L'objet de ces pages est de relater la genèse d'un chef-d'œuvre. Le chef-d'œuvre est pendu au mur devant moi ; il est sec maintenant. J'écris ces notes pour me rappeler le processus de création, parce que je n'en ferai probablement jamais plus un semblable.
Il nous faut revenir un peu en arrière... Depuis deux jours entiers, je lutte avec quelque chose. S'il me fallait décrire cet état en un mot, je dirais que j'étais comme une cartouche coincée. Ceci serait fichtrement exact, car en sortant d'un rêve ce matin, la seule image persistante fut celle de ma grosse malle toute bosselée comme un vieux chapeau.
Le premier jour, la lutte est indéfinissable. Assez puissante cependant pour me paralyser. Je mets mon chapeau, et je m'en vais visiter l'exposition Renoir, et de Renoir je passe au Louvre, et du Louvre à la rue de Rivoli — qui ne ressemble plus à la rue de Rivoli. Là, je reste trois heures d'affilée devant un bock, fasciné par les monstres qui me passent sous les yeux.
Le lendemain matin, je me lève avec la conviction que je vais faire quelque chose. Je sens cette légère et agréable tension des nerfs qui est de bon augure. Mon carnet de notes est à côté de moi. Je le prends, et je le feuillette distraitement. Je le feuillette encore une fois, mais avec plus d'attention. Les notes sont écrites en style cryptique. Une simple phrase peut contenir les luttes d'une année. Quelques-unes des lignes sont devenues indéchiffrables pour moi — mes biographes s'en occuperont. Je suis toujours obsédé par l'idée que je vais écrire aujourd'hui. Je fais simplement voleter les pages de mon carnet pour me mettre en train. Du moins, je l'imagine. Mais si vite que je les parcoure et si légèrement, quelque chose de fatal vient de m'arriver.
Ce qui se passe, c'est que je suis tombé sur Tante Mélia. Et voici ma vie entière qui surgît brusquement en moi, comme un geyser qui vient de crever la croûte terrestre. Je rentre à la maison avec Tante Mélia, et je m'aperçois soudain qu'elle est folle. Elle me demande la lune. « Là-haut ! » hurle-t-elle. « Là-haut ! »
Il est vers les dix heures du matin lorsque ces mots se mettent à hurler vers moi. À partir de ce moment, et jusqu'à ce matin quatre heures, me voici entre les mains de puissances invisibles. Je range ma machine à écrire, et je commence à noter ce qu'on me dicte. Des pages et des pages de notes, et pour chaque incident on me rappelle où trouver le contexte. Toutes les chemises dans lesquelles mes manuscrits sont rangés, je les ai vidées par terre. À plat ventre sur le parquet, j'annote fiévreusement mon travail au crayon. Ça continue et ça continue ! J'exulte, en même temps que je suis très ennuyé. Si ça continue à ce train-là, je risque l'hémorragie cérébrale.
Vers trois heures, je décide de ne plus obéir. Je vais sortir et manger. Peut-être que ça passera après déjeuner. J'enfourche mon vélo afin de me décongestionner la tête. Je n'emporte pas de carnet de notes — exprès. Si la dictée recommence, tant pis !* Sorti déjeuner !
À trois heures de l'après-midi, on ne trouve qu'un repas froid. Je commande du poulet froid mayonnaise. Ça coûte un peu plus cher que ce que je dépense d'habitude, mais c'est justement pour ça que je le commande. Puis, après une légère hésitation, je commande un lourd bourgogne au lieu du vin ordinaire de tous les jours. J'espère que tout cela me distraira. Le vin devrait un peu m'assoupir.
J'en suis à la seconde bouteille, et la nappe est couverte de notes. Ma tête est extraordinairement légère. Je commande du fromage, du raisin, des gâteaux. C'est formidable ce que j'ai faim ! Et pourtant, je ne sais comment, ça n'a pas l'air de descendre dans mon estomac à moi ; on dirait que quelqu'un d'autre mange à ma place. Eh bien ! c'est moi qui paierai, en tout cas ! Nous voici sur un terrain solide... Je paie et je saute sur mon vélo. Arrêt dans un bistrot — café noir. Ne puis arriver à reprendre pied. Quelqu'un me dicte sans arrêt — sans aucun égard pour ma santé.
Je vous le dis, le jour entier s'est passé ainsi. J'ai capitulé depuis longtemps. Très bien, ai-je pensé ! Si aujourd'hui c'est les idées, va pour les idées. Princesse, à vos ordres !* Et je turbine comme un forçat, tout comme si j'en avais précisément envie.
Après le dîner, je suis complètement épuisé. Les idées continuent d'affluer, mais je suis tellement exténué que je m'allonge et les laisse jouer sur moi comme un massage électrique. Finalement, je suis assez affaibli pour ramasser un livre et me reposer. C'est un vieux numéro de revue. Là, je vais trouver la paix. À ma grande stupéfaction, la page s'ouvre sur ces mots : « Goethe et son Démon ». Le crayon se retrouve dans ma main, et la marge se bourre de notes. Il est minuit. J'exulte. La dictée a cessé. Libre de nouveau. Je suis si foutrement heureux que je me demande si je ne vais pas faire un petit tour avant de me remettre à écrire. La bécane est dans ma chambre. Elle est sale. (C'est la bécane que je veux dire.) J'attrape un chiffon, et je me mets à la nettoyer. Je nettoie tous les rayons, je la graisse de partout, j'astique les garde-boue. Elle est flambant neuve. Allons faire un tour au Bois...
Comme je me lave les mains, j'éprouve subitement une douleur qui me ronge l'estomac. J'ai faim, voilà ce que c'est. Parfait ! Puisque la dictée a cessé, je suis libre de faire ce qui me plaît. Je débouche une bouteille, je me coupe un morceau de pain, je mords dans du saucisson. Le saucisson est à l'ail. Chic ! Au bois de Boulogne, le relent d'ail passe inaperçu. Encore un peu de vin. Un autre morceau de pain. Cette fois, c'est moi qui mange, et pas d'erreur ! Les autres repas, c'était du gaspillage. Le vin et l'ail font un mélange odorant. Je rote discrètement.
Je m'assieds un moment pour fumer une cigarette. Il y a une brochure à côté de moi, de trois pouces carrés. Elle s'intitule L'Art et la Folie. Foutue, ma balade. Il est trop tard pour travailler, de toute façon. Je commence à m'apercevoir que ce que j'ai vraiment envie de faire, c'est de peindre. En 1927 ou 28, j'étais en passe de devenir peintre. De temps en temps, quand ça me prend, je fais une aquarelle. Voilà comment ça vous vient : vous avez envie de faire une aquarelle, et vous la faites. À l'asile des aliénés, ils peignent éperdument. Ils peignent les chaises, les murs, les tables, les lits... étonnante fécondité. Si nous retroussions nos manches et nous mettions à l'ouvrage comme le font ces idiots, qu'est-ce qu'on n'accomplirait pas dans sa vie !
L'illustration que j'ai entre les mains, œuvre d'un hôte de Charenton, a de très grandes qualités. Elle représente un garçon et une fille agenouillés tout près l'un de l'autre, et tenant une très grosse serrure entre les mains. À la place du pénis et du vagin, l'artiste les a dotés de clés, de grosses clés qui s'entre-pénètrent. Il y a une autre grosse clé dans la serrure. Ils ont l'air heureux et un peu distraits... À la page 85, il y a un paysage, qui ressemble exactement à une peinture de Hilaire Hiler. En fait, c'est mieux. La seule particularité, c'est qu'au premier plan il y a trois hommes en miniature tout déformés. Pas mal déformés, du reste : on dirait seulement qu'ils sont trop lourds pour leurs jambes. Le reste de la toile est si bien qu'il faudrait être bien difficile pour en prendre ombrage. D'ailleurs, est-ce que le monde est si parfait qu'on ne pourrait pas y trouver trois hommes trop lourds pour leurs jambes ? Il me semble que les fous ont droit à leur vision aussi bien que nous.
J'ai très envie de m'y mettre. Tout de même, je manque d'idées. La dictée a cessé. J'ai presque envie de copier une de ces illustrations. Mais alors j'ai un peu honte de moi-même — copier l'œuvre d'un fou est la pire forme du plagiat.
Eh bien ! commençons ! Tout est là ! Commençons avec un cheval. J'ai vaguement dans l'esprit les chevaux étrusques que j'ai vus au Louvre. (N.-B. Dans toutes les grandes périodes de l'art, le cheval est très près de l'homme.) Je commence à dessiner. Je commence naturellement par la partie la plus facile de l'animal le derrière. Une petite ouverture pour la queue que l'on peut ajouter après. À peine ai-je commencé le tronc, que je m'aperçois que je l'ai fait trop long. Rappelle-toi ! Tu dessines un cheval, pas une saucisse ! Vaguement, très vaguement, il me semble me souvenir que quelques-uns de ces chevaux ioniens que j'ai vus sur des vases noirs avaient des troncs allongés. Et que les jambes commençaient à l'intérieur du corps, dessinées par une ligne finement indiquée, que l'on pouvait voir ou ne pas voir suivant ses dispositions anatomiques. Avec cette idée dans la tête, je me décide pour un cheval ionien. Mais voici de nouvelles difficultés : les jambes. La forme des jambes d'un cheval est vraiment un mystère quand on n'a que sa mémoire pour tout potage. Je n'arrive à me rappeler vraiment qu'à partir du paturon jusqu'en bas, autant dire le sabot ! Mettre de la chair autour d'un sabot est une tâche délicate, extrêmement délicate. Et faire que les pattes rejoignent le corps naturellement, et non comme si elles étaient collées à la glu ! Mon cheval a déjà cinq pattes : la solution la plus simple consiste à en transformer une en un phallus erectus. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et maintenant, il se dresse semblable à une terre cuite du VIe siècle avant le Christ. La queue n'y est pas encore, mais j'ai laissé une ouverture juste au-dessus du trou du cul. Je pourrai la mettre quand je voudrai. L'essentiel, c'est de lui donner du mouvement, d'en faire un cheval fringant quoi ! Donc, je tords un peu les pattes de devant et je les redresse. Voilà une partie en mouvement le reste est immobile comme une bûche. Avec la queue appropriée, je pourrais en faire un magnifique kangourou.
Au cours des expériences sur les pattes, l'estomac s'est détérioré. Je le raccommode comme je peux — jusqu'à ce qu'il ait l'air d'un hamac. Laissons-le comme ça. Si ça ne ressemble pas à un cheval quand j'aurai fini, je pourrai toujours en faire un hamac. (N'y avait-il pas des gens qui dormaient dans le ventre d'un cheval sur un de ces vases que j'ai vus ?)
Quiconque n'a pas étudié attentivement le crâne d'un cheval ne peut pas se figurer combien il est difficile à dessiner. En faire un crâne, et non pas une musette. Mettre les yeux sans que le cheval ait l'air de rire. Faire que l'expression reste chevaline, et ne devienne pas humaine. Arrivé là, j'avoue franchement que je suis complètement dégoûté de mes prouesses. J'ai envie de tout effacer et de recommencer. Mais j'ai horreur de gratter. Je préfère changer mon cheval en une dynamo ou un piano à queue, plutôt que d'effacer tout mon travail.
Je ferme les yeux, et j'essaie très calmement de me représenter un cheval dans ma tête. Je caresse de la main la crinière, le garrot, les flancs. Il me semble que je me souviens très distinctement de la peau du cheval, surtout cette façon qu'elle a de frémir quand une mouche la tracasse. Et cette sensation tiède, un peu grouillante des veines. (À Chula Vista, j'étrillais les bourricots avant d'aller aux champs. Et je pense : si seulement je pouvais en faire un bourricot, ça serait déjà pas mal !)
Donc, je recommence. Par la crinière, cette fois. Or, la crinière d'un cheval est quelque chose de très différent d'une natte ou des tresses d'une sirène. Chirico met de merveilleuses crinières à ses chevaux. Valentine Prax aussi. La crinière, c'est quelque chose, je vous assure. Pas une simple ondulation Marcel ! Il faut qu'il y ait l'océan, et toute la mythologie. Ce qui fait des cheveux, des dents et des ongles ne constitue pas une crinière. C'est quelque chose à part... Toutefois, quand je me fourre dans un pétrin de ce genre, je sais que je pourrai m'en tirer quand le moment viendra d'appliquer les couleurs. Le dessin, ce n'est qu'un prétexte pour la couleur. La couleur, c'est la toccata ; le dessin appartient au règne de l'idée. (Michel-Ange avait raison de mépriser Vinci. Y a-t-il quelque chose de plus affreux, de plus intellectuel — jusqu'à vous faire vomir — que La Cène ? Y a-t-il quelque chose de plus prétentieux que la Mona Lisa ?)
Je vous dis qu'un peu de couleur donnera de la vie à la crinière. Le ventre est encore un peu déglingué, je le vois bien. Parfait. Là où il est convexe, je le ferai concave, et vice versa. Et soudain mon cheval se met à galoper, il crache du feu par les naseaux. Mais avec deux yeux, il a l'air encore un peu bête, un peu trop humain. Ergo, effaçons un œil. Magnifique ! Il devient de plus en plus cheval. Il te vous prend un petit air malin aussi — comme Charley Chase au cinéma...
Pour qu'il ne s'évade pas de l'espèce qu'il représente, je décide de lui faire des rayures. Mon idée, c'est que s'il refuse de se défaire de cet air enjoué, je pourrai le transformer en zèbre. Donc, je fais les rayures. Et maintenant, merde alors, il a l'air d'être en carton. Les rayures l'ont aplati, comme collé au papier. En fermant les yeux, je devrais pouvoir retrouver le cheval du Cinzano — il a des rayures, lui aussi, et de belles ! Peut-être devrais-je descendre prendre un apéritif et regarder le Cinzano. Mais il se fait tard pour les apéritifs. Tout compte fait, je crois que je vais faire un peu de plagiat, pourquoi pas. Si un fou sait dessiner un homme à bicyclette, nul doute qu'il ne sache dessiner un cheval aussi.
C'est extraordinaire ! — je trouve des dieux et des déesses, des démons, des chauves-souris, des machines à coudre, des pots de fleurs, des rivières, des ponts, des serrures et des clés, des épileptiques, des cercueils, des squelettes, mais pas un foutu cheval ! Si l'imbécile qui a compilé cette brochure avait voulu tirer une observation vraiment profonde, il n'aurait pas manqué de faire quelque remarque sur cette curieuse omission. Quand le cheval est absent, il y a quelque chose qui ne va pas. L'art de l'homme va la main dans la main avec le cheval. Il ne suffit pas d'insinuer que les symbolistes et les imagistes sont, ou étaient, un peu détraqués. Nous voulons savoir, dans une étude sur la folie, ce qu'est devenu le cheval.
De nouveau, je regarde le paysage de la page 85. C'est une excellente composition, en dépit de sa raideur géométrique. (Les fous ont une terrible obsession de la logique et de l'ordre, comme les Français.) J'ai maintenant un point de départ : montagnes, ponts, terrasses, arbres... Un des grands mérites de la peinture des fous, c'est qu'un pont y est toujours un pont, une maison, une maison. Les trois petits bonshommes qui se balancent sur leurs cannes au premier plan, ne sont pas absolument nécessaires à la composition du tableau, surtout puisque j'ai mon cheval ionien qui occupe pas mal d'espace. Je cherche un cadre où placer mon cheval, et il y a quelque chose de grave et de triste à la fois, quelque chose de très intrigant dans ce paysage, avec ses parapets crénelés, ses escarpements en pain de sucre, et ses maisons à fenêtres innombrables, comme si les habitants avaient une peur mortelle d'y suffoquer. Ça fait beaucoup penser aux débuts mêmes du paysage — et cependant c'est complètement en dehors de toute époque définie. Je dirais grosso modo que ça occupe une zone entre Giotto et Santos-Dumont — avec tout juste un faible avant-goût de la rue d'après les machines de l'avenir. Et maintenant, avec ce dessin pour me guider, je reprends courage. Allons-y*.
Juste sous le cul du cheval, là où commence et finit la croupe, là où Salvador Dali mettrait vraisemblablement un fauteuil Louis XV ou un ressort de montre, je commence à dessiner à grands traits un chapeau de paille, un melon. Sous le chapeau, je mets un visage — négligemment, parce que j'ai les idées larges et ne m'occupe pas trop des détails. Où que ma main tombe, je fais quelque chose, suivant les courbes insinuantes de la ligne. Ainsi, je prends le gros phallus erectus qui était tantôt la cinquième patte et je le plie en un bras d'homme — là ! J'ai maintenant un homme en chapeau de paille qui chatouille la croupe d'un cheval. Magnifique ! Magnifique et très chic ! Si cela parait un peu grotesque, un peu loin du caractère pseudo-médiéval de la composition originale, je puis toujours l'attribuer à l'aberration du fou qui m'a inspiré. (Ici, pour la première fois, le soupçon me traverse que je déraille peut-être aussi !) Mais à la page 366 il est dit : « Enfin pour Matisse, le sentiment de l'objet peut s'exprimer avec toute licence, sans direction intellectuelle ou exactitude visuelle ; c'est l'origine de l'expression*. » Continuons... Après une courte lutte avec les pieds de l'homme, je résous le problème en mettant la partie inférieure de son corps derrière le parapet. Il s'appuie sur le parapet, à rêver sans doute, et en même temps il chatouille les côtes du cheval. (Le long des rivières de France on tombe souvent sur des hommes accoudés sur un parapet et qui rêvent, surtout quand ils ont déchargé un plein sac d'urine.)
Pour abréger mes efforts, et aussi pour voir combien d'espace il me reste, j'ajoute des quantités de rayures diagonales d'un trait hardi ce sont des planches pour le parquet du pont. Ça me règle son compte à au moins un tiers du tableau, au point de vue de la composition. Et maintenant, voici les terrasses, les escarpements, les trois arbres, les montagnes au capuchon de neige, les maisons et toutes les fenêtres qui vont avec. On dirait un puzzle d'enfant. Chaque fois qu'une falaise refuse de se laisser finir comme il faut, j'en fais le côté d'une maison, ou le toit d'une autre maison invisible. Peu à peu, j'arrive péniblement au sommet du tableau, où heureusement le cadre coupe court à tout. Il me reste à mettre les arbres — et les montagnes.
À leur tour, les arbres sont un problème fort épineux. Il faut faire un arbre, et non un bouquet. Même si je mets quelques éclairs fourchus dans le feuillage, pour donner l'impression d'une structure, ça ne va pas. Quelques nuages aériens alors, pour me débarrasser d'un peu de feuillage superflu. (C'est toujours un bon truc de simplifier le problème en le supprimant.) Mais les nuages ont l'air de bouts de papier fou que le vent a emportés, des bouquets de mariage ! Un nuage, c'est si léger, c'est moins que rien, et pourtant ce n'est pas du papier fou. Tout ce qui a une forme a une substance invisible. Michel-Ange a cherché ça toute sa vie — dans le marbre, dans ses vers, en amour, en architecture, dans le crime, chez Dieu... (Page 390 : « Si l'artiste poursuit la création authentique, son souci est ailleurs que sur l'objet, qui peut être sacrifié et soumis aux nécessités de l'invention*. »)
J'arrive à la montagne — comme Mahomet. Maintenant, je commence à comprendre le sens du mot libération. Une montagne ! Qu'est-ce qu'une montagne ? C'est un tas de saletés qui ne s'use jamais, du moins pas dans le temps historique. Une montagne, c'est trop facile. Je veux un volcan. Je veux montrer pourquoi mon cheval renâcle et se cabre. Logique, logique ! Le fou montre un souci constant de logique ! Les Français aussi*. Eh quoi ! Je ne suis pas un fou, surtout pas un fou français je peux prendre quelques libertés, d'autant plus qu'il s'agit de l'œuvre d'un imbécile. Donc, je dessine d'abord le cratère, en descendant vers le pied de la montagne, pour rejoindre le pont et le toit des maisons en bas. Des maladresses de dessin, je fais des crevasses dans le flanc de la montagne — figurant le mal fait par le volcan. Mon volcan est un volcan en activité, et ses flancs éclatent.
Quand tout est fini, on dirait une chemise. Oui, une chemise précisément ! Je reconnais le col et les manches. Il ne manque que la marque du faiseur, et le numéro de la taille... Une chose cependant demeure indiscutablement nette et distincte, c'est le pont. Étrange, mais si vous arrivez à dessiner une arche, le reste du pont suit tout naturellement. Un ingénieur seul réussit à gâcher un pont.
C'est presque fini, du moins le dessin. Je raccorde tous les traits folâtres du bas pour en faire une grille de cimetière. Et dans le coin supérieur gauche, là où le volcan a laissé un vide, je dessine un ange. C'est un objet de nature originale, une invention purement gratuite, et hautement symbolique. C'est un ange triste, dont le ventre tombe, et dont les ailes sont soutenues par des baleines de parapluie. Il semble déborder du cadre de mes idées, et il plane, dans sa mysticité, au-dessus du sauvage cheval ionien maintenant perdu pour l'homme.
Avez-vous jamais observé des gens qui tuent le temps dans des gares ? Ne dirait-on pas des anges morfondus — aux pieds plats et sans cambrure et aux ventres descendus ? Ces courtes minutes éternelles pendant lesquelles ils sont condamnés à rester seuls avec eux-mêmes — cela ne leur met-il pas des baleines de parapluie aux ailes ?
Tous les anges de l'art religieux sont faux. Si vous voulez voir des anges, allez donc au Central Terminus, ou à la gare Saint-Lazare. Surtout la gare Saint-Lazare — Salle des Pas-Perdus.
Ma théorie en peinture, c'est d'en finir le plus vite possible avec le dessin, et de placarder la couleur. Après tout, je suis un coloriste, et non un cheval de traits ! Alors, sortons les tubes !
Je commence à peindre le côté de la maison, en terre de Sienne crue. Pas très réussi. Je mets un généreux coup de rouge carmin sur le mur à côté. Ça fait un peu trop joli, un peu trop italien. En somme, ça ne commence pas si bien que ça, mes couleurs ! Il y a une atmosphère de jour de pluie qui rappelle Utrillo. Je n'aime pas le gâtisme tranquille d'Utrillo, ni ses jours de pluie, ni ses rues faubouriennes. Je n'aime pas non plus la façon dont ses femmes font bomber leur derrière... Je sors le couteau à pain. Pourquoi pas essayer d'un empâtement chargé ? Tout en pressant mes tubes pour préparer un généreux assortiment de couleurs, la folle envie me vient d'ajouter une gondole à la composition. Aussitôt je l'insère sous le pont, qui, automatiquement, la lance sur l'eau.
Et maintenant, soudain, je comprends la raison de cette gondole. Parmi les Renoirs que j'ai vus l'autre jour, il y avait une scène vénitienne, avec l'inévitable gondole naturellement. Or, ce qui m'intrigua, si stupide que cela paraisse, c'est que l'homme assis dans la gondole fût si distinctement un homme, bien qu'il ne fût qu'un simple point noir, à peine séparable de tous les autres points qui composaient la lumière, la mer hachurée, les palais délabrés, les voiliers, etc. Il n'était qu'un point dans cette flamboyante combinaison de couleurs, et cependant, distinctement, un homme. On pouvait même dire qu'il était Français, un Français de 1870 ou à peu près...
Il y a encore à dire sur la gondole. Deux jours avant mon départ pour l'Amérique — 1927 ou 28 — on fit grande bombe à la maison. Ma carrière d'aquarelliste battait son plein.
Elle commença d'une drôle de façon, cette manie pour l'aquarelle. À cause de la faim, pourrais-je dire. Ça, et le grand froid. Pendant des semaines, moi et mon ami Joe nous hantions les salles de billard et les lieux d'aisance, bref tous lieux où il y avait de la chaleur animale et pas de débours. Un soir, en rentrant à la morgue (c'est-à-dire chez moi), nous remarquâmes une reproduction d'un Turner à la devanture d'un grand magasin. C'est ainsi que tout commença. Une des périodes les plus actives, les plus agréables, de ma vie stérile. Quand je dis que nous jonchâmes le sol de peintures, je n'exagère pas. Aussitôt sèches, nous les pendions aux murs — et le lendemain, on les descendait pour en pendre d'autres. Nous peignions au dos des anciennes toiles, nous les lessivions, les grattions au couteau, et, au cours de ces expériences nous découvrîmes par hasard des choses surprenantes. Nous découvrîmes comment obtenir des résultats intéressants avec du marc de café et de la mie de pain, avec du charbon et de l'arnica. Nous mettions les peintures dans la baignoire et les y laissions tremper pendant des heures, puis, le pinceau chargé, nous attaquions ces omelettes baveuses. C'est Turner qui mit tout ça en branle — Turner et le terrible hiver de 1927-28.
Deux soirs avant mon départ, ainsi que je le disais, quelques peintres vinrent à la maison pour admirer notre travail. C'était de braves types, et pas du tout dégoûtés de s'intéresser à notre travail d'amateurs. Les aquarelles gisaient de tous côtés sur le parquet, comme d'habitude, en train de sécher. Comme dernière expérience, nous les piétinons, en y renversant un peu de vin. Étonnants les effets qu'un talon sale peut produire, ou ceux d'une larme de vin qui tombe de trois pieds de haut avec les meilleures intentions du monde. L'enthousiasme monte. Deux de mes amis s'attaquent aux murs avec des bouts de charbon. Un autre fait du café pour avoir du marc tout frais. Quant aux autres, y compris moi-même, nous buvons.
Au beau milieu de la fête — vers trois heures du matin — entre ma femme. Elle semble un peu déprimée. Me prenant à part, elle me montre un billet de bateau. Je le regarde. « C'est pour quoi faire », que je dis. « Il faut que tu partes », qu'elle répond. « Mais je ne veux pas m'en aller », dis-je. « Je suis très bien ici. — Je m'en aperçois » répond-elle, sarcastique.
Toutefois, je pars. Et en remontant la Tamise, ma seule pensée, c'est de voir les Turner à la Tate Gallery. Finalement, m'y voici, et je contemple les fameux Turner. Et la chance veut qu'un des ramollots de là-bas se prenne d'amitié pour moi. Je découvre qu'il est aquarelliste de grand talent. Il travaille uniquement à la lampe. Ça me fait vraiment mal de quitter Londres, tant il m'a rendu le séjour agréable. Mais au départ de Southampton, je me disais : — « le cercle est fermé maintenant, de la devanture du magasin à ici. »
Mais poursuivons... Cette gondole va être la pièce de résistance !* Mais d'abord, il faut que je nettoie les murs. Saisissant le couteau à pain, je le plonge dans la laque carminée et j'applique une dose généreuse aux fenêtres des maisons. Doux Jésus ! Aussitôt les maisons sont en flammes ! Si j'étais vraiment fou, et non pas simulant la folie d'un fou, je mettrais des pompiers dans le tableau, et je ferais des échelles avec les stries diagonales des planches du pont. Mais ma démence prend le parti d'allumer un incendie. Je mets le feu à toutes les maisons, avec du carmin d'abord, puis du vermillon, puis avec une sanglante concoction des deux. Cette partie du tableau est claire et décisive : c'est un holocauste.
Le résultat de ces efforts incendiaires, c'est que j'ai roussi le dos du cheval. Il n'est plus maintenant ni cheval ni zèbre. Le voici devenu dragon crachant du feu. Là où manque la queue, j'ai un bouquet de pétards, et avec un bouquet de pétards au cul, un cheval, même ionien, ne peut conserver sa dignité. Je pourrais bien sûr, continuer et en faire un vrai dragon ; mais cette transformation et ce raccommodage commencent à me donner sur les nerfs. Quand on part avec un cheval, il faut s'en tenir au cheval — ou alors, s'en défaire totalement. Si on se met à biaiser avec l'anatomie d'un animal, pas de raison de ne pas parcourir le cycle complet de la philogenèse !
Donc, avec un solide mélange bien opaque de vert et de bleu indigo, je badigeonne entièrement le cheval. Dans mon esprit, bien sûr, il est toujours là. Les gens pourront contempler cet objet opaque et se dire : Comme c'est étrange ! Comme c'est curieux ! Mais moi, je sais qu'au fond c'est un cheval. Au fond de tout, il y a un animal voilà notre obsession la plus profonde. Lorsque je vois des êtres humains monter en se tortillant vers la lumière comme des tournesols fanés, je pense : « Tortillez-vous, bande de crétins, et prenez tous les grands airs que vous voulez ! au fond, vous n'êtes rien d'autre que des tortues ou des cobayes ! » Les Grecs étaient fous de chevaux, et s'ils avaient eu la sagesse de rester chevaux à demi au lieu de jouer aux Titans — eh bien, ça nous aurait évité pas mal d'emmerdements mythologiques !
Quand on est aquarelliste instinctif, tout arrive selon la volonté de Dieu. C'est ainsi que si l'on vous ordonne de barbouiller les grilles d'un cimetière à la gomme-gutte, vous le faites, et sans rouspéter. Tant pis si elles sont trop vives pour d'aussi sombres portails. Peut-être y a-t-il à cela une justification inconnue. Et vraiment, lorsque je me sers de ce jaune liquide et brillant, le plus beau pour moi de tous les jaunes (plus jaune même que l'embouchure du Yang-Tsé), je me sens radieux, je vous le dis ! Quelque chose de lugubre, qui vous englue et vous oppresse, a disparu à jamais. Je ne serais pas surpris que ce fût le cimetière de Cypress Hills devant lequel j'ai passé durant tant d'années dans le dégoût et l'humiliation, que je regardais du haut du chemin de fer aérien, sur lequel je crachais de la plate-forme du train. Ou le cimetière de Saint-Jean, avec ses burlesques anges de fer-blanc, où j'ai travaillé comme fossoyeur. Ou le Cimetière Montparnasse, qui, en hiver, a l'air d'un commotionné. Cimetières, cimetières... Par Dieu ! Je refuse d'être enterré dans un cimetière ! Je ne veux pas de ces imbéciles autour de moi, avec un goupillon et un air funèbre. Je n'en veux pas !
Tandis que ces pensées me traversaient l'esprit, j'ai par inadvertance barbouillé les arbres et les terrasses de mon pinceau sec. Les arbres luisent maintenant comme une cotte de mailles, les branches sont incrustées de maillons argent et turquoise. Si j'avais une crucifixion sur les bras, je pourrais faire aux martyrs des corps grêlés de gemmes. Sur le mur en face de moi, j'ai une scène dans les déserts de l'Éthiopie. Le corps du Christ crucifié est étendu par terre, couvert de marques de petite vérole ; les Juifs sanguinaires — des Juifs noirs, des Éthiopiens — le lapident à coups de palet de fer. Ils ont une expression de très féroce allégresse. J'ai acheté ce tableau à cause du corps grêlé, pourquoi ? — je n'en sus rien à l'époque. Je viens seulement d'en découvrir la raison. Car maintenant je me rappelle un certain tableau au-dessus d'une cave dans la Bowery, intitulé Le Mort aux Punaises. Il se trouvait que je venais de rendre visite à un fou, visite professionnelle qui n'avait pas été trop désagréable. C'est le plein après-midi, et la gorge puante de la Bowery est bourrée de crachats. Juste au-dessous de Cooper Square, trois poivrots sont étendus de tout leur long à côté d'un bec de gaz, à la Breughel. Une foire sous une arcade marche à plein. Un hymne étrange, supraterrestre, monte des rues, comme un homme armé d'un hachoir se frayant un chemin à travers une attaque de delirium tremens. Et là, au-dessus de la porte inclinée de la cave se trouve le tableau : Le Mort aux Punaises. Une femme nue, aux longs cheveux blond filasse git sur le lit et se gratte. Le lit flotte au milieu des airs, et autour de lui gambade un homme armé d'une seringue. Son visage porte la même expression stupide que ces Juifs armés de palets. Le tableau est criblé de grêlons — représentant cette punaise cosmopolite, suceuse de sang, aptère et aplatie, de couleur brun rougeâtre et d'odeur immonde, qui infeste lits et maisons, et va sous le nom redoutable de Cimex lectularius.
Et me voici maintenant, armé d'un pinceau sec, en train d'appliquer les stigmates aux trois arbres. Les nuages se couvrent de punaises, le volcan éructe des punaises, elles dégringolent des abruptes falaises crayeuses et vont se noyer dans le fleuve. Je suis pareil à cet émigrant au second étage d'un poème écrit par un jeanfoutre quelconque, qui s'agite sur son sommier, hanté par la misère de son existence famélique et gâchée, désespérant de toute la beauté qui lui échappe. Ma vie entière semble être enveloppée dans ce mouchoir sale, la Bowery, dont j'ai foulé le sol durant tant de jours et tant d'années — attaque de petite vérole dont jamais les marques ne disparaîtront. Si je portais un nom alors, c'était Cimex Lectularius ! Si j'avais un foyer, c'était un trombone à coulisse. Si j'avais une passion, c'était de me purifier.
Saisi de furie maintenant, j'attrape le pinceau, je le trempe dans toutes les couleurs successivement, et je commence à barioler les portes du cimetière. Je barbouille et rebarbouille jusqu'à ce que la partie inférieure du tableau soit aussi épaisse que du chocolat, jusqu'à ce qu'il pue tout entier, littéralement, la couleur. Et quand il est complètement foutu, je m'assieds là devant, rempli d'une sorte d'hébétude joyeuse, et je me tourne les pouces.
Puis, soudain, j'ai une véritable inspiration. Je l'emporte à l'évier, et après l'avoir consciencieusement plongé dans l'eau, je le frotte avec la brosse à ongles. Je frotte, je frotte, puis tenant le tableau de haut en bas, je laisse les couleurs se coaguler. Enfin, prudemment, très prudemment, je l'étends sur mon bureau. C'est un chef-d'œuvre, je vous le dis ! Je l'examine avec attention depuis trois heures...
Vous pourrez dire, ce chef-d'œuvre, c'est un accident — et c'est bien vrai. Mais le Psaume 23 aussi. Toute naissance est miraculeuse et inspirée. Ce qui apparaît maintenant devant mes yeux est le fruit d'innombrables erreurs, de reculs, de ratures, d'hésitations ; c'est aussi le résultat de la certitude. Vous avez envie de faire crédit à la brosse à ongles, à l'eau ! Faites donc ! Ne vous gênez pas ! Faites crédit à tout le monde et à toute chose. Crédit à Dante, crédit à Spinoza, crédit à Hieronymus Bosch. Crédit à l'argent comptant, et débitez la Société Anonyme. Inscrivez dans le Grand Livre : Tante Mélia. Bon. Faites le bilan. Court de dix centimes, n'est-ce pas ? Si vous pouviez tirer dix centimes de votre poche et rétablir l'équilibre du compte, vous le feriez. Mais il ne s'agit plus de sous réels. Il n'y a pas de machine assez habile pour inventer, pour contrefaire, ce sou qui n'existe pas. Le monde du réel et de la contrefaçon est derrière nous, nous lui tournons le dos. Du tangible, nous avons tiré l'intangible.
Quand vous pourrez établir un bilan équilibré, vous n'aurez plus de tableau. Maintenant, vous avez l'intangible, l'accident, et vous passez la nuit devant le livre ouvert à vous y casser la tête. Vous avez un signe moins sur les bras. Toutes les données vivantes, intéressantes, sont marquées du signe moins. Quand vous trouverez le plus équivalent, vous aurez... rien ! Vous aurez ce quelque chose imaginaire, momentané, qu'on appelle un bilan équilibré. Un bilan n'est jamais équilibré. C'est un faux — comme lorsqu'on arrête la pendule, ou qu'on déclare une trêve. On fait un bilan afin d'ajouter un poids hypothétique, afin de se créer une raison de vivre.
Je n'ai jamais pu équilibrer un bilan. Je suis toujours en déficit. J'ai donc une raison de continuer. Je mets ma vie entière dans la balance afin qu'elle produise — rien. Pour arriver à rien, il vous faut aligner une infinité de chiffres. C'est bien cela : dans l'équation vivante, le signe qui me représente est l'infini. Pour arriver nulle part, il faut traverser tous les univers connus. Il faut être partout afin d'être nulle part. Pour arriver au désordre, il faut détruire toute forme d'ordre. Pour devenir fou, il faut une terrible accumulation de raison. Tous les fous dont les œuvres m'ont inspiré avaient un côté de froide raison. Ils ne m'ont rien appris — parce que les comptes qu'ils nous ont légués ont été falsifiés. Leurs calculs n'ont pas de sens pour moi — parce que les chiffres ont été truqués. Les merveilleux grands livres dorés sur tranches qu'ils nous ont transmis ont la beauté hideuse des plantes forcées dans la nuit.
Mon chef-d'œuvre ! Il est pareil à une écharde sous l'ongle. Je vous le demande — maintenant que vous le regardez, y voyez-vous les lacs au-delà de l'Oural ? Y voyez-vous le fou Kotschei qui se balance avec une ombrelle de papier ? L'arc de Trajan qui perce à travers les fumées de l'Asie ? Les pingouins qui dégèlent dans l'Himalaya ? Y voyez-vous les Creeks et les Séminoles se glissant à travers les portes du cimetière ? Y voyez-vous la fresque du Haut-Nil avec ses vols de canards, ses chauves-souris et ses volières ? Y voyez-vous les merveilleux pommeaux des Croisées et la salive qui les engloutissait ? Y voyez-vous les wigwams qui vomissent du feu ? les égouts alcali et les os des mulets et le borax étincelant ? le tombeau de Balthazar et le vampire qui le pille ? les embouchures nouvelles que le Colorado va débrider ? Y voyez-vous les poissons-étoiles étendus sur le dos et les molécules qui les soutiennent ? Y voyez-vous les yeux éclatés d'Alexandre, ou le chagrin qui en est cause ? Y voyez-vous l'encre dont se nourrissent les libelles ?
Non, je crains que non ! vous ne voyez que le blême ange bleu gelé par les glaciers. Vous ne voyez même pas les baleines de parapluie, parce que vous n'êtes pas dressés à les chercher. Mais vous voyez un ange, et vous voyez le cul d'un cheval. Gardez-les donc, ils sont pour vous ! L'ange n'est plus grêlé maintenant — rien qu'une froide lumière bleue qui met en relief son ventre descendu et ses pieds plats. L'ange est là pour vous conduire au ciel, où tout est plus, et rien n'est moins. L'ange est là comme un filigrane, garantie de votre vision sans défaut. L'ange n'a pas de goître, c'est l'artiste qui a le goitre. L'ange est là pour jeter des brins de persil dans votre omelette, pour vous mettre un trèfle à la boutonnière. Je pourrais gratter la mythologie sur la crinière du cheval, gratter le jaune du Yang-Tsé, gratter la date de l'homme dans la gondole, gratter les nuages et le papier fou qui enveloppait les bouquets d'éclairs fourchus et faire tout disparaître... Mais l'ange, impossible de l'effacer. Je porte un ange en filigrane.