L'endroit où il demeurait était une véritable écurie, divinement appropriée à son génie ; mais notre petit salon ressemblait à une salle d’attente de croque-mort, et Grover n’était qu’un rustaud qui ne savait même pas s’essuyer convenablement les pieds. En hiver, il avait le nez qui coulait comme un égout, et Grover, trop absorbé dans sa musique pour avoir le temps de se moucher, laissait dégouliner la morve froide jusqu’à hauteur de lèvres où la langue, qu’il avait très longue et blanche, venait la lapper d’un seul coup. Aux flatulences musicales de Weber, Berlioz, Liszt and Co, ce dernier trait ne manquait pas d’ajouter une sauce piquante qui faisait passer les mélodies creuses de ces pauvres bougres.
Dans la bouche de Grover, un mot sur deux était un juron ; son expression favorite étant : « Je ne peux pas arriver à jouer cette connerie comme il faut ! » Il lui arrivait de s’énerver ; il martelait alors le piano à coups de poing comme un forcené. C'était le génie qui lui sortait par le mauvais bout. De fait, sa mère attachait une très haute importance à ce genre d'accès ; elle y puisait la conviction qu’il avait quelque chose en lui. Les autres disaient simplement que Grover était impossible. On lui passait beaucoup de choses à cause de son pied bot. Il avait assez de malice pour savoir tirer parti de son infirmité ; quand il avait très envie de quelque chose, il était pris de douleurs au pied. Il n’y avait que le piano pour manquer de respect à ce membre mutilé. Au piano donc les insultes, les coups, le martelage sans pitié. Par contre, s’il était en forme, Grover restait des heures devant le clavier ; on ne pouvait plus l’en arracher. Sa mère alors allait se planter sur la pelouse, en face de la maison, guettant au passage les voisins pour tirer d’eux un compliment. Le jeu « divin » de son fils la transportait au point qu’elle oubliait de préparer le repas du soir. Le père, qui était égoutier, rentrait d’ordinaire de fort mauvaise humeur et mourant de faim. Parfois il montait directement au salon et envoyait valser Grover du tabouret de piano. Lui non plus n’avait pas un vocabulaire des plus choisis et, quand son génie se déchaînait sur son fils, Grover n’avait plus qu’à se taire. Pour le vieux bonhomme, Grover n’était qu’un petit fumier de paresseux tout juste bon à faire beaucoup de bruit. De temps à autre, il menaçait de balancer cette connerie de piano par la fenêtre — et Grover avec. Si la mère commettait l’imprudence d’intervenir durant ce genre de scène, il lui flanquait une tarte magistrale et lui disait d’aller se faire pendre et se faire foutre ailleurs. Naturellement il
avait aussi ses moments de faiblesse ; il demandait alors à Grover que diable était-il en train de débiter ainsi à perpète, et si l’autre répondait, par exemple : «
La Sonate pathétique, pardi », la vieille buse rétorquait : « Qu'est-ce que c’est encore que cette connerie ? Ils ne peuvent pas parler comme tout le monde, tes bougres ? » L'ignorance du vieux pesait encore plus à Grover que sa brutalité. Il avait cordialement honte du vieux et quand celui-ci n’était pas là, il le tournait en ridicule sans pitié. Avec les années, il prit l’habitude d’insinuer qu’il ne serait pas né pied-bot si le vieux n’avait pas été aussi vache. Il racontait que le vieux avait dû donner à sa mère un coup de pied dans le ventre quand elle était enceinte. Ce coup de pied supposé avait dû affecter Grover à bien des points de vue, car, ayant cessé d’être enfant pour devenir jeune homme, ainsi que je le disais plus haut, il prit goût à Dieu, brusquement, et si passionnément qu’on ne pouvait plus se moucher devant lui sans en demander d’abord la permission au Seigneur.
La conversion de Grover fit immédiatement suite à la crise de déflation qui affecta mon paternel ; c’est pourquoi je m’en souviens. Personne n’avait vu les Watrous depuis plusieurs années quand, au beau milieu d’une des sacrées séances de ronflage, si je puis dire, surgit Grover, distribuant de tous côtés sa bénédiction, prenant Dieu à témoin, et retroussant ses manches pour nous délivrer du mal. Je fus frappé d’abord par le changement survenu dans sa personne ; il était propre, lavé dans le sang de l’Agneau. Si immaculé, à vrai dire, qu’il se dégageait presque un parfum de lui. Il n’était jusqu’à son langage qui ne se fût trouvé lavé ; aux jurons furieux avaient succédé les seules bénédictions et invocations célestes. Il ne conversait pas avec vous ; il monologuait ; aux questions qu’il posait, il répondait lui-même.
En remerciement de la chaise qu’on lui offrait, il nous dit, avec la promptitude d’un lapin mécanique, que Dieu avait envoyé Son Fils unique et bien-aimé à seule fin que nous jouissions de la vie éternelle. Mais cette vie éternelle, la désirions-nous vraiment — ou allions-nous nous contenter de croupir dans les plaisirs de la chair et de mourir sans avoir connu le salut ? L'inconvenance d’une telle allusion aux « plaisirs de la chair », en présence d’un couple de vieillards, dont l’un dormait profondément et ronflait, ne le frappa nullement, bien sûr. Il était si plein de vie et de jubilation, tout rose encore de joie fiévreuse à l’idée d’avoir découvert Dieu, Sa grâce et Sa miséricorde, qu’il en oublia que ma sœur était un peu simple ; sans même lui demander de ses nouvelles, il se mit à la haranguer dans son beau patois de patenôtre tout neuf ; naturellement, ce discours n’avait pas la moindre chance de la toucher : ainsi que je l’ai dit, il lui manquait pas mal de cases ; lui eût-il parlé d’épinards en velouté, l’effet eût été le même. « Les plaisirs de la chair », qu’était-ce pour elle ? Quelque chose comme une belle et chaude journée sous un grand parasol rouge. À la façon dont elle se tenait sur le bord de sa chaise et branlait le chef, je devinais qu’elle n’attendait que le moment où il devrait bien reprendre haleine pour l’informer que le pasteur —
son pasteur à elle, qui appartenait à l’Église épiscopale — venait de rentrer d’Europe et qu’on allait organiser une kermesse dans le sous-sol de l’église où elle tiendrait un petit comptoir de napperons achetés au Prix Unique. En fait, à peine venait-il de s’arrêter pour souffler un peu, qu’elle se déchaîna ; tout y passa — les canaux de Venise, la neige sur les Alpes, les charrettes à chiens de Bruxelles, l’extraordinaire leberwurst de Munich. Elle n’était pas seulement portée sur la religion, ma sœur ; elle était carrément louf. Grover venait de glisser
quelques mots sur le nouveau paradis et la nouvelle terre qu’il avait entrevus… car
le premier ciel et la première terre ont passé comme l’herbe des champs, marmonnait-il dans une sorte de glissando dingue ; et ce faisant, se déchargeait d’un message prophétique où il était question de la Jérusalem nouvelle que Dieu avait bâtie sur terre et où lui, Grover Watrous, naguère de langue impure et de corps disgracié, avait trouvé la paix et la tranquillité du juste. «
Il n’y aura plus de mort… », venait-il de clamer, quand ma sœur se pencha pour lui demander fort innocemment s’il aimait jouer aux boules, parce que le pasteur venait précisément de monter un magnifique jeu de boules dans le sous-sol de l’église, et elle
savait qu’il serait très heureux de voir Grover parce que c’était un homme charmant et rempli de bonté pour les pauvres gens. Grover déclara que c’était péché que de jouer aux boules et qu’il n’appartenait à aucune Église parce que les Églises étaient impies ; il avait même renoncé au piano, parce que Dieu l’appelait à de plus hautes tâches. «
Celui qui aura su vaincre héritera de toutes choses, ajouta-t-il, et je serai son Dieu, et lui sera Mon fils. » Il fit une nouvelle pause pour se moucher dans un beau mouchoir blanc ; et ma sœur de sauter sur l’occasion pour lui rappeler qu’autrefois il avait toujours la goutte au nez et jamais ne se mouchait. Grover l’écouta très solennellement, puis fit remarquer qu’il s’était corrigé de la plupart de ses mauvaises manières. Sur quoi, le paternel s’éveilla et, voyant Grover assis à côté de lui grandeur nature, eut un violent sursaut et pendant une seconde ou deux parut incapable de décider si Grover était un phénomène morbide de rêve ou une hallucination ; mais la vue du mouchoir propre eut tôt fait de lui rendre ses esprits. « Ah bon, c’est vous ! s’exclama-t-il. Le fils Watrous,
hein ? Au nom de tous les saints, qu’est-ce que vous venez faire ici ?
— Je suis venu au nom du Saint des Saints, dit Grover sans sourciller. J’ai été purifié par la mort sur le Calvaire et je suis venu au doux nom du Christ, pour que tu sois racheté et que tu t’avances dans la lumière, la puissance et la gloire. »
Le paternel eut l’air un peu ahuri. « Il vous est arrivé quelque chose ? » dit-il, tournant sur Grover un pâle sourire consolateur. Ma mère venait d’arriver de la cuisine et se tenait debout près de la chaise de Grover. Par une grimace éloquente de la bouche, elle essayait de faire comprendre au paternel que Grover était timbré. Ma sœur elle-même paraissait se rendre compte qu’il était mal en point, surtout depuis son refus d’aller voir le nouveau jeu de boules que son charmant homme de pasteur venait d’installer à l’intention expresse de jeunes gens comme Grover et ses pareils.
Qu’avait donc Grover ? Rien, sauf que ses pieds étaient solidement plantés dans la cinquième fondation du grand mur de Jérusalem, Cité sainte, laquelle cinquième fondation était faite entièrement de sardoine et de là dominait l’échappée d’un fleuve pur, source de vie jaillissant du trône même de Dieu. Et la vue de cette source de vie était pour Grover pareille à la morsure d’une légion de puces dans le bas du côlon. Il lui faudrait faire au pas de course au moins sept fois le tour du monde, avant de pouvoir s’asseoir tranquillement sur le cul et contempler d’une âme égale l’aveuglement et l’indifférence des hommes. Il était bien en vie, purgé ; même si, aux yeux des lourdauds et des esprits impurs qui gardent tout leur bon sens, il passait pour « timbré », je le trouvais pour ma part en bien meilleure forme qu’autrefois. C'était un fléau inoffensif. À force de l’écouter, on finissait par se purger un peu soi-même, fût-ce sans
conviction. Son beau langage tout neuf me prit au diaphragme et, m’arrachant un rire démesuré, me nettoya de la lie qu’avait accumulée en moi le lourd bon sens de mon entourage. Il était bien en vie, à la façon dont Ponce de León avait espéré l’être ; bien en vie comme peu de gens ont pu l’être. Et cette vivacité n’étant pas naturelle, peu lui importait qu’on lui rît au nez, qu’on le dépouillât du peu de bien qu’il avait. Plein de vie et vide, c’est-à-dire si proche de la Condition divine que c’en est fou.
Les pieds solidement plantés dans le grand mur de la Jérusalem nouvelle, Grover connaissait une joie incommensurable. Peut-être, s’il n’était né avec un pied bot, n’eût-il pas connu cette joie incroyable. Peut-être son père avait-il eu suprêmement raison de donner à sa mère un coup de pied dans le ventre, alors qu’elle portait encore Grover dans son sein. Peut-être était-ce à ce coup de pied dans le ventre que Grover devait son essor, à lui qu’il devait d’être si vivace et alerte que le sommeil même ne l’interrompait pas dans sa mission divine. Plus il s’échinait, moins il se fatiguait. Les ennuis, les regrets l’avaient quitté ; il échappait aux griffes du souvenir. Il ne se connaissait d’autres devoirs, d’autres obligations qu’envers Dieu. Et qu’était-ce donc que Dieu attendait de lui ? Rien, absolument rien… que d’entonner Sa louange. Dieu ne demandait à Grover Watrous qu’une seule chose : qu’il se révélât vivace dans sa chair. De plus en plus vivace. À son apogée, Grover n’était plus qu’un chant, et ce chant, un flot débordant qui roulait toutes choses mortes dans un même chaos, lequel à son tour devenait l’orifice chantant du monde au centre duquel se trouvait le verbe
être. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Dieu lui-même était ce petit infinitif de rien du tout, verbe universel — et est-ce que cela
ne suffit pas ? C'était plus que suffisant pour Grover : c’était tout. Partant de ce Verbe, peu importait la route que l’on choisissait. Partir du Verbe, c’était partir du centre, ériger une Babel. Peut-être Dieu avait-il délibérément mutilé Watrous à seule fin de l’enchaîner à ce centre, au Verbe. Par une corde invisible, Dieu tenait Grover Watrous attaché à ce pieu qui passait par le cœur du monde et Grover devenait l’oie grasse qui pondait chaque jour son œuf d’or…
Pourquoi me suis-je mis à parler de Grover Watrous ? Parce que j’ai rencontré des milliers de gens, et que pas un n’avait autant de vie que lui. La plupart étaient plus intelligents, beaucoup étaient brillants, certains même célèbres, mais pas un seul aussi alerte et vide que Grover. Il était inépuisable, Grover. Pareil à un morceau de radium qui, l’ensevelirait-on sous une montagne, ne perd rien de sa puissance libératrice d’énergie. J’avais déjà rencontré des tas de gens censément
énergiques — l’Amérique ne regorge-t-elle pas de cette race ? — mais jamais je n’avais vu, sous l’enveloppe d’un être humain, un tel réservoir d’énergie. Et quelle était l’origine de cette inépuisable réserve d’énergie ? Une illumination. Oui, cela s’était fait en un clin d’œil, qui est la seule façon dont se produit quoi que ce soit d’important. Du jour au lendemain, Grover avait vu passer par-dessus bord tout son système de valeurs préconçues. D’un seul coup d’un seul, il avait cessé de se mouvoir à la façon des autres. Il avait mis les freins et laissait tourner le moteur. Si, comme tant d’autres, il avait cru jadis qu’il était bon d’aller quelque part, il savait à présent que quelque part et partout, c’est-à-dire ici même, c’était tout comme, alors à quoi bon remuer ? Pourquoi ne pas parquer la voiture, tout en laissant ronfler le moteur ? Cela n’empêchait pas la terre de tourner et Grover n’ignorait pas qu’elle tournait, comme il
n’ignorait pas qu’il tournait avec elle. Est-ce que la terre va quelque part ? Grover s’était sans nul doute posé la question et s’était sans nul doute aussi assuré qu’elle n’allait
nulle part. Qui donc avait dit qu’il faut aller quelque part ? Et Un Tel, et Tel Autre, où est-ce qu’ils en sont de leur cheminement ? demandait Grover ; et ce qui était étrange, c’était que, tant ils étaient engagés sur leurs chemins individuels, pas un ne s’arrêtait un instant pour penser qu’ils avaient tous la même et unique destination : la tombe. À cela Grover ne comprenait rien, pour la raison que personne ne pouvait le convaincre que la mort n’était pas une certitude, tandis qu’on pouvait convaincre n’importe qui que toute autre destination n’était qu’incertitude. Convaincu que la certitude de la certitude de la mort est aussi certaine que la mort, Grover était devenu brusquement, prodigieusement, supérieurement plein de vie. Pour la première fois de son existence il vivait ; du coup, le pied bot avait totalement disparu de sa conscience. Fait curieux, quand on y pense, car le pied bot, comme la mort, était inéluctable. Pourtant le pied bot avait disparu de son esprit, ou, ce qui est plus important, tout ce qui était lié au pied bot. De même, avec l’acceptation de la mort, la mort aussi avait disparu de son esprit. Avec l’appréhension de la certitude unique de la mort, toutes les incertitudes s’étaient évanouies. Le reste de l’univers poursuivait sa route, en boitillant sur son pied bot d’incertitude ; seul, Grover Watrous marchait librement et sans entrave. Grover Watrous était la certitude incarnée. Il pouvait avoir tort ; il avait la certitude.
Et quel bien cela peut-il faire, d’avoir raison, si l’on doit poursuivre sa route en boitillant sur un pied bot ? Rares sont les hommes qui se sont jamais rendu compte de cette vérité, et leurs noms sont devenus grands. Grover Watrous ne sera sans doute jamais célèbre,
mais il n’empêche qu’il est grand parmi les plus grands. Telle est probablement la raison pour laquelle je parle de lui — simplement que j’ai eu le bon sens de me rendre compte que Grover avait atteint à la grandeur, personne d’autre ne voulût-il le reconnaître, que moi. Sur le moment, je me bornai à penser que Grover était une espèce de fanatique inoffensif, mon Dieu oui, un peu « timbré », ainsi que ma mère l’insinuait. Mais quiconque détient la vérité de la certitude est un peu timbré, et seuls les gens de cette espèce ont accompli de grandes choses en ce monde. D’autres hommes, d’autres
grands hommes, ont pu porter quelques coups et opérer çà et là des destructions, mais cette minorité de gens dont je parle, et où j’inclus Grover Watrous, était capable de tout détruire pour que vive la vérité. Ils avaient, ces gens-là, en général, une tare de naissance ; ils étaient tous pieds-bots pour ainsi dire, et par une curieuse ironie c’est le pied-bot que les hommes retiennent et cherchent à s’approprier. Et c’est ainsi que, lorsqu’un homme comme Grover se trouve précisément dépossédé de son pied bot, le monde le dénonce comme « possédé ». Telle est la logique de l’incertitude et son fruit n’est que misère. Grover est le seul être vraiment joyeux que j’aie jamais rencontré ; ces pages sont donc le petit monument que j’érige à sa mémoire, en mémoire de sa joyeuse certitude. Dommage qu’il lui ait fallu se servir du Christ pour béquille, mais au fond qu’importe la façon dont on rencontre la vérité, si on ne la laisse pas filer et si l’on en fait sa vie.