Il s’arrêta net, me regardant encore, avec cette espèce de sourire étrange et blême. Le désespoir du Juif en qui, comme en tous ceux de la race, l’instinct vital est si fort que, même
quand il n’y a plus l’ombre d’un espoir, la force manque pour se tuer. Cette forme de désespoir m’était tout à fait étrangère. Je me disais à part moi : « Si seulement j’étais dans sa peau, et lui dans la mienne ! Parole, me supprimer serait un jeu ! » Et ce qui me paraissait plus fort que tout, c’était l’idée qu’il ne s’amuserait même pas à l’enterrement — l’enterrement de sa femme ! Dieu sait, les enterrements ne sont pas drôles, d’ordinaire ; mais une fois que c’est fini, c’est bien le diable si l’on n’a pas l’occasion de manger un brin, de vider un pot et de se régaler de quelques bonnes obscénités bien tassées, de quoi se secouer un peu le ventre. Peut-être étais-je alors trop jeune pour goûter la tristesse de telles cérémonies, bien que rien ne m’échappât, des hurlements ni des sanglots des gens. Mais ça n’avait pas beaucoup de sens pour moi, vu qu’après l’enterrement, quand on se retrouvait au bistrot, tout à côté du cimetière, la bonne humeur l’emportait sur les vêtements de deuil, et le crêpe, et les couronnes. Pour le gosse que j’étais alors, on avait l’air de s’efforcer d’établir une sorte de lien, de communion avec le défunt. Quelque chose qui rappelait un peu la manière égyptienne, quand j’y pense. Il fut un temps où je prenais les gens pour une bande d’hypocrites, sans plus. Rien de plus faux. C'étaient tout juste de braves Allemands, bien portants et stupides, ayant la passion vigoureuse de vivre. La mort les dépassait, si étrange que ce puisse être ; à s’en tenir à leurs discours, on aurait pu penser qu’elle était une de leurs préoccupations majeures ; en fait, ils n’en saisissaient pas le sens — pas comme les Juifs, par exemple. Ils parlaient de l’au-delà, sans y croire vraiment. Et si quelqu’un poussait le deuil jusqu’à languir et pâtir, ils le regardaient avec suspicion, comme on regarde un fou. Pour eux, le chagrin, comme la joie, avait ses limites ; telle était l’impression
qu’ils laissaient. Et parvenu à l’extrême limite, il fallait toujours se remplir l’estomac, à grand renfort de sandwichs au fromage de Hollande, de bière, de kummel et de cuisses de dinde s’il s’en trouvait. Ils pleuraient dans leurs pots de bière, comme des enfants. Et l’instant d’après ils riaient, riaient en se rappelant un travers du défunt. Même leur façon de se servir du verbe au passé avait un curieux effet sur moi. Le défunt n’était pas sous terre depuis une heure qu’ils disaient de lui : « Il était toujours de si bonne composition », comme si la personne en question était morte depuis mille ans, avait déjà pris place dans l’histoire, était devenu un héros du Nibelung. Le fait était que l’homme était mort, et bien mort pour toujours, et qu’eux, les vivants, étaient coupés de lui dans le présent comme dans l’éternité, et qu’il faut vivre et persister aujourd’hui comme demain, laver la vaisselle, préparer le souper ; et quand viendrait le tour du suivant il faudrait choisir un cercueil, et il y aurait contestation autour du testament, mais cela ferait partie de la routine quotidienne, et c’était péché que de perdre du temps à se lamenter et à pleurer, étant donné que Dieu, s’il existe, veut qu’il en soit ainsi et que nous autres, ici-bas, n’avons qu’à nous incliner. Passer outre aux limites fixées par Lui à la joie ou au chagrin était mal. Brandir la menace de la folie était le péché suprême. Leur sens animal de l’adaptation était vraiment formidable ; il eût constitué un spectacle extraordinaire s’il avait été réellement animal ; en fait, le spectacle était horrible quand on se rendait compte qu’il n’était le fait que d’une morne torpeur, d’une insensibilité proprement allemande. Et pourtant, je ne sais pourquoi, je préférais ces estomacs doués d’âme au chagrin à tête d’hydre du Juif. Au fond, je ne pouvais partager la douleur de Kronski il m’aurait fallu partager celle de toute la tribu. La
mort de sa femme n’était qu’un détail, un incident sans importance dans l’histoire de ses calamités. Il l’avait dit lui-même : il était marqué par la guigne à sa naissance. Il était né pour voir les choses tourner mal — parce que depuis cinq mille ans rien ne tournait rond dans le sang de la race. Ils venaient tous au monde avec cette espèce de ricanement de défaite et de désespoir moulé dans le visage ; ils quitteraient cette terre de même. Ils laissaient derrière eux une mauvaise odeur — poison, vomissure de chagrin. La puanteur qu’ils essayaient d’ôter de ce monde était celle-là même qu’ils y avaient apportée. Telles étaient mes pensées tandis que je l’écoutais. Je me sentais si bien, si propre intérieurement, qu’après l’avoir quitté, après avoir tourné dans une petite rue, je me mis à siffler et à chantonner. Puis je fus saisi d’une terrible envie de boire, et voilà que je me prends à me dire, dans mon meilleur patois irlandais : « Pour sûr, c’est une bonne goutte à boire qu’il te faudrait à présent mon gars. » Et ce disant j’entrai en butant dans le bistrot du coin, où je commandai un grand grès de bière bien écumante et un épais sandwich hambourgeois avec beaucoup d’oignons. J’engloutis une seconde chope que je fis suivre d’une goutte ou deux de cognac et je me dis à ma façon, qui est plutôt rude : « Si ce pauvre con n’a pas assez de cervelle pour s’amuser à l’enterrement de sa femme, tout le plaisir sera pour moi. » Et plus je remuais cette idée, plus je me sentais heureux, et s’il y avait en moi une parcelle de chagrin ou d’envie, cela tenait au seul fait que nous ne pouvions échanger notre sort, elle, pauvre feu l’âme juive, et moi parce que je ne pouvais rien comprendre à la mort, imbécile de goy que j’étais, et que c’était vraiment dommage de gaspiller tant d’âme au bénéfice de cette race qui savait trop à quoi s’en tenir et n’en avait nullement besoin. L'idée de la mort
finit par me griser à tel point que, dans mon hébétement d’ivrogne, je marmottai une prière à l’adresse de Dieu Très-Haut, l’invitant à me tuer cette nuit même : « Tuez-moi, Seigneur, que je sache enfin à quoi m’en tenir. » J’essayai de mon mieux, de mon fumier de mieux, de me figurer à quoi ça pouvait bien ressembler, de rendre l’âme ; rien à foutre. Le mieux que je pus faire, ce fut d’imiter le râle, ce qui me valut de m’étrangler ou peu s’en fallut, et me terrifia au point que je faillis chier dans ma culotte. De toute façon, cela n’avait rien de commun avec la mort. Tout au plus une sensation d’étouffement. La mort ressemblait bien plus à ce que nous avions éprouvé dans le parc : deux êtres marchant côte à côte dans le brouillard, durement coudoyés par les arbres, les buissons, sans mot dire. C'était un vide plus grand que celui qu’implique le nom même de la mort, et tel quel c’était bien : calme et digne, si l’on veut. Ce n’était pas la continuation de la vie, mais le saut dans le noir, sans aucun retour possible, pas même en tant que poussière. C'était là ce qu’il y avait de juste et de beau, me disais-je : pourquoi vouloir revenir en arrière ? L'essayer, c’est l’adopter pour toujours — vie
ou mort. Pile ou face, peu importe ; l’un vaut l’autre pour qui n’a pas parié. Certes, avaler sa salive de travers jusqu’à ce qu’on en crève n’a rien de drôle en soi — c’est même ce qu’il y a de plus désagréable au monde. D’ailleurs, on ne meurt pas toujours en s’étouffant. Il arrive qu’on passe durant le sommeil, paisiblement, doucement, comme un agneau. Le Seigneur vient vous prendre et vous emporte dans les plis de Son manteau, comme on dit. De toute façon, c’est la respiration qui cesse. Et pourquoi diable voudrait-on continuer à respirer jusqu’à la fin des temps ? Continuer à faire la même chose interminablement, ce serait une vraie torture. Pauvres cons d’humains que nous
sommes, l’idée que quelqu’un a trouvé moyen d’en sortir devrait nous remplir de joie. Nous ne faisons pas d’histoires, quand il s’agit de dormir. Un tiers de notre vie se passe à ronfler comme des rats ivres. Et après ? Y a-t-il là matière à tragédie ? Disons trois tiers de sommeil, à ronfler comme des rats ivres. Parole, si nous avions deux sous de bon sens, cette seule pensée nous ferait danser de joie ! Nous pourrions tous mourir, de notre belle mort, dès demain, sans douleur, sans souffrance — si nous avions le bon sens de profiter de nos remèdes. Le malheur est que nous ne voulons pas mourir. Sinon Dieu (comme toute la bagarre qui se livre aux étages supérieurs, dans cette poubelle en délire qu’est notre cervelle) n’aurait pas de raison d’être. Le général Ivolguine. Ce nom seul a suffi pour lui arracher un râle de coq à l’agonie… plus quelques hoquets sans larmes. J’aurais pu dire tout aussi bien : fromage de Hollande. Mais général Ivolguine avait un sens pour lui… un sens loufoque. Fromage de Hollande eût été trop simple, trop banal ; et pourtant tout n’est que fromage de Hollande, y compris ce pauvre ivrogne de général Ivolguine. Le général Ivolguine sort du fromage de Hollande dostoïevskien — marque de fabrique de l’auteur. Ce qui signifie : une certaine saveur, une certaine étiquette. Aussi le reconnaît-on à l’odorat, au goût. Mais de quoi est fait ce fromage de Hollande, marque général Ivolguine ? Ma foi, de la crème dont sont faits tous les fromages, c’est-à-dire d’un X, conséquemment d’une inconnue. Et conséquemment donc, encore ? Conséquemment rien… rien du tout. Point final — ou alors saut dans le noir, sans retour.
J’étais en train de retirer ma culotte quand je me souvins tout à coup de ce que l’autre salopard m’avait dit. Je regardai mon outil : il avait son air innocent de tous les jours. « Ne viens pas me raconter que tu as la vérole », dis-je, le
tenant à la main et le pressant un peu pour voir s’il en sortirait du pus. Non, tout bien considéré, il y avait peu de chance que j’attrapasse la vérole. Je n’étais pas né sous cette étoile. La chaude-pisse, oui, peut-être. Tout le monde l’attrape un jour ou l’autre. Mais la vérole, non ! Je savais qu’il eût souhaité que je l’eusse, à seule fin que j’apprisse réellement ce que c’était que la souffrance. Mais je me souciais peu de lui faire ce plaisir. De naissance j’étais un ballot de goy, un veinard de goy. Je bâillai. Ça sent encore tellement son sacré fromage de Hollande, cette histoire, que vérole ou pas vérole, me disais-je, si la garce en veut, j’y reviendrai bien encore un coup, après quoi rideau pour aujourd’hui. Mais il était clair que ma femme n’en voulait pas. Elle me tournait le cul. Je me bornai donc à rester étendu sans broncher, l’outil raidi contre ses fesses, et le lui mettant par télépathie. Ma foi, si profondément endormie qu’elle fût, le message dut lui parvenir, car je n’eus pas de mal à me faufiler par-derrière, ce qui m’épargna de voir son visage et me fut un sacré soulagement. En donnant le coup de sifflet du départ, je me dis : « Tout ça, vois-tu, mon gars, n’est que fromage, fromage de Hollande ; et maintenant demi-tour, ronflez… »
On eût dit qu’il n’en finirait plus, ce chant du sexe et de la mort. Dans l’après-midi du lendemain, coup de téléphone de ma femme, au bureau, pour m’annoncer que son amie Arline venait d’entrer dans un asile d’aliénés. Elles étaient liées d’amitié depuis le couvent, au Canada, où elles avaient étudié ensemble la musique et l’art de se masturber. J’avais fait leur connaissance à toutes, petit à petit, y compris sœur Antolina, qui portait un bandage herniaire et était apparemment grande prêtresse du culte de l’onanisme. Toutes, à tour de rôle, s’étaient pressées sur la poitrine de sœur
Antolina, un jour ou l’autre. Arline, avec sa gueule d’éclair au chocolat, n’était pas la première du groupe à entrer dans un asile d’aliénés. Je ne dis pas que c’était la masturbation qui les y conduisait, mais je suis sûr que l’atmosphère du couvent y était pour quelque chose. Elles étaient toutes gâtées dans l’œuf.
L'après-midi n’était pas terminé que mon vieil ami MacGregor entrait dans mon bureau. Il avait son air triste et solennel de toujours et comme d’ordinaire se plaignit de l’âge qui venait, bien qu’il eût à peine dépassé la trentaine. Quand je lui parlai d’Arline il parut se réveiller un peu. Il s’était toujours douté qu’elle était détraquée, me dit-il. Pourquoi cela ? Parce qu’un soir où il avait voulu la prendre de force, elle s’était mise à pleurer comme une hystérique. C'était d’ailleurs moins les larmes que ce qu’elle racontait. Elle disait qu’elle avait péché contre le Saint-Esprit et qu’il lui faudrait expier en menant une vie de continence. Au souvenir de l’incident, lui-même se mit à rire à sa façon, qui est sans joie. « Je lui ai répondu — bon, bon, dispense-toi de faire ça, si ça ne te dit rien… mais prends-le-moi et tiens-le dans la main. Ma parole, à peine avais-je dit ces mots, j’ai cru qu’elle devenait complètement dingue. Elle m’accusa de vouloir salir son innocence — ni plus ni moins. En même temps elle empoignait mon truc à pleine main et serrait si fort que je faillis me trouver mal. Et le tout sans cesser de pleurer ni de remettre ça avec ses histoires de Saint-Esprit et d’“innocence”. Heureusement je me suis souvenu du remède que vous m’aviez indiqué un jour, et je lui ai envoyé une tape en pleine gueule. Magique ! Elle se calma en un instant, assez en tout cas pour me permettre de me glisser en douce, et alors commença pour de bon la rigolade. Vous est-il jamais arrivé de baiser une folle ? Non ? Ça
vaut le coup ! Je n’étais pas plus tôt entré qu’elle se mit à dérailler doucement. Je ne sais comment dire exactement ; on aurait cru qu’elle ne se rendait pas compte que j’étais en train de la baiser. Tenez : est-ce que vous avez jamais fait l’amour avec une femme qui, pendant ce temps-là, croquait une pomme ?… Non, eh bien, vous pouvez vous figurer l’effet ! En mille fois pire. À tel point que ça finit par me taper sur les nerfs et que je faillis me demander si moi aussi j’avais bien ma tête à moi… Mais minute, il y a mieux ; vous ne me croirez pas et c’est pourtant la vérité. Savez-vous ce qu’elle fit, après ? Elle me jeta les bras autour du cou et me remercia… Minute, c’est pas tout. Puis elle sortit du lit, et à deux genoux se mit à prier pour mon âme.
« Bon Dieu, mot pour mot je m’en souviens ! “Je vous en prie, Seigneur, faites que Mac soit meilleur chrétien”, disait-elle. Et moi, pendant ce temps-là, toujours dans le lit, avec mon truc tout ramolli, je l’écoutais, me demandant si j’étais éveillé ou si je rêvais. “Je vous en prie, Seigneur, faites que Mac soit meilleur chrétien !” Hein, qu’en dites-vous ?... Que faites-vous ce soir ? ajouta-t-il gaiement.
— Rien de particulier.
— Alors je vous emmène. J’ai une poule dont je veux que vous fassiez la connaissance… Paula. Je l’ai ramassée au Roseland, il y a quelques nuits. Rien d’une piquée, tout juste nymphomane. Je voudrais vous regarder danser avec elle. Rien que vous regarder… ce sera joyeux. Si vous ne mouillez pas votre pantalon quand elle se mettra à se tortiller, je veux bien me faire foutre. Allons, venez, fermez la boutique. Pas la peine de s’emmerder plus longtemps ici. »
Il nous restait pas mal de temps à tuer avant d’aller au Roseland, ce qui fit que nous entrâmes dans un petit bistrot, non loin de la Septième Avenue. Avant la guerre,
c’était une boîte française ; c’était devenu, depuis, un speak-easy tenu par une paire de voyous. On entrait d’abord dans un bar minuscule ; derrière, il y avait une petite salle, avec de la sciure sur le plancher et un piano mécanique. Notre intention était de boire un ou deux verres, puis de manger. Là s’arrêtait
l’intention. Connaissant Mac comme je le connaissais, j’étais loin d’être assuré que nous mangerions, et bien moins encore, que nous irions ensemble au Roseland. S'il venait à passer une femme qui lui plût — et il n’était besoin pour cela ni qu’elle fût belle ni qu’elle eût l’haleine fraîche ou la jambe alerte –, je savais qu’il me laisserait froidement tomber et se tirerait. Ma seule préoccupation, quand je sortais avec lui, était de m’assurer à l’avance qu’il avait assez d’argent pour payer les consommations. Et, naturellement, de ne jamais le perdre de vue tant que ce n’était pas fait.
Les deux ou trois premiers verres le plongeaient toujours dans un océan de souvenirs. Souvenirs de baisages, bien entendu. Et ces souvenirs le ramenaient régulièrement à une histoire qu’il m’avait contée, un jour, et qui s’était gravée en moi de façon indélébile. Une histoire d’Écossais sur son lit de mort. Il va trépasser, quand sa femme, le voyant faire de grands efforts pour remuer les lèvres, se penche tendrement et lui demande : « Qu'y a-t-il, Jock, tu veux dire quelque chose ? » Et Jock, dans un suprême effort, se soulève péniblement et répond : « C'est c’te connerie de vit… c’te connerie de vit… »
Tout entretien avec MacGregor s’ouvrait et se terminait sur ce thème. C'était sa façon de dire
vanité des vanités. La maladie aussi revenait en
leitmotiv. Entre deux séances de baisage, il se faisait un mauvais sang à s’user la cervelle, ou mieux, si l’on peut dire, à s’ébarber le dard. Il n’était pas rare
qu’il vous dise à la fin d’une soirée : « Montez donc avec moi une seconde, je voudrais vous monter mon truc. » À force de le sortir, de le regarder, le laver, le frotter douze fois par jour, naturellement il était toujours enflé et enflammé. De temps à autre, il allait chez le docteur et se faisait sonder. Ou alors, à seule fin de le tranquilliser, le docteur lui donnait une boîte d’onguent et lui ordonnait de réduire la boisson. Ce qui était cause de discussions interminables, car, me disait-il dans ce cas, « si cet onguent vaut quelque chose, pourquoi dois-je m’arrêter de boire ? » Ou bien : « Si je cessais complètement de boire, croyez-vous que j’aurais encore besoin de l’onguent ? » Naturellement, mon conseil, quel qu’il fût, entrait par une oreille et sortait par l’autre. Il lui fallait toujours un motif d’inquiétude ; l’état de sa verge lui fournissait en cela un aliment sérieux. Parfois aussi, c’était le cuir chevelu. Il avait des pellicules, comme beaucoup de gens, et quand il ne se faisait pas de souci pour sa verge, c’étaient ses cheveux qui le tourmentaient. Ou encore ses poumons. Le seul fait d’y penser suffisait pour qu’il se mît à tousser. Et quelle toux ! Un poitrinaire au dernier degré n’eût pas mieux fait. Quand il cavalait après une femme, il était aussi nerveux et susceptible qu’un chat. Jamais il ne l’avait assez vite à son gré. À peine l’avait-il possédée, il se tracassait, se demandant comment il allait se défaire d’elle. À toutes, il trouvait un défaut, un rien, une banalité sans importance, ordinaire, qui lui émoussait l’appétit.
Il était donc à se rabâcher toutes ces histoires, dans le sinistre demi-jour de la petite arrière-salle où nous étions assis. Nous avions pris déjà deux verres ; il se leva pour aller aux cabinets et, en passant, glissa la pièce au piano mécanique ; le bruit des notes qui gigotaient parut le stimuler et, me montrant les verres, il me cria : « Encore un ! » Il était
tout à fait aimable quand il sortit des lavabos, soit que sa vessie fût soulagée ou qu’il se fût cogné dans une fille, à l’entrée, je ne sais. Quoi qu’il en soit, en se rasseyant, il changea de musique, calme, serein, un air de philosophe ou presque. « Henry, mon bon, nous nous faisons vieux. Vous et moi, nous ne devrions pas laisser s’effriter ainsi les jours. Si jamais on doit parler de nous en ce monde, il est grand temps de nous y mettre… » Il y avait des années que j’entendais ce refrain ; j’en connaissais la conclusion. C'était tout au plus une brève parenthèse, le temps pour lui de faire tranquillement des yeux le tour de la pièce et de choisir la femelle qui lui semblait la moins idiote. Tout en discourant sur le double et lamentable échec de notre vie, il dansait sur place et son regard s’allumait de plus en plus. Il se passerait ce qui se passait toujours, à savoir que dans l’instant même où il dirait : « Tenez, prenez Woodruff, par exemple. Il n’avancera jamais dans la vie, parce que sa putain de nature est d’être un avare… » Dans l’instant, dis-je, une vache saoule, en passant devant la table, lui taperait dans l’œil et sans reprendre haleine il interromprait son discours pour s'écrier : « Hep là, la môme, pourquoi ne viens-tu pas t’asseoir et prendre un verre avec nous ? » Et comme une pute saoule ne va jamais sans deux, ma foi, la fille répondrait : « Pourquoi pas ? J’amène ma copine avec moi ? » Et MacGregor, comme s’il était le type le plus galant du monde : « Bien sûr, pourquoi non ? Comment s’appelle-t-elle ? » Puis, me tirant par la manche, il se pencherait et me soufflerait à l'oreille : « Ne me laissez pas tomber, hein ? Je paie un coup, rien qu’un seul et on fout le camp, d’accord ? »
Et comme toujours, un verre amenant l’autre et la pile de soucoupes montant, montant, il n’y aurait pas de raison pour gaspiller son argent avec un couple de pareilles salopes.
« Alors vas-y, Henry, tu sors le premier et tu fais semblant d’aller acheter un médicament ; moi je te rattrape dans quelques minutes… mais surtout attends-moi, ne fais pas la vache, ne me laisse pas tomber comme la dernière fois. » Et comme toujours, à peine dehors, je me mettrais à courir de toute la vitesse de mes jambes, riant en dedans de moi et remerciant tout bas ma bonne étoile de m’en tirer à si bon compte. Plein comme une outre, peu m’importait alors où m’entraînaient mes pas. Démence lumineuse de Broadway ; foule dense, épaisse, mélasse humaine. S'y jeter et s’y perdre, comme une fourmi, se laisser porter simplement. Comme tout le monde, les uns sachant ce qu’ils font, les autres non. Toute cette bousculade, ce mouvement représentant l’action, le succès, la réussite. S'arrêter pour regarder les chaussures, le linge de fantaisie, la nouvelle mode de pardessus pour l’automne, les alliances à quatre-vingt-dix-huit cents pièce. Et une boutique sur deux consacrée à la bouffe.
Toutes les fois que je me retrouvais dans cette rue, aux environs de l’heure du dîner, j’étais pris d’une fièvre d’attente. Cela ne dépasse guère en longueur quelques blocs de maisons, de Times Square à la Cinquantième Rue ; quand on parle de Broadway, c’est en réalité tout ce que cela signifie, autant dire rien ; rien qu’une piste pour canards boiteux, et encore : drôlement moche ; mais à sept heures du soir, quand tout le monde se rue en quête d’une table, il y a une sorte de crépitement électrique dans l'air ; les cheveux se dressent sur le crâne comme des antennes et pour peu qu’on soit réceptif, non seulement on enregistre chaque éclair, chaque étincelle, mais on finit par avoir le prurit statistique, par devenir le jouet du quiproquo des forces interactives, interstitielles, du quantum ectoplasmique des corps se
bousculant dans l’espace à la façon des astres qui composent la Voie lactée, avec cette différence qu’ici nous sommes rue Blanche-de-la-Gaieté, au sommet du monde, sans aucun toit au-dessus, sans une fissure, sans un trou sous les pieds, par où tomber et se récrier que tout cela n’est que mensonge. L'absence la plus totale de personnalité ; un transport ; un apogée de délire et de chaleur humaine. Et l’on n’en court que plus vite devant soi, comme une pauvre vieille bique d’aveugle, dans un frétillement d’oreilles en délire. Chacun de ces êtres est de façon si totale, si stupéfiante, absent de lui-même qu’on finit automatiquement par devenir la personnification de toute la race humaine, serrant la main à des milliers de mains humaines, caquetant dans des milliers de langues humaines différentes, jurant, applaudissant, sifflant, roucoulant, monologuant, discourant, gesticulant, urinant, procréant, gazouillant, cajolant, gémissant, marchandant, maquereautant, miaulant, etc., etc. À soi seul, on est à la fois tous les hommes, du premier ancêtre jusqu’à Moïse inclus, passé quoi on est une femme qui achète un chapeau, ou une cage à oiseau ou tout simplement un piège à souris. Il se peut que l’on repose dans un écrin et qu’on attende, dans une vitrine, telle une alliance en or de quatorze carats, ou bien que l’on grimpe le long d’un bâtiment, comme une mouche humaine ; mais rien n’arrêtera la procession ; pas même les parapluies volant à la vitesse de l’éclair, ni les phoques à deux ponts que l’on voit calmement s’acheminer vers les bancs d’huîtres. Broadway, tel que je le vois encore, tel que je l’ai vu pendant vingt-cinq ans, est une rampe conçue par saint Thomas d’Aquin lorsqu’il était encore dans le ventre de sa mère. À l’origine destiné au seul usage des serpents et des lézards, du crapaud-buffle et du héron rouge ; mais quand la Grande Armada espagnole fut
envoyée par le fond, la race humaine à force de gigoter trouva le moyen de se tirer de la galiote et de se répandre de tous côtés, créant par une sorte de bas et d’infâme grouillement, cette fente en forme de con qui va de Battery au sud jusqu’aux terrains de golf au nord, en passant par le point mort et véreux de Manhattan Island. De Times Square à la Cinquantième Rue, tout ce que saint Thomas d’Aquin a oublié de mettre dans son grand œuvre, se trouve inclus dans cet espace : entre autres choses, les sandwichs à la hambourgeoise, les boutons de col, les caniches, les machines à sous, les chapeaux melon gris, les rubans de machine à écrire, les sucres d’orge à l’orange, les cabinets gratuits, les serviettes hygiéniques, le jujube à la menthe, les boules de billard, les oignons hachés, les nappes en papier, les lunettes de cabinet, le chewing-gum, les side-cars et la vérole, la cellophane, les pneus renforcés, les magnétos, le liniment pour chevaux, les gouttes contre la toux, les pastilles de menthe, et l’opacité féline de cette race d’eunuques aux dons d’hystériques, qui se rend à la fontaine de soda en formation serrée, une mitraillette entre les jambes. Cette atmosphère d’avant le dîner, ce mélange de patchouli, de pechblende surchauffée, d’électricité glacée, de sueur sucrée et d’urine poudrée, finit par donner une fièvre d’attente délirante. On a beau savoir que le Christ ne reviendra plus parmi nous, que le temps des grands législateurs est passé, qu’il n’y aura plus de fin au meurtre, au vol ni au viol, pourtant… pourtant on attend, on attend quelque chose de terrifiant, de miraculeux et d’absurde, peut-être une distribution gratuite de homard froid mayonnaise, une invention, comme la lumière électrique ou la télévision, mais plus dévastatrice, plus déchirante pour l’âme, une invention inconcevable d’où sortirait un calme, un vide à faire voler le monde en
éclats, non pas le calme et le vide de la mort, mais de la vie, de cette vie dont ont rêvé les moines de jadis, dont on rêve encore dans l’Himalaya, au Tibet, au Lahore, aux îles Aléoutiennes, en Polynésie, sur l’île de Pâques — le rêve des hommes d’avant le déluge, d’avant que le verbe fût écrit, le rêve des hommes des cavernes et des anthropophages, des êtres à double sexe et à courte queue, des êtres dont on dit qu’ils sont fous et qui n’ont aucun moyen de se défendre parce qu’ils sont écrasés sous le nombre de ceux qui ne sont pas fous. Énergie froide, prise au piège par quelques brutes rusées, puis lâchée brusquement en fusées explosives, roue contre roue engrenées et compliquées à plaisir pour donner l’illusion de la force et de la vitesse, ici lumière, là énergie, là encore force motrice, autant de mots bâtis sur fer par une bande de maniaques, et montés comme de fausses dents, parfaits, et plus répugnants que la lèpre, force motrice, mouvement, mouvement agréable, doux, glissant, insensé, vertical, horizontal, circulaire, de mur à mur, à travers murs, servant au plaisir, aux échanges, au crime, au sexe, toute lumière, tout mouvement, toute énergie impersonnellement conçus, générés et distribués sur toute l’étendue de cette fente en forme de con, bourrée à crever ; le tout destiné à éblouir et à terrifier le bon sauvage, le rustre, l’étranger, mais ne parvenant jamais à épater ni terrifier personne, crève-la-faim, crève-le-sexe, pêle-mêle, tous pareils, tant qu’ils sont, sans rien qui les différencie du bon sauvage, du rustre, de l’étranger, hormis un vague capharnaüm, un bric-à-brac, écume savonneuse de la pensée, sciure de l’esprit. Cette même fente conesque, pris au piège et nullement éblouis, des millions d’hommes l’ont foulée avant moi, entre autres Blaise Cendrars, qui par la suite alla faire un tour dans la lune, pour revenir sur terre puis remonter l’Orénoque,
jouant les sauvages, mais en fait plus solide qu’un bouton, bien que désormais invulnérable, ayant quitté la condition mortelle, masse poétique étincelante dédiée à l’archipel de l’insomnie. De ceux que possédait cette fièvre, peu sortirent de l’œuf, dont moi-même, qui y suis toujours, mais qui suis aussi perméable et maculé et qui ai la connaissance calme et féroce de l’ennui qu’entraînent avec eux la dérive et le mouvement incessants. Avant dîner, la fente de persienne avare par laquelle la lumière tombe du ciel, mollement, pleuvant du dôme gris et osseux comme d’un percolateur ; les hémisphères errants couverts de spores, de noyaux d’atome d’un bleu d’œuf, se coagulant, se ramifiant — et dans un panier ce sont des homards, dans l’autre, c’est un monde qui germe, où la personne a la valeur antiseptique d’un absolu. Sortant de leurs trous de tinette, gris de leur vie souterraine, les hommes du monde futur, saturés de merde, l’électricité glacée les mordant de ses dents de rat ; la fin du jour ; les ténèbres qui gagnent peu à peu, pareilles à l’ombre fraîche et calmante des égouts. Et moi, semblable à une verge de velours qui se glisse doucement hors d’un con surchauffé, moi, le non-encore-éclos, moi qui esquisse un ou deux gigotements avortés, mais qui ne suis ni assez mort ni assez glissant encore ou tout au moins débarrassé de mon sperme, moi qui m’élance en patinant
ad astra, car il n’est pas encore l’heure de dîner et une frénésie péristaltique gagne la région supérieure du côlon, la zone hypogastrique, les lobes ombilical et post-pinéal. Ébouillantés vivants, les homards nagent dans la glace, ne faisant ni ne demandant pas de quartier, simplement incapables de se mouvoir comme d’être mus, trempant dans un océan glacial d’ennui et de mort, tandis que la vie s’en va à la dérive par la vitrine, assourdie, perdue dans une brume de désolation, affreux scorbut
qu’achève de ronger la ptomaïne ; tandis que le verre gelé de la vitrine tranche et débite comme un couperet net, sans merci.
La vie s’en va à la dérive par la vitrine… Et moi de même, qui participe de cette vie au même titre que le homard, l’alliance de quatorze carats, le liniment pour chevaux — pas commode à prouver, pourtant, ce fait, la réalité étant que la vie est marchandise, avec l’étiquette du prix collée dessus ; ce que je décide de manger ayant plus d’importance que moi, qui le mange ; l’un mangeant l’autre et subséquemment mangeant le verbe, seigneur de la couvée. Par l’acte de manger, l’hostie se trouve profanée et la justice momentanément défaite. L'assiette et son contenu, par suite de la férocité de l’appareil intestinal, commande l’attention et fait à son profit l’unité de l’esprit, l’hypnotisant d’abord, puis l’engloutissant pour le mâcher ensuite et le digérer enfin. Ce qui constitue l’esprit dans l’être naît et meurt comme l’écume, sans laisser la moindre trace de son passage, éphémère, plus éphémère même que le point dans l’espace d’une démonstration mathématique. La fièvre, qui peut revenir demain, est à la vie ce que le thermomètre est à la chaleur. La fièvre ne fait pas plus la vie que le thermomètre ne fait la chaleur, ce qu’il fallait démontrer, et ce qui implique également la consécration des croquettes de viande aux spaghetti.
Le fait de mâcher comme des milliers d’autres êtres, en même temps qu’eux, alors que chaque mouvement de la mâchoire équivaut à un meurtre, détermine le cadre social nécessaire et suffisant qui fait que, regardant par la fenêtre, on s’aperçoit qu’on peut être amené, en toute justice, à massacrer, mutiler, affamer, torturer même, la race humaine parce que, pendant qu’on est là, fort occupé à mastiquer,
par la simple vertu du siège sur lequel on est assis, des vêtements que l’on porte, de la serviette dont on s’essuie la bouche, on se trouve comprendre ce que n’ont jamais pu voir les sages d’entre les sages, à savoir qu’il n’existe aucun autre mode possible de vie, lesdits sages dédaignant souvent l’usage de la chaise, des vêtements et de la serviette. Ainsi donc, les hommes qui se bousculent et s’affairent dans l’étroitesse de cette fente en forme de con qu’est cette rue dénommée Broadway ; ces hommes qui se bousculent tous les jours régulièrement aux mêmes heures ; ces hommes, dis-je, tendent à prouver ceci comme cela, qui est exactement la méthode dont se servent indifféremment mathématiciens, logiciens, physiciens, astronomes et
tutti quanti. La preuve est dans le fait, et le fait n’a de sens qu’autant que lui en donnent ceux qui font profession d’établir les faits.
Croquettes de viande dûment englouties, serviette en papier soigneusement jetée par terre, rotant un tant soit peu, et ne sachant où ni pourquoi, je sors pour me trouver aussitôt au cœur de l’étincelle de vingt-quatre carats et dériver avec la horde qui se rue à l’assaut des salles de spectacle. Ce jour-là, j’erre par les petites rues, derrière un aveugle qui joue de l’accordéon. De temps à autre, je m’assieds sur un perron et j’écoute jouer un air. À l’Opéra, la musique n’a pas de sens ; ici, en pleine rue, elle prend tout juste la nuance de démence nécessaire pour devenir poignante. La femme qui accompagne l’aveugle tend une sébile en fer-blanc ; elle aussi participe de la vie, comme la sébile, comme la musique de Verdi, comme l’Opéra métropolitain. Tout être, toute chose participent de la vie, mais lorsqu’on a fini d’additionner, il manque toujours un je ne sais quoi, qui fait que l’on n’obtient pas encore la vie.
Quand donc y a-t-il vie, me demandé-je,
et pourquoi pas maintenant ? L'aveugle poursuit
sa course errante ; moi je demeure assis sur mon perron. Les croquettes étaient moches, le café dégoûtant, le beurre rance. Tout ce que je regarde est moche, dégoûtant, rance. La rue me fait penser à une haleine fétide ; celle d’après lui ressemble, et l’autre aussi, et la suivante. À l’angle, l’aveugle s’arrête encore et joue
Là-haut sur la montagne. Je retrouve un morceau de chewing-gum au fond de ma poche — je le mâche. Je mâche pour le plaisir de mâcher. Je n’ai rien de mieux à faire, sinon de prendre une décision, ce dont je suis incapable. Je me trouve bien sur ce perron où personne ne vient m’embêter. Je participe de ce monde, de la vie comme ils disent ; j’en suis et je n’en suis pas.
Je passe ainsi une bonne heure sur ce perron, rêvassant. J’aboutis aux conclusions auxquelles je ne manque jamais d’arriver, quand je m’accorde une minute pour méditer sur moi-même. Ou je rentre dare-dare à la maison et me mets à écrire, ou j’abandonne mon foyer et refais entièrement ma vie. L'idée de commencer un livre me terrifie : il y a tant à dire que je ne sais où ni par quoi débuter. L'idée de partir et de refaire ma vie n’est pas moins terrifiante : cela signifie qu’il faudra turbiner comme un nègre pour arriver à faire tenir ensemble corps et âme. Pour un homme de mon tempérament, étant donné le monde, il n’y a pas le moindre espoir, ni la moindre solution. Même si je
pouvais écrire le livre que je médite, personne n’en voudrait je connais trop mes compatriotes. Même si je
pouvais refaire ma vie, cela ne servirait à rien, parce que au fond je n’ai pas envie de travailler ni de devenir un membre utile de cette société. Je suis assis et je regarde la maison sur le trottoir d’en face. Elle n’est pas seulement laide et dépourvue de sens, comme toutes ses compagnes ; à force de la regarder intensément, elle prend soudain figure d’absurdité. L'idée que l’on puisse construire
de tels trucs pour s’abriter me frappe comme totalement insensée. La ville même devient à mes yeux un monstre d'insanité ; dans ses moindres détails : égouts, métro aérien, machines à sous, journaux, téléphone, flics, boutons de porte, bordels, écrans, papier hygiénique, tout. Tout cela pourrait aussi bien ne pas exister et non seulement on n’y perdrait rien : on y gagnerait un univers. Je regarde les gens qui me coudoient et me frôlent dans l’espoir de trouver parmi eux un être qui pense comme moi. Et si j’arrêtais l’un d’eux, si je lui posais simplement la question. Si je lui demandais seulement, à brûle-pourpoint : «
Pourquoi continuez-vous à mener ce genre de vie ? » Sans doute appellerait-il un flic. Et c’est moi que je questionne — y a-t-il au monde un homme à qui il arrive de se parler à soi-même, comme moi ? Ne serais-je pas un peu détraqué ? La seule conclusion à laquelle j’aboutisse, c’est que
je suis différent. Et c’est grave, par quelque bout qu’on le prenne. « Henry, me dis-je, me levant lentement, m’étirant, brossant mon pantalon et crachant le chewing-gum, Henry, me dis-je en moi-même, tu es encore jeune, tu es de la couvée de printemps ; si tu te laisses attraper par les couilles tu n’es qu’un idiot ; tu vaux mieux que toute cette bande ; seulement il faut que tu te débarrasses de l’idée fausse que tu te fais de l’humanité. Il faut te rendre compte, Henry, mon fi’, que tu as affaire à des coupeurs de gorges, des cannibales, si bien habillés, rasés, parfumés qu’ils soient — coupeurs de gorges et cannibales, un point c’est tout. Le mieux que tu aies à faire, Henry, c’est de te payer un chocolat glacé et quand tu seras assis devant la fontaine à soda, d’écarquiller les yeux et de ne plus penser à la destinée de l’homme, parce qu’on ne sait jamais, tu pourrais trouver l’occasion de baiser un bon coup, et baiser un bon coup, ça vous nettoie les couilles et ça laisse un bon
goût dans la bouche, tandis que toutes ces histoires n’apportent que dyspepsie, pellicules, halitose et encéphalite. » Et pendant que je me console ainsi, un type s’approche la main tendue, mendiant cent sous ; je lui donne quatre cents bon poids bonne mesure tout en me disant que si j’avais pour deux liards de jugeote je me paierais une côte de porc bien juteuse avec cet argent au lieu de ces saloperies de croquettes, mais qu’est-ce que ça fait à présent, tout ça n’est qu’histoire de manger, manger donne de l’énergie, l’énergie fait tourner le monde. En fait de chocolat glacé, je poursuis ma promenade ; bientôt je me retrouve exactement au point où je voulais en venir tout ce temps-là : devant le guichet d’entrée du Roseland. « Et maintenant, Henry, me dis-je à moi-même, avec un peu de chance, ton vieux pote MacGregor sera ici ; il commencera par t’envoyer dinguer comme une merde à tous les diables, pour l’avoir lâché ; puis il te prêtera un billet et si tu te retiens de respirer en grimpant l’escalier, peut-être verras-tu la nymphomane et pourras-tu baiser, aussi sec que je le dis. Entre, et du calme, Henry, écarquille bien les yeux ! » Me conformant donc à ces sages prescriptions, j’entre à pas de velours, laisse mon chapeau au vestiaire, pisse un coup en passant, par décence, puis redescends les marches et commence à reluquer les entraîneuses, toutes diaphanes dans leurs robes, poudrées, parfumées, le teint frais et pimpant, mais plus que vraisemblablement mortes d’ennui, jambes lasses. L'une après l’autre, toutes, en passant devant elles, je les baise en imagination. Toute la boîte glue le baisage et le con ; c’est pourquoi, raisonnablement, je suis à peu près sûr d’y trouver mon vieil ami MacGregor. La facilité avec laquelle j’ai oublié la condition de ce monde est vraiment étonnante. Je le mentionne en passant, parce qu’un instant alors que j’étudiais
une paire de fesses savoureuses, j’ai eu une rechute. J’ai failli retomber en transe. Je me suis dit, Dieu m’ait en aide : Je devrais peut-être tout plaquer et rentrer pour me mettre à mon livre. Effrayant ! Il m’est arrivé une fois de passer une soirée entière, assis sur une chaise, à ne rien voir ni entendre, probablement le temps d’écrire la valeur d’un énorme bouquin, avant de m’éveiller. Mieux vaut ne pas s’asseoir. Mieux vaut circuler. « Henry, ce que tu devrais faire, c’est venir ici un jour où tu es plein aux as, rien que pour voir jusqu’où ça irait. Cent ou deux cents dollars, et les faire filer comme de l’eau et dire oui à tout. L'autre là-bas, la hautaine au corps de statue, je parie qu’elle tortillerait des reins comme une anguille si on lui graissait bien la patte. Imagine qu’elle dise :
Vingt dollars ! et que tu puisses lui répondre :
D'ac' ! Imagine que tu puisses dire : Écoute, j’ai ma voiture en bas… filons pour quelques jours à Atlantic City. » Henry, y a pas plus de voiture que de dollars.
Ne t’assieds pas… bouge, bouge.
Appuyé à la barrière qui entoure et cerne la piste, je les regarde voguer, toutes voiles dehors. Loin d’être un divertissement innocent, c’est on ne peut plus sérieux. À chaque bout de la piste, une pancarte : « Toute danse inconvenante est interdite. » Fort bien, parfait. Qu’on mette une pancarte à chaque bout de la piste, moi, je n’ai rien contre. À Pompéi, c’était sans doute un phallus qu’on plantait. La pancarte, c’est la manière américaine. Le sens est le même. Surtout, ne pas penser à Pompéi, ou je vais m’asseoir et me remettre à un livre.
Bouge, Henry, bouge. Ne pense qu'à la musique. Désespérément, j’essaie de me figurer tout le plaisir que j’aurais, si je pouvais me payer le luxe d’un bon rouleau de tickets ; j’ai beau faire : plus j’essaie, plus je m’enfonce. Je finis par me retrouver pataugeant jusqu’aux genoux dans la
lave, et les émanations de gaz m’asphyxient. Ce n’est pas la lave qui mit un terme aux Pompéiens, c’est le gaz délétère qui précipita l’éruption. C'est pourquoi la lave les surprit dans de si curieuses attitudes, ayant baissé culotte, si je puis dire. Si New York venait à être surpris ainsi — quel musée ! Mon ami MacGregor devant le lavabo, en train de se récurer la chose… les avorteurs de la rive droite pris la main dans le sac… les nonnes dans leur lit, se masturbant l’une l’autre… le commissaire-priseur, un réveille-matin à la main… J.-P. Morganana sur le siège, s’essuyant placidement le cul… cognes armés de lances d’incendie, appliquant le troisième degré… strip-teaseuses parvenues au dernier acte de leur déshabillage suggestif…
Pataugeant jusqu’aux genoux dans la lave et les yeux bourrés de sperme, J.-P. Morganana s’essuie placidement le cul, et pendant ce temps, les demoiselles du standard enfoncent leurs fiches ; les cognes avec leurs lances d’incendie appliquent le troisième degré ; mon vieil ami MacGregor frotte son truc à la brosse pour en chasser les microbes, le frictionne à l’onguent, le caresse, l’examine au microscope. Tous surpris, la culotte basse, y compris les strip-teaseuses qui n’ont ni culotte, ni barbe, ni moustache, qui n’ont qu’un petit carré d’étoffe pour cacher leur petit con scintillant. Sœur Antolina sur son lit de couvent, les tripes troussées par son bandage, les bras déjetés, dans l’attente de la Résurrection, dans l’attente, l’attente d’une vie d’où seraient exclus les hernies, les rapports sexuels, le péché et le mal ; sœur Antolina qui, faute de mieux, en attendant, picore ici et là : une gourmandise, un piment, une ou deux olives farcies, un petit fromage de tête. Et les mecs juifs de la rive droite, de Harlem, du Bronx, de Canarsie, de Brownsville, ouvrant et refermant leurs trappes, pour en retirer des bras,
des jambes ; faisant tourner la machine à fabriquer la chair à saucisse, engorgeant les tuyaux d’écoulement, travaillant comme des forcenés, payés comptant, et un mot de trop qui sort de toi, c’est toi qui es de trop et qui sors. Onze cents billets en poche, et ma Rolls qui attend à la sortie, qu’est-ce que je ne pourrais pas me payer, les baiser toutes à tour de rôle, respectivement, sans âge, ni sexe, religion, race, nationalité, naissance, éducation qui tiennent. Rien à faire, pour un type de mon genre, étant donné ce que je suis, d’une part, et d’autre part, ce qu’est le monde. Le monde est divisé en trois parts, dont deux sont faites de croquettes spaghetti ; la dernière est un énorme chancre syphilitique. L'autre, là-bas, la hautaine au corps de statue, quand on la baise, n’est probablement qu’un morceau de dinde froide, une espèce de con anonyme revêtu d’or en feuille et de papier d’étain. Par-delà le désespoir et la désillusion, il y a toujours l’absence de pire et les émoluments de l’ennui. Rien n’est plus moche, plus vide qu’un tourbillon de gaieté pris sur le vif par l’œil machinal de notre ère mécanique ; que cette vie que l’on met à mûrir dans une boîte noire — négatif que vient chatouiller un acide et qui se prête pour un instant à un simulacre de néant. Aux confins de cet instantané, de ce néant, surgit mon ami MacGregor ; il est maintenant à côté de moi en compagnie de celle dont il m’avait parlé, la nymphomane qui se prénomme Paula. Elle a ce balancement, cette flexibilité molle et saccadée du sexe à canons jumelés ; tous ses gestes partent de l’aine, comme un rayonnement ; toujours en équilibre, toujours prête à fluer, à se lover, se nouer ou happer, les yeux tictaquant, les orteils frémissants, scintillants, la chair parcourue de petites rides frissonnantes comme un lac qu’une brise caresse à rebrousse-eau. Incarnation du sexe, hallucinante ; nymphe
marine se débattant sous l’étreinte du maniaque. Je les suis des yeux l’un et l’autre et les regarde se mouvoir spasmodiquement, centimètre par centimètre, gravitant autour de la piste : on dirait une pieuvre en rut, à l’œuvre. Entre les tentacules qui pendent et se balancent, la musique alternativement luit faiblement et lance des éclairs, tantôt explose en cascades de sperme et d’eau de rose, tantôt jaillit en gerbe de pétrole, à la façon d’une colonne qui s’érige sans base et s’effondre, colosse de craie, laissant une traînée phosphorescente sur la partie haute de la jambe, tel un zèbre cabré dans un lac sirupeux et doré, une jambe étalant ses rayures, l’autre fondue, perdue dans la déliquescence. Une pieuvre, oui, sirupeuse et dorée, montée sur gonds caoutchoutés et sabots de velours, le sexe défait et renoué. Sur le parquet du fond des mers, les huîtres dansent la danse de Saint-Guy, les unes la mâchoire contractée, les autres désossées. Dans cette sauce musicale entrent, pêle-mêle, de la mort-aux-rats, du venin de cobra, l’haleine fétide du gardénia, la bave du yack sacré, la sueur castrée du rat musqué, la nostalgie caramélisée du lépreux. Cette musique est une diarrhée, une mare stagnante d’essence mélangée de cafards et de pisse rance de cheval. Les notes drolatiques ne sont qu’écume, bave filante d’épileptique, sueur nocturne du nègre forniquant et branlé par le Juif. On trouve toute l’Amérique dans l’auréole graisseuse du trombone, dans ce gémissement, ce hoquet ondulé propres aux vaches marines qui ont pour port d’attache la pointe de Loma, Pawtucket, le cap Hatteras, le Labrador, Canarsie et autres lieux intermédiaires. La pieuvre danse et se trémousse à la façon d’un diable en caoutchouc — la rumba de Spuyten Duyvil, une nouveauté. Laure, la nympho, danse la rumba, sexe effeuillé, tire-bouchonné telle une queue de vache. Le ventre du trombone recèle l’âme de
l’Amérique, exhalant à grands pets les profondeurs de son contentement. On ne laisse rien se perdre — pas même l’ombre d’un pet. Dans ce rêve de bonheur, sirupeux et doré, dans cette frénésie dansante où se mêlent la pisse détrempée et l’essence, l’âme géante du continent américain galope comme une pieuvre, toutes voiles dehors, toutes écoutilles closes, machines ronflant comme des dynamos. La grande âme dynamique prise sur le vif, saisie par le déclic de l’œil mécanique, en plein été de rut, plus exsangue qu’un poisson, plus glissante que la morve, l’âme de ceux qui se mêlent et confondent l’espèce, sur le parquet du fond des mers, les yeux exorbités de désir, harassés de luxure. Danse du samedi soir, danse des cantalous pourrissant dans la boîte à ordures, danse de la morve neuve et fraîche à souhait et des onguents boueux pour parties sensibles. Danse de la machine à sous et de ses monstrueux inventeurs. Danse du pauvre idiot et des limaces qui s’en servent. Danse de la matraque et des pines qui, à force, font de la cervelle une pulpe de polype en bouillie. Danse du monde de la magnéto, de l’étincelle qui supprime toute étincelle, du doux ronronnement de la machine au comble de la perfection, de la course de vitesse sur guéridon tournant, du dollar au pair et des forêts mortes, mutilées. Samedi soir de la valse creuse de l’âme, chaque danseur faisant figure d’unité fonctionnelle dans cette danse de Saint-Guy que poursuit un rêve de teigne. Laure la nympho portant son con à bout de bras, lèvres douces comme des pétales de rose garnies, en guise de dents, de griffes porte-couilles, cul jouant comme une tige articulée. Centimètre par centimètre, millimètre par millimètre, ils tournent, poussant devant eux le cadavre en coït. Et puis crac ! comme on coupe le courant, la musique s’arrête et les danseurs aussitôt se séparent, bras et jambes intacts, pareils aux feuilles de
thé qui vont se déposant dans le fond de la tasse. L'air est maintenant bleu de mots, grésille lentement comme un poisson sur le gril. Écorce nulle de l’âme vide volant dans l’air, comme un babil de singes qui se perd à la cime des branches. L'air bleu de mots qui file par les ventilateurs et revient quand on dort par les cheminées de tôle et les filtres à fumée, plus léger et rapide que l’antilope ailée, rayé comme le zèbre, tantôt plat, immobile comme un mollusque, tantôt crachant le feu. Laure la nympho plus froide qu’une statue, les parties dévorées, en allées, les cheveux enveloppés d’extases musicales. Sur le bord du sommeil, Laure debout, lèvres silencieuses, mots tombant comme pollen embrumé. Laure de Pétrarque sise dans un taxi, chaque mot apportant son écho de caisse enregistreuse, puis stérilisé, cautérisé. Laure le basilic, tout entière d’amiante, marchant droit au bûcher, le chewing-gum aux lèvres. Merveilleux sont les mots sur ses lèvres. Lèvres lourdes et flûtées de coquille marine, lèvres de Laure, lèvres des amours ouraniennes perdues. À vau-l’eau, toutes ! — et le cap mis sur l’ombre, à travers le brouillard qui chavire. Encore quelques bulles d’écume murmurante, montant de ces lèvres si semblables à un coquillage, fuyant doucement au large du Labrador, fuyant vers l’est, limoneuses, portées par les marées boueuses, voguant à l’aise vers les astres, dans le courant d’iode qui dérive. Laure perdue, dernière descendante des Pétrarque, fanant doucement, s’évaporant aux frontières du sommeil. Et non pas gris le monde, mais laque mate du désir, sommeil plus léger qu’une pousse de bambou, sommeil de l’innocence lisse et polie comme un dos de cuiller.
Et tout cela, dans la noire frénésie d’un néant évidé par l’absence, tout cela laisse un sentiment de torpeur, de saturation et de lourdeur mortelle, assez semblable à cette
pointe extrême du désespoir qui n’est que le gai et juvénile frétillement d’asticot par quoi se signale l’acte d’amour exquis de la mort avec la vie. De ce cône d’extase inversé, la vie renaîtra demain, dressant la prose éminemment banale de ses gratte-ciel, me traînant par les cheveux et les dents dans toute l’horreur de sa joie vaine et gueularde, larve vivante d’asticot et de mort, attendant patiemment pour éclore que sonne l’heure de la pourriture des pourritures.
Dimanche matin ; réveillé par le téléphone. C'est un ami, Maxie Schnadig, qui m’annonce la mort d’un ami commun, Luke Ralston. Maxie a cru bon de prendre un ton sincèrement affligé qui me rend de mauvais poil. « Luke, me dit-il, était un si chic type. » Ces mots aussi sonnent faux à mon oreille ; à supposer même qu’on n’ait rien pu reprocher à Luke, c’était un type comme ci comme ça, non pas précisément ce qu’on appelle d’ordinaire un chic type. C'était une tapette invétérée et pour tout dire, quand j’eus appris à le connaître un peu plus intimement, le genre de type qui vous fait mal aux fesses à voir. C'est ce que je dis à Maxie au téléphone ; je n’eus pas de mal à deviner, au ton de sa réponse, que mon appréciation n’était guère de son goût. Luke, me dit-il, avait toujours été pour moi un ami. C'était assez vrai, sans être pour autant suffisant. Car à vrai dire, j’étais rudement content : Luke claquait au bon moment ; sa mort me délivrait des cent cinquante dollars que je lui devais. En fait, en raccrochant le téléphone, je me sentais réellement d’excellente humeur. C'était un soulagement formidable que de ne pas avoir à rembourser cette dette. Quant au décès de Luke, il ne m’affectait pas outre mesure. Au contraire : excellente occasion de rendre visite à sa sœur Lottie, avec laquelle j’avais toujours eu
envie de coucher, sans jamais y parvenir pour une raison ou une autre. Je me voyais déjà passant chez elle aux environs de midi pour lui présenter mes condoléances. Son mari serait au bureau ; il n’y aurait rien ni personne pour se mettre entre nous. Déjà je me voyais la prenant dans mes bras pour la consoler ; rien de tel que de prendre une femme quand elle est sous le coup d’un chagrin. Je voyais ses yeux s’ouvrir tout grands — de beaux yeux gris bien fendus — pendant que je l’entraînais vers le divan. C'était le genre de femme à se laisser baiser tout en feignant de parler musique ou autre chose dans ce goût-là. Elle n’aimait pas la réalité nue, les faits bruts, si je puis dire. Ce qui ne l’empêcherait pas d’avoir assez de présence d’esprit pour glisser une serviette de toilette en dessous d’elle afin de ne pas tacher le divan. Je la connaissais trop bien. C'était le moment de la prendre, maintenant ou jamais, maintenant que la mort de son pauvre cher Luke — dont elle ne pensait pas grand bien, soit dit en passant — lui donnait une légère fièvre d’émotion. Malheureusement c’était dimanche et le mari serait sûrement chez lui. Je retournais me coucher et me pris à songer d’abord à Luke et à tout ce qu’il avait fait pour moi, et puis à elle, à Lottie. Elle s’appelait Lottie Somers — ce nom me paraissait toujours très beau. Il lui seyait à ravir. Luke était raide comme un manche à balai, avec une face de tête de mort, et impeccable, dépassant tout ce qu’on peut imaginer dans le genre. Elle était exactement le contraire — douce et lisse, sans angles, parlait en traînant quelque peu, en caressant les mots, se mouvait avec langueur, et se servait de ses yeux à bon escient. Jamais on ne les eût pris pour frère et sœur. Le fait de penser ainsi à elle finit par me travailler à tel point que j’essayai d’entreprendre ma femme. Mais la pauvre fille, avec son complexe de puritaine,
feignit l’horreur. Elle aimait bien Luke. Non, elle n’allait pas jusqu’à dire que c’était un chic type, parce que ce n’était pas sa manière, mais elle affirmait que c’était un véritable ami, sincère, loyal, etc. J’avais tant de vrais amis loyaux et sincères que tout cela n’avait guère plus de valeur pour moi qu’une pelletée de crottin de cheval. En fin de compte la discussion s’envenima à tel point, toujours à propos de Luke, qu’elle piqua une crise d’hystérie et se mit à pleurer et à sangloter — au lit s’entend. Cela me donna faim. L'idée qu’on pût pleurer avant d’avoir pris son petit déjeuner, me parut monstrueuse. Je descendis donc à la cuisine et me préparai un magnifique petit déjeuner et tout en l’avalant je riais en moi-même à l’idée de Luke et des cent cinquante dollars que sa mort subite effaçait de l’ardoise, et à l’idée de Lottie aussi et de la façon dont elle me regarderait quand le moment viendrait… et pour finir, pour mieux porter l’absurdité à son comble, l’idée me vint de Maxie, Maxie Schnadig, l’ami de Luke, l’ami fidèle, debout devant la tombe, une énorme couronne à la main et peut-être jetant une poignée de terre sur le cercueil au moment où les fossoyeurs le descendraient. Je ne sais pourquoi cette idée me parut stupide au-delà de toute expression. Je ne sais ce qu’elle avait de si ridicule ; mais le fait est qu’elle l’était. Maxie était un pauvre type un peu simple. Je ne le tolérais que dans la mesure où il était bon à taper de temps à autre. Il faut dire aussi qu’il y avait sa sœur, Rita. Je me laissais inviter chez lui de temps en temps, sous le prétexte que je m’intéressais au cas de son frère, dont le cerveau était quelque peu dérangé. C'était toujours un bon repas de pris en passant, et le frère idiot était vraiment très amusant. Il avait l’air d’un chimpanzé et s’exprimait comme un de ces animaux. Maxie lui-même était trop simple pour penser un
instant que je ne faisais que m’amuser ; il croyait que je m’intéressais véritablement au cas de son frère.
Il faisait beau, ce dimanche-là ; comme à l’habitude, je devais avoir un quart de dollar en poche. Je marchais sans but, me demandant qui je pourrais bien aller taper. Non qu’il fût difficile de gratter un peu de fric ici et là — non : l’important était de prendre le fric et de se tirer avant d’avoir eu le temps de s’ennuyer. Je connaissais une douzaine de braves types dans le quartier, qui m’allongeraient les billets sans broncher, mais je savais aussi qu’il m’en coûterait après coup une discussion interminable — sur l’art, la religion, la politique. Il y avait un autre truc, que j’avais appliqué maintes et maintes fois quand je me trouvais coincé — entreprendre la tournée de nos bureaux, histoire de faire une visite amicale d’inspection, et puis, à la dernière minute, suggérer en partant que le bonhomme rafle un dollar ou deux à mon intention dans la caisse, qui lui seraient rendus le lendemain. Mais cela aussi demandait du temps, et de la conversation de pire espèce encore. Après avoir tourné et retourné la chose, froidement, en calculateur, je finis par décider que le mieux était de miser sur mon petit copain Curley, de Harlem. Si Curley n’avait pas l’affaire, il trouverait ce qu’il faudrait dans la bourse de sa mère. Je pouvais me fier à lui. Naturellement, il insisterait pour me tenir compagnie, mais je trouverais le moyen de le vider dans le fossé, avant la fin de la soirée. Ce n’était qu’un gosse après tout ; pas besoin de prendre des pincettes avec lui.
Ce que j’aimais en Curley, c’était, bien qu’il n’eût que dix-sept ans, son manque total de sens moral, de scrupule et de pudeur. Il n’avait que quatorze ans quand il était venu me demander une place de porteur de dépêches. Ses parents étaient alors en Amérique du Sud et l’avaient expédié à
New York, aux bons soins d’une tante qui n’avait rien eu de plus pressé que de le violer. Il n’avait jamais été à l’école ; ses parents étaient sans cesse par monts et par vaux ; c’était une famille de carnaval, qui, pour parler comme Curley, travaillait « de la griffe et de la meule ». Le père était allé plusieurs fois en prison. Ce n’était pas son père, soit dit en passant. Quoi qu’il en soit, Curley se présenta à moi en gosse qui cherche une aide et un ami plus qu’autre chose. Je crus d’abord que je pourrais arriver à l’aider. Il fit la conquête de tout le monde, sur-le-champ, surtout des femmes. Il devint la coqueluche du bureau. Mais il ne me fallut pas longtemps pour m’apercevoir qu’il était incorrigible, qu’au mieux il avait l’étoffe d’un habile criminel. Ce qui, d’ailleurs, ne lui ôta rien de mon affection ; je continuai à faire mon possible pour lui, sans jamais me fier à lui sitôt qu’il était hors de vue. Je crois que ce que j’aimais le plus en lui, c’était le manque total d’aucun sens de l’honneur. Il était à la fois prêt à faire n’importe quoi au monde pour moi, et à me trahir. Je ne pouvais pas lui en vouloir… cela m’amusait. D’autant qu’il était franc. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Sa tante Sophie, par exemple. Il racontait que c’était elle qui l’avait violé. Probablement exact, mais le plus curieux, c’était que la séance de séduction avait eu lieu alors qu’ils lisaient ensemble la Bible. Si jeune qu’il fût, il avait l’air de se rendre parfaitement compte que tante Sophie avait besoin de lui, dans un sens très particulier. Il s’était donc laissé séduire, comme il disait ; et puis, à peine étions-nous liés depuis un bout de temps : il m’offrit de m’installer près de sa tante Sophie. Il allait jusqu’à faire chanter la pauvre femme. Quand il avait grand besoin d’argent, il allait trouver la tante et la forçait à cracher — en la menaçant en douce d’un esclandre. De son air le plus pur et le plus innocent, j’en
suis sûr. Car à le voir, avec ses grands yeux liquides, si francs, si sincères en apparence, il ressemblait étonnamment à un ange. Toujours prêt à rendre service — on eût presque dit un chien fidèle. Et rusé avec ça, sachant parfaitement s’y prendre, quand il sentait qu’il avait su gagner votre faveur, pour que vous lui passiez ses petits caprices. Extrêmement intelligent. Le genre d’intelligence oblique du renard — jointe à l’extrême férocité du chacal.
Je ne fus donc pas surpris le moins du monde d’apprendre, cet après-midi-là, qu’il avait quelque peu tripoté Valeska. Après quoi, il avait entrepris la cousine de celle-ci — la cousine qui avait perdu sa fleur et qui était en quête d’un mâle à qui se fier. Pour finir ç’avait été le tour du nain-naine, qui s’était creusé un gentil petit nid chez Valeska. La naine l’intéressait, parce qu’elle avait un con de taille parfaitement normale. À l’origine, il n’avait pas eu l’intention de faire quoi que ce fût avec elle, vu que, disait-il, ce n’était qu’une répugnante petite lesbienne ; mais un jour, venant à passer par hasard, il l’avait trouvée en train de prendre un bain et ceci avait entraîné cela. De son propre aveu, il commençait à en avoir assez : toutes trois le pourchassaient drôlement. Sa préférence allait à la cousine : elle avait un peu de fric et le lâchait sans trop faire la grimace. Valeska était trop rapiate, en outre elle sentait un peu trop fort à son gré. En fait, les femmes commençaient à l’écœurer. Selon lui, c’était la faute de sa tante Sophie. C'est elle qui l’a fait mal tourner. Tout en me faisant ce récit, il ne perd pas de temps et fouille un à un les tiroirs du bureau. « Le père, me dit-il, n’est qu’un salaud d’avare qui mérite la corde », la fouille des tiroirs ne donne rien sur le moment. Il me montre un revolver à crosse de nacre… combien cela irait-il chercher ? Un revolver c’est encore trop bon pour le
vieux… c’est la dynamite qu’il faudrait. J’essaie de savoir
pourquoi il déteste à ce point le vieux ; je ne tarde pas à comprendre que le gosse a vraiment la hantise de sa mère. Il ne peut pas supporter l’idée qu’elle puisse coucher avec le vieux. « Tu ne vas pas me raconter que tu es jaloux du vieux ? » Si, il est jaloux. Et si je veux savoir la vérité, ça lui serait bien égal à lui de coucher avec sa mère. Pourquoi pas ? C'est la raison pour laquelle il s’est laissé séduire par tante Sophie… et pendant ce temps-là, il ne pensait qu’à sa mère. « N'as-tu pas le sentiment de faire le mal, quand tu fouilles dans le portefeuille de ta mère ? » Il éclate de rire. « Ce n’est pas son argent,
à elle, répond-il. C'est le sien,
à lui, au vieux. Et puis qu’est-ce qu’ils ont fait pour moi ? Ils me plaçaient tout le temps aux gages, ici ou là. Leurs premières leçons ont été pour m’apprendre à tricher. Drôle de façon d’élever un gosse. »
Il n’y a pas un traître sou dans la maison. Curley propose comme solution que je l’accompagne jusqu’au bureau où il travaille ; là, pendant que je tiendrai son directeur en haleine en lui faisant la conversation, lui, fera le tour du vestiaire et raflera toute la monnaie. Ou, si je ne crains pas de courir le risque, il poussera jusqu’à la caisse. Jamais les soupçons ne se porteront sur
nous, affirme-t-il. A-t-il déjà fait le coup ?... Naturellement… une bonne douzaine de fois. En plein sous le nez du directeur. Et personne n’a rien flairé ? Que si, bien sûr… on a foutu à la porte quelques employés de bureau. Je suggère qu’il pourrait emprunter un peu d’argent à sa tante Sophie. C'est très faisable, seulement ça signifie qu’il devra la chatouiller un peu en vitesse et ça ne lui dit vraiment plus rien. « C'est qu’elle pue, tante Sophie. — Qu’est-ce que tu veux dire par là,
qu’elle pue ? — Pas difficile... elle ne se lave pas régulièrement. — Pourquoi cela ? Qu’a-t-elle ?
— Rien, c’est sa religion qui le veut. Et avec ça l’obésité, la mauvaise graisse. — Mais ça ne l’empêche pas d’aimer qu’on la chatouille quand même ? —
L'empêcher ! Elle en raffole plus que jamais. C'en est dégoûtant. C'est comme si on couchait avec une truie. — Et qu’est-ce que ta mère pense de cela ? —
Elle ! Elle lui en veut à mort : elle croit que Sophie cherche à séduire le vieux. — Elle a peut-être raison ? — Non, le vieux a mieux à faire. Je l’ai pris la main dans le sac, l’autre soir, au cinéma, en train de machiner une fille. Une manucure de l’hôtel Astor. Sans doute qu’il tâche de lui soutirer un peu de fric. C'est sa seule raison de se farcir des femmes. C'est un vieux dégoûtant, un salaud d’avare et j’espère bien le voir sur la chaise électrique un jour ! — Cela pourrait bien t’arriver à toi aussi, un jour, si tu n’y prends pas garde. —
Qui, moi ? Pensez-vous ! je suis trop malin. — Ce n’est pas la malice qui te manque, mais tu parles trop. Je la bouclerais un peu plus, à ta place. » Et j’ajoute, pour lui donner encore à réfléchir : « O'Rourke en sait long sur ton compte ; si jamais tu te brouilles avec lui, c’en est fait de toi... — Et alors ? s’il en sait si long que ça, pourquoi qu’il ne dit rien ? Je ne vous crois pas. »
Je lui explique quelque peu longuement qu'O'Rourke est un de ces hommes, et ils sont rares en ce monde, qui préfèrent
ne pas faire d’ennuis aux autres s’ils peuvent l’éviter. « O'Rourke, lui dis-je, a l’instinct du détective en ceci seulement : qu’il aime
savoir ce qui se passe autour de lui ; l’individualité des gens, leur caractère, livrent à son esprit leurs secrets ; sa tête est un fichier qu’il consulte en permanence, de même qu’un chef d’armée ne cesse jamais d’avoir présent à l’esprit le terrain de l’adversaire. Les gens croient qu'O'Rourke passe son temps à rôder et épier et qu’il prend un plaisir particulier à mener à bien son sale boulot
pour le compte de la compagnie. Il n’en est rien. O'Rourke est né avec la passion d’étudier la nature humaine. Il pige sans effort, sans nul doute à cause de sa façon singulière de regarder le monde. En ce qui te concerne, Curley… je suis absolument sûr qu’il n’ignore rien de toi. Je ne le lui ai jamais demandé, c’est vrai, mais je l’imagine, d’après les questions qu’il me pose de temps à autre. Peut-être te rend-il à dessein beaucoup de laisse. Tu le trouveras un soir sur ton chemin, par hasard, et peut-être ce soir-là t’invitera-t-il à passer un moment avec lui et à manger un morceau. Et alors, à brûle-pourpoint, il te dira soudain : Te souvient-il, Curley, quand tu étais employé au bureau SA, de cette fois où un petit Juif, qui travaillait dans ce bureau, a été saqué pour avoir tapé dans la caisse ? Si j’ai bonne mémoire, tu faisais des heures supplémentaires, cette nuit-là, non ? Curieuse affaire. Sais-tu qu’on n’a jamais pu prouver si c’était le petit Juif qui avait volé l’argent ou non ? Naturellement, il a bien fallu qu’on le saque, pour négligence, mais il est impossible d’affirmer que c’est lui le voleur. Il y a un bon bout de temps que je pense à cette petite histoire. J’ai mes idées sur le voleur, mais je ne suis pas tout à fait sûr… À ce moment-là il te fera les yeux ronds et changera brusquement de sujet. Il te racontera probablement une vague histoire, celle d’un escroc de sa connaissance qui se croyait très fort et certain de s’en tirer. Il fera durer et traîner son récit jusqu’à ce que tu aies l’impression d’être assis sur des charbons ardents. De quoi te donner envie de filer ; mais quand tu croiras que ça y est enfin, que tu vas pouvoir partir, il se souviendra tout à coup d’une autre très intéressante petite affaire et te demandera de rester encore un peu, en même temps qu’il commandera un second dessert. Et cela durera ainsi, trois ou quatre heures d’affilée, sans qu’il fasse
jamais la moindre allusion directe ; mais tout ce temps-là il t’étudiera de près et, en fin de compte, lorsque tu te croiras libre, à l’instant même où vous serez en train de vous serrer la main et où tu pousseras un soupir de soulagement, il te barrera la route et, te plantant ses deux énormes pieds carrés entre les pattes, il t’empoignera par le revers du veston, te transperçant du regard, et te dira, d’une voix suave, engageante :
Écoute un peu, p’tit gars, ne crois-tu pas que tu ferais mieux de réparer ? Et si tu crois qu’il essaie seulement de te bluffer, que tu peux jouer les innocents et lui tirer ton chapeau, erreur ! Quand il en est arrivé au point où il te demande de réparer, il sait ce qu’il veut dire et rien au monde ne peut plus l’arrêter. Quand les choses en sont là, mieux vaut, à mon avis, payer l’ardoise jusqu’au dernier sou. Il ne me demandera pas de te saquer ; il ne te menacera pas de la prison — simplement, il te suggérera tranquillement d’économiser chaque semaine un peu d’argent que tu lui remettras. Personne n’en saura rien. Il n’en soufflera même pas un traître mot. Non, il traite ce genre de chose avec beaucoup de tact, tu verras.
— Et supposons, dit tout à coup Curley, que je lui raconte que j’ai volé cet argent pour vous rendre service ? Alors ? (Il eut un rire de fou.)
— Je n’ai pas l’impression qu'O'Rourke te croirait, lui répondis-je calmement. Tu peux toujours essayer, si tu penses que cela peut t’aider à t’en tirer. Mais à mon avis cela aurait exactement l’effet contraire. O'Rourke me connaît… il sait que je ne te permettrais pas ce genre de fantaisie.
— Mais vous me l’avez permis !
— Je ne t’ai pas dit de le faire. Tu l’as fait sans que j’en sache rien. Ce n’est pas la même chose. D’ailleurs, peux-tu prouver que j’aie reçu de l’argent de toi ? Est-ce que ça
n’aurait pas l’air un peu ridicule de m’accuser de t’avoir poussé à ce genre de boulot, moi qui t’ai pris sous mon aile ? Qui est-ce qui te croirait ? Certainement pas O'Rourke. D’ailleurs, il ne t’a pas encore coincé. À quoi bon s’en faire à l’avance ? Peut-être pourrais-tu déjà restituer l’argent petit à petit avant qu’il soit sur la piste. Tu pourrais le faire anonymement. »
Entre-temps, Curley avait épuisé toutes les possibilités de la maison. Il y avait un peu d’eau-de-vie dans le buffet, la réserve du vieux, et je proposai d’en boire un coup pour nous remonter. Pendant que nous mettions ce projet à exécution, je me souvins brusquement que Maxie m’avait dit qu’il passerait chez Luke, présenter ses devoirs à la famille. C'était l’occasion ou jamais de joindre Maxie. Il nagerait dans les bons sentiments et je pourrais lui raconter n’importe quelle histoire à dormir debout. Je pourrais lui dire par exemple que la raison pour laquelle j’avais été bourru au téléphone était que je me trouvais à bout de forces et de ressources, que je ne savais où donner de la tête pour me procurer les dix dollars dont j’avais tant besoin. En même temps, je pourrais en profiter pour prendre rendez-vous avec Lottie. Cette idée me fit sourire. Si seulement Luke pouvait me voir — quel ami j’étais pour lui ! Le plus dur serait de monter voir le cercueil et de prendre un air affligé devant le corps de Luke. De ne pas rire !
Je fis part de mon projet à Curley. Il en rit de si bon cœur qu’il en pleurait à grosses larmes. Ce qui, soit dit en passant, me persuada que mieux vaudrait que Curley m’attendît en bas pendant que je taperais Maxie. De toute façon, le plan fut adopté.
Ils se mettaient à table pour dîner quand j’entrai, m’efforçant d’avoir l’air aussi triste que possible. Maxie était là ; il
eut presque un haut-le-corps en me voyant surgir. Lottie était déjà partie. Son absence me permit de garder mon air triste. Je demandai la permission de me recueillir seul un instant devant la dépouille de Luke ; mais Maxie insista pour m’accompagner. Ce fut un soulagement pour les autres, j’imagine, vu qu’il leur avait fallu, tout l’après-midi, conduire et reconduire les visiteurs. Et en braves Allemands qu’ils étaient, ils ne devaient pas aimer qu’on vînt interrompre leur repas. J’étais donc en train de regarder Luke, l’air toujours aussi triste que possible, quand je sentis l’œil inquisiteur de Maxie braqué sur moi. Je levai la tête et lui souris à ma façon habituelle. Ce qui parut l’ahurir complètement. « Écoutez, Maxie, lui dis-je, êtes-vous sûr qu’on ne nous entendra pas ? » Il prit un air de plus en plus ahuri et chagrin, mais me rassura d’un signe de tête. « Voilà de quoi il retourne, Maxie… je suis venu ici spécialement pour vous voir… vous emprunter quelques dollars. Je sais que vous trouvez ça moche de ma part, mais le seul fait de me conduire ainsi vous dit assez à quelle extrémité je suis réduit. » Il hochait de la tête, solennellement, pendant que je débitais ma petite histoire, ouvrant la bouche en forme d’énorme O comme s’il avait voulu chasser les esprits de la pièce. « Écoutez-moi, Maxie, poursuivis-je rapidement, m’efforçant de garder à ma voix un ton triste et bas, ce n’est ni le jour ni le moment de me faire un sermon. Si vous voulez me rendre service, prêtez-moi dix dollars, tout de suite… passez-les-moi tout de suite, ici même, pendant que je regarde Luke. Au fond, vous savez, j’aimais bien Luke. Ce n’était pas sérieux, tout ce que j’ai dit au téléphone. J’étais dans un mauvais moment. Ma femme s’arrachait les cheveux. Nous sommes dans la mouise, Maxie, et je compte sur vous pour m’aider. Sortons ensemble, si vous le
pouvez ; dehors, je vous dirai tout… » Maxie, comme je l’espérais bien, ne pouvait pas sortir avec moi. Impossible de laisser ces pauvres gens dans un moment pareil… « Alors, donnez-moi l’argent tout de suite, dis-je, presque avec sauvagerie. Je vous expliquerai l’affaire en long et en large demain. Nous déjeunerons ensemble en ville.
— Écoutez, Henry, me dit Maxie, farfouillant dans ses poches et fort ennuyé à l’idée qu’on pourrait le surprendre, en un moment pareil, une liasse de billets à la main, écoutez, me dit-il, je veux bien vous donner cet argent, mais est-ce que vous n’auriez pas pu trouver un autre moyen de me joindre ? Ce n’est pas à cause de Luke… c’est à cause de… » Il se perdit dans une série de hem et de hum, ne sachant pas très bien, au fond ce qu’il voulait dire.
« Pour l’amour du ciel, marmottai-je, me penchant plus près encore sur le corps de Luke, de façon que, si jamais on entrait, nul ne pût suspecter ce que je fabriquais… Pour l’amour du ciel, ne faites pas d’histoires… passez-moi cet argent et n’en parlons plus… Je suis à bout, à bout, entendez-vous ? » Il était si rouge de confusion, si embarrassé qu’il ne parvenait pas à tirer un billet sans sortir toute la liasse de sa poche. Penché sur le cercueil en toute révérence, j’arrachai le premier billet venu de la liasse qui sortait à demi de la poche. Je n’aurais su dire si c’était un billet de un ou de dix dollars. Je ne pris pas le temps de le vérifier mais le fis disparaître aussi vite que possible et rectifiai dignement la position. Puis je pris Maxie par le bras et revins avec lui à la cuisine où la famille avait attaqué le repas, solennellement mais de grand cœur. On voulait m’inviter à manger un morceau et il était malaisé de refuser ; je n’en refusai pas moins, du mieux que je pus, et me tirai, ayant toutes les peines du monde à contenir une folle envie de rire.
Au coin de la rue, près d’un réverbère, Curley m’attendait. Je n’avais plus la force de me retenir. Je l’empoignai par le bras et, descendant la rue comme un fou, je me mis à rire, rire comme il ne m’est jamais arrivé de rire dans ma vie. Je croyais que je n’en finirais plus. Dès que j’ouvrais la bouche pour tâcher d’expliquer l’incident, une crise me prenait. Au point que je finis par avoir peur. Peur de crever de rire. Je venais à peine de parvenir à me calmer un peu quand, au beau milieu d’un long silence, Curley me demanda soudain : « Alors ? Et le fric ? Vous l’avez ? » déclenchant une autre crise, plus violente encore. Je dus m’appuyer à une grille et me tenir le ventre. J’avais d’ailleurs horriblement mal au ventre… mais un mal agréable.
Ce qui, par-dessus tout, me soulagea, ce fut la vue du billet que j’avais extrait de la liasse. Vingt dollars ! Du coup, je fus dessaoulé. En même temps que j’enrageais quelque peu. J’enrageais à l’idée que dans la poche de cet idiot de Max il y avait encore d’autres billets, de vingt, de dix, de cinq dollars. Si nous étions sortis ensemble, comme je l’avais proposé, et si j’avais pu voir de près cette liasse, je n’aurais pas eu le moindre scrupule à le saigner. Je ne sais ce qui me valait d’éprouver ce sentiment, mais vraiment j’enrageais. L'idée qui me vint ensuite immédiatement à l’esprit fut de me débarrasser de Curley aussi vite que possible — cinq dollars feraient l’affaire — puis de m’offrir une petite virée. Mon désir était, particulièrement, de trouver une déjetée, une marie-salope sans la moindre décence. Où pouvais-je bien en dénicher une… une qui
fût cela et c’est tout ? On verrait bien, mais d’abord expédier Curley. Naturellement, Curley se vexe. Il espérait bien ne pas me lâcher. Il prétend ne pas vouloir de mes cinq dollars, mais quand il s’aperçoit que je
suis on ne peut plus prêt à les reprendre, il les planque en vitesse.
Nuit, nuit toujours, nuit de New York, incalculablement stérile, froide, machinale, sans paix, sans refuge, sans intimité. Solitude immense et glacée de millions de pas pressés ; vain et glacial incendie des jeux de lumière électrique ; écrasante, insensée perfection de la femme qui, par sa perfection même, a franchi les frontières du sexe, est entrée dans le domaine du signe moins, dans le rouge, comme l’électricité, comme l’énergie neutre des mâles, comme les planètes sans aspect, les plans de paix, l’amour radiophonique. Avoir de l’argent en poche, au cœur de cette énergie blanche et neutre ; n’avoir soi-même aucun sens, être soi-même stérile, et comme tel marcher, traverser la lumière aveuglante et minérale des rues calcinées ; penser tout haut, au comble de la solitude, au bord de la folie ; être de la ville, d’une grande ville, être dans le temps, de la dernière minute, de la dernière seconde de la plus grande ville du monde et sentir qu’on ne lui appartient pas, que l’on est en dehors — c’est devenir soi-même une ville, un monde de pierre morte, de lumière inutile, de mouvement inintelligible, d’impondérables et d’incalculables, le monde secret de la perfection de tout ce qui appartient au signe moins. Marcher dans l’argent, au milieu de la foule nocturne, protégé par l’argent, bercé par l’argent, abruti par l’argent, la foule même devenant une forme d’argent, le souffle même, argent le moindre objet isolé, ici, là, n’importe où, partout, argent, argent, l’argent, et pas encore assez, et puis plus du tout d’argent, ou un peu d’argent ou moins d’argent, plus d’argent mais l’argent, toujours l’argent, et que vous ayez de l’argent ou que vous n’en ayez pas, c’est l’argent qui compte et l’argent fait l’argent, mais qu’est-ce qui fait que l’argent fait l'argent ?
Et le dancing encore, le rythme de l’argent, l’amour radiophonique, le frôlement impersonnel de la foule qui rampe. Un désespoir qui tombe, tombe et finit par atteindre la semelle même des souliers, un ennui, une désespérance. Au cœur de la perfection machinale la plus parfaite qui soit, danser sans joie, se sentir si désespérément seul, presque inhumain à force d’humanité. S'il y avait trace de vie sur la lune, quelle meilleure preuve, presque parfaite dans son absence de joie, pourrait-on en fournir ? Si s’éloigner du soleil à travers les espaces doit conduire à l’imbécillité frileuse de la lune, alors nous avons touché le but et la vie n’est que froideur, incandescence lunaire du soleil. Ici, c’est la danse de vie, plus froide que glace, dans le creux d’un atome ; et plus on danse, plus froid il fait.
Nous dansons donc, sur un rythme frénétique et plus froid que glace, sur ondes courtes et grandes ondes, nous dansons sur la paroi interne de la coupe du néant chaque centimètre de désir et de luxure se chiffrant en dollars et cents. D’une entraîneuse à l’autre, nous passons d’une perfection femelle à l’autre, cherchant le défaut dans la cuirasse ; mais il n’y a pas la moindre paille dans ce métal lunaire, compact imperméable et impeccable dont elles sont faites. C'est ici la fleur blanche et virginale de la logique amoureuse, la toile d’araignée de la marée qui monte, la frange d’absolue vacuité. Et sur la frange de cette logique virginale de la perfection, je danse la danse de l’âme et du désespoir blanc, la danse du dernier homme blanc qui presse la détente et tire sa dernière émotion, la danse du gorille du désespoir qui se frappe la poitrine, de ses pattes vêtues de gants immaculés. Je suis le gorille qui se sent pousser des ailes, un gorille ivre de vertige au ventre d’un vide immense et satiné ; la nuit même grandit et pousse,
telle une plante électrique, lançant en gerbe ses bourgeons chauffés à blanc dans la nuit veloutée des espaces. Je suis cette nuit des espaces, nuit de la nuit, où les bourgeons explosent d’angoisse — étoile de mer dans l’océan gelé des rosées lunaires. Je suis le ferment d’une folie nouvelle, un faux-semblant vêtu de mots intelligibles, un sanglot enfoui comme une écharde au cœur vif de l’âme. Je danse la danse très raisonnable et adorable du gorille angélique. Ceux-là sont mes frères et sœurs, qui sont fous sans être anges. Nous dansons dans le creux de la coupe du néant. Nous sommes de même chair, mais il y a entre nous des distances astrales.
Dans l’instant, tout s’éclaire pour moi. Il est clair que cette logique exclut toute rédemption, que la ville elle-même devient la forme la plus haute de la folie et chacune de ses parties, organiques ou inorganiques, une parcelle d’expression de cette même folie. Je me sens grand, absurdement et humblement grand, non en tant que mégalomane, mais en tant que spore humaine, en tant qu’éponge morte de vie, gonflée jusqu’à saturation. Je ne regarde plus dans les yeux de la femme que je tiens dans mes bras, mais je les traverse à la nage, tête, bras et jambes en entier, et je vois que derrière les orbites de ces yeux s’étend un monde inexploré, monde des choses futures, et de ce monde toute logique est absente, on n’y trouve rien que la calme germination d’événements que ne viennent plus interrompre dans leur cours ni nuit ni jour, ni passé ni futur. L'œil, accoutumé à se concentrer sur des points de l’espace, se concentre maintenant sur des points dans le temps ; l’œil voit à volonté, devant, derrière lui. L'œil qui était le Je du soi a cessé d’exister ; cet œil libéré du soi ne révèle ni n’illumine plus. Il court le long de la ligne d’horizon, voyageur éternel et privé d’informations. Essayant de retenir le corps perdu, je
croissais en logique comme la ville, point figurant une unité dans l’anatomie de la perfection. J’avais fini par dépasser ma propre mort ; spirituellement je brillais d’un éclat vif et dur. J’étais divisé en hiers sans fin, en demains infinis, ne reposant que sur la pointe de l’événement, mur à maintes fenêtres, mais maison en allée. Il me reste à briser murs et fenêtres, à briser la dernière coquille de ce corps perdu, si je veux rejoindre le présent. C'est pourquoi je ne regarde plus
dans ou
à travers les yeux, mais par les voies secrètes et légères de la volonté je traverse les yeux à la nage, tête et bras et jambes, pour aller explorer la courbe de vision. Je vois autour de moi, comme vit un jour la mère qui me porta, de l’autre côté du virage du temps. J’ai brisé le mur que crée la naissance et le tracé de mon voyage est courbe et fermé, sans rupture, tout comme le nombril. Nulle forme, nulle image, nulle architecture ; rien que les escaliers concentriques de la folie pure. Je suis la flèche de la substantialité du rêve. Pour vérifier, je prends mon vol. Pour annuler, je me laisse tomber sur terre.
Ainsi passent des moments, de véridiques moments de temps sans espace, de connaissance totale, où je m’effondre sous la voûte du rêve libéré du soi.
Dans les intervalles qui séparent ces moments, dans les interstices de ce rêve, c’est en vain que la vie tente de bâtir : la folle logique de la ville et ses échafaudages ne sont d’aucun secours. En tant qu’individu, en tant que chair et sang, je me sens chaque jour nivelé un peu plus bas pour ériger la ville désincarnée, sans chair ni sang, dont la perfection est la somme de toute logique et signifie la mort du rêve. Je lutte contre une mort océane où ma propre mort n’est qu’une goutte d’eau qui s’évapore. Pour élever ma vie individuelle et personnelle, ne serait-ce que d’une fraction
de centimètre au-dessus du niveau de cet océan de mort qui sombre, il me faut une foi plus grande que celle du Christ, une sagesse plus profonde que celle du plus grand des prophètes. Il me faut la force et la patience de formuler ce que ne peut exprimer la langue de notre temps, car ce qui est intelligible aujourd’hui n’a pas de sens. Mes yeux ne me servent à rien, car ils ne me renvoient que l’image du connu. Mon corps entier doit devenir rayon perpétuel de lumière, se mouvant à une vitesse toujours plus grande, sans répit, sans retour, sans faiblesse. La ville pousse comme un chancre ; il me faut pousser comme un soleil. La ville mord de plus en plus profondément dans le rouge, insatiable et pâle vermine condamnée à mourir éventuellement d’inanition. Et moi je vais affamer cette vermine blanche qui me ronge, jusqu’à ce qu’elle en crève. Je vais mourir, en tant que ville, pour renaître en tant qu’homme. Je scelle donc mes oreilles, mes yeux, mes lèvres.
Avant de redevenir tout à fait homme, il est probable que j’existerai en tant que parc — sorte de parc naturel où l’on vient se reposer, laisser couler le temps. Les paroles, les actes des autres n’auront que peu d'importance : ils n’apporteront avec eux que leur fatigue, leur ennui, leur désespoir. Je servirai de tampon entre la vermine pâle et le globule rouge. Je serai le ventilateur qui chasse les poisons accumulés au cours des efforts par quoi l’on tente de parfaire l’imperfectible. Je serai la loi et l’ordre, tels qu’ils existent naturellement, tels qu’on les trouve projetés dans le rêve. Je serai le parc sauvage au cœur du grand cauchemar de toutes perfections ; le rêve calme, inébranlable, au cœur des frénésies actives ; le coup du hasard sur le pâle billard de la logique. Je ne saurai pas plus pleurer que protester, mais je serai là, toujours, dans le plus grand silence, pour accueillir
et pour restituer. Je ne dirai rien tant que ne sera pas revenu pour moi le temps d’être homme. Je ne ferai nul effort pour sauvegarder, nul effort pour détruire. Je ne formulerai ni verdict ni critique. Ceux qui en auront assez viendront à moi pour réfléchir et méditer ; ceux qui n’en ont pas encore assez crèveront selon leur vie, dans le désordre, le désespoir, l’ignorance du vrai et de la rédemption. Si l’on vient me dire, vous devez être enclin à la religion, je ne répondrai pas. Si l’on vient me dire, non, pas maintenant, il y a une conasse qui m’attend, je ne répondrai pas. Pas même s’il y a une révolution qui couve. Car il y aura toujours, au tournant de la rue, une révolution quelconque ou une conasse ; mais la mère qui me porta tourna l’angle de maintes rues sans jamais donner de réponse, et, pour finir, se retourna elle-même comme une peau de lapin,
et je suis sa réponse.
Au sortir d’une telle manie furieuse de la perfection, personne, naturellement, ne se serait attendu à une évolution qui aboutirait à un parc sauvage ; personne, pas même moi ; mais mieux vaut, infiniment mieux, en attendant la mort, vivre en état de grâce et d’émerveillement naturel. Infiniment mieux, tandis que la vie progresse vers une perfection de mort, n’être qu’un brin d’espace qui respire, une étendue de vert, un coin de fraîcheur, un petit lac d’eau pure. Mieux vaut aussi accueillir les hommes en silence, les envelopper dans les plis de son manteau, car il n’y a pas de réponse à leur faire tant qu’ils se ruent comme des fous pour voir ce qu’il y a de l’autre côté du tournant.
Je pense à la bataille à coups de cailloux qui se déroula un après-midi d’été, il y a bien longtemps, lors d’un séjour que je fis chez ma tante Caroline, près de la Porte du Diable. Mon cousin Gene et moi, nous nous étions trouvés pris dans une bande de garçons et entraînés par eux alors que nous jouions dans le jardin public. Nous ne savions pas à quel camp nous appartenions, mais nous nous battions de toutes nos forces, parmi les tas de pierres au bord de la rivière. Il nous fallait même montrer plus de courage que les autres, parce qu’on nous traitait de poules mouillées. C'est ainsi que nous fûmes amenés à tuer un des garçons du camp adverse. L'ennemi venait de s’élancer à l’assaut. Gene visa le chef et lui envoya un bon gros caillou, de taille, en plein ventre. Presque en même temps je lançai le mien qui l’attrapa à la tempe. Il s’écroula et demeura étendu pour de bon, sans remuer l’œil. Quelques instants plus tard, les flics arrivèrent pour le trouver mort. Il avait huit ou neuf ans, notre âge à peu près. Ce qu’il serait advenu de nous si l’on nous avait pris, je ne sais. En tout cas, pour ne pas éveiller de soupçons, nous nous dépêchâmes de rentrer, en prenant
le temps de nous nettoyer un peu et de nous peigner en chemin. En arrivant à la maison, nous avions l’air presque aussi propre qu’en partant. Tante Caroline nous donna à chacun notre énorme tranche de pain de seigle aigre, beurrée au beurre frais et saupoudrée d’un peu de sucre, que nous mangeâmes sagement, assis devant la table de la cuisine, écoutant ses discours et souriant comme deux anges. Il faisait terriblement chaud ce jour-là ; de l’avis de la tante, mieux valait rester à la maison, nous installer dans la grande pièce de devant et jouer aux billes avec notre petit camarade Joey Kesselbaum. Joey avait la réputation d’être tant soit peu arriéré ; d’ordinaire, nous n’aurions pas manqué de le tondre de la belle façon ; mais cet après-midi-là, par une sorte d’accord tacite, Gene et moi, nous le laissâmes gagner tant qu’il voulut. Joey était si content qu’après la partie il nous emmena chez lui, nous fit descendre à la cave et demanda à sa sœur de relever sa robe pour nous montrer ce qu’il y avait dessous. On l’appelait Weesie, sa sœur, et je me rappelle qu’elle eut tout de suite le béguin pour moi. Je venais d’un autre quartier de la ville, si éloigné pour eux que c’était comme si j’avais débarqué d’un pays étranger. Ils avaient même l’air de penser que nous ne parlions pas la même langue. Les autres moutards payaient pour voir Weesie relever sa robe. Pour nous, elle le fit par amour. Au bout de quelque temps, elle se laissa même convaincre de ne plus le faire pour les autres — nous étions amoureux d'elle : elle devait être régulière.
Quand je dis adieu à mon cousin, à la fin de cet été, ce fut pour ne plus le revoir de vingt ans ou plus. Lors de nos retrouvailles, ce qui me frappa le plus en lui, ce fut l’air d’innocente candeur que montrait son visage — la même expression qu’il avait eue le jour de la bataille de pierres.
Quand je lui rappelai ce dernier incident, mon étonnement redoubla : il avait oublié que c’était nous qui avions tué le jeune garçon ; il se rappelait bien cette mort, mais il en parlait comme si ni lui ni moi, nous n’y avions jamais été mêlés. Je prononçai le nom de Weesie : il eut beaucoup de mal à la situer. « Tu ne te souviens pas de la cave, à côté de chez nous…
Joey Kesselbaum ? » Il eut un pâle et éphémère sourire. Il trouvait extraordinaire que de tels détails se fussent inscrits dans ma mémoire. Il était marié déjà, père de famille, travaillait dans une fabrique d’étuis de pipe fantaisie. Il trouvait extraordinaire qu’on pût se rappeler des faits aussi reculés dans le passé.
En le quittant ce soir-là, je me sentais terriblement abattu. Comme s’il avait voulu supprimer de ma mémoire l’une des époques les plus précieuses de ma vie, et avec elle le souvenir que j’avais gardé de lui. Il m’avait l’air de s’intéresser bien plus à sa collection de poissons tropicaux qu’aux merveilles de son passé. Pour moi, je n’ai rien oublié. Rien oublié de ce qui se passa cet été-là, notamment le jour de la bataille de pierres. Souvent même l’aigre saveur de l’énorme tartine de pain de seigle que sa mère me tendit, cet après-midi d’été, s’impose à moi avec plus de violence que le goût de la nourriture que je peux être en train de prendre. Et le souvenir visuel du mince corps en fleur de Weesie a souvent plus de force que la sensation présente d’un objet dans ma main. De même, l’image du garçon gisant sur la rive, assommé, reste pour moi infiniment plus saisissante que l’histoire de la Grande Guerre. En fait, tout ce long été m’apparaît comme une idylle sortie en droite ligne de la légende du roi Arthur. Souvent, je me demande où cet été, parmi tant d’autres, a pu puiser la force qui le fait vivre ainsi dans ma mémoire. Il me suffit de fermer les yeux
un seul instant pour en revivre chaque journée. La mort de ce garçon ne me causa certainement nulle angoisse à l’époque — une semaine ne s’était pas écoulée, que je l’avais oubliée. Le spectacle de Weesie, debout dans le demi-jour sinistre de la cave, robe retroussée, ne m’a pas laissé non plus de trace profonde. Le fait que l’épaisse tartine de pain de seigle que la tante Caroline me donnait chaque jour garde apparemment pour moi plus de force qu’aucune autre image de cette époque de ma vie est en soi assez étrange. Je m’interroge… je cherche aussi loin que possible. Serait-ce que, chaque fois qu’elle me tendait cette tranche de pain, elle mettait dans son geste une tendresse et une sympathie que personne ne m’avait manifestées jusqu’alors ? C'était une femme simple et sans façon, que tante Caroline. Son visage était grêlé de petite vérole, mais il respirait aussi une bonté, un charme que rien ne pouvait altérer. Elle était forte de sa personne, énormément ; elle avait la voix très douce et caressante. Quand elle me parlait, elle avait l’air de me témoigner plus d’attentions, plus d’égards qu’à son propre fils. J’aurais aimé demeurer près d’elle pour toujours : j’aurais fait d’elle ma mère, si je l’avais pu. Je me souviens nettement d’une visite de ma mère et du dépit qu’elle montra, en me voyant si content de ma nouvelle vie. Elle ne put même retenir une remarque sur mon ingratitude — trait que je ne devais jamais oublier, parce qu’il me fit comprendre, alors, que l’ingratitude pouvait être un bien et une nécessité. Si je ferme les yeux en ce moment et me mets à penser à la tranche de pain, l’une des premières choses que je me rappelle, c’est que je ne peux associer mon séjour dans cette maison à aucun souvenir de gronderie. Je crois que si j’avais raconté à ma tante Caroline que j’avais tué un gosse de la bande, si je lui avais fait le récit exact de l’événement,
elle m’eût pris dans ses bras et m’eût pardonné sur-le-champ. C'est peut-être en cela que réside pour moi la valeur inestimable de cet été parmi tant d’autres. Ce fut un été de tacite et complète absolution. Et c’est aussi pourquoi je ne puis oublier Weesie. Elle était naturellement bonne, cette enfant qui m’aimait et jamais ne se plaignit. Elle fut la première du sexe d’en face à admirer en moi ce qu’il y avait de
différent. Après elle, ce fut l’inverse qui se produisit. Car sans doute je fus aimé, mais détesté aussi, pour ce que j’étais. Weesie tâchait de comprendre. Le fait même que je venais d’un pays inconnu, que je parlais une autre langue, l’attirait. L'éclat de son regard, lorsqu’elle me présenta à ses petites amies, vivra en moi pour toujours. On eût dit que ses yeux débordaient d’amour et d’admiration. Parfois, tous trois, nous allions nous promener au bord de la rivière, le soir ; assis sur la rive, nous bavardions comme font les enfants débarrassés de la présence de leurs aînés. Notre langage, alors, Dieu sait si je m’en rends compte aujourd’hui, était infiniment plus sain et profond que celui de nos parents. Pour pouvoir nous donner tous les jours cette épaisse tartine de pain, lourd était le tribut qu’il leur fallait payer. Et le pire, ce qui faisait tout le poids accablant du tribut, c’était qu’entre eux et nous se creusait un abîme. Car à chaque tartine que nous recevions de leur main, non seulement nous devenions plus indifférents, mais nous nous sentions croître en supériorité. Dans notre ingratitude résidaient notre force et notre beauté. N’étant nullement voués ni dévoués, nous étions purs de tout crime. L'enfant que j’avais vu tomber mort, qui gisait inanimé, sans voix, sans plainte, le meurtre de cet enfant n’est pas loin de prendre à mes yeux la valeur d’un acte de pureté, de santé. En comparaison, la lutte pour le pain quotidien prend le caractère
d’une souillure, d’une dégradation ; devant nos parents, nous avions le sentiment qu’ils se présentaient à nous avec la marque de l’infamie et nous ne pouvions le leur pardonner. Cette épaisse tartine qui nous était échue tous les après-midi, elle était délicieuse, parce que, précisément, nous n’avions pas eu besoin de la gagner. Jamais plus le pain n’aura la saveur qu’il avait alors. Le jour du meurtre, je le trouvai plus délicieux encore. Il s’y ajoutait un léger goût de terreur, qui lui a toujours manqué depuis. Et il nous fut donné avec l’absolution tacite mais totale de tante Caroline.
Il a pour moi une qualité, ce pain de seigle, que je voudrais définir — une sorte de délice vague, de terreur libératrice qui l’apparente aux grandes découvertes. Je me rappelle une autre espèce de tartine de ce même pain de seigle sur, qui se rapporte à une période plus lointaine encore, celle où mon petit camarade Stanley et moi, nous faisions des descentes dans la glacière. C’était du pain
volé, c’est-à-dire plus merveilleux encore pour notre palais que celui qui était un don de tendresse et d’amour. Mais c’était dans l’acte de le manger, ce pain de seigle, tout en nous promenant et en bavardant entre nous, que nous touchions à un sentiment proche de la révélation. Sentiment comparable à un état de grâce, de complète ignorance, d’abnégation de soi. Tout ce que j’ai pu sentir et recevoir dans ces moments-là, il me semble que je l’ai gardé intact, sans avoir à craindre de jamais perdre la connaissance ainsi acquise. Peut-être la raison est-elle simplement que cet acquis n’avait rien de commun avec ce que l’on croit être ordinairement la connaissance. C’était presque comme si l’on nous avait confié le dépôt d’une vérité, bien que vérité soit un mot trop précis encore pour ce que je veux dire. L'important de ces discussions autour du pain de seigle, c’est qu’elles avaient toujours lieu loin de
la maison, hors de portée des parents que nous craignions, mais ne respections nullement. Livrés à nous-mêmes, il n’y avait pas de limites à notre imagination. Les faits ne comptaient pour ainsi dire pas à nos yeux ; ce que nous demandions à un sujet de conversation, c’était qu’il laissât libre cours à notre force expansive. Ce qui m’étonne encore, quand j’y pense, c’est l’extraordinaire compréhension mutuelle dont nous faisions preuve, notre pénétration du caractère essentiel de chacun, jeune ou vieux. À sept ans, nous savions à coup sûr, par exemple, qu’un tel finirait en prison, que tel autre crèverait à la tâche, tel autre ne serait qu’un propre à rien, et ainsi de suite. Nos diagnostics étaient absolument exacts, bien plus exacts, par exemple, que ceux de nos parents, de nos maîtres ; plus exacts, à vrai dire, que ceux des psychologues (qu’ils se disent). Alfie Betcha a fini mendigot ; Johnny Gerhardt a échoué au pénitencier ; Bob Kunst a tourné à la bête de somme. Prédictions infaillibles. Toutes les études que nous avons pu faire n’ont eu d’autre effet que d’obscurcir notre vision. Du jour où nous sommes allés à l’école, nous n’avons rien appris ; au contraire : notre vision s’est rétrécie au fur et à mesure que nous nous sommes perdus dans le brouillard des mots et de l’abstraction.
Notre pain de seigle sur contenait le monde dans ce qu’il a d’essentiel — monde primitif régi par la magie, et où la peur jouait le rôle principal. Celui que l’on craignait le plus était le chef ; on le respectait tant qu’il pouvait maintenir son pouvoir. Il y avait d’autres garçons qui étaient des rebelles ; on les admirait, mais jamais ils ne faisaient des chefs. La masse n’était que pâte à modeler aux mains des sans-peur ; rares étaient ceux en qui l’on pouvait avoir confiance. L'atmosphère était sans cesse tendue, on ne pouvait jamais prévoir de quoi serait fait demain. Cet embryon
de société, diffuse, primitive, suscitait de violents appétits, des émotions fortes, aiguisait les curiosités. Rien n’allait de soi ; chaque jour comptait son épreuve de force, voyait s’épanouir le sentiment d’une puissance nouvelle ou d’un nouvel échec. Ainsi, jusqu’à l’âge de neuf ou dix ans, nous fut-il donné de goûter réellement à la vie — nous étions nos propres maîtres. J’entends par là ceux d’entre nous qui avaient la chance de ne pas être pourris par leurs parents, ceux d’entre nous qui étaient libres de vagabonder dans les rues, le soir, et de découvrir la vie, de leurs propres yeux.
Ce n’est pas sans un certain regret nostalgique que je me dis que cette vie si strictement restreinte, de la première jeunesse, paraît un univers sans limites, tandis que la vie, qui lui succède, la vie d’adulte, n’est qu’un domaine qui va sans cesse s’amenuisant. Quand vient le jour d’aller en classe, c’en est fait de l'enfant : il sent autour du cou qu’on lui passe un licol. Le pain n’a plus de goût ; la vie de même. Gagner son pain devient plus important que le manger. Tout n’est plus que calcul ; on met un prix sur tout.
Mon cousin Gene tourna à la parfaite nullité ; Stanley, au raté de première classe. Hormis ces deux-là, pour qui j’avais la plus grande tendresse, il y avait encore Joey : il est devenu, depuis, facteur. La seule idée de ce que la vie a pu faire d’eux me donne envie de pleurer. Enfants, ils étaient parfaits — Stanley moins que les autres, parce qu’il était impulsif. Stanley, de temps à autre, piquait de violentes crises de colère et il était difficile de prédire la veille son attitude du lendemain. Mais Joey et Gene étaient la quintessence de la bonté ; de vrais amis, au vieux sens du mot. Souvent je pense à Joey quand je vais à la campagne : c’était ce qu’on appelle un gars du terroir. Cela voulait dire à tout le moins qu’il était plus loyal, plus sincère, plus tendre aussi que les
autres garçons de notre connaissance. Je le vois encore venir à ma rencontre ; il accourait toujours, bras ouverts, prêt à m’embrasser ; toujours plein de projets et d’aventures pour lesquels il avait besoin de moi et qu’il m’exposait, à perdre haleine ; toujours chargé de cadeaux qu’il avait réservés pour mon retour. Joey me recevait comme les rois de jadis accueillaient leurs hôtes. Tout ce que je regardais était à moi. Nous regorgions d’histoires à nous raconter ; aucune n’était ennuyeuse ou assommante. La différence entre nos mondes respectifs était énorme. J’étais de la ville ; pourtant, quand je rendais visite à mon cousin Gene, je prenais conscience d’une ville plus vaste encore, un New York proprement dit où mon petit frelatage personnel était quantité négligeable. Stanley n’avait jamais fait la moindre expédition hors de son quartier, mais il était venu d’une terre étrangère, par-delà les mers, de Pologne, et il y avait toujours entre nous le signe distinctif du voyage. Il parlait une autre langue, et notre admiration pour lui s’en trouvait accrue. Chacun avait autour de soi son auréole qui le distinguait, son identité bien définie que nul ne violait. À l’entrée dans la vie, ces différences tombèrent et nous avons tous fini par nous ressembler plus ou moins tout en devenant, naturellement, de moins en moins semblables à nous-mêmes. C'est cette perte du soi singulier, de cette individualité peut-être sans importance, qui m’attriste et fait resplendir à mes yeux, comme un soleil, le pain de seigle. Il était entré dans la fabrication de nos individualités séparées, ce pain de seigle merveilleux ; pareil au pain de la communion, dont chacun a sa part, mais selon l’état de grâce particulier qui lui est propre. À présent, nous mangeons tous le même pain, mais nous avons perdu le bénéfice de la communion, la grâce. Nous mangeons pour nous remplir le ventre, et notre cœur n’est
que vide et froideur. Nous sommes des êtres séparés, non des individus.
Il n’y avait pas que cela dans le pain de seigle. Il nous arrivait souvent de croquer en même temps un oignon cru. Je me revois, par une fin d’après-midi, avec Stanley, un sandwich à la main, devant la boutique du vétérinaire, juste en face de chez moi. Il semble que c’était toujours les fins d’après-midi que le Dr Mc Kinney choisissait pour châtrer un étalon. L'opération avait lieu en public et provoquait régulièrement un petit rassemblement. Je me rappelle l’odeur du fer chaud et le tremblement qui secouait les pattes du cheval ; le petit bouc du Dr Mc Kinney, la saveur de l’oignon cru et l’odeur de gaz d’égout qui se dégageait juste derrière nous, où l’on posait une conduite neuve. C'était une représentation d’odeurs que l’on nous donnait de bout en bout ; l’opération, telle que l’a si bien décrite Abailard, est pratiquement sans douleur. Faute de savoir à quoi elle servait, il s’ensuivait entre nous de longues discussions qui se terminaient d’ordinaire en bagarres. Personne, d’ailleurs, n’aimait le Dr Mc Kinney ; il sentait la teinture d’iode et la pisse de cheval rance. Parfois le caniveau, devant sa boutique, ruisselait de sang ; en hiver, le sang se prenait avec la glace, ce qui donnait au trottoir, devant chez lui, une drôle d’allure. De temps en temps, on voyait arriver une grande charrette à deux roues, ouverte et puant à plein nez ; on y poussait un cheval mort. Plus exactement, on y hissait la carne au moyen d’une longue chaîne qui grinçait et crissait, comme quand on jette l’ancre. Rien d’infâme comme l’odeur d’un cheval mort et ballonné ; notre rue abondait en odeurs infâmes. À l’angle, il y avait la boutique de Paul Sauer, devant laquelle s’empilaient, à même la chaussée, les peaux brutes et tannées ; autre puanteur effroyable. Il y
avait aussi l’odeur âcre de la ferblanterie, derrière la maison — qui était comme l’odeur du progrès moderne. La puanteur d’un cheval mort, qui est presque intolérable, vaut pourtant mille fois mieux que l’odeur de brûlé qui se dégage de produits chimiques. Et le spectacle d’un cheval mort, la tempe trouée d’une balle de revolver, la tête gisant dans une mare de sang, le trou du cul explosant dans un dernier spasme des intestins, vaut mieux que la vue d’une équipe d’hommes en tablier bleu, sortant par la grand-porte de la fabrique et poussant devant eux un chariot chargé de rouleaux de fer-blanc tout frais. Heureusement pour nous, en face de la fabrique, se dressait une boulangerie, et par la porte de derrière de la boulangerie — simple grille, cette porte — nous pouvions voir les mitrons à l’œuvre et humer la douce et irrésistible odeur de pain et de gâteaux. Et si, comme je l’ai dit, il se trouvait dans le même temps qu’on posât une conduite d’égout, c’était une autre mêlée d’odeurs qui nous assaillait — terre fraîchement retournée, rouille pourrie des vieux tuyaux, gaz d’égout, oignon des sandwichs que dévoraient les terrassiers italiens, noblement adossés aux tas de terre fraîchement éventrée. Naturellement, il y avait encore bien d’autres odeurs ; mais moins salissantes ; par exemple, celle de la boutique du tailleur Silverstein, où la presse à vapeur allait toujours bon train. Véritable infection chaude et fétide ; la meilleure idée qu’on puisse en donner, c’est d’imaginer que Silverstein, lui-même juif, maigre et odoriférant, s’employait à chasser des pantalons de ses clients les relents de pets qu’ils y avaient laissés. La boutique d’à côté — sucreries et articles divers — était tenue par deux vieilles filles, deux vieilles piquées très portées sur la religion ; là, c’était l’odeur, douceâtre presque à vomir, du caramel, de la pistache, du jujube, du Sen-Sen et des cigarettes caporal doux. Ce
magasin d’articles divers me faisait penser à une grotte splendide, toujours fraîche, toujours pleine d’objets mystérieux ; c’était là que se trouvait la fontaine de soda, d’où s’échappait une autre odeur très distincte, là qu’on voyait une épaisse plaque de marbre qui surissait en été et dont le parfum aigre se mêlait pourtant agréablement à l’odeur sèche et légèrement picotante de l’eau de Seltz qui fusait dans les verres de crème glacée.
Avec le raffinement de l’odorat qui caractérise la maturité, ces odeurs s’effacèrent, pour céder la place à une seule et unique, distinctement mémorable et non moins distinctement agréable, odeur — celle du con. Plus particulièrement l’odeur qui s’attarde sur les doigts après qu’on a joué avec une femme ; je ne sais si l’on a déjà fait cette remarque, mais cette odeur très particulière procure de plus grandes joies que l’odeur du con lui-même, peut-être parce qu’il s’en dégage déjà un parfum de passé. Mais cette odeur, qui appartient à la maturité, n’est rien en comparaison de celles qui ont partie liée avec l’enfance. Elle n’a qu’un temps, et ce, non seulement dans la réalité, mais aussi dans les durées de l’esprit et de l’imagination. On peut garder le souvenir de nombreux traits de la femme aimée ; il est bien difficile de se rappeler — du moins avec certitude — l’odeur de son con. L'odeur des cheveux mouillés, par contre, des cheveux de femme, est bien plus puissante et durable — le diable sait pourquoi. Quarante ans ou plus ont passé et je me rappelle encore l’odeur des cheveux de ma tante Tillie, après un shampooing. Elle se faisait ce shampooing dans la cuisine, qui était toujours surchauffée. C'était d’ordinaire le samedi en fin d’après-midi, quand elle devait aller danser, ce qui impliquait une autre singularité — à savoir que surgirait un sergent de cavalerie bardé de magnifiques galons d’or, et
singulièrement beau, qui, même à mes yeux d’enfant, avait trop bonne mine, avait l’air trop viril et trop intelligent pour une idiote de l’acabit de tante Tillie. Quoi qu’il en soit, elle s’asseyait donc sur un petit tabouret, près de la table de cuisine, et je la vois encore, en train de se sécher les cheveux avec une serviette. Tout près, un petit réchaud au foyer tout noirci ; près du réchaud, deux fers à friser dont la seule vue m’emplissait d’une inexplicable aversion. Généralement, elle installait un petit miroir sur la table ; je revois ses grimaces, quand elle pressait les points noirs de son nez. Elle était maigre comme une corde, laide et imbécile, dotée de deux énormes dents en palette qui lui donnaient l’air d’un cheval quand un sourire lui tirait les lèvres. Elle sentait la sueur aussi, même après le bain. Mais l’odeur de ses cheveux, je ne peux l’oublier ; Dieu sait pourquoi, elle demeure associée pour moi à la haine et au mépris que je ressentais pour cette femme. Elle ressemblait, cette odeur, quand les cheveux commençaient à sécher, au relent spongieux qui monte du fond des marais. Elle se décomposait en deux — cheveux mouillés proprement dits, d’abord ; puis les mêmes quand elle les jetait sur le réchaud et qu’ils brûlaient en grésillant. Elle extrayait toujours de son peigne des mèches, de petites boucles nouées, collantes de pellicules et de sueur ; elle avait le cuir chevelu graisseux et sale. Je demeurais près d’elle, à la regarder faire et à me demander à quoi pouvait ressembler le bal où elle allait et ce qu’elle pouvait bien y foutre. Quand elle avait fini de se pomponner, elle me demandait si je ne la trouvais pas belle ainsi, adorable ; naturellement, je disais que oui. Mais un peu plus tard, dans les cabinets, qui donnaient sur l’entrée juste à côté de la cuisine, assis à la lueur tremblante d’une chandelle posée sur le rebord de la fenêtre, je me disais qu’elle avait l’air d’une
piquée. Après son départ, je ramassais les fers à friser, je les humais en les maniant. Ils me révoltaient et me fascinaient — comme des araignées. Tout, d’ailleurs, dans cette cuisine, me fascinait. Si familière qu’elle me fût, jamais je n’ai pu la faire tout à fait mienne. Elle était à la fois trop publique et trop intime. C'était là que je prenais mon bain, dans le grand tub en zinc, tous les samedis. Là que les trois sœurs se lavaient et se pomponnaient. Là que mon grand-père faisait sa toilette sur l’évier, jamais plus bas que la ceinture, puis me tendait ses chaussures pour que je les astique. Là que je me tenais en hiver, nez écrasé contre la vitre, regardant tomber la neige, les yeux mornes et vides, comme si j’étais encore dans le sein de ma mère à écouter le bruit d’eau pendant qu’elle trônait sur la lunette. C'était dans la cuisine aussi qu’avaient lieu les palabres secrets — séances affreuses, odieuses, d’où je les voyais toujours sortir, la mine longue et grave ou les yeux rouges. Pourquoi affectionnaient-ils à ce point la cuisine ? Je ne sais. Souvent pourtant, lorsqu’ils tenaient ainsi leurs assises secrètes, se chipotant autour d’un testament ou décidant de la façon de se défaire d’un parent pauvre, souvent il arrivait que la porte s’ouvrît tout à coup, livrant passage à un visiteur ; l’atmosphère changeait alors du tout au tout. Sur-le-champ, violemment — comme s’ils s’étaient sentis soulagés à l’idée de cette intervention extérieure qui venait leur épargner l’horreur d’une session prolongée. Je me rappelle encore comme, à la vue de la porte qui s’ouvrait et du visage inattendu qui se montrait dans l’entrebâillement, mon cœur sautait de joie. On ne tarderait pas à me confier un énorme broc en verre ; on me demanderait de courir au bistrot du coin où je tendrais le broc, par la petite fenêtre des appartements privés, et j’attendrais qu’on me le rendît, débordant de lavasse écumeuse. Cette
petite course jusqu’au coin de la rue, en quête d’un broc de bière, était une expédition aux proportions incalculables. Tout d’abord, il y avait la boutique du coiffeur, juste en dessous de chez nous, où exerçait le père de Stanley. Maintes et maintes fois, au moment précis où je sortais en courant pour faire une commission, je surprenais son père en train d’administrer à Stanley une frottée avec le cuir à repasser les rasoirs ; mon sang bouillait à cette vue. Stanley était mon meilleur ami ; son père, une brute et un ivrogne de Polonais. Un soir, pourtant, où je me précipitais ainsi, broc à la main, j’eus l’immense joie de voir un autre Polack se jeter sur le père de Stanley avec un rasoir. Je vis le vieux sortir à reculons, la gorge ruisselante de sang, le visage blanc comme un drap. Il s’écroula sur le trottoir, devant sa boutique, se trémoussant et geignant. Une minute ou deux, je m’en souviens, je le contemplai, puis je repris ma course, parfaitement content et heureux. Stanley avait pu se faufiler dehors, pendant la bagarre, et m’accompagna jusqu’à la porte du bistrot. Lui non plus n’était pas mécontent, bien qu’il eût un peu peur. À notre retour, l’ambulance était devant la porte et on emportait le père sur une civière, la figure et le cou recouverts d’un drap. Ou alors, parfois, c’était le petit chanteur favori du père Carroll qui passait en flânant devant la maison, juste au moment où je venais moi-même à sortir. Événement de toute première importance. Il était plus âgé qu’aucun de nous ; c’était une poule mouillée, une tapette en herbe. Sa démarche suffisait pour nous mettre en rage. Dès qu’on l’avait repéré, la nouvelle courait partout ; avant d’avoir atteint le coin de la rue, il était entouré, cerné par une bande de gosses tous plus petits que lui qui le raillaient et l’imitaient jusqu’à ce qu’il fonde en larmes. Alors nous lui tombions dessus comme une meute de loups, le traînions à
terre et mettions ses vêtements en lambeaux. Ce n’était pas un exploit dont on pût se vanter, mais cela nous faisait du bien. Aucun de nous ne savait ce que c’était qu’une tapette ; quoi qu’il en fût, nous étions contre. De même que nous étions contre le Chinois. Car il y avait
le Chinois de la blanchisserie, en haut de la rue, qui passait très souvent ; comme la poule mouillée du père Carroll, il devait subir notre assaut. Il ressemblait exactement aux coolies qu’on voit dans les livres. Il portait une sorte de manteau d’alpaga noir à brandebourgs, des savates sans talons, et il avait une queue. Il marchait d’ordinaire les mains dans les manches. C'est de son allure surtout que je me souviens : sorte de marche oblique, précieuse, féminine, dont l’étrangeté constituait pour nous une menace. Il nous faisait une frayeur mortelle ; nous le haïssions parce qu’il était indifférent à nos moqueries. Nous le croyions trop ignorant pour faire attention à nos insultes. Puis, un jour où nous étions entrés dans la blanchisserie, il nous réserva une petite surprise. Il commença par nous tendre le paquet de linge ; ensuite il prit derrière le comptoir une poignée d’amandes dans un grand sac qui pendait. Il souriait toujours, en sortant de derrière son comptoir pour nous ouvrir la porte. Il souriait encore, quand il prit Alfie Betcha au collet et lui tira les oreilles ; il se saisit de nous à tour de rôle, nous tirant les oreilles à tous, souriant toujours. Puis il fit une grimace féroce et, avec la vivacité d’un chat, courut derrière le comptoir prendre un long et fort vilain couteau qu’il brandit vers nous. Ce fut une belle panique et une fameuse mêlée, culs par-dessus têtes. Parvenus au coin de la rue, nous nous risquâmes à jeter un coup d’œil derrière nous : il se tenait sur le seuil de sa boutique, un fer à la main, l’air doux et paisible. Après cet incident, personne ne voulut retourner à la blanchisserie
; il nous fallut suborner le petit Louis Pirossa, chaque semaine, pour aller retirer nos paquets de linge. Le père de Louis tenait la fruiterie du coin. Il nous refilait ses bananes pourries, en signe d’affection. Stanley avait un faible particulier pour les bananes pourries, que sa tante lui faisait frire. On tenait les bananes frites pour un mets délicat, chez Stanley. Une fois, pour son anniversaire, il y eut une fête en son honneur et tout le voisinage fut invité. Tout alla comme sur des roulettes jusqu’à ce qu’on en vînt aux bananes frites. Je ne sais pourquoi, personne ne voulait y toucher ; il n’y avait que les Polacks, comme les parents de Stanley, pour apprécier le mets. Manger des bananes frites — quelle horreur ! Au milieu de la gêne générale, un gosse eut la brillante idée de proposer qu’on donnât tout le plat à ce ballot de Willie Maine. Willie Maine était plus vieux qu’aucun de nous, mais ne savait pas parler. Il ne savait rien dire d’autre que
Bjork ! Bjork ! C'était sa réponse à tout. Quand donc on lui fit passer les bananes, il dit
Bjork ! et tendit les deux mains vers le plat. Mais son frère George était là. George ressentit comme une insulte le fait qu’on eût refilé les bananes pourries à son ballot de frère. Et de commencer la bagarre ; et Willie, voyant son frère submergé, de se mettre de la partie, au cri de
Bjork ! Bjork ! Mais non content de cogner sur les garçons, il se mit à taper sur les filles ; il en résulta un vrai charivari. Ce qui fit qu’à la fin, le père de Stanley, entendant tout ce bruit, monta de sa boutique, son cuir à repasser à la main. Et d’empoigner ce ballot de Willie par la peau du cou, de se mettre à l’étriller. Cependant que son frère George filait à l’anglaise, chercher M. Maine Senior. Ce dernier, qui ne dédaignait pas plus la boisson que le papa de Stanley, arrive, manches retroussées, et, à la vue du coiffeur ivre qui rossait le pauvre Willie, se
jette sur lui, poings en avant et l’assomme sans merci. Willie, pendant ce temps, délivré, à quatre pattes, engloutissait les bananes frites qui s’étaient répandues sur le sol. Il dévorait comme un bouc, aussi vite qu’il pouvait. Quand le vieux l’aperçut en train de mâcher et de brouter comme une chèvre, il entra en rage et, ramassant le cuir à repasser du coiffeur, se mit en devoir de venger sur Willie son honneur de père outragé. Sur quoi Willie se mit à hurler :
Bjork ! Bjork ! et tout le monde partit d’un grand éclat de rire. Du coup, M. Maine se sentit soulagé de toute sa vapeur accumulée et se laissa fléchir. Pour finir, il s’assit ; la tante de Stanley lui apporta un verre de vin. Au bruit de la bagarre, d’autres voisins étaient accourus ; ce qui fit qu’on apporta d’autre vin et de la bière et de l’eau-de-vie ; et tout le monde ne tarda pas à devenir très gai, et à chanter et à siffler ; il n’était jusqu’aux gosses qui ne fussent ivres et ce ballot de Willie s’enivra à son tour et se remit à ramper à quatre pattes comme un bouc et à hurler
Bjork ! Bjork ! et voilà-t-il pas qu’Alfie Betcha qui était fin saoul bien qu’il n’eût que huit ans eut l’idée de mordre notre ballot de Willie au flanc ; ce qui fit que Willie le mordit à son tour ; sur quoi tous les gosses se mirent à se mordre en chœur et les parents regardaient la scène, rigolant, glapissant de joie et c’était vraiment très, très drôle et on remit des bananes à frire et cette fois tout le monde en mangea et puis il y eut des discours et puis on vida encore les chopes et Willie Maine, ce ballot, voulut en pousser une mais il ne put aller au-delà de
Bjork ! Bjork ! Formidable, ce goûter d’anniversaire ; pendant une semaine et plus, il ne fut question que de cela et quelle brave sorte de Polacks, tout compte fait, ces Stanley ! Les bananes frites connurent, elles aussi, un grand succès et pendant quelque temps il fut très difficile d’obtenir
du vieux Pirossa des bananes pourries, parce que tout le monde en voulait. Et puis survint un événement qui endeuilla tout le quartier — la défaite de Joe Gerhardt infligée par Joey Silverstein. Ce dernier était le fils du tailleur ; garçon de quinze à seize ans, plutôt tranquille et d’allure studieuse, que les grands tenaient à l’écart, parce qu’il était juif. Un jour où il allait livrer un pantalon à Fillmore Place, Joe Gerhardt l’accosta — il était à peu près du même âge et se prenait pour un être supérieur. Il y eut un échange de mots, puis Joe Gerhardt arracha au fils Silverstein le fameux pantalon et le jeta dans le caniveau. Personne n’eût jamais songé que le jeune Silverstein répondrait par la force à un tel affront ; en sorte que, lorsque d’un coup de poing il chopa Joe au coin de la mâchoire, tout le monde fut soufflé, Joe Gerhardt le premier. Il s’ensuivit une bagarre qui dura une vingtaine de minutes et à la fin de laquelle Joe Gerhardt se retrouva sur le trottoir, incapable de se relever. Sur quoi, le fils Silverstein ramassa le pantalon et s’en revint calmement et dignement à la boutique de son père. Personne n’osa lui dire un mot. On tint l’affaire pour une calamité. Qui avait jamais entendu dire qu’un Juif pût rosser un Gentil ? C'était inconcevable, et pourtant le fait était là, et tous l’avaient pu voir. Soir après soir, assis à notre habitude sur le bord du trottoir, le problème fut tourné et retourné par nous sous tous ses angles, sans que nous trouvions de solution, jusqu’au jour… ma foi jusqu’au jour où le frère cadet de Joe Gerhardt, Johnny, à force de ruminer l’histoire, décida de régler le compte par ses propres moyens. Johnny, plus jeune et plus petit que son frère, n’en était pas moins solide et invincible comme un jeune puma. Il avait tout de l’Irlandais type, de l’Irlandais des taudis dont était fait le quartier. Son plan de revanche était fort simple : il attendit un soir le
jeune Silverstein, à l’heure où il sortait de la boutique, et l’étala d’un croc-en-jambe. Auparavant, il avait pris la précaution de se munir de deux cailloux de bonne taille qu’il tenait cachés dans ses poings. Ayant descendu le pauvre Silverstein, il lui sauta dessus et, bravement, lui battit le crâne de ses pierres. À son grand étonnement, le pauvre Silverstein n’offrit pas la moindre résistance ; même après que Johnny se fut relevé et lui eut laissé la chance de retrouver son aplomb, Silverstein s’entêta à ne pas vouloir broncher. Alors Johnny prit peur et s’enfuit. Il dut avoir une sacrée frousse même, car plus jamais on ne le revit ; les seules nouvelles qu’on eut de lui furent qu’il s’était fait ramasser quelque part dans l’Ouest où on l’envoya dans une maison de correction. Sa mère, vraie catin d’Irlandaise, malpropre et joviale, se borna à dire qu’il ne l’avait pas volé et qu’elle espérait bien qu’il ne se montrerait plus jamais devant elle. Quant au fils Silverstein, il se rétablit, mais ne fut plus jamais le même. On raconta que les coups qu’il avait reçus lui avaient porté sur le cerveau et qu’il restait un peu fêlé. Joe Gerhardt, par contre, remonta dans l’estime publique. Il appert qu’il alla voir le fils Silverstein sur son lit de douleur et lui fit de grandes excuses. Autre événement sans précédent. Si étrange, si exceptionnel, que Joe Gerhardt fit presque figure de paladin. Personne n’avait approuvé la conduite de Johnny. Personne, pourtant, n’aurait songé à aller présenter des excuses au jeune Silverstein. C'était un geste d’une telle délicatesse, d’une telle élégance qu’on regarda Joe Gerhardt comme un parfait gentleman — le premier, le seul gentleman du quartier. Gentleman, c’était là un mot dont nous ne nous étions jamais servis. On le trouvait à présent sur toutes les lèvres et on tint pour une haute distinction d’être un gentleman.
Cette soudaine métamorphose de Joe Gerhardt, de vaincu en gentleman, fit, je m’en souviens, grosse impression sur moi. Quelques années plus tard, quand je changeai de quartier et fis la connaissance de Claude de Lorraine, un jeune Français, j’étais tout prêt à comprendre, à accepter « un gentleman ». Ce Claude était un garçon d’un type nouveau pour moi. Dans mon ancien quartier, on l’aurait tenu pour une poule mouillée. Il s’exprimait trop bien, trop correctement, trop poliment, d’une part ; il était trop prévenant, trop bien élevé, trop chevaleresque, de l’autre. Et puis, quand on jouait avec lui, de l’entendre brusquement s’adresser en français à sa mère ou à son père nous faisait sursauter quelque peu. L'allemand à la rigueur, nos oreilles y étaient faites ; l’allemand était une infraction possible à la règle ; mais le français ! Parler le français, ou même simplement comprendre cette langue, c’était vraiment la marque de l’étranger, de l’aristocrate — infect,
distingué ! Et pourtant Claude était des nôtres, nous valait bien à tous les points de vue, valait même un peu mieux, il nous fallait bien le reconnaître en secret. Mais il avait une tare — son français ! Cela nous rebroussait le poil. Il n’avait pas le droit de vivre dans ce quartier, pas le droit d’être capable et viril à ce point. Souvent, quand sa mère l’appelait, après son départ nous nous réunissions en bande pour discuter de la famille Lorraine en long et en large. Nous nous demandions ce qu’ils pouvaient bien manger, par exemple ; Français, ils devaient avoir d’autres mœurs que les nôtres. Personne, non plus, n’avait jamais mis les pieds chez Claude de Lorraine. Autre source de suspicion et de répugnance. Pourquoi ? Que cachaient ces gens ? Et pourtant, quand nous les rencontrions dans la rue, ils étaient toujours très gentils, souriaient toujours, nous adressaient la parole en anglais, et quel anglais : excellent ! Ils nous faisaient
honte — ils étaient d’un niveau supérieur, c’était tout. Ce qui nous déconcertait aussi, c’était qu’avec les autres gosses une question directe entraînait toujours une réponse directe ; tandis que Claude ne répondait jamais directement. Il souriait toujours de façon charmante avant de répondre ; il était froid, maître de lui, usait d’une ironie et d’une raillerie qui nous dépassaient. C'était une épine dans le pied, pour nous, que Claude de Lorraine, et quand en fin de compte il quitta le quartier, nous poussâmes tous un soupir de soulagement. Quant à moi, ce ne fut peut-être que dix ou quinze ans plus tard que je réfléchis à ce garçon, à l’étrangeté comme à l’élégance de son comportement. Et ce fut alors que je me rendis compte de l’énorme gaffe que j’avais faite. Je me souvins brusquement qu’un jour Claude de Lorraine m’avait fait des avances, dans l’évidente intention de gagner mon amitié, et que je l’avais traité plutôt cavalièrement. À l’époque où je me souvins de cet incident il me vint soudain à l’esprit que Claude de Lorraine avait dû me trouver différent et qu’il avait voulu m’honorer en me tendant la main de l’amitié. Mais en ce temps-là, j’étais fidèle à un certain code d’honneur, ma foi oui, qui était de suivre en tout le troupeau. En devenant un intime de Claude de Lorraine, j’aurais trahi les autres. Quels que fussent les avantages que pouvait comporter l’éveil d’une telle amitié, mon devoir était de la repousser ; j’appartenais à la bande et devais demeurer à l’écart du genre Claude de Lorraine. Cet incident me revint une autre fois, je dois dire, bien plus longtemps après encore — des mois après mon arrivée en France, alors que le mot
raisonnable avait fini par prendre un sens entièrement neuf pour moi. Brusquement, un jour, ayant entendu prononcer ce mot au hasard d’une discussion, je me souvins des ouvertures que m’avait faites Claude de Lorraine
dans la rue, devant chez lui. Je me rappelai, comme d’une chose vive, qu’il avait employé le mot
raisonnable. Il m’avait probablement demandé d’être
raisonnable — mot qui n’aurait alors jamais franchi mes lèvres, faute d’utilité dans mon vocabulaire. Mot, comme gentleman, que l’on ne sortait que rarement, avec le maximum de précaution et de circonspection. Qui aurait pu faire rire de vous. Il y en avait des tas comme cela, d'ailleurs ;
réellement, par exemple. Personne de ma connaissance n’avait jamais utilisé le mot
réellement — jusqu'à l’arrivée de Jack Lawson. Lui s’en servait à cause de ses parents qui étaient anglais, et bien que nous le raillions à ce propos nous lui passions cette fantaisie.
Réellement me rappelait immédiatement le petit Carl Ragner, dans mon ancien quartier. Carl Ragner était le fils unique d’un politicien qui habitait une petite rue plutôt distinguée : Fillmore Place. Il demeurait presque au bout de la rue dans une petite maison en brique rouge qui était toujours magnifiquement tenue. Je me rappelle la maison : passant devant, en allant à l’école, je remarquais toujours comme les boutons de la porte d’entrée étaient brillamment astiqués. Ils étaient en cuivre et, de fait, n’avaient pas leurs pareils dans le quartier. Quoi qu’il en soit, le petit Carl Ragner était un de ceux à qui il n’était pas permis de se mêler aux autres gosses. On le voyait rarement, d’ailleurs. C'était d’ordinaire le dimanche que nous l’apercevions, le temps d’un clin d’œil, au côté de son père. Si ce dernier n’avait pas été l’une des grosses légumes du quartier, Carl se serait fait lapider à mort. Il était vraiment impossible, en habits du dimanche. Non content de porter le pantalon et des vernis, il faisait étalage d’un chapeau derby et d’une canne. Un garçon de six ans qui se laissait fagoter de la sorte ne pouvait être qu’une nouille — telle était l’opinion générale. Certains le disaient
de santé délicate, comme si cela avait pu suffire pour excuser ses vêtements excentriques. Fait curieux, jamais je ne l’ai entendu prononcer une parole. Il était si élégant, si raffiné, qu’il s’était peut-être mis dans la tête qu’il était de mauvais aloi de parler en public. En tout cas, le dimanche, je le guettais, à seule fin de le voir passer en compagnie du paternel. Je le regardais aussi curieusement, aussi avidement que les pompiers, lorsqu’ils nettoyaient leurs engins dans la cour de la caserne. Parfois, au retour, il portait une petite boîte de crème glacée, la plus petite taille qui fût, juste assez pour lui sans doute, pour son dessert. Dessert était un autre mot qui, je ne sais pourquoi, nous était devenu familier et que nous utilisions exceptionnellement quand nous faisions allusion au petit Ragner, à sa famille et à leurs semblables. Il nous arrivait de passer des heures entières à nous demander ce que ces gens pouvaient bien manger pour le
dessert, le plus clair de notre plaisir étant de jouer à la balle avec ce mot qui était pour nous une découverte,
dessert, et qui nous était venu probablement en contrebande, de la maison des Ragner. Ce doit être aussi vers cette époque que Santos-Dumont devint célèbre. Pour nous, ce nom avait quelque chose de grotesque. Les exploits de l’homme ne nous intéressaient guère — mais le nom ! À la plupart d’entre nous, il apportait un parfum de sucre, de plantation cubaine ; il nous rappelait cet étrange drapeau cubain, avec son étoile dans le coin, objet d’estime particulière pour ceux d’entre nous qui collectionnaient les petites images des cigarettes caporal doux, où figuraient les drapeaux des différents pays, les actrices célèbres, les gloires du ring. Santos-Dumont, donc, c’était une sorte de délice étranger, que nous distinguions, par antithèse, des personnes et des choses étrangères qui nous étaient familières, comme la blanchisserie chinoise, ou l’orgueilleuse
famille française de Claude de Lorraine. Mot magique qui suggérait la splendeur d’une moustache flottante, un sombrero, des éperons, quelque chose d’aérien, de délicat, d’humoristique, de quichottique. Parfois aussi, l’arôme des grains de café ou des nattes en raphia. Ou encore, de ce caractère si totalement étranger et quichottique, naissait une digression sur la vie des Hottentots. Car il était parmi nous des garçons plus âgés qui commençaient à lire et qui nous distrayaient, des heures durant, avec les récits fantastiques glanés par eux dans des livres tels que
Ayesha ou qu'
Under Two Flags, d’Ouida. La saveur authentique de la science reste dans mon esprit définitivement associée au terrain vague qui se trouvait à l’extrémité du nouveau quartier où l’on me transplanta vers l’âge de dix ans. Ce fut là, quand venait l’automne et que nous étions assis en rond autour du feu de camp, à faire rôtir des pommes de terre dans les petites gamelles qui ne nous quittaient jamais — là que naquit un type nouveau de discussions, très différent de celui que j’avais connu, en ce qu’il tirait son origine de la lecture. L'un de nous venait-il de lire un récit d’aventures, un bouquin de science ? La rue entière s’animait à l’apparition d’un sujet jusqu’alors inconnu. Peut-être l’un des grands venait-il de découvrir l’existence du Kuroshivo, et s’efforçait-il de nous en expliquer l’origine et les effets. C'était notre seule façon de nous instruire — sans nous en apercevoir, pour ainsi dire, en faisant sauter des frites ou des pommes de terre crues. Cette connaissance fragmentaire pénétrait au plus profond de nous — si profond, à vrai dire, que plus tard, lorsqu’elle se trouva confrontée avec une science plus exacte, il fut souvent malaisé de la déloger, tant elle était ancrée dans son ancienneté. C'est ainsi qu’un grand nous expliqua un jour que les Égyptiens connaissaient déjà
la circulation du sang ; la chose nous parut si naturelle qu’on eut beaucoup de mal par la suite à nous faire avaler l’histoire de la découverte de la circulation du sang par un certain Anglais du nom de Harvey. De même, aujourd’hui encore, il me paraît tout à fait normal que le plus clair de nos conversations d’alors aient traité de pays lointains, Chine, Pérou, Égypte, Afrique, Islande, Groenland. Nous parlions de fantômes, de Dieu, de la transmigration des âmes, de l’enfer, de l’astronomie, d’oiseaux et de poissons extraordinaires, de la formation des pierres précieuses, des plantations de caoutchouc, des méthodes de torture, des Aztèques et des Incas, de la vie marine, des volcans et des tremblements de terre, des rites d’enterrement et de mariage dans les diverses parties du monde, de langues étrangères, de l’origine des Indiens d’Amérique, de la disparition des buffles, de maladies curieuses, de cannibalisme, de sorcellerie, de voyages dans la lune et de quoi ça avait l’air là-haut, d’assassins et de bandits de grands chemins, des miracles de la Bible, de la fabrication des poteries, de mille et un sujets dont on ne nous entretenait jamais à la maison ou à l’école et qui avaient pour nous une importance vitale parce que nous étions affamés de connaissance, que le monde regorgeait de merveilles et de mystères, et que ce n’était guère qu’au cours de nos réunions dans ce terrain vague qu’il nous était donné, tout en claquant des dents de froid, de parler de choses sérieuses, et que nous éprouvions le besoin, à la fois délicieux et terrifiant, de faire commerce d’idées et de connaissances.
Merveilles et mystères de la vie, voilà bien ce qui meurt en nous au fur et à mesure que nous devenons membres responsables d’une société ! Jusqu’au jour où il nous fallut travailler, notre univers demeura un monde tout petit, en
bordure duquel se passait notre vie, à la frontière, pour ainsi dire, de l’inconnu. Sorte de petit univers à la grecque, assez profond cependant pour fournir toute manière de variantes, toute manière d’aventures et de spéculations. Pas tellement, tellement petit non plus, puisqu’il tenait en réserve un potentiel immense. Je n’ai rien gagné à l’élargissement de ce monde ; j’y ai perdu. Ce que je veux, c’est élargir en moi l’enfant, dépasser l’enfance dans le sens opposé. Je veux que mon développement se poursuive dans le sens contraire à la normale ; je veux m’enfoncer dans le royaume hyper-infantile de l’être, aussi loufoque et chaotique que le monde qui m’entoure, mais d’une autre façon. Adulte, je l’ai été, et père et membre responsable de la société. J’ai gagné mon pain quotidien. Je me suis adapté à un monde qui n’a jamais été le mien. Je veux me faire jour à travers ce monde élargi et me tenir à nouveau sur la frontière d’un univers inconnu qui rejettera dans l’ombre ce monde de pâleur unilatérale. Je veux dépasser le domaine des responsabilités paternelles, pour atteindre l'irresponsabilité de l’homme d’anarchie sur lequel pas plus la contrainte que la câlinerie, la cajolerie, la subornerie, la calomnie n’ont de prise. Je veux prendre pour guide Obéron, l’être des chevauchées nocturnes qui, sous ses ailes noires déployées, efface la beauté comme l’horreur du passé ; je veux fuir vers une aube perpétuelle et que mes ailes soient si rapides et inlassables qu’il n’y ait plus place en moi pour le remords, le regret ni le repentir. Je veux gagner de vitesse l’homme inventif, qui est la plaie de ce monde, afin de me retrouver face à l’infranchissable abîme que même les ailes les plus puissantes ne me permettront pas de traverser. Quand bien même je devrais me changer en parc naturel et sauvage, hanté par la seule oisiveté du rêve, je n’ai pas le droit de m’arrêter, de reprendre haleine, de m’en tenir à
cette fatuité ordonnée qu’est la vie responsable et adulte. Mon devoir est d’agir ainsi, en souvenir d’une vie incomparable à celle qui me fut promise, en souvenir d’une vie d’enfant qu’étranglèrent, qu’étouffèrent, de consentement tacite, les lâches qui avaient capitulé. Tout ce qui peut être le fait de père et mère, je le renie. Je reviens à un monde encore plus petit que le vieux monde des Hellènes, un monde qu’à tout instant je peux toucher de mes bras étendus, le monde de ce que je connais, vois et reconnais d’instant en instant. Tout autre monde n’a pas de sens pour moi, m’est étranger, ennemi. En traversant à rebours le premier monde de lumière qui fut celui de mon enfance, je ne désire, non m’arrêter, mais bander tous mes muscles pour pousser plus en arrière, jusqu’à un monde encore plus éclatant d’où je me suis sans doute évadé, naguère. À quoi ressemble ce monde, je n’en sais rien ; pas plus que je ne suis même sûr de le trouver ; mais c’est mon monde à moi, le seul pour lequel je préserve ma curiosité.
Le premier aperçu, la première image réelle que j’eus de ce monde neuf et lumineux, ce fut ma rencontre avec Roy Hamilton qui me les apporta. J’étais alors dans ma vingt et unième année, sans doute la pire de ma vie. J’étais dans un tel état de désespoir que j’avais décidé de partir de chez moi pour ne plus jamais revenir. La nuit, je rêvais de la Californie, où j’avais songé à aller refaire ma vie. Si véhéments étaient mes rêves de cette nouvelle terre promise, que plus tard, à mon retour de là-bas, c’est à peine si je me rappelais la Californie que j’avais vue, ne pensant, ne faisant allusion qu’à celle que j’avais connue dans mes rêves. Ce fut très peu de temps avant mon départ que je rencontrai Hamilton. Il était plus ou moins le demi-frère de mon vieil ami MacGregor. L'un et l’autre ne se connaissaient pas depuis longtemps
: Roy, qui avait passé le gros de sa vie en Californie, avait cru jusqu’alors que son véritable père était M. Hamilton et non M. MacGregor. En fait, c’était pour débrouiller le mystère de ses origines qu’il était venu faire un tour dans l’Est. Le fait de partager la vie des MacGregor ne l’avait apparemment pas beaucoup rapproché de la solution du mystère. Il semblait même plus perplexe que jamais, après avoir fait la connaissance de l’homme qui, selon ses conclusions, devait être son père légitime. Sa perplexité, il me l’avoua plus tard, venait de ce que ni l’un ni l’autre de ses pères hypothétiques ne ressemblaient à l’idée qu’il se faisait de lui-même. C'était probablement ce problème lancinant du choix d’un père qui avait accéléré le développement de son propre caractère. Je précise ce point parce que, dès notre première rencontre, je me sentis en présence d’un être comme je n’en avais encore jamais connu. Je m’attendais, d’après la description que m’en avait faite MacGregor, à rencontrer un homme plutôt « étrange », « étrange » signifiant dans la bouche de MacGregor : légèrement timbré. C'était un homme étrange en vérité, mais qui avait tous ses esprits et d’une telle acuité que j’en fus aussitôt emballé. Pour la première fois de ma vie, je trouvais un interlocuteur qui allait chercher derrière le sens des mots, jusqu’à l’essence même des choses. J’avais l’impression de parler à un philosophe, et non de ceux que j’avais rencontrés dans mes livres : un homme qui philosophait constamment —
et qui vivait la philosophie qu’il exposait. C'est-à-dire, qui n’avait d’autre théorie que de pénétrer jusqu’à l’essence des choses et, à la lumière de chaque révélation nouvelle, d’accorder sa vie en sorte qu’il y eût un minimum de discordance entre les vérités qui lui étaient révélées et la traduction de ces vérités en actions. Naturellement, sa conduite paraissait étrange à son
entourage. Elle ne l’était nullement, pourtant, pour ses amis de la Côte où, à l’en croire, il était dans son élément. Là-bas, apparemment, on le tenait pour un être supérieur, on l’écoutait avec le plus grand respect, avec une certaine crainte religieuse même.
Le hasard me le fit rencontrer alors que j’étais la proie d’un conflit que je ne pus estimer à sa juste valeur que bien des années plus tard. À l’époque, je ne pouvais comprendre l’importance qu’il attachait à la découverte de son origine exacte ; en fait, j’avais coutume de plaisanter à ce propos, parce que le rôle du père ne signifiait pas grand-chose pour moi pas plus que celui de la mère. Je voyais en Roy Hamilton la lutte ironique d’un homme déjà émancipé qui cherchait néanmoins à déterminer un solide lien biologique dont il n’avait littéralement que faire. Ce conflit, cette recherche de son père véritable avait fait de lui, de façon paradoxale, un sur-père. C'était un maître et un exemple ; il lui suffisait d’ouvrir la bouche pour que je me rendisse compte que je prêtais l’oreille à une sagesse entièrement différente de tout ce que j’avais pu associer à ce mot jusqu’alors. Il serait aisé de dire de lui que c’était un mystique et de s’en débarrasser. C'était bien un mystique, mais le premier que j’eusse jamais rencontré qui sût garder les pieds sur terre. Un mystique qui ne faisait pas fi des inventions pratiques, témoin cette foreuse dont on avait le plus grand besoin dans l’industrie pétrolière et qui lui valut plus tard de faire fortune. À cause de la façon métaphysique qu’il avait de parler, personne à l’époque ne fit très attention à cette très pratique invention. On la tint pour l’un des produits de son cerveau fêlé.
Il parlait sans cesse de lui-même, en fonction de son rapport avec le monde extérieur — qualité qui donnait l’impression
malencontreuse qu’il n’était qu’un pompeux égotiste. On disait même, et c’était assez vrai en un sens, que ce qui l’intéressait, c’était bien plus la preuve de la paternité de MacGregor, que MacGregor lui-même, en tant que père. Ce qui revenait à dire, implicitement, qu’il n’éprouvait pas d’affection réelle pour son nouveau père, mais tirait simplement de la vérité de cette découverte une vive satisfaction personnelle — qu’il exploitait cette découverte à son habitude, qui était de se grandir. Et c’était vrai, profondément, d’autant que M. MacGregor en chair et en os était infiniment inférieur à M. MacGregor, symbole du géniteur perdu et retrouvé. Mais les MacGregor n’entendaient rien aux symboles et n’y auraient jamais rien entendu, se fût-on donné la peine de les leur expliquer. Ils faisaient un effort contradictoire pour comprendre d’un seul coup ce fils depuis si longtemps perdu, en même temps que pour le ramener à un niveau intelligible où il devînt enfin pour eux non seulement le « fils depuis longtemps perdu », mais le fils tout simplement, quand il était clair, pour quiconque avait la moindre parcelle d’intelligence, que ce fils n’avait rien d’un fils, qu’il était une sorte de père spirituel, de Christ, pourrais-je dire, qui faisait un très galant et courageux effort pour reconnaître pour sa chair et son sang ce dont il était déjà trop évidemment libéré.
Je fus donc surpris et flatté de voir cet étrange personnage, que je considérais avec la plus chaude admiration, me choisir entre tous pour confident. Par rapport à lui, je faisais figure d’intellectuel livresque et mondain dans le mauvais sens du mot. Mais presque aussitôt je dépouillai ce côté de ma nature pour m’abandonner au bain de lumière chaude et immédiate qui naissait de son intuition profonde et naturelle des choses. En sa présence, j’avais la sensation de me
dépouiller de mes vêtements, ou mieux de mes peaux successives, car c’était plus qu’une simple nudité qu’il exigeait de son interlocuteur. En me parlant, il s’adressait à un moi dont je n’avais que vaguement soupçonné l'existence : le moi, par exemple, qui émergeait lorsque, soudain, lisant un livre, je m’apercevais que je sortais d’un rêve. Peu de livres avaient le pouvoir de me mettre en transe, ce genre de transe d’extrême lucidité où, sans en avoir conscience, on prend les résolutions les plus profondes. La conversation de Roy Hamilton avait cette vertu. Elle me rendait plus que jamais alerte, anormalement alerte, sans pour autant réduire en poudre la matière du rêve. Il faisait appel, en d’autres termes, au germe du soi, à l’être qui finirait par dépasser dans sa croissance la personnalité nue, l’individualité synthétique, et me laisserait vraiment seul et solitaire fabriquer ma propre destinée.
Notre conversation ressemblait à une langue secrète au beau milieu de laquelle les autres s’endormaient ou s’évaporaient comme des fantômes. Pour mon ami MacGregor, c’était déroutant et irritant ; il me connaissait plus intimement qu’aucun autre, mais n’avait jamais rien découvert en moi du personnage que je lui présentais. Il parlait de la mauvaise influence de Roy Hamilton, ce qui était aussi profondément vrai, puisque cette rencontre inattendue avec son demi-frère servait plus que toute autre chose à nous rendre étrangers l’un à l’autre. Hamilton m’ouvrit les yeux et me dota de valeurs nouvelles ; bien que je dusse, plus tard, abandonner la façon de voir qu’il m’avait léguée, il n’en resta pas moins que jamais je ne pus revoir le monde ni mes amis comme ils m’apparaissaient avant sa venue. Hamilton me changea profondément, comme seuls un livre exceptionnel, une personnalité rare, une expérience rare le peuvent. Pour
la première fois de ma vie, je compris ce que c’était que de faire l’expérience d’une amitié vitale et cependant de ne se sentir, de ce fait, ni serf ni vassal. Jamais, après notre séparation, je n’ai ressenti le besoin de sa présence réelle ; il s’était donné totalement et je l’avais possédé sans qu’il me possédât. Ce fut la première expérience, nette et entière, que j’eus de l’amitié et jamais aucun autre de mes amis n’a pu la répéter. Hamilton était l’amitié même, plus qu’un ami. Il était l’incarnation du symbole, donc pleinement satisfaisant, et par suite, le moment venu, nullement nécessaire. Lui-même comprenait cela parfaitement. Peut-être est-ce le fait de ne pas avoir eu de père qui le poussa sur la voie de la découverte du soi, qui est le stade final de l’identification au monde et la découverte, par conséquent, de l’inutilité des liens. Il est certain que, tel qu’il était alors, dans l’entière plénitude de la réalisation de soi, il n’avait besoin de personne, moins encore de ce père, chair et sang, qu’il cherchait vainement en M. MacGregor. Il est vraisemblable que cette visite dans l’Est et cette quête de son père véritable durent lui servir, en quelque sorte, d’ultime épreuve ; lorsqu’il nous dit au revoir, lorsqu’il renonça tant à M. Hamilton qu’à M. MacGregor, il ressemblait à un homme qui s’est débarrassé de toutes ses scories. Jamais je n’ai vu personne qui eût l’air aussi unique en son genre, aussi solitaire et vivant et confiant dans l’avenir que Roy Hamilton, le jour où il nous dit au revoir. Et jamais je n’ai vu confusion et malentendu pareils à ceux qu’il laissa derrière lui dans la famille MacGregor. On eût dit que, mort parmi eux, puis ressuscité, il leur disait adieu comme un individu entièrement neuf et inconnu. Je les vois encore, debout dans le passage, les mains comme stupidement, irrémédiablement vides, pleurant ils ne savaient pourquoi, à moins que ce ne fût
parce qu’ils se voyaient privés de quelque chose qu’ils n’avaient jamais possédé. Ils ne savaient plus où ils en étaient ; ils avaient ce sentiment de privation, joint à la vague, très, très vague conscience qu’une grande occasion, en quelque sorte, s’était offerte à eux, qu’ils n’avaient pas eu la force ou l’imagination de saisir. C'est cela que je voyais dans le vide stupide de leurs mains qu’ils agitaient ; c’était un geste plus pénible à voir que tout ce qu’on peut imaginer. Geste qui me donna le sentiment de l’horrible insuffisance du monde, face à la vérité. Le sentiment de la stupidité des liens du sang, et de l’amour s’il n’est imbu de spiritualité.
Je jette un coup d’œil rapide sur le passé ; je me revois en Californie. Je suis seul et travaille comme un esclave dans l’orangerie de Chula Vista. Suis-je en progrès ? Suis-je un peu plus moi-même ? Je me dis que non. Je ne suis qu’un pauvre être misérable et abandonné. Il semble que j’aie tout perdu. En fait, c’est à peine si je suis encore une personne — tant je suis proche de la bête. Tout le jour durant, je suis debout ou me traîne entre les deux bourriques attelées au tombereau. Sans idée ni rêve ni désir. Aussi parfaitement vide qu’en parfaite santé. Plus rien ni personne. Si parfaitement vif et bien portant que je ressemble à ces fruits succulents et trompeurs qui pendent aux arbres de Californie. Encore un coup de soleil et je serai blet. Pourri avant d’être mûr !
Est-ce
moi réellement, qui achève ainsi de pourrir sous l’éclatant soleil de Californie ? Ne reste-t-il plus rien de moi, de tout ce que j’étais jusqu’alors ? Que je réfléchisse un peu… Il y a eu l’Arizona. Je me rappelle à présent qu’il faisait déjà nuit quand j’ai foulé pour la première fois le sol de l’Arizona. Tout juste assez jour encore pour entr’apercevoir la mesa qui s’estompe. Je marche dans la rue principale
d’une petite ville dont j’ai oublié le nom. Qu’est-ce que je suis venu faire dans cette rue, dans cette ville ? Ma foi, je suis amoureux de l’Arizona, d’un Arizona de l’esprit que je cherche en vain des yeux, que j’ai bons. Dans le train, il me restait encore l’Arizona que j’avais emporté de New York — même la frontière de l’État franchie. N’avais-je pas vu un pont sur un canyon, qui m’avait tiré brusquement de ma rêverie ? Un pont comme jamais — produit naturel d’une éruption, d’un cataclysme millénaires ? Et sur ce pont, le traversant, un homme qui avait l’air d’un Indien, à cheval, longue sacoche pendant à la selle, le long de l’étrier. Un pont naturel et millénaire qui, au soleil couchant et dans l’air si pur, avait l’air du pont le plus jeune, le plus neuf que l’on pût imaginer. Et sur ce pont si puissant, si durable, passaient, Dieu soit loué, un homme et un cheval, rien qu’un homme et un cheval. Tel était donc l’Arizona, et l’Arizona
n’était pas une fiction de l’esprit, était l’esprit en personne sous la forme de ce cheval et de son cavalier. Et c’était plus, même, que l’esprit en personne, parce qu’il y avait dans ce fait nulle place pour le doute — rien que la chose elle-même, aiguë, tranchée dans sa solitude, et qui était rêve et rêveur ensemble en selle, sur le même cheval. Et voilà maintenant que le train s’arrête, et je mets pied à terre et mon pied creuse dans le rêve un trou profond ; je suis dans une ville de l’Arizona qui figure sur l’horaire et ce n’est que l’Arizona de toutes les géographies, celui que n’importe qui peut visiter, s’il en a les moyens. Je descends la rue principale, avec ma valise ; partout je vois des sandwichs hambourgeois et des bureaux de biens immobiliers. Je me sens pris d’une telle désillusion que je me mets à pleurer. Il fait nuit maintenant ; je me suis arrêté, à l’extrémité d’une rue, où commence le désert, et je pleure comme un idiot. Quel est ce moi qui
pleure ? Ce doit être ce nouveau petit moi qui avait commencé à germer là-bas, à Brooklyn, et qui se trouve à présent perdu dans un immense désert condamné à périr.
Au secours, Roy Hamilton, j’ai besoin de vous ! Besoin de vous un instant, rien qu’un petit instant, pendant que je suis en train de m’en aller en pièces détachées. J’ai besoin de vous parce que je n’étais pas tout à fait prêt pour ce que j’ai voulu faire. Est-ce que vous ne me disiez pas, si j’ai bonne mémoire, qu’il n’était pas nécessaire de faire ce voyage, mais qu’il fallait le faire pourtant si je l’estimais nécessaire ? Pourquoi ne pas m’avoir persuadé de ne pas partir ? Non, persuader n’était pas sa manière. Pas plus que demander conseil n’est mon fort. Me voici donc, en pleine banqueroute dans ce désert, et le pont, qui était réel, est derrière moi, et ce qui n’est pas réel est devant moi et Dieu seul sait, je suis si perdu et dérouté que, si je pouvais m’enfoncer sous terre et disparaître, je n’hésiterais pas.
Un rapide coup d’œil sur le passé ; je vois quelqu’un d’autre qui s’est laissé périr tranquillement dans le sein de sa famille — mon père. Je comprends mieux ce qui lui est arrivé, si je remonte loin, très loin et songe à telles rues que la rue Maujer, les rues Conseleyea, Humboldt… Humboldt notamment. Ces rues se trouvaient dans un quartier assez proche du nôtre, mais différent, plus attirant, plus mystérieux. Je n’étais allé rue Humboldt qu’une seule fois, tout enfant, et j’ai oublié le motif de cette excursion — peut-être une visite à un parent malade, qui languissait dans un hôpital allemand. Mais la rue même me laissa une impression très durable, pourquoi ? je n’en ai pas la moindre idée. Elle reste dans ma mémoire, comme la rue la plus mystérieuse et la plus lourde de promesses que j’ai jamais vue. Peut-être, quand nous nous préparions à sortir, ma mère m’avait-elle,
comme d’habitude, fait miroiter quelque chose de spectaculaire pour me récompenser de l’accompagner. On ne cessait de me promettre des merveilles que je ne voyais jamais venir. Peut-être donc, quand j’arrivai rue Humboldt et considérai avec étonnement ce monde nouveau, peut-être oubliai-je complètement ce qu’on m’avait promis, et la rue même devint-elle la récompense. Je me rappelle qu’elle était très large et qu’il y avait, de part et d’autre d’elle, de très hauts perrons, comme je n’en avais encore jamais vu. Je me rappelle aussi que dans la boutique d’une couturière, au premier étage d’une de ces étranges maisons, il y avait un buste en vitrine et on avait jeté autour du cou un mètre-ruban, chose qui me frappa considérablement. Le sol était couvert de neige ; mais le soleil brillait fort, et je revois, comme si j’y étais, les poubelles pleines de cendres, dont le fond, pris dans la glace, s’entourait d’une petite mare liquide, au fur et à mesure que la neige fondait. La rue entière semblait fondre sous le radieux soleil d’hiver. Sur les rampes des perrons, la neige amoncelée qui avait formé de si beaux coussinets blancs commençait à glisser, à se dissocier, laissant apparaître par taches sombres une pierre brune, qui était alors très à la mode. Les petites enseignes en verre des dentistes et des médecins, rencognées dans l’angle des fenêtres, brillaient de tous leurs feux au soleil de midi et me donnaient l’impression, pour la première fois, que ces officines n’étaient peut-être pas les chambres de torture que je connaissais. Je me figurais, dans mon imagination enfantine, que dans ce quartier inconnu, dans cette rue surtout, les gens étaient plus aimables, plus expansifs et, naturellement, plus riches. Je dus moi-même lui prêter en ce sens beaucoup de mes propres sentiments, bien que je ne fusse qu’un marmot, parce que, pour la première fois, je voyais une rue d’où la
peur me semblait absente. C'était le genre de rue ample, luxueuse, luisante, fondante, que, par la suite, quand je me mis à lire Dostoïevski, j’associai à la fonte des neiges à Saint-Pétersbourg. Il n’était jusqu’aux églises qui n’y fussent d’une architecture différente ; elles avaient quelque chose de semi-oriental, de grandiose et de chaud à la fois, qui m’intriguait et m’effrayait du même coup. Dans cette rue large et spacieuse, je vis que les maisons étaient sises très en retrait du trottoir, reposaient dans le calme et la dignité, en un ordre que ne troublait nullement l’intercalation de boutiques, de fabriques et de locaux vétérinaires. Je vis une rue qui n’était composée que de demeures résidentielles, ce qui m’emplit de crainte respectueuse et d’admiration. Tout cela je me le rappelle et j’en fus sans nul doute très frappé ; pourtant, cela ne saurait suffire pour expliquer l’étrange et puissant attrait que la seule mention de cette rue exerce aujourd’hui encore sur moi. Quelques années plus tard, je retournai faire une visite nocturne à la rue Humboldt et cette visite me remua plus encore que la première. La rue, bien entendu, avait changé d’aspect, mais il faisait nuit, et la nuit est toujours moins cruelle que le jour. À nouveau, j’éprouvai cette étrange et délicieuse impression de spaciosité, de luxe quelque peu fané déjà pour moi, mais dégageant toujours son parfum persistant, se défendant toujours par-ci par-là, comme s’étaient affirmées naguère, sous la neige fondante, les rampes de pierre brune. Mais la sensation la plus nette de toutes était pourtant le sentiment que j’éprouvais d’être au bord d’une découverte. Je sentais revivre près de moi la présence de ma mère, les énormes manches à gigot de son manteau de fourrure, la rapidité inexorable avec laquelle elle m’avait fait traverser cette rue, en coup de vent, il y avait plusieurs années, et l’entêtement
tenace avec lequel j’avais offert à mon regard ce festin d’étrange nouveauté. À l’occasion de cette seconde visite, je crois m’être souvenu d’un autre personnage de mon enfance, la vieille femme de ménage qu’on appelait du nom bizarre de Mme Kicking. Je ne parvenais pas à me rappeler qu’elle fût tombée malade ; mais il me semblait me souvenir que nous étions allés lui rendre visite à l’hôpital où elle agonisait et que cet hôpital devait se trouver dans les parages de la rue Humboldt qui, elle du moins, n’était pas à l’agonie mais rayonnait dans la neige fondante de ce midi d’hiver. Qu’était-ce donc que ma mère avait bien pu me promettre, dont je n’aie jamais pu me souvenir ? Elle était capable de me promettre n’importe quoi ; et peut-être, ce jour-là, dans un accès de distraction, m’avait-elle fait une promesse absurde que, malgré toute ma crédulité enfantine, je n’avais pu entièrement avaler. Et cependant, m’eût-elle promis la lune, que, même sachant que c’était hors de question, j’eusse fait l’impossible pour accorder à sa promesse une miette de créance. Je désirais désespérément tout ce qu’on m’avait promis ; si, après réflexion, je me rendais compte qu’il s’agissait d’une chose absolument impossible, je n’en essayais pas moins à ma façon de trouver tant bien que mal un moyen de donner à ces promesses un air de réalité. Que l’on pût promettre sans la moindre intention de tenir était inimaginable pour moi. Même lorsque la déception était particulièrement cruelle, je persistais dans ma croyance ; je persistais à croire qu’un fait extraordinaire, échappant à la volonté de l’autre, était intervenu, qui rendait la promesse nulle et non avenue.
Cette histoire de croyance, cette vieille promesse qui ne fut jamais tenue, c’est ce qui m’amène à penser à mon père, qui se trouva abandonné de tous au moment où il avait le
plus besoin d’aide. Jusqu’à ce qu’il tombât malade, mon père, comme ma mère, n’avait jamais témoigné d’aucun penchant religieux. Défenseurs tenaces et constants de la religion en public, ils n’avaient eux-mêmes jamais mis les pieds à l’église depuis leur mariage. Ceux qui y allaient trop régulièrement, ils les regardaient comme doucement timbrés. La façon seule dont ils disaient : « Un tel est confit en religion », exprimait assez le mépris et le dédain, ou la pitié, qu’ils éprouvaient pour de telles gens. Si de temps à autre, et à cause de nous autres, enfants, le pasteur faisait à la maison une visite inattendue, il y était reçu comme quelqu’un à qui la politesse la plus ordinaire veut que l’on défère, mais avec qui l’on n’avait rien de commun, dont on se méfiait un peu, en fait, comme du représentant d’une race à mi-chemin entre l’imbécile et le charlatan. S'adressant à nous, par exemple, on disait un « charmant homme » ; mais quand les amis et connaissances étaient là et que les cancans allaient leur train, les commentaires étaient d’une autre espèce et s’accompagnaient d’ordinaire d’éclats de rire méprisants et de mimiques pleines de sous-entendus.
Mon père tomba mortellement malade pour avoir pris trop brutalement de grandes et sévères résolutions. Ç’avait été, toute sa vie durant, un joyeux luron. Il avait pris avec les années un embonpoint plutôt seyant ; il avait des joues bien rebondies et rouges comme une betterave ; ses manières respiraient l’aise et l’indolence ; il paraissait destiné à mûrir ainsi jusqu’à un âge avancé, solide et bien portant comme une noix. Mais sous cette apparence lisse et joviale, les choses n’allaient pas bien du tout. Ses affaires étaient en mauvaise passe ; les dettes s’accumulaient ; déjà, certains de ses plus vieux amis commençaient à le laisser tomber. L'attitude de ma mère était sa plus grande source d’ennuis. Elle voyait
tout en noir et ne se souciait pas de dissimuler. De temps en temps, cette humeur tournait à l'hystérie ; elle s’en prenait à lui, toutes griffes dehors, l’insultant de la façon la plus grossière, cassant les assiettes et menaçant de quitter la maison pour de bon. Le fin mot de l’histoire fut qu’un matin mon père se leva, décidé à ne plus toucher à une goutte de boisson. Personne ne le prit au sérieux ; d’autres membres de la famille avaient fait un serment analogue, de ne plus boire que de l’eau de source, comme ils disaient — serment d’ivrognes. Personne de la famille, et tous s’y étaient essayés à des époques différentes, n’avait jamais pu réussir dans la voie de l’abstinence totale. Mais le paternel était d’une autre trempe. Dieu seul sait où et comment il trouva la force de tenir bon. Cela me paraît incroyable : moi-même, à sa place, je me serais saoulé à en crever. Lui, pas. C'était la première fois de sa vie qu’il avait jamais fait montre de résolution. Ma mère en fut si stupéfaite, pauvre idiote, qu’elle ne trouva rien de mieux que de le railler, de l’accabler de sarcasmes sur sa force de volonté qui n’avait été jusqu’alors que lamentable faiblesse. Rien n’y fit : il demeura inébranlable. Ses compagnons de beuverie ne tardèrent pas à le laisser choir. Bref, il se retrouva presque complètement seul. Cela dut le blesser dans sa chair vive, car, quelques semaines plus tard, il tomba mortellement malade et il fallut appeler la faculté. Il se rétablit tant soit peu, assez pour se lever et marcher à l’entour mais sans cesser pour autant de demeurer impotent. Il était censé souffrir d’ulcères à l’estomac, sans que personne pût affirmer exactement quelle était la cause de son mal. Cependant il était clair pour tout le monde qu’il avait commis une faute en prenant trop brutalement sa résolution. Mais il était trop tard pour revenir à un régime plus modéré. Son estomac était si faible qu’il ne pouvait même
pas garder une assiettée de soupe. En deux mois, il fut réduit à l’état de squelette, ou peu s’en fallait. Et il avait vieilli. On eût dit Lazare sortant du tombeau.
Un jour, ma mère me prit à part et, les yeux pleins de larmes, me supplia de rendre visite au médecin de la famille et de lui soutirer la vérité sur l’état de mon père. Le Dr Rausch était notre médecin depuis des années. C'était un « Hollandais » type, de la vieille école, plutôt fatigué et maniaque après tant d’années de pratique et pourtant incapable de s’arracher à sa clientèle. En bon et stupide Teuton qu’il était, il tentait d’écarter les malades les moins atteints en les effrayant, de leur démontrer qu’ils étaient bien portants, en quelque sorte. Quand on pénétrait dans son cabinet, il ne se donnait même pas la peine de regarder qui entrait et sans lever la tête continuait à vaquer à son occupation, qu’il s’agît d’écritures ou de toute autre simagrée, tout en bombardant au hasard de questions le visiteur, pour la forme, et de façon injurieuse. Sa conduite était si grossière, si soupçonneuse que, si ridicule que ce pût être, on eût dit qu’il n’attendait pas seulement de ses patients qu’ils lui apportassent leurs maux, mais la preuve de ces maux. On avait le sentiment, devant lui, que l’on n’était malade non seulement physiquement, mais mentalement. « Pure imagination », telle était sa phrase favorite, qu’il accompagnait d’un ricanement plein de méchanceté et de sarcasme. Je le connaissais et le détestais cordialement ; autant dire que je m’étais préparé avant d’aller le voir, c’est-à-dire que j’emportais avec moi l’analyse des selles de mon père. Je tenais aussi en réserve dans ma poche l’analyse de ses urines, pour le cas où il faudrait d’autres preuves à l’appui.
Durant mon enfance, le Dr Rausch m’avait témoigné une certaine affection. Mais du jour où j’étais allé le trouver
avec une bonne chaude-pisse, il avait perdu toute confiance en moi et me faisait régulièrement la tête quand je me montrais à sa porte. Tel père tel fils était sa devise ; je ne fus donc nullement surpris quand, au lieu de me donner les renseignements que je lui demandais, il se mit à me faire un sermon, qu’il destinait également à mon père, sur notre façon de vivre. « Il ne sert à rien d’aller contre nature », me dit-il avec une grimace solennelle, sans me regarder et sans cesser de prendre des notes parfaitement inutiles sur son grand livre de consultations. Je m’avançai tranquillement et fis le tour de son bureau, demeurai un instant sans broncher à côté de lui, puis, comme il levait la tête, prenant son air coutumier, chagrin et irrité, je lui dis : « Je ne suis pas venu vous trouver pour recevoir une leçon de morale… Je désire savoir ce qu’a mon père. » Là-dessus, il bondit et tournant sur moi son regard le plus sévère, il répondit, en Hollandais stupide et brutal qu’il était : « Votre père n’a pas la moindre chance de s’en tirer ; dans moins de six mois, ce sera un homme mort. » Je dis : « Merci, c’est tout ce que je voulais savoir », et me dirigeai vers la porte. Alors, comme s’il eût senti qu’il avait gaffé, il me rattrapa, de son pas lourd et, me posant la main sur l’épaule, tenta de modifier sa déclaration à coups de hum et de hem et en me disant : « Cela ne signifie pas qu’il soit absolument sûr de mourir », etc., à quoi je coupai court en ouvrant la porte et en criant, du plus fort que je pus, pour que les malades qui faisaient antichambre l'entendissent : « Espèce de vieux cul, je vous souhaite de crever, bonsoir ! »
De retour à la maison, j’atténuai quelque peu ce bulletin médical en déclarant que l’état de mon père était très sérieux, mais qu’en se soignant il s’en tirerait très bien. Ce qui parut remonter considérablement le moral du pauvre vieux. De
son propre accord, il se mit au lait et à l’eau minérale, ce qui, bien ou mal, ne pouvait aggraver son état. Il resta quasiment invalide à peu près un an, devenant, avec le temps, de plus en plus calme intérieurement et apparemment bien décidé à ne pas se laisser troubler dans la paix de son âme, tout, autour de lui, dût-il s’en aller à vau-l’eau. La force lui étant revenue, il prit l’habitude de faire tous les jours une promenade au cimetière proche. Là, il s’asseyait sur un banc, au soleil, et regardait les vieilles gens s’affairer autour des tombes. La proximité des tombes, au lieu de l’incliner vers la morbidité, semblait le raviver. Il avait l’air en quelque sorte de s’être réconcilié avec l’idée de sa mort éventuelle, fait que sans nul doute il avait jusqu’alors refusé de regarder en face. Il lui arrivait souvent de rapporter à la maison des fleurs cueillies au cimetière, le visage rayonnant de joie calme et sereine ; assis dans son fauteuil, il racontait alors son entretien du matin avec l’un des autres valétudinaires qui hantaient le cimetière. Il devint évident, au bout d’un certain temps, qu’il lui plaisait de se séquestrer ainsi, ou plutôt qu’il ne se contentait pas de s’y complaire, mais qu’il tirait un profit profond, en un sens, d’une expérience qui dépassait tout ce que pouvait sonder l’intelligence de ma mère. Pour elle, selon ses propres mots, il s’abandonnait à la paresse. Parfois même, elle allait plus loin, se cognant le front de l’index en parlant de lui, sans rien dire ouvertement à cause de ma sœur dont il était hors de doute qu’elle n’avait pas toute sa tête à elle.
Et puis un beau jour, grâce à la courtoisie d’une vieille veuve qui rendait visite tous les jours à la tombe de son fils et qui était, pour parler comme ma mère, « portée sur la religion », il fit la connaissance du pasteur d’une des églises voisines. Événement capital dans la vie du paternel. Il s’épanouit
soudain de toutes parts. Cette petite éponge qu’était son âme, qui s’était presque atrophiée faute de nourriture, prit des proportions stupéfiantes au point d’en devenir presque méconnaissable. Le responsable de ce changement extraordinaire n’était en soi nullement remarquable. C'était un pasteur de la Congrégation, chargé d’une modeste petite paroisse, voisine de notre quartier. Il avait pour toute vertu de garder sa religion à l’arrière-plan. Le vieux ne tarda pas à professer à son égard une sorte d’idolâtrie puérile ; il ne parlait plus que de ce pasteur, qu’il tenait pour son ami. Il n’avait pas ouvert la Bible une seule fois dans sa vie, ni presque aucun autre livre ; l’entendre dire un bout de prière avant de manger était donc pour le moins plutôt renversant. Il s’acquittait de cette petite cérémonie de façon curieuse, beaucoup comme on prend un tonique, par exemple. S'il me recommandait de lire un chapitre de la Bible, il ajoutait très sérieusement : « Cela te fera du bien. » C'était un nouveau remède qu’il avait découvert, sorte de drogue charlatanesque, de panacée qu’on pouvait absorber même si l’on n’était pas malade, parce qu’elle était en tout cas absolument inoffensive. Il était de tous les services, de toutes les cérémonies qui se tenaient à l’église ; entre-temps, lorsqu’il allait faire un tour, par exemple, il s’arrêtait chez le pasteur, histoire de bavarder un peu. Si le pasteur lui disait que le Président était une bonne âme et méritait d’être réélu, le vieux s’en allait colporter à chacun mot pour mot ses paroles, insistant pour qu’on votât pour un second mandat. Quoi qu’il dît, le pasteur avait toujours raison, voyait toujours juste et personne ne pouvait le contredire. Il était hors de doute que le vieux faisait son éducation. Si le pasteur, au cours de son sermon, avait fait allusion aux pyramides, le vieux s’empressait de se documenter sur les pyramides. Il
en parlait comme si chacun avait dû se faire un devoir de se familiariser avec le sujet. Le pasteur avait dit que les pyramides étaient l’une des cimes glorieuses de l’humanité,
ergo ignorer tout des pyramides était une honte, une disgrâce, presque un péché. Fort heureusement, le pasteur ne s’étendait pas trop sur le sujet du péché ; c’était un de ces prédicateurs modernes qui règnent sur leur troupeau plus par la curiosité qu’ils stimulent en lui que par les appels qu’ils font à la conscience. Ses sermons ressemblaient surtout à des cours d’enseignement postscolaire ; pour le vieux et ses pareils, ils n’en étaient que plus divertissants et passionnants. De temps en temps, les mâles de la paroisse étaient invités à une petite partie fine, dont le propos était de prouver que le bon pasteur était un homme comme tout le monde et pouvait, à l’occasion, prendre plaisir à bien manger et même à boire un verre de bière. On pouvait, qui plus est, se rendre compte qu’il ne détestait pas chanter et n’y allait pas de son cantique, mais de joviales petites romances populaires. Mettant deux et deux ensemble, on pouvait même déduire de cette jovialité que de temps à autre il ne dédaignait pas de tirer sa petite bordée — en toute modération, toujours, cela va de soi. « Modération » — le mot était un baume pour l’âme déchirée du paternel. Quelque chose comme la découverte d’un nouveau signe du zodiaque. Bien qu’il fût encore trop malade pour tenter un retour ne fût-ce qu’à une façon modérée de vivre, cela ne lui en mettait pas moins du baume à l’âme. Tant et si bien qu’un soir où l’oncle Ned, qui jurait toujours de s’en tenir au régime de l’eau de source mais finissait toujours par retomber, était passé nous voir, le vieux lui fit un petit cours sur la vertu de la modération. L'oncle Ned était à ce moment-là
en plein régime, ce qui fit que, lorsque le vieux, emporté par son discours,
se leva soudain pour aller au buffet chercher une carafe de vin, ce fut un scandale. Personne n’avait jamais osé inviter l’oncle Ned à boire, quand il avait juré de s’abstenir ; risquer une telle chose constituait à soi seul un sérieux manquement à toute loyauté. Mais le vieux fit cela avec tant de conviction que personne ne pouvait s’en offenser, et le résultat fut que l’oncle Ned prit un petit verre de vin et s’en retourna chez lui ce soir-là sans s’arrêter au bistrot pour étancher sa soif. Fait extraordinaire, dont on parla des jours durant. En fait, l’oncle Ned, à dater de ce jour, se prit à agir de façon bizarre. Il parut que le lendemain il était allé chez le marchand de vins acheter une bouteille de xérès qu’il transvasa dans une carafe. Posa la carafe sur la desserte exactement comme il l’avait vu faire par le vieux, et, au lieu de la liquider d’une goulée, se contenta d’un verre chaque fois. « Rien qu’un dé à coudre », disait-il. Conduite si remarquable que ma tante, qui avait toujours beaucoup de mal à en croire ses yeux, nous rendit un jour visite et s’entretint longuement avec le vieux. Entre autres, elle lui demanda d’inviter le pasteur à la maison, un soir, de façon que l’oncle Ned eût l’occasion de tomber sous son influence bénéfique. Pour abréger, Ned ne tarda pas à se trouver enveloppé dans les plis du manteau pastoral et à avoir l’air, comme le vieux, de se complaire à l’expérience. Tout alla pour le mieux jusqu’au jour du pique-nique. Ce jour-là, malheureusement, il faisait exceptionnellement chaud — sans parler des jeux, de l’animation, de l’hilarité. Oncle Ned fut saisi d’une soif exceptionnelle. Ce ne fut que quand il avait déjà pris le large et vogue la galère ! que quelqu’un remarqua la régularité et la fréquence des visites qu’il faisait furtivement au baril de bière. Trop tard. Dans l’état où il était, on ne put rien tirer de lui. Le pasteur lui-même n’y put rien. Ned planta là le pique-nique
sans tambour ni trompette et s’en fut se livrer à une petite orgie de trois jours et trois nuits. Peut-être y serait-il encore, s’il n’avait éprouvé le besoin de se mêler d’une bagarre, dans les bas-quartiers du bord de l’eau, où le veilleur de nuit le ramassa sans connaissance. On le transporta à l’hôpital, nanti d’une commotion cérébrale dont il ne se releva jamais. Au retour de l’enterrement, le paternel déclara, l’œil sec : « Ned ne savait pas ce que signifie la tempérance. Lui seul est responsable. De toute façon, il est mieux où il est… »
Et pour prouver au pasteur qu’il n’était pas du même calibre que l’oncle Ned, il remplit ses devoirs d’église avec une assiduité accrue. On l’avait promu au rang d'« ancien », charge dont il était extrêmement fier et grâce à laquelle il lui était donné, durant le service du dimanche, d’aider à la quête. L'idée de mon paternel remontant solennellement le bas-côté d’une église de la Congrégation, un tronc à la main, l’idée qu’il pût se tenir respectueusement devant l’autel, sa boîte toujours à la main, tandis que le pasteur bénissait l’offrande, me semble aujourd’hui si incroyable que je sais à peine que dire. J’aime à le revoir, au contraire, tel qu’il était lorsque, enfant, je le retrouvais à la gare du ferry-boat, le samedi à midi. Cernant l’entrée de la gare, il y avait alors trois bistrots qui, le samedi matin, étaient bourrés d’hommes s’offrant une petite halte, histoire de manger un morceau, gratuitement, au comptoir, en avalant leur dose de bière. Je revois le vieux, alors dans sa trentième année, solide et brave, un sourire pour chacun, un mot drôle par-ci par-là avec l’un ou avec l’autre ; je le revois, accoudé au bar, le canotier perché au sommet du crâne, la main gauche levée pour vider la chope écumante. Mes yeux devaient venir, en ce temps-là, à la hauteur de la lourde chaîne d’or qui barrait son gilet. Je me rappelle le costume qu’il portait à la mi-été,
un écossais qui le distinguait des autres clients du bar qui n’avaient pas eu la chance de naître tailleurs. Je me rappelle la façon qu’il avait de plonger la main dans l’énorme bol en verre du comptoir et de me tendre des bretzels, me disant en même temps d’aller jeter un coup d’œil au tableau de scores, dans la vitrine, toute proche, du
Brooklyn Times. Et peut-être, au moment où je sortais en courant pour aller voir qui gagnait, peut-être une file de cyclistes passait-elle, serrant de près le bord du trottoir, sur la petite piste d’asphalte faite tout exprès. Peut-être le ferry-boat accostait-il justement à quai ; et je m’arrêtais un instant pour regarder les hommes en uniforme tirer de toutes leurs forces sur les grandes roues de bois où s’attachaient les chaînes. Dès qu’on pouvait ouvrir la grille et qu’on jetait les passerelles, une foule en désordre déferlait dans le hall d’attente, se disputant les banquettes dont s’ornaient les coins les plus proches. Dans ce temps-là, oui, le vieux savait ce que c’était que la « modération ». Car alors, s’il buvait, c’est qu’il avait vraiment soif, et descendre sa dose de bière, près de la gare du ferry, ça c’était prérogative d’homme. C'était alors, comme l’a si bien dit Melville : « Donner à toute chose la nourriture qui lui convient — pourvu, soit dit, qu’on puisse se la procurer. Espace et lumière sont la nourriture de ton âme ; nourris-la donc d’espace et de lumière. Mais la nourriture du corps, ce sont le champagne et les huîtres. Nourris-le donc de champagne et d'huîtres ; ainsi méritera-t-il de renaître dans la joie, si renaître il doit. » Oui, dans ce temps-là, me semble-t-il, l’âme du vieux ne s’était pas encore ratatinée. La lumière et l’espace l’enveloppaient sans limites et son corps, sans souci de renaître, se nourrissait de tout ce qui lui convenait et qu’il pouvait se procurer — sinon de champagne et d’huîtres, à tout le moins de bonne
lager bier et de bretzels. Son corps n’avait pas encore été condamné, ni sa façon de vivre, ni son manque de religion. Non plus qu’il n’était encore assailli de vautours — de bons compagnons seulement, de mortels modèle courant, comme lui, qui ne regardaient ni haut ni bas, mais droit devant soi, l’œil toujours fixé sur l’horizon et ne cherchant pas à voir au-delà.
Et voilà que, battu comme une épave, il a trouvé le moyen de se déguiser en « ancien » ; voilà qu’il est debout devant l’autel, gris, voûté, passé, pendant que le pasteur donne sa bénédiction à la maigre quête qu’on emploiera à faire un nouveau bowling. Peut-être fallait-il qu’il connût la naissance de l’âme, qu’il donnât à cette croissance spongieuse la nourriture de lumière et d’espace que peut dispenser l’église de la Congrégation. Mais quel triste ersatz pour cet homme qui avait connu les joies d’une nourriture dont son corps avait faim ardemment et qui, sans les tourments de la conscience, eût gravé jusqu’à son âme spongieuse d’une lumière et d’un espace impies, mais rayonnants et terrestres. Je vois toujours cette rondelette et bienséante « corporation » que barrait l’épaisse chaîne d’or et je me dis que sa bedaine morte, il ne restait plus en lui de vivant que son éponge d’âme, sorte d’appendice à sa mort physique. Je pense à ce pasteur, qui l’engloutit, tel un mangeur d’éponges inhumain, gardien d’un wigwam orné de scalps spirituels. Je pense à ce qui résulta de cette situation, comme à une sorte de tragédie spongieuse ; car, bien qu’il eût promis la lumière et l’espace, à peine se fut-il effacé de la vie de mon père, que l’édifice entier, bâti sur du vent, s’effondra.
Cela se passa de la façon la plus ordinaire, comme il sied à la vie. Un soir, après la séance qui avait rassemblé les hommes comme de coutume, le vieux rentra, l’air affligé.
On leur avait appris ce soir-là que le pasteur les quittait. On lui avait offert une place plus avantageuse à New Rochelle, et malgré sa grande répugnance à déserter ses brebis il avait décidé d’accepter. Naturellement, il n’avait acquiescé qu’après avoir longuement médité — par devoir, autrement dit. Bien sûr, cela signifiait une amélioration de ses revenus, mais ce n’était rien en comparaison des graves responsabilités qu’il allait assumer. On avait besoin de lui, à New Rochelle ; il obéissait à la voix de sa conscience. Tout cela, le vieux le rapporta avec toute l’onction que le pasteur avait pu mettre dans ses paroles. Mais il apparut aussitôt qu’il était blessé. Il ne voyait pas pourquoi New Rochelle ne pouvait trouver un autre pasteur. « Ce n’était pas juste, dit-il, de tenter le pasteur en lui promettant un plus fort salaire.
Nous avons besoin de lui ici », ajouta-t-il lamentablement, avec tant de tristesse que j’en eus presque les larmes aux yeux. Il dit encore qu’il allait avoir un entretien à cœur ouvert avec le pasteur, que lui, lui seul, avait encore la chance de le persuader de rester. Les jours qui suivirent il s’y employa sûrement de son mieux, sans nul doute à la très grande confusion du pasteur. Rien de désolant comme l’air désespéré et vide qu’il avait, au sortir de ces conférences. L'air d’un homme qui essaie de se cramponner à un fétu de paille pour ne pas se noyer. Naturellement, le pasteur demeura inébranlable. Rien ne put l’amener à changer d’idée, même pas la vue de mon père à bout de forces et pleurant devant lui. À dater de ce jour, les choses tournèrent. Le vieux changea radicalement. On eût dit qu’il devenait amer et maussade. Non seulement il oublia de dire ses actions de grâces à table, mais il s’abstint d’aller à l’église. Il reprit sa vieille habitude d’aller au cimetière, béer sur un banc. Il devint morose, puis neurasthénique. Pour finir, naquit, puis grandit sur son visage un air
de tristesse permanente, tristesse incrustée de désillusion, de désespoir, de futilité. Jamais on ne l’entendit plus prononcer le nom du pasteur, ni parler de l’église ou d’aucun des anciens auxquels il s’était mêlé naguère. S'il lui arrivait de les rencontrer dans la rue, il leur donnait le bonjour sans s’arrêter pour leur serrer la main. Il lisait les journaux avec zèle, envers comme endroit, sans commentaires. Il lisait jusqu’aux annonces, sans en manquer une, comme s’il essayait de boucher un trou géant qui se creusait sans cesse devant ses yeux. Jamais plus je ne l’entendis rire. Au plus concédait-il une sorte de sourire las, sans espoir, qui passait dans l’instant, nous laissant sur le spectacle d’une vie éteinte. Il était mort comme un cratère, mort sans espoir de résurrection. Quand bien même on l’eût doté d’un estomac tout neuf, ou d’un solide et nouveau rouleau d’intestins, il n’eût pas été possible de le rendre à la vie. Il avait franchi le cap du champagne et des huîtres, franchi le cap de la lumière et de l’espace. Il était pareil au dodo qui cache sa tête dans le sable et siffle par le trou du cul. Quand il s’endormait sur sa chaise percée, sa mâchoire inférieure tombait comme un gond qui a pris du jeu ; ç’avait toujours été un ronfleur de première ; mais à présent il ronflait plus fort que jamais, en homme qui, au fond, était mort pour ce monde. Son ronflement, en fait, ressemblait fort au râle de l’agonisant, sauf qu’il était ponctué par un sifflement intermittent, venant des profondeurs et prolongé, analogue à l’appel des vendeurs de cacahuètes. On eût dit, quand il dormait, qu’il hachait menu l’univers afin de nous léguer assez de petit bois pour une vie entière. Ronflement le plus horrible et le plus fascinant que j’aie jamais entendu : stertoreux et stentorien, morbide et grotesque ; parfois semblable à un accordéon qui s’effondre, d’autres fois au coassement des grenouilles dans les marais ;
suivant un sifflet prolongé, survenait un terrible souffle d’asthmatique, comme s’il eût été près de rendre l'âme ; puis tout revenait à un crescendo et descrescendo, réguliers, à un débit sonore et continu, comme si, nu jusqu’à la ceinture, la hache en main, il avait coupé menu, taillant dans le monceau de bric-à-brac accumulé devant lui par la folie du monde. Ce qui donnait à ces séances une certaine qualité de loufoquerie, c’était l’expression quasi momifiée du visage où seules les lèvres, comme deux énormes lippes, s’animaient ; on eût dit les ouïes d’un requin roupillant à la surface d’un océan pacifique. Tel un bienheureux, il ronflait à n’en plus finir, reposant sur le sein de l’abîme, sans se laisser déranger par un rêve ou un courant d’air, toujours paisible, sans qu’aucun désir insatisfait vînt jamais le tourmenter ; il n’avait qu’à fermer les yeux et s'écrouler : aussitôt la lumière s’en allait de ce monde et il se retrouvait seul, comme avant sa naissance, cosmos se déchirant soi-même, en petits morceaux, grinçant des dents. Il demeurait sur sa chaise percée, à la façon dont Jonas dut demeurer dans le ventre de la baleine, assis, tranquille, dans l’ultime asile de ce gouffre noir, n’attendant rien, ne désirant rien, non pas mort mais enterré vif, englouti tout entier, sans une égratignure, ses deux grosses lèvres comme deux lippes battant doucement au rythme de flux et de reflux du vide blanc et haletant. Il était au pays de Nod, à la recherche de Caïn et d’Abel, mais sans rencontrer âme qui vive, pas un cri, pas un signe. Il plongeait avec la baleine, raclant les fonds noirs et glacés ; parcourait des milles et des milles à toute vitesse, se guidant uniquement aux crinières laineuses des bêtes sous-marines. Il était la fumée qui monte en spirale des cheminées, les couches épaisses de nuages qui obscurcissent la lune, le lourd limon qui fait le linoléum glissant du fond des mers. Il était
plus mort que vif, étant mort et vide, au-delà de tout espoir de résurrection en ce sens que son voyage l’avait entraîné par-delà les limites de la lumière et de l’espace et qu’il s’était blotti, en toute sécurité, dans le creux noir du néant. Il méritait plus l’envie que la pitié : son sommeil n’était pas une accalmie, un intervalle, mais le sommeil même, somme de toutes profondeurs, et de là le sommeil en soi-même toujours se sommant, et toujours plus profond au tréfonds s’enfonçant, au sommet du sommeil tel au fond du tréfonds du profond assommé s’enfonçant, au sommeil des grands fonds tous sommeils consommés, au profond des sommeils sommeillant du plus doux des sommeils du sommeil. Dor
mait. Do
rt. Dor
mira. Dor. Dorm.
Dormez, mon père, je vous en supplie, car nous qui sommes éveillés, bouillons aux chaudières de l’horreur…
Au moment où le monde s’envole sur les ailes d’un ultime et creux ronflement, la porte s’ouvre et livre passage à Grover Watrous. « Le Seigneur soit avec vous ! » dit-il, en traînant son pied bot. C'est un jeune homme, à présent, qui a découvert Dieu. Il n’y a qu’un seul Dieu, c’est Grover Watrous qui L'a trouvé et il n’y a donc plus rien à dire sauf que tout doit être redit dans la nouvelle langue de Dieu que parle Grover Watrous. Cette langue toute neuve que Dieu a inventée spécialement à l’intention de Grover Watrous m’intrigue énormément, d’abord parce que j’avais toujours tenu Grover pour un crétin sans espoir, secundo parce que je remarque qu’il n’y a plus la moindre trace de nicotine sur ses doigts agiles. Quand nous étions encore enfants, Grover était notre voisin immédiat. Il venait me voir de temps à autre : nous faisions du piano à quatre mains. Bien qu’il n’eût alors que quatorze ou quinze ans, il fumait comme un troupier. Sa mère n’y pouvait rien : Grover était
un génie et il faut laisser à un génie un peu de liberté, surtout quand il a le malheur d’être né pied-bot. Grover était le genre de génie qui profite dans la saleté. Il ne s’en tenait pas aux taches de nicotine sur les doigts ; il avait des ongles d’une noirceur dégoûtante qui se cassaient inévitablement au cours de nos heures d’exercices au piano, et qu’il se croyait ensuite obligé de rogner avec les dents, ce qui était du dernier ravissant. Il crachait ainsi sans cesse un mélange de rognures d’ongles et de brins de tabac qui se prenaient dans ses dents. C'était à la fois délicieux et stimulant. Les brûlures de cigarettes faisaient des trous dans le piano et, comme le soulignait ma mère, d’un air critique,
ternissaient aussi le clavier. Quand Grover s’en allait, le salon puait comme l’arrière-boutique d’un entrepreneur de pompes funèbres. Puait la cigarette froide, la sueur, le linge sale, les jurons de Grover et la chaleur sèche qui traînaient dans l’air avec les dernières notes de Weber, Berlioz, Liszt and Co. Puait aussi l’humeur qui coulait d’une de ses oreilles et l’odeur de sa carie dentaire. Puait encore les dorloteries et les pleurnicheries de sa mère.