Regard sur Capricorne
L’homme que j’étais, je ne le suis plus. Quelque chose — quoi ? je l’ignore — me contraint à commencer par cette petite phrase. Et en français, directement, exactement comme je l’avais écrite, il y a quarante ans, dans l’une des parties de Printemps noir. Ce qu’elle a à voir avec Tropique du Capricorne, je l’ignore aussi. Mais elle a certainement à voir avec moi. Les quelques mots qui la forment n’ont rien de très brillant ni de très significatif, sauf que c’est juste au milieu de mes quatre-vingts ans de vie, durant ma période de Clichy, qui fut extraordinairement heureuse, qu’ils jaillirent de mes lèvres. Et en français, non pas en anglais. En anglais, ils ne sonnent pas très juste à mon oreille, à moins que je ne sois mauvais traducteur — « the man I was I no longer am »...
De toute évidence, il m’était arrivé très distinctement quelque chose, à l’époque, sinon au moment même où ces mots m’échappèrent. En vérité, l’homme que j’étais devenu était très différent de celui qui avait débarqué à Paris, tout juste deux ans plus tôt. Ma véritable ambition, en quittant l’Amérique, était de raconter l’histoire de ma vie, telle que je la relate dans Tropique du Capricorne. Mais, avant de pouvoir réaliser cette ambition, j’ai dû d’abord écrire deux ou trois autres livres. Pour m’échauffer, en quelque sorte. Je devais me préparer à la tâche qui m’attendait.
Cela signifie que, pour quelques années encore, je dus mettre mon grand chagrin, ma singulière et unique souffrance, à la glacière. Peut-être cette phrase — l’homme que j’étais, je ne le suis plus — faisait-elle écho à cette attente. Peut-être le sens en était-il que, à force de vivre si longtemps en compagnie de cette singulière souffrance, je n’avais pas envie de m’en séparer trop aisément, trop vite.
Je sais que je me préparais en vue d’une œuvre beaucoup plus longue que ce que représente Tropique du Capricorne. Ce que j’entrepris d’écrire, tel quel, n’était qu’un premier volume, lequel, nommément, devait s’intituler : Sur le trolley ovarien. Mais, avant même de songer à m’atteler à un autre volume, il y avait beau temps que j’avais oublié qu’il était censé y en avoir un second. J’étais l’objet de violentes ruptures, internes aussi bien qu’extérieures — comme si, à certains moments, de larges étendues de mon existence s’étaient englouties dans les crevasses que j’avais moi-même formées sans m’en douter, en m’efforçant de préserver en moi une extase de glace.
Qui donc, excepté le démon que j’étais devenu, aurait pu se délecter si totalement à décrire ainsi les souffrances et les atrocités de son existence ? Pas plus tard que l’autre nuit, en relisant le Tonio Kröger de Thomas Mann, j’ai découvert un aperçu de l’étrange figure littéraire que je m’imaginais être, lorsque j’ai commencé à écrire à mon propre sujet. Les idées que je me faisais de mes capacités de maître écrivain, mes capacités à n’écrire que des chefs-d’œuvre, relevaient de l’exaltation pure.
Et aujourd’hui… Aujourd’hui, rien n’égale mon bonheur quand je m’aperçois que mes écrits sont seulement ceux d’un être humain très simple, que je n’ai que faire de chefs-d’œuvre, des miens comme de ceux des autres. Pour que l’on comprenne bien ce que j’entends par cette simplicité, je dirai encore ceci : nous ne vivons pas à coups de chefs-d’œuvre, ni à travers des chefs-d’œuvre, ni à cause de chefs-d’œuvre. Nous sommes beaucoup plus chargés de sens lorsque nous babillons comme l’enfant que lorsque nous nous comportons en monstres d’intelligence. Nous n’avons plus besoin des exercices de gymnastique qu’exige la fréquentation des chefs-d’œuvre. Il y a beau temps que les maîtres eux-mêmes y ont renoncé ; beau temps qu’ils se sont envolés de la cage. Mais nous, idiots que nous sommes, nous nous entêtons à ramper dans la coquille vide, comme de pauvres escargots perdus et abandonnés.
Il m’arrive d’être obligé de lire un passage de Tropique du Capricorne. Posant le livre, alors je secoue la tête comme pour me demander qui l’a écrit — cela ne peut être moi. Je dois l’avouer : malgré ce que je disais un peu plus haut, ce texte, quand je le redécouvre de temps à autre, m’impressionne énormément. Je peux le dire en toute franchise : je n’avais rien d’une limace. Clairement, je promettais. Même, j’ai réussi à me berner et j’ai marché. Mais qui étais-je, en ce temps-là ? Qui que ce fût, ce n’est plus moi. « Je suis le rêveur qui demeure. »
Henry Miller,
le 29 janvier 1972.
À ELLE
« Souvent l’exemple a plus d’effet que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. Aussi, après les consolations que j’ai pu vous offrir directement dans notre entretien, je veux, de loin, vous mettre sous les yeux, dans une lettre animée des mêmes sentiments, le tableau de mes propres infortunes : j’espère qu’en comparant mes malheurs et les vôtres, vous reconnaîtrez que vos épreuves ne sont rien ou qu’elles sont peu de chose, et que vous aurez moins de peine à les supporter. »
Pierre ABAILARD.
Historia calamitatum.
Lettre première.