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C'est mon dernier dîner chez le dramaturge. Ils viennent de louer un nouveau piano, un grand piano de concert. Je rencontre Sylvestre qui sort de chez la fleuriste avec une plante de caoutchouc dans les bras. Il me demande si je voudrais la lui porter pendant qu’il va acheter les cigares. Un par un, j’ai foutu en l’air tous ces repas gratis dont j’avais si soigneusement tiré les plans. Un par un, les maris, ou les femmes, se sont dressés contre moi. Tout en marchant, ma plante de caoutchouc dans les bras, je repense à cette nuit-là, quelques mois en deçà, où l’idée me vint pour la première fois. J’étais assis sur un banc près de la Coupole, faisant tourner entre mes doigts l’alliance que j’avais essayé de donner en gage à un garçon du Dôme. Il m’en avait offert six francs, et j’étais fou de rage. Mais le ventre gagnait la bataille. Depuis le jour où j’avais quitté Mona, je portais toujours la bague à mon petit doigt. Elle faisait tellement partie de moi-même, que l’idée ne m’était jamais venue de la vendre. C'était un de ces trucs genre fleur d’oranger en or pâle. Avait coûté un dollar et demi, peut-être davantage. Pendant trois ans nous avions fait sans alliance, et puis un beau jour, comme j’allais attendre Mona sur le quai, je passai par hasard devant une vitrine de bijoutier dans Maiden Lane, et toute la vitrine était garnie d’alliances. Quand j’arrivai au quai, Mona, invisible. J’attendis que le dernier passager descendît la passerelle, mais pas de Mona. Finalement, je demandai à voir le rôle des passagers. Son nom n’y était pas. Je glissai l’alliance à mon petit doigt, et elle y resta. Une fois, je l’oubliai dans un bain public, mais je la retrouvai. Une des fleurs d’oranger était tombée ! Enfin bref, j’étais là, assis sur mon banc, la tête basse, jouant avec la bague, quand soudain quelqu’un me donna une tape dans le dos. Pour faire court, j’obtins un repas, et quelques francs de rabiot. Et alors l’idée me vint, comme un éclair, que personne ne refuserait un repas à un homme si seulement il avait le courage de le demander. J’allai immédiatement au café voisin, et j’écrivis une douzaine de lettres. « Voudriez-vous que je dîne chez vous une fois par semaine ? Dites-moi quel jour vous convient le mieux ? » La chose opéra comme un charme. Non seulement j’étais nourri, mais on me fêtait ! Tous les soirs, je rentrais ivre. Elles n’avaient jamais assez fait pour moi, ces âmes généreuses d’une fois la semaine ! Ce qui m’arrivait dans l’intervalle ne les regardait certes pas. De temps à autre, les attentifs m’offraient des cigarettes et un peu d’argent de poche. Ils étaient tous si ouvertement soulagés de comprendre qu’ils ne me verraient qu’une fois la semaine. Et encore plus soulagés quand je leur disais que « cela ne serait plus nécessaire ». Ils ne demandaient jamais pourquoi. Ils me félicitaient, et c’est tout. Souvent la raison était que j’avais trouvé un meilleur hôte ; je pouvais me permettre de me débarrasser des plus emmerdants. Mais cette pensée ne leur vint jamais. Finalement, j’eus un programme fixe, solide — un emploi du temps définitif. Le mardi, je savais que ça serait ce genre de repas, et le vendredi cet autre. Cronstadt, je le savais, m’offrirait du champagne et une tarte aux pommes maison. Et Carl m’inviterait à dîner dehors, me conduirait à un restaurant différent chaque fois, commanderait des vins de marque, m’inviterait au théâtre ensuite, ou m’accompagnerait au cirque Medrano. Ils étaient curieux les uns des autres, mes hôtes ! Ils me demandaient quel endroit j’aimais le mieux, qui faisait la meilleure cuisine, etc. Entre toutes, je crois que je préférais la piaule de Cronstadt, peut-être parce qu’il marquait le prix du repas à la craie sur le mur chaque fois. Non que ma conscience fût apaisée à voir ce que je lui devais, parce que je n’avais pas l’intention de lui rembourser, pas plus qu’il n’avait d’illusion sur ce remboursement. Non, c’étaient les décimales qui m’intriguaient. Il comptait jusqu’au dernier centime. S'il m’avait fallu le payer intégralement, j’aurais dû couper un sou en quatre ! Sa femme était une cuisinière merveilleuse, et se fichait pas mal de ces centimes que Cronstadt additionnait. Elle se faisait payer en copie carbone. Exactement ! Si je n’apportais pas ma copie carbone nouvellement pondue quand je m’amenais, elle était navrée. Et en compensation, il me fallait sortir la fillette au Luxembourg le lendemain, jouer avec elle deux ou trois heures, corvée qui me rendait fou, parce qu’elle ne parlait rien d’autre que hongrois et français. C'étaient de drôles de gens que mes hôtes, tout bien considéré !…
Chez Tania, j’abaisse du balcon mes regards sur le festin. Moldorf est présent, assis à côté de son idole. Il se chauffe les pieds au foyer, un monstrueux regard de gratitude dans ses yeux aqueux. Tania déroule l’adagio. L'adagio dit très distinctement : plus de mots d'amour ! Me revoici à la fontaine, à regarder les tourterelles pisser leur lait vert. Sylvestre vient de rentrer de Broadway, le cœur plein d’amour. Toute la nuit, je l’ai passée couché sur un banc devant le mail, tandis que le globe était aspergé de tiède urine de tortue, et les chevaux, tout tendus de rage érotique, galopaient frénétiquement sans jamais toucher le sol. Toute la nuit, j’ai humé les lilas dans la petite pièce sombre où elle défait ses cheveux, les lilas que je lui avais achetés alors qu’elle allait à la rencontre de Sylvestre. Il est revenu le cœur plein d’amour, dit-elle, et elle a des lilas dans les cheveux, dans la bouche, ils encombrent ses aisselles. La chambre déborde d’amour et d’urine de tortue, et les chevaux galopent frénétiquement. Au matin, dents sales, et buée sur les vitres ; le petit portail qui conduit au mail est fermé. Les gens vont se mettre au travail, et les volets des boutiques résonnent comme des cottes de mailles. Chez le libraire en face de la fontaine, se trouve l’histoire du lac Tchad, les lézards silencieux, les somptueuses teintes jaune cambodge. Toutes les lettres que je lui écrivais, lettres d’ivresse avec un mauvais bout de crayon, lettres démentes avec des morceaux de charbon de bois, à petits morceaux, de banc en banc, pétards, napperons et tout le saint-frusquin ; elles leur arrivent maintenant, à tous les deux, et il m’en fera compliment quelque jour. Il dira, faisant tomber la cendre de son cigare : « Vraiment, vous écrivez très bien. Voyons, vous êtes surréaliste, n’est-ce pas ? » Voix sèche, fragile, les dents pleines de pellicules, solo pour plexus solaire, gueu-a-gua gaga !
Suis en haut sur le balcon avec la plante de caoutchouc et l’adagio va son train en dessous. Les touches sont noires et blanches, puis noires, puis blanches, puis blanches, puis noires. Et vous voulez savoir si vous pouvez jouer quelque chose pour moi. Oui, jouez donc quelque chose avec ces gros pouces ! Jouez l’adagio, puisque c’est la seule foutue chose que vous sachiez ! Jouez-le, et puis tranchez-moi ces gros pouces !
Cet adagio ! Je ne sais pas pourquoi elle veut à tout prix le jouer tout le temps. Le vieux piano n’était plus assez bon pour elle ; il lui a fallu louer une grande queue — pour l’adagio ! Quand je vois ses gros pouces presser le clavier et cette stupide plante de caoutchouc à côté de moi, je me sens pareil à ce Dingo scandinave qui se dépouilla de ses vêtements et, perché tout nu dans les rameaux d’hiver, se mit à jeter des noisettes dans la mer aux harengs salés. Il y a quelque chose d’exaspérant dans ce mouvement, une espèce de mélancolie mort-née, comme s’il avait été écrit dans de la lave, comme s’il avait la couleur du plomb et du lait à la fois. Et Sylvestre, la tête dressée sur le côté comme un commissaire-priseur, Sylvestre dit : « Jouez cet autre que vous avez travaillé aujourd’hui. » C'est magnifique d’avoir un veston de smoking, un beau cigare, et une femme qui vous joue du piano. Si délassant. Si lénitif. Entre les parties, on va fumer une cigarette et respirer une bouffée d’air frais. Oui, ses doigts sont très souples, extraordinairement souples. Elle fait du batik aussi. Voulez-vous essayer une cigarette bulgare ? Dis-moi, mon petit pigeon, quel est cet autre mouvement que j’aime tant ? Le scherzo ! Ah ! Oui, le scherzo ! Excellent le scherzo ! C'est le comte Waldemar von Schwisseneinzug qui parle. Des yeux froids, de pellicules. Haleine forte. Chaussettes criardes. Et des croûtons dans la soupe aux pois, s’il vous plaît ! Nous avons toujours de la soupe aux pois le vendredi soir. Voulez-vous essayer un peu de vin rouge ? Le vin rouge va avec la viande, vous savez. Une voix sèche, cassante. Un cigare, voulez-vous ? Oui, j’aime mon travail, mais je n’y attache aucune importance. Ma prochaine pièce entraîne une conception pluralistique de l’univers. Projecteurs tournants au calcium. O'Neill est mort. Je crois, ma chérie, que vous devriez ôter votre pied de la pédale plus souvent. Oui, cette partie est très belle, très, très belle, n’est-ce pas ? Oui, les personnages vont jouant avec des microphones dans leurs pantalons. Le lieu de l’action est en Asie, parce que les conditions atmosphériques sont plus propices. Voulez-vous essayer un peu d’anjou ? Nous l’avons acheté spécialement pour vous.
Ce crépitement continue tout le long du repas. C'est exactement comme s’il avait sorti sa biroute de circoncis et s’il nous inondait de pipi. Tania éclate de l’effort. Depuis le jour où il est revenu le cœur plein d’amour, ce monologue continue. Il parle en se déshabillant, me dit-elle — flux ininterrompu d’urine tiède, comme si on lui avait crevé la vessie. Quand je pense à Tania se fourrant sous les draps avec cette vessie éclatée, j’en deviens fou. Penser que ce pauvre abruti, tout desséché, avec ses vulgaires pièces de boulevard dans la manche, puisse uriner sur la femme que j’aime ! Et il commande du vin rouge, des projecteurs tournants et des croûtons dans la soupe aux pois ! Ce culot ! Penser qu’il peut s’étendre à côté de cette fournaise que j’ai embrasée pour lui, et ne rien faire d’autre que de l'eau ! Bon Dieu, ne vois-tu pas que tu devrais tomber à genoux et me remercier ? Ne vois-tu pas que tu as une femme dans ta maison maintenant ? Une femme ? Ne vois-tu pas qu’elle éclate ? Et tu dégoises, avec ces adénoïdes qui t’étouffent. « Eh bien, voyez-vous, il y a deux façons d’envisager la chose… » Merde pour les deux façons d’envisager la chose ! Merde pour ton univers pluralistique et ton acoustique asiatique ! Ne me passe pas ton vin rouge ou ton anjou… C'est elle qu’il faut me passer, elle m'appartient ! Va t’asseoir, toi, près de la fontaine, et laisse-moi, moi, humer les lilas ! Enlève ces pellicules de tes yeux… empoigne-moi cet adagio à la con et petit mouvement aussi… tous les petits mouvements roule-moi ça dans ton gilet de flanelle ! Et l’autre que tu fais avec ta vessie de malade ! Tu me souris d’un ton si confidentiel, si calculé ! Tu es en train de te le faire mettre, tu te rends pas compte ? Pendant que je t’écoute dégoiser tes conneries, elle a la main sur moi — mais tu ne vois rien ! Tu penses que j’aime souffrir, c’est mon rôle, dis-tu. Parfait ! Demande-lui ! Elle te dira comment je souffre. « Tu es le cancer et le délire », m’a-t-elle dit l’autre jour au téléphone. Elle l’a maintenant, le cancer et le délire, et c’est toi bientôt qui gratteras les croûtes ! Ses veines éclatent, je te le dis, et ton bavardage n’est que sciure. Tu auras beau pisser et pisser, tu ne boucheras jamais les trous. Que disait donc M. Wren ? Les mots sont solitudes. J’ai laissé quelques mots pour toi sur la nappe hier soir — tu les as couverts de tes coudes.
Il a dressé une palissade autour d’elle comme si elle était quelque fétide ossement de saint. Si seulement il avait le courage de dire « Prends-la ! », peut-être qu’un miracle arriverait ! Simplement ça : « Prends-la ! », et je jure que tout marcherait très bien. D’ailleurs, peut-être je ne voudrais pas la prendre — y a-t-il pensé, je me le demande ? Ou alors, je pourrais la prendre pour quelque temps et la lui rendre, améliorée. Mais dresser une palissade autour d’elle, ça ne marchera pas ! On ne peut pas dresser une palissade autour d’un être humain. Ça ne se fait plus… Tu penses, pauvre con que tu es, que je ne suis pas assez bon pour elle, que je pourrais la polluer, la souiller. Tu ne sais pas comme est savoureuse une femme polluée, comme un changement de semence peut vous faire fleurir une femme ! Tu penses qu’un cœur plein d’amour suffit, et c’est peut-être vrai, pour la femme qu’il faut, mais tu n’as plus de cœur, tu n’es plus rien qu’une énorme vessie vide. Tu aiguises tes dents, et tu cultives ton grognement. Tu cours sur tes talons comme un chien de garde, et tu pissotes partout. Elle ne t’a pas pris en qualité de chien de garde, elle t’a pris en qualité de poète. Tu étais poète, jadis, dit-elle. Et maintenant, qu’es-tu ? Courage, Sylvestre, courage ! Ôte-moi le microphone de ton falzar ! Baisse ta patte de derrière, et cesse de tout arroser ! Courage, dis-je, parce qu’elle t’a balancé déjà. Elle est contaminée, je te le dis, et tu pourrais aussi bien jeter bas la palissade. Tu n’as pas besoin de me demander poliment si le café n’a pas le goût de l’acide phénique : ça ne m’épouvantera pas. Fous-moi de la mort-aux-rats dans le jus, et un peu de verre pilé. Fais bouillir une casserole d’urine, et flanques-y quelques noix muscades !…
C'est une vie pour la communauté que j’ai vécue ces dernières semaines. J’ai dû me partager entre plusieurs autres, surtout des Russes loufoques, un Hollandais ivrogne, et une pouffiasse bulgare nommée Olga. Parmi les Russes, il y a surtout Eugène et Anatole.
Il y a juste quelques jours qu’Olga est sortie de l’hôpital, où on lui a cautérisé le vagin et où elle a perdu un peu d’excédent de poids. Pourtant, elle n’a pas l’air d’avoir beaucoup souffert. Elle pèse presque autant qu’une locomotive Pacific. Elle dégoutte de transpiration, elle a mauvaise haleine, et porte encore sa perruque circassienne qui ressemble à de la fibre d’emballage. Elle a deux grosses verrues au menton sur lesquelles croissent des touffes de poils follets ; elle se laisse pousser la moustache.
Le jour après avoir quitté l’hôpital, Olga s’est remise à faire des souliers. À six heures du matin, elle est à son établi. Elle vous abat ses deux paires de souliers par jour. Eugène se plaint qu’Olga soit un fardeau, mais la vérité est que c’est elle qui fait vivre Eugène et sa femme, avec ses deux paires de souliers par jour. Si Olga ne travaille pas, il n’y a rien à bouffer. Si bien que tout le monde s’évertue à mettre Olga au lit à l’heure, à lui donner assez à bouffer pour qu’elle continue et hue bidet !
Tous les repas commencent par le potage. Que ça soit potage à l’oignon, à la tomate, aux légumes, ou que sais-je encore, ça vous a toujours le même goût, surtout le goût d’un potage dans lequel on aurait fait bouillir une lavette — aigrelette, moisie, écumeuse. J’aperçois Eugène qui le fourre dans la commode après le repas. Il y reste, à pourrir, jusqu’au prochain repas. Le beurre, aussi, est renfermé dans la commode ; après trois jours, il a le goût d’un gros orteil de macchabée.
L'odeur du beurre rance en train de frire n’est pas particulièrement appétissante, surtout quand on cuisine dans une pièce où il n’y a pas la moindre ventilation. À peine ouvré-je la porte, que je me sens mal. Mais Eugène, dès qu’il m’entend venir, habituellement ouvre les volets et tire le drap de lit qui est tendu comme un filet de pêcheur pour protéger du soleil ! Pauvre Eugène ! Il jette dans la pièce un regard au maigre mobilier, aux draps sales, à la bassine encore pleine d’eau sale, et dit : « Je suis un esclave ! » Il le dit chaque jour, pas une fois, mais cent ! Puis, il décroche sa guitare du mur, et se met à chanter.
Mais revenons à l’odeur du beurre rance… Il y a de bons souvenirs aussi. Quand je pense à ce beurre rance, je me vois debout dans une petite cour de l’Ancien Monde, une cour aux odeurs pénétrantes, une cour lugubre. À travers les fentes des persiennes, d’étranges figures m’épient… de vieilles femmes en châle, des nains, des maquereaux à la face de rat, des Juifs voûtés, des midinettes, des idiots barbus. Ils sortent d’un pas chancelant dans la cour pour tirer de l’eau, ou pour rincer les seaux de toilette. Un jour, Eugène m’a demandé si je voulais aller lui vider son seau. Je l’ai porté dans le coin de la cour. Il y avait un trou dans la terre, et du papier sale autour du trou. Le petit orifice était tout gluant d’excréments, que l’on appelle en français « merde ». Je fis basculer le seau, et il y eut un glouglou écœurant suivi d’un autre flouc-floc inattendu. À mon retour, la soupe était servie. Tout le long du repas, je pensais à ma brosse à dents — elle commence à vieillir, et les soies se prennent entre mes dents.
Quand je m’assieds pour manger, c’est toujours près de la fenêtre. J’ai peur de m’asseoir de l’autre côté de la table. C'est trop près du lit, et le lit est tout grouillant. Je peux voir les taches de sang sur les draps gris, en regardant de ce côté-là, mais je n’essaye pas de regarder. Je regarde au-dehors, dans la cour, où l’on rince les seaux de toilette.
Le repas n’est jamais complet sans musique. Dès qu’on a passé le fromage, Eugène bondit et attrape sa guitare suspendue au-dessus du lit. C'est toujours la même chanson. Il dit qu’il a quinze ou seize chansons dans son répertoire, mais je n’en ai jamais entendu plus de trois. Sa favorite, c’est Charmant poème d'amour1. Elle est pleine d’angoisse et de tristesse1.
L'après-midi, nous allons au cinéma, qui est frais et obscur. Eugène est assis au piano dans la fosse, et moi sur le banc de devant. La salle est vide, mais Eugène chante comme s’il avait pour auditeurs toutes les têtes couronnées de l’Europe. La porte du jardin est ouverte, et le parfum des feuilles mouillées s’infiltre dans la salle, et la pluie s’harmonise avec l'angoisse et la tristesse d’Eugène. À minuit, lorsque les spectateurs ont saturé la salle de leur transpiration et de leurs haleines fétides, je retourne dormir sur un banc. La lampe de la sortie, nageant dans un halo de fumée de tabac, verse une faible lumière sur le coin inférieur du rideau d’asbeste ; je ferme les yeux tous les soirs sur un œil artificiel…
Debout dans la cour avec un œil de verre ; seule la moitié du monde est intelligible. Les pierres sont humides et moussues, et dans les crevasses se tapissent les crapauds noirs. Une porte énorme barre l’entrée de la cave ; les marches sont glissantes et souillées de crottin de chauves-souris. La porte se gonfle et cède, les gonds sont croulants, mais la plaque d’émail est en parfaite condition ; elle dit : « N’oubliez pas de fermer la porte ! » Pourquoi fermer la porte ? Je ne comprends pas. Je regarde à nouveau la plaque, mais elle n’y est plus ; à sa place, une vitre en couleurs. J’enlève mon œil artificiel, je crache dessus, je le polis avec mon mouchoir. Une femme est assise sur un dais au-dessus d’un immense pupitre en bois sculpté ; elle a un serpent autour du cou. La salle entière est tapissée de livres et d’étranges poissons qui nagent dans les globes de couleur ; il y a des cartes terrestres et marines sur le mur, des cartes de Paris avant la peste, des cartes du monde antique, de Cnossos et de Carthage, de Carthage avant et après le sac. Dans un coin de la chambre, je vois un lit en fer et un cadavre dessus ; la femme se lève avec lassitude, enlève le cadavre du lit, et, distraitement, le jette par la fenêtre. Elle revient au massif bureau sculpté, sort un poisson rouge du globe et l’avale. Lentement, la chambre commence à tourner et un à un les continents glissent dans la mer ; il ne reste que la femme, mais son corps n’est qu’une masse géographique. Je me penche par la fenêtre et la tour Eiffel et du champagne qui fuse ; elle est entièrement construite avec des chiffres et enveloppée d’un linceul de dentelle noire. Les égouts gargouillent furieusement. Partout des toits, chargés d’exécrables dessins géométriques.
On m’a éjecté du monde comme une cartouche. Un brouillard épais s’est installé, la terre est barbouillée de graisse figée. Je peux sentir la ville palpiter, comme si elle était un cœur extrait à l’instant même d’un corps tiède. Les fenêtres de mon hôtel sont infectées, il y a une puanteur aigre et lourde, comme si brûlaient des produits chimiques. Je regarde dans la Seine, et je vois boue et désolation ; les réverbères se noient, hommes et femmes meurent d’étouffement, les ponts sont couverts de maisons, abattoirs de l’amour. Un homme est debout contre un mur avec un accordéon attaché au ventre ; ses mains sont coupées aux poignets, mais l’accordéon se tortille entre ses moignons comme un sac de serpents. L'univers s’est amenuisé ; il n’est plus qu’un bloc sans étoiles, sans arbres, sans rivières. Les gens qui vivent là sont morts ; ils fabriquent des chaises sur lesquelles s’asseyent les autres dans leurs rêves. Au milieu de la rue il y a une roue et dans le moyeu de la roue est planté un gibet. Les gens, déjà, essayent frénétiquement de grimper sur le gibet, mais la roue tourne trop vite…
Il me fallait quelque chose pour me réconcilier avec moi-même. Hier soir, je l’ai découvert : c’est Papini. Peu m’importe qu’il soit chauvin, calotin ou pédant myope. En tant que raté, il est un peu là !
Les livres qu’il a lus, à quinze ans ! Pas seulement Homère, Dante, Goethe, pas seulement Aristote, Platon, Épictète, pas seulement Rabelais, Cervantès, Swift, pas seulement Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Baudelaire, Villon, Carducci, Manzoni, Lope de Vega, pas seulement Nietzsche, Schopenhauer, Kant, Hegel, Darwin, Spencer, Huxley — pas seulement les susnommés, mais tout le menu fretin entre ceux-là ! C'est écrit à la page 18. Alors, à la page 232, il n’en peut plus et il avoue. Je ne sais rien, confesse-t-il. Je connais les titres, j’ai compilé des bibliographies, j’ai écrit des essais critiques, j’ai dit du mal et diffamé… Je peux parler cinq minutes comme cinq jours, mais après j’abandonne, je suis sec comme un citron pressé.
Suivez bien ceci : « Tout le monde veut me voir. Tout le monde insiste pour causer avec moi. Les gens m’empoisonnent, et empoisonnent les autres pour savoir ce que je fais. Comment je vais. Si je suis rétabli. Si je vais toujours me promener à la campagne. Si je travaille. Si j’ai fini mon livre. Si j’en commencerai un autre bientôt.
« Un sapajou étique d’Allemand veut que je traduise ses œuvres. Un Russe aux yeux fous veut que je lui écrive une histoire de ma vie. Une dame américaine veut les toutes dernières nouvelles à mon sujet. Un monsieur américain m’enverra sa voiture pour m’emmener dîner — oh ! rien d’autre qu’une conversation intime, confidentielle, vous savez ! Un vieux camarade de classe et copain, d’il y a dix ans, veut que je lui dise tout ce que j’écris aussi vite que je l’écris. Un peintre ami que je connais s’attend à ce que je pose pour lui, à l’heure. Un journaliste veut mon adresse actuelle. Une connaissance, un mystique, s’enquiert de l’état de mon âme ; une autre, plus pratique, de l’état de mon portefeuille. Le président de mon club se demande si je ferai un discours pour les copains. Une dame, portée aux choses spirituelles, espère que je viendrai prendre le thé chez elle aussi souvent que possible. Elle veut mon opinion sur Jésus-Christ, et qu’est-ce que je pense de ce nouveau médium ?…
« Grands Dieux ! Que suis-je devenu ? Quel droit avez-vous, vous tous, d’encombrer ma vie, de me voler mon temps, de sonder mon âme, de sucer mes pensées, de m’avoir pour compagnon, pour confident, pour bureau d’information ? Pour quoi me prenez-vous ? Suis-je un amuseur stipendié, dont on exige tous les soirs qu’il joue une farce intellectuelle sous vos nez imbéciles ? Suis-je un esclave, acheté et dûment payé, pour ramper sur le ventre devant ces fainéants que vous êtes, et étendre à vos pieds tout ce que je fais et tout ce que je sais ? Suis-je une fille dans un bordel que l’on somme de retrousser ses jupes ou d’ôter sa chemise devant le premier homme en veston qui se présente ?
« Je suis un homme qui voudrait vivre une vie héroïque et rendre le monde plus supportable à ses propres yeux. Si, dans quelque moment de faiblesse, de détente, de besoin, je lâche de la vapeur — un peu de colère brûlante dont la chaleur tombe avec les mots — rêve passionné, enveloppé des langes de l’image — eh ! bien, prenez ou laissez… mais ne m’embêtez pas !
« Je suis un homme libre — et j’ai besoin de ma liberté. J’ai besoin d’être seul. J’ai besoin de méditer ma honte et mon désespoir dans la retraite ; j’ai besoin du soleil et du pavé des rues, sans compagnons, sans conversation, face à face avec moi-même, avec la musique de mon cœur pour toute compagnie… Que voulez-vous de moi ? Quand j’ai quelque chose à dire, je l’imprime. Quand j’ai quelque chose à donner, je le donne. Votre curiosité qui fourre son nez partout me fait lever le cœur. Vos compliments m’humilient. Votre thé m’empoisonne. Je ne dois rien à personne. Je veux être responsable devant Dieu seul… s’il existe ! »
Il me semble que Papini manque quelque chose d’un cheveu quand il parle du besoin d’être seul. Il n’est pas difficile d’être seul, quand on est pauvre et raté. Un artiste est toujours seul — à condition d’être vraiment un artiste. Non ! ce dont l’artiste a besoin, c’est de solitude.
L'artiste, c’est moi ! Ainsi soit-il ! Magnifique sieste cet après-midi, qui m’a mis du velours entre les vertèbres. Engendré assez d’idées pour me durer trois jours. Plein à craquer d’énergie et rien à faire avec. Je décide d’aller me promener. Une fois dans la rue, je change d’avis. Je décide d’aller au cinéma. Peux pas aller au cinéma, je suis court de quelques sous. Alors, promenade ! Je m’arrête devant chaque cinéma, et je regarde les affiches, puis les prix. C'est pas très cher ces boutiques à opium, mais je suis court de quelques sous. S'il n’était pas si tard, je pourrais rentrer et me faire rembourser une bouteille consignée.
Mais dès que j’arrive à la rue Amélie, j’ai oublié le cinéma complètement. La rue Amélie est une de mes rues favorites. C'est une de ces rues que, par bonne fortune, la municipalité a oublié de paver. Il y a d’énormes galets qui s’étendent en dos d’âne d’un côté de la rue à l’autre. Elle est courte et étroite. L'hôtel Pretty se trouve dans cette rue. Il y a une petite église aussi dans la rue Amélie. Elle a l’air d’avoir été construite spécialement pour le président de la République et sa famille. Ça fait du bien de temps en temps de voir une humble petite église. Paris est plein de cathédrales pompeuses.
Pont Alexandre-III. Un grand espace balayé par le vent aux approches du pont. Des arbres décharnés, nus, mathématiquement fixés dans leurs grilles de fer ; l’ombre des Invalides sourd du dôme et s’épand sur les rues sombres adjacentes au square. La Morgue de la poésie. Il est là où ils ont voulu le mettre maintenant, le grand guerrier, le dernier grand bonhomme d'Europe ! Il dort profondément dans son lit de granit. Pas de danger qu’il se retourne dans sa tombe ! Les portes sont bien verrouillées ; le couvercle est hermétique. Dors, Napoléon ! Ce n’était pas tes idées qu’ils voulaient, ce n’était que ton cadavre !
Le fleuve est encore gonflé, limoneux, strié de lumière. Je ne sais ce qui monte en moi à la vue de ce courant sombre et rapide, mais une grande joie me soulève, et affirme ce profond désir qui est en moi de ne jamais quitter cette terre. Je me souviens d’être passé par là, l’autre jour, en allant à l’American Express, sachant d’avance qu’il n’y aurait pas de courrier pour moi, pas de chèque, pas de câble, rien, rien. Un fourgon des Galeries Lafayette passait en grondant sur le pont. La pluie s’était arrêtée et le soleil, crevant à travers les nuages floconneux, teintait les moelleux luisants des toits d’un feu glacé. Je me rappelle maintenant comment le chauffeur se pencha au-dehors pour regarder vers le fleuve, du côté de Passy. Un regard si sain, si simple, un regard approbateur, comme s’il se disait à lui-même : « Ah ! le printemps arrive ! » Et Dieu sait, quand le printemps arrive à Paris, le plus humble mortel a vraiment l’impression qu’il habite au Paradis ! Mais ça n’était pas seulement cela — non, c’était l’intimité avec laquelle son œil se posait sur la scène. C'était son Paris à lui ! Un homme n’a pas besoin d’être riche, ni même citoyen français, pour recevoir cette impression de Paris. Paris est plein de pauvres gens — le plus fier et le plus crasseux ramassis de mendiants qui aient jamais foulé la terre, me semble-t-il. Et ils donnent pourtant l’impression d’être comme chez eux. C'est ce qui distingue le Parisien de tous les autres habitants de capitale.
Quand je pense à New York, mon impression est toute différente. À New York, même un richard sent son insignifiance. New York est froid, étincelant, malfaisant. Les « buildings » dominent. L'activité s’y déroule avec une frénésie pour ainsi dire atomique. Plus l’allure est furieuse, moins l’esprit y a de part. C'est une constante fermentation qui serait aussi bien à sa place dans une éprouvette. Personne ne sait ce dont il s’agit. Personne ne dirige l’énergie. Prodigieux. Bizarre. Déconcertant. Une poussée formidable vers la création, mais d’une incohérence absolue.
Quand je pense à cette ville où je suis né, où j’ai été élevé, à ce Manhattan que Whitman a chanté, une colère aveugle, une rage froide, me saisit aux entrailles. New York ! Les prisons blanches, les trottoirs grouillants de larves, les queues devant les soupes populaires, les boutiques à opium bâties comme des palais, les youpins, les lépreux, les assassins, et, par-dessus tout, l’ennui, la monotonie des visages, des rues, des jambes, des maisons, des gratte-ciel, des repas, des affiches, des boulots, des crimes, des amours… Toute une ville qui s’érige au-dessus de l’abîme creux du néant. Inepte. Absolument inepte. Et la 42e Rue ! On appelle ça le sommet du monde. Où donc est le fond alors ? Vous pouvez cheminer la main tendue, et on vous mettra des cendres dans la casquette. Riches ou pauvres, ils vont, la tête rejetée en arrière, et se démantibulent le cou à regarder leurs magnifiques prisons blanches. Ils vont, comme des oies aveugles, et les projecteurs aspergent leurs faces vides d’extatiques éclaboussures !
1. En français dans le texte.