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J’habite Villa Borghèse. Il n’y a pas une miette de saleté nulle part, ni une chaise déplacée. Nous y sommes tout seuls, et nous sommes morts.
Hier soir, Boris a découvert qu’il avait des poux. J’ai dû lui raser les aisselles, et même alors la démangeaison ne s’est pas calmée. Comment peut-on attraper des poux dans un si bel endroit ? Mais peu importe. Nous aurions pu ne jamais nous connaître de si intime façon, Boris et moi, n’eussent été les poux.
Boris vient juste de me donner un aperçu de ses vues. Il sait prédire le temps. Le temps continuera à être mauvais, dit-il. Il y aura encore des calamités, encore de la mort, encore du désespoir. Pas la plus légère indication de changement nulle part. Le cancer du temps nous dévore. Nos héros se sont tués, ou se tuent. Le héros, alors, n’est pas le Temps, mais l’Éternité. Nous devons nous mettre au pas, un pas d’hommes entravés, et marcher vers la prison de la mort. Pas d’évasion possible. Le temps est invariable.
C'est maintenant l’automne de ma seconde année à Paris. On m’y a envoyé pour une raison dont je n’ai jamais pu sonder la profondeur.
Je n’ai pas d’argent, pas de ressources, pas d’espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j’étais un artiste. Je n’y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s’est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci !
Et celui-ci, alors ? Ce n’est pas un livre. C'est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. Ce n’est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C'est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !… à ce que vous voudrez. Je m’en vais chanter pour vous, chanter en détonnant un peu peut-être, mais chanter. Je chanterai pendant que vous crèverez, je danserai sur votre ignoble cadavre…
Pour chanter, il faut d’abord ouvrir la bouche. Il faut avoir deux poumons, et quelque connaissance de la musique. Il n’est pas nécessaire d’avoir un accordéon ou une guitare. La chose essentielle, c’est de vouloir chanter. Or donc, ceci est un chant. Je chante.
C'est pour vous, Tania, que je chante. Je voudrais bien savoir mieux chanter, plus mélodieusement, mais peut-être alors vous n’auriez jamais consenti à m’écouter. Vous avez entendu les autres chanter, et ils vous ont laissée froide. Leur chant était trop beau, ou alors pas assez.
Nous sommes le vingt et quelque chose d’octobre. Je ne cours plus après la date exacte. Iriez-vous dire — mon rêve du 14 novembre dernier ? Il y a des intervalles, mais ils existent entre les rêves, et il ne nous en reste aucune conscience. Le monde autour de moi se dissout, laissant çà et là des îlots de temps. Le monde est un cancer qui se dévore lui-même… Je songe que lorsque le grand silence descendra sur tout et partout, la musique enfin triomphera. Quand, dans la matrice du temps, tout se sera à nouveau résorbé, le chaos régnera à nouveau, et le chaos c’est la partition sur laquelle s’inscrit la réalité. Vous, Tania, vous êtes mon chaos. Voilà pourquoi je chante. Ce n’est pas même moi, c’est le monde qui meurt, et qui se dépouille du temps. Je suis encore vivant, je cogne dans votre matrice, et c’est une réalité sur laquelle écrire.
Glisser au sommeil. La physique de l’amour. La baleine avec sa verge de six pieds, au repos. La chauve-souris — pénis libre1. Les animaux qui ont un os dans la verge. D’où, avoir l’os, ou bander dur. « Heureusement, dit Gourmont, la structure osseuse s’est perdue chez l’homme. » Heureusement ? Oui, heureusement. Songez à la race des hommes vadrouillant avec une verge en os ! Le kangourou a un pénis double : un pour les jours de semaine, un pour les jours de fête. Roupiller. Reçu une lettre de femme me demandant si j’ai trouvé un titre pour mon livre. Un titre ? Bien sûr ! Le voici : « Langoureuses Lesbiennes ».
Votre vie anecdotale ! C'est une expression de M. Borowski. C'est le mercredi que je déjeune avec Borowski. Sa femme, qui est une vache sèche, officie. Elle étudie le français maintenant. Son mot favori, c’est « dégueulasse ». Vous pouvez voir tout de suite combien les Borowski sont emmerdants. Mais attendez !…
Borowski porte des costumes de velours et joue de l’accordéon. Combinaison irrésistible, surtout si l’on songe qu’il n’est pas mauvais artiste. Il se vante d’être polonais, mais il n’en est rien, naturellement ; c’est un Juif, ce Borowski, et son père était philatéliste. En fait, presque tout Montparnasse est juif, ou semi-juif, ce qui est pire. Il y a Carl et Paula, et Cronstadt et Boris, et Tania et Sylvestre, et Moldorf et Lucile. Tous, sauf Fillmore. Henry Jordan Oswald se trouva être juif finalement, lui aussi. Louis Nichols est juif. Même Van Norden et Chérie sont juifs. France Blake est juif, ou juive ! Titus est juif. C'est une avalanche de Juifs. J’écris ces lignes pour mon ami Carl dont le père est juif. Il est important de comprendre tout ça.
Entre tous, la plus charmante de la race est Tania. Et pour l’amour d’elle, je me ferais juif aussi. Pourquoi pas ? Je parle déjà comme un Juif. Et je suis aussi laid qu’un Juif. En outre, qui donc déteste les Juifs plus qu’un Juif ?
Heure crépusculaire. Bleu indigo, eau polie comme verre, arbres lumineux et liquescents. Les rails disparaissent dans le canal, à Jaurès. La longue chenille aux flancs laqués plonge comme un toboggan de foire. Ce n’est pas Paris. Ce n’est pas Coney Island. C'est un mélange crépusculaire de toutes les villes d’Europe et de l’Amérique centrale. Les terrains vagues du chemin de fer au-dessous de moi, avec leurs voies noires, enchevêtrées, pas du tout ordonnées par les ingénieurs, mais le dessin cataclysmique, comme ces maigres fissures dans la glace polaire que l’appareil photographique enregistre dans une gamme de noirs.
La nourriture est une des choses qui me donnent une joie inouïe. Et dans cette belle Villa Borghèse, il y a si rarement quelque trace de nourriture ! Par moments, c’est véritablement terrifiant. J’ai cent et cent fois demandé à Boris de commander du pain pour le petit déjeuner. Toujours il l’oublie. Il va prendre son petit déjeuner dehors, semble-t-il. Et quand il revient, il se cure les dents, et il y a un peu d’œuf qui pend à son bouc. Il mange au restaurant, par considération pour moi. Il dit que ça lui fait mal de s’envoyer un bon repas, avec moi pour témoin.
J’aime Van Norden, mais je ne partage pas l’opinion qu’il a de lui-même. Je ne crois pas, par exemple, qu’il soit un philosophe ou un penseur. C'est un putassier, voilà tout. Et il ne sera jamais un écrivain. Et Sylvestre non plus ne sera jamais un écrivain, son nom aura beau flamboyer en lumières rouges de 50 000 bougies. Les seuls écrivains autour de moi pour qui j’ai quelque respect en ce moment sont Carl et Boris. Ils sont possédés. Ils brûlent intérieurement d’une flamme blanche. Ils sont fous, entendent faux. Ce sont des suppliciés.
Moldorf, d’autre part, qui est un supplicié à sa façon, n’est pas fou. Moldorf est ivre de mots. Il n’a pas de veines ni de vaisseaux sanguins, pas de cœur ni de reins. Il n’est qu’une malle portative, pleine d’innombrables tiroirs, et dans les tiroirs se trouvent des étiquettes libellées à l’encre blanche, marron, rouge, bleue, vermillon, safran, mauve, terre de Sienne, abricot, turquoise, onyx, anjou, hareng, havane, vert-de-gris, gorgonzola…
J’ai transporté ma machine à écrire dans la pièce à côté, où je puis me voir dans la glace à mesure que j’écris.
Tania ressemble à Irène. Elle attend des machins bien garnis. Mais il y a une autre Tania, une Tania comme une grosse graine, qui éparpille son pollen un peu partout — ou, disons, un peu comme Tolstoï, scène d’écurie au cours de laquelle on déterre le fœtus. Tania est une fièvre, aussi — les voies urinaires2, Café de la Liberté, place des Vosges, cravates éclatantes du boulevard Montparnasse, salles de bains obscures, porto sec, cigarettes Abdullah, l’adagio de la sonate Pathétique, amplificateurs auriculaires, séances de potins, poitrines terre de Sienne brûlée, lourdes jarretières, quelle heure est-il, faisans dorés bourrés de châtaignes, doigts de taffetas, crépuscules vaporeux tournant au roux, acromégalie, cancer et délire, voiles tièdes, jetons de poker, tapis de sang et de douces cuisses. Tania déclare, afin que chacun puisse l'entendre : « Je l’aime ! » Et tandis que Boris se brûle au whisky, elle dit : « Assieds-toi ici ! Ô Boris… La Russie… Que faire ? J'en crève ! »
La nuit, quand je regarde la barbiche de Boris étalée sur l’oreiller, je deviens fou. Ô Tania, où sont maintenant ton sexe brûlant, tes épaisses, tes lourdes jarretières, tes douces cuisses si dodues ? J’ai un os de six pouces dans la queue. J’aplatirai tous les plis de ton vagin, Tania, et le remplirai de semence ! Je te renverrai à ton Sylvestre, le ventre douloureux et la matrice sens dessus dessous. Ton Sylvestre ! Oui, il sait bien allumer un feu, mais moi, je sais comment enflammer un sexe ! Je te rive des boulons brûlants dans le ventre, Tania ! Je porte tes ovaires à l’incandescence. Ton Sylvestre est un peu jaloux maintenant ? Il sent quelque chose, n’est-ce pas ? Il sent les traces de ma belle queue. J’ai un peu élargi les rives, j’ai repassé les rides. Après moi, tu peux bien prendre des étalons, des taureaux, des béliers, des cygnes, des saint-bernard. Tu peux te fourrer des crapauds, des chauves-souris, des lézards jusqu’au fond du rectum. Tu peux chier des arpèges si tu veux, ou t’accrocher une cithare en travers du nombril. Je t’encule, Tania, tant et si bien que tu resteras enculée ! Et si tu as peur d’être enfilée publiquement, je t’enfilerai dans le privé. Je t’arracherai quelques poils du con, et je les collerai sur le menton de Boris. Je te mordrai le clitoris, et je cracherai des pièces de quarante sous…
Le ciel indigo, balayé de ses nuages cotonneux, arbres décharnés s’étendant à l’infini, avec leurs branches noires gesticulant comme somnambules. Arbres sombres, spectraux, aux troncs pâles comme de la cendre de cigare. Un silence suprême et bien européen. Volets tirés, boutiques closes. Une lueur rouge çà et là pour marquer un rendez-vous. Façades brusques, presque revêches ; immaculées, sauf quelques éclaboussures d’ombre, projetées par les arbres. En passant devant l’Orangerie un autre Paris me revient à l’esprit, le Paris de Maugham, de Gauguin, de George Moore. Je pense à ce terrible Espagnol qui effarouchait alors le monde avec ses bonds acrobatiques, de style en style. Je pense à Spengler et à ses terribles pronunciamientos, et je me demande si le style, le style grandiose a disparu. Je dis que mon esprit est occupé de ces pensées, mais ce n’est pas vrai ; ce n’est que plus tard, après avoir traversé la Seine, après avoir laissé derrière moi le carnaval des lumières, que je laisse mon esprit jouer avec ces idées. Pour l’instant, je ne puis penser à rien — sauf que je suis un sensitif poignardé par le miracle de ces eaux qui reflètent un monde oublié. Tout le long des berges, les arbres s’inclinent lourdement sur le miroir terni ; quand le vent se lève et les emplit d’un murmure bruissant, ils verseront quelques larmes et frémiront au-dessus des remous précipités de l’eau. Ça me coupe le souffle. Personne à qui communiquer même une parcelle de mes sentiments.
L'ennui avec Irène, c’est qu’elle a une valise au lieu d’un con. Elle veut des machins bien garnis pour les fourrer dans sa valise. Immenses, avec des choses inouïes3. Llona, elle, avait un con. Je le sais parce qu’elle nous a envoyé quelques poils du bas-ventre. Llona, une ânesse sauvage qui humait le plaisir dans le vent. Sur toutes les collines, elle jouait à la putain — et parfois dans les cabines téléphoniques et aux cabinets. Elle avait acheté un lit pour son roi Carol et un bol à barbe avec ses initiales dessus. Elle s’était étendue à Tottenham Court Road, la robe relevée, se caressant des doigts. Elle se servait de bougies, de chandelles romaines, et de boutons de porte. Pas une queue dans tout le pays n’était assez grosse pour elle… pas une seule ! Les hommes entraient en elle, et se recroquevillaient. Il lui fallait des queues extensibles, des fusées explosant d’elles-mêmes, de l’huile bouillante, faite de cire et de créosote. Elle vous aurait coupé la queue et l’aurait gardée à jamais dans son ventre, si vous lui en aviez donné la permission. Un con unique entre des millions, cette Llona ! Un con de laboratoire, et aucun papier de tournesol n’aurait pu prendre sa couleur. Elle était menteuse, aussi, cette Llona. Elle n’avait jamais acheté un lit pour son roi Carol. Elle l’avait coiffé d’une bouteille de whisky, et sa langue était pleine de poux et de lendemains. Pauvre Carol, il ne pouvait que se recroqueviller une fois en elle, et crever. Elle aspirait une bouffée, et le voilà fichu — comme une moule claquée !
Des machins énormes, immenses, avec des choses inouïes. Une valise sans courroies. Un trou sans clé. Elle avait la bouche allemande, les oreilles françaises, le cul russe. Le con, international. Quand elle arborait le drapeau rouge, c’était rouge jusqu’au fin fond. Vous entriez par le boulevard Jules-Ferry, et vous ressortiez par la porte de la Villette. Vous laissiez tomber votre pancréas dans les tombereaux — des tombereaux rouges avec deux roues naturellement. Au confluent de l’Ourcq et de la Marne, où l’eau coule et fuit à travers les barrages et s’étend comme du verre sous les ponts. Llona y gît maintenant, et le canal est plein de verre et d'échardes ; les mimosas pleurent, et il y a la brume humide d’un pet sur les carreaux. Un con conique entre des millions, cette Llona ! Elle n’est que cela, et un cul transparent, dans lequel on peut lire toute l’histoire du Moyen Âge !
C'est la caricature d’un homme que vous présente d’abord Moldorf. Des yeux en glande thyroïde. Des lèvres en pneu Michelin. Une voix comme de la soupe aux pois. Sous son gilet, il porte une petite poire. De quelque façon que vous le regardiez, c’est toujours le même panorama ; netsuké, tabatière, poignée d’ivoire, pièce d’échecs, éventail, motif de temple. Il a fermenté si longtemps qu’il est maintenant amorphe. Levain délesté de ses vitamines. Vase sans sa plante de caoutchouc.
Les femelles furent menées au mâle deux fois au cours du IXe siècle, et de nouveau au cours de la Renaissance. Il fut porté pendant les grandes dispersions, sous des ventres jaunes et blancs. Longtemps avant l’Exode, un Tatare lui a craché dans le sang.
Son dilemme est celui du nain. Avec son œil pinéal, il aperçoit sa silhouette projetée sur un écran de taille incommensurable. Sa voix, synchronisée à l’ombre d’une tête d’épingle, l’enivre. Il entend un rugissement là où les autres n’entendent qu’un cri avorté.
Et voici son esprit. C'est un amphithéâtre dans lequel l’acteur donne une représentation protéienne. Moldorf, multiforme et infaillible, y fait tous ses numéros : il est clown, jongleur, contorsionniste, prêtre, débauché, saltimbanque. L'amphithéâtre est trop petit. Il y met de la dynamite. Le public est drogué. Il le taillade.
C'est sans résultat que j’essaye de m’approcher de Moldorf. C'est comme si on essayait d’approcher Dieu, car Moldorf est Dieu, il n’a jamais été autre chose… Moi, j’assemble des mots, et c’est tout…
J’ai eu sur lui des opinions que j’ai écartées ; j’ai eu des opinions différentes que je suis en train de réviser. Je l’ai épinglé pour m’apercevoir finalement que ce n’était pas un bousier que j’avais en mains, mais une libellule. Il m’a choqué par sa grossièreté, puis accablé par sa délicatesse. Il a été volubile jusqu’à la suffocation, puis aussi paisible que le Jourdain.
Quand je le vois trottiner vers moi pour me saluer, ses petites pattes tendues, ses yeux couverts de sueur, je sens que je suis en face de… non, ce n’est pas ainsi qu’il faut s’exprimer ! « Comme un œuf dansant sur un jet d'eau4. »
Il n’a qu’une seule canne — médiocre. Dans sa poche, des bouts de papier avec des prescriptions pour le Weltschmerz. Il est guéri maintenant, et la petite poule allemande qui lui lavait les pieds sent son cœur se briser pour lui. C'est comme M. Nonentity transportant partout son dictionnaire de Gujurati. « Inévitable pour tous4 » voulant dire sans doute, indispensable. Borowski trouverait tout ça incompréhensible. Borowski a une canne différente pour chaque jour de la semaine, et une pour Pâques.
Nous avons tant de points en commun que c’est comme si je me contemplais dans un miroir craquelé.
Je viens de parcourir mes manuscrits… des pages toutes barbouillées de ratures. Pages de littérature. Ça m’effraie un peu. C'est tellement comme Moldorf. Seulement, moi, je suis un Gentil, et les Gentils ont une façon différente de souffrir. Ils souffrent sans névrose et, comme dit Sylvestre, un homme qui n’a jamais été affligé d’une névrose ne connaît pas le sens de la souffrance.
Je me rappelle distinctement combien j’ai goûté ma souffrance. C'était comme lorsqu’on fourre un petit chien dans son lit avec soi. Une fois de temps en temps il vous griffe — et alors on a réellement peur. Ordinairement, on n’a pas peur — on peut toujours le relâcher, ou lui trancher la tête.
Il y a des gens qui ne peuvent résister au désir de se fourrer dans une cage avec des fauves et de se faire déchiqueter. Ils y entrent même sans revolver et sans fouet. La peur les rend impavides… Pour le Juif, le monde est une cage remplie de fauves. La porte est verrouillée, et le voilà sans fouet et sans revolver. Son courage est si grand, qu’il ne sent même pas les ordures dans le coin. Les spectateurs applaudissent, mais il n’entend pas. Le drame, pense-t-il, se déroule dans la cage. La cage, pense-t-il, c’est le monde. Debout, là-dedans, tout seul et impuissant, il s’aperçoit que les lions ne comprennent pas son langage. Pas un seul lion qui ait jamais entendu parler de Spinoza. Spinoza ? Eh quoi ! ils ne peuvent même pas lui enfoncer les dents dans la chair. « De la viande ! » rugissent-ils, tandis qu’il est là, debout, pétrifié, ses idées gelées, et que son Weltanschauung n’est qu’un trapèze hors de portée. Un simple coup de la patte du lion, et voilà sa cosmogonie en miettes !
Les lions, eux aussi, sont déçus. Ils attendaient du sang, des os, des cartilages, des muscles. Ils mâchent et remâchent, mais les mots sont du chiclé, et le chiclé est indigeste. Le chiclé est une base qu’on saupoudre de sucre, de pepsine, de thym, de réglisse. Le chiclé, lorsque les chicleros le ramassent, c’est parfait ! Les chicleros sont venus par-dessus la crête d’un continent effondré. Ils ont apporté avec eux un langage algébrique. Dans le désert de l’Arizona, ils ont rencontré les Mongols du septentrion, glacés comme des aubergines. Peu de temps après que la terre eut pris son inclination gyroscopique — alors que le Gulf Stream se sépara du courant Japonais. Au cœur de la terre, ils trouvèrent du roc en tuf. Ils brodèrent leur langage sur les entrailles mêmes de la terre. Ils se dévorèrent les entrailles les uns les autres, et la forêt se referma sur eux, sur leurs squelettes et sur leurs crânes, sur leur tuf tout en dentelle. Leur langage se perdit. Ici et là, on trouve encore les vestiges d’une ménagerie, un crâne vide recouvert de signes.
Mais quel rapport avec vous, Moldorf ? Le mot que vous avez toujours à la bouche, c’est anarchie. Dites-le, Moldorf, je l’attends. Personne ne connaît, quand nous nous serrons la main, les fleuves qui coulent à travers notre sueur. Tandis que vous préparez vos mots, les lèvres entrouvertes, la salive gargouillant dans vos joues, j’ai bondi à mi-chemin par-dessus l’Asie. Si je m’emparais de votre canne, si moche qu’elle soit, et si je perçais un petit trou dans votre flanc, je pourrais recueillir assez de matériaux pour remplir le Musée britannique ! Nous sommes là cinq minutes, et voilà que nous dévorons des siècles. Vous êtes le tamis à travers lequel se décante mon anarchie, à travers lequel elle se résout en mots. Derrière le mot se trouve le chaos. Chaque mot est une raie, une barre, mais il n’y a pas et il n’y aura jamais assez de barres pour faire la grille.
Pendant mon absence, on a suspendu des rideaux. Ils ont l’aspect de nappes tyroliennes trempées dans le lysol. La pièce étincelle. Je suis assis sur le lit, ébloui, à méditer sur l’homme avant sa naissance. Soudain, des cloches se mettent à sonner une musique étrange et irréelle, comme si j’avais été transporté dans les steppes de l’Asie centrale. Les unes font retentir un long roulement prolongé, d’autres éclatent brusquement, avec des accents d’ivresse ou des sanglots larmoyants. Et maintenant, tout est redevenu calme, sauf qu’une dernière note effleure à peine le silence de la nuit — tel un gong aigu et très faible que l’on éteindrait comme une flamme.
J’ai fait un pacte tacite avec moi-même de ne pas changer une ligne de ce que j’écris. Perfectionner mes pensées ou mes actes ne m’intéresse pas. À côté de la perfection de Tourgueniev je mets celle de Dostoïevski. (Y a-t-il quelque chose de plus parfait que L'Éternel Mari ?) Ici donc, par le seul et même moyen, nous avons deux sortes de perfection. Mais dans les lettres de Van Gogh il y a une perfection qui les dépasse l’une et l’autre. C'est le triomphe de l’individu sur l’art.
Il n’y a qu’une seule chose maintenant qui ait pour moi un intérêt vital, et c’est de consigner tout ce qu’on laisse de côté dans les livres. Personne, à ce que je sache, ne se sert de ces éléments de l’air qui déterminent la direction et les mobiles de notre vie. Seuls les assassins semblent extraire de la vie, dans une mesure satisfaisante, ce qu’ils y mettent. Le siècle exige de la violence, mais nous ne récoltons que des explosions avortées. Les révolutions sont fauchées dans la fleur, ou bien elles réussissent trop vite. La passion s’épuise rapidement. Les hommes se retournent vers les idées, comme d'habitude5. On ne vous propose rien qui puisse durer plus de vingt-quatre heures. Nous vivons un million de vies dans l’espace d’une génération. De l’étude de l’entomologie, de la vie des grandes profondeurs, de l’activité cellulaire, nous tirons bien plus…
Le téléphone interrompt cette méditation que je n’aurais jamais été capable de mener à bonne fin. Quelqu’un vient pour louer l’appartement…
Ça m’a bien l’air d’être fini, ma vie Villa Borghèse. Très bien… je ramasserai ces pages, et je m’en irai. Les choses arriveront ailleurs. Il arrive toujours quelque chose. Il semble qu’il y ait du drame partout où je me trouve. Les gens sont comme des poux. Ils s’insinuent sous votre peau, et ils s’y enterrent. Vous grattez et vous grattez jusqu’à ce que le sang vienne, mais vous ne pouvez pas vous épouiller pour tout de bon. Partout où je vais, les gens font un beau gâchis de leur vie. Chacun a sa tragédie privée. C'est dans le sang maintenant : le malheur, l’ennui, le chagrin, le suicide. L'atmosphère est saturée de désastre, de déception, de futilité. Gratte, gratte et gratte… jusqu’à ce que la peau ait disparu. Et cependant, l’effet que ça me produit est d’exciter ma gaieté. Au lieu d’être découragé, déprimé, je me régale. J’appelle à grands cris désastres sur désastres, calamités de plus en plus grandes, échecs toujours plus gigantesques. Je veux que le monde entier soit désaxé, que tous se grattent à en crever !
Je suis maintenant forcé de vivre à une allure si furieuse que j’ai à peine le temps de noter même ces incidents fragmentaires. Après la sonnerie du téléphone, voici que sont arrivés un monsieur et sa femme. Je suis monté dans la chambre pour me coucher pendant la transaction. Étendu là, à me demander ce que serait mon prochain déménagement. Sûrement pas retourner dans le lit de la tapette, à m’agiter toute la nuit et à balayer des miettes de pain avec mes orteils. Oh ! le petit salaud couineur ! S'il y a quelque chose de pire que d’être une tapette, c’est d’être un rat. Un foutu petit bonhomme, timide et tremblotant, qui vivait dans la terreur constante d’être fauché quelque jour — le 18 mars peut-être, ou le 25 mai, précisément. Café sans lait ni sucre. Pain sans beurre. Viande sans jus, ou pas de viande du tout. Sans ceci et sans cela. Le répugnant petit pingre ! J’ai ouvert le tiroir du bureau un jour, et trouvé de l’argent caché dans une chaussette. Plus de deux mille francs — et des chèques qu’il n’avait même pas encaissés ! Même ça m’aurait été à peu près égal, s’il n’y avait pas toujours du marc de café dans mon béret et des ordures sur le parquet, pour ne rien dire des pots de cold crème et des serviettes graisseuses et l’évier toujours bouché. Je vous le dis, ce petit salaud sentait mauvais — sauf quand il s’aspergeait d’eau de Cologne. Ses oreilles étaient sales, ses yeux étaient sales, son derrière était sale. Il était désarticulé, asthmatique, pouilleux, mesquin, morbide. J’aurais pu tout lui pardonner, si seulement il m’avait donné un petit déjeuner convenable ! Mais un homme qui a deux mille francs dissimulés dans une chaussette sale, et qui refuse de porter une chemise propre, ou d’étendre un peu de beurre sur son pain, un tel homme n’est pas seulement une tapette, ni même seulement un pingre — c’est un con.
Mais l’important n’est pas là, avec la tapette ! Je dresse l’oreille pour savoir ce qui se passe en bas. C'est un certain M. Wren et sa femme qui sont venus visiter l’appartement. Ils parlent de le prendre. Ils ne font qu’en parler, Dieu merci ! Mme Wren a un rire vulgaire — complications au programme. Maintenant, c’est Monsieur Wren qui parle. Sa voix est rauque, désagréable, sourde, comme une arme lourde et émoussée qui se fraye un chemin à travers la chair, les os, les cartilages.
Boris m’appelle pour me présenter. Il se frotte les mains comme un prêteur sur gages. Ils parlent d’une histoire que M. Wren a écrite, une histoire au sujet d’un cheval atteint d’éparvin.
« Mais je croyais que M. Wren était peintre ?
— Bien sûr, dit Boris avec un clignement d’œil, mais en hiver il écrit. Et il écrit bien, remarquablement bien ! »
J’essaye d’amener M. Wren à parler, à dire quelque chose, à parler du cheval à l’éparvin, s’il le faut. Mais M. Wren n’articule presque pas. Quand il s’essaye à parler de ces mois lugubres passés la plume à la main, il n’articule plus du tout. Il passe des mois et des mois avant de mettre un mot sur le papier. (Et il n’y a que trois mois d’hiver !) À quoi donc réfléchit-il pendant tous ces mois et ces mois d’hiver ? Que Dieu me vienne en aide, je ne peux pas voir ce type sous les espèces d’un écrivain. Et cependant Mme Wren déclare que, quand il s’y met, ça coule de source !
La conversation va à la dérive. Il est difficile de suivre l’esprit de M. Wren parce qu’il ne dit rien. Il pense en marchant — c’est ainsi que Mme Wren le définit. Mme Wren présente tout ce qui concerne M. Wren sous la lumière la plus charmante. « Il pense en marchant »… charmant, très charmant, en vérité, comme dirait Borowski, mais en vérité très pénible, surtout lorsque le penseur n’est rien d’autre qu’un cheval frappé d’éparvin.
Boris me passe de l’argent pour aller acheter de quoi boire. En y allant, je suis déjà à moitié ivre. Je sais exactement comment je commencerai dès que je serai de retour. En descendant la rue, il s’ébauche déjà le discours grandiose qui est en moi à gargouiller, comme le rire vulgaire de Mme Wren. Il me semble qu’elle était un peu pompette déjà. Ça doit être beau à écouter quand elle est noire ! En sortant du ’chand de vins, j’entends l’urinoir qui gargouille. Tout se relâche et se détend. Je veux que Mme Wren écoute…
Boris recommence à se frotter les mains. M. Wren est toujours en train de bégayer et de crachoter. J’ai une bouteille entre les jambes, et j’enfonce le tire-bouchon. Mme Wren a la bouche entrouverte, toute attente. Le vin éclabousse entre mes jambes, le soleil éclabousse à travers la fenêtre, et dans mes veines je sens bouillonner et clapoter mille folies qui commencent à jaillir de moi, pêle-mêle. Je leur dis tout ce qui me vient à l’esprit, tout ce qui était emmagasiné en moi et que le rire vulgaire de Mme Wren a, d’une façon ou d’une autre, relâché. Avec cette bouteille entre les jambes, et le soleil qui éclabousse à travers la fenêtre, je ressens de nouveau toute la magnificence de ces jours misérables où j’arrivais à Paris pour la première fois, pauvre diable effaré et sans le sou, qui hantait les rues comme un fantôme un banquet. Tout me revient en un clin d’œil — les cabinets qui ne marchaient pas, le prince qui me cirait les souliers, le cinéma Splendid où je dormais sur le pardessus du patron, les barreaux à la fenêtre, l’impression d’étouffement, les gros cancrelats, les beuveries et les noces qui allaient leur train entre-temps, Rose Canaque et Naples expirant dans la lumière du soleil. Parcourir les rues le ventre creux et de temps en temps rendre visite à des gens étranges — Madame Delorme, par exemple. Comment ai-je pu arriver jusque chez Madame Delorme, cela dépasse mon imagination ! Mais j’y suis arrivé, j’y suis entré, je ne sais comment, j’ai passé devant le valet de chambre, devant la bonne avec son petit tablier blanc, je suis entré en plein dans ce palais, avec mon pantalon de velours et mon veston de chasse — et sans un bouton à ma braguette ! Même maintenant, je puis encore goûter l’ambiance dorée de cette pièce où Madame Delorme trônait dans son accoutrement viril, poissons rouges dans les bocaux, cartes du vieux monde, livres somptueusement reliés. Je puis sentir encore sa main pesante appuyée sur mon épaule, m’effrayant un peu avec son air alourdi de lesbienne. C'était plus confortable en bas, dans ce ragoût gluant qui se déversait dans la gare Saint-Lazare, avec les grues sur le pas des portes, et des bouteilles d’eau de Seltz sur toutes les tables, et le flot épais de semence qui envahissait les ruisseaux. Rien de mieux, entre cinq et sept, que d’être bahuté dans cette presse, de suivre une jambe ou une belle poitrine, d’avancer avec le flot, alors que la tête vous tourne. Joie étrange de cette époque. Pas de rendez-vous, pas d’invitations à dîner, pas de programme, pas de fric. L'âge d’or, où je n'avais aucun ami. Tous les matins, la lugubre promenade à l’American Express, et tous les matins, l’inévitable réponse de l’employé. Courir çà et là comme une punaise, ramasser des mégots de temps à autre, tantôt furtivement, tantôt faisant le brave ; m’asseoir sur un banc et me serrer les tripes pour arrêter les crampes, me promener dans le jardin des Tuileries et bander en regardant les statues muettes. Ou bien errer le long de la Seine la nuit, errer sans fin, devenir fou de sa beauté, arbres penchés, reflets brisés dans l’eau, la ruée du courant sous les lumières sanglantes des ponts, les femmes endormies sur les seuils des portes, dormant sur des journaux, dormant sous la pluie ; partout les porches moisis des cathédrales et les mendiants et les poux et les vieilles haillonneuses tout agitées de danse de Saint-Guy ; charrettes à bras rangées comme des tonneaux de vin dans les rues adjacentes, l’odeur des fraises sur la place du marché et la vieille église entourée de légumes et de lampes à arc bleues, les ruisseaux des rues gluants d’ordures et des femmes en escarpins de soie titubant à travers l’ordure et la vermine après une nuit d’orgie. La place Saint-Sulpice si calme et si déserte où, vers minuit, venait chaque soir la femme au parapluie crevé et au voile loqueteux ; toutes les nuits elle dormait là sur un banc, sous son parapluie déchiré, aux baleines pendantes, avec sa robe tournant au vert, ses doigts osseux et cette odeur de pourriture qui suintait de son corps ; et moi, le matin, je me retrouvais assis là moi-même, roupillant tranquillement au soleil, maudissant ces sacrés pigeons qui ramassaient toutes les miettes partout. Saint-Sulpice ! Les gros clochers, les affiches gueulardes sur la porte, les cierges flambant à l’intérieur. La place si aimée par Anatole France, avec ce ronron bourdonnant de l’autel, le clapotis de la fontaine, le roucoulement des pigeons, les miettes qui disparaissaient comme par enchantement et avec ça, un grondement sourd au creux de mes entrailles. C'est là que je restais assis des jours entiers, à penser à Germaine et à cette petite rue crasseuse près de la Bastille où elle habitait, et ce ronron qui n’avait pas de cesse derrière l’autel, les autobus passant en trombe, le soleil pénétrant dans l’asphalte, et l’asphalte me montant dans le corps, et Germaine mêlée à l’asphalte, et tout Paris dans les gros clochers rondouillards.
Et c’est la rue Bonaparte que Mona et moi descendions tous les soirs, seulement un an auparavant, après que nous avions pris congé de Borowski. Saint-Sulpice n’avait pas alors grand sens pour moi, ni rien d’autre à Paris. J’en avais par-dessus la tête, des palabres. J’étais écœuré des visages. J’en avais marre des cathédrales, des places, des ménageries et de tout le saint-frusquin. Attraper un livre dans la chambre à coucher rouge, et m’installer dans l’incommode fauteuil de rotin ; fatigué d’être assis sur mon derrière toute la sainte journée, fatigué de la tapisserie rouge, fatigué de voir tant de gens palabrer à l’infini sur du néant. La chambre à coucher rouge et la malle toujours ouverte — avec ses robes éparpillées dans un désordre fou. La chambre à coucher rouge, avec mes caoutchoucs et mes cannes, les carnets que je ne touchais jamais, les manuscrits gisant, froids et morts. Paris ! C'est-à-dire le café Sélect, le Dôme ; le marché aux puces, l’American Express. Paris ! C'est-à-dire les cannes de Borowski, les chapeaux de Borowski, les gouaches de Borowski, le poisson préhistorique de Borowski — et ses plaisanteries préhistoriques. Dans ce Paris de 28, il n’y a qu’une nuit qui prenne du relief dans ma mémoire : la nuit avant mon départ pour l’Amérique. Une nuit de qualité, avec Borowski légèrement parti et un peu dégoûté de moi parce que j’avais dansé avec toutes les traînées de la boîte. Mais nous levons l’ancre le matin ! C'est ce que je dis à toutes les poules que j’empoigne — nous foutons le camp au matin ! C'est ce que je dis à la blonde aux yeux d’agate. Et pendant que je le lui dis, elle m’attrape la main et la serre entre ses jambes. Dans le water, je suis debout devant la cuvette avec une formidable érection ; ça semble léger et lourd en même temps, comme un morceau de plomb qui aurait des ailes. Et tandis que je suis là, debout, deux poules entrent en coup de vent — des Américaines. Je les salue cordialement, la queue à la main. Elles clignent de l’œil et disparaissent. Dans le vestibule, tandis que je boutonne ma braguette, j’en avise une qui attendait que sa copine sortît du cabinet. La musique continue de jouer, et peut-être Mona va venir me chercher, ou peut-être Borowski, avec sa canne à pommeau d’or, mais me voilà dans ses bras maintenant, et peu m’importe ce qui arrivera ou qui pourrait venir. Nous nous insinuons dans le water, et là je la tiens sur moi, plaquée contre le mur, et j’essaye de la mettre, mais ça ne marche pas et alors nous nous asseyons sur le siège, mais ça ne marche pas non plus. Nous avons beau essayer, ça ne marche pas. Et pendant tout ce temps elle me tenait la queue, elle s’y cramponnait comme à une bouée de sauvetage, mais inutile, nous sommes trop en chaleur, trop ardents. La musique continue de jouer, et nous sortons en valsant du cabinet, passons de nouveau dans le vestibule, et comme nous dansons là dans la chiotte, voilà que je me mets à décharger sur sa belle robe et qu’elle en devient furieuse. J’arrive en trébuchant jusqu’à la table, et j’y trouve Borowski avec son visage rubicond et Mona, l’œil désapprobateur. Et Borowski me dit : « Allons à Bruxelles demain ! » et nous sommes d’accord, et quand nous rentrons à l’hôtel je vomis partout, sur le lit, dans le lavabo, sur les costumes, sur les robes, sur les caoutchoucs et les cannes et les carnets que je n’ai jamais touchés, et sur les manuscrits gisant froids et morts.
Quelques mois plus tard. Le même hôtel, la même chambre. Nous regardons dans la cour où l’on gare les bicyclettes, et il y a la petite chambre là-haut, sous les toits, où quelque jeune crâneur faisait tourner le gramophone tout le long du jour et répétait de petites choses drôles à tue-tête. Je dis « nous », mais j’anticipe un peu, parce que Mona a été absente longtemps et que ce n’est qu’aujourd’hui que je vais à sa rencontre à la gare Saint-Lazare. Vers le soir, c’est là que je me trouve, m’écrasant le visage contre les barreaux, mais il n’y a pas de Mona, et je relis le câble une fois de plus, mais ça ne fait rien venir. Je retourne au Quartier, et comme si de rien n’était, je me tasse un bon repas. Déambulant devant le Dôme, un peu plus tard, soudain j’aperçois un visage pâle et lourd, et des yeux ardents — et le joli tailleur de velours que j’ai toujours adoré parce que sous le velours moelleux il y avait toujours des seins ardents, des jambes de marbre, fraîches, fermes, musclées. Elle émerge d’un océan de visages, et m’embrasse, m’embrasse passionnément — des milliers d’yeux, de nez, de doigts, de jambes, de bouteilles, de fenêtres, de sacs, de soucoupes fixés sur nous, et nous dans les bras l’un de l’autre, ayant tout oublié. Je m’assieds à côté d’elle, et elle parle — un déluge de paroles. Accents farouches et maladifs, d’hystérie, de perversion, de lèpre. Je n’entends pas un mot, parce qu’elle est belle, et que je l’aime, et maintenant je suis heureux et prêt à mourir.
Nous descendons la rue du Château, à la recherche d’Eugène. On traverse le pont du chemin de fer où je regardais les trains partir et me sentais tout malade, me demandant où diable elle pouvait bien être. Tout est suave et enchanteur comme nous traversons le pont. La fumée nous monte entre les jambes, les rails grincent, les sémaphores entrent dans notre sang. Je sens son corps tout près du mien — tout à moi maintenant — et je ne cesse de passer mes mains sur le velours chaud. Tout ce qui nous entoure s’effrite, s’effrite, et le corps ardent, sous le velours chaud, brûle de désir pour moi…
Nous voici de retour dans la même chambre, avec cinquante francs de rabiot, grâce à Eugène. Je regarde dans la cour, mais le gramophone s’est tu. La malle est ouverte, et ses affaires sont éparpillées exactement comme autrefois. Elle s’étend sur le lit, tout habillée. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… j’ai peur qu’elle ne devienne folle… Dans le lit, sous les couvertures, comme c’est bon de sentir son corps de nouveau ! Mais pour combien de temps ? Ça durera-t-il, cette fois ? Déjà, j’ai le pressentiment que non.
Elle me parle avec tant de fièvre — comme s’il ne devait pas y avoir de lendemain. « Tiens-toi tranquille, Mona ! Regarde-moi seulement... ne parle pas ! » Finalement, elle s’affaisse, et je retire mon bras de dessous son corps. Je ferme les yeux. Son corps est là, à côté de moi… il y sera jusqu’à demain sûrement. C'est en février que je sortis du port, dans une tourmente de neige aveuglante. La dernière fois que je la vis, elle était à la fenêtre, à me dire au revoir de la main. Un homme était debout de l’autre côté de la rue, au coin, son chapeau rabaissé sur ses yeux, ses bajoues appuyées sur les revers de son veston. Un fœtus qui m’épiait. Un fœtus avec un cigare à la bouche. Mona à la fenêtre, agitant sa main. Visage blanc et lourd, torrent fou des cheveux. Et maintenant c’est une chambre à coucher à l’air lourd, respiration régulière par les ouïes, la sève suintant encore entre ses jambes, une chaude odeur féline et ses cheveux dans ma bouche. Mes yeux sont clos. Nous respirons notre souffle chaud, bouche à bouche. L'un contre l’autre, et l’Amérique à des milliers de kilomètres ! Je ne veux plus jamais la revoir, l’Amérique. L'avoir là, dans le lit, avec moi, son souffle sur moi, ses cheveux dans ma bouche — je tiens cela pour un miracle. Rien ne peut arriver maintenant jusqu’au matin…
Je m’éveille d’un profond sommeil pour la regarder. Un jour pâle perle dans la pièce. Je regarde ses magnifiques cheveux fous. Je sens quelque chose qui chemine sur mon cou. Je la regarde de nouveau, attentivement. Toute la chevelure est vivante. Je découvre le lit… d’autres encore ! Ça grouille sur l’oreiller.
C'est peu de temps après l’aube. Nous faisons rapidement nos bagages, et nous filons en cachette de cet hôtel. Les cafés sont encore fermés. Nous marchons et tout en marchant, nous nous grattons. Le jour parait en blancheurs laiteuses, barres de ciel rose saumon, escargots quittant leur coquille. Paris ! Paris ! Tout arrive ici. Vieux murs décrépits, et musique agréable de l’eau qui coule dans les urinoirs. Des hommes se léchant les moustaches dans les bars. Des volets qu’on tire et qui retentissent, et des filets d’eau qui gazouillent dans les ruisseaux des rues. Amer Picon en énormes lettres écarlates. Zigzag. De quel côté irons-nous, et pourquoi, et où et quoi ?
Mona a faim. Sa robe est mince. Rien que des tissus du soir, flacon de parfum, boucles d’oreilles barbares, bracelets, pâtes épilatoires. Nous nous asseyons dans une salle de billard de l’avenue du Maine, et commandons du café chaud. Le cabinet est détraqué. Il nous faut attendre quelque temps avant de pouvoir aller dans un autre hôtel. Et pendant ce temps, nous trions nos punaises dans les cheveux l’un de l’autre. On est nerveux. Mona se fâche. Faut un bain. Faut ceci. Faut cela. Faut, faut, faut…
« Combien te reste-t-il d'argent ? »
D’argent ? Complètement oublié ça !
Hôtel des États-Unis. Un ascenseur. Nous nous mettons au lit en plein jour. Quand nous nous levons, il fait nuit, et la première chose à faire c’est de ramasser assez de fric pour envoyer un câble en Amérique. Un câble au fœtus, avec le long cigare juteux à la bouche. En attendant, il y a toujours l’Espagnole du boulevard Raspail — elle est toujours bonne pour un repas chaud. Au matin, il se passera quelque chose. Du moins, nous allons coucher ensemble. Plus de punaises maintenant. La saison des pluies a commencé. Les draps sont immaculés…
1. En français dans le texte.
2. En français dans le texte.
3. En français dans le texte.
4. En français dans le texte.
5. En français dans le texte.