Je suis un patriote — du 14e District, Brooklyn, où je fus élevé. Le reste des États-Unis n'existe pas pour moi, sauf en tant qu'idée, histoire, ou littérature. À l'âge de dix ans, je fus arraché de mon sol natal, et transporté dans un cimetière, un cimetière Luthérien, où les tombes étaient toujours propres et les couronnes jamais fanées.
Mais je naquis dans la rue, et fus élevé dans la rue. « La pleine rue d'après l'ère des machines, où la plus merveilleuse et hallucinante végétation de fer, etc. » Né sous le signe du Bélier, qui donne un corps ardent, actif, énergique et quelque peu agité. Mars étant dans la neuvième maison !
Naître dans la rue signifie vagabonder toute sa vie, être libre. Signifie accident et incident, drame et mouvement. Signifie par-dessus tout rêve. Harmonie de choses disparates, qui donne au vagabondage une assurance métaphysique. Dans la rue, on apprend ce que sont réellement les êtres humains ; autrement, ou après, on les invente. Ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux, dérivé, c'est-à-dire littérature. Rien de ce qu'on appelle aventure n'approche jamais de la saveur de la rue. Peu importe que l'on s'envole vers le Pôle, que l'on s'installe au fond de l'océan, une rame de papier à la main, que l'on vadrouille dans neuf villes l'une après l'autre, ou que, tout comme Kurtz, on remonte un fleuve pour trouver la folie au bout. Si passionnante, si intolérable que soit la situation, il y a toujours une issue, toujours une amélioration, un réconfort, une compensation, des journaux, des religions. Mais autrefois, il n'y avait rien de tout cela. Autrefois, on était libre, déchaîné, sanguinaire...
Les gamins adorés dès le premier contact avec la rue demeurent avec vous toute votre vie. Ils sont les seuls vrais héros. Napoléon, Lénine, Capone — fiction que tout cela. Napoléon ne m'est rien comparé à Eddie Carney, qui, le premier, me pocha l'œil. Je n'ai jamais rencontré personne d'aussi princier, d'aussi royal, d'aussi noble, que Lester Readon, lequel, rien qu'en descendant la rue, inspirait terreur et admiration. Jules Verne ne m'a jamais conduit à ces endroits que Stanley Borowski tenait sous sa cape dès la nuit tombée. Robinson Crusoé manquait d'imagination comparé à Johnny Paul. Tous ces gamins du 14e District ont encore pour moi leur saveur. Ils n'étaient pas inventés, ni imaginés ils étaient réels. Leurs noms sonnent comme des pièces d'or — Tom Fowler, Jim Ruckley, Matt Owen, Rob Ramsay, Harry Martin, Johnny Dunne, sans compter Eddie Carney ou le grand Lester Readon. Eh bien, oui ! même maintenant, quand je dis Johnny Paul, les noms des saints me laissent un goût fade à la bouche. Johnny Paul était l'Odyssée vivante du 14e District — qu'il soit devenu plus tard chauffeur de camion est tout à fait hors du sujet.
Avant le grand changement, personne n'avait l'air de remarquer que les rues étaient sales ou laides. Si les bouches d'égout bâillaient, on se bouchait le nez. Quand on se mouchait, on trouvait de la morve dans son mouchoir, et non pas son propre nez. On avait davantage de paix intérieure et de contentement. Il y avait le bistrot, le champ de courses, le vélo, les femmes légères et les chevaux de trot. On pouvait encore se la couler douce. Dans le 14e, du moins. Le dimanche matin, personne ne s'habillait. Si Mme Gorman descendait en peignoir, les yeux sales, pour saluer le pasteur : — « Bonjour, mon père ! — Bonjour, madame Gorman ! » — voilà la rue purgée de tout péché. Pat McCarren mettait son mouchoir dans la basque de son habit — il était bien placé là, comme le trèfle national à sa boutonnière. Les bocks de blonde avaient des faux cols, et les gens s'arrêtaient pour un brin de causette.
Dans mes rêves, je reviens au 14e District comme le paranoïaque retourne à ses obsessions. Quand je pense à ces bateaux de guerre gris acier dans la rade, je les y vois mouillés dans quelque dimension astrologique, où je suis à la fois canonnier, chimiste, marchand d'explosifs à grande puissance, croque-mort, coroner, cocu, sadique, avocat et plaideur, savant, enfin quoi, l'agité, le balourd et le culotté.
Là où d'autres se rappellent de leur jeunesse un beau jardin, une mère tendre, un séjour au bord de la mer, je me rappelle, moi, avec intensité, comme gravés à l'eau-forte, les murs et les cheminées atroces, couverts de suie, de l'usine de boîtes de conserve en face de chez nous, et les disques de fer-blanc qui parsemaient la rue, les uns brillants et polis, les autres rouillés, ternes, aux tons de cuivre, qui vous salissaient les doigts. Je me rappelle les forges avec la lueur rouge des fournaises, et les hommes qui marchaient vers la gueule embrasée, d'énormes pelles à la main, tandis qu'au-dehors on voyait les moules de bois creux pareils à des cercueils, traversés de tiges de fer sur lesquelles on s'écorchait les tibias ou on se rompait le cou. Je me rappelle les mains noires des forgerons, fondeurs, la saleté incrustée si profond sous la peau que rien ne pouvait l'ôter, ni le savon, ni le récurage, ni l'argent, ni l'amour, ni la mort. Comme une marque noire sur eux ! Ils entraient dans la fournaise comme des diables aux mains noires — et plus tard, disparus sous les fleurs, roides et glacés dans leurs habits du dimanche, pas même la pluie ne pourrait lessiver ces noires incrustations. Tous ces magnifiques gorilles iraient vers Dieu avec des biceps gonflés, du lumbago, et des mains noires...
Pour moi, le monde entier était compris dans les limites du 14e District. Si quelque chose arrivait au-dehors, ou bien cela n'existait pas, ou bien c'était sans importance. Si mon père sortait de ce monde-là pour aller à la pêche, cela n'avait aucun intérêt pour moi. Je me rappelle seulement son haleine d'ivrogne quand il rentrait le soir et, qu'ouvrant le grand panier vert, il versait à terre les monstres frétillants, aux gros yeux ronds. Si un homme partait pour la guerre, je me rappelle seulement qu'il revenait le dimanche après-midi et que, debout devant la maison du pasteur, il dégueulait toutes ses tripes, puis s'essuyait avec son gilet.
C'est ainsi qu'était Rob Ramsay, le fils du pasteur. Je me souviens que tout le monde aimait Rob Ramsay — c'était la brebis galeuse de la famille. On l'aimait parce que c'était un propre à rien, et il ne s'en faisait pas pour si peu. Dimanche ou jour de semaine, c'était tout un pour lui ; on le voyait déambuler dans la rue sous les tentes baissées, sa veste sur le bras, et la sueur ruisselant sur sa face, les pattes un peu flottantes, avec ce roulis allongé du marin qui tire sa bordée après une longue croisière, le jus de sa chique dégoulinant de ses lèvres, en même temps que des jurons carabinés et inaudibles — et d'autres aussi, sonores et répugnants... L'indolence foncière de l'homme, son insouciance, les obscénités, le sacrilège ! Pas un homme de Dieu, comme son père ! Non ! Un homme qui inspirait l'amour ! Ses faiblesses étaient humaines, et il les portait avec détachement, avec arrogance, avec ostentation, comme des banderilles. Il descendait la rue livrée à la chaleur, où les conduites de gaz éclataient, et où l'air était plein de soleil, d'ordure et de blasphème, et parfois sa braguette bâillait et ses bretelles pendouillaient, ou encore son gilet resplendissait de sa vomissure. Des fois il attaquait la rue au pas de charge, taureau faisant feu des quatre sabots, et la rue alors se vidait comme par enchantement, comme si les trous d'égout s'étaient ouverts pour avaler tous les détritus. Willie Maine, le cinglé, se tenait sur le hangar au-dessus de la boutique du peintre, son froc défait, badigeonnant à cœur joie. Les voilà bien dans le crépitement sec et électrique de la rue où éclataient les conduites de gaz. Une paire de zigotos à briser le cœur du pasteur.
C'est ainsi qu'il était de ce temps, Rob Ramsay : un type toujours en bamboche. Il revint de la guerre couvert de médailles et du feu plein les tripes. Il dégueulait devant sa propre porte, et il essuyait sa vomissure à son gilet. Il pouvait vider la rue plus promptement qu'une mitrailleuse. Faugh a balla ! C'était sa manière. Et un peu plus tard, avec sa cordialité, avec ce bel air négligent qu'il avait, il marcha tout droit jusqu'au bout d'une jetée, fit la culbute, et se noya.
Je me souviens si bien de lui et de la maison qu'il habitait ! Parce que c'était sur le seuil de la maison de Rob Ramsay que nous tenions nos assises par les chaudes soirées d'été, à regarder ce qui se passait dans le bistrot d'en face. Allées et venues toute la nuit durant, et personne ne prenait la peine de tirer les stores. À un jet de pierre, le petit café-concert appelé Le Foutoir. Tout autour du Foutoir, s'égrenaient les bistrots, et le samedi soir on voyait de longues files dehors, et l'on poussait et bousculait et gigotait pour arriver au guichet. Le samedi soir, quand la Girl en Bleu était dans toute sa gloire, on était sûr de voir quelque marin déchaîné de la rade bondir de sa place et arracher une de ses jarretières à Millie de Leon. Et un peu plus tard le même soir, on était sûr de les voir déambuler dans la rue, et entrer par la porte des habitués. Bientôt les voilà dans la chambre au-dessus du bistrot, tirant sur leurs pantalons collants, et les femmes faisaient sauter leurs corsets et se grattaient comme des guenons, tandis qu'en bas d'autres engloutissaient les fonds des verres et s'arrachaient les oreilles, au milieu d'une hilarité sauvage et suraiguë, emmagasinée là-bas dedans, comme de la dynamite efflorescente. Et tout ça, vu des marches de Rob Ramsay, tandis que le vieux là-haut disait ses prières à la lueur d'une lampe à pétrole, priant comme une vieille nounou répugnante pour implorer la fin de tout cela, ou alors, quand il en avait marre de prier, descendant en chemise de nuit, comme un vieux satyre, il nous menaçait de son balai.
Du samedi après-midi jusqu'au lundi matin, on n'en voyait pas la fin, une chose accouchait d'une autre. Dès le matin du samedi — (Dieu sait comment !) — on sentait les bateaux de guerre mouillés à l'ancre dans le grand bassin. Le samedi matin, mon cœur se gonflait d'émotion. Je voyais les ponts qu'on récurait, les canons qu'on astiquait, et le poids de ces énormes monstres marins au repos sur le lac sale et vitreux du bassin pesait sur moi délicieusement. Je rêvais déjà de m'enfuir, d'aller dans des pays lointains. Mais je n'allais pas plus loin que l'autre rive du fleuve, pas plus au nord que la Deuxième Avenue et la 28e Rue, par la Ligne de Ceinture. Là, je jouais la valse de la Fleur d'Oranger, et pendant les entractes je me rinçais les yeux au-dessus de l'évier de fer. Le piano se trouvait dans l'arrière-salle du bar. Les touches en étaient très jaunes, et mes pieds n'arrivaient pas aux pédales. Je portais un costume de velours parce que le velours était à l'ordre du jour.
Tout ce qui se passait de l'autre côté du fleuve était pure folie : le parquet sablé, les lampes à pétrole, les tableaux de mica dans lesquels la neige ne fondait jamais, les Hollandais toqués leur chope à la main, l'évier de fer qui s'était recouvert d'une épaisse mousse gluante, la femme de Hambourg dont les fesses débordaient toujours derrière sa chaise, la courette qui puait la choucroute... Tout à la mesure à trois temps qui bat sans arrêt. Je marche entre mes parents, une main dans le manchon de ma mère, l'autre dans la manche de mon père. Mes yeux bien fermés, serrés comme des moules qui n'entrouvrent leur coquille que pour pleurer.
Toutes les marées, toutes les saisons changeantes qui ont passé sur le fleuve me sont entrées dans le sang. Je peux encore sentir sous mes doigts la grosse barre de fer glissante sur laquelle je m'appuyais dans le brouillard et sous la pluie, qui faisait retentir à travers mon front glacé les coups de sifflet aigus du ferry-boat s'éloignant de l'embarcadère. Je vois encore les planches moussues de l'embarcadère s'arc-bouter lorsque la proue massive et ronde rasait ses bords, et l'eau verte et juteuse clapotait à travers les planches gémissantes et soulevées. Dans le ciel, les mouettes tournoyaient et plongeaient, faisant un bruit désagréable avec leurs becs sales, son rauque et vorace de festins inhumains, issu de bouches tenaillant l'ordure, de pattes galeuses, croûteuses, effleurant une eau verdissante sous le barattement des hélices.
On passe imperceptiblement d'une scène, d'un âge, d'une vie à une autre. Soudain, en descendant une rue, que ça soit réel ou dans un rêve, on s'aperçoit pour la première fois que les ans se sont envolés, que tout cela est à jamais disparu et ne vivra plus que dans la mémoire ; et alors la mémoire se replie sur soi avec un éclat étrange et saisissant, et l'on repasse perpétuellement ces scènes et ces incidents, dans le rêve ou la rêverie, marchant dans la rue, couchant avec une femme, lisant un livre, parlant avec un étranger... soudain, mais toujours avec une insistance terrifiante et toujours avec une précision terrifiante, ces souvenirs font intrusion, surgissent pareils à des fantômes, et s'infiltrent dans toutes les fibres de votre être. Désormais, tout se passe sur des plans mouvants — nos pensées, nos rêves, nos actes, toute notre vie. Parallélogramme dans lequel nous tombons d'un étage de l'échafaudage à un autre. Désormais, nous voici éclatés en mille fragments, pareils à un insecte aux cent pieds, un mille-pattes aux mille pieds de velours qui sucent l'atmosphère ; nous allons avec des filaments sensibles qui boivent avidement le passé et l'avenir, et tout se fond dans la musique et le chagrin ; nous marchons à l'encontre d'un monde uni, affirmant notre propre division. Toutes les choses, à mesure que nous avançons, éclatent avec nous en mille fragments iridescents. C'est la grande fragmentation de la maturité. Le grand changement. Dans notre jeunesse, nous étions entiers, et la terreur et la douleur du monde nous perçaient de part en part. Il n'y avait pas de séparation aiguë entre la joie et le chagrin ; ils se fondaient en un tout, comme notre vie éveillée se fond avec le rêve et le sommeil. On se levait entier le matin, et le soir on plongeait dans un océan, complètement englouti, accroché aux étoiles et à la fièvre du jour écoulé.
Puis vient un temps où soudain tout parait renversé. On vit dans l'esprit, dans les idées, par fragments. Nous ne buvons plus à la farouche musique extérieure des rues — nous nous souvenons seulement. Comme un monomaniaque, nous revivons le drame de la jeunesse. Comme une araignée qui rattrape le même fil éternellement, et le dégurgite suivant quelque obsédant dessin logarithmique. Si nous sommes émus par une belle poitrine, c'est la belle poitrine d'une grue qui se pencha par un soir pluvieux pour nous montrer pour la première fois le miracle des grands globes laiteux ; si nous sommes émus par les reflets d'un trottoir mouillé, c'est parce que, à l'âge de sept ans, nous avons soudain été transpercés par la prémonition de la vie à venir, alors que nous fixions sans y penser le brillant miroir liquide de la rue. Si la vue d'une porte qui bat nous intrigue, c'est le souvenir d'un soir d'été, où toutes les portes battaient doucement, et là où la lumière se penchait pour caresser la pénombre, il y avait des mollets dorés et de la dentelle et des ombrelles rutilantes, et à travers l'entrebâillement des portes ballantes, comme du sable fin tamisé à travers un lit de rubis, arrivaient des bouffées de musique et l'odeur prenante de somptueux corps inconnus. Peut-être, lorsque cette porte s'entrouvrit pour nous donner un aperçu bouleversant du monde, peut-être alors eûmes-nous la première intuition du grand choc du péché, la première intuition qu'ici, autour des petits guéridons tournoyant dans la lumière, nos pieds grattant indolemment la sciure, nos mains touchant la tige froide d'un verre, ici, autour de ces petits guéridons que nous regarderons plus tard avec tant de tendre nostalgie et de respect, ici, dis-je, nous sentirons dans les années à venir le premier coup de poignard de l'amour, les premières taches de rouille, les premiers coups d'ongle des mains noires de la fosse, les premiers disques brillants de fer-blanc dans les rues, les cheminées étiques couleur de suie, l'orme dépouillé que cingle la foudre d'été, et qui hurle et siffle sous le martèlement de l'averse, tandis que, sortis de la terre brûlante, les escargots filent miraculeusement, et l'air tout entier bleuit et sent le soufre. Ici, autour de ces tables, au premier appel, au premier contact d'une main, voici que viendra l'amère, la rongeante douleur, qui vous agrippe aux entrailles ; le vin aigrit dans l'estomac, une douleur nous monte de la plante des pieds, et les guéridons se mettent à tourner de l'angoisse et de la fièvre qui nous rongent les os au contact doux et brûlant d'une main. Ici gisent ensevelies légende après légende de jeunesse et de mélancolie, de nuits sauvages et de seins mystérieux dansant sur le miroir mouillé du trottoir, de femmes gloussant doucement de rire tout en se grattant, de vociférations de marins déchaînés, de longues queues stationnant devant le couloir, de bateaux se frôlant dans le brouillard et de remorqueurs renâclant rageusement contre la ruée du courant, tandis que là-haut, sur le pont de Brooklyn, un homme se dresse, torturé, prêt à sauter, ou prêt à écrire un poème, ou prêt à se vider de tout son sang, parce que s'il avance d'un autre pas, la souffrance de son amour le tuera.
Le plasma du rêve est fait de la douleur des séparations. Le rêve continue de vivre après que le corps est enterré. Nous parcourons les rues avec mille yeux et mille jambes, avec des antennes veloutées qui ramassent les moindres indices et souvenirs du passé. Dans le va-et-vient sans but, nous nous arrêtons parfois, pareils à de longues plantes gluantes, et nous avalons sans mâcher les morceaux vivants du passé. Nous nous ouvrons, tendres et offerts, pour boire à la nuit et aux océans de sang qui ont noyé le sommeil de notre jeunesse. Nous buvons et buvons, atteints d'une soif insatiable. Nous ne sommes jamais plus entiers, mais nous vivons en fragments, toutes nos parties séparées par une très fine membrane. Ainsi, quand la flotte manœuvre dans le Pacifique, c'est toute la saga de la jeunesse qui jaillit comme un éclair devant nos yeux, le rêve de la rue et le cri des mouettes qui tournoient et plongent, le bec plein d'ordures ; ou bien c'est la sonnerie des trompettes et les pavillons déployés, et toutes les parties inconnues de la terre défilent devant nos yeux, sans dates comme sans signification, tournoyant comme le guéridon dans une gloire iridescente de somptueuse grandeur. Le jour vient où vous vous dressez sur le pont de Brooklyn, à regarder en bas les cheminées noires des bateaux éructant leur fumée, et les canons des fusils luisent et les boutons luisent et les eaux se fendent miraculeusement sous les proues acérées et coupantes, et, glace et dentelle, remous et embruns, l'eau barattée tourne au vert, au bleu, dans une froide incandescence, comme la glace du champagne qui brûle le gosier. Et la proue fend les eaux en une interminable métaphore : le corps pesant du navire avance et avance, la proue n'arrête pas de fendre l'eau, et le poids du navire est le poids impesable du monde, la plongée au fond de pressions barométriques inconnues, au fond de fissures géologiques et de cavernes inconnues où les eaux roulent mélodieusement, où les étoiles tournent et s'éteignent, où les mains se tendent et agrippent et accrochent, sans jamais saisir ni se refermer, mais accrochent et s'agrippent tandis que les étoiles s'éteignent une à une par myriades, myriades et myriades d'univers engloutis dans une froide incandescence, engloutis dans une nuit fuligineuse de vert et de bleu, avec glace pilée et brûlure du champagne et le cri rauque des mouettes, aux becs gonflés de patelles, leurs bouches souillées d'immondices à jamais bourrées sous la quille silencieuse du vaisseau.
Du haut du pont de Brooklyn, le regard plonge et s'arrête sur une tache d'écume, sur un petit lac de gazoline, sur un bout de bois brisé ou sur un chaland vide ; le monde défile la tête en bas, douleur et lumière vous dévorant le gésier, les parois de chair éclatant, la pointe des lances vous poignardant en pleine viande, l'armature même du corps emportée à la dérive dans le néant. Vous traversent des mots insensés venus de l'ancien monde, signes et présages, lettres de feu sur le mur, entrebâillements de la porte du bar, joueurs de cartes aux pipes de terre, arbre décharné contre l'usine de boîtes de conserves, mains noires souillées même dans la mort. On marche dans la rue la nuit, et le pont se dresse contre le ciel comme une harpe, et les yeux gangrenés de sommeil corrodent les bicoques de leur feu, déflorent les murs ; l'escalier s'effondre dans un brouillard confus et les rats dégoulinent à travers le plafond ; une voix est clouée contre la porte et de longues choses rampantes munies d'antennes veloutées et d'un millier de pattes tombent des tuyaux comme des gouttes de sueur. Fantômes joyeux et meurtriers, hululant comme la bise nocturne et maudissant comme des hommes au sang chaud ; cercueils bas et creux, avec des tiges au travers du corps ; bave du chagrin suintant dans la chair froide et cireuse, marquant les yeux morts au fer rouge, paupières dures et tailladées des moules mortes. On tourne en rond dans une cage circulaire sur des plans mouvants, étoiles et nuages sous l'escalier roulant, et tournent les murs de la cage, et nul, ni homme ni femme qui n'ait queue ou griffes, alors que sur toutes choses s'inscrivent les lettres de l'alphabet marquées au fer et au permanganate. On tourne et retourne en rond dans la cage circulaire au roulement de la canonnade ; le théâtre est incendié et les acteurs ne cessent pas de débiter leur texte ; la vessie éclate, les dents tombent, mais le gémissement plaintif du clown est pareil au bruit de chute des pellicules. On tourne par nuits sans lune dans la vallée des cratères, vallées des feux éteints et des crânes blanchis, des oiseaux sans ailes. On tourne et tourne et retourne, à la recherche du moyeu et du nodule, mais les feux ne sont plus que cendres et le sexe des choses est caché dans un doigt de gant.
Et puis un jour, comme si la chair soudain se dénouait, si le sang sous la chair s'était mêlé à l'air, soudain le monde entier se remet à rugir et le squelette même du corps se fond comme de la cire. C'est par un tel jour peut-être qu'on fait la découverte de Dostoïevski. On se rappelle l'odeur de la nappe sur laquelle repose le livre ; on regarde la pendule : il est l'éternité moins cinq ; on compte les objets sur le manteau de la cheminée, parce que le son des chiffres est un son totalement nouveau pour votre bouche, parce que tout, le neuf et le vieux, le touché et l'oublié, devient feu et fluide magnétique. Maintenant toutes les portes de la cage sont ouvertes et où que vous alliez la route est droite vers l'infini, route folle et droite, par-dessus laquelle grondent les brisants, et de grands oiseaux fabuleux, marbre et indigo, fondent pour y déposer leurs œufs enfiévrés. Hors des vagues au battement phosphorescent surgissent fiers et cabrés les coursiers aux flancs lustrés d'émail, cavalerie d'Alexandre, le ventre tendu d'orgueil aux éclairs de calcium, le naseau trempé de laudanum. Maintenant tout est neige et poux, et le grand baudrier d'Orion est jeté autour de l'aîne de l'océan.
Il était exactement sept heures cinq, au coin de Broadway et de la rue Kosciusko, lorsque Dostoïevski zébra mon horizon de ses éclairs. Deux hommes et une femme composaient un étalage. Du milieu des cuisses jusqu'aux pieds, les mannequins étaient en fil de fer. Des boîtes de souliers vides s'amoncelaient contre la glace comme la neige de l'année dernière...
C'est ainsi que le nom de Dostoïevski fit son entrée. Sans ostentation. Comme une vieille boîte à chaussures. Le Juif qui me prononça son nom avait des lèvres épaisses ; il ne pouvait pas dire Vladivostok, par exemple, non plus que Carpathiens — mais il pouvait dire « Dostoïevski » divinement bien. Même aujourd'hui, quand je dis Dostoïevski, je revois ses grosses lèvres lippues et le mince filet de salive qui se tendait comme un élastique à mesure qu'il prononçait le mot. Entre ses deux incisives il y avait un vide anormal — et ce fut exactement dans le milieu de cette cavité que le mot Dostoïevski vibra et s'étendit, mince pellicule iridescente de salive où vint se jouer tout l'or du crépuscule — car le soleil baissait justement au fond de Kosciusko-Street, et le trafic au-dessus de nos têtes se fondait comme une débâcle de printemps, bruit de mâchoires grinçantes, comme si les mannequins aux jambes de laiton se dévoraient entre eux. Un peu plus tard, lorsque j'entrai dans le pays des Houyhnhnms, j'entendis les mêmes mâchoires grinçantes au-dessus de ma tête, et de nouveau la salive dans une bouche d'homme frémit et s'étira, tout irisée dans le soleil couchant. Cette fois, c'est à la Gueule du Dragon1 : un homme se dresse devant moi, une canne de rotin à la main, bonimentant avec un rictus de fanatique. Là encore, comme si mon cerveau était un utérus, les murailles du monde cédèrent. Le nom de Swift était comme un jet d'urine clair et dru, sonnant contre le couvercle en fer-blanc du monde. Au-dessus de moi, le vert mangeur de feu, ses intestins délicats enveloppés dans un ciré ; deux énormes dents, blanches comme du lait, mordant sur une ceinture d'engrenages passés au cambouis, communiquant avec le stand de tir et les Bains turcs ; les roues dentées de l'engrenage glissant sur une carcasse d'os blanchis. Le vert dragon de Swift se meut sur l'engrenage avec un bruit sans fin de jaillissement, moulant très fin et raccourcissant les pygmées à forme humaine que la machine aspire comme du macaroni. Entrés-sortis de l'œsophage, de haut en bas et tout autour de l'omoplate et du delta mastoïdien, précipités au fond du gouffre insondable des viscères, ingurgités et dégurgités, les aines distendues puis glissantes, l'engrenage va impitoyablement et mâche tout vivants les fins macaronis raccourcis pendus par les favoris à la gueule rouge du dragon. Je regarde le sourire blanc-de-lait de l'aboyeur, ce sourire fanatique sorti de l'incendie du Pays des Rêves2, et puis j'entre tranquillement dans le ventre ouvert du dragon. Entre les os ricanants du squelette qui tient les roues dentées en marche, le pays de Houyhnhnms s'étend devant moi ; et ce bruit jaillissant siffle à mes oreilles comme si le langage des hommes était fait d'eau de Seltz. De haut en bas, sur le jeu, noir de cambouis, des engrenages, au-dessus des Bains turcs, à travers la Maison des vents, au-dessus des eaux azurées, entre les pipes de terre et les balles d'argent qui dansent sur les jets d'eau : monde infra-humain des fédoras et des banjos, des foulards et des cigares foncés ; caramels qui s'étirent du croc jusqu'à San Francisco, bouteilles de bière qui éclatent, mélasses en verre filé et tamales servis chauds, grondement de la houle et grésillements du gril, écume, eucalyptus, saleté, craie, confettis, la cuisse blanche d'une femme, un aviron brisé ; le tintamarre des lattes de bois, le puzzle du mécano, le sourire qui n'en finit pas, le sourire fanatique crachant du feu, la gueule rouge et les intestins verts...
Ô monde, étranglé, effondré, où sont les puissantes dents blanches ? Ô monde, qui sombres avec des balles d'argent, les bouchons et les appareils de sauvetage, où sont les crânes roses ? Ô monde glabre et glaireux, mâché maintenant et recru de fatigue, sous quelle lune morte reposes-tu, lumineux et glacé ?
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1. Gueule du Dragon, attraction de Coney Island, le Luna-Park de New York. (N. du T.).
2. Pays des Rêves, endroit de Coney Island dévasté par un incendie. Tout brûla, lions et tigres compris — le bonimenteur au sourire de fanatique y devint fou. (N. du T.)