Interlude
Confusion est le mot que nous avons inventé pour désigner l’ordre quand nous ne le comprenons pas. J’aime à m’appesantir sur cette période où les choses prenaient forme pour moi, parce que l’ordre, à supposer que je le comprisse, était plutôt aveuglant. Tout d’abord, il y avait Hymie, Hymie la grenouille mâle, et aussi les ovaires de sa femme qui s’en allaient en pourriture depuis fort longtemps. Hymie était confit en putrescence dans les ovaires de sa femme. Ils fournissaient à sa conversation son principal aliment quotidien ; ils avaient à présent la préséance sur les pilules laxatives et la blancheur de sa langue. Hymie faisait commerce de « proverbes sexuels », selon ses propres termes. Les ovaires servaient à tout d’épilogue et de prologue. Il continuait nonobstant à jouer au taille-crayon avec sa femme — coïts interminables, reptiliens au cours desquels il fumait une cigarette ou deux avant de dévulver. Il essayait de m’expliquer comment le pus de ses ovaires la mettait en chaleur. Elle avait toujours su bien baiser, mais à présent mieux que jamais. Mais quand on lui aurait charcuté les ovaires, allez savoir comment elle prendrait ça. Ergo, hardi gars, baise toujours en attendant ! Tous les soirs après avoir fait la vaisselle, ils se mettaient à poil dans leur appartement grand comme une cage à oiseau, et se couchaient, enlacés comme un couple de serpents. À plusieurs reprises, il tenta de me le décrire — je veux dire : sa façon de baiser, à elle. C'était comme une huître, en dedans, une huître aux dents de velours qui le mordillaient. Parfois il avait l’impression de pénétrer jusque dans la matrice, tant c’était doux et duveteux, et ces dents de velours qui lui mordaient la pine à le faire délirer ! D’ordinaire, ils se couchaient en ciseaux et regardaient le plafond. Pour s’empêcher de perdre, il pensait au bureau, aux petits soucis qui le tracassaient et lui nouaient les tripes. Entre deux orgasmes, il laissait son esprit s’attarder sur une autre femme, de façon que, lorsqu’elle se remettait à le travailler, il pût s’imaginer que c’était une autre qu’il baisait, un con tout neuf. Il s’arrangeait pour pouvoir regarder par la fenêtre, pendant ce temps. Il était devenu si habile à ce jeu qu’il pouvait déshabiller une femme sur le boulevard, là, sous sa fenêtre, et la transporter dans son lit ; mieux que cela : la faire changer de place avec sa femme, le tout sans dévulver. Il lui arrivait parfois de baiser ainsi pendant deux bonnes heures sans même se donner la peine de décharger. « À quoi bon se gaspiller ? » disait-il.
Steve Romero, par contre, avait un mal du diable à se retenir. Bâti comme un taureau, Steve prodiguait sa semence de tous côtés. Nous confrontions parfois nos notes, assis au chop suey du coin, près du bureau. Curieuse atmosphère. À cause du manque de vin, peut-être. Ou peut-être à cause des drôles de petits champignons noirs qu’on nous servait. Quoi qu’il en soit, il n’était pas difficile de démarrer sur ce sujet. D’ici qu’il nous eût rejoints, Steve avait déjà fait sa petite affaire, douché, bouchonné. Aussi propre en dedans qu’en dehors. Spécimen humain presque parfait. Pas très malin, pour sûr, mais de bonne couvée, un vrai copain. Hymie, en revanche, pareil à un crapaud. L'air de sortir en droite ligne du marécage où il venait de passer une putain de journée. L'ordure coulait comme miel de ses lèvres. En fait, en ce qui le concernait on pouvait à peine parler d’ordure ; nul autre ingrédient n’offrait de point de comparaison possible. Tout cela ne formait qu’un seul fluide, une boue gluante dont la substance était le sexe. La nourriture de son assiette n’était pour lui que sperme en puissance. S'il faisait chaud, « beau temps pour les couilles », disait-il. S'il montait dans le tram, il savait à l’avance que le rythme du tram lui stimulerait l’appétit, le ferait bander, lentement, « personnellement », précisait-il. Pourquoi « personnellement », je n’ai jamais pu le savoir ; c’était sa façon d’exprimer cela. Il aimait à sortir avec nous, parce que nous avions une chance raisonnable de lever quelque chose de pas trop mal. Livré à lui-même, il était loin de s’en tirer aussi bien. Avec nous il changeait de viande — cons goys, disait-il. Il avait un faible pour les cons goys. Plus parfumés, selon lui. Les filles riaient plus facilement aussi… en pleine action parfois. Il y avait une chose qu’il ne pouvait tolérer : la viande noire. Cela l’étonnait et le dégoûtait de me voir me trimbaler avec Valeska. Un jour il me demanda si elle ne sentait pas extra-fort. Je lui dis que c’était comme cela que je l’aimais — fort et bien sentant, avec des tas de sauce autour. Il rougit presque. Il était d’une délicatesse surprenante sur certains points. La nourriture, par exemple. Faisait des tas d’histoires à ce propos. Question de race, peut-être. Très propre de sa personne aussi, immaculé. Ne pouvait pas supporter la vue d’une tache sur ses manchettes propres. Se brossant constamment, sortant constamment son miroir de poche pour voir s’il ne lui restait pas des débris de nourriture entre les dents. S'il découvrait une miette, il se cachait la face derrière sa serviette et l’extrayait à l’aide d’un cure-dent à manche de nacre. Naturellement, les ovaires, il ne pouvait pas les voir. Ni les sentir. Sa femme aussi était une femelle du type immaculé. Passait le jour à se doucher, en prévision des noces vespérales. Tragique, l’importance qu’elle accordait à ses ovaires.
Jusqu’au jour où on la transporta à l’hôpital, elle fonctionna régulièrement comme une planche à baiser. L'idée qu’elle ne serait peut-être plus capable de baiser l’effrayait au point de lui faire perdre la tête. Hymie, bien sûr, lui racontait que de toute façon pour lui cela ne ferait pas de différence. Gluant à elle comme un serpent, la cigarette aux lèvres, filles passant sur le boulevard sous sa fenêtre, il avait peine à concevoir une femme incapable de baiser. Il était sûr que l’opération serait fructueuse. Fructueuse ! C'est-à-dire qu’elle baiserait mieux encore qu’auparavant. Il lui racontait ce genre d’histoires, couché sur le dos et regardant le plafond. « Tu sais bien que je t’aimerai toujours, disait-il. Bouge un peu, un tout petit peu… là, comme ça… c’est ça. Qu’est-ce que je disais ? Ah ! oui… voyons, pourquoi t’en ferais-tu à ce propos ? Naturellement je te serai fidèle. Attends, retire-toi un tout petit peu… voui, c’est ça… parfait. » Il nous contait cela au chop suey du coin. Steve riait tant qu’il pouvait. Steve n’aurait jamais pu en faire autant. Trop honnête — surtout avec les femmes. Aussi n’avait-il jamais de chance. Le petit Curley, par exemple — Steve détestait Curley –, obtenait toujours tout ce qu’il voulait. Il était né menteur, né trompeur. Hymie ne l’aimait pas beaucoup non plus. Il disait de lui qu’il était malhonnête, en matière d’argent, bien entendu. Car sur ce chapitre, Hymie était scrupuleux. Ce qui lui déplaisait particulièrement, c’était la façon dont Curley parlait de sa tante. Qu’il baisouillât la sœur de sa mère, ce n’était pas déjà ce qu’il y avait de mieux, pour Hymie ; mais aller jusqu’à la traiter de morceau de fromage rance, c’était vraiment excessif. On doit garder un brin de respect pour une femme, tant que ce n’est pas une putain. Avec une putain, ça change. Les putains ne sont pas des femmes. Les putains sont des putains. Telle était la façon de voir de Hymie.
La vraie raison de sa haine, cependant, était que toutes les fois qu’ils sortaient ensemble, Curley s’arrangeait pour s’attribuer les morceaux de choix. Bien plus : c’était en général l’argent de Hymie qui faisait les frais de l’opération. La façon même dont Curley s’y prenait pour le taper avait le don de mettre Hymie hors de ses gonds — c’était de l’extorsion de fonds, disait-il. Il en rejetait la faute sur moi : j’avais trop d’indulgence pour ce gosse. « C'est un gosse qui n’a pas de morale, me disait-il.
— Et vous, où est-elle, votre morale ? rétorquais-je.
— Oh moi ! Merde, je suis trop vieux pour avoir une morale. Mais Curley n’est qu’un gosse.
— T’es jaloux, quoi, disait Steve.
— Moi ? Moi jaloux de lui ? » Il s’efforçait de dissiper cette idée en soufflant un petit rire méprisant. Cela le piquait au vif, ce genre de pointe en coin. « Dites un peu. (Se tournant vers moi.) Ai-je jamais fait le jaloux avec vous ? Est-ce que je ne vous ai pas toujours refilé toutes celles que vous me demandiez ? Et la rouquine du bureau SU... vous vous rappelez… celle qui avait de gros tétons ? Ce n’était pas un beau morceau de cul à refiler à un ami, non ? Est-ce que je vous l’ai refilée, ou quoi ? Si je l’ai fait, c’est parce que vous m’aviez dit que vous aimiez les gros tétons. Mais je n’en ferais pas autant pour Curley. C'est un petit escroc, qu’il creuse son propre trou. »
À dire vrai, Curley s’employait très diligemment à le creuser, son trou. Il devait s’en envoyer cinq ou six en brochette, apparemment. Valeska, par exemple — il s’était installé assez solidement dans ses bonnes grâces. Elle était si contente de trouver quelqu’un qui ne rougissait pas de la baiser que, lorsque la question s’était posée de partager le gosse avec sa cousine puis avec la naine, elle n’avait soulevé aucune objection. Ce qu’elle préférait par-dessus tout, c’était de se mettre au bain et de se faire baiser dans l’eau. Tout alla bien jusqu’au jour où la naine en eut vent. Il en résulta une de ces bagarres de première qui se termina par un repassage en règle sur le parquet du salon. À en croire Curley, c’était tout juste s’il n’avait pas dû chercher refuge en grimpant au lustre. Et toujours plein d’argent, par-dessus le marché. Valeska était généreuse, mais la cousine était un amour. À un mètre elle devinait l’érection et se ramollissait comme du mastic. Une braguette déboutonnée suffisait pour la mettre en transe. C'était presque honteux, ce que Curley lui faisait faire. Il prenait plaisir à l’humilier. Je pouvais à grand-peine l’en blâmer : elle jouait trop les pimbêches, elle était trop suffisante, la femelle, dans ses vêtements de ville. On aurait presque juré qu’elle n’avait pas de con, à voir ses manières dans la rue. Naturellement, quand il la tenait seule à seul, il lui faisait payer ses airs de mijaurée. Il y allait de sang-froid. « Viens chercher ! lui disait-il, entrouvrant sa braguette. Viens chercher avec la langue ! » (Il la forçait à payer pour toute la bande, parce que, racontait-il, elles se suçaient à perdre haleine, entre elles, derrière son dos.) Quoi qu’il en soit, une fois qu’elle l’avait goûté des lèvres, on obtenait d’elle n’importe quoi. Parfois, il la faisait mettre sur les mains et la forçait à faire le tour de la pièce ainsi, comme une brouette. Ou alors il faisait ça à la chien et, la laissant gémir et reculer en gigotant, allumait nonchalamment une cigarette et lui en soufflait la fumée entre les jambes. Une fois, il lui joua un sale petit tour, en la baisant de cette façon. Il l’avait travaillée à tel point qu’elle ne se possédait plus. Toujours est-il qu’après lui avoir presque élimé le cul à force de la saborder par-derrière, il se retira un instant, comme pour se rafraîchir la pine, puis, bien lentement, bien doucement, lui enfonça une énorme et longue carotte dans l’entre-deux. « Ceci, mademoiselle Abercrombie, lui dit-il, est en quelque sorte le double métaphysique de ma vraie pine » — et de décrocher et de se reculotter. La cousine Abercrombie en fut si soufflée qu’elle en lâcha un formidable pet et hop ! fit choir la carotte. C'est du moins ce que me raconta Curley. C'était, cela va sans dire, un menteur effronté et il se peut qu’il n’y ait pas un mot de vrai dans le conte, mais on ne saurait nier qu’il eût le flair pour jouer ce genre de tour. Quant à Mlle Abercrombie et ses airs de grandeur — ma foi, avec ce genre de conasse on peut toujours imaginer le pire. Comparativement, Hymie était un puriste. D’une certaine façon, Hymie et son gros membre circoncis faisaient deux. Quand il bandait « personnellement », comme il disait, il voulait dire en réalité qu’il était irresponsable. Il voulait dire que la Nature parlait — par le canal de son gros membre circoncis à lui, Hymie Laubscher. Il en allait de même avec le con de sa femme. C'était quelque chose qu’elle portait entre les jambes, comme un ornement. C'était une partie de Mme Laubscher, sans être pour autant Mme Laubscher personnellement, si vous me comprenez bien.
Tout cela, ma foi, est une façon comme une autre de nous amener à cette confusion sexuelle universelle qui régnait en ce temps-là. C'était comme si l’on avait loué un appartement au Pays de Foutre. La fille de l’étage au-dessus, par exemple… elle descendait chez nous, de temps en temps, quand ma femme donnait un récital, pour s’occuper de la gosse. Elle avait l’air tellement idiote que je ne fis tout d’abord pas attention à elle. Mais elle aussi avait un con, comme toutes les autres, une sorte de con personnellement impersonnel dont elle était inconsciemment consciente. Plus souvent elle descendait chez nous, plus elle devenait consciente, à sa façon inconsciente. Un soir où elle était dans la salle de bains, et où son séjour se prolongeait de façon suspecte, j’en vins ainsi par sa faute à penser des choses. Je décidai de jeter un coup d’œil par le trou de la serrure et de voir par moi-même de quoi il retournait. Or voici ! Voici qu’elle est debout devant la glace, choyant et caressant son petit chat. Lui parlant presque, ma parole. J’étais si excité que je ne sus que faire, tout d’abord. Je retournai dans la grande pièce, éteignis les lumières et me couchai sur le divan, attendant qu’elle sortît. Et ainsi couché, je gardais devant les yeux ce con broussailleux et les doigts qui avaient l’air de tambouriner doucement dessus. Je défis ma braguette, histoire de laisser mon truc prendre le frais de la nuit. Du divan où j’étais, j’essayais de la mesmériser, ou du moins de faire que mon truc la mesmérisât. « Viens ça, fille de pute, me répétais-je, viens ici, viens déployer sur moi ce con. » Elle dut capter le message immédiatement, car en un clin d’œil elle ouvrit la porte et tâtonna dans le noir, à la recherche du divan. Je ne bronchai pas. Pas un mot, pas un geste. Je me bornai à tenir mon esprit rivé à ce con qui bougeait doucement dans le noir comme un crabe. En fin de compte, elle fut debout à côté du divan. Sans un mot, elle aussi. Elle se tint là, tranquillement, et tandis que ma main remontait en glissant le long de ses jambes, elle bougea un peu le pied pour mieux ouvrir la fourche. Je ne crois pas avoir, de toute ma vie, fourré la main dans une fourche aussi juteuse. De la colle de pâte, ruisselant sur ses jambes ; si j’avais eu des affiches à portée de main, j’aurais pu en coller une douzaine pour le moins. Au bout de quelques instants, aussi naturellement qu’une vache qui baisse la tête pour paître, elle se courba et le prit dans la bouche. Pour moi, j’y allais à quatre doigts dans elle, battant le tout en neige. Et elle, la bouche pleine, les jambes ruisselantes de jus. Pas un mot de part et d’autre, ai-je dit. Rien qu’un couple de paisibles maniaques faisant leur boulot dans le noir comme des fossoyeurs. C'était un paradis, de baiser ainsi, je le savais et j’étais prêt, archiprêt à y faire passer toute ma matière grise s’il le fallait. Jamais encore je n’avais baisé comme avec cette fille. Pas une seule fois elle ne l’ouvrit — pas plus cette nuit que la nuit suivante ni aucune autre nuit. Elle descendait et se coulait furtivement dans le noir, dès qu’elle flairait que j’étais seul, et me recouvrait de son con comme d’un emplâtre. Et il était énorme, ce con, quand j’y pense. Dédale obscur et souterrain doté de divans et de cosy-corners, de dents de caoutchouc et de seringues, de niches moelleuses et d’édredons et de feuilles de mûrier. J’y piquais du nez comme un ver solitaire pour m’y ensevelir dans une étroite fente où régnait tant de silence, de douceur et de repos que je m’y couchais comme un dauphin sur des bancs d’huîtres. Un léger spasme et j’étais en pullman, en train de lire mon journal, ou au fond d’une impasse aux pavés ronds et moussus, aux petites barrières d’osier s’ouvrant et se fermant automatiquement. Ou encore c’était comme au water-fall : un brusque plongeon, puis un embrun de crabes mordillants, le balancement fiévreux des joncs et les branchies de minuscules petits poissons me lapant doucement et jouant comme un clavier d’harmonica. Dans l’obscurité de cette grotte immense résonnait une musique d’orgue, noire, glissante, savonneuse comme la soie, vorace. Quand elle se lançait, la fille, quand elle y allait pleins gaz et plein jus, il en jaillissait un pourpre violacé, une tache sombre de mûre écrasée, pareille à un crépuscule, un de ces crépuscules ventriloques qui sont la joie et l’apanage des crétines et des naines au temps de leurs menstruations. Cela me faisait penser à des cannibales qui mâcheraient des fleurs, à un délire de Bantous, à un rut de licornes vautrées sur des lits de rhododendrons. Tout était anonyme et informe, Pierre, Paul ou Jean et leur femme : sur nos têtes, les gazomètres ; sous nos corps, la vie des grands fonds marins. Au-dessus de la ceinture, ainsi que je le disais, elle était dingue. Oui, complètement louf, bien qu’elle fît illusion et tînt encore le large sans sombrer. Peut-être était-ce à cause de cela qu’elle avait un con si merveilleusement impersonnel. Un con entre des millions d’autres, une vraie Perle des Antilles, comme en découvrit Dick Osborn à la lecture de Joseph Conrad. Dans le grand Pacifique du sexe, elle émergeait, immobile, récif d’argent étincelant, environné d’anémones humaines, d’étoiles de mer, de madrépores humains. Il eût fallu pour la découvrir un Osborn connaissant ses latitudes et longitudes exactes en degrés de con. À la voir dans la journée, à la regarder devenir de jour en jour plus louf, c’était un jeu, la nuit venue : comme de prendre au piège une belette. Tout ce que j’avais à faire, c’était de m’étendre dans le noir, braguette ouverte, et puis d’attendre. On eût dit Ophélie, ressuscitée soudain d’entre les Cafres. Elle n’avait souvenance d’aucun mot, d’aucune langue, et moins que tout de l’anglais. C'était une sourde-muette frappée d’amnésie, et en même temps que la mémoire elle avait perdu son réfrigérateur, ses fers à friser, sa pince à épiler et son sac à main. Elle était bien plus nue qu’un poisson, hormis la touffe de poil entre ses jambes. Elle était même, entre les mains, plus glissante qu’un poisson, car un poisson, après tout, a des écailles, ce qui n’était pas son cas. Il m’arrivait d’hésiter et de me demander si c’était moi qui étais dans elle, ou elle dans moi. C'était la guerre ouverte, le pancrace dernière manière, chacun se mordant soi-même au cul. L'amour chez les lézards et la blessure grande. L'amour asexué, sans lysol. L'amour incube, comme le fait le glouton là où l’on ne trouve plus d’arbres. D’un côté l’océan Arctique, de l’autre le golfe du Mexique. Et bien qu’aucun de nous deux n’y fît jamais ouvertement allusion, King Kong était toujours des nôtres, King Kong dormant au fond des mers au creux de la coque du Titanic, parmi les os phosphorescents des milliardaires et les lamproies. La logique était impuissante à chasser King Kong. Il était le bandage herniaire géant qui soutient l’angoisse de l’âme. Le gâteau de mariage aux jambes poilues et aux bras longs d’un kilomètre. L'écran tournant sur lequel s’inscrivent et défilent les nouvelles. La gueule du revolver qui ne part jamais, le lépreux armé de gonocoques à répétition.
Ce fut là, dans ce vide hernieux, que je me livrai à ma méditation tranquille via le pénis. Et tout d’abord, le théorème binôme ; c’était une expression qui m’avait toujours intrigué : je lui appliquai le verre grossissant et l’étudiai de A jusqu’à Z. Et Logos, que je ne sais pourquoi j’avais toujours identifié avec le souffle vivant : je découvris que c’était au contraire une sorte de stase obsessionnelle, une machine à moudre le blé qui continuait à tourner bien après qu’on eut fini d’emplir les greniers et de chasser les Juifs d’Égypte. Et Bucéphale, plus fascinant pour moi peut-être que tout autre mot de mon vocabulaire : je le faisais sortir au petit trot chaque fois que je me trouvais dans l’embarras, en même temps, bien entendu, qu’Alexandre et toute sa suite pourpre. Quel cheval ! Fils de l’océan Indien et dernier de la lignée, n’ayant jamais connu d’autre jument que la reine des Amazones, au cours de l’aventure mésopotamienne. Et le gambit écossais, donc ! Expression stupéfiante qui n’avait rien de commun avec les échecs. Je le voyais toujours sous forme d’un homme perché sur des échasses, page 2498 du Dictionnaire abrégé de Funk et Wagnall. Un gambit, c’était comme un saut dans le noir avec des jambes mécaniques. Un saut sans objet — d’où ce mot de gambit ! Clair comme un son de cloche et parfaitement simple, une fois qu’on avait pigé. Et Andromède aussi, et Méduse la Gorgone, et Castor et Pollux de céleste origine, jumeaux mythologiques éternellement figés dans l’éphémère poussière étoilée. Puis élucubration : mot évidemment sexuel et suggérant pourtant des connotations cérébrales qui me mettaient mal à l’aise. « Élucubrations de minuit », toujours, minuit ayant régulièrement une signification sinistre. Et encore tapisserie. Un jour ou l’autre quelqu’un avait été poignardé « derrière la tapisserie ». Je voyais une nappe d’autel tout en amiante, avec un de ces accrocs affreux comme en aurait pu faire César lui-même.
Très calme, cette méditation, ainsi que je le disais ; analogue à celles que devaient cultiver les hommes de l’âge ancien de la pierre. Le raisonnable, non plus que l’absurde, n’y avaient point de part. C'était un jig-saw-puzzle que l’on pouvait repousser du pied quand on en avait assez. Il en allait ainsi pour n’importe quoi, d’ailleurs, même pour l’Himalaya. Après quoi, fini ! C'était le mode de pensée diamétralement opposé à celui de Mahomet. Ne menant nulle part, donc très agréable. Rien ne vous empêchait de bâtir un édifice géant, tout en baisant au long cours, quitte à tout démolir, en moins d’un clin d’œil. C'était de baiser qui comptait, non la peine qu’on se donnait pour construire. C'était un peu comme la vie qu’on menait dans l’Arche pendant le Déluge, où l’on avait sous la main tout ce dont on avait besoin, y compris un tournevis. À quoi bon tuer, violer, commettre un inceste, quand tout ce qu’on vous demandait, c’était de tuer le temps ? La pluie, l’eau, la pluie, mais en dedans de l’Arche tout était sec comme pain grillé, sans compter qu’on avait tout à la paire, avec dans le garde-manger, du bel et bon jambon de Westphalie, des œufs frais, des olives, des pickles, de la sauce worcestershire et autres délicatesses. Dieu m’avait élu, moi Noé, pour fonder un nouveau ciel et une nouvelle terre. Il m’avait fait don d’une bonne et solide barque aux joints bien calfatés, en bois dur et sec à souhait. Il m’avait donné aussi la science de me guider sur les mers déchaînées. Peut-être, quand il ne pleuvrait plus, faudrait-il se soucier d’étendre le rayon des connaissances ; pour l’instant, la science nautique était largement suffisante. Une partie d’échecs au Café Royal, Deuxième Avenue, pourvoirait au reste, à condition que j’arrive à inventer un partenaire intelligent, futé comme un Juif, qui ferait durer le jeu jusqu’à la fin des pluies. Mais, ainsi que je l’ai dit plus haut, je n’avais pas le temps de m’ennuyer ; j’avais mes vieux copains, Logos, Bucéphale, tapisserie, élucubration et la suite. À quoi bon jouer aux échecs ?
Bouclé ainsi, durant des jours et des nuits d’affilée, je ne tardai pas à me rendre compte que la pensée, lorsqu’elle ne relève pas de la masturbation, est lénitive, salutaire et fort agréable. La pensée qui ne mène nulle part conduit partout ; toute autre forme de pensée suit un tracé fixe et, quelle que soit la longueur du trajet, on trouve toujours au bout le dépôt ou la rotonde aux machines. Toujours au bout un disque rouge qui dit Stop ! Mais quand le pénis se met à penser, il n’y a plus ni stop ni allez-y qui tiennent : ce ne sont que vacances perpétuelles — appât bien frais et poisson mordillant sans répit l’hameçon. Ce qui me rappelle en passant une autre conasse, Veronica Quelque Chose, qui me faisait toujours penser à l’envers. Avec celle-là c’était la bagarre dans le vestibule. Au dancing, on pouvait croire qu’elle allait vous faire don de façon permanente de ses ovaires, mais dès qu’elle avait les jambes à l’air elle se mettait à penser, à son chapeau, son porte-monnaie, ses clés, sa tante qui l’attendait, la lettre qu’elle avait oublié d’expédier, la place qu’elle allait perdre, toutes sortes de pensées baroques et hors de propos qui n’avaient rien à voir avec la question. Comme si elle avait subitement branché son cerveau sur le con — le con le plus éveillé et le plus rusé qu’on puisse imaginer. Presque métaphysique, ce con, si l’on peut dire. Un con qui réfléchissait à des tas de problèmes ; et mieux que cela : un genre à part, un con qui pensait en mesure, au métronome. Pour cette espèce particulière d’élucubrations déplacées et rythmiques, il fallait à tout prix un éclairage particulier : clair-obscur. Il fallait qu’il fît à la fois assez sombre pour une chauve-souris et pourtant assez clair pour trouver un bouton, s’il en était un qui par hasard se défaisait et s’en allait rouler sur le sol du vestibule. Vous voyez ce que je veux dire. Une précision vague et pourtant méticuleuse, une présence d’esprit implacable qui simulait la distraction. Voltigeant et s’accrochant à la fois, en sorte qu’on ne pouvait jamais dire si c’était chair ou poisson. Qu’est-ce exactement que cet article que je tiens dans la main ? Première qualité ou extra ? La réponse ne variait jamais : soupe au canard. Si on l’empoignait par les nichons, elle braillait comme un perroquet ; si on l’attaquait par en dessous, elle se tortillait comme une anguille ; si on la serrait de trop près, elle mordait comme un furet. Elle faisait durer le plaisir, durer, durer à n’en plus finir. Pourquoi ? Qu’en attendait-elle ? Céderait-elle au bout d’une heure ou deux ? Pas une seule chance sur un million. On eût dit un pigeon, les pattes prises dans un filet d’acier et cherchant à s’enfuir. Elle feignait de ne pas avoir de pattes. Mais si vous faisiez le moins du monde mine de la laisser filer, elle menaçait de se coucher sur vous jusqu’à la saison prochaine.
Elle avait un cul qui était une merveille, mais une merveille inaccessible. À cause de cette double qualité, elle me faisait penser au pont aux ânes. N’importe quel écolier sait que le pont aux ânes est infranchissable, sauf pour deux ânes blancs conduits par un aveugle. J’ignore pourquoi ; telle est cependant la règle que formula le vieil Euclide. Il était si savant, le vieux busard, qu’un jour — histoire de rire, je suppose — il construisit un pont qu’aucun mortel ne pourrait jamais traverser. Il l’appela Pons Asinorum, parce qu’il possédait une paire de magnifiques baudets blancs et qu’il avait pour eux tant d’affection qu’il ne voulait les céder à personne. Ainsi finit-il par rêver qu’un jour, lui, l’aveugle, conduirait ses deux ânes de l’autre côté du pont, jusqu’aux bienheureux terrains de chasse qui sont le paradis des baudets. Veronica était bonne à mettre dans le même sac. Elle était si fière de sa belle paire de fesses blanches qu’elle n’aurait voulu s’en séparer pour rien au monde. Elle voulait l’emporter avec elle au paradis, le moment venu. Pour ce qui était de son con, auquel elle ne faisait jamais allusion comme tel — en fait elle n’y faisait même jamais allusion — pour ce qui était de son con, dis-je, il était pour elle ni plus ni moins qu’un accessoire qu’on traîne avec soi. Dans le clair-obscur du vestibule, elle se gardait de toute référence à ce double problème, mais je ne sais comment elle s'arrangeait : on ne pouvait s’empêcher d’en être à la fois conscient et gêné. C'est-à-dire qu’elle s’en arrangeait à la manière d’un prestidigitateur. On avait le droit de regarder ou de tâter, mais à seule fin de s’attirer une déception, à seule fin de se voir administrer la preuve qu’on n’avait rien vu ni tâté. C'était une algèbre sexuelle très subtile, le genre d’élucubration de minuit qui vous vaudrait une mention ou un accessit le lendemain, sans plus. On passait l’examen, on avait son diplôme, et puis on était lâché, bride sur le cou. Entre-temps, on se servait du cul pour s’asseoir et du con pour faire de l’eau. Entre le manuel et les W-C se situait une zone intermédiaire où l’on n’avait pas le droit de pénétrer parce qu’il y était marqué : Ici l’on baise. On avait bien le droit de faire joujou et de picorer un peu, mais de baiser jamais. Jamais on n’éteignait complètement la lumière, jamais le soleil n’entrait à flots. Il faisait toujours juste assez clair ou obscur pour qu’on pût voir une chauve-souris voler. Et c’était précisément ce reste lugubre et vacillant de lumière qui tenait l’esprit en haleine, lui conférant, en quelque sorte, un don particulier d’attention, en matière de sacs à main, de crayons, de boutons, de clés, etc. Il était impossible de penser réellement ; l’esprit n’était jamais libre. Il était au contraire occupé, réservé, comme le siège vide, à l’entracte, où le monsieur a laissé son haut-de-forme.
Veronica, ainsi que je l’ai dit, parlait du con, autrement dit : zéro, l’unique fonction de cet organe semblant être d’empêcher, à force de discours, qu’on la baisât. Evelyn, en revanche, avait le con qui riait. Elle aussi vivait à l’étage au-dessus, mais dans une autre maison. Elle arrivait en trottinant, à l’heure du déjeuner, pour nous conter la dernière blague du jour. C'était une comédienne de première bourre, la seule femme vraiment drôle que j’aie rencontrée dans ma vie. Elle prenait tout à la blague, baisage compris. Elle avait le don de communiquer son rire même à une pine qui bandait, ce qui n’est pas peu dire. On dit d’une pine raide qu’elle n’a pas de conscience ; mais une pine qui rigole, c’est quelque chose ! La seule façon que j’aie de décrire ce phénomène, c’est de dire que, quand elle était en chaleur et que ça la tracassait, Evelyn, elle, jouait les ventriloques avec son con. Au moment précis où on allait l’enfiler, voilà-t-il pas que cette espèce de mannequin qu’elle avait entre les jambes éclatait de fou rire. En même temps, il venait à votre rencontre, amicalement, et vous serrait la pince. Il savait chanter aussi, ce mannequin de con. En fait, il avait tout de l’otarie savante.
Rien n’est plus difficile que de faire l’amour comme au cirque. À force de jouer les otaries savantes, elle finissait par devenir plus inaccessible que si elle avait été bardée de fer. Elle pouvait rabattre l’érection la plus « personnelle » du monde. À force de rire. Et pourtant c’était loin d’être aussi humiliant qu’on pourrait être enclin à le croire. Il y avait quelque chose de sympathique dans ce rire vaginal. Le monde entier semblait se dérouler tel un film pornographique qui aurait eu pour thème tragique : l’impuissance. On s’y voyait tenant le rôle d’un chien, d’une belette, d’un lapin blanc. L'amour était un à-côté : plat de caviar, mettons, ou héliotrope artificiel, en cire. On pouvait même voir, à l’intérieur de soi, le ventriloque, le voir et l’entendre parler de caviar ou d’héliotropes ; ce qui n’empêchait que le véritable rôle qu’on tenait était belette ou lapin blanc. Evelyn, elle, demeurait couchée dans le carré de choux, les jambes grandes ouvertes, offrant au premier venu une large feuille verte et luisante. Mais si l’on faisait mine de brou-tiller un tant soit peu, le carré de choux entier éclatait de rire, un de ces rires vaginaux, luisants et humides de rosée, dont Jésus-H. Christ et Emmanuel Patte-de-velours Kant n’ont jamais rêvé, sinon le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui, et d’ailleurs il n’y aurait eu ni Kant ni Christ tout-puissant. La femelle rit rarement ; quand cela lui arrive, cela tient du volcan. Quand la femelle se met à rire, le mâle ferait mieux de se garer en vitesse dans la cave-abri contre les cyclones. Rien ne résiste à l’ouragan vaginateur, pas même le ciment armé. La femelle, quand se réveille sa faculté de rire, est de taille à battre dans ce domaine la hyène, le chacal ou le chat sauvage. On peut juger de l’effet de temps à autre, à l’occasion d’une honorable partie de lynchage, par exemple. Le sens est clair : soupape ouverte, et lâchez tout ! La femelle s’en va-t-aux champs, couper elle-même son fourrage ; prenez garde qu’elle ne vous fauche pas les couilles du même coup ! Vienne le choléra, ELLE sera là la première, armée de cuir clouté qui ne vous laissera sur le corps pas un lambeau de peau vive. Vous la trouverez vautrée non seulement avec Jean, Pierre et Paul, mais avec Peste, Méningite et Lèpre ; vautrée sur l’autel comme une jument en rut, prenant tout ce qui se présente, même le Saint-Esprit. Là où il fallut au pauvre mâle, à grand renfort de ruse logarithmique, cinq, dix, vingt mille ans pour bâtir, une nuit suffit à la femelle pour détruire. Et sur ces ruines d’une nuit, elle pissera ; rien ni personne ne pourra plus l’arrêter, une fois qu’elle se sera mise à rire pour de bon. Et quand je dis de Veronica que son rire rabattait l’érection la plus « personnelle » qu’on puisse imaginer, je m’entends ; car vous ayant coupé vos effets personnels, elle vous donnait en retour une de ces érections impersonnelles genre refouloir chauffé à blanc. Peut-être n’allait-on pas très loin avec Veronica elle-même, mais avec ce qu’elle donnait, on pouvait faire un long voyage, croyez-m’en. Il suffisait d’entrer dans son rayon d’action, à portée d'oreille : c’était comme une trop forte dose de cantharide. Il eût fallu pour vous rabattre, utiliser la masse.
Et c’est ainsi qu’il en allait, sans relâche, quand bien même tout ce que je dis ne serait que fable. C'était une sorte de voyage personnel dans le monde de l’impersonnel que je faisais, une truelle minuscule à la main, creusant mon petit tunnel dans l’espoir de sortir de l’autre côté. J’avais dans l’idée de percer ce tunnel de part en part pour découvrir enfin la passe de Culebra, le nec plus ultra des noces neuves de la chair. Naturellement, il n’y avait pas de fin à ce creusement. Le mieux que je pouvais en attendre, c’était de me trouver bloqué au point central et mort de la terre, où la pression est la plus forte et la plus égale et s’exerce de tous côtés, de me trouver bloqué sans plus pouvoir remuer de toute éternité. Je pouvais me croire alors tel Ixion sur sa roue — forme de salut qui n’est point trop à dédaigner. Par ailleurs, j’étais un métaphysicien de l’espèce la plus instinctiviste : il m’était impossible de rester bloqué quelque part, fût-ce au centre même de la terre. J’avais besoin de trouver à tout prix et de savourer la façon métaphysique de baiser, et pour ce faire il me fallait creuser mon chemin pour déboucher enfin sur une zone de plateaux complètement inconnue, une mesa d’alfa soyeux et de monolithes lisses et luisants, que peuplent seuls de leur vol hasardeux les vautours et les aigles.
Parfois, assis dans le parc, un beau soir, surtout les soirs où il était jonché de papiers et de débris de nourriture, il m’arrivait de voir passer une fille, une fille qui avait l’air de voguer vers le Tibet, et je la suivais, l’œil rond, dans l’espoir qu’elle allait s’envoler soudain, car si jamais elle avait fait cela, si elle avait pris tout à coup son essor, moi aussi, je le savais, j’aurais été capable de me trouver des ailes, et c’eût été la fin de tout ce creusement et ce croupissement. Parfois, peut-être à cause du crépuscule ou de toute autre perturbation, elle avait l’air de s’envoler vraiment, au tournant d’une allée. C'est-à-dire que je la voyais soudain quitter le sol, se soulever de quelques pieds, comme un avion trop lourdement chargé ; et cet envol soudain, involontaire, réel ou illusoire n’importe, suffisait pour me rendre l’espoir et le courage de garder mon œil rond et tranquille rivé à ce point qu’elle venait de quitter.
J’entendais en moi des mégaphones clamer : « Vas-y, tiens le coup, ne lâche pas ! » ou autres idioties du même genre. Mais pourquoi ? À quelle fin ? Pour aller où ? Et venant d’où ? Je remontais le réveille-matin pour me lever à une certaine heure et pour aller vaquer à mes affaires, mais pourquoi se lever, pourquoi aller vaquer ? Pourquoi se lever jamais ? Ma petite truelle à la main, je bossais comme un galérien, sans le moindre espoir de récompense. En continuant ainsi droit devant moi, je finirais bien par creuser le trou le plus profond jamais foré par un homme. D’autre part, si je voulais vraiment sortir de l’autre côté de la terre, n’était-il pas plus simple de balancer la truelle et de monter à bord d’un avion pour la Chine, tout bonnement ? Mais le corps marche toujours derrière l’esprit. Et ce qui pour le corps est simplicité même n’est pas forcément le plus facile pour l’esprit. Ce sont en général les cas les moins aisés, les plus embarrassants, qu’ils choisissent tous deux pour se tourner le dos.
Je me donnais un mal avec cette truelle, que c’en était une béatitude : je gardais l’esprit libre, sans le moindre risque de divorce entre le corps et lui. Si la bête femelle venait tout à coup à grogner de plaisir, si la bête femelle venait à piquer sa crise de volupté, les mâchoires remuant comme de vieux lacets de soulier, les bronches sifflant comme celles d’un asthmatique et les côtes grinçant et craquant, si le bougre femelle venait à se répandre tout à coup sur le plancher, à s’écrouler de joie et d’exaspération exacerbée, à ce moment-là, à la seconde même, la terre promise, avec ses grands plateaux, montait à l’horizon, se balançant comme un bateau au sortir du brouillard ; il ne restait plus alors qu’à y planter la bannière étoilée, et qu’à en prendre possession au nom de l’Oncle Sam et de tous les saints. Ce genre de mésaventure se reproduisait si fréquemment qu’on ne pouvait nier l’existence d’un royaume dit de Foutre, faute de trouver un autre nom, bien que ce ne fût là qu’une approximation et qu’on ne pût, en baisant, que s’approcher de cette terre. Tout le monde avait un jour ou l’autre planté sa bannière sur ce territoire ; personne ne pouvait le revendiquer de façon permanente. Il disparaissait de la carte du jour au lendemain — parfois en un clin d’œil. C'était no man’s land, Terre de Personne, dans la puanteur des morts invisibles dont il était jonché. Il arrivait qu’on proclamât la trêve ; on se rencontrait sur le terrain, on se serrait la main ou l’on fumait le calumet de la paix. Mais ces trêves étaient brèves. Une seule chose paraissait jouir d’un certain caractère de permanence : l’idée de la « zone intermédiaire ». Là, les balles volaient et les cadavres s’amoncelaient, puis venait la pluie et ne restait plus en fin de compte qu’une puanteur.
Tout ce discours n’est que façon figurée de parler de ce qu’on n’a pas le droit de dire. Ce qu’on n’a pas le droit de dire est foutre pur et con pur : on ne doit y faire allusion qu’en édition de luxe, sinon le monde s’effondrerait. Ce qui tient ensemble le monde, je l’ai appris d’expérience amère, ce sont les rapports sexuels. Mais le foutre, en tant que réalité, le con, en tant que réalité, contiennent, semble-t-il, un composant secret infiniment plus dangereux que la nitroglycérine. Si vous voulez savoir exactement ce qu’est cette réalité, consultez n’importe quel catalogue Sears-Roebuck, approuvé par l’Église anglicane. Page 23, vous tomberez sur une image de Priape jonglant avec un tire-bouchon en équilibre au bout de son zizi ; on l’a représenté debout à l’ombre du Parthénon, par erreur ; et nu, moins une lanière perforée prêtée pour la circonstance par la Congrégation des Saints Trémousseurs de l’Oregon et du Saskatchewan. Correspondant province en ligne, désire savoir s’il doit vendre à court ou long terme. Il dit allez vous faire foutre ! et raccroche. À l’arrière-plan, Rembrandt étudie l’anatomie de N.-S. Jésus-Christ qui, si vous avez bonne mémoire, fut crucifié par les Juifs pour être ensuite traîné jusqu’en Abyssinie où son corps fut broyé à coup de palets et autres instruments contondants. Prédictions météorologiques pour la journée : assez beau, température en hausse, sans grand changement dans l’ensemble, à part légère brume sur la mer Ionienne, laquelle brume a pour cause une vague de sueur sur les couilles de Neptune, lequel Neptune fut châtré par la race des premiers moines, ou peut-être fut-ce par les Manichéens aux jours de la peste de la Pentecôte. Longues lanières de viande de cheval mises à sécher dehors ; mouches en pagaille, conformément aux vieilles descriptions homériques. Non loin, machine à battre Mc Cormick, moissonneuse-lieuse dotée d’un moteur de trente-six CV, prix courant. La moisson est rentrée, tout au fond dans les champs les ouvriers comptent leur paye. Ainsi se levèrent les premières rougeurs de l’aurore sur le jour qui vit naître les rapports sexuels dans le monde antique des Hellènes — reproduction fidèle en couleurs faite à notre intention et due aux Frères Zeiss et autres patients zélateurs de l’industrie humaine. Mais ce n’est pas ainsi que se présenta la chose aux contemporains d’Homère, qui eux étaient sur place. Du diable si personne sait à quoi ressemblait le bon Priape, le jour où il se vit honteusement réduit à faire tenir en équilibre un tire-bouchon au bout de son petit truc. Ainsi debout, dans l’ombre du Parthénon, il dut, sans aucun doute, s’abandonner au rêve, rêver de con lointain ; rayer de son regard le tire-bouchon comme la machine à battre avec la moissonneuse ; et sentir croître en lui le silence pour, en fin de compte, abdiquer même le désir de rêver. Telle est ma façon à moi de voir la chose et, bien entendu, je ne demande qu’à rectifier si c’est faux : je crois que debout ainsi, dans la brume qui montait, il dut entendre sonner l’angélus et voici qu’apparurent à ses yeux de grandes terres humides d’un vert somptueux, où les Chocktaws étaient en liesse avec les Navajos ; et dans l’air, au-dessus de leurs têtes, tournaient les condors blancs, des guirlandes de soucis mêlées aux plumes maigres de leur cou. Il dut voir aussi une énorme ardoise où s’inscrivait avec les corps du Christ et d’Absalon le péché de luxure. Et l’éponge imprégnée de sang de grenouille, les yeux qu’Augustin cousit à même sa peau, le vêtement dont les plis ne seront jamais assez amples pour dérober la vue de nos iniquités, tout cela il dut le voir dans ce temps très ancien où une même liesse confondait Navajos et Chocktaws, et il dut en être si saisi qu’une voix dut jaillir soudain d’entre ses jambes, jaillir du long roseau pensant qu’à force de rêver il avait depuis si longtemps oublié — la voix la plus inspirée, la plus aiguë et perçante, la plus jubilante et férocement cacchinante qui fût jamais montée des profondeurs. Il se mit à chanter, de son interminable verge, avec tant de grâce divine et d’élégance que les condors blancs descendirent des hauteurs de l’espace et se mirent à chier sur l’étendue verte des marais d’énormes œufs pourpres. Notre-Seigneur Jésus-Christ se leva de son lit de pierre et, tout battu et meurtri de coups qu’Il fût, se prit à danser comme un bouc des montagnes. Et l’on vit les fellahs enchaînés déserter la terre égyptienne, suivis des Igorotes belliqueux et des mangeurs d’escargots de Zanzibar.
Voilà ce qui se passa, le jour qui vit naître les rapports sexuels dans le vieux monde des Hellènes. Depuis, tout a pas mal changé. Il n’est plus poli de chanter de la verge, ni même permis aux condors de chier partout des œufs pourpres. Tout cela n’est que scatologie, eschatologie, affaire œcuménique. Défendu. Forbidden. Verboten. Et c’est ainsi que le Pays de Foutre s’en va de jour en jour rétrécissant, jusqu’à devenir mythologique. D’où il résulte que je me vois astreint à employer la langue des mythologies. Je parle avec extrême onction, à l’aide d’onguents précieux aussi. Je mets de côté le fracas des cymbales, les tubas, les soucis blancs, les lauriers-roses et les rhododendrons. Vivent les épines et les menottes ! Christ est mort, mutilé à coups de palets. Les fellahs blanchissent dans les sables d’Égypte, l’étreinte des chaînes s’est desserrée sur leurs poignets. Les vautours ont nettoyé jusqu’à la moindre miette de chair pourrissante. La paix est sur tout, un million de souris d’or grignotent l’invisible fromage. La lune se lève, le Mil rumine ses ravages riverains. La terre rote en silence, les astres tressaillent et bêlent, les rivières s’échappent de leurs rives. C'est ainsi… Il est des cons qui rient, il est des cons qui parlent, des cons loufoques et hystériques en forme d’ocarina, plantureux avec ça et sismographiques, machines à enregistrer les hauts et bas de la sève ; des cons cannibalesques qui béent comme des mâchoires de baleine et vous gobent vif ; des cons masochistes aussi qui se referment comme l’huître, dotés d’écailles dures et contenant peut-être une perle ou deux ; des cons dithyrambiques qui dansent à la seule approche du pénis et sont trempés d’extase ; des cons porcs-épics qui lâchent la laisse à leurs branchies et agitent de petits drapeaux à la Noël ; des cons télégraphiques pratiquant le morse et laissant l’esprit plein de points et de traits ; des cons politiques saturés d’idéologie et qui démentent même la ménopause ; des cons végétatifs qui ne répondent jamais, à moins qu’on ne les extirpe jusqu’à la racine, des cons religieux qui ont une odeur d’Adventistes du Septième Jour et sont couverts de chapelets, d’asticots, de coques, de clovisses, de fiente de mouton et çà et là de miettes de pain ; des cons mammifères, doublés d’otarie, qui hivernent au long des hivers polaires ; des cons de croisière, équipés comme des yachts, pour solitaires et épileptiques ; des cons de glace où l’on peut engloutir des pluies d’étoiles filantes sans pour cela les faire broncher ; des cons divers qui défient toute classification, toute description, sur lesquels on bute une fois par hasard dans sa vie et qui vous laissent tout roussis et marqués au fer rouge ; des cons qui sont tissés dans la joie la plus pure, qui n’ont pas de nom, pas d’antécédents et ceux-là sont les meilleurs de tous, mais où sont les neiges d’antan ?
Et puis il y a le con des cons, qui est tout, et que nous appellerons le super-con, puisqu’il n’est pas de cette terre, mais de ce pays étincelant vers lequel il y a longtemps que l’on nous a invités à prendre notre essor. La rosée y brille d’un éclat éternel, les roseaux élancés s’y courbent sous le vent. C'est là que demeure le père de toutes fornications, Apis Père, taureau mantique qui sut se tailler à coups de cornes un chemin sanglant vers le ciel et détrôna les divinités châtrées du bien et du mal. De lui est issue la race des licornes, cette bête grotesque dont parlent les écrits anciens et dont le front plein d’érudition se prolongeait d’un phallus étincelant. Et par étapes successives, la licorne a donné naissance à cet homme, à ce dernier-né de la cité dernière dont parle Oswald Spengler. Et de la verge défunte de ce triste spécimen est sorti le gratte-ciel géant, ascenseurs express et tours d’observation. Nous avons atteint la dernière décimale du calcul sexuel ; l’univers tourne comme un œuf pourri dans sa caisse à claire-voie pleine de paille. Et maintenant passons aux ailes d’aluminium qui doivent nous permettre de prendre notre envol vers ce pays lointain, cette contrée de lumière, demeure d’Apis, père de toutes fornications. Tout ronfle, tout marche comme un rouage bien huilé ; à chaque minute du cadran correspond un million d’horloges silencieuses qui vont épelant les écorces du temps. Nous allons plus vite que la machine à calculer la vitesse de l’éclair, plus vite que la lumière astrale, que la pensée du magicien. Chaque seconde est un univers de temps. Chaque univers de temps, à peine la valeur d’un clin d’œil de sommeil dans la cosmogonie de la vitesse. Quand la vitesse arrivera au point mort, nous serons présents, ponctuels comme toujours et béatement innommés. Nous dépouillerons nos ailes, nos horloges, nos manteaux de cheminée qui nous servent d’appui. Et nous serons debout, légers et jubilants, pareils à une colonne de sang, débarrassés de tout souvenir qui se pende à nous et nous fasse retomber. Cette sorte de temps-là, je l’appelle le royaume du super-con, car elle défie la vitesse, les calculs et toute imagerie. Il n’est jusqu’au pénis qui n’y soit pas d’une taille fixe et connue, d’un poids fixe et connu. On n’y trouve que la sensation soutenue de foutre, le fugitif en plein vol, le cauchemar fumant en paix son cigare. Le petit Personne s’y balade, bandant sept jours sur sept, armé d’une magnifique paire de couilles, don de la Dame de Bonté. Et c’est dimanche matin, passé le coin du Cimetière des Plantes vertes.
Dimanche matin et je suis étendu béatement mort pour ce monde sur mon lit de béton armé. Passé le coin, il y a le cimetière, c’est-à-dire le monde des rapports sexuels. J’ai mal aux couilles, de tout ce foutrage qui n’en finit pas, mais c’est sous ma fenêtre que cela se passe, sur le boulevard où Hymie a bâti son nid de copulation. J’ai une femme en tête ; tout le reste est zéro. Je dis que c’est elle que j’ai en tête ; la vérité c’est que je suis en train de mourir d’une mort stellaire. De crever là, comme un astre malade qui attend que la lumière s’éteigne. Il y a des années de cela, je gisais déjà sur ce lit et j’attendais, j’attendais de naître. Rien. Rien, sauf que ma mère, dans sa rage luthérienne, me versa un seau d’eau sur la tête. Ma mère, pauvre idiote, me croyait paresseux. Elle ignorait que je m’étais trouvé pris dans le courant dérivant des étoiles, que j’étais en voie de pulvérisation, jusqu’à extinction totale, loin là-bas au bord le plus reculé de l’univers. Elle croyait que c’était la paresse pure qui me tenait rivé à mon lit. Elle me jeta un seau d’eau sur la tête : je reculai en grouillant et frissonnant un peu, mais sans bouger pour autant de mon lit de béton armé. J’étais immuable. Météore consumé dérivant quelque part, dans les parages de Véga.
Et me voici toujours sur ce même lit ; la lumière qui est en moi refuse de s’éteindre. Le monde des hommes et des femmes festoie à l’intérieur des cimetières. Ils s’adonnent aux rapports sexuels, Dieu les bénisse, et moi je suis seul en ce Pays de Foutre. J’ai l’impression d’entendre l’écho grondant d’une énorme machine, bracelets de linotype passant à travers le tordoir du sexe. Hymie et sa nymphomane de femme gisent à mon niveau, de l’autre côté de la rivière seulement. La rivière s’appelle Mort ; elle a un goût amer. Je l’ai passée à gué plus d’une fois, de l’eau jusqu’aux hanches, mais je me suis toujours arrangé pour ne pas être pétrifié, ni immortalisé. Intérieurement, je brûle d’une flamme brillante ; extérieurement, je suis aussi mort qu’une planète. De mon lit, je me suis levé pour danser, non pas une, mais des centaines et des milliers de fois. Chaque fois que je m’en revenais, j’avais la conviction d’avoir dansé la danse de mort dans un terrain vague. Peut-être avais-je gaspillé trop de ma substance au profit de la souffrance ; peut-être nourrissais-je cette idée folle que je serais la première floraison métallurgique de l’espèce humaine ; peut-être étais-je imbu de la notion que j’étais à la fois un sous-gorille et un sur-dieu. Sur mon lit de béton armé, je me souviens de tout et tout a la pureté du cristal de roche. Il n’y vient jamais d’animaux ; rien que des milliers et des milliers d’êtres humains qui parlent tous à la fois et pour chaque mot qui sort de leur bouche j’ai ma réponse prête sur-le-champ, parfois même sans attendre que le mot soit sorti de leur bouche. On y tue en abondance, mais le meurtre n’y est pas sanglant. Il y est perpétré dans les règles de la propreté, et toujours en silence. Mais, quand bien même tout le monde serait mort, on y ferait encore la conversation, une conversation qui serait à la fois compliquée et facile à suivre. Parce que c’est moi qui l’invente ! Je le sais, et c’est pourquoi j’échappe à la folie. Je tiens des conversations qui peuvent prendre place à quelque vingt ans en arrière, quand il m’arrive de rencontrer la personne qu’il faut pour cela, celle que je créerai, le moment venu. Tous ces entretiens ont lieu dans un terrain vague qui fait corps avec mon lit comme un matelas. Un jour je lui ai donné un nom, à ce terrain vague : Ubiguchi. Mais je ne sais pourquoi ce nom d’Ubiguchi ne m’a jamais satisfait. Trop intelligible, trop plein de sens. Mieux vaudrait lui garder cette appellation de terrain vague, ce qui est d’ailleurs mon intention. On pense d’ordinaire que le vide n’est rien. C'est faux. Le vide est une plénitude discordante, un monde plein à craquer de fantômes où l’âme part en reconnaissance. Enfant, je me souviens de m’être tenu sur ce terrain vague comme une âme bien vivante qui se tiendrait nue dans une paire de souliers. On m’avait dérobé mon corps, dont je n’avais spécialement que faire. Dans ce temps-là, je pouvais exister avec ou sans corps. Si je tuais un petit oiseau et le faisais rôtir sur le feu, ce n’était pas parce que j’avais faim mais parce que je voulais savoir des choses sur Tombouctou et la Terre de Feu. Il me fallait être dans ce terrain vague et y manger des oiseaux morts afin de faire naître le désir de ce pays de lumière où je vivrais seul plus tard et que je peuplerais de nostalgie. J’attendais de cet endroit des choses définitives ; je n’en eus que déception lamentable. Je suis allé aussi loin que possible dans le domaine de l’inertie mortelle la plus totale, et puis par une loi qui doit être la loi de création, j’imagine, j’ai pris feu tout à coup et me suis mis à vivre inépuisablement comme un astre dont la lumière est inextinguible. Ce fut là le commencement de ces vraies excursions cannibalesques qui ont eu tant d’importance pour moi : finies les frites sans vie que l’on retirait du feu de camp ; c’était maintenant de la viande humaine, fraîche, tendre, succulente chair humaine, des secrets pareils à des foies bien frais et sanglants, des confidences pareilles à des tumeurs bien gonflées, conservées dans la glace. J’appris à ne plus attendre que ma victime fût morte, mais à la mordre à belles dents alors même qu’elle n’avait pas fini de me parler. Souvent, quand je laissais un repas inachevé, c’était pour m’apercevoir qu’il s’agissait tout bonnement d’un vieux copain, moins un bras ou une jambe. Parfois je le plantais là — et c’était un tronc bourré à crever de puanteurs intestinales.
Étant de la ville, de la seule ville au monde et rien au monde qu’on puisse comparer à Broadway, je passais le temps à faire les cent pas, en long en large, béant aux jambons illuminés et autres délicatesses. Schizerino, du dessous de la semelle à la pointe des cheveux. Je vivais exclusivement au gérondif, que je ne comprenais qu’en latin. Bien avant que j’eusse entendu parler d’elle dans le Livre Noir, je cohabitais déjà avec Hilda, chou-fleur géant de mes rêves. Nous passions ensemble par toutes les maladies morganatiques, plus quelques-unes qui étaient ex cathedra. Nous avions pour demeure la carcasse des instincts, pour nourriture les mémoires ganglionnaires. Il n’était jamais question d'un univers, mais de millions et de milliards d’univers qui réunis n’étaient guère plus gros qu’une tête d’épingle. C'était un sommeil végétal aux solitudes désertes de l’esprit. C'était le passé, qui à lui seul embrasse l’éternité. Parmi la faune et la flore de mes rêves, j’entendais résonner des appels de province. Les messages pleuvaient sur ma table, apportés par des êtres difformes et des épileptiques. Il arrivait parfois que Hans Castorp me rendît visite ; ensemble, nous commettions des crimes innocents. Ou, si la journée était claire et glacée, je faisais un tour au vélodrome sur mon vélo Presto, fabriqué à Chemnitz, Bohême.
Mais ce qu’il y avait de mieux, c’était la danse macabre. Je commençais par me laver de fond en comble devant l’évier, par changer de linge, me raser, me poudrer, me peigner, mettre mes souliers de bal. Me sentant anormalement léger dehors comme dedans, je me prenais et me déprenais dans la foule pendant un bon moment, pour bien me pénétrer du rythme humain convenable, du poids et de la substance de la chair. Puis je filais droit comme l’abeille au dancing, empoignais une gibbosité de chair ivre et entamais la pirouette automnale. Ce fut ainsi que je pénétrai un soir dans une boîte, tenue par un Grec poilu, et que je me cognais pile dans elle. Elle me parut bleue, bleu-noir, blanche comme la craie, sans âge. Ce n’était pas seulement le mouvement de flux et de reflux, mais la chute sans fin, la volupté de l’inquiétude intrinsèque. Elle tenait du mercure en même temps qu’elle était d’un poids savoureux. Elle avait le regard fixe et marmoréen d’un faune enfoui dans la lave. L'heure est venue, pensai-je, de revenir sans te presser de la périphérie. Je fis un mouvement pour regagner le centre ; en vain : le sol se dérobait sous mes pas. La terre glissait rapidement sous mes pas étonnés. Je me mouvais à nouveau hors de la ceinture terrestre et voici que mes mains étaient pleines de météores en fleurs. Je tendais vers elle mes deux mains en flammes mais elle m’échappait plus vite que le sable. Je pensais à mes cauchemars favoris mais elle n’avait rien de ce qui m’avait coûté tant de sueurs et de paroles inarticulées. Dans mon délire je me mis à piaffer et à hennir. J’achetai des grenouilles et les accouplai avec des crapauds. Je pensai à la chose la plus simple qu’on puisse faire, qui est de mourir, mais n’en fis rien. Je ne bougeai plus et travaillai à me pétrifier aux extrémités du corps. C'était une aventure si merveilleuse, si salutaire, si éminemment sensée que je me mis à rire au plus profond de mes viscères, semblable à une hyène affolée de rut. Peut-être allais-je me changer en rose de sable ? Je ne bronchai plus ; j’attendis. Le printemps vint et l’automne, puis l’hiver. Automatiquement je renouvelai ma police d’assurance, je mangeai l’herbe et les racines d’arbres décidus. Je restais assis des jours entiers à regarder le même film. De temps en temps, je me lavais les dents. Si l’on me lâchait une rafale de pistolet automatique, les balles me rasaient, déviaient en faisant un curieux tat-a-tat pour s’en aller ricocher sur les murs. Une fois, dans le haut d’une rue noire, assommé par un voyou, je sentis un couteau me percer de part en part. On eût dit un bain de sel. Si étrange que ce pût être, le couteau ne laissa pas de trace sur ma peau. Ce fut une expérience si inouïe que, rentré chez moi, je me plantai des couteaux par tout le corps. Nouveaux bains d’aiguilles. Je m’assis, retirai tous les couteaux et m’émerveillai encore : pas la moindre trace de sang, la moindre plaie, la moindre souffrance. J’étais sur le point de me mordre le bras, quand le téléphone sonna. Correspondant de province. Jamais je n’ai su qui avait lancé tous ces appels, parce que jamais je n’ai eu personne au bout du fil. La danse macabre, cependant…
La vie s’en va à la dérive par la vitrine. Je repose là, pareil à un jambon illuminé qui attend que le couperet tombe. En réalité, il n’y a rien à craindre : tout est coupé d’avance bien proprement en petites tranches fines enveloppées dans la cellophane. Tout à coup les lumières de la ville s’éteignent et les sirènes sonnent. La ville baigne dans les gaz empoisonnés, les bombes explosent, les corps déchirés volent dans les airs. Il y a de l’électricité partout et des éclats et des haut-parleurs. Les hommes qui passent dans les airs sont tout joyeux ; ceux qui sont dessous hurlent et mugissent. Quand les gaz et les flammes ont fini de dévorer les chairs, la danse macabre commence. Je regarde par la vitrine qui est noire maintenant. C'est un progrès sur le sac de Rome ; il y a beaucoup plus à détruire.
Pourquoi les squelettes dansent-ils dans une telle extase, je me le demande. Est-ce la fin du monde ? Est-ce la danse macabre tant de fois annoncée ? Rien de plus terrible que de voir ces millions de squelettes danser dans la neige, tandis que la cité s’effondre. Verrons-nous rien renaître et pousser ? Les enfants sortiront-ils encore du ventre des mères ? Reverrons-nous le pain et le vin ? Il y a ceux qui passent dans les airs, pour sûr. Et ceux-là descendront se poser pour se livrer au pillage. Et le choléra viendra, la dysenterie, et ceux qui triomphaient là-haut périront comme le reste. J’ai la certitude intuitive que je serai le dernier homme sur terre. Je sortirai de ma vitrine quand tout sera fini et m’en irai calmement par les ruines. J’aurai la terre entière pour moi seul.
On vous demande de province ! Pour m’informer que je ne suis pas entièrement seul. Est-ce que l’œuvre de destruction n’aurait pas été complète ? Décourageant ! L'homme n’est même pas capable de se détruire lui-même ; ne sait détruire que les autres. Quel dégoût ! Et quel diable boiteux ! Quelle cruelle désillusion ! Ainsi donc il existe encore des spécimens de la race qui rôdent à l’entour et qui vont faire du rangement dans ce chaos, pour, ensuite, recommencer. Dieu S'incarnera encore et descendant parmi nous, prendra sur Ses épaules le fardeau du péché. Ils feront de la musique, construiront des choses en pierre et écriront leurs petites histoires dans de petits livres. Pfuitt ! Quels aveugles têtus, quels lourdauds ambitieux !
Me voici revenu sur mon lit. Le vieux monde des Grecs, l’aube des rapports sexuels — et Hymie ! Hymie Laubscher, toujours à la même altitude, regardant le boulevard du haut de sa fenêtre, de l’autre côté de la rivière. Accalmie dans le festin nuptial ; on apporte les beignets aux moules. Bouge un petit peu, un tout petit peu, dit-il. Là, comme cela, c’est ça ! Des grenouilles coassent dans la mare, sous ma fenêtre. D’énormes grenouilles de cimetière, nécrophages. Elles sont toutes en tas, se mêlant, s’escaladant dans le feu de leurs rapports sexuels ; et c’est de joie sexuelle qu’elles coassent.
Je me rends compte maintenant que Hymie a été conçu et qu’il a vu le jour. Hymie la grenouille mâle ! Sa mère était au fond du tas et Hymie, alors à l’état d’embryon, fut caché par elle dans sa bourse. C'était aux premiers jours des rapports sexuels et il n’y avait alors nul frein, nul marquis de Queensbury pour invoquer la règle. C'était foutre et se faire foutre — et le diable emporte le dernier. Et cela n’a pas changé depuis les Grecs — un foutrage à l’aveugle dans la boue, un frai rapide, et puis la mort. Les gens baisent à des altitudes diverses, mais cela se passe toujours dans un marécage et la litière est toujours destinée à servir à la même fin. Quand la maison vient à être déracinée, le lit demeure : l’autel cosmosexuel.
Je souillais le lit de mes rêves. Étiré raide, jusqu’au bout de moi-même, sur le béton ; mon âme abandonnait son corps et s’en allait rôder de place en place sur un de ces petits trolleys comme on en voit dans les grands magasins et qui servent à faire circuler la monnaie d’une caisse à l’autre. Je faisais de la monnaie idéologique, des excursions du même genre ; j’étais un vagabond au pays du cerveau. Tout était absolument clair : cristal de roche ; chaque issue portait écrit, en gros caractères, ANNIHILATION. La peur de l’extinction me solidifiait ; mon corps même se changeait en pièce de béton. En guise d’ornement j’avais une érection permanente du meilleur goût. J’étais parvenu à cet état de vide si ardemment désiré par certains membres dévots des cultes ésotériques. J’avais cessé d’être. Je ne bandais même plus personnellement.
Ce fut environ à cette époque que j’adoptai le pseudonyme de Samson Lackawanna et que je me livrai à mes premières déprédations. Mon instinct criminel avait eu le dessus. Jusqu’alors, je n’avais été qu’une âme errante, une sorte de Dybbouk Gentil ; je devenais maintenant un fantôme bien en chair. J’avais pris le nom qui me plaisait ; il ne me restait plus qu’à me fier à l’instinct pour agir. À Hong-Kong par exemple, je fis mon entrée en scène, déguisé en courtier en librairie. Je portais une bourse en cuir pleine de dollars mexicains et rendais religieusement visite à tous les Chinois qui étaient en peine de parfaire leur éducation. À l’hôtel, je n’avais qu’à sonner pour avoir des femmes, comme on demande un whisky et soda. Le matin, j’étudiais le tibétain pour préparer mon voyage à Lhassa. Déjà je parlais juif couramment, ainsi qu’hébreu. Je savais compter par deux rangées de chiffres à la fois. Il était si facile de rouler les Chinois que, de dégoût, je revins à Manille. Là, je pris en main un certain M. Rico et lui enseignai l’art de vendre des livres sans frais de manutention. Tout mon profit venait du tarif des transports océaniques ; cela suffisait pour m’entretenir dans le luxe en attendant.
Si l’acte de respirer était un truc, la respiration même avait fini par en devenir un. Mon univers n’était pas seulement double, mais multiple. J’étais devenu une cage à miroirs, reflétant le vide. Mais une fois le vide bien au point, j’étais chez moi et ce que l’on nomme création n’était que remplissage routinier. Le trolley était commode et me transportait où je voulais ; dans les petites poches qui pendaient de chaque côté du vide je laissais choir une tonne de poèmes pour en chasser l’idée d’annihilation. Je ne trouvais devant moi que perspectives sans fin. Je m’étais pris à vivre en perspective, tel un point microscopique sur la lentille d’un télescope géant. Nulle nuit où se reposer. Lumière astrale perpétuelle sur la face aride des planètes mortes. De temps à autre un lac noir comme du marbre où je me voyais marchant parmi des orbes brillants de lumière. Si bas pendaient les astres, si éblouissante était la lumière qu’ils répandaient, qu’on eût dit l’univers à la veille de naître seulement. Ce qui renforçait encore cette impression c’était ma solitude. Non seulement il n’y avait ni bête, ni arbre, ni être d’aucune nature, mais pas un brin d’herbe, pas une racine morte. De cette lumière d’un violet incandescent, où l’on ne décelait pas l’ombre d’une ombre, le mouvement même semblait absent. C'était comme un incendie de conscience pure, la pensée devenue Dieu. Un Dieu, qui, pour la première fois à ma connaissance, était glabre, rasé de près. Rasé de près, je l’étais aussi, et impeccable, mortellement exact. L'image de moi que me renvoyaient les lacs de marbre noir se diaprait d’astres. Astres à n’en plus finir… trente-six chandelles, comme un coup de poing entre les yeux, toute mémoire effacée d’un trait. J’étais Samson, j’étais Lackawanna, je mourais comme on meurt dans l’extase de la pleine conscience.
Et me voici maintenant, descendant le fleuve à la voile sur mon canoë. Tout ce que vous me demanderez de faire pour vous, je le ferai, gratis. C'est ici le Pays de Foutre, où ne se trouvent ni bête, ni arbre, ni astre, ni problème. Ici le spermatozoïde règne en maître absolu. Rien n’est déterminé à l’avance, l’avenir est absolument incertain, le passé, inexistant. Sur un million d’existences nouvelles, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf sont condamnées à périr pour ne plus jamais renaître. Mais le gagnant de la course est assuré de la vie éternelle. Bon gré mal gré la vie est comprimée dans la semence, qui est une âme. Tout a une âme, minéraux, plantes, lacs, montagnes, pierres compris. Tout est sensible, fût-ce à l’étage le plus bas de la conscience.
Pénétrez-vous de ce fait et vous ne saurez plus ce que c’est que le désespoir. Au plus bas degré de l’échelle, chez le spermatozoïde, on retrouve la même béatitude qu’au plus haut, chez Dieu. Dieu est le sommet-somme de tous les spermatozoïdes parvenus à la plénitude de la conscience. Entre le dernier degré et le plus haut, il n’y a pas d’arrêt, pas de station intermédiaire. Le fleuve commence quelque part dans les montagnes, et coule jusqu’à la mer. Sur ce fleuve qui mène à Dieu, le canoë est aussi utile que le dreadnought. Dès le départ on met le cap sur le retour.
Descendant la rivière à la voile… Lentement comme un ver au bout de l’hameçon, mais assez minuscule pour prendre chaque virage. Et glissant comme l’anguille par-dessus le marché. Votre nom ? hurle une voix. Mon nom ? Mais appelez-moi Dieu, simplement — Dieu l'embryon ! Et de poursuivre ma descente. Quelqu’un voudrait m’acheter un chapeau. De quelle taille, imbécile ? hurle-t-il. Quelle taille ? Mais la taille X, pardi ! (Pourquoi éprouvent-ils toujours le besoin de hurler quand ils me parlent ? Suis-je censé être sourd ?) Le chapeau s’envole au rapide suivant. Tant pis — pour le chapeau. Depuis quand Dieu a-t-il besoin d’un chapeau ? Dieu n’a besoin que de devenir Dieu, de plus en plus Dieu. Tout ce trimbalage, ces trappes, le temps qui passe, le site, et sur l’écran de ce site : l’homme ; par trillions et trillions cette chose que l’on appelle l’homme, comme graine de moutarde. La toile de fond de la conscience est faite de ganglions infiniment petits, vêtement de poil doux comme la laine. Le bouc des montagnes est seul, debout en plein Himalaya ; il ne se demande pas comment il s’y est pris pour arriver au sommet. Il broute paisiblement au milieu du décor ; le moment venu, il reprendra le chemin de la vallée. Il tient le mufle baissé vers le sol, attrapant la maigre pâture que lui offrent les cimes. Participant de ce curieux état capricornien qui est le propre de l’embryon, Dieu le Bouc rumine, bienheureux et stupide, parmi les cimes. Les hautes altitudes nourrissent le germe de séparation qui finira par l’isoler un jour de l’âme humaine, qui fera de lui un père désolé, solitaire comme un roc, condamné pour l’éternité à vivre à part, dans un vide inconcevable. Mais il y a d’abord les maladies morganatiques, dont il nous faut parler maintenant…
Il est un genre de misère irrémédiable — parce que son origine se perd dans les ténèbres. Les magasins Bloomingdale, par exemple, peuvent provoquer cet état. Tous les grands magasins sont des symboles de maladie et de vide, mais Bloomingdale est ma maladie particulière, mon mal obscur et ténébreux. Dans le chaos de Bloomingdale, on trouve un certain ordre, un ordre qui pour moi est folie pure : celui que je trouverais dans une tête d’épingle si je la soumettais au microscope. L'ordre qu’implique une série accidentelle d’accidents accidentellement conçus. Un ordre qui a, par-dessus tout, une odeur — et c’est l’odeur de Bloomingdale qui frappe mon cœur d’effroi. Il me suffit d’entrer chez Bloomingdale pour tomber littéralement en poudre ; je me mets à fondre goutte à goutte sur le plancher, dans une pagaille irrémédiable de boyaux, d’os et de cartilages. Il y a cette odeur, non pas de décomposition, mais de mésalliance. L'homme, ce misérable alchimiste, a mêlé, en un million de formes et de figures, des substances, des essences qui n’ont rien de commun entre elles. Parce qu’il existe dans son esprit une tumeur qui le ronge insatiablement, il a délaissé le petit canoë qui l’entraînait béatement au fil du fleuve, pour construire un bateau plus grand, plus sûr, où il y ait place pour tous. Ses travaux l’entraînent si loin dans les champs qu’il a fini par oublier la raison pour laquelle il a délaissé le petit canoë. L'arche est pleine d’un tel bric-à-brac qu’elle a fini par devenir une sorte d’entrepôt de fournitures générales, près d’une bouche de métro, où règne et domine l’odeur du linoléum. Rassemblez tous les symboles qui se cachent dans le mélange interstitiel de Bloomingdale, concentrez-les sur une tête d’épingle ; il vous restera un univers où les constellations grandioses se meuvent sans le moindre risque de collision. C'est de ce chaos microscopique que naissent mes malaises morganatiques. Dans la rue je me mets à frapper à coups de couteau les chevaux au hasard, ou bien à soulever ici et là une jupe féminine en prétextant que je cherche une boîte aux lettres, ou alors à coller un timbre-poste sur une bouche, un œil, un vagin. Ou encore, je décide brusquement d’escalader un gratte-ciel, comme une mouche, et sitôt arrivé sur le toit je me mets à voler réellement, avec des ailes, et vole et vole, vole, pendant que défilent les villes : Weehawken, Hoboken, Hackensack, Canarsie, Bergen Beach, en un clin d’œil. Il suffit de tourner au schizerino de pure race pour que voler soit la chose la plus facile du monde ; le truc, c’est de voler en se servant du corps éthérique, de laisser derrière soi, chez Bloomingdale, tout son sac d’os, de tripes, de sang et de cartilage ; de ne se servir que de son soi immuable, lequel, si vous prenez la peine d’y réfléchir un instant, est toujours muni d’ailes. Voler ainsi, en plein jour, présente de grands avantages sur le vol de nuit qui est la forme ordinaire à laquelle se complaisent les gens. Les arrêts sont instantanés, rapides et nets comme lorsqu’on freine de la pédale ; et l’on retrouve sans grand mal l’autre soi, car dans l’instant même où l’on s’arrête, on est cet autre soi, c'est-à-dire : le soi-disant soi total. Seulement, et c’est ce qui ressort de l’expérience Bloomingdale, ce soi total autour duquel on a fait tant de bruit s’émiette pour un rien. La seule odeur du linoléum, pour Dieu sait quelle raison, me fait régulièrement crouler en miettes sur le sol. Sans doute résume-t-elle l’odeur de toutes les choses contre nature qui se sont agglutinées, rassemblées en moi, pour ainsi dire, par consentement négatif.
Ce n’est qu’au bout du troisième repas que les dons matutinaux, legs du méli-mélo des tares ancestrales, tombent l’un après l’autre et que le vrai roc du soi, le roc des béatitudes, montre son crâne chauve et émerge du fumier de l’âme. Avec la tombée de la nuit, l’univers tête d’épingle commence à se dilater. Il se dilate organiquement, à partir d’un point nucléaire infinitésimal, à la façon dont se forment les minéraux ou les constellations. Il mord dans le chaos qui l’entoure comme un rat fait son trou dans le fromage. Tout univers chaotique peut se résumer et tenir en entier dans une tête d’épingle, mais le soi, microscopique au départ, atteint les dimensions dévorantes d’un univers, à partir de n’importe quel point dans l’espace. Il ne s’agit pas de ce moi dont traitent tant de livres, mais du moi sans âge que l’homme, de millénaire en millénaire, reçoit en fermage, en même temps qu’un nom et une date ; du moi dont les débuts comme la fin dans l’existence sont ceux du ver ; du moi qui est le ver dans le fromage qu’on appelle le monde. Comme on voit la brise la plus douce mettre en branle une vaste forêt, de même, par Dieu sait quelle insondable et profonde impulsion, le moi, dur et inerte comme la pierre, se met parfois à croître sans que rien puisse alors arrêter sa poussée. Tout se passe comme si, Frère Givre se mettant à l’œuvre, l’univers jouait le rôle du carreau de fenêtre. Menant sa petite affaire, invisible et muet, sans lutte apparente, sans répit, inexorable, impitoyable, infatigable, le soi poursuit sa croissance. Le choix, sur le menu, se réduit à une alternative : soi ou non-soi. Plus une éternité à pied d’œuvre. Dans cette éternité, qui n’a rien de commun avec le temps ni l’espace, se situent des interludes au cours desquels intervient, en quelque sorte, un phénomène de dégel. Le soi, en tant que forme, s’altère et se désagrège, mais, en tant que climat, demeure. La nuit, la matière amorphe dont se compose le soi revêt les formes les plus éphémères ; la peur filtre par tous les sabords et il ne reste plus au voyageur qu’à emprunter la porte ouverte. Cette porte, c’est celle dont est doté le corps et qui, si elle s’ouvre sur le monde, conduit à l’annihilation. C'est celle que l’on trouve dans toutes les fables, par laquelle entre le magicien ; et l’on n’a jamais vu dans aucune légende qu’il ait emprunté la même pour sortir. Lorsqu’elle s’ouvre sur le dedans, elle se multiplie à l’infini en autant de trappes ; horizon : bouché ; lignes aériennes : néant ; cartes : zéro ; billets de voyage : guichet fermé. Chaque couche disponible donne droit à une halte pour la nuit seulement, nuit de cinq minutes ou de dix mille ans n’importe. Absence de poignées aux portes, qui sont inusables. Détail très important, qu’il convient de noter : visibilité nulle, pour ce qui est de la fin du voyage. Toutes ces haltes d’une nuit tiennent, en quelque sorte, de l’exploration mythique avortée. À force de tâtonner, il se peut qu’on arrive à trouver son chemin, à faire le point, à observer des phénomènes au passage ; il se peut même qu’on arrive à se sentir chez soi. Mais à prendre racine, non. Dès que l’on commence à se sentir un peu « stable » la terre se dérobe, le sol prend le large, les constellations rompent leurs amarres, tout l’univers connu, y compris l’impérissable soi, se met en marche silencieusement, sinistrement, avec une indifférence et une sérénité à donner le frisson, pour une destination inconnue et invisible. Toutes les portes ont l’air de s’ouvrir d’un seul coup ; la pression est si forte qu’elle provoque une implosion ; la plongée si brutale, que le squelette vole en éclats. C'est ce genre d’effondrement géant que Dante dut connaître, dans le temps où lui-même se situe aux Enfers ; ce ne fut pas un fond qu’il toucha, mais un cœur, le point mort d’un centre à compter duquel on estime, on calcule le temps même. C'est là que la comédie commence, car c’est là que s’ouvrent les yeux sur sa divinité.
Tout cela pour dire qu’un soir où je m’engageais dans la porte tournante du dancing Amarillo, il y a de cela quelque douze ou quatorze années, se produisit l’événement capital. L'interlude qui revêt dans mon esprit la forme du Pays de Foutre, royaume de temps plus que d’espace, me tient lieu de ce Purgatoire que Dante décrit avec tant de scrupuleuse minutie. Dans l’instant où je posai la main sur la barre de cuivre de la porte tournante et pris ainsi congé du dancing Amarillo, tout ce que j’avais été jusqu’alors se trouva condamné à sombrer, et ce à bref délai. En soi l’événement n’eut rien de fantastique ; le temps même qui avait vu ma naissance s’évanouit, emporté, balayé par un courant plus puissant. De même qu’on m’avait vidé jadis comme un malpropre du ventre de ma mère, je me trouvai aiguillé en retour sur un vecteur inconnu, hors du temps, où le processus de croissance demeure en suspens. Je fis l’objet d’un virement de compte : on me passa au monde des effets. Je n’en conçus nulle frayeur ; rien qu’un sentiment de fatalité. J’avais l’épine dorsale solidement verrouillée ; je collais au coccyx d’un monde neuf et implacable. Sous le choc du plongeon, le squelette avait volé en éclats, laissant le moi immuable plus faible et impuissant qu’une vermine écrasée.
Si, du point où je suis parvenu, je ne commence pas, c’est qu’il n’y a pas de commencement. Si je ne prends pas d’un seul coup mon essor vers le pays de lumière, c’est qu’il ne sert à rien d’avoir des ailes. Il est zéro heure et la lune est au nadir…
Pourquoi Maxie Schnadig me vient-il à l’esprit — je ne sais, à moins que ce ne soit à cause de Dostoïevski. Le soir où je m’attelai à Dostoïevski pour la première fois fut l’un des événements les plus importants de ma vie, plus important que mon premier amour. Ce fut le premier acte délibéré et conscient qui eût un sens pour moi. La face du monde en fut changée. Je ne sais si réellement la pendule s’arrêta, à l’instant même où je relevai la tête, après avoir avalé d’un trait, profondément, ma première goulée ; je n’en ai plus souvenir. Mais que le monde se soit arrêté net un instant, de cela je suis sûr. Ce fut mon premier aperçu des profondeurs de l’âme humaine ; mieux encore, et plus simplement : Dostoïevski fut le premier homme qui me révéla son âme. J’étais peut-être un peu bizarre déjà, avant cet événement, sans m’en rendre compte ; mais du jour où je me plongeai dans Dostoïevski, je le devins vraiment, définitivement, irrévocablement, à mon contentement. Le monde courant, le monde de la conscience éveillée et du jour le jour, cessa d’exister pour moi. Toute ambition, tout désir que j’avais eus d’écrire périrent du même coup pour longtemps. Je ressemblais à ces hommes qui ont fait un trop long séjour dans les tranchées, sous le feu de l’ennemi. La souffrance humaine courante, l’ordinaire jalousie, l’ordinaire ambition — tout cela devint autant de merde pour moi.
Ma condition d’alors s’éclaire en plein pour moi quand je pense à ce qu’étaient mes relations avec Maxie et sa sœur Rita. À l’époque, Maxie et moi nous étions liés par une passion commune pour le sport. Nous aimions l’eau et nous allions souvent nous baigner ensemble, je m’en souviens parfaitement. Nous passions très souvent un jour entier, nuit comprise, à la plage. Je n’avais rencontré la sœur de Maxie qu’une ou deux fois ; quand il m’arrivait de prononcer son nom, Maxie se mettait régulièrement à parler d’autre chose, avec une précipitation qui touchait à la frénésie. Cela m'ennuyait ; il faut dire que la compagnie de Maxie était pour moi un supplice mortel : je ne le tolérais que dans la mesure où il me prêtait de l’argent sans trop se faire prier et me payait ce dont j’avais besoin. Chaque fois que nous nous embarquions pour la plage, j’espérais voir arriver sa sœur inopinément. Mais non, il s’arrangeait toujours pour qu’elle restât hors de portée. Un jour, pourtant, où nous étions en train de nous déshabiller dans la cabine et où il me faisait admirer comme il avait le scrotum dur et bien tendu, je lui dis soudain, sans rime ni raison : « Écoute, Maxie, pour ce qui est des noisettes, d'accord : tu les as fines et bien tournées ; rien à craindre de ce côté ; mais qu’est-ce que tu fais de Rita tout ce temps, pourquoi ne l’amènes-tu pas un jour ; je voudrais tout de même bien voir une bonne fois son baisoir… oui, son baisoir, tu sais ce que je veux dire. » En bon Juif d’Odessa, Maxie n’avait jamais entendu ce mot auparavant. Mon discours le scandalisait, en même temps que le mot nouveau l’intriguait. Il me répondit dans une sorte de brouillard : « Bon Dieu, Henry, tu ne devrais pas me dire des choses comme ça ! — Pourquoi pas ? rétorquai-je. Elle a un con ta sœur, non ? » J’allais ajouter autre chose quand nous partîmes l’un et l’autre d’un formidable éclat de rire. Ce qui sauva la situation, du moins momentanément. Mais l’idée ne plaisait guère à Maxie, au fond. Cela le travailla toute la journée, s’il ne fit pas une seule allusion à notre conversation. Oui, il fut on ne peut plus silencieux ce jour-là. Il se borna, pour se venger, à me pousser à nager loin en mer, dans la zone dangereuse, dans l’espoir que je me fatiguerais et me noierais. Je voyais si nettement ce qui se passait dans sa tête que ma force en fut décuplée. Au diable, je n’allais pas me noyer parce que le hasard avait voulu que sa sœur, comme n’importe quelle autre femme, fût dotée d’un con, non mais des fois ?
C'est à Far Rockaway que se situa cet incident. Nous venions de nous rhabiller et de manger quand je décidai brusquement que j’avais envie d’être seul et en conséquence, sans autre forme, à un coin de rue, lui donnai une poignée de main et lui dis au revoir. Et voilà ! À peine l’eus-je quitté que je me sentis seul au monde, seul comme on peut l’être au comble de la plus affreuse angoisse. Je crois que j’étais occupé à me curer les dents sans penser à rien quand cette vague de solitude m’atteignit en plein, comme une tornade. Je demeurai planté au coin de la rue, comme à me tâter par tout le corps, pour voir si je n’avais pas reçu un mauvais coup. C'était à la fois inexplicable et prodigieux, hilarant, comme un super-tonique, si je puis dire. Quand je dis que j’étais alors à Far Rockaway, je veux dire que j’étais au bout du monde, au lieu-dit Xanthos, s’il en est un de ce nom, mais cela m’étonnerait qu’il n’existe pas un mot de ce genre pour signifier nulle part au monde. Si Rita avait surgi dans cet instant sur mon chemin, je crois que je ne l’aurais pas reconnue. J’étais devenu un étranger, au sens absolu du terme, au cœur même de mon peuple. Il m’avait l’air complètement louf, mon peuple — figures cuites à neuf par le soleil, pantalons de flanelle, bas réguliers comme des balanciers. Il s’était baigné comme moi, parce que c’est là un divertissement agréable et sain ; et maintenant, comme moi aussi, il était plein de soleil et de nourriture et un peu lourd de fatigue. Jusqu’à ce que cette vague de solitude m’eût frappé, moi aussi je me sentais un peu las ; mais planté là comme je l’étais, complètement coupé du monde, je m’éveillai soudain dans un sursaut. Je me sentais maintenant si chargé d’électricité que je n’osais plus bouger, de peur de me mettre à foncer comme un taureau ou à grimper le long d’une façade, à danser, à hurler. Brusquement je me rendis compte que l’origine de tout cela, c’était que j’étais réellement une sorte de frère pour Dostoïevski, que j’étais peut-être seul dans toute l’Amérique à savoir ce qu’il avait voulu dire en écrivant ses livres. Et non seulement cela, mais je sentais germer en moi tous les livres que j’écrirais un jour moi-même : ils explosaient en dedans de moi comme des cocons près de se fendre. Et comme jusqu’alors je n’avais écrit que des lettres à propos de tout et de rien, infernale-ment longues, il m’avait été difficile de me rendre compte qu’un temps viendrait, il le fallait, où je commencerais, où je jetterais sur le papier le premier mot, le premier mot qui compterait. Et ce temps était venu : il était là !… Voilà ce que je sentais poindre en moi.
J’ai employé le mot Xanthos il y a un instant. J’ignore s’il existe ou non un Xanthos, et je m’en contrefiche en tout cas ; mais il doit exister un endroit au monde, dans les îles grecques peut-être, où l’on arrive au bout de l’univers connu, où on est seul absolument, sans en concevoir nulle frayeur, mais de la joie, parce que, parvenu en ce lieu de grand dépouillement, on sent vivre et revivre le vieux monde ancestral, éternellement jeune, et neuf, et fécondant. Et l’on demeure piqué là, peu importe où exactement, semblable à un poussin frais éclos à côté de sa coquille. Cet endroit du monde, c’est Xanthos ou, puisque ainsi l’a voulu le hasard dans mon cas, Far Rockaway.
Donc… La nuit venait, le vent se leva, les rues se vidèrent, et pour finir il se mit à pleuvoir à pleins réservoirs. Du coup cela m’acheva ! Quand la pluie se mit à tomber et que, la face obstinément levée vers le ciel, je la reçus comme une gifle, je me pris brusquement à beugler de joie. À rire et rire et rire, comme un fou. Sans bien entendu savoir pourquoi. Je n’avais pas la moindre idée en tête. Je débordais seulement de joie, j’étais fou, fou de joie à l’idée de me trouver seul absolument. M’eût-on alors apporté sur un plateau le baisoir le plus fameux, le plus juteux, m’eût-on offert le choix entre tous les baisoirs du monde, je n’aurais pas bronché d’un cil. Je possédais ce qu’aucun baisoir ne pouvait me donner. Et parvenu à ce point, trempé comme un canard mais toujours exultant, voilà que je me mets à penser à la chose la plus déplacée du monde — mon billet de retour ! Bon Dieu, cette vache de Maxie était parti sans me laisser un sou. J’étais là, avec tout mon univers d’antiquité en fleur et pas un sou en poche. Il ne restait plus à Herr Dostoïevski Junior qu’à se traîner à l’aventure, à guigner au passage les visages amis ou hostiles, pour voir s’il n’y avait pas moyen d’attraper quelques sous. Il traversa donc tout Far Rockaway, d’un bout à l’autre, mais vas-y que je te baise, personne ne semblait enclin à me payer mon billet sous cette pluie battante. Me traînant ainsi, dans cet état de stupeur animale et lourde qui finit par vous venir à force de mendier, je me pris à penser à Maxie, Maxie l’étalagiste, et à la première fois où je l’avais vu, dans une vitrine, en train d’habiller un mannequin. Et de là, en quelques minutes, retour à Dostoïevski, puis stop, le monde entier qui s’arrête, et puis encore, comme un énorme massif de roses s’ouvrant dans la nuit, la chair de Rita, chaude, un velours.
Or, voici qui est plutôt étrange… Quelques minutes après avoir pensé à Rita, à cet extraordinaire et très secret baisoir qui était son apanage, je me retrouvai dans le train de New York, où je ne tardai pas à m’endormir avec une bonne érection : une pure merveille de langueur. Et voici plus étrange encore : je descends du train ; à une ou deux rues de la gare, sur qui est-ce que je tombe au coin d’une rue ? Sur Rita en personne. Et comme si elle eût été informée par télépathie de ce qui se passait dans mon crâne, je vis pointer derrière elle la moustache d’Anita. Quelques instants plus tard, nous étions assis dans un chop suey, côte à côte dans un petit coin, nous conduisant à peu près comme un couple de lapins en rut. Sur la piste de danse, c’est à peine si nous bougions. Nous étions comme incisés l’un dans l’autre, inertes et nous laissant pousser et bousculer au hasard des couples. J’aurais pu la ramener chez moi : j’étais seul à l'époque ; mais non, je m’étais mis dans la tête de la ramener chez elle et de la baiser sous le nez de Maxie — et c’est ce que je fis. Au beau milieu, je me repris à penser au mannequin dans la vitrine et à la façon dont Maxie avait ri, l’après-midi, quand j’avais prononcé le mot de baisoir. J’allais moi-même éclater de rire lorsque je sentis soudain que ça y était — un de ces longs orgasmes comme il arrive de temps à autre qu’on en soutire au con d’une Juive. Je la tenais sous les fesses, le bout des doigts pénétrant légèrement dans le con, dans la doublure de la coiffe, pour ainsi dire ; au premier frisson, je la soulevai et la promenai doucement, de haut en bas, sur la pointe de ma pine. Je crus qu’elle allait perdre la boule, à la façon dont elle ruait. Elle dut avoir quatre ou cinq orgasmes en l’air, si je puis dire, avant de remettre les pieds sur le sol. Je me retirai sans perdre une seule goutte et la fis se coucher dans le vestibule. Son chapeau avait roulé dans un coin, son sac à main s’était ouvert et répandu par terre, quelques pièces d’argent s’en étaient échappées. Je note ce détail parce que avant de la baiser pour de vrai je pris bonne note mentalement d’empocher cet argent et de payer ainsi mon billet de retour. Quoi qu’il en soit, il y avait quelques heures à peine que j’avais dit à Maxie que j’aimerais tâter du baisoir de sa sœur et clac ! Je l’avais tout contre moi, trempé jusqu’à l’os et lâchant jet sur jet. Je ne sais si elle s’était déjà fait baiser ; ce qui est sûr, c’est que ce n’avait pas été de l’ouvrage bien faite. De mon côté, jamais je ne m’étais senti l’esprit dans une forme aussi splendide, froid, recueilli, scientifique, que dans cet instant, couché sur le plancher du vestibule, sous le nez de Maxie, pompant à plein dans ce con extraordinaire, ce con secret et sacro-saint qui était l’apanage de sa sœur Rita. J’aurais pu me retenir indéfiniment — c’est incroyable à quel point je pouvais être détaché et pourtant parfaitement conscient de ses moindres frémissements, de ses moindres tressaillements. Mais il fallait que quelqu’un me payât ma promenade sous la pluie, en quête des quelques sous qui me manquaient. Il fallait que quelqu’un me payât l’extase qu’avait fait naître en moi la germination de toutes mes œuvres futures. Il fallait que quelqu’un vérifiât l’authenticité de ce con secret et caché qui me harcelait depuis des semaines et des mois. Qui pouvait se dire plus qualifié que moi ? Je pensais tant et si vite entre les orgasmes que ma verge dut bien s’allonger de un ou deux pouces. Pour finir, je la fis se retourner et l’enculai. Elle se déroba d’abord un peu, mais quand elle sentit que je me retirais en douce, elle faillit devenir folle. « Si, si, oh si, allez-y allez-y ! » se mit-elle à bafouiller. Du coup je m’excitai pour de vrai. J’étais à peine entré que je sentis venir la chose, une de ces longues et déchirantes giclées qui sortent droit de l’extrémité de la colonne vertébrale. Je poussai si avant que j’eus l’impression que quelque chose avait cédé. Nous tombâmes l’un par-dessus l’autre, épuisés, pantelants comme des chiens. Cependant, je gardai assez de présence d’esprit pour saisir à tâtons deux ou trois pièces d’argent. Non que ce fût nécessaire : elle m’avait déjà prêté quelques dollars ; mais afin de compenser le prix du billet qui m’avait manqué à Far Rockaway. Pourtant, elle n’avait pas dit son dernier mot. Elle ne tarda pas à y revenir, rampant comme une aveugle, des mains d’abord, puis de la bouche. J’avais encore une sorte de demi-érection. Elle le prit entre les lèvres et se mit à le caresser de la langue. J’en vis un plein ciel d’étoiles, et me retrouvai, en un tournemain, le cou entre ses chevilles, fourrageant de la langue dans son nid. Et puis, je dus remonter en selle et l’enfiler encore, jusqu’à la garde. Elle gigotait comme une anguille, Dieu m’ait en aide. Et puis, elle se remit à jaillir, intarissablement, et ses orgasmes étaient comme des cris qu’on lui aurait arrachés, dans un mélange de gémissements, un patois de volupté qui était hallucinant. Pour finir je dus retirer mon sabre et lui dire d’arrêter. Pour un baisoir, c’en était un ! Et dire que je n’avais demandé qu’à le regarder — un simple coup d’œil !
Maxie, avec ses histoires sur Odessa, réveillait en moi quelque chose qui s’était perdu durant mon enfance. Bien que je ne me fusse jamais fait une image très nette d’Odessa, cette ville s’entourait dans mon esprit d’une auréole analogue à celle dont mes yeux aimaient à ceindre le petit quartier de Brooklyn qui m’était si cher, et auquel on m’avait arraché trop tôt. C'est une impression que je retrouve très nettement chaque fois que je tombe sur une peinture italienne d’où la perspective est absente ; s’il s’agit d’une peinture représentant un enterrement, par exemple, je retrouve exactement un sentiment que j’éprouvais, enfant : le sentiment intense de l’immédiat. Si le tableau figure une rue, les femmes qui sont assises à la fenêtre sont à même la rue, non pas au-dessus et en retrait. Tout événement est une connaissance immédiate à la portée de tous, comme il est de règle chez les primitifs. Il y a du meurtre dans l’air, et c’est la chance qui règne.
De même que la perspective est absente des œuvres des primitifs italiens, de même dans ce vieux petit quartier d’où l’on déracina mon enfance, on trouvait ces plans parallèles verticaux qui servaient de tréteaux à tous les événements et par lesquels, de strate en strate, tout se communiquait, comme par osmose. Les frontières étaient vivement tranchées, clairement définies, mais elles n’étaient pas infranchissables. En ce temps-là, j’étais un petit garçon et je vivais tout près de la limite qui séparait le côté nord du côté sud de la ville. Mon quartier tirait tout juste un peu vers le côté nord, à quelques pas d’une large avenue qui s’appelait North Second Street et qui était pour moi la vraie ligne frontière entre nord et sud. En réalité, la limite était Grand Street, qui menait au Ferry de Broadway, mais cette rue n’avait pour moi aucun sens, sauf qu’elle commençait déjà à être envahie par les Juifs. Non, la rue du mystère, la frontière entre deux mondes, c’était North Second Street. Je vivais donc entre deux frontières, l’une réelle, l’autre imaginaire — c’est ainsi que j’ai vécu toute ma vie. Il y avait aussi une petite rue, pas plus longue qu’un pâté de maisons, qui s’étendait entre Grand Street et North Second Street et qu’on appelait Fillmore Place. Cette petite rue s’ouvrait un peu obliquement, face à la maison que possédait mon grand-père et où nous vivions. C'était la rue la plus enchanteresse que j’aie jamais vue de ma vie. Rue idéale — pour petits garçons, pour amoureux, maniaques, ivrognes, escrocs, débauchés, bandits, astronomes, musiciens, poètes, tailleurs, cordonniers, politiciens. En fait, on ne pouvait trouver mieux dans le genre : elle contenait tous les spécimens de la race humaine, chacun formant un monde à soi seul et tous vivant harmonieusement et inharmonieusement, mais ensemble, formant une corporation solide, une spore humaine, un tissu serré qui ne pouvait se désintégrer que si la rue même venait à se dissocier.
Du moins c’est ce qu’il semblait. Jusqu’à ce que l’on eût ouvert au public le pont de Williamsburg ; alors arrivèrent les Juifs de Delancey Street, New York. Cette invasion entraîna la désintégration de notre petit monde, de la petite rue de Fillmore Place qui, comme le disait bien son nom, était la rue de la valeur, de la dignité, de la lumière, des surprises. Vinrent les Juifs, disais-je, et comme des mites ils se mirent à dévorer l’étoffe de notre vie jusqu’à ce que plus rien ne restât, que cette présence miteuse qu’ils traînent avec eux partout où ils vont. Bientôt la rue se mit à puer, la vraie population émigra, les maisons commencèrent à se carier, les perrons eux-mêmes s’en allèrent en morceaux, comme les peintures. La rue prit l’air d’une bouche malpropre à laquelle manquent toutes ses dents de devant, décorée çà et là d’horribles racines charbonneuses et béantes, lèvres putrescentes, voûte palatale en ruine. Les détritus s’amoncelèrent à hauteur de genou dans le caniveau et les échelles d’incendie s’encombrèrent de literies bouffies, de vermine, de cafards, de sang caillé. Le signe Kasher fit son apparition sur les vitrines et ce ne furent partout que volaille, cornichons flasques et aigres, énormes miches de pain. Ce fut un déluge de voitures d’enfants, dans les passages, sur les perrons, dans les petites cours, devant les boutiques. Et dans ce bouleversement, la langue anglaise fut elle aussi engloutie ; on n’entendit plus que le yiddish, plus que cette langue crachotante, suffocante, sifflante où Dieu et légumes avariés ont même son et même sens.
Nous fûmes des premiers à fuir devant l’invasion. Deux ou trois fois l’an je revenais dans ce vieux quartier, pour un baptême, la Noël, le Thanksgiving. À chaque visite, je trouvais que quelque chose que j’avais aimé et chéri avait disparu. Un vrai cauchemar. De mal en pis. La maison où s’entêtaient à vivre les parents que je venais voir ressemblait à une vieille forteresse en ruine ; ils s’étaient réfugiés dans une aile de la forteresse, maintenant tant bien que mal une vie déserte, insulaire, et commençant eux-mêmes à prendre cet air de moutons traqués et humiliés. Ils allaient jusqu’à faire des distinctions entre leurs voisins juifs, trouvant certains d’entre eux très humains, très braves, propres, bons, sympathiques, charitables, etc., etc. Cela me fendait le cœur. J’aurais volontiers pris une mitrailleuse et fauché tout le quartier, indifféremment, Juifs et Gentils.
Ce fut à peu près à l’époque de cette invasion que les autorités décidèrent de changer le nom de North Second Street en Metropolitan Avenue. Cette artère, qui, pour les Gentils, avait été la voie qui conduisait aux cimetières, devint alors ce qu’on appelle une grande artère, un lien entre deux ghettos. Sur la rive new-yorkaise, le bord de l’eau se transformait rapidement avec la construction des gratte-ciel. Sur notre rive, celle de Brooklyn, les entrepôts s’accumulaient et les abords des nouveaux ponts voyaient naître des places, des mastroquets, des salles de jeux, des bazars, des salons de dégustation, des restaurants, des magasins d’habillement, des marchands de vin, etc. Bref, tout devenait métropolitain, au sens odieux du terme.
Tant que nous demeurâmes dans ce vieux quartier, personne de nous ne prononça jamais les mots de Metropolitan Avenue : la rue restait pour nous North Second Street, bien qu’elle eût officiellement changé de nom. Peut-être fut-ce huit ou dix ans plus tard, un jour d’hiver où je me trouvai au coin de la rue, face à la rivière, et remarquai pour la première fois la grande tour du bâtiment de la Métropolitaine Assurance Vie, que je me rendis compte que North Second Street n’existait plus. La frontière imaginaire de mon univers avait changé. Mon regard, maintenant, s’en allait bien au-delà des cimetières, au-delà des rivières, au-delà de la ville de New York ou de l’État de New York, bien au-delà des États-Unis à vrai dire. À Point Loma, Californie, j’avais laissé errer mes yeux sur les immensités du Pacifique et j’avais eu le sentiment que quelque chose tenait mon visage perpétuellement tourné vers une autre direction. Un soir, je m’en souviens, je revins rendre visite à mon ancien quartier, en compagnie de mon vieux copain Stanley qui sortait de la vie militaire ; notre promenade à travers ces rues fut triste et soucieuse. Un Européen a toutes les peines du monde à comprendre ce genre de sentiment. Une ville qui se modernise en Europe garde des vestiges de son passé. En Amérique, il a beau rester des vestiges, ils sont effacés, balayés de la conscience, foulés aux pieds, oblitérés, annulés par le neuf. Le neuf, c’est le jour — le jour, mite dévorante qui ronge le tissu de vie, ne laissant rien en fin de compte, qu’un énorme trou. Stanley et moi, nous nous promenions par cet énorme trou. La guerre même ne provoque pas ce genre de désolation et de destruction. La guerre peut réduire toute une ville en cendres, effacer de l’ardoise une population entière, mais ce qui resurgit ensuite ressemble au passé. La mort est fécondante, pour le sol comme pour l’esprit. En Amérique, la destruction est totale ; c’est l’anéantissement. Il n’y a pas de seconde naissance ; rien qu’une grosseur cancéreuse, couche sur couche de tissu neuf et empoisonné, toutes plus laides les unes que les autres.
Nous allions par cet énorme trou, disais-je ; c’était une nuit d’hiver, claire, gelée, pétillante. Traversant les quartiers sud, en direction de la ligne frontière, nous saluions toutes les vieilles reliques, les emplacements où se dressaient autrefois les choses familières, qui nous rappelaient un peu de nous-mêmes. Non loin de North Second Street, entre Fillmore Place et North Second Street — distance qui ne dépassait pas quelques mètres et qui était pourtant l’une des surfaces les plus riches, les plus pleines du globe — devant la bicoque de Mrs. O'Melio, je m’arrêtai et levai les yeux sur la maison où j’avais su ce que c’était que de vivre réellement. Tout, à présent, s’était ratatiné, réduit à des proportions minuscules, y compris le monde qui s’étendait au-delà de la ligne frontière, ce monde qui avait été pour moi plein de mystère, de grandeur terrifiante, de limites aussi. Debout, donc, et transi, je me rappelai soudain un rêve que j’ai fait maintes et maintes fois, que je continue à faire de temps à autre, et que je compte bien faire aussi longtemps que je vivrai. Je rêve que je franchis la ligne frontière. Ce qui caractérise ce rêve, comme tous les autres, c’est la vivacité du réel, le fait que l’on est dans la réalité et non dans le rêve. De l’autre côté de la ligne, je suis inconnu et absolument seul. La langue même n’est plus la même. En fait, on me regarde toujours comme quelqu’un qui n’est pas du pays, un étranger. Je dispose d’un temps illimité et me contente parfaitement de flâner par les rues. Il n’y a jamais qu'une rue, à vrai dire — la continuation de celle où j’ai vécu. J’arrive en fin de compte à un pont de fer, dominant les chantiers du chemin de fer. La nuit est toujours proche quand j’atteins ce pont bien qu’il ne soit qu’à courte distance de la ligne frontière. Du haut de cet ouvrage, je me penche et regarde la toile d’araignée des voies, les gares de marchandises, les tenders, les entrepôts ; pendant que je contemple cet amas de substances mouvantes et étranges, un processus de métamorphose intervient, exactement comme en rêve. Transformations et déformations me rendent alors conscient du fait qu’il s’agit du vieux rêve que j’ai fait si souvent. Je suis pris d’une peur folle de m’éveiller ; en vérité, je sais que je m’éveillerai bientôt, au moment même où, au milieu d’un grand espace ouvert, je pénétrerai dans la maison où se trouve quelque chose de la plus haute importance pour moi. Au moment même où je me dirige vers cette maison, le bout de terre où je me tiens se trouble et se mêle sur les bords, se dissout, s’évapore. L'espace s’enroule sur moi comme un tapis et m’engloutit, ainsi que la maison où je ne parviens jamais à pénétrer.
Je passe sans transition de ce rêve, le plus agréable que je connaisse, au cœur de ce livre qui s’appelle L'Évolution créatrice. Dans cet ouvrage d’Henri Bergson, à quoi je suis arrivé aussi naturellement qu’à rêver au pays d’au-delà de la ligne frontière, je retrouve ce sentiment de solitude absolue, d’étrangeté, le sentiment d’être un homme d’âge indécis, debout sur un pont métallique et suivant des yeux une métamorphose particulière qui se poursuit au-dehors comme au-dedans. Si ce livre ne m’était pas tombé entre les mains au moment précis qu’il fallait, je serais peut-être devenu fou. Il se présenta en un temps où un autre univers, énorme, croulait en miettes entre mes doigts. Quand bien même je n’aurais rien compris du tout à ce qui est écrit dans ce livre, quand bien même je n’aurais souvenir que d’un seul mot : créatrice — ce serait assez. Ce mot fut mon talisman. Il me permit de défier le monde entier, notamment mes amis.
Il est des moments où l’on doit rompre avec ses amis afin de comprendre le sens exact de l’amitié. Cela peut paraître curieux, mais la découverte de ce livre eut pour moi la même valeur que la découverte d’une arme, d’un instrument avec lequel il me devenait possible d’élaguer mon cercle d’amitiés des branches mortes qui ne signifiaient plus rien pour moi. Ce livre devint mon ami parce qu’il m’enseigna à me passer d’amis. Il me donna le courage de supporter la solitude et me permit d’apprécier mon désert. Je ne l’ai jamais compris, ce livre. Parfois j’ai cru être sur le point de le comprendre, mais je n’y suis jamais arrivé réellement. Mieux a valu d’ailleurs, infiniment mieux, pour moi. Me promenant, ce livre en main, le lisant à haute voix à mes amis, les interrogeant, le leur expliquant, il me devint clair que je n’avais pas d’amis, que j’étais seul au monde. De notre incompréhension du sens exact des mots, à mes amis et à moi, il ressortait clairement qu’il est plusieurs façons de ne pas comprendre et que, de la différence entre la non-compréhension d’un individu et celle d’un autre, naît un monde de terra firma plus solide encore que de la différence entre leurs façons de comprendre. Tout ce que je pensais avoir compris jusqu’alors s’effondrait, et je restais avec une ardoise nette. Mes amis, en revanche, se retranchaient plus solidement dans le petit fossé de comprenette qu’ils s’étaient creusé. Ils crevaient confortablement dans leur petit lit de comprenette, histoire de se transformer en citoyens du monde, utiles. J’avais pitié d’eux et l’un après l’autre, sans plus tarder, je les désertai, sans regret.
Qu’y avait-il donc dans ce livre qui pouvait prendre tant de sens pour moi et cependant demeurer obscur ? Je reviens sur le mot de créatrice. Je suis sûr que le mystère gît tout entier dans l’acception exacte que l’on donne à ce mot. Quand je pense à ce livre, aujourd’hui, et à la façon dont je l’abordai, cela me rappelle un homme qui passe par des rites d’initiation. La désorientation et la réorientation qui vont avec l’initiation à n’importe quel mystère constituent l’expérience la plus merveilleuse qui soit. Tout ce que le cerveau, durant une vie, s’est acharné à assimiler, catégoriser et synthétiser, doit être reconsidéré et remis en ordre. Jour émouvant s’il en est, pour l’âme ! Et naturellement, ce n’est pas un jour, mais des semaines, des mois, que cela dure. On rencontre par hasard un ami dans la rue, un ami que l’on n’avait pas vu depuis des semaines, et qui avait fini par devenir complètement étranger. On lui lance quelques signaux, du nouveau perchoir qu’on occupe et si ça ne gaze pas, on lui dit adieu — pour de bon. C'est exactement comme le nettoyage d’un champ de bataille : tous ceux qui sont hors de combat sans espoir, tous les agonisants, on les dépêche d’un rapide coup de masse. Et en route pour de nouveaux champs de bataille, de nouveaux triomphes ou de nouvelles défaites. Oui, en route ! Et au fur et à mesure qu’on avance, c’est le monde entier qui bouge en même temps, avec une exactitude terrifiante. On cherche de nouveaux champs d’opérations, de nouveaux spécimens de la race humaine que l’on instruit et munit patiemment de symboles nouveaux. Parfois on choisit des êtres auxquels on n’aurait jamais accordé un regard auparavant. On met à l’essai tout ce qu’on trouve à sa portée, êtres et choses, pourvu qu’ils ignorent tout de la révélation.
Ce fut de cette façon que je me trouvai assis dans l’arrière-boutique de mon père, faisant la lecture à haute voix aux Juifs qu’il employait. Puisant ma lecture dans cette nouvelle bible, à la façon dont Paul dut parler à ses disciples. Avec cet avantage additionnel, pour sûr, que ces pauvres cons de Juifs ne savaient pas lire l’anglais. Je commençais par me diriger vers Bunchel, le coupeur, qui avait une intelligence de rabbin. Ouvrant le livre, je choisissais un passage au hasard et le leur lisais dans un anglais transposé, presque aussi primitif que le sabir. En suite de quoi j’essayais d’expliquer, cherchant des exemples et des analogies dans ce qui leur était familier. J’étais stupéfait de voir combien ils comprenaient, combien ils comprenaient mieux, mettons, qu’un professeur de collège ou un homme éduqué. Naturellement, ce qu’ils comprenaient n’avait rien à voir en fin de compte avec le livre de Bergson, en tant que livre, mais n’était-ce pas précisément l’objet d’un ouvrage de cette nature ? Comprendre le sens d’un livre, pour moi, cela signifie que le livre lui-même disparaît, mâché vif, digéré et incorporé dans l’organisme comme chair et sang qui, à leur tour, créent un esprit nouveau et donnent au monde une forme nouvelle. La lecture de ce livre était comme un grand banquet de communion que nous partagions tous. L'élément le plus remarquable en fut le chapitre sur le désordre. Je m’en imbibai personnellement et il a fini, à force, par me doter d’un sens de l’ordre si extraordinaire que si une comète venait soudain à heurter la terre et à bouleverser la planète, à tout flanquer sens dessus dessous, à tout retourner comme une peau de lapin, je saurais m’orienter en un clin d’œil à travers le nouvel ordre ainsi créé. Je n’éprouve plus à l’égard du désordre ni peur ni illusion, pas plus qu’envers la mort. Le labyrinthe est l’heureux théâtre de mes parties de chasse solitaires, et plus profondément je m’enfonce dans le dédale mieux je m’oriente.
L'Évolution créatrice sous le bras, je quitte le bureau et je monte dans le métro aérien au pont de Brooklyn, et commence le voyage de retour en direction du cimetière. Parfois je monte à Delancey Street, en plein cœur du ghetto, après une longue marche à travers les rues populeuses. Je prends le métro aérien sous terre, comme un ver qui chemine, bon gré mal gré, bousculé, charrié dans les intestins. Chaque fois que je m’insère dans le lourd remous de la foule sur le quai, je sais que je suis l’individu le plus unique en son genre qu’on puisse trouver à cette profondeur. Je regarde ce qui se passe autour de moi en spectateur d’une autre planète. Le langage que je parle, l’univers où je vis, je les tiens sous mon bras. Je suis le gardien d’un grand secret : si je devais ouvrir la bouche pour parler, je bloquerais le trafic. Ce que j’ai à dire, ce que je garde pour moi chaque soir de ma vie, au cours de ce voyage aller et retour de mon bureau à la maison, c’est de la dynamite en barre. Je ne suis pas encore prêt à lancer le bâton de dynamite. Je le mordille et le médite, le rumine, puissamment. Cinq années encore, dix peut-être, et je balaierai cette race de fond en comble. Si le train, dans un virage, donne une violente secousse, je me dis parfait ! vas-y ! saute de tes rails, anéantis-les ! Jamais je ne pense à moi en termes de danger, pour le cas où le train viendrait effectivement à bondir hors des rails. Nous sommes tassés comme des sardines ; toute cette chair brûlante qui me cerne distrait ma pensée. Je prends conscience d’une paire de jambes où s’enveloppent les miennes. Je baisse les yeux sur la fille qui est assise en face de moi ; la regarde dans les yeux et presse mes genoux plus avant entre ses jambes. Elle se sent de moins en moins à son aise, remue et s’agite sur son siège et pour finir se tourne vers sa voisine et se plaint que je la moleste. Les gens à l’entour me jettent des regards hostiles. De mon côté je regarde innocemment par la vitre et feins de n’avoir rien entendu. Quand bien même je le voudrais, je ne pourrais me dégager. Petit à petit, cependant, la fille, à force de pousser et de gigoter tant qu’elle peut, parvient à défaire le paquet de nos jambes. Je me retrouve à peu de chose près dans la même situation vis-à-vis de sa voisine, celle à qui elle se plaignait. Presque aussitôt je sens une pression sympathique ; à ma surprise, j’entends que la voisine dit à l’autre qu’on ne peut éviter ce genre de chose, que ce n’est vraiment pas la faute des hommes mais celle de la compagnie qui nous entasse comme des moutons. Et voici que je sens un nouveau frémissement de ses jambes contre les miennes, une chaude pression humaine, comme un serrement de main. De ma main libre je m’arrange pour ouvrir mon livre. Mon objet est double : primo, lui montrer le genre de livre que je lis ; secundo, poursuivre notre conversation jambique sans attirer l’attention. Plein succès. Le train se vide un peu, je me faufile et m’assieds à côté d’elle et lui adresse la parole — prétexte : le bouquin, naturellement. C'est une Juive voluptueuse, grands yeux liquides, franchise qui va avec la sensualité. Quand vient le moment de descendre, nous prenons bras dessus, bras dessous, par les rues, la direction de sa maison. Je suis presque aux confins de mon ancien quartier. Tout m’est familier, et pourtant étranger, et me répugne. Je ne suis pas passé par ces rues depuis des années et me voici aujourd’hui côte à côte avec une Juive du ghetto, belle fille, à l’accent fort. J’ai l’air complètement déplacé, à son côté. Je sens que les gens nous regardent dans notre dos. Je suis l’intrus, le goy qui est venu dans le quartier, leur souffler une belle connasse, mûre à point. Elle, en revanche, paraît fière de sa conquête ; elle se pavane et me montre à ses amis. Voilà ce que j’ai ramassé dans le train, un goy éduqué, un goy raffiné. Je l’entends presque penser. Tout en avançant à pas lents, je repère le terrain, tous les détails pratiques qui décideront si je lui donnerai rancard après le dîner ou non. Pas question de l’inviter à dîner. Affaire d’heure et de lieu et de tactique à suivre, parce que, finit-elle par dire avant d’arriver à sa porte, elle a un mari, voyageur de commerce, et doit faire attention. Je conviens donc de la retrouver au coin qui fait face à la confiserie à telle heure. Si je préfère amener un ami avec moi, elle aussi amènera son amie. Non, je préfère la voir seule. D’accord. Elle me serre la main et disparaît comme une flèche dans un hall obscur et sale. Je retourne en courant au métro et me précipite à la maison pour y engloutir à toute vitesse mon repas.
Nuit d’été. Portes, fenêtres, tout est grand ouvert. J’ai repris le métro ; je vais à mon rendez-vous ; le passé se lève en foule, kaléidoscopique. Cette fois, j’ai laissé chez moi le livre. C'est le con que je chasse maintenant ; plus de place pour le livre dans ma tête. Me voici revenu de mon côté de la ligne frontière ; chaque station qui passe en coup de vent réduit d’autant les dimensions de mon univers. Je ne suis pas arrivé, que déjà je suis presque redevenu enfant. Un enfant horrifié par la métamorphose qu’a subie le quartier. Qu’a-t-il bien pu se passer pour que moi, moi qui suis du 14e Secteur, j’en sois venu à descendre allégrement à cette station, en quête d’une connasse juive ? Et quand je la baiserais — alors ? Qu’ai-je à dire à ce genre de fille ? Qu’est-ce que baiser, quand ce que je cherche, c’est l’amour ? Oui, cela me prend tout à coup comme une tornade… Una, que j’aimais, qui vivait ici, dans ce quartier, Una, grands yeux bleus, cheveux de lin, Una, moi qui tremblais rien que de la regarder, Una que j’avais peur d’embrasser, dont j’avais peur de toucher la main. Où est Una ? D’un seul coup, il n’y a plus que cette question, brûlante : Où est Una ? Deux secondes ont suffi : je me sens découragé, perdu, désolé, en proie au plus horrible désespoir, à l’angoisse la plus atroce. Comment ai-je pu la laisser partir ? Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Quand cela est-il arrivé ? Je pense à elle comme un maniaque à son idée fixe, nuit et jour, année après année ; puis, sans que je m’en aperçoive, elle s’efface de mon esprit, aussi sec, d’un trait, comme un sou qui file par une poche trouée. Incroyable, monstrueux, insensé. Bon Dieu la seule chose que j’avais à faire, c’était de la demander en mariage — sa main — c’était tout. Elle aurait dit oui immédiatement. Elle m’aimait, désespérément. Oui, bon Dieu, m’aimait, je m’en souviens, je me rappelle aujourd’hui ce regard qu’elle eut pour moi lors de notre dernière rencontre. Je partais ce soir-là pour la Californie, je renonçais à tout pour aller refaire ma vie, j’étais venu lui dire au revoir. Et c’était faux : je n’avais pas la moindre envie de mener une vie nouvelle. J’étais venu dans l’intention de lui demander de m’épouser, mais la fable que j’avais concoctée comme une drogue s’échappa de mes lèvres si naturellement que je finis par y croire moi-même, et je dis donc au revoir, je m’en allai, et elle resta là me suivant des yeux, et je sentais son regard me percer de part en part, je l’entendais hurler en dedans d’elle, mais comme un automate je continuai à marcher et je finis par tourner à l’angle de la rue et ce fut tout, point final. Au revoir ! Comme ça. Comme dans le coma. Et quand je pense que ce que je voulais, c’était lui dire Viens ! Viens, je ne peux plus vivre sans toi !
Je me sens si faible, si branlant que je peux à peine grimper l’escalier du métro. Je sais maintenant ce qui s’est passé — j'ai franchi la ligne frontière. Cette Bible que je transportais partout avec moi, ces derniers temps, elle a pour objet de m’instruire, de m’initier à un nouveau genre de vie. L'univers que je connaissais n’est plus — mort, fini, nettoyé. Tout ce que j’étais moi-même — nettoyé avec lui. Je suis une carcasse où l’on injecte une vie nouvelle. Je brille, je luis, j’ai la rage des découvertes, mais le centre est demeuré de plomb, le centre est à la traîne. Je me prends à pleurer — pleurer sur les marches du métro. Je sanglote tout haut, comme un gosse. Comme une aube claire, l’idée s’est fait jour en moi : tu es seul au monde ! Seul… seul… seul. C'est amer et c’est dur, d’être seul… dur, dur, dur, dur. Cela n’a pas de fin, c’est insondable, et c’est le sort de tout homme sur terre, mais plus spécialement le mien… spécialement le mien. Métamorphose encore et toujours. Et tout qui se remet à vaciller, tout qui donne encore de la bande. Me revoici dans le rêve, douloureux, délirant, délicieux à en perdre la tête — rêve de passer la frontière. Je suis au centre du terrain vague, mais de maison, non, je n’en vois pas à l’horizon. De maison, je n’en ai pas. Le rêve était mirage. Il n’y a jamais eu de maison au milieu du terrain vague. C'est pourquoi je n’ai jamais pu entrer. Ma maison n’est pas de ce monde, ni de l’autre. Je suis un homme sans foyer, sans ami, sans épouse. Un monstre qui appartient à une réalité qui n’existe pas encore. Et pourtant elle existe, existera, j’en suis sûr. Je marche vite à présent, tête basse, marmottant tout seul. J’ai oublié mon rendez-vous, je ne sais plus : peut-être même suis-je passé devant cette femme. Probable. J’ai dû la regarder en face et ne pas la reconnaître. Elle non plus, d’ailleurs. Je suis fou, fou de douleur, d’angoisse. Désespéré. Mais perdu, non. Non, il est une réalité à laquelle j’appartiens. Elle se situe loin, très loin. Je pourrais marcher, marcher jusqu’au jugement dernier, tête basse, sans jamais la trouver. Mais elle existe, j’en suis sûr. Je regarde les gens ; envie de meurtre. Si je pouvais jeter une bombe, faire sauter le quartier à tous les diables, je n’hésiterais pas. Je serais heureux de les voir voler en l’air, mutilés, hurlant, déchirés, anéantis. Je voudrais anéantir le monde entier. Je n’ai rien à voir avec lui. Histoire de fous, de A jusqu’à Z ! Jeu de massacre ! Gigantesque morceau de fromage rance et festin d'asticots ! Va te faire foutre ! Au diable ! Tue, tue, tue ! Tous, Juifs et Gentils, qu’ils y passent tous, jeunes, vieux, bons, mauvais…
Me voici devenu léger, léger comme une plume, et mon pas se raffermit, se calme et s’égalise. Quelle belle nuit ! Les étoiles brillent, claires, sereines, distantes. Se moquent-elles ? Non, pas précisément ; me rappellent la futilité de toutes choses. Qui êtes-vous, jeune homme, pour parler ainsi de ce monde et vouloir tout faire sauter ? Nous hantons ces lieux, jeune homme, depuis des millions et des milliards d’années. Il n’est rien que nous ne connaissions, rien que nous ne sachions par cœur, et nous n’en brillons pas moins paisiblement toutes les nuits, montrant le chemin, versant la paix au cœur. Regardez autour de vous, jeune homme, et admirez la paix et la beauté de tout. Regardez : il n’est jusqu’aux détritus dans le caniveau qui n’aient leur beauté dans cette lumière. Ramassez cette petite feuille de chou, prenez-la gentiment dans la main. Je me baisse, je ramasse la feuille de chou dans le caniveau. C'est une découverte pour moi : un univers en soi. J’en romps un petit morceau et l’examine. Autre univers. Autre ineffable ; beauté, mystère. J’ai presque honte de la rejeter dans le caniveau, cette feuille. Je me courbe et la dépose doucement parmi les autres déchets. Je deviens très méditatif, très très calme. J’aime tous les êtres qui peuplent l’univers. Je sais que quelque part en ce moment une femme m’attend ; pourvu que je procède avec beaucoup de calme, de douceur, de lenteur, j’arriverai jusqu’à elle. Elle se tiendra à un coin de rue peut-être, et dès qu’elle m’aura vu elle me reconnaîtra — immédiatement. Mon credo, le voici, Dieu secourable ! Je crois en la justice et en l’ordonnance de toutes choses. Ma maison ? Mais, c’est l’univers — tout l’univers ! Je suis chez moi partout ; je l’ignorais. À présent je le sais. Il n’y a plus de ligne frontière. N’y en a jamais eu : je l’avais fabriquée. Je marche à pas lents et béats par les rues. Rues bien-aimées. Où les gens marchent et souffrent sans le montrer. Lorsque je m’arrête et m’adosse à un réverbère pour allumer une cigarette, le réverbère lui-même devient mon ami. Ce n’est pas une chose en fer — c’est une création de l’esprit humain, moulée d’une certaine façon, tordue, formée par des mains humaines, sur laquelle est passé le souffle humain, qui a été mise en place par des mains et des pieds d’homme. Je me retourne et caresse de la paume la surface ferreuse. On dirait presque qu’elle me parle. C'est un réverbère humain. Qui appartient, comme la feuille de chou, comme les chaussettes en loques, le matelas, l’évier de la cuisine. Tout se tient d’une certaine façon, en un certain lieu, comme l’esprit par rapport à Dieu. L'univers, dans sa substance visible, tangible, déploie devant nous la carte de notre amour. Ce n’est pas Dieu mais la vie, qui est amour. Amour, amour, amour. Et au cœur le plus cœurant de tout cela, marche ce jeune homme, moi-même, ce jeune homme qui n’est autre que Gottlieb Leberecht Müller.
Gottlieb Leberecht Müller ! C'est le nom d’un homme qui a perdu toute identité. Personne ne pouvait plus lui dire qui il était, d’où il venait, ce qu’il lui était arrivé. Au cinéma, où je fis connaissance avec cet individu, on admettait qu’il avait été victime d’un hasard de la guerre. Mais quand je me reconnus sur l’écran, sachant que je n’avais jamais été à la guerre, je me rendis compte que l’auteur avait inventé cette petite fable pour mieux me couvrir. Il m’arrive souvent d’oublier quel est mon vrai moi. Souvent, dans mes rêves, je bois le philtre d’oubli, comme on l’appelle, et j’erre, abandonné, désespéré, à la recherche du corps et du nom qui sont miens. Et parfois, entre le rêve et la réalité, il n’y a qu’une ligne très mince de démarcation. Parfois, pendant que quelqu’un est occupé à me parler, je laisse là mes souliers et, pareil à une plante qu’emporte à la dérive un courant, je me lance dans le grand voyage de mon être déraciné. Cet état ne m’empêche nullement de faire face aux problèmes courants que pose la vie — trouver une femme légitime, être père, faire vivre une maisonnée, recevoir des amis, lire des livres, payer des impôts, faire mon service militaire, ainsi de suite, etc. Cet état ne m’empêcherait nullement, si besoin était, de tuer de sang-froid, pour le bien de ma famille, pour protéger mon pays, pour Dieu sait quoi. Je suis le citoyen modèle courant, le citoyen routine qui répond à un nom, à qui on a donné un numéro sur son passeport. Je ne garantis rien de mon destin.
Puis un beau jour, sans le moindre avertissement, je m’éveille, regarde autour de moi et ne comprends littéralement rien à ce qui se passe à l’entour, rien à ma conduite comme à celle de mes voisins ; pas plus que je ne comprends pourquoi les gouvernements sont en guerre ou en paix, à volonté. En de tels instants, je connais une seconde naissance, et le baptême me donne mon vrai nom : Gottlieb Leberecht Müller ! Tous les actes que je commets sous mon vrai nom ont l’air insensés. Les gens se font signe furtivement dans mon dos, parfois même à ma barbe. Je suis contraint de rompre avec mes amis, ma famille, tous les êtres aimés. Contraint de lever le camp. Aussi naturellement qu’en rêve, je me retrouve une fois de plus emporté à la dérive par le courant, en général marchant sur une grand-route, la face tournée vers le soleil couchant. Alors toutes mes facultés se réveillent. Je suis le plus suave, le plus lisse, le plus rusé des animaux — et en même temps ce qu’on appellerait un saint homme. Je sais me défendre. Je sais éviter le travail, le fouillis des relations, la pitié, la sympathie, la bravoure et autres pièges. Je m’attarde quelque part, chez quelqu’un, le temps d’obtenir ce dont j’ai besoin ; puis je repars. Je n’ai pas de but : la course au hasard se suffit à elle-même. Je suis libre comme l’air, sûr de moi comme un équilibriste. La manne tombe du ciel : je n’ai qu’à tendre les mains. Et partout je laisse un souvenir agréable ; acceptant les dons qui pleuvent de toutes parts sur moi, on dirait que je fais aux gens une faveur. Il n’est jusqu’à mon linge sale dont ne prennent soin de tendres mains. Qui n’aimerait un homme de droite vie ! Gottlieb ! Quel beau nom ! Gottlieb ! Un nom que je me répète sans fin. Gottlieb Leberecht Müller !
Quand je suis dans cet état, je tombe régulièrement sur des voleurs, des fripons, des assassins, et Dieu ! qu’ils sont bons et gentils pour moi. Comme des frères. Et ne sont-ils pas mes frères, en vérité ? N’ai-je pas été coupable de tous les crimes, ne les ai-je pas payés de ma souffrance ? Et n’est-ce pas précisément à cause de ces crimes, que je me sens uni d’aussi près à mes frères humains ? Toujours, quand je vois luire dans les yeux des gens un éclair de connivence, je prends conscience de ce lien secret. Il n’y a que le juste dont les yeux ne s’allument pas. Il n’y a que le juste qui ne connaisse pas le secret de la communauté humaine. Que le juste qui commette des crimes contre l’homme, que le juste qui soit vraiment un monstre. C'est lui qui exige de nous nos empreintes digitales, qui nous prouve que nous sommes morts alors même que nous nous tenons devant lui, en chair et en os. Lui qui nous impose des noms arbitraires, des noms faux, lui qui inscrit dans le registre des dates fausses et nous enterre vivants. Je préfère les voleurs, les fripons, les assassins, tant que je n’aurai pas trouvé mon pareil en stature et en qualité.
Car cet homme-là, jamais je ne l’ai rencontré. Jamais je n’ai rencontré quelqu’un d’aussi généreux que moi, qui eût aussi peu de rancune, tant de tolérance, d’insouciance, de témérité, de pureté de cœur. Je me pardonne tous les crimes que j’ai commis. Je le fais au nom de l’humanité. Je sais ce que c’est que d’être humain, j’en sais toute la faiblesse, toute la force. Je souffre de le savoir et je m’en réjouis aussi. Si l’on m’offrait la place de Dieu, je n’en voudrais pas. J’agirais de même, si j’avais la possibilité de me changer en astre. L'occasion la plus extraordinaire que nous offre la vie, c’est d’être humain. Cela suffit pour embrasser tout l’univers. Cela implique la connaissance de la mort, que Dieu même n’a pas la joie de posséder.
Au point où j’en suis et d’où j’écris ce livre, je suis celui qui s’est rebaptisé lui-même. Il y a beau temps que cela s’est passé, et tant de choses sont survenues entre-temps que j’ai du mal à revivre cette époque et à retracer le voyage de Gottlieb Leberecht Müller. Peut-être cependant vous fournirai-je une indication utile, si je vous dis que l’homme que je suis à présent est né d’une blessure. Cette blessure pénétra jusqu’au cœur. Selon toute logique humaine, j’aurais dû en mourir. En fait je fus laissé pour mort par tous ceux qui m’avaient connu naguère ; je marchais tel un fantôme parmi eux. Ils parlaient de moi au passé, s’apitoyaient sur mon compte, amoncelaient sur moi les pelletées de terre. Pourtant je me rappelle comme je riais alors, aussi fort que jamais, comme je faisais la cour aux femmes, comme j’aimais la bonne chère, la boisson et la douceur du lit à quoi je me cramponnais comme un beau diable. On m’avait tué et pourtant je vivais. Mais je n’avais plus de mémoire, plus de nom ; j’étais coupé de l’espoir comme du regret. Sans passé, probablement sans avenir ; enterré vif dans un vide qui était ma blessure. J’étais cette blessure.
J’ai un ami qui me parle de temps en temps du Miracle du Golgotha, auquel je n’entends goutte. Mais je vous jure qu’on ne peut rien m’apprendre sur la blessure miraculeuse que je reçus, blessure qui fut cause de ma mort aux yeux du monde, qui me donna le jour une deuxième fois, qui fut la source de mon second baptême. Je sais à quoi m’en tenir sur le miracle de cette blessure que j’ai vécue et qui guérit avec ma mort. J’en parle comme d’un passé déjà ancien, mais qui ne me quitte pas un instant. Tout d’ailleurs appartient à un passé très ancien et apparemment invisible, comme une constellation qui a sombré pour toujours derrière l’horizon.
Ce qui me fascine, c’est de penser qu’un être aussi mort et enterré que je le fus alors puisse ressusciter, non pas une, mais d’innombrables fois. Mieux encore : à chaque disparition, je m’enfonce toujours plus profondément dans le vide, en sorte qu’à chaque résurrection le miracle va croissant. Sans que je porte jamais la trace d’un stigmate. L'homme qui renaît reste identique à lui-même, est un peu plus lui-même à chaque résurrection. Il change seulement de peau chaque fois, il est lavé de ses péchés du même coup. L'homme qui est aimé de Dieu ne peut être qu’un homme de droite vie. L'homme qui est aimé de Dieu, c’est l’oignon aux mille et mille pelures. Se défaire de la première peau cause une douleur extrême ; on souffre moins à la seconde, moins encore à la suivante, jusqu’au moment où cette souffrance devient délice, volupté, extase. Puis il n’y a plus ni plaisir ni souffrance ; rien que les ténèbres reculant devant la lumière. Et au fur et à mesure que les ténèbres se dissipent, la blessure sort de son lieu secret : la blessure, qui est l’homme, l’amour de l’homme, baigne dans la lumière. L'identité perdue est recouvrée. L'homme fait un pas : il sort de sa blessure ouverte, sort de cette tombe qu’il portait avec lui depuis si longtemps.
Dans ce tombeau qu’est ma mémoire, je la vois, ensevelie maintenant, celle que j’ai aimée plus que toute autre, plus que le monde, plus que Dieu, que ma chair, que mon sang. Je la vois s’ulcérer, puruler avec le sang de cette blessure d’amour, si proche de moi que je ne pourrais la distinguer de la blessure elle-même. Je la vois se débattre, chercher à se libérer, à se laver de tant d’amour et de souffrance, et chaque fois, à chaque effort, retomber dans cette plaie, s’embourber, suffoquer, se tordre dans le sang. Je vois le regard atroce de ses yeux, leur agonie muette et pitoyable de bête prise au piège. Je la vois ouvrir les jambes pour se délivrer, et chaque orgasme est un gémissement d’angoisse. J’entends le fracas des murs effondrés, des murailles qui s’écroulent sur nous, et le crépitement des maisons en flammes qui monte. J’entends qu’on nous appelle de la rue : à l’œuvre, aux armes ! mais nous sommes cloués au sol et les rats mordent dans notre chair. Cette tombe, ce ventre d’amour où nous glissons vers l’ensevelissement, cette nuit dont s’emplissent nos entrailles, et ces étoiles, froid scintillement sur les eaux noires du lac sans fond. Je perds la mémoire des mots, même de son nom que je répétais naguère comme un monomaniaque. Je ne sais plus ce qu’elle était dans mes yeux, sous mes mains, quelle était son odeur ni comment elle baisait, tant je n’en finis plus de m’enfoncer encore et toujours dans les ténèbres sans fond de la caverne. Je l’ai suivie jusqu’au tréfonds de son corps, dans le creux des creux, jusqu’au charnier de son âme, jusqu’au souffle qui n’avait pas encore expiré sur ses lèvres. Je l’ai cherchée sans répit, elle dont le nom n’était écrit nulle part ; j’ai pénétré jusqu’au lieu saint pour trouver quoi — rien. Je me suis replié, lové, épousant la spirale de la coquille creuse du néant comme un serpent aux nœuds de feu ; je me suis tapi durant six siècles, retenant mon souffle, tandis que le monde avec ses événements filtraient à travers le fond, formant une litière boueuse de mucus. J’ai vu rouler les constellations, par cet énorme trou dans le plafond de l’univers ; j’ai vu les planètes lointaines et l’astre noir qui devait me délivrer. Le Dragon secouer ses chaînes et se libérer du dharma comme du karma ; la nouvelle race humaine mijoter dans son jus au sein du grand œuf jaune de l’avenir. Tout vu, tout, jusqu’au dernier signe, jusqu’au dernier symbole, mais sans jamais pouvoir déchiffrer son visage. Rien que les yeux qui brillaient à travers, énormes, charnus, pareils à des mamelles de lumière — et moi comme nageant derrière, dans les effluves électriques de sa vision incandescente.
Comment avait-elle pu s’épanouir ainsi, se dilater et fuir l’emprise jalouse de la conscience ? Quelle loi monstrueuse lui avait permis de s’étendre ainsi jusqu’à recouvrir la face du monde, révélant l’univers, mais faisant d’elle-même une arcane secrète ? Elle se dissimulait derrière le soleil, comme la lune en éclipse ; elle était le miroir sans mercure, le miroir qui reflète à la fois une image et l’horreur. À regarder la face interne de ses yeux, la chair pulpeuse et translucide, j’ai découvert la structure cervelée de toute formation, de toute relation, de toute évanescence. J’ai vu le cerveau dans le cerveau, la vis sans fin de l’infini, le mot Espoir tournant et rôtissant sur la broche bavant sa graisse, tournant sans relâche dans la caverne du troisième œil. Les rêves qu’elle faisait, je l’ai entendue les marmonner comme des prières, dans des langues défuntes — hurlements étouffés se répercutant dans des crevasses minuscules, halètements, gémissements, râles de volupté, souffle du fouet qui cingle. Je l’ai entendue crier mon nom que moi je n’avais pas encore prononcé, je l’ai entendue maudire, hurler de rage. J’ai tout entendu, tout, mille fois amplifié, tel un homunculus enfermé dans des orgues. J’ai pu capter le souffle sourd du monde, comme une antenne fichée au carrefour de tous les sons.
Nous avons donc ainsi marché, couché, mangé ensemble, jumelés, frère et sœur siamois liés d’Amour et que la Mort seule pouvait séparer.
Nous avons marché sur la tête, main dans la main, dans le goulot de la Bouteille. Elle s’habillait presque exclusivement en noir, sauf quelques taches de pourpre, çà et là. Pas de sous-vêtements, rien qu’un simple fourreau de velours noir saturé d’un parfum diabolique. Nous nous mettions au lit à l’aube, pour nous lever dans les ténèbres. Nous vivions au fond de trous noirs, rideaux tirés ; mangions dans des assiettes noires ; lisions des livres noirs. Du trou noir de notre vie, nous avions vue sur le trou noir de l’univers. Le soleil était perpétuellement obscurci, noirci, comme pour se faire complice de notre lutte à mort et sans relâche. Mars était notre soleil, Saturne notre lune : nous vivions en permanence au zénith du monde inférieur. La terre avait cessé de tourner, et par le trou dans le ciel, au-dessus de nous, pendait l’astre noir qui ne scintille jamais. De temps à autre, nous étions pris d’accès de rire — rire fou, batracien, qui donnait la chair de poule aux voisins. De temps à autre, nous chantions — délire de fausses notes et grands trémolos. Nous vivions enfermés, traversant de bout en bout la nuit sans fin de l'âme ; et cela couvrait une période d’un temps incommensurable qui débutait et finissait à la façon d’une éclipse. Nous tournions autour de nos moi, pareils à des satellites fantômes. Nous nous saoulions de notre image, nous la cherchions mutuellement dans nos regards. Ce que nous pensions des autres ? Ce que la bête pense de la plante ; l’astre, de la bête. Ou Dieu, de l’homme à qui le diable aurait donné des ailes. Ajoutez que, dans l’immobile et proche intimité de cette nuit sans fin, elle rayonnait, jubilait ; une folle et noire jubilation ruisselait d’elle comme un flot régulier de sperme jaillissant du Taureau de Mithra. Elle était à deux coups, comme un fusil de chasse — taureau femelle, une torche d’acétylène enfouie dans le ventre. Quand elle était en chaleur, elle braquait tout sur le grand cratère cosmique, yeux révulsés à blanc et lèvres écumantes. Dans la caverne aveugle du sexe, elle valsait comme une souris savante, mâchoires dégonflées comme celles d’un serpent, peau hérissée de plumes barbelées. Elle avait la luxure insatiable de la licorne, cette démangeaison qui fit la décadence de l’Égypte. Il n’était jusqu’à ce trou dans le ciel, par où descendait l’astre au reflet vitreux, que sa furie n’engloutît.
Nous vivions glués au plafond, dans la suffocation épaisse et rance des vapeurs exhalées par la vie quotidienne. Notre chaleur était celle du marbre, la chair, petit à petit, communiquant son incandescence aux replis reptiliens de nos corps enlacés. Nous vivions rivés aux plus basses profondeurs, la peau boucanée, couleur de cigare gris, séchée par les fumées des passions de ce monde. Comme deux têtes portées à bout de pique par des bourreaux, nous tournions lentement, selon un axe fixe, dominant le monde et sa houle de têtes et d’épaules. Que pouvait bien représenter la vie de ce monde solide, pour nous qui étions décapités et pour toujours unis et scellés par le bas-ventre ? Serpents jumeaux du Paradis, lucides dans nos chaleurs et la tête aussi froide que le chaos. Notre vie n’était qu’un noir et perpétuel foutoir ; l’insomnie était le pôle autour duquel nous tournions. Notre vie, c’était le Scorpion en conjonction avec Mars, avec Mercure, Vénus, Saturne, Pluton, Uranus, avec le vif-argent, le laudanum, le radium, le bismuth. La grande conjonction se répétait régulièrement le samedi soir : Lion et Dragon forniquant dans la maison du frère et de la sœur. Qu’un rayon de soleil vînt à se glisser à travers les rideaux — calamité. Et malédiction, si Jupiter, roi des poissons, venait à jeter sur nous un regard bienveillant.
Faire le récit de cette expérience n’est pas commode : j’ai la mémoire trop lourde de souvenirs. Je me souviens de tout, mais comme le mannequin qu’un ventriloque assoit sur ses genoux. J’ai l’impression, durant ces noces solsticielles qui se poursuivirent sans fin et sans relâche, d’avoir été assis éternellement sur ses genoux (même lorsqu’elle était debout) et de m’être borné à répéter le rôle qu’elle m’avait enseigné. J’ai l’impression qu’elle avait donné l’ordre au chef plombier du Ciel de s’arranger pour que l’étoile noire brillât en permanence par le trou dans le plafond, qu’elle avait dû lui commander de faire pleuvoir sur nous une nuit perpétuelle, et je laisse de côté les tortures qui rampent et s’approchent sans bruit dans les ténèbres et font de l’esprit une alène tournante, se terrant frénétiquement dans les ténèbres du néant. Ai-je imaginé qu’elle parlait sans relâche, ou étais-je devenu entre ses mains un mannequin étonnant, se saisissant de sa pensée sans lui laisser le temps d’arriver à ses lèvres ? Fin était le dessin de ses lèvres, délicat leur partage, et les rendait plus lisses encore une pâte épaisse de sang sombre. Je les regardais s’ouvrir et se fermer, fasciné à l’extrême, que s’exhalât d’elles le sifflement vipérin de la haine ou le roucoulement de la tourterelle. Elles m’apparaissaient énormes toujours, vues de près, comme un gros plan de cinéma ; j’en connaissais toutes les crevasses, tous les pores ; quand avec l’hystérie montait la première bave, je regardais mousser et fumer la salive, comme j’eusse contemplé d’en bas, d’un rocking-chair, les chutes du Niagara. Je connaissais mon rôle : agir comme si j’avais fait partie de son corps ; poupée de ventriloque, oui en mieux : pas besoin de tirer violemment les ficelles pour m’agiter. De temps à autre, il m’arrivait d’improviser ; elle aimait ça parfois, énormément ; naturellement, elle prétendait ne pas remarquer ces irruptions, mais il était facile de voir ce qui lui plaisait, à la façon dont elle se rengorgeait, comme un oiseau qui se lisse les plumes. Elle avait le don de la métamorphose ; elle était d’une vivacité, d’une subtilité du diable. Son fort, après la panthère et le jaguar, était de jouer les oiseaux : héron sauvage, ibis, flamant rose, cygne en rut. Elle avait une façon de fondre sur sa proie, comme si elle avait repéré une carcasse bien mûre : fonçant droit sur les tripes, fouillant et saisissant aussitôt dans ses serres les morceaux fins — cœur, foie, ovaires — puis s’envolant d’un trait, en un clin d’œil. Quelqu’un venait-il à la déceler, elle demeurait tapie, comme une pierre au pied d’un arbre, les yeux mi-clos mais immobiles, avec ce regard fixe qu’a le basilic. Qu’on la piquât, qu’on la tourmentât un peu : elle se faisait rose, rose d’un noir profond, pétales de velours et senteur accablante. Rien d’étonnant comme la facilité extraordinaire avec laquelle j’avais appris à lui donner la réplique ; si rapide que fût la métamorphose, elle me trouvait toujours sur ses genoux, qu’elle se fût changée en oiseau, en bête féroce, en serpent, en rose, peu importe : giron des girons, lèvre des lèvres, bord à bord, plume à plume, jaune dans l’œuf, perle dans l’huître, griffe de cancer, teinture de sperme et de cantharide. Notre vie, c’était le Scorpion en conjonction avec Mars, Vénus, Saturne, Uranus, etc. ; notre amour, conjonctivite mandibulaire, et je t’attrape ci et je t’attrape ça, attrape, attrape, tout le jeu mandibulaire d’attrape-ci-ça, tout le cercle vicieux du mandala du désir. Quand venait l’heure des repas, je l’entendais déjà écorcer les œufs, et dedans l’œuf piotte-piotte, présage sinistre et béni du prochain repas. Je mangeais à la façon d’un monomaniaque : voracité prolongée, dans une lumière de rêve, de l’homme — qui rompt triplement le jeûne. Et pendant que je mangeais, elle ronronnait : soufflet rythmique et rapace de succube dévorant ses petits. Bienheureuse nuit d’amour. Salive et sperme, succubations, sphinctérite tout ensemble : orgie conjugale au fond du Trou Noir de Calcutta.
Et là-bas, dehors, où pendait l’étoile noire, Pan-Islam du silence, comme dans le monde des cavernes où le vent même, immobile, se tait. Dehors, là-bas, quand j’osais y songer, quiétude spectrale de la démence, calme et sommeil sur le monde des hommes, épuisé par des siècles de massacre incessant. Là-bas, dehors, ceinture sanglante, membrane unique enserrant de son étreinte toute activité ; monde héroïque des lunatiques et des maniaques par qui fut étouffée dans le sang la lumière du ciel. Calme paisible de notre petite vie, tourterelle et vautour alternés, dans le noir. Chair où creuser son trou à coups de pénis ou de dents — chair abondante, odorante, où le couteau ni les ciseaux n’avaient laissé de trace ; ni l’explosion du shrapnel, de cicatrice ; ni le gaz moutarde, de brûlure ; poumons intacts et sans écorchure vive. Hormis ce trou hallucinant dans le plafond, vie matricielle presque parfaite. Mais ce trou — ce trou pareil à une fissure dans la vessie — pas de ouate qui tienne pour le boucher en permanence, pas de miction qui pût passer dans un sourire. Pisser à l’aise, en liberté, ouais ; mais comment oublier la lézarde dans le beffroi, le silence contre nature, l’imminence, la terreur, la sentence fatidique de l’« autre » monde ? Manger, s’en coller une ventrée, ouais, et recommencer demain, et après-demain, et après-après-demain, ventrée sur ventrée — mais finalement, oui, pour finir, quoi ? Finalement ! Qu’est-ce à dire, finalement ? Changer de ventriloque, de giron, déplacer l’axe, faire une autre crevée dans la voûte… et puis quoi ? quoi ? Je vais vous dire quoi — assis dans son giron, pétrifié par les rayons taciturnes et dentés de l’astre noir, corné, mors brisé aux dents, ligoté, trépané par l’acuité télépathique et le jeu d’effets réciproques de notre coagitation, je ne pensais à rien, à rien hors la cellule où nous vivions, pas même une miette sur une nappe blanche. Ma pensée ne dépassait pas les murs de notre vie d’amibe — pensée aussi pure que celle dont nous fit cadeau Emmanuel Patte-de-velours Kant et que pouvait seule réitérer une poupée de ventriloque. Je tournais et retournais dans ma tête toutes les théories scientifiques, toutes les théories esthétiques, tous les grains de vérité que peut contenir n’importe quel système plus ou moins bigle de salut. En tout et sur tout je poussais mes calculs jusqu’à la minutie la plus aiguë, me servant de décimales gnostiques par-dessus le marché, comme ces saoulards que l’on voit, au sprint des Six Jours, se mettre à brandir des primes. Mais tout était calculé en fonction d’une autre vie, la vie qu’un autre mènerait un jour — peut-être. Elle et moi, comme on dit, nous étions dans le goulot de la bouteille, mais on avait brisé le goulot et la bouteille n’était qu’une imagination.
Je me souviens de la façon dont, le jour de notre seconde rencontre, elle me déclara qu’elle n’aurait jamais cru me revoir ; la fois d’après, elle me raconta qu’elle m’avait pris pour un drogué ; la suivante, elle me dit que j’étais un dieu ; par la suite elle tenta de se suicider, puis ce fut mon tour, puis le sien encore, le tout sans autre résultat que de nous rapprocher plus encore, au point que cela finissait par tenir de l'interpénétration, de l’échange de personnalités, nom, identité, religion, père, mère, frère. Elle alla même jusqu’à changer de corps, radicalement, non pas une mais des fois. Elle était, quand je la connus, forte et veloutée comme un jaguar ; elle avait cette musculature soyeuse qui trompe et qui est le propre des félins ; comme eux elle se rasait, puis bondissait, toutes griffes dehors. Ensuite elle s’émacia, devint fragile, délicate, comme un bleuet ou presque ; chacune de ses métamorphoses, par la suite, se traduisit par les modulations les plus subtiles — peau, muscle, couleur, posture, odeur, allure, geste, etc. Un vrai caméléon. Sans que personne pût dire à quoi elle ressemblait vraiment, parce qu’elle avait une personnalité pour chacun de ses interlocuteurs. Au bout d’un certain temps, elle-même ne s’y reconnaissait plus. Ce processus de métamorphose datait d’avant notre rencontre, ainsi que je devais le découvrir plus tard. Comme tant de femmes qui se croient laides, elle avait décidé de se faire belle, d’une beauté éblouissante, et y avait appliqué toute sa volonté. Elle avait commencé par répudier son nom, puis sa famille, ses amis, tout ce qui pouvait la lier au passé. Tout son esprit, tout son talent, elle les mettait à cultiver une beauté, un charme qu’elle possédait déjà à un très haut point mais dont on l’avait persuadée qu’elle était entièrement dénuée. Elle passait sa vie devant le miroir ; chaque mouvement, chaque geste, la moindre grimace étaient étudiés. Sa façon de parler, sa diction, son intonation, son accent, sa phraséologie changeaient du tout au tout. Elle déployait tant de ruse qu’il était impossible ne fût-ce que d’aiguiller la conversation sur le sujet de ses origines. Elle était constamment sur le qui-vive, même durant son sommeil. Tel un bon général, elle n’avait pas mis longtemps à s’apercevoir qu’il n’est meilleure défense que l’offensive. La moindre position avait sa garnison ; elle s’entourait d’une ceinture d’avant-postes, d’éclaireurs, de sentinelles. Son esprit était un projecteur tournant dont jamais l’éclat ne faiblissait.
Aveugle à sa beauté, à son charme, à sa personnalité, sans parler de son identité, elle jetait toutes ses forces dans la création d’un être mythique, sorte d’Hélène, de Junon, aux charmes duquel personne, homme ou femme, ne pourrait résister. Automatiquement, sans rien connaître de la légende, elle suscita petit à petit, l’arrière-plan ontologique, la séquence mythique d’événements qui prélude à la naissance consciente. Elle n’avait pas besoin de se rappeler ses mensonges, ses fictions ; il lui suffisait de ne jamais perdre de vue le rôle qu’elle jouait. Il n’était pas de mensonge trop monstrueux pour elle : s’en tenant au rôle qu’elle s’était assigné, elle restait absolument fidèle à elle-même. Elle n’avait pas à inventer un passé : elle se souvenait de tel ou tel passé qu’elle s’appropriait. Une question directe ne la prenait jamais en défaut ; jamais elle ne se laissait déborder sur les ailes : le front qu’elle présentait à l’adversaire était toujours oblique. Elle ne présentait qu’un angle de facettes infatigablement tournantes, qu’un jeu de prismes aveuglants en état de rotation permanente. Ce n’était pas un être tel qu’on pût espérer la saisir un instant au repos ; c’était le mécanisme lui-même, actionnant sans relâche une myriade de miroirs où se reflétait le mythe qu’elle avait inventé. Elle n’était pas en équilibre ; elle était suspendue, se balançant au-dessus de l’océan de ses identités, dans le grand vide du soi. Elle ne s’était pas transformée intentionnellement en figure de légende ; elle avait voulu imposer sa beauté. Dans sa poursuite de la beauté, elle avait eu tôt fait d’oublier complètement sa quête : elle était devenue la proie de sa propre création. Si étonnamment belle que c’en était parfois effrayant, qu’il lui arrivait même d’être plus laide que la plus laide. Elle pouvait inspirer l’horreur, la terreur, notamment quand elle était au faîte de son charme. On eût dit alors que l’éclat de la volonté, aveugle, incontrôlable, faisait sauter le masque du mythe et dévoilait le monstre.
Au fond de nos ténèbres, isolés, enfermés dans ce trou noir, sans monde spectateur, sans adversaires, sans rivaux, la force aveuglante, l’emportement de la volonté s’adoucissaient un peu. Elle y puisait une sorte de phosphorescence cuivrée, fondue ; les mots sortaient de sa bouche comme la lave ; tout son corps se tendait comme une serre vorace, cherchant la prise, un point solide, substantiel, où se percher, un asile où rentrer et se reposer un instant. On eût dit un message de désespoir venant de très loin, le SOS d’un navire qui sombre. Je pris d’abord cela pour de la passion, pour l’extase qui naît du frottement réciproque des chairs. Je crus que j’avais découvert un volcan vivant, un Vésuve femelle. Il ne me vint pas à l’idée que ce pût être un navire s’abîmant dans un océan de désespoir, dans les Sargasses de la faiblesse et de l’impuissance. Aujourd’hui, quand je pense à cet astre noir qui rayonnait par le trou dans le plafond, à cet astre fixe qui pendait sur notre cellule conjugale, plus fixe, plus distant que l’Absolu, je sais que c’était elle, vidée de tout ce qui la faisait être soi à proprement parler — soleil noir et mort, sans aspect. Je sais que nous conjuguions alors le verbe aimer comme deux maniaques qui cherchent à se baiser à travers une grille. J’ai dit que dans la frénésie de nos corps-à-corps au milieu des ténèbres, il m’est arrivé d’oublier qu’elle avait un nom, qu’elle ressemblait à quelque chose, qui elle était. C'est vrai. Je me suis perdu, mépris dans ces ténèbres. Je suis sorti des rails de la chair pour plonger dans les espaces infinis du sexe, dans les orbites profondes, creusées par telle ou telle : Georgiana, mettons, qui ne dura que l’espace d’un bref après-midi ; ou Thelma, la putain égyptienne ; Carlotta, Alannah, Una, Mona, Magda, fillettes de six ou sept ans, épaves, feux follets, visages, corps, cuisses, chair frôlée en passant dans le couloir du métro, rêve, souvenir, désir, regret. Je pouvais commencer par Georgiana ; dimanche après-midi, talus du chemin de fer, habillée en Suissesse, robe à pois, hanches dansantes, accent du Sud un peu traînant, lèvres lascives, seins fondants ; je pouvais commencer par Georgiana, candélabre à mille millions de branches du sexe, et plonger, sortir, remonter, suivre les ramifications du con jusqu’à l’énième dimension du sexe, à l’infini. Georgiana ressemblait à la membrane minuscule d’un monstre qui eût eu pour nom Sexe. Elle vivait et respirait en transparence, baignant dans le clair souvenir d’un bref après-midi sur l’avenue, première odeur tangible, substance première d’un univers de foutre, d’un univers qui est à soi seul une existence sans limites et indéfinissable, tel notre monde le monde. Tout cet univers de foutre qui se trouve contenu déjà dans la poussée tenace d’une membrane, membrane de cet animal qu’on nomme sexe — cet univers est comme un deuxième être qui va croissant et poussant dans notre être et peu à peu se substitue à lui, de sorte que, le moment venu, l’univers des hommes finit par ne plus être qu’un vague souvenir au sein de cet être neuf, en qui tout est inclus, par qui tout se procrée, et qui se donne à soi-même naissance.
Ce fut précisément ce coït reptilien dans le noir, ce crochetage d’homme et de femme-serpent, cette fusillade jumelée, qui finirent par me passer la camisole de force du doute, de la jalousie, de la peur, de la détresse solitaire. Si je commençais mon petit travail d’ourlet à jour par Georgiana et le candélabre à mille millions de branches du sexe, j’étais sûr qu’elle, de son côté, s’était mise à l’œuvre, sécrétant son tympan, fabriquant oreilles, yeux, orteils, cuir chevelu et Dieu sait quoi, tous les attributs du sexe. Elle commençait par le monstre qui l’avait violée, à supposer qu’il y eût la moindre parcelle de vérité dans cette histoire ; de toute façon elle aussi commençait quelque part, parallèlement à moi, plongeant, sortant, remontant par cet être multiforme et incréé à travers le corps duquel nous nous efforcions désespérément de nous mêler. Ne connaissant qu’une fraction de sa vie, n’étant en possession que d’un plein sac de mensonges, d’inventions, d’imaginations, d’obsessions et d’illusions, ne recollant tant bien que mal que des bouts dépareillés, du poussier de rêve, des songeries, des phrases inachevées, un baragouin jargonné dans le sommeil, des morceaux de délire hystérique, des fantaisies mal déguisées, des désirs morbides, tombant de temps à autre sur un nom qui se faisait chair, surprenant par hasard des bribes, des détritus de conversation, remarquant un regard en fraude, un geste à demi contenu, j’étais en droit de la créditer de tout un panthéon, tout un foutoir intime de dieux, de créatures dont le malheur était qu’elles ne vivaient que trop, chair et sang ; dont l’ancienneté ne dépassait pas l’après-midi du même jour peut-être, voire une heure à peine, et elle — n’avait-elle pas le con encore plein de sperme, de sa dernière coucherie ? Plus elle se soumettait, plus elle se passionnait, plus elle s’abandonnait en apparence, plus je doutais. Il n’y avait pas de commencement à cela, pas de point de départ personnel, individuel ; nos rencontres étaient celles de duellistes expérimentés sur un champ d’honneur où se pressaient en foule victoires et défaites fantômes. Nous demeurions sur nos gardes et prompts à la riposte jusqu’au dernier assaut, comme seuls peuvent l’être des professionnels de l’art.
Nous débouchions ensemble, à la faveur des ténèbres, forts chacun de notre armée, et chacun de notre côté nous forcions les portes de la citadelle. Rien ne pouvait arrêter notre assaut sanglant ; ne demandant pas de quartier, nous n’en accordions aucun. Nous débouchions ensemble, nageant dans le sang, et notre conjonction dans les ténèbres était une glauque Saint-Barthélemy, toutes étoiles éteintes, sauf l’astre noir qui pendait immobile comme un scalp, par le trou dans le plafond. Convenablement endormie, droguée, elle vomissait son histoire comme un oracle : tout y passait, tout ce qui lui était arrivé le jour même, la veille, l’avant-veille, l’avant-dernière année, tout, en remontant jusqu’au jour de sa naissance. Sans un mot de vrai, même pas le plus petit détail. Sans reprendre haleine : sinon le vide que creusait son essor eût provoqué une explosion à casser le monde en deux. Elle était à elle seule un microcosme, la machine dont se sert l’univers pour fabriquer le mensonge, embrayée sur la même peur interminable, dévastatrice, qui permet à l’homme de jeter toute son énergie dans l’invention de l’appareil de mort. À la voir, on aurait pu la croire intrépide, courage personnifié ; de fait, elle commandait tant d’étendue qu’elle n’avait pas besoin de revenir sur ses pas. Elle avait derrière elle la calme réalité des faits, colosse qui la suivait comme son ombre. Chaque jour, cette réalité colossale assumait des proportions nouvelles, plus terrifiante chaque jour, paralysante. Et chaque jour, il lui fallait accélérer le battement de ses ailes, raviver, aiguiser ses mâchoires, creuser ses yeux d’hypnose. C'était la course aux limites les plus reculées de l’univers, course perdue au départ, sans que personne pût l’arrêter. Au bord du grand vide, se tenait la Vérité, prête à regagner le terrain perdu, d’un seul geste courbe, prompt comme l’éclair. C'était si simple, si évident, qu’elle atteignait alors jusqu’à la frénésie. Conduire en bon ordre une armée d’un millier de personnalités, aligner les plus grosses pièces d’artillerie, tromper les plus grands esprits, faire les plus longs détours — tout cela pour être en définitive battue. Quand viendrait la rencontre finale, tout s’écroulerait — ruse, habileté, puissance, tout. Elle ne serait plus qu’un grain de sable sur la plage du plus vaste océan ; pis que tout : elle ressemblerait à n’importe quel grain de sable sur cette plage. Elle se verrait condamnée à trouver partout, jusqu’à la fin des temps, la réplique de ce soi dont elle voulait faire une chose unique. Quel destin ne s’était-elle pas choisi ! Voir sombrer dans l’universel ce dont elle avait voulu faire une chose unique ! Voir sa puissance réduite à la passivité la plus soumise, la plus nouée ! De quoi devenir folle. Hallucinant. Cela ne pouvait, ne devait pas être ! En avant ! comme les légions noires. En avant ! peu importait que le cercle allât s'élargissant : par tous les degrés du cercle, en avant ! En avant, plus loin de soi toujours, jusqu’à ce que l’ultime parcelle du soi dans sa substance fût distendue à l’infini. Dans sa fuite panique on eût dit qu’elle portait le monde entier dans son ventre. Nous étions entraînés hors des confins du monde, vers une nébuleuse qu’aucun télescope ne pouvait percevoir. Emportés vers un repos si calme, si prolongé que la mort, en comparaison, a l’air d’un sabbat forcené de sorcières.
Au petit jour, je contemple le cratère exsangue de son visage. Pas une ride, rien, pas un défaut ! L'air d'un ange reposant dans les bras du Créateur. Qui a mangé le Petit Chaperon rouge ? Qui a massacré les Iroquois ? Ce n’est pas moi, pourrait dire cet ange adorable ; et qui, pardieu, qui, devant la pureté et l’innocence de ce visage, pourrait l’en accuser ? Qui pourrait déceler dans la candeur de ce sommeil que ce visage appartient pour moitié à Dieu, pour moitié à Satan ? Lisse comme la mort, ce masque, frais, adorable sous la main, de cire, pareil à un pétale ouvert à la plus douce brise. Si charmeur dans sa tranquillité et son ingénuité qu’on pourrait s’y noyer, s’y jeter corps et tout, comme un plongeur, pour ne jamais revenir. Jusqu’au moment où elle ouvrait les yeux sur le monde, elle gisait ainsi comme une planète morte et sans lumière propre, empruntant son éclat, telle la lune même. Elle était encore plus fascinante ainsi, naïve, transie et pareille à la mort ; ses crimes se dissolvaient, lui sortaient par les pores ; elle gisait, repliée sur elle-même, comme un serpent qui dort rivé à la terre. Le corps, puissant, souple, musclé, semblait doué d’un poids contre nature ; sa pesanteur était plus qu'humaine ; c’était, si l’on peut dire, la pesanteur d’un cadavre, mais d’un cadavre chaud. Elle ressemblait à la belle Néfertiti, telle qu’elle devait être, momifiée, au bout d’un millénaire — pure merveille de perfection mortuaire, rêve de chair sauvé des flétrissures infligées par la mort au commun des mortels. Elle gisait repliée sur elle-même, au pied d’une creuse pyramide, enchâssée dans le grand vide de son être inventé comme une relique sainte du passé. Il n’était jusqu’à son haleine qui ne semblât en suspens, tant son sommeil était profond. Elle reposait plus bas que la sphère humaine, plus bas que la sphère animale, voire que la sphère végétative : sa chute l’avait entraînée dans l’abîme jusqu’aux grands fonds du monde minéral, où l’âme parvient à peine à s’élever au-dessus de la mort. Elle était passée maîtresse dans l’art de mentir, au point que le rêve même ne pouvait la trahir. Elle avait appris à ne pas rêver ; dès qu’elle se repliait dans le sommeil, automatiquement elle coupait le courant. Si l’on avait pu, la saisissant ainsi, lui ouvrir le crâne, on n’y aurait trouvé que le vide. Il n’y avait place en elle pour aucun de ces secrets qui déconcertent ; tout ce qu’on peut humainement tuer, elle l’exterminait. Elle pouvait vivre sans fin, comme la lune, comme n’importe quelle planète morte, rayonnant une splendeur hypnotique, soulevant des marées de passion, ouvrant au monde le gouffre de la folie, décolorant toute substance terrestre de ses rayons métalliques et magnétiques. Semant sa propre mort, elle portait tout ce qui l’entourait à la température de la fièvre. Dans l’immobilité haineuse du sommeil, elle donnait à sa mort magnétique une force nouvelle en s’unissant au froid magma inanimé des mondes planétaires. Elle était magiquement intacte. Son regard, quand il s’arrêtait sur quelqu’un, transperçait par sa fixité ; c’était le regard lunaire, exhalant le feu glacé du dragon de vie mort. L'un de ses yeux était d’un brun chaud, feuille d'automne ; l’autre, noisette — c’était celui-ci l’œil magnétique, mobile comme une aiguille de boussole. Même dans le sommeil, cet œil ne perdait rien de sa mobilité sous le rideau de la paupière ; c’était le seul signe apparent de vie qui fût en elle.
À la seconde où elle ouvrait les yeux, son éveil était total. Elle s’éveillait dans un violent sursaut, comme si la vue du monde et de son attirail d’humanité l’avait brusquement heurtée. Elle entrait aussitôt en pleine activité, fouettant l’air tel un python royal. La lumière la gênait : dès son réveil, elle insultait le soleil, maudissait le regard éblouissant de la réalité. Il fallait obscurcir la chambre, allumer les bougies, fermer hermétiquement les fenêtres pour empêcher les bruits de la rue de pénétrer dans la pièce. Elle se mouvait nue, une cigarette se balançant au coin de la bouche. Sa toilette était toute une histoire ; mille banalités retenaient ses soins avant même qu’il lui fût possible de passer un peignoir. On eût dit un athlète se préparant à la grande épreuve du jour. De la racine de ses cheveux, qu’elle étudiait avec la plus vive attention, à la forme et à la longueur des ongles de ses orteils, toutes les parties de son anatomie subissaient une inspection complète avant qu’elle s’assît devant son petit déjeuner. On eût dit un athlète, disais-je… en fait elle avait plutôt l’air d’un mécanicien qui révise un engin de course, avant un vol d’essai. Dès qu’elle avait enfilé sa robe, elle était lancée pour la journée ; ses ailes la déposeraient, qui savait ? à Irkoutsk, à Téhéran. Elle prenait assez de carburant au petit déjeuner pour tenir le temps qu’il faudrait. Le petit déjeuner était une histoire qui n’en finissait pas : la seule cérémonie de la journée où elle flânât et traînât. Si interminable que c’en était exaspérant à vrai dire. On se demandait si elle allait jamais prendre son vol, si elle n’avait pas oublié la grandiose mission qu’elle jurait chaque jour d’accomplir. Peut-être rêvait-elle de son itinéraire, ou peut-être ne rêvait-elle pas du tout, peut-être ne faisait-elle que s’accorder le temps nécessaire pour mettre en train tout le processus fonctionnel de sa mécanique merveilleuse, en sorte qu’une fois embarquée il n’y eût pas de retour possible. Elle était très calme, très maîtresse d’elle-même, à cette heure du jour ; pareille à un grand oiseau perché sur un roc abrupt, contemplant rêveusement les cercles inférieurs. Ce n’était pas de la table où elle s’asseyait alors, qu’elle fondait et plongeait soudain pour saisir sa proie. Non, de son perchoir matinal, elle prenait son essor lentement, majestueusement, chacun de ses mouvements battant au rythme du moteur. L'espace entier s’ouvrait devant elle ; son caprice seul lui dictait sa direction. On eût presque dit l’incarnation de la liberté, hormis le poids saturnien du corps et l’envergure anormale des ailes. Si posée qu’elle semblât, notamment à l’envol, elle laissait percer la terreur qui motivait cet essor quotidien. Elle se pliait à son destin, en même temps qu’on la sentait frénétiquement avide de le surmonter. Chaque matin, elle s’envolait de son perchoir comme d’une cime de l’Himalaya. Elle avait toujours l’air de diriger son vol vers quelque région inconnue où, si tout allait bien, elle s’abîmerait pour toujours. Chaque matin, elle avait l’air d’emporter avec elle dans les airs cet espoir désespéré, ultime ; elle avait, en partant, le calme grave, la dignité de quelqu’un qui s’apprête à descendre au tombeau. Pas une seule fois je ne l’ai vue tournoyer au-dessus de la piste de départ ; pas une seule fois, jeter un dernier regard à ceux qu’elle abandonnait. Pas plus qu’elle ne laissait derrière elle la moindre miette de sa personnalité ; elle s’envolait, elle emportait tout ce qui lui appartenait, jusqu’à la moindre bribe qui pût servir de preuve et témoigner de son existence. Elle ne laissait pas même l’ombre d’un soupir, pas même une rognure d’ongle. C'était une de ces sorties sans bavure, comme on en voit au théâtre, comme en ferait le Diable même, pour des raisons très personnelles. On était laissé, un grand vide dans les mains. On restait déserté ; non seulement déserté, mais trahi, inhumainement trahi. On n’avait pas plus le désir de la retenir que de la rappeler ; on était laissé, l’injure aux lèvres, en proie à une haine opaque qui obscurcissait toute la journée. Plus tard, grouillant parmi la grand-ville, grouillant lentement comme la piétaille, rampant comme un ver, on recueillait les échos de son raid spectaculaire ; on l’avait vue doubler un certain cap ; elle avait plongé çà et là pour Dieu sait quelle raison ; ailleurs elle avait fait un tête-à-queue, elle était passée comme une comète ; elle avait tracé des lettres de fumée dans le ciel, et ainsi de suite. Ses actes étaient autant d’énigmes exaspérantes, ne répondaient en apparence à aucun motif. Ils composaient une sorte de commentaire symbolique et ironique sur la vie humaine, sur les us et coutumes de cette créature, proche parente de la fourmi : l’homme, vu d’une autre dimension.
Entre l’instant de son départ et celui de son retour, je menais la vie d’un schizerino pur-sang. Son absence ne se mesurait pas en termes d'éternité : en un sens, l’éternité pose le problème de la victoire et de la paix ; elle porte la marque de fabrique de l’homme ; on la gagne. Non, ce que je vivais, c’était un entracte, durant lequel il n’était pas un poil de mon corps qui ne blanchît jusqu’à la racine, durant lequel il n’était pas un millimètre de ma peau qui ne démangeât et brûlât jusqu’à ce que je ne fusse plus dans ma chair qu’une plaie purulente. Je me vois encore, assis devant la table, dans le noir, mains et pieds gonflant, grossissant, énormes, comme atteints d’éléphantiasis galopant. J’entends le sang se ruer sur le cerveau, marteler le tympan, comme les démons de l’Himalaya, à grands coups de masse ; j’entends battre les grandes ailes : serait-elle à Irkoutsk, je l’entends et je sais qu’elle va, va s’éloignant toujours plus de moi, plus loin toujours, hors de portée. Il règne un tel calme dans cette chambre, un vide si effrayant que je crie, je hurle, histoire de faire un peu de bruit, d’articuler un son humain. J’essaie de m’arracher à la table ; mes pieds sont trop lourds ; mes mains… informes comme des pattes de rhinocéros. Plus lourd devient mon corps, plus légère l’atmosphère de la pièce ; je vais me dilater, me répandre jusqu’à emplir la pièce d’une masse gélatineuse, solide et ferme. Oui, j’emplirai jusqu’aux fissures des murs ; je percerai les murs comme une plante parasite, me dilatant, m’étirant jusqu’à ce que la maison entière ne soit plus qu’une indescriptible masse de chair, de poil et d’ongles. Je sais que cela signifie la mort, mais je n’ai pas plus la force de tuer en moi l’être conscient que de tuer l’être simplement. Il me reste encore une parcelle infime de vie, une étincelle de conscience, infime et tenace, et au fur et à mesure que gagne l’inertie de la carcasse, cette flamme vacillante s’avive de plus en plus, et scintille en dedans de moi, de tous ses feux glacés de pierre précieuse. Elle éclaire, elle illumine toute cette masse gluante et pulpeuse, en sorte que je ressemble à un plongeur qui visiterait, une torche à la main, la carcasse spacieuse d’un grand monstre marin. Un filament caché et ténu me relie encore à la vie, à ce qui se passe à la surface de l’abîme ; mais il est si lointain, ce monde d’en haut, le cadavre est si lourd qu’en admettant que ce soit possible il faudrait des années et des années pour remonter à l’air libre. Dans le sein même de mon corps, qui n’est plus qu’un cadavre, je bouge, j’explore tous les coins et recoins, toutes les crevasses de l’énorme masse informe qu’il offre à ma vue. Exploration sans fin, car ce cadavre va sans cesse poussant et au fur et à mesure de sa croissance, change entièrement de topographie, glisse et dérive comme le magma en fusion de la terre. Pas un instant je ne touche la terre ferme ; nulle forme stable, nul signe de reconnaissance, fussent-ils éphémères ; nul jalon ne vient marquer cette croissance ; un geste, un frisson suffisent pour détourner le voyage de son cours. À force de combler ainsi l’étendue, interminablement, on finit par perdre le sens de l’espace comme du temps ; plus le corps gagne en étendue, plus le monde va s’amenuisant, jusqu’à ce qu’enfin je sente que l’univers tient tout dans une tête d’épingle. Oui, l’énorme masse morte que je suis devenu a beau se démener et patauger, je sens que son support, le monde qui est à l’origine de sa croissance, a la grosseur d’une tête d’épingle. Et dans cette masse polluée, au cœur même, dans le gésier de la mort, pour ainsi dire, je flaire la semence, le levier miraculeux qui tient le monde en balance. Telle une marée sirupeuse, j’ai recouvert le monde et j’aperçois un vide immense, terrifiant ; mais de ce vide rien ne saurait débusquer la semence ; elle a déjà formé un petit nœud de flammes froides, elle rugit déjà comme un soleil au creux immense de la carcasse morte.
Quand le grand oiseau de proie rentrera, épuisé, de sa course, c’est là qu’il me trouvera, au creux de mon néant, moi, schizerino impérissable, semence flamboyante, secrètement enfouie dans le cœur de la mort. Il n’est pas de jour où cette femme n’espère trouver une nourriture nouvelle ; il n’est qu’une nourriture : l’éternelle semence de lumière que, mourant chaque jour, chaque jour je déterre pour elle. Tu peux prendre ton vol, ô mon oiseau de proie, et déployant tes ailes, fuir aux confins de l'univers ! Je t’ai gardé ta nourriture — vois : elle rayonne dans ce vide écœurant, qui est ton œuvre ! Tu reviendras, tu reviendras trouver la mort encore dans ce trou noir ; sans te lasser tu reviendras ; jamais tes ailes n’auront la force de t’emporter hors de ce monde. Tu n’as d’autre demeure que ce seul univers : la tombe du serpent, où les ténèbres règnent.
Brusquement, sans raison, alors que l’image de ce retour occupe ma pensée, me voici transporté, un dimanche matin dans la vieille petite maison, proche du cimetière. Je me revois, assis devant le piano, en chemise de nuit, pieds nus, et jouant à pédale que veux-tu, pendant que mes parents se prélassent dans leur lit, rôtissant d’aise dans la chambre voisine. Les pièces donnaient l’une dans l’autre, s’emboîtant à la façon d’un télescope, comme il était de coutume dans les anciens appartements du type « chemin de fer », en Amérique. Le dimanche matin, on ne sortait pas du lit, tant qu’on n’en était pas à crier de bien-être comme un chat échaudé. Vers onze heures environ, les vieux cognaient au mur de ma chambre : c’était leur façon de me dire que je pouvais venir faire mon petit numéro. J’entrais en dansant comme les Fratellini, si plein de flamme et si léger que j’aurais pu grimper comme un derrick jusqu’au sommet de l’arbre du Paradis. Une main me suffisait pour faire n’importe quoi ; en outre, j’étais aussi souple et désarticulé qu’un homme-serpent. Le paternel m’appelait « Jacquot Soleil », parce que j’étais plein de « Force », plein de sève et de vigueur. Je faisais d’abord quelques sauts sur les mains, profitant de la descente de lit ; puis, prenant mon meilleur fausset, je chantais, m’efforçant d’imiter une poupée de ventriloque ; ensuite j’esquissais quelques pas d’une danse fantastique, destinés à montrer la direction du vent, et zou ! comme la brise je filais, sautais sur le tabouret et me lançais dans un exercice de vélocité. Premièrement : Czerny ; régulièrement, pour me faire la main. Le paternel ne pouvait pas sentir Czerny ; moi non plus ; mais Czerny était alors le plat du jour à la mode ; et je te joue du Czerny jusqu’à ce que mes doigts soient de pur caoutchouc. En un sens assez vague d’ailleurs, Czerny me fait penser au grand vide qui se creusa en moi par la suite. Rivé à mon tabouret, j’atteignais une vélocité folle ! Comme quelqu’un qui aurait vidé d’un trait une bouteille de tonique, et qu’on voudrait forcer à rester au lit. Au bout de quelque quatre-vingt-dix-huit exercices, j’étais fin prêt et je passais à l’improvisation. En général, je prenais une pleine poignée d’accords, que j’écrasais ensuite sur le piano, d’un bout à l’autre du clavier ; puis j’enchaînais et me lançais dans une série de variations lugubres sur « L'Incendie de Rome » ou « La Course de chars de Ben-Hur », vacarme intelligible et pour autant fort apprécié de tous. Bien avant de connaître le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, je le mettais déjà en musique, en clé de sassafras. J’étais alors très fort en science et en philosophie, en histoire des religions, en logique inductive et déductive, en hépatomancie, en connaissance de la forme et du poids des crânes, en pharmacopée et métallurgie, en toutes branches inutiles du savoir dont on ne tire, pour tout profit, qu’indigestion et mélancolie précoces. Tout ce vomi de science, ce savoir de pacotille, mijotait dans mes tripes durant la semaine, dans l’attente du dimanche où je le mettais en musique. Entre « L'Incendie de Minuit » et « La Marche Militaire », l’inspiration me venait, qui était d’abolir toutes les formes d’harmonie existantes pour créer ma cacophonie personnelle. Imaginez Uranus en aspect favorable par rapport à Mars, Mercure, la Lune, Jupiter et Vénus. Ce qui est assez difficile, si on pense qu’Uranus est à l’apogée de son influence dans son aspect défavorable, quand il est en état d'« affliction » si je puis dire. Et pourtant, cette musique dont je me délestais le dimanche matin, musique de bien-être et de gras désespoir, était le fruit d’un aspect d’Uranus, aspect favorable mais illogique, la planète s’étant solidement ancrée en Septième Maison. Je n’en savais rien, en ce temps-là ; j’ignorais qu’Urarus existât, et c’était une chance. Aujourd’hui je sais. Cette joie-là était fausse ; faux aussi, le bien-être ; et cette sorte de création féroce n’était que destruction. Plus j’étais euphorique, plus mes parents se sentaient tranquillisés. Même ma sœur, qui était un peu demeurée, se calmait, s’apaisait. Les voisins, en règle générale, écoutaient aux fenêtres ; de temps à autre, j’entendais une salve d'applaudissements et bing ! zou ! comme une fusée je repartais — exercice de vélocité n° 497 1/2. Si du coin de l’œil j’attrapais par hasard une blatte en marche sur le mur, cette vue mettait le comble à mes béatitudes : du coup, sans transition, je sautais à l’Opus Zizou de mon triste clavicorde en tôle. Un beau dimanche, je composai, comme ça ! l’un des plus adorables scherzos qu’on puisse imaginer — en l’honneur d’un pou. C'était le printemps ; on nous faisait suivre un traitement au soufre ; j’avais passé la semaine entière à lire L'Enfer de Dante, en anglais. Le dimanche arriva et avec lui le dégel ; la chaleur subite semblait avoir fait perdre la tête aux oiseaux : ils voletaient, entraient, sortaient par la fenêtre, immunisés contre la musique. Une de nos parentes d’Allemagne venait justement d’arriver de Hambourg et de Brême — une tante, vieille fille, l’air d’un dogue. Elle ne pouvait m’approcher sans que je me misse en rage. Elle aimait à me caresser les cheveux et à répéter que j’étais un nouveau Mozart. Je détestais Mozart et le déteste encore ; pour lui rendre la pareille, donc, je jouai ce dimanche-là, aussi mal que possible, accumulant les fausses notes. C'est alors que survint le petit pou dont je parlais, un vrai de vrai, qui s’était niché dans mes sous-vêtements d’hiver. Je le sortis de là et le déposai tendrement sur le dos d’un bémol. Puis je me mis à danser une petite gigue autour de lui, de la main droite. Le bruit avait dû l'abrutir : il ne bougeait pas, parfaitement figé et comme hypnotisé par la virtuosité de ma pyrotechnique. Cette immobilité transie finit par me porter sur les nerfs. Je passai donc à une gamme chromatique, et de toute la force de mon troisième doigt, fondis sur la bestiole. Je l’attrapai en plein, avec tant de vigueur qu’il demeura glué au bout de mon doigt. Cela suffit pour me donner la danse de Saint-Guy. C'est alors que le scherzo commença. Pot pourri de vieilles mélodies fanées, baignant dans une sauce à l’aloès et au jus de porc-épic, voltigeant de temps à autre sur trois clés différentes à la fois et pivotant toujours comme une souris dansante autour de l’Immaculée Conception. Plus tard, en entendant jouer Prokofiev, j’ai compris ce qui se passait en lui ; comme j’ai compris Whitehead, Russell, Jeans, Eddington, Rudolf Eucken et Frobenius et Link Gillespie ; compris pourquoi, si le théorème binôme n’existait pas, l’homme aurait dû l’inventer ; compris le pourquoi de l’électricité et de l’air comprimé, pour ne rien dire des bains de sels et des sachets de santé. J’ai compris on ne peut plus clairement, il faut bien le dire, que l’homme charrie dans le sang un pou mort et que lorsqu’on se trouve tenir dans sa main une symphonie, une fresque ou un explosif à grande puissance, on réagit comme à une dose d’ipéca, réaction qui ne figurait pas sur le menu de la prédestination. J’ai compris aussi pourquoi je ne suis pas devenu le musicien que j’étais alors. Tout ce que j’avais pu composer dans mon crâne, toutes ces auditions hautement privées qu’il me fut permis de donner, grâce à sainte Hildegarde, sainte Brigitte, Jean de la Croix, ou Dieu sait qui, étaient écrites pour un âge à venir, où les instruments seraient moins nombreux, mais les antennes plus puissantes, comme d’ailleurs, les tympans. Il faut avoir connu un autre genre de souffrance pour pouvoir apprécier une telle musique. Beethoven a posé les jalons de ce nouvel empire — il devient perceptible lorsque le vieux Ludwig entre en activité comme un volcan, et fait soudain irruption au cœur de son silence. C'est un royaume de vibrations neuves — pour nos sens actuels, tout au plus une vague nébuleuse ; car il nous reste à dépasser nos conceptions de la souffrance. Il nous reste à ingérer cet univers nébuleux, ses gésines, son orientation. J’ai eu la chance d’entendre une musique inouïe, alors que j’étais couché, face contre terre, indifférent à la souffrance qui m’entourait. J’ai eu la chance de surprendre un monde neuf en gestation, le fracas de rivières torrentielles prenant leur course, le grincement d’astres tournoyants se frôlant au passage, le bruit de sources engorgées de pierres précieuses étincelantes. La vieille astronomie régit encore toute musique ; toute musique reste un fruit de serre chaude, panacée pour Weltschmerz. Toute musique demeure le seul antidote contre tout ce qui n’a pas de nom. Mais cette musique-là n’a rien à voir avec la musique. La musique, c’est le feu planétaire ; c’est un irréductible qui se suffit à soi-même. Ce sont les signes tracés par les dieux sur l’ardoise ; l’abracadabra que savants et ignorants serinent à l’envi, sans autre raison que le décalage qui a affecté l’axe. Mais gare aux tripes, gare à l’inconsolable, gare à l'inéluctable ! Rien n’est déterminé, réglé, résolu de façon définitive. Tout ce qui se poursuit à l’heure actuelle, musique, architecture, législation, gouvernement, invention, découverte — n’est qu’exercices de vélocité dans le noir, Czerny, Z majuscule, monté sur un cheval blanc qui galope comme un fou dans une bouteille de mucilage.
L'une des raisons pour lesquelles cette sacrée musique ne m’a mené nulle part, c’est qu’il s’y mélangeait toujours des histoires sexuelles. Je savais à peine jouer un air, que déjà les connasses rôdaient autour de moi comme des mouches. En premier lieu, ce fut pour une bonne part la faute de Lola. Lola, mon premier professeur de piano, Lola Niessen. Nom ridicule, typique du quartier que nous habitions alors. Nom qui rendait un son de hareng pourri ou de con véreux. À vrai dire, Lola n’était pas exactement ce qu’on appelle une beauté. Elle avait un vague air de Kalmouk ou de Chinouk, le teint d’un jaune sale, les yeux bilieux. Quelques verrues et loupes, sans parler de la moustache. Ce qui m’excitait en elle, pourtant, c’était son aspect velu. Ses cheveux étaient d’un noir magnifique, extraordinairement longs ; elle les arrangeait sur son crâne mongolien, en petites brioches ascendantes et descendantes et les retroussait sur la nuque pour former un chignon serpentin. Elle était toujours en retard, en bonne idiote consciencieuse qu’elle était ; avant qu’elle arrivât, j’étais en général quelque peu avachi, m’étant masturbé. Mais dès qu’elle prenait place sur son tabouret, à côté de moi, je me sentais tout ravigoté — simple effet du parfum empesté dont elle se baignait les aisselles. L'été, elle portait des manches très ouvertes, qui laissaient voir les touffes de poil sous ses bras. Cette vue me rendait fou. Je l’imaginais couverte de poil par tout le corps jusqu’au nombril. J’aurais voulu m’y rouler, y enterrer mes dents. J’en aurais mangé, délicieusement, relevé d’un peu de chair. Passons — je disais qu’elle était fort velue, c’est là l’important ; poilue comme un gorille ; et c’est ainsi que mon esprit, délaissant la musique, fila droit au con. Je brûlais d’une telle envie de le voir, ce sacré con, qu’un jour je finis par suborner son petit frère, pour obtenir de lui de l’épier au bain par le trou de la serrure. C'était encore plus extraordinaire que je ne l’avais imaginé : du nombril à la fourche des jambes, elle était couverte d’une peluche épaisse, d’une houppe énorme et dense, véritable sporran écossais, riche comme un tapis de haute laine. Quand je la vis passer sur cette toison la houpette de talc, je crus m’évanouir. La fois d’après, quand elle vint me donner ma leçon, je laissai deux boutons de ma braguette ouverts. Elle ne parut rien remarquer d’anormal. La leçon d’après, c’était toute ma braguette qui était ouverte. Cette fois-là, elle mordit à l’hameçon. « Je crois que vous avez oublié quelque chose, Henry », me dit-elle. Je la regardai, rouge comme une betterave, et lui demandai mielleusement : « Quoi ? » Elle feignit de détourner les yeux pour désigner la chose de la main gauche. Sa main était si près que je ne pus m’empêcher de la saisir et de la fourrer dans ma braguette. Elle se leva vivement, pâle et effrayée. Mais déjà ma verge était dehors et frétillait de joie. Je serrais Lola de près, cherchant à atteindre sous la robe ce tapis de haute laine que j’avais aperçu par le trou de la serrure, quand tout à coup je reçus une gifle retentissante, puis une autre ; après quoi, me saisissant par l’oreille, elle me mit au coin, me forçant à regarder le mur, et me dit : « Et maintenant, boutonnez votre braguette, jeune idiot ! » Après quelques instants, nous revînmes au piano — à Czerny et aux exercices de vélocité. J’étais incapable de distinguer un dièse d’un bémol, mais je continuai à jouer, dans la crainte qu’elle ne vînt à raconter l’incident à ma mère. Par bonheur, ce n’est pas le genre de chose qu’on raconte facilement à une mère.
Cet incident, si ennuyeux qu’il fût, préluda à un changement décisif dans nos relations. Je pensais qu’à sa prochaine visite elle redoublerait de sévérité à mon égard. Point. Au contraire, elle semblait s’être faite belle comme une poupée ; elle nageait dans le parfum, elle était même plutôt gaie, fait exceptionnel, car elle était en général morose et réservée. Si je n’osais plus refaire le coup de la braguette, j’entretenais une érection pendant toute la durée des leçons — ce qui ne devait pas être pour lui déplaire, à en croire les regards en coin qu’elle glissait dans cette direction. Je n’avais que quinze ans à l’époque, elle en avait bien vingt-cinq ou vingt-huit. Je ne savais plus que faire, si ce n’était de profiter un jour d’une absence de ma mère pour la culbuter. Pendant quelque temps, j’allai jusqu’à la suivre, le soir, quand il lui arrivait de sortir seule. Elle faisait souvent de longues promenades, seule ainsi, le soir. Je la suivais comme une ombre dans l’espoir qu’elle s’égarerait dans un lieu désert, près du cimetière, où je pourrais essayer une tactique à la hussarde. J’avais parfois le sentiment qu’elle savait que je la suivais, et que cela lui plaisait. Sans doute espérait-elle que je lui tendrais un guet-apens — ce devait être cela qu’elle voulait. Toujours est-il qu’une nuit j’étais vautré dans l’herbe, près de la voie de chemin de fer ; nuit d’été étouffante, gens couchés n’importe où ni comment, tels des chiens pantelants. J’étais loin de penser à Lola. Je rêvassais seulement — ayant trop chaud pour penser. Soudain j’aperçois une femme qui s’approche sur l’étroit sentier de mâchefer. Je suis couché de tout mon long sur le talus sans personne à l’entour que je puisse voir. La femme avance à pas lents, tête basse, comme si elle poursuivait un rêve. Elle est tout près ; je la reconnais ; je crie — « Lola ! Lola ! » Elle a vraiment l’air étonné de me trouver là. « Par exemple, que faites-vous ici ? » me dit-elle, et s’assied près de moi sur le talus. Je ne me souciai pas de lui répondre, je ne prononçai pas une seule parole — je lui grimpai dessus et l’aplatis, sans plus. « Non, pas ici, je vous en prie », implorait-elle, mais je ne m’arrêtai pas à cela. Je lui fourrai la main entre les jambes, m’emberlificotant dans cet épais sporran qui lui pendait du ventre ; elle était trempée comme une soupe, comme un cheval qui écume. Jésus ! C'était la première fois que je baisais, et il fallut justement qu’un train vînt à passer, nous inondant d’une pluie d’étincelles. Lola fut terrifiée. C'était aussi la première fois sans doute qu’elle se faisait baiser, et elle en avait probablement plus besoin que moi ; mais quand elle sentit voler la braise, elle se mit à ruer pour se dégager. On eût dit une jument sauvage que j’essayais de maintenir couchée. J’eus beau déployer tous mes talents de lutteur, rien à faire. Elle se leva, se secoua, rabattit ses vêtements et rajusta la brioche de cheveux sur sa nuque. « Rentrez chez vous, me dit-elle. — Non, je ne rentrerai pas », répondis-je, et je l’entraînai en même temps par le bras. Nous cheminâmes un bon bout en silence, ne semblant remarquer ni l’un ni l’autre où nous allions. Nous finîmes par nous retrouver sur la grand-route ; au-dessus de nous, les réservoirs ; près des réservoirs, un étang. Instinctivement, je me dirigeai vers l’étang. Il nous fallut passer sous des arbres aux branches basses, en approchant de l’eau. J’étais occupé à aider Lola à se baisser quand tout à coup elle glissa, m’entraînant dans sa chute. Elle ne fit pas le moindre effort pour se relever ; au contraire, elle me saisit et m’attira contre elle, en même temps que, à ma très grande stupeur, je sentais sa main se faufiler dans ma braguette. La caresse de cette main était si merveilleuse qu’en un rien de temps je lui inondai les doigts. Puis elle prit ma main et la mit entre ses jambes. Elle se coucha, se laissant aller, les jambes grandes ouvertes. Je me penchai et couvris de baisers tous les poils de son con ; de la langue, je lui léchai le nombril comme un chien son assiette. Puis je me couchai, la tête entre ses jambes, et lapai le jus dont elle ruisselait. Elle geignait à présent, lançait de tous côtés, frénétiquement, les mains ; ses cheveux s’étaient défaits et retombaient sur son ventre nu. Bref, je l’enfilai ; je tins le coup un bon moment, ce dont elle dut me savoir rudement gré à en croire le plaisir répété qu’elle y prit — un vrai feu d’artifice, et avec cela me mordant à pleines dents, me meurtrissant les lèvres, me griffant, m’arrachant ma chemise et le diable sait quoi. J’étais marqué au fer comme un bouvillon quand je me regardai dans la glace à la maison.