Mercredi
Sandy m'entrouvre la porte, le visage excédé, l'air de cracher : « Encore vous ! » Dans un fauteuil près de la fenêtre, Miller relit un livre de madame Blovatsky. Un ouvrage de théosophie.
— Ninon ne vous a pas accompagné aujourd'hui, me dit-il déçu.
— Elle rencontre des acteurs à Hollywood. Elle viendra demain.
— Hmmm. Dites-moi, j'aimerais vous poser une question. Avez-vous déjà souffert pour une femme, je veux dire, une femme vous a-t-elle brisé le cœur et les reins ?
— ... Oui, et encore aujourd'hui cette idylle-fiasco me semble obscure, jonchée d'énigmes.
— Oh ! Racontez-moi ça, fait Miller, mis en appétit, j'adore ces récits d'amours délaissées ; j'ai vécu cela moi aussi.
Je ne m'attendais pas à faire resurgir devant Miller la romance ratée de mes dix-huit ans avec Cécile. J'avais éparpillé dans deux pièces, les souvenirs les moins brûlants de cette année de foudres et de chimères.
— C'est une histoire communément banale, Cécile. Dès que je la vis, je me mis à délirer sur place. Un tremblement de chair... comme si je l'avais aimée avant de la connaître. Elle ! que j'attendais depuis des siècles, l'Autre, la sublime Moitié, le corps fabuleux. Elle m'appartenait de droit éternel. Cela se passait à Paris en plein automne, Paris jonché de feuilles d'or, de reflets bleus, Paris ruisselait de ma passion.
— Je vois ça comme si j'y étais ! Le coup de foudre fait resurgir un univers fabuleux, s'exclame Miller. La réalité à travers le prisme de l'amour. C'est l'hallucination vraie. Et le premier baiser, un délire indélébile, non ?
— Des « je t'aime » sous la langue et une odeur animale comme si j'embrassais son sexe au fond de sa bouche. Des heures, des heures au-delà du bonheur et puis, elle s'est levée et m'a lancé un « À demain, peut-être » sec, cinglant. Elle disparut deux jours avec un autre.
— Une merveilleuse garce, lâche Miller. June toute crachée : elle filait aussi avec d'autres hommes et en même temps, elle me criait qu'elle m'aimait plus que tout. Et votre Cécile, je suis sûr qu'elle a continué cette ronde cruelle tout le temps, non ?
— Tout le temps. Coups de cœur et coups de couteaux. Je quémandais des miettes mais ces éclats de bonheur me blessaient jusqu'à l'os. Et puis un jour, on ne s'est plus revu. Comme ça. Sans explications. Sans rien. Restait la cruauté dont je ne comprendrai jamais le sens. Vous voyez, une histoire banale.
— Banale ? Non. Éternelle. Archétypale. Vraie comme la vie. Tous les hommes connaissent cela et à tous les âges. Les femmes aussi, bien sûr. Mais les hommes sont plus faibles, plus friables, sourit Miller. Vous l'avez revue, cette fille ?
Toute cette glu à remuer et Miller en veut encore. Il veut tout savoir ! Pas question de ne pas achever la fin de l'histoire.
— Je l'ai revue récemment et là j'ai eu un choc : où se cachait la déesse que j'avais tant mythifiée ? C'était une autre à qui je parlais d'une autre : elle me faisait presque pitié. Sa mère souffrait de maniaco-dépression et sa tante se mourait, grumeleuse de cancer. Le passé biffé en une soirée. J'osais à peine rencontrer son regard : son visage s'était empâté, ses yeux ternis, ses cheveux avaient perdu leur éclat, et je crois avoir vu des taches brunes sur ses jambes, mais j'exagère sans doute.
— Je ne crois pas, enchaîne Miller, moi aussi quand j'ai revu June, c'était un épouvantail. Elle avait le visage émacié, le dos courbé, elle avait perdu tous ses cheveux et elle était complètement gaga. Oh oui ! Jour et nuit, elle s'asseoit devant la télévision et, parfois, elle me téléphone encore maintenant en me disant : « C'est un de vos films que j'ai vu hier à la télévision ». Elle croit que tous les films qui passent à la télé sont des œuvres à moi ! Un jour, elle était tellement fed up qu'elle a pris le récepteur et l'a jeté par la fenêtre. En Amérique, c'est un vrai crime, cela ! On l'a mise dans un asile, puis on l'a relâchée. C'est terrible de revoir les amours longtemps après.
— Quand j'ai parlé du passé à Cécile, continué-je, c'était burlesque : mes souvenirs ne correspondaient pas du tout aux siens. Elle avait même oublié notre après-midi à Paris ! Elle, non plus, n'a rien compris à notre rencontre. Accident de vie, sans doute.
— Vous savez, reprend Miller, je suis sûr que sur mon lit de mort, la dernière image que j'emporterai avec moi sera celle de mon premier amour. Un amour à sens unique ! Et le plus fort !
— Cora Seward ?
— Elle ! Un échec total. Intégral. J'étais très très jeune, seize ans peut-être. Je l'avais aperçue dans un couloir de l'Eastern District High School.
— Vous avez merveilleusement décrit cette rencontre. J'ai le texte ici. Je vais vous lire un extrait, je me demande s'il correspond encore à votre souvenir actuel.
— L'idée me plaît.
Elle était juste un peu moins grande que moi ; bien faite (c'est-à-dire de formes plutôt pleines), rayonnante, éclatante de santé, la tête haute, le coup d'œil à la fois impérieux et insolent, mais dissimulant une timidité déconcertante. Ses lèvres généreuses, gonflées de sève chaude, laissaient voir des dents assez fortes, d'une blancheur éblouissante mais c'étaient ses cheveux et ses yeux qui attiraient aussitôt. Des cheveux d'or léger, relevés haut et peignés en forme de conque bien lisse. Et d'un blond naturel comme on en voit rarement, sauf dans les opéras. Quant aux yeux, très ouverts, ronds, ils étaient la limpidité même. Leur bleu de Chine s'accordait avec l'or des cheveux et la délicatesse du teint, couleur de fleur de pommier. Elle n'avait que seize ans et naturellement n'était pas très sûre de soi, tout en donnant apparemment l'impression du contraire. Mais elle se détachait parmi la masse des autres filles qui suivaient les cours, comme si elle avait eu du sang bleu dans les veines. Bleu et glacé, suis-je tenté d'ajouter. Le premier regard qu'elle me lança me balaya comme un raz de marée. Non seulement sa beauté me frappa, mais elle m'intimida du premier coup. Comment je parvins à bafouiller quelques paroles vides de sens — impossible de me le rappeler. Je sais seulement qu'il me fallut des semaines, après la première rencontre, pour me risquer à cet acte de bravoure. Je me souviens comme si cela datait d'hier, qu'elle rougissait chaque fois que nous arrivions à distance humaine l'un de l'autre. Il va de soi que nos échanges de propos devaient être d'ordre télégraphique. Jamais, de ses lèvres, ne tombèrent un mot ni une expression qui aient pris racine dans mon souvenir. (...) De temps en temps — rarement — je la rencontrais à un bal. Deux fois, je crois bien, je l'emmenai au théâtre. Je ne possédais même pas de photographie d'elle, que j'eusse pu serrer dans mon portefeuille et contempler en secret. Mais je n'avais pas besoin de photographie. Son image était constamment présente à mon esprit. Son absence était un tourment perpétuel, qui servait à maintenir en vie cette image. Je la portais au plus profond de moi, en quelque sorte. Quand j'étais seul, souvent je lui parlais, en moi-même ou tout haut. Que de fois, la nuit, en rentrant à la maison après être allé jusqu'à celle de ses parents, je criais très fort son nom comme une supplication, comme pour l'implorer la faveur d'une audience, des hauteurs où elle régnait.1
— Pas un détail n'a changé, sourit Miller, aujourd'hui encore j'ai l'impression que Cora, c'était hier. La mémoire joue aux vieillards de drôles de tours ! Cora, c'est l'échec complet : un jour que je lui avais offert un bouquet de violettes, il est tombé par terre et elle les a écrasées par mégarde.
— Cora, c'est l'image de l'amour absolu.
— Et impossible ! Inaccessible ! Un fiasco qui se referme sur un vide — un vide éternel ! C'est terrible. Lorsque j'ai lu Séraphita de Balzac, j'ai vu l'ombre de Cora planer au-dessus des pages : un amour angélique. L'amour absolu, c'est trouver sa moitié, disait Platon. Il faut sans doute des milliers d'années pour y arriver.
— Avez-vous revu Cora ?
— Vous aussi, vous êtes curieux ! Jamais revue. Et pourtant je suis connu partout. Alors j'attendais une lettre : « C'est moi, Cora Seward !... » J'ai attendu, mais rien, pas un signe !
— C'est peut-être mieux comme cela. Cora restera l'ange inaccessible.
— Si je l'avais revue, je lui aurais peut-être découvert des taches de rouille sur les jambes, comme vous.
— Cora, c'est l'amour rejeté à seize ans... et Hiroko Tokuda vous en a fait voir de toutes les couleurs à soixante-quinze ans !
— Oh oui ! Et j'ai tiré un livre de cette souffrance, Insomnia.
— J'aime beaucoup ce livre.
— Oh ! moi aussi, c'est un de mes préférés. Je l'ai écrit avec les larmes de mon corps. Je me réveillais en pleine nuit, fou d'amour, de rage et de jalousie — elle s'amusait dans les bras d'un autre — et je griffonnais des lettres que je ne lui adressais jamais. Je peignais des aquarelles complètement dingues. J'écrivais sur les murs. Je faisais des grimaces devant ma glace. Tout ça en pleine nuit. J'étais fou... d'amour.
— Finalement Hiroko est devenue votre cinquième femme, enchaîné-je après un silence.
— Je l'ai épousée parce que son visa allait expirer. Grâce à ce mariage, elle a pu rester aux U.S.A. Le jour du mariage, elle portait une robe blanche, très décolletée. Je lui avais offert une alliance incrustée d'émeraudes. Mais notre amour s'est vite détérioré.
— C'est curieux et inattendu, lui dis-je, que nous soyons en train de nous raconter nos blessures amoureuses comme deux adolescents.
— J'aime cela, ces crises intimes car les êtres perdent leurs masques au cœur des amours noires. On les découvre friables, vrais. Et puis l'homme et la femme ont besoin d'amour, toujours et toujours. Vivre et vivre en amoureux, c'est le devoir de l'homme. Moi, si je ne suis pas amoureux, je ne suis bon à rien, je suis incapable d'écrire. Pascal, regardez, sur le mur, une phrase d'Hermann Hesse : « L'amour ne doit pas plus supplier qu'exiger ». Sublime, hein ? Hmm, dur à appliquer !
— Mon ami Bill — qui a beaucoup bourlingué sur la planète — prétend que l'amour, c'est un jeu.
— Parce qu'il est jeune !
— Jeune de cœur mais il a soixante ans !
— Soixante ans ? Alors c'est qu'il a peur !
— Je ne crois pas. Il est à la fois joueur et pion du jeu. C'est un pessimiste sceptique, au fond. Le monde lui apparaît comme un jeu d'échecs sans arbitre. Dans chaque ville (j'exagère à peine), il connaît une femme, il l'aime un ou deux jours par an. En riant, il répète la phrase de Cocteau : « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité ». Dès qu'un mari ou un autre amant se pointe, il se tire. Pas de violence. Le jeu n'en vaut pas la chandelle. Ni possédant, ni possédé.
— Moi, j'aime posséder et être possédé. Et encore maintenant, je suis victime de la jalousie !
— Quelle est la femme que vous admirez le plus au monde ?
— Pour moi, la femme la plus extraordinaire, c'est Héloïse. Vers la fin de sa vie, elle écrit à Abélard : « Je voudrais aimer Dieu comme je vous aime ». Et c'était une nonne ! Remarquable, non ?
— Votre goût de l'absolu. Avez-vous dit cela un jour à une femme ?
— J'aurais pu. Pendant un jour ou deux. Vous savez, je suis très difficile à vivre, je crois. J'épuise les femmes, les hommes aussi, parfois ! Je demande tout mais je donne tout aussi.
— Jolie définition de l'amour.
— Au fond, je crois que je suis amoureux de l'amour. Je serai donc toujours prêt à adorer les mains jointes, en état de vénération. Une vraie pitié. Avez-vous déjà aimé une femme par pitié ?
— Une seule fois.
— C'est horrible, non ? Pourquoi vous riez ?
— Je ris parce qu'elle s'appelait Miller, comme vous !
— Oh ! Une Allemande !
— Non, d'origine, je crois.
— Comment est né ce sentiment de pitié ?
— Je ne l'aimais pas du tout en réalité mais je n'osais pas ne plus la revoir du tout. Je la sentais si misérable, née sous le signe de la poisse. Elle ratait tout. Même ses mayonnaises. Ah ! ces dîners. Elle mettait des heures à les préparer pour me faire plaisir alors que j'aurais préféré cuisiner moi-même. Elle se donnait un mal fou, et c'était un vrai four : les bougies finissaient par tomber de leur bougeoir, la salade se recroquevillait, les sauces tournaient et la conversation patinait. J'enregistrais la dégradation, les larmes aux yeux.
Silence recueilli. Nous flottons dans les souvenirs, nous buvons notre tasse de thé à petites gorgées. Ne suis-je pas en train de rêver ? Assis en face de Miller, je lui déballe à sa demande ma vie sentimentale, c'est le printemps en plein hiver, il me parle d'amour comme un adolescent, lui le scandaleux, le poursuivi, le Sexe devenu Homme selon la légende.
— C'est curieux, lui dis-je en guise de provocation, vous, l'homme de Sexus, qui me parlez d'amour.
— Sexus ! Le monde était choqué mais c'était de l'hypocrisie : les lecteurs n'étaient pas accoutumés à lire cela mais ils disaient cela, ils faisaient cela tout le temps ! Maintenant, j'ai horreur d'entendre le mot « sexe ».
— Vous le « pape du pays du Foutre » (comme a dit quelqu'un) choqué par le mot « sexe », c'est un comble ! Un scoop !
Miller pouffe de rire et me prend le bras, ravi de son effet, et s'explique :
— Je veux dire qu'ici, aux États-Unis, on pratique le sexe sans amour. Quand des jeunes gens viennent ici, je leur demande :
« — Vous êtes amoureux ?
— Oh non !
— Vous faites l'amour ?
— Oh oui !
— Et vous n'êtes pas amoureux ! Pourquoi ?
— J'ai peur ! » Les hommes ont peur des femmes maintenant. Ce sont des faibles qui se prétendent des virils, des machos !
— Le sexe sans âme.
— Le sexe doit être une fête, une folie, un au-delà.
— Vous avez quand même fait l'amour avec des femmes que vous n'aimiez pas du tout !
— Oh oui, une chaîne infinie de matrices. C'était une forme de désespoir, de nostalgie poignante aussi.
— Miller et le Sexe : l'étiquette vous colle. Les lecteurs, en général, n'ont retenu que ça.
— C'est eux, les obsédés ! Pas moi !
— Sans nul doute. Écoutez cela : avant de partir vous voir, une copine assez bourgeoise m'a demandé sans rire : « Crois-tu que Miller accepterait que tu photographies son pénis ? » Votre pénis en souvenir pour elle ! Vous voyez, même votre sexe est un mythe !
À mon tour de le surprendre. L'histoire du pénis photographié lui coupe le souffle. Il lâche plusieurs « hmm... » sonores en souriant avant de poursuivre :
— C'est curieux. Ce sont surtout les hommes qui s'imaginent que leur pénis est le centre du monde pour les femmes.
— Les féministes américaines vous ont pourtant traité d'« infâme phallocrate ».
Ma question le touche, je le vois à son visage qui se tend soudain ; il se ramasse, reprend son souffle pour affirmer :
— Je ne comprends rien à ce qu'elles disent. Même les prostituées font de la politique maintenant. J'ai toujours défendu les femmes, j'ai toujours dit que c'étaient les hommes les grands responsables de la ruine et du désastre du monde. Je n'ai jamais pris la femme pour un objet, même si j'en avais plusieurs. Elle était mon égale. Elle était le sujet de mon désir et moi, du sien. Je n'ai jamais violé aucune femme. Bien sûr, on s'engueulait, les gifles et les coups de poing volaient. Mais des deux côtés ! L'homme et la femme doivent se libérer ensemble ou bien resteront tous les deux esclaves l'un de l'autre. Et dans mon œuvre, je n'ai jamais isolé le sexe pour lui donner un traitement particulier. J'en ai parlé comme d'une part fondamentale de la vie. Dites, j'ai l'impression de pérorer.
— Je crois que cette réaction est provoquée par le côté caricatural et grotesque de votre œuvre. Le sexe y est aussi caricaturé.
— Vous avez tout à fait raison. Une astrologue a prétendu que mes trois planètes en Scorpion me poussaient à l'exagération, au paroxysme. J'exagérais mes personnages, mes sentiments, je poussais tout à l'extrême.
— Et l'exagération donne aux êtres et aux choses un aspect dérisoire.
— Cela vient de notre pessimisme ontologique !
— Le dérisoire ne rend jamais « sympathique », il dérange, il étouffe la tendresse, il oblitère le cœur, il montre toutes les failles de ses doigts ricanants.
— Et il montre la réalité dans sa tranche de cruelle vérité. Le dérisoire montre le monde et les êtres dans leurs blessures à jamais ouvertes.
Blessures. Nous fermions le cercle. Blessures d'amour. Blessures d'être. Blessures d'encre.
Sandy apporte le porridge de six o'clock. Miller mange silencieusement pendant que je bois ma énième tasse de thé. Je nous sens proches dans l'émotion de la vie, dans ces détails qui marquent la couleur de l'existence, dans cette écoute de l'autre. Proches aussi dans la caricature de ce qu'on aime, dans ce dérisoire ou cette pudeur qui exorcisent le cul-de-sac existentiel.
J'aurais voulu le connaître avant qu'il ne mastique son porridge de six o'clock, dans ce Paris qu'il traversait le feu à l'âme, l'esprit bouillonnant de ses monstres à venir, ou dans cette Grèce qui lui révélait le monde des lumières et des dieux, dans son Amérique, ce « cauchemar climatisé » où sa hargne contre la civilisation explosait en graffiti obscènes.
Je le quitte sur la pointe des pieds comme dans un rêve éveillé dont les murs et le sol vacillent au moindre faux pas. Cet après-midi se faufile dans ma nuit ; l'Ange a réveillé le Diable. Mes éclats de rêves s'enchaînent dans le flou d'une alchimie secrète.
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1. Max et les Phagocytes, Stock/ Chérie ; traducteur : Georges Belmont.