Sur le trolley ovarien
Il n’est que de vomir l’âme et de la rendre une fois pour toutes ; le reste suit, sans l’ombre d’un doute, serait-ce au cœur du chaos. Dès le commencement, je n’ai jamais connu que le chaos : un fluide dont j’étais enveloppé, que j’inhalais par les branchies. Dans le tréfonds, où la lune brillait, impassible et opaque, tout n’était que douceur lisse et fécondation ; plus haut, c’était la pagaille, la discorde. En toute chose, j’avais tôt fait de voir l’extrême opposé, la contradiction, et entre le réel et l’irréel, l’ironie, le paradoxe. J’étais mon pire ennemi. Il n’était rien que je voulusse faire, que je n’aurais pu tout aussi bien refuser de faire. Enfant déjà, et ne manquant de rien, j’avais envie de la mort : j’avais envie de capituler n’ayant aucun sens de la lutte. J’avais la conviction que de poursuivre une existence que je n’avais pas sollicitée n’apporterait ni preuve ni substance, n’ajouterait ni n’ôterait rien à rien. Tous ceux que je voyais autour de moi n’étaient que des ratés, sinon des grotesques. Notamment ceux qui avaient réussi. Ceux-là, je les trouvais ennuyeux à pleurer. Les faillis de la vie m’attiraient, mais ce n’était pas la sympathie qui me guidait. C’était une qualité purement négative, une faiblesse qui n’attendait que le spectacle de la misère humaine pour s’épanouir. Je n’ai jamais aidé qui que ce fût dans l’espoir de faire le moindre bien ; si je secourais les gens, c’était que je n’avais pas le courage de faire autrement. Vouloir changer le cours des affaires humaines me semblait parfaitement inutile ; j’étais convaincu que nul changement profond n’était possible tant que le cœur lui-même n’aurait pas changé, et qui peut se vanter de changer le cœur humain ? De temps à autre, un de mes amis se convertissait : de quoi me lever le cœur. Je n’avais pas plus besoin de Dieu que Lui n’avait besoin de moi, et je me disais souvent que si Dieu existait, ce serait avec calme que j’irais à sa rencontre pour Lui cracher à la figure.
Ce qui m’ennuyait par-dessus tout, c’était que d’ordinaire et à première vue les gens me prenaient pour quelqu’un de bien, de bon, de généreux, de loyal, de fidèle. Peut-être avais-je en effet ces vertus ; si oui, cela tenait à mon indifférence : je pouvais me payer le luxe d’être quelqu’un de bien, de bon, de généreux, de loyal et le reste, étant dénué d’envie. Jamais je n’ai été victime de l’envie. Jamais je n’ai envié rien ni personne. Au contraire, je n’ai jamais eu que de la pitié pour les êtres et les choses.
Dès le commencement, j’ai dû m’entraîner à ne jamais avoir de désirs trop violents. Dès le commencement, j’ai été indépendant ; mais c’était tout au plus une malfaçon. Je n’avais besoin de personne, parce que je voulais être libre, libre d’agir, de donner, au gré de mes seuls caprices. Qu’on attendît, qu’on exigeât de moi quelque chose, aussitôt je renâclais. Telle était la forme que prenait mon indépendance. En d’autres mots, j’étais pourri, pourri au départ. Comme si ma mère, au lieu de lait, m’avait nourri de poison et que ce dernier, bien qu’elle m’eût sevré de bonne heure, fût demeuré dans l’organisme. Il n’était jusqu’au sevrage qui ne m’eût laissé indifférent ; la plupart des enfants se rebellent alors, ou feignent de se rebeller ; moi, je m’en fichais. Je n’étais pas sorti des langes, que j’étais déjà philosophe. J’étais contre la vie, par principe. Lequel ? dites-vous. Le principe de futilité. Ce n’était que lutte autour de moi. Personnellement, je ne faisais pas le moindre effort. Si je semblais en faire un, c’était pour complaire à quelqu’un d’autre ; au fond, je m’en foutais éperdument. Et quand bien même vous pourriez me donner la raison de cet état, je refuserais de vous entendre, parce que en naissant j’avais déjà le sort et qu’on ne peut rien à cela. Plus tard, quand je n’étais déjà plus un enfant, on m’a dit qu’on avait eu un mal du diable à me tirer du ventre de ma mère. Je comprends cela parfaitement. À quoi bon remuer ? À quoi bon sortir d’un endroit où il fait bon chaud, d’un bon refuge bien confortable où l’on vous offre tout gratis ? Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, mon premier souvenir est celui du froid, neige et glace dans le caniveau, givre sur les vitres, sueur glacée sur les murs glauques de la cuisine. Pourquoi les gens vont-ils chercher, pour vivre, les cieux étrangers de zones soi-disant tempérées, comme on les nomme à tort ? Parce qu’ils sont par nature idiots, limaçons et couards. Ce n’est que vers ma dixième année environ que je me suis rendu compte pour la première fois qu’il existait des pays « chauds », des endroits dans le monde où l’on n’avait pas besoin de gagner sa vie à la sueur de son front, ni de geler en prétendant qu’il n’est rien de tonique ni de joyeux comme le froid. Partout où règne le froid, il y a des gens qui s’usent au travail jusqu’à la moelle, et s’ils prolifèrent, c’est à seule fin de prêcher à leur progéniture l’évangile du travail — c’est-à-dire, en somme, au fond, la doctrine de l’inertie. Tous les membres de ma famille étaient des gens du Nord, autant dire des idiots. Toutes les idées fausses qu’on a pu exposer avec force en ce monde, ils les avaient faites leurs. Entre autres, la doctrine de la propreté, sans parler de celle du bien. Ils étaient propres que c’en était à faire mal. Mais en dedans, quelle puanteur ! Pas une seule fois ils n’avaient ouvert la porte qui donne sur l'âme ; pas une seule fois rêvé de plonger à l’aveugle dans le noir. Après dîner, on se dépêchait de laver la vaisselle pour la ranger dans le buffet ; après avoir lu le journal, on le pliait soigneusement et le mettait de côté sur une étagère ; après la lessive, on repassait le linge, pour ensuite le tasser gentiment, en ordre, dans les tiroirs. Jusque dans les moindres actes on pensait toujours au lendemain, mais jamais le lendemain n’arrivait. Le présent n’était rien de plus qu’un pont, et ils en sont encore à gémir et geindre sur ce pont, car ainsi va le monde, et dire que pas un seul de ces idiots ne songerait à faire sauter la passerelle !
Mon amertume me pousse souvent à chercher des raisons de les condamner ; mais ce n’est que pour mieux me condamner moi-même. Car je leur ressemble par bien des côtés. Pendant longtemps, j’ai cru que je leur avais échappé ; avec le temps je me suis aperçu que je ne vaux pas mieux qu’eux, que je suis même pire en un sens, parce que, si j’ai vu plus clair, je n’ai cependant pas eu la force de changer profondément de vie. Quand je jette un coup d’œil en retour sur ma vie, il me semble que je n’ai jamais rien fait de mon propre chef, que j’ai toujours agi sous la pression des autres. On me prend souvent pour un type qui aime l’aventure ; rien ne saurait être plus loin de la vérité. L’aventure, en ce qui me concerne, n’a jamais été pour moi qu’une chose adventice, imposée, endurée plus que provoquée. Par essence même, j’appartiens à cette race nordique, orgueilleuse et vantarde, qui n’a jamais eu le moindre esprit d’aventure, mais qui n’en a pas moins sillonné la terre en tous sens mettant tout sens dessus dessous et semant la face du globe de vestiges et de ruines. Esprits inquiets, non pas aventureux. Esprits tourmentés, incapables de vivre dans le présent. Couards indignes, tous tant qu’ils sont y compris moi. Car il n’est au monde qu’une seule aventure : la marche vers soi-même, en direction du dedans, où l’espace et le temps et les actes perdent toute importance.
Une fois de temps à autre, par périodes d’années, il m’est arrivé d’être au bord de cette découverte, mais, chose significative, je me suis toujours arrangé pour ne jamais aller jusqu’au bout. Si j’essaie de me chercher une excuse, je ne trouve que le milieu, les rues qui m’étaient familières, les gens qui les habitaient. Je ne vois pas une seule rue d’Amérique, pas une seule foule la peuplant qui soient capables d’entraîner qui que ce soit jusqu’à la découverte de soi-même. J’ai parcouru les rues de bien des pays au monde ; nulle part je n’ai connu dégradation, humiliation plus grande qu’en Amérique. Je les vois, toutes ces rues d’Amérique, combinant toutes ensemble une énorme fosse d’aisances, la fosse d’aisances de l’esprit, pompant et drainant toutes choses au royaume de la merde éternelle. Et sur ce cloaque, le démon du travail tisse et jette une trame magique ; usines et palais surgissent côte à côte avec les fabriques de munitions et de produits chimiques, les aciéries, les sanas, les prisons, les asiles d’aliénés. Le continent entier n’est qu’un cauchemar à fabriquer la plus grande misère possible pour le plus grand nombre de gens possible. Et moi dans tout cela, moi un, entité unique au cœur du plus grand jamboree de richesse et de bonheur (richesse statistique, bonheur statistique), sans jamais rencontrer un homme qui fût vraiment riche, vraiment heureux, Moi du moins je savais que j’étais malheureux, pauvre, que je n’étais pas au pas, que j’étais hors du coup.
J’avais du moins cette seule consolation, cette seule joie. Insuffisantes, il est vrai. Mieux eût valu pour le repos de mon esprit, pour mon âme, laisser libre cours à ma révolte, dût-il m’en coûter la prison, la pourriture du cachot, la crevaison. Mieux eût valu, comme ce fou de Czolgosz, assassiner quelque brave président McKinley, meurtrir une de ces âmes insignifiantes et douces qui n’ont jamais fait de mal à personne. Parce que, au fond de mon cœur, il y avait le meurtre : je voulais voir l’Amérique détruite, rasée de fond en comble. Je souhaitais cet événement par pur esprit de vengeance, comme l’expiation des crimes que l’on commettait contre moi, contre d’autres pareils à moi qui n’ont jamais pu faire entendre leur voix, cracher leur haine, leur révolte, leur violente et légitime soif de sang.
Le mal était en moi ; je le tenais du sol, mon origine. Si le moi était périssable, il y a beau temps que le « Je » qui fournit à ce livre son sujet, n’existerait plus. Il est des gens qui croiront que ces histoires sont inventées, mais tout ce que j’invente comme étant arrivé est en fait arrivé, du moins à moi. Il se peut que l’Histoire le nie, puisque je n’ai joué aucun rôle dans l’histoire de mon peuple, mais quand bien même tout ce que j’avance serait faux, fruit de mes préjugés, de mon dépit, de ma malveillance, quand bien même je ne serais qu’un menteur et un empoisonneur public, ce que je dis reste la vérité ; comme telle, il faudra l’avaler.
Quant aux événements mêmes…
Tout événement, s’il a un sens, implique par nature une contradiction. Avant ma rencontre avec celle à qui ce livre est dédié, je pensais qu’il devait y avoir un coin quelque part dans le monde extérieur, dans la vie comme on dit, où se trouvait la solution de tous les problèmes. Et lorsque cette rencontre se fut produite, je crus qu’il m’était désormais donné d’appréhender la vie, de saisir quelque chose où je pourrais mordre. Au lieu de quoi, la vie me fila toute entre les doigts. Je tendais la main dans l’espoir de trouver une prise, de me raccrocher — ma main trouva le vide. Mais dans cette tension, dans cet effort pour saisir, pour me cramponner, si abandonné que je fusse, comme une épave haute sur la plage, je n’en trouvai pas moins cela même que je n’avais pas cherché — moi. Je m’aperçus que le désir de toute ma vie n’était pas de vivre — si l’on peut appeler vivre ce que font les gens — mais de m’exprimer. Je me rendis compte que jamais la vie n’avait éveillé en moi le moindre intérêt ; que tout ce qui m’intéressait, c’est ce que je fais maintenant : quelque chose de parallèle à la vie, qui participe d’elle en même temps, et la dépasse. Le vrai, le réel même, m’intéressent à peine ; ne m’intéresse que ce que j’imagine être, ce que j’avais étouffé, de jour en jour, pour vivre. Que je vienne à mourir aujourd’hui ou demain n’a pour moi aucune importance, n’en a jamais eu ; mais qu’aujourd’hui encore, après des années d’efforts, je ne puisse dire ce que je pense et ressens — m’ennuie, m’irrite. Depuis les premiers jours de mon enfance, je me vois, suivant ce spectre à la trace, sans joie, n’ayant d’autre désir que d’acquérir ce pouvoir, cette faculté. Tout le reste n’est que mensonge — tout ce que j’ai jamais fait ou dit qui n’avait pas trait à cela. Et c’est, en somme et de beaucoup, la majeure partie de ma vie.
J’étais par essence, comme on dit, une contradiction. On me prenait pour un être sérieux, un esprit élevé, ou pour un individu gai et téméraire, ou sincère et ardent, ou négligent et insouciant. J’étais tout cela ensemble — et autre chose en plus, au-delà, autre chose que nul ne soupçonnait, et moins que tous, moi. À l’âge de six ou sept ans, il m’arrivait souvent de m’asseoir sur le banc où travaillait mon grand-père et de lui faire la lecture pendant qu’il cousait. Je le revois toujours, comme s’il était encore en vie, appuyant le fer chaud sur la couture d’un veston, debout, une main pressant l’autre, laissant errer son regard rêveur par la fenêtre. Je revois l’expression de son visage, sa rêveuse silhouette ; je m’en souviens mieux que des livres que je lisais, mieux que de mes conversations ou que de mes jeux dans la rue. Je me demandais souvent à quoi il pouvait bien rêver, qu’est-ce qui pouvait bien le sortir ainsi de lui-même. J’ignorais encore que l’on pût rêver éveillé. J’étais toujours lucide, en ce temps-là, et tout d’une pièce. Cette rêverie diurne me fascinait. Je savais qu’il rompait alors tous liens avec ce qu’il faisait, qu’il n’avait plus la moindre pensée pour aucun de nous, qu’il était seul et, par sa solitude, libre. Moi, je n’étais jamais seul, moins que tout lorsque j’étais livré à moi-même. J’étais toujours, me semble-t-il, en compagnie : quelque chose comme une miette minuscule d’un énorme fromage, qui était le monde, j’imagine, bien que mon esprit ne s’arrêtât jamais à de telles pensées. Mais je sais que je n’avais aucune vie séparée, que jamais il ne m’arrivait de croire que moi, je pouvais être cet énorme fromage, pour ainsi dire. En sorte que, même quand j’avais toutes raisons de me sentir misérable, de me plaindre, de pleurer, j’avais l’illusion de n’être qu’une partie d’un commun malheur, d’une misère universelle. Quand je pleurais, le monde entier était en larmes — du moins je le croyais. Je pleurais très rarement. La plupart du temps, j’étais heureux, je riais, je me payais du bon temps. Je me payais du bon temps parce que, comme je l’ai déjà dit, au fond je me foutais éperdument de tout. Si j’étais contrarié, j’étais convaincu qu’il en était partout de même. Et le meilleur moyen de ne pas être contrarié, c’était de ne pas trop s’en faire. Cette constatation me frappa de bonne heure dans la vie. Je me souviens, par exemple, du cas de mon jeune ami Jack Lawson. Pendant toute une année il dut rester couché, endurant les pires souffrances. Les premiers temps, ma foi, j’en fus probablement navré pour lui ; peut-être même, de temps à autre, passai-je prendre de ses nouvelles ; mais au bout d’un mois ou deux, je m’étais tout à fait endurci à ses souffrances. Je me disais qu’il ferait aussi bien de mourir, et le plus tôt serait le mieux ; et réglant mes actes sur cette bonne pensée, j’eus tôt fait de l’oublier et de l’abandonner à son sort. Je n’avais guère plus de douze ans à l’époque et me souviens d’avoir été très fier de cette décision. Je me souviens de l’enterrement aussi — une abomination. Ils étaient là, toute une bande, parents et amis, réunis en congrégation autour du cercueil, braillant en chœur comme une troupe de singes malades. La mère surtout me fit mal au cul à voir. C’était une femme rare, un pur esprit, adepte de la Science chrétienne, si j’ai bonne mémoire ; elle ne croyait donc pas plus à la mort qu’à la maladie ; pourtant elle faisait un boucan à sortir le Christ du tombeau. Mais pour ce qui était de son Jack bien-aimé, zéro ! Non, Jack était là, gisant froid comme glace, et raide, et sourd à tout. Il était mort, et il n’y a pas trente-six façons de l’être. Je le savais et m’en réjouissais. À quoi bon gaspiller mes larmes sur cette histoire ? Je ne pouvais dire qu’il se trouvât mieux du fait que son « il » était après tout disparu. Il était parti, emportant avec lui les souffrances qu’il avait endurées et celles qu’il avait, sans le vouloir, infligées aux autres. Amen ! me disais-je ; sur quoi, quelque peu sous le coup de la douleur, je lâchai un pet retentissant — juste à côté du cercueil.
Cette façon de tout prendre au sérieux, je me souviens qu’elle n’atteignit en moi sa pleine croissance qu’environ à l’époque de mon premier amour. Même alors, je ne dépassai pas trop la mesure. Si je m’étais laissé aller à l’extrême, je ne serais pas ici aujourd’hui, en train d’écrire ces pages : j'en serais mort, le cœur brisé, ou je me serais pendu. Ce fut une mauvaise affaire, qui m’enseigna qu’on peut vivre un mensonge. J’y appris à sourire quand je n’en avais pas envie, à travailler sans y croire, à vivre quand je n’avais plus de raisons de vivre. Même après que j’eus oublié la fille, je retins le truc : faire ce en quoi on ne croit pas.
Dès le commencement, je n'ai jamais connu que le chaos, ainsi que je l’ai dit. Pourtant, il m’arriva parfois de toucher de si près au centre, au cœur même de la confusion, que je m’étonne que tout n’ait pas explosé autour de moi.
On a coutume de rejeter toute la faute sur la guerre. J’affirme que la guerre n’eut rien à faire avec moi, avec ma vie. Alors que les autres s’installaient confortablement dans leur niche, moi, je traînais de place en place, toutes plus misérables l’une que l’autre, sans jamais rien trouver où faire tenir ensemble corps et âme. À peine entré, on me foutait dehors. L’intelligence ne me manquait pas, mais je n’inspirais pas confiance. En tous lieux où j’allais, je fomentais la discorde — non parce que je servais un idéal, mais parce que je ressemblais à un projecteur qui éclaire brutalement les stupidités et les futilités du monde. Et puis je n’étais pas assez lèche-cul. Mauvais point, sans nul doute. Les gens n’étaient pas longs à deviner, quand je briguais un emploi, qu’au fond je me fichais qu’on me le donnât ou non. Naturellement, en général, on me le refusait. Mais au bout de quelque temps, le simple fait de chercher un emploi devint pour moi une sorte d’activité, un passe-temps. J’entrais et je demandais n’importe quoi. C'était un moyen de tuer le temps — cela valait bien le travail, pour autant que je pouvais voir. J’étais mon patron, je choisissais mes heures, mais à l’encontre des autres patrons je n’entraînais que ma propre ruine, ma propre faillite. Je n’étais pas plus une corporation qu’un trust, un État, une fédération, une société de nations — si je ressemblais à quelque chose, c’était à Dieu.
Il en fut ainsi, environ de la moitié de la guerre jusqu’à… ma foi, jusqu’à un certain jour où je me trouvai coincé. Car vint enfin ce jour où j’eus envie d’une place, désespérément. Cela urgeait. Sans perdre une minute, je me décidai pour le dernier métier qui soit au monde : porteur de télégrammes. Je me rendis au bureau de placement de la Compagnie du télégraphe (Compagnie cosmodémonique du télégraphe pour l’Amérique du Nord) vers la fin du jour, prêt à en passer par où il faudrait. Je sortais de la bibliothèque municipale et j’avais sous le bras quelques gros ouvrages d’économie politique et de métaphysique. À ma grande stupeur, on me refusa l’emploi.
Le type qui m’envoya promener était une espèce de petit cul qui faisait marcher le standard téléphonique. Il eut l’air de me prendre pour un étudiant, bien qu’il ressortît clairement de la demande d’emploi que j’avais remplie qu’il y avait beau temps que j’avais fini mes études. Je m’étais même honoré d’une licence en philo de l’université de Columbia. La chose, apparemment, passa inaperçue, ou alors parut suspecte au petit cul qui m’envoya promener. J’étais furieux, d’autant que pour une fois dans ma vie j’étais pressé. Et non seulement cela, mais j’avais ravalé ma fierté qui, en un sens très particulier, est de taille. Naturellement, cet échec me valut de la part de ma femme le regard et le sourire en coin, d’usage en pareil cas. « Tu as voulu faire un geste », me dit-elle. J’allai me coucher, ruminant l’incident, cabré dans ma colère qui persistait et que je sentais croître au fur et à mesure que la nuit avançait. Ce n’était pas tant le fait d’avoir une femme et un enfant sur les bras qui me tourmentait ; devoir nourrir une famille n’est pas un prétexte suffisant pour qu’on vous donne du travail — je ne le comprenais que trop bien. Non, ce qui tournait à l’aigre en moi, c’était le fait qu’on m’eût envoyé paître, moi, Henry V. Miller, homme de compétence, individu supérieur, moi qui avais sollicité l’emploi le plus humble qui fût au monde. Cela me consumait. Je n’en revenais pas. Le lendemain matin, je fus debout de bonne heure, me rasai, mis mon meilleur costume et galopai jusqu’au métro. Je me rendis sur-le-champ au bureau central de la Compagnie du télégraphe… au vingt-cinquième étage, ou quelque chose comme ça, où le président et les vice-présidents avaient leurs cagibis. Je demandai le président. Naturellement, il se trouva qu’il n’était pas en ville, ou qu’il avait trop à faire, mais ne désirais-je pas voir le vice-président ou plutôt son secrétaire ? Je vis donc le secrétaire du vice-président, sorte de type intelligent et plein de considération, et je lui cassai les oreilles avec mon histoire. Je m’y pris adroitement, sans trop m’échauffer, mais en lui laissant entendre tout du long qu’on ne se débarrasserait pas de moi comme cela.
Quand je le vis prendre le téléphone et demander le directeur général, je crus que c’était une blague et qu’on allait me passer de main en main jusqu’à ce que j’en eusse marre. Mais quand je l’entendis parler, je changeai d’avis. Lorsque je me présentai au bureau du directeur général, dans un autre bâtiment, à l’autre bout de la ville, on m’attendait. Je pris place dans un confortable fauteuil en cuir et j’acceptai un des énormes cigares qu’on me fourrait sous le nez. L’individu en question parut immédiatement intéressé au plus haut point par mon histoire ; on eût dit qu’il y allait de sa vie. Il voulait que je lui dise tout, jusqu’au moindre détail ; il tendait vers moi ses grosses oreilles poilues, de peur de perdre une miette d’information qui justifiât tel jugement, telle décision qu’il devait couver sous sa caboche. Je me rendais compte que le hasard m’avait vraiment placé dans sa main comme un instrument pour lui rendre service. Je le laissai tirer de moi tout ce qui pouvait plaire à sa fantaisie, au compte-gouttes, ne cessant d’observer d’où venait le vent. Et au fur et à mesure de l’entretien, je remarquai qu’il s’échauffait de plus en plus à mon contact. Enfin quelqu’un qui me témoignât un peu de confiance ! Il n’en fallait pas plus pour me lancer sur une de mes pistes favorites. Car des années de chasse à l’emploi avaient naturellement fini par faire de moi un véritable initié ; je savais ce qu’il convient non seulement de ne pas dire, mais de sous-entendre, d’insinuer. L’instant d’après, on appelait le directeur général adjoint, pour le prier d’écouter mon histoire. Mais entre-temps, j’avais saisi le fin mot de l’affaire. Saisi que Hymie — « ce petit rat », comme l’appelait le directeur général — n’avait nul droit à prétendre qu’il avait la direction du personnel. Hymie avait usurpé cette prérogative, du moins était-ce là un fait acquis. De même qu’il était acquis que Hymie était juif et que le directeur général n’avait pas les Juifs en odeur de sainteté, non plus d’ailleurs que M. Twilliger, le vice-président, qui était une épine dans le flanc du directeur général. Peut-être était-ce Hymie, « la sale petite peste », qui était cause du fort pourcentage de Juifs que l’on trouvait dans l’armée des porteurs de télégrammes. Peut-être Hymie était-il l’homme qui faisait en réalité la pluie et le beau temps au bureau de placement — place du Soleil-Couchant, comme ils disaient. Excellente occasion, à ce que je comprenais, pour permettre à M. Clancy, le directeur général, de rétrograder un certain M. Burns qui, m’apprit-il, dirigeait le personnel depuis quelque trente ans à ce jour et commençait évidemment à se relâcher.
La conférence dura plusieurs heures. Avant qu’elle prît fin, M. Clancy m’entraîna à part pour me déclarer qu’il allait faire de moi le patron de l’affaire. Cependant, avant de m’installer dans la place, il allait me demander, par faveur spéciale et aussi, en quelque sorte, en guise d’apprentissage, pour mon plus grand profit, d’accepter le poste de porteur de télégrammes hors rang. Je toucherais le salaire de directeur du personnel, mais on me paierait sur un compte spécial. Bref, je devrais voltiger de bureau en bureau et pousser mon enquête jusqu’aux moindres détails. Et, de temps à autre, je devrais fournir un petit rapport. Enfin, une fois de temps en temps, c’était son idée, je lui rendrais visite, chez lui, en ami, et nous ferions un brin de causette sur la situation présente des cent et une succursales new-yorkaises de la Cosmodémonique. En d’autres termes, je devrais faire la mouche pendant quelques mois ; après quoi j’aurais la responsabilité de la marche de l’affaire. Peut-être aussi ferait-on de moi un jour un directeur général ou un vice-président. L’offre était tentante, tout enveloppée qu’elle fût dans un beau tas de crottin. J’acceptai.
Au bout de quelques mois, je trônais, place du Soleil-Couchant, engageant et saquant que c’en était de la démence. Un véritable abattoir, à Dieu ne plaise. Un pur non-sens, du haut en bas. Un gâchis d’hommes, de matériel, d’énergie. Une farce hideuse, avec, en toile de fond, la sueur et la misère. Mais tout comme j’avais accepté de servir de mouche, j’acceptai d’engager, de saquer et tout le tremblement. Je disais oui à tout. Si le vice-président venait à décréter qu’on n’engageait pas d’infirmes, je n’engageais pas d’infirmes. Si le vice-président déclarait que tous les porteurs de plus de quarante-cinq ans devaient être saqués sans préavis, je saquais sans préavis. Je me conformais strictement à leurs instructions, mais de façon qu’ils le paient — et cher. Quand une grève éclatait, je me croisais les bras et j’attendais que ça passe. Mais j’avais commencé par veiller à ce qu’il leur en coûtât pas mal de gros sous. Le système entier était si pourri, si inhumain, si dégueulasse, si désespérément corrompu et compliqué qu’il eût fallu un génie pour y mettre deux sous d’ordre et de sens, sans parler de bonté ni de respect humain. Je m’en prenais à toute l’organisation américaine du travail, qui est pourrie d’un bout à l’autre. J’étais la cinquième roue du carrosse et de part et d’autre on n’avait rien à faire de moi, que de m’exploiter. En fait, qui n’était pas exploité ? Le président et sa bande l’étaient par les mafias financières, les employés par la direction et ainsi de suite à la ronde, en long, en large, d’un bout à l’autre de l’entreprise. De mon petit perchoir, place du Soleil-Couchant, je voyais à vol d’oiseau s’étaler sous mes yeux toute la société américaine. C'était comme une page de l’annuaire du téléphone. Alphabétiquement, numériquement, statistiquement, cela avait un sens. Mais à y regarder de près, à examiner les pages une à une, ou les parties, à prendre un individu isolé, à détailler ce qui le constituait, l’air qu’il respirait, la vie qu’il menait, les risques qu’il courait, tout devenait si dégoûtant et dégradant, si bas, si misérable, si profondément désespérant et loufoque, que c’était pis que de fourrer le nez dans un volcan. C'était, en panorama, toute la vie américaine qui défilait — économique et politique, morale, spirituelle, artistique, statistique, pathologique. Quelque chose de grandiose, comme un chancre de luxe sur une queue qui a fait son temps. Pis que cela même, en réalité, parce qu’il n’y avait plus rien qui ressemblât encore tant soit peu à une queue. Peut-être dans le passé cela avait-il eu une vie, cela avait-il procréé, ou procuré du moins un instant de volupté, un frisson éphémère. Mais, à le regarder de mon perchoir, cela vous avait un air de pourriture plus avancée que le plus véreux des fromages. L'étonnant était que la puanteur qui s’en dégageait ne les fît pas s’évanouir… J’emploie sans cesse le passé, mais pour sûr que cela n’a pas changé aujourd’hui, sauf probablement pour empirer encore. Du moins, à présent, pouvons-nous en humer toute la puanteur.
À l’époque où Valeska entra en scène, j’avais engagé l’équivalent de plusieurs corps d’armée de porteurs. Mon bureau, place du Soleil-Couchant, ressemblait à un égout à ciel ouvert, puanteur à l’avenant. Je m’étais terré dans la tranchée de première ligne et j’encaissais de tous les côtés à la fois. Pour commencer, l’homme que j’avais remplacé mourut de chagrin, quelques semaines après mon arrivée. Il tint le coup juste le temps de me mettre au courant, puis il claqua. Les choses allaient un tel train qu’elles ne me laissèrent pas la moindre chance de me repentir. Du jour où je m’installai dans le bureau, ce ne fut, sans interruption, qu’un long charivari. Une heure avant mon arrivée — j’étais toujours en retard — les postulants se pressaient déjà, en foule. Il me fallait, pour grimper l’escalier, me frayer un passage à coups de coude et forcer littéralement l’entrée du bureau, de l’autre côté de la barrière. Avant d’avoir eu le temps d’ôter mon chapeau, je devais répondre à une douzaine de coups de téléphone. Il y avait trois appareils sur mon bureau qui sonnaient tous en chœur. Leurs gueulements m’ôtaient l’envie de pisser avant même que je me fusse mis au travail. Je n’avais même pas une minute pour poser culotte — pas avant cinq ou six heures de l’après-midi. La condition de Hymie était pire que la mienne : il était enchaîné au standard et n’en démarrait pas, de huit heures du matin à six heures du soir, faisant valser les volants. Un volant, c’est un porteur prêté par un bureau à un autre pour tout ou partie de la journée. Aucun des cent et un bureaux n’avait jamais son personnel au complet ; Hymie passait son temps à mouvoir ses volants comme des pions d’échiquier pendant que je m’échinais comme un forcené à combler les vides. Si, par miracle, je parvenais un jour à remplir toutes les vacances, le lendemain matin tout était revenu strictement au même point — quand ce n’était pire. Vingt pour cent des effectifs, peut-être, étaient fixes ; le reste n’était que bois flottant. Les fixes concouraient à chasser les bleus. Les fixes gagnaient de quarante à cinquante dollars par semaine, parfois soixante ou soixante-quinze, parfois même jusqu’à cent ; c’est-à-dire qu’ils gagnaient beaucoup plus que les employés de bureau, et souvent que leurs directeurs eux-mêmes. Quant aux bleus, ils arrivaient à grand-peine à dix dollars par semaine. Certains d’entre eux travaillaient une heure, puis plaquaient tout, jetant souvent un paquet de télégrammes dans une poubelle ou une bouche d’égout. Et chaque fois qu’ils nous lâchaient, ils réclamaient immédiatement leur dû, ce qui était impossible, étant donné que, en vertu de la comptabilité compliquée qui était en vigueur, il fallait pour déterminer le gain d’un porteur un délai d’une dizaine de jours minimum. Au début, j’invitais chaque postulant à s’asseoir à côté de moi pour lui fournir sur tout des explications détaillées. Je poussai l’expérience jusqu’à en attraper une extinction de voix. Bientôt, j’appris à ménager mes forces en prévision de l’inévitable cuisinage. Et d’abord, un gars sur deux était menteur de naissance, s’il n’était pas escroc par-dessus le marché. Bon nombre d’entre eux avaient été déjà engagés et saqués plusieurs fois. Quelques-uns voyaient dans le métier un moyen avantageux de trouver une autre place : leurs fonctions leur ouvraient les portes de centaines de bureaux où, normalement, ils n’auraient jamais mis les pieds. Par bonheur, Mc Govern, le vieux gardien qui était posté à la porte et remettait les formules en blanc aux postulants, ouvrait l’œil. Et puis il y avait les gros registres que je gardais derrière moi et où était porté le nom de chaque postulant qui était passé par la boîte. Ces registres avaient tout du fichier de police ; ils étaient pleins de marques à l’encre rouge signifiant tel ou tel délit. À en juger par eux, je vivais parmi les durs de durs. Un nom sur deux s’accompagnait d’un vol, d’une escroquerie, d’une bagarre, ou alors c’était la démence, la perversion, le crétinisme.
« Attention — un tel est épileptique ! » « À ne pas engager — nègre ! » « Ouvrez l’œil — X a fait un séjour à Dannemora, ou à Sing-Sing. »
Si je m’en étais tenu à la stricte étiquette, je n’aurais jamais engagé personne. Je dus faire mon instruction rapidement, non d’après les archives ou en en référant à mon entourage, mais en m’en remettant à l’expérience. Il y avait mille et un détails sur quoi juger un candidat : il me fallait les embrasser d’un seul coup, et vite, parce que, en une seule et brève journée, même si on est aussi rapide que Jack Robinson, on ne peut engager que tant de types, pas un de plus. Et quel que fût le nombre d’engagements que je signais, il n’y en avait jamais assez. Le lendemain, tout était à refaire. Il en était dont je savais qu’ils ne dépasseraient pas la journée, mais il fallait que je les engage quand même. Le système était faux de A jusqu’à Z, mais je n’étais pas là pour critiquer le système. J’étais là pour engager et saquer. J’étais au centre d’une plate-forme tournante, lancée à une telle vitesse qu’il était impossible à quoi que ce fût d’y tenir un instant. Ce dont on avait besoin, c’était d’un mécanicien ; mais à en croire la logique des chefs hiérarchiques, la mécanique était bonne, tout tournait pour le mieux sauf que, momentanément, tout était en dérangement. Et ce dérangement momentané entraînait avec lui l’épilepsie, le vol, le vandalisme, la perversion, les nègres, les Juifs, les putains, Dieu sait quoi — parfois la grève, le lock-out. Sur quoi, conformément à la bonne logique, on empoigne le balai, un énorme balai, et on nettoie l’écurie à fond ; ou alors on prend la trique et le revolver, et on cogne à grands coups pour faire entrer un peu de sens commun dans le crâne des pauvres idiots qui s’entêtent à vouloir que le monde soit vicié à la base. Il n’était pas mauvais, de temps à autre, de parler du bon Dieu, ou de se réunir pour chanter en chœur un brave petit hymne — peut-être même pouvait-on justifier l’octroi d’une gratification, à la rigueur, c’est-à-dire quand tout allait vraiment si mal que c’en devenait inqualifiable. Mais, en somme, l’important était de continuer à engager et à saquer ; tant qu’il y aurait des hommes et des munitions, on continuerait, à avancer, à nettoyer les tranchées. Entre-temps, Hymie, lui, continuait à avaler des pilules laxatives — en quantité suffisante pour lui faire exploser l’arrière-train, s’il en avait eu un ; mais il n’en avait plus, non, pas le moindre vestige ; il se bornait à croire qu’il posait culotte, à croire qu’il se posait sur le siège. En fait, le pauvre bougre vivait en état de transe. Il fallait s’occuper de cent et un bureaux, dont chacun était doté d’un état-major mythique, sinon hypothétique, de porteurs, et que ceux-ci fassent réels ou irréels, tangibles ou non, il fallait que Hymie les baladât du matin jusqu’au soir pendant que de mon côté je comblais les trous, ce qui était un travail tout aussi illusoire, car enfin, qui pouvait jurer, lorsqu’on avait dépêché une recrue vers un bureau, qu’elle y arriverait ce jour-là ou le lendemain, si elle y arrivait jamais ? Il en était qui se perdaient dans le métro ou dans les labyrinthes en sous-sol des gratte-ciel ; d’autres passaient la journée à boucler la boucle du métro aérien, parce que leur uniforme leur permettait de rouler gratis, et sans doute n’avaient-ils jamais connu la joie de tourner tout le jour en métro aérien. D’autres, partis pour Staten Island, atterrissaient à Canarsie, ou alors c’était un flic qui les ramenait, ivres morts. D’autres oubliaient leur domicile et disparaissaient complètement. D’autres, que nous engagions pour New York, surgissaient un mois plus tard à Philadelphie, comme si rien n’avait été plus normal. D’autres encore s’embarquaient pour la destination prévue et, décidant en cours de route qu’il était plus facile de vendre des journaux, passaient à exécution, nonobstant l’uniforme que nous leur avions donné, jusqu’à ce qu’ils se fissent ramasser. D’autres enfin filaient droit à la salle d’observation d’un hôpital psychiatrique, mus par je ne sais quel instinct de conservation.
À son arrivée, le matin, Hymie commençait par tailler ses crayons ; il accomplissait ce rite religieusement, malgré l’averse de communications qui pleuvaient sur lui, parce que, ainsi qu’il me l’expliqua plus tard, s’il ne faisait pas passer la taille des crayons avant toute chose, c’était cuit : jamais ils ne seraient taillés. Venait ensuite : coup d’œil par la fenêtre, voir quel temps il faisait. Puis, à l’aide d’un des crayons frais taillés, il dessinait une petite case, en haut du bristol qu’il gardait à côté de lui, et y inscrivait son bulletin météorologique. Ce bulletin, m’avoua-t-il aussi, était souvent très utile et servait d’alibi. Par trente centimètres de neige ou par temps de verglas, on eût pardonné au diable lui-même de ne pouvoir déplacer plus rapidement les volants ; et le directeur du personnel, dites un peu : est-ce qu’on ne l’excuserait pas, lui aussi, de ne pouvoir combler les vides, par ce temps de chien ? Mais pourquoi le bonhomme ne commençait-il pas par poser culotte, au lieu d’enfoncer sa fiche dans le standard, sitôt ses crayons taillés, demeurait pour moi un mystère. Il devait m’en donner aussi l’explication plus tard. Quoi qu’il en fût, la journée commençait dans un brouillard de réclamations, de constipation et de vacances à combler. Elle commençait aussi dans une atmosphère de pets sonores et puants, d’haleines fétides, de nerfs en loques, d’épilepsie, de méningite, de bas salaires, de payes en retard depuis longtemps échues, de souliers usés, de cors aux pieds et de durillons, de pieds plats et de voûtes plantaires affaissées, de portefeuilles manquants et de stylos perdus ou volés, de télégrammes naviguant dans les égouts, de menaces du vice-président et de bons conseils des directeurs, de bagarres et de disputes, d’averses torrentielles et de fils télégraphiques rompus, de méthodes nouvelles de rendement remplaçant les anciennes mises au rancart, d’espoirs de temps meilleurs et de prières pour la gratification qui ne venait jamais. Les bleus passaient par-dessus bord et se faisaient mitrailler ; les anciens rongeaient, creusaient, s’enfonçant plus profond dans leur trou, comme rats dans le fromage. Personne n’était content, le public encore moins. Il fallait dix minutes pour atteindre San Francisco par fil, mais il faudrait peut-être un an pour que le destinataire reçût son message — si ce dernier l’atteignait jamais.
La YMCA, ardemment désireuse d’améliorer la condition morale des jeunes travailleurs dans toute l’Amérique, tenait des réunions publiques à midi ; pouvais-je avoir la bonté d’envoyer quelques chic petits gars écouter William Carnegie Asterbilt Junior qui devait faire une causerie de cinq minutes sur « l’idée de service ». M. Mallory, de la Ligue du bien public, aimerait savoir si, un de ces jours, je ne pouvais lui accorder quelques minutes afin qu’il m’entretienne des prisonniers modèles, libérés sur parole et qui ne seraient que trop heureux de servir, à toutes fins utiles, même en tant que porteurs de télégrammes. Mme Guggenhoffer, des Œuvres juives, me serait infiniment reconnaissante de bien vouloir l’aider à étayer quelques foyers en ruine — en ruine parce que la famille était entièrement composée d’estropiés, d’infirmes ou d’invalides. M. Haggerty, du Foyer pour jeunes vagabonds, était sûr de tenir à ma disposition le type même de gaillards qui me convenait, si seulement je le lui permettais ; rien que de jeunes gens maltraités par leurs parâtres ou marâtres. Le maire de New York serait très heureux si je voulais bien prêter personnellement attention au porteur de la présente, qu’il me garantissait en tout point (mais pourquoi diable lui-même ne dotait-il pas ledit porteur d’un emploi ? Mystère). Un type, penché par-dessus mon épaule, me passe un bout de papier sur lequel il vient d'écrire : « Moi y en a tout comprendre, mais y en a pas entendre voix. » Luther Winifred est debout à côté de moi, les débris de sa veste retenus ensemble par des épingles de nourrice. Luther est pour deux septièmes pur-sang indien et pour cinq septièmes germano-américain, dit-il. Du côté indien, c’est un Crow de la tribu des Crows du Montana. Son dernier emploi était celui de poseur de stores ; mais il a le cul plat, autant dire qu’il n’en a pas, et il a honte de monter à l’échelle devant les dames. Il est sorti de l’hôpital l’autre jour et il se sent donc encore un peu faible, mais pas assez pour ne pas avoir la force de porter des télégrammes, à son avis.
Et puis il y a Ferdinand Mish — comment l’oublier ? Il fait la queue depuis ce matin pour me dire un mot. Je n’ai jamais répondu aux lettres qu’il m’a envoyées. Est-ce juste ? me demande-t-il doucement. Bien sûr que non. Je me rappelle vaguement sa dernière lettre, à en-tête de l’hôpital félo-canin, Grand-Cours, où il était employé. Il regrette d’avoir démissionné, me dit-il, « mais c’était à cause de son père qui était trop strict avec lui, ne lui laissant ni récréation ni plaisir extérieur ». « J’ai vingt-cinq ans maintenant, m’écrivait-il, et je crois pas qu’il faudrait que je couche plus avec mon père, n’est-ce pas ? Je sais qu’on dit que vous êtes un vrai bienveillant, et je suis maintenant indépendant, aussi j’espère… » Mc Govern, le vieux gardien, est debout à côté de Ferdinand, n’attendant qu’un signe de moi. Il compte bien sortir Ferdinand comme un malpropre — il se souvient encore du jour, il y a cinq ans, où Ferdinand gisait sur le trottoir, devant le bureau central, en grand uniforme de la maison et en pleine crise d’épilepsie. Non, merde ! Je ne peux pas faire ça ! Je vais lui laisser courir sa chance, à ce pauvre diable. Peut-être l’enverrai-je dans Chinatown où il n’y a pas trop de boulot. Cependant, tandis que Ferdinand revêt l’uniforme dans l’arrière-salle, j’ai les oreilles pleines des discours d’un orphelin qui veut « aider à faire de la compagnie une grande réussite ». Il m’affirme que si je lui laisse courir sa chance, il priera pour moi tous les dimanches, à l’église, sauf ceux où il doit se présenter devant l’officier de police qui lui sert de garant. Il n’a rien fait, apparemment. S’est borné à pousser le type, et le type est tombé sur le crâne et s’est tué. Suivant : ex-consul de Gibraltar. Calligraphie splendide — trop. Je lui demande de repasser en fin de journée — je flaire quelque chose. Entre-temps, Ferdinand pique une crise dans le vestiaire. Veine ! Si ça lui était arrivé dans le métro, avec un numéro sur sa casquette et tout et tout, j’étais foutu. Suivant : type manchot et fou furieux parce que Mc Govern lui montre la porte. « Que diable, je suis fort et sain de corps, non ? » hurle-t-il, et, pour le prouver, empoigne une chaise du seul bras qui lui reste, et la met en pièces. Je regagne mon bureau et trouve un télégramme qui m’est adressé. Je l’ouvre. De Georges Blasini, ex-porteur no 2459 du bureau SO. « Je suis navré d’avoir dû partir si tôt, mais l’emploi ne convenait pas plus à mon caractère que ma personnalité ne convenait à l’emploi. Je hais l’oisiveté et je suis un amant sincère du travail et de la frugalité, mais sou-ventes fois il arrive que nous ne soyons à même de contrôler ni de plier notre fierté personnelle. » Merde !
Les premiers temps, je me laissais aller à l’enthousiasme, malgré les douches qui me tombaient sur le crâne et les crampons qui me rivaient les pieds. Je ne manquais pas d’idées et je les réalisais, que cela plût ou non au vice-président. Tous les dix jours environ, j’étais cité à comparaître pour essuyer un sermon ; thème : j’avais « trop grand cœur ». Jamais je n’avais un sou en poche, mais j’usais généreusement de l’argent des autres. Tant que j’étais patron, on me faisait crédit. Je distribuais l’argent à droite, à gauche ; faisais cadeau de mes vêtements, de mon linge, mes livres, tout ce qui m’était superflu. Si j’en avais eu le pouvoir, j’aurais fait cadeau de la compagnie aux pauvres bougres qui me tannaient. Quand on me demandait dix cents, je donnais un demi-dollar ; un dollar, j’en donnais cinq. Je me foutais éperdument de ce que je donnais parce qu’il m’était plus facile d’emprunter et de donner que de refuser à de pauvres diables. De ma vie, je n’ai jamais vu tant de misères agglutinées, et j’espère bien n’en jamais revoir autant. Il y a des pauvres partout, y en a toujours eu, y en aura toujours. Et par-dessous cette épouvantable misère couve une flamme, si basse d’ordinaire qu’elle est presque invisible. Mais elle vit, et pour peu que l’on ait le courage de la ranimer du souffle, elle peut devenir conflagration universelle. Constamment, on me pressait de ne pas être trop coulant, trop sentimental, trop charitable. Soyez ferme ! Dur ! me conseillait-on. Va te faire foutre ! me disais-je, je serai généreux, indulgent, plein de pardon, tolérant, tendre. Les premiers temps, je laissais chaque bonhomme dévider jusqu’au bout son histoire ; si je ne pouvais lui donner une place, je lui donnais de l’argent, et si je n’avais pas d’argent, des cigarettes ou des encouragements. Mais je donnais ! Le résultat fut vertigineux. Les effets d’une bonne action, d’une parole de bonté sont incommensurables. Je fus inondé de gratitude, de bons vœux, d’invitations, de petits cadeaux pathétiques, attendrissants. Si j’en avais eu réellement le pouvoir, au lieu d’être la cinquième roue du carrosse, Dieu sait ce que je n’aurais pas fait. Je me serais servi de la Cosmodémonique comme d’une base sur laquelle élever l’humanité entière jusqu’à Dieu ; j’aurais transformé les deux Amériques et le Canada aussi bien. Je tenais le secret : être généreux, bon, patient. J’abattais le travail de cinq hommes. C'est à peine si je fermai l’œil durant trois ans. Je n’avais pas une seule chemise qui m’appartînt en entier, et souvent j’avais honte d’emprunter à ma femme, de taper dans le livret d’épargne de mon gosse, de voler en douce au vendeur de journaux aveugle du métro le prix de mon ticket, pour me rendre au bureau, le matin. J’avais tant de dettes, de tous les côtés, que même en m’échinant pendant vingt ans je ne serais pas arrivé à les rembourser. J’empruntais à ceux qui possédaient et je donnais à ceux qui étaient dans le besoin, et c’était justice et je recommencerais de bout en bout si c’était à refaire.
Je réussis même ce miracle de mettre un frein aux dividendes désordonnés, ce que personne n’avait jamais osé ne fût-ce que rêver. Au lieu de m’aider, on me sapait. Selon la logique des chefs hiérarchiques, si les bénéfices disparaissaient, c’était que les salaires étaient trop élevés. On diminua donc les salaires. Ce fut comme un panier dont le fond foutrait le camp. L'édifice entier dégringola, me tomba sur les bras. Et eux, comme si de rien n’était, insistèrent pour que les vides fussent immédiatement comblés par moi. Pour atténuer un peu le coup, ils intimèrent que je pouvais aller jusqu’à relever le pourcentage de Juifs, jusqu’à prendre un infirme de temps à autre s’il pouvait faire l’affaire, et ci et ça — toutes choses dont on m’avait informé auparavant qu’elles étaient contraires à la règle. J’étais si furieux que j’engageais n’importe qui et quoi ; j’aurais engagé des macaques et des gorilles si j’avais pu leur inculquer la modeste mesure d’intelligence nécessaire au port des télégrammes. Quelques jours auparavant, il n’y avait pas plus de cinq ou six vacances à l’heure de la fermeture. Elles se chiffraient maintenant par trois, quatre, cinq cents — les types me filaient entre les doigts comme du sable. Splendeur ! J’étais assis dans mon fauteuil, et pas de questions ! J’engageais par charretées — nègres, Juifs, paralytiques, estropiés, anciens bagnards, putains, maniaques, pervers, idiots, tout spécimen d’humanité capable de tenir sur deux pattes avec un télégramme dans la main. Les directeurs des cent et un bureaux étaient morts de peur. Moi, je rigolais. Toute la journée, je rigolais en pensant à la fine fleur puante de pagaille que j’étais en train de fabriquer. C’était un torrent de réclamations, venant de tous les points de la ville. Le service était estropié, constipé, étranglé. Une mule serait arrivée plus vite à destination que certains idiots que je bâtais de mes mains.
Le clou de cette nouvelle ère fut l’introduction des porteurs femelles. L’atmosphère entière de la boîte s’en trouva changée. Pour Hymie, notamment, ce fut un présent des dieux. Il déménagea son standard de façon à ne plus me perdre de vue, tout en jonglant avec ses volants. Malgré le surcroît de travail, il était en état permanent d’érection. Il arrivait au bureau le sourire aux lèvres et ne quittait plus son sourire de la journée. Il était au septième ciel. Le soir, j’avais toujours en réserve une liste de cinq ou six filles qui valaient la peine d’être prises à l’essai. Le jeu était de les tenir sur la corde raide, de leur promettre une place, mais de commencer par les baiser à l’œil. D’ordinaire, il suffisait simplement de les amorcer, de façon qu’elles reviennent au bureau le soir et, là, de les étaler sur la table à dessus de zinc, dans le vestiaire. Si, comme c’était parfois le cas, elles avaient un appartement convenable, nous les reconduisions chez elles, histoire de mettre le point final dans le lit. Si elles aimaient boire, Hymie y allait d’une bouteille. Si elles valaient un tant soit peu la peine et avaient vraiment besoin de fric, Hymie sortait son rouleau de billets et allongeait une coupure de cinq ou de dix, selon le cas. L'eau me vient à la bouche quand je pense à ce rouleau qu’il trimbalait avec lui. D’où il le tenait, je ne l’ai jamais su : c’était lui le moins payé de la bande. Mais le rouleau était toujours à disposition, et tout ce que je demandais je l’avais. Une fois, il arriva cette chose extraordinaire que nous touchâmes effectivement une gratification ; je remboursai Hymie ce jour-là jusqu’au dernier sou. Il en fut si stupéfait qu’il m’emmena, le soir même au Delmonico et se ruina pour moi. Non seulement cela, mais le lendemain il insista pour me payer un chapeau, des chemises et une paire de gants. Il alla même jusqu’à proposer que je rentre avec lui et que je baise sa femme, si j’en avais envie, tout en me prévenant qu’elle avait des ennuis du côté des ovaires.
En plus de Hymie et de Mc Govern, j’étais assisté d’un couple de magnifiques blondes qui nous accompagnaient souvent à dîner, le soir. Et il y avait O’Mara, vieil ami à moi qui venait de rentrer des Philippines et que j’avais bombardé mon premier adjoint. Il y avait aussi Steve Romero, taureau médaillé de concours que je tenais en réserve, en cas d’émeute. Et O'Rourke, le détective de la compagnie, qui me faisait son rapport en fin de journée — heure à laquelle, lui, il se mettait à l’œuvre. Pour finir, j’adjoignis un autre homme à cet état-major : Kronski, jeune étudiant en médecine, qui manifestait pour les cas pathologiques (dont nous ne manquions pas) un intérêt diabolique. Joyeuse bande, unie par un même désir de baiser la compagnie à tout prix. Et, tout en baisant la compagnie, nous baisions tout ce qui passait à portée des yeux et de la main — tous, oui, sauf O'Rourke, qui entendait garder une certaine dignité et qui avait en outre des ennuis avec sa prostate et ne voyait plus l’intérêt de baiser. Mais un vrai prince, O'Rourke, généreux au-delà de toute louange ! C'était O'Rourke qui nous invitait souvent à dîner, le soir ; O'Rourke que nous allions trouver lorsque nous étions dans l’embarras.
Telle était la situation, place du Soleil-Couchant, au bout de deux ans. J’étais saturé d’humanité, d’expériences de toutes sortes. Dans mes instants de sobriété, je prenais des notes dont j’avais l’intention de me servir plus tard, si jamais j’avais la chance de tirer parti de mes expériences. J’attendais le moment où je pourrais souffler un peu. Et puis, un jour, par chance — un jour où j’avais été cité à comparaître pour une blague commise par pure négligence –, le vice-président laissa tomber une phrase, pile dans mon champ. Il venait de dire qu’il aimerait bien qu’on écrivît une sorte de panégyrique du genre Vie de Horatio Alger, à la gloire des télégraphistes ; il laissa entendre que je pourrais bien être l’homme de l’emploi. J’étais à la fois furieux en pensant au crétin qu’il était et ravi, parce que en secret je brûlais de m’ôter ce poids de la poitrine. Je me disais dans mon for intérieur : « Espèce de pauvre vieux con, attends un peu, attends seulement que j’aie tout déballé… Je t’en donnerai du panégyrique genre Horatio Alger… attends un peu ! » J’avais la tête en remous en sortant du bureau. Je voyais l’armée d’hommes, de femmes et d’enfants qui m’était passée par les mains, je les voyais pleurant, priant, suppliant, implorant, jurant, crachant, fumant de rage, menaçant, je voyais les traces qu’ils laissaient sur les grand-routes, les trains de marchandises où ils resquillaient un voyage, les taudis où ils retournaient, la viande gisant sur le sol, les parents en guenilles, la boîte à charbon vide, l’évier débordant, la sueur des murs et, entre les perles froides du suint, les cafards cavalant en pagaille ; je les voyais s’en aller, sautillant comme des gnomes tordus, ou tomber à la renverse dans leur rage épileptique, la bouche torve, les lèvres ruisselant de bave, les jambes nouées ; je voyais les murs céder et déverser la peste comme un fluide ailé, et les hommes là-haut, les chefs hiérarchiques, avec leur logique de fer, attendant que ça saute, attendant le moment de tout replâtrer, attendant, attendant, satisfaits, confortablement installés dans leur mépris, énorme cigare aux lèvres et pieds sur le bureau, et parlant de dérangement momentané. Je le voyais leur héros, leur Horatio Alger, rêve d’une Amérique malade, atteinte de la folie de l’escalade ; d’abord porteur de télégrammes, puis manipulateur, directeur, chef, inspecteur-chef, vice-président, président, magnat de trust, baron de la bière, seigneur, seigneur de toutes les Amériques, dieu de l’or, dieu des dieux, poussière de poussière, néant dans sa gloire, zéro encadré de part et d’autre de quatre-vingt-dix-sept mille décimales. « Tas de merdes, me disais-je, ce que vous tirerez de moi, c’est la vie de douze petits bonshommes, zéros sans décimales, chiffres, unités, la vie des douze petits vers qui rongent et minent invinciblement à la base votre pourriture d’édifice. Je vous en collerai du Horatio Alger, comme je le vois : avec sa gueule de lendemain matin d’Apocalypse, après que toute puanteur a été balayée. »
De toute la surface de la terre, ils étaient venus à moi pour être secourus. À part les primitifs, il n’y avait guère de race qui ne fût représentée dans nos effectifs. À part les Aïnos, les Maoris, les Papous, les Veddas, les Lapons, les Zoulous, les Patagons, les Igorotes, les Hottentots, les Touaregs ; à part les races éteintes : Tasmaniens, hommes de Grimaldi, Atlantes, je comptais un représentant de toutes les espèces vivantes, ou à peu près. Deux frères qui étaient encore des adorateurs du soleil, deux nestoriens de l’antique monde assyrien ; deux jumeaux maltais, de Malte, et un descendant des Mayas du Yucatán ; quelques exemplaires de nos petits frères bruns des Philippines, et des Éthiopiens d’Abyssinie ; des hommes des pampas de l’Argentine et des cow-boys, épaves du Montana ; des Grecs, des Lettons, des Polonais, des Croates, des Slovènes, des Ruthènes, des Tchèques, des Espagnols, des Gallois, des Finnois, des Suédois, des Russes, des Danois, des Mexicains, des Portoricains, des Cubains, des Uruguayens, des Brésiliens, des Australiens, des Persans, des Japs, des Chinois, des Javanais, des Égyptiens, des Africains de la Côte-d'Or et de la Côte-d'Ivoire, des Hindous, des Arméniens, des Turcs, des Arabes, des Allemands, des Irlandais, des Anglais, des Canadiens — et des masses d’Italiens et des masses de Juifs. Un seul Français que je puisse me rappeler, qui ne tint pas le coup plus de trois heures. Quelques Indiens d’Amérique, Cherokees pour la plupart ; pas de Tibétains, pas d’Esquimaux. Je lisais des noms que je n’aurais jamais inventés, et des écritures qui allaient de la cunéiforme à la calligraphie sophistiquée et étonnamment belle des Chinois. J’écoutais les suppliques d’hommes qui avaient été égyptologue, botaniste, chirurgien, chercheur d’or, professeur de langues orientales, musicien, ingénieur, physicien, astronome, anthropologue, chimiste, mathématicien, maire de grande ville et gouverneur d’État, gardien de prison, marqueur de bétail, bûcheron, marin, pilleur d’huîtres, chauffeur à bord de bateaux, riveur, dentiste, peintre, sculpteur, plombier, architecte, trafiquant de drogue, avorteur, traiteur de blanches, scaphandrier, couvreur, fermier, vendeur de vêtements, trappeur, gardien de phare, maquereau, conseiller municipal, sénateur, tous les bon Dieu de métiers qui existent sous le soleil, et tous, tous à fond de cale, mendiant un emploi, une cigarette, un ticket de métro, une chance, Dieu tout-puissant, une dernière chance ! Je voyais, j’apprenais à connaître des hommes qui étaient des saints, s’il est des saints en ce monde ; je voyais et parlais à des savants, les uns crapuleux, les autres non ; j’écoutais des hommes qui avaient le feu sacré dans les tripes, qui auraient convaincu Dieu même qu’ils étaient dignes qu’on leur accordât une dernière chance, Dieu même, mais certes pas le vice-président de la Cosmococu. J’étais là, assis, rivé à mon bureau, et ce faisant parcourais le monde à la vitesse de l’éclair, et j’apprenais que partout c’était la même chose, partout la faim, l’humiliation, l’ignorance, le vice, l’avidité, l’extorsion, la chicane, la torture, le despotisme, l’inhumanité de l’homme envers l'homme : les chaînes, le harnais, le mors, la bride, le fouet, les éperons. Et meilleur le calibre, pire la condition de l’individu. Des hommes foulaient les rues de New York, attifés de cette saloperie d’attirail dégradant, objets de mépris, plus bas que tout, se trimbalant comme des algues, des pingouins, des bœufs, des otaries savantes, des ânes patients, d’énormes baudets, semblables à des gorilles fous, à de dociles maniaques mordillant l’appât qu’on leur balance sous le nez, à des souris valsantes, des cochons d’Inde, des écureuils, des lapins, et maint et maint d’entre eux étaient de taille à gouverner l’univers, à écrire la plus grande œuvre qu’on eût jamais écrite. Quand je pense à quelques-uns de ces Persans, de ces Hindous, de ces Arabes que j’ai connus, quand je pense au caractère qui se révélait en eux, à leur grâce, à leur tendresse, leur intelligence, leur sainteté, je crache sur la race blanche des conquérants de ce monde, Anglais dégénéré, Allemand borné, Français content de soi et de son confort. La terre n’est qu’un grand être unique et sensible, une planète saturée de part en part d’humanité, une planète vive et qui s’exprime en bafouillant, en bégayant ; non pas demeure de l’homme blanc, ou de la race noire, ou de la jaune, ou de la race éteinte des hommes bleus, mais demeure de l’homme, et tous les hommes sont égaux devant Dieu et auront leur chance, si ce n’est aujourd’hui, dans un million d’années. Nos petits frères bruns des Philippines pourraient bien un jour s’épanouir de nouveau ; et les Indiens massacrés des deux Amériques, eux aussi, pourraient bien ressusciter un jour et galoper par les plaines où se dressent à présent nos cités, crachant la flamme avec la pestilence. À qui le dernier mot ? À l'homme ! La terre est sienne parce qu’il est la terre, feu de la terre, eau, air, matière minérale et végétale, esprit de la terre qui est cosmique, impérissable, qui est esprit de toutes les planètes, qui se transforme par son intermédiaire à lui, homme, en signes et symboles à l’infini, en infinies manifestations. Minute, ô vous, tas de merdes télégraphico-cosmococcyques, démons d’en haut qui attendez le moment venu de réparer la tuyauterie ! Minute, vous, ô sales conquérants blancs qui avez souillé la terre de vos sabots fourchus, de vos instruments, vos armes, vos germes morbides ! Minute, vous tous qui êtes vautrés dans le sainfoin, à compter vos jetons, l’heure ultime n’a pas encore sonné. Le dernier homme aura son mot à dire avant que tout soit consommé. Jusqu’à la dernière molécule sensible, il faudra que justice soit faite — et justice sera faite ! Personne ne pourra se retirer les mains pleines, et moins que tous, vous, merdes cosmococcyques d’Amérique du Nord.
Quand vint pour moi le moment de prendre des vacances — je n'en avais pas pris depuis trois ans, tant j’étais désireux de faire de la compagnie une réussite ! –, je m’en offris trois semaines au lieu de deux et j’écrivis mon livre sur les douze petits hommes. D’un jet, à raison de cinq, sept, parfois huit mille mots par jour. Je croyais qu’on devait, pour être écrivain, y aller au moins de ses cinq mille mots par jour. Je croyais qu’il fallait dire tout, d’un seul coup d’un seul — un seul livre — et s’effondrer ensuite. J’ignorais tout du métier d’écrivain. J’avais la trouille, à n’en plus pouvoir chier. Mais j’étais décidé à rayer bien des choses de la surface de la conscience américaine. Je suppose que mon livre devait être le pire qu’aucun homme eût jamais écrit. Œuvre colossale et fausse du commencement à la fin. Mais c’était mon premier livre et j’en étais follement épris. Si j’avais eu de l’argent, comme Gide, je l’eusse publié à mes frais. Si j’avais eu le courage de Whitman, je l’eusse vendu de porte en porte. Tous ceux à qui je le montrai déclarèrent qu’il ne valait rien. On me pressa de renoncer à écrire. Il me fallait apprendre, comme Balzac, qu’on doit écrire des volumes avant de signer de son vrai nom. Il me fallait apprendre, et cela ne tarda guère, qu’on doit renoncer à tout et ne rien faire d’autre qu’écrire, qu’on doit écrire, écrire encore et toujours, même si tout le monde vous le déconseille, même si personne n’a confiance en vous. Et peut-être écrit-on précisément parce que personne n’a confiance en vous ; peut-être tout le secret réside-t-il en ceci : qu’il s’agit de forcer la confiance des gens. Que le livre fût inadéquat, plein d’erreurs, mauvais, terrible, à les entendre, était tout naturel. Pour mes débuts, je tentais une aventure où un homme de génie ne se fût lancé qu’au terme de sa carrière. Je voulais avoir le mot de la fin et j’en étais au commencement. C'était absurde et pathétique. Défaite écrasante, mais qui me coula du fer dans la moelle et du soufre dans le sang. Je savais du moins ce qu’était un échec. Je savais ce que signifiait une grande entreprise. Aujourd’hui, quand je pense aux circonstances dans lesquelles j’écrivis ce livre, quand je pense à la matière débordante que j’essayais de mettre en forme, quand je pense à ce que j’espérais embrasser d’un seul coup, je me donne une tape amicale sur l’épaule, je m’accorde 20 sur 20. Je suis fier de cet échec, si grand et misérable ; si j’avais réussi, j’eusse été un monstre. Parfois, quand je reviens à mes carnets de notes, quand je regarde même les noms de ceux qui devaient être mes personnages, je suis pris de vertige. Chacun de ces hommes se présentait à moi avec son univers à lui ; il entrait et jetait son fardeau sur mon bureau ; il s’attendait à me voir le ramasser et le charger sur mes épaules. Je n’avais pas le temps de fabriquer mon univers à moi : il me fallait demeurer là, planté comme Atlas, les pieds sur le dos de l’éléphant, lui-même posé sur le dos de la tortue. Chercher à savoir sur quoi la tortue pouvait bien se tenir, c’eût été courir droit à la folie.
En ce temps-là, je n’osais penser à rien d’autre qu’aux « faits ». Pour aller chercher sous les faits, il m’eût fallu être artiste, et on ne devient pas artiste du jour au lendemain. Il faut d’abord qu’on soit écrabouillé un bon coup, que soient annihilés les éléments de contradiction que l’on porte en soi, que l’on soit entièrement balayé en tant qu’être humain, pour renaître en tant qu’individu ; carbonisé et minéralisé afin de s’élever progressivement en partant du dernier dénominateur commun de soi. Il faut dépasser la pitié si l’on veut que la sensibilité parte des racines mêmes de l’être. On ne fabrique pas un nouveau ciel, une nouvelle terre, avec des « faits ». Il n’y a pas de « faits » : il n’y a qu'un seul fait, qui est que l’homme, n’importe quel homme, n’importe où dans le monde, est en voie d’ordination. Certains prennent la route la plus longue, d’autres la plus courte. Tout homme travaille à sa destinée à sa façon et personne ne peut lui venir en aide, si ce n’est par générosité, bonté et patience. Dans mon enthousiasme d’alors, bien des choses m’apparaissaient inexplicables qui éclatent aujourd’hui. Je pense, par exemple, à Carnahan, l’un des douze bonshommes que j’avais choisis pour sujets de mon livre. Carnahan était ce qu’on appelle un porteur modèle. Il avait une licence d’une de nos meilleures universités, une intelligence solide et un caractère exemplaire. Il travaillait de dix-huit à vingt heures par jour et gagnait plus qu’aucun autre porteur de chez nous. Les clients qu’il servait nous écrivaient des lettres à sa louange, le portant aux nues ; on lui offrait d’excellents emplois qu’il refusait pour Dieu sait quelle raison. Il vivait de peu, envoyant le meilleur de ses gages à sa femme et à ses enfants qui habitaient une autre ville. Il avait deux vices : la boisson et l’ambition. Il pouvait rester un an sans boire, mais qu’il vînt à avaler une goutte, il était fichu. Il s’était ruiné deux fois à Wall Street ; pourtant, avant de venir me demander une place, il n’avait pu faire mieux que de remplir les fonctions de bedeau dans une petite ville de province. Il s’était fait saquer pour avoir bu le vin de messe et sonné les cloches toute une nuit durant. Il était loyal, sincère, ardent au travail. J’avais toute confiance en lui et ses états de service, vierges de toute faute, prouvaient que j’avais raison de lui faire confiance. Il n’en tira pas moins plusieurs coups de revolver sur sa femme et ses enfants, de sang-froid, pour tenter ensuite de se suicider. Par bonheur, il n’y eut pas de mort ; toute la famille s’allongea sur des lits d’hôpital et tous en réchappèrent. Je rendis visite à la femme, après qu’on eut transféré le mari en prison, dans l’idée de lui venir en aide. Elle refusa catégoriquement. Elle me dit qu’il était le plus mesquin, le plus cruel des fils de pute qui se soient jamais traînés sur deux pattes ; elle espérait qu’on le pendrait. Deux jours pleins, je plaidai auprès d’elle ; elle demeura inflexible. Je me rendis à la prison et parlai à l’homme par le guichet de la cellule. Je m’aperçus qu’il jouissait déjà d’une certaine popularité auprès des autorités, qu’on lui avait déjà accordé certains privilèges spéciaux. Il n’était nullement abattu. Au contraire : il se félicitait ; il allait employer ses loisirs en prison à « étudier à fond » le métier de vendeur. Sorti de là, il serait le meilleur vendeur sur la place d’Amérique. Je pourrais presque dire qu’il avait l’air heureux. Il me disait de ne pas m’en faire à son sujet, il se débrouillerait fort bien. Tout le monde était très chic pour lui et il n’avait à se plaindre de rien. J’étais quelque peu ahuri en le quittant. Je poussai jusqu’à la plage voisine, où je décidai de me baigner. Les choses m’apparaissaient sous un jour nouveau. J’oubliai presque de rentrer, tant j’étais absorbé dans mes spéculations sur le bonhomme. Qui pouvait dire si ce qui lui était arrivé n’était pas pour le mieux ? Peut-être sortirait-il de prison dans la peau d’un évangéliste à tout crin, et non d’un vendeur. Qui pouvait prédire ce qu’il ferait ? Et personne ne pouvait lui venir en aide : lui-même élaborait sa destinée, à sa façon.
Il y avait un autre type, un Hindou du nom de Guptal. C'était non seulement un modèle de bonne conduite, mais un saint. Il aimait passionnément la flûte et en jouait tout seul dans sa misérable petite chambre. Un jour, on le trouva nu, la gorge fendue, d’une oreille à l'autre ; près de lui sur le lit, sa flûte. À l’enterrement, il y avait une douzaine de bonnes femmes qui répandaient des torrents de larmes passionnées, y compris la femme du concierge, qui l’avait assassiné. Je pourrais écrire un bouquin sur ce jeune homme, l’homme le plus doux et le plus saint que j’aie jamais rencontré, qui n’avait jamais offensé qui que ce fût, jamais pris quoi que ce fût à personne, mais qui avait commis cette faute capitale de venir en Amérique prêcher la paix et l’amour.
Il y avait Dave Olinski, autre porteur loyal et zélé, dont la seule pensée était le travail. Il n’avait qu’un faible, fatal : il parlait trop. Lorsqu’il vint me trouver, il avait déjà fait plusieurs fois le tour du monde, et ce qu’il n’avait pas fait pour gagner sa vie ne vaut pas la peine d’être conté. Il savait environ douze langues et tirait une certaine fierté de ses capacités linguistiques. C'était un de ces hommes dont la bonne volonté et l’enthousiasme mêmes sont la perte. Il était prêt à aider tout le monde, à montrer à tout le monde le moyen de réussir dans la vie. Il réclamait plus de travail qu’on ne pouvait lui en donner — c’était un goinfre de travail. Peut-être aurais-je dû le prévenir, en l’envoyant au bureau de la rive droite, qu’il allait tomber dans un milieu dur ; mais il prétendait être au courant de tant de choses et insistait tant pour travailler dans ces parages (à cause de ses capacités linguistiques) que je ne bronchai pas. Je me bornai à me dire : « Tu verras bien assez tôt de quoi il retourne, mon bonhomme. » Et pour de bon, il ne se passa pas longtemps sans qu’il eût des ennuis. Un jeune Juif du voisinage, un dur, entre un jour et demande une formule de télégramme en blanc. Dave était derrière son bureau. La manière dont l’autre avait tourné sa demande ne lui plut pas. Il lui dit qu’il pourrait être plus poli. Ce qui lui valut de se faire racler les oreilles. Il n’en frétilla que plus de la langue ; sur quoi, il reçut une telle frottée qu’il avala toutes les dents qu’il avait dans la bouche et qu’il eut la mâchoire fracassée en trois endroits. Cela ne suffisait pas pour lui clore le bec. L'imbécile court au poste de police et dépose une plainte. Une semaine plus tard, il est assis sur un banc, en train de somnoler : une bande de ruffians fait irruption et lui administre une raclée à le réduire en pulpe. Il avait le crâne si battu que sa cervelle avait l’air d’une omelette. Pour faire bon poids, la bande vida en outre le coffre-fort et mit tout sens dessus dessous. Dave mourut pendant le transfert à l’hôpital. Cachés dans le bout de sa chaussette, on trouva cinq cents dollars… Il y avait encore Clausen et sa femme Léna. Ils se présentèrent ensemble quand il vint demander du travail. Léna tenait un bébé dans les bras ; lui, conduisait deux marmots par la main. Ils m’étaient envoyés par un bureau d’aide. Je l’engageai comme porteur de nuit pour lui donner un fixe. Au bout de quelques jours, je reçus une lettre de lui, lettre vaseuse où il me priait d’excuser son absence : il devait se présenter à l’officier de paix qui lui servait de garant. Puis, nouvelle lettre me disant que sa femme refusait de coucher avec lui parce qu’elle ne voulait plus d’enfants, et n’aurais-je pas la bonté de leur rendre visite et d’essayer de la persuader de recoucher avec lui. J’allai jusque chez eux — une cave dans le quartier italien. Tout l’air d’un nid à punaises. Léna était encore enceinte, de sept mois environ, et sur le point de devenir complètement idiote. Elle s’était mise à dormir sur le toit parce qu’il faisait trop chaud dans la cave et aussi parce qu’elle ne voulait plus qu’il s’approchât d’elle. Quand je lui dis qu’au point où c’en était ça ne ferait plus la moindre différence, elle se mit à me regarder avec un sourire grimaçant. Clausen avait fait la guerre ; peut-être les gaz l’avaient-ils rendu un peu louftingue — il avait en tout cas l’écume aux lèvres. Il proclamait qu’il l’assommerait si elle ne se décidait pas à descendre de son toit. Il insinuait qu’elle préférait dormir sur son perchoir pour mieux poursuivre sa petite affaire avec le marchand de charbon qui vivait au grenier. À quoi Léna sourit encore, avec son espèce de grimace de batracien sans joie. Clausen perdit patience et lui administra un rapide coup de pied au cul. Elle s’envola du coup, emmenant avec elle sa marmaille. Il lui cria qu’elle pouvait rester dehors pour de bon. Puis il ouvrit un tiroir et en sortit un énorme Colt. Il le gardait au cas où il viendrait à en avoir besoin un jour, me dit-il. Il me montra aussi un assortiment de couteaux et une sorte de coup-de-poing américain qu’il s’était fabriqué lui-même. Après quoi, il se mit à pleurer. Il me dit que sa femme se moquait de lui, qu’il en avait marre de travailler pour elle parce qu’elle couchait avec n’importe qui du voisinage. Les gosses ne pouvaient être à lui : il était incapable d’en fabriquer, l’eût-il voulu. Le lendemain même, pendant que Léna était au marché, il grimpa avec les mômes sur le toit et, à l’aide du coup-de-poing américain qu’il m’avait montré, leur écrabouilla la cervelle. Ensuite de quoi il sauta en bas du toit la tête la première. Lorsque Léna rentra et vit ce qui était arrivé, elle perdit la boule. Il fallut lui passer la camisole de force et appeler l’ambulance… Il y avait aussi cette espèce de rat de Schuldig, qui avait passé vingt ans en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis ; il avait fallu le rosser jusqu’à le laisser quasiment pour mort avant qu’il avouât ; et puis ç’avaient été la réclusion, la famine, la torture, la perversion, la drogue. Quand on s’était décidé à le relâcher, il n’avait plus rien d’un être humain. Une nuit, il me fit le récit de ses trente derniers jours de prison : les affres de l’attente, dans l’espoir de la liberté. Je n’ai jamais rien entendu de pareil ; je n’aurais jamais cru qu’un être humain pût survivre à une telle angoisse. Une fois libre, il demeurait hanté par la crainte qu’il ne vînt à se trouver contraint de commettre un crime et par suite qu’on ne le renvoyât en prison. Il se plaignait qu’on le suivait, qu’on l’épiait, qu’on le traquait perpétuellement. Il prétendait qu’« ils » l’induisaient en tentation, essayant de lui faire faire des choses qu’il n’avait aucun désir de faire. « Ils », c’étaient les diables qui le suivaient à la trace et qu’on payait pour le fourrer dedans à nouveau. La nuit, quand il dormait, ils lui chuchotaient à l’oreille. Il était sans force contre eux parce qu’ils commençaient par l’hypnotiser. Parfois ils glissaient de la drogue sous son oreiller, en même temps qu’un revolver ou un couteau. Ils voulaient le forcer à tuer un innocent, de façon qu’il y eût cette fois une bonne et solide raison de l’accuser. Il allait de mal en pis. Une nuit enfin, après avoir tourné en rond pendant des heures, un paquet de télégrammes dans la poche, il alla droit à un flic et lui demanda de le boucler. Il était incapable de se rappeler son nom, son adresse, jusqu’au bureau qui l’employait. Il avait perdu toute trace de son identité. Il répétait sans fin : « J’suis innocent, j’suis innocent… » On lui appliqua le troisième degré une fois de plus. Soudain, il bondit et se mit à hurler comme un fou : « J’dirai tout… J’dirai tout… » et se mit à énumérer un crime après l’autre. Cela dura trois bonnes heures. Et tout à coup, au beau milieu d’une laborieuse confession, il s’arrête court, jette un regard rapide autour de lui, comme un homme qui revient brusquement à soi, puis, avec la rapidité et la force que peut seul rassembler un fou, il fait un bond prodigieux à travers la pièce et se précipite la tête la première contre le mur où il s’écrabouille le crâne… Je rapporte ces incidents brièvement et à la hâte, au fur et à mesure qu’ils me passent par la tête ; j’ai la mémoire bourrée de milliers de détails de cette sorte, de milliards de visages, de gestes, de récits, de confessions, le tout emmêlé, entrelacé comme ces stupéfiantes et vertigineuses façades de temples hindous, dans la construction desquelles entre moins la pierre que l’expérience charnelle et humaine — monstrueux édifices de rêve, entièrement bâtis à coups de réalité, et qui cependant ne sont pas la réalité même, ne sont que le vaisseau qui renferme le mystère de l’existence humaine. Je laisse errer mon esprit jusqu’à cette clinique où, dans mon ignorance et mon désir de bien faire, je menai quelques jeunes gens pour qu’on les y soignât. Je ne puis trouver d’autre image, pour évoquer l’atmosphère de ce lieu, que le tableau de Jérôme Bosch où le magicien, à la manière d’un dentiste extrayant un nerf à vif, est représenté sous les traits du grand distributeur de folie. Toute la tromperie, tout le charlatanisme des praticiens de notre science atteignaient à l’apothéose en la personne du suave sadique qui dirigeait cette clinique en plein accord, en toute complicité avec la loi. Il avait tout de Caligari, moins le bonnet d’âne. Prétextant qu’il connaissait la vie secrète des glandes, investi des pouvoirs d’un monarque médiéval, indifférent aux souffrances qu’il infligeait, ignorant de tout ce qui n’était pas sa science médicale, il se mettait à l’œuvre sur l’organisme humain à la façon dont un plombier se met au boulot sur des conduites souterraines d’égout. En plus des poisons qu’il injectait dans le corps des patients, il avait recours, selon le cas, à ses genoux et à ses poings. Tout nécessitait une « réaction ». Si la victime était du type léthargique, il se mettait à l’engueuler, à lui administrer des gifles, à lui pincer le bras, à la cogner, à lui donner des coups de pied. Si, par contre, la victime avait un trop-plein d’énergie, il employait les mêmes méthodes, mais en redoublant de zèle. Ce que pouvait ressentir le sujet ne comptait pas pour lui ; toute réaction qu’il parvenait à obtenir n’était ni plus ni moins qu’une démonstration ou une manifestation des lois qui régissent la vie et les sécrétions des glandes internes. L'objet de son traitement était de rendre le sujet apte à la vie sociale. Mais si grand que fût son zèle, que le traitement fût une réussite ou un échec, la société fabriquait de plus en plus d’inadaptés. Certains d’entre eux l’étaient même si merveilleusement que lorsqu’il lui arrivait, afin de susciter sa fameuse réaction, de leur administrer une gifle vigoureuse, ils répondaient par un uppercut ou un coup de pied dans les couilles. Il est vrai que la plupart de ses sujets étaient exactement conformes aux descriptions qu’il en donnait : escrocs en puissance, gangsters virtuels, assassins éventuels. Le continent entier était engagé sur la pente glissante — il l’est toujours — et ce ne sont pas seulement les glandes qui ont besoin d’être réglées, mais les roulements à billes, l’armature, la structure du squelette, la matière cervicale, le cerebellum, le coccyx, le larynx, le pancréas, le foie, le gros intestin et le grêle, le cœur, les rognons, les testicules, la matrice, les trompes de Fallope, toute la sacrée machine. Le pays entier est la proie du manque de lois, de la violence, des forces explosives, du démoniaque. Cela tient à l’air, au climat, au paysage ultra-grandiose, aux forêts pétrifiées alignées à l’horizontale, aux fleuves torrentiels qui taillent leurs cañons et mordent dans le roc, aux distances anormales, aux vastes étendues arides, aux moissons trop luxuriantes, aux fruits monstrueux, aux mélanges de sangs chimériques, au fatras des cultes, des sectes, des croyances, à l’opposition des lois et des langages, au caractère contradictoire des tempéraments, des principes, des besoins, des nécessités. Le continent regorge de violences ensevelies, d’ossements de monstres antédiluviens et de races humaines éteintes, de mystères qu’enveloppe la fatalité. L'atmosphère est parfois si électrique que l’âme est pour ainsi dire sommée de quitter le corps et perd la boussole. Comme la pluie, tout vient à pleins seaux — ou ne vient pas du tout. Le continent entier est un gigantesque volcan dont le cratère est momentanément dissimulé par un panorama mouvant fait en partie de rêve, en partie de peur, en partie de désespoir. De l’Alaska au Yucatán, c’est la même histoire. La nature domine, la nature l’emporte. Partout la même rage fondamentale, la même soif de massacre, de ravage, de pillage. Vu de l’extérieur, on dirait un peuple de bel aloi — sain de corps, optimiste, courageux. Intérieurement, il est mangé des vers. Une étincelle, un rien, et le couvercle saute.
Souvent, il arrivait, comme en Russie, qu’un type s’amendât prêt à chercher des crosses. Il s’était réveillé ainsi, comme frappé par la mousson. Neuf fois sur dix, c’était un brave type, que tout le monde aimait bien. Mais quand la rage le prenait, rien ne pouvait l’arrêter. On eût dit un cheval fou, et le mieux qu’on pût faire, c’était de le descendre sur-le-champ. Il en est toujours ainsi des gens paisibles. Un jour vient où ils perdent la boussole. En Amérique, c’est un fait constant. Ce dont ils ont besoin, c’est d’un déversoir pour leur trop-plein d’énergie, pour leur soif de sang. L'Europe a ses saignées régulières : les guerres. L'Amérique est pacifique et cannibale. Vu du dehors, cela vous a l’air d’une magnifique ruche, avec toutes ses petites bêtes vrombissantes rampant l’une par-dessus l’autre, en proie à la frénésie du travail ; mais dedans, c’est l’abattoir, chacun tuant le voisin pour sucer la moelle. En surface, cela vous a l’air d’un monde de mâle hardiesse ; en fait c’est un bordel dirigé par des femmes, où les fils de la terre font fonction de maquereaux et où les salauds d’étrangers vendent leur viande. Personne ne soupçonne qu’il peut y avoir un sens à se contenter de demeurer bien assis sur son cul. Cela n’arrive jamais qu’au cinéma, où tout est fabriqué, jusqu’aux flammes de l’enfer. Le continent entier dort à poings fermés, et dans ce sommeil s’installe un gigantesque cauchemar.
Personne n’aurait pu dormir plus profondément que moi au cœur de ce cauchemar. La guerre, quand elle survint, n’éveilla qu’une sorte de faible et lointain grondement dans mes oreilles. Comme mes compatriotes, j’étais pacifiste et cannibale. Les millions d’hommes que l’on envoyait au carnage passaient dans un nuage pour ne plus revenir, tout comme les Aztèques étaient passés, et les Incas, et les Indiens rouges, et les buffles. Les gens se disaient remués jusqu’aux entrailles ; c’était faux. Ils s’agitaient seulement par crises dans leur sommeil. Personne n’en perdait l’appétit, personne ne se levait pour tirer la sonnette d’alarme. Le jour où je me rendis compte pour la première fois qu’il venait d’y avoir une guerre se situe environ six mois après l’armistice. C'était dans un tram qui traverse la ville dans l’axe de la Quatorzième Rue. Un de nos héros, un gars du Texas, un rang de médailles en travers de la poitrine, vint à remarquer un officier qui passait sur le trottoir. La vue de l’officier l’enragea. Lui-même était sergent, et sans doute avait-il de bonnes raisons pour être à vif. Quoi qu’il en soit, la vue de l’officier l’enragea à tel point qu’il se leva de son siège et se prit à gueuler tout ce qu’il savait contre le gouvernement, l’armée, les civils, les voyageurs dans le tram, et tout le monde et toute chose. Il criait que s’il y avait jamais une autre guerre, un attelage de vingt mules ne réussirait pas à l’y traîner, qu’il aurait le temps de voir crever tous les fils de pute de ce pays avant de partir lui-même, qu’il se foutait éperdument des médailles dont on l’avait décoré, et pour prouver ce qu’il disait il se mit à les arracher et à les balancer par la vitre ouverte. Il hurlait que si jamais il se retrouvait dans une tranchée avec un officier, il le descendrait dans le dos comme un sale clebs. Et ce qu’il disait était autant à l’adresse du général Pershing que de tout autre général. Il en raconta bien d’autres, agrémentant le tout de quelques expressions de choix qu’il avait ramassées de l’autre côté de l’eau, et personne n’osa moufter pour le contredire. Mais quand il eut terminé, j’eus l’impression pour la première fois qu’il venait vraiment d’y avoir une guerre et que l’homme que j’écoutais y avait vraiment été mêlé, et qu’en dépit de ses bravades la guerre avait fait de lui un lâche, et que s’il lui arrivait encore de tuer ce serait en pleine lucidité et de sang-froid, et personne n’aurait le courage de l’envoyer à la chaise électrique parce qu’il avait fait son devoir envers ses compatriotes, qui était de renier ses instincts profonds et sacrés, et ainsi donc tout était juste et bien vu qu’un crime en lave un autre, au nom de Dieu, de la patrie et de l’humanité, la paix soit avec vous. La seconde fois que je connus d’expérience la réalité de la guerre, ce fut quand l’ex-sergent Griswold, un de nos porteurs de nuit, perdit complètement la boule et démolit de fond en comble le bureau dont il avait la garde, dans une gare. On me l’envoya pour que je le flanque à la porte, mais je n’eus pas le courage de le saquer. Il avait accompli un tel chef-d’œuvre de destruction que j’avais plutôt envie de lui taper sur l’épaule et de le serrer dans mes bras ; je n’avais qu’un espoir, c’était qu’il grimpât jusqu’au vingt-cinquième étage, n’importe où où se tenaient le président et les vice-présidents, et qu’il balayât toute cette bande de salauds. Mais au nom de la discipline et pour jouer jusqu’au bout cette saloperie de farce, il fallait que je prenne une sanction, sous peine de payer pour lui ; ne voyant donc pas ce que je pourrais faire de moins, je lui retirai le salaire à la course et le ramenai au fixe. Il prit la chose assez mal, ne se rendant pas compte exactement de ma position, pour ou contre lui, et je reçus sans tarder une lettre de lui m’avertissant qu’il allait me rendre visite dans un jour ou deux et que je ferais bien de prendre garde parce qu’il allait me retourner comme un lapin. Il ajoutait qu’il viendrait me voir après la fermeture des bureaux et que si j’avais peur je ferais bien d’engager quelques types à poigne pour veiller sur moi. Je savais qu’il disait vrai et j’avais une sacrée tremblote en reposant la lettre sur mon bureau. Cependant je l’attendis seul, dans l’idée qu’il serait encore plus lâche de demander aide et protection. Ce fut une drôle d’expérience. Il dut se rendre compte, dès l’instant que son regard se posa sur moi, que si j’étais un fils de pute et une espèce de menteur hypocrite et puant comme il le disait dans sa lettre, ce n’était que dans la mesure où lui-même était ce qu’il était, c’est-à-dire ne valait foutre guère mieux. Il dut se rendre compte immédiatement que nous étions embarqués de concert dans le même bateau et que ledit sacré bateau prenait pas mal l’eau. Je pouvais deviner que quelque chose dans ce goût-là se passait en lui pendant qu’il s’avançait fièrement, en apparence toujours furieux, la bave aux lèvres toujours, mais intérieurement déjà calmé, toute douceur, tout duvet. Quant à moi, ma peur s’était évanouie dès que je l’avais vu entrer. Le simple fait d’être là, seul et tranquille, d’être moins fort, moins apte à me défendre, m’avait donné le dessus. Non, d’ailleurs, que je tinsse à avoir le dessus. Mais l’affaire avait pris cette tournure, et naturellement j’en profitai. Dès qu’il se fut assis, il devint mou comme du mastic. Ce n’était plus un homme ; tout juste un grand enfant. Ils avaient dû être ainsi des millions, des millions de grands gosses armés de mitrailleuses et qui avaient pu balayer des régiments entiers sans broncher d’un cil ; mais revenus dans les tranchées du travail, sans armes, sans ennemi visible et évident, ils étaient aussi désarmés que des fourmis. Tout tournait autour de la question du pain. La croûte et le loyer, c’était là tout l’objet de la lutte, mais il n’y avait pas de moyen, pas de moyen visible, évident, pour mener ce combat. On eût dit une armée puissante et bien équipée, capable d’avaler tout ce qui se présentait à elle, mais qui eût reçu chaque jour l’ordre de battre en retraite, de battre en retraite encore et toujours, parce que la stratégie le voulait, même si cela signifiait que l’on perdait du terrain, perdait des canons, des munitions, des vivres, et le sommeil, et le courage, et la vie même pour finir. Partout où l’on trouvait des hommes menant la lutte pour la croûte et le loyer, on était sûr de trouver cette retraite, se poursuivant dans le brouillard, dans la nuit, sans autre raison valable que cela : la stratégie le voulait. Cela lui rongeait le cœur, à cet homme. Se battre était facile, mais se battre pour la croûte et le loyer, c’était comme se battre contre une armée de fantômes. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était reculer, et pendant qu’on reculait, on voyait les copains sauter et disparaître comme des bouchons de champagne, l’un après l’autre, silencieusement, mystérieusement, dans le brouillard, dans le noir, sans qu’on pût rien y faire. Il était si bougrement perdu, si perplexe, si désespérément emmêlé et battu qu’il finit par se laisser aller, la tête dans les bras, et par pleurer sur mon bureau. Et tandis qu’il sanglotait ainsi, voilà le téléphone qui sonne, et c’est le bureau du vice-président — jamais le vice-président lui-même, toujours son bureau — et on demande que ce nommé Griswold soit immédiatement saqué, et moi je dis : « Bien, monsieur ! » et je raccroche. Pas un mot à Griswold, mais je le raccompagne jusque chez lui et je dîne avec lui, sa femme et ses gosses. Et en les quittant, je me dis en moi-même que si jamais je dois saquer ce type, quelqu’un me le paiera — et de toute façon je veux savoir d’abord d’où vient l’ordre et quel en est le motif. Et tout chaud tout bouillant, je grimpe jusqu’au bureau du vice-président le matin suivant, et je demande à parler au vice-président en personne, et je dis : « Est-ce que l’ordre vient de vous, et pourquoi ? » Et sans lui laisser le temps de nier ou de donner ses raisons, je lui lâche un de ces petits directs du droit juste là où ce n’est pas fait pour lui plaire, juste le genre de coup qu’il ne peut pas encaisser — et si ça ne vous plaît pas, Monsieur Will Twilldilliger, vous pouvez reprendre mon tablier, je vous le rends, le mien comme le sien, au Griswold, et vous pouvez vous torcher le cul avec. Puis je sors dignement, je retourne à l’abattoir et j’abats le boulot comme d’habitude. Naturellement, je m’attends à être saqué avant la fin du jour. Mais non. À ma stupéfaction, je reçois un coup de téléphone du directeur général me priant de ne pas me fâcher, de bien vouloir me calmer un peu. « Si, si, ne vous fâchez pas, pas de décision précipitée, nous examinerons le cas, etc. » J’imagine qu’ils n’ont pas fini de l’examiner le cas, car Griswold a continué de travailler comme par le passé en fait, ils l’ont même promu au rang d’employé de bureau, ce qui était un sale coup à lui faire, vu qu’en tant qu’employé de bureau il gagnait moins qu’en tant que porteur, mais l’honneur était sauf, et sans nul doute aussi cela dut lui ôter un peu de sa suffisance. Voilà ce qui arrive au type qui se contente d’être un héros quand il dort. Quand le cauchemar n’a pas la force de vous réveiller, on continue à battre en retraite jusqu’au bout ; alors, ou bien l’on finit sur un banc de cour d’assises, ou bien l’on finit dans la peau d’un vice-président. De toute façon, cela revient au même. Une telle saloperie, une fameuse pagaille, une farce, un fiasco du commencement à la fin. Je peux en parler parce que moi je suis éveillé. Quand je me suis éveillé, j’ai dit bonsoir et je suis sorti, par la porte par où j’étais entré, sans même me donner la peine de dire : « Avec votre permission, Monsieur ! »
Un événement, quand il se produit, prend place dans l’instant, mais il n’arrive qu’au terme d’un long cheminement. Ce que l’on en perçoit n’est que l’explosion, la seconde qui précède le jaillissement de l’étincelle. Mais tout se passe dans les règles — avec le plein consentement, l’engagement total du cosmos. Avant de pouvoir me lever, avant de pouvoir exploser, il fallait que la bombe qui devait me faire sauter fût préparée, amorcée dans les règles. Après avoir tout mis bien en ordre pour le plus grand profit de mes salauds de supérieurs, il me restait à être renversé de mon cheval de bataille, projeté de tous côtés comme une balle au pied, piétiné, écrabouillé, humilié, enchaîné, menotté, réduit à l’impuissance comme une méduse échouée dans le sable. De toute ma vie, je n’avais jamais cherché à me faire des amis, mais en ce temps-là il en poussait autour de moi comme champignons. Je n’avais jamais un instant de tranquillité. La nuit, quand je rentrais à la maison dans l’espoir de me reposer, j’étais sûr de trouver quelqu’un qui m’attendait. Et parfois c’était toute une bande, à qui il était bien égal que je rentre ou non. Chaque groupe d’amis que je me faisais méprisait l’autre groupe. Stanley, par exemple, les méprisait tous. Ulric, lui aussi, éprouvait plutôt du dédain pour les autres. Il venait de rentrer d’Europe après plusieurs années d’absence. Nous ne nous étions pas beaucoup revus depuis notre enfance jusqu’au jour où, par le plus grand des hasards, nous nous rencontrâmes dans la rue. Journée capitale dans ma vie, qui devait m’ouvrir les portes d’un monde nouveau, d’un monde dont j’avais souvent rêvé, mais dont l’existence me paraissait impossible. Je nous vois encore comme si j’y étais, debout à l’angle de la Sixième Avenue et de la Quarante-Neuvième Rue, à la tombée de la nuit. Le souvenir m’en est resté, parce qu’il me semblait entièrement déplacé d’être là, debout, à écouter cet homme qui me parlait de l’Etna, du Vésuve et de Capri, de Pompéi, du Maroc et de Paris, tout cela au coin de la Sixième Avenue et de la Quarante-Neuvième Rue, à Manhattan. Je me souviens de son expression pendant qu’il parlait : l’air d’un homme qui ne se rendait pas bien compte de ce qui lui arrivait, mais qui avait vaguement conscience d’avoir commis une erreur terrible en rentrant en Amérique. Ses yeux semblaient dire pendant tout ce temps : « Tout ça est sans valeur, sans aucune valeur. » Bien entendu, ce n’était pas cela qu’il disait ; il se bornait à répéter sans fin : « Je suis sûr que tu aimerais ça ! je suis sûr que c’est l’endroit qui te conviendrait. » Il me laissa dans une espèce de brouillard. Il me tardait de le revoir. Je voulais qu’il me répétât tout ce qu’il m’avait dit déjà, dans les moindres détails. Rien de ce que j’avais lu sur l’Europe ne semblait égaler l’éclatante description que m’en avaient faite les lèvres de mon ami. Et cela me paraissait d’autant plus miraculeux que nous étions issus tous deux du même milieu. Il s’était débrouillé grâce à ses amis qui étaient riches — et grâce à son sens de l’épargne. Je n’avais jamais connu personne de riche, personne qui eût voyagé, qui eût un compte en banque. Tous mes amis me ressemblaient, descendant à vau-l’eau le fil des jours, sans jamais songer à l’avenir. Si, O'Mara, lui, avait un peu voyagé, parcouru le monde ou presque, mais en mendigot ou alors en soldat, ce qui était pire. Mon ami Ulric était le premier type que je rencontrais dont je pusse vraiment dire qu’il avait voyagé. Et comme il savait parler de ses expériences !
Le résultat de cette rencontre fortuite dans la rue fut que nous nous revîmes fréquemment, durant les mois qui suivirent. Il passait chez moi le soir après dîner, et nous allions nous promener dans le parc, non loin de là. Quelle soif j’avais de l’entendre ! Le moindre détail de cet autre monde me fascinait. Aujourd’hui encore, après tant d’années, aujourd’hui où je lis dans Paris comme dans un livre, le tableau qu’il me fit alors de cette ville demeure devant mes yeux, vivace, réel. Parfois, lorsqu’il a plu et qu’il m’arrive de rouler à bonne allure en taxi dans les rues, je retrouve des images fugitives du Paris qu’il me décrivait ; instantanés éphémères, quand je traverse les Tuileries par exemple, ou quand j’aperçois Montmartre et le Sacré-Cœur, de la rue Laffitte, dans les dernières rougeurs du crépuscule. Je ne suis qu’un gars de Brooklyn ! était une expression dont il se servait parfois quand il avait honte de ne pouvoir trouver le mot juste. Et moi aussi je n’étais qu’un gars de Brooklyn, c’est-à-dire un des derniers hommes, et des derniers parmi les hommes. Pourtant, au cours de mes vagabondages, coudoyant l’univers, j’ai rarement rencontré quelqu’un qui sût décrire avec autant d’amour et de loyauté ce qu’il avait vu et senti. Les nuits que je passais dans Prospect Park en compagnie de mon vieil ami Ulric sont la raison fondamentale de ma présence en ces lieux aujourd’hui. La plupart des endroits qu’il me décrivit alors, il me reste encore à les voir ; il en est peut-être que je ne verrai jamais. Mais ils vivent au fond de moi, ils ont la chaleur de la vie, identiques en tous points aux images qui naissaient en moi au cours de nos randonnées dans le parc.
Intimement liés à ces discours sur l’autre monde, il y avait aussi le corps entier, le tissu entier de l’œuvre de Lawrence. Souvent, alors qu’il n’y avait plus depuis longtemps personne dans le parc, nous demeurions assis sur un banc, à discuter de la nature des idées de Lawrence. Quand je pense à ces discussions, aujourd’hui, je n’ai pas grand mal à déceler la confusion qui régnait dans mon esprit, et l’ignorance pitoyable où j’étais du sens véritable de la parole de Lawrence. Si je l’avais vraiment comprise alors, jamais ma vie n’aurait pu suivre le cours qu’elle a pris. La plupart d’entre nous passons la majeure partie de notre vie en état de submersion. En ce qui me concerne, je puis dire à coup sûr que ce ne fut qu’après mon départ d’Amérique que je remontai à la surface. Peut-être l’Amérique n’avait-elle rien à y voir, mais le fait demeure que mes yeux ne s’ouvrirent grand et plein et clair que lorsque mon talon heurta le sol de Paris. Et peut-être cela même n’est-il dû qu’au fait que j’avais dénoncé l’Amérique, dénoncé mon passé.
Mon ami Kronski raillait souvent ce qu’il appelait mes « euphories ». C'était une façon en douce qu’il avait de me rappeler, lorsque j’étais extraordinairement gai, que le lendemain me trouverait en pleine dépression. Et c’était vrai. Je n’étais que hauts et bas. Longues étendues d’humeur sombre et de mélancolie, auxquelles succédaient d’extravagants éclats de gaieté, d’extase inspirée pour ainsi dire. Jamais le bon niveau moyen où je me serais enfin retrouvé moi-même. Cela peut sembler étrange, pourtant je n’étais jamais moi-même. Tantôt anonyme, tantôt le nom, la personne Henry Miller puissance n. Quand j’étais de cette humeur — la seconde –, je pouvais facilement, par exemple, déverser la matière d’un tome entier sur Hymie pendant le temps d’un simple trajet de tram. Hymie, qui n’eut jamais idée que je puisse être autre chose qu’un bon directeur de personnel ; je le vois encore : ses yeux, son regard qui ne me quittait pas, une nuit où j’étais en état d'« euphorie ». Nous avions pris le tram au pont de Brooklyn pour Greenpoint où une paire de grognasses nous attendaient dans leur appartement. Hymie me parlait, comme d’habitude, des ovaires de sa femme. Tout d’abord, il faut dire qu’il ne savait pas exactement ce que c’était que des ovaires, et j’étais donc en train de le lui expliquer le plus crûment et simplement du monde. Au beau milieu de mes explications, je fus soudain frappé par ce qu’il y avait de profondément tragique et grotesque dans l’ignorance de Hymie : ne pas savoir ce que c’était que des ovaires — cela me saoula littéralement, comme aurait pu le faire un litre de whisky. L'idée de ces ovaires malades fit germer en moi, dans le temps d’un éclair, toute une flore tropicale, l’assortiment le plus hétéroclite qui soit, un bric-à-brac d’objets au beau milieu desquels, installés en toute sécurité, en toute ténacité, se tenaient Dante et Shakespeare. Dans le même instant, je me rappelai soudain le cours qu’avaient suivi mes pensées personnelles, depuis le milieu du pont de Brooklyn — cours que le mot « ovaires » était venu interrompre. Je me rendais compte que toutes les paroles de Hymie, jusqu’à ce mot d'« ovaires », étaient passées à travers moi comme le sable à travers le crible. Ce que j’avais commencé au milieu du pont de Brooklyn, c’était ce qu’inlassablement j’avais commencé et recommencé autrefois, quand je me rendais à la boutique de mon père : une représentation qui se répétait jour après jour, comme en transe. En un mot, ce que j’avais commencé, c’était un livre — le même livre toujours. Un Livre d’Heures, le livre de l’ennui et de la monotonie de ma vie, au cœur d’une activité de bête fauve. Durant des années, je n’avais pas pensé une seule fois à ce livre que j’écrivais pourtant chaque jour, de Delancey Street à Murray Hill. Mais, en traversant le pont, le soleil couchant, les gratte-ciel luisant doucement comme des cadavres phosphorescents, les souvenirs du passé sertis dans ce paysage… les souvenirs… je me revois passant sur le pont pour me rendre à mon travail, qui était la mort, et le franchissant à rebours encore, pour regagner un foyer qui était une morgue, me récitant Faust par cœur tout en regardant le cimetière en bas, crachant sur le cimetière du haut du métro aérien, et le même employé sur la plate-forme tous les matins, une espèce de crétin, et les autres crétins le nez dans leurs journaux, de nouveaux gratte-ciel en construction, tombeaux tout neufs où travailler et mourir, les bateaux défilant en contrebas, « Fall River Line », « Albany Day Line », pourquoi diable vais-je travailler ? que ferai-je ce soir ? la connasse qui est assise à côté de moi, comment arriver à fourrer la main dans la chaleur de ses cuisses ? prendre le large et devenir cow-boy, tenter l’Alaska, les mines d’or, partir, tourner le dos, ne plus revenir en arrière, sauter dans la rivière, en finir, s’enfoncer plus bas, plus bas, comme un tire-bouchon, tête et épaule dans la boue, jambes libres, poissons qui viendront mordre, et demain vie nouvelle, où, n’importe où, à quoi bon recommencer la même chose toujours et partout ? la mort, la mort est la seule solution, mais ne pas mourir encore, répit d’un jour, on ne sait jamais, coup de chance, visage nouveau, nouvel ami, millions de chances, trop jeune encore, coup de cafard, tu ne sais pas ce que tu veux et tout le monde s’en fout de toute façon, et ainsi de suite sur le pont, dans la cage de verre, glués les uns aux autres, asticots, fourmis, sortant en rampant d’un arbre mort, et leurs pensées rampant de même… Peut-être le fait de se trouver ainsi très haut entre deux rives, suspendu au-dessus du trafic, au-dessus de la vie et de la mort, avec de part et d’autre ces mausolées géants flamboyant dans la lumière du soleil couchant, tandis que la rivière coule sans souci, coule comme le temps même, peut-être chaque fois qu’il m’arrivait de passer là-haut, quelque chose se mettait-il à me haler, me pressant d’en finir et de me faire connaître au monde ; toujours est-il que chaque fois qu’il m’arrivait de passer là-haut j’étais véritablement seul, et chaque fois le livre commençait à s’écrire de lui-même, hurlant les choses dont je ne soufflais jamais mot, les pensées que je ne formulais jamais, les entretiens que je n’avais jamais eus, les espoirs, les rêves, les illusions que je ne voulais jamais avouer. Si c’était cela le véritable soi, quelle merveille ! Qui plus est, il ne semblait jamais changer, ce livre, il reprenait au point où on en était resté, pour continuer selon la même veine, que j’avais découverte quand je n’étais encore qu’un enfant le jour où j’étais descendu dans la rue tout seul pour la première fois, et là, pris et gelé dans la glace sale du caniveau, gisait un chat crevé — la première fois où j’avais vu et regardé la mort, où je l’avais comprise. À dater de ce jour, je sus ce que c’était que la solitude : tout objet, toute chose vivante, toute chose morte mène sa vie à soi. Mes pensées elles-mêmes avaient leur existence bien à elles. Tout à coup, regardant Hymie et pensant à ce mot étrange d'« ovaires », devenu plus étrange en ce moment qu’aucun mot de tout mon vocabulaire, cette sensation de solitude distincte et glacée m’envahit, et Hymie assis à côté de moi n’était qu’une grenouille mâle, absolument, définitivement, une grenouille mâle, sans plus. Je me voyais sauter du haut du pont la tête la première, pour m’enfoncer dans le limon originel, les jambes libres, attendant le moment de mordre ; ainsi Satan avait-il plongé à travers les espaces, perçant le cœur solide de la terre, la tête la première, cognant du front comme un bélier jusqu’à ce qu’il eût atteint le centre même de la terre, le puits d’enfer, au comble des ténèbres, de la densité, de la chaleur. Je me voyais traverser à pied le désert Mojave, et l’homme qui marchait à mon côté attendait la tombée de la nuit pour se ruer sur moi et m’égorger. À pied toujours, je traversais le Pays de Rêve, et il y avait un homme qui marchait au-dessus de moi sur une corde raide, et au-dessus de lui un autre homme, dans un avion, traçait des lettres de fumée dans le ciel. La femme qui s’accrochait à mon bras était enceinte, et dans cinq ou six ans la chose qu’elle portait en dedans d’elle serait à même de lire ces lettres dans le ciel, et il ou elle, mâle, neutre ou femelle, saurait que c’était une cigarette, fumerait plus tard des cigarettes, un paquet par jour peut-être. Dans la matrice, les ongles se forment sur chaque doigt de la main ou du pied ; on pourrait s’en tenir là, s’arrêter à cet ongle d’un doigt de pied, l’ongle d’orteil le plus minuscule que l’on puisse imaginer ; s’en tenir à cela et s’y casser la tête à tenter de s’en faire une image exacte. Sur la page de gauche du registre, on a porté les livres écrits par l’homme, un tel pot-pourri de sagesse et de folie, de vrai et de faux, que dût-on vivre aussi vieux que Mathusalem, on ne pourrait débrouiller ce méli-mélo ; sur la page de droite, en face, on a porté des choses telles que les ongles des doigts de pied, les cheveux, les dents, le sang, les ovaires, si vous y tenez, autant d’incalculables, autant de choses écrites avec une autre espèce d’encre, dans une autre écriture, incompréhensibles, indéchiffrables. Les yeux de la grenouille mâle collaient à moi comme deux boutons de col plantés dans de la graisse froide ; ils étaient pris dans le suint glacé du limon originel. Chaque bouton de col était un ovaire qui avait pu se dégluer, image sortie droit du dictionnaire, moins le bénéfice de l’élucubration ; luisant comme la laque dans la graisse froide et jaune du globe oculaire ; de chaque ovaire boutonné naissait un frisson souterrain et glacial, patinoire infernale où l’homme se tenait sens dessus dessous, les jambes libres, attendant le moment où il pourrait mordre. Là, Dante errait solitaire, lourd de tout le poids de sa vision et gravissant les cercles infinis qui montaient vers le ciel où l’attendait le trône de son œuvre. Là, Shakespeare au front lisse tombait dans l’abîme sans fond de ses rêves frénétiques, pour en ressortir sous la forme d’élégants in-quartos et de non moins élégants sous-entendus. Des tempêtes de rire balayaient tout à coup le givre glauque de l’incompréhension. Du globe de l’œil de la grenouille mâle s’échappaient de claires radiations blanches, lucidité pure, sans annotation ou catégorisation possibles, sans énumération ni définition, accomplissant leurs révolutions aveugles, à la façon de formes kaléidoscopiques. Hymie, la grenouille mâle, était une petite greffe ovarienne, engendrée sur la haute passerelle, entre deux rives : c’était pour lui qu’on avait bâti les gratte-ciel, défriché les déserts, massacré les Indiens, exterminé les buffles ; pour lui que les deux cités jumelles s’étaient jointes par le pont de Brooklyn, qu’on avait coulé les caissons, jeté les câbles d’une tour à l’autre ; pour lui que des hommes étaient assis la tête en bas dans le ciel, écrivant des mots de feu et de fumée ; pour lui qu’on avait inventé les anesthésiques, et le forceps, et la grosse Bertha qui pouvait détruire ce que l’œil humain ne pouvait voir ; pour lui que l’on avait dissocié la molécule et que l’atome s’était révélé sans substance ; pour lui que, toutes les nuits, les télescopes exploraient les astres et que l’on photographiait des mondes nouveaux, pris sur le fait même de la naissance ; pour lui que les barrières du temps et de l’espace étaient ramenées à zéro et que toute forme de mouvement, le vol des ciseaux comme la révolution des planètes, se voyait irréfutablement et incontestablement démontrée par les grands prêtres du cosmos dépossédé. Ainsi donc, au milieu de ce pont, comme au milieu d’une promenade, toujours au milieu de, que ce fût d’un livre, d’une conversation ou de l’acte d’aimer, l’idée était revenue s’imposer à moi que je n’avais jamais fait ce que je voulais et que de ce fait se développait en moi cette forme de création qui n’était autre qu’une plante obsessionnelle, une sorte d’excroissance corallienne, qui expropriait tout ce qui n’était pas elle, y compris la vie même, jusqu’à ce que la vie devînt cette force, sans cesse niée mais qui ne s’en affirme pas moins comme une inlassable donneuse et tueuse de vie tout à la fois. Et cette force persistait après la mort, comme les cheveux qui continuent à pousser sur un cadavre, les gens parlant de « mort » quand les cheveux témoignent encore de la vie, et pour finir il n’y a pas de mort, il y a cette vie des cheveux et des ongles, corps en allé, soif de l’esprit étanchée, mais dans la mort quelque chose qui vit encore, expropriant l’espace, causant le temps, et il se pouvait que ce genre de force empruntât les voies de l’amour, ou de la douleur, ou simplement profitât du fait qu’un être était né pied-bot. La cause n’est rien, l’événement est tout. Au commencement était le Verbe… Quoi qu’il pût être, ce Verbe, maladie ou création, il se poursuivait, son cours furieux ; il poursuivrait sa course, dépouillant le temps et l’espace, survivant aux anges, détrônant Dieu, décrochant l’univers de son clou. N’importe quel mot contient tous les mots, pour qui est parvenu au détachement par les voies de l’amour, de la douleur ou par toute autre cause. À travers chaque mot, le courant remonte jusqu’à la source perdue et qu’on ne retrouvera jamais, puisqu’il n’y a ni commencement ni fin, mais seulement ce qui s’exprime en tant que commencement et fin. Ainsi donc, sur ce trolley ovarien, se situait ce voyage de l’homme et de la grenouille mâle, l’un et l’autre façonnés dans la même matière, ni mieux ni moins que Dante, mais infiniment différents, l’un ne connaissant la signification précise de rien, l’autre connaissant trop précisément le sens de toute chose, l’un et l’autre perdus dans la confusion des commencements et des fins, pour se retrouver au bout du compte à Java Street, à India Street, ou à Greenpoint, et repris par le courant de la vie, à ce qu’on prétend, c’est-à-dire par une paire de poupées en sciure de bois, aux ovaires chatouilleux, et de l’espèce bien connue des gastropodes.
Ce qui me frappe aujourd’hui comme la preuve la plus merveilleuse de mon aptitude ou de mon inaptitude à me soumettre à l’époque, c’est le fait que rien de ce que les gens écrivaient ou racontaient n’avait le moindre intérêt pour moi. J’avais la hantise de l’objet, et de l’objet seulement, de la chose séparée, distincte, insignifiante. Ce pouvait être une partie du corps humain ou l’escalier d’un music-hall, un mégot ou un bouton que je trouvais dans le ruisseau. Quel que fût l’objet, il me permettait de m’ouvrir, de capituler, d’apposer ma signature. Sur la vie à l’entour, sur les gens qui avaient fabriqué ce monde que je connaissais, je ne pouvais pas mettre ma signature. J’étais aussi définitivement exclu de leur monde qu’un cannibale est rejeté des frontières de la société civilisée. J’étais rempli d’un amour pervers pour la chose en soi, non par attachement philosophique, mais par une faim passionnée, désespérément, comme si la chose jetée au rebut, sans valeur, et que tout le monde ignorait, avait renfermé le secret de ma régénération.
Vivant dans un monde qui regorgeait de nouveautés, je m’attachais à tout ce qui était vieux. Dans chaque objet, je trouvais une particule minuscule qui retenait spécialement mon attention. Mon œil devenait microscope quand il s’agissait de voir le défaut, le grain de laideur qui constituait pour moi l’unique et totale beauté de l’objet. Tout ce qui rejetait l’objet, le rendait inutilisable, le datait, m’attirait et éveillait ma tendresse. Si cette façon de réagir était une perversion, c’était aussi une santé, étant donné que mon destin n’était pas d’appartenir à ce monde qui jaillissait autour de moi. Bientôt je deviendrais, moi aussi, semblable à ces objets que je vénérais : chose à part, membre inutile de cette société. Je datais, c’était sûr, définitif. Et pourtant je pouvais amuser, instruire, nourrir, mais jamais être accepté, de façon immédiate. Quand j’en avais envie, quand cela me démangeait, je pouvais repérer n’importe quel bonhomme, dans n’importe quelle couche de la société, et l’amener à m’écouter. Je pouvais le tenir sous mon charme si je le désirais, à la façon d’un magicien ou d’un sorcier, aussi longtemps que l’esprit était en moi, mais pas plus. Au fond, je sentais chez les autres, en face de moi, un manque de confiance, un malaise, un antagonisme qui, parce qu’ils étaient instinctifs, étaient irrémédiables. J’aurais dû être clown, c’était là que j’aurais trouvé mon champ d’expression le plus vaste. Mais je sous-estimais cette profession. Si j’étais devenu clown, ou même simplement amuseur public, je serais devenu célèbre. Les gens m’auraient apprécié dans la mesure où ils n’y auraient rien compris ; du moins auraient-ils compris qu’il n’y avait rien à y comprendre. C'eût été un soulagement pour moi.
La facilité avec laquelle les gens pouvaient se vexer rien que de m’écouter a toujours été pour moi une source d’étonnement. Peut-être mes discours étaient-ils un peu extravagants, bien que ce genre d’histoire me soit souvent arrivé alors que j’évitais scrupuleusement de me distinguer. Un tour de phrase, une épithète malencontreuse, l’aisance avec laquelle les mots me venaient aux lèvres, une allusion à un sujet tabou, tout conspirait à me rejeter comme un hors-la-loi, comme un ennemi de la société. Tout avait beau commencer par très bien marcher, tôt ou tard on me flairait : j’étais repéré. Si je me faisais modeste et humble, par exemple, c’était à l’excès. Si j’étais gai, spontané, hardi, téméraire, ma liberté et ma gaieté dépassaient la mesure. Jamais je n’arrivais à être tout à fait au point avec mon interlocuteur. Même s’il ne s’agissait pas d’une question de vie ou de mort — et tout à cette époque était pour moi question de vie ou de mort — s’il n’était question que de passer une soirée agréable chez l’un ou l’autre de mes amis, le résultat était le même. On eût dit qu’il s’échappait de moi des ondes qui ne s’inscrivaient pas dans la gamme courante et chargeaient l’atmosphère de façon déplaisante. Il se pouvait que toute la soirée j’eusse amusé les autres de mes histoires, que je les eusse accrochés à fond, comme il arrivait souvent, et que tout s’annonçât bien. Mais automatiquement, fatalement, quelque chose survenait immanquablement avant la fin de la soirée, une onde lâchée soudain qui faisait trembler le lustre et venait rappeler à une âme sensible qu’il y avait, sous son lit, un pot de chambre. Le rire n’avait pas encore séché sur les visages, que déjà le venin commençait à faire son œuvre. « À un de ces jours », me disait-on, mais la main moite et molle qu’on me tendait démentait les mots.
Persona non grata ! Bon Dieu ! comme tout cela est clair pour moi aujourd’hui ! Je n’avais pas le choix, pas le droit de faire la fine bouche. Il me fallait prendre ce qui était à portée de la main et apprendre à l’aimer. Il me fallait apprendre à vivre avec la lie, à nager comme un rat d’égout, sous peine de me noyer. Quand on choisit de se joindre au troupeau, on est immunisé. Pour se faire accepter, apprécier, il faut se réduire à zéro, ne pas sortir du troupeau. On a le droit de rêver ce qu’un million d’autres rêvent en même temps. Et si par hasard vos rêves sont différents, vous n’êtes pas en Amérique, vous n’êtes pas un Américain d’Amérique, vous êtes un Hottentot d’Afrique, un Kalmouk ou un chimpanzé. Dès que vous vous payez le luxe de penser « différemment », vous cessez d’appartenir à l’Amérique. Et du jour où vous devenez différent, vous vous trouvez transporté en Alaska, dans l’île de Pâques ou en Islande.
Trouve-t-on que je mets une certaine rancœur, de l’envie, de la malice dans ces lignes ? Peut-être. Peut-être est-ce que je regrette de n’avoir pu devenir américain. Peut-être. Aujourd’hui, dans mon zèle qui est tout américain, je suis près d’accoucher d’un édifice monstrueux, d’un gratte-ciel qui survivra certainement aux autres, mais qui disparaîtra lui aussi, quand ce qui l’a causé aura disparu. Tout ce qui est américain disparaîtra un jour, plus complètement que ce qui fut grec, romain, égyptien. C'est là une des idées qui me tirèrent de ce circuit sanguin, tiède et confortable, où, buffle parmi les buffles, je paissais en paix. Et cette idée m’a fait une peine infinie, parce qu’il n’est pas, à ma connaissance, d’agonie plus atroce que le fait d’appartenir à quelque chose qui ne résiste pas au temps. Mais je ne suis pas un buffle et n’ai nul désir de le devenir. Je n’ai même rien du buffle le plus spirituellement détaché du monde buffle. J’ai filé à l’anglaise pour rejoindre un courant plus ancien de la conscience, une race antérieure à la race buffle, et qui lui survivra.
Toutes choses, tous objets animés ou inanimés différents, sont veinés de traces ineffaçables. Ce qui est moi est ineffaçable, parce que différent. Ce livre, je l’ai dit, est un gratte-ciel, mais différent du gratte-ciel commun, à l’américaine. Le mien n’a pas d’ascenseur, pas de soixante-treizième étage d’où l’on puisse se jeter par la fenêtre. Quand on se fatigue de l’escalader, c’est qu’on est à bout de chance. On ne trouve pas de Bottin automatique dans le hall principal. Si vous avez à chercher quelqu’un, il faudra que vous vous débrouilliez. Si vous avez envie de prendre un verre, il vous faudra sortir et aller acheter à boire ; il n’y a pas de distributeurs automatiques de boissons dans mon gratte-ciel, pas de bureau de tabac, pas de cabines téléphoniques. Dans les autres gratte-ciel, on trouve tout ce qu’on veut ; le mien ne contient que ce dont moi, j'ai envie, ce que moi, j’aime. Et dans un coin de mon gratte-ciel, il y a Valeska. Et nous en arriverons à elle quand le vent de l’esprit m’y portera. Pour le moment elle est très bien où elle est, Valeska, vu que c’est à six pieds sous terre et que, depuis le temps, il y a toute chance qu’elle ait été complètement nettoyée par les vers. Lorsqu’elle existait en chair et en os, il faut dire que les hommes, autre espèce d’asticots, qui n’ont aucun respect pour ce qui est d’une teinte différente, d’une odeur différente, l’avaient déjà pas mal nettoyée, eux aussi.
Le triste, dans le cas de Valeska, c’est qu’elle avait du sang nègre dans les veines. Cela déprimait tout son entourage. Elle s’arrangeait pour qu’on s’en aperçût bon gré mal gré. Du sang nègre, disais-je, et aussi le fait que sa mère était une catin. Blanche, la mère, bien sûr. Quant au père, personne ne le connaissait, pas même Valeska.
Tout marchait donc pour le mieux, sans incident, jusqu’au jour où un petit Juif trop zélé, appartenant au bureau du vice-président, vint à la repérer. Il fut horrifié, du moins me le confia-t-il dans le creux de l’oreille, à l’idée que j’eusse engagé comme secrétaire une personne de couleur. Il en parlait comme si elle avait pu contaminer toute l’armée des porteurs. Le lendemain on me cita à comparaître. On eût dit que j’avais commis un sacrilège, ni plus ni moins. Naturellement, je prétendis que je n’avais rien relevé d’extraordinaire en elle, sauf le fait qu’elle était extraordinairement intelligente et capable. En fin de compte, le président en personne s’en mêla. Il y eut une brève entrevue entre Valeska et lui, au cours de laquelle il proposa très diplomatiquement à la fille de lui donner une meilleure place à La Havane. Pas un mot sur sa couleur. Simplement : à son poste elle avait été en tout point remarquable et on eût aimé lui donner de l’avancement à La Havane. Valeska revint au bureau folle furieuse. La colère la rendait magnifique. Elle déclara qu’elle ne bougerait pas. Steve Romero et Hymie étaient présents ; nous allâmes dîner en chœur. Au cours de la soirée, le vin nous monta un peu à la tête. Valeska frétillait de la langue. Pendant que je la reconduisais, elle me raconta qu’elle était décidée à ne pas se laisser faire ; elle voulait savoir si cela risquait de compromettre ma situation. À quoi je répondis tranquillement que, si on la saquait, je tirerais ma révérence. Elle commença par feindre de ne pas me croire. J’affirmais que je le ferais et que peu m’importait ce qui en résulterait. Ce qui parut la frapper hors de toute mesure : elle me saisit les deux mains et les retint doucement, cependant que les larmes ruisselaient sur ses joues.
Ce fut le commencement de tout. Je crois que ce fut le lendemain que je lui fis passer un petit bout de papier où je lui disais que j’étais absolument fou d’elle. Elle lut le mot, assise en face de moi, et quand elle eut fini, me regarda droit dans les yeux et me dit qu’elle ne me croyait pas. Mais nous allâmes dîner ensemble ce soir-là, et nous bûmes quelques verres de plus, et nous dansâmes, et en dansant elle se pressait contre moi lascivement. C'était précisément l’époque, ainsi va le sort, où ma femme s’apprêtait à se faire avorter une fois de plus. J’en parlai à Valeska, tout en dansant. Sur le chemin du retour, elle me dit tout à coup : « Pourquoi ne vous prêterais-je pas une centaine de dollars ? » Le soir d’après, je la ramenai à la maison pour dîner et la laissai remettre à ma femme les cent dollars. Je fus stupéfait de la façon dont toutes deux s’entendirent du premier coup. Avant la fin de la soirée, il était convenu que Valeska reviendrait à la maison le jour de l’avortement pour surveiller la gosse. Vint ce fameux jour ; je donnai congé à Valeska pour l’après-midi. Une heure environ après mon départ, je décidai brusquement que je prendrais moi aussi congé, l’après-midi. Je me dirigeai vers le Burlesque de la Quatorzième Rue. Parvenu à un pâté de maisons du théâtre, je changeai tout à coup d’idée. Je m’étais dit, sans aller au-delà, que s’il arrivait quelque chose — si ma femme venait à claquer — je n’aurais pas la conscience tellement tranquille, pour peu que j’eusse passé l’après-midi au Burlesque. Sur quoi, je fis un tour dans une kermesse proche, et puis je pris le chemin de la maison.
Étrange, la façon dont tournent les choses. Pour distraire la gosse, je me rappelai tout à coup un truc que m’avait montré mon grand-père quand j’étais moi-même enfant. On prend les dominos et on construit avec eux toute une flotte de bateaux de guerre. Puis on tire doucement la nappe, où sont censés naviguer les bateaux, jusqu’au bord de la table ; on tire alors brusquement et la flotte s’écroule par terre. Nous répétâmes ce jeu un bon nombre de fois, tous trois, jusqu’au moment où la gosse fut prise d’une telle envie de dormir que, titubant sur ses petites jambes, elle s’en alla dans la chambre à coucher où elle s’endormit aussitôt. Les dominos jonchaient le parquet, ainsi que la nappe. Et brusquement voilà que Valeska fut debout contre la table et que sa langue fouillait mon gosier, et que ma main séparait ses cuisses. Lorsque je la renversai sur la table, ses jambes se nouèrent autour de moi. Je sentais que mon pied était posé sur un domino — épave de cette flotte que nous avions anéantie plus d’une douzaine de fois. Je pensais à mon grand-père, sur son banc, à la façon dont il avait un jour prévenu ma mère que je lisais trop pour mon âge, à son regard pensif tandis qu’il pressait le fer chaud sur la couture humide d’un veston ; je pensais à l’attaque de San Juan Hill, aux Rough Riders et à l’image montrant Teddy Roosevelt chargeant à la tête de ses volontaires, dans le grand livre que je lisais souvent, assis non loin du banc ; je pensais au cuirassé Maine qui voguait au-dessus de mon lit dans la petite chambre à fenêtre grillagée, et à l’amiral Dewey, à Schley, à Sampson ; à la visite des Docks de la Flotte que je n’avais jamais faite parce que en route mon père s’était brusquement rappelé que nous devions aller chez le docteur cet après-midi-là, et lorsque nous avions quitté le cabinet du docteur, j’avais perdu mes amygdales avec ma confiance dans les hommes… Nous venions de terminer quand la sonnette retentit : c’était ma femme, retour de l’abattoir. J’achevai de boutonner ma braguette en traversant le vestibule pour aller ouvrir la grille. Elle était blanche comme farine. On eût dit que jamais elle ne pourrait supporter pareil choc une autre fois. Après l’avoir couchée, nous ramassâmes les dominos et remîmes la nappe en place sur la table. Pas plus tard que l’autre nuit, dans un bistrot, allant aux cabinets, je vins à passer près de deux vieux bonshommes qui jouaient aux dominos. Je m’arrêtai une seconde, le temps de ramasser un domino. La sensation de ce geste ressuscita immédiatement dans mon esprit la flotte de guerre, le bruit fort qu’elle faisait en croulant sur le plancher. Et avec la flotte, mes amygdales et ma confiance dans les hommes perdues du même coup. En sorte que chaque fois qu’il m’arrivait de traverser le pont de Brooklyn et de jeter un coup d’œil sur les Docks de la Flotte, en bas, j’avais l’impression qu’on m’arrachait les tripes. Loin là-haut, suspendu entre deux rives, j’avais toujours le sentiment de me balancer au-dessus de l’abîme ; vu de là, tout ce qui avait jamais pu m’arriver me semblait irréel, pire qu’irréel, dénué de tout caractère nécessaire. Au lieu de me relier à la vie, aux hommes, à leur activité, ce pont me paraissait au contraire rompre tous les liens. Peu importait la rive où j'allais ; indifféremment, d’un côté comme de l’autre, c’était l’enfer. Je ne sais comment je m’étais arrangé pour couper toutes ces amarres qui me retenaient au monde et que la main et l’esprit de l’homme multipliaient. Peut-être mon grand-père avait-il raison ; peut-être étais-je déjà gâté dans l’œuf par mes lectures. Aujourd’hui, il y a des siècles que je n’ai pas entendu résonner l’appel des livres. Il y a beau temps déjà que j’ai pratiquement cessé de lire. Mais la marque est restée. Ce sont les gens à présent qui me servent de livres. Je les lis, sautant d’un titre à l’autre, puis les jette de côté. Je les dévore l’un après l’autre. Et plus je lis, plus j’ai envie de lire. Sans fin. Aussi bien il ne pouvait pas y avoir de fin, il devait être impossible d’en finir, jusqu’au jour où au-dedans de moi un pont commença à se former, qui rétablit le lien avec le courant de vie dont j’avais été séparé lorsque j’étais enfant.
Terrible sentiment de désolation. Comme une menace suspendue sur ma tête pendant des années. Si je croyais aux astres, il me faudrait admettre que j’étais entièrement sous l’empire de Saturne. Tout ce qui m’arrivait se produisait trop tard pour prendre un sens, une importance, à mes yeux. Il en était de même pour ma naissance. Prévu pour Noël, je naquis une demi-heure trop tard. Il me semblait toujours que mon destin devait être d’appartenir à un certain genre d’individus, ceux dont le sort est marqué par le fait qu’ils sont nés le vingt-cinquième jour de décembre. L'amiral Dewey était né ce jour-là, et Jésus-Christ aussi… et peut-être Krishnamurti, pour autant que je sache. De toute façon, tel était le genre de type que je devais être, en vertu du destin. Mais voilà : ma mère avait un resserrement de la matrice, comme une pieuvre elle ne voulait pas me lâcher ; je vis donc le jour sous une autre configuration — pas fameux, en d’autres termes. On me dit — les astrologues, s’entend — que les choses iront s’améliorant pour moi avec le temps ; en fait, on me promet la gloire, le triomphe, dans l’avenir. Mais que m’importe l’avenir ? Mieux eût valu que ma mère glissât dans l’escalier, le matin du 25 décembre, et se rompit le cou : du moins serais-je parti du pied gauche ! Quand j’essaie de me figurer le point précis où intervint la nature, je ne puis m’empêcher d’en reculer de plus en plus le lieu et la cause, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre explication possible que ce retard dans l’heure de ma naissance. Ma mère elle-même, qui était assez caustique, semblait l’entendre ainsi, à sa façon. « Toujours à la remorque, comme la queue de la vache », tel était le trait dont elle aimait à me caractériser. Mais est-ce ma faute si elle me garda, cadenassé dans son ventre, après que l’heure eut sonné ? La destinée avait prévu que tel je serais ; les astres étaient en l’état de conjonction nécessaire et moi, de mon côté, j’étais en règle, je piaffais d’impatience, prêt à sortir. Mais je n’avais pas choisi la mère qui devait me mettre au monde. Peut-être ai-je eu de la chance de ne pas naître idiot, en de telles circonstances. Pourtant, apparemment, un point demeure acquis — à l’actif du 25 décembre –, c’est que je naquis avec le complexe de la crucifixion. Autrement dit, pour plus de précision, je suis né fanatique. Fanatique ! Je me souviens que dès ma plus tendre enfance on n’a jamais cessé de me jeter ce mot à la figure. Mes parents notamment. Qu’est-ce qu’un fanatique ? Quelqu’un qui croit, passionnément, et dont les actes se conforment désespérément à sa croyance. Toujours je croyais en quelque chose, ce qui ne manquait pas de m’attirer des ennuis. Plus on me tapait sur les doigts, plus la croyance s’ancrait en moi. Je croyais — le reste du monde ne croyait pas ! S'il ne s’agissait que d’endurer une punition, on pourrait aller jusqu’au bout de la croyance ; mais les voies du monde sont tout autres, plus insidieuses. Au lieu de vous punir, on vous sape, on vous mine, on vous coupe l’herbe sous les pieds. Ce n’est même pas à la trahison que je pense. La trahison, cela se comprend et se combat. Non, c’est à quelque chose de pire, de moindre. Un négativisme qui vous force à voir plus grand que vous. On passe tout son temps à dépenser son énergie pour tenter de rétablir l’équilibre. On est la proie d’une sorte de vertige spirituel, on chancelle au bord de l’abîme, on a le poil qui se hérisse, on a peine à croire au gouffre immense qui s’ouvre là-devant. Cela vient d’un excès d’enthousiasme, d’un désir passionné d’embrasser les gens, de leur témoigner de l’amour. Plus on tend les bras vers le monde, plus le monde bat en retraite ; personne ne veut entendre parler d’amour véritable, de haine véritable. Pas un homme qui vous laisse toucher du doigt ses sacro-saintes entrailles — cela ne regarde que le prêtre à l’heure du sacrifice. Tant que vous vivez, tant que votre sang reste chaud, on s’attend que vous prétendiez que le sang n’existe pas plus que le squelette sous son vêtement de chair. Défense de marcher sur les pelouses ! telle est la devise selon laquelle vivent les gens.
Si l’on pousse assez loin ce jeu de rééquilibre au bord de l’abîme, on finit par devenir très, très habile. Quel que soit le sens dans lequel on vous pousse, vous finissez toujours par retomber sur vos pattes. À force d’être en état de grâce, il finit par se développer en vous une sorte de gaieté féroce, le genre de gaieté qui n’est pas naturel, si je puis dire. Il n’est aujourd’hui que deux peuples au monde qui puissent comprendre le sens de tels mots : les Juifs et les Chinois. S'il se trouve que vous ne soyez ni juif ni chinois, vous finissez par ressentir un étrange embarras. Vous riez toujours quand il ne faut pas, on vous tient pour cruel et sans cœur quand en réalité vous n’êtes que dur, endurci. Mais si vous consentiez à rire avec les autres, à pleurer quand ils pleurent, alors il vous faudrait être prêt à mourir de leur mort et à vivre comme eux. Ce qui signifie avoir raison, mais aussi s’en tirer pour le pire. Être mort vif et n’être vif que mort. En telle compagnie, le monde prend toujours un aspect normal, même dans les conditions les plus anormales. Rien n’est ni vrai ni faux que ce qu’en décide la pensée. Et quand vous faites le saut, vos pensées le font avec vous, sans qu’elles puissent vous être de la moindre utilité.
En un sens, un sens en profondeur, veux-je dire, Christ n’a jamais fait le saut. Dans le moment où il chancelait et balançait, comme un ressort qui revient brusquement en arrière, toute la saleté du flot négateur reflua, et par là il fut sursis à la mort. Tout l’élan négatif de l’humanité parut se ramasser en un tas inerte et monstrueux pour donner naissance au type même du nombre entier humain, le chiffre un, l’indivisible unité. Il se passa un phénomène de résurrection inexplicable si l’on nie le fait que l’homme a toujours été prêt de plein gré à renier sa destinée. La terre roule dans l’espace, les astres aussi, sans fin, mais les hommes, cette grande masse humaine dont est fait le monde, est intégralement contenue dans cette image de l’un, de l’unique un.
Si l’on n’est pas crucifié, comme le Christ, si l’on s’arrange pour survivre, pour continuer à vivre et à dominer, à dépasser le sens du désespoir et de la futilité, alors se produit un autre et non moins curieux phénomène. Il semble que l’on était réellement mort, puis que l’on est ressuscité, réellement aussi ; on vit une vie surnormale, à la façon des Chinois. Autrement dit, on est gai plus que nature, et sain de même, et indifférent. On a perdu le sens de la tragédie : on continue à vivre comme une fleur, un rocher, un arbre, ne faisant qu’un avec la nature, en même temps que dressé contre elle. Si votre meilleur ami vient à mourir, vous ne vous souciez même pas d’aller à l’enterrement. Si vous voyez un homme renversé par un tram à vos pieds, vous continuez votre route comme si de rien n’était ; si la guerre éclate, vous laissez vos amis partir pour le front, mais vous ne portez vous-même aucun intérêt au massacre. Et ainsi de suite, à l’infini. La vie devient un spectacle, et si par hasard vous êtes artiste, vous enregistrez la représentation au fur et à mesure. La solitude est abolie parce que toutes les valeurs, les vôtres comprises, sont anéanties. Il n’y a que la sympathie qui fleurisse, mais ce n’est pas la sympathie humaine, la sympathie bornée — c’est quelque chose qui tient du monstre et du mal. Tout vous devient si égal que vous pouvez vous payer le luxe de vous sacrifier pour n’importe qui ou quoi. En même temps l’intérêt, la curiosité que vous portez aux choses se développe à une vitesse outrageante. Il y a là aussi matière à suspicion, puisque cela signifie que vous attacherez autant d’importance à un bouton de col qu’à une cause profonde. Il n’existe plus de différence fondamentale, inaltérable, entre les choses : tout n’est que flux, périssable. La surface de l’être s’émiette continuellement et pourtant l’intérieur est plus dur que le diamant. Peut-être est-ce l’existence de ce joint central, dur, magnétique, en dedans de vous, qui fait que les autres viennent à vous bon gré mal gré. Une chose est sûre : s’il vous arrive de mourir et de ressusciter ainsi, vous appartenez à la terre, et tout ce qui appartient à la terre devient votre propriété inaliénable. Vous devenez une anomalie de la nature, un être qui a perdu son ombre ; vous ne connaissez pas de seconde mort ; vous ne ferez que passer, comme les phénomènes qui vous entourent.
Rien de ce que je rapporte en ce moment ne m’était connu à l’époque où j’ai subi mon grand changement. Tout ce que j’endurais alors n’était que façon de me préparer à cet instant où, me couvrant la tête de mon chapeau, un beau soir, je sortis du bureau, de ce qui avait été jusqu’alors ma vie privée, pour aller chercher la femme qui devait me libérer de la mort vive. Aujourd’hui, à la lumière de ce fait, je revois les promenades nocturnes dans les rues de New York, les nuits blanches où je marchais en dormant et où la ville de ma naissance m’apparaissait comme dans un mirage.
Souvent c’était O'Rourke, le détective de la compagnie, que j’accompagnais par les rues silencieuses… Souvent il y avait de la neige et le froid givrait l’air… O'Rourke et ses interminables histoires de vol, de meurtre, d’amour, ses discours sur la nature humaine, l’âge d’or. Il avait l’habitude, lorsqu’il était bien lancé dans son sujet, de s’arrêter net au milieu de la chaussée en plantant son énorme pied entre les miens, de façon que je ne pouvais plus bouger. Puis, me saisissant par le revers du veston, il collait son visage au mien et me parlait dans les yeux, chaque mot me perçant comme une vrille. Je nous vois encore tous deux, debout au milieu d’une rue, à quatre heures du matin, avec le vent qui hurle, la neige rabattue, et O'Rourke ne pensant qu’à son histoire, dont il se débarrassait comme d’un poids. Toujours, en l’écoutant, je me le rappelle, je photographiais les lieux du coin de l’œil, conscient non de ce qu’il disait, mais du fait que nous étions là tous deux à Yorkville, ou dans Allen Street, ou dans Broadway. Toujours, il me semblait qu’il y avait quelque chose d’un peu fou dans tout ça, comme dans cette ardeur qu’il mettait à raconter ses banales histoires de meurtre au milieu de la plus grande pagaille architecturale que l’homme ait jamais mise debout. Pendant qu’il me parlait d’empreintes digitales, j’étais peut-être en train de photographier de l’œil un chapiteau ou une gouttière, saillant d’un petit bâtiment en brique rouge juste derrière son chapeau noir ; peut-être en étais-je à penser au jour où on avait posé cette gouttière, à me demander qui était le bonhomme qui l’avait dessinée, et pourquoi il lui avait donné cette laideur, pourquoi il l’avait faite si semblable à toutes ces pouilleries et ces pourritures de gouttières devant lesquelles nous étions passés en remontant de la rive droite à Harlem et au-delà, bien au-delà si je le voulais, au-delà de New York, au-delà du Mississippi, au-delà du Grand Canyon, du désert Mojave, partout où, en Amérique, on rencontre des bâtiments à l’usage de l’homme et de la femme. Il me paraissait complètement insensé que tous les jours de ma vie je dusse rester assis à écouter les histoires des autres, les tragédies banales de la misère et de la détresse, de l’amour et de la mort, du désir et de la désillusion.
Si, comme il arrivait, cinquante personnes au moins par jour venaient me voir, déversant chacune le récit de ses malheurs, si je devais écouter chacune d’elles en silence, « encaisser », il était naturel qu’à un certain point de ma route il me fallût me boucher les oreilles et me durcir le cœur. La plus minuscule des petites bouchées me suffisait amplement. J’aurais pu la mâcher et la digérer, des jours et des semaines. Et, cependant, j’étais contraint de demeurer là, de subir l’inondation, pour sortir le soir et « encaisser » encore, dormir en écoutant, rêver en écoutant. Ils ruisselaient vers moi de toutes les sources de l’univers, de toutes les couches de la société, parlant un millier de langues différentes, adorant des divinités différentes, régis par des lois et des coutumes différentes. Le récit du plus misérable d’entre eux eût rempli à lui seul un énorme volume, et pourtant si l’on avait transcrit leurs récits à tous, sans omettre un détail, on aurait pu comprimer le tout et le ramener à la dimension des dix commandements, l’enregistrer au dos d’un timbre-poste, comme le Pater noster. Chaque jour, on me distendait, on m’écartelait à tel point que j’aurais pu couvrir le monde entier de ma peau ; et demeuré seul, libéré de la contrainte d’écouter, je me ratatinais, guère plus gros qu’une tête d’épingle. Ma plus grande volupté, ô combien rare ! était de parcourir seul les rues… de parcourir les rues la nuit, sans personne en vue, et de méditer sur le silence qui m’entourait. Millions d’êtres gisant sur le dos, morts pour le monde, la bouche large ouverte, sans que rien d’autre n’émanât d’eux que des ronflements. Marcher au milieu de l’architecture la plus insensée qu’on eût inventée, se demander pourquoi et à quelle fin, se demander si chaque jour, de ces taudis misérables ou de ces palais magnifiques, il fallait vraiment que s’écoulât une armée d’hommes, brûlant de publier le récit de leurs malheurs. En une année, et je suis modeste, j’encaissais vingt-cinq mille récits ; en deux ans, cinquante mille ; quatre ans font cent mille ; dix ans de cette vie, je serais complètement dingue. Déjà, je connaissais assez de gens pour peupler une ville de bonne dimension. Et quelle ville, si seulement on pouvait les y rassembler tous ! Auraient-ils envie de gratte-ciel ? Voudraient-ils des musées ? des bibliothèques ? Construiraient-ils des égouts, des ponts, des pistes, des usines ? Fabriqueraient-ils les mêmes petites gouttières en zinc, toutes pareilles, interminablement, ad infinitum, de Batterey Park à Golden Bay ? J’en doute. Il n’y a que le fouet de la faim pour les remuer ainsi. Le ventre creux, l’éclat sauvage des yeux, la peur, la peur du pire, les chassant devant soi. L'un après l’autre, tous de même, éperonnés, poussés au désespoir, et de l’éperon et du fouet de la faim tirant la force de bâtir les gratte-ciel les plus orgueilleux, les cuirassés les plus redoutables, de fabriquer les aciers les plus fins, les dentelles les plus frivoles, les verreries les plus délicates. Marcher en compagnie d'O'Rourke, n’écouter que ces histoires de vol, d’incendie volontaire, de viol, d’homicide, c’était comme écouter un motif d’une grande symphonie ; et de même qu’on peut siffler un air de Bach en pensant à la femme avec laquelle on a envie de coucher, de même, écoutant O'Rourke, je pouvais penser au moment où il s’arrêterait de parler pour me dire : « Et si on cassait la croûte ? » Au milieu du meurtre le plus horrible, je pouvais penser au filet de porc que nous étions sûrs de trouver à tel endroit, un peu plus haut, et me demander en même temps quelle serait la garniture ce soir-là, et si je commanderais ensuite une tarte ou un gâteau à la crème. Il en allait de même quand il m’arrivait de temps à autre de coucher avec ma femme : pendant qu’elle geignait dans le patois de l’amour, je pouvais parfaitement me demander si elle avait pensé à vider le marc de la cafetière, parce qu’elle avait la mauvaise habitude de négliger ce genre d’affaire — je veux dire : l’important. Et le café frais était important — tout comme les œufs au lard. Si elle venait à être prise de nouveau, ce serait mauvais pour elle, grave même, en un sens ; mais le plus important de tout, c’était mon café matinal, frais moulu, avec l’odeur des œufs au lard. Je pouvais m’arranger des histoires de cœur brisé, d’avortement et de roman d’amour écourté, mais j’avais besoin de me caler le ventre pour reprendre le turbin, besoin de quelque chose de substantiel, qui me flattât l’appétit. J’éprouvais exactement ce qu’eût ressenti Jésus-Christ si on l’avait descendu de la croix sans lui permettre de mourir dans sa chair. Je suis sûr que le choc de la crucifixion aurait été si grand qu’il en serait resté frappé d’amnésie totale pour tout ce qui touche à l’humanité. Je suis sûr que, une fois ses blessures refermées, il se serait éperdument moqué des tribulations humaines, mais se serait précipité avec délice sur une tasse de café frais et une tranche de pain grillé, à supposer qu’il ait pu s’en procurer.
Quiconque, par excès d’amour, qui est une chose monstrueuse après tout, meurt de son malheur, naît à nouveau pour ne plus connaître ni amour ni haine, mais pour jouir. Et cette joie de vivre, parce qu’elle a été acquise contre nature, est un poison qui finit par vicier le monde entier. Tout ce qui naît au-delà des limites normales de la souffrance humaine agit à la façon du boomerang et rapporte avec soi la ruine. La nuit, les rues de New York reflètent l’image de la crucifixion et de la mort du Christ. Quand la neige est sur le sol et que règne l’extrême silence, il se dégage de la hideur des édifices de New York une musique d’une tristesse solennelle, d’un désespoir, d’une faillite, à vous ratatiner la chair. Pas une de ces pierres n’a été posée sur les autres avec amour ou révérence ; pas une de ces rues n’a été tracée pour la danse ou la joie. On a ajouté une chose à l’autre dans une sorte de mêlée confuse et folle, à seule fin de se remplir le ventre ; et les rues sentent les ventres creux, les ventres pleins, les ventres à demi pleins. Les rues sont pleines de l’odeur d’une faim qui n’a rien à voir avec l’amour ; elles sentent le ventre insatiable ; elles ont l’odeur des œuvres qui sont le fruit de ventres creux, et ces œuvres ne sont que vide absolu et néant.
Dans ce néant et ce vide, dans cette blancheur à zéro, j’ai appris à tirer plaisir d’un sandwich ou d’un bouton de col. Je pouvais étudier une gouttière ou un chapiteau avec la plus vive curiosité, tout en feignant de prêter l’oreille au récit d’un malheur humain. Je peux me rappeler encore les dates inscrites sur certains édifices et le nom de l’architecte. Je peux me rappeler la température et la vitesse du vent, tandis que nous étions debout à l’angle de telle ou telle rue ; le récit qui allait avec, je l’ai oublié. Je peux me rappeler qu’alors même j’étais en train de me rappeler autre chose et je pourrais vous dire ce que j’étais en train de me rappeler, mais à quoi bon ? Il y avait en moi un homme qui était mort, et tout ce qui restait de lui, c’étaient ses souvenirs ; il y avait un autre homme qui était en vie, et celui-là était censé être moi, moi-même, mais il n’était en vie que comme un arbre peut l’être, ou un roc, ou une bête des champs. De même que la ville était devenue une énorme tombe où les hommes s’efforçaient, en luttant, de mériter une mort décente, de même ma vie à moi en venait à ressembler à une tombe que je bâtissais avec ma propre mort. Je me promenais dans une forêt de pierre, au centre de laquelle se tenait le chaos ; parfois en ce point mort et central, au cœur même du chaos, je dansais ou buvais jusqu’à en être complètement idiot, ou je faisais l’amour, me prenais d’amitié pour quelqu’un, tirais les plans d’une vie nouvelle ; mais tout n’était que chaos, pierre, désespoir, égarement. Jusqu’au jour où je rencontrerais une force assez puissante, un tourbillon qui m’arracherait à cette forêt de pierre et de folie, nulle vie ne serait possible pour moi, et je ne pourrais écrire la moindre page qui eût un sens. Peut-être, en lisant ceci, éprouve-t-on encore une impression de chaos ; mais ces lignes partent d’un centre bien vivant, et ce qu’elles peuvent avoir de chaotique n’est que périphérique, frange tangentielle, pour ainsi dire, d’un monde qui ne m’intéresse plus. Il y a quelques mois encore, je me tenais dans les rues de New York, regardant autour de moi comme il y a bien des années ; je me retrouvais examinant l’architecture, examinant les moindres détails que seul peut saisir un œil disloqué. Mais cette fois c’était comme si j’étais tombé de Mars : « Quelle race d’hommes est-ce là ? me demandais-je. Qu’est-ce que tout cela signifie ? » Et je n’avais pas le moindre souvenir de mes souffrances ni de la vie qui s’était en allée dans le caniveau ; rien ne comptait, que le fait que j’étais là, regardant un monde étrange et incompréhensible, un monde si éloigné de moi que j’avais le sentiment d’appartenir à une autre planète. Du faîte de l’Empire State Building, je contemplai, une nuit, la grande ville que je connaissais bien au ras du sol, et je les voyais dans leur vraie perspective, les fourmis humaines en compagnie desquelles j’avais rampé, la vermine humaine avec laquelle je m’étais battu. Elles se traînaient à une vitesse d’escargot, chacune d’elles accomplissant sans nul doute sa destinée de microcosme. Dans la stérilité de leur désespoir, elles avaient engendré cet édifice colossal, leur orgueil, leur bravade. Et du toit suprême de l’édifice colossal dégringolait toute une cascade continue de cages où les canaris prisonniers sifflaient leur idiote chanson. À la cime même de leurs ambitions, elles avaient accroché ces petits êtres, minuscules comme des points, qui sifflaient, sifflaient à perdre haleine leur chant d’amour pour cette chère petite vie. Dans cent ans, me disais-je, peut-être mettrait-on en cage des êtres humains vivants, des types bien gais et bien fous qui chanteraient le monde futur. Peut-être fabriquerait-on une race d’hommes siffleurs qui siffleraient pendant que les autres travailleraient. Peut-être dans chaque cage y aurait-il un poète ou un musicien, pour que la vie d’en bas puisse continuer à couler sans obstacle, fondue dans la pierre, fondue dans la forêt, criarde, ruisselante de petites rides chaotiques, vide et néant. Et dans mille ans peut-être seraient-ils tous fous, travailleurs et poètes de même, et tout retomberait en ruine comme maintes et maintes fois déjà. Mille ans encore, ou cinq mille, dix mille, et à l’endroit même où je me tenais à ce moment-là, dominant ce spectacle, peut-être un jeune garçon ouvrirait-il un livre dans une langue inconnue et lirait-il l’histoire de cette vie qui passait, d’une vie que l’auteur de ce livre n’aurait jamais connue d’expérience, une vie dont la forme et le rythme ne seraient que déduction, avec un commencement et une fin ; et l’enfant, en refermant le livre, se dirait : « Quelle race magnifique, que ces Américains ! Et quelle vie merveilleuse devait être celle de ce continent aujourd’hui désert ! » Mais aucune race à venir, sauf peut-être celle des poètes aveugles, ne sera jamais capable d’imaginer la marmite bouillante, le chaos où aura été concoctée cette histoire à venir.
Le chaos ! Un chaos hurleur ! Pas besoin de choisir tel ou tel jour. N’importe quel jour de ma vie, là-bas, loin derrière, ferait l’affaire. Chaque jour de ma vie, de mon minuscule microcosme de vie, reflétait le chaos extérieur. Voyons un peu, quand j’y pense… 7 h 30, réveille-matin. Je ne bondissais pas du lit. Je restais au lit jusqu’à 8 h 30, tâchant de rabioter encore un peu de sommeil. Dormir — comment pouvais-je dormir ? Tout au fond de ma tête, il y avait l’image du bureau où j'aurais dû être déjà rendu. Je pouvais voir Hymie, arrivant à 8 heures juste, le standard résonnant de tous côtés de demandes de renfort, les gens en quête d’emploi escaladant le large escalier de bois, la forte odeur de camphre s’échappant du vestiaire. À quoi bon se lever pour répéter les sottes simagrées de la veille ? Aussi vite que j’engageais les gens, ils me faussaient compagnie. M’écouillant à la peine, sans même une chemise propre à me mettre. Tous les lundis ma femme me remettait mon argent pour la semaine — tickets de métro et déjeuners. Je lui devais toujours de l’argent, comme elle en devait à l’épicier, au boucher, au propriétaire et le reste. Tant pis pour la barbe — pas le temps de me raser. J’enfile la chemise déchirée, j’engloutis le petit déjeuner et j’emprunte la menue monnaie du métro. Si ma femme est de mauvaise humeur, j’escroque le fric au marchand de journaux de la station de métro. J’arrive au bureau hors d’haleine, une heure de retard, douze coups de téléphone à donner avant même de pouvoir recevoir le moindre postulant. Pendant que je donne un coup de téléphone, il y a trois appels qui attendent ma réponse. Je jongle avec deux appareils à la fois. Le standard bourdonne. Hymie taille ses crayons entre deux appels, Mc Govern, le portier, est debout près de moi prêt à me glisser un mot de bon conseil à propos d’un postulant, probablement un filou qui essaie de revenir en se faufilant sous un faux nom. Derrière moi, les fiches et les registres contenant les noms de tous les candidats qui sont passés par la boîte. Les mauvais ont droit à une étoile à l’encre rouge ; certains d’entre eux ont jusqu’à six fausses identités en plus de leur nom véritable. Pendant ce temps, la pièce grouille comme une ruche. Elle pue, la pièce : la sueur, les pieds sales, les vieux uniformes, le camphre, le lysol, les haleines fétides. La moitié des postulants devront s’en retourner bredouilles — non que nous n’ayons besoin d’eux, mais même dans les pires circonstances ils ne feront jamais l’affaire. L'homme qui est debout devant mon bureau, s’appuyant au comptoir, mains paralysées, œil chassieux, est un ancien maire de New York. Il a soixante-dix ans ; accepterait n’importe quoi. Il a de belles lettres de recommandation, mais nous ne pouvons prendre personne au-dessus de quarante-cinq ans. À New York, quarante-cinq ans, c’est la ligne de flottaison. Le téléphone sonne ; voix sucrée de secrétaire de la YMCA. Ne pourrais-je faire une exception en faveur d’un jeune garçon qui est dans son bureau en ce moment un jeune garçon qui a passé un an environ en maison de redressement. Motif ? Voulait violer sa sœur. Italien, bien entendu. Mon adjoint O'Mara est en train d’appliquer le troisième degré à un candidat qu’il soupçonne d’être épileptique. Il finit par réussir et pour faire bon poids le garçon pique une crise au beau milieu du bureau. Une femme s’évanouit. Une autre, splendide, jeune, le cou orné d’une magnifique fourrure, essaie de me persuader de l’engager. Une putain de bout en bout, et je sais que si je l’engage il m’en coûtera cher. Elle désire travailler dans un certain immeuble des quartiers riches — parce que c’est près de chez elle, dit-elle. Bientôt l’heure d’aller déjeuner ; quelques copains commencent à s’amener. Ils s’assoient à l’alentour, me regardant travailler, comme s’ils étaient au music-hall. Entre Kronski, l’étudiant en médecine ; il m’annonce qu’un des garçons que je viens justement d’engager a la maladie de Parkinson. J’ai été si occupé que je n’ai pas eu une seule chance d’aller aux W-C. Tous les manipulateurs, tous les directeurs souffrent d’hémorroïdes, selon O'Rourke. Lui-même se fait faire des massages électriques depuis ces deux dernières années, peine perdue. Déjeuner. Six à table. Quelqu’un devra payer pour moi comme d’habitude. Nous engloutissons le tout et rentrons à toute vitesse. Encore des coups de téléphone à donner, encore des postulants à recevoir. Le vice-président fait un foin du diable parce que nous ne pouvons maintenir les effectifs à la normale. Tous les journaux de New York et de l’État dans un rayon de vingt milles publient de longues annonces réclamant du renfort. Dans toutes les écoles, on fait le racolage pour trouver des télégraphistes à la demi-journée. On a fait appel à tous les bureaux de charité, à toutes les sociétés d’aide. Mais les télégraphistes tombent comme des mouches. Certains ne tiennent même pas une heure. C'est un véritable moulin à farine humaine. Et le plus triste de tout c’est que tout cela est parfaitement inutile. Mais ce n’est pas mon affaire. Mon affaire c’est d’agir ou de mourir, comme dit Kipling. Je bouche les trous sans relâche, une victime après l’autre, le téléphone sonnant à devenir fou, la pièce de plus en plus affreuse de puanteur, les vides de plus en plus grands dans les rangs. Chacun de ces types est un être humain qui mendie une croûte de pain ; je connais sa taille, son poids, sa couleur, religion, éducation, expérience, etc. Tout cela s’en va dans un énorme registre pour y être classé alphabétiquement et chronologiquement. Noms et dates. Empreintes digitales, pourquoi pas ? si nous en avions le temps. Pour que quoi ? Pour que le peuple américain puisse bénéficier du moyen de communication le plus rapide que connaisse l’homme, pour qu’on puisse vendre plus vite les marchandises, pour que dans l’instant où vous tombez raide mort dans la rue votre parent le plus proche puisse être immédiatement avisé, c’est-à-dire dans le délai d’une heure, à moins que le télégraphiste à qui on avait confié le télégramme ne décide de balancer l’emploi avec tout le paquet de télégrammes dans la première poubelle venue. Vingt millions de télégrammes spéciaux de Noël, en blanc, tous vous souhaitant un Joyeux Noël et une Bonne Nouvelle Année, de la part des directeurs, président et vice-président de la Kosmodemonic Telegraph Compagny ; peut-être a-t-on écrit sur le télégramme « mère mourante, venir de suite », mais l’employé de bureau a bien trop à faire pour remarquer le texte et si vous engagez des poursuites en dommages-intérêts, dommages-intérêts d’ordre spirituel s’entend, il y a un service légal officiel spécialement dressé pour faire face à de tels cas et vous pouvez être sûr en conséquence que votre mère mourra et que vous passerez un Joyeux Noël et une Bonne Nouvelle Année de toute façon. Naturellement, l’employé de bureau sera saqué, et au bout d’un mois environ on le verra revenir, demandant à entrer comme porteur, et on le prendra, et on lui donnera un service de nuit du côté des docks où personne ne le reconnaîtra, et sa femme viendra avec les mômes pour remercier le directeur général, ou pourquoi pas le vice-président lui-même, de leur grande bonté et de leur considération. Et puis, un jour, tout le monde sera cordialement surpris d’apprendre que ledit télégraphiste est parti avec la caisse et on priera O'Rourke de prendre le train de nuit pour Cleveland ou Detroit afin de retrouver sa trace, dût-il en coûter 10 000 dollars. Ensuite le vice-président publiera une décision aux termes de laquelle aucun Juif ne doit être engagé, mais au bout de trois ou quatre jours, il lâchera un peu la laisse vu qu’il n’y a d’autres postulants que juifs. Et parce que tout devient si difficile et le matériel humain si rare, me voilà sur le point d’engager un nain de cirque, et ce serait chose faite s’il ne se mettait tout à coup à fondre en larmes et à m’avouer qu’il n’est pas mâle mais femelle. Et pour tout arranger voilà que Valeska prend « la chose » sous son aile, emmène « la chose » chez elle ce soir-là, et sous prétexte de sympathie soumet « la chose » à un examen approfondi, jusques et y compris une exploration vaginale en se servant de l’index droit. Et voilà mon nain qui s’excite et puis qui finit par devenir très jaloux ; quelle journée ! quelle journée ! et rentrant chez moi je me cogne dans la sœur d’un de mes amis et elle insiste pour m’emmener dîner. Après le dîner nous allons au cinéma et dans le noir nous commençons à faire joujou et finalement les choses en viennent au point que nous quittons le cinéma pour retourner au bureau où je l’étale sur la table à dessus de zinc dans le vestiaire. Et quand je rentre à la maison, peu après minuit, il y a un coup de téléphone de Valeska qui veut que je saute dans le métro immédiatement et que j’accoure chez elle, très très urgent. C'est un voyage d’une heure et je suis crevé, mais elle a dit que c’était urgent, donc en route. Et quand j’arrive là, je trouve sa cousine, jeune femme plutôt plaisante qui, à l’en croire, sort d’une liaison avec un étrange type parce qu’elle en avait assez d’être vierge. Et alors, y a-t-il de quoi faire une histoire ? Mais c’est que dans son ardeur elle a oublié de prendre les précautions élémentaires et peut-être bien maintenant qu’elle est enceinte — alors ? Elles voudraient savoir ce que je pense qu’il faille faire et je dis : « Rien. » Sur quoi Valeska me tire à part et me demande si ça me serait égal de coucher avec sa cousine, histoire de l’affranchir, censément, de façon que ce genre d’histoire ne vienne pas à se répéter. Tout cela était complètement loufoque et nous nous tordions comme des dingues ; et puis nous nous mîmes à boire — la seule boisson qu’il y eût dans la maison, c’était du kummel et il n’en fallut pas beaucoup pour nous faire rouler sous la table. Et alors l’affaire devint encore plus loufoque, parce que toutes les deux se mirent à me caresser tout en s’empêchant l’une l’autre de me faire quoi que ce soit d’autre. Résultat : je les déshabillai toutes les deux et les fourrai au lit où elles s’endormirent dans les bras l’une de l’autre. Et quand je sortis, vers cinq heures du matin, je m’aperçus que je n’avais pas un centime en poche et j’essayai d’emprunter quelques francs à un chauffeur de taxi, mais rien à faire, alors en fin de compte j’ôtai mon pardessus qui était doublé de fourrure et le donnai au chauffeur — pour quelques sous. De retour à la maison, je trouvai ma femme tout éveillée et horriblement vexée de mon absence prolongée. D’où violente discussion au bout de quoi, perdant patience, je lui refile un gnon, et la voilà qui tombe par terre et se met à pleurer et à sangloter, et alors la gosse se réveille et prend peur en entendant ma femme qui pousse des gueulements, et elle se met à hurler elle aussi à pleins poumons. La fille de l’étage au-dessus descend en courant voir de quoi il retourne. Elle est en kimono et ses cheveux défaits lui tombent dans le dos. Sous le coup de l’émotion, elle se serre contre moi, et les choses se passent sans qu’aucun de nous deux l’ait cherché. Nous mettons ma femme au lit, une serviette humide autour du front, et pendant que la fille de l’étage au-dessus se tient penchée sur elle, je lui rentre dedans, et elle reste là un bon moment à raconter à l’autre des tas d’histoires à dormir debout, mais qui la calment. Pour finir, je grimpe dans le lit à côté de ma femme, et, à ma profonde stupéfaction, elle se met à se pelotonner contre moi, et, sans mot dire, nous voilà vissés l’un à l’autre, et nous demeurons ainsi jusqu’à l’aube. Je devrais être éreinté, au lieu de quoi je suis tout réveillé, et, allongé à côté d’elle, je tire des plans pour la journée : je me rendrai libre et j’irai faire un tour chez la putain à la belle fourrure à laquelle j’ai parlé un peu plus tôt dans la journée. Après quoi je me prends à penser à une autre femme, celle d’un ami, qui m’a toujours reproché mon indifférence. Et l’une entraîne l’autre — toutes celles que j’ai enfilées pour une raison ou pour une autre — jusqu’à ce qu’enfin je m’endorme à poings fermés, et au milieu de mon sommeil je tire un coup à blanc. À 7 h 30 réveille-matin comme d’habitude, et, comme d’habitude, je jette un œil sur ma chemise déchirée qui pend à la chaise, et je me dis : « À quoi bon ! » et me retourne. À huit heures, téléphone, Hymie. « Mieux vaut vous ramener en vitesse, dit-il, parce qu’une grève a éclaté… » Ainsi en allait-il, jour après jour, sans la moindre raison, sauf que le pays entier était siphonné ; ce que je rapporte ici se passait partout de même, à une plus ou moins grande échelle, mais de même strictement et partout, parce que tout n’était que chaos et non-sens.
Il en fut donc ainsi, jour après jour, durant près de cinq bonnes années. Le continent même était perpétuellement ravagé par les cyclones, les tornades, les raz de marée, les inondations, les sécheresses, les tempêtes de neige, les vagues de chaleur, les épidémies, les grèves, les attentats, les meurtres, les suicides… fièvre et tourment continuels, éruption, tourbillon. Je ressemblais à un homme perché dans un phare : en bas, le déchaînement des vagues, les rochers, les récifs, les épaves des flottes naufragées. Je pouvais tirer le signal d’alarme, mais il était hors de mon pouvoir de détourner la catastrophe. Je respirais le danger et la catastrophe. Par moments, la sensation que j’en avais était si forte que je crachais le feu par les narines. Je mourais d’envie de me libérer de tout cela, et pourtant je cédais à une irrésistible attraction. J’étais à la fois violence et inertie. Pareil au phare lui-même — sûr de moi au milieu de la tempête la plus violente. Sous mes pieds je sentais la fermeté du roc, de cette même table rocheuse sur laquelle se cabraient les gratte-ciel géants. Les fondations s’enfonçaient profondément dans le sol et l’armature de mon corps était d’acier rivé à chaud. Surtout j’étais un œil, un énorme projecteur balayant les horizons lointains et tournant sans cesse, sans merci. Cet œil large ouvert semblait dans son éveil avoir endormi toutes mes autres facultés ; je mettais mon énergie entière dans mon effort pour voir, pour ne rien perdre du drame de ce monde.
Mon ardent désir de destruction n’était qu’une façon de souhaiter la mort de cet œil. De toutes mes forces j’attendais un tremblement de terre, un cataclysme naturel qui engloutirait le phare dans la mer. J’aspirais à une métamorphose, je voulais devenir poisson, léviathan, torpilleur. J’attendais que la terre s’ouvrît pour dévorer toutes choses dans l’énorme bâillement d’un gouffre.
Ardemment j’attendais le jour où je verrais la grande ville ensevelie à des toises de profondeur dans le sein de la mer. Le jour où je serais assis dans une caverne, en train de lire à la chandelle. Où cet œil s’éteindrait pour me laisser enfin une chance de connaître mon corps, mes désirs. Où je serais seul, seul pendant mille ans, pour méditer sur tout ce que j’avais vu et entendu — seul pour oublier. Ardemment je désirais quelque chose de cette terre qui ne portât pas la marque de fabrique de l’homme, quelque chose qui eût absolument divorcé d’avec l’homme dont j’étais sursaturé jusqu’à la nausée. Quelque chose de purement terrestre, absolument dénué d’idée. Ardemment j’attendais le jour où je sentirais le sang refluer en courant dans mes veines, fût-ce au prix de l’anéantissement. Où j’expulserais de mon organisme la lumière et la pierre. Où je retrouverais la noire fécondité de la nature, le puits profond du sein maternel, le silence, ou encore les lapements des eaux ténébreuses de la mort. Ardemment j’aurais voulu appartenir à cette nuit qu’illuminait l’œil sans remords, nuit diaprée d’astres et de comètes à trame. Appartenir au silence de la nuit, à son effroi, à cet énorme mélange de mutisme et d’éloquence. Ne plus parler, ne plus écouter, ne plus penser. Être englobé et encerclé, en même temps qu’englober et encercler. Plus de pitié, plus de tendresse. Ne plus être homme qu’à la façon terrestre, comme la plante, l’asticot, le ruisseau. Être défait, débarrassé de la lumière et de la pierre, changeant comme la molécule, durable comme l’atome, sans cœur comme la terre elle-même.
Une semaine environ avant le suicide de Valeska, le hasard me fit tomber sur Mara. Les huit ou quinze jours qui précédèrent cet événement furent un véritable cauchemar. Morts subites en série et bizarres rencontres féminines. En tête s’inscrit Pauline Janowski, petite Juive de seize ou dix-sept ans, sans foyer, sans amis, sans famille. Elle se présenta au bureau, en quête de travail. Nous allions fermer ; je n’eus pas le courage de la mettre purement et simplement à la porte. Dieu sait pourquoi, la fantaisie me prit de l’emmener dîner à la maison et, si possible, de persuader ma femme de lui donner asile pour quelque temps. Elle avait une passion pour Balzac, qui me séduisit. Tout le long du chemin, elle ne cessa de me parler des Illusions perdues. Le métro était archicomble ; nous étions si serrés l’un contre l’autre que peu importait le sujet de notre conversation : nous n’avions tous deux qu’une seule et même idée. Naturellement, ma femme fut stupéfaite de me voir arriver en compagnie d’une belle fille. Son accueil fut poli et courtois, mais glacial, et je compris immédiatement qu’il était inutile de poser la question du gîte. Au maximum, elle resterait à table avec nous, le temps du dîner ; ce qu’elle fit. Le repas terminé, elle s’excusa aussitôt : elle allait au cinéma. La fille se mit à pleurer. Nous étions l’un et l’autre encore attablés, des piles d’assiettes devant nous. Je me levai, m’approchai d’elle et la pris dans mes bras. J’étais sincèrement navré et perplexe, ne sachant que faire pour elle, quand la voilà tout à coup qui me jette les bras autour du cou et se met à m’embrasser passionnément. Nous demeurâmes un bon moment debout, aux bras l’un de l’autre, puis je me dis que non, c’était criminel, et de plus, pour peu que ma femme eût fait semblant d’aller au cinéma, pour peu qu’elle se ramenât d’une minute à l’autre… Je dis à la petite de se remettre, nous allions prendre le tram et faire un tour. La tirelire de ma gosse était sur la cheminée ; je l’emportai dans les cabinets où je la vidai sans bruit. Elle ne contenait guère plus de soixante-quinze cents. Nous prîmes un tram qui menait à la plage. Nous finîmes par dénicher un coin solitaire où nous coucher dans le sable. Ses élans passionnés avaient atteint un tel degré d’hystérie qu’il n’y avait plus rien à faire que d’y passer. Tout d’abord je crus qu’elle m’en voudrait, quand ce fut fini ; mais non. Nous demeurâmes allongés un moment, puis elle se remit à parler de Balzac. Apparemment elle aussi voulait être écrivain. Je lui demandai ce qu’elle comptait faire. Elle n’en avait pas la moindre idée. Lorsque nous nous relevâmes pour partir, elle me pria de la conduire jusqu’à la grand-route : elle pensait se rendre à Cleveland ou quelque autre ville dans ce goût. Il était minuit passé quand je la laissai devant un poste d’essence. Il lui restait environ trente-cinq cents dans son porte-monnaie. Sur le chemin du retour, je me pris à traiter ma femme de tous les noms, lui reprochant sa saloperie et son manque de générosité. Bon Dieu ! si seulement c’était elle que j’avais laissée ainsi, sur la grand-route, sans savoir où aller ! J’étais sûr qu’à mon retour elle ne mentionnerait même pas le nom de la fille.
De retour à la maison, je la trouvai qui m’attendait. Je crus qu’elle allait encore me faire une scène. Mais non, elle était restée debout à cause d’un message important d'O'Rourke... Il fallait que je l’appelle d’urgence dès mon retour. Je décidai cependant de ne pas rappeler. Je décidai de me déshabiller et de me coucher. Je venais de m’installer bien confortablement, quand le téléphone se mit à sonner. C'était O'Rourke. Un télégramme était arrivé pour moi au bureau : il voulait savoir s’il devait l’ouvrir et me le lire. « Naturellement », lui dis-je. Le télégramme était signé Monica. Il venait de Buffalo. Disait qu’elle arriverait Grande Gare Centrale le lendemain matin, accompagnant le corps de sa mère. Je remerciai O'Rourke et retournai me coucher. Ma femme était muette. Et moi, allongé, me demandant que faire. Si je me rendais à la requête de Monica, cela signifiait qu’automatiquement tout recommencerait. Et ce au moment même où je remerciais les astres de m’avoir débarrassé d’elle. Et la voilà qui rappliquait, en compagnie du corps de sa mère. Pleurs et réconciliation. Non, perspective sans charme. Et si je n’y allais pas ? Après tout il ne manque jamais de volontaires pour s’occuper d’un macchabée. Surtout si l’orpheline est une jeune et charmante blonde aux yeux bleus pétillants. Peut-être reprendrait-elle sa place de serveuse au restaurant ? Si elle n’avait pas su le grec et le latin, jamais je ne me serais embarrassé d’elle. Mais la curiosité avait été la plus forte. Et puis elle était si diablement pauvre — c’était une autre raison pour ne pas résister. À la rigueur, cela aurait pu marcher, si ses mains n’avaient senti le graillon. C'était la mouche dans le verre de lait, ces mains graillonneuses. Je me souviens du soir où nous fîmes connaissance. Nous étions allés faire un tour dans le parc. Elle était ravissante et alerte, et intelligente. C'était précisément l’époque des jupes courtes ; la mode était tout à son avantage. J’allais au restaurant tous les soirs, pour le seul plaisir de la voir se mouvoir et se pencher en servant les plats, ou se baisser pour ramasser une fourchette. Elle avait de belles jambes et des yeux qui charmaient ; ajoutez-y une phrase merveilleuse sur Homère ; joignez au porc et à la choucroute un vers de Sapho, les conjugaisons latines, les odes de Pindare, et peut-être, au dessert, le Rubâyat ou Cynara... Mais les mains graillonneuses, le lit défait et sentant le rance, dans la pension qui donnait sur la place du Marché, pouah ! quelle nausée ! Plus je me dérobais, plus elle se faisait collante. Lettres, dix feuillets bien tassés sur l’amour, notes et renvois en bas de page sur Ainsi parlait Zarathoustra. Et tout à coup, plus rien, silence, et moi qui me félicitais cordialement. Non, je ne pouvais me décider à me prendre par la main et à aller l’attendre à la Grande Gare Centrale le lendemain matin. Je levai l’ancre et m’endormis à poings fermés. Le matin venu, je ferais téléphoner au bureau par ma femme que j’étais souffrant. Il y avait plus d’une semaine que ça ne m’était arrivé — il était temps que je ne me sentisse pas bien.
À midi, je retrouve Kronski, qui m’attendait devant le bureau. Il veut que je déjeune avec lui… tient à me faire rencontrer une jeune Égyptienne. En fait, quand je la vois, elle est juive, mais elle vient d’Égypte et ressemble à une Égyptienne. Elle se prête au travail à chaud, et nous ne sommes pas longs à nous y mettre, lui et moi. Étant censément souffrant, je décide de ne pas rentrer au bureau, mais d’aller me balader sur la rive droite. Kronski se chargera de me couvrir. Nous serrons la main de l’Égyptienne et partons chacun de notre côté. Je descends vers la rivière, en quête de fraîcheur, cessant presque immédiatement de penser à la fille, et m’assieds au bout d’une jetée, les jambes pendant au-dessus des amarres. Un chaland passe, chargé de briques rouges. Brusquement, je me souviens de Monica ; Monica débarquant à la Grande Gare Centrale en compagnie d’un macchabée. Bagage accompagné, New York, un macchabée, un ! L'idée me paraît si saugrenue, si grotesque que j’éclate de rire. Qu’en a-t-elle fait, de son macchabée ? L’a-t-elle retiré ou laissé sur une voie de garage ? Il y a toute chance, à l’heure qu’il est, qu’elle soit en train de m’envoyer à tous les diables. Je me demande ce qu’elle penserait vraiment si elle pouvait me voir assis sur ce dock, les jambes pendant au-dessus des amarres… Il faisait chaud et lourd, malgré la brise qui soufflait de la rivière. Bientôt je somnolai. À demi assoupi, le souvenir de Pauline me revient à l’esprit. Je me la figurais, marchant sur la grand-route, agitant sa main levée de temps à autre. Brave gosse, sans nul doute. Drôle, quand je pense qu’il avait l’air de lui être égal d’être prise. Peut-être était-elle si désespérée que ça n’avait plus pour elle la moindre importance. Et Balzac ! Pouvait-on trouver plus saugrenu que ça ? Pourquoi Balzac ? Après tout, c’était son affaire. De toute façon, elle avait de quoi manger et tenir jusqu’au prochain type qu’elle rencontrerait. Mais songer que cette môme a des ambitions d’écrivain ! Pourquoi pas, mon Dieu ? À chacun ses illusions. Monica, elle aussi, voulait être écrivain. Comme tout le monde, pourquoi pas ? Écrivain ! Quelle vanité !
Je m’assoupis… J’avais une érection quand je m’éveillai. Le soleil brûlait, semblant donner en plein sur ma braguette. Debout, je me passai un peu d’eau fraîche sur la figure à une fontaine. Il faisait toujours aussi chaud et lourd. L'asphalte était mou comme une bouillie de gaude, les mouches piquaient, les ordures pourrissaient dans le caniveau. J’errai parmi les chariots et les voitures à bras, promenant à l’entour un regard vide. Une sorte de regret me tenait, un désir attardé qui ne me quittait pas, sans objet défini. Ce ne fut qu’au retour, parvenu à la Seconde Avenue, que je me souvins soudain de notre déjeuner et de la Juive-Égyptienne. Je me rappelai qu’elle avait dit demeurer au-dessus du Restaurant Russe, non loin de la Douzième Rue. Sans que j’eusse pourtant la moindre idée précise de ce que j’allais faire. Broutillant çà et là, histoire de tuer le temps. Ce qui n’empêchait que mes pas me portaient peu à peu vers le nord, en direction de la Quatorzième Rue. Parvenu à la hauteur du Restaurant Russe, je fis halte un instant, puis m’engouffrai dans l’escalier, quatre à quatre. La porte du vestibule d’entrée était ouverte. Je gravis rapidement deux étages, parcourant des yeux les noms des locataires inscrits sur les portes. Elle habitait au dernier étage ; il y avait le nom d’un homme au-dessous du sien. Je frappai doucement. Rien. Je recommençai, un peu plus fort. Cette fois, j’entendis bouger. Puis une voix, tout contre la porte, demandant qui était là, et le bouton, en même temps, qui tournait. Je poussai la porte et j’entrai, trébuchant, dans la pièce où l’on avait fait l’obscurité, butai dans elle, me retrouvai dans ses bras et la sentis nue sous son kimono entrouvert. J’avais dû la tirer d’un profond sommeil ; elle ne paraissait pas très bien savoir qui la tenait ainsi dans ses bras. Quand elle s’aperçut que c’était moi, elle voulut se dégager, mais je la serrais et me mis à l’embrasser passionnément ; en même temps, je la forçais à reculer vers le divan, près de la fenêtre. Elle bafouilla quelques mots au sujet de la porte qui était demeurée ouverte, mais je n’allais pas risquer de la voir me filer entre les mains. Je fis donc un léger détour, la poussant peu à peu vers la porte que je lui fis refermer d’un coup de reins. Je tournai moi-même la clé, de ma main libre, puis la ramenai au centre de la pièce et, de la même main libre, déboutonnai ma braguette, sortant l’instrument que je mis en batterie. Elle était si droguée de sommeil que j’avais l’impression de manœuvrer un automate. Il était clair aussi que l’idée de se faire baiser à demi endormie était loin de lui déplaire. Un seul ennui : chaque fois que je bougeais, elle s’éveillait un peu plus. Et à mesure que la conscience lui venait, elle s’effrayait aussi de plus en plus. Je me demandais comment m’y prendre pour la rendormir sans perdre l’occasion de la baiser un bon coup. Je m’arrangeai pour la basculer sur le divan sans perdre de terrain. Elle était chaude comme braise à présent et remuait et se tortillait comme une anguille. Dès l’instant que j’avais commencé à la malaxer, je ne crois pas qu’elle eût ouvert les yeux une seule fois. Je me répétais sans arrêt : « Je baise une Égyptienne… je baise une Égyptienne », et pour ne pas gicler immédiatement, je me mis délibérément à penser au macchabée que Monica avait traîné avec elle jusqu’à la Grande Gare Centrale, et aux trente-cinq cents qui restaient à Pauline quand je l’avais laissée au bord de la grand-route. Et puis pan ! un grand coup dans la porte, et elle qui ouvre tout grands les yeux et me regarde, au comble de la terreur. Je me mets en devoir de me retirer rapidement, mais à ma grande surprise, elle me retient de toutes ses forces. « Ne bougez pas, me souffle-t-elle à l’oreille, attendez ! » On cogne encore, et qu’est-ce que j'entends ? la voix de Kronski : « C'est moi, Thelma… moi, Izzy. » Sur quoi j’éclate presque de rire. Nous retombons dans une position naturelle ; elle referme doucement les yeux, et moi je me mets à remuer, allant venant dedans elle, gentiment, pour ne pas recommencer à la réveiller… Une des séances les plus extraordinaires que j’ai connues dans le genre. Je croyais que je n’en finirais plus… Chaque fois que je me sentais en danger de gicler, je cessais de remuer et me mettais à penser — par exemple, à l’endroit où je passerais mes vacances, si jamais j’en avais, ou au linge sale dans le tiroir de mon bureau, à la tache sur le tapis de la chambre à coucher, juste au pied du lit. Et Kronski, pendant ce temps, qui attendait toujours derrière la porte, Kronski debout, que j’entendais de temps à autre changer de position. Chaque fois qu’il rappelait ainsi sa présence et que je l’imaginais debout, de l’autre côté de la porte, j’asticotais un peu la fille, bon poids bonne mesure, et dans son demi-sommeil elle me répondait avec humour, comme si elle avait compris ce que voulait dire ce langage. Je n’osais pas me demander quelles pouvaient être ses pensées, sous peine de jouir immédiatement. Je frôlais parfois dangereusement la catastrophe, mais chaque fois j’avais recours avec succès au truc de Monica m’attendant à la Grande Gare Centrale avec son macchabée. Cette seule idée, dans sa drôlerie, me faisait l’effet d’une douche froide.
Quand ce fut fini, elle ouvrit grands les yeux, me regardant fixement comme si elle me voyait pour la première fois. Je ne savais que dire ; pas le moindre mot ; je n’avais qu’une idée : me tirer aussi vite que possible. Tout en faisant avec elle un semblant de toilette, je remarquai qu’on avait glissé une note sous la porte. C'était un mot de Kronski. On venait de conduire sa femme à l’hôpital, il s’y rendait et demandait à la fille de l’y retrouver. Je me sentis soulagé ; je pouvais filer sans discours inutile.
Le jour suivant, coup de téléphone de Kronski. Sa femme avait succombé sur la table d’opération. Ce soir-là, je rentrai dîner ; nous étions encore à table ; on sonne à la porte. C'était Kronski, debout devant la grille de l’entrée, apparemment au trente-sixième dessous. J’ai toujours eu beaucoup de mal à offrir des condoléances ; avec lui je m’en sentais totalement incapable. J’écoutais ma femme débiter ses phrases banales de sympathie attristée ; mon dégoût dépassait tout ce que j’avais jamais éprouvé. « Sortons d’ici », dis-je à Kronski.
Un temps, nous marchâmes dans le plus grand silence. Parvenus à l’entrée du parc, nous tournâmes, nous dirigeant vers les prairies. Il y avait un épais brouillard ; on ne voyait pas à un mètre devant soi. Nous avancions à la nage, pour ainsi dire. Tout à coup, il se mit à sangloter. Je m’arrêtai, détournant la tête. Quand j’eus le sentiment que c’était passé, je jetai un coup d’œil et l’aperçus qui m’examinait avec un étrange sourire. « C'est drôle, me dit-il, comme il est difficile d’admettre la mort. » À mon tour je souris et lui posant la main sur l'épaule : « Allez-y, lui dis-je, videz votre sac, jetez le lest. » Nous nous étions remis à fouler l’herbe, tournant en rond ; on eût dit que nous marchions au fond de la mer. Le brouillard s’était épaissi au point que j’avais peine à distinguer ses traits. Il parlait, débitant des folies d’une voix calme. « Ça devait arriver, je le savais, disait-il. C'était trop beau ; ça ne pouvait pas durer. » La veille du jour où elle était tombée malade, il avait rêvé, la nuit. Rêvé qu’il ne savait plus qui il était. « Je tournais, tournais en butant dans le noir, et en criant mon nom. Je me rappelle être arrivé à un pont et, me penchant pour regarder l’eau, je me voyais : j’étais en train de me noyer. Je me précipitais du haut du pont et, remontant à la surface, je voyais le corps d’Yetta qui flottait sous le pont. Elle était morte. » Puis s’arrêtant brusquement, il ajouta : « Vous étiez chez cette fille, hier, quand j’ai frappé, hein ? Je savais que vous y étiez ; je ne pouvais pas me décider à partir. Je savais aussi qu’Yetta était en train de mourir ; j’aurais voulu être auprès d’elle, mais j’avais peur d’y aller seul. » Je ne disais rien, le laissant poursuivre ses divagations. « La première fille que j’aie jamais aimée est morte ainsi déjà. J’étais gosse alors et ne pouvais me faire à cette idée. Toutes les nuits, j’allais au cimetière et m’asseyais près de sa tombe. On me prenait pour un fou. C'était vrai, je devais l’être. Hier, devant cette porte, d’un seul coup tout m’est revenu. Je me revoyais à Trenton, près de la tombe ; la sœur de celle que j’avais aimée était assise à côté de moi. Elle me disait que cela ne pouvait plus durer, que je deviendrais fou. En moi-même, je pensais que c’était déjà fait, que j’étais fou et, pour me le prouver, je décidai de faire acte de fou ; je lui dis : “Ce n’est pas elle que j’aime, c’est vous.” Je l’ai attirée contre moi et nous sommes demeurés couchés, à nous embrasser ; pour finir, je l’ai enfilée sur place, à côté de la tombe. Il faut croire que cela me guérit, car jamais je ne suis retourné au cimetière et j’avais complètement oublié la morte — jusqu’à hier, où je me suis retrouvé devant cette porte. Si j’avais pu vous tenir hier, je vous aurais étranglé. Je ne sais ce qui s’est passé en moi, mais il me semblait que vous aviez ouvert une tombe et que vous étiez en train de violer le cadavre de celle que j’avais aimée. Dingue, hein ? Et pourquoi suis-je venu chez vous ce soir ? Parce que je vous suis indifférent… parce que vous n’êtes pas juif et que je peux vous parler… parce que vous vous en fichez, et vous avez raison… Avez-vous jamais lu La Révolte des anges ? »
Nous avions atteint la piste cycliste qui fait le tour du parc. Les lumières du boulevard nageaient dans le brouillard. Je le regardai attentivement : de toute évidence, il ne savait plus ce qu’il disait. Étais-je capable de le faire rire ? Je craignais, à vrai dire, si j’y arrivais, qu’il ne lui fût impossible de s’arrêter. Je me mis donc à parler au hasard, d’Anatole France d’abord, puis d’autres écrivains et pour finir, sentant qu’il m’échappait, je branchai brusquement la conversation sur le général Ivolguine, ce qui eut le don de le faire rire, si je puis dire, car rire n’est pas le mot : il caquetait ; il s’échappait de ses lèvres un hideux caquetage, comme d’un coq qui a déjà la tête sur le billot. Ça le prit à tel point qu’il dut s’arrêter pour se tenir le ventre ; ses yeux ruisselaient de larmes et son caquetage s’entremêlait de sanglots effroyables, à fendre l’âme. « Je savais que vous me feriez du bien, lâcha-t-il enfin, après un dernier accès. J’ai toujours dit que vous n’étiez qu’un salaud de cinglé… Un fumier de Juif, voilà ce que vous êtes, sans le savoir… Et maintenant, allez-y, mon salaud, dites-moi tout : comment est-ce que ça a marché, hier ? Êtes-vous arrivé à vos fins ? Jusqu’au bout ? N’avais-je pas raison de dire qu’elle était bonne coucheuse ? Et savez-vous avec qui elle vit ? Vous avez une sacrée veine qu’il ne vous soit pas tombé dessus. Elle vit avec un poète russe — vous le connaissez, d’ailleurs. Je vous ai présenté à lui, un jour, au Café Royal. Mieux vaut qu’il ne vous trouve pas sur son chemin. Il vous écrabouillerait la cervelle… après quoi il écrirait un beau poème qu’il lui enverrait dans un bouquet de roses. Sans blague, elle, je l’ai rencontrée à Stelton, dans la colonie d’anarchistes. Son vieux était nihiliste. Toute la famille est dingue. À propos, vous feriez bien de vous méfier ; je voulais vous le dire l’autre jour, mais je n’aurais jamais cru que vous iriez aussi vite. Il se peut qu’elle ait la syphilis, vous savez. Je ne veux pas vous faire peur. Simplement, dans votre intérêt, j’aime mieux vous prévenir… »
Cette sortie paraissait lui avoir fait le plus grand bien. Il s’efforçait à présent de m’expliquer, à sa façon entortillée de Juif, qu’il m’aimait bien. Pour ce faire, il lui fallait commencer par démolir mon entourage — femme, emploi, amis, la « putain noire », comme il appelait Valeska, tout le monde y passait. « Je suis sûr qu’un jour vous serez un grand écrivain, me disait-il. Mais, ajoutait-il d’un air malin, il vous faudra d’abord souffrir un peu. Souffrir pour de bon ; vous n’avez pas encore idée de ce que peut signifier ce mot. Vous croyez seulement avoir souffert. Il faudra d’abord que vous tombiez amoureux d’une femme. Cette putain noire, par exemple… vous n’allez pas me faire croire que vous en êtes amoureux, hein ? Avez-vous jamais regardé, ce que j’appelle regardé, la paire de fesses qu’elle a… la superficie, je veux dire ? la surface croissante ? Dans cinq ans d’ici, elle aura tout de tante Jemima. Quel beau couple vous ferez, hein, traînant derrière vous une cordée de marmots ! Bon Dieu, je préférerais vous voir épouser une Juive. Vous n’aimeriez pas ça, je le sais, mais quel bien ça vous ferait. Ce dont vous avez besoin, c’est d’un élément d’équilibre. Vous gaspillez vos forces de tous côtés. Écoutez, pourquoi perdez-vous votre temps à cavaler ici et là avec ce ramassis de cons ? On dirait que vous avez le don de courir après le genre de types qu’il ne faut pas. Pourquoi ne pas vous lancer dans quelque chose d’utile ? Vous n’êtes pas à votre place dans ce métier — vous pourriez devenir un grand type, ailleurs. Un leader ouvrier, peut-être… je ne sais pas, moi. Mais la première chose à faire, c’est de liquider votre femme. Avec sa gueule en lame de rasoir ! Brr ! Quand je la regarde, j’ai envie de lui cracher à la figure… Je ne comprends pas comment un type de votre calibre a pu se marier avec une vache pareille. À quoi ça tenait-il — elle avait le feu aux ovaires, hein ? Écoutez bien ce que je dis : c’est ça qui vous travaille — le sexe, vous n’avez que ça en tête… Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Vous êtes intelligent, et passionné, et enthousiaste en plus… mais vous avez l’air de vous foutre de ce que vous faites et de tout ce qui peut vous arriver. S'il n’y avait pas en vous cette connerie de romantisme, je jurerais que vous êtes juif. Dans mon cas, c’est autre chose — je n’ai jamais eu de raison de croire en l’avenir. Mais vous, il y a quelque chose en vous — seulement vous avez trop la flemme pour que ça sorte. Écoutez, parfois, quand je vous entends parler, je me dis : “Si seulement ce type écrivait ce qu’il raconte !” Parole, vous seriez de taille à écrire un bouquin qui ne laisserait d’autre ressource à un gars comme Dreiser que de se pendre. Vous n’êtes pas de la même race que les Américains que je connais ; rien à voir, en quelque sorte, et c’est une rude chance que vous avez là. Un peu cinglé aussi — j’espère que je ne vous l’apprends pas. Mais dans le bon sens du terme. Écoutez : tout à l’heure, si quelqu’un d’autre que vous m’avait parlé comme vous l’avez fait, je l’aurais tué. Je crois que j’ai d’autant plus d’affection pour vous que vous ne vous souciez pas de me manifester de sympathie. J’ai mieux à faire que de rechercher votre sympathie. Si vous aviez eu pour moi ce soir un seul mot déplacé, je serais sans aucun doute fou à l’heure qu’il est. J’en suis sûr. Il s’en est fallu de ça. Quand vous avez commencé à parler du général Ivolguine, un instant j’ai pensé que ça y était, que j’étais foutu. C'est ça qui me fait dire qu’il y a quelque chose en vous… c’était rudement fort ! Et maintenant, j’ajouterai ceci — pour vous... si vous ne faites pas le rétablissement, je ne donne pas longtemps avant que vous soyez complètement dingue. Vous êtes rongé de l’intérieur. Je ne sais par quoi, mais on ne me la fait pas. Je vous connais de fond en comble. Quelque chose a jeté le grappin sur vous — quelque chose qui dépasse votre femme, votre boulot et même cette putain noire dont vous vous croyez amoureux. Parfois, je me dis que vous auriez dû naître en d’autres temps. Écoutez, je m’en voudrais de vous faire croire que je vous prends pour un dieu, mais il y a du vrai dans ce que je dis… si vous manquiez un peu moins de confiance en vous, vous seriez un grand type, le plus grand type de ce temps. Vous n’auriez même pas besoin d’écrire. Vous deviendriez une autre espèce de Christ, si je peux dire. Ne riez pas — c’est sérieux. Vous n’avez pas la moindre idée de ce dont vous êtes capable… vous êtes complètement aveugle à tout ce qui n’est pas votre désir. Vous ne savez pas ce que vous voulez. Et vous ne le savez pas parce que vous n’avez jamais pris le temps de penser. On se sert de vous ; vous laissez faire ; vous vous laissez posséder. Un fameux imbécile, un idiot, voilà ce que vous êtes. Si j’avais le dixième de ce que vous portez en vous, je mettrais le monde sens dessus dessous. Vous croyez que je déraille, hein ? Soit, mais écoutez-moi… Jamais je n’ai été plus raisonnable de ma vie. Quand je suis passé vous voir, ce soir, je me croyais à deux doigts du suicide. Peu importe que je me tue ou non. De toute façon, ça n’a plus beaucoup de sens à présent. Ce n’est pas ça qui me la rendra. J’étais marqué par la guigne en naissant. Où que j’aille, on dirait que je traîne avec moi le désastre. Mais je n’ai pas encore envie de clamecer… j’ai envie de faire un peu de bien au monde, d’abord. Ça peut vous paraître idiot, mais c’est la vérité. Je voudrais rendre service aux autres… »