Ce fut une aventure extraordinaire, tout le temps qu’elle dura. Mais ce temps ne fut pas long. Un mois plus tard, les Niessen s’installaient dans une autre ville. Je n’ai jamais revu Lola. Mais je pendis son sporran au-dessus de mon lit et lui fis ma prière tous les soirs. Et chaque fois que j’entamais le Czerny, j’avais une érection, de revoir Lola couchée dans l’herbe, Lola avec ses longs cheveux noirs, la brioche sur sa nuque, les gémissements qui s’échappaient de ses lèvres et le jus ruisselant sur son corps. Le piano, pour moi, n’était qu’une façon comme une autre de baiser, interminablement, et par délégation. Il me fallut attendre deux ans pour arriver à nouveau à mes fins, comme on dit, et ce fut loin de valoir Lola, car j’en pris un vieux coup, ce jour-là, et puis ça ne se passa pas dans l’herbe, et ce n’était pas l’été, ça manquait de chaleur, ce ne fut jamais qu’un petit tour de chevaux de bois, pour un dollar d’amour dans une sale petite chambre d’hôtel, la vache essayant de feindre qu’elle jouissait quand elle ne jouissait pas — pas plus que moi de mon bon sens. Et peut-être fut-ce non pas elle qui me donna la chaude-pisse, mais sa copine de la chambre d’à côté qui se vautrait avec mon copain Simmons. Ainsi fut-il, en tout cas — j’eus si vite fait de donner mon tour de manivelle que je me dis qu’après tout je pourrais bien aller voir comment ça se passait du côté de chez Simmons. Or voici : ils y étaient encore, qui en mettaient un coup. C'était une Tchèque, sa fille à lui, pleine de sève ; elle n’était pas dans le métier depuis longtemps, apparemment, et il lui arrivait de s’oublier et d’y prendre plaisir. À la regarder faire, je décidai d’attendre un peu et de la monter à mon tour. Et avant que la semaine se fût écoulée, je suppurais et je me dis que j’étais bon pour les couilles au bleu ou la chtouille, au choix.
Un an plus tard environ, vint mon tour de donner des leçons, et la mère, ainsi va la chance, la mère de la fille à qui j’enseigne le piano est une salope, une roulure et une catin s’il en est. Elle vivait avec un nègre, ainsi que je devais le découvrir plus tard. Apparemment, il n’y avait pas de pine au monde assez grosse pour la satisfaire. Toujours est-il que chaque fois que je prenais congé, elle me retenait sur le pas de la porte et se frottait contre moi. J’avais peur de m’engager, le bruit courait qu’elle avait la vérole à en revendre, mais que diable peut-on faire quand une chienne en chaleur de ce calibre-là se colle le con contre vous et vous fourre sa langue à mi-chemin dans le gosier. Je la baisais debout dans le vestibule, sans trop de mal parce qu’elle ne pesait pas lourd et que je pouvais la soulever dans mes mains comme une poupée. Je la tenais donc ainsi, un soir, quand j’entends tout à coup qu’on pousse une clé dans la serrure ; elle entend elle aussi et se raidit de frayeur. Pas moyen de s’esquiver. Par bonheur, une portière dissimule l’entrée ; je me cache derrière. J’entends son noiraud de mâle l’embrasser et lui dire : Comment qu’ça va, ma poule ? et elle lui dit comme il s’est fait attendre et mieux vaut monter tout de suite, vite, vite parce qu’elle ne peut plus attendre, et tout et tout. Et quand les marches de l’escalier ont fini de gémir, j’ouvre doucement la porte et je gicle dehors, et puis bon Dieu, je suis pris d’une sainte frousse, parce que si ce bougre de lion noir s’aperçoit jamais de la chose, il me coupera la gorge, pas d’erreur. J’interromps donc brutalement les leçons ; mais bientôt c’est la fille qui me poursuit — vient d’avoir seize ans. Est-ce que je ne pourrais pas lui donner ses leçons chez une amie ? Nous reprenons donc les exercices de Czerny depuis le commencement, étincelles et tout et tout. C'est la première fois que je flaire le con frais ; une merveille ; comme le foin nouveau. Et vas-y que je te baise, d’une leçon l'autre ; plus un petit supplément dans l’intervalle. Et puis un jour c’est l’éternelle et triste histoire — elle est prise et que faire ? Il me faut aller trouver un petit Juif pour me sortir de là ; il demande vingt-cinq dollars pour faire son bizeness, et de ma vie je n’ai vu pareille somme. Par-dessus le marché, la fille est mineure. Par-dessus le marché, elle risque une septicémie. Je lui verse un acompte de cinq dollars et je mets les bouts pour quinze jours dans les Adirondacks. Dans les Adirondacks, je fais la connaissance d’une institutrice qui meurt d’envie de prendre des leçons. Re-exercices de vélocité, re-coconneries et rococonneries. Toutes les fois que je touchais au piano, on eût dit que je déclenchais un con.
Y avait-il une soirée ? il fallait que j’apporte avec moi mon conard de rouleau à musique ; pour moi, cela revenait à envelopper mon pénis dans un mouchoir et à me le fourrer sous le bras. En période de vacances, dans une ferme ou à l’auberge, où les connasses étaient toujours en excédent, l’effet produit par la musique était extraordinaire. Les vacances — je les attendais toute l’année, non tant à cause des connasses que parce qu’elles signifiaient fini le boulot. Sitôt débarrassé du harnais, je me changeais en clown. J’avais un tel trop-plein d’énergie que j’avais besoin de bondir hors de ma peau. Je me souviens de ma rencontre avec une fille du nom de Francie, un été, dans les Catskills. Une belle fille, c’était, et lascive, Écossaise aux forts tétons, rangée de dents blanches et bien plantées, éblouissantes. Cela débuta dans la rivière où nous étions allés nous baigner. Nous étions cramponnés au bateau ; un de ses nichons s’était esquivé du maillot. J’aidai l’autre à sortir et fis glisser les bretelles. Elle plongea pudiquement sous le bateau, je la suivis et au moment où elle remontait chercher l’air, je réussis en gigotant et gargouillant à lui retirer son maillot de bain. La voilà donc, flottant comme une sirène, ses gros et forts tétons surnageant et plongeant tour à tour comme d’énormes bouchons tout bouffis. Tel un poisson de la nasse, je me dégageai moi aussi de mon maillot et nous nous mîmes à jouer comme deux dauphins, nous croisant et recroisant sous le bateau. Au bout d’un petit moment, sa copine nous rejoignit à bord d’un canoë. Assez belle fille, blonde, genre fraise, les yeux couleur d’agate, pleine de taches de rousseur. Elle fut plutôt scandalisée de nous trouver à poil tous les deux, mais nous ne fûmes pas longs à la vider de son canoë et à la déshabiller. Sur quoi, nous voilà donc tous trois folâtrant comme de jeunes poulains sous l’eau, sans qu’il fût possible de tirer grand-chose d’elles, tant elles me glissaient entre les doigts comme des anguilles. Quand nous en eûmes notre saoul, nous revînmes en courant à la petite cabine qui se dressait en plein champ comme une guérite abandonnée. Nous avions emporté avec nous nos vêtements et devions nous rhabiller ensemble dans la cahute. Il faisait une chaleur d’orage effroyable et les nuages grossissaient sans cesse. Agnès — la copine — avait hâte de s’habiller. Elle commençait à avoir honte de sa nudité devant nous. Francie, au contraire, semblait parfaitement à son aise. Assise sur le banc, jambes croisées, fumant une cigarette. Quoi qu’il en soit, Agnès était occupée à passer sa combinaison quand il y eut tout à coup un éclair suivi, sur les talons, d’un terrifiant coup de tonnerre. Agnès poussa un cri perçant et laissa choir sa combinaison. Quelques secondes à peine — autre éclair, autre coup de tonnerre, dangereusement près de la cabane. L'air bleuit autour de nous et les mouches se mirent à mordre. Nerveux et la peau pleine de démangeaisons, nous commencions aussi à avoir un peu peur. Agnès surtout, qui redoutait la foudre et craignait plus encore qu’on ne nous trouvât morts, à poil tous les trois. Elle voulait se rhabiller, disait-elle, et courir à la maison. Au moment précis où elle nous lâchait ça, la pluie se mit à tomber à pleins seaux. Pensant que ce n’était qu’une averse, nous restâmes dans la cabine, tout nus, à regarder fumer la rivière par la porte à demi ouverte. On eût dit qu’il pleuvait des quartiers de roc, et les éclairs gambadaient autour de nous sans relâche. Nous avions franchement peur à présent, nous demandant anxieusement que faire. Agnès se tordait les mains et disait à haute voix des prières ; elle ressemblait à une de ces idiotes comme en a peint Georges Grosz, une de ces chiennes chaudes efflanquées, rosaire au cou et belle jaunisse par surcroît. Je crus que nous allions la recevoir inanimée dans les bras, ou peu s’en fallait. Brusquement l’idée me vint, lumineuse, de leur danser une danse de guerre sous la pluie — histoire de les distraire un peu. Je venais de m’élancer et j’allais attaquer ma valse du scalp, quand un trait de foudre zèbre le ciel et fend en deux un arbre, tout près. Je suis pris d’une telle frayeur que j’en perds la tête. Quand j’ai peur, je ris, immanquablement. Et de rire donc ; un de ces rires sauvages, à vous cailler le sang, pendant que les filles, m’entendant, se mettaient à hurler de plus belle. Leurs cris perçants, je ne sais pourquoi, me firent penser aux exercices de vélocité ; ajoutez-y le sentiment de flotter dans le vide, avec l’air tout bleu autour de moi et la douche écossaise de pluie me tambourinant sur le tendre de la peau. Toutes mes sensations se rassemblaient à fleur de peau ; sous l’épiderme, j’étais vide, léger comme une plume, plus léger que l’air, la fumée, le talc, le magnésium ou ce que vous voudrez. Tout à coup me voici devenu Chippewa, en clé de sassafras. Les filles pouvaient bien hurler, tourner de l’œil ou chier dans leur culotte, qu’elles n’avaient pas d’ailleurs, je m’en contre-foutais. La vue de cette folle d’Agnès, rosaire au cou, le bide violet de peur, me donna l’idée d’exécuter une danse sacrilège, d’une main me cueillant les couilles, de l’autre faisant un pied de nez au tonnerre et aux éclairs. La pluie était à la fois bouillante et froide, l’herbe pleine de libellules. Et moi je sautais comme un kangourou, clamant à pleins poumons : « Ô Père, vieux fils de pute bouffé des vers, rentre ta connerie de foudre, sinon Agnès ne croira plus en toi ! M’entends-tu, vieille verge piquée des vers, arrête ton tapin… tu vas faire perdre la boule à Agnès. Hé, toi, là-haut, es-tu sourd, vieux bouc ? » Et dégoisant à jet continu ces absurdes blasphèmes, je décrivais en dansant des cercles autour de la cabane, sautant, bondissant comme une gazelle et poussant les jurons les plus effroyables qu’on puisse imaginer. Plus la foudre claquait, plus haut je sautais ; plus le tonnerre roulait, plus je rugissais comme un lion ; puis je fis le saut périlleux sur les mains, puis me roulai dans l’herbe comme un cabri, mâchai de l’herbe, la recrachai sur les filles, me martelai la poitrine comme un gorille, et pendant tout ce temps-là, je voyais le cahier d’exercices de Czerny sur le piano, la page blanche couverte de dièses et de bémols, et quel foutu con, me disais-je en moi-même, aller s’imaginer que c’est ainsi qu’on apprend à manipuler le clavecin bien tempéré ! Et puis tout à coup l’idée me vint que Czerny était peut-être au paradis à l’heure qu’il était, fort occupé à me regarder de là-haut ; et de cracher en l’air aussi haut que je pouvais et, le tonnerre se reprenant à rouler, de hurler de mon côté, de toutes mes forces : « Hé, toi là-haut, vieille vache de Czerny, oui toi, que la foudre te torde et t’emporte les couilles… toi et ta queue crochue, puisses-tu l’avaler et en crever… m’entends-tu, vieille verge folle ? »
Mais en dépit de toute la bravoure que je mettais dans mes efforts, Agnès délirait de plus en plus. Elle était irlandaise, catholique et donc sotte ; jamais elle n’avait entendu personne s’adresser à Dieu en ces termes. Brusquement, et comme ma danse m’avait conduit derrière la cabine, elle se mit à filer comme une flèche en direction de la rivière. J’entendis Francie qui criait : « Arrêtez-la ! Elle va se noyer ! Arrêtez-la ! » Je m’élançai derrière elle, pendant qu’il continuait à pleuvoir des fourches, lui hurlant de revenir, mais elle poursuivait sa course, comme possédée du diable, et parvenue au bord de l’eau, plongea droit dans le jus, se dirigeant à la nage vers la barque. Je me jetai à l’eau à mon tour et comme nous venions d’atteindre le bord de la barque, que je craignais de voir chavirer, je parvins à la saisir par la taille d’une main et me mis à lui parler calmement, doucement, comme à un enfant. « Lâchez-moi, criait-elle, vous n’êtes qu’un athée ! » Jésus, Marie, Joseph, une brise m’eût renversé, tant je fus ahuri par ces paroles. Ainsi donc, c’était cela ? Tout ce déploiement d’hystérie parce que j’insultais le Seigneur tout-puissant. J’eus envie de lui pocher l’œil pour lui rendre son bon sens. Mais nous n’avions pas pied, où nous étions, et j’eus peur qu’elle ne se livrât à un acte de folie, tel que de nous basculer la barque sur le crâne, si je la traitais sans ménagement. Je feignis donc d’être absolument navré — non, ce que j’en avais dit n’était pas sérieux, moi-même j’avais été pris d’une sainte frousse, et patati et patata, et tout en lui parlant ainsi, gentiment, doucement, je laissai couler ma main, de la taille jusqu’au cul, que je caressai bien gentiment. Elle n’attendait que ça. Elle me racontait en pleurnichant qu’elle était bonne catholique et qu’elle faisait tout son possible pour ne pas pécher, et peut-être bien, après tout, qu’elle croyait tant à ses histoires qu’elle ne se rendait pas compte de ce que moi je faisais, mais tout de même, quand je lui eus fourré la main dans la fourche en lui disant tout ce qui pouvait me passer par la tête de plus beau sur Dieu, l’amour, et la messe et confesse et autre torche-cul, elle dut sentir que quelque chose se passait, parce que j’avais trois bons doigts en dedans d’elle, qui se démenaient comme bobines saoules. « Passez les bras autour de moi, Agnès, lui dis-je doucement, retirant ma main et l’attirant de façon à fourrer mes jambes entre les siennes. Là, c’est ça… doucement… ce sera bientôt fini. » Et sans cesser de parler de l’église, du confessionnal, de Dieu, de l’amour et de toute la sainte pagaille, je m’arrangeai pour entrer. « Vous êtes très bon pour moi, me dit-elle, comme si elle n’avait pas su que je l’enfilais, et je suis navrée de m’être conduite comme une idiote. — Je sais, Agnès, disais-je, n’en parlons plus… tenez-moi plus fort… voilà c’est ça. — J’ai peur que le bateau ne se mette à chavirer, me dit-elle, faisant de son mieux pour maintenir ses fesses en bonne posture, en pagayant de la main droite. — Bien, regagnons la rive, lui dis-je, et me mets en devoir de me retirer. — Oh, oh, ne me lâchez pas, dit-elle, me serrant plus fort, ne me lâchez pas, je vais me noyer. » À ce moment-là, Francie arrive en courant au bord de l’eau. « Dépêchez-vous, me dit Agnès, dépêchez-vous… je vais me noyer. »
Francie était une brave fille, il faut bien le dire. Elle n’avait certes rien d’une catholique et si elle avait une morale, celle-ci devait être d’ordre reptilien. C'était le genre de fille née pour se faire foutre. Elle n’avait pas de but dans la vie, pas de vastes désirs, n’était pas jalouse, ne nourrissait aucun grief, était toujours d’excellente humeur et ne manquait pas d’intelligence. Souvent le soir, quand nous étions assis sous le porche, dans le noir, à bavarder avec nos hôtes, elle venait s’asseoir sur mes genoux, nue sous sa robe, et je l’enfilais de la sorte, sans qu’elle cessât pour cela de rire et de converser. Je crois qu’elle ne se serait pas gênée devant le Saint-Père lui-même, si elle en avait eu l’occasion. De retour en ville, quand je lui rendis visite, elle joua exactement la même comédie sous le nez de sa mère qui avait, par bonheur, la vue fort basse. Si nous allions au bal et qu’il lui arrivât d’avoir trop chaud aux fesses, elle m’entraînait jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche, et la drôlesse tenait le crachoir à quelqu’un, Agnès par exemple, tout en faisant le truc. Elle avait l’air de prendre un plaisir tout particulier à faire ça à la barbe des gens ; elle disait que moins on y pensait plus c’était amusant. Dans le métro, aux heures d’affluence, au retour de la plage par exemple, elle tournait sa robe presque sens devant derrière, de façon que l’ouverture fût au milieu, puis me prenait la main et la fourrait entre ses jambes. Si le compartiment était bourré à craquer, et que nous fussions emboîtés l’un dans l’autre, dans un coin, en sécurité, elle me sortait la verge de la braguette et la tenait à deux mains comme un oiseau. Parfois, elle s’amusait à y pendre son sac à main, comme pour prouver qu’on ne courait aucun risque. Elle avait un autre trait distinctif : elle ne prétendait nullement que je fusse le seul et unique bénéficiaire de ses faveurs. Je ne sais si elle me disait tout, elle m’en disait beaucoup en tout cas. Elle me déballait ses petites histoires en riant, tout en grimpant sur moi, pendant que je l’enfilais ou au moment précis où je déchargeais. Elle me racontait comment ils s’y prenaient, s’ils l’avaient gros ou petit, ce qu’ils lui disaient quand ils s’excitaient et ainsi de suite, me fournissant tous les détails imaginables, comme si je m’étais destiné à écrire un manuel sur le sujet. Elle semblait dépourvue de tout sens du sacré, tant pour ce qui était de son corps que de ses sentiments, de tout ce qui avait trait à elle. « Francie, sacrée conarde, lui disais-je, tu as une morale de clovisse. — Mais tu m’aimes comme je suis, non ? me répondait-elle. Les hommes aiment baiser, les femmes se faire baiser. Ça ne fait de mal à personne, pas plus que ça ne signifie qu’on doit être amoureux de tous ceux qui vous baisent, non ? Ça ne me dirait rien, d’être amoureuse ; ça ne doit pas être drôle de se faire baiser tout le temps par le même type, tu ne crois pas ? Écoute, si tu ne devais baiser personne d’autre que moi, tu te lasserais très vite, pas vrai ? Parfois je trouve ça très bien, de se faire baiser par quelqu’un qu’on ne connaît pas du tout. Oui, je crois qu’il n’y a rien de mieux, aj outait-elle, on évite les complications ; pas question de numéro de téléphone, de lettres d’amour, pas d’histoires, quoi ? Dis-moi, tu crois que c’est très mal ? Une fois, j’ai voulu me faire baiser par mon frère ; tu le connais, une vraie poule mouillée, il fait peine à tout le monde. Je ne me rappelle plus exactement comment c’est venu, mais en tout cas nous étions restés seuls à la maison et je me sentais pleine de passion ce jour-là. Il était venu dans ma chambre me demander quelque chose. J’étais couchée, les jambes à l’air, rêvant de ça et dévorée d’envie ; quand je l’ai vu entrer, ça m’était bien égal que ce fût mon frère, j’ai pensé que c’était un homme comme un autre ; je ne bougeai pas, les jambes à l’air, et je lui ai dit que je ne me sentais pas bien, que j’avais mal au ventre. Il voulait courir me chercher un remède tout de suite, mais je lui ai dit : “Non, frotte-moi seulement un peu le ventre, ça me fera du bien.” J’ai défait mon corsage à la taille pour qu’il me frictionne la peau nue. Il essayait de regarder le mur… la grosse bête, et je te frictionne comme si j’avais été un morceau de bois. “Pas là, grosse brute, lui disais-je. Plus bas… de quoi as-tu peur ?” et je feignais de souffrir le diable. En fin de compte, il m’a touchée par hasard. "Là ! oui là ! je lui ai crié. Oh ! frotte, ça me fait tant de bien !” Sais-tu que le gros benêt m’a massée pendant cinq bonnes minutes avant de s’apercevoir que tout ça n’était qu’un jeu ? J’étais si exaspérée que je lui ai dit de s’en aller au diable et de me laisser tranquille. “Espèce d’eunuque”, lui ai-je crié ; mais il était si bêta que je ne crois pas qu’il savait ce que ça voulait dire, eunuque. » Elle rit, au souvenir de l’imbécillité de son frère. Il y avait de fortes chances qu’il fût encore puceau, me dit-elle. Qu’est-ce que je pensais de sa petite histoire, est-ce que c’était très mal ? Naturellement elle savait que je n’en penserais rien de tel. « Écoute, Francie, lui dis-je, as-tu jamais raconté cette histoire au cogne avec lequel tu fraies ? » Non, elle ne croyait pas l’avoir racontée. « Je m’en doute, lui dis-je. Tu prendrais une rossée à ne plus pouvoir pisser, si jamais il apprenait ça. — Ce ne serait pas la première fois qu’il me dérouillerait, me répondit-elle vivement. — Quoi ! m’écriai-je. Tu te laisses battre par lui ? — Il ne me demande pas mon avis, me dit-elle, mais tu le connais, tu sais bien qu’il a le sang vif. Je ne permets à personne d’autre qu’à lui de me battre, mais de sa part, je ne sais pourquoi ça m’est assez égal. Il y a des fois où ça me fait du bien en dedans de moi… au fond peut-être qu’une femme a besoin d’une raclée, de temps à autre. Ça ne fait pas si mal que ça, quand on aime bien le type. Et puis après qu’il m’a battue, il est si doux, si gentil — je me fais presque honte… »
Ce n’est pas si souvent qu’on rencontre une connasse qui reconnaisse ce genre de choses, je veux dire : une connasse modèle courant, pas une morue. Tenez, prenez le cas de Trix Miranda, par exemple, et de sa sœur, Mme Costello. Deux volatiles qui faisaient la paire. Trix, qui frayait avec mon copain MacGregor, faisait semblant devant sa sœur, avec qui elle vivait, de n’avoir pas de rapports avec lui. Quant à la sœur, elle racontait à qui voulait l’entendre qu’elle était frigide, qu’il lui était impossible d’avoir des rapports avec un homme, le voulût-elle, parce qu’elle était « bâtie trop étroite ». Et pendant ce temps, mon copain MacGregor se les envoyait l’une et l’autre, les deux dindes, et toutes deux le savaient — mais continuaient à se mentir. Pourquoi ? Je n’arrivais pas à le comprendre. La catin de Costello était hystérique ; chaque fois qu’elle flairait que la balance des coucheries était à son débit, elle simulait une crise d’épilepsie. Et de lui envoyer des serviettes mouillées par la figure, de lui tapoter les mains, de lui découvrir le sein, de lui masser les cuisses et pour finir de la hisser jusqu’au premier étage et de la fourrer au lit où mon copain MacGregor s’occupait d’elle, dès qu’il avait fini de bercer l’autre. Parfois, les deux sœurs se couchaient ensemble, l’après-midi, histoire de faire un somme ; si MacGregor était dans les parages, il montait s’étendre entre les deux. Ainsi qu’il me l’expliquait en riant, le truc était simple : il faisait semblant de dormir. Il restait là, couché, respirant fort, ouvrant un œil, puis l’autre, pour voir laquelle s’assoupissait pour de bon. Dès qu’il s’était assuré que l’une d’elles dormait vraiment, il attaquait l’autre. Dans ce genre de circonstances, il semblait qu’il préférât l’hystérique Mme Costello, qui ne voyait guère son mari qu’en visite, une fois tous les six mois. Plus le risque était grand, plus c’était excitant, disait-il. Si c’était avec l’autre sœur, Trix, qu’il était censé courtiser, il lui fallait prétendre que ce serait effroyable si l’autre venait à les surprendre, en même temps que, m’avouait-il, il espérait toujours que l’autre se réveillerait et les prendrait sur le fait. Mais la sœur mariée, celle qui était « bâtie trop étroite », comme elle disait, était une vicieuse, sans compter qu’elle n’avait pas la conscience tranquille vis-à-vis de sa frangine, et si jamais celle-ci l’avait surprise en plein feu il est probable qu’elle aurait prétendu qu’elle avait sa crise et ne savait pas ce qu’elle faisait. Rien au monde ne lui aurait fait admettre qu’elle se permettait la fantaisie et le plaisir de se faire baiser par un homme.
Je la connaissais bien : je lui avais donné des leçons pendant quelque temps, et je faisais de mon mieux pour la forcer à avouer qu’elle avait un con normal et que de se faire baiser un bon coup de temps à autre ne lui ferait pas de mal, tant s’en faudrait. Je lui racontais des histoires abracadabrantes, qui, en vérité, n’étaient que le récit à peine déguisé de ses propres aventures ; peine perdue. J’allai même un jour — avouez que c’est le comble — jusqu’à obtenir d’elle qu’elle me laissât y mettre le doigt. Pour le coup, affaire réglée, pensai-je. Elle était sèche, il est vrai, et un peu étroite, mais je mis cela sur le compte de l’hystérie. Mais que dites-vous d’une conarde qui vous laisse aller jusque-là et qui a ensuite le front de vous dire, en rabattant violemment ses jupes : « Vous voyez bien ; quand je vous disais que je ne suis pas faite comme tout le monde !
— Je ne vois rien de la sorte, m’exclamai-je, furieux. De quoi croyez-vous que je vais me servir, d’un microscope ?
— J’aime cela, me dit-elle, feignant de monter sur ses grands chevaux. J’aime cette façon de me parler !
— Vous savez parfaitement que vous mentez, repris-je. Pourquoi mentez-vous ainsi ? Ne trouvez-vous pas qu’il n’est rien de plus normal que d’avoir un con et de s’en servir de temps en temps ? Qu'attendez-vous ? Qu’il sèche sur vous comme un pruneau ?
— Quel langage ! s’écria-t-elle, se mordant la lèvre inférieure et rougissant comme une betterave. Moi qui vous avais toujours pris pour un gentleman.
— Ma foi, répliquai-je, vous, en tout cas, vous n’avez rien d’une grande dame, parce que même les grandes dames consentent à se faire baiser de temps à autre, et puis les grandes dames n’invitent jamais les gentlemen à leur enfiler le doigt où je pense pour voir comment elles sont bâties.
— Je ne vous ai jamais demandé de me toucher, me dit-elle. Comment pourrait-il me venir à l’idée de vous demander de porter la main sur moi, sur ce que j’ai de plus intime en tout cas ?
— Sans doute pensiez-vous que j’allais vous curer les oreilles, alors ?
— Je vous ai pris pour le docteur sur le moment, c’est tout ce que je peux dire, répliqua-t-elle sèchement, s’efforçant de me glacer.
— Écoutez, lui dis-je, décidant de risquer le tout pour le tout, faisons semblant que toute cette histoire n’est qu’une méprise, que rien ne s’est passé, absolument rien. Je vous connais trop bien pour avoir l’idée de vous faire un affront. Loin de moi ce genre de pensée en ce qui vous concerne — non, vrai, le diable m’emporte. J’étais justement en train de me demander si vous n’aviez pas raison, si peut-être vous n’êtes pas bâtie un peu trop étroite comme vous dites. Vous me comprenez sûrement : c’est allé si vite que je ne saurais dire ce que j’ai senti exactement… je ne crois même pas y avoir mis le doigt. J’ai dû toucher le bord extérieur, à peine, ce doit être tout. Écoutez, venez vous asseoir ici, sur le divan… soyons amis. » Je l’attirai et la fis s’asseoir près de moi — elle fondait visiblement –, lui passai le bras autour de la taille, comme pour la consoler plus tendrement. « Vous avez toujours été ainsi ? » lui demandai-je innocemment. L'instant d’après, j’éclatai de rire, me rendant compte de l’idiotie de ma question. Elle baissa la tête pudiquement, comme si nous abordions là un sujet tragique et dont il ne fallait pas parler. « Écoutez, peut-être que si vous vous asseyiez sur mes genoux… » et je la hissai doucement sur lesdits genoux, glissant en même temps délicatement la main sous sa robe pour la poser ensuite légèrement sur son genou à elle… « Peut-être que si vous demeuriez assise comme ça un moment, vous vous sentiriez mieux… là, c’est ça, pelotonnez-vous contre moi… vous sentez-vous mieux ? » Elle ne me répondit pas, mais ne résista pas non plus ; se laissa aller mollement en arrière et ferma les yeux. Peu à peu, très doucement, sans rien brusquer, ma main remonta le long de sa jambe, pendant que je continuais à lui parler d’une voix basse et calmante. Quand mes doigts atteignirent la fente entre ses jambes, et séparèrent les petites lèvres, elle était aussi moite qu’une lavette à vaisselle. Je la massai doucement, élargissant de plus en plus l’ouverture et lui racontant toujours ma petite histoire télépathique sur les femmes qui se trompent parfois sur leur vraie nature, et sur la façon dont il arrive qu’elles se croient trop étroites quand elles sont en fait très normales ; et plus je faisais durer le plaisir, plus le fruit devenait juteux et plus elle s’ouvrait. J’avais déjà introduit quatre doigts, qu’il y avait place encore pour d’autres si j’avais voulu. Elle avait un con énorme et qui avait été dûment ramoné, je pouvais sentir cela. Je la regardai pour voir si elle fermait toujours les yeux. Elle avait la bouche ouverte et haletait un peu, mais elle gardait les yeux obstinément clos, comme si elle prétendait en elle-même que tout cela n’était qu’un rêve. Je pouvais y aller à présent, la molester — plus de danger qu’elle protestât. Avec un tant soit peu de méchanceté peut-être, je la houspillai sans qu’il en fût besoin, rien que pour voir si elle entrait dans le jeu. Elle était aussi molle qu’un oreiller de plume ; même lorsqu’elle heurta de la tête l’accoudoir du sofa, elle ne montra pas le moindre signe d’irritation. On eût dit qu’elle s’était anesthésiée elle-même pour mieux se faire foutre gratuitement. Je la déshabillai entièrement et jetai ses vêtements sur le plancher. Après l’avoir quelque peu travaillée sur le sofa, je me retirai et la couchai par terre, sur ses vêtements, et puis j’y revins et elle me le serrait de toutes ses forces, usant de cette valve aspirante dont elle se servait avec infiniment d’habileté, tout en continuant à feindre d’être dans le coma.
Il me paraît étrange que la musique ait toujours tourné ainsi pour moi au sexe. Le soir, si j’allais faire un tour seul, j’étais sûr de lever mon gibier — bonne d’enfants, fille sortant du dancing, vendeuse, n'importe : un jupon en tout cas. Si j’accompagnais mon copain MacGregor en voiture (« Rien qu’une petite virée sur la plage », me disait-il), je me retrouvais vers les minuit assis dans quelque étrange salon, au fond d’un non moins étrange quartier, une fille sur les genoux — le genre de fille dont je n’avais que faire d’ordinaire, car MacGregor était encore moins difficile que moi.
Souvent, au moment de monter en voiture, je lui disais : « Écoutez, pas de conneries, ce soir, hein ? » Et lui de répondre : « Bon Dieu, non, j’en ai trop marre… une virée, quoi, rien qu’une petite virée… pourquoi pas Sheepshead Bay, quoi ? » Nous n’avions pas fait un kilomètre qu’il s’arrêtait net en bordure de la route et me poussant du coude. « Reluquez ça, me disait-il, montrant du doigt une fille qui flânait sur le trottoir. Bon Dieu, quelle paire de jambes ! » Ou encore : « Écoutez, si nous l’emmenions, hein, qu’en dites-vous ? Elle a peut-être une copine quelque part. » Et sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche, il la hélait, lui débitait son boniment, le même toujours, quelle que fût la fille. Et neuf fois sur dix la fille acceptait. Elle n’était pas depuis longtemps à bord que, la palpant de sa main libre, il lui demandait si elle ne pouvait pas dégotter une copine pour nous tenir compagnie. Si elle faisait des histoires, si elle répugnait à se laisser tripoter sans autre préambule, alors : « C'est bon, fous le camp, grouille… on n’a rien à foutre de filles comme toi ; perte de temps ! » Sur quoi, ralentissait et la vidait. « Qu'est-ce que vous voulez que nous fassions de ce genre de connasse-là, Henry, quoi ? » Et de glousser doucement : « Patience, je vous promets du beau gibier avant la fin de la soirée. » Et si je lui rappelais que nous avions juré de n’y pas goûter pour une nuit : « Bon, bon, comme vous voudrez… Je me disais seulement que la soirée serait plus agréable pour vous. » Et puis les freins grinçaient soudain et je l’entendais héler une silhouette soyeuse qui se dessinait dans le noir : « Allô, petite sœur, qu’est-ce qu’on fabrique, on prend l’air, quoi ? » Cette fois, peut-être le gibier valait-il le coup ; ce pouvait être une de ces sacrées petites catins qui n’ont rien de mieux à faire dans la vie que de trousser leurs jupes et de vous le servir chaud dans la main. Peut-être n’aurions-nous même pas à lui payer un verre ; rien qu’à stopper quelque part, dans un petit chemin, et à y aller, chacun notre tour, dans la voiture. Et si nous avions affaire à une tête de linotte, ce qui était en général le cas, il ne se souciait même pas de la reconduire. « Ça n’est pas notre chemin, disait-il, le fumier. Tu ferais mieux de descendre là », et sur ce, d’ouvrir la portière, et hop ! fini, n’en parlons plus. Ensuite sa première pensée, c’était, naturellement : pourvu qu’elle soit saine ! Cela l’occupait pendant toute la durée du retour. « Bon Dieu, nous devrions être plus prudents, quoi ? me disait-il. On n’est jamais sûr, quand on s’y prend comme ça. Depuis la dernière — vous savez, celle que nous avons levée sur l’avenue — ça me démange en diable. C'est peut-être les nerfs, quoi ?… J’y pense trop. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on ne se contente pas de coller à une seule connasse ; pas vous Henry, quoi ? Prenez Trix, par exemple ; c’est une brave gosse, vous le savez. Et je l’aime bien en un sens ; pourtant… Merde, à quoi bon parler de ça ? Vous me connaissez, je suis un glouton. Et plus ça va, pire c’est, vous savez ; au point que parfois, sur le chemin d’un rendez-vous — et pas avec n’importe qui, non, avec une fille que j’ai vraiment envie de baiser, et tout est prêt, au poil — je disais donc, oui, parfois je roule vers un rendez-vous et pan ! dans le coin de l’œil, j’attrape une paire de jambes qui traverse la rue, et avant que j’aie le temps de m’en rendre compte, la fille est à côté de moi, et au diable le rendez-vous. J’ai le mal du con, ça doit être ça… qu’en pensez-vous, quoi ? Non, ne dites rien, s’empressait-il d’ajouter. Je vous connais, ’spèce de vache… je suis tranquille que vous me diriez le pire. » Un temps, puis : « Vous êtes un drôle de type, quoi ? Jamais je ne vous ai vu dire non, mais de façon ou d’autre vous avez tout le temps l’air de vous en foutre. Parfois, c’est frappant : on dirait que ça ou autre chose, ça vous est complètement égal. Et régulier avec ça, posé, vachement sérieux, monogame, à peu de chose près, quoi ? Comment vous pouvez tenir le coup si longtemps avec la même, ça, ça me dépasse. Est-ce qu’elles ne vous barbent pas à la fin ? Bon Dieu, je sais tellement d’avance ce qu’elles vont me sortir. Je me sens quelquefois des envies de leur dire… vous savez, quoi, de leur glisser une brise : “Écoute, ma p’tite, pas un mot, tu entends… sors-le-moi et puis ouvre bien les jambes, c’est tout ce que je te demande.” (Il riait de bon cœur.) Vous voyez d’ici la tête de Trix, si je lui sortais ce petit couplet ? Je vais vous dire, une fois j’ai bien failli le faire. J’ai gardé mon pardessus et mon chapeau. Elle en était malade ! Le pardessus encore, ça lui était égal ; mais le chapeau ! Je lui ai raconté que j’avais peur des courants d’air… de la blague, bien sûr. La vérité, c’est que j’avais une telle hâte de filer que je m’étais dit qu’en gardant mon chapeau ce serait plus vite fait. Va te faire fiche : j’ai dû passer la nuit. Elle faisait tant d’histoires que je n’arrivais plus à la calmer… Et encore, ça ce n’est rien. Une autre fois, j’avais levé une Irlandaise, une vraie carne, et saoule avec ça, pleine d’idées bizarres. Tout d’abord, elle ne voulait rien savoir pour se mettre au lit… elle aimait faire ça sur la table. Vous comprenez, ça peut aller une fois de temps à autre, mais si ça se répète, ça vous crève. Un soir donc — je devais être un peu noir, j’imagine — non, je lui dis, rien à faire, ’spèce de vache saoule… au lit, ce soir, au lit, j’en ai marre de la table ; je veux baiser pour de bon — dans le lit. Savez-vous qu’il m’a fallu discuter le coup avec la catin pendant près d’une heure, avant de la convaincre de se mettre au lit avec moi, et encore ! sous réserve que je garderais mon chapeau sur le crâne. Non mais, dites : vous me voyez grimpant sur cette vache, chapeau sur le crâne, quoi ? Et savez-vous pourquoi ? Elle m’a dit que ça avait meilleur genre. Vous vous rendez compte de l’esprit qu’il y avait dans ce con ? Je me dégoûtais, de frayer avec elle. J’étais toujours saoul quand j’y allais, c’était déjà ça. Il me fallait faire d’abord le plein, à en perdre le marcher et le voir — comme ça m’arrive parfois, vous savez… »
Je ne le savais que trop. C'était un de mes plus vieux amis et l’un des plus mauvais coucheurs que j’aie jamais connus. Têtu ne suffit pas pour le peindre. Un vrai mulet, une tête de cochon d’Écossais. Et le vieux, pis encore. Quand ils se mettaient en colère l’un et l’autre, la scène valait la peine. Le vieux dansait, dansait littéralement de rage. Et si la vieille s’en mêlait, elle n’y coupait pas de son œil au beurre noir. À intervalles réguliers, ses parents le mettaient à la porte. Il partait donc, avec armes et bagages, meubles et tout, piano inclus. Au bout d’un ou deux mois, il revenait — parce que les vieux ne pouvaient s’empêcher de l’aimer bien. Et puis une nuit il rentrait saoul, avec une femme qu’il avait levée Dieu sait où, et la bagarre recommençait. Je crois qu’ils lui reprochaient moins les filles qu’il ramenait et gardait toute la nuit, que le toupet qu’il avait de demander à sa mère de leur servir le petit déjeuner au lit. Si la mère lui faisait une scène et tentait de l’envoyer promener, il lui clouait le bec en lui disant : « Qu'est-ce que tu viens me conter là ? Jamais tu ne te serais mariée si tu ne t’étais laissé prendre ! » La vieille dame se tordait les mains. « Quel fils ! Quel fils ! Mon Dieu, qu’ai-je fait pour mériter cela ? » À quoi, il rétorquait : « Bon, bon, ça va ! Vieux pruneau ! » Sa sœur, très souvent, montait pour essayer d’arranger les choses. « Bon Dieu, Wallie, lui disait-elle, je n’ai pas à me mêler de tes affaires, mais tu pourrais parler plus respectueusement à ta mère. » Sur quoi MacGregor la forçait à s’asseoir sur le lit, cherchant à l’amadouer et à la persuader de leur monter le petit déjeuner. Il devait, en général, demander à sa compagne de lui rappeler son nom pour la présenter à sa sœur. « Ce n’est pas une mauvaise gosse, disait-il, faisant allusion à la sœur. La seule de la famille qui soit à peu près… Allons, allons, frangine, apporte-nous quelque chose à croûter, quoi ? Des œufs au bacon, quoi ? Dis-moi, le vieux est-il par là ? De quelle humeur est-il aujourd’hui ? Je voudrais le taper de quelques dollars. Tâche de lui soutirer ça, quoi ? Je te ferai un beau cadeau à Noël. » Et puis, comme si l’affaire était dans le sac, il rejetait les couvertures, histoire de montrer la donzelle qui lui tenait compagnie. « Reluque-moi ça, frangine, une beauté, quoi ? Reluque-moi ces jambes ! Écoute, tu devrais te débrouiller pour te trouver un mâle… tu pâtis. Patsy, tiens, je te parie qu’elle n’a pas besoin de mendier, elle ; pas vrai, Patsy ? » Et d’appliquer une tape sonore sur le croupion de Patsy. « Et maintenant, grouille, frangine, je veux du café… et surtout, n’oublie pas : le bacon, j’aime qu’il craque sous la dent ! Et pas la qualité inférieure, quoi ? Prends ce qu’il y a de mieux. Et grouille-toi ! »
Ce que j’aimais en lui c’étaient ses points faibles : comme tous ceux qui font profession de volonté, il était, intérieurement, mou comme une chique. Il n’était rien à quoi il ne fût prêt — par faiblesse. Il était toujours débordé, et ne faisait jamais rien en réalité. Et toujours acharné, travaillant sans relâche à se cultiver l’esprit. Par exemple : il empoignait le grand dictionnaire, en arrachait chaque jour une page, qu’il lisait religieusement durant le trajet aller et retour de son bureau. Il était bourré de faits, et plus ils étaient absurdes et hors de propos, plus vif le plaisir qu’il en tirait. Il semblait n’avoir qu’une idée : prouver à tout venant que la vie est une farce, que le jeu ne vaut pas la chandelle, qu’une chose annulait l’autre, et ainsi de suite. Il avait été élevé rive nord, pas très loin du quartier où j’avais moi-même passé mon enfance. Et c’était bien un produit de la rive nord ; c’était en partie pourquoi je l’aimais. Sa façon de parler en coin, par exemple, l’air vache qu’il se donnait en s’adressant aux flics, la manière qu’il avait de cracher son dégoût, le genre particulier de jurons qu’il employait, sa sentimentalité, son horizon borné, sa passion pour les jeux de pronostics et de dés, les nuits qu’il passait à conter des sornettes, son mépris pour les riches, ses accointances avec les politiciens, la curiosité qu’il portait aux choses sans intérêt, son respect pour l’érudition, la fascination qu’exerçaient sur lui le dancing, le « burlesque », les bars, son goût des voyages qui se passait en paroles et ne l’empêchait nullement de ne jamais bouger de la ville, sa façon de se donner pour idole n’importe qui pourvu qu’on fît preuve de « cran », mille et un petits traits, mille et une singularités de ce genre me le rendaient cher, parce que c’étaient précisément de telles idiosyncrasies qui caractérisaient le milieu que j’avais connu durant mon enfance. Mon quartier, eût-on dit, ne se composait que de ratés adorables. Les adultes s’y conduisaient comme des gosses, et les gosses étaient incorrigibles. Personne ne pouvait s’élever trop haut au-dessus du voisin : l’imprudent se fût fait lyncher. Il était rare et surprenant que quelqu’un devînt médecin ou avocat. Sinon il lui fallait demeurer bon garçon, feindre de parler comme tout le monde, et voter démocrate. Écouter MacGregor parler à ses potes de Platon ou de Nietzsche, par exemple, était quelque chose d’inoubliable. Tout d’abord, ne fût-ce que pour avoir la permission d’aborder de tels sujets devant ses compagnons, il lui fallait prétendre que ce n’était que par le plus grand des hasards qu’il était tombé sur ces noms ; ou alors il se mettait à raconter qu’un soir, au fond d’un bar, il avait fait la connaissance d’un saoulard passionnant et que le bougre lui avait parlé de ces deux bonzes, vous savez ? Nietzsche et Platon. Il allait jusqu’à faire semblant d’ignorer la prononciation exacte de leur nom. « Pas trop bête, après tout, ce bougre de Platon, disait-il en forme d’excuse. Il avait une ou deux bonnes idées dans le ciboulot, Platon, oui, m’sieur, parfaitement, môssieu. Il ferait beau voir un de ces politiciens à la noix comme y en a tant à Washington, croiser les cornes avec un type comme ce Platon. » Et de poursuivre, expliquant à ses copains de jeu, dans son langage libre et réaliste, le genre de phénomène, la sorte d’as qu’était Platon en son temps et quelle était sa dimension par rapport à d’autres types d’autres temps. Bien sûr, ce devait être un eunuque, ajoutait-il, histoire de verser un peu d’eau froide sur tant d’érudition. « En ce temps-là, expliquait-il lestement, les grands types, les philosophes, se faisaient souvent couper les noisettes — parfaitement, môssieu — pour éviter la tentation. Quant à l’autre, Nietzsche, celui-là c’était un cas, un vrai, bon pour le cabanon. On suppose qu’il était amoureux de sa sœur. Tu piges le genre ? hypersensible. Ne pouvait vivre que dans un climat spécial, à Nice, je crois que c’était. » En règle générale, lui, MacGregor, ne tenait pas en estime particulière les Allemands, mais ce type, Nietzsche, était une exception. En fait, il ne pouvait pas souffrir les Allemands, ce Nietzsche. Se prétendait polonais, ou quelque chose dans ce goût-là. Il les avait drôlement pigés, les Allemands, soit dit en passant. Disait qu’ils étaient lourds et grossiers, et bon Dieu, il savait de quoi il parlait. De toute façon, il les avait drôlement démasqués. « Un tas de merde, qu’il disait qu’ils étaient, pour être bref, et bon Dieu, n’avait pas tort, quoi ? Vous avez vu la façon qu’ils ont, ces vaches-là, de tourner queue, quand on leur flanque une bonne dose de leur remède favori ? Écoutez, je connais un mec qu’a nettoyé un nid entier de cette race de vipères du côté de l’Argonne — ils sont si dégueulasses, qu’il m’a dit qu’ils sont, qu’on n’a même pas envie de leur chier dessus. Même pas voulu gaspiller une seule balle sur ces fumiers, qu’il m’a dit ; je leur ai ramolli le crâne à coups de trique. J’ai oublié le nom du type, mais il m’a raconté qu’il en a vu de toutes les couleurs en quelques mois, là-bas. M’a dit que de toute cette connerie, il ne s’était jamais autant marré que le jour où il avait zigouillé son major. Il ne lui en voulait pas particulièrement, non, sa gueule ne lui revenait pas, c’était tout. Sa gueule et sa façon de donner des ordres. La plupart des officiers qu’ont été tués se sont fait avoir dans le dos, qu’il m’a dit. L'ont pas volé, les vieilles verges ! C'est un type de la rive nord. Doit tenir à présent une salle de jeu près du marché Wallabout. Brave type, calme, qui ne se mêle que de ses affaires. Mais dès qu’on lui parle de la guerre, il voit rouge. Dit qu’il assassinerait le président si on devait recommencer à se battre. Oui, m’sieur, et le ferait, parole… Et puis merde, suffit ; de quoi je voulais vous parler ? Ah, de Platon. Ah oui… »
Quand tout le monde était parti, il changeait brusquement de ton : « Vous ne croyez pas à cette façon de jacter, quoi ? » disait-il. Je devais bien convenir que non. « Vous avez tort, poursuivait-il. Faut se mettre à la portée des gens et ne pas perdre le contact, on ne sait jamais on peut avoir besoin d’un de ces types. Vous agissez comme si vous étiez libre, indépendant ; comme si vous leur étiez supérieur. Parole, c’est une grave faute que vous commettez là. Comment pouvez-vous savoir où vous en serez dans cinq ans d’ici, dans six mois ? Peut-être serez-vous aveugle, peut-être un camion vous aura-t-il passé dessus, peut-être serez-vous au cabanon ; vous ignorez ce qui peut vous arriver. Qui le sait ? Il se peut que vous soyez aussi sans défense qu’un gosse…
— Et après ?
— Après ! Vous ne croyez pas que vous auriez plaisir, alors, à pouvoir compter sur un ami, dans le besoin ? Il se peut que vous soyez à ce point sans défense que vous ayez besoin d’aide pour traverser la rue. Vous pensez que ces types sont sans intérêt, que je perds mon temps avec eux ? Écoutez, on ne sait jamais si un type ne rendra pas service un jour. Personne ne peut aller seul son chemin dans la vie. »
Il était extrêmement chatouilleux sur le point de mon indépendance, ou de ce qu’il appelait mon indifférence. Il jubilait quand j’étais contraint de lui demander un peu de fric. C'était pour lui une occasion de placer un petit sermon sur l’amitié. « Tiens, tiens ; vous aussi, vous ne pouvez pas vous passer d’argent, quoi ? » me disait-il, toute sa figure grinçant d’un grand rire. « Le poète aussi a besoin de manger, quoi ? Eh bien, eh bien… C'est encore une chance que je sois là, Henry mon fi — une chance que je sois complaisant ; allez donc, je vous connais ; fi de pute, sans cœur ! Du fric ? d’accord ! combien ? Je ne suis pas riche, mais part à deux. Ça ira, oui ? Salopard — vous êtes capable de penser que je devrais vous laisser aussi ma part et me débrouiller de mon côté pour emprunter ? Vous avez envie de faire un bon gueuleton, tel que je vous connais, quoi ? Des œufs au jambon, ça n’est pas assez bon pour môssieu, quoi ? Peut-être faut-il aussi que je vous dépose en voiture au restaurant ? Levez-vous de cette chaise un instant — que je glisse mon coussin sous votre noble cul. Donc môssieu est fauché ! Sans blague ? Le contraire m’étonnerait. Je ne pense pas vous avoir jamais vu un sou en poche ; je m’en souviendrais. Voyons, Henry, vous n’avez donc pas de pudeur ? Vous ne cessez de parler de cette bande de voyous avec laquelle je suis toujours fourré… Écoutez que je vous dise : pas un seul de ces types ne m’a jamais tapé comme vous, non, m’sieur, pas un seul. Ils ont plus d’amour-propre que vous — ils aimeraient mieux voler que bouffer à mes dépens. Mais vous, merde — môssieu voit grand, môssieu veut réformer le monde, et autres conneries du même genre — Môssieu pense que l’argent ne se gagne pas en travaillant — travailler, moi ? Pouah ! Môssieu attend qu’on lui apporte le fric sur un plateau d’argent. Peuh ! Vous avez de la chance qu’il existe des types comme moi qui vous comprennent. Vous avez besoin de retrouver votre bon sens, Henry. Vous n’êtes qu’un rêveur. Vous ne savez pas que tout le monde a besoin de croûter, non ? La plupart des gens consentent à travailler pour gagner leur croûte — ils ne passent pas la journée au lit comme vous, pour enfiler tout à coup leur culotte et courir chez le premier ami venu. Et si vous ne m’aviez pas, que feriez-vous, quoi ? Ne répondez pas… je sais ce que vous allez me raconter. Mais dites, vieux, vous n’espérez tout de même pas que toute votre vie va se passer comme ça, quoi ? D’accord, vous avez la parole facile — c’est un plaisir de vous écouter. Vous êtes le seul type au monde à qui j’aime parler ; vrai ; mais ça vous mènera où ? Un de ces jours, on vous bouclera pour vagabondage. Un voyou, voilà tout ce que vous êtes — vous ne le savez pas, non ? Vous ne valez même pas cette bande d’autres voyous au sujet desquels vous me faites la leçon. Où il est, Henry, quand je suis dans la mouise ? Disparu, envolé. Ne répond plus à mes lettres, fait le sourd au téléphone, se cache quand je le cherche. Bon, ça va, je sais, pas besoin de m’expliquer. Je sais que vous en avez marre d’écouter mes histoires. Mais bon Dieu de merde, il faut bien que je vous parle de temps à autre. Je sais que vous vous en foutez. Du moment que vous êtes à l’abri de la pluie et que vous pouvez vous taper la cloche une fois de plus, autant de pris, et ça suffit pour votre bonheur. Tant qu’y a de l’espoir, les copains, ça ne compte pas pour vous. C'est une façon de se conduire, ça, quoi ? Dites non et je vous donne un dollar. Bon Dieu de bois, Henry, je n’ai pas d’autre ami que vous, mais vous êtes un drôle de fumier, et je crois savoir ce que je dis. Fi de pute, propre à rien ! vous aimeriez mieux crever de faim que de faire quelque chose d’utile de vos dix doigts… »
Bien entendu je rigolais et tendais la main pour qu’il me donnât le dollar promis. Nouveau motif d’irritation. « Vous diriez n’importe quoi, pourvu que je vous le donne, ce dollar, hein ? Quel type ! Ah, vous pouvez parler de morale — bon Dieu, vous n’en avez pas plus qu’un serpent à sonnette ! Non, bon Dieu, pas tout de suite, vous ne l’aurez pas tout de suite. Je veux vous torturer encore un peu, d’abord. Je veux vous le faire gagner, ce fric, si possible. Et si je vous demandais de cirer mes chaussures, hein — faites ça pour moi, Henry, quoi ? Tout de suite, sinon personne ne le fera jamais. » J’empoigne les chaussures et lui demande une brosse. Ça m’est égal, de lui faire ses chaussures, complètement égal. Mais cela aussi a le don de le mettre hors de lui. « Vous vous en fichez, hein ? Ça, alors, bon Dieu, c’est le comble ! Henry, où avez-vous mis votre amour-propre, si vous en avez jamais eu ? Et dire que vous êtes un type qui sait tout. Formidable ! Vous savez tant de choses qu’il vous faut astiquer les godasses d’un copain pour lui soutirer de quoi bouffer. Cornichon, va ! Et en bocal encore. Tenez, ’spèce de vache, en voici une, de brosse ! Et faites l’autre paire, pendant que vous y êtes. »
Un temps. Il se lave maintenant, et chantonne. Tout à coup, ton vif et joyeux : « Quel temps fait-il, aujourd’hui, Henry ? Soleil ? Écoutez, vieux, je connais un endroit — juste ce qu’il vous faut. Que diriez-vous d’une escalope au bacon, accompagnée d’un brin de sauce tartare, quoi ? C'est un petit bistrot au bord de l’eau, près de l’entrée du port. Jour rêvé pour une escalope au bacon, pas vrai, Henry ? Ne me dites pas que vous avez affaire ailleurs… si je vous remorque jusque là-bas, vous devrez me faire cadeau d’un peu de temps, vous le savez, quoi ? Bon Dieu, qu’est-ce que je donnerais pour avoir votre caractère ! Vous flottez dans le courant, vous vivez dans l’instant. Parfois je me dis que vous êtes mille fois plus heureux qu’aucun de nous, fi de pute, lâcheur et voleur que vous êtes. Quand je suis avec vous, la journée passe comme un rêve. Dites, vieux, vous me comprenez quand je dis que ça me fait du bien de vous voir de temps à autre, quoi ? Je finis par devenir maboul à force d’être seul. Pourquoi faut-il que je passe tout ce temps à chasser la connasse ? Pourquoi est-ce que je passe mes nuits à jouer aux cartes ? Pourquoi est-ce que je traîne avec cette bande de voyous ? Parce que j’ai besoin de parler à quelqu'un ! »
Un peu plus tard, à la plage, installés en plein air avec vue sur la baie, ayant déjà pris un acompte de whisky, en attendant qu’on serve les fruits de mer… « La vie n’est pas si mauvaise quand on peut faire ce qu’on veut, pas vrai, Henry ? Si j’arrive à gagner un peu de fric, j’embarque pour le tour du monde — je vous emmène, bien sûr. Non, vous ne le méritez pas, mais je me promets de dépenser un peu d’argent, de vrai argent, pour vous, un jour. Je suis curieux de voir quelle serait votre réaction si je vous lâchais la corde. Cet argent-là, je vous le donnerai — donner, vous me suivez ?… Je ne ferai pas semblant de vous le prêter. On verra bien ce que deviendront toutes vos belles idées quand vous aurez un peu de fric en poche. À propos, l’autre jour où je parlais de Platon, je voulais vous demander, oui, vous demander si par hasard vous avez lu ce qu’il raconte sur l’Atlantide. Oui ? Vraiment ? Alors, qu’en pensez-vous ? À votre avis, est-ce une fable ou est-ce que ça a jamais existé ? » Je n’osais pas lui dire que je soupçonnais que c’est par centaines et milliers que se comptent les continents dont nous ne suspectons même pas l’existence passée ou future. Je me contentai de répondre qu’il était tout à fait plausible, à mon sens, que l’Atlantide eût vraiment existé autrefois.
« Ma foi, de toute façon, je n’ai pas l’impression que cela ait beaucoup d’importance, poursuivit-il, mais je vais vous dire le fond de ma pensée. À mon avis, il a dû y avoir une époque de ce genre ; une époque où la race humaine était différente. Je ne peux pas croire que les hommes aient toujours été des porcs, ce qu’ils sont aujourd’hui et n’ont pas cessé d’être depuis un bon millier d’années. Il a dû exister une époque où les hommes savaient prendre la vie, sans se fouler, et en jouir. Savez-vous ce qui me rend fou ? C'est de voir mon paternel. Depuis qu’il s’est retiré des affaires, il passe ses journées au coin du feu, à ruminer. C'est pour cela qu’il a turbiné toute sa vie comme un nègre : pour finir accroupi, pareil à un gorille en ruine. Si je croyais que c’est le sort qui m’attend, merde, je me ferais sauter la cervelle à l’instant même. Regardez autour de vous… Regardez les gens que nous connaissons. En est-il un seul qui vaille la peine ? Pourquoi faire tant d’histoires ? Il faut vivre, dit-on. Pourquoi ? Je voudrais bien le savoir. Il n’est pas un de ces types qui ne se trouverait mieux d’être mort. Tous autant qu’ils sont ne valent pas mieux qu’un tas de fumier. Quand la guerre a éclaté, quand je les ai vus partir pour les tranchées, je me suis dit bon, peut-être à leur retour auront-ils un peu de plomb dans la cervelle. Un tas d’entre eux ne sont pas revenus du tout, bien sûr. Mais les autres ! Dites, croyez-vous qu’ils soient revenus plus humains, qu’ils fassent plus attention ? Je t’en fiche ! Dans leur for intérieur, ce ne sont tous que des bouchers ; mis au pied du mur, ils couinent comme des rats. J’ai la nausée, rien que de penser à cette bande de cons. Je les connais trop : il n’y a pas de jour que je ne doive verser une caution pour en tirer d’affaire. Je connais les deux côtés de la barricade. De l’autre côté la puanteur est encore pire. Parole, si je vous racontais ce que je sais des juges qui condamnent ces pauvres cons, vous auriez envie de les écraser comme des limaces. Il suffit de voir leurs gueules. Oui, Henry, parfaitement, j’aimerais pouvoir penser qu’il y a eu une époque où les choses étaient différentes. Nous ne savons rien de la vraie vie — nous n’en saurons jamais rien. Cet état de chose durera bien quelques milliers d’années encore, si j’en crois l’expérience que j’en ai. Vous me prenez pour un mercenaire. Vous me prenez pour un fou quand je dis que je veux gagner beaucoup d’argent, quoi ? Bon, je vais vous dire : si j’ai tant envie que ça de remplir mon sac, c’est que je veux me tirer les pieds de ce tas d’ordures. Je partirais vivre avec une négresse, si seulement je pouvais me sortir de ce climat. Je me suis cassé les couilles pour arriver où j’en suis ; autant dire que je ne suis pas allé bien loin. Pas plus que vous je ne crois au travail — seulement on m’a élevé comme ça, c’est tout. Si je pouvais faire une bonne affaire, escroquer une bonne petite somme à l’un de ces salauds avec qui je suis forcé d’être en rapport, je le ferais sans hésiter, la conscience pure. L'embêtant, c’est que je connais trop bien la loi. Mais j’arriverai à les mettre dedans, vous verrez. Et ce jour-là, le coup vaudra la peine… »
Un autre verre de whisky pendant qu’on apporte les fruits de mer, et le voilà qui remet ça… « C'est sérieux, cette histoire de vous emmener faire le tour du monde. J’y pense vraiment. J’imagine que vous allez me dire que vous êtes marié et que vous avez une gosse. Dites donc, vieux, quand allez-vous vous décider à rompre avec cette hallebarde qui vous tient lieu de femme ? Ne comprenez-vous pas qu’il faut la plaquer ? (Il se met à rire doucement.) Ah ! ah ! Quand je pense que c’est moi qui l’ai choisie pour vous ! Jamais je ne vous aurais cru assez ballot pour vous cramponner à elle comme ça. Je pensais vous recommander un dessert en passant, et vous, gâcheur, vous l’avez épousée. Ah ! Ah ! écoutez-moi, Henry, pendant qu’il vous reste un brin de sens : cette femme me fait mal aux couilles rien que d’y penser ; elle ruinera votre vie, si vous la laissez faire, vous me saisissez ? Ça m’est égal de savoir ce que vous foutez, où vous allez. Ça me ferait de la peine de vous voir partir, beaucoup de peine même… vous me manqueriez, franchement ; mais bon Dieu, dussiez-vous filer jusqu’en Afrique, allez-y, tirez-vous de ses griffes, elle ne vous vaut rien. Parfois, quand je tombe sur une connasse qui n’est pas trop mal, je me dis : En voilà une qui ferait l’affaire d’Henry — et je voudrais vous la présenter, et puis naturellement je finis par oublier. Mais bon Dieu, vieux, il y a dans ce monde des milliers de connasses avec lesquelles vous pourriez vous entendre. Et dire qu’il vous a fallu choisir cette mocheté… Voulez-vous que je redemande du bacon ? Vous feriez bien de vous dépêcher d’en profiter, vous savez ; tout à l’heure il n’y aura plus de fric. Un autre verre, quoi ? Écoutez, si jamais vous essayez de me lâcher aujourd’hui, fini : vous n’aurez plus un sou de moi, je le jure… Où en étais-je ? Ah oui, cette espèce de vache que vous avez épousée. Dites-moi, vieux, oui ou non, allez-vous vous décider ? Chaque fois que je vous vois, vous me dites que vous allez foutre le camp, et vous êtes toujours là. Vous n’allez pas me raconter que c’est vous qui l’entretenez, j’espère ? Elle n’a pas besoin de vous, espèce d’idiot, ne le voyez-vous pas ? Ce qu’elle veut, c’est vous torturer, un point c’est tout. Quant à la gosse… merde, à votre place, je la foutrais à l’eau. Ça n’a pas l’air chic de ma part, mais vous me comprenez. Vous n’avez rien d’un père. Le diable sait ce que vous êtes… tout ce que moi je sais, c’est que vous êtes un type trop bien pour gâcher votre vie à cause de ces deux êtres. Dites, pourquoi n’essayez-vous pas de faire quelque chose ? Vous êtes jeune encore et vous avez plutôt bonne mine. Foutez le camp n’importe où, au diable, et recommencez. Si vous avez besoin d’un peu d’argent, je me débrouillerai pour vous en trouver. Je le jetterais dans une bouche d’égout, que ce serait du pareil au même, je le sais ; ça m’est égal, je le ferais quand même. La vérité, Henry, c’est que je vous aime bien. J’ai tiré de vous beaucoup plus de profit que de tout autre. Nous devons avoir des tas de choses en commun ; ça doit tenir au vieux quartier d’où nous venons. C'est tout de même drôle que nous ne nous soyons pas connus en ce temps-là. Merde, voilà que je deviens sentimental… »
Le jour passait ainsi, tant bien que mal, à manger beaucoup et boire de même ; grand soleil fort ; bagnole pour nous trimbaler ; cigare de temps à autre ; petit somme sur la plage ; revue de détail des connasses qui passaient ; bavardages en tous genres ; un peu de rigolade ; quelques chansons aussi — une journée comme tant et tant d’autres passées en compagnie de MacGregor. En de pareils jours, j’avais l’impression que la roue cessait de tourner. En surface ce n’était que gaieté et bon temps ; les heures passaient comme un rêve gluant. Mais sous la surface c’était la fatalité, le domaine des prémonitions qui me laissaient le lendemain dans un état d’inquiétude morbide. Je savais parfaitement qu’il me faudrait rompre un jour, parfaitement que je passais le temps comme on passe une envie de pisser. Mais je savais aussi que je n’y pouvais absolument rien — pour le moment. J’attendais un événement, énorme, qui me ferait perdre l’équilibre. Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’être bousculé ; mais il n’y avait qu’une force extérieure au monde où je vivais qui pût me donner le choc nécessaire. De cela j’étais sûr. Je ne pouvais me ronger le cœur : c’eût été aller contre ma nature. Ma vie durant, tout avait toujours tourné au mieux — à la fin. Il n’était pas écrit dans les cartes que je dusse m’épuiser en effort. Il fallait faire la part de la Providence — part entière, dans mon cas. J’avais contre moi toutes les apparences : j’étais guignard, eût-on dit, je ne savais pas mener ma barque ; mais rien ne pouvait m’ôter de la tête que j’étais né coiffé. Doublement coiffé même. Vue de l’extérieur, la situation n’était pas brillante, d’accord — mais ce qui m’inquiétait plus encore, c’était la situation intérieure. Tout en moi m’effrayait : mes appétits, ma curiosité, ma souplesse, ma perméabilité, ma malléabilité, mon naturel, mon pouvoir d’adaptation. En soi, aucune situation ne me faisait peur : je ne pouvais me voir autrement que prenant toutes mes aises, comme une fleur, ou mieux comme l’abeille sur la fleur, en train de butiner. Même si je m’étais retrouvé en taule un beau matin, je suis sûr que j’y aurais pris un certain plaisir. La raison, j’imagine, en était que je savais opposer la force d’inertie. D’autres s’usaient à tirer sur la corde, à se démener, à se tendre à craquer ; ma stratégie était de flotter au gré de la marée. Je me souciais beaucoup moins de ce qu’on pouvait me faire que du mal que se faisaient les autres à eux-mêmes ou entre eux. Je me sentais si bien, en dedans de moi, que je ne pouvais faire autrement que de prendre à charge et à cœur le monde entier et ses problèmes. C'est pourquoi j’étais tout le temps dans la mouise. Il n’y avait entre ma destinée et moi aucun synchronisme, pour ainsi dire. J’aurais voulu vivre la destinée de l’univers. S'il m’arrivait de rentrer un soir à la maison pour trouver qu’il n’y avait rien à manger, pas même pour la gosse, je faisais aussitôt demi-tour pour me mettre en quête. Mais, et c’est un trait de moi qui m’intrigue toujours, à peine me retrouvais-je dans la rue, galopant à la recherche de la croûte, je retombais en pleine Weltanschauung. Loin de penser exclusivement à notre bouffe, je pensais à la bouffe en général, à tous ses stades et dans le monde entier à l’heure qu’il était : comment on se la procurait, la préparait, ce que faisaient les gens qui n’avaient rien à se mettre sous la dent, et peut-être y avait-il moyen d’arranger les choses en sorte que tout le monde eût son contentement et qu’on ne gâchât plus de temps à résoudre un problème aussi simple et idiot. J’étais navré pour ma femme et ma gosse, bien sûr, mais je l’étais tout autant pour les Hottentots et les Bochimans d’Australie, sans oublier les Belges qui mouraient de faim, les Turcs et les Arméniens. J’étais navré pour toute la race humaine, pour la stupidité de l’homme et son manque d’imagination. Ne pas avoir de quoi manger à un repas n’était pas si terrible en soi — c’était le vide effroyable de la rue qui me bouleversait. Toutes ces putains de maisons, absolument identiques, plus vides et tristes les unes que les autres. Pavé fin sous le pied, coulée d’asphalte au centre de la rue, perrons en pierre brune, magnifiquement hideux d’élégance — ce qui n’empêche qu’un type peut passer sa journée, nuit comprise, à se balader sur ce matériau coûteux en quête d’une croûte de pain. Et cela me dépassait. Penser à l’incongruité d’un tel état de chose. Si seulement on pouvait se ruer dehors, brandissant une cloche à sonner les repas et hurlant — « Oyez, oyez, braves gens, vous avez devant vous un type qui la saute. Où y a-t-il des chaussures à cirer ? Des ordures à sortir ? Des tuyaux à déboucher ? » Si seulement on pouvait descendre dans la rue et s’expliquer avec les gens. Mais non, on n’ose pas l’ouvrir. Abordez le premier venu dans la rue, dites-lui que vous avez faim, la peur lui flanquera la chiasse et lui donnera des ailes. Cela aussi m’a toujours dépassé. C'est tellement simple pourtant — il suffit de dire Oui quand on s’approche de vous. Si vous ne pouvez dire Oui, qui vous empêche de prendre le type par le bras et de demander à un autre zigue de vous aider à le tirer d’affaire. Pourquoi a-t-on besoin de revêtir un uniforme pour aller tuer des gens qu’on ne connaît pas et se procurer de quoi croûter — c’est pour moi un mystère. Voilà ce qui me trotte par la tête, bien plus que l’image de la gueule qui dévore la croûte et que le prix de cette dernière. Pourquoi diable me soucierais-je du prix des choses ? Ma raison d’être est de vivre, non de calculer. Et c’est précisément ce que cette bande de vaches ne veut pas que l’on fasse — vivre ! Ce qu’ils veulent c’est que l’on passe sa vie à aligner des chiffres. Ils comprennent ça, les chiffres. Ça vous a un air raisonnable, intelligent. Si c’était moi qui tenais la barre du gouvernail, peut-être l’ordre ne régnerait-il pas, mais bon Dieu la vie serait plus drôle ! On ne passerait pas le temps à chier dans sa culotte à propos de choses qui n’en valent pas la peine. Peut-être n’y aurait-il pas de macadam dans les rues, ni de voitures aérodynamiques, ni de haut-parleurs, ni de trucs ni de machins de mille millions de sortes ; peut-être même n’y aurait-il pas de vitres aux fenêtres, peut-être devrait-on dormir à même le sol ; peut-être n’y aurait-il pas de cuisine à la française, à l’italienne, à la chinoise ; peut-être les gens s’entretueraient-ils quand ils seraient à bout de patience, et peut-être personne ne les en empêcherait-il parce qu’il n’y aurait pas plus de taule que de flics ni de juges, et qu’il n’y aurait certainement pas de ministres ni de gouvernement, ni de question d’obéir ou de désobéir à leurs saloperies de lois ; peut-être faudrait-il des mois et des années pour cheminer d’un lieu à l’autre, mais on n’aurait besoin ni de visa ni de passeport ni de carte d’identité, parce qu’on n’aurait besoin de figurer sur aucun registre, qu’on ne porterait pas de numéro et que si l’on avait envie de changer de nom toutes les semaines, qui l’empêcherait ? Ça ne ferait pas la moindre différence vu qu’on ne posséderait rien que ce que l’on pourrait emporter avec soi, et pourquoi diable aurait-on alors envie de posséder quoi que ce soit puisqu’il ne serait plus question de rien posséder ?
Durant cette période où je me traînais de porte en porte, d’emploi en emploi, d’ami à ami, de repas en repas, je n’en essayais pas moins de me réserver un petit enclos dûment délimité, où jeter l’ancre le cas échéant ; plus qu’un enclos à vrai dire : une bouée de sauvetage au milieu d’un chenal au courant trop rapide. Quiconque parvenait à un mille de moi pouvait entendre résonner un glas énorme et douloureux. Personne ne pouvait voir mon point de mouillage — il reposait au fond même du chenal. De moi, n’était visible qu’un être flottant en surface, tour à tour plongeant et émergeant, doucement bercé parfois ou se balançant de-ci de-là, violemment secoué. Ce qui me tenait solidement ancré, c’était le grand bureau-pigeonnier à cylindre que j’avais installé dans le parloir. Ce bureau, c’était celui qui était demeuré, depuis cinquante ans, fidèle au poste, dans la boutique de tailleur du paternel ; qui avait vu naître tant de factures et de gémissements ; dans les tiroirs duquel s’étaient logés tant de souvenirs, et que j’avais fini par extorquer au vieux lors de sa maladie et par emporter de la boutique. On pouvait le voir maintenant, debout au milieu de notre lugubre salon, au troisième étage d’une maison bourgeoise en pierre brune, en plein centre du quartier le plus respectable de Brooklyn. J’avais dû livrer un dur combat pour l’installer en ce lieu, mais je tenais à ce qu’il fût présent au cœur même de la pagaille. C'était comme si on avait fourré un mastodonte au centre d’un cabinet de dentiste. Mais comme les amis de ma femme ne lui rendaient jamais visite et que j’aurais pu accrocher le bureau au lustre si ça me chantait mes amis à moi s’en seraient foutus éperdument, je le gardais dans le salon, assemblais à l’entour toutes les chaises libres dont je pouvais disposer dans la maison, en forme de large cercle, et puis m’asseyais confortablement, me calais les pieds dessus et rêvais de ce que j’écrirais si je parvenais à m’y coller. J’avais aussi installé un crachoir à côté, énorme et en cuivre, qui venait de la boutique, et de temps à autre crachais dedans pour me rappeler son existence. Toutes les cases du bureau, tous ses tiroirs étaient vides ; il n’y avait rien, tant dessus que dedans — rien qu’une feuille de papier blanc sur laquelle je n’étais même pas fichu d’aligner un jambage.
Quand je pense aux efforts titanesques que j’ai dû fournir pour canaliser la lave brûlante qui bouillonnait en moi, aux efforts répétés mille et mille fois que j’ai dû faire pour lui forer une cheminée et saisir au passage un mot, une expression, je pense inévitablement aux hommes du premier âge de pierre. Cent mille, deux cents, trois cent mille ans pour arriver à l’idée de la pierre taillée. Lutte fantôme, car ils ne rêvaient même pas de ce qui deviendrait un jour la pierre taillée. Cela se fit tout seul, en une seconde, miraculeusement pourrait-on dire, si tout ce qui arrive n’était miracle. Les choses arrivent ou n’arrivent pas, un point c’est tout. Rien ne sert de suer, de lutter. Presque tout ce que nous appelons la vie n’est fait que d’insomnie, d’agonie, parce que nous avons perdu l’habitude du sommeil. Nous ne savons plus nous laisser aller, en prendre et en laisser. Nous ressemblons à ces diables en boîte, perchés au sommet d’un ressort, et plus nous luttons, plus il est difficile de rentrer dans la boîte.
Eussé-je été fou, je n’aurais certainement rien trouvé de mieux, pour consolider mon ancrage, que d’installer cet article de Néanderthal au milieu du parloir. Les pieds sur le bureau, m’abandonnant au fil du courant, l’épine dorsale douillettement emboîtée dans un épais coussin de cuir, j’étais parfaitement à l’aise avec les débris et épaves de toute sorte qui flottaient et tournoyaient à l’envi autour de moi et qui, sous prétexte qu’ils participaient de la folie générale et du flux, représentaient la vie, à en croire les discours de mes amis. J’ai gardé le souvenir vivace de mon premier contact avec la réalité, par l’intermédiaire de mes pieds, si je puis dire. J’avais dû écrire environ un million de mots jusqu’alors, de mots intelligibles, notez bien, parfaitement ordonnés et liés entre eux ; ils ne signifiaient plus rien pour moi : ce n’étaient plus que des signes grossiers du premier âge de pierre ; quand je les avais écrits, le contact se faisait par la tête, et la tête n’est qu’un appendice inutile si l’on n’a pas jeté l’ancre en plein chenal et en pleine vase. Tout ce que j’avais écrit jusqu’alors était bon pour un musée ; cela reste vrai de la majeure partie de la littérature, et c’est pourquoi elle ne s’enflamme pas plus qu’elle n’enflamme le monde. Je me bornais à servir de porte-voix à la race ancestrale qui s’exprimait par mon canal ; mes rêves eux-mêmes n’étaient pas authentiques, n’étaient frappés au coin du vrai Henry Miller. Assis, ne pas bouger et avoir une idée, la faire sortir de moi, la repêcher de la bouée de sauvetage, c’était un véritable travail d’Hercule. Les idées, les mots, la faculté de m’exprimer ne me manquaient pas — ce qui me manquait était beaucoup plus important : c’était la manette qui me permettrait de couper le courant. Pas moyen d’arrêter cette sacrée machine et c’était là qu’était la difficulté. Je n’étais pas seulement au milieu du courant ; le courant passait par moi et je n’avais pas le moindre moyen de le contrôler.
Je me souviens du jour où je parvins à arrêter net la machine ; je me rappelle comment l’autre mécanique, celle qui était signée de mes initiales, que j’avais fabriquée de mes mains et de mon sang, se mit lentement à tourner. J’étais allé voir un spectacle de music-hall dans une salle du quartier ; c’était en matinée et j’avais pris un billet de balcon. En faisant la queue dans le hall d’entrée j’avais déjà éprouvé une étrange sensation de consistance. On eût dit que j’étais en train de me coaguler, de devenir une masse solidifiée et reconnaissable de gelée. Quelque chose comme le dernier stade de guérison d’une blessure. J’étais normal à l’extrême, ce qui est en soi un état très anormal. Le choléra aurait pu venir me souffler dans la bouche son haleine empestée, cela m’eût été complètement égal. J’aurais pu me courber et baiser les ulcères sur la main d’un lépreux sans qu’aucun mal pût en résulter pour moi. C'était beaucoup plus qu’une simple question d’équilibre dans la bagarre constante entre bonne et mauvaise santé — équilibre qui est à peu près tout ce que la plupart d’entre nous souhaitent voir leur arriver — car le facteur positif dominait à tel point dans mon sang que, pour le moment du moins, la maladie était en pleine déroute. Si l’on avait la sagesse de s’enraciner dans un tel instant, on échapperait pour toujours à la maladie, au désespoir, voire à la mort. Mais en venir d’un bond à cette conclusion, c’est faire un saut qui nous ramène bien plus loin en arrière que le premier âge de pierre. Sur le moment, loin de songer à prendre racine, je ressentis seulement pour la première fois de ma vie ce que peut signifier le miraculeux : je fus si stupéfait d’entendre s’engrener en moi le mécanisme que je serais volontiers mort sur-le-champ pour le simple honneur de l’aventure.
Voici ce qui arriva… À la minute où je passais devant le portier, tenant à la main le morceau de billet qu’il venait de me rendre, les lumières s’éteignaient et le rideau se levait. Je demeurai un instant légèrement ébloui par l’obscurité soudaine. En voyant le rideau se lever lentement, j’eus le sentiment qu’à travers tous les âges l’homme avait toujours senti descendre en lui, comme un grand calme, le bref laps de temps qui prélude au spectacle. Je pouvais sentir le rideau se lever dans l’homme. Et je me rendis compte aussi sur-le-champ que c’était là le genre de symbole qui se présentait sans cesse à lui dans son sommeil et que, s’il avait été éveillé, jamais les acteurs n’auraient occupé la scène ; c’eût été lui, l’Homme, qui eût escaladé les planches. Ce ne fut pas là une pensée qui me vint — ce fut une conscience, si simple, d’une clarté si accablante que la machine s’arrêta net dans la seconde et que je me retrouvai debout en ma propre présence, baignant dans une réalité lumineuse. Je détournai le regard de la scène et pris conscience de l’escalier de marbre qu’il me fallait emprunter pour gagner mon siège de balcon. Je vis un homme qui gravissait lentement les marches, la main posée sur la balustrade. Cet homme, ç’aurait pu être moi, le vieux somnambule que j’étais depuis le jour de ma naissance. Mon regard n’embrassa pas l’escalier dans son entier ; rien que les quelques marches que l’homme venait de franchir ou était en train de franchir au moment où me frappa cette vision. L'homme ne devait jamais atteindre le sommet de l’escalier, pas plus que sa main ne devait jamais quitter la rampe de marbre. Je sentis le rideau tomber : pendant un temps bref, je fus encore derrière la scène, allant et venant parmi les décors, semblable à un machiniste que l’on aurait tiré brusquement de son sommeil, ne sachant pas très bien si je n’avais pas fini de rêver ou si j’assistais à un rêve qui se jouait sur la scène. C'était quelque chose de frais et de tout neuf, d’aussi étrangement inouï que ces terres d’abondance, de pain et de fromage que les vierges de Biddenden voyaient chaque jour au cours de la vie interminable qu’elles menaient, soudées entre elles aux hanches. Je ne voyais que ce qui vivait ; le reste se perdait dans une pénombre, et ce fut afin de garder ce monde vivant en moi que je me hâtai de rentrer à la maison sans attendre le spectacle, et que je m’assis devant mon bureau pour décrire ce petit bout d’escalier qui reste pour moi une chose impérissable.
C'était à peu près l’époque où le dadaïsme était en pleine vogue, que devait suivre de près le surréalisme. Je ne devais entendre parler de ces deux groupes que quelque dix années plus tard ; je n’avais jamais lu un livre français, jamais eu une idée à la française. J’étais probablement le seul dadaïste d’Amérique, sans le savoir. J’aurais pu tout aussi bien vivre dans les jungles de l’Amazonie ; mon contact avec le monde extérieur ne s’en fût pas trouvé amoindri. Personne ne comprenait ce que j’écrivais ni pourquoi j’écrivais de la sorte. J’étais si lucide que je passais pour timbré. Je décrivais le Monde Nouveau — malheureusement j’étais un peu trop en avance ; personne n’avait encore découvert ce monde, personne ne voulait se laisser convaincre de son existence. C'était un monde ovarien qui se dissimulait encore dans les trompes de Fallope. Naturellement il n’y avait là rien de clairement formulé : rien qu’une faible indication d’une épine dorsale visible ; ni bras ni jambes à coup sûr, ni cheveux, ni ongles, ni dents. Du sexe, il n’était pas question ; c’était le monde de Chronos et de sa progéniture oviculaire. Le monde du Iota, chaque Iota étant indispensable, d’une logique terrifiante, et totalement imprévisible. Nulle chose qui ressemblât à une chose, parce que le concept même de « chose » était absent.
Je dis que c’était un Monde Nouveau que je décrivais, mais comme le Nouveau Monde que découvrit Colomb, il se trouva que c’était un monde infiniment plus ancien qu’aucun de ceux que nous connaissions. Par-dessous la physionomie superficielle de la peau et de l’ossature, je pouvais voir l’univers indestructible que l’homme n’a jamais cessé de porter en lui ; ni vieux ni neuf à vrai dire ; rien que le monde éternellement vrai qui change d’instant en instant. Tout ce que je regardais avait pour moi la valeur d’un palimpseste, et il n’y avait pas une des strates d’écriture différentes dont je ne parvinsse à déchiffrer les signes, si étrangers me fussent-ils. Le soir, après le départ de mes compagnons, il m’arrivait souvent de m’asseoir pour écrire une lettre à mes amis les Bochimans d’Australie, ou aux bâtisseurs de tumuli de la vallée du Mississippi ou aux Igorots des Philippines. J’écrivais en anglais naturellement — seule langue que je parlasse — mais entre la langue que j’employais et le morse dont se servaient mes plus chers amis, il y avait la différence d’un autre univers. N’importe quel primitif, n’importe quel être vivant des temps archaïques m’aurait compris : il n’y avait que ceux qui m’entouraient, c’est-à-dire les cent millions d’âmes d’un continent, qui ne pouvaient arriver à comprendre mon langage. Pour que mes écrits leur devinssent intelligibles, j’aurais dû d’abord tuer quelque chose et secondement arrêter le temps. Or je venais précisément de me rendre compte que la vie est indescriptible et que le temps n’existe pas, hormis le présent. S'attendaient-ils à me voir nier une vérité que j’avais mis une vie à découvrir ; encore n’avais-je pu que l’entr’apercevoir. Sans aucun doute, c’était ce qu’ils attendaient de moi. Ce dont ils ne voulaient pas entendre parler, c’était du caractère indestructible de la vie. Leur précieux nouveau monde, n’avait-il pas pour fondements l’extermination de l’innocence, le viol, le vol, la torture, la dévastation ? Les deux continents avaient été violés, spoliés, dérobés de tout ce qu’ils avaient de précieux — en fait de choses réelles. Je ne connais pas d’humain qui ait dû subir pire humiliation que Montezuma ; pas de race qui ait été balayée de la face du globe avec plus de brutalité que les Indiens d’Amérique ; pas de terre qui ait été foulée aux pieds et déchirée de façon plus sanglante et plus répugnante que ne l’a été la Californie par les chercheurs d’or. Je rougis à la pensée de nos origines — nos mains baignent dans le sang et le crime. Et il n’y a pas de fin au massacre et au pillage, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte de mes propres yeux lors de mes voyages en long et en large à travers ce pays. Jusques et y compris votre ami le plus intime, tout homme est un assassin en puissance. Souvent il n’a même pas été besoin de recourir au fusil, au lasso, au fer rouge — on inventait des moyens plus subtils et plus diaboliques de torturer et de tuer ses congénères. Pour moi, la souffrance la plus épouvantable, c’était de voir le mot périr avant même qu’il eût quitté mes lèvres. D’expérience amère, j’ai appris à tenir ma langue ; à m’asseoir en silence ; à sourire, même, alors que j’avais l’écume aux lèvres. J’ai appris à serrer la main et à dire comment allez-vous à ces démons à l’air innocent qui n’attendaient qu’une chose : le moment où je m’assiérais, pour me sucer le sang.
Comment aurais-je pu, lorsque je prenais place à mon bureau préhistorique, dans mon salon, me servir de ce morse de viol et de meurtre ? J’étais seul sur ce grand hémisphère de violence, sauf pour ce qui était de l’espèce humaine. J’étais seul dans un monde de choses qu’illuminait de sa phosphorescence la cruauté. Je délirais d’énergie, d’une énergie qui ne pouvait se donner libre cours qu’au service de la mort et de la futilité. Impossible de me lancer dans une profession de foi totale, sinon c’était la camisole de force ou la chaise électrique. Je ressemblais à l’homme qui a été incarcéré trop longtemps dans une oubliette — il me fallait chercher mon chemin à tâtons, lentement, en trébuchant, de peur de buter et de me faire écraser. Je devais m’accoutumer graduellement aux sanctions qu’entraîne la liberté. Je devais me revêtir d’un nouvel épiderme pour me protéger contre la lumière éclatante qui brûlait dans le ciel.
Le monde ovarien est le fruit d’un rythme de vie. Dans l’instant où l’enfant voit le jour, il participe d’un monde où entrent non seulement le rythme de la vie mais celui de la mort. Le désir frénétique de vivre, de vivre à tout prix, n’est pas le résultat du rythme de vie en nous, mais du rythme de mort. Non seulement il est inutile de demeurer vivant à tout prix, mais, si la vie est indésirable, c’est une erreur totale que de le vouloir. Ce besoin de se maintenir en vie, par désir aveugle de triompher de la mort, est en soi un moyen de semer la mort. Quiconque n’a pas pleinement accepté la vie, quiconque n’accroît pas la vie, aide à combler le monde de mort. Le geste le plus simple de la main peut sous-entendre un sens extrême de la vie ; un mot prononcé de toute la force de l’être peut donner vie. L'activité en soi n’a aucun sens : elle est souvent signe de mort. Par la simple pression du monde extérieur, par la force du milieu et de l’exemple, par le climat même qu’engendre l’activité, on peut devenir partie d’une monstrueuse mécanique de mort telle que l’Amérique par exemple. Qu’est-ce qu’une dynamo peut bien savoir de la vie, de la paix, de la réalité ? Qu’est-ce que n’importe quelle dynamo individuelle d’Amérique peut bien savoir de la sagesse et de l’énergie, de la vie surabondante et éternelle que porte en lui un mendiant loqueteux assis au pied d’un arbre dans la méditation ? Qu’est-ce que l’énergie ? Et la vie ? Il suffit de lire les stupides babillages des manuels de science et de philosophie pour se rendre compte que la sagesse de notre race d’Américains énergiques est au-dessous de tout. Écoutez-moi : je les ai eus à mes trousses, ces démons possédés du cheval-vapeur ; afin de rompre avec leur rythme de démence, avec leur rythme de mort, il m’a fallu recourir à une longueur d’onde qui, en attendant que je me nourrisse de mes propres entrailles, annulât au moins la cadence qu’ils m’avaient imposée. Bien sûr, je n’avais pas besoin de ce bureau grotesque, encombrant, antédiluvien, que j’avais installé dans mon salon ; bien sûr, je n’avais pas besoin de ces douze chaises vides que j’avais rangées en demi-cercle à l’entour ; je n’avais besoin que de la place nécessaire à mon coude pour écrire et d’une treizième chaise qui m’aurait permis de sortir du cercle vicieux de leur zodiaque et m’aurait transporté dans un ciel au-delà du ciel. Mais quand on pousse un homme à la limite de la folie et quand, peut-être à son grand étonnement, il s’aperçoit qu’il lui reste encore une force de résistance, une puissance qui lui est propre, alors on est prêt à découvrir qu’un homme de ce genre se conduit à peu de chose près comme un être primitif. Car cet homme est non seulement susceptible de devenir entêté et buté comme un dogue, mais superstitieux, susceptible de croire à la magie et de la pratiquer. Cet homme-là se situe au-delà de la religion — c’est à sa religiosité qu’il doit sa souffrance. Cet homme-là devient un monomaniaque, n’ayant d’autre idée en tête que de rompre le sort diabolique qu’on lui a jeté. Cet homme-là a passé le stade de la bombe nihiliste, de la révolte ; il ne veut plus entendre parler de réagir, que ce soit par l’inertie ou la férocité. Cet homme-là, pour peu qu’il existe, veut que l’acte soit une manifestation de vie. Si, dans la réalisation de son terrible besoin, il se met à agir régressivement, à perdre le sens de la vie sociale, à bafouiller et bégayer, à se montrer si totalement inadapté qu’il en devient incapable de gagner sa vie, sachez qu’il a trouvé le chemin qui le ramène au ventre de la mère et à la source de vie, et que demain, cessant d’être l’objet méprisable et ridicule qu’il était devenu par votre faute, il tiendra tête en homme sûr de son droit, et toutes les forces du monde ne pourront rien contre lui.
Se dégageant de l’alphabet grossier grâce auquel il communie, de son bureau préhistorique, avec les créatures archaïques de l’univers, un langage neuf se forme et se construit, qui se taille un chemin à travers la langue morte de l’époque, comme la radio à travers l’orage. Il n’y a rien de magique dans cette longueur d’onde, pas plus que dans le ventre de la mère. Les hommes sont seuls et ne peuvent communiquer entre eux parce que toutes leurs intentions ne parlent que de mort. La mort est le robot qui commande au monde de l’activité. La mort est silencieuse ; elle n’a pas de lèvres. La mort n’a jamais rien exprimé.
La mort est aussi une chose merveilleuse — après qu’on a fini de vivre. Seul, celui qui comme moi a su ouvrir la bouche et parler, seul, celui qui a su dire Oui, Oui, Oui et encore Oui ! a le droit d’ouvrir tout grands les bras à la mort, sans avoir peur d’elle. La mort en tant que récompense, oui ! La mort en tant que fruit de l’accomplissement, oui ! La mort en tant que couronne et bouclier, oui ! Mais non pas la mort qui vous prend aux racines, qui isole les hommes, qui les rend amers et peureux et solitaires, leur donne une énergie stérile et les emplit d’une volonté qui ne sait dire que Non ! Le premier mot que trace quiconque a fini par se trouver soi-même, par trouver son rythme, qui est le rythme de vie, ce premier mot c’est Oui ! Tout ce qu’il écrira ensuite, ce sera Oui, Oui, Oui — Oui de mille et mille façons. Nulle dynamo, si énorme soit-elle — pas même une dynamo de cent millions d’âmes mortes –, ne peut rien contre un homme qui dit Oui, serait-il seul au monde.
La guerre suivait son cours, on envoyait les hommes à l’abattoir, un million, deux, cinq, dix, vingt millions, cent millions, un milliard, l’humanité entière, hommes, femmes, enfants, jusqu’au dernier. « Non ! hurlaient-ils, non ! ils ne passeront pas ! » Et pourtant tout le monde passait ; oui, et gratis encore ! et quel que fût leur cri : oui ou non. Au milieu de cette démonstration triomphale d’osmose spirituellement destructive, j’étais assis, les pieds calés sur mon énorme bureau, m’efforçant de communiquer avec Zeus le Père des Atlantes et avec sa progéniture perdue, loin de me douter qu’Apollinaire devait succomber la veille de l’armistice dans un hôpital militaire, loin de savoir que dans ses « nouveaux écrits », il avait tracé de sa main ces lignes indélébiles :
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre.
Nous qui quêtons partout l’aventure,
Nous ne sommes pas vos ennemis.
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleur s’offre à qui veut le cueillir.
Loin de savoir que dans ce même poème il avait aussi écrit :
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir,
Pitié pour nos erreurs, pitié pour nos péchés.
J’étais ignorant du fait qu’il existait alors des hommes portant des noms bizarres et exotiques : Blaise Cendrars, Jacques Vaché, Louis Aragon, Tristan Tzara, René Crevel, Henry de Montherlant, André Breton, Max Ernst, George Grosz. Ignorant du fait que le 14 juillet 1916, à la Saal Waag, à Zurich, le premier manifeste dadaïste avait vu le jour — « Manifeste de M. Antipyrine » — et que dans cet étrange document on déclarait que « Dada est la vie sans pantoufles ni parallèle… la stricte nécessité sans discipline ni moralité et nous crachons sur l'humanité ». Ignorant du fait que le manifeste dadaïste de 1918 contenait ces autres lignes : « J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses, et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes… J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l'action ; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre et je n’explique car je hais le bon sens… Il y a une littérature qui n’arrive jusqu’à la masse vorace. Œuvre des créateurs, sortie d’une vraie nécessité de l’auteur, et pour lui-même. Connaissance d’un suprême égoïsme, où les lois s’étiolent. Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante, par l’enthousiasme des principes ou par la façon d’être imprimée. Voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux grelots de la gamme infernale, voilà de l’autre côté : des hommes nouveaux. »
Vingt-deux ans plus tard je continue à dire Oui ! Oui, monsieur Antipyrine ! Oui, monsieur Tristan Bustanoby Tzara ! Oui, monsieur Max Ernst Geburt ! Oui, monsieur René Crevel, maintenant que vous voilà mort et dûment suicidé, oui, le monde est fou, et vous aviez raison. Oui, monsieur Blaise Cendrars, vous aviez raison de tuer. Est-ce le jour de l’armistice que vous avez publié votre petit bouquin J’ai tué ? Oui, « continuez, mes enfants, humanité... ».
Oui, Jacques Vaché, vous aviez raison — « l’art devrait être quelque chose de drôle et d’un tant soit peu ennuyeux ». Oui, cher feu Vaché, combien vous aviez raison, combien drôle vous étiez, et combien ennuyeux et touchant et tendre et vrai : « Il est dans l’essence des symboles d’être symboliques. »
Dites-le encore, de l’autre monde ! Avez-vous un porte-voix là-haut ? Avez-vous retrouvé ces bras, ces jambes qui furent arrachés dans la mêlée ? Parvenez-vous à les rassembler ? Vous rappelez-vous votre rencontre à Nantes, en 1916, avec André Breton ? N’avez-vous pas célébré ensemble, alors, la naissance de la folie ? Vous avait-il dit, Breton, qu’il n’y a que le merveilleux et rien que le merveilleux qui compte et que le merveilleux est toujours merveilleux — et n’est-ce pas une merveille que d’entendre encore cela, même si vos oreilles sont définitivement bouchées ? Je veux inclure ici, avant de poursuivre, un petit portrait de vous par Émile Bouvier, pour le plus grand profit de mes copains de Brooklyn qui ne m’avaient peut-être pas encore tout à fait reconnu pour ce que je suis, mais qui vont se rattraper maintenant, j’en suis sûr…
« Il n’était pas fou du tout et expliquait à l’occasion sa conduite. Mais cette conduite était tout aussi déconcertante que les pires excentricités de Jarry. Par exemple, à peine sorti de l’hôpital, il se fait embaucher comme débardeur et passe ses après-midi à décharger du charbon sur les quais de la Loire. Le soir, par contre, il courait les cafés et les cinémas, habillé avec une élégance raffinée et d’ailleurs très variable, puisqu’il se promenait, en pleine guerre, parfois en uniforme de lieutenant de hussards, d’officier anglais, d’aviateur ou de médecin. Il en usait à l’égard de l’état civil avec une liberté égale, présentant Breton sous le nom d’André Salmon, s’attribuant, sans vanité d’ailleurs, les titres, et les plus mirobolants. Il ne disait ni bonjour, ni bonsoir, ni au revoir, ne répondait jamais aux lettres, sauf à sa mère pour demander de l’argent. D’un jour à l’autre il ne reconnaissait plus ses meilleurs amis. »
Me reconnaissez-vous, les gars ? Ce n’est rien — rien qu’un petit mec de Brooklyn, en communication avec les albinos à cheveux roux de la région de Zuni. Un petit mec de Brooklyn qui se prépare, les pieds sur son bureau, à écrire « des œuvres fortes, des œuvres à jamais incompréhensibles », comme nous en promettaient mes camarades morts. Ces « œuvres fortes » — les reconnaîtriez-vous s’il vous était donné de les voir ? Savez-vous que, de ces millions d’hommes qui trouvèrent la mort, pas un seul n’avait besoin de mourir pour que naisse « l’œuvre forte » ? Des êtres neufs, oui ! nous avons encore besoin d’êtres neufs. Le téléphone, l’automobile, les bombardiers de luxe, nous pouvons nous en passer — mais d’êtres neufs, point. Si l’Atlantide fut engloutie sous les flots, si le sphinx et les pyramides demeurent une énigme éternelle, c’est parce qu’il ne naissait plus d’êtres neufs. Arrêtez la machine un instant ! Retour en arrière ! Retour pour quelques secondes à 1914, au kaiser sur son cheval. Gardez-le ainsi un instant, en selle, bras paralysé tenant les rênes. Regardez sa moustache ! Regardez cet air hautain plein d’orgueil et d'arrogance ! Et voyez la chair à canon alignée dans la plus stricte discipline, prête à obéir au doigt et à l’œil, à se faire tuer, étriper, brûler dans la chaux vive. Retenez cette image un instant et regardez maintenant l’autre camp : les défenseurs de notre grande et glorieuse civilisation, les hommes qui veulent en finir une bonne fois avec elle. Autres défroques, autres uniformes, autres chevaux, autres drapeaux, autre front. Ma parole, est-ce bien le kaiser que je vois sur un cheval blanc ? Sont-ce là ces Huns terribles ? Et où est la grosse Bertha ? Ah, je vois — je la croyais braquée sur Notre-Dame ? L'humanité, mes gars, l’humanité dans son éternelle marche en avant… Et ces œuvres fortes dont nous parlions ? Où sont les œuvres fortes ? Décrochez le téléphone, appelez la Western Union et dépêchez un messager au pied léger — pas un infirme ou un octogénaire, non : un jeune type ! Demandez-lui de vous trouver le grand œuvre et de vous le rapporter. Nous en avons grand besoin, nous avons un musée tout neuf prêt à l’héberger — et de la cellophane et le système de classement décimal Dewey pour le cataloguer. Tout ce qui nous manque, c’est le nom de l’auteur. Mais s’il n’a pas de nom, même si ce grand œuvre est anonyme, n’importe. Même s’il contient un peu de gaz moutarde, ça nous est égal. Ramenez-nous le grand œuvre, mort ou vif — et vingt-cinq mille dollars de récompense à qui le rapportera !
Et si l’on vous raconte qu’il fallait que ça arrivât, qu’il ne pouvait en être autrement, que la France avait fait de son mieux et l’Allemagne aussi, et la petite république du Liberia et le petit Équateur et tous les alliés donc ! et que depuis la guerre tout le monde a encore fait de son mieux pour raccommoder les choses et passer l’éponge, répondez que ce mieux-là ne suffit pas, qu’il y en a marre de cette logique du « faire du mieux qu’on peut » ; répondez que faire pour le mieux, si l’affaire est mauvaise, n’intéresse personne, que les affaires, bonnes ou mauvaises, on s’en fout, comme des monuments aux morts. Il y en a marre de la logique des événements et de toutes les logiques. « Je ne parle pas logique, a dit Montherlant, je parle générosité. » J'imagine que vous n’avez pas très bien compris : la citation était en français. Je vais donc la répéter dans la langue de Sa Majesté très britannique : « I’m not talking logic, I’m talking generosity. » C'est de très mauvais anglais, comme pourrait le parler Sa Majesté même, mais c’est clair. Générosité, vous entendez ? Une chose que vous ne pratiquez jamais, tous tant que vous êtes, à la paix comme à la guerre. Vous ne savez pas ce que ça veut dire. Vous croyez que fournir des canons et des munitions au gagnant, c’est ça la générosité ; ou envoyer des infirmières de la Croix-Rouge sur le front, ou l’Armée du Salut aussi bien. Vous croyez qu’une prime avec vingt ans de retard c’est ça la générosité ; une petite pension, un fauteuil roulant ; vous croyez que rendre à un homme son ancien emploi, c’est ça la générosité. Vous ne savez pas ce que veut dire ce fumier de mot, cons que vous êtes ! Être généreux, c’est dire Oui avant même que le type d’en face ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Et pour dire Oui il faut d’abord être surréaliste ou dadaïste, parce que alors on a compris ce que signifie dire Non. Vous pouvez même dire Oui et Non ensemble, pourvu que vous fassiez plus que ce que l’on attend de vous. Docker, le jour, et Brummel, la nuit. Portez n’importe quel uniforme, du moment que ce n’est pas le vôtre. Quand vous écrivez à votre mère, demandez-lui de crachoter un peu de fric, de façon que vous puissiez vous payer une loque neuve pour vous torcher le cul. Ne vous troublez pas s’il vous arrive de voir votre voisin courir après sa femme, un couteau à la main : il doit avoir de bonnes raisons de le faire, et s’il la tue vous pouvez être sûr qu’il a du moins la satisfaction de savoir pourquoi. Si vous essayez de vous cultiver, stop ! On ne cultive pas son intelligence. Tournez-vous vers votre cœur et votre gésier — c’est dans le cœur que se tient le cerveau.
Ah oui, si j’avais su alors que vivaient de tels oiseaux — Cendrars, Vaché, Grosz, Ernst, Apollinaire –, si je les avais connus alors, si j’avais su qu’à leur manière ils pensaient exactement comme moi, je crois que j’aurais explosé. Oui, je crois que j’aurais sauté comme une bombe. Mais j’étais ignorant. Ignorant du fait que près de cinquante ans auparavant une espèce de cinglé de Juif d’Amérique du Sud avait donné le jour à des phrases stupéfiantes et merveilleuses telles que : « le canard du doute aux lèvres de vermouth », ou : « j’ai vu une figue qui dévorait un onagre » — qu’à peu près à la même époque un Français, qui n’était qu’un enfant, disait : « Trouve des fleurs qui soient des chaises »... « Mes faims, c’est les bouts d’air noir »… « Son cœur ambre et spunsk ».
Peut-être qu’à la même époque ou peu s’en faut, pendant que Jarry parlait de manger le bruit des mites et qu’Apollinaire lui prenait son monsieur qui s’avale lui-même, que Breton murmurait doucement « les pédales de la nuit bougent sans interruption » — peut-être, « dans l’air de beauté et de noirceur » que ce Juif solitaire avait trouvé sous la Croix du Sud, peut-être un autre homme, solitaire aussi et exilé et d’origine espagnole, se préparait-il à jeter sur le papier ces paroles mémorables : « Je cherche dans l’ensemble à me consoler de mon exil, de l’éternité dont on m’a banni, de ce déterrement (destierro) que j’aime à appeler mon décièlement… à présent je crois que le meilleur moyen d’écrire ce roman c’est de raconter comment je devrais l’écrire. C'est le roman du roman, la création de la création. Ou le Dieu de Dieu, Deus de Deo. » Eussé-je su qu’il devait ajouter ce qui suit, j’eusse certainement explosé comme une bombe… « Par être fou, on entend perdre la raison. La raison mais non la vérité, car il est des fous qui disent la vérité alors que les autres se taisent… » À ce propos, à propos de la guerre et la guerre était morte, je ne puis m’empêcher de mentionner que, quelque vingt ans plus tard, je tombai sur ces mots écrits en français par un Français, ô miracle des miracles ! « Il faut le dire, il y a des cadavres que je ne respecte qu’à moitié. » Oui, oui, trois fois oui ! Oh, accomplissons un acte téméraire — pour le pur plaisir de l'acte ! Quelque chose de vivant et de magnifique, même si c’est un acte de destruction ! Le savetier fou a dit : « Toutes choses sont générées hors du grand mystère et procèdent d’un degré dans l’autre. Tout ce qui avance dans son degré échappe à l’abomination. »
Partout et en tout temps je vois ce même monde ovarien s’annoncer. Et cependant aussi, parallèlement à ces annonciations, ces prophéties, ces manifestes gynécologiques, parallèlement et simultanément qu’eux, je vois se dresser de nouveaux arbres totémiques, de nouveaux tabous, de nouvelles danses de guerre. Pendant que, dans l’air de noirceur et de beauté, les frères de l’homme, les poètes, les terrassiers de l’avenir, crachaient leurs phrases magiques, dans ce même temps, ô profonde et troublante énigme ! D’autres hommes disaient : « Venez donc chez nous, dans notre fabrique de munitions : il y a une place pour vous. Nous vous garantissons le maximum de salaire, les conditions de vie les plus salubres et les plus hygiéniques. C'est un travail si facile qu’un enfant pourrait le faire. » Et si vous aviez une sœur, une femme, une mère, une tante, du moment qu’elles savaient se servir de leurs mains, qu’elles pouvaient prouver qu’elles étaient de bonne vie et mœurs, on vous invitait à les amener avec vous à la fabrique de munitions. Si vous aviez peur de vous salir les mains, on vous expliquait très doucement et intelligemment comment fonctionnaient ces délicates mécaniques, ce qu’il se passait quand elles explosaient et pourquoi votre devoir était de ne pas gaspiller vos ordures ménagères, parce que… et ipso facto e pluribus unum. Ce qui me frappait par-dessus tout, pendant que je faisais mon tour de valse en quête d’un boulot, ce n’était pas tant qu’eux, les autres, me levaient le cœur tous les jours (à supposer que j’eusse par chance l’estomac plein) ; c’était qu’ils désiraient toujours savoir si on était de bonne vie, si on était un type sur qui compter, si on était sobre, industrieux, si on avait déjà travaillé et sinon pourquoi. Même les ordures ménagères, que j’avais pour mission de ramasser pour le compte de la municipalité, étaient précieuses pour ces tueurs. Enfoncé jusqu’au genou dans ce fumier, au plus bas de l’échelle sociale, pareil à un coolie, à un paria, je faisais encore partie du racket de la mort. La nuit, j’essayais de lire l’Enfer de Dante, mais c’était en anglais et l’anglais n’est pas la langue qui convient à un ouvrage catholique. « Whatever enters in itself into its self-hood, viz., into its own lubet...1. » Lubet ! si j’avais disposé d’un mot de ce genre, alors, pour servir à mes incantations, combien paisiblement j’aurais pu vaquer à mon ramassage d'ordures ! Quelle douceur n’eût-ce pas été, dans la nuit, quand Dante n’était plus là et que mes mains puaient le fumier et la boue, que de reprendre à mon compte ce mot qui, en hollandais, signifie « lust » (convoitise), du latin lubitum, soit : le divin beneplacitum. Pataugeant jusqu’aux genoux, dans les ordures ménagères, il m’échappa un jour les mots que l’on prête au vieil et lointain Meister Eckhart : « J’ai besoin de Dieu, certes, mais Dieu aussi a besoin de moi. » Il y avait un emploi qui n’attendait que moi aux abattoirs, un bon petit emploi : le tri de la tripaille, mais je ne pus trouver l’argent pour me rendre à Chicago. Je restai à Brooklyn, dans le palace de ma propre tripaille, à tourner et tourner sans fin, collé à la paroi du labyrinthe. Je demeurai chez moi, à chercher la « vésicule germinale », le « château du Dragon sur le sol des mers », le « Cœur Céleste », le « champ du pouce carré », la « demeure du pied carré », la « passe obscure », l'« espace du premier Ciel ». Je demeurai enfermé, prisonnier de Forculus, dieu de la porte, de Cardea, dieu du gond, et de Limentius, dieu du seuil. Je n’adressais la parole qu’à leurs sœurs, les trois déesses qui ont pour nom Peur, Pâleur et Fièvre. Nulle trace de ce « luxe asiatique », qu’avait vu ou cru voir saint Augustin. Nulle trace non plus des « deux jumeaux, dont les naissances se suivirent de si près que la main du second tenait le talon de l’autre ». Mais je voyais une rue qui s’appelait Myrtle Avenue, qui va de Borough Hall à Fresh Pond Road, que nul saint jamais n’a foulée (sinon elle se fût effondrée), où nul miracle jamais n’a passé, nul poète, nul spécimen du genre humain — de même qu’aucune fleur n’y a jamais poussé, que le soleil ne l’a jamais illuminée, la pluie, jamais lavée. En fait d'Inferno trouvez mieux et plus vrai si vous le pouvez ; mais moi qui y ai vécu jour après jour durant vingt ans, je ne vois rien de mieux à vous offrir que Myrtle Avenue, entre mille et mille allées cavalières du même genre, pareillement sillonnées par des monstres de fer et toutes aboutissant au cœur du vide américain. Je ne sais si vous connaissez Essen ou Manchester, Chicago, Levallois-Perret, Glasgow, Hoboken, Canarsie ou notre Bayonne d’Amérique ; les connaîtriez-vous, que vous n’auriez encore rien vu des creuses magnificences que laissent derrière eux le Progrès et les Lumières. Cher lecteur, arrangez-vous pour visiter Myrtle Avenue avant de mourir, ne serait-ce que pour comprendre avec quelle clairvoyance Dante a lu dans l’avenir. Et croyez-moi lorsque je vous dis que pas plus dans les maisons qui bordent cette rue que dans les pierres qui la pavent, dans la structure aérienne qui la coupe en deux, dans aucune bête, aucun oiseau, aucun insecte qui l’empruntent pour aller à l’abattoir ou en revenir, ne peut exister l’espoir du moindre « lubet », de la moindre « sublimation » ou « abomination ». Ce n’est pas une rue de douleur ; la douleur est humaine et reconnaissable ; c’est la rue du vide pur : elle est plus vide que le plus éteint de tous les volcans, plus vide que le vide artificiel, plus vide que le mot Dieu dans la bouche du mécréant.
J’ai dit que je ne savais pas un mot de français alors, et c’est vrai, mais j’étais justement sur le point de faire une grande découverte, une découverte qui devait compenser le vide de Myrtle Avenue et du continent tout entier. J’étais sur le point d’accoster à la plage qui borde ce grand océan français qui s’appelle Élie Faure, océan que les Français eux-mêmes ont peu couvert de leur navigation et qu’ils ont dû prendre par erreur, semble-t-il, pour une mer intérieure. Même en le lisant dans une langue aussi passée que l’anglais moderne, il m’apparaissait que cet homme, qui avait décrit sur sa manchette la race humaine dans sa gloire, était ce Zeus, Père des Atlantes que j’avais cherché en vain jusqu’alors. Je l’ai appelé un océan ; c’était aussi une symphonie du monde. Le premier musicien que les Français aient produit ; à la fois exalté et sûr de soi, véritable anomalie, Beethoven celte, grand médecin de l’âme, paratonnerre géant. Et encore : tournesol suivant fidèlement le soleil, buvant à même la lumière toujours, toujours rayonnant et flamboyant de vitalité. Pas plus optimiste que pessimiste, au sens où l’on ne peut dire que l’océan est bénéfique ou malveillant. Il avait foi dans la race humaine. Il la grandissait d’une coudée, lui rendant sa dignité, sa force, son besoin de créer. Tout n’était pour lui que création, joie solaire. Il ne donnait à sa vision nulle forme ordonnée ; mais musicale, oui. Peu lui importait que les Français eussent l’oreille en fer-blanc : il orchestrait pour le monde entier simultanément. Quelle ne fut pas ma stupeur quand, quelques années plus tard, lors de ma venue en France, je m’aperçus qu’on ne lui avait érigé aucun monument, qu’aucune rue ne portait son nom. Pis que cela : durant huit années pleines, je n’ai pas entendu un seul Français prononcer son nom. Il lui fallut mourir pour entrer au panthéon des déités françaises — et quelle triste figure, pâle et maladive, doivent faire ses contemporains déifiés, face à ce soleil rayonnant ! S'il n’avait pas été médecin de son métier, s’il n’avait pu ainsi gagner sa vie, que fût-il advenu de lui ? Peut-être eût-il à la rigueur grossi d’une remarquable unité l’armée des ramasseurs d’ordures ! L'homme qui a su rendre aux fresques égyptiennes toute leur vie colorée et brûlante, cet homme-là aurait pu crever de faim sans que le public s’en aperçût. Mais cet homme était aussi un océan, et les critiques se noyèrent en lui, et avec eux les éditeurs, les directeurs de journaux, le public. Il faudra des siècles et des siècles avant qu’il se dessèche et s’évapore. Environ le temps que prendront les Français pour se faire une oreille musicale.
Sans la musique, j’aurais fini au cabanon comme Nijinski. (Ce fut justement vers cette époque qu’on s’aperçut qu’il était fou. Ne s’amusait-il pas à distribuer tout son argent aux pauvres — mauvais signe, toujours !) Mon esprit regorgeait de trésors extraordinaires, j’avais le goût aigu et exigeant, les muscles en excellent état, l’appétit vigoureux, le souffle bon. Je n’avais rien à faire que profiter, me perfectionner et je faisais tant de progrès tous les jours que j’en devenais fou. Même s’il se présentait un travail convenable, je ne pouvais l’accepter ; ce dont j’avais besoin, c’était, non de travail, mais d’une vie plus riche. Je ne pouvais perdre mon temps à donner des leçons, à devenir avocat, médecin, politicien, à répondre aux offres de la société. Mieux valait accepter des besognes serviles ; elles me laissaient ma liberté d’esprit. Je perdis ma place d’éboueur. Je me souviens d’avoir travaillé ensuite avec un évangéliste qui semblait avoir toute confiance en moi. Je lui servais de bedeau, de quêteur et de secrétaire. Ce fut lui qui me révéla l’énorme univers de la philosophie hindoue. Le soir quand j’étais libre, j’allais rejoindre mes amis chez Ed Bauries qui vivait dans le secteur aristocratique de Brooklyn. Ed Bauries était un pianiste excentrique, incapable de déchiffrer une seule note. Il jouait souvent à quatre mains avec un grand copain à lui, qui s’appelait George Neumiller. Nous étions ainsi environ une douzaine, à nous réunir chez lui, et nous jouions presque tous du piano. Notre âge ? Entre vingt et un et vingt-cinq ans, tous ; jamais nous n’amenions de femmes ; c’était là un sujet que l’on évoquait rarement au cours de ces séances. Il y avait de la bière à discrétion et la maison, qui était très grande, était à notre disposition ; ces séances avaient lieu en été, quand les parents de Bauries étaient en vacances. Il y a bien une douzaine de demeures de ce genre que je pourrais citer. Si je parle de celle d’Ed Bauries en particulier, c’est qu’elle était caractéristique d’un état de chose que je n’ai jamais rencontré nulle part ailleurs. Ed Bauries, pas plus qu’aucun de ses amis, ne soupçonnait le genre de livres que je lisais alors, ni les préoccupations de mon esprit. On m’accueillait avec enthousiasme — comme un clown. J’étais le boute-en-train officiel des soirées. La maison devait compter quatre pianos dispersés dans tous les coins, sans compter l’harmonium, l’orgue, les guitares, les mandolines, les violons et Dieu sait quoi. Ed Bauries n’était qu’une noix, une noix affable, très sympathique et généreuse. Les sandwichs étaient irréprochables, la bière, abondante ; à ceux qui voulaient passer la nuit, il s’arrangeait toujours pour fournir un divan des plus confortables. De la rue — énorme et large, cette rue, somnolente, luxueuse, entièrement à l’écart du monde — j’entendais tintinnabuler le piano du grand salon, au premier étage. Les fenêtres étaient larges ouvertes et, dès que j’arrivais à portée, j’apercevais Al Burger et Connie Grimm, calés dans d’énormes fauteuils, de grandes chopes de bière à la main, les pieds posés sur le rebord de la fenêtre. Disons que c’était George Neumiller qui tenait le piano et était en train d’improviser, ayant tombé la chemise, un gros cigare aux lèvres. On parlait et riait, pendant que George folâtrait sur le clavier, cherchant son ouverture. Dès qu’il avait trouvé le thème, il appelait Ed ; celui-ci venait s’asseoir à côté de lui, étudiant le thème à sa façon, en amateur, puis fonçant soudain sur les touches, œil pour œil, dent pour dent. Peut-être, quand j’entrais, y avait-il un type s’essayant à faire le poirier dans la pièce voisine — le premier étage comptait trois grandes pièces qui donnaient l’une dans l’autre ; derrière, s’ouvrait un jardin gigantesque, fleurs, arbres fruitiers, vignes, statues, fontaines et tout. Parfois, lorsqu’il faisait trop chaud, on descendait l’harmonium ou le petit orgue dans le jardin (avec un tonnelet de bière, naturellement) et, assis à l’entour dans l’obscurité, nous riions et chantions — jusqu’à l’intervention des voisins pour nous réduire au silence. Parfois, la musique partait de tous les côtés ensemble, à tous les étages. Alors, c’était la grande folie, c’en devenait enivrant ; une présence féminine eût tout gâché. D’autres fois, on eût dit un match d’endurance — Ed Bauries et George Neumiller, au piano à queue, jouaient à qui crèverait l’autre, changeaient de place sans s’arrêter, croisaient les mains, tantôt cognant comme des sourds, tantôt prenant leur essor, à la Wurlitzer. Et les sujets de rire ne manquaient jamais. Personne ne s’enquérait de ce que pouvaient bien faire les autres ni de ce qu’ils pensaient. En entrant chez Ed Bauries, on laissait à la porte son identité. Tout le monde se fichait de la taille du chapeau du voisin ou du prix qu’il l’avait payé. C'était un lâchez-tout d’amusements — sandwichs et boissons fournis par la maison. Et quand tout se mettait à marcher ensemble, trois ou quatre pianos à la fois, l’harmonium, l’orgue, les mandolines, les guitares, la bière à profusion dans les vestibules, les cheminées pleines de sandwichs et de cigares, la brise soufflant du parc, George Neumiller nu jusqu’à la ceinture et sautant comme un diable d’une variation l’autre, la soirée valait tous les spectacles que j’aie jamais vus, et c’était gratis. En fait, avec tous les habillages et déshabillages qui se succédaient sans arrêt, je revenais toujours de ces séances enrichi de quelques francs et la poche pleine de cigares. Jamais il ne m’arriva de rencontrer, hors de nos réunions, aucun de ceux qui y participaient ; leur compagnie était exclusivement réservée aux lundis soir, durant tout l’été, où Ed tenait maison ouverte.
Quand il m’arrivait d’écouter, du parc, le tintamarre, j’avais beaucoup de mal à penser que nous étions à Brooklyn, que c’était la même ville toujours. Et dire que si jamais j’avais ouvert ma grande gueule et montré ce que j’avais dans le ventre, c’eût été fini. Aux yeux du monde, ces types passaient pour des vauriens, ou peu s’en fallait. C'étaient de braves gars, des gosses, de bons copains qui aimaient la musique et la bonne vie. Au point que parfois nous devions appeler l’ambulance. Comme le soir où Al Burger se démit le genou en nous montrant un de ses tours d’acrobate. Tout le monde était si heureux, si plein de musique, si allumé, qu’il lui fallut une bonne heure pour nous convaincre qu’il s’était vraiment fait mal. Nous voilà donc entreprenant de le transporter nous-mêmes à l’hôpital ; mais l’hôpital est trop loin ; d’ailleurs, elle est bien bonne ! et nous le laissons tomber de temps à autre, à le faire hurler comme un dément. À force, nous finissons par nous arrêter à un avertisseur de police et par demander secours. L'ambulance arrive, et le car de police. On embarque Al pour l’hôpital et nous autres pour le violon. En route, nous chantons à gorge déployée. On nous relâche sous caution ; rien ne peut briser notre bonne humeur ; les flics cèdent à la contagion, et nous voilà repartis ; la séance se transporte au sous-sol où se tient un piano fêlé et où nous poursuivons nos jeux et nos chants. Tout cela a l’air de se situer avant Jésus-Christ, d’appartenir à un temps qui prend fin moins à cause d’une guerre que parce que même un endroit comme celui-là n’est pas immunisé contre les germes qui s’infiltrent de la périphérie. Parce que toutes les rues deviennent des Myrtle Avenue, et que le vide emplit peu à peu tout le continent, de l’Atlantique au Pacifique. Parce que au bout d’un certain temps le continent, sur toute sa surface, n’offre plus une seule maison où trouver en entrant un type en train de faire le poirier et de chanter en même temps. Ce sont des choses qui ne se font plus. Pas plus que nulle part vous ne trouverez deux pianos fonctionnant à la fois, ou deux hommes qui consentent à jouer toute la nuit rien que pour le plaisir. Les types du calibre d’Ed Bauries et de George Neumiller seront happés par la radio et le cinéma, qui n’utiliseront qu’une parcelle infime de leur talent et jetteront le reste à la poubelle. Personne, à en juger par les spectacles publics, ne soupçonne la mine de talents que recèle l’immense étendue du continent américain. Plus tard, et c’est pourquoi j’aimais à m’asseoir sur un perron dans Tin Pan Alley, j’ai passé des après-midi entiers à écouter les professionnels pousser leurs gueulantes. Ce n’était pas mal non plus dans son genre, qui était différent. Cela n’avait rien de drôle ; c’était une répétition sans fin, qui n’avait qu’un but : faire tomber les dollars et les cents. Quiconque, en Amérique, avait une once d’humour l’épargnait soigneusement pour la sortir un jour. Cela aussi donna quelques cinglés de première grandeur, des types inoubliables, qui n’ont laissé derrière eux aucun nom et qui furent les meilleurs que ce pays ait produits. Je me souviens d’un comédien anonyme, des tournées Keith, probablement le type le plus loufoque de toute l’Amérique, et qui ne devait empocher guère plus de cinquante dollars par semaine. Trois fois par jour, sept jours sur sept, il arrivait et tenait l’auditoire sous son charme. Il n’avait pas de numéro fixe, il improvisait. Il ne répétait jamais ses histoires ni ses tours. Il se prodiguait et je ne pense pas non plus que ç’ait été un enfant de la balle. C'était une sorte de râle des genêts, un bonhomme d’une énergie, d’une joie si sauvages que rien ne pouvait l’arrêter. Il jouait de n’importe quel instrument, connaissait tous les pas de danse, inventait une histoire sur-le-champ et la faisait durer, s’il le fallait, jusqu’à la fin de la représentation. Il ne se contentait pas de son numéro ; il aidait les autres. Il restait dans la coulisse, guettant le moment de s’insérer dans le tour d’un autre. Il était le spectacle et le spectacle contenait à lui seul plus de thérapeutique que tout l’arsenal de la science moderne. Un homme de cette envergure aurait dû toucher le salaire d’un président des États-Unis. On aurait dû saquer le Président et toute la Cour suprême et faire de lui, à leur place, un dirigeant. Il aurait pu guérir n’importe quelle maladie du calendrier. Qui plus est, c’était le genre de type à se produire pour rien, si on le lui demandait. Le type d’homme qui vide les asiles d’aliénés. Qui ne propose pas de cure — qui rend tout le monde dingue. Entre une telle solution et ce perpétuel état de guerre qu’est la civilisation, il n’y a qu’une façon de s’en sortir — la route que nous prendrons tous éventuellement, parce que toute autre voie est vouée à l’échec. L'individu qui symbolise cette seule et unique route porte une tête à six faces et huit yeux ; cette tête est un phare tournant, et au lieu de triple couronne au sommet (pourquoi pas, après tout ?) il y a un trou de ventilation pour le peu de cervelle qu’on y trouve. Très peu de cervelle, ainsi que je le dis, parce que le bagage est minime, parce que la matière grise, à vivre en pleine conscience, se dépense en lumière. Tel est le seul type humain que l’on puisse mettre au-dessus du comédien ; il ne rit ni ne pleure, il est au-delà de la souffrance. Nous ne le reconnaissons pas : il est trop près de nous, nous l’avons sous la peau, en fait. Quand le comédien nous prend aux tripes, cet homme, qui pourrait s’appeler Dieu, j’imagine, s’il avait besoin d’un nom, se met à parler. Quand la race humaine entière est secouée d’un grand rire, j’entends : d’un rire si dur qu’il fait mal, c’est que nous nous trouvons avoir tous pris le bon chemin. Dès lors, pourquoi ne serait-il pas donné à n’importe qui d’être Dieu autant qu’autre chose ? Fût-elle double, triple, quadruple, multiple, la conscience, qui est ce qui fait la matière grise s’enrouler en replis morts à la cime du crâne, la conscience, dis-je, est anéantie dans l’instant. C'est dans un tel instant que l’on peut vraiment toucher du doigt le trou que nous portons tous au sommet du crâne, dans un tel instant que l’on sait que l’on avait jadis un œil à cet endroit et que cet œil était capable de tout percevoir à la fois. Cet œil n’est plus, de nos jours ; mais quand on rit aux larmes, quand on a mal au ventre de rire, la lucarne s’ouvre et le cerveau se ventile. Personne ne saurait vous convaincre alors de prendre un fusil et d’aller tuer votre ennemi ; pas plus que personne ne pourrait vous persuader d’ouvrir, pour le lire, aucun de ces tomes fastueux où sont enfermées les vérités métaphysiques de ce monde. Qui connaît le sens exact de la liberté, liberté absolue et non pas relative, est forcé de reconnaître qu’un tel instant est le plus près que l’on puisse arriver d’elle. Si je me dresse contre la condition actuelle du monde, ce n’est pas en moraliste — c’est parce que j’ai envie de rire plus, toujours plus. Je ne dis pas que Dieu n’est qu’un énorme rire : je dis qu’il faut rire dur avant de parvenir à approcher Dieu. Mon seul but dans la vie est d’approcher Dieu, c’est-à-dire d’arriver plus près de moi-même. C'est pourquoi peu m’importe le chemin. Mais la musique est très importante. La musique est tonique pour la glande pinéale. La musique, ce n’est pas Bach ni Beethoven ; la musique, c’est l’ouvre-boîte de l’âme. Calme terrible en dedans de soi ; conscience que l’être est doté d’un plafond et d’un toit.
Ce qui tue dans la vie, ce qui fait son horreur, ce ne sont ni les calamités ni les désastres ; ce genre d’événements-là réveille ; on finit pas se familiariser, par devenir intime avec eux ; en fin de compte, ils se domestiquent toujours… Non c’est plutôt, mettons, se retrouver dans une chambre d’hôtel à Hoboken avec tout juste assez d’argent en poche pour se payer un repas. On est dans une ville où l’on ne compte jamais revenir ; on a tout juste une nuit d’hôtel à passer dans cette chambre, mais il faut tout le courage et le cran qu’on possède, pour y rester. Le fait que certaines villes, certains lieux inspirent tant de haine et de terreur, doit avoir une raison. Ce sont des lieux où doit se perpétrer une sorte de meurtre continuel. On se trouve entre gens de même race, qui vaquent à leurs affaires comme tout le monde, qui bâtissent le même genre de maisons, ni mieux ni pire, qui ont le même système d’éducation, la même monnaie, les mêmes journaux — et pourtant sont absolument différents de tous les gens que l’on connaît ; l’atmosphère entière est différente, et le rythme, et la tension. Cela fait presque penser à un homme qui se verrait incarné dans un autre. On sait, avec la certitude la plus troublante, que ce qui gouverne la vie ce ne sont ni l’argent, ni la politique, ni la religion, ni l’éducation, ni la race, ni la langue, ni les coutumes ; c’est quelque chose d’autre, quelque chose que l’on essaie de prendre à la gorge et d’étrangler tout le temps et qui en fait vous prend à la gorge et vous étrangle ; sinon, on ne connaîtrait pas ces soudaines terreurs, on ne se demanderait pas comment on va bien pouvoir s’enfuir. Il y a des villes où l’on n’a même pas besoin de passer une nuit — une ou deux heures suffisent pour briser les nerfs. Je pense à notre Bayonne d’Amérique. J’y arrivai en pleine nuit, muni de quelques adresses que l’on m’avait données. Je portais sous le bras une serviette contenant un prospectus de l'Encyclopédie britannique. J’étais censé aller sous le couvert des ténèbres vendre cette foutue Encyclopédie à quelques pauvres diables qui avaient envie d’acquérir du mérite. Si j’étais tombé du ciel à Helsingfors, je ne crois pas que je me serais senti plus mal à l’aise que dans les rues de Bayonne. Ce n’était pas une ville américaine, pour moi. Ce n’était même pas une ville du tout — rien qu’une énorme pieuvre gigotant dans le noir. La première porte où je m’arrêtai semblait si rebutante que je ne me souciai même pas d’y frapper ; je me rendis ainsi à plusieurs adresses avant de trouver le courage de cogner à une porte. Le premier visage que j’aperçus me flanqua la colique. Je ne veux pas dire qu’il m’intimida ou me plongea dans l’embarras — c’est de peur que je veux parler. C'était une gueule de manœuvre, une gueule de brute ignorante qui vous aurait aussi bien descendu d’un coup de hache que craché dans l’œil. Je fis semblant de m’être trompé de nom et courus à l’adresse suivante. À chaque porte qui s’ouvrait je voyais un nouveau monstre. Et puis, enfin, je tombai sur un pauvre idiot qui avait vraiment envie de se cultiver, et cela m’acheva. J’eus honte de moi, de mon pays, de ma race, de mon époque. Il me fallut un temps du diable pour le convaincre de ne pas acheter cette sacrée Encyclopédie. Il me demanda innocemment pourquoi, dans ce cas, j’avais frappé chez lui — et sans une minute d’hésitation je lui racontai un mensonge gros comme moi, un mensonge qui devait par la suite se révéler exact : une grande vérité. Je lui racontai que je faisais semblant de vendre cette Encyclopédie, à seule fin de rencontrer des gens et d’écrire à leur propos. Cela eut le don de l’intéresser énormément, plus même que l'Encyclopédie. Il voulut savoir ce que j’écrirais sur son compte — pouvais-je le lui dire ? Il m’a pris vingt ans de ma vie pour répondre à cette question. Mais la voici, ma réponse. « Si cela vous intéresse encore de le savoir, chez M. X., de Bayonne, voici... Je vous dois beaucoup parce que après ce mensonge que je vous avais raconté, en sortant de chez vous, je déchirai le prospectus que m’avait fourni l'Encyclopédie britannique et le jetai dans le caniveau. Je me dis que jamais plus je n’irais trouver les gens sous de faux prétextes, fût-ce pour leur distribuer la Sainte Bible. Jamais plus je n’irais rien vendre, dussé-je en crever de faim. Je rentre chez moi maintenant pour m’asseoir à mon bureau et coucher sur le papier ce que je sais des gens. Et si quelqu’un cogne à ma porte et vient me vendre quelque chose, entrez donc, lui dirai-je, pourquoi diable faites-vous ce métier ? Et s’il me dit que c’est parce qu’il a besoin de vivre, je lui offrirai tout l’argent que j’ai en poche et le supplierai de réfléchir encore une fois à ce qu’il fait. Je voudrais empêcher le plus de gens possible de feindre d’avoir à faire ceci ou cela pour gagner leur vie. Rien de plus faux. Mieux vaut encore crever vraiment de faim. Quiconque se laisse volontairement crever de faim ajoute une dent à l’engrenage du processus automatique. J’aimerais mieux voir un homme empoigner son fusil et tuer son prochain pour se procurer la nourriture qui lui manque, que d’entretenir le processus automatique en prétendant que cet homme doit gagner sa vie. Voilà ma réponse, cher M. X. »
Je continue. Ce n’est pas l’horreur du désastre et de la calamité qui tue, dis-je ; c’est le rejet automatique, le dur et nu panorama de la lutte atavique de l’âme… Un pont, dans la Caroline du Nord, près de la frontière du Tennessee. Émergeant des champs de tabac luxuriants, on voit partout de petites cahutes, et partout monte l’odeur du bois fraîchement coupé qui brûle. La journée se passait dans un lac dense de verdure mouvante. Rarement âme qui vive. Puis tout à coup une clairière, et me voici transporté au-dessus d’un énorme gouffre que franchit un pont de bois branlant. Le bout du monde ! Comment au nom de Dieu suis-je parvenu jusque-là, et pourquoi : je n’en sais rien. Comment vais-je faire pour manger ? Même si je dévorais le repas le plus formidable qu’on puisse imaginer, je resterais triste, effroyablement triste. Je ne sais où aller, d’ici. Ce pont marque la fin, ma propre fin, la fin du monde connu de moi. Ce pont, c’est la folie ; il n’y a pas de raison pour que je me trouve là en ce moment, pas de raison pour que les gens franchissent cet abîme. Je me refuse à faire un autre pas, je me cabre à l’idée de franchir la démence de ce pont. Tout à côté il y a un mur bas auquel je m’adosse, essayant de penser à ce que je dois faire, où aller. Je m’aperçois à quel point je peux être civilisé, terriblement — je me rends compte du besoin que j’ai d’avoir des gens autour de moi, à qui parler, du besoin que j’ai de livres, de théâtre, de musique, de cafés, de boissons, etc. C’est affreux d’être civilisé ; quand on arrive au bout du monde on n’a rien pour vous aider à supporter la terreur de la solitude. Être civilisé, c’est avoir des besoins compliqués. Et un homme, dans toute sa force d’homme, ne devrait avoir besoin de rien. Tout le jour je m’étais promené dans les champs de tabac, me sentant de moins en moins à mon aise. Qu’ai-je à voir avec tout ce tabac ? Où veux-je en venir ? Partout les gens font pousser leur récolte, produisent des marchandises pour d’autres gens — et moi je ressemble à un fantôme qui glisse silencieusement parmi toute cette activité inintelligible. Je voudrais trouver du travail, n’importe lequel, mais je n’ai pas envie de m’associer à cette chose, à l’enfer de ce processus automatique. Je traverse une ville et je regarde le journal qui rapporte les événements de la ville et de ses environs. Il me semble qu’il n’y a pas d’événement, que l’horloge s’est arrêtée, mais que ces pauvres diables ne s’en sont pas aperçus. Qui plus est j’ai la vive intuition qu’il y a du meurtre dans l’air. Je le renifle et le sens. Il y a quelques jours j’ai franchi la frontière imaginaire qui sépare le Nord du Sud. Je n’en avais nulle conscience jusqu’au moment où j’ai vu arriver un nègre conduisant un attelage ; parvenu à ma hauteur, il se lève de son siège et me tire très respectueusement son chapeau. Ses cheveux étaient blancs comme neige ; son visage respirait la dignité. Cela m’avait fait une impression horrible : je me rendais compte qu’il existait encore des esclaves. Cet homme devait lever son chapeau devant moi — tout cela parce que j’étais un blanc. Au lieu de quoi c’était moi qui aurais dû lui tirer mon chapeau ! J’aurai dû le saluer comme un survivant de toutes les basses tortures que les blancs ont infligées aux noirs. J’aurais dû être le premier à tirer mon chapeau, pour lui faire savoir que je ne fais pas partie du système, que je demande pardon au nom de tous mes frères blancs, trop ignorants et cruels pour faire ouvertement un geste sincère. Aujourd’hui je sens leurs yeux braqués sur moi tout le temps ; ils guettent derrière leur porte, derrière les arbres. En apparence c’est le calme, le grand calme, la grande paix. Nègre y en a jamais rien dire. Nègre y en a chantonner tout le temps. Blanc y en a croire que pauvre nègre y en a remis à sa place. Nègre y en a jamais rien savoir. Nègre y en a attendre. Nègre y en a regarder tout ce que blanc y fait. Nègre y en a jamais rien dire, non m’sieur, oui m’sieur. Ce qui n’empêche que le nègre est en train d’exterminer le blanc ! Chaque fois que le nègre regarde un blanc, c’est un coutelas qu’il lui plonge dans le corps. Ce n’est pas la chaleur, ce ne sont pas les insectes ni les mauvaises récoltes qui exterminent le Sud — c’est le nègre ! Il se dégage du nègre un poison, qu’il le veuille ou non. Le Sud est dopé, drogué de poison noir.
Passons… Assis devant la boutique d’un coiffeur, près de la James river. Dix minutes d’arrêt, le temps de décharger mes pieds de leur fardeau de fatigue. En face, un hôtel, quelques boutiques ; le tout, tournant court, finissant comme cela a commencé — sans raison. Du tréfonds de mon âme je plains les pauvres diables qui sont nés ici et qui y meurent. Il n’y a pas de raison sur terre qui justifie l’existence d’un tel lieu. Pas de raison qui veuille qu’un homme traverse cette rue pour aller se faire couper les cheveux et la barbe ou s’acheter un bifteck dans le filet. Hommes, achetez un fusil et entretuez-vous ! Balayez cette rue de ma mémoire pour toujours — il n’y a pas une once de sens en elle.
Même jour, après la tombée de la nuit. Je continue à m’accrocher, creusant mon chemin, m’enfonçant de plus en plus dans le Sud. Je viens de sortir d’une petite ville, je m’en vais, par un raccourci, rejoindre la grand-route. Soudain j’entends des pas derrière moi ; un jeune homme me dépasse au grand trot, soufflant lourdement et jurant tout ce qu’il peut. Je m’arrête un instant, me demandant de quoi il retourne. J’entends arriver un autre homme ; il trotte lui aussi ; il est plus vieux ; il porte un revolver. Sa respiration est régulière, pas un mot ne sort de sa bouche. Au moment où je l’aperçois, la lune surgit entre les nuages et me révèle la face de ce type. C’est un chasseur d’hommes. Je me recule pendant que d’autres arrivent derrière lui. Je tremble ; j’ai la frousse. « C’est le shérif, dit quelqu’un en passant, et il aura la peau de l’autre. » Horreur. Je continue à me diriger vers la grand-route, m’attendant à entendre le coup de feu qui mettra fin à toute l’histoire. Rien, rien que cette haleine lourde d’un homme jeune et les pas rapides, avides, de la foule qui suit le shérif. J’approche de la grand-route. Un homme sort des ténèbres et s’approche de moi tranquillement. « Et où est-ce qu’on va comme ça, fiston ? » me demande-t-il, d’une voix paisible, presque affectueuse. Je bafouille quelque chose où il est question de la ville la plus proche... « Vaudrait mieux rester ici, fiston », me dit-il. Je ne réponds rien. Je le laisse me ramener en ville et me remettre aux mains de la police comme un larron. J’ai passé la nuit sur le plancher en compagnie d’une cinquantaine d’autres individus. J’ai fait un rêve sexuel merveilleux qui se terminait par la guillotine.
Je continue à m’accrocher… Il n’est pas plus facile de revenir en arrière que de pousser plus avant. Je n’ai plus du tout l’impression d’être un citoyen américain. La partie de l'Amérique d'où je venais, où j’avais tout de même certains droits, où je me sentais libre, je l’ai laissée si loin derrière moi qu’elle commence à se volatiliser dans ma mémoire. On dirait à me voir que j’avance sous la menace permanente d’un revolver braqué dans mon dos. Avance, avance, c’est tout ce que j’ai l’air d’entendre. Si quelqu’un m’adresse la parole, j’essaie de ne pas avoir l’air trop intelligent. Je m’efforce de feindre un intérêt vital pour les moissons, le temps qu’il fait, les élections. Si je m’arrête, si je reste debout, on me regarde, blancs ou noirs — on me perce du regard comme si j’étais un fruit juteux et comestible. Il me faut parcourir encore un millier de milles environ, en ayant l’air de nourrir un dessein secret, l’air d’aller vraiment quelque part. Il faut avoir l’air plein de gratitude, aussi, de ce que personne n’a eu encore l’idée de m’employer. C’est à la fois accablant et hilarant. On est repéré — pourtant personne n’appuie sur la détente. On vous laisse marcher sans vous molester jusqu’en plein golfe du Mexique, et noyez-vous si le cœur vous en dit !
Oui, m’sieur, parfaitement, je suis allé jusqu’au golfe du Mexique, droit dedans, et je me suis noyé. Et j’ai fait ça gratis. Quand on a repêché le corps, on a découvert qu’il était marqué FOB, Myrtle Avenue, Brooklyn ; on l’a renvoyé port dû. Quand on m’a demandé plus tard pourquoi je m’étais tué, tout ce que j’ai pu répondre ç’a été : parce que j’avais envie d’électrifier le cosmos ! Par là j’entendais une chose très simple — la compagnie Delaware, Lackawanna and Western avait électrifié son réseau, de même la Seaboard Air Line, mais l’âme humaine en était encore au stade de la cariole bâchée des émigrants. Né au cœur de la civilisation, je l’acceptais le plus naturellement du monde — que faire d’autre ? Mais la bonne blague était que personne à part moi ne prenait cette histoire au sérieux. J’étais le seul vrai civilisé de la communauté. Il n’y avait pas place pour moi — en tant que tel. Et pourtant les livres que je lisais, la musique que j’entendais, m’assuraient qu’il existait au monde d’autres hommes pareils à moi. Il a fallu que j’aille jusqu’au golfe du Mexique et que je m’y noie, pour trouver une excuse qui me permît de poursuivre une existence de pseudo-civilisé. Il a fallu que je m’épouille de mon corps spirituel en quelque sorte.
Quand j’eus enfin compris que, dans l’état du système et par rapport à lui, j’étais moins qu’une merde, je devins pour de bon parfaitement heureux. Je ne fus pas long à perdre tout sens des responsabilités. N’eût été le fait que mes amis commençaient à en avoir assez de me prêter de l’argent, j’aurais pu continuer indéfiniment à passer le temps comme on pisse. Le monde se mit à ressembler à un musée ; je ne voyais rien de mieux à faire que de dévorer à pleines dents ce merveilleux gâteau fourré au chocolat que l’humanité passée nous avait fourré dans les mains. Cela agaçait tout le monde, de voir le plaisir que je prenais. Certes oui, l’art c’est bien beau, objectait-on en bonne logique, mais il faut travailler pour vivre, et alors vous vous apercevrez qu’on est trop fatigué pour penser encore à l’art. Mais c’est lorsque je menaçai d’ajouter une ou deux strates de ma fabrication à ce merveilleux gâteau fourré qu’on me tomba dessus à bras raccourcis. Ce fut la dernière touche au tableau. Cela signifiait que j’étais définitivement fou perdu. On me tint d’abord pour un membre inutile de la société ; puis, pour un temps, on trouva que j’étais une sorte de cadavre téméraire et bon vivant, doté d’un effroyable appétit ; et enfin, que j’étais simplement fou à lier. (Ça suffit, mon salaud, débrouillez-vous pour trouver du travail… on a soupé de vous !) En un sens c’était rafraîchissant, ce changement de front. Je sentais le vent souffler dans les corridors. Finie l’accalmie, « on » faisait sortir les navires du port. C’était la guerre et, en tant que cadavre, j’étais juste assez frais pour garder un reste d’esprit combatif. Rien de tel que la guerre pour vous raviver, pour vous remuer les sangs. Ce fut au milieu de la Grande Guerre, que j’avais complètement oubliée, que ce changement survint dans mon cœur. Du jour au lendemain je me mariai, pour bien prouver à tout venant que, n’importe comment, je me fichais de tout, éperdument. Se marier, estimait-on, c’était OK. Je me souviens que, sur la simple foi de cette nouvelle, je trouvai aussitôt à emprunter cinq dollars. Mon copain MacGregor fournit l’argent de la licence de mariage et alla même jusqu’à insister pour que je m’offre à ses frais le coiffeur, en l’honneur de mon mariage. À en croire les gens, on ne pouvait se marier sans s’être fait raser. Pour ma part, je ne voyais pas de raison pour qu’on ne se passât pas la corde au cou sans se raser et se faire couper les cheveux, mais du moment que ça ne coûtait rien, je me soumis. C'était intéressant de voir tout le monde s’empresser d’apporter sa petite contribution à notre subsistance. Soudain, simplement parce que j’avais fait montre d’un peu de sens, ils se mettaient tous à rappliquer autour de nous — qu’est-ce qu’on pourrait bien faire pour vous ? ceci ? cela ?… Naturellement, tout cela se fondait sur l’espoir que j’allais sûrement me mettre à travailler maintenant — maintenant que je verrais sans aucun doute qu’on ne plaisante pas avec la vie. Jamais ils ne m’auraient cru capable de laisser ma femme travailler à ma place. Je commençai par me conduire très décemment envers elle. Je n’avais rien du négrier. Tout ce que je lui demandais c’était un peu d’argent pour le tram ou le métro — pour courir après l’emploi mythique — plus un peu de rab pour les cigarettes, le cinéma, etc. L'essentiel, tel que livres, cahiers de musique, gramophone, bifteck aux pommes et autre chose du même genre, je m’aperçus qu’on pouvait se le procurer à crédit, du moment qu’on était marié. Le premier versement ne posait pas de problème ; pour le reste, je m’en remettais à la Providence. Il faut bien vivre, me répétait-on tout le temps. Et désormais, par Dieu, oui, j’étais d’accord — il faut vivre ! vivre d'abord et ensuite payer. S'il m’arrivait de voir un pardessus qui me plaisait, j’entrais dans la boutique et l’achetais. Je m’arrangeais pour être toujours un peu en avance sur la saison, pour bien prouver que j’étais un type sérieux. Après tout, merde, j’étais un homme marié. Je ne tarderais plus à être père — j’avais au moins le droit de me payer un pardessus d’hiver, non ? Et après le pardessus je pensais à une bonne et solide paire de chaussures qui allât avec — une de ces bonnes paires en cuir épais de Cordoue, comme j’en avais toujours eu envie, sans jamais pouvoir me l’offrir. Et quand venait l’hiver et qu’il faisait grand froid, que je passais mes journées dehors à chercher du travail, il m’arrivait régulièrement d’être pris subitement d’une fringale — c’est extrêmement sain, ce genre de promenade quotidienne, ce vagabondage à travers la cité dans la pluie et la neige et le vent et la grêle — et donc de temps à autre, j’entrais dans une bonne taverne cossue et me commandais un bifteck aux frites et aux oignons, à la française, bien juteux. Je m’étais assuré aussi pour la vie et contre les accidents — c’est important, quand on est marié, de prendre ce genre de précaution, m’avait-on raconté. Supposons que je vienne à tomber raide mort un jour — alors ? Je me rappelle le type qui m’avait sorti ça pour donner plus de force à son argumentation. Je lui avais déjà dit que je signerais tout ce qu’il voudrait, mais il avait dû l’oublier. Je lui avais dit oui sur-le-champ, par la force de l’habitude, mais, encore une fois, il ne l’avait évidemment pas remarqué — ou peut-être était-ce contraire à la bonne règle que d’extorquer une signature à quelqu’un tant qu’on n’y était pas allé de tout son boniment. Quoi qu’il en soit, j’étais sur le point de lui demander combien de temps il fallait avant de pouvoir emprunter sur une police d’assurance, quand il me lâcha la fameuse et hypothétique question : « Supposez que vous veniez à tomber raide mort un jour — alors ? » J’imagine qu’il me crut un peu dingue à la façon dont j’éclatais de rire. Je ris à chaudes larmes. En fin de compte, il me dit : « Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle dans ce que je viens de dire. — Ma foi, lui dis-je, recouvrant mon sérieux pour un instant, regardez-moi un bon coup et dites-moi maintenant : croyez-vous que je sois le genre de type à s’occuper de ce qui se passera après sa mort ? » Apparemment ces mots le laissèrent pantois, car tout ce qu’il trouva à me dire, fut : « Votre attitude ne me paraît se conformer à aucune éthique, monsieur Miller. Je suis sûr que vous ne voudriez pas que votre femme... — Écoutez, lui dis-je, et si je vous disais que je me fiche éperdument de ce qui pourra bien arriver à ma femme après ma mort ? » Et comme ces derniers mots semblaient blesser plus profondément encore les susceptibilités de son éthique, j’ajoutai pour faire bonne mesure : « En ce qui me concerne, vous n’aurez même pas à me verser de prime quand je clamecerai — ce que j’en fais c’est pour votre contentement. J’essaie de mon mieux d’aider le monde, vous saisissez ? Vous avez besoin de vivre ? Non ? Eh bien tout ce que je fais, c’est histoire de vous permettre de bouffer un peu. Si vous avez autre chose à me vendre, sortez-le en vitesse. J’achète tout ce qui me paraît bon. Je suis acheteur, pas vendeur. J’aime les gens qui ont l’air content — c’est pour ça que j’achète. Voyons, à combien avez-vous dit que cela reviendrait par semaine ? Soixante-quinze cents ? Parfait. Qu’est-ce que soixante-quinze cents ? Regardez ce piano, il me revient à environ trente-neuf cents par semaine, je crois. Regardez bien autour de vous… Tout, vous m’entendez bien, tout ici coûte tant par semaine. Et vous venez me dire que si je venais à mourir, alors ? Croyez-vous un instant que je m’en vais claquer sur le dos de ces gens ? Ça, ce serait une bonne blague. Non, je préfère de beaucoup les voir venir récupérer leurs trucs — si je ne peux plus payer, c’est-à-dire… » Il avait l’air très agité, un peu inquiet et son regard était vitreux et froid, du moins ce fut mon sentiment. « Excusez-moi, lui dis-je m’interrompant moi-même, mais vous ne prendriez pas un verre, histoire de l’arroser, cette police d’assurance ? » Il me dit que non, mieux pas ; mais j’insistai ; d’ailleurs je n’avais pas encore signé et il restait à examiner mes urines et à les approuver et à apposer toutes sortes de timbres et de sceaux — je connaissais toute cette connerie par cœur — ainsi pensais-je que nous pourrions d’abord prendre un petit verre et remettre d’autant les affaires sérieuses, parce que entre nous se payer une police d’assurance ou autre chose, c’était pour moi un vrai plaisir, qui me donnait le sentiment d’être fait comme n’importe quel autre citoyen, d’être un homme, quoi, et non un singe. Je sortis donc une bouteille de xérès (qui était la seule boisson que l’on me permît) et je lui en versai une bonne rasade, me disant en moi-même que c’était très bien de voir s’en aller ainsi le xérès parce que peut-être se déciderait-on, la prochaine fois, à m’offrir quelque chose de mieux. « Il fut un temps où moi aussi je plaçais des polices d’assurance, lui dis-je, portant le verre à mes lèvres. Parole ! Je peux vendre tout ce qu’on voudra. Seulement, voilà : j’ai la flemme. Prenez par exemple une journée comme celle-ci, n’est-ce pas plus agréable de rester tranquillement chez soi à bouquiner ou à écouter le phono ? À quoi bon sortir, à quoi bon se la fouler pour une compagnie d’assurances ? Si je travaillais aujourd’hui, vous ne m’auriez pas trouvé au nid, pas vrai ? Non, vraiment, à mon avis, mieux vaut ne pas s’en faire et venir en aide aux gens quand ils se présentent… comme vous, par exemple. C'est tellement plus agréable d’acheter que de vendre, non ? Si on a les moyens, évidemment. Ici, nous n’avons pas besoin de gros moyens. Comme je vous le disais, le piano revient à quelque trente-neuf cents par semaine, ou peut-être quarante-deux, et quant au…
— Excusez-moi, monsieur Miller, m’interrompit-il, mais ne croyez vous pas que nous devrions penser à signer ces papiers ?
— Mais comment donc, bien sûr, lui dis-je joyeusement. J’espère que vous n’en avez pas oublié ? Voyons, par lequel commençons-nous, à votre avis ? Soit dit en passant, vous n’auriez pas un stylo à me vendre, non ?
— Voulez-vous signer ici, me dit-il, feignant d’ignorer mes remarques. Et là encore, c’est cela. Et maintenant, monsieur Miller, si vous le permettez, je m’en vais prendre congé ; la compagnie vous enverra de ses nouvelles d’ici quelques jours.
— Le plus tôt sera le mieux, lui fis-je observer, tout en le reconduisant, on ne sait jamais : je pourrais changer d’idée et me suicider.
— D’accord, naturellement, cela va de soi, monsieur Miller, comptez sur nous. Au revoir, monsieur Miller, au revoir ! »
Évidemment, tout a une fin, y compris le système des achats à tempérament, même pour un acheteur aussi assidu que moi. Je suis sûr d’avoir fait de mon mieux pour occuper les industriels et les chefs de publicité de toute l’Amérique. Ce fut eux, semble-t-il, qui furent déçus par moi. Qui ne le fut, d’ailleurs ! Mais il est un homme en particulier que je déçus plus que tout autre, celui qui avait fait un réel effort pour m’aider et me protéger et que je laissai tomber. Je me souviens de lui et de la façon dont il me prit pour assistant — sans se faire prier, de si bonne grâce — parce que, plus tard, au temps où j’engageais et saquais à tour de bras, on me trahit un beau jour et me lâcha à mon tour ; mais j’avais eu le temps de me vacciner quand cela m’arriva, j’étais blindé, et ça m’était égal. Tandis que cet homme était venu jusqu’à moi pour bien me montrer qu’il avait foi en moi. Il était chargé d’établir le catalogue d’une grande firme de vente par correspondance. Ce catalogue était une espèce d’énorme et merdeux compendium que l’on sortait une fois l’an et que l’on passait l’année entière à préparer. Je n’avais pas la moindre idée sur le sujet et Dieu sait pourquoi je tombai dans ce bureau ce jour-là, sauf que j’avais envie de me réchauffer, ayant rôdé du côté des docks toute la journée dans l’espoir de décrocher une place de vérificateur ou autre. Il faisait bon dans ce bureau et je me lançai dans un interminable discours, histoire de me donner le temps de dégeler. Je ne savais au juste quel emploi demander — n’importe quoi, dis-je à celui qui m’écoutait. C'était un sensible, qui avait très bon cœur. Il parut deviner que j’étais écrivain ou que je voulais le devenir, car il ne tarda pas à me demander à quelles lectures allait ma préférence et quelle était mon opinion sur tel ou tel auteur. Le hasard fit que j’avais en poche une liste de livres — de bouquins que j’essayais de trouver à la bibliothèque municipale — je la sortis donc et la lui montrai. « Grand Dieu ! s’exclama-t-il, est-ce là vraiment ce que vous lisez ? » Je secouai modestement et affirmativement la tête ; puis, comme il m’arrivait souvent lorsque j’étais piqué au vif par une remarque stupide de ce genre, je me mis à parler de Mystères, de Hamsun, que je venais précisément de lire. Dès lors, l’homme fut comme pâte à modeler entre mes mains. Quand il me demanda si j’aimerais lui servir d’assistant, il s’excusa de m’offrir une aussi misérable situation ; il me dit que je n’avais qu’à prendre mon temps pour m’initier et me rompre à mon travail, qu’il était sûr que ce serait un jeu pour moi. Puis il me demanda s’il ne pouvait pas me prêter un peu d’argent, de sa poche, en attendant qu’on me payât. Sans me laisser le temps de dire oui ou non, il sortit un billet de vingt dollars et me le fourra dans la main. Inutile de dire que j’étais touché. J’étais prêt à bosser comme le dernier des cons pour lui. Rédacteur en chef adjoint — ça faisait bien, surtout pour les créanciers du quartier. Et j’étais si heureux de pouvoir manger du roast-beef, du poulet et du filet de porc que, pour un temps, je fis semblant d’aimer ce travail. En fait j’avais du mal à me tenir éveillé. Ce que j’avais à apprendre, je l’appris en une semaine. Ensuite ? Ensuite, autant dire que je me voyais condamné aux travaux forcés à vie. Au mieux je passais le temps à écrire des nouvelles, des essais et de longues lettres à mes amis. Peut-être me croyait-on occupé à jeter sur le papier des idées neuves pour le compte de la firme, car pendant un bon moment personne ne fit attention à moi. Je trouvais que c’était un endroit vraiment épatant. J’avais presque toute ma journée à moi ; je pouvais écrire, ayant appris à liquider le travail en une heure environ. Mon travail personnel me remplissait d’enthousiasme, au point que j’avais donné l’ordre à mes subalternes de ne me déranger qu’à heures fixes. Je voguais comme une barque sous la brise ; la boîte me payait régulièrement ; les nègres exécutaient le travail dont j’avais dressé le plan pour eux — et puis un jour, alors que j’étais plongé dans un essai de L'Antéchrist, un homme que je n’avais encore jamais vu marcha droit vers mon bureau, se pencha sur mon épaule et d’une voix sarcastique se mit à lire à haute voix ce que je venais d’écrire. Je n’eus pas besoin de lui demander qui il était ni ce qu’il voulait — la seule pensée qui me vint à l’esprit et que je me répétai frénétiquement, ce fut : Me donnera-t-on une semaine de préavis ? Quand vint le moment de prendre congé de mon bienfaiteur, j’eus un peu honte de moi-même, surtout lorsqu’il me dit, à brûle-pourpoint : « Je me suis efforcé de vous obtenir une semaine de préavis, mais on n’a rien voulu savoir. Je voudrais bien pouvoir faire quelque chose pour vous — vous êtes votre pire ennemi, voyez-vous. À dire vrai, je garde toute ma confiance en vous — mais je crains fort que vous n’ayez la vie dure, pendant un bout de temps. Vous n’êtes fait pour aucun emploi. Un jour, vous serez un grand écrivain, j’en suis absolument sûr. Allons, excusez-moi, ajouta-t-il, me donnant une cordiale poignée de main, il faut que j’aille voir le patron. Bonne chance ! »
L’incident m’avait blessé à vif. J’aurais voulu qu’il me fût donné de lui prouver dans l’instant qu’il avait raison d’avoir confiance en moi. J’aurais voulu pouvoir me justifier sur-le-champ aux yeux du monde entier : j’aurais sauté en bas du pont de Brooklyn si j’avais pu convaincre les gens, ce faisant, que je n’étais pas un salopard ni un sans-cœur. Du cœur, j’en avais, et gros comme une baleine ; je ne devais pas tarder à le prouver, mais personne ne se donnait la peine de regarder jusque dans mon cœur. Tous, je les laissais choir l’un après l’autre — non seulement les boîtes qui vendaient à tempérament, mais le propriétaire, le boucher, le boulanger, les salopards de l’eau, du gaz et de l’électricité, tous. Si seulement j’avais pu arriver à croire à cette histoire de travail ! Impossible d’y voir aucune chance de salut. Tout ce que je voyais, c’était que les gens se cassaient les couilles, faute d’intelligence. Je pensais au discours que j’avais débité et qui m’avait valu ma place. À bien des points de vue, je ressemblais à Herr Nagel. Pas moyen de dire, d’un instant à l’autre, ce que j’allais faire. Pas moyen de savoir si j’étais un saint ou un monstre. Comme tant d’hommes extraordinaires de notre époque, Herr Nagel était un désespéré — et c’était ce désespoir même qui avait fait de lui un type si charmant. Hamsun, lui-même, ne savait que faire de son personnage : il était sûr qu’il existait, sûr qu’il y avait en lui mieux qu’un simple bouffon et qu’un mystificateur. Je crois qu’il adorait Herr Nagel plus qu’aucun autre personnage qu’il eût jamais créé. Pourquoi ? Parce que dans Herr Nagel il y avait le saint inavoué qu’il y a en tout artiste — l’homme que l’on tourne en ridicule parce que les solutions qu’il apporte, qui sont vraiment profondes, ont l’air trop simples aux yeux du monde. Personne ne désire être un artiste — on y est poussé dans la mesure où le monde refuse de reconnaître que l’on montre la bonne voie et de suivre. Travailler n’avait aucun sens pour moi, parce que, face au véritable travail, on prenait la tangente. Les gens me trouvaient paresseux et changeant ; au contraire, je débordais d’activité. Ne fût-il question que de lever une femme, c’était toujours ça, et cela valait le coup, qui plus est, surtout si on le comparait aux autres formes d'activité — fabriquer des boutons, par exemple, ou visser des écrous, ou même trancher des appendices. Et pourquoi les gens m’écoutaient-ils si volontiers, quand je venais leur demander un emploi ? Pourquoi me trouvaient-ils amusant ? Parce que, sans nul doute, j’avais toujours passé le temps avec profit. J’arrivais les mains pleines de cadeaux — heures que j’avais passées dans les bibliothèques, balades oisives dans les rues, expérience intime des femmes, après-midi au Burlesque, visites aux musées et aux galeries. N’eussé-je été qu’un âne, rien qu’un pauvre bougre d’honnête homme prêt à se casser les couilles à tant la semaine, jamais on ne m’aurait offert les places qu’on m’offrait, ni tendu un cigare, ni emmené déjeuner, ni prêté de l’argent, comme cela m’arrivait souvent. Je devais avoir quelque chose en moi, à offrir, qu’on mettait peut-être sans le savoir au-dessus du cheval-vapeur ou des capacités techniques. Du diable si je savais moi-même ce que c’était, j’étais trop dénué d’orgueil, de vanité ou d’envie. Les fins essentielles ne me faisaient pas peur. Je les voyais clairement. Mais je me perdais dans les détails mesquins de la vie. Il me fallut assister à un cas d’égarement analogue, mais porté à une échelle gigantesque, avant de saisir exactement de quoi il retournait. Les hommes ordinaires mettent souvent moins de temps à mesurer une situation dans sa réalité pratique : entre leur ego et ce qu’on exige de lui, il existe une commune mesure. Le monde ne diffère pas tellement de l’idée qu’ils s’en font. Mais celui qui n’est pas au diapason avec le reste du monde, ou bien il souffre d’une colossale inflation de son ego, ou alors il voit son ego submergé au point d’en être presque anéanti. Il fallut à Herr Nagel perdre pied et plonger au plus profond du gouffre, en quête de son ego véritable ; son existence était un mystère pour lui-même comme pour tous les autres. Je ne pouvais me permettre de laisser les choses en suspens de cette façon — le mystère m’intriguait trop. Même s’il devait m’en coûter de me frotter comme un chat à tous les êtres humains que je rencontrais, il me fallait aller jusqu’au fond des choses. Il n’est que de frotter assez longtemps et assez dur, l’étincelle finit toujours par jaillir !
L'hibernation des animaux, l’arrêt de la vie que pratiquent certaines formes élémentaires de la matière vivante, la vitalité merveilleuse de la punaise qui peut se tapir et attendre sans fin derrière le papier mural, la transe des yogis, la catalepsie de certains êtres pathologiques, l’union du mystique avec le cosmos, l’immortalité de la vie cellulaire, sont autant de choses que l’artiste apprend, afin de réveiller le monde au moment propice. L'artiste appartient à la souche humaine originelle X ; il est le microbe spirituel pour ainsi dire, qui se transmet d’une souche originelle à l’autre. Il ne peut succomber au malheur, parce qu’il ne fait pas partie de l’ordre physique et racial des choses. Son apparition coïncide toujours avec les catastrophes et les dissolutions ; il est l’être cyclique qui vit en épicycle. L'expérience qu’il acquiert ne sert jamais à des fins personnelles ; elle sert le dessein plus vaste sur lequel il est enclenché. Avec lui, pas de gâchis, même pour les petites choses. S'il se trouve interrompu pendant vingt-cinq années dans la lecture d’un livre, il peut la reprendre à la page où il l’avait laissée, comme si rien ne s’était passé entre-temps. Tout ce qui se passe entre-temps, qui est ce que les autres appellent « la vie », n’est qu’une interruption dans sa marche circulaire en avant. Le caractère éternel de son œuvre, quand il s’exprime, se borne à refléter l’automatisme de vie au sein duquel il se voit contraint de dormir tel un poisson entre deux eaux, dormeur sur le dos du sommeil, attendant le signal qui lui annoncera le moment de naître. Telle est la fin essentielle, la fin qui m’est toujours apparue clairement, même quand je la reniais. L'insatisfaction qui vous chasse d’un mot à l’autre, d’une création à l’autre, n’est qu’une façon de protester contre la futilité du retard que l’on apporte aux choses. Plus on est en éveil, en tant que microbe artistique, moins on a le désir de faire quelque chose. À l’apogée de l’éveil, tout est légitime et il n’est plus besoin de sortir de la transe. L'action telle qu’elle s’exprime dans la création artistique est une concession au principe automatique de mort. En me noyant dans le golfe du Mexique, j’ai pu prendre part à une vie active qui devait permettre au soi véritable d’hiverner jusqu’à ce qu’il fût mûr à point pour naître. Cela je l’avais compris parfaitement, si aveugle et confuse que fût mon activité. Je revins à la nage et repris le courant de l’activité humaine jusqu’au jour où je parvins à la source de toute action et, là, jouai les gros bras en m’affublant du titre de directeur du personnel d’une compagnie de télégraphe, en même temps que je permettais à la marée humaine de me passer par-dessus la tête comme de grands brisants crêtés d’écume blanche. Toute cette vie active, qui précéda l’acte final de désespoir, me mena de doute en doute, me rendant de plus en plus aveugle au véritable moi, qui, pareil à un continent plein à crever des preuves et des témoignages d’une grande et vigoureuse civilisation, avait déjà sombré sous la surface de la mer. Le colosse de l’ego était submergé, et ce que les gens regardaient remuer frénétiquement au-dessus des eaux, c’était le périscope de l’âme cherchant sa cible. Tout ce qui passait à portée il fallait l’anéantir, si je devais jamais me relever un jour et chevaucher les vagues. Ce monstre qui montait de temps à autre pour viser la cible avec la précision de la mort, qui plongeait à nouveau, se reprenait à rôder, à piller sans relâche, ce monstre, le moment venu, sortirait pour la dernière fois des eaux et se révélerait être une arche, rassemblerait en lui un couple de chaque espèce et, enfin, quand les flots s’apaiseraient, se poserait sur la cime d’un pic hautain, ouvrirait grandes ses portes et restituerait au monde ce qui aurait échappé à la catastrophe.
Si de temps à autre il m’arrive de frissonner quand je pense à ma vie active, s’il m’arrive d’en avoir des cauchemars, il est possible que ce soit parce que je pense à tous les hommes que j’ai volés et assassinés dans mon sommeil diurne. J’ai fait tout ce que ma nature me commandait de faire. La nature passe le temps à murmurer éternellement à notre oreille : « Si tu veux survivre, tue ! » Étant humain, on tue, non pas à la façon de l’animal, mais automatiquement, et la tuerie se déguise, se ramifie sans fin, en sorte que l’on tue sans même y penser, sans même en avoir besoin. Tous les honneurs vont aux plus grands tueurs. Ils croient être au service de leurs frères humains ; ils sont sincères dans leur croyance. Mais ils n’en assassinent pas moins de sang-froid, et parfois, quand ils viennent à s’éveiller, ils se rendent compte de leurs crimes et accomplissent des actes de charité frénétiques et quichottiques, afin d’expier leurs fautes. La charité humaine pue encore plus que le mal qui est en l’homme, car la charité est chose inavouée, n’est pas une affirmation du soi conscient. Au moment de faire de force le saut dans le gouffre, il est facile de renoncer à ses biens à la dernière minute, de jeter un regard en arrière et d’embrasser une dernière fois ceux qu’on laisse derrière soi. Comment pourrait-on arrêter la ruée aveugle qui vous pousse ? Et comment arrêter le processus automatique, l’un poussant l’autre et se forçant mutuellement à faire le saut ?
Assis devant mon bureau, au-dessus duquel j’avais placé une pancarte portant ces mots : « N'abandonnez pas tout espoir, vous qui entrez ! » — assis et disant Oui, Non, Oui, Non, je me rendais compte, avec un désespoir qui confinait à la rage, que je n’étais qu’une marionnette entre les mains de laquelle la société avait mis une mitraillette. Que je fisse une bonne ou une mauvaise action revenait exactement au même, au bout du compte. Je ressemblais à un signe égal, par lequel passait l’essaim algébrique de l’humanité. Une sorte de signe égal plutôt important et actif, comme peut l’être un général en temps de guerre, mais peu importait le degré de compétence que je pouvais atteindre : jamais je ne parviendrais à me transformer en signe plus ou moins. Pas plus que personne d’autre, pour autant que je pouvais m’en rendre compte. Notre vie entière était bâtie sur ce principe d’équation. Les intégrales étaient devenues autant de symboles que l’on baladait au service de la mort. Pitié, désespoir, passion, espoir, courage, n’étaient que les réfractions temporelles dues à la diversité des angles sous lesquels on regardait les équations. Mettre fin à cette jonglerie interminable en lui tournant le dos ou en l’affrontant carrément et en en faisant le sujet de ses écrits n’était non plus d’aucun secours. Dans une galerie des glaces il n’y a pas moyen de se tourner le dos à soi-même. Non je ne ferai pas cela — je ferai autre chose ! D’accord. Mais êtes-vous capable de ne rien faire du tout ? Et vous empêcher de penser que vous ne faites rien du tout ? De vous arrêter net, et sans penser le moins du monde, de rayonner la vérité que vous savez être vraie ? Telle était l’idée qui s’était logée derrière mon crâne et dont le feu me dévorait de plus en plus, et peut-être alors étais-je au comble de l’expansion, à l’apogée de mon énergie rayonnante, au sommet de la sympathie, de la bonne volonté et de la charité, de la sincérité, de la bonté, peut-être était-ce cette idée fixe dont la lumière perçait à travers moi — et de répéter automatiquement : « Mais non, mais non, il n’y a pas de quoi… pas du tout, je vous assure… non, non, je vous en prie, ne me remerciez pas, ce n’est rien », etc., etc. À force de fusiller à jet continu des centaines de types par jour, peut-être finissais-je par ne plus même entendre les détonations ; peut-être croyais-je que j’étais en train d’ouvrir la cage aux pigeons et de remplir le ciel de volatiles d’une blancheur de lait. Avez-vous jamais vu un monstre synthétique, sur l’écran, un Frankenstein en chair et en os ? Êtes-vous capable d’imaginer qu’on puisse le dresser à appuyer sur la détente sans cesser de regarder voler les pigeons ? Frankenstein n’est pas un mythe ; Frankenstein est une création très réelle, née de l’expérience personnelle d’un être humain doué de sensibilité. Le monstre est d’autant plus réel, toujours, qu’il n’assume pas des proportions de chair et de sang. Le monstre de l’écran n’est rien, comparé au monstre de l’imagination ; même les monstres pathologiques, dont l’existence est un fait et qui trouvent leur voie dans les forces de police, ne sont que de faibles démonstrations de la réalité monstrueuse, qui est la compagne quotidienne du pathologiste. Mais être le monstre et le pathologiste ensemble — c’est là une condition réservée à certaines sortes d’hommes qui, déguisés en artistes, sont conscients au suprême degré du fait que le sommeil est un danger plus grand encore que l’insomnie. Afin de ne pas céder au sommeil, afin de ne pas être victime de cette insomnie qu’on appelle « vivre », ces hommes-là ont recours à la drogue : à d’interminables assemblages de mots. Cela n’a rien à voir avec un processus automatique, disent-ils, parce qu’ils gardent toujours présente à l’esprit l’illusion qu’ils peuvent y mettre fin à volonté. Mais il n’y a pas de fin possible ; le seul résultat qu’ils puissent atteindre, c’est de créer une illusion (et c’est déjà peut-être un petit quelque chose), mais qui n’a rien à voir avec la conscience de veille, pas plus qu’avec l’action ou l’inaction. Je voulais avoir une conscience bien éveillée, sans en faire l’objet de discours ni de livres, afin d’accepter la vie absolument. J’ai fait allusion aux hommes archaïques, perdus au fond de ce monde, avec lesquels j’entrais fréquemment en communication. Pourquoi ai-je cru ces « sauvages » plus capables de me comprendre que les hommes et femmes dont j’étais entouré ? Étais-je fou de croire en une telle chose ? Je suis sûr que non. Ces « sauvages » sont les vestiges dégénérés des premières races humaines qui, j’en suis certain, ont dû avoir une prise plus large sur la réalité. L'immortalité de la race est constamment tenue devant nos yeux par ces spécimens du passé qui s’attardent dans leur splendeur défunte. Savoir si la race humaine est immortelle ou non ne m’intéresse pas, mais la vitalité de l’espèce signifie quelque chose pour moi et, plus encore, qu’il lui faille être active ou dormante. Au fur et à mesure que la vitalité de la race nouvelle va s’effritant, la vitalité des races anciennes se manifeste à l’esprit en éveil, et revêt à ses yeux une signification de plus en plus grande. La vitalité des races anciennes persiste faiblement même dans la mort. Mais la vitalité de la race nouvelle, qui est sur le point d’expirer, semble déjà s’être éteinte. S'il arrivait à un homme d’emporter une ruche d’abeilles bourdonnantes jusqu'à la rivière pour l’y noyer… telle était l’image que je transportais partout avec moi. Être l’homme et non l'abeille ! D’une façon vague et inexplicable, je savais que j'étais cet homme, que je ne serais pas noyé avec la ruche comme les autres. Toujours, quand nous arrivions en groupe, quelque chose me disait de me tenir à l’écart ; depuis ma naissance on m’avait toujours fait cette faveur et, quelles que fussent mes tribulations, je savais qu’elles ne seraient ni fatales ni durables. Il y avait aussi un autre phénomène étrange qui se passait en moi, chaque fois qu’on me disait de sortir du rang. Je savais que j’étais supérieur à celui qui me donnait cet ordre. La formidable humilité que je mettais en pratique était non une hypocrisie mais une condition résultant de ce que je me rendais compte du caractère fatal de la situation. L'intelligence dont j’étais doté, même lorsque je n’étais encore qu’un blanc-bec, m’effrayait. C'était l’intelligence d’un « sauvage », qui est infailliblement supérieure à celle du civilisé en ce qu’elle s’adapte toujours mieux aux exigences de la situation. C'est une intelligence vive, même si la vie, en apparence, l’a quittée. J’avais presque l’impression d’avoir été projeté dans une ronde d’existence qui, pour le reste de l’humanité, n’avait pas encore atteint la plénitude de son rythme. J’étais obligé de marquer le pas si je voulais demeurer avec les autres et ne pas être rejeté dans une autre sphère d’existence. D’un autre côté j’étais, à bien des égards, inférieur aux êtres humains qui m’entouraient. On eût dit que j’étais sorti des chaudières de l’enfer sans avoir été entièrement purifié par le feu. Je gardais encore une queue et une paire de cornes et, pour peu que l’on vînt à exciter mes passions, je rendais par les narines un poison sulfureux et destructeur. On m’a toujours appelé un « diable chanceux ». Tout le bien qui m’arrivait, on l’appelait de la « chance », et le mal passait toujours pour l’effet de ma négligence. Ou mieux : pour le fruit de mon aveuglement. Il était rare que quelqu’un découvrît jamais le mal en moi ! J’étais aussi adroit en ce sens que le diable lui-même. Mais que je fusse fréquemment aveugle, cela tout le monde pouvait le voir. Et c’étaient ces moments que l’on choisissait pour m’abandonner et me mépriser, tout comme on renie le diable. Alors je renonçais au monde et retournais au feu de l’enfer — volontairement. Ces allées et venues sont aussi réelles pour moi, plus réelles, en vérité, que tout ce qui se passait entre-temps. Mes amis qui croient me connaître ignorent tout de moi pour la simple raison que mon moi réel n’a cessé de se transformer d’innombrables fois. Ceux qui m’ont remercié, pas plus que ceux qui m’ont insulté, n’ont jamais su à qui ils avaient affaire. Personne n’a jamais pu se trouver de plain-pied avec moi, parce que j’étais toujours en passe de liquider ma personnalité ; cet élément que l’on appelle la « personnalité », je le gardais en réserve pour les moments où, ayant loisir de se coaguler, il adopterait un rythme humain convenable. Je cachais mon visage jusqu’à l’instant où je me trouvais marcher au pas avec le monde. Tout cela naturellement était une erreur. Même le rôle d’artiste vaut la peine d’être joué, pendant qu’on marque le pas. L'action est importante, même si elle comporte une part d’activité futile. On ne devrait pas dire Oui, Non, Oui, Non, même lorsque l’on trône à un poste élevé. On ne devrait pas se laisser noyer par le raz de marée de l’humanité, fût-ce pour l’amour de devenir un Maître. On doit battre la mesure selon son propre rythme à tout prix. Quelques brèves années m’ont suffi pour accumuler des siècles et des siècles d’expérience, mais cette expérience a été gâchée parce que je n’en avais nul besoin. On m’avait déjà crucifié ; je portais déjà les stigmates ; j’étais né libre de tout besoin de souffrir — et pourtant je ne voyais pas d’autre moyen d’avancer en luttant, si ce n’était de répéter la grande tragédie. Toute mon intelligence se dressait contre cette idée. Il est vain de souffrir, me ressassait sans fin mon intelligence, mais je continuais à souffrir volontairement. La souffrance ne m’a jamais rien enseigné ; il se peut qu’elle reste nécessaire à d’autres ; pour moi elle n’est rien de plus qu’une démonstration par l’algèbre de l’impuissance à s’adapter dans le cadre de la vie spirituelle. Tout le drame que l’homme moderne a entrepris de jouer jusqu’au bout par le truchement de la souffrance n’existe pas pour moi, n’a jamais existé, en fait. Tous mes calvaires n’ont été que crucifixions en rose, pseudo-tragédies tout juste bonnes à entretenir la flamme haute et claire des feux de l’enfer, à l’intention des véritables pécheurs qui sont en danger d’être oubliés.
Autre chose… Le mystère qui enveloppait ma conduite se faisait plus profond au fur et à mesure que j’approchais du cercle de mes parents utérins. La mère, des reins de laquelle j’avais jailli, était pour moi une complète étrangère. Et d’abord, après m’avoir donné le jour, elle l’avait donné à ma sœur à laquelle je fais allusion d’habitude en l’appelant mon frère. Ma sœur était une sorte de monstre inoffensif, d’ange que l’on avait doté d’un corps d’idiote. Cela me faisait une étrange impression, enfant, que de pousser et de me développer côte à côte avec cette créature condamnée à demeurer toute sa vie naine par l’esprit. Il m’était impossible de me conduire en frère avec elle, parce qu’il m’était impossible de regarder ce tas de chairs ataviques comme une « sœur ». Elle aurait fonctionné parfaitement, j’imagine, parmi les tribus primitives d’Australie. Peut-être même se serait-elle haussée jusqu’au pouvoir et à l’éminence parmi ces tribus, car, ainsi que je l’ai dit, elle était la quintessence de la bonté, elle ne savait pas ce que c’était que le mal. Mais pour ce qui était de vivre la vie des civilisés, elle était sans défense ; non seulement elle n’avait pas le moindre désir de tuer, mais elle n’avait nul désir de prospérer aux dépens d’autrui. Elle était incapable de travailler ; à supposer même qu’on eût pu lui apprendre à fabriquer des capsules pour explosifs à haute puissance, par exemple, elle aurait été parfaitement capable, par distraction, de jeter son salaire à la rivière ou de le distribuer à un mendiant sur le chemin du retour. Souvent, en ma présence, on la fouettait comme un chien pour prix de quelque magnifique acte de grâce, qu’elle avait accompli par distraction comme on disait. Rien de pire, je l’appris durant mon enfance, que de commettre une bonne action sans raison. On avait commencé par m’administrer le même genre de punition qu’à ma sœur, parce que j’avais moi aussi l’habitude de distribuer les choses autour de moi, notamment les cadeaux tout neufs que l’on venait de me faire. J’avais même reçu une raclée, une fois, à l’âge de cinq ans, pour avoir conseillé à ma mère de se couper une verrue qu’elle avait au doigt. Elle m’avait demandé qu’y faire, un jour, et, dans la limite de mes connaissances médicales, je lui avais dit de se servir de ciseaux, ce qu’elle avait fait, la pauvre idiote. Quelques jours plus tard une septicémie se déclarait ; ensuite de quoi elle m’attrapa et me dit : « Est-ce toi qui m’avais dit de couper ça, oui ou non ? » et m’administra une solide frottée. À dater de ce jour je compris que je n’étais pas né dans la bonne maison. À dater de ce jour je m’instruisis à la vitesse de l’éclair. On peut me parler d’adaptation ! Je n’avais pas dix ans que j’avais déjà vécu toute la théorie de l’évolution. Tel quel, je passai par toutes les phases de la vie animale et demeurai pourtant enchaîné à cette créature qu’on appelait ma « sœur », qui était de toute évidence un être primitif et qui n’arriverait jamais, même à quatre-vingt-dix ans, à comprendre l’alphabet. Au lieu de pousser comme un arbre vivace, je me mis à pencher d’un côté, lançant un défi aux lois de la pesanteur. Au lieu de voir se développer mes branches et mes feuilles, ma croissance prenait la forme de fenêtres et de tourelles. Mon être entier, au fur et à mesure, se changeait en pierre, et plus haut je montais plus je défiais la pesanteur. J’étais un phénomène au milieu du paysage, qui attirait les gens et arrachait les louanges. Si la mère qui nous avait portés avait bien voulu faire encore un effort, peut-être eût-elle donné le jour à un merveilleux buffle blanc et eût-on pu installer de façon permanente, protégé pour la vie, notre brillant trio. Les conversations qui avaient lieu entre la tour penchée de Pise, le poteau des supplices, la machine à ronfler, et le ptérodactyle à chair humaine étaient, c’est le moins qu’on puisse dire, quelque peu bizarres. N’importe quoi pouvait servir de sujet à ces conversations — une miette de pain que la « sœur » avait oubliée en brossant la nappe, ou le manteau de Joseph bigarré que le paternel, avec ses yeux et son cerveau de tailleur, voyait soit croisé à la française, soit en forme de redingote. Si, par hasard, je rentrais, ayant patiné tout l’après-midi, l’important était, non l’ozone que j’avais respiré gratuitement, ni les géométries que mes muscles avaient dessinées en se fortifiant, mais la petite tache de rouille dissimulée sous un crampon qui, si je ne la faisais pas disparaître immédiatement, aurait pu détériorer tout le patin et entraîner la disparition de Dieu sait quelle valeur pragmatique échappant totalement à ma façon prodigue de penser. Cette petite tache de rouille, pour prendre un exemple de rien du tout, pouvait avoir les effets les plus hallucinants. Peut-être prendrait-il à ma « sœur » la fantaisie, en allant chercher le bidon de kérosène, de renverser la jarre où l’on avait mis à mijoter des pruneaux, et de mettre ainsi en danger nos vies, en privant des calories nécessaires le repas du lendemain. Cela méritait une correction sévère, sans qu’on se mît pour autant en colère, la colère étant très mauvaise pour la digestion — mais une bonne correction silencieuse et efficace, à la façon du chimiste qui battrait un blanc d’œuf avant de le soumettre à une analyse mineure. Mais la « sœur », ne comprenant nullement la nature prophylactique de la sanction, poussait des hurlements à glacer le sang, ce qui affectait le paternel au point qu’il sortait se promener et ne rentrait que deux ou trois heures plus tard, noir comme le cirage et, ce qui était pire, titubant comme un aveugle et égratignant, de ce fait, la peinture des portes. La petite écaille de peinture qu’il avait arrachée de ses ongles déclenchait à son tour une bataille royale extrêmement préjudiciable à ma vie de rêve, parce que dans ma vie de rêve je changeais souvent de place avec ma sœur, prenant à mon compte les tortures qu’on lui infligeait et les nourrissant de l’extrême sensibilité de mon cerveau. Ce fut dans ces rêves, qu’accompagnaient toujours des bruits de verre brisé, des hurlements, des injures, des gémissements et des sanglots, que j’acquis une connaissance confuse des vieux mystères, des rites d’initiation, de la transmigration des âmes, etc. Cela pouvait débuter par une scène de la vie courante et réelle — ma sœur debout près du tableau noir, dans la cuisine, et ma mère l’écrasant de toute sa taille comme une tour, règle à la main et disant deux et deux font combien ? et la sœur hurlant cinq, bing ! Non, sept, bang ! non, treize, dix-huit, vingt, et moi pendant ce temps assis devant la table, faisant mes devoirs, en plein dans le réel de la vie durant ces scènes, jusqu’au moment où, par Dieu sait quelle légère torsion, quel imperceptible grouillement, peut-être au moment même où je voyais la règle s’abattre sur la figure de ma sœur, tout à coup je me retrouvais dans un autre royaume où le verre était une chose inconnue, de même qu’il était inconnu des Kickapoos ou des Lenni-Lenapis. Les visages des gens qui m’entouraient m’étaient familiers — c’étaient ceux de mes parents utérins qui, pour une raison mystérieuse, n’arrivaient pas à me reconnaître dans cette ambiance nouvelle. Ils étaient vêtus de noir, longues robes, et leur peau était gris cendre, comme celle des diables tibétains. Ils étaient tous armés de couteaux et autres instruments de torture : ils appartenaient à la caste des bouchers sacrificiels. Je paraissais jouir d’une entière liberté et de l’autorité d’un Dieu, et pourtant, par quelque tour capricieux des événements, je finissais régulièrement par me retrouver couché sur la pierre sacrificielle, tandis que l’un de mes dits charmants parents utérins se penchait sur moi, levant un couteau étincelant, et s’apprêtait à me charcuter le cœur. Couvert de sueur, terrifié, je me mettais à réciter « mes leçons », à voix non haute, mais perçante, de plus en plus vite à mesure que je sentais le couteau fouiller mes chairs, cherchant le cœur. Deux et deux font quatre, cinq et cinq font dix, la terre, l’air, le feu, l’eau, lundi, mardi, mercredi, l’hydrogène, l’oxygène, le nitrogène, le miocène, le pléocène, l’éocène, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, l’Asie, l’Afrique, l’Europe, l’Australie, rouge, bleu, jaune, l’oseille, le persimon, l’arbre à pain, le catalpa… Plus vite, plus vite… Odin, Wotan, Parsifal, le roi Alfred, Frédéric le Grand, la Ligue hanséatique, la bataille d’Hastings, les Thermopyles, 1492, 1776, 1812, l’amiral Farragut, la charge de Pickett, la Brigade légère, nous sommes réunis ici aujourd’hui, le Seigneur est mon berger, je ne le ferai plus, un et indivisible, non, seize, non, vingt-sept, au secours ! au meurtre ! à la police ! — et hurlant de plus en plus fort et allant de plus en plus vite, je finis par perdre complètement la tête, je ne souffre plus, je n’ai plus peur bien que de tous côtés ils me transpercent de leurs couteaux. Brusquement je suis calme, absolument, et le corps qui gît sur la pierre sacrificielle, qu’ils continuent à saigner avec joie et extase, ne sent plus rien parce que moi, à qui il appartient, je me suis évadé. Je suis devenu une tour de pierre qui se penche sur cette scène et la regarde avec l’intérêt d’un savant. Je n’ai qu’à succomber à la loi de la pesanteur, je m’écroulerai sur eux et je les supprimerai. Mais je ne succombe pas à la loi de la pesanteur parce que tant d’horreur me fascine. Et ce, à tel point que je sens se multiplier mes fenêtres. Et au fur et à mesure que la lumière pénètre l’intérieur minéral de mon être, je sens que mes racines qui plongeaient dans la terre se mettent à vivre et qu’un jour je serai à même de m’arracher à volonté de cette transe qui me paralyse.
Autant pour le rêve où je suis enraciné sans défense. Mais dans l’actualité, quand les chers parents utérins arrivent, je suis libre comme l’oiseau et darde çà et là, comme on voit une aiguille aimantée. S'ils me posent une question, je leur fournis cinq réponses, toutes meilleures l’une que l’autre ; s’ils me demandent de jouer une valse, je leur joue une sonate croisée pour la main gauche ; s’ils me demandent de reprendre une cuisse de poulet, je nettoie l’assiette garniture et tout ; s’ils insistent pour que je sorte jouer dans la rue, je me précipite et dans mon enthousiasme je fends la tête de mon cousin avec une boîte de conserve ; s’ils me menacent de m’administrer une raclée je leur dis : allez-y ça m’est égal ! S'ils me caressent la tête pour me féliciter de mes progrès en classe, je crache par terre pour leur montrer que j’ai encore quelque chose à apprendre. Tout ce qu’ils souhaitent me voir faire je le fais, et même plus. S'ils veulent que je me tienne tranquille sans souffler mot, je deviens aussi tranquille qu’un bloc de pierre : je n’entends plus quand on me parle, je ne bronche plus quand on me touche, je ne crie plus quand on me pince, je ne bouge plus quand on me bouscule. S'ils se plaignent de mon entêtement, je deviens souple et élastique comme un morceau de caoutchouc. S'ils désirent que je me fatigue de façon à user mon trop-plein d’énergie, je les laisse m’accabler de travail et je m’en acquitte si parfaitement que je finis par m’écrouler sur le plancher comme un sac de blé. S'ils veulent que je sois raisonnable, je le deviens, ultra, ce qui a le don de les mettre hors d’eux. S'ils veulent que j’obéisse, je le fais à la lettre, ce qui est une source de confusions sans fin. Et tout cela parce que la vie moléculaire du frère et de la sœur est incompatible avec les poids atomiques qui nous ont été alloués par le sort. Parce qu’elle s’obstine à ne pas pousser, je pousse comme un champignon ; parce qu’elle n’a pas de personnalité, je deviens un colosse ; parce qu’elle ne contient pas un pouce de mal, je deviens un candélabre à trente-deux branches du mal ; parce qu’elle ne demande jamais rien à personne, je demande tout ; parce qu’elle inspire partout le ridicule, j’inspire la crainte et le respect ; parce qu’on l’humilie et la torture, je me venge sur tout le monde, amis et ennemis aussi bien ; parce qu’elle est sans défense, je me transforme en toute-puissance. Le gigantisme dont je souffrais n’était que le résultat de mes efforts pour effacer la petite tache de rouille qui refusait de disparaître du patin familial, si je puis dire. Cette petite tache de rouille fit de moi un champion du patinage. Elle me força à patiner à une telle vitesse, avec une telle furie que, même quand la glace était fondue, je continuais à patiner, patiner dans la boue, sur l’asphalte, par ruisseaux et rivières, à travers champs de melons et théories d’économie politique, etc., etc. J’aurais pu traverser l’enfer sur mes patins, tant j’étais rapide et léger.
Mais tout ce patinage artistique ne servait à rien — le père Coxcox, notre Noé panaméricain, me rappelait toujours dans l’arche. Chaque fois que je m’arrêtais de patiner, se déclenchait un cataclysme — la terre se fendait et m’engloutissait. J’étais le frère de tout le monde en même temps que je me trahissais moi-même. Je faisais les sacrifices les plus stupéfiants pour découvrir qu’ils étaient sans valeur. À quoi servait de prouver que je pouvais répondre à toute attente, quand aucune de ces possibilités ne me disait rien qui vaille ? Chaque fois que l’on arrive à la limite des exigences d’autrui, on se trouve face à face avec le même problème — être soi-même ! Et au premier pas que l’on fait dans cette direction, on se rend compte qu’il n’est ni moins ni plus qui tiennent ; on envoie au diable les patins et on se jette à la nage. On ne souffre plus parce qu’on se sent enfin en sécurité. Finies aussi les envies de venir en aide aux autres : après tout, à quoi bon les priver d’un privilège qu’il leur faut mériter et gagner ? La vie s’étend démesurément d’instant en instant et son infinité est stupéfiante. Rien ne saurait être plus réel que ce que l’on suppose être tel. Quelle que soit la forme que la pensée prête au cosmos, le cosmos existe et il ne saurait en être autrement tant que vous êtes vous et que je suis moi. On vit parmi les fruits de son action, et cette action est la moisson de la pensée. Pensée et action ne font qu’un parce que, se jetant à la nage, on est dans le bain, on fait partie du bain et ce bain est ce que l’on désire qu’il soit, ni plus ni moins. Chaque brasse que l’on fait compte pour l’éternité. Le système de chauffage et le système de refroidissement ne sont qu’un seul et même tout, et le Cancer n’est séparé du Capricorne que par une ligne imaginaire. On ne connaît pas plus l’extase que l’on ne baigne dans les violences du chagrin ; on ne fait pas plus de prières pour la pluie que l’on ne danse la gigue. On vit comme un roc bienheureux au milieu de l'océan : immobile, alors que tout, à l’entour, n’est que turbulence. Immobile au milieu d’une réalité qui permet de penser que rien n’est immobile, que le roc le plus béat et le plus puissant se dissoudra lui-même un jour, deviendra aussi fluide que l’océan qui le vit naître.