Au pied du lit tombe l'ombre de la croix. Des chaînes m'attachent au lit. Le cliquetis des chaînes fait un grand vacarme, on jette l'ancre. Soudain, je sens une main sur mon épaule. On me secoue vigoureusement. Je lève les yeux : c'est une vieille sorcière dans un peignoir sale. Elle va au buffet, ouvre un tiroir, y cache un revolver.
Il y a trois pièces, en enfilade, comme dans un wagon. Je suis couché dans la chambre du milieu, où il y a une bibliothèque en noyer et une coiffeuse. La vieille sorcière enlève son peignoir et se tient devant le miroir en chemise. Elle tient une houpette à la main, et se tamponne les aisselles, la gorge, les cuisses. Sans cesser de pleurer comme une idiote. Finalement, elle vient vers moi tenant un vaporisateur, et m'asperge copieusement. Je remarque que sa chevelure est pleine de rats.
J'observe les mouvements de la vieille. Elle a l'air d'être en transe. Debout devant la coiffeuse, elle ouvre et ferme les tiroirs, l'un après l'autre, mécaniquement. Elle semble avoir oublié ce qu'elle cherche. De nouveau, elle prend la houppe, et se poudre un peu les aisselles. Sur la coiffeuse, il y a une petite montre en argent attachée à un long cordon de ruban noir. Elle enlève sa chemise et se passe la montre autour du cou. La montre arrive juste au triangle du pubis. On entend un léger tic-tac, et la montre tourne au noir.
Dans la pièce à côté, qui est le salon, tous les parents sont réunis. Ils sont assis en demi-cercle, attendant que j'arrive. Ils sont là, droits et raides, empaillés comme les chaises. Au lieu de verrues et de loupes, ils ont du crin de cheval au menton.
Je saute du lit en chemise, et je commence à danser la danse du Roi Kotschei. Je danse en chemise de nuit, un parasol sur la tête. Ils me regardent sans sourire, sans même un pli dans leurs bajoues. Je marche sur les mains, je fais des cabrioles, je me mets les doigts entre les dents et je siffle comme un merle. Pas le plus faible murmure d'approbation ou de désapprobation. Ils sont là, graves, imperturbables. Finalement, je me mets à ronfler comme un taureau, puis je me cabre comme un elfe, je fais la roue comme un paon, mais comprenant que je n'ai pas de queue, je m'arrête. La seule chose qui me reste à faire est de lire le Koran à la vitesse de l'éclair, après quoi les prévisions météorologiques, le Loi du vieux marin, et le Livre des Nombres.
Soudain, la vieille sorcière arrive en dansant, complètement nue, les mains en flammes. Dès qu'elle a renversé le porte-parapluies, c'est un tapage infernal. Du porte-parapluies renversé jaillit une procession continue de cobras grouillants, qui filent à la vitesse de l'éclair. Ils s'enroulent aux pieds des tables, ils emportent les soupières, ils grimpent dans le buffet, et coincent les tiroirs, ils se tortillent à travers les tableaux pendus au mur, à travers les anneaux des rideaux, à travers les matelas, ils se logent dans les chapeaux de femmes, sans cesser de siffler comme des chaudières.
J'enroule une paire de cobras autour de mes bras, et je m'avance vers la sorcière, le regard assassin. De sa bouche, de ses yeux, de ses cheveux, et même de son vagin, les cobras ruissellent, avec toujours cet effroyable sifflement de vapeur, comme s'ils venaient d'être vomis par un cratère bouillonnant. Au milieu de la pièce où nous sommes enfermés, s'ouvre une immense forêt. Nous sommes dans un nœud de cobras et nos corps se défont.
Je suis dans une étrange petite chambre, très étroite, étendu sur un lit très haut. J'ai un énorme trou dans le flanc, un trou net, sans une goutte de sang. Je ne sais plus qui je suis, ni d'où je viens, ni comment je suis ici. La pièce est très petite et mon lit est tout près de la porte. J'ai la sensation que quelqu'un est sur le seuil, à me regarder. Je suis pétrifié de terreur.
Quand je lève les yeux, je vois un homme debout sur le seuil. Il porte un derby gris, planté de travers sur sa tête. Il a la moustache pendante ; il est vêtu d'un costume à carreaux. Il me demande mon nom, mon adresse, ma profession, ce que je fais et où je vais, et ainsi de suite. Il me pose d'innombrables questions indiscrètes, auxquelles je suis incapable de répondre, d'abord parce que j'ai perdu ma langue, ensuite parce que je ne peux pas me rappeler quelle langue je parle. « Pourquoi ne dites-vous rien ? » dit-il, se penchant vers moi en ricanant, et saisissant sa canne de rotin, il me perce un trou dans le flanc. De mes deux mains, j'essaie de me desserrer les mâchoires, mais les dents sont bloquées. Mon menton s'effrite comme de l'argile sèche, laissant le maxillaire à nu. « Parlez ! » dit-il, avec ce sourire cruel et railleur, et reprenant sa canne, il me perce le flanc d'un deuxième trou.
Me voici éveillé dans une chambre froide et obscure. Le lit touche presque au plafond. J'entends le grondement des trains, le bondissement rythmé, régulier, des wagons sur le pont de fer gelé ; j'entends le souffle court, étranglé, de la locomotive, comme si l'air était piqueté d'éclats de givre. Dans ma main, les débris d'argile sèche tombés de mon menton, mes dents sont plus verrouillées que jamais ; je respire par les trous dans mon flanc. Par la fenêtre de la petite chambre où je suis, j'aperçois le pont de Montréal. À travers les poutres du pont, chassées par le blizzard aveuglant, volent les étincelles. Les trains s'élancent sur la rivière glacée en guirlandes de feu. J'aperçois les boutiques le long du pont, où luisent des pâtés et des sandwiches aux saucisses. Brusquement, je me rappelle quelque chose. Je me rappelle qu'au moment de traverser la frontière, ils m'ont demandé ce que j'avais à déclarer, et, comme un idiot, j'ai répondu : Je déclare que je suis un traître à la race humaine. Je me souviens nettement que ceci se passa alors que je tournais sur la roue de supplice derrière une femme en jupe à ballons. Il y avait des miroirs tout autour de nous, et au-dessus des miroirs, une balustrade en lattes de bois, pile après pile de lattes entassées les unes sur les autres, penchées, dégringolantes, vision de cauchemar. Au loin, je voyais le pont de Montréal, et, sous le pont, des blocs de glace par-dessus lesquels couraient les trains. Je me rappelle maintenant que lorsque la femme se retourna pour me regarder, elle avait un crâne sur les épaules, et sur le front décharné était gravé le mot SEXE, pétrifié comme un lézard. Je vis les paupières retomber sur les yeux, et puis les cavernes aveugles, sans fond. Comme je la fuyais, j'essayai de lire ce qui était écrit sur une voiture qui dévalait à côté de moi, mais je ne pus saisir que la fin d'un mot qui n'avait pas de sens.
Au pont de Brooklyn, je suis planté comme d'habitude, à attendre que le tram tourne le coin. Dans la chaleur de cette fin d'après-midi, la cité se dresse comme un grand ours polaire qui ferait tomber ses rhododendrons. Les formes vacillent, le gaz envahit les poutres, la fumée et la poussière flottent comme des amulettes. Du chaos mouvant des buildings s'écoule une mélasse de corps chauds, vêtus de jupes et de culottes, agglutinés les uns aux autres. La houle déferle devant les voies incurvées, et se brise comme des peignes de verre. Sous les enseignes mouillées, les jambes diaphanes des amibes cafouillent pour monter sur les trottoirs roulants, belles jambes, robustes, jambes de joueurs de tennis enveloppées de cellophane, montrant leurs veines blanches à travers des mollets d'or et des muscles d'ivoire. La ville halète dans la sueur de l'après-midi. Du haut des gratte-ciel, sortent des panaches de fumée, doux comme les plumes de Cléopâtre. L'air est étouffé, les chauves-souris battent des ailes, le ciment se ramollit, les rails de fer s'aplatissent sous les larges rebords des roues des tramways. La vie est écrite en caractères de douze pieds de haut, avec paragraphes, virgules et points-virgules. Le pont oscille sur les lacs de gazoline au-dessous. Melons californiens venus de la Vallée Impériale roulent, ordures qui sombrent au-delà de la Porte des Enfers, les ponts des bateaux sont nets, les étançons luisent, les grelins sont serrés, les débarcadères craquent, la mousse s'effrite et se dégorge sur les pontons des bacs. Une brume tiède et étouffante s'étend sur la ville comme une coupe de graisse, la sueur dégouline entre les jambes nues, autour des fines chevilles. Masse visqueuse de bras et de jambes, de demi-lunes et de girouettes, de rouges-gorges et de rondes-gorges, de volants et de bananes luisantes, avec la pulpe légère d'un citron dans le calice de l'écorce. Cinq heures sonnent dans la saleté et la sueur de l'après-midi, raie d'ombre brillante projetée par les poutres de fer. Les trams roulent en rond avec leurs mandibules de fer, croquant le papier mâché de la foule ; et l'avalent en spirale comme un ruban de tickets poinçonnés.
Au moment de m'asseoir, je vois un homme que je connais, debout sur la plate-forme arrière, un journal à la main. Son chapeau de paille est rejeté sur sa nuque, son bras est appuyé sur le frein de cuivre du conducteur. Derrière ses oreilles, le réseau des câbles s'étend comme les cordes d'un piano. Son canotier est juste à la hauteur de Chambers Street ; il est posé comme une tranche d'œuf sur les épinards verts de la baie. J'entends le déclic de l'engrenage glisser contre le bout du soulier du conducteur. Les fils télégraphiques bourdonnent, le pont gémit de joie. Sur le siège devant moi, deux petits bouts de caoutchouc, comme les touches noires d'un piano. De la forme d'une gomme à peu près, pas ronds comme le bout d'une canne. Deux machins choses élastiques pour amortir les chocs. Coup sourd d'un marteau de caoutchouc frappant un crâne de caoutchouc.
Le paysage est désolé. Ni chaleur, ni agrément, ni intimité, ni densité, ni opacité, ni numérateur, ni dénominateur. C'est comme un journal du soir qu'on lirait à un sourd-muet debout sur un porte-chapeau une feuille de palmier à la main. Dans tout ce pays desséché, aucun signe de la main de l'homme, ni de l'œil ni de la voix de l'homme. Rien que des lettres capitales écrites à la chaux et que la pluie délave. Une toute petite promenade en tram, et me voici dans un désert d'épines et de cactus.
Au milieu du désert, un établissement de bains, et dans l'établissement, un cheval de bois avec une scie posée en travers. Près de la table à dessus de zinc, une femme que j'ai connue regarde par la fenêtre pleine de toiles d'araignée. Elle se dresse au milieu du désert comme un rocher de camphre. Son corps a le fort et blanc arôme du chagrin. Elle se dresse, statue qui dit adieu. Elle est là, me dominant de la tête et des épaules, sa croupe est d'une coulée grandiose et d'une taille disproportionnée. Tout est disproportionné — mains, pieds, cuisses, chevilles. C'est une statue équestre sans cheval, fontaine de chair réduite aux proportions d'un œuf de mammouth. Dans la salle de bal de sa chair son corps chante comme du fer. Fille de mes rêves, quelle belle cage tu fais ! Mais où donc est le petit perchoir pour tes oreilles à trois griffes ? Le petit perchoir qui se balançait, avant arrière, entre les barreaux de cuivre ? Tu es là, devant la fenêtre, morte comme un canari, les pattes raides, le bec bleu. Tu as le profil d'un dessin au trait qu'on aurait fait au tranchoir. Ta bouche est un cratère bourré de feuilles de laitue. Pouvais-je rêver que tu serais si monstrueusement chaude et disproportionnée ? Laisse-moi contempler tes belles pattes de chacal ; que j'entende le repoussant croassement qui sort de ta gorge sèche !
À travers les toiles d'araignée, je regarde les criquets agiles, les longues vertèbres feuillues des cactus d'où suinte du lait de chaux, les cavaliers aux sacoches vides, les pommeaux aux protubérances de chameaux. Désert aride de mon pays natal, avec ses hommes gris et décharnés, aux vertèbres tordues, aux pieds chaussés de molettes et d'éperons. Dominant la floraison des cactus, la ville est suspendue la tête en bas, et ses hommes gris et décharnés grattent les cieux de leurs bottes à éperons. J'étreins ses contours bombés, ses angles rocailleux, ses seins puissants de dolmen, ses pieds fourchus, sa queue en panache. Je la serre contre moi dans l'écume étouffante des calions sous les versants encaissés, veinés de sable d'or, tandis que l'heure s'écoule. Dans la houle aveuglante de tristesse, lentement le sable envahit mes os.
Sur la table de zinc à côté de nous, gît une paire de ciseaux rouillés et émoussés. Le bras qu'elle lève est comme entravé de fils contre son flanc. L'inflexible et blafard mouvement de ce bras est pareil au cri rauque et sourd du jour qui meurt, et la corde qui nous lie est comme un câble rugueux. La sueur gicle de mes tempes, y forme des caillots et bat comme une pendule. La pendule à bout de course s'épuise dans la sueur. Les ciseaux s'ouvrent et se ferment lentement sur des charnières rouillées. Mes nerfs exaspérés courent le long des dents du peigne, mes ergots se hérissent, mes veines s'échauffent. Toute douleur est-elle ainsi, sourde et supportable ? Le long du fil des ciseaux, je sens l'angoisse émoussée, rouillée, du jour qui meurt, le lent cheminement palmé de la faim satisfaite, de l'espace pur et du ciel étoilé entre les bras d'un automate.
Au milieu du désert, j'attends le train. Dans mon cœur, une petite cloche de verre, et sous la cloche un edelweiss. Tous mes soucis se sont dissipés. Même sous la glace, je sens la floraison que la terre prépare pendant la nuit.
Enfoncé dans le luxueux fauteuil de cuir, j'ai la vague impression que je voyage sur une ligne allemande. Je suis assis près de la portière, et je lis un livre ; je sens que quelqu'un lit par-dessus mon épaule. C'est mon livre à moi, et il y a un passage qui m'intrigue. Les mots sont incompréhensibles. À Darmstadt, nous descendons un moment pendant qu'on change de machine. Le hangar de verre se transforme en une nef supportée par de noires poutres ajourées. La sévérité du hangar de verre ressemble beaucoup à mon livre — quand il était ouvert sur mes genoux, montrant ses côtes. Dans mon cœur, je sens fleurir l'edelweiss.
La nuit en Allemagne, quand on se promène sur le quai, il y a toujours quelqu'un pour vous expliquer les choses. Têtes longues et têtes rondes se rapprochent dans un nuage de vapeur, et toutes les roues sont démontées et remontées. Le son de leur langage semble plus pénétrant que d'autres, comme s'il était nourriture pour le cerveau, substantiel, appétissant, nourrissant. Des particules agglutinées se détachent et se dissipent lentement des mois après le voyage, comme un fumeur qui rejette un mince nuage de fumée par les narines après qu'il a bu un verre d'eau. Le mot « gut » est, de tous, celui qui dure le plus longtemps. « Es wär gut », dit quelqu'un, et son « gut » gronde dans mes entrailles comme un savoureux faisan. Certainement rien ne vaut comme de prendre un train la nuit quand tous les habitants dorment, et de drainer de leurs bouches ouvertes les riches et succulents morceaux de leur langage inexprimé. Quand on dort, le cerveau est encombré d'événements ; l'esprit voyage dans un essaim, comme ces moucherons qu'aspire le train.
Soudain me voici au bord de la mer, sans que je me souvienne que le train se soit arrêté. Aucun souvenir même, qu'il soit reparti. Projeté sur le bord de l'océan tout comme une comète. Tout est sordide, camelote, mince comme du carton. Un Coney Island de l'esprit. Les attractions fonctionnent à plein gaz, les étagères sont remplies de porcelaine, de poupées bourrées de son, de réveils et de crachoirs.
Toutes les boutiques sont surmontées de trois balles, et tous les jeux sont des jeux de balle. Les Juifs se promènent en imperméable, les Japonais sourient, l'air pue l'oignon haché et la saucisse grillée. Baragouin, baragouin, et dominant tout dans un mugissement étouffé arrive le souffle continu et le tonnerre des vagues, ronflement poussif, prolongé, ininterrompu, adénoïde, qui étale une sorte de catarrhe visqueux sur tout le sale bazar. Derrière les devantures de carton, les vagues labourent la nuit de leurs lumineuses dents argentées. Les mollusques gisant sur le dos éjectent de l'ozone par leur orifice anal. Dans la nuit océane, le champ de courses a l'air d'une barbe hiémale. Tout glisse et s'émiette, tout étincelle, titube, tinte et titille...
Où donc est le beau jour d'été où je vis pour la première fois tourner la terre au vert tapis, et les hommes et les femmes aux mouvements de panthères ? Où la douce musique que j'entendais sourdre et gargouiller d'entre les racines juteuses de la terre ? Où puis-je aller si partout je trouve des trappes, des squelettes grimaçants, un monde à l'envers dépouillé de sa chair ? Où reposer ma tête s'il n'y a rien que des barbes et des imperméables, des sifflets d'un sou et des lattes brisées ? Dois-je marcher éternellement le long de cette interminable rue de carton, carton que je puis poinçonner, que je puis faire écrouler en soufflant dessus, que je puis incendier d'une allumette ? Le monde est devenu un labyrinthe mystique, érigé au cours de la nuit par une nuée de menuisiers. Tout est mensonge, tout est truqué. Carton-pâte.
Je marche le long de la plage océane. Le sable est jonché de mollusques humains, qui attendent qu'on écarte leurs coquilles. Dans le grondement et le tumulte des vagues, leur mesquine angoisse passe inaperçue. Les lames les heurtent, les lumières les assourdissent, la marée les noie. Ils gisent derrière la rue de carton, dans la nuit aux couleurs d'onyx, et ils écoutent rissoler les saucisses. Baragouin, baragouin, éternuement et souffle d'asthme, les balles roulent sur les longues glissières lisses jusque dans les petits trous remplis de bric-à-brac, porcelaines, crachoirs, pots de fleurs et poupées de son. Japonais graisseux essuient les plantes de caoutchouc d'un chiffon mouillé, Arméniens hachent des oignons en particules microscopiques, Macédoniens aux bras de mélasse jetant le lasso. Chaque homme, chaque enfant, chaque femme sous l'imperméable a des ganglions adénoïdes, propage le catarrhe, le diabète, la coqueluche, la méningite. Tout ce qui se tient debout, ce qui glisse, roule, dégringole, tournoie, tire, titube et oscille et s'émiette est fait d'écrous et de boulons. Le monarque de l'esprit est une clé anglaise. Souveraine puissance du carton-pâte.
Les mollusques se sont endormis, les étoiles s'éteignent. Tout ce qui est fait d'eau, sommeille maintenant dans la poche d'une hyène. Le matin monte comme un toit de verre sur le monde. L'océan vitreux ondule dans ses profondeurs, sommeil paisible et transparent.
Il ne fait ni jour ni nuit. C'est l'aube qui chemine en vagues courtes, avec un battement d'ailes d'albatros. Les sons qui me parviennent sont ouatés, feutrés, assourdis, comme si le labeur de l'homme s'accomplissait sous l'eau. Je sens la marée refluer sans avoir peur d'être aspiré ; j'entends les vagues clapoter sans avoir peur de me noyer. Je marche parmi les déchets et les débris du monde, mais je ne meurtris pas mes pieds. Le ciel n'en finit pas, aucune limite entre la terre et la mer. J'avance à travers écluse et abîme, les pieds gluants et glissants. Je ne sens rien, je n'entends rien, je ne vois rien, je n'éprouve rien. Sur le dos ou sur le ventre, de travers comme le crabe ou en spirale comme l'oiseau, tout est béatitude duveteuse et indéterminée.
Le souffle crayeux de Plymouth remue les vertèbres géologiques ; le bout de sa queue de dragon s'enroule autour du continent brisé. Terre indiciblement brune et hommes aux vertes chevelures, vieille image recréée dans une douce blancheur laiteuse. Un dernier frétillement de la queue, dans une indifférence inhumaine ; indifférence à l'espoir, au désespoir, à la mélancolie. La terre brune, le vert oxydé, n'appartiennent pas à l'air ni au ciel, pas à la vue ni au toucher. La paix solennelle, le calme intangible et lointain des falaises de craie, distillent un poison, un souffle nocif, croassant, suspendu sur la terre comme le bout de la queue d'un dragon. Je sens les griffes invisibles qui s'agrippent aux rochers. Le vert lourd, profond, de la terre, n'est pas le vert de l'herbe ou de l'espoir, mais celui du limon, celui du courage ignoble et invincible. Je vois les noirs capuchons des martyrs, leurs cheveux emmêlés, leurs griffes aiguës voilées de bure rugueuse, la laine brune de leur haine, de leur ennui, de leur néant. J'ai une immense nostalgie pour ce pays qui s'étend à l'extrémité de la terre, île aux contours irréguliers, pareille à un alligator se chauffant au soleil. Ses paupières lourdes, asexuées, dégagent un calme trompeur et empoisonné. Sa gueule béante s'ouvre comme une vision. C'est comme si la mer avec tous ses noyés, avec leurs ossements, leurs espoirs, leurs édifices de rêve, avaient formé cet amalgame blanc qui a nom Angleterre.
Mon esprit s'épuise à chercher quelque souvenir qui soit antérieur à tout souvenir, à chercher le mythe gravé sur une tablette de pierre enfouie sous une montagne. Sous l'ossature aérienne, les vitrines remplies de pâtés et de saucisses, les rails aux courbes rapides, les vieilles sensations, les vieux souvenirs m'envahissent de nouveau. Tout ce qui se rapporte aux docks et aux quais, aux cheminées des navires, aux grues, aux pistons, aux roues, aux amarres, aux ponts, tout l'attirail des voyages et de la faim se répète comme un mécanisme aveugle. Quand j'arrive à la croisée des chemins, la rue vivante s'étend comme une carte incrustée de devantures et de marchands de vin. La chaleur de midi craquèle la surface vernie de la carte. Les rues se gonflent et éclatent.
Là où une étoile rouillée marque la frontière du passé, s'élève un chaos de bâtiments aigus et triangulaires, aux bouches noires, aux dents cassées. Cela sent l'iodoforme et l'éther, le formol et l'ammoniaque, le fer-blanc frais et les moules de fonte humide. Les bâtiments s'affaissent, les toitures délabrées s'écrasent. L'air est si lourd, si âcre, si étouffant, que les murs ne peuvent plus se tenir debout. Les portes se sont effondrées au-dessous du niveau de la rue. Il y a quelque chose de coassant dans l'atmosphère qui évoque des grenouilles. Une vapeur moite, empoisonnée, enveloppe les alentours, comme s'il y avait un marécage sous les fondations mêmes.
Quand j'arrive chez mon père, je le trouve devant la fenêtre en train de se raser, ou plutôt non en train de repasser son rasoir. Jamais encore il ne m'avait fait défaut — mais maintenant, j'ai besoin de lui, et il demeure sourd. Je remarque maintenant combien la lame dont il se sert est rouillée. Le matin, avec mon café, il y avait toujours l'éclair brillant de sa lame, l'éclat de l'acier allemand contre le cuir doux et lisse de l'affûtoir, le clapotement mousseux du blaireau comme de la crème dans mon café, la neige entassée sur le rebord de la fenêtre, et qui feutrait ses paroles. Maintenant la lame est ternie, et la neige n'est plus que boue. Les cristaux de givre des vitres dégouttent en graisse liquide, qui pue le crapaud et le marécage. « Apporte-moi de gros vers, dit-il, d'un ton suppliant, et nous labourerons les vairons. » Pauvre père désespéré que j'ai ! Mes mains vides essayent d'étreindre à travers une table cassée.
La nuit est glacée. Une grue qui se promène la tête basse m'accoste, passe son bras sous le mien, et me conduit vers un hôtel qui porte une enseigne en émail bleu. Là-haut dans la chambre, je la regarde soigneusement. Elle est jeune et athlétique, et surtout, elle est ignorante. Elle ne connaît pas le nom d'un seul roi. Elle ne parle même pas sa propre langue. Quoi que je lui raconte, elle l'avale sans discuter. Elle s'en gorge et s'en regorge. Le seul problème est de se réchauffer, de se faire une couche de graisse pour l'hiver, comme elle me l'explique avec simplicité. Quand elle a extrait toute la graisse de ma moelle, elle rejette la couverture, et avec la plus extraordinaire vivacité elle commence ses exercices trapézoïdes. La chambre ressemble à un nid d'oiseau-mouche. Nue comme un ver, elle se roule en boule, la tête enfouie dans ses seins, ses bras collés entre ses cuisses. Elle a l'air d'une cosse verte de laquelle va jaillir un pois.
Tout à coup, avec cet air idiot des Américains, elle s'écrie : « Regarde, je peux faire ça, mais pas ça ! » Et elle le fait. Fait quoi ? Dame, elle commence à faire claquer les lèvres de son vagin, tout comme un oiseau-mouche. Elle a une petite tête fourrée avec des yeux francs de bon chien. On dirait une image du diable, du temps où le Palatinat était en fleur. L'incongruité de tout cela m'abrutit. Je m'assieds sous un marteau mécanique chaque fois que je regarde son visage, je vois une fente de fer, et derrière, un homme au masque de fer qui me regarde en clignant de l'œil. Ce qui est d'une drôlerie terrifiante, parce qu'il cligne de son œil aveugle, aveugle et larmoyant, qui menace de se changer en cataracte.
Si ses bras et ses jambes n'étaient pas si emmêlés, si elle n'était pas un serpent glissant et lové, étranglé dans un masque, je jurerais que c'est ma femme Alberta, ou sinon Alberta, du moins une autre — quoique je penche pour Alberta. Je pensais que je reconnaîtrais toujours le chat d'Alberta, mais entortillé ainsi avec un masque entre les jambes, tous les chats se ressemblent, et sur chaque trou d'égout il y a une grille, et dans chaque cosse il y a un pois, et derrière chaque fente il y a un homme au masque de fer.
Assis sur la chaise près du lit en fer, mes bretelles défaites et un marteau à vapeur qui me pilonne le crâne, je commence à rêver des femmes que j'ai connues. Celles qui se détraquaient le pubis rien que pour que le médecin leur enfonce un doigt de caoutchouc dedans, et leur tapote les rugosités de l'épiglotte. Celles qui avaient des membranes si minces qu'une égratignure d'épingle retentissait dans leur vessie descendue comme les chutes du Niagara. Celles qui passaient des heures à se retourner l'utérus afin de le piquer avec une aiguille à repriser. Drôles de femmes, un peu chien, avec des têtes fourrées, et toujours un réveille-matin ou un puzzle caché au mauvais endroit ; juste au mauvais moment, le réveil se mettait à sonner ; juste quand le ciel flamboie de chandelles romaines, et que des crabes et des étoiles de mer jaillissent des étincelles mouillées, juste alors, immanquablement, un morceau du puzzle se casse, un fil de fer claque, un clou vous perce le doigt, un corset pourrit de transpiration. Étranges femmes au faciès de chiens, portant des cols raides, les lèvres tombantes, les yeux contractés. Danseuses démons, venues du Palatinat avec leurs grosses croupes, et la porte est toujours entrouverte, et un crachoir à la place du porte-parapluies. Athlètes en celluloïd, qui éclatent comme des balles de ping-pong, quand elles s'élancent à travers la lumière des lampes à gaz. Étranges femmes — et je suis toujours assis près d'un lit de fer. Si adroits leurs doigts, que le marteau retombe toujours au beau milieu de mon crâne, et fait craquer la glu des jointures. La boîte crânienne est comme une saucisse de Hambourg dans un étalage fumant.
En traversant le vestibule de l'hôtel, je vois une foule rassemblée autour du bar. J'entre, et soudain j'entends un enfant qui hurle de douleur. Il est debout sur une table au milieu des gens. C'est une fillette, et elle a une fente dans la tête, juste sur la tempe. Le sang gicle. Il gicle, sans couler le long de sa figure. Chaque fois que la fente s'écarte, je vois quelque chose qui bouge à l'intérieur. On dirait un poussin. Je regarde attentivement. Cette fois, j'ai bien vu. C'est un coucou ! Les gens rient. Pendant ce temps, l'enfant hurle de douleur.
Dans l'antichambre, j'entends les malades tousser et se racler les pieds ; j'entends les pages d'un magazine qu'on ferme et une voiture de laitier qui roule sur le pavé, dehors. Ma femme est assise sur un tabouret blanc, la tête de l'enfant repose contre ma poitrine. La blessure de sa tempe palpite, palpite, comme un pouls appuyé contre mon cœur. Le chirurgien est en blouse blanche, il marche de long en large, tirant sur sa cigarette. De temps à autre, il s'arrête près de la fenêtre pour regarder le temps qu'il fait. Enfin il se lave les mains et passe ses gants de caoutchouc. Une fois ganté, il allume une flamme sous les instruments ; puis il regarde sa montre distraitement et feuillette les factures qui sont sur le bureau. L'enfant gémit maintenant ; tout son corps frémit de douleur. Je lui ai attaché les bras et les jambes. J'attends que les instruments aient bouilli.
Enfin le chirurgien est prêt. Assis sur un petit tabouret blanc, il choisit un long, délicat instrument, en rougit la pointe à la flamme, et sans un mot d'avertissement il le plonge dans la plaie ouverte. L'enfant pousse un cri si terrifiant que ma femme tombe par terre, évanouie. « Ne faites pas attention à elle, dit le chirurgien plein de sang-froid, en repoussant son corps du pied. Tenez bon maintenant ! » Et trempant son instrument atroce dans un antiseptique bouillant, il plonge la lame dans la tempe et l'y maintient jusqu'à ce que des flammes jaillissent de la blessure. Puis, avec la même rapidité diabolique, il retire brusquement l'instrument, auquel est attaché par un œillet un long cordon blanc qui peu à peu se transforme en flanelle rouge, puis en gomme à mâcher, puis en coquelicot, et enfin en sciure. Comme le dernier flocon de sciure sort de la plaie, celle-ci se referme, propre et de bonne chair, sans laisser la moindre trace de cicatrice. L'enfant me regarde avec un sourire paisible, et glissant de mes genoux, va tranquillement jouer dans un coin de la pièce.
« Voilà qui est excellent ! dit le chirurgien, vraiment tout à fait excellent ! »
« Oh vraiment ? » hurlé-je. Et bondissant comme un fou, je le renverse de son tabouret, et mes genoux solidement enfoncés dans sa poitrine, je saisis l'instrument le plus proche, et je me mets à le larder avec. Je le laboure comme un démon. Je lui fais sauter les yeux, je lui crève les tympans, je lui fends la langue, je lui casse la trachée, je lui aplatis le nez. Je lui arrache ses vêtements pour lui brûler la poitrine jusqu'à ce qu'elle fume, et pendant que la chair est encore à vif et frémissante du fer chaud, je déroule l'épiderme et je verse de l'acide nitrique à l'intérieur — jusqu'à ce que j'entende rissoler le cœur et les poumons. Jusqu'à ce que la fumée me fasse presque défaillir et tomber à genoux.
Pendant ce temps, l'enfant folle de joie bat des mains. Je me lève pour chercher un marteau, et je remarque ma femme assise dans l'autre coin. Elle paraît trop paralysée par la peur pour se lever. Tout ce qu'elle peut faire est de murmurer : « Démon ! Démon ! » Je cours en bas chercher le marteau.
Dans l'obscurité, il me semble distinguer une forme debout à côté du petit piano d'ébène. La lampe fume, mais il y a juste assez de lumière pour mettre un halo autour de la tête de l'homme. Il lit à haute et monotone voix dans un grand livre de fer. Il lit comme un rabbin qui psalmodie ses prières. Sa tête est rejetée en arrière en extase, comme si elle était définitivement disloquée. On dirait un réverbère cassé qui luit dans le brouillard. À mesure que l'obscurité augmente, sa lamentation devient de plus en plus monotone. Finalement, je ne vois plus que le halo autour de sa tête. Cela aussi disparaît, et je m'aperçois que je suis devenu aveugle. Je suis comme un noyé qui verrait surgir tout son passé. Non seulement mon passé personnel, mais celui de toute la race humaine, que je traverse sur le dos d'une énorme tortue. Nous cheminons avec la terre à une allure d'escargot. Nous atteignons les limites de son orbite, puis, avec une curieuse démarche déhanchée, nous titubons rapidement à travers toutes les maisons vides du zodiaque. Nous voyons les étranges formes fantastiques du règne animal, les races perdues qui n'étaient parvenues au sommet de l'échelle que pour sombrer au fond de l'océan. Surtout ce doux oiseau rouge, dont le plumage est tout flamboyant. L'oiseau rouge, rapide comme une flèche, et qui va toujours vers le nord. À tire-d'aile vers le nord, survolant les corps des morts et dans son sillage, toute une nuée de vers d'anges, essaim aveuglant qui voile la lumière du soleil.
Lentement, comme si on écartait des voiles, l'obscurité se dissipe et je discerne la silhouette d'un homme debout près du piano, le grand livre de fer à la main, la tête rejetée en arrière. Sa voix monotone psalmodie la litanie des morts. Bientôt, il se met à marcher de long en large, d'un pas vif et mécanique, comme s'il faisait distraitement de l'exercice. Ses mouvements obéissent à un rythme saccadé, automatique, qui est exaspérant à voir. Il se conduit comme un animal de laboratoire, à qui l'on a ôté une partie du cerveau. Chaque fois qu'il arrive devant le piano, il frappe quelques accords au hasard — plink ! plank ! plonk ! — tout en marmonnant quelque chose à voix basse. S'approchant vivement du mur est, il marmonne : « théorie de la ventilation » ; puis du mur ouest, il marmonne : « théorie des contraires » ; virant nord-nord-ouest, il marmonne : « théorie de l'air frais tout mouillé. » Et ainsi de suite. Il va comme un vieux schooner quatre-mâts aux prises avec la tempête, ses bras pendent sans force, sa tête s'incline légèrement d'un côté. Mouvement vif, infatigable, comme une navette qui vole sur un métier. Soudain, cap plein nord, il marmonne : « Z comme zèbre..., zeb, zuet, Zacharie... » pas de signe b comme bretzels...
Tournant les pages du livre de fer, je m'aperçois que c'est un recueil de poèmes du Moyen Âge sur les momies. Chaque poème contient un remède pour le traitement des maladies de la peau. C'est le Journal de la Grande Peste, écrit par un moine juif. Une sorte de chronique compliquée des maladies de la peau chantée par les troubadours. L'écriture est en forme de notes de musique, représentant toutes les bêtes qui rampent et portent malheur, comme la taupe, le crapaud, le basilic, l'anguille, l'escarbot, la chauve-souris, la tortue, la souris blanche. Chaque poème contient une formule pour exorciser le corps des démons qui infestent les couches internes de la peau.
Mon regard erre de la page de musique à la chasse au loup qui a lieu au-delà des grilles. Le sol est couvert de neige, et dans le champ ovale près du mur du château, deux chevaliers armés de longues rapières harcèlent le loup à mort. Avec une grâce et une dextérité miraculeuses, le loup est peu à peu amené dans la position voulue pour recevoir le coup mortel. J'éprouve une sensation voluptueuse à regarder le coup de grâce longtemps différé. Au moment où la lance va être enfoncée, cheval et cavalier sont ramassés en une détente d'une élasticité bouleversante d'un seul mouvement simultané, le loup, le cheval et son cavalier tournent autour du pivot de la mort. Comme la lance vole à travers le corps du loup, le sol se soulève doucement, l'horizon s'incline, le ciel est bleu comme un couteau.
Traversant la colonnade, j'arrive aux rues en contrebas qui mènent à la ville. Les maisons sont entourées de hautes cheminées noires qui vomissent une fumée sulfureuse. Finalement j'arrive à l'usine de caisses, et par une fenêtre j'aperçois les estropiés alignés dans la cour. Aucun d'eux n'a de pieds, rares ceux qui ont des bras. Leurs visages sont couverts de suie. Tous ont des médailles sur la poitrine.
Avec horreur et stupéfaction, je m'aperçois peu à peu que de la longue glissière qui descend contre le mur de l'usine, une coulée ininterrompue de cercueils se vide dans la cour. À mesure qu'ils dégringolent, un homme s'avance sur ses moignons, et s'arrêtant un moment pour hisser le fardeau sur son dos, s'en va péniblement avec son cercueil. Ce manège continue sans arrêt, sans la moindre interruption, sans le moindre bruit. Mon visage est ruisselant de sueur. Je veux m'enfuir, mais mes pieds sont rivés au sol. Peut-être n'ai-je pas de pieds. Je m'accroche au cadre de la fenêtre et sans oser baisser les yeux, je lève prudemment et craintivement mon pied jusqu'à ce que je puisse toucher le talon de mon soulier de la main. Je répète l'expérience avec l'autre pied. Puis, saisi de panique, je cherche vivement la sortie. La pièce où je me tiens est jonchée de caisses d'emballage ; il y a des marteaux et des clous de tous côtés. Je me faufile entre les caisses vides, à la recherche de la porte. À peine l'ai-je trouvée, que mon pied bute contre une caisse vide. J'y jette un coup d'œil, et voici qu'elle n'est pas vide ! Vite, j'inspecte les autres. Aucune n'est vide ! Dans chaque caisse il y a un squelette enveloppé de papier d'emballage. Je cours d'un corridor à l'autre, cherchant frénétiquement l'escalier. Dans ma fuite à travers les vestibules, je sens l'odeur des liquides à embaumer qui suinte des portes. Enfin j'arrive à l'escalier, et comme je le descends quatre à quatre, j'aperçois un index en émail blanc à l'étage inférieur qui désigne La Morgue.
Il fait nuit, et je rentre chez moi. Mon chemin traverse un parc abandonné pareil à ceux que je traverse souvent dans l'obscurité quand je ferme les yeux et que je n'entends que la respiration des murs. J'ai l'impression d'être dans une île entourée de criques rocheuses et de goulets. Mêmes petits ponts avec leurs lanternes de papier, bancs rustiques jetés le long des allées sablées, pagodes où l'on vend des objets de confection, balançoires brillantes, parasols, rochers escarpés au-dessus des criques, léger papier chinois qui enveloppe les pétards. Tout est exactement comme avant, même le bruit du carrousel et des cerfs-volants voletant dans les branches enchevêtrées des arbres. Sauf que maintenant c'est l'hiver. Plein hiver, et toutes les routes sont couvertes de neige, neige épaisse qui les rend presque impraticables.
Je m'arrête un moment au sommet de l'un de ces ponts japonais en dos d'âne, penché sur la balustrade, pour rassembler mes idées. Toutes les routes s'étendent nettement devant moi. Elles courent en lignes parallèles. Dans ce parc boisé que je connais si bien, je me sens en parfaite sécurité. Je pourrais me tenir là sur ce pont éternellement, sûr de ma destination. Il me parait à peine nécessaire d'aller plus loin, car je suis maintenant sur le seuil, pourrais-je dire, de mon royaume, et son imminence me tranquillise. Comme je le connais bien ce petit pont, ce bouquet d'arbres, le ruisseau qui coule dessous ! Je pourrais y rester éternellement, perdu dans une sécurité sans bornes, bercé et à jamais ravi par le murmure liquide du ruisseau. Sur les pierres moussues, il roule inlassablement ses eaux. Ruisseau de neige fondue, paresseux à la surface, rapide au-dessous. Clair comme de la glace sous le pont. Si clair que j'en mesure la profondeur du regard. Clair de glace jusqu'au cou.
Maintenant, sortant du bois épais et sombre, parmi les cyprès et les arbres toujours verts, apparaît un couple de fantômes se donnant le bras, aux mouvements lents et langoureux. Ils sont en tenue de soirée, la femme en robe décolletée, lui avec des boutons de manchette qui luisent. Ils vont à travers la neige à pas aériens, les pieds de la femme si doux et si secs, ses bras nus. Pas de crissement de neige, pas de hurlement de vent. Une éclatante lumière de diamant, et des ruisselets de neige qui se dissolvent dans la nuit. Des ruisselets de neige poudreuse, qui glissent sous les arbustes verts. Pas de grincement de mâchoire, pas de hurlement de loup. Ruisselets et ruisselets dans la clarté glacée de la lune, frémissement de l'eau blanche qui court, pétales léchant le pont, et l'île flotte à la dérive sans fin, ses rochers emmêlés de cheveux, ses criques et ses vallons d'un noir éclatant sous le scintillement argenté des étoiles.
En avant toujours dans le flux fantastique, en avant vers les genoux du vallon et les eaux aux blanches moustaches. Ils s'enfoncent, mes fantômes, dans les profondeurs claires et glacées du ruisseau, dos nu de la femme, parure luisante de l'homme, et de très loin arrive le tintement plaintif des rideaux de verre qui effleurent les dents de métal du carrousel. L'eau se précipite en une mince nappe de verre entre les monticules blancs des berges ; au-dessous des genoux, elle entraîne les pieds amputés comme des piédestaux brisés devant une avalanche. En avant toujours, ils glissent maintenant sur leurs moignons glacés, étendant leurs ailes de chauves-souris, leurs vêtements collés à leurs membres. Et toujours l'eau monte, plus haut, plus haut, et l'air se refroidit, et la neige étincelle comme de la poudre de diamants. Des cyprès qui dominent, suinte un vert mat et métallique, ombre verte qui déferle sur les rives et tache les profondeurs glaciales de la rivière. La femme est assise comme un ange sur une rivière de glace, ailes étendues, cheveux rejetés en arrière en ondes raides et vitreuses.
Soudain, comme du verre filé sous l'action d'une flamme bleue, le ruisseau s'avive en langues de feu. Le long d'une rue flamboyante de couleur, se meut une dense foule d'équinoxe. C'est la rue des anciens chagrins, où les taudis s'égrènent comme des wagons de chemin de fer, et où toutes les maisons sont flanquées de pieux de fer. Rue qui descend en pente douce vers le soleil, et puis, comme une flèche, se perd dans l'espace. Là où, autrefois, il s'incurvait avec un bruit sinistre et grinçant, avec ses toits raides et pompeux et ses murs nus et morts, le ruisseau de la rue maintenant glisse à sa place comme une aiguille qu'on ouvre, les maisons s'alignent, les arbres fleurissent. Le Temps ni le but ne m'inquiètent maintenant. J'avance dans un ronronnement doré à travers un sirop de corps chauds et indolents.
Tel un fils prodigue, je redescends tout à loisir la rue de ma jeunesse. Je ne suis ni surpris ni déçu. Du périmètre des six extrémités, je suis revenu en flânant par des chemins détournés au moyeu où tout est changement et transformation, agneau candide qui change continuellement sa toison. Quand je hurlais de douleur sur les crêtes des montagnes, quand je suffoquais d'alcali dans les blanches vallées étouffantes, quand, traversant à gué les torrents indolents, mes pieds se meurtrissaient aux roches et aux coquillages, quand je léchais la sueur salée des champs de citronniers, ou que je gisais dans des fours en feu, attendant d'y être rôti..., quand donc se passait tout cela, pour que je n'aie jamais oublié ce qui n'est plus ?
Quand le corbillard que j'accueillis avec joie parcourut cette froide et funéraire rue, avais-je déjà fait peau neuve ? J'étais l'agneau, et on m'avait chassé. J'étais l'agneau, et on fit de moi un tigre rayé. Je suis né dans un fourré avec un blanc manteau de douce laine. Rien un bref moment j'ai pu paître paisiblement, puis une patte s'est abattue sur moi. Dans la chaleur suffocante de la fin du jour, j'ai entendu un souffle derrière les rideaux ; j'ai rôdé lentement au-delà des maisons, attentif à l'épais battement de mon sang. Et puis un soir je me suis réveillé sur un banc dur, dans un jardin glacé du Sud. J'ai entendu le sifflement lugubre du train, j'ai vu les blanches routes sablonneuses qui luisaient comme des pistes de crânes.
Si je parcours la terre sans joie ni peine, c'est parce que à Tallahassee on m'a arraché les entrailles. Dans un coin, contre une palissade délabrée, ils m'ont fouillé le ventre avec leurs pattes sales, et d'un coup de surin rouillé ils ont tranché tout ce qui était à moi, tout ce qui était sacré, privé, tabou. À Tallahassee, ils m'ont arraché les entrailles ; ils m'ont traîné autour de la ville et m'ont rayé comme un tigre. Jadis, je sifflais de mon plein droit. Jadis, je me promenais de par les rues, en écoutant le sang battre à travers la lumière tamisée des volets. Maintenant, il y a un rugissement en moi comme d'un carnaval en plein délire. Mes flancs éclatent d'un million d'airs d'orgue de Barbarie. Je descends la rue des anciens chagrins, tandis que le carnaval donne à plein. Je me traîne péniblement égrenant les airs que j'ai appris. Dépravé joyeux et fainéant qui roule d'un bord à l'autre du trottoir. Écheveau de chair humaine qui se balance comme une pesante corde.
Dans les jardins suspendus en spirale du casino où les cocons éclatent, une femme qui monte lentement l'allée des fleurs s'arrête un moment pour assener sur moi tout le poids de son sexe. Ma tête oscille automatiquement d'un côté à l'autre, cloche folle collée dans un beffroi. Comme elle s'éloigne, le sens de ses paroles me devient clair. Le cimetière, dit-elle, avez-vous vu ce qu'ils ont fait du cimetière ? Déambulant dans le pressoir chaud, volets grands ouverts, les perrons grouillants d'enfants, je ne cesse de penser à ses paroles. Déambulant avec la fantaisie insouciante des nègres, chemise ouverte, les pieds plats, orteils étalés, scrotum tendu. Une suave fragrance des pays chauds m'enveloppe, je me sens de bonne humeur, mon sang épais comme de la molasse bat de ses ailes de condor.
Ils ont fait à la rue ce que Joseph a fait à l'Égypte. Ce qu'ils ont fait ? Plus de vous, et plus de ils désormais. Terre du blé mûr et doré, terre des Peaux-Rouges et des beaux gars noirs. Qui ils sont, qui ils étaient, je ne sais pas. Je sais seulement qu'ils se sont emparés du pays et qu'ils l'ont fait sourire, qu'ils ont pris le cimetière et en ont fait un champ fertile et gémissant. Chaque pierre a été enlevée, toutes les couronnes, toutes les croix ont disparu. À côté de chez moi, il n'y a plus qu'un grand échiquier en contrebas, tout gémissant de fourrage. La glèbe est riche et noire, des mulets patients et robustes enfoncent leurs minces sabots dans la glaise humide que la charrue découpe comme du fromage mou. Le cimetière entier chante sa riche et grasse récolte. Chante dans les tiges de blé, d'avoine, de seigle, d'orge. Le cimetière est gorgé de choses à manger, les mulets fouettent l'air de la queue, les grands gars noirs bourdonnent et psalmodient, et la sueur coule de leurs tibias.
Toute la rue maintenant vit des terrains du cimetière. L'abondance pour tous. Plus qu'il n'en faut. L'excès de fourrage passe en vapeur, en chansons et en danses, en dépravité, en insouciance. Qui aurait cru que les pauvres bougres aux poitrines aplaties pourrissant sous les pierres tombales, possédassent tant de fertilisante sagesse ! Qui aurait cru que ces Luthériens décharnés, ces Presbytériens aux jambes en fuseau, eussent encore de si bonne viande grasse sur les os, et, qu'ils pussent donner si merveilleuse récolte de corruption, si riches nichées de vers ? Même les épitaphes sèches, gravées par les tailleurs de pierre, ont eu leur pouvoir de fécondation. Tout tranquillement, sous le gazon frais, ces vampires lubriques, ces fornicateurs exercent leur puissance et leur gloire. Nulle part au monde ai-je vu cimetière ainsi fleurir. Nulle part dans le vaste monde, existe-t-il fumier aussi riche, aussi plein d'exhalaisons. Rue des anciens chagrins, je vous embrasse ! Plus de visages blêmes, plus de crânes de Beethoven, plus de tibias croisés, plus de jambes en fuseau. Je ne vois que blé et maïs, tournesols et lilas. Je vois la houe universelle, le mulet dans ses traits, de larges pieds plats aux doigts étalés et la riche glaise soyeuse qui glisse entre les orteils. Je vois des mouchoirs rouges, des jupes bleues fanées et de vastes sombreros tout luisants de sueur. J'entends des mouches bourdonner, et des voix paresseuses bourdonnent aussi. L'air ronfle d'une joie insouciante et déchaînée ; l'air ronfle d'insectes et leurs ailes poudrées sèment le pollen et la dépravation. Je n'entends ni cloches, ni sifflets, ni gongs, ni freins qui grincent. J'entends le bruit clair de la houe, l'égouttement de l'eau qui s'égoutte, le vrombissant et tranquille pandemonium du labeur.
J'entends la guitare et l'harmonica, un doux tam-tam, un crépitement de pantoufles ; j'entends les stores qu'on baisse, et le braiement profond d'un baudet absorbé dans son picotin.
Plus de blêmes visages blancs, Dieu merci ! Je vois le coolie, le beau gars noir, la squaw. Je vois les teintes de chocolat et de cannelle ; je vois un vert olive méditerranéen, un or fauve hawaiien ; je vois chaque teinte pure et croisée — mais pas de blanc ! Le crâne et les tibias ont disparu avec les pierres tombales, les ossements blancs d'une race blanche ont donné leur moisson. Je vois que tout ce qui appartient à leur nom et à leur souvenir s'est effacé, et cela, cela me rend fou de joie. Dans le bourdonnement des champs, là où la terre autrefois était bosselée en absurdes petits tumulus, je flâne le long des sillons humides avec des pieds avides et tintants. À droite, à gauche, je suis éclaboussé de glaise juteuse et végétale ; boue écrasée par la roue, larges feuilles vertes des choux, baies qui éclatent, jus acide de l'olive. Piétinant les vers repus de morts, les refoulant de nouveau dans la terre, je vais dans la félicité. Comme un marin ivre, je titube d'un côté à l'autre, les pieds trempés, les mains sèches. À travers les champs de blé, je cherche les flocons des nuages ; mes yeux voyagent le long du fleuve avec ses dhaws chargés bas, et la lente dérive de ses voiles et de ses mâts. Je vois le soleil dardant ses larges rayons, suçant doucement le sein de fleuve. Sur la rive lointaine, les perches pointues des wigwams, les lentes volutes de fumée. Je vois le tomahawk qui vole à travers les airs au son des hurlements familiers qui glacent le sang. Je vois les visages peints, les perles brillantes, la douce danse des mocassins, les longues tétines flasques, et le papoose à soutaches.
Delaware et Lackawanna, Monongahela, le Mohawk, le Shenandoah, Narrangansett, Tuskagee, Oskaloosa, Kalamazoo, Seminole et Pawnee, Cherokee, le Grand Manitou, Pied Noir, la chaîne de Navajo pareils à un immense nuage rouge, colonne de feu, vision d'une magnificence proscrite de notre terre qui passe devant mes yeux. Je ne vois ni Lettons, ni Croates, ni Finnois, ni Danois, ni Suédois, ni Irlandais, ni macaronis, ni Chinois, ni Polonais, ni grenouillards, ni boches, ni youpins. Je vois les Juifs assis dans leurs nids d'aigles, faces de cuir parcheminé, crânes ratatinés et mous.
De nouveau le tomahawk étincelle, les scalps volent, et du lit de la rivière roule un éclatant et houleux nuage de sang. Des flancs de la montagne, des profondes cavernes, des marécages et des Jardins Éternels de la Floride, s'écoule un déluge d'hommes maculés de sang. Des Sierras jusqu'aux Appalaches, la terre fume du sang des tués. Mon scalp est enlevé, la chair grise pend en lambeaux sur mes oreilles ; on me rôtit les pieds, on me perce de flèches. Prisonnier contre une palissade brisée, je gis, mes tripes à côté de moi ; tout mutilé et tout sanglant, le beau temple blanc qui était tendu de peau et de muscles. Le vent rugit à travers un rectum arraché, et hurle comme une kyrielle de lépreux. Une flamme blanche, un jet de glace bleue, un rameau de torche tournoie dans mes boyaux vides. Mes bras sont arrachés de leurs jointures. Je suis plein de gemmes à vif qui saignent avec un éclat de glace. Mon corps est un sépulcre que violent des vampires. Avec ses milliers de lances acérées, le soleil perce mes blessures, les gemmes étincellent, les tripes hurlent. Jour ou nuit, je ne sais plus ; la tente du monde s'affaisse comme un ballon crevé. Dans une flamme de sang, je sens le contact froid d'une tenaille ; on me traîne à travers la gorge de la rivière, aveugle et impuissant, j'étouffe, je halète, je hurle d'impuissance. Au loin, j'entends la ruée de l'eau glacée, le gémissement des chacals sous la verdure ; à travers la verte et sombre forêt, une tache de lumière s'étend, lumière vernale, prussique, qui tache la neige et les profondeurs glacées du ruisseau. Un gargouillement agréable, étouffé, un calme pandémonium, comme lorsque l'ange aux ailes déployées flottait sans jambes sous le pont...
Les ruisseaux des rues sont remplis de neige. C'est l'hiver et le soleil a cet éclat atténué d'or luisant qu'il a à midi. Je descends la rue, longeant les maisons. Pendant une heure ou deux, tant que le soleil dure, tout se change en eau, tout coule, ruisselle, gargouille. Entre les bords des trottoirs et les masses de neige, monte une crue d'eau claire et bleue. En moi, c'est une crue qui remplit l'étroit goulet de mes veines. Bleu ruisseau limpide qui circule en moi de mes orteils à la racine de mes cheveux. Je suis à la merci du dégel des pieds à la tête, et j'étouffe d'une gaieté bleu de glace.
Je descends la rue, je longe les maisons, avec cette gaieté bleu de glace qui bat dans mes veines étroites et m'étouffe. La neige de l'hiver fond, les ruisseaux des rues débordent. Douleur et joie avec elle, fondues, goutte à goutte, et se déversant dans l'égout. Soudain les cloches se mettent à sonner, cloches déchaînées, funèbres, aux langues obscènes, aux cruels battants de fer qui fracassent les hémorroïdes en verre des veines. À travers la neige qui fond règne le carnage ; poneys chinois avec leur moisson de scalps, longs insectes aux fines jointures et aux mandibules vertes. Devant chaque maison, une grille de fer barbelée de fleurs bleues.
Dans la rue des premiers chagrins descend la vieille mégère, prenant le vent, ses vastes voiles déployées, sa robe gonflée de crânes. Terrifiés, nous fuyons la nuit, penchés sur l'album vert, avec son riche décor de jambes frontales, le sourcil proéminent. De tous les perrons qui s'en vont en pourriture, sortent des sifflements de serpents qui grouillent dans le sac, la corde liée, les boyaux noués. Fleurs bleues, tachetées comme des léopards, écrasées, sucées jusqu'au sang, la terre comme une tache vernale, or, moelle, brillante poussière d'ossements, trois ailes là-haut et la course du cheval blanc, aux yeux d'ammoniaque.
La neige fondue fond de plus belle, le fer se rouille, les feuilles fleurissent. Dans le coin, sous le chemin de fer aérien, se tient un homme en chapeau tube, serge bleue et guêtres de toile, moustache blanche hachée très fin. Tournez le bouton, et voilà que sort tout le jus de tabac, les citrons d'or, les défenses d'éléphant, les candélabres. Moishe Pippik, le marchand de citrons, constellé de pigeons, qui couve des œufs propres dans la poche de son gilet, et des cravates pourpres, et des pastèques, et des épinards aux courtes tiges, filandreux et souillés de goudron. Sifflement des glands qui s'agitent bruyamment, fébrile agitation des filles aux pansements de lysol, d'ammoniaque et de camphre, petites cahutes de mica, cosses de cacahouètes, triangulaires et froncées, tout cela défile triomphalement sous la brise du matin. La lumière matinale arrive toute froissée, les carreaux des fenêtres sont rayés, les couvertures déchirées, la toile cirée fanée. Passe un homme aux cheveux hérissés, sans courir, sans respirer, portant une girouette, qui tourne le coin brusquement et part comme un trait. Un homme qui ne pense ni comment ni pourquoi, mais qui marche seulement dans la nuit terne, avec toutes les étoiles à tribord, et des favoris chargés bien parés. Les boyaux bouillonnants, il réveille la nuit plaignante avec des chausse-trapes qui s'accordent de gauche à droite, plein midi sur l'océan hiémal, plein midi à la ronde matelots et gabiers jusqu'à tribord. Voici encore la girouette avec de longs avirons qui traversent les sabords, tous bruits assourdis. Silencieuse la nuit à quatre pattes, comme l'ouragan. Silencieuse, avec des caramels chargés et des dés de nickel. Sœur Monica joue de la guitare, chemise ouverte, lacets défaits, de larges rebords à chaque oreille. Sœur Monica, striée de chaux, de pâte dentifrice, les yeux moisis, crépue, crêpée, crénelée.
La rue des anciens chagrins s'élargit, les lèvres bleues pleurnichent, l'albatros fonce à tire-d'aile, son col sanglant déclenché, ses dents claquetantes. L'homme au melon fait craquer sa jambe gauche, à deux crans plus loin sur la droite, sous les plats-bords, le drapeau cubain tout épuisé de nouilles et de fausses oranges, avec des magnolias sauvages et de jeunes pousses de palmier, saupoudrées de craie et de bave verte. Sous le lit d'argent, le bol de géraniums blancs, deux raies pour le matin, trois pour le soir. Les castors roucoulent leur soif de sang. Le sang vient par goulées blanches, goulées étouffantes d'argile pétrie de dents cassées, de mucilage et de déchets d'ossements. Le sol est tout glissant d'allées et de venues, de ciseaux luisants, de longs couteaux, de tenailles chaudes et froides.
Dehors, sous la neige qui fond, la ménagerie s'échappe, d'abord les zèbres aux somptueuses planches blanches, puis les oiseaux de proie et les corneilles, puis les acacias et les tortues diamant. La verdure bâille, orteils écartés, l'oiseau rouge tournoie et plonge, la hupparde se casse le bec, le lézard micturionne, le chacal ronronne, les hyènes hoquettent, s'esclaffent et hoquettent à nouveau. Tout le vaste cimetière bien saupoudré fait craquer ses jointures dans la nuit. Les automates craquent aussi, tout empêtrés de puissantes armures, de gongs rouillés, de goupilles défaites, abandonnés par le trust du fer-blanc. Le beurre s'épanouit en immenses gerbes d'éventails, le beurre gras, oléagineux, marqué de pattes-d'oie et deux fois épicé par le Bourreau Jean la Crapule. Le beurre rancit à la Morgue, de pâles rayons de lune filtrent, les estuaires sont bouchés, les cargaisons se révulsent, les voies de garage sont bloquées. Des bantams bassets bruns garnis de jabots rouges et de fourrure de loutre broutent les terres basses. L'alouette fait une hémorragie. Les puits de magnésie entrent en ignition, l'aigle s'essore, là-haut, un couperet dans la cheville. Sanglante et farouche, la nuit, avec tous les pieds d'épervier tailladés et parés. Sanglante et farouche la nuit, avec tous ses beffrois qui hululent, toutes les lattes arrachées et toutes les conduites de gaz éventrées.
Sanglante et farouche la nuit, avec tous les muscles tordus, les orteils croisés, les cheveux hérissés, les dents rouges, l'échine brisée. Le monde entier, yeux grands ouverts, gazouille comme l'aube, et une lueur rouge rampe sur ses gencives. Durant toute la nuit, les peignes se brisent, les côtes chantent. Deux fois l'aube se lève, puis se sauve à nouveau. Dans la neige qui s'égoutte, les oxydes fument. Tout le long de la rue, les corbillards passent et repassent, vont et viennent, les cochers grignotent leurs longs fouets, leur crêpe blanc, leurs gants de coton.
Au nord, vers le pôle blanc, au sud vers le héron rouge, le pouls bat, sauvage et net. Une par une, avec d'étincelantes dents de verre, on coupe les cordes. Le canard arrive avec son large bec, et puis la belette au ventre bas. L'un après l'autre ils arrivent, sortis du fungus, leurs queues emplumées, les pieds palmés. Ils arrivent par vagues, courbés comme des perches de tramway, et passent sous le lit. Boue par terre et d'étranges signes, les fenêtres qui flambent, rien que des dents, puis des mains, puis des carottes, puis d'énormes oignons nomades aux yeux d'émeraude, comètes qui vont et viennent, passent et repassent.
À l'est vers les Mongols, à l'ouest vers les forêts rouges, le pouls bat, aller-retour. Oignons en marche, œufs jacassant, la ménagerie tourne comme une toupie. À des kilomètres de haut, sur les plages, gisent des lits de caviar rouge. Les brisants écument, font claquer leurs longs fouets. La marée rugit sous les glaciers verts. Plus vite, plus vite tourne la terre.
Du noir chaos sortent des spirales de lumière aux sabords coincés. Du néant, du vide statique, sort un équilibre définitif. Des fanons de baleine et de la toile de jute, cette chose folle appelée le sommeil, et qui marche comme une pendule perpétuelle.