Préface
« Pas de passé, pas d'avenir : le présent me suffit. » Si vous n’avez pas déjà lu ce livre, vous avez de la chance : votre vie va changer. Si vous l’avez déjà lu, votre vie a déjà changé. Très peu de livres ont cet effet-là : Sur la Route, L'Attrape-Cœurs, Demande à la poussière, Tropique du Cancer. Cela fait quatre, et ils sont tous américains. C'est bizarre, la littérature américaine. En Europe, on ne cherche pas à ce que l’écriture soit forcément utile. En Amérique, ils veulent que les romans transforment votre existence. Ils veulent vous attraper par la chemise et vous secouer comme un prunier. Les écrivains américains espèrent toujours que leurs lecteurs vont descendre dans la rue et se mettre à gueuler comme des putois qu’ils sont heureux d’être en vie, ou que leur femme est une salope, ou qu’ils ont soif à en crever.
« Si vivre est la chose suprême, alors je veux vivre, dussé-je devenir cannibale. »
La première fois que j’ai entendu parler du Tropique du Cancer, c’était dans After Hours de Martin Scorsese (1985). Le héros se perd dans la nuit new-yorkaise et rencontre une fille fragile et belle jouée par Rosanna Arquette. Elle est en train de lire ce livre et il tombe amoureux d’elle instantanément. Dans mon souvenir la scène est très romantique : ils sont dans un coffee-shop éclairé au néon et ils citent Henry Miller en battant des cils comme des chats timides.
Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne ont fait scandale à leur publication (en France dans les années 1930, aux États-Unis trente ans plus tard) parce qu’il y a du cul alors que ce sont d’abord de grands livres romantiques. En fait, Henry Miller est un des premiers au monde (après l’anglais D. H. Lawrence) à oser écrire que le sexe est plus fort que la société. Que l’amour peut et doit tout briser (les conventions bourgeoises, les schémas économiques, les carcans sociaux). Qu’un homme amoureux est avant tout un gros obsédé, et que sinon c’est un menteur sans couilles. Mais lui, il ose le dire dans une autobiographie, c’est-à-dire en prenant le maximum de risques ! Il s’expose, s’immole, se sacrifie et ressuscite. Miller est le Christ en moins coincé sexuellement ! Tropique du Cancer est un hymne lyrique à la liberté du corps dans un monde en train de devenir de moins en moins naturel. Un « cauchemar climatisé », écrira-t-il en 1945 à propos de l’Amérique. Aujourd’hui le tableau peint dans Tropique du Capricorne pourrait être élargi à l’ensemble de la planète : « Être civilisé, c’est avoir des besoins compliqués. »
Voici pourquoi il faut lire Henry Miller en 2005 : ces deux livres forment aussi un pamphlet politique. Le plaisir est devenu une dictature mais qui exulte vraiment ? La pornographie a remplacé l’orgasme. On gicle sur des visages en gros plan mais on ne crie pas sa rage de tout foutre en l’air pour vivre comme un insensé. Le XXIe siècle bande mou ! Les gens ne baisent plus ; ils se branlent. Tropique du Cancer, page 42 : « Depuis cent ans ou plus, le monde, notre monde, se meurt. » Tropique du Capricorne, page 389 : « J’ai parcouru les rues de bien des pays au monde ; nulle part je n’ai connu dégradation, humiliation plus grande qu’en Amérique. »
C'est aussi un des plus beaux livres jamais écrits sur Paris, Montparnasse, le Dôme, la Coupole, la rue de Buci, la place Saint-Sulpice, Notre-Dame, la place de Clichy, la Contrescarpe, les Champs-Élysées... Donc dans After Hours, un film qui se passe à New York en 1980, j’ai découvert ce « chant » à la gloire de ma ville en 1930. Simultanément, en 1932, un Français écrivait des choses similaires sur New York : Louis-Ferdinand Céline. Miller l’émigré voit en Paris un havre de joie et de fraîcheur (Céline désapprouverait). Il est heureux dans la Ville lumière parce qu’il nous prend pour des hédonistes sales et décomplexés. Il décrit Paris comme un lieu de plaisir et de liberté où, malgré sa pauvreté (comme Hemingway dix ans auparavant), il respire et se sent exister pour la première fois dans les bras des putes du boulevard Beaumarchais ou de la rue Saint-Denis. « Je n’ai pas d’argent, pas de ressources, pas d’espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. » (Tropique du Cancer) « Je ne servirai pas plus qu’on ne me servira : je chercherai en moi-même la fin de toutes choses. » (Tropique du Capricorne) Dans Tropique du Cancer, il raconte comment il s’est évadé (comme prof d’anglais à Dijon puis vaguement employé dans une maison d’édition américaine à Paris). Dans Tropique du Capricorne, il montre sa prison (enfance à Brooklyn, jusqu’au job de chef du personnel à la Compagnie du télégraphe de New York).
Mais je m’aperçois que je parle très mal de ce chef-d’œuvre bancal, luxuriant, déroutant. C'est comme si l’on me demandait de dire pourquoi j’aime une femme. Je serais probablement incapable de rédiger une préface sur ma fiancée ! Les Tropiques sont deux délires verbaux, parfois grotesquement démodés (le genre « crachat à la face de l’Art, coup de pied dans le cul à Dieu », bourrés de pathos et d’emphase, etc.) et souvent exagérément optimistes ou répétitifs, mais enfin ils contiennent une écriture passionnée dont le souffle et l’énergie absolument torrentiels emportent tout sur leur passage. Au lieu de les baptiser Tropiques, Miller aurait dû les appeler Tsunamis ! Lire les Tropiques, c’est accepter d’être baladé par un fou grandiloquent et mégalomane, un humain génialement torturé, un épicurien contagieux, un révolté jubilatoire et furibond. Le style de Miller saoule comme un vin merveilleux. Ces textes ne se lisent pas, ils se boivent d’un trait ! Et l’on peut les consommer sans modération. Avec, en guise de gueule de bois, le bonheur — ce cadeau empoisonné.
 
Frédéric Beigbeder