riz et au tapioca, châtaignes rôties, mandarines, olives, cornichons, caviar rouge et noir, esturgeon fumé, meringues au citron, biscuits à la cuillère, éclairs au chocolat, macarons, mille-feuilles à la crème, cigares noirs, longs Virginias maigres, tabac Bull Durham et tabac Long Tom, meerschaums, épis de maïs et cure-dents, cure-dents en bois qui vous donnaient des abcès aux gencives le lendemain, serviettes immenses avec les initiales brodées dans le coin, et un feu de charbon ronflant et les fenêtres couvertes de buée, tout au monde, sauf un rince-doigts.
Zéro dehors, et Georges le timbré, avec un bras arraché par un coup de dents d'un cheval, vêtu des frusques des morts. Zéro dehors, et Tante Melie cherchant les oiseaux qu'elle a laissés dans son chapeau. Zéro, zéro, et les remorqueurs renâclent en bas dans le port, les blocs de glace sautent et replongent dans l'eau, tandis que se déroulent à l'avant et à l'arrière de longues et minces volutes de fumée. Le vent souffle à cent cinquante à l'heure, il charrie des tonnes et des tonnes de neige, hachée en flocons minuscules et chacun portant son poignard. Les glaçons en tire-bouchon pendent aux fenêtres, le vent hurle, les vitres sonnent. L'oncle Henri chante : « Hourrah pour le Cinquième Allemand ! » Son gilet est ouvert, ses bretelles défaites, les veines saillent sur ses tempes. Hourrah pour le Cinquième Allemand !
Là-haut dans le grenier, la table branlante est servie ; en bas dans l'écurie chaude, les chevaux hennissent dans leurs stalles, hennissent et rongent leur frein, piaffent et piétinent le sol, et la bonne odeur aromatique du fumier et du pissat, du foin et de l'avoine, des couvertures fumantes et du crottin sec, l'odeur du houblon et du vieux bois, des harnais de cuir et du tan, monte et flotte autour de nous comme de l'encens.
La table est dressée sur des chevaux, et les chevaux sont debout dans la pisse chaude, et de temps en temps ils s'agitent, fouettent l'air de leur queue, pétaradent et hennissent. Le poêle est rouge comme du rubis, l'air est bleu de fumée. Les bouteilles sont sous la table, sur le buffet, dans l'évier. Georges le timbré essaye de se gratter le cou avec sa manche vide. Ned Martini, le propre-à-rien, tripote le phonographe. Sa femme Carrie se rince la dalle à même le broc. Les gosses sont en bas dans l'écurie, jouant à touche-pipi dans le noir. Dans la rue, là où commencent les bicoques, les mômes font des glissades. Tout est bleu, de fumée, de froid, de neige. Tante Mélie est assise dans un coin, un chapelet aux doigts. L'oncle Ned répare un harnais. Les trois grands-pères et les deux arrière-grands-pères sont entassés près du poêle, et parlent de la guerre franco-allemande. Georges le timbré lape le fond des verres. Les femmes se rapprochent, et à voix basse les langues vont leur train. Tout entre dans le jeu comme les morceaux d'un puzzle — visages, voix, gestes, corps. Chacun gravite dans sa propre orbite. Le phonographe s'est remis en marche, les voix se font plus fortes et plus aiguës. Le phono s'arrête brusquement. Je n'aurais pas dû être là quand elles ont lâché cela, mais j'y étais et je l'ai entendu. J'ai entendu que la grande Maggie, celle qui tenait un bistrot là-bas à Flushing, enfin que Maggie avait couché avec son propre frère, et voilà pourquoi Georges était timbré. Elle couchait avec tout le monde — sauf son mari. Et j'appris aussi qu'elle battait Georges avec une ceinture de cuir jusqu'à ce que l'écume lui vienne à la bouche. Voilà ce qui amena les crises. Et Mélie, assise là dans le coin — encore un autre cas ! Elle était bizarre déjà, tout enfant. Sa mère aussi, du reste. Dommage que Paul soit mort. Paul était le mari de Mélie. Oui, tout aurait bien marché si cette femme de Hambourg ne s'était pas mêlée de corrompre Paul. Que pouvait Mélie contre une rusée coquine comme ça — une rien qui vaille, et maligne ! Il faudrait bien faire quelque chose à son sujet. Ça devenait dangereux de la laisser aller et venir. Pas plus tard qu'hier, on l'avait trouvée assise sur le poêle. Heureusement le feu était bas. Mais imaginez qu'il lui vienne l'idée de mettre le feu à la maison — pendant que tout le monde dormirait ! Dommage qu'elle ne puisse plus travailler — la dernière place qu'on lui avait trouvée était si bien, la patronne était si gentille. Mélie devenait paresseuse. Elle avait eu la vie trop facile avec Paul.
L'air était pur et glacé lorsque nous sortîmes. Les étoiles nettes et étincelantes, et partout, sur les rampes, les marches, l'appui des fenêtres, les grilles, s'étendait la blanche neige, la neige pure, la neige chassée par le vent, blanc manteau qui recouvre la sale terre du péché. Clair et glacial l'air, pur, comme de grandes bouffées d'ammoniaque, et la peau est lisse comme du chamois. Étoiles bleues, couches sur couches, parties à la dérive avec les antilopes. Belle nuit, profonde et silencieuse, comme si sous la neige reposaient des cœurs d'or, comme si ce chaleureux sang allemand s'écoulait dans le ruisseau pour rassasier la bouche des enfants affamés, pour laver à tout jamais le crime et la laideur du monde. Nuit profonde, et la rivière regorge de glace, les étoiles dansent, tournoient, tourbillonnent comme des toupies. Le long de la rue tailladée nous traînions, toute la famille. Le long de la pure, blanche croûte terrestre, nous marchions, laissant des empreintes, des traces de pieds. La vieille famille allemande balayait la neige avec un arbre de Noël. Toute la famille était là, oncles, cousins, frères, sœurs, pères, grands-pères. Toute la famille chaude et avinée, et personne ne pense à l'autre, ne pense au soleil qui se lèvera le matin, aux courses à faire, au verdict du médecin, à tous les cruels, à tous les affreux devoirs qui souillent la journée et rendent cette nuit sainte, sainte nuit d'étoiles bleues et de courants profonds, de fleurs d'arnica et d'ammoniaque, d'asphodèles et de papier verre.
Personne ne savait que Tante Mélie était en train de perdre complètement la boule, que lorsque nous tournerions le coin de la rue elle fondrait en avant comme un renne, et mordrait un morceau de la lune. Arrivée au coin, elle fondit en avant comme un renne, et se mit à hurler : « La lune ! La lune ! » — et sur ces mots son âme rompit ses liens, et jaillit tout net hors du corps. Quatre-vingt-six millions de kilomètres à la minute ! là-haut, là-haut, vers la lune, et personne assez prompt de pensées pour l'arrêter. Voilà comment ça arriva. Le temps d'un clignement d'étoiles.
Et maintenant je vais vous raconter ce que ces cochons m'ont dit...
Ils m'ont dit — Henri, tu vas la conduire à l'asile demain. Et ne dis pas qu'on peut payer.
Magnifique ! Toujours vif et joyeux ! Le lendemain matin, nous prenons le tram ensemble, et nous voilà en route pour la campagne. Au cas où Mélie demanderait où nous allions, je devais répondre « voir Tante Monique ». Mais Mélie ne posa pas de questions. Elle était tranquillement assise près de moi, et de temps en temps me montrait les vaches. Elle voyait des vaches bleues, et des vaches vertes. Elle les connaissait par leur nom. Elle me demandait aussi ce que devenait la lune pendant le jour. Et si je n'avais pas par hasard un morceau de saucisson ?
Durant le parcours, je pleurai — je ne pus m'en empêcher. En ce monde, quand les gens sont trop bien, il faut les mettre sous clé. Il y a quelque chose d'anormal chez les gens trop bien. C'est vrai que Mélie était paresseuse. Elle était née ainsi. C'est vrai que Mélie était une piètre maîtresse de maison. C'est vrai que Mélie n'avait pas su garder le mari qu'on lui avait trouvé. Quand Paul s'enfuit avec la femme de Hambourg, Mélie resta dans son coin à pleurer. Les autres voulaient qu'elle fasse quelque chose — lui loger une balle dans la peau, faire du grabuge, demander une pension. Mélie resta tranquille ; Mélie pleura ; Mélie baissa la tête, et perdit le peu d'intelligence qu'elle avait. Elle était comme une paire de chaussettes trouées qu'on envoie de tous côtés, d'un coup de pied, d'ici, de là, partout. Et toujours au milieu, au mauvais moment.
Puis, un jour, Paul prit une corde et se pendit. Mélie dut comprendre ce qui se passait, car c'est alors qu'elle devint complètement toquée. La veille on la trouva qui mangeait ses excréments. L'avant-veille, on l'avait trouvée assise sur le poêle.
Et maintenant, elle est très calme. Elle appelle les vaches par leur petit nom. La lune la fascine. Elle n'a pas peur parce que je suis avec elle, et elle a toujours eu confiance en moi. J'étais son préféré. Même idiote, elle était gentille pour moi. Les autres étaient plus intelligents, mais le cœur était mauvais.
Quand le frère Adolphe l'emmenait faire une promenade en voiture, les autres disaient : « Mélie a jeté l'œil sur lui ! » Mais je crois que Mélie devait lui parler avec autant d'innocence qu'à moi maintenant. Je crois que Mélie, en remplissant ses devoirs conjugaux, devait rêver innocemment aux beaux cadeaux qu'elle ferait à tous. Je crois que Mélie n'avait aucune notion du péché, de la faute, ou du remords. Je crois que Mélie était née ange et folle. Je crois que Mélie était une sainte.
Parfois, quand on la chassait d'un emploi, on m'envoyait la chercher. Mélie ne retrouvait jamais le chemin de la maison. Je me souviens de sa joie lorsqu'elle me voyait arriver. Elle voulait rester avec nous, disait-elle innocemment. Et pourquoi ne pourrait-elle pas rester, me demandais-je souvent ? Pourquoi ne pas lui faire une place près du feu ? la laisser s'asseoir là et rêver, puisque c'est là ce qu'elle voulait ? Pourquoi faut-il que tout le monde travaille — même les saints et les anges ? Pourquoi les faibles d'esprit donneraient-ils le bon exemple ?
Je songe qu'après tout Mélie sera peut-être bien là où je la mène. Plus de travail. Mais tout de même, j'aurais préféré qu'on lui fit un coin quelque part à la maison.
Comme nous descendons l'allée de gravier et nous rapprochons des grandes grilles, Mélie commence à s'inquiéter. Même un petit chien comprend quand on l'emporte à l'étang pour le noyer. Mélie commence à trembler. On nous attend au portail. La porte s'ouvre toute grande. Mélie est en dedans, et moi en dehors. Ils essaient de la faire avancer en la cajolant. Ils sont gentils avec elle. Ils lui parlent si gentiment. Mais Mélie est saisie de panique. Elle se retourne et court vers la grille. Je suis toujours là. Elle passe les bras à travers les barreaux et m'attrape par le cou. Je lui baise tendrement le front. Très doucement, je dénoue ses bras. Les autres vont la reprendre. Je ne peux pas supporter ce spectacle. Il faut que je parte. Il faut que je coure. Pourtant, une bonne minute, je reste là, je la regarde. Ses yeux sont devenus énormes. Deux grands yeux ronds, pleins et noirs comme la nuit, et qui me fixent sans comprendre. Aucun fou ne peut avoir un tel regard. Aucun idiot ne peut avoir un tel regard. Seuls les anges, ou les saints.
Mélie n'était pas bonne ménagère, ai-je dit, mais elle savait faire les fricadellas. Voici la recette, pendant que j'y pense : bouillie composée d'humus de pain trempé (pris dans un bon urinoir), ajoutez de la viande de cheval (les fanons seulement) hachée très fin avec un peu de chair à saucisse. Roulez à la main. Le bar qu'elle tenait avec Paul avant l'arrivée de la femme de Hambourg était tout près du tournant de la Deuxième Avenue L, pas loin de la pagode chinoise utilisée par l'Armée du Salut.
Après m'être sauvé en courant, je m'arrêtai près d'un grand mur, et cachant ma tête dans mes bras, appuyé au mur, je me mis à sangloter comme je ne l'avais pas fait depuis mon enfance. Pendant ce temps, on donnait un bain à Mélie, et on lui faisait endosser le vêtement réglementaire. On lui fit une raie au milieu, on lui aplatit ses cheveux qu'on ramena en arrière pour en faire un chignon sur la nuque. Ainsi, personne n'a l'air extraordinaire. Tous ont l'air également fous, qu'ils le soient à demi, aux trois quarts, ou légèrement fêlés. Quand vous dites : « Puis-je avoir une plume et de l'encre pour écrire une lettre ? », on vous répond « oui », et on vous passe un balai pour balayer le parquet. Si vous pissez par terre distraitement, on vous force à l'essuyer. Vous pouvez sangloter tout à votre aise, mais la règle ne peut être enfreinte. Une maison de fous doit être aussi bien tenue que n'importe quelle autre.
Une fois par semaine, Mélie pouvait recevoir. Pendant trente ans, Mélie et ses sœurs avaient visité des asiles. Elles en étaient saturées. Toutes petites, elles allaient voir leur mère à Blackwell's Island. La mère avait toujours recommandé de prendre soin de Mélie, de la surveiller. Et quand Mélie se tint devant la grille avec des yeux si ronds, son esprit dut retourner en arrière avec la vitesse d'un rapide. Tout avait dû lui revenir à l'esprit d'un seul coup. Ses yeux étaient si grands, si brillants — comme s'ils voyaient plus qu'ils ne pouvaient comprendre. Brillants de terreur, et sous la terreur, une confusion sans bornes. C'est ce qui les rendait si merveilleusement brillants. Seuls les fous peuvent saisir les choses avec tant de lucidité. Si vous êtes grand, ça va, et les gens croiront en vous, jureront par vous, et remueront la terre pour vous satisfaire. Mais si vous n'êtes grand qu'en partie, ou quelconque, alors ce qui vous arrive est perdu.
Le matin, une alerte promenade sous la voie criarde du métro aérien, de Delancey Street vers le Waldorf où, la veille au soir, le vieux avait traîné dans Peacock Alley avec Julien Legree. Chaque matin, j'écris un nouveau livre, en allant de la station de Delancey Street vers le Waldorf. Sur la page de garde de chacun est écrit au vitriol : L'Ile de l'inceste. Chaque matin, il commence avec la vomissure de la veille. Ça fait un énorme gardénia que je porte à la boutonnière, la boutonnière de mon veston croisé, doublé tout soie. J'arrive à la boutique, porté par le noir souffle de la mélancolie, pour trouver peut-être Tom Jordan dans le salon d'essayage, attendant qu'on lui dégraisse sa braguette. Après avoir écrit 369 pages au trot, la futilité de dire : « Bonjour » m'empêche d'être tout bonnement poli. J'ai justement fini ce matin le 23e volume du livre ancestral dont pas même une virgule n'est visible, puisqu'il a été improvisé sans même le secours d'un stylo. Moi, le fils du tailleur, je suis sur le point de dire : « Bonjour » au drapier à la manque d'Endicott Mumford qui, debout en caleçon devant le miroir, examine les poches qu'il a sous les yeux. Chaque branche, chaque feuille de l'arbre familial se balance devant mes yeux surgie du brouillard insane de l'Elbe, apparaît cette île mouvante de l'inceste qui produit ce merveilleux gardénia que je porte chaque matin à ma boutonnière. Je suis sur le point de dire « Bonjour » à Tom Jordan. Les mots tremblent sur mes lèvres. Je vois un arbre immense sortant du noir brouillard, et dans le creux du tronc est assise la femme de Hambourg, le cul coincé et débordant à travers le dossier de la chaise. La porte est entrebâillée, et à travers la fente je vois sa face verte, lèvres serrées, narines distendues. Georges le timbré va de porte en porte offrir des cartes postales, le bras arraché par le cheval disparu et enterré, la manche vide claquant au vent. Quand toutes les pages du calendrier auront été arrachées, sauf les six dernières, Georges le timbré tirera la sonnette et, des glaçons pleins sa moustache, se tiendra sur le seuil, la casquette à la main, et s'écriera : « Joyeux Noël ! » Voici l'arbre le plus bizarre qui soit jamais sorti de l'Elbe, avec ses membres arrachés et ses feuilles flétries. Voici l'arbre qui s'écrie régulièrement une fois l'an : « Joyeux Noël ! » En dépit des calamités, en dépit de l'invasion du cancer, de l'hydropisie, du brigandage, du mensonge, de la pédérastie, de la paralysie, des vers solitaires, des otites suppurantes, de la danse de Saint-Guy, de la méningite, de l'épilepsie, et cætera.
Je suis sur le point de dire « Bonjour ! » Les mots sont là. Ils tremblent sur mes lèvres. Les vingt-trois volumes du Livre du Jugement dernier sont écrits avec une fidélité incestueuse, reliés en très beau maroquin, chaque volume possédant serrure et clé. Les yeux injectés de sang de Tom Jordan sont collés au miroir ; ils frémissent comme un cheval qui chasse une mouche. Tom Jordan est toujours en train d'enlever ou de remettre son pantalon. Toujours à déboutonner ou reboutonner sa braguette. Toujours à faire dégraisser et repasser son pantalon. Tante Mélie est assise au plus frais, sous l'ombre de l'arbre familial. Maman lave les taches de vomissure du linge sale de la semaine écoulée. Le vieux repasse son rasoir. Les Juifs sortent de l'ombre du pont, les jours raccourcissent, les remorqueurs renâclent ou coassent comme des crapauds géants, le port est obstrué de gâteaux de glace. Chaque chapitre du livre qui est écrit dans l'air épaissit le sang ; sa musique assourdit l'angoisse sauvage de l'air extérieur. La nuit tombe comme un coup de tonnerre et me dépose sur la grand-route qui ne mène nulle part, mais qui est bordée du vif éclat de roues tourbillonnantes qui vous interdisent de revenir sur vos pas ou de demeurer immobile.
Sortie de l'ombre du pont, la foule monte, de plus en plus dense, comme un herpès, laissant une grande plaie suppurante qui coule de fleuve en fleuve le long de la 14e Rue. Cette ligne de pus, qui court dans l'invisible d'un océan à l'autre, d'un siècle à l'autre, sépare nettement le monde des Gentils que j'ai connu par le Grand Livre, du monde Juif que je vais connaître par la vie. Entre ces deux mondes, au milieu de la ligne de pus qui coule d'un fleuve à l'autre, se dresse un petit pot de fleurs rempli de gardénias. Passé ce point, les mastodontes ne peuvent venir rôder, ni les buffles paître ; ici s'élève le monde abstrait, rusé — falaise où sont enfouies les flammes de la révolution. Chaque matin, je traverse la ligne, un gardénia à la boutonnière, un nouveau volume écrit dans les airs. Chaque matin, je patauge dans une tranchée pleine de vomissure, pour atteindre la belle île de l'inceste. Chaque jour, la falaise s'élève, plus imposante ; les lignes des fenêtres droites comme une voie de chemin de fer, et leur éclat encore plus éblouissant que l'éclair de crânes polis. Chaque matin, la tranchée bâille, plus menaçante.
Je devrais maintenant dire bonjour à Tom Jordan, mais les mots s'arrêtent, tremblants, sur mes lèvres. Quel matin est-ce donc, que je doive le gaspiller en salutations ? Est-il bon, ce matin entre les matins ? Je perds tout pouvoir de distinguer un matin d'un autre. Dans le Grand Livre, il y a le monde des buffles, en voie de rapide disparition ; tout à côté, on coud, à grand renfort de rivets, les côtes des gratte-ciel à venir. Des Orientaux malins, aux souliers de plomb et aux crânes de verre, organisent le monde en carton de demain, monde entièrement fait de marchandises qui s'entassent, boîte sur boîte, comme une usine de boîtes de carton, f.o.b. Canarsie. Aujourd'hui, on a encore le temps d'assister aux funérailles des morts récents ; demain, on n'aura plus le temps, car les morts seront abandonnés sur l'heure, et malheur à celui qui versera une larme ! Voici un bon matin pour une révolution, si seulement on avait des mitrailleuses au lieu de pétards. Ce matin serait magnifique si hier matin n'avait pas été un fiasco complet. Le passé s'éloigne au galop ; la tranchée s'élargit. Demain est plus éloigné qu'il n'était hier, parce que le cheval d'hier a pris le mors aux dents et que les hommes aux semelles de plomb ne peuvent le rattraper. Entre le bon du matin et le matin lui-même, il y a une ligne de pus qui exhale sa puanteur sur hier et empoisonne demain. Ce matin-ci est si confus, que s'il était un vieux parapluie le plus léger éternuement le retournerait complètement.
Toute ma vie s'étire en une matinée sans fin. Chaque jour, je fais table rase. Chaque jour, un monde neuf est créé, séparé, complet, et je suis là parmi les constellations, Dieu si fou de lui-même qu'il ne fait rien que chanter et façonner d'autres mondes. Pendant ce temps, le vieil univers tombe en ruine. Le vieil univers ressemble à un atelier où l'on repasse les pantalons, où l'on enlève les taches et recoud les boutons. Le vieil univers sent comme une couture humectée qui reçoit le baiser d'un fer brûlant. Toujours des retouches, des réparations, une manche qu'on rallonge, un col qu'on baisse, un bouton qu'on avance, un fond qu'on remplace. Mais jamais un complet neuf, jamais une création. Il y a le monde matinal, qui sort du néant chaque jour, et l'atelier, où les choses sont éternellement transformées et réparées. Et ainsi de ma vie, que traverse l'égout de la nuit. Toute la nuit j'entends le sifflement des fers chauds baisant les coutures mouillées ; les pelures du vieil univers tombent à terre, et leur puanteur est âcre comme du vinaigre.
Les hommes que mon père aimait étaient faibles et attachants. Ils s'éteignirent l'un après l'autre comme des étoiles brillantes devant le soleil. Ils s'éteignirent tranquillement et catastrophiquement. Rien d'eux ne demeura — rien que le souvenir de leur rayonnement et de leur gloire. Ils coulent en moi maintenant comme un vaste fleuve tout strié d'étoiles filantes. Ils forment le fleuve noir qui maintient l'axe de ma vie en état de révolution constante. De cette noire ceinture de nuit, éternelle et toujours élargie, jaillit l'aube éternelle, perdue dans la création. Chaque matin, le fleuve déborde de ses rives, laissant les manches, les boutonnières et toutes les pelures d'un univers mort joncher la grève où je contemple l'océan de l'aube de la création.
Debout sur la grève de l'océan, je vois Georges le timbré appuyé au mur dans le magasin des pompes funèbres. Il porte une drôle de petite casquette, un col en celluloïd, et pas de cravate. Il est assis sur le banc près du cercueil, ni triste ni gai. Il est assis là tranquillement, comme un ange descendu d'un tableau juif. L'homme étendu dans le cercueil, dont le corps est encore frais, est vêtu d'un modeste costume poivre et sel, juste de la taille de Georges. Il a un col et une cravate et une montre dans son gousset. Georges le sort, le déshabille, et tout en changeant de vêtements, le dépose sur la glace. Ne voulant pas voler la montre, il la dépose sur la glace à côté du corps. L'homme est étendu sur la glace avec un col en celluloïd autour du cou. Il fait presque nuit lorsque Georges sort du magasin. Il a une cravate maintenant, et un bon costume. Au pharmacien du coin, il s'arrête pour acheter un livre de blagues qu'il a vu dans la vitrine. Debout dans le métro, il évoque quelques blagues. Ce sont celles de Joe Miller.
Précisément à la même heure, Tante Mélie est en train d'écrire une Valentine2 à la famille. Elle porte un uniforme gris, et a la raie au milieu. Elle écrit qu'elle est très heureuse avec ses nouveaux amis, et que la nourriture est bonne. Pourtant elle aimerait qu'on se rappelle qu'elle a demandé des Fastnacht Kuchen la dernière fois — pourrait-on lui en envoyer par la poste ? Elle dit qu'il y a de jolis pétunias qui poussent autour de la boîte à ordures devant la grande cuisine. Elle dit qu'elle a fait une longue promenade dimanche dernier, et qu'elle a vu des tas de rennes, des lapins et des autruches. Elle dit qu'elle fait beaucoup de fautes, mais qu'elle n'a jamais été forte pour écrire, alors tant pis. Tout le monde est très gentil et il y a beaucoup de travail. Elle voudrait les Fastnacht Kuchen aussitôt que possible, par avion si possible. Elle avait demandé au Directeur de lui en faire pour sa fête, mais ils ont oublié. Elle réclame des journaux parce qu'elle aime regarder les annonces. Il y avait un chapeau qu'elle avait vu une fois, de chez Bloomingdale, croit-elle, et il était soldé. Peut-être qu'on pourrait le lui envoyer avec les Fastnacht Kuchen ? Elle les remercie tous pour les jolies cartes reçues à la Noël — elle s'en souvient encore, surtout celle avec les étoiles d'argent. Tout le monde l'a trouvée charmante. Elle dit qu'elle va bientôt aller se coucher, et qu'elle priera pour eux tous, parce qu'ils ont toujours été si gentils pour elle.
Il commence à faire sombre, toujours vers la même heure, et je suis là, à contempler le miroir de l'océan. Il gèle à pierre fendre, ni trop ni pas assez, mais une forme roide est étendue sur la glace avec un col de celluloïd. Si seulement il avait une érection, ce serait miraculeux, trop miraculeux ! Dans le hall obscur en bas, Tom Jordan attend que le vieux descende. Il est avec deux grosses joufflues, et l'une d'elles rajuste sa jarretière ; Tom Jordan lui aide à le faire. À la même heure, vers la brune, Mme Lawson traverse le cimetière pour jeter un dernier coup d'œil sur la tombe de son fils chéri. Son cher petit Jack, dit-elle, encore qu'il eût trente-deux ans quand il fit la culbute sept ans plus tôt. On a dit que c'était un rhumatisme du cœur, mais le fait est que le cher garçon avait bousculé tant de vierges vénériennes, que lorsqu'on lui sortit le pus qu'il avait dans le corps, il puait comme une pompe à merde. Mme Lawson ne se rappelle pas du tout cela. C'est son cher petit Jack chéri, et sa tombe est toujours soignée. Elle porte une petite peau de chamois dans son sac, afin de polir la pierre tous les soirs.
Même heure crépusculaire — le cadavre roide sur la glace là-bas, et le vieux debout dans une cabine téléphonique, le récepteur dans une main, et dans l'autre quelque chose de chaud et de mouillé avec du poil dessus. Il téléphone pour dire qu'on ne l'attende pas pour dîner, qu'il faut qu'il sorte avec un client, et qu'il rentrera tard, qu'on ne s'inquiète pas. Georges le timbré feuillette le livre des blagues de Joe Miller. Plus bas, vers Mobile, des nègres répètent le Saint Louis Blues, sans une note de musique devant les yeux, et les gens se préparent à devenir fous à l'entendre hier, aujourd'hui, demain. Tout le monde se prépare à être enlevé, drogué, violé, noyé par cette musique nouvelle qui suinte de la sueur de l'asphalte. Bientôt il sera la même heure partout, il suffira de tourner un cadran ou d'être suspendu au-dessus de la terre dans un ballon. C'est l'heure des petits fours — ces dames sont assises autour de la table de famille, chacune opérée pour une maladie différente, celle aux moustaches et aux lourdes bagues a passé de plus sales moments que quiconque, parce qu'elle pouvait se le payer.
C'est d'une beauté bouleversante à cette heure où chacun semble suivre son propre chemin. L'amour et le meurtre sont encore séparés de quelques heures. L'amour et le meurtre, je les sens se rapprocher avec la nuit ; nouveaux-nés issus des matrices, rose et tendre chair qui sera prise dans les barbelés et hurlera toute la nuit, et pourrira à des milliers de kilomètres de nulle part. Vierges folles, aux veines pleines de jazz congelé, poussant les hommes à construire de nouveaux buildings, hommes aux colliers de chiens autour du cou, pataugeant dans la merde jusqu'aux yeux, afin que le tsar de l'électricité puisse régner sur les ondes. Ce qui est encore dans la graine, me fait pisser le sang d'épouvante : un monde flambant neuf sort de l'œuf, et si vite que j'écrive le vieux monde ne meurt pas assez vite. J'entends les mitrailleuses nouvelles, et les millions d'os qui éclatent en même temps. Je vois des chiens devenir enragés, et des pigeons qui s'abattent avec des lettres attachées aux pattes.
Toujours vif et joyeux, que j'aille au nord de Delancey Street, ou au sud vers la ligne de pus. Mes deux mains fourragent doucement dans le corps du monde, labourent ses entrailles chaudes, arrangent et dérangent, taillent et recousent. La sensation du corps tiède que le chirurgien connaît bien, de pair avec les huîtres, les ulcères, les hernies, les bourgeonnements du cancer, les épinards en herbe, les pinces et les forceps, les ciseaux et les poussées tropicales, les poisons et les gaz, enfermés à l'intérieur et soigneusement recouverts de peau. Des tuyaux crevés, l'amour jaillit comme un gaz d'égout. L'amour féroce aux gants noirs et aux jarretières brillantes, l'amour qui ronge son frein et renâcle, l'amour caché dans un tonneau et qui, nuit après nuit, fait sauter tout le bazar. Les hommes qui traversaient le magasin de mon père exhalaient tous les relents de l'amour : ils étaient ardents et avinés, faibles et indolents, yachts rapides gréés de sexe, et lorsqu'ils me doublaient la nuit, toutes voiles dehors, ils purifiaient mes rêves. Au centre de New York, je pouvais entendre le tintement des clochettes des vaches, ou, en détournant la tête, la douce, douce musique des râles, ligne rouge au bas des pages, et sur chaque manche un brassard de deuil. Rien qu'en tordant un peu le cou, je pouvais dominer le plus haut des gratte-ciel, et abaisser mon regard sur les ornières laissées par les énormes roues du progrès moderne. Rien n'était trop difficile pour moi, pourvu que cela contienne un peu de douleur et d'angoisse. Chez nous, il y avait tous les maux organiques — et quelques-uns d'inorganiques. Comme le cristal de roche, nous nous propagions, de crime en crime. Une joyeuse ronde ! et au beau milieu, mes vingt et un ans, déjà tout vert-de-grisés.
Et dussé-je perdre la mémoire, je me rappellerai toujours le soir où j'avais attrapé la chaude-pisse, et où le vieux était tellement saoul qu'il fit coucher son ami Tom Jordan dans son lit. Magnifique et touchant, ça ! sortir attraper la chaude-pisse quand l'honneur de la famille était en jeu, était au pair, pourrait-on dire. Ne pas être là pour la bagarre, quand papa et maman s'empoignent sur le parquet, et que le balai vole ! Ne pas être là, dans la froide lumière du matin, quand Tom Jordan, à genoux, supplie qu'on lui pardonne, mais on ne lui par-donne pas, même à genoux, car le cœur inflexible d'une luthérienne ignore le sens du pardon. Beau et touchant de lire dans le journal le lendemain matin qu'à la même heure la veille au soir le pasteur qui avait installé le jeu de boules avait été pincé dans l'obscurité avec un garçon tout nu sur ses genoux ! Mais ce qui donne à tout cela un sens atrocement touchant et très beau, c'est que, ignorant tout de ces incidents, je m'amenai le lendemain pour demander la permission d'épouser une femme qui aurait pu être ma mère. Et lorsque je parlai de « mariage », la vieille saisit le couteau à pain et se lança sur moi. Je me souviens qu'en quittant la maison, je m'arrêtai près de la bibliothèque pour chiper un livre. Et le titre du livre était : Origine de la Tragédie. Drôle d'histoire ! entre le balai de la veille au soir, le couteau à pain, la chaude-pisse, le pasteur pris la main dans le sac, les pâtés qui refroidissent, les bourgeonnements du cancer, etc. Je pensais en ce temps-là que tous les événements tragiques de la vie ne se passaient que dans les livres, et que ce qui arrivait dans la vie n'était que de la petite bière. Je pensais qu'un beau livre était un lobe malsain du cerveau. Je ne savais pas que le monde entier pouvait être malsain !
Je fais les cent pas, un paquet sous le bras. Très belle journée, dirons-nous, et les crachoirs sont propres et astiqués. Je marmotte tout seul en entrant dans le Woolworth Building. — « Bonjour, M. Thorndike, belle journée, M. Thorndike. Vous intéressez-vous aux vêtements, M. Thorndike ? » M. Thorndike ne s'intéresse pas aux vêtements ce matin ; il me remercie d'être venu le voir et jette ma carte au panier. Pas du tout découragé, j'essaye le American Express Building. « Bonjour, M. Hathaway, belle journée !... » M. Hathaway n'a pas besoin d'un bon tailleur — il en a un depuis trente-cinq ans. M. Hathaway est un peu grognon, et il a foutrement raison, pensé-je, en dégringolant l'escalier. Belle journée, il n'y a pas à dire, et donc pour me changer les idées, et aussi pour voir le port, je prends le tram qui traverse le pont, et débarque chez un client de quat'sous du nom de Dyker. Dyker est un homme occupé. Le genre d'homme qui se fait monter son déjeuner et cirer les bottes pendant qu'il mange. Dyker souffre de désordres nerveux dus à des coïts incomplets. Il me dit que nous pouvons lui faire un costume quelconque, à condition de ne pas le harceler tous les mois pour la facture. La fille n'avait que seize ans, et il ne voulait pas lui faire un gosse. Oui, des poches rapportées, s'il vous plaît ! Et puis, il a une femme et trois enfants. Et puis, il va bientôt poser sa candidature comme magistrat — juge â la Cour des Héritages.
La matinée s'étire vers l'après-midi. D'un saut, me revoilà à New York, et je m'arrête au Burlesk, où l'ouvreuse me connaît. Les trois premiers rangs sont toujours remplis de juges et de politiciens. La salle est plongée dans l'obscurité, et sur la scène, Margie Pennetti, un maillot collant un peu sale, se trémousse. Elle a le plus beau cul que l'on puisse voir au théâtre, et tout le monde le sait, y compris elle-même. Après le spectacle, je déambule au hasard, regardant les cinémas et les charcuteries juives. Je m'arrête un instant dans un passage boutiquier pour écouter les voix des sirènes qui m'arrivent au mégaphone. La vie est un perpétuel voyage de noces, plein de gâteaux au chocolat et de tartes aux airelles. Mettez deux sous dans la fente, et vous verrez une femme qui se déshabille sur l'herbe. Mettez deux sous dans la fente, et vous gagnerez un râtelier. Le monde est remis à neuf chaque jour — les parties tachées sont envoyées au dégraisseur, les parties usagées sont rafistolées et vendues au rabais.
Je remonte et dépasse la ligne de pus, et je flâne à travers les couloirs des grands hôtels. Si ça me plaît, je m'assieds et regarde les gens qui traversent le hall. Tout le monde est sur le qui-vive. De tous côtés, des choses se passent. La tension de l'attente touche au délire. Le métro aérien passe à toute allure, les taxis klaxonnent, les ambulances font marcher leur trompe, les ouvriers posent des rivets. Des chasseurs en livrée somptueuse cherchent des gens qui ne répondent pas à l'appel de leurs noms. En bas, dans la toilette luxueuse, une file d'hommes attend pour pisser un coup. Tout est peluche et marbre, les odeurs sont raffinées et agréables, la chasse d'eau chasse magnifiquement. Sur le trottoir, un kiosque à journaux dont les manchettes sont encore toutes fraîches de meurtres, de viols, d'incendies, de grèves, de faux, de révolutions. Les gens s'écrasent dans les passages souterrains. Là-bas, à Brooklyn, une femme m'attend. Assez vieille pour être ma mère, et elle m'attend pour que je l'épouse. Son fils est tubar, et si malade qu'il ne peut plus se traîner hors du lit. L'oiselle coriace monte au galetas pour faire l'amour, pendant que le fils dans la chambre à côté crache ses poumons. Et puis, elle sort à peine d'un avortement, et je n'ai pas envie de l'engrosser à nouveau — pas tout de suite, en tout cas.
L'heure de la ruée ! et le métro vous mène à tous les Paradis. Pressé contre une femme si étroitement que je sens les poils de son chat. Sommes si étroitement collés l'un à l'autre, que mes poings s'enfoncent en éperon dans son aine. Elle regarde droit devant elle, un point microscopique juste sous mon œil droit. À Canal Street, j'arrive à caser mon pénis à la place de mes poings. Le machin saute en diable, et quels que soient les cahots du train, elle est toujours dans la même position vis-à-vis de mon oiseau. Même lorsque la cohue diminue, elle est toujours là, le pubis tendu en avant, et ses yeux rivés sur le point microscopique juste sous mon œil droit. À Borough Hall, elle descend sans m'avoir jeté un seul regard. Je la suis dans la rue, pensant qu'elle se retournera et me dira peut-être bonjour, ou me laissera lui offrir un chocolat glacé (en admettant que je le puisse !). Mais non ! elle file comme une flèche, sans détourner la tête d'un millimètre. Comment font-elles, je n'en sais rien. Des millions et des millions tous les jours, qui sont collées là, debout, nues sous leurs robes, à jouir sans danger. Quelle est la conclusion ? douche ? masturbation ? Dix contre un qu'elles se jettent sur leur lit et finissent le truc avec leurs doigts !
En tout cas, le soir tombe, et voilà que je déambule avec un braquemard à me crever le froc. La foule est de plus en plus dense. Tout le monde a son journal maintenant. Le ciel étouffe d'affiches lumineuses, et chaque article est garanti agréable, sain, durable, bon au goût, silencieux, imperméable, inusable, le nec plus ultra sans lequel la vie serait intolérable, n'était le fait que la vie est déjà intolérable parce qu'il n'y a pas de vie. C'est l'heure à peu près où le vieux Henschke quitte la boutique du tailleur pour aller au tripot en ville. Agréable petite occupation en marge qui le retient jusqu'à deux heures du matin. Pas grand-chose à faire — tout juste prendre les pardessus et les chapeaux de ces messieurs, servir des boissons sur un petit plateau, vider les cendriers et veiller aux allumettes. Vraiment un boulot très agréable, tout bien considéré. Vers minuit, préparer un petit repas pour ces messieurs s'ils ont faim. Il y a les crachoirs, bien sûr, et les cabinets. Mais ces messieurs sont si bien élevés qu'il n'y a vraiment rien à faire. Et puis, il y a toujours un rabiot de fromage et des biscuits à grignoter, et parfois un dé à coudre de porto. De temps à autre, un sandwich de veau froid pour le lendemain. De vrais messieurs ! Pas à discuter. Fument les meilleurs cigares. Même les mégots ont bon goût. Un boulot très, très agréable.
L'heure du dîner s'avance. La plupart des tailleurs ont fermé boutique. Quelques-uns, ceux qui n'ont que des vieux miteux pour clients, attendent pour un essayage. Ils vont et viennent, les mains derrière le dos. Tout le monde est parti, sauf le patron, et peut-être le coupeur ou l'essayeur. Le patron se demande s'il devra mettre encore des marques à la craie, et si le chèque arrivera à temps pour le loyer. Le coupeur se dit à lui-même : « Oui, M. Un tel, oui, bien sûr..., oui, je crois qu'il faut remonter un peu de ce côté-là, oui... vous avez raison..., c'est un peu trop à gauche..., oui, ça sera prêt dans quelques jours... oui, M. Un tel, oui..., oui..., oui, oui, oui... » Les vêtements achevés et inachevés sont suspendus au portemanteau. Les rouleaux de drap sont bien rangés sur la table. Seul le salon d'essayage est éclairé. Soudain, le téléphone sonne. M. Un tel est au bout du fil et dit qu'il ne peut pas venir ce soir, mais qu'il attend sa queue de morue au plus tôt, celle avec les boutons neufs qu'il a choisis la semaine dernière, et il espère pour Dieu qu'elle lui tiendra aux épaules. Le coupeur met son chapeau et son pardessus et dégringole l'escalier pour aller à une réunion sioniste au Bronx. Le patron reste seul pour fermer la boutique, et veiller à ce que toutes les lumières soient éteintes. Le livreur qui va porter la queue de morue, c'est lui-même, et cela n'a pas d'importance parce qu'il passera par l'escalier de service et personne n'en saura rien. Personne ne ressemble plus à un millionnaire qu'un patron tailleur qui va livrer une queue de morue à M. Un tel. Tiré à quatre épingles, souliers luisants, chapeau bien brossé, gants frais, moustache cirée. Ils commencent à avoir l'air harassé lorsqu'ils s'asseyent au repas du soir. Pas d'appétit. Pas de commandes aujourd'hui. Pas de chèques. Ils sont si découragés qu'ils tombent de sommeil à dix heures, et quand il faut aller se coucher, ils ne peuvent plus fermer l'œil.
Je traverse le pont de Brooklyn... Est-ce donc cela le monde, ces allées et venues, ces buildings illuminés, ces hommes et ces femmes qui passent ? Je regarde leurs lèvres remuer, les lèvres de ces hommes et de ces femmes qui passent. De quoi parlent-ils ? — avec tant de sérieux parfois ? Je déteste voir des gens aussi mortellement sérieux, lorsque moi-même je souffre plus qu'aucun d'eux. Une seule vie ! Et il y a des millions et des millions de vies à vivre ! Jusqu'à présent, je n'ai pas eu une seule chose à dire de ma vie à moi, pas une ! Faut croire que je n'ai pas de cœur au ventre. Devrais retourner dans le métro, saisir une poule, et la violer dans la rue. Devrais retourner chez M. Thorndike demain matin, et lui cracher à la face. Devrais me tenir au milieu de Times Square, ma queue à la main, et pisser dans le ruisseau. Devrais saisir un revolver et tirer à bout portant dans la foule. Le vieux mène une vie de bâton de chaise. Lui et ses chers copains. Et moi je me promène au hasard, vert de haine et d'envie. Et quand je rentrerai, la vieille sera en train de sangloter à fendre l'âme. Peux pas dormir la nuit à l'entendre. Je la déteste avec ses sanglots. L'un me vole, l'autre me brime. Comment pourrais-je la consoler, quand la seule envie que j'aie est de lui briser le cœur ?
Je me promène le long de la Bowery... Beau pâturage vert morve qu'elle est à cette heure. Maquereaux, escrocs, roulures, mendiants, racoleurs, entremetteurs, Chinois, macaronis, ivrognes irlandais. Tout à la recherche d'une pitance et d'une turne. Marcher, marcher, marcher. J'ai vingt et un ans, je suis de race blanche, né et élevé à New York, bons muscles, intelligence solide, bon baiseur, pas de mauvaises habitudes, etc. À inscrire au tableau. Vente au pair. N'a pas commis de crimes, sauf d'être né ici.
Dans le passé, tout membre de notre famille travaillait de ses mains. Je suis le premier fils de pute qui ne foute rien. Langue agile, et cœur corrompu.
Je nage dans la foule, chiffre parmi les autres. Tailleur, et retailleur. Les lumières clignotent, s'allument, s'éteignent, se rallument. Tantôt c'est un pneu de caoutchouc, tantôt un morceau de gomme à mâcher. Le tragique, c'est que personne ne remarque le désespoir que je porte au visage. Nous sommes des milliers et des milliers ainsi, et nous nous croisons sans nous reconnaître. Les lumières dansent comme des aiguilles électriques. Les atomes perdent la boule de lumière et de chaleur. Un incendie brûle derrière la vitre, et rien n'est détruit. Des hommes se rompent l'échine, des hommes se font éclater le cerceau, pour inventer une machine qu'un enfant pourra faire fonctionner. Si seulement je trouvais l'hypothétique marmot qui doit manœuvrer cette machine, je lui mettrais un marteau entre les mains et lui dirais : « Bousille-moi ça ! Bousille-moi ça ! »
Bousille-moi ça ! Bousille-moi ça ! C'est tout ce que je puis dire. Le vieux se balade en voiture découverte. Je lui envie sa tranquillité d'esprit, l'animal ! Un bon copain à ses côtés, et un quart de whisky dans le bide. Les orteils m'en démangent de colère. Vingt ans devant moi, et les choses empirent d'heure en heure. Ça m'étouffe ! Dans vingt ans il n'y aura plus un seul homme aimable et tendre pour m'accueillir. Chaque copain qui claque est un buffle à jamais perdu. L'acier et le ciment armé me cernent de toutes parts. Le trottoir se fait de plus en plus dur. Le monde nouveau me ronge, m'exproprie. Bientôt je n'aurai même plus besoin d'un nom. J'ai cru jadis que des choses merveilleuses m'attendaient sur le chemin.
J'ai cru que je pourrais me construire un monde dans les airs, un château de pure et blanche salive qui m'élèverait au-dessus des buildings les plus hauts, entre le tangible et l'intangible, me mettrait dans un espace pareil à la musique, où tout s'effondre et disparaît, mais où je serais à jamais intact, puissant, pareil à Dieu, le saint des saints. C'est moi qui imaginais cela, moi, le fils du tailleur ! Moi, né du petit gland d'un chêne immense et robuste. Dans le creux de ce gland, je percevais le plus léger frémissement de la terre ; je faisais partie du grand arbre, partie du passé, avec blason et lignée, et l'orgueil, l'orgueil ! Et lorsque je tombai à terre et que j'y fus enseveli, je me rappelai qui j'étais, d'où je venais. Maintenant, je suis perdu, perdu, vous entendez ? Vous n'entendez pas ? Je hurle, je crie à tue-tête, n'entendez-vous pas ? Éteignez les lumières ! Brisez les ampoules ! M'entendez-vous maintenant ? Plus fort, dites-vous. Plus fort ! Par le Christ, vous moquez-vous de moi ? Êtes-vous sourds, muets, aveugles ? Faut-il que j'arrache mes vêtements ? Faut-il que je danse sur la tête ?
Très bien ! Je vais danser ! Un joyeux rondeau, mes frères, et que tout tourne, tourne, tourne ! Ajoutez une paire de pantalons de flanelle en plus, puisque vous y êtes, et n'oubliez pas, les gars, que je culotte à droite. Vous m'entendez ? Lâchez tout ! Toujours vif et joyeux !
-------------
1. Appellation vulgaire du français en Amérique.
2. Message sentimental ou satirique que l'on envoie le 14 février.