Coda
Il n’y a pas longtemps, je marchais dans les rues de New York. Cher vieux Broadway. Il faisait nuit ; le ciel était d’un bleu d’Orient, bleu comme l’or du plafond de
La Pagode, rue de Babylone, quand l’appareil de projection commence à cliqueter. Je passai justement en bas de l’endroit où nous nous étions rencontrés pour la première fois. Je m’arrêtai un instant pour regarder les lumières rouges des fenêtres. La musique résonnait comme autrefois, la même musique toujours — légère, piquante comme le poivre, enchanteresse. J’étais seul au milieu de millions d’êtres. L'idée s’empara de moi, pendant que j’étais arrêté ainsi, que j’avais cessé de penser à elle ; je ne pensais plus qu’à ce livre que j’écris maintenant, qui avait fini par devenir plus important pour moi qu’elle, que tout ce qui nous était arrivé. Ce livre sera-t-il la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et Dieu me soit en aide ? Me replongeant dans la foule, je me débattais avec cette idée de « vérité ». Depuis des années que j’essayais de raconter cette histoire, le problème de la vérité n’avait cessé de peser lourdement sur moi, comme un cauchemar. À maintes et maintes reprises, j’ai relaté à d’autres gens les
circonstances de notre vie ; j’ai toujours dit la vérité. Mais la vérité peut être aussi mensonge. La vérité ne suffit pas. La vérité n’est que le noyau central d’un tout inépuisable.
Je me rappelle que, lors de notre première séparation, cette idée de totalité me saisit aux cheveux. Elle prétendait (peut-être le croyait-elle vraiment) que, m’abandonnant, elle nous faisait à tous deux un bien nécessaire. Je savais, dans le fond de mon cœur, qu’elle voulait en fait se libérer de moi ; seulement, j’étais bien trop couard pour l’admettre en moi-même. Mais quand je m’aperçus qu’elle pouvait se passer de moi, ne fût-ce que pour un temps limité, la vérité que j’avais essayé d’exclure se mit à pousser et gagner en moi à une rapidité alarmante. C'était une sensation plus douloureuse que tout ce que j’avais connu jusqu’alors, mais salutaire aussi. Quand le vide eut fini de se faire en moi, quand la solitude eut atteint le maximum de son acuité, je sentis brusquement que, pour continuer à vivre, il fallait que cette vérité intolérable s’incorporât dans un cadre plus vaste que celui d’un malheur individuel. Je sentis que j’avais imperceptiblement branché le courant sur un autre royaume, un royaume tissé d’une fibre plus résistante, plus élastique, et que la vérité la plus horrible ne pouvait plus détruire. Je m’assis pour écrire une lettre à cette femme, lui disant que l’idée de la perdre me rendait si misérable que j’avais décidé d’écrire un livre dont elle serait le sujet, qui l’immortaliserait. Ce serait un livre, lui disais-je, comme on n’en avait jamais vu. Je continuai à divaguer ainsi, en pleine extase, et m’interrompis au beau milieu pour me demander pourquoi j’étais si heureux.
Passant sous les fenêtres du dancing et pensant à nouveau à mon livre, je me rendis compte soudain que notre vie avait atteint son terme : me rendis compte que le livre que
je projetais n’était ni plus ni moins que la tombe où j’enterrais cette femme — avec le moi de moi qui lui avait appartenu. C'était il y a quelque temps déjà, et depuis lors je n’ai cessé de m’efforcer d’écrire ce livre. Pourquoi donc est-ce si difficile ? Pourquoi ? Parce que l’idée de « terme » m’est intolérable.
La vérité réside dans cette connaissance du terme, qui est sans merci et sans remords. Nous avons le choix entre connaître la vérité et l’accepter, ou en refuser la connaissance et ne pas plus mourir que renaître. De cette façon, il est possible de vivre pour l'éternité — vie négative, aussi solide et complète, ou aussi dispersée et fragmentaire, que l’atome. Et si nous poussons assez loin sur cette voie, il n’est jusqu’à cette éternité atomique qui ne soit à même de céder au néant, et l’univers lui-même croule en poussière.
Depuis des années maintenant, j’essaie de raconter cette histoire ; chaque fois, à chacun de mes commencements, j’ai choisi une route différente. Je ressemble à un explorateur qui, dans son désir de faire le tour du monde, ne juge même pas nécessaire d’emporter une boussole. Qui plus est, à force d’être ruminée dans mes rêves, notre histoire même a fini par prendre à mes yeux l’aspect d’une vaste cité fortifiée, et moi, qui la mâche et remâche sans fin, je suis exclu de cette cité, je ne suis qu’un vagabond qui se présente tour à tour à une porte puis à l’autre, trop épuisé pour entrer. Et de même que pour le vagabond, cette cité où se situe mon histoire demeure pour moi une perpétuelle élusion. Sans jamais s’évader de ma vision, elle n’en demeure pas moins hors d’atteinte à mes yeux, sorte de citadelle fantôme flottant dans les nues. Des remparts crénelés qu’emporte un essor incessant, de grandes oies blanches, en vols énormes et lourds, formés en V, prennent leur essor pour revenir se
poser, régulièrement. Du bout de leurs ailes d’un blanc bleuté, elles frôlent les rêves qui aveuglent ma vision. Je bouge confusément les pieds ; à peine ai-je trouvé la terre solide qui me permet de gagner un pas, je me perds à nouveau. Je rôde sans but, essayant de trouver une prise solide et inébranlable pour mes pas, d’où je puisse voir s’étendre la vie au-dessous de moi ; mais derrière moi je ne vois s’ouvrir qu’une étroite bande d’empreintes entrecroisées, une enceinte de tâtonnements confus, un gambit spasmodique de poulet à qui l’on vient de couper la tête.
Toutes les fois que je m’efforce de m’expliquer le singulier dessein qu’a épousé ma vie, toutes les fois que je remonte à la cause première, pour ainsi dire, je me prends inévitablement à penser à mon premier amour. Il me semble que tout date de cette affaire avortée. Étrange histoire s’il en est, masochisme pur, pleine de ridicule et de tragique à la fois. Peut-être me fut-il donné de l’embrasser deux ou trois fois, de lui donner le genre de baiser que l’on réserve aux déesses. Peut-être me fut-il donné de la voir seule quelques fois. À coup sûr, jamais il ne put lui venir à l’idée que, durant plus d’une année, je passai devant chez elle tous les soirs, dans l’espoir de l’apercevoir à sa fenêtre. Tous les soirs après dîner, je me levais de table et parcourais le long trajet qui conduisait à sa demeure. Jamais elle n’était à la fenêtre quand je passais et je n’ai jamais eu le courage de m’arrêter devant sa maison et d’attendre. J’allais, je venais, venais et allais. Sans jamais qu’elle montrât un cheveu de sa tête. Pourquoi ne lui ai-je pas écrit ? Pourquoi ne lui ai-je pas rendu visite ? Je me souviens d’une fois où je parvins à rassembler assez de courage pour l’inviter à aller au théâtre. J’arrivai chez elle, un bouquet de violettes à la main, première et unique fois où j’aie jamais acheté des fleurs pour
une femme. À notre sortie du théâtre, les violettes se détachèrent de son corsage ; dans ma confusion je les piétinai. Je la suppliai de les laisser où elles étaient, mais elle insista pour les ramasser. Je pensais à ma gaucherie, ma maladresse — ce ne fut que bien longtemps après que me revint à l’esprit le sourire qu’elle m’avait adressé, en se baissant pour ramasser ce bouquet.
Ce fut un fiasco complet. Pour finir je pris la fuite. En fait c’était une autre femme que je fuyais, mais la veille du jour où je quittai la ville je décidai de la revoir, elle, une dernière fois. C'était vers le milieu de l’après-midi ; elle sortit me parler dans la rue, dans le petit passage que fermaient des grilles. Elle était déjà fiancée à un autre ; elle faisait semblant d’être heureuse mais je pouvais voir, si aveugle que je fusse, qu’elle n’était pas aussi heureuse qu’elle le prétendait. Si seulement j’avais dit le mot qu’il fallait, je suis sûr qu’elle aurait laissé tomber l’autre, peut-être même serait-elle partie avec moi. J’ai préféré me punir. Je lui dis au revoir nonchalamment et redescendis la rue comme un homme mort. Le matin d’après, je faisais route pour la côte du Pacifique, décidé à refaire ma vie.
Cette vie nouvelle fut, elle aussi, un fiasco. Je finis pas échouer dans un ranch à Chula Vista ; j’étais l’homme le plus misérable qui eût jamais foulé la terre. Il y avait cette fille que j’aimais, il y avait aussi l’autre femme pour laquelle je ne ressentais qu’une profonde pitié. Deux ans j’avais vécu avec elle, avec cette autre femme ; mais il me semblait que ces deux années étaient une vie entière. J’avais vingt et un ans ; elle admettait en avoir trente-six. Elle avait sous les yeux de fines et jolies rides, des rides qui riaient, mais n’importe : des rides. Quand je l’embrassais, je les voyais douze fois grossies. Elle avait le rire facile, mais ses yeux étaient
tristes, terriblement tristes ; c’étaient des yeux d’Arménienne. Ses cheveux qui avaient été jadis roux étaient maintenant d’un blond oxygéné. Elle était par ailleurs adorable — corps vénusien, âme vénusienne, loyale, aimable, pleine de gratitude, toutes les vertus de la femme,
mais elle avait quinze ans de plus que moi. Ces quinze années de différence me rendaient fou. Quand je sortais avec elle, j’étais hanté par une idée fixe — que sera-ce dans dix ans d’ici ? ou encore : quel âge a-t-elle l’air d’avoir maintenant ? Et moi, ai-je l’air assez vieux pour elle ? Une fois rentrés à la maison, tout allait bien. Grimpant l’escalier, je laissais ma main remonter le long de sa jambe jusqu’entre les cuisses. Cela la faisait hennir comme un cheval. Si son fils, qui avait presque mon âge, était déjà couché, nous fermions les portes. Bouclés dans la cuisine, elle se couchait sur la petite table étroite, et là, je lui bavochais dedans. Formidable ! Et ce qui rendait la chose plus formidable encore, c’était qu’à chaque séance, je me répétais :
cette fois-ci est la dernière… demain je plaque tout. Et puis, comme elle était concierge, je descendais à la cave et sortais à sa place les poubelles. Le matin, quand le fils était parti pour son travail, je grimpais sur le toit pour mettre à l’air la literie. Tous deux, le fils et elle, étaient phtisiques… Certains soirs, il n’y avait pas de coup de la table. Le côté désespéré de notre histoire me prenait à la gorge ; je m’habillais et j’allais prendre l’air. De temps en temps aussi j’oubliais de rentrer ; quand cela m’arrivait j’étais plus malheureux que jamais ; je savais qu’elle m’attendait et je voyais ses grands yeux pleins de souffrance. Je revenais à elle comme l’homme qui doit accomplir un devoir sacré. Je me couchais sur le lit et me laissais caresser ; j’étudiais les rides sous ses yeux, les racines de ses cheveux qui viraient au roux. Ainsi couché, il m’arrivait souvent de penser à l’autre, celle
que j’aimais, et à me demander si elle ouvrait aussi les jambes et se laissait faire, ou si… Quand je pense à cette marche interminable que j’ai faite trois cent soixante-cinq jours par an ! Couché à côté de cette autre femme, je les revoyais en esprit, toutes, ces allées et venues ! Combien de fois depuis ne les ai-je pas revécues ! Les rues les plus affreuses, les plus borgnes, les plus hideuses que l’homme ait jamais inventées. Et tout cela continue à hanter mon souvenir, comme une angoisse : les marches, les rues, les premiers espoirs réduits à néant. La fenêtre est là, sans Mélisande ; et le jardin aussi, mais sans splendeur dorée. Va, viens ; la fenêtre reste toujours vide ; l’étoile du soir pend dans le ciel, très bas ; paraît Tristan ; puis Fidelio ; puis Obéron. Le chien à têtes d’hydre aboie de toutes ses gueules ; bien qu’il n’y ait pas de marais alentour, j’entends de tous côtés coasser les grenouilles. Mêmes maisons toujours, mêmes trams, même tout. Elle se cache derrière le rideau, elle attend que je passe, elle fait ceci, elle fait cela…
mais elle n’est pas là, jamais là, jamais, jamais. Est-ce un grand opéra, est-ce un orgue de barbarie qui joue ? C'est Amato faisant exploser son poumon d’or ; c’est le Rubayat, c’est le mont Everest, c’est une nuit sans lune, un sanglot à l’aube, un gosse qui fait semblant, le Chat botté. Mauna Loa ; c’est du renard ou de l’astrakan, ce n’est fait de rien, ce n’est d’aucun temps, une chose sans fin et qui recommence éternellement, sous le cœur, au fond de la gorge, qui tient aux semelles ; et pourquoi pas rien qu’une fois, une fois seulement, pour l’amour de Dieu, rien qu’une ombre, rien qu’un frémissement du rideau, un souffle sur la vitre, quelque chose pour une fois, ne serait-ce qu’un mensonge, quelque chose qui mette fin à cette douleur, à ce va viens, viens va… Chemin du retour. Mêmes maisons, mêmes réverbères, même tout. Je passe
devant chez moi, devant le cimetière, devant les gazomètres, devant le garage des tramways, devant le château d’eau ; je suis en pleine campagne. Je m’assois au bord de la route, la tête dans les mains, et je sanglote. Pauvre bougre que je suis, je ne peux même pas me serrer le cœur assez fort pour faire péter les veines. Je voudrais suffoquer de douleur ; au lieu de quoi je donne le jour à un roc.
Pendant ce temps-là, l’autre attend. Je la revois, assise sur le perron bas, et m’attendant ; je revois ses yeux grands et douloureux, sa face pâle et tremblante d’avidité. La pitié, voilà le seul mobile, ai-je toujours pensé, qui m’ait fait revenir en arrière ; mais maintenant que je m’avance vers elle, que je vois le regard dans ses yeux, je ne sais plus ce que c’est ; je ne sais qu’une chose, c’est que nous allons rentrer, qu’elle se couchera, qu’elle se relèvera mi-pleurant mi-riant, que le silence se fera en elle, extrême, et qu’elle me regardera, qu’elle m’étudiera pendant que je bougerai et me déplacerai, sans jamais me demander ce qui me torture, jamais, jamais, parce que c’est la seule chose dont elle ait peur, la seule chose qu’elle tremble d’apprendre. Je ne t’aime pas ! Elle n’entendra donc jamais ce hurlement en moi ? Je ne t’aime pas ! Ce cri, je le clame sans fin, lèvres serrées, haine au cœur, désespoir, rage impuissante. Mais les mots ne franchissent jamais mes lèvres. Je la regarde et ma langue se lie. Je ne peux pas… Le temps, le temps, sans fin le temps sur les bras, et pour remplir ce vide, rien que des mensonges.
Suffit, je n’ai pas envie de faire une répétition générale de ma vie, depuis le premier acte jusqu’au moment fatal — ce serait trop long, trop douloureux. Et puis, est-ce vraiment ma vie qui m’a conduit à ce moment culminant ? J’en doute. Je crois qu’innombrables ont été les moments où j’ai eu la chance de commencer, mais je n’en avais ni la force
ni la foi. Le soir en question, je sortis délibérément et me piétinai au passage : je sortis de mon ancienne vie pour entrer droit dans la nouvelle. Sans le moindre effort. J’avais alors trente ans. Une femme, un enfant, et ce qu’on appelle une situation avec des « responsabilités ». Ce sont des faits, et les faits n’ont aucun sens. La vérité c’est que mon désir était si vaste, si fort qu’il devint réalité. En un tel moment, ce que
fait l’homme n’a pas grande importance ; ce qui compte, c’est ce qu’il est. C'est en un tel instant que l’homme devient ange. C'est ce qui m’est arrivé :
je suis devenu un ange. Ce n’est pas tant la pureté de l’ange qui compte, que le fait qu’il a des ailes. Un ange est à même de rompre, en tout lieu tout instant, la trame et de trouver son propre paradis ; il a le pouvoir de descendre aux fins fonds de la matière et de s’en extirper à volonté. La nuit en question, je compris cela parfaitement. J’étais pur, inhumain, détaché de tout, j’avais des ailes. Je m’étais dépouillé de mon passé et ne me souciais pas de l’avenir. J’avais dépassé l’extase. En quittant mon bureau, je repliai mes ailes et les cachai sous mon veston.
Le dancing était situé juste en face de l’entrée latérale du théâtre où j’avais coutume d’aller passer mes après-midi, au lieu de chercher du travail. C'était une rue à spectacles et j’avais coutume de passer assis des heures d’affilée, me laissant aller aux rêves les plus violents. Toute la vie théâtrale de New York semblait s’être concentrée dans cette seule rue. C'était Broadway — la réussite, la gloire, le clinquant, le vernis, les rideaux d’amiante et le trou dans le rideau. Assis sur les marches du théâtre, j’avais coutume de contempler le dancing en face, la guirlande de lanternes rouges qui, même en plein après-midi d’été, restaient allumées. À chaque fenêtre, vibrait un ventilateur qui semblait refouler
la musique dans la rue où le tintamarre du trafic engorgé ne tardait pas à l’émietter. Face à l’autre côté du dancing, il y avait une pissotière de luxe en sous-sol où j’avais aussi coutume d’aller m’asseoir de temps à autre, dans l’espoir de lever une femme ou de taper quelqu’un. Au-dessus de la pissotière, au niveau de la rue, un kiosque vendait les journaux et les revues étrangers ; la seule vue de ces journaux, des langues inconnues dans lesquels ils étaient imprimés, suffisait à me disloquer l’esprit pour toute la journée.
Sans la moindre préméditation, je gravis l’escalier du dancing, allai droit au petit guichet où Nick le Grec siégeait, un rouleau de tickets en face de lui. De même que la pissotière souterraine et les marches du théâtre, la main du Grec m’apparaît maintenant comme une chose distincte et unique — l’énorme main poilue d’un ogre sorti de quelque horrible conte de fées scandinave. C'était cette main qui me parlait, cette main qui disait : « Mlle Mara ne viendra pas ce soir », ou « Oui, Mlle Mara sera là ce soir, mais tard ». C'était de cette main que je rêvais, enfant, quand je couchais dans la chambre à la fenêtre à barreaux. Dans mon sommeil fiévreux, je voyais soudain cette fenêtre s’illuminer et me révéler l’ogre, secouant de sa grosse main les barreaux. Nuit après nuit, ce monstre poilu me rendait visite, ébranlant les barreaux et grinçant des dents. Je m’éveillais baignant dans une sueur froide, dans le grand noir, dans le grand silence de la chambre.
Debout à l’extrémité de la piste de danse, je la regarde s’approcher de moi ; elle arrive toutes voiles déployées, son visage large et plein oscillant magnifiquement sur son long cou pareil à un fût de colonne. Je vois une femme qui pourrait avoir dix-huit ans, comme elle peut en avoir trente : les cheveux noir-bleu ; la face large et blanche, pleine et
blanche, où brillent les yeux, d’un éclat violent. Elle porte un tailleur de velours bleu. Je revois encore distinctement la plénitude de son corps, la finesse de ses cheveux bien tirés, avec une raie masculine sur le côté. Je me souviens du sourire qu’elle me fit — fin, mystérieux, fugitif –, sourire qui me frappa brusquement, comme une bouffée de vent.
Son être tout entier se concentrait dans le visage. J’aurais pu n’emporter que la tête et rentrer chez moi. Poser cette tête à côté de moi, la nuit, sur l’oreiller, et faire l’amour avec elle. La bouche et les yeux, lorsqu’ils s’ouvraient, paraissaient éclairer l’être entier d’une chaude lueur. C'était une illumination qui jaillissait de quelque source cachée, d’un centre enfoui au plus profond de la terre. Je ne voyais que ce visage, la qualité étrange, presque matricielle, du sourire, son immédiateté pareille à un gouffre. Il était si douloureusement rapide et éphémère, ce sourire, qu’il ressemblait à l’éclair d’un couteau. Ce sourire, ce visage étaient portés haut, à la cime d’un long cou blanc, vigoureux et semblable à celui du cygne, du médium — de l’ange déchu, du damné.
Debout au coin de la rue, sous les lumières rouges, j’attends qu’elle descende. Il doit être deux heures du matin. Elle a fini sa journée. J’attends dans Broadway, une fleur à la boutonnière, me sentant parfaitement net et seul. Durant presque toute la soirée nous avons parlé de Strindberg, d’un de ses personnages : Henriette. Je l’écoutais en proie à un état de veille si intense que j’ai fini par tomber en transe. On eût dit que, dès les premiers mots, nous nous étions lancés tous deux dans une course folle — en nous tournant le dos. Henriette ! À peine ce nom fut-il prononcé que je me mis à lui parler d’elle-même, sans jamais oublier tout à fait Henriette. Henriette était liée à elle par une corde interminable et invisible qu’elle manœuvrait imperceptiblement
du doigt, pareille à ces vendeurs de mécaniques, debout un peu à l’écart de la toile noire qu’ils ont tendue sur le trottoir, apparemment indifférents aux petits jouets qui gigotent sur la toile, mais se trahissant par le mouvement spasmodique du petit doigt auquel est attaché le fil noir. Henriette, c’est moi, mon moi réel, avait-elle l’air de dire. Elle voulait absolument que je croie qu’Henriette était réellement l’incarnation du mal. Elle disait cela si naturellement, si innocemment, avec une candeur presque infrahumaine — comment aurais-je pu croire que tel était bien le fond de sa pensée ? Je pouvais tout juste sourire, comme pour lui témoigner ma conviction.
Brusquement je la sens qui vient. Je tourne la tête. Oui, c’est elle, elle qui arrive dans toute sa force ; les ailes déployées ; les yeux qui brillent. Pour la première fois sa démarche se révèle tout à moi. Elle avance comme un oiseau, un oiseau humain qu’envelopperait une grande et douce fourrure. À toute vapeur. Je voudrais crier, pousser un mugissement de sirène qui fasse que le monde entier tourne vers moi l’oreille, Quelle démarche ! Non, elle ne marche pas, elle glisse. Haute, royale, le corps plein, sûre d’elle-même, elle fend les fumées, le jazz et la lueur rouge des lampes, reine mère de l’inconstance et des putains de toutes les Babylone. Au coin de Broadway, juste en face de la pissotière de luxe, l’événement se produit. Broadway — son royaume. C'est Broadway, c’est New York, c’est l’Amérique. Elle est toute l’Amérique en pied, ailée, sexuée. Le lubet, l’abomination et la sublimation —
plus un soupçon d’acide chlorhydrique, de nitroglycérine, de laudanum et de poudre d’onyx. Elle est toute opulence, toute magnificence : l’Amérique, bonne ou mauvaise, un océan à chaque flanc. Pour la première fois de ma vie, le continent
entier me frappe en plein, entre les deux yeux. Oui, c’est l’Amérique avec ou sans buffles, l’Amérique, polissoir tournant de l’espoir et de la désillusion. Tout ce qui a fait l’Amérique, elle en est faite aussi, squelette, sang, muscles, globe de l’œil, allure, rythme, équilibre, confiance en soi, cuivres et tripes vides. C'est tout juste si elle ne m’écrase pas de toute sa hauteur ; la plénitude de sa face brille comme le calcium. La grande fourrure douce glisse de son épaule. Elle ne s’en aperçoit pas. Tous ses vêtements pourraient tomber, elle ne s’en soucierait pas. Elle se fiche éperdument de tout. C'est l’Amérique tombant comme un trait de foudre sur le magasin de verroterie de l’hystérie au sang rouge. Ammeurrica, avec ou sans fourrure, avec ou sans chaussures. Ammeurrica port dû.
Et grouillez, tas de cons, avant qu’on crève ! Je suis pris aux tripes, je claque des dents. Il m’arrive quelque chose, qu’il m’est impossible d’éviter. Elle vient, elle se précipite par la fenêtre qui est une glace. Si seulement elle s’arrêtait une seconde, si seulement elle me permettait d’être, rien qu’un instant. Mais non, elle ne m’accorde pas une seconde. Rapide, sans merci, impérieuse, comme le Père en personne, elle m’arrive droit dessus, et c’est un sabre qui me perce de part en part…
Elle me tient par la main, elle serre de toutes ses forces. Je marche à côté d’elle, je n’ai pas peur. En dedans de moi les étoiles scintillent, en dedans de moi se tient une grande voûte bleue, là où, il y a un instant à peine, les moteurs cognaient furieusement.
On peut passer sa vie entière dans l’attente d’un tel instant. La femme que l’on n’espérait plus rencontrer est assise à présent devant vous ; elle parle, elle ressemble exactement à la personne dont on a tant rêvé. Mais le plus étrange, c’est que jamais on ne s’était rendu compte auparavant que
c’était d’elle que l’on rêvait. Tout le passé apparaît comme un long sommeil que l’on aurait oublié depuis longtemps, si l’on n’avait pas rêvé. Et le rêve aussi on l’aurait oublié, n’était la mémoire ; mais le souvenir est là, dans le sang, et le sang est pareil à un océan qui balaie tout de ses vagues, tout sauf ce qui est neuf et plus substantiel même que la vie : LA RÉALITÉ.
Nous sommes assis dans un petit recoin du restaurant chinois, de l’autre côté de la rue. Du coin de l’œil, j’attrape la flamme vacillante des lettres électriques qui vont, viennent, montent et descendent dans le ciel. Elle continue à parler d’Henriette, ou peut-être d’elle-même. Son petit bonnet noir, son sac à main, sa fourrure sont posés à côté d’elle sur la banquette. Elle allume constamment cigarette sur cigarette, qui se consument pendant qu’elle parle. Son discours n’a ni queue ni tête ; la parole jaillit d’elle comme la flamme et brûle tout ce qu’elle trouve à sa portée. Inutile de chercher à savoir comment et à quel endroit elle a commencé. Elle en est brusquement au milieu d’une longue, très longue histoire, pas celle-ci, une autre, mais qui est toujours la même. Sa parole est informe comme le rêve : on n’y trouve ni corridor, ni murs, ni sorties, ni haltes. J’ai l’impression de me noyer dans un énorme filet de mots, de me hisser péniblement en rampant au sommet du filet, de plonger dans ses yeux pour essayer d’y trouver un reflet de la signification qu’elle accorde à ces mots — mais je ne trouve rien, rien que ma propre image vacillant dans un puits sans fond. Bien qu’elle soit le seul sujet de son propre discours, je n’arrive pas à me faire la moindre image de son être. Elle se penche en avant, les coudes sur la table, et sa parole m’inonde ; vague après vague déferlent par-dessus moi, et cependant rien ne se construit en dedans de moi, rien que
mon esprit puisse appréhender. Elle me parle de son père, de la vie étrange qu’ils ont menée en lisière de la forêt de Sherwood, où elle est née ; du moins
était-elle en train de me raconter cela, mais voici qu’elle parle à nouveau d’Henriette, ou est-ce de Dostoïevski ? — je n’en suis pas sûr — toujours est-il que je me rends compte brusquement qu’elle a changé de sujet et parle d’un homme qui la reconduisit chez elle un soir et qui, sur le perron où ils se disaient bonsoir, se baissa soudain et lui troussa la jupe. Elle s’arrête un instant comme pour me rassurer et m’affirmer que c’est bien de cette histoire qu’elle veut parler. Je la regarde avec égarement. Je ne peux arriver à retrouver le chemin qui nous a conduits à ce point.
Qui était cet homme ? Que lui a-t-il, dit ? Je la laisse continuer, pensant qu’elle reviendra probablement sur ce sujet, mais non, elle est loin de nouveau, loin devant moi, et maintenant il appert que l’homme,
cet homme, est déjà mort, s’est suicidé, et elle s’efforce de me faire comprendre que ç’a été un coup terrible pour elle, mais ce que son discours paraît réellement sous-entendre, c’est qu’elle est fière d’avoir mené un homme au suicide. Je n’arrive pas à le voir mort, ce fameux type. La seule image de lui que je puisse me faire c'est : debout sur le perron, la troussant ; éternel anonyme, être vivant perpétuellement fixé pour moi dans l’acte de se baisser pour la trousser. À présent, il est question d’un autre homme, son père, et je le vois avec une brochette de chevaux de course, ou encore, dans une petite auberge aux portes de Vienne ; mieux encore, sur le toit de cette auberge, s’occupant à faire planer des cerfs-volants pour tuer le temps. Et entre cet homme, son père, et l’homme dont elle était follement amoureuse, je n’arrive pas à faire de distinction. Il y a là quelqu’un dans sa vie, dont elle préfère ne pas parler mais sur qui elle
revient sans arrêt, et bien que je ne puisse jurer que ce ne soit pas l’homme qui lui troussa la jupe, je ne puis jurer non plus que ce ne soit l’homme qui s’est suicidé. Peut-être est-ce celui dont elle a commencé à me parler quand nous nous sommes attablés. Au moment de nous asseoir, je me rappelle maintenant qu’elle s’est mise à parler quelque peu fiévreusement d’un type qu’elle venait de voir entrer dans la cafétéria. Elle m’a même dit son nom. Mais je l’ai oublié aussitôt. Pourtant je me rappelle qu’elle m’a dit avoir vécu avec lui ; elle a ajouté qu’il avait fait quelque chose qui lui avait déplu — quoi, elle ne l’a pas précisé — elle l’avait donc plaqué, laissé tomber net, sans un mot d’explication. Et puis, au moment précis où nous entrions dans le chop suey, ils se sont cognés l’un dans l’autre et elle était encore toute tremblante, tandis que nous nous installions dans notre petit coin… Pendant un long moment, j’éprouve une sensation très désagréable. Peut-être chacun de ses mots n’était-il qu’un mensonge ? non pas un mensonge ordinaire, non, pis que cela, quelque chose d’indescriptible. Évidemment, c’est ainsi que sort la vérité, parfois, surtout si l’on pense qu’on n’aura jamais plus l’occasion de revoir son compagnon d’un soir. Il arrive que l’on puisse dire à un parfait étranger ce que l’on n’oserait jamais révéler à l’ami le plus intime. C'est comme lorsqu’on s’endort au milieu d’une soirée ; à force de s’intéresser à soi-même, on finit par se laisser aller au sommeil. Et au plus noir de ce sommeil, on se met à parler à quelqu’un, quelqu’un qui tout ce temps-là se trouvait dans la même pièce, qui comprend donc tout ce qu’on lui dit, même s’il arrive que l’on commence au milieu d’une phrase. Et il se peut que cette autre personne se laisse aller à dormir, elle aussi, ou qu’elle n’ait même jamais cessé de dormir (c’est pourquoi il était si facile de se rencontrer avec
elle), et s’il ne lui échappe aucun mot qui puisse déranger votre sommeil, alors vous savez à coup sûr que ce que vous lui racontez est la réalité vraie, que vous êtes bien éveillé et qu’il n’est d’autre réalité que d’être éveillé en plein sommeil. Jamais il ne m’était encore arrivé d’être aussi pleinement éveillé et profondément endormi à la fois. Si l’ogre de mes rêves avait réellement forcé les barreaux de ma fenêtre et m’avait pris par la main, je serais mort de peur, ne serais donc plus aujourd’hui qu’un cadavre, c’est-à-dire, endormi pour l’éternité et par suite en état de liberté perpétuelle, sans plus rien trouver d’étrange ni de contraire à la vérité, quand bien même ce qui serait arrivé ne serait pas arrivé. Ce qui s’est produit a dû se passer il y a bien longtemps, sans nul doute en pleine nuit. Et ce qui advient en ce moment se passe aussi il y a bien longtemps en pleine nuit, n’est pas plus vrai que le rêve de l’ogre et des barreaux qui ne cédaient jamais, sauf qu’aujourd’hui les barreaux sont rompus et que celle dont j’avais peur me tient par la main, sans qu’il y ait de différence entre ce qui me faisait peur autrefois et ce qui est, car, si je dormais vraiment alors, aujourd’hui je dors éveillé, je n’ai plus rien à craindre, ni à attendre, ni à espérer, que ce qui est et ne connaît pas de fin.
Elle veut partir. Partir… De nouveau sa hanche, ce glissement insaisissable comme lorsqu’elle descendit l’escalier du dancing pour s’installer en moi. De nouveau elle parle… « Brusquement, sans raison aucune, il s’est baissé et a troussé ma jupe. » Elle glisse la fourrure autour de son cou. Le petit bonnet noir donne à son visage la valeur d’un camée. La face ronde, pleine, aux pommettes slaves. Comment ai-je pu faire ce rêve, ne l’ayant jamais vue ? Comment pouvais-je savoir qu’elle se lèverait ainsi, toute proche, dans sa
plénitude, le visage éclatant de blancheur, fleuri comme un magnolia ? Je tremble : sa cuisse pleine et ferme m’a frôlé. On dirait même qu’elle est un peu plus grande que moi ; pourtant il n’en est rien. Cela tient à la façon dont elle lève le menton. Elle ne regarde pas où elle va. Elle va sans fin, au-dessus des choses, les yeux grands ouverts sur l’espace, sans passé, sans avenir. Le présent même semble incertain. Son moi paraît l’avoir abandonnée ; son corps fonce devant lui ; le cou, plein et droit, blanc comme la face, plein comme la face. Elle parle toujours, de cette voix basse, rauque. Sans queue ni tête. Ce dont je suis conscient, ce n’est pas du temps ni de la fuite du temps, c’est de l’absence de temps. Il y a dans sa gorge une matrice en miniature branchée sur la vraie, la grande, qui se tient dans le pelvis. Le taxi attend, au bord du trottoir ; elle continue à mâchonner la menue paille cosmologique de l’ego extérieur. J’empoigne le tube acoustique et entre en communication avec le double utérus. Allô, allô, vous êtes là ? Partons ! Continuons, au point où nous en sommes — taxis, bateaux, trains, chaloupes à moteur, plages, punaises, grand-routes, petits chemins, ruines, reliques, vieux monde, nouveau monde, mâle, jetée, grand forceps, trapèze de haut vol, fossé, delta, alligators, crocodiles, et vas-y, parle, parle, parle encore, et puis de nouveau des routes et de la poussière plein les yeux, et de l’arc-en-ciel, des orages, des petits déjeuners, des crèmes, des lotions. Et quand nous connaîtrons toutes les routes, quand il ne restera plus que la poussière sur nos pieds frénétiques, je garderai le souvenir de ton visage plein et large, si blanc, si blanc, et de ta bouche grande aux lèvres fraîches et partagées, de tes dents d’une blancheur de craie, toutes parfaites, et de ce souvenir, rien, pas le moindre
détail, ne saurait changer parce qu’il est, comme tes dents, parfait…
C'est dimanche, le premier dimanche de ma vie nouvelle, et je porte le collier de chien que tu m’as passé autour du cou. Une vie nouvelle s’étend devant moi. Elle commence le jour du grand repos. Je suis couché à la renverse sur une large feuille verte, et dans ton sein je vois exploser le soleil. Quel vacarme, quel fracas ! Quoi ? tout ce dérangement, exprès, à cause de moi ? Si seulement tu avais en toi un million de soleils ! Si seulement je pouvais m’étendre ici pour toujours et jouir de cette fontaine de feu céleste !
Étendu, je balance en suspens au-dessus de la face de la lune. Le monde est plongé dans une transe matricielle : les deux ego, l’intérieur et l’extérieur, sont en équilibre. Tu m’as tant promis de choses que, si jamais je m’en tire, cela ne fera plus la moindre différence. J’ai l’impression de dormir depuis exactement vingt-cinq mille neuf cent soixante ans dans la noire matrice du sexe. L'impression d’avoir dormi, qui sait ? trois cent soixante-cinq années de trop. Mais en tout cas je repose maintenant dans la bonne maison, sens dessus dessous, et ce qui gît derrière moi est bien, ce qui s’étend devant moi est bien. Tu viens à moi déguisée en Vénus, mais tu es Lilith, et je le sais. Toute ma vie est dans la balance ; c’est un luxe, pour une fois, que j’entends savourer. Demain je ferai pencher la balance. Demain, c’en sera fini de l’équilibre ; si jamais je le retrouve, ce sera dans le sang et non dans les astres. Tu as raison de me promettre tant de choses. J’ai besoin que l’on me promette presque tout, tant j’ai vécu longtemps, trop longtemps dans l’ombre du soleil. Je veux de la lumière et de la chasteté — et un feu solaire dans les tripes. Je veux la déception et la désillusion, pour qu’il me soit donné de compléter le sublime triangle
et de ne plus avoir sans cesse à quitter la planète pour voler dans l’espace. Je crois tout ce que tu me dis, mais je sais aussi qu’il en ira différemment dans les faits. À mes yeux, tu es l’astre et la trappe, la pierre qui fera pencher la balance, le juge aux yeux bandés, le vide où tomber, le chemin où marcher, la croix et la flèche. Jusqu’à présent j’ai voyagé dans le sens contraire du soleil ; désormais mon voyage est à double sens, comme lune et soleil. Désormais je m’inscris pour deux sexes, deux hémisphères, deux ciels, tout à la paire. Désormais, les articulations seront doubles, comme mon sexe. Tout événement, tout phénomène sera double. Je serai en quelque sorte un visiteur sur cette terre, je prendrai part à ses bonheurs, et tous ses dons seront à moi : je les emporterai. Je ne servirai pas plus qu’on ne me servira : je chercherai en moi-même la fin de toutes choses.
Je regarde encore au-dehors le soleil — c’est mon premier regard entier. Il est rouge sang, le soleil, et les hommes marchent à la cime des toits. Tout ce qui se situe au-dessus de l’horizon est clair pour moi. On dirait un dimanche de Pâques. La mort se tient derrière moi, comme la naissance. Je vais vivre maintenant parmi les maladies de vivre. Je vais vivre la vie spirituelle du pygmée, la vie secrète du petit homme parmi les solitudes de la jungle. L'intérieur et l’extérieur ont changé de place. L'équilibre n’est plus le but — il faut détruire la balance. Puissé-je t’entendre, une fois encore, me promettre tous ces trésors ensoleillés que tu portes en toi ; puissé-je m’efforcer encore de croire pour un jour, pendant que je repose à ciel ouvert, que le soleil apporte des nouvelles heureuses ; puissé-je pourrir en toute gloire, tandis que le soleil explose dans ton sein. Je crois tous tes mensonges implicitement. Je t’accepte et te prends comme l’incarnation du mal, la dévastation de l’âme, Maharani de l’ombre. Ton ventre d’amour, cloue-le sur le mur, en face de moi, en souvenir de toi. Allons, il faut partir. Demain, demain…
Septembre 1938, Villa Seurat, Paris.