L’aube n’était pas loin, ce jour de Noël où nous rentrâmes de la rue d’Odessa avec deux négresses de la Compagnie du téléphone. Le feu était éteint et nous étions tous si fatigués que nous nous jetâmes sur le lit tout habillés. La mienne, qui avait bondi comme un léopard toute la soirée, s’endormit profondément dès que je fus sur elle. Pendant quelques instants je besognais sur son corps comme on besogne sur un noyé ou un asphyxié. Puis j’y renonçai et m’endormis profondément moi aussi.
Pendant toutes les fêtes, nous eûmes du champagne le matin, à midi et le soir… du meilleur marché et de grande marque. Au tournant de l’année, je devais partir pour Dijon, où l’on m’avait offert un poste banal de professeur d’anglais d’échange, un de ces arrangements de l’amitié franco-américaine que l’on suppose travailler à la compréhension et à la bonne volonté réciproques des républiques sœurs. Fillmore était plus emballé que moi par cette perspective — il avait de bonnes raisons pour cela. Pour moi, c’était tout juste un transfert d’un purgatoire à un autre. Il n’y avait pas d’avenir ; pas même des appointements attachés au poste.
On devait s’estimer très heureux de jouir du privilège de répandre l’Évangile de l’amitié franco-américaine. C'était là un poste pour fils de riche.
La veille de mon départ, nous avons bien rigolé. Vers l’aube il se mit à neiger ; nous vadrouillâmes d’un quartier à l’autre pour dire adieu à Paris. En traversant la rue Saint-Dominique, nous tombons subitement sur une petite place, et voilà l’église Sainte-Clotilde. Les gens allaient à la messe. Fillmore dont la tête était encore un peu embuée, avait envie d’aller aussi à la messe. « Pour rigoler ! » comme il me dit. Ça ne me plaisait pas trop ; d’abord parce que je n’avais jamais assisté à une messe, et en second lieu parce que j’avais l’air vaseux et me sentais vaseux. Fillmore lui aussi avait un air assez démoli, il était encore moins recommandable que moi : son grand chapeau au bord baissé était tout de travers, et son pardessus encore saupoudré de la sciure de la dernière boîte où nous avions été. Cependant, en avant marche ! Le pire qu’on pouvait nous faire, c’était de nous flanquer à la rue.
Je fus si stupéfait par le spectacle qui me fut offert, que mon malaise s’évanouit. Il me fallut un peu de temps pour m’habituer à la pénombre. Je suivais Fillmore en trébuchant, accroché à sa manche. Un bruit étrange, surnaturel, assaillit mes oreilles, une sorte de bourdonnement sourd qui s’élevait des dalles froides. C'était une tombe immense, lugubre, avec des affligés allant et venant, traînant les pieds. Une espèce d’antichambre du monde infernal. Température dans les 55 ou 60 Fahrenheit. Pas de musique, sauf cette indéfinissable marche funèbre manufacturée dans la cave souterraine — comme si des millions de choux-fleurs gémissaient dans les ténèbres. Des gens enveloppés de linceuls, marmonnant éperdument avec cet air désespéré, découragé, des
mendiants en transe qui tendent la main, et bafouillent une inintelligible supplication.
Que cette sorte de chose existât, je le savais, mais on sait aussi bien qu’il existe des abattoirs, des morgues et des salles de dissection. On évite instinctivement ces endroits-là. Dans la rue, j’avais souvent dépassé un prêtre avec son petit bréviaire à la main, en train de rabâcher laborieusement ses versets. Idiot, me disais-je en moi-même, et puis c’était tout. Dans la rue, on rencontre toutes les formes de la démence, et le prêtre n’est pas du tout la plus frappante. Deux mille ans de cette histoire nous ont endurcis à la stupidité de tout ça. Cependant, quand on est brusquement transporté au beau milieu de son domaine, quand on voit le petit monde dans lequel le prêtre fonctionne comme un réveille-matin, on est enclin à avoir des sensations entièrement différentes.
Pendant quelques instants, ce salivage et ces contorsions labiales furent presque sur le point d’avoir un sens. Quelque chose se passait, une espèce de pantomime qui, sans me stupéfier complètement, me tenait sous le charme. Dans le monde entier, partout où l’on trouve ces tombes mal éclairées, on rencontre ce spectacle incroyable — la même température médiocre, la même lueur crépusculaire, le même bourdonnement. Partout dans la chrétienté, à certaines heures fixes, des gens en noir rampent devant l’autel où le prêtre se dresse, un petit livre à la main et une clochette ou un vaporisateur de l’autre, et leur marmonne dans une langue qui, même si elle était compréhensible, ne contient plus un seul lambeau de sens. Il les bénit, très probablement. Il bénit le pays, il bénit le chef de l’État, il bénit les armes à feu et les cuirassés et les munitions et les grenades. Tout autour de lui sur l’autel se trouvent des petits garçons vêtus comme des anges du Seigneur, et qui chantent alto ou
soprano. Innocents agneaux. Tous en robe, sans sexe, comme le prêtre lui-même, qui a souvent les pieds plats et qui est myope par surcroît. Un beau charivari épicène ! Sexe en suspensoir, en
si bémol.
J’en prenais autant que mes yeux pouvaient voir dans la demi-obscurité. Fascinant et stupéfiant à la fois. À travers tout le monde civilisé, pensais-je. À travers le monde entier. Merveilleux ! Pluie ou soleil, grêle, neige, tonnerre, éclairs, guerre, famine, peste — ça ne change rien. Toujours la même médiocre température, le même jargon abracadabrant, les mêmes souliers à tiges, et les petits anges du Seigneur chantant soprano ou alto. Près de la sortie, une petite boîte avec une fente, pour faire marcher la céleste besogne. Afin que la bénédiction de Dieu puisse pleuvoir sur le roi et le pays et les cuirassés et les explosifs à grande puissance et les tanks et les aéroplanes ; afin que le travailleur puisse avoir plus de force dans les bras, force pour égorger les chevaux les vaches et les moutons, force pour percer des trous dans des poutres de fer, force pour coudre des boutons aux culottes des autres, force pour vendre des carottes, des machines à coudre et des automobiles, force pour exterminer les insectes et nettoyer les écuries et décharger les boîtes à ordures et frotter les cabinets, force pour écrire des en-têtes et poinçonner les billets dans le métro. Force… force. Tout ce marmonnage et ces prestidigitations pour fournir un peu de force !
Nous allions d’un endroit à un autre, examinant ce qui se passait avec la lucidité qui survient après une bombe de toute la nuit. Nous avions dû nous faire assez remarquer à traînasser ainsi, le col de nos pardessus remonté, sans jamais faire le signe de la croix et sans remuer les lèvres, sauf pour chuchoter quelque grossière remarque. Peut-être que tout
se serait bien passé si Fillmore n’avait insisté pour passer devant l’autel en plein milieu de la cérémonie. Il cherchait la sortie, et il pensa que puisqu’il y était, il pouvait aussi bien jeter un bon coup d’œil au saint des saints, le voir en gros plan pour ainsi dire. Nous étions arrivés sans encombre tout près, et nous nous dirigions vers un rai de lumière qui devait être la sortie, lorsqu’un curé émergea brusquement de la pénombre et nous barra le chemin. Il voulait savoir où nous allions et ce que nous faisions. Nous lui dîmes assez poliment que nous cherchions l'«
exit ». Nous dîmes «
exit » parce que sur le moment nous fûmes pris de si court que nous ne trouvâmes pas le mot français pour «
exit ». Sans un mot de réponse, il nous saisit solidement par le bras et, ouvrant la porte — c’était une porte latérale — il nous donna une poussée et nous voilà trébuchant dans la lumière aveuglante du jour. La chose arriva si soudainement, et de façon si inattendue, que lorsque nous cognâmes contre le trottoir nous étions tout éberlués. Nous fîmes quelques pas, les yeux clignotants, et puis nous nous retournâmes tous deux instinctivement. Le curé était encore debout sur le seuil, pâle comme un spectre, et nous regardant d’un air courroucé comme le diable en personne. Il devait être bougrement fâché ! Plus tard, quand j’y repensai, je ne pus pas lui en vouloir. Mais à ce moment, à le voir avec sa longue soutane et sa petite calotte sur le crâne, il me parut si ridicule que j’éclatai de rire. Je me tournai vers Fillmore, et il se mit aussi à rire. Pendant une bonne minute nous restâmes à rire ainsi au nez du pauvre couillon. Il fut si étonné, je crois, que pour quelques instants il resta interdit, ne sachant que faire ; brusquement, pourtant, il descendit les marches au pas de course, nous menaçant du poing comme si c’était pour de bon. Quand il sortit de la grille, il était lancé au galop. À ce
moment mon instinct de conservation m’avertit qu’il fallait les mettre. Je saisis Fillmore par la manche et me mis à courir. Fillmore me disait, comme un idiot : « Non ! Non ! Je ne veux pas courir ! — Viens, hurlai-je, il vaut mieux foutre le camp ! Ce type est complètement cinglé ! » Et nous filâmes, aussi vite que nos jambes voulaient nous porter.
Sur le chemin de Dijon, riant encore de cette histoire, mes pensées revinrent à un incident cocasse, assez semblable à celui-là, qui m’arriva pendant mon bref séjour en Floride. C'était pendant le fameux boom où, comme des milliers d’autres, je fus bel et bien baisé. Essayant de m’en sortir, je fus chopé, avec un de mes amis, dans le goulot de la bouteille. Jacksonville, où nous fûmes enfermés pendant environ six semaines, était pratiquement en état de siège. Tous les trimardeurs de la terre, et un tas de types qui n’avaient jamais été sur le trimard auparavant semblaient avoir dérivé jusqu’à Jacksonville. L'YMCA, l’Armée du Salut, les casernes des pompiers, les commissariats de police, les hôtels, les pensions, tout était bondé. Complet, absolument bondé, et partout des écriteaux à cet effet. Les habitants de Jacksonville étaient si endurcis qu’ils me semblaient cheminer avec des cottes de mailles. C'était la vieille histoire de la boustifaille à nouveau. Bouffer, et trouver un endroit pour roupiller. La boustifaille venait du Sud à pleins trains — oranges, pamplemousses, et toutes sortes de comestibles à jus. Nous avions l’habitude de passer près des hangars de chargement, pour y chercher les fruits pourris — mais même ça devenait rare.
Une nuit, poussé par le désespoir, je traînai mon ami Joe à la synagogue pendant le service. C'était une congrégation réformée, et le rabbin m’impressionna favorablement. La musique me conquit aussi — cette lamentation perçante des
Juifs. Dès que le service fut terminé, je m’en allai au bureau du rabbin, et demandai une entrevue. Il me reçut assez bien, jusqu’au moment où l’objet de ma visite lui apparut clairement. Alors, il fut absolument épouvanté. Je ne lui avais demandé qu’un petit secours, pour mon ami Joe et moi-même. On aurait pu croire, à la façon dont il me regarda, que je lui avais demandé à louer la synagogue pour en faire un jeu de boules. Et le comble, c’est qu’il me demanda de but en blanc si j’étais juif ou non. Quand j’eus répondu non, il parut outragé, ni plus ni moins ! Pourquoi diable étais-je venu à un prêtre juif demander du secours ? Je lui dis naïvement que j’avais toujours eu plus de foi dans les Juifs que dans les Gentils. Je le dis avec modestie, comme si c’était là un de mes défauts particuliers. C’était la vérité, aussi ! Mais il ne fut pas un brin flatté. Non Mossieu ! Il fut horrifié ! Pour se débarrasser de moi, il écrivit un mot pour les gens de l’Armée du Salut. « Voilà l’endroit où il faut vous adresser », dit-il, et brusquement il tourna les talons pour s’occuper de ses ouailles.
L'Armée du Salut, naturellement, n’avait rien à nous offrir. Si nous avions eu cinq sous chacun, nous aurions pu louer un matelas sur le parquet. Mais nous n’avions pas un rotin à nous deux. Nous allâmes au parc et nous couchâmes sur un banc. Il pleuvait, et nous nous couvrîmes avec des journaux. Nous n’y étions pas depuis plus d’une demi-heure, je pense, qu’un flic s’amène et sans un mot d’avertissement nous distribue une telle volée que nous fûmes sur nos pieds en un clin d’œil, et nous mimes à danser aussi, quoique le cœur n’y était pas ! Je me sentais si foutrement endolori et si misérable, si découragé et si pouilleux, après avoir été bastonné sur le cul par cette espèce d’abruti, que j’aurais pu faire sauter l’hôtel de ville !
Le lendemain, afin de nous mettre bien avec ces putains de gens charitables, nous nous présentâmes de bonne heure à la porte d’un prêtre catholique. Cette fois, je laissai la parole à Joe. Il était irlandais, et avait un peu d’accent. Il avait des yeux bleus, très doux, aussi, et il pouvait se faire monter la larme à l’œil quand il le voulait. Une sœur en noir nous ouvrit la porte ; elle ne nous fit pas entrer, cependant. Nous dûmes attendre dans le vestibule qu’elle allât chercher le bon père. Il vint au bout de quelques minutes, le bon père, soufflant comme une locomotive. Et qu’est-ce que c’est que nous voulions, à le déranger ainsi à cette heure matinale ? Quelque chose à manger, et un endroit pour nous coucher, répondîmes-nous innocemment. Et d’où venions-nous donc, voulut savoir le bon père aussitôt. De New York. Ah ! de New York ? Alors vous feriez mieux d’y retourner aussi vite que vous le pouvez, les gars, et sans ajouter un autre mot, ce grand saligaud, à la gueule toute bouffie et blême comme un navet, nous claqua la porte au nez.
Une heure plus tard environ, errant à l’aventure comme deux goélettes ivres, nous repassâmes par hasard devant le presbytère. Que Dieu me vienne en aide si ne voilà pas le gros navet à la face immonde sortant à reculons de l’allée dans sa limousine. Et en tournant près de nous, il nous envoya un nuage de fumée dans les yeux. Comme pour nous dire : « Voilà pour vous ! » C'était une belle limousine, avec deux roues de rechange à l’arrière, et le bon père était assis au volant avec un gros cigare à la bouche. Ça devait être un super-Corona, tant il était gros et parfumé ! Il était bien à l’aise, le salaud, pas de doute là-dessus ! Je ne pus pas voir s’il avait ses jupes ou non. Je n’aperçus que le jus qui coulait de sa bouche — et le gros cigare avec cet arôme de dix balles !
Tout le long de mon voyage vers Dijon, je me mis à évoquer le passé. Je pensais à toutes les choses que j’aurais pu dire ou faire, que je n’avais ni dites ni faites, dans ces moments amers et humiliants où, demander une croûte de pain, c’est se faire moins qu’un ver. L'estomac creux et la tête bien à moi, je pouvais encore sentir la douleur cuisante de ces insultes et ces injures d’autrefois. Je pouvais encore sentir cette volée sur le derrière que le flic me donna dans le parc — quoique ce fût une simple bagatelle, une petite leçon de danse si on veut ! J’ai vagabondé à travers tous les États-Unis, et jusqu’au Canada et au Mexique. La même histoire partout. Si vous voulez du pain, il faut entrer sous le harnais, il faut marcher au pas de chaîne. Sur toute la terre s’étend un désert gris, un tapis d’acier et de ciment. Production ! Encore des écrous et des boulons, encore du fil de fer barbelé, encore des biscuits pour chiens, encore des faucheuses mécaniques pour pelouse, encore des roulements à billes, encore des explosifs à grande puissance, encore des tanks, des gaz asphyxiants, du savon, de la pâte dentifrice, des journaux, de l’éducation, des églises, des bibliothèques, des musées, encore, encore, encore !
En avant ! Le temps presse. L’embryon se pousse dans le col de la matrice, et il n’y a même pas un peu de salive pour faciliter le passage. C'est une naissance sèche, qui étrangle. Pas un gémissement, pas un cri !
Salut au monde1 ! Salve de vingt et un coups de canon pétaradant au rectum. « Je porte mon chapeau comme il me plaît, dedans ou dehors », disait Walt. C'était une époque où l’on pouvait encore trouver un chapeau qui vous aille. Mais le temps passe. Pour trouver un chapeau qui vous aille maintenant, il faut marcher au
fauteuil électrique. On vous donne une calotte. Elle serre un peu, dites-vous ? Peu importe ! Elle vous va !
Il faut vraiment être dans un pays étrange comme la France, à parcourir le méridien qui sépare les hémisphères de la vie et de la mort, pour savoir quelles incalculables perspectives s’entrouvrent béantes devant vous.
Le corps électrique ! L’âme démocratique ! Raz-de-marée2 ! Sainte mère de Dieu, que veulent dire ces sornettes ? La terre est brûlée et craquelée. Hommes et femmes vont ensemble, comme des nichées de vautours sur une charogne, s’appareillant, puis se séparant. Vautours tombés des nuages comme de pesantes pierres. Serres et bec, voilà ce que nous sommes ! Énorme appareil intestinal avec un nez pour la charogne.
En avant ! En avant sans pitié, sans compassion, sans amour, sans pardon ! Ne demandez pas quartier, et ne donnez pas quartier ! Encore des cuirassés, encore des gaz asphyxiants, encore des explosifs à grande puissance ! Encore des gonocoques ! Encore des streptocoques ! Encore des machines à bombarder ! Encore et encore !… jusqu’à ce que toute la putain de boutique vole en éclats, et la terre avec !
En descendant du train, je sus immédiatement que j’avais commis une erreur fatale. Le lycée était à peu de distance de la gare ; je descendis la rue principale dans la pénombre grise d’un après-midi d’hiver, cheminant à tâtons vers ma destination. Il tombait quelques flocons de neige, les arbres étincelaient de glaçons. Passai devant deux immenses cafés vides, qui avaient l’air de lugubres salles d’attente. Tristesse silencieuse, vide : voilà l’impression que j’eus. Ville sans ressource, insignifiante, où l’on fabrique des tonnes de
moutarde, que l’on livre dans des cuves, des tonneaux, des barils, des jarres et des petits pots à l’air malin.
Le premier coup d’œil au lycée me fit frissonner. Je me sentais si hésitant, que devant la porte je m’arrêtai pour débattre si j’entrerais ou non. Mais comme je n’avais pas l’argent d’un billet de retour, ça ne servait pas à grand-chose de débattre le problème. Je pensai un instant à envoyer un télégramme à Fillmore, mais j’étais bien embarrassé pour savoir quelle excuse donner. La seule chose à faire était d’entrer les yeux fermés.
Il se trouva que M. le proviseur était sorti — c’était son jour de congé, me dit-on. Un petit bossu s’avança et s’offrit pour m’escorter au bureau de M. le censeur, le chef en second. Je marchai un peu derrière lui, fasciné par la façon grotesque dont il boitillait. C’était un petit monstre, comme on peut en voir sur les porches de n’importe quelle cathédrale de quatre sous en Europe.
Le bureau de M. le censeur était vaste et nu. Je m’assis sur une chaise au dossier rigide, à attendre, pendant que le bossu se précipitait à sa recherche. Je me sentais presque chez moi. L’atmosphère de l’endroit me rappelait avec force certains bureaux de bienfaisance, là-bas, aux États-Unis, où je restais pendant des heures à attendre que quelque imbécile vasouillard vînt me faire subir un contre-interrogatoire.
Soudain la porte s’ouvrit, et, le pas sautillant, M. le censeur entra, fièrement cabré. Je fis tous mes efforts pour arrêter un petit rire. Il portait exactement la même redingote que Boris, et, sur le front, étaient plaquées deux mèches de cheveux plats, séparés par une raie, comme Smerdiakov aurait pu en porter. Grave et frêle, avec un œil de lynx, il ne gaspilla pas des mots de bienvenue avec moi. Tout de suite, il tira les feuilles sur lesquelles étaient inscrits d’une écriture
méticuleuse les noms des élèves, les heures, les classes, etc. Il me dit combien de bois et de charbon j’avais le droit de recevoir, après quoi il m’informa promptement que j’étais libre de faire ce qui me plaisait à mes heures de loisir. C'était la première chose agréable qui sortait de ses lèvres. Cela me parut si rassurant que je m’empressais de dire une prière pour la France — pour l’armée et la marine, le système éducatif, les bistrots, et toute la sacrée boutique.
Ces formalités cocasses terminées, il agita une petite clochette, sur quoi le bossu réapparut aussitôt pour m’escorter au bureau de M. l’économe. L'atmosphère y était quelque peu différente. Ça faisait assez bureau d’expéditions, avec des connaissements et des tampons de caoutchouc partout, et des employés au visage en mie de pain gribouillant à perte de vue, avec des plumes boiteuses, sur d’énormes registres encombrants. Ma portion de charbon et de bois m’ayant été distribuée, en avant ! le bossu et moi, poussant une brouette, en direction du dortoir. Je devais avoir une chambre au dernier étage, dans la même aile que les
pions3. La situation revêtait un aspect humoristique. Je me demandais quoi diable pouvait encore m’attendre. Peut-être un crachoir ! Tout ça avait un petit relent de préparatifs pour une campagne ; les seules choses qui manquaient étaient le sac et le fusil — et la plaque d’identité.
La chambre qui m’était assignée était assez grande, avec un petit poêle auquel était fixé un tuyau tordu faisant un coude, juste au-dessus du plumard en fer. Un grand coffre pour le bois et le charbon se trouvait près de la porte. Les fenêtres donnaient sur une rangée de petites maisons désolées, tout en pierre, où habitaient l’épicier, le boulanger, le
cordonnier, le boucher, etc. — tous des butors à l’air idiot. Je jetai un coup d’œil par-dessus les toitures vers les collines dénudées où passait un train à grand bruit de ferraille. Le sifflement strident de la locomotive retentit, morne et saccadé.
Après que le bossu m’eut allumé le feu, je m’informai de la bectance. Il n’était pas tout à fait l’heure du dîner. Donc, je m’étendis sur le lit, sans quitter mon pardessus, et ramenai les couvertures sur moi. À côté de moi, se trouvait l’éternelle table de nuit rachitique, où l’on cache le pot de chambre. Je mis le réveil sur la table, et regardai les minutes tictaquer. Dans ce puisard de chambre, filtrait une lumière bleuâtre venant de la rue. J’écoutais les wagons de marchandises passer à grand fracas, tout en contemplant d’un regard vide le tuyau du poêle, au coude maintenu par des bouts de fil de fer. La caisse à charbon m’intriguait. Je n’avais jamais de ma vie occupé une chambre avec une caisse à charbon. Et jamais de ma vie je n’avais allumé un feu ni fait travailler des enfants. Pas plus d’ailleurs que je n’avais travaillé sans être payé. Je me sentais libre et enchaîné en même temps… comme avant les élections, lorsque toutes les crapules ont été nommées, et qu’on vous supplie de voter pour le type qu’il faut. J’avais le sentiment d’être un homme à la louée, un factotum, un chasseur, un pirate, un galérien, un pédagogue, un ver et un pou. J’étais libre, mais mes membres étaient entravés. Âme démocratique avec un ticket gratuit pour les repas, mais sans pouvoir de locomotion, sans voix. Je me sentais comme une méduse clouée sur une planche. Et surtout, j’avais faim. Les aiguilles avançaient lentement. Encore dix minutes à tuer avant que ne retentît l’alerte au feu ! Les ombres de la chambre s’épaississaient. Le silence devenait effrayant, immobilité tendue de
tout, qui bandait mes nerfs. Des traces de neige étaient encore accrochées aux carreaux. Au loin, une locomotive fit retentir un cri aigu. Puis, un silence de mort retomba. Le poêle avait commencé à prendre, mais aucune chaleur n’en venait. Je craignis de m’être endormi et d’avoir manqué le dîner. Ça voudrait dire qu’il faudrait passer toute la nuit éveillé, le ventre creux ! J’en conçus une peur panique.
Juste un instant avant que le gong ne sonnât, je bondis hors du lit et, fermant la porte à clé derrière moi, je déboulinai l’escalier jusque dans la cour comme une flèche. Là, je me perdis. Une cour, une autre cour ; un escalier, un autre escalier. J’entrais et je sortais, tous les bâtiments l’un après l’autre, cherchant frénétiquement le réfectoire. Je passai à côté d’une longue file de jeunes gens marchant en rangs vers Dieu sait où ; ils allaient comme des prisonniers enchaînés, avec un garde-chiourme à la tête de la colonne. Finalement, je rencontrai un individu à l’air énergique, avec un melon, se dirigeant de mon côté. Je l’arrêtai pour lui demander où se trouvait le réfectoire. Par hasard, j’avais arrêté celui qu’il fallait. C’était M. le proviseur, et il parut enchanté d’être tombé sur moi. Il voulut savoir tout de suite si j’étais installé confortablement, s’il pouvait faire quelque chose de plus pour moi. Je lui dis que tout était parfait. Sauf que, il faisait un tout petit peu froid, eus-je le courage de dire. Il m’assura que c’était plutôt exceptionnel, ce temps-là. De temps en temps on avait du brouillard et un peu de neige, et alors c’était désagréable un moment, et patati et patata… Et il me tenait toujours par le bras tout en me conduisant vers le réfectoire. Il me parut un très chic type. Un vrai copain, pensai-je en moi-même. J’allai même jusqu’à imaginer que le ménage irait bien avec lui plus tard, et qu’il m’inviterait chez lui par une âpre nuit d’hiver et me ferait
un grog brûlant. J’imaginai toutes sortes de choses amicales dans les quelques instants qu’il nous fallut pour arriver à la porte du réfectoire. Là, mon esprit galopant à une vitesse folle, il me serra brusquement la main et, ôtant son chapeau, hop ! me souhaita le bonsoir. Je fus si étonné, que je soulevai aussi mon chapeau, hop ! C’était la chose à faire. Je m’en aperçus par la suite. Toutes les fois qu’on rencontre un prof, ou même M. l’économe, hop ! on soulève son chapeau. On peut passer une douzaine de fois par jour à côté du même type. Ça ne fait rien. Il faut faire le salut, hop ! même si votre chapeau est usé. C'est la politesse à faire, hop !
En tout cas, j’avais trouvé le réfectoire. Il ressemblait à une clinique des quartiers pauvres, avec ses murs à carreaux rouges, ses lampes nues, ses tables de marbre. Et, naturellement, un énorme poêle avec un tuyau coudé. Le dîner n’était pas encore servi. Un boiteux entrait et sortait en courant avec des plats et des couteaux et des fourchettes et des bouteilles de vin. Dans un coin, il y avait des jeunes gens conversant avec animation. Ils me firent une réception très cordiale. Presque trop cordiale, vraiment. Je ne pouvais tout à fait comprendre. En un clin d’œil, la salle se remplit ; on me présenta de l’un à l’autre en vitesse. Puis, ils formèrent un cercle autour de moi, et, remplissant les verres, se mirent à chanter :
L'autre soir l’idée m’est venue
Cré nom de Zeus d’enculer un pendu ;
Le vent se lève sur la potence,
Voilà mon pendu qui se balance,
J’ai dû l’enculer en sautant,
Cré nom de Zeus on n’est jamais content.
Baiser dans un con trop petit,
Cré nom de Zeus on s’écorche le vit ;
Baiser dans un con trop large,
On ne sait pas où l’on décharge ;
Se branler étant bien emmerdant,
Cré nom de Zeus on n’est jamais content4.
Là-dessus, Quasimodo annonça le dîner.
C'étaient de joyeux drilles,
les surveillants4. Il y avait Kroa qui éructait comme un porc et lâchait toujours un pet sonore quand il s’asseyait à table. Il pouvait péter treize fois de suite, me dit-on. Il tenait le record. Puis il y avait M. le Prince, un athlète qui aimait porter un smoking le soir quand il allait en ville ; il avait un teint magnifique, comme une fille, et ne touchait jamais au vin, ni ne lisait rien qui pût lui charger la cervelle. Près de lui, était assis Petit Paul, un du Midi, qui ne pensait qu’aux poules tout le temps ; il nous disait tous les jours : «
À partir de jeudi je ne parlerai plus de femmes4. » Lui et M. le Prince étaient inséparables. Puis, il y avait Passeleau, un vrai chenapan qui étudiait la médecine et empruntait à droite et à gauche ; il parlait sans cesse de Ronsard, Villon et Rabelais. En face de moi était assis Mollesse, l’agitateur et l’organisateur des pions, qui voulait à tout prix peser la viande, pour voir s’il ne manquait pas quelques grammes. Il occupait une petite chambre à l’infirmerie. Son ennemi juré était M. l’économe, ce qui ne lui faisait pas honneur particulièrement, puisque tout le monde détestait ce personnage. Pour compagnon, Mollesse avait un certain le Pénible, un type à l’air coriace, avec un profil de faucon, qui pratiquait la plus stricte économie et servait
de banquier. Il était pareil à une gravure d’Albert Dürer — image composite de tous les diables sévères, aigres, moroses, amers, infortunés, malheureux et introspectifs qui composent le panthéon des chevaliers allemands médiévaux. Un Juif, sans aucun doute. Quoi qu’il en soit, il fut tué dans un accident d’automobile peu après mon arrivée, circonstance qui me fit gagner vingt-trois francs. À l’exception de Renaud qui était assis à côté de moi, tous les autres se sont effacés de ma mémoire. Ils appartenaient à cette catégorie d’individus incolores qui constituent le monde des ingénieurs, des architectes, des dentistes, des pharmaciens, des professeurs, etc. Il n’y avait rien en eux qui pût les distinguer des mottes de terre sur lesquelles ils essuieraient leurs chaussures plus tard. Ils étaient des zéros dans tous les sens du mot, des chiffres qui forment le noyau d’une bourgeoisie respectable et lamentable. Ils mangeaient la tête dans leur assiette, et étaient les premiers à réclamer du rabiot. Ils avaient le sommeil profond, et ne se plaignaient jamais ; ils n’étaient jamais ni gais ni misérables. Les indifférents que Dante a consignés dans le vestibule de son Enfer. Le dessus du panier.
C’était la coutume après le dîner d’aller immédiatement en ville, à moins qu’on ne soit de service au dortoir. Au centre ville, il y avait les cafés — immenses salles lugubres où les marchands somnolents de Dijon se réunissaient pour jouer aux cartes et écouter la musique. Il faisait chaud dans les cafés, c’est tout ce que je puis dire à leur avantage. Les sièges étaient confortables aussi. Et il y avait toujours quelque putain qui, pour un bock ou une tasse de café, venait s’asseoir et faire la causette avec vous. La musique, d’autre part, était atroce. Quelle musique ! Par une nuit d’hiver, dans un sale trou comme Dijon, rien ne peut être plus
assommant, plus suppliciant pour les nerfs, que les sons d’un orchestre français. Surtout un de ces lugubres orchestres de femmes, où tout sort en piaulements et en pets, avec un rythme sec, algébrique, et la consistance hygiénique de la pâte dentifrice. Ça ronfle et ça gratte à tant de francs l’heure, et que le diable emporte celle qui lambine ! Quelle tristesse ! Comme si le vieil Euclide s’était dressé sur ses pattes de derrière pour avaler de l’acide prussique. Le royaume tout entier de l’Idée est si totalement exploité par la raison qu’il n’en reste rien pour y faire de la musique, sauf les feuilletages de l’accordéon à travers lequel le vent siffle, déchirant l’éther en lambeaux. Cependant, parler de musique à propos de ce poste avancé où j’étais, c’est comme rêver de champagne quand on est dans la cellule du condamné à mort. La musique était le dernier de mes soucis. Je ne pensais même pas aux femmes, tellement tout était lugubre, glacé, dénudé, grisaille. En rentrant le premier soir, je remarquai sur la porte d’un café une inscription tirée de
Gargantua. À l’intérieur, le café ressemblait à une morgue. Malgré tout, en avant, marche, bourrique !
J’avais beaucoup de loisirs, et pas un rotin à dépenser. Deux ou trois heures de classes de conversation par jour, et c’était tout. Et à quoi donc ça servait d’apprendre l’anglais à ces pauvres couillons ? J’en avais mal au cœur pour eux ! Tout le matin à chiader sur la
Chevauchée de John Gilpin, et l’après-midi, les voilà chez moi à pratiquer une langue morte ! Je pensais à tout le bon temps que j’avais gaspillé à lire Virgile, ou à patauger dans des couillonnades aussi incompréhensibles que
Hermann und Dorothea. Quelle folie ! Le savoir, corbeille à pain vide ! Je pensais à Carl qui peut réciter
Faust en commençant par la fin, et qui n’écrit jamais un livre sans en faire tout un plat sur son Goethe incorruptible
et immortel. Et pourtant ce type-là n’était pas assez malin pour se procurer une riche pouffiasse qui lui permettrait de changer de linge de corps. Il y a quelque chose d’obscène dans cet amour du passé qui finit par des files de gens faisant la queue pour avoir du pain et par les cagnas des tranchées. Quelque chose d’obscène dans tout ce raffut spirituel qui permet à un crétin d’asperger d’eau bénite les grosses Bertha, les dreadnougths et les explosifs. Tout homme qui a des classiques plein le bide est un ennemi de la race humaine !
Et voilà ! J’étais supposé répandre l’Évangile de l’amitié franco-américaine — j’étais l’émissaire d’un cadavre qui, après avoir pillé de tous côtés, après avoir causé des souffrances et des misères indicibles, rêvait d’établir la paix universelle. Pfuit ! De quoi voulaient-ils donc que je parle, je me demande ! Des
Feuilles d'herbe ? des barrières douanières, de la Déclaration d’indépendance, de la dernière guerre des gangsters ? De quoi ? de quoi ? j’aimerais bien le savoir ! Eh bien, j’aime autant vous le dire, je n’ai jamais soufflé mot de ces choses-là ! J’ai commencé séance tenante par une leçon sur la physiologie de l’amour. Comment les éléphants faisaient l’amour — et les voilà servis ! Le succès fut étourdissant. Le second jour, pas un banc de vide. Après cette première leçon d’anglais, ils étaient tous à la porte à m’attendre. Nous étions copains comme cochons. Ils me posaient toutes sortes de questions, comme s’ils n’avaient jamais rien appris de leur garce de vie. Je les laissais pétarader leurs questions. Je leur appris à m’en poser d’autres encore plus épineuses.
Demandez n’importe quoi : telle était ma devise ! Je suis ici le plénipotentiaire des esprits libres. Je suis ici pour créer une force et un ferment. « De quelque manière, dit un astronome éminent, l’univers matériel
semble passer comme un conte qui vous est conté, et se dissoudre dans le néant comme une vision. » Tel semble être le sentiment général qui sous-tend le panier à pain vide du savoir. Moi-même, je n’y crois pas. Je ne crois pas à une seule des sornettes que ces abrutis essayent de nous faire ingurgiter.
Entre les heures de travail, si je n’avais rien à lire, j’allais au dortoir bavarder avec les pions. Ils étaient délicieusement ignorants de tout ce qui se passait — surtout dans le domaine de l’art. Presque aussi ignorants que les élèves eux-mêmes. C'était comme si j’étais entré dans une petite maison de fous privée, sans aucun écriteau pour indiquer la sortie. Parfois, je rôdais furtivement sous les arcades, à regarder les gosses défiler avec d’énormes quignons de pain fourrés dans leurs gueules mal lavées. J’avais toujours faim moi-même, puisqu’il m’était impossible d’aller au petit déjeuner que l’on prenait à une heure impie le matin, juste au moment où le lit devient croustillant. Énormes bols de café bleus, avec des quignons de pain blanc, sans beurre pour les accompagner. À midi, des haricots ou des lentilles, avec des morceaux de viande dedans pour leur donner un air appétissant. Nourriture digne de forçats à la chaîne, de casseurs de cailloux. Même le vin était miteux. Les choses étaient, ou bien diluées, ou bien boursouflées. C’étaient des calories, mais pas de la cuisine. M. l’économe était responsable de tout ça. Du moins, on le disait. Je ne le crois pas non plus. Il était payé pour nous tenir la tête au-dessus de la ligne de flottaison. Il ne s’inquiétait pas de savoir si nous souffrions d’hémorroïdes ou d’ulcères ; il ne s’inquiétait pas de savoir si nous avions le palais délicat ou des intestins de loup. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il était loué à tant de grammes la portion pour produire tant de kilowatts d’énergie. Tout en
termes de chevaux-vapeur. C’était tout soigneusement calculé dans d’épais registres, où des employés au visage de carton-pâte scribouillaient à longueur de journée
Doit et
Avoir, avec une ligne rouge au milieu de la page.
À rôdailler autour de la cour le ventre creux, la plupart du temps, je me sentais devenir légèrement dingo. Comme Charles le Fou, le pauvre diable ! — seulement, je n’avais pas d’Odette de Champdivers pour jouer à touche-pipi. La moitié du temps, il me fallait mendier des cigarettes aux élèves, et, pendant les leçons, il m’arrivait de mâcher un morceau de pain sec avec eux. Comme mon feu s’éteignait tout le temps, j’eus bientôt usé ma ration de bois. C'était le diable pour extirper un peu de bois à force de cajoleries aux scribouilleurs des registres. Finalement, ça me mettait dans une telle rogne que je sortais dans la rue et ramassais des débris de bois, comme un chiffonnier ! C’est stupéfiant comme on trouve peu de bois dans les rues de Dijon ! Cependant, ces petites expéditions de ravitaillement me conduisaient dans d’étranges endroits. J’en vins à connaître la petite rue qui a reçu le nom d’un certain M. Philibert Papillon — un musicien mort, je crois — où il y avait toute une nichée de bordels. Là, c’était toujours un peu plus sympathique : il y avait des odeurs de cuisine, et du linge étendu à sécher. Une fois ou deux, j’aperçus une de ces pauvres idiotes qui attendaient le client dans leur chambre. Elles me parurent mieux et plus à l’aise que les pauvres bougresses du centre ville contre lesquelles je me cognais toutes les fois que je visitais un grand magasin. J’y allais souvent pour me réchauffer. Elles aussi, je suppose. Elles cherchaient quelqu’un pour leur payer un café. Elles avaient l’air un peu timbrées, avec ce froid et la solitude. Toute la ville avait l’air un peu timbrée aussi, quand le bleu du soir tombait sur elle. On pouvait aller et
venir sur la grande artère tous les jeudis de la semaine jusqu’au Jugement dernier sans rencontrer une âme expansive ! Soixante ou soixante-dix mille habitants, et peut-être plus, enveloppés dans des tricots et des caleçons de laine, et nulle part où aller, et rien à faire. Produire de la moutarde à la charrette. Orchestres de femmes moulant et remoulant
La Veuve joyeuse. Argenterie dans les grands hôtels. Le palais ducal pourrissant, pierre à pierre, membre après membre. Les arbres grinçant de froid. Un incessant tapage de sabots de bois. L'université célébrant la mort de Goethe ou la naissance, je ne sais plus bien (généralement, c’est la mort qu’on célèbre !). En tout cas, une idiotie. Tout le monde à bâiller et à s’étirer.
En entrant dans la cour par la grande allée, un sentiment d’insondable futilité m’envahissait toujours. Dehors, c’était blême et vide ; dedans, blême et vide. Une stérilité écumeuse était épandue sur la ville, un brouillard de science livresque. Scories et cendres du passé. Tout autour des cours intérieures, étaient distribuées les salles de classe, petites cabines comme on pourrait en voir dans les forêts nordiques, où les pédagogues lâchaient les rênes à leurs vices. Sur le tableau, le futile abracadabra que les futurs citoyens de la République devraient passer leur vie à oublier. De temps en temps, les parents étaient reçus dans le grand parloir, à côté de la grande allée, où il y avait les bustes des héros de l’Antiquité, comme Molière, Racine, Corneille, Voltaire, etc., tous les épouvantails que les ministres mentionnent d’une lèvre humide chaque fois qu’un immortel s’ajoute aux figures de cire. (Pas de buste de Villon, pas de buste de Rabelais, pas de buste de Rimbaud.) Quoi qu’il en soit, ils se rencontraient là en conclave solennel, les parents et les pompiers que l’État appointe pour infléchir les esprits des jeunes. Toujours
ce même procédé d’infléchissement, ce tripotage du paysage pour rendre l’esprit plus attrayant. Et les jeunes gens y venaient aussi de temps à autre — petits tournesols que l’on transplanterait bientôt de la chambre d’enfant pour aller décorer les pelouses municipales. Quelques-uns d’entre eux ne valaient pas mieux que des plantes de caoutchouc que l’on époussette aisément avec une chemise déchirée. Et tous se branlant à corps perdu dans les dortoirs dès que la nuit venait. Les dortoirs ! où les lumières rouges luisaient, où la cloche sonnait comme une alarme à l’incendie, où les marches étaient creusées par la ruée pour atteindre aux petites cellules d’enseignement !
Et puis, il y avait les profs ! Pendant les quelques premiers jours, je m’avançais jusqu’à serrer la main à quelques-uns d’entre eux ; et naturellement, il y avait toujours le petit coup de chapeau, hop ! toutes les fois qu’on se rencontrait sous les arcades.
Mais quant à parler à cœur ouvert, quant à s’en aller ensemble jusqu’au coin trinquer un coup, rien à faire ! C'était simplement inimaginable ! La plupart avaient l’air d’être dévorés de je ne sais quelle trouille. Quoi qu’il en soit, j’appartenais à une autre classe. Ils n’auraient même pas partagé une merde sèche avec mes pareils ! Ça me foutait dans une telle rage rien que de les regarder, que je les maudissais in petto toutes les fois que j’en voyais un venir. Je m’accotais contre un pilier, la cigarette au coin du bec et le chapeau sur les yeux, et quand ils passaient à bonne distance pour les saluer, je lâchais un bon jet de salive, et hop ! coup de chapeau ! Je ne me donnais même pas la peine d’ouvrir le bec et de leur dire bonjour. À mi-voix, je disais simplement : « Va te faire enculer, vieux con ! » et ça suffisait.
Au bout d’une semaine, il me sembla que j’avais été là toute ma vie. C'était comme un affreux putain de cauchemar dont on ne peut pas se débarrasser. J’en tombais dans le coma rien que d’y penser. Et je n’étais là que depuis quelques jours ! La nuit tombe. Les gens déguerpissent comme des rats chez eux, sous les becs de gaz embrumés. Les arbres étincellent avec une malice de diamant. Je repassais tout ça dans ma tête, mille et mille fois. De la gare au lycée, c’était comme une promenade à travers le couloir de Dantzig, aux bords mal rognés, plein de crevasses, tout couturé de nerfs. Ruelle pleine d’ossements desséchés, de silhouettes recroquevillées, apeurées, ensevelies sous des linceuls. Échine faite d’arêtes de sardines. Le lycée lui-même semblait émerger d’un lac de neige légère, montagne la tête en bas, la pointe dirigée vers le centre de la terre, où Dieu, ou le diable, travaille à corps perdu dans sa camisole de force, à broyer sa mouture pour ce paradis qui n’est qu’un rêve mouillé. Je ne me souviens pas que le soleil ait jamais brillé. Je ne me souviens de rien d’autre que de ces brouillards gras et froids, venus des marécages glacés là-bas, dans ces régions où les rails du chemin de fer s’en allaient creusant des sillons à travers les collines spectrales. En bas, près de la gare, se trouvait un canal, ou était-ce une rivière ? qui s’enfuyait sous un ciel jaune, avec de petites cahutes plaquées contre le rebord surélevé de ses rives. Il y avait une caserne quelque part aussi, la chose me frappa, parce que de temps à autre je rencontrais de petits bonshommes jaunes venus de la Cochinchine — nains frétillants au visage couleur d’opium, qui faisaient coucou dans leurs uniformes trop vastes, pareils à des squelettes colorés empaquetés dans de la bourre d’emballage. Le satané caractère médiéval de la ville était là à vous chatouiller férocement et à s’agiter sans arrêt,
avec des balancements accompagnés de gémissements sourds, bondissant sur vous du bord des toitures, suspendu comme des criminels au cou rompu sur les gargouilles. Je ne cessais de me retourner tout le temps, je marchais comme un crabe que l’on asticote avec une fourchette sale. Tous ces petits monstres gras, ces effigies en médaillon de pierre collées sur la façade de l’église Saint-Michel, me suivaient le long des ruelles tortueuses et à tous les coins. La façade tout entière de Saint-Michel semblait s’ouvrir comme un album la nuit, vous laissant face à face avec les horreurs de la page imprimée. Quand les lumières s’éteignaient et que les caractères s’effaçaient, devenaient plats, morts comme des mots, alors elle était magnifique, cette façade. Dans chaque crevasse du vieux fronton noueux, il y avait les accents solennels et sourds du vent nocturne, et sur la dentelure déchiquetée des vêtements froids et roides, coulait comme une bave d’absinthe tout embuée de brouillard et de givre.
Là où se trouvait l’église, tout semblait retourné sens devant derrière. L'église elle-même, des siècles de progrès dans la pluie et dans la neige avaient dû la retourner sur sa base. Elle gisait sur la place Edgar-Quinet, accroupie contre le vent, comme un mulet crevé. Le long de la rue de la Monnaie, le vent se ruait comme une chevelure blanche follement agitée ; il tourbillonnait autour des poteaux qui obstruaient le passage aux omnibus et aux attelages de la Malle des Indes. Si je sortais par cette porte aux petites heures, il m’arrivait de tomber sur M. Renaud qui, enveloppé dans son capuchon comme un moine glouton, me faisait des ouvertures dans la langue du seizième siècle. Emboîtant le pas à M. Renaud, comme la lune éclatait à travers le ciel graisseux pareille à un ballon crevé, je tombais immédiatement dans le royaume du transcendantal.
M. Renaud avait un langage précis, sec comme des pruneaux, avec une lourde voix de basse pegnotique. Il se jette sur moi lance baissée, au sortir de Goethe ou de Fichte, avec des intonations profondes qui grondaient dans les coins venteux de la place comme des coups de tonnerre de l’année d’avant. Hommes du Yucatán, hommes de Zanzibar, hommes de la Terre de Feu, sauvez-moi de cette couenne glauque ! Le Septentrion s’entasse autour de moi, fjords glaciaux, crêtes à l’extrémité bleue, lumières folles, obscène charabia chrétien qui s’étend comme une avalanche depuis l’Etna jusqu’à la mer Égée. Tout est gelé, dur comme de l’écume, l’esprit est enchaîné et tout blanc de givre, et à travers les mélancoliques paquets de savant déconnage, j’entends le gargouillis étouffant des saints dévorés par les poux. Je suis tout blanc et enveloppé de laine, je suis emmailloté, entravé, j’ai le jarret coupé, mais je n’y suis pour rien. Blanc jusqu’à l’os, mais avec une base froide alcali, avec le bout des doigts safran. Blanc, oui, mais pas frère du savoir, pas cœur catholique. Blanc et impitoyable, comme les hommes qui avant moi firent voile des bords de l’Elbe. Je me tourne vers la mer, vers le ciel, je me tourne vers ce qui est inintelligible, vers ce qui est si proche et si lointain.
La neige sous les pieds s’éparpille au gré du vent, vole, chatouille, pique, volette, tourbillonne et s’élève, retombe en giboulées, en flocons épars, en gerbes d’écume. Pas de soleil, pas de grondement de ressac, pas de houle de brisants. La bise glacée, hérissée de dards acérés, aiguilles de glace, maligne, vorace, dévastatrice, paralysante. Les rues s’en vont en tournant sur leurs coudes tordus, elles fuient le regard rapide, le coup d’œil sévère. Elles s’en vont en boitillant le long du treillis enneigé des façades, faisant tourner l’église sens devant derrière, fauchant les statues, aplatissant les
monuments, déracinant les arbres, raidissant l’herbe, suçant le parfum de la terre. Les feuilles sont ternes comme du ciment, feuilles qu’aucune rosée ne fera resplendir. Aucun clair de lune n’argentera jamais leur indifférente matité. Les saisons en sont venues au point mort, les arbres blêmissent et se dessèchent, les wagons roulent dans des ornières de mica avec des grondements sourds et glissants comme des pincements de harpe. Dans la cuvette des collines aux blancs sommets, sommeille un Dijon fantomatique et invertébré. Pas un homme vivant qui se promène à travers la nuit, excepté les esprits inquiets qui s’en vont vers le sud en direction des entrecroisements de saphir des tropiques. Et pourtant me voici debout en route, fantôme qui marche, homme blanc terrorisé par la froide raison de cette géométrie d’abattoir. Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais ici ? Je tombe entre les murailles froides de la malignité humaine, blanche silhouette qui bat des ailes, sombrant jusqu’au fond du lac glacé, avec une montagne de crânes au-dessus de moi. Je m’installe dans les latitudes glacées, sur les marches de craie barbouillées d’indigo. Les corridors obscurs de la terre reconnaissent mon pas, sentent un pied en marche, une aile en mouvement, un halètement de terreur et d’angoisse. J’entends qu’on décortique et qu’on hachote le savoir, les chiffres montent vers le ciel, les chauves-souris lâchent leurs ordures et font claquer dans l’air leurs ailes en carton doré ; j’entends les trains entrer en collision, les chaînes cliqueter, les locomotives chouchoquer, renâcler, renifler, lâcher leur vapeur et purger leur eau. Toutes choses m’arrivent à travers le brouillard clair avec l’odeur de la répétition, dans un brouillamini jaune et confus de trente-six chandelles et cul par-dessus tête. Au centre immobile et sans vie, loin au-dessous de Dijon, loin au-dessous des régions hyperboréennes,
se dresse le dieu Ajax, attelé de l’épaule à la meule, et les olives craquent sous la pierre, et l’eau verte et gluante est toute grouillante de coassants batraciens.
Le brouillard et la neige, la froide latitude, le pesant savoir, le café bleu, le pain sans beurre, la soupe aux lentilles, les fayots indigestibles, le fromage rance, le rata spongieux, le vin miteux, tout cela avait collé une constipation carabinée à tout le pénitencier. Et au moment où tout le monde était bourré de merde, voilà que le gel se met aux tuyaux des chiottes. La merde s’empile et monte en petites collines ; il faut s’écarter des appuie-pieds et chier par terre. Et voilà l’étron qui demeure raide et congelé, attendant le dégel. Les jeudis, le polichinelle s’amène avec sa petite brouette, il déblaie les crottes froides et roides, avec son balai et sa pelle, puis il s’éloigne, traînant sa guibole flétrie et roulant sa brouette. Les couloirs sont jonchés de papier cul ; ça vous colle aux pieds comme du papier-mouches. Quand le temps se radoucit, l’odeur mûrit ; on peut la sentir à quarante milles à la ronde ! Debout près de ce fumier mûr, à l’heure de la toilette, une brosse à dents à la bouche, la puanteur est si puissante qu’elle vous fait tourner la tête. Nous sommes là debout, en chemise de flanelle rouge, attendant notre tour pour cracher dans le trou ; c’est comme une aria des opéras de Verdi — un chœur d’enclumes avec des poulies et des seringues. La nuit, quand je suis pris de court, je galope au cabinet privé de M. le censeur, juste à côté de la grande allée. Mes selles sont toujours pleines de sang. Ce cabinet n’a pas d’eau non plus, mais c’est du moins un plaisir que de s’asseoir. Je lui laisse mon petit paquet en signe d’estime.
Chaque soir, vers la fin du repas, le veilleur de nuit fait son apparition pour son petit coup à boire. Il est le seul être humain de tout l’établissement avec lequel je me sente en
parenté. C’est un zéro. Il porte une lanterne et un trousseau de clés. Il fait des rondes toute la nuit, raide comme un automate. À peu près au moment où l’on passe le fromage rance, hop ! Il arrive chercher son verre de vin. Il se tient là, patte tendue, le poil raide et hérissé comme un chien de garde, les joues en feu, la moustache luisante de neige. Il marmonne un mot ou deux, et Quasimodo lui apporte la bouteille. Alors, les pieds solidement plantés, il rejette la tête en arrière et ça descend, lentement, en une seule longue goulée. Pour moi, c’est comme s’il se versait des rubis dans la gargamelle. Il y a quelque chose dans ce geste qui me prend aux cheveux. C’est presque comme s’il engloutissait la lie de la sympathie humaine, comme si tout l’amour et toute la compassion du monde pouvaient ainsi être ingurgités, d’une seule lampée — comme si c’était là tout ce que l’on peut extraire de la suite des jours. On a fait de lui un peu moins qu’un lapin. Dans le plan de l’univers, il ne vaut même pas la saumure pour saler les harengs. Il est tout juste un peu de fumier vivant. Et il le sait. Quand il regarde autour de lui, après sa lampée, et qu’il nous sourit, le monde semble s’écrouler. C’est un sourire jeté par-dessus un abîme. Le monde civilisé gît, nauséabond comme une fondrière au creux du gouffre, et par-dessus, comme un mirage, plane ce sourire hésitant.
C'était le même sourire qui m’accueillait la nuit quand je rentrais de mes promenades. Je me souviens d’une pareille nuit, alors que, debout devant la porte, à attendre que le vieux bonhomme ait fini sa ronde, j’avais un tel sentiment de bien-être que j’aurais pu attendre ainsi pour l’éternité. Je dus attendre peut-être une demi-heure avant qu’il vînt ouvrir. Je regardais autour de moi, calme et sans me presser, je buvais tout du regard, l’arbre mort devant le lycée avec
ses branches sèches et contorsionnées, les maisons d’en face qui avaient changé de couleur pendant la nuit, et qui maintenant s’incurvaient de façon plus nette, le fracas d’un train roulant à travers les étendues sibériennes, les grilles peintes par Utrillo, le ciel, les profondes ornières des charrettes. Soudain, sortis de nulle part, deux amoureux apparurent ; tous les quelques mètres, ils s’arrêtaient et s’embrassaient, et quand je ne pus plus les suivre des yeux, je suivis le bruit de leurs pas, j’entendais l’arrêt brusque, et puis à nouveau leur marche lente et zigzagante. Je pouvais sentir l’abandon mou de leurs corps quand ils s’appuyaient contre une grille, j’entendais leurs souliers craquer lorsque leurs muscles se raidissaient pour l’étreinte. À travers la ville ils errèrent, à travers les rues tortueuses, en direction du canal vitreux où l’eau gisait, noire comme du charbon. Il y avait quelque chose de phénoménal dans tout ça. Dans tout Dijon, ils n’avaient pas leurs pareils !
Pendant ce temps, le vieux bonhomme continuait sa ronde ; je pouvais entendre le tintement de ses clés, l’écrasement du sable sous ses souliers, son pas ferme et automatique. Finalement, je l’entendis s’avancer dans la grande allée pour venir ouvrir la porte, un énorme portail voûté, mais dépourvu de fossé. Je l’entendis tâtonner de ses mains raides pour trouver la serrure, l’esprit engourdi. Comme la porte s’entrouvrit, j’aperçus au-dessus de sa tête une constellation brillante couronnant la chapelle. Toutes les portes étaient fermées à clé, toutes les cellules verrouillées. Les livres étaient fermés eux aussi. La nuit était suspendue au-dessus de nous, serrée, en lame de poignard, ivre comme une folle. La voilà bien, l’infinitude du vide ! Par-dessus la chapelle, comme une mitre d’évêque était suspendue la constellation ; chaque nuit, pendant les mois d’hiver, elle était là, très bas au-dessus de
la chapelle. Éclatante et basse, poignée de pointes acérées, étincellement du vide pur. Le vieux bonhomme me suivit jusqu’au tournant de l’allée. La porte se referma silencieusement. Comme je lui souhaitais bonne nuit, je saisis ce sourire désespéré à nouveau, ce sourire sans espoir, pareil à un éclair de météore fulgurant sur le bord d’un monde perdu. Et je le revis debout dans le réfectoire, la tête rejetée en arrière, et les rubis ruisselant dans sa gargamelle. La Méditerranée tout entière semblait être engloutie en lui — les bosquets d’orangers, les cyprès, les statues ailées, les temples en bois, la mer bleue, les masques rigides, les nombres mystiques, les oiseaux mythologiques, les cieux de saphir, les aiglons, les criques ensoleillées, les bardes aveugles, les héros barbus. Parti, tout ça ! Enfoui sous l’avalanche venue du nord. Enterré, mort à jamais ! Un souvenir ! Un espoir farouche !
Pendant quelques instants, je m’attarde à l’allée des voitures. Le linceul, le voile funèbre, le vide indicible, le vide féroce de tout ça ! Puis, je marche rapidement le long du sentier de gravier près du mur, je passe devant les arches et les colonnes, l’escalier de fer, d’une cour à une autre. Tout est hermétiquement clos. Clos pour l’hiver. Je m’engage sous l’arcade qui mène au dortoir. Une lumière maladive coule sur les marches à travers les fenêtres sales et givrées. Partout la peinture s’écaille. Les pierres sont creusées par les pas, les rampes craquent. Une sueur grasse suinte des dalles et forme une espèce d’aura pâle et mousseuse, percée par la faible lumière rouge au sommet de l’escalier. Je monte le dernier palier, tout suant de terreur. Dans une obscurité de poix je me dirige à tâtons le long du couloir désert, chaque porte vide, fermée à clé, moisissant. Ma main glisse le long du mur, à la recherche du trou de la serrure. Une peur
panique m’envahit comme je serre le bouton de la porte. Il y a toujours une main sur ma nuque, prête à me saisir brutalement. Une fois dans ma chambre, je me verrouille. C’est un miracle que j’accomplis tous les soirs, le miracle d’entrer chez moi sans être étranglé, sans être abattu à coups de hache. J’entends les rats qui déboulinent dans le couloir, qui rongent au-dessus de moi, entre les poutres épaisses. La lumière a des lueurs de soufre embrasé, et il y a l’odeur douce et écœurante d’une pièce qui n’est jamais aérée. Dans le coin, la caisse à charbon, exactement comme je l’ai laissée. Le feu est éteint. Un silence si intense qu’il retentit à mes oreilles comme les chutes du Niagara. Seul, avec une épouvante et une nostalgie effroyablement vides. Toute la chambre pour y loger mes pensées. Rien que moi-même, ce que je pense, ce que je crains. Je pourrais penser les choses les plus fantastiques, je pourrais danser, cracher, grimacer, maudire, gémir — personne n’entendrait, personne ne saurait jamais. La pensée d’une privauté si absolue suffit à me rendre fou. C'est comme à la naissance. Tout est coupé. Séparé, nu, seul. La félicité et la torture simultanément. Le temps pesant sur vous. Chaque seconde vous écrasant comme une montagne. On s’y noie. Déserts, lacs, océans. Le temps bat comme un hachoir. Le néant. Le monde. Le moi et le non-moi.
Omabaromoomo ! Tout doit avoir un nom. Tout doit être appris, éprouvé, expérimenté.
Faites comme chez vous, chéri !
Le silence descend en chutes volcaniques. Là-bas, sur les collines arides, roulant vers les grandes régions métallurgiques, les locomotives tirent leurs charges commerciales. Sur des lits de fer et d’acier, le sol parsemé de scories et de cendres et de minerai pourpre. Dans les wagons de marchandises, des éclisses, des traversières, des tôles, des traverses, des tringles de fer, des plaques d’acier, du fer laminé, des
cercles forgés à rouge, des timons, des affûts de mortier, du minerai Zorès. Les roues U-80 millimètres ou au-dessus. Passent de splendides spécimens d’architecture anglo-normande, passent des piétons et des pédérastes, des fourneaux à ciel ouvert, des usines à four Bessemer, dynamos et transformateurs, moulages de fonte, lingots d’acier. Le public, piétons et pédérastes, poissons dorés et palmiers en verre filé, ânes pleins de sanglots, tout cela circule en liberté à travers les allées en quinconce. À la place du Brésil, un œil lavande.
Je repasse dans un éclair toutes les femmes que j’ai connues. C'est comme une chaîne que j’ai forgée de ma propre misère. Chacune liée à l’autre. Terreur de vivre séparé, de rester né. La porte de la matrice et sa chevillette. Terreur et nostalgie. Au profond du sang, l’attirance du paradis. L'au-delà. Toujours l’au-delà. Ça a dû commencer avec le nombril. On vous coupe le cordon ombilical, on vous donne une claque sur les fesses, et presto ! vous voilà dans le monde à la dérive, navire sans gouvernail. Vous regardez les étoiles et vous regardez votre nombril. Il vous pousse des yeux partout — sous les aisselles, entre les lèvres, à la racine des cheveux, sur la plante des pieds. Ce qui est lointain devient proche, ce qui est proche s’éloigne. Entrer sortir, flux incessant, mue perpétuelle, le dedans devient le dehors. On dérive comme ça pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’on se trouve au centre mort, et là, on pourrit lentement, on s’émiette lentement, de soi tout se disperse. Seul reste votre nom.
1. En français dans le texte.
3. En français dans le texte.
4. En français dans le texte.