12
Ce fut vers la fin de l’été que Fillmore m’invita à venir habiter avec lui. Il avait un grand studio donnant sur la caserne de cavalerie juste à côté de la place Dupleix. Nous nous étions beaucoup vus depuis le petit voyage au Havre. N’avait été Fillmore, je ne sais pas où je serais aujourd’hui — mort probablement.
« Je t’aurais demandé de venir depuis longtemps, me dit-il, sans cette petite garce de Jackie. Je ne savais pas comment m’en débarrasser. »
Je ne pus m’empêcher de sourire. C'était toujours comme ça avec Fillmore. Il avait le génie d’attirer les chiennes perdues. Quoi qu’il en soit, Jackie avait finalement fichu le camp de son propre gré.
La saison pluvieuse s’avançait, avec ses interminables et lugubres périodes de brouillard gras et d’averses brusques, qui vous imbibent d’humidité et vous rendent si misérable. Quel affreux séjour l’hiver, Paris ! Un climat qui vous ronge l’âme, vous laisse aussi désolé que la côte du Labrador. Je remarquai avec quelque anxiété que le seul moyen de chauffer le studio était le petit poêle. Tout de même, c’était assez confortable. Et la vue par la fenêtre était superbe.
Le matin, Fillmore me secouait brutalement, et laissait un billet de dix francs sur l’oreiller. Dès qu’il était parti, je m’installais pour piquer un dernier roupillon. Parfois, je restais au lit jusqu’à midi. Rien ne pressait, sauf que j’avais le livre à finir, et cela ne m’inquiétait pas beaucoup, parce que j’étais déjà convaincu que personne ne l’accepterait. Néanmoins, Fillmore en était très impressionné. Quand il rappliquait le soir, une bouteille sous le bras, son premier geste était d’aller jusqu’à la table pour voir combien de pages j’avais abattues. Au début, j’étais heureux de cet enthousiasme, mais plus tard, quand je commençais à tarir, ça me fichait bougrement mal au cœur de le voir farfouiller partout, à chercher les pages qui devaient dégoutter de ma plume comme l’eau d’un robinet. Quand il n’y avait rien à montrer, j’avais exactement l’impression d’être quelque chienne qu’il aurait hébergée. Il avait coutume de dire de Jackie, je m’en souviens. — « Ç'aurait été très bien si de temps en temps elle m’avait refilé ses fesses… » Si j’avais été une femme, je n’aurais été que trop contente de lui refiler mes fesses : je l’aurais eu bien plus facile que de nourrir les pages qu’il attendait.
Néanmoins, il essayait de me mettre à l’aise. Il y avait toujours à boire et à manger en abondance, et de temps en temps il insistait pour que je l’accompagne au dancing. Il aimait beaucoup aller dans une boîte à nègres rue d’Odessa, où il y avait une mulâtresse bien foutue qui rentrait parfois avec nous au studio. La seule chose ennuyeuse pour lui, c’était qu’il n’arrivait pas à trouver une Française qui aimât boire. Elles étaient toutes trop abstinentes pour son gré. Il aimait amener une femme au studio et siffler des bouteilles avec elle avant de se mettre au bizness. Il aimait aussi lui faire croire qu’il était artiste. Comme le bonhomme à qui il avait loué le studio était peintre, il ne lui était pas difficile de créer une impression. Les toiles qu’il avait trouvées dans l’armoire étaient bientôt collées quelque part, et il en mettait une inachevée, bien en vue, sur le chevalet. Malheureusement, elles étaient toutes de qualité surréaliste, et l’impression qu’elles créaient était généralement défavorable. Entre une grue, une concierge et un ministre, il n’y a pas grande différence de goût en ce qui concerne les tableaux. Ce fut un grand soulagement pour Fillmore lorsque Mark Swift se mit à nous rendre visite régulièrement avec l’intention de faire mon portrait. Fillmore avait une grande admiration pour Swift. C'était un génie, disait-il. Et, bien qu’il y eût quelque chose de féroce dans tout ce qu’il entreprenait, néanmoins, quand il peignait un homme ou un objet, on pouvait toujours reconnaître ce que c’était.
À la demande de Swift, j’avais commencé à laisser pousser ma barbe. La forme de mon crâne, disait-il, exigeait une barbe. Il me força à poser près de la fenêtre, avec la tour Eiffel dans le dos, parce qu’il voulait aussi mettre la tour Eiffel dans le tableau. Il voulait aussi y fourrer la machine à écrire. Kruger prit également l’habitude de venir au studio à cette époque. Il soutenait que Swift n’entendait rien à la peinture. Ça l’exaspérait de voir des choses sans proportion. Il croyait aux lois de la nature, implicitement. Swift se foutait pas mal de la nature ; il voulait peindre ce qu’il avait dans la tête. Quoi qu’il en soit, voilà maintenant mon portrait par Swift plaqué sur le chevalet, et quoique tout y fût sans aucune espèce de proportion, même un ministre aurait pu voir qu’il s’agissait d’une tête humaine, d’un homme avec une barbe. La concierge, en vérité, se mit à prendre beaucoup d’intérêt au tableau ; elle était d’avis que la ressemblance était frappante. Et l’idée de montrer la tour Eiffel dans le fond lui plaisait infiniment.
Les choses roulèrent ainsi plan-plan un mois ou deux. Les alentours m’étaient sympathiques, la nuit surtout, quand leur lugubre hideur se faisait pleinement sentir. La petite place, si charmante et si tranquille au crépuscule, pouvait revêtir le caractère le plus lugubre, le plus sinistre, quand l’obscurité tombait. Il y avait ce long mur très haut, couvrant un côté de la caserne, contre lequel un couple était toujours en train de s’embrasser furtivement — souvent sous la pluie. Spectacle déprimant que de voir deux amoureux pressés contre un mur de prison, sous un mélancolique réverbère : comme s’ils avaient été chassés hors du monde… Ce qui se passait derrière le mur était aussi déprimant. Quand il pleuvait, je restais près de la fenêtre à regarder le mouvement en bas, tout comme s’il avait lieu sur une autre planète. Ça me paraissait incompréhensible. Tout se déroulait suivant un programme, mais un programme qui avait dû être établi par un fou. Ils étaient là, à patauger dans la boue, clairons sonnant, chevaux chargeant — tout ça entre quatre murs. Bataille pour rire. Bataillon de soldats de plomb, qui n’avaient pas le moindre intérêt à apprendre à tuer, à cirer leurs bottes, à étriller leurs chevaux. Toute la comédie parfaitement ridicule, mais faisant partie de l’ordre des choses. Quand ils n’avaient rien à faire, ils avaient l’air encore plus ridicules ; ils se grattaient, ils se promenaient les mains dans les poches, ils levaient les yeux vers le ciel. Et quand un officier passait, ils faisaient claquer les talons et saluaient. Une maison de fous, me semblait-il. Même les chevaux avaient l’air idiot. Et puis, parfois, on sortait les canons dehors, et on défilait dans la rue à grand fracas, et les gens faisaient la haie, bouche bée, et admiraient les beaux uniformes. Pour moi, ils m’ont toujours paru semblables à un corps d’armée en retraite ; quelque chose de moche, de crotté, de résigné en eux… uniformes trop grands pour leurs corps… toute cette vivacité qu’ils possèdent en tant qu’individus à un degré si remarquable, tout cela semblait disparu.
Quand le soleil se montrait, cependant, les choses avaient un air différent. Il y avait un rayon d’espoir dans leurs yeux, ils marchaient avec plus d’élasticité, ils montraient un peu d’enthousiasme. Alors, la couleur des choses perçait gracieusement et il y avait cette agitation désordonnée si caractéristique des Français ; au bistrot du coin, ils bavardaient joyeusement devant leurs verres, et les officiers avaient un air plus humain, plus français, si je puis dire. Quand le soleil se montre, n’importe quel endroit de Paris peut paraître beau ; et s’il y a un bistrot avec sa tente déroulée, quelques tables sur la chaussée et des boissons colorées dans les verres, alors les gens ont bien l’air humain. Et ils le sont vraiment — gens les plus épatants du monde quand le soleil brille ! Si intelligents, si indolents, si insouciants ! C'est un crime que de parquer un tel peuple dans des casernes, de leur faire faire l’exercice, de les échelonner en soldats de deuxième classe, sergents, colonels et je ne sais quoi.
Ainsi que je le dis, les choses allaient comme sur des roulettes. De temps en temps, Carl arrivait avec un peu d’ouvrage pour moi : articles de voyage qu’il avait en horreur d’écrire lui-même. Ils n’étaient payés que cinquante francs chaque, mais ils étaient faciles à faire, parce qu’il me suffisait de consulter les vieux numéros et de refondre les articles. Les gens ne lisent ces choses que lorsqu’ils sont assis sur la lunette du water ou en train de tuer le temps dans une salle d’attente. L'essentiel était de bien fourbir les adjectifs. Le reste n’était qu’une question de dates et de statistiques. Si c’était un article important, le chef du service le signait lui-même ; c’était un minus qui ne pouvait parler correctement aucune langue, mais qui savait bien critiquer. S'il découvrait un paragraphe qui lui semblait bien écrit, il disait : « Voilà comment je veux que vous écriviez ! C'est magnifique ! Je vous permets de vous en servir dans votre livre. » Ces paragraphes magnifiques étaient parfois tirés de l’encyclopédie ou d’un vieux guide. Quelques-uns furent vraiment insérés par Carl dans son livre — ils avaient un caractère surréaliste !
Puis, un soir, comme j’étais sorti pour me promener, j’ouvre la porte, et voici qu’une femme jaillit de la chambre à coucher. « Ah ! c’est vous l’écrivain ! » s’écrie-t-elle aussitôt, et elle regarda ma barbe comme pour corroborer son impression. « Quelle affreuse barbe ! dit-elle. Je crois que vous devez être fous par ici. » Fillmore se traîne après elle, une couverture à la main. « C'est une princesse ! » dit-il, en faisant claquer sa langue comme s’il venait de goûter à quelque caviar de choix. Tous deux étaient habillés pour sortir ; je ne comprenais pas ce qu’ils fabriquaient avec cette literie. Alors l’idée me vint tout de suite que Fillmore avait dû l’entraîner dans la chambre pour lui montrer son sac de blanchissage. Il agissait toujours ainsi, surtout avec une Française. « No tickee, no shirtee ! » — « Pas de galette, pas de liquette » : voilà ce qui était écrit sur son sac, et Fillmore avait l’obsession d’expliquer cette devise à toute femme qui arrivait. Mais cette dame n’était pas française — il me le fit comprendre tout de suite. Elle était russe, et princesse, pas moins !
Il était tout pétillant de joie, comme un enfant qui a trouvé un nouveau jouet. « Elle parle cinq langues ! dit-il, évidemment émerveillé par un tel talent.
— Non, quatre ! corrigea-t-elle promptement.
— Soit, quatre… En tout cas, elle est diablement intelligente. Si tu l’entendais parler ! »
La princesse était nerveuse — elle ne cessait de se gratter la cuisse et de se frotter le nez. « Pourquoi veut-il faire ce lit maintenant ? me demanda-t-elle brusquement. Pense-t-il qu’il m’aura ainsi ? C'est un grand enfant ! Il se conduit que c’est une honte ! Je l’ai emmené dans un restaurant russe, il a dansé comme un nègre. » Elle tortilla du derrière pour me montrer comment. « Et il parle trop. Trop fort. Il dit des bêtises. » Elle glissait vivement dans la pièce, examinant les tableaux et les livres, le nez en l’air tout le temps, mais se grattant par intermittence. De temps en temps, elle virait de bord comme un bateau de guerre, et lâchait une bordée. Fillmore ne la quittait pas, une bouteille dans une main, un verre dans l’autre. « Cessez de me suivre comme ça ! s’écriait-elle. Et vous n’avez rien d’autre à boire ? Vous ne pouvez pas avoir du champagne ? Il me faut du champagne ! Mes nerfs ! oh ! mes nerfs ! »
Fillmore essaie de me murmurer quelques mots à l’oreille. « Une actrice… une star de cinéma… un type l’a balancée et elle ne peut pas s’en remettre… Je vais lui saouler la gueule !
— Je m’en vais alors, dis-je, lorsque la princesse nous interrompit d’un grand cri. Pourquoi chuchotez-vous comme ça, cria-t-elle, frappant du pied.
— Vous ne savez pas que c’est impoli ? Et vous, je croyais que vous alliez sortir avec moi ? Il faut que je me saoule la gueule ce soir, je vous l’ai déjà dit !
— Oui, oui, dit Fillmore, Nous partons dans une minute. Encore un dernier verre !...
— Vous êtes un porc ! glapit-elle. Mais vous êtes gentil aussi ? Seulement, vous parlez trop fort. Vous n’avez pas de manières. » Elle se tourna vers moi. « Puis-je avoir confiance qu’il va bien se tenir ? Il faut que je me saoule la gueule, mais je ne veux pas qu’il me fasse honte. Peut-être que je reviendrai ici après. J’aimerais vous parler. Vous avez l’air plus intelligent. »
Comme ils sortaient, la princesse me serra cordialement la main, et me promit de venir dîner un soir — « quand je serai dans mes esprits », dit-elle.
« Parfait ! dis-je. Amenez une autre princesse — ou une comtesse au moins. Nous changeons les draps tous les samedis. »
Vers trois heures du matin, Fillmore entre en titubant… seul. Tous feux dehors comme un transatlantique, et faisant un boucan du diable, comme un aveugle avec sa canne. Tap, tap, tap, le long du chemin de la vie… « Je file au plumard, dit-il, passant à côté de moi. Te raconterai demain. » Il entre dans sa chambre et découvre le lit. Je l’entends gémir : « Quelle femme ! quelle femme ! » En une seconde le voilà dehors de nouveau, son chapeau sur la tête et sa canne à la main. « Je savais bien que quelque chose arriverait… Elle est timbrée ! »
Il fourrage dans la cuisine un moment, puis revient dans le studio avec une bouteille d’anjou. Je suis forcé de m’asseoir sur mon lit, et de boire un verre avec lui.
Pour autant que je puisse reconstituer l’histoire, tout a commencé au rond-point des Champs-Élysées, où il s’était arrêté pour boire un coup en rentrant. Comme d’habitude à cette heure-là, la terrasse était bondée de vautours. Il y en avait une assise en plein milieu de l’allée avec une pile de soucoupes devant elle ; elle se cuitait tranquillement toute seule lorsque Fillmore survint et rencontra son regard. « Je suis schlass, dit-elle en gloussant de rire, ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Et puis, comme si c’était la chose du monde la plus naturelle, elle se mit d’emblée à débiter son histoire du directeur de cinéma, comment il l’avait foutue dehors, et comment elle s’était jetée dans la Seine, et patati patata. Elle ne pouvait plus se rappeler le pont, mais seulement qu’il y avait toute une foule quand on l’avait repêchée. D’ailleurs, elle ne voyait pas quelle différence ça faisait qu’elle se fût jetée de ce pont-ci ou de ce pont-là — pourquoi poser de pareilles questions ? Elle en riait nerveusement, et puis, tout à coup, elle eut le désir de s’en aller… elle voulait danser. Voyant qu’il hésitait, elle ouvre son sac impulsivement, et en tire un billet de cent francs. L'instant d’après, cependant, elle décide que cent francs ne vont pas loin. « N'avez-vous pas du tout d'argent ? » demande-t-elle. Non, il n’avait pas grand-chose dans sa poche, mais il avait un carnet de chèques chez lui. Donc, ils firent un saut pour aller chercher le carnet, et alors, naturellement, il avait dû lui expliquer l’histoire de « pas de galette, pas de liquette ».
En rentrant, ils s’étaient arrêtés au Poisson d’or pour manger un morceau, qu’elle avait arrosé avec quelques vodkas. Elle était dans son élément, là, avec tous ces gens qui lui baisaient la main en murmurant : Princesse, princesse ! Ivre comme elle était, elle réussit à rassembler sa dignité. « Ne tortille pas du derrière comme ça ! » ne cessait-elle de lui dire tout en dansant.
C'était l’idée de Fillmore, en la ramenant au studio, d’y rester. Mais puisqu’elle était si intelligente et si évasive, il avait décidé de se conformer à ses caprices et de remettre le grand événement. Il avait même envisagé la perspective de rencontrer une autre princesse et de les ramener toutes les deux. Quand ils sortirent pour la soirée, il était par conséquent de bonne humeur et préparé, si besoin était, à dépenser quelques centaines de francs pour elle. Après tout, on ne rencontre pas une princesse tous les jours.
Cette fois, elle l’entraîna dans un autre endroit, un endroit où elle était encore mieux connue, et où on n’aurait aucun ennui pour faire encaisser un chèque, disait-elle. Tout le monde était en costume de soirée, et il y eut encore des courbettes, et des baisemains, tandis que le garçon les escortait à une table.
Au milieu d’une danse, elle quitte soudain le parquet, les yeux pleins de larmes. « Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Qu’est-ce que j’ai fait cette fois ? » Et instinctivement il porte la main à son derrière, comme si peut-être, il se tortillait encore. « Ce n’est rien, dit-elle. Vous n’avez rien fait. Venez, vous êtes gentil », et avec ces mots, elle le ramène sur le parquet et recommence à danser avec abandon. « Mais qu’avez-vous ? murmure-t-il. — Rien, répète-t-elle, j’ai vu quelqu’un, c’est tout. » Puis, avec un soudain éclat de colère : « Pourquoi me faites-vous boire ? Vous ne savez pas que ça me rend folle ? »
« Avez-vous un chèque ? dit-elle. Allons-nous-en d'ici ! » Elle appelle le garçon, et lui murmure quelque chose en russe. « Il est bon ? » demanda-t-elle, quand le garçon eut disparu. Puis, sur une impulsion : « Attendez-moi en bas au vestiaire. Il faut que j’aille téléphoner. »
Quand le garçon eut apporté la monnaie, Fillmore sans se presser descendit au vestiaire pour l’attendre. Il faisait les cent pas, fredonnant et sifflotant doucement, et faisant claquer sa langue en songeant au caviar proche. Cinq minutes passèrent. Dix minutes. Il sifflait toujours doucement. Quand vingt minutes se furent écoulées et toujours pas de princesse, il devint enfin méfiant. La dame du vestiaire lui dit qu’elle était partie depuis longtemps. Il se rua dehors. Il y avait un nègre en livrée debout, là, avec un vaste sourire. Le nègre savait-il où elle avait foutu le camp ? Sourire du nègre. Le nègre dit : « Moi entendu Coupole, c’est tout Mossieu ! »
À la Coupole, en bas, il la trouve assise devant un cocktail avec une expression de rêve sur le visage, comme en transe. Elle sourit en le voyant.
« C'était un tour à me jouer, dit-il, de vous débiner comme ça ! Vous auriez pu me dire que je ne vous plaisais pas. »
Elle prend feu à ces mots, monte sur ses grands chevaux. Et après un torrent de paroles, elle se met à gémir et à chialer. « Je suis timbrée, pleurniche-t-elle, et vous aussi. Vous voulez que je couche avec vous, et je ne veux pas coucher avec vous ! » Et alors elle se mit à délirer sur son amant, le directeur de cinéma qu’elle a aperçu en dansant. Voilà pourquoi elle a dû se sauver de cet endroit ! Voilà pourquoi elle se droguait et s’enivrait tous les soirs. Voilà pourquoi elle s’était jetée dans la Seine. Elle dégoisa sur ce ton, disant qu’elle avait perdu la tête… puis, tout à coup, elle eut une idée. « Allons chez Bricktop ! » Il y avait un homme là qu’elle connaissait… Il lui avait promis du travail autrefois… Elle était sûre qu’il l’aiderait…
« Qu'est-ce que ça va coûter ? » demande Fillmore prudemment.
Ça coûterait beaucoup, elle le lui fit savoir sur-le-champ. « Mais, écoutez, si vous m’emmenez chez Bricktop, je vous promets de rentrer avec vous. » Elle fut assez honnête pour ajouter que ça lui coûterait dans les cinq ou six cents francs. « Mais je les vaux ! Vous ne savez pas quelle femme je suis ! Il n’y a pas une autre femme comme moi dans tout Paris !...
— C'est ce que vous pensez, vous ! » Son sang de Yankee se réveillait. « Mais je n’en sais rien. Je ne pense pas que vous valiez une guigne. Vous êtes tout juste une pauvre garce timbrée. Franchement, j’aimerais mieux donner cinquante francs à quelque pauvre grue française : au moins, elles vous donnent quelque chose en compensation ! »
Elle bondit au plafond quand il fit allusion aux Françaises. « Ne me parlez pas de ces femmes ! Je les déteste ! Elles sont idiotes… elles sont laides… elles sont mercenaires… Arrêtez ça, je vous le dis ! »
L'instant d’après, elle était de nouveau calmée. Elle avait viré de bord. « Chéri, murmurait-elle, vous ne savez pas comment je suis quand je suis déshabillée ! Je suis belle ! » Et elle se prit les seins dans les mains.
Mais Fillmore restait impassible. « Vous êtes une garce ! dit-il froidement. Ça me serait égal de dépenser quelques billets de cent francs pour vous, mais vous êtes timbrée. Vous ne vous êtes pas même lavé la figure. Vous puez du bec. Je me fous complètement que vous soyez princesse ou non… Je n’en veux pas de votre variété haute-fesse russe. Vous devriez faire le trottoir et vous débrouiller. Vous ne valez pas mieux que n’importe quelle poule française. Vous ne les valez même pas. Je n’ai pas l’intention de dépenser un centime de plus pour vous. Vous devriez aller en Amérique — c’est tout à fait l’endroit pour une sangsue buveuse de sang comme vous… »
Elle ne parut pas du tout démontée par ce discours. « Je crois que vous avez un peu peur de moi, dit-elle.
— Peur de vous ?... de vous ?
— Vous n’êtes qu’un enfant, dit-elle. Vous n’avez pas de manières. Quand vous me connaîtrez mieux, vous parlerez autrement… Vous ne voulez pas être gentil ? Si vous ne désirez pas passer la nuit avec moi, très bien. Je serai au Rond-Point demain entre cinq et sept. Vous me plaisez.
— Je n’ai pas l’intention d’être au Rond-Point demain, ni aucun autre soir. Je ne désire pas vous revoir… Jamais. J’en ai marre de vous. Je vais me trouver une belle petite poule française. Vous pouvez aller au diable ! »
Elle le regarda et eut un sourire las. « C'est ce que vous dites maintenant. Mais attendez ! Attendez d’avoir passé une nuit avec moi. Vous ne savez pas encore quel corps magnifique j'ai ! Vous croyez que les Françaises savent faire l’amour… attendez ! Je vous rendrai fou de moi ! Vous me plaisez, seulement, vous n’êtes pas civilisé. Vous n’êtes qu’un enfant. Vous parlez trop…
— Vous êtes cinglée, dit Fillmore. Je n’aurais pas le béguin même si vous étiez la dernière femme sur terre. Rentrez chez vous, et allez vous laver la gueule ! »
Et il s’en fut, sans payer les consommations.
Quelques jours plus tard, cependant, la princesse était installée. C'était une vraie princesse, de cela nous étions assez sûrs. Mais elle avait la chaude-pisse. Qu’importe, la vie est loin d’être monotone ici ! Fillmore a de la bronchite, la princesse, comme je viens de le dire, a la chaude-pisse, et moi, j’ai des hémorroïdes. Je viens d’échanger six bouteilles vides à l’épicerie russe en face. Pas une goutte n’a coulé dans mon œsophage. Pas de viande, pas de vin, pas de gibier, pas de femmes. Rien que des fruits et de l’huile de paraffine, des gouttes d’arnica et de l’onguent à l’adrénaline. Et pas une chaise dans la cambuse qui soit assez confortable. Tenez, justement en ce moment, tout en regardant la princesse, je suis accoté comme un pacha. Un pacha ! Ça me rappelle son nom : Macha. Ça ne me paraît pas tellement aristocratique. Ça me fait penser au Cadavre vivant.
Au début, je crus que ça allait devenir gênant, ce ménage à trois, mais pas du tout. Je pensais, quand je la vis s’installer, que c’en était encore fait de moi, qu’il me faudrait trouver un autre gîte, mais Fillmore me donna bientôt à comprendre qu’il ne la logeait que jusqu’à ce qu’elle se remît d’aplomb sur ses pieds. Avec une femme comme elle, je ne sais pas ce qu’une telle expression peut signifier : d’après ce que je comprends, elle a marché les pieds en l’air toute sa vie. Elle disait que la Révolution l’avait chassée de Russie ; mais je suis sûr que s’il n’y avait pas eu la Révolution, il y aurait eu autre chose. Elle vit sous l’impression qu’elle est une grande actrice ; nous ne la contredisons jamais, quoi qu’elle puisse dire, parce que c’est du temps perdu. Fillmore la trouve amusante. Quand il part au bureau le matin, il jette dix francs sur son oreiller et dix francs sur le mien. Le soir, nous allons tous les trois au restaurant russe en bas. Le quartier est plein de Russes, et Macha a déjà trouvé un endroit où on lui fait un peu crédit. Naturellement, dix francs par jour, ce n’est rien pour une princesse ; il lui faut du caviar de temps en temps et du champagne, et elle a besoin d’une garde-robe complète afin de retrouver du travail pour le cinéma. Elle n’a rien d’autre à faire que de tuer le temps. Elle engraisse.
Ce matin, j’ai eu très peur. Après m’être débarbouillé, je me suis emparé de sa serviette par erreur. Il paraît impossible de la dresser à accrocher sa serviette de toilette à son propre porte-serviettes. Et quand je l’eus engueulée, elle répondit suavement : « Mon cher, si on devenait aveugle comme ça, il y a des années que je n’y verrais plus ! »
Et puis, il y a le cabinet, qui est le même pour tous. J’essaye de lui parler de façon paternelle au sujet du siège. « Oh ! zut ! dit-elle. Si vous avez si peur, j’irai dans un café. » Mais ça n’est pas nécessaire, lui expliquai-je. Il suffit de prendre les précautions ordinaires. « Tut tut ! dit-elle, puisque c’est comme ça, je ne m’assiérai pas… Je resterai debout. »
Tout va de travers, depuis que cette femme est là ! D’abord, elle n’a pas voulu céder parce qu’elle avait ses règles. Huit jours de temps. Nous commencions à penser qu’elle simulait. Mais non, elle ne simulait pas. Un jour, alors que j’essayais de faire un peu de ménage, je découvris des paquets de coton sous le lit, tachés de sang. Elle fourre tout sous le lit : pelures d’orange, paquets d’ouate, bouchons, bouteilles vides, ciseaux, préservatifs usagés, livres, coussins… Elle ne fait le lit que lorsqu’il est l’heure de sortir. La plupart du temps, elle est étendue sur son lit à lire ses journaux russes. « Mon cher, me dit-elle, si ça n’était pas pour aller chercher mes journaux, je resterais couchée toute la journée. » C'est bien ça ! Rien que des journaux russes ! Pas le moindre lambeau de papier hygiénique : rien que des journaux russes pour torcher le cul !
En tout cas, puisqu’il s’agit de ses idiosyncrasies, après l’arrêt du flux menstruel, après un bon repos, et après qu’il lui est venu une bonne couche de graisse autour du ventre, elle refusait encore de céder. Elle assurait qu’elle n’aimait que les femmes. Pour prendre un homme, il fallait d’abord qu’elle eût été convenablement stimulée. Elle nous demanda de l’emmener dans un foutoir où l’on voit des femmes se faire enculer par des chiens. Ou encore mieux, dit-elle, Léda et le cygne : le battement des ailes l’excitait terriblement.
Un soir, pour la mettre à l’épreuve, nous l’accompagnâmes dans une de ces boîtes. Mais avant que nous eussions eu le temps d’aborder le sujet avec la patronne, un Anglais saoul, assis à la table voisine, engagea la conversation avec nous. Il était déjà monté deux fois, mais il en voulait encore un coup. Il ne lui restait plus qu’une vingtaine de francs en poche, et, comme il ne parlait pas français, il nous demanda si nous ne voudrions pas l’aider à marchander avec la fille qu’il convoitait. Il se trouvait que c’était une négresse, une puissante Martiniquaise, belle comme une panthère. Et bien disposée aussi. Afin de l’induire à accepter les derniers sous du Britannique, Fillmore dut promettre de monter avec elle dès qu’elle aurait fini avec lui. La princesse nous observait, entendait tout ce qu’on disait, et alors elle monta sur ses grands chevaux. Elle se sentait insultée. « Eh ! bien, dit Fillmore, vous voulez vous exciter — vous pourrez toujours me regarder faire ! » Elle ne voulait pas le regarder faire, elle voulait regarder un cygne. « Merde alors ! dit-il, je vaux bien un cygne, le dimanche comme en semaine, et peut-être mieux… » Et ainsi, de fil en aiguille, il fallut en arriver pour la calmer à appeler une des filles et les faire se caresser mutuellement… Quand Fillmore revint avec sa négresse, elle avait les yeux de braise. Je compris à la façon dont Fillmore la regardait, qu’elle avait dû en mettre un sacré coup, et je commençai à me sentir en appétit moi aussi. Fillmore dut se rendre compte de mes sentiments, et quelle épreuve ce devait être pour un homme de rester là, rien qu’à regarder tout le temps, car brusquement il tira un billet de cent francs de sa poche et, le faisant claquer sur la table, il dit : « Écoute, vieux, tu as probablement plus besoin de tirer un coup que nous tous. Prends ça, et choisis celle que tu veux ! » Je ne sais pourquoi, ce geste me le rendit plus cher que tout ce qu’il avait jamais pu faire pour moi, et il avait fait beaucoup ! J’acceptai l’argent dans l’esprit où il m’était donné, et je fis promptement signe à la négresse de se préparer pour une autre passe. Cela mit la princesse encore plus en rage que n’importe quoi, sembla-t-il. Elle voulait savoir s’il n’y avait personne dans ce bordel d’assez bon pour nous, hormis la négresse ! Je lui répondis brutalement : « Non ! » Et c’était vrai — la négresse était la reine du harem. Il suffisait de la regarder pour se mettre à bander. Ses yeux semblaient nager dans le sperme. Elle était saoule de toutes les demandes qu’on lui faisait. Elle ne pouvait plus se tenir droite — du moins me le semblait-il. En montant l’étroit petit escalier tournant derrière elle, je ne pus résister à la tentation de lui glisser ma main entre les jambes : et ainsi nous continuâmes à monter, elle se retournant pour me regarder avec un sourire joyeux, et tortillant un peu le cul quand ça la chatouillait trop fort.
Ce fut une bonne soirée de toute façon. Tout le monde était content. Macha semblait aussi de bonne humeur. Par conséquent, le lendemain soir, après qu’elle eut reçu sa ration de champagne et de caviar, après qu’elle nous eut donné un autre chapitre de l’histoire de sa vie, Fillmore se mit à l’ouvrage sur elle. Il sembla d’abord qu’il allait recevoir enfin sa récompense. Elle avait cessé de résister. Elle était étendue, jambes écartées, et le laissait badiner et badiner, et puis, juste comme il allait l’enfourcher, juste comme il allait le lui mettre, voilà qu’elle l’informe nonchalamment qu’elle a une bonne chaude-pisse. Il roula par terre comme une bûche. Je l’entendis farfouiller dans la cuisine pour mettre la main sur le savon noir dont il usait en des occasions spéciales, et quelques moments plus tard il était debout à côté de mon lit, une serviette à la main, et me disait : « Tu imagines ? Cette putain de princesse a la chaude-pisse ! » Il en paraissait effaré. La princesse, pendant ce temps, croquait une pomme et réclamait ses journaux russes. Pour elle, c’était une bonne blague. « Il y a des choses pires que ça », disait-elle, étendue sur son lit et nous parlant à travers la porte ouverte. Finalement, Fillmore se mit aussi à le prendre à la blague, et, débouchant une autre bouteille d’anjou, il s’en versa un verre et l’engloutit d’un trait. Il n’était qu’une heure du matin environ, il resta donc à me parler un moment. Il n’allait pas se laisser démonter par une chose comme ça, me dit-il. Naturellement, il faudrait faire attention, car il y avait la dose du Havre, déjà. Il ne pouvait pas se rappeler comment la chose était arrivée. Parfois, quand il était ivre, il oubliait de se laver. Ça n’était rien de terrible, mais on ne sait jamais ce qui pourrait en sortir plus tard. Il ne voulait pas qu’on vienne lui masser la prostate ! Non ! Ça ne lui chantait pas du tout. La première atteinte, il l’avait eue à l’université. Il ne savait pas si la poule la lui avait donnée ou s’il l’avait donnée à la poule. Il se passait tant de choses bizarres dans la cour de collège, qu’on ne savait qui croire. Presque toutes les étudiantes s’étaient fait faire un gosse une fois ou l’autre. Trop ignorantes, les imbéciles… même les profs étaient ignorants. Un des profs s’était fait châtrer, disait la rumeur publique…
En tout cas, le lendemain soir il se décida à risquer le coup — avec une capote anglaise. Pas grand risque avec ça, à moins que ça ne crève. Il s’en était acheté quelques-unes de fabrication spéciale « écaille de poisson » — les plus solides, m’assura-t-il. Mais alors, ça ne marcha pas non plus ! Elle était trop étroite ! « Merde ! dit-il, je n’ai pourtant rien d’anormal ! Comment comprends-tu ça ? Quelqu’un a bien dû le lui mettre pour lui flanquer cette dose ! Il devait être anormalement petit ! »
Et ainsi, puisque tout échouait, il y renonça complètement. Les voilà couchés maintenant comme frère et sœur, avec des rêves incestueux. Macha dit, à sa manière philosophique : « En Russie, il arrive souvent qu’un homme dort avec une femme sans la toucher. Ils peuvent continuer ainsi des semaines et des semaines, et ne jamais y penser. Jusqu’à ce que paf ! Une fois qu’il la touche… Paf ! Paf ! Et après ça, paf, paf, paf ! »
Tous les efforts sont maintenant concentrés pour mettre Macha en forme. Fillmore pense que s’il la guérit de sa chaude-pisse, ça la disposera mieux. Idée étrange. Donc, il lui achète un caoutchouc à douche, un paquet de permanganate, une seringue à vagin, et autres petits objets à lui recommandés par un docteur hongrois, un petit charlatan d’avorteur près la place d’Aligre. Il ressort que son patron a fait un gosse à une poule de seize ans une fois, et elle l’a présenté au Hongrois ; et après ça, le patron a récolté un magnifique chancre, et nous revoilà chez le Hongrois. Voilà comment on fait connaissance à Paris — amitiés génito-urinaires. Quoi qu’il en soit, sous notre stricte surveillance, Macha se soigne. L'autre nuit, par exemple, nous avons eu un moment d’alarme. Elle s’était mis un suppositoire, et voilà qu’elle ne pouvait plus retrouver la ficelle y-attachée. « Mon Dieu ! hurlait-elle, où est cette ficelle ? Mon Dieu ! Je ne trouve plus cette ficelle !
— Avez-vous regardé sous le lit ? » dit Fillmore.
Enfin elle se calme. Mais seulement pour quelques minutes. Tout à coup, elle fit : « Mon Dieu ! voilà que je saigne encore ! Je viens d’avoir mes époques, et voilà encore des gouttes ! Ça doit être ce champagne bon marché que vous achetez. Mon Dieu, vous voulez me saigner à mort ? » Elle s’amène avec un kimono, et une serviette fourrée entre les cuisses, essayant d’avoir l’air digne comme d’habitude. « Toute ma vie, c’est comme ça, dit-elle. Je suis neurasthénique. Toute la journée, je roule, et le soir je suis encore schlass. Quand je suis arrivée à Paris, j’étais encore innocente. Je ne lisais que Villon et Baudelaire. Mais comme j’avais 300 000 francs suisses en banque, j’étais folle de m’amuser, parce qu’en Russie on m’avait toujours tenue serrée. Et comme j’étais encore plus belle que je ne suis maintenant, tous les hommes tombaient à mes pieds. » Ici, elle remonta le bourrelet de chair flasque qui s’était accumulée autour de son ventre. « Ne pensez pas que j’avais un ventre comme ça quand je suis arrivée ici… c’est tout le poison qu’on m’a donné à boire… ces horribles apéritifs que les Français aiment à la folie... C'est alors que j’ai rencontré mon directeur de cinéma, et il a voulu que je tienne un rôle pour lui. Il a dit que j’étais la créature la plus magnifique du monde, et il me suppliait toutes les nuits. J’étais alors une stupide petite vierge, et une nuit je me suis laissé violer. Je voulais être une grande actrice, et je ne savais pas qu’il était plein de poison. Il m’a donné la chaude-pisse… et maintenant je voudrais bien qu’il la rechope. C'est sa faute si je me suis suicidée dans la Seine… Pourquoi riez-vous ? Vous ne croyez pas que je me suis suicidée ? Je peux vous montrer les journaux,… il y a mon portrait dans tous les journaux. Je vous montrerai les journaux russes quelque jour… Ils m’ont fait des articles merveilleux… Mais, mon chéri, vous savez qu’il me faut d’abord une robe neuve, je ne puis pas séduire cet homme avec ces guenilles. D’ailleurs, je dois encore 12 000 balles à ma couturière. »
À partir de là, c’est toute une histoire au sujet de l’héritage qu’elle essaie de recueillir. Elle a un jeune avocat, un Français, qui est assez timide, semble-t-il, et qui tente de lui regagner sa fortune. De temps en temps, il lui donnait un acompte de cent ou deux cents balles. « Il est rat, comme tous les Français, dit-elle, et j’étais si belle, aussi, qu’il ne pouvait me quitter des yeux. Il ne cessait de me supplier de faire l’amour avec lui. J’en avais tellement marre de l’écouter qu’un soir je lui dis oui, juste pour le calmer, et pour ne pas perdre mes cent balles de temps en temps. » Elle s’arrêta un instant pour rire nerveusement. « Mon cher, continua-t-elle, c'est trop drôle ce qui lui est arrivé ! Il m’appelle un jour au téléphone et me dit : “Il faut que je vous voie tout de suite… c’est très important.” Et quand je le vois il me montre un papier du docteur — et c’est la gonorrhée ! Mon cher, je lui ai ri au nez ! Comment pouvais-je savoir que j’avais encore la chaude-pisse ? “Vous avez voulu me baiser, et c’est moi qui vous ai baisé !” Ça l’a fait se tenir tranquille. Voilà comment les choses arrivent dans la vie ! Vous ne soupçonnez rien, et tout à coup, paf, paf, paf ! Il était si bête qu’il est retombé amoureux de moi. Seulement il m’a priée de me tenir bien et de ne pas vadrouiller à Montparnasse toute la nuit à boire et à faire l’amour. Il disait que je le rendais fou. Il voulait m’épouser et c’est alors que sa famille a entendu parler de moi, et on l’a persuadé de partir pour l’Indochine. »
De là, Macha passe à une liaison qu’elle a eue avec une gousse. « C'était très drôle, mon cher, la façon dont elle m’a cueillie une nuit. J’étais au Fétiche, et schlass comme d’habitude. Elle m’a emmenée d’un endroit à un autre, et elle me caressait sous la table tout le temps, jusqu’au moment où je n’ai plus pu le supporter. Alors, elle m’a emmenée à son appartement, et pour deux cents balles je l’ai laissée me sucer. Elle voulait vivre avec moi, mais je ne voulais pas qu’elle me suce tous les soirs… Ça vous affaiblit trop. D’ailleurs, je peux vous dire que j’aime moins les lesbiennes qu’autrefois. J’aime mieux coucher avec un homme, quoique ça me fasse mal. Quand je suis très excitée, je ne peux plus me retenir… trois, quatre, cinq fois… c’est comme ça ! Paf ! Paf ! Paf ! Et alors je saigne et c’est très mauvais pour ma santé parce que je suis portée à l’anémie. Donc, vous voyez, je suis obligée une fois en passant de me laisser sucer par une gousse… »