Tel est le genre de vie musicale qu’il me fut donné de frôler de très près, en parcourant d’abord sur mes patins, comme un maniaque, les vestibules et corridors qui mènent du monde extérieur à l’intérieur. Jamais les combats que je dus livrer ne me permirent de la frôler d’aussi près, non plus que mes furies d’activité, ni que mes contacts avec l’humanité. Tout ce qui n’était que mouvement de vecteur à vecteur, décrivant un cercle qui, n’importe le périmètre, allait s’élargissant, demeura toujours et en tout cas parallèle au royaume dont je parle. La roue de la destinée peut être transcendée à tout moment, parce que en tout point de sa surface elle a contact avec le monde du réel et qu’une étincelle d’illumination suffit à faire surgir le miracle, à transformer le patineur en nageur et le nageur en roc. Le roc n’est que l’image de l’acte qui met fin aux rotations futiles de la roue et plonge l’être dans la plénitude de la conscience. Et la plénitude de la conscience est en vérité semblable à un océan inépuisable qui se donne au soleil et à la lune et qui inclut aussi le soleil et la lune. Qui inclut tout ce qui puise son origine à même l’océan sans limites de la lumière — y compris la nuit.
Parfois, au milieu des révolutions incessantes de la roue, il m’était donné d’entr’apercevoir la nature du saut qu’il me faudrait faire. Se dégager d’un bond du mécanisme d’horlogerie — telle était la pensée libératrice. Être quelque chose de plus (quelque chose de différent) que le maniaque le plus brillant de ce monde ! La fable de l’homme de ce monde m’ennuyait. La conquête, fût-ce la conquête du mal, m’ennuyait. Rayonner la bonté, c’est merveilleux, parce que tonique, revigorant, vivifiant. Mais être simplement, c’est encore plus merveilleux parce que cela n’a pas de fin et parce que cela ne demande aucune démonstration. Être, c’est une musique, une profanation du silence pour le plus grand profit du silence ; être, cela se situe donc par-delà le bien et le mal. La musique, c’est la manifestation de l’action sans l’activité. C'est l’acte de création dans toute sa pureté, se baignant dans son propre sein. La musique ne stimule pas plus qu’elle n’interdit, ne cherche ni explique. La musique, c’est l’écho silencieux du nageur dans l’océan de la conscience. C'est une récompense qui ne peut être accordée que par soi-même à soi-même. C'est le don du dieu que l’on est, parce que ce dieu a cessé de penser à Dieu. C'est un augure du dieu que chacun finira par devenir en temps opportun, quand tout ce qui est finira par être, au-delà de toute imagination.
1. « Tout ce qui entre en soi dans la composition de sa propre identité, c’est-à-dire de son lubet… »