Mardi
Vers midi, on prend la route. Océan Pacifique. Pacific Palisades. Une heure de voiture le long de Sunset Boulevard. À droite, les illusions : Hollywood. Les trains y déraillent à volonté, les maisons y flambent à la carte, les requins en plastique y croquent de la plasticine couleur chair. À gauche, les bars, les machines à sous, les King Burgers. Au fond : Ocampo Drive, large avenue bordée d'arbres bien droits sur pelouse verte. 444 : une maison blanche. Au balcon, un chien brun nous guette. Sur la porte, un écriteau est cloué. Je lis : « Quand un homme est âgé et qu'il a accompli sa mission sur terre, il a le droit de se préparer à la mort dans la paix. Il n'a pas besoin de voir les gens. Il en a vu assez. Il les connaît. Il est inutile d'aller le voir, de l'importuner avec des bavardages et des banalités. On doit passer devant chez lui comme si personne ne vivait là ».
Pas très encourageant...
Je sonne.
Une jeune femme bien en chair ouvre la porte, nous jette quelques onomatopées et, d'un geste sec, nous indique une vaste pièce dont les murs sont tapissés d'aquarelles de Miller. Au fond, une grande porte donne sur une piscine.
— Wait a minute, lâche-t-elle enfin avant de disparaître dans le couloir.
Le cinéaste m'avait annoncé une bande de panthères et je me retrouve devant un garde-chiourme.
Je lance un regard inquiet à Ninon. Un bruit dans l'escalier. C'est lui. Clap-clap. Le bruit d'une canne ? Clap-clap. Des semelles en plomb ? Ça se rapproche. Dans l'embrasure de la porte, il est là. Il s'avance en s'aidant d'un relator (appui circulaire en métal qui permet de se déplacer), il s'exclame tout sourire : « Ah ! c'est vous ! » Il me prend aussitôt la main, le bras, les épaules, m'embrasse, embrasse Ninon et enchaîne : « Comment on prononce votre nom ? Vribos ? Vraîbaus ? Vrébôôs ? Vrêbous ? »
En prononçant mon nom sur toutes ses facettes sonores, il invente des grimaces avec sa bouche. Nous éclatons de rire. La tension a disparu.
— Oh ! asseyez-vous... et excusez mon retard : je mangeais du porridge. C'est la nourriture des bébés et des vieillards. Je suis chouchouté par ma secrétaire, dit-il en me désignant le visage agressif qui nous a ouvert la porte.
— Vous avez l'air d'un jeune homme !
— Un jeune homme de quatre-vingt-huit ans... Les jambes mauvaises : vous voyez, je circule à l'aide de ce machin... et un œil en moins. Pour lire, c'est dur avec un œil. Hmm... ça me donne un air de pirate. Vous êtes myope, vous ?
— Quelques dioptries.
— Sandy, dit-il au visage renfrogné de sa secrétaire-nounou, nous prendrons un peu de thé. Ces Belges, après avoir traversé tous ces océans, doivent avoir soif, non ?
— J'ai la gorge sèche à cause de vous. Je suis devant le mythe Miller... C'est un peu comme si un Grec se retrouvait face à face avec Jupiter en chair et en os !
— ... ou Athéna, je préfère !
Le mythe est revêtu de couleurs vives, joyeuses : peignoir à carreaux, chemise jaune et pantoufles bleues.
— Vous avez patiemment fabriqué votre mythe, lancé-je d'entrée de jeu.
— Pas du tout ! s'exclame Miller en cherchant mon regard pour mieux me convaincre. Hmm... je suis la victime de mon propre mythe, l'innocente victime de mes livres. Je ne les ai pas écrits pour devenir un mythe mais pour naître à moi-même... Le mythe, c'est éreintant toutes ces lettres, toutes ces demandes de toutes sortes...
— Auriez-vous préféré demeurer un écrivain inconnu ?
— Je ne sais... mais le succès est parfois pire que l'échec. Je reçois par jour une cinquantaine de cartes, de lettres, des colis aussi : spaghetti, soupes en poudre, concentré de tomates, des chaussures, des peignes, du shampoing — même des capotes anglaises ! Les gens qui lisent mes livres écrits entre 1935 et 1950 croient que je suis encore un mendiant ! C'est incroyable, non ?
— Aujourd'hui, c'est vous qui faites la charité.
— Parfois, je donne, je distribue. Je demande aux gens : « Avez-vous besoin de quelques dollars ? » « Oh, oui ! » ils répondent.
Et je donne quelques dollars...
— Alors vous passez votre temps à répondre à vos lecteurs.
— Oh non ! Ma secrétaire envoie une carte postale où il est écrit en imprimé : « J'ai le choix entre deux possibilités : ou je vous réponds ou je peins une nouvelle aquarelle, ce qui est bon pour mon âme. Si vous ne recevez pas de réponse, vous saurez ce que j'ai choisi ».
— J'ai de la chance : vous m'avez répondu.
— C'est rare : votre première lettre m'avait touché sans doute. Elle était gratuite. Elle ne demandait rien. Vous savez, j'aime écrire des lettres à quelqu'un quand je sens une passion, une certaine folie.
Miller sourit. Une idée lui traverse la tête. Il sort des photos de son tiroir et s'exclame :
— Ça, ce sont les Allemands : ils m'envoient leur photo pour que je signe dessus et que je leur renvoie. Moi, je garde les photos et je ne réponds pas. Regardez-moi ça : j'ai toute l'Allemagne sur pellicule ! Regardez !
Il me passe les photos. On dirait des condamnés à mort, des prisonniers : mines sinistres, visages bouffis, peau vérolée par le flash.
Miller se marre. Enfin, un joli visage : une Noire d'une vingtaine d'années. Une autre, en maillot de bain, tire la langue. « Signez sur ma langue », écrit-elle. Miller me tend un cliché grand format : une femme d'environ soixante ans, à poil, écarte les cuisses, assise sur un w.-c.
— Vous me voyez dédicacer ça, glousse Miller.
Sandy nous apporte le thé sans un mot.
— Comment vous expliquez-vous ce succès international ?
— Succès tardif, you know : j'ai attendu soixante ans avant de vivre de mes livres. Ma vie est « vallonnée » (sic) de hauts et de bas. Beaucoup de bas... C'est la guerre qui m'a sauvé.
Miller sourit devant mon air surpris. Il aime surprendre l'autre en ménageant des effets dans son discours.
— Mais vous n'avez fait aucune guerre ! En '40, vous découvriez la Grèce.
— Oui ! Pendant que l'horreur dévastait l'Europe, la lumière de la Grèce m'ouvrait les yeux. Hmm... Devant le tombeau d'Agamemnon, je criais avec Katsimbalis (mon Colosse de Maroussi) : « Paix à tous les hommes et vie plus abondante ! » Mon appel n'a pas eu d'échos. Pendant ce temps-là, le sang coulait, le Diable tuait. Mais pendant cette guerre, les soldats lisaient Tropique du Cancer sous le manteau. Et après la guerre, les soldats américains venus à Paris se jetaient sur mes livres. Sans cette guerre, je n'aurais peut-être pas eu de succès. Horrible, non ? Mais j'en ai bavé aussi : je marchais dans ma propre ville, New York, en quête de quelques cents, d'un croûton de pain, d'un boulot ou d'un coin où me laisser tomber. J'en ai couvert des milliers de miles, l'estomac vide comme un mendiant... et sans succès ! À New York, je connaissais tous les restaurants, non pour y avoir mangé, mais pour avoir dévisagé les clients qui s'en mettaient plein la panse. Parfois, je pense que je suis né affamé !
Sur ce visage détendu d'un Miller tout frais dans son peignoir à carreaux, j'imagine en surimpression le Miller des années '25, vagabondant de chambre en chambre avec June, son étoile noire, et cherchant avec fureur cette œuvre qu'il sent bouillonner en lui mais dont il ne parvient pas à trouver la forme. Je le vois dans son taudis de Remsen Street, écroulé entre des tessons de bouteilles, du vomi et un bric-à-brac indescriptible. Puis, près de Garden Place, en pleine dèche, et voilà le propriétaire qui s'amène et le menace d'expulsion. Pour se venger, Henry et June font venir les enfants de leur ami Stanley Borowsky et les invitent à tout saccager. Quel jeu de rêve pour ces insupportables marmots ! Ils jettent des tomates sur les papiers peints, cassent des œufs sur les armoires et les vitres, maculent de confiture le plancher, de crème fraîche les tapis, arrachent les poignées des portes, font brûler les rideaux, découpent les nappes et sautent sur les sommiers jusqu'à ce qu'ils s'effondrent. June et Henry partent, sans laisser d'adresse.
— Au fond, vous avez grandi comme un gangster américain, dans les rues de Brooklyn avec des voyous.
— Oui, mais mon enfance fut une fête sans fin dans ce 14e District de Brooklyn où je fus élevé. Je suis né dans la rue, c'est vrai, et j'ai l'impression d'y être resté : à New York, à Paris... La rue, c'est la liberté des rencontres, des mouvements — c'est le rêve aussi. J'ai appris la vie dans la rue avec mes petits copains : Eddy Carney, qui me fit mon premier œil au beurre noir, Lester Realon, Johnny Paul, Matt Owen, Harry Martin, Bob Ramsay, le fils du pasteur. Un numéro, celui-là ! Pas un homme de Dieu, comme son père... je l'ai décrit dans Printemps noir.
Je me souviens que tout le monde aimait Rob Ramsay — c'était la brebis galeuse de la famille. On l'aimait parce que c'était un propre à rien, et il ne s'en faisait pas pour si peu. Dimanche ou jour de semaine, c'était tout un pour lui : on le voyait déambuler dans la rue sous les tentes baissées, sa veste sur le bras et la sueur ruisselant sur sa face, les pattes un peu flottantes, avec ce roulis allongé du marin qui tire sa bordée après une longue croisière, le jus de sa chique dégoulinant de ses lèvres, en même temps que des jurons carabinés et inaudibles — et d'autres aussi, sonores et répugnants.1
C'est curieux mais je n'ai plus jamais eu de leurs nouvelles. Moi qui suis connu dans le monde entier, pas une carte de l'un d'entre eux : « Hé, Henry, c'est moi Bob Ramsay ! » Ils croient peut-être qu'Henry Miller, c'est un autre, ce n'est pas moi !
Quand Miller évoque ses amis bandits de Brooklyn, son regard s'allume. Brooklyn, paradis ? Paradis du jeu et de l'aventure dans un décor de western ? Quand je me suis promené à Brooklyn de jour comme de nuit, j'étais frappé par la violence qui explosait dans les graffiti sur les murs et par la sauvagerie qui surgissait de ces rues défoncées, de ces escaliers de secours obscurs, de ces impasses où volent des papiers gras.
Et puis près de New Lots, ces paysages écroulés, ces maisons éventrées — briques, bois, ferrailles, cartons, bouteilles qui jonchent le sol. Branches cassées. Arbres déracinés. Des êtres qui vont et viennent, mains dans les poches, prêts à sortir un couteau ou un revolver. Et cette odeur d'urine dans les stations de métro dont les murs barbouillés d'obscénités servent de décor aux égorgeurs, aux violeurs... À ma description de Brooklyn, Miller s'étonne :
— Avant c'était bon, on se la coulait douce. Cela a beaucoup changé. Comme toute l'Amérique.
— Vous pensez encore à votre mère ? lui demandé je sans transition.
— Oh ! ma mère... commence Miller. Très possessive et très froide. Je l'ai beaucoup haïe.
Un silence. Je sens que Miller ne désire pas en dire davantage. Sa mère ! Son ombre menaçante hante le décor de Brooklyn et son enfance. Je me souviens de deux phrases de Miller : « Je suis né dans une flaque de vomi » et « Mieux eût valu que ma mère glissât dans l'escalier, le matin du 25 décembre, et se rompît le cou : du moins serais-je parti du pied gauche ! »2
Miller pense qu'il n'a jamais connu l'amour d'une mère, ni la tendresse ni les baisers.
Il affuble de tous les défauts celle qui le méprisait et qui — jusqu'à la fin de sa vie — n'a jamais cru ni à l'homme ni à l'écrivain. Elle ne lira jamais une seule ligne de son fils. Devinant mes pensées, Miller ajoute :
— Vous savez, quand j'ai annoncé à ma mère ma décision de devenir écrivain, elle prit une mine encore plus épouvantée que si je lui avais déclaré que j'allais devenir criminel.
Il a dû rêver sa mère comme empoisonneuse : lui, le bébé Miller, se voit tétant du venin dont le poison lui est resté dans le sang. Dans ses livres, il décrit sa mère comme une peste froide : frigide, puritaine, despote, toujours mécontente.
— C'est curieux, poursuit Miller, je vois à ce moment une image différente de ma mère : quand on enterra mon grand-père, elle éprouvait un chagrin si violent qu'elle faillit faire sauter le cadavre du cercueil. Elle pleurait abondamment et ses larmes inondaient le défunt. On aurait cru que mon grand-père pleurait à son propre enterrement !
— Dans Mother, China and the World beyond3, vous avez rêvé la mort de votre mère.
— Et la mienne ! Je revois ma mère après ma mort et, pour la première fois, elle m'accueille comme une mère : avec chaleur. Elle m'embrasse. Notre seul vrai dialogue. Je la découvre, et nous nous réconcilions. Le texte se termine, je crois, par « Mère, je t'aime ! Je t'aime ! » Seule la littérature permet de réconcilier les vivants avec les morts.
— J'y pense... vous avez commis un crime resté impuni.
— Moi ? Oh non ! J'ai tué des tas de gens dans ma tête mais...
— À Brooklyn, en jouant avec vos amis.
— Oh ! Je vois ce que vous dites.
— Le meurtre, c'était vraiment réel... ou un fantasme de culpabilité ?
— Oh ! non, c'était réel — hélas ! On se battait à jet de pierres mais par jeu. Un jour, à Yorkville, on a tué un garçon en le frappant à la tempe. J'ai fui en chantonnant : « Valentin, assassin ! » Mais je ne me sentais pas du tout coupable. Et après, comme si rien ne s'était passé, j'ai mangé, comme chaque jour, du pain de seigle avec du sucre. Et vous, n'avez-vous jamais tué quelqu'un ?
— Pas encore, dis-je en riant.
Mais son histoire a provoqué en moi un réel malaise. Dans le magma du passé, je sens un souvenir enfoui qui tente de remonter à la surface. Miller s'en aperçoit car il insiste :
— Adultes, nous avons tous des cruautés d'enfant à expier.
Oui, je me souviens : l'image jaillit de temps immémoriaux. Miller est aux aguets... Un été chaud. Je joue dans le jardin avec une petite voisine. Jeux innocents : nous caressons des chatons pelotés les uns contre les autres dans un panier d'osier. Nous sommes les médecins et eux les malades. Ils ronronnent, ils s'endorment : ils sont guéris. Notre jeu patine. J'entraîne la voisine dans la salle à manger ; ma grand-mère écosse des haricots en chantonnant, juste à côté, dans la cuisine. Je prends un thermomètre dans le tiroir : « Je vais te soigner, tu es malade. » Elle acquiesce. Je soulève sa robe. Elle fait glisser sa petite culotte. J'enfonce doucement le thermomètre dans son derrière. Elle ne crie pas, elle se mord les lèvres. J'enfonce encore en lui écartant les fesses.
— Arrête, tu fais mal, souffle-t-elle.
J'enfonce toujours. J'entends ma grand-mère qui m'appelle. La petite pleure sans bruit. Je laboure, j'ai mes doigts dans son anus.
— Tu es très très très malade, murmurai-je.
À chaque « très », j'explore ce trou chaud et humide. J'ai envie de m'y blottir, de m'y enfermer. Elle pousse un cri qui me réveille. Je sors ma main. Du sang sur mes doigts, sur le thermomètre, un filet qui coule le long de ses jambes. « Tu es guérie », dis-je pour finir le jeu. La nuit souvent, je me suis réveillé en sursaut, persuadé que je l'avais tuée, que la police allait venir m'arrêter et me jeter en prison. « Je nierai tout. » Mais j'étais pris de panique quand je voyais la tache de sang sur le tapis. Avec les années, elle a pâli comme mon cauchemar.
— Vous étiez innocent comme l'ange, n'est-ce pas ? dit Miller.
— Oui, ma grand-mère se trouvait dans la pièce à côté. Si j'avais pensé que c'était mal, j'aurais emmené ma copine dans ma chambre.
— Dans votre histoire, analyse Miller, le sang a arrêté le jeu. Quand mon copain s'est écroulé, la réalité m'a aussi donné un coup de poing. Mais c'était trop tard.
Le visage de Miller ressemble à celui d'un sage tibétain : le souvenir de ce meurtre ancien lui confère même un air d'innocence : l'ange a endormi le démon, l'assassin s'est transformé en un saint !
— J'aime bien l'innocence de votre regard, enchaîné-je. Vos aquarelles ont gardé des éclats de cette naïveté enfantine. Je songe aussi à la dernière phrase d'Insomnia : « Seul l'idiot est libre de sonder les abîmes et d'arpenter les cieux. Son innocence le préserve. Il se passe de protections... »
Miller approuve de la tête. Un ange (idiot, peut-être ?) passe.
— Vous savez, reprend Miller, ici aux U.S.A., on a peur des fous. On les enferme. On les endort. Je me souviens qu'à Paris, j'ai rencontré des tas de dingues, dans la rue, aux terrasses de café. Les excentriques me fascinaient : ils déballaient leur âme et leur monde devant un croissant et un café-crème. On les laissait en liberté, comme le « fou du village » — qui d'ailleurs est souvent le sage de la communauté ! La folie, c'est un reflet de nous-même parmi d'autres. Et chez les artistes ! Les fous pullulent. À moins que ce ne soient les autres — qui se félicitent en groupe de leur normalité — qui soient complètement dingues !
— On a enfermé Artaud pour démence, et quelques années plus tard, l'œuvre d'Artaud devenait une bible de référence.
— Oh, Artaud ! Je l'ai vu avec Anaïs Nin, à Paris, donner une conférence. Tout son visage émacié grimaçait, suant, pris de convulsions, il lâchait des cris, poussait des notes aiguës. Les visiteurs quittaient la salle, les uns après les autres. Ils avaient la frousse ! Ils étaient fous de fuir. J'étais très impressionné : il ne disait pas sa folie, il la vivait, comme la fleur vit sa beauté !
— Je pense à votre tante qu'on a finalement enfermée, celle qui parlait aux vaches et criait devant la lune.
— C'est vrai : je crois que c'est en regardant la lune que ma tante Mélie a perdu la boule. Elle voulait la mordre. Elle hurlait, en désignant l'astre brillant : « La lune ! La lune ! » On peut devenir fou le temps d'un clignement d'étoiles. Elle posait des tas de questions sur la lune : « Henry, peux-tu me dire ce que devient la lune pendant la journée ? » Question délicate, non ? Une autre fois, elle vit des vaches bleues et des vaches vertes. Elle les appelait par leur prénom. Et les vaches venaient près d'elle et remuaient la queue. Après, ce fut moins poétique : elle se mit à avaler ses excréments ou bien s'asseyait sur les poêles. C'était un cœur en or. Je l'ai écrit : Mélie était tombée sur cette terre ange et folle. C'était une sainte. Vous savez, j'avais une sœur, Lauretta, aussi un peu... comment dit-on en français ?
— Arriérée.
— C'est ça. Arriérée mentale. Elle avait l'obsession des détails infimes : elle pouvait parler toute une journée d'une tache sur une robe ou d'une goutte de pluie sur la vitre. Avec une hérédité pareille, j'avais de sérieuses dispositions à la démence, conclut Miller aux anges.
— Avez-vous cru un jour que vous étiez un dément ?
— Moi, pas ! Mais les autres, oui ! Et vous, vous aimez les gens un peu dérangés ?
— J'aime leur vérité ; et puis, leur folie me renvoie à la mienne.
— Et comment va Philémon ? questionne Miller d'un air joyeux.
Philémon ! Je lui avais parlé de Philémon dans mes lettres. Le fou lucide ! Le personnage le plus curieux que je connaisse ! Despote ! Naïf ! Égoïste ! Prophétique ! Se prenant pour Dieu ! Homme d'affaires ! Chaos et paradoxe permanent... J'ai rencontré Philémon il y a treize ans dans un cabaret littéraire. Il lisait des poèmes d'amour de vieilles bas-bleus qui nous firent pouffer de rire.
— Vous devriez écrire un livre sur lui, pas une pièce mais un roman... picaresque, s'exclame Miller. En parlant de lui, vous vous découvrirez, vous, en profondeur. Vous avez dû vivre avec lui quelques aventures mémorables.
— Oui, c'est le genre de personnage qui vous en présente d'autres encore plus hallucinés que lui.
— J'ai connu ça avec Perlès, à Paris. Ou avec June, à New York. Quel est le personnage le plus imprévu, le plus hystérique et donc le plus romanesque que votre ami vous ait présenté ?
— Ruth, une journaliste juive. À peine lui avais-je serré la main, elle éclata en sanglots. Des larmes inondaient son cou et son chemisier. Je la pris dans mes bras pour l'apaiser : ses pleurs redoublèrent. Philémon en profita pour filer en affichant un curieux sourire. Je ne connaissais pas cette jeune femme toute habillée de noir : que faire ? Je mis un disque qui traînait sur le canapé. Malher, sa Symphonie n°5. Sur la musique, elle dégrafa son chemisier et fit jaillir de gros seins. « Je veux que tu me traies », implorait-elle entre deux gémissements. Elle se mit à quatre pattes sur le tapis, enleva sa jupe, ses bas et se mit à beugler comme une vache à la fin de la journée. Ses larmes coulaient sur le plancher. Son chat la regardait, indifférent.
— Et vous, vous étiez bouleversé ou simplement observateur ?
— J'étais partagé entre l'envie de pleurer avec elle et de prendre ce corps qui se donnait comme une offrande. Mais je ne fis ni l'un ni autre car elle fut bientôt secouée de violentes coliques qui se répandirent sur le plancher. « J'ai grandi dans la crasse, scandait-elle, mon père, le soir, m'appelait dans la cuisine et il ouvrait sa braguette. Sa purée de merde me colle encore au fond de la bouche ! Je veux mourir ! Je veux le tuer ! Je veux le tuer ! »
— Elle se confiait à vous parce que vous étiez inconnu... et disponible, s'exclame Miller.
— L'épilogue de cette histoire si noire est tragicomique, je trouve : elle a épousé un monsieur d'une soixantaine d'années et a émigré en Israël.
— Le pauvre ! Il va souffrir ! Il peut m'écrire : je connais ça, la souffrance des vieillards amoureux !
— Comme Goethe.
— Oui, mais je préfère Hugo. Vous savez, les gens dérangés raffolent des écrivains, ces fous qui se jouent de la fiction et se déjouent de la réalité. Mais je crois que chacun a connu ou connaîtra ce genre de crise terrifiante, ces paroxysmes. Moi je vis mes crises dans mes rêves. Depuis toujours, je rêve que je me regarde dans un miroir et, un moment, ce n'est plus moi ! Je regarde quelqu'un d'autre. J'ai perdu mon image, mon identité. Je suis devenu fou. C'est inquiétant, non ?
— Dans la littérature romantique allemande, le thème du miroir brisé annonce souvent la mort.
— Dans les contes d'Hoffmann, c'est vrai. Eh bien, moi, je devrais être mort depuis longtemps.
— Votre rêve du miroir serait un sujet d'analyse de choix pour Lacan.
— Vous vous intéressez à ce genre de théorie ultra-sophistiquée ?
— Je trouve ça passionnant, ces jeux du langage et de l'inconscient.
— C'est curieux : vous me paraissez intuitif, instinctif, sensible au fourmillement de la vie... pas coincé dans ces spéculations d'intellectuels omniscients !
— La théorie est une forme de rêve aussi, une dérive géométrique.
— Un rêve ennuyeux, surtout ! Sauf les théories des dingues. À Paris, vous savez, dès qu'il y avait un paranoïaque dans la rue, ça ne ratait jamais : il ou elle se précipitait sur moi et me déversait des flots et des flots de paroles. J'écoutais des heures et des heures. C'était très riche. Je leur parlais aussi en suivant leur fleuve, les devançant même dans leur folie. Je les faisais rire. Quand je sentais la faim, je les abandonnais et eux, ils me remerciaient, parfois même ils me donnaient un peu d'argent. Alors je faisais un bon dîner. Mais j'y pense, vous voulez manger quelque chose ?
Ninon remercie : elle n'a pas faim. Moi non plus, je ne pourrais même pas avaler une cacahuète. Miller enchaîne sur l'histoire de Ruth :
— Vous savez, mon destin a été très dur. Bien sûr, je n'ai jamais été violé ni par mon père ni par ma mère. Elle était bien trop puritaine et pudibonde pour oser songer à cela. Mais j'ai connu le fond du fond, le désespoir, la misère. C'était dur mais bon. C'est la pauvreté qui aide et qui nous enrichit tandis que la richesse, elle, vous tue ! Exprimer cela peut être choquant, surtout pour les sociologues et les communistes mais, tant pis, c'est mon idée, mon expérience !
— Vous pensez que l'être humain peut toujours s'en sortir ?
— Oui, je le crois, il le peut. C'est Nietzsche (un autre fou qui signait Dieu et qui parlait avec son cheval) qui disait, je crois : « L'être est ce quelque chose qui doit être surmonté ».
— Mais vous, vous avez toujours été attiré par les ratés.
— Et j'ai toujours eu le sentiment d'être un raté : j'étais attiré par mes semblables. Les ratés ont beaucoup de richesse imaginaire : ils comblent leur vide en rêvant, en s'inventant d'autres vies.
— Vous exploitiez leur imaginaire, au fond.
— C'est ça, reconnaît Miller, ils me suçaient ma vitalité, mon enthousiasme et moi, je suçais leur monde, je leur inventais d'autres vies. Je m'identifiais à leur détresse et je me battais — en paroles ! J'échafaudais des plans à leur place pour les encourager à réussir. C'est vrai, ces gens-là étaient mon matériel d'écrivain.
— Dialoguer avec l'autre, c'est une forme de vampirisme, et c'est ce que nous faisons pour le moment !
— Et comment ! Hmm... Je crois que Sandy craint pour ma santé. Ce serait une mort burlesque de tomber par terre, exsangue, alors que sur votre corps apparaîtraient des vergetures. Heureusement, Sandy ne comprend pas un mot de français.
Sonnerie de téléphone. Miller fait un geste de la main :
— Ne bougez pas. Je ne réponds jamais au téléphone. J'ai horreur de ça.
— Je crois que votre impression de l'échec est plus un jeu qu'une réalité. Un copain architecte, Simon, vit avec ce sentiment d'échec mais jamais il n'en parle. Dès qu'il entreprend quelque chose, il sait inconsciemment que cela va échouer, qu'il sera humilié. Alors il boit, il fume, il théorise, il s'entoure de livres qu'il ne lira jamais, il saute une femme chaque soir pour se donner l'illusion d'exister, et il se racrapote dans son échec.
— Racrapote ? Racrapote ? Je ne connaissais pas ce mot. Il tinte curieusement. C'est vrai, il y a des gens pour lesquels on ne pourra jamais rien ! C'est cruel, mais c'est comme ça.
— Mais d'autres, comme Philémon, transforment l'échec en réussite. Clochard, il se prendrait pour un roi.
— J'étais un peu comme cela à Paris : j'étais le roi de ma liberté. Le raté n'a rien à perdre : il est totalement libre, d'une certaine façon.
— Il symbolise un peu l'être qui patauge dans sa condition humaine.
— Inhumaine, plutôt ! L'être condamné à être libre. C'est drôle, il y a toujours un moment où on tombe dans la métaphysique. La question sans réponse. Le mystère ! Pas de certitudes, rien que des incertitudes. C'est cela qui est inhumain et insupportable à l'homme ! Ne pas être fanatique aujourd'hui, c'est une forme de provocation. Les gens préfèrent le Noir ou le Blanc. Dieu ou le Diable. Ne pas mélanger les contraires, c'est trop réel, trop complexe. L'homme accepte rarement la réalité mouvante de la vie, il cherche à lui échapper. Moi, j'ai essayé de regarder la réalité en face... J'en ai bavé aussi.
— Et vous en avez fait baver aux autres.
— Oh oui ! Hmm. Je suis un chaos. Je suis égoïste, colérique, hypocrite, menteur — je suis presque tout, sauf meurtrier. J'ai encore le temps.
— Là, vous parlez comme vos personnages.
— La frontière entre eux et moi, entre leurs modèles et moi, entre le mensonge et la fiction, est tout à fait floue. Cela doit être différent au théâtre, n'est-ce pas ?
— La scène exige davantage de transpositions, de grossissements et de condensations. Je ne m'exprime que par personnes interposées.
— Mais dans votre pièce sur la fin du monde, cette tête de truc, c'est vous !
— Cela donne cette impression car il n'y a qu'un seul « je » : c'est un monologue. Les personnages participent toujours à un dialogue intérieur mais ils n'existent qu'à travers quelques répliques. Bribes de vie. Miettes de destin. Et le temps presse, le temps accule les personnages à l'essentiel, les emprisonne au centre de leur cercle ! Ils ont deux heures pour dénouer mes pièges.
— J'aime cette idée du temps qui colle à la peau des personnages... et aussi à celle de l'auteur. Il faut se jeter à corps perdu. Je n'ai écrit qu'une seule pièce. C'était en Allemagne : je m'étais retrouvé seul et sans rien à manger. J'ai écrit la pièce en trois jours, d'une seule traite. J'entendais le bruit de ma machine à écrire et celui de mon estomac qui criait famine.
— La pièce dormait en vous depuis longtemps.
— Oui, je devais l'écrire ; et vous, vous écrivez vite ?
— Pas aussi vite que vous ! Je rêve une pièce pendant un an ou deux, en prenant des notes. Je l'écris en un mois.
— Ce qui me semble le plus périlleux à penser et à écrire pour le théâtre, c'est l'effet comique. Ça tombe si souvent à côté. Et alors ! c'est tragiquement minable. Vous savez, quand j'étais jeune, j'adorais aller au cabaret le Columbia, chez Hyde a Beeman, je raffolais des revues burlesques, de ces farces truculentes, de ces vaudevilles primitifs. Ça touchait finalement quelque chose de très profond, de très archétypal. Au théâtre de l'Empire, j'ai vu pour la première fois de ma vie une femme se déshabiller sur scène ; elle jetait ses jarretelles dans le public — c'était le délire. Le samedi soir, il y avait une queue interminable et les gens se battaient comme des charretiers pour apercevoir le corps de mademoiselle de Léon !
Un silence. Nous sommes suspendus à des images chargées d'émotion. Le soleil a disparu à travers la vitre. Il doit être sept heures du soir. Notre tasse de thé est pleine — et froide, sans doute. Cinq heures d'affilée sans boire une goutte ! J'en fais la remarque à Miller qui s'écrie : « Oh ! je comprends pourquoi je meurs de soif ! » Sandy fait du bruit à la cuisine, va et vient, enlève nos tasses. Elle veut nous signifier par ce remue-ménage que nous devons partir, que nous avons suffisamment fatigué « son » Miller.
— Je suis très heureux de cet après-midi, lui dis-je, en me levant.
Il me prend la main et s'adresse à Ninon en rigolant : « Les hommes sont bavards, non ? Beaucoup plus que les femmes. Je l'ai toujours dit. À demain ».
Sur le pas de la porte, il ajoute, à mi-voix : « Vous avez besoin de dollars pour l'hôtel ? » Je le rassure en lui résumant le « coup des Stilfontein »4 qu'il semble trouver parfaitement normal.
En longeant Ocampo Drive, je sens la fatigue m'envahir, ma tête pèse plusieurs vies.
Un plongeon dans l'océan Pacifique. L'eau de février nous fait frissonner, l'écume pique nos corps. Le soir, de l'hôtel, j'appelle le réalisateur d'Hollywood : « Miller, ni gâteux ni séquestré ! Pas de panthères : une seule louve en sentinelle. Et en pleine forme, le Miller ! Un vrai jeune homme de quatre-vingt-huit ans. »
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1. Éditions Gallimard, traducteur Henry Fluchère.
2. Tropique du Capricorne, Éditions Stock/Chêne, traducteur : Georges Belmont.
3. Capra Press, San» Barbara, 1977.
4. Pour me payer ce périple en Californie, j'avais emprunté à ma banque un million (140.000 FF) pour spéculer sur les mines d'or, les Stilfontein qui, selon un tuyau, allaient faire un malheur. Au début, à mon grand effroi, elles faiblirent, et avec elles, le rêve de rencontrer Miller ; puis, elle remontèrent et grimpèrent au-delà de mes espérances. Je pus donc emmener ma compagne et mener grande vie à L.A. sans la charité millérienne.