Dimanche

 

 

 

 

Déjà la dernière journée avec Miller, le dernier rendez-vous quotidien de quatorze heures. Seule, Sandy se réjouira de la fin de nos rencontres : chaque jour, son regard se fait plus haineux à mon égard. Aujourd'hui, sans un mot, elle m'ouvre la porte, toute moulée dans son jeans délavé et son tee-shirt trop étroit pour sa large poitrine. Je lui lance pour la provoquer : « You are nice, very sexy, my darling ! » En guise de réponse, elle ferme la porte d'un coup sec. « Vous êtes une des femmes les plus charmantes que j'ai rencontrées. Je vous aime beaucoup, Sandy. Je serai déchiré de vous quitter, vous êtes si exquise ! » continué-je en anglais. Sa hargne se concentre dans ses yeux. Elle hausse les épaules et serre les poings. Il s'en faut de peu qu'elle ne me lance un gnon à l'œil gauche. Qui sait ? Les amitiés vives naissent parfois dans la répulsion et l'agressivité.

Miller, frais comme une fleur qui sort de terre, nous accueille et nous serre longuement la pince :

— Vous partez demain déjà ?

— J'ai cru que Sandy allait me fusiller du regard ce midi.

— C'est une fille bizarre avec les autres. Elle croit me protéger, et elle me protège des importuns. Très possessive, Sandy, une sorte de mère pour moi, une mère de trente ans avec un enfant de quatre-vingt-huit ans. Elle travaille beaucoup. Mon fils, à une époque, m'a servi de secrétaire. Au bout d'une semaine, il s'est écrié : « Papa, tu es un vrai Hitler ! » Mais je suis toujours sous-mergé (sic) de travail. Je demande tout. Je dis : « Donnez-moi tout » et je prends tout. Mais moi aussi je donne tout. C'est l'équilibre.

— C'est un peu le message en filigrane de toute votre œuvre.

— Oh ! oui, j'espère.

— Êtes-vous sûr d'être un écrivain ?

— Moi, oui ! Mais les autres, non. J'avais raison, n'est-ce pas ?

— Vous avez commencé assez tard.

— J'ai essayé tous les métiers, et comme les uns foiraient après les autres, je me suis dit : « Henry, il ne te reste plus qu'à être écrivain ! » June m'a fort poussé à l'époque. Puis, après, Anaïs Nin. Je leur dois beaucoup, même si June m'a fait souffrir... et peut-être même à cause de cette souffrance inhumaine. Au fond, j'ai écrit par désespoir. Je dois tout à June. Remercier son bourreau, c'est amusant, non ?

— Vous exagérez, il me semble. À côté de la souffrance, vous avez vécu avec June des moments forts, passionnés, d'extase. Vos pages d'amour de Tropique du Capricorne en témoignent.

— Nos orgasmes étaient terribles, on baisait comme des rois, il y avait aussi cette passion morbide, un quotidien jamais quotidien, mais descendu de ce septième ciel, j'étais crucifié en permanence... et j'acceptais cela !

— Vous appelez June votre « étoile noire ».

— Ce nom lui va bien ! Laissez-moi vous dire une chose, Pascal, je suis heureux que vous ne me demandiez pas d'expliquer telle œuvre ou telle autre, ceci ou cela, car souvent j'ai le sentiment que c'est un autre qui a écrit à ma place... et puis, qu'un écrivain explique son œuvre, à quoi ça sert ?

— Beckett à qui un journaliste demandait : « Mais enfin, qui est ce Godot ? » répondit : « Si je l'avais su, je n'aurais pas écrit la pièce ».

— Il a raison ! Quand j'écris, ça jaillit, je ne contrôle pas. J'ai dit un jour : j'ouvre le robinet, ça coule, deux heures ou trois au maximum.

— Vous ne faites jamais de plan ?

— Si, mais j'écris tellement vite que je ne le suis presque jamais. Je suis moi-même dépassé.

— Votre première irruption de lave coule-t-elle dans une forme parfaite, définitive ?

— Non, mais l'essentiel est pris dans le filet. Après, je mets le texte au frigo pendant quelque temps et, plus tard, je corrige. Ou je déchire et je recommence.

— Mais la germination s'est passée avant.

— Hmm... Je crois que j'ai ruminé toute mon œuvre en marchant, j'ai composé tous mes livres dans ma tête en déambulant comme un miséreux à New York puis à Paris. Je dialoguais avec des voix intérieures, avec d'autres personnages qui m'interpellaient.

— Ce qui est fascinant, je trouve, dans votre arrivée à l'écriture, c'est votre fameuse nuit d'illumination, en 1927, où vous avez écrit le condensé de presque toute votre œuvre en style télégraphique. J'ai un extrait de ces notes qui vous serviront de point de départ pour Tropique du Capricorne.

 

L. décide de fabriquer des poupées et de les vendre. Aussi des masques de mort. À l'aube je sors voler des bouteilles de lait et des croissants dans le vestibule. Je mendie le long de Broadway à la sortie du cinéma et des boîtes de strip. Incident à Borough Hall : un type me jette de l'argent dans le caniveau. (...) Les relations avec L. s'améliorent. Dormir à trois dans le même lit. J. devient jalouse. On continue à tirer l'argent des riches gogos sur une grande échelle, mais, cette fois, c'est du burlesque. J'ai l'idée de vendre mon sang. Visite des hôpitaux. Dois manger meilleure nourriture. Boire lait, vin rouge, etc. L'expert de jiu-jitsu de la cafétéria d'Herbert nous apporte le loyer pendant qu'on est au lit, le glisse sous la porte. Les deux marins à l'extérieur de la chambre de L. meurent de froid et collent l'oreille aux portes. Soûlographie avec B., l'Indien Cherokee. Nuit d'anniversaire de S. Sortons célébrer l'événement. Je porte une chemise kaki déchirée. Night-club dans le haut de la ville. Buvons tout ce qui passe à notre portée. Puis on se fait aligner au mur et fouiller par des durs. S. dans son style loufoque allonge froidement un chèque sans provision de cent vingt-cinq dollars. Scène dans le vestiaire où l'ex-boxeur fait une grosse tête aux clients saouls. Retour à l'aube pour retrouver L. endormie chez moi. La tire du lit par les cheveux. Pisse sur elle allongée par terre. Puis tombe endormi dans la baignoire et manque me noyer. Retour chez Paul et Joe's près de la 14e rue. Attends à Bridge Plaza pour voir si J. arrive en taxi. La retrouve à la maison paralysée par l'alcool. Le lendemain commence à dégueuler. Ça dure trois ou quatre jours la nuit et le matin. Histoire de viol par l'expert en jiu-jitsu. Explication de J. Pars à la recherche du lutteur avec des idées de meurtre. Retour silencieux, écoute leur conversation dans l'escalier. Soudain l'explosion à Jersey City et découverte de L. sur les escaliers. Ultime confrontation. La tue dans la neige en dépit de ses protestations et de ses démentis. Je pars pour l'Ouest...

 

— On dirait vraiment des télégrammes, s'exclame Miller. C'étaient des messages codés que moi seul je pouvais décrypter. J'ai écrit en une nuit toute l'histoire de ma vie et je me souvenais de tout, des moindres détails. Au fond, je débutais dans le chaos, dans l'obscurité où se mélangeaient idées, émotions, expériences. Il fallait que ça sorte ! C'était hallucinant ! Mais chaque écrivain connaît, je crois, ce genre de nuit où l'autre (qu'il a enfoui en lui) explose comme un volcan.

— Alors rien ni personne ne peuvent l'arrêter.

— Les barrières s'écroulent, les digues s'affaissent, la vraie vie jaillit comme un geyser... Hmm... Vous comprenez pourquoi il est indécent de reprocher à un écrivain d'avoir employé un mot plutôt qu'un autre, ou évoqué une situation plutôt qu'une autre. Au théâtre, cela doit être différent.

— La convention et les impératifs de lieu, d'espace ne permettent pas un débridement du « je », sauf parfois dans le monologue.

— Vous ne trouvez pas qu'on devient fort sérieux ? On est en train d'essayer de décortiquer le processus de la création. Il y a des théoriciens qui passent leur vie à se demander comment les autres créent... sans jamais créer eux-mêmes ! Ne sommes-nous pas les mieux placés pour en parler ?

— Et malgré notre brevet de « créateur », on bredouille.

— Parce que ce processus nous dépasse. On en parle par coquetterie, c'est plein de mystère, d'aura. Cela nous apparente aux dieux. C'est valorisant, non ? Et puis, les gens vous posent toujours la même question : « Mais enfin, comment avez-vous pu écrire cela ? Je vous en supplie, donnez-moi votre secret ».

— Pour le secret, vous êtes plutôt du genre « moi, je dis tout ». Si j'écrivais le roman de ma vie — ou, en tout cas, certains épisodes — et si je révélais certains secrets de mes ami(e)s en les transformant, malgré eux, en personnages, je crois qu'ils ou elles m'en voudraient à mort.

— Il ne faut pas croire cela, s'écrie Miller. Je n'aimais pas certains amis comme Frankel, par exemple. J'en ai fait des caricatures. Eh bien, même ceux-là étaient joyeux de se retrouver dans mes livres : « Merci, merci, c'est merveilleux », disaient-ils. La vanité des hommes...

— Et June ?

— Je vivais avec elle, c'était différent. Elle m'épiait, fouillait dans mes affaires pour lire ce que j'avais écrit sur elle. Elle voulait m'imposer son image idéale. Parfois, elle déchirait des pages, piquant des crises de nerf ou faisait du chantage pour que je change ceci ou cela. Moi, je tenais bon.

— Un jour, c'est vous qu'on a attaqué dans un livre, Le Père Miller écrit par votre ancien secrétaire, G. Robitaille, qui avait un fameux compte à régler avec vous.

— Et en plus, sourit Miller, c'est grâce à moi qu'il a écrit ce livre contre moi ! Vous savez, il vivait dans mon ombre, et il voulait écrire, lui aussi. Il se proposait d'écrire un livre sur moi. J'ai accepté. Je lui ai donné de l'argent pour qu'il prenne le temps de l'écrire. Au fond, j'ai payé Gérald pour qu'il écrive un livre contre moi. C'est incroyable, non ? Enfin, j'espère qu'il s'est senti mieux après avoir tué le père, comme on dit.

— Gérald Robitaille et votre ami Brassaï vous accusent d'être un fabulateur, de mentir comme vous respirez, d'avoir finalement écrit la vie que vous rêviez et non celle que vous avez vécue.

— D'abord, commence Miller, Brassaï n'est pas un grand ami. Je n'aime pas Brassaï. Un jour qu'il était venu en Californie pour me voir, il passait son temps à questionner mes amis : « Dites-moi, avec quelle femme Miller est-il collé maintenant ? » Une concierge, Brassaï ! La vérité ! Qu'est-ce que c'est que la vérité ? J'ai toujours voulu ramener l'art le plus près possible de la vie — de ma vie. Je me suis donc éloigné de la fiction en embrassant tous les aspects de moi-même, toutes mes faces et en les regardant avec le plus de lucidité possible.

— Mais vos amis-personnages se sont transformés au fil de votre écriture.

— J'ai toujours eu tendance à exagérer, à gonfler les détails, à pousser mes idées ou mes sentiments au paroxysme. La caricature est-elle un mensonge ou une vérité plus profonde ? Je n'ai jamais eu la prétention de dire la vérité mais ma vérité, mes fragments de vérité, et mes amis n'ont jamais connu toute ma vérité mais un fragment de ma vie et le comportement que j'avais avec eux. Tout le temps, j'essayais d'extirper mon moi secret, inconnu de moi... Alors où est la vérité ?

— De toutes façons, écrire le réel, c'est déjà le fabuler.

— Le voir d'un regard métamorphique. Ça me rappelle un télégramme de Marcel Proust : « Mensonge va suivre ». Votre vie filtrée et revécue par l'écriture est devenue une légende.

— Oui... d'où le mythe « Miller », conclut Miller.

Le mythe Miller ! Ma première exclamation : « Je suis devant un mythe ! » La vie qui se fait toutes les vies ! L'écrivain maudit qui secoue les jougs de la morale ! L'homme-à-femmes ! Le clochard ex-directeur ! Un homme-œuvre à fabuler...

En guise d'entracte, après cette partie de ping-pong mensonge/vérité, on papote. Et Anaïs Nin ? Et Perlès ? Anaïs Nin a laissé quarante volumes d'autobiographie. « Ce n'est pas rien », glisse Miller avec une pointe d'ironie. Alfred Perlès, son vieux pote de Paris, vit en Angleterre, les deux compères s'écrivent régulièrement. « J'aime beaucoup le livre qu'il a écrit sur moi », dit Miller. Je sens que le livre de Perlès, Mon ami Henry Miller, correspond parfaitement à l'image que Miller veut donner de sa vie et de son œuvre. Quand Miller parle de Perlès, je reçois encore toute vibrante cette complicité totale qui liait les deux amis à Paris.

On évoque Laurence Durrell : « Un grand styliste ! Mais il a des ennuis d'argent maintenant. À cause de sa femme, je crois. Il se cache, il se terre pour qu'elle ne le retrouve pas. À son âge, vous vous rendez compte ! » Un rayon de soleil colore subitement la pièce et toutes les aquarelles accrochées au mur d'un or clair.

— Un clin d'œil d'Apollon, dis-je.

— Vous êtes aussi un amoureux de la Grèce, je crois, répond Miller.

— J'y passe un mois par an, sur une île de préférence : la Crète, Skiatos, Skopelos, Lesbos, Samos... Je ne me lasse pas de cette lumière presque palpable qui, à chaque instant du jour, vibre et varie d'intensité.

— Je comprends cet enthousiasme.

— La Grèce vous a métamorphosé ! Je me souviens d'une phrase de votre Colosse de Maroussi : « La terre grecque s'ouvre devant moi comme le livre des Révélations »

— D'une certaine façon. la lumière de la Grèce m'a ouvert les yeux, j'avais un sentiment d'éternité immédiate.

— Comme si les dieux veillaient encore au grain.

— Je me sentais chez moi, continue Miller, pour la première fois dans ma vie... en plein au centre de l'univers.

— Après la descente aux enfers des Tropiques, vous commenciez un voyage d'initiation, de purification.

— Oui, purification tous azimuts. Je laissais pousser ma barbe, me baignais nu, redécouvrais les couchers de soleil, la ligne de l'horizon.

— Et ce désir aussi de redevenir animal, plante, pierre.

— Hmm... comme les personnages mythologiques, je rêvais de me métamorphoser en rocher, en soleil, en terre, en eau, de me baigner dans le ciel.

— En Crète, des tas de signes nous renvoient au passé lointain : cette lumière de feu, cette terre tantôt noire, tantôt rouge, ces pierres écroulées.

— Cnossos et Phaestos, enchaîne Miller, ont laissé des traces dans ma chair, vous savez : pour moi, je découvrais une nature en état de démence, un morceau d'absolu à l'état brut, chancelant et blême. Je sentais que tout cela rendrait libre, m'ouvrirait d'autres horizons.

— Vous rencontrez aussi des êtres fabuleux, ou que vous rêvez comme tels.

— Des géants comme Katsimbalis, mais aussi des gens simples, pauvres qui vous offraient tout : pain, vin, ciel.

— Katsimbalis, votre Colosse de Maroussi, c'est un peu votre double grec, non ?

— Un double démultiplié alors ! C'était un homme de terre et de ciel qui pouvait tenir un auditoire en haleine pendant des heures. Sa voix retentissait au loin. Il improvisait des vers en plusieurs langues ou bien des tragédies et alors il jouait tous les rôles. Dans ce paysage, il m'est vraiment apparu comme un colosse.

J'ouvre le bouquin du Colosse et je lis un passage sur Katsimbalis que j'aime particulièrement :

 

Assis sur la véranda, je l'écoute parler de la transparence de l'air, des teintes bleues et violettes du crépuscule, des variantes vivaces ou mourantes de la monotonie, de l'individualisme des arbres et des herbes, de fruits exotiques et de voyages à l'intérieur du pays, du thym, du miel, du suc du mûrier, des habitants du Péloponnèse, d'une Russe complètement folle, — une nuit, enivrée par la lune, elle avait arraché ses vêtements pour danser, nue, dans la clarté argentée. Je l'écoutais, et pour la première fois, mes yeux s'ouvraient à la vraie splendeur du paysage attique. (...) Parfois en plein récit, il (Katsimbalis) se laisse tomber en arrière, et alors, l'on voit dans son regard qu'il gît là, impuissant comme une étoile de mer échouée, vaste masse de chair qui compte les étoiles, les compte et les recompte dans son étourdissement, qu'il désigne, comme pour tisser avec son récit repris un gigantesque gobelin.1

 

— Henry, relisez-vous parfois ces livres ?

— Oh ! très rarement, ou bien pour retrouver un passage précis.

— Quand cela vous arrive, aimez-vous encore l'œuvre d'Henry Miller ?

— Oui ! Quand je commence un de mes livres, je suis pris et je dois le lire jusqu'au bout.

— Anaïs Nin avait raison d'affirmer que la contradiction est votre arme favorite : vous êtes le blanc et le noir, le Diable et le Dieu.

— Oui, je suis pleinement une contradiction. Un chaos, si vous préférez. Mais tous, je crois, nous sommes des chaos car nous nous débattons dans tous nos « moi » jusqu'à la fin.

— Est-ce ce sentiment de contradiction qui vous a fait changer de femmes autant de fois ?

— Peut-être, réfléchit Miller, mais aussi parce que j'aime les femmes dramatiques, un peu hystériques, comme les actrices ou les chanteuses, you know ? Je n'aime pas les femmes d'intérieur qui vivotent dans leur cuisine. Mais j'aurais pu vivre plus tranquillement avec une femme d'intérieur. Je donne toujours ce conseil à mes amis écrivains : « Surtout, ne vous mariez pas ! » Je m'excuse, vous êtes mariés, peut-être ?

— Non.

— Oh ! tant mieux pour vous deux. Un écrivain qui est marié à son art se révélera un époux détestable. Je dis toujours : le mariage est la mort de l'amour.

— Et, malgré votre précepte, vous vous êtes marié cinq fois !

— Oui, toujours, rigole Miller, mais maintenant c'est fini ! Je le jure ! Plus de mariage ! L'amour ne figure pas dans le contrat. Et le mariage entraîne la misère, les enfants. La liberté est tellement précieuse.

— C'est à quatre-vingt-huit ans que vous prenez cette résolution...

— Mieux vaut tard que jamais, non ? Et surtout, je dois prendre garde, me répéter chaque jour : « Attention, Henry, fais gaffe ! » Car je suis amoureux...

— J'avais deviné.

— Ah oui ? fait Miller, surpris.

— Hier... Vous portiez tous les stigmates de l'homme amoureux.

— Mais je le suis. Vous avez vu comme elle est belle ! Trente ans. Elle vient du Sud. Elle a été Miss Amérique, il y a quelques années. Elle fait des films à Hollywood.

— Vous vivez ensemble ?

— Non, elle habite à Hollywood mais elle vient souvent me voir, parfois à l'improviste comme hier. Je la connais depuis trois ans : on ne s'est jamais disputé. Un record, non ? Je me sens très bien avec elle — et il y a cinquante ans de différence ! Des gens trouveront cela un peu scandaleux. « Oh, regardez ce vieux cochon avec cette jeune actrice ». La plupart des Américains commencent à se sentir âgés à quarante-cinq ans. Moi, je n'avais pas commencé à vivre à quarante-cinq ans. L'amour, vous savez, c'est comme le bonheur, il faut le saisir n'importe quand et se foutre royalement du scandale ou de la logique des autres.

— Vous dormez bien maintenant, dis-je en songeant au temps d'Insomnia où Miller passait des nuits blanches à désirer celle qui deviendra sa cinquième femme.

Miller me regarde un peu interloqué par ma question. Je comprends que lui a compris « dormez » dans le sens de « coucher », de « faire l'amour » ! Trop tard pour préciser.

— Oh oui ! s'exclame Miller, après un court silence. J'ai, avec elle, la meilleure relation que je n'ai jamais eue avec aucune femme. C'est curieux qu'à la fin de ma vie, la réalité rencontre le rêve. Et chaque jour, je me dis : « Encore combien de temps ? » Qui sait ? Trois ans déjà. Je connais aussi une autre actrice, une Chinoise, depuis dix ans, mais ça commence à se détériorer.

— Votre enthousiasme pour la vie est peut-être votre potion magique, l'éternité promise par l'astrologue grec.

— Vous savez, dit Miller avec émotion, Brenta m'a juré qu'elle m'aimerait encore après ma mort. C'est miraculeux, non ?

— Vous lui enverrez des baisers stellaires.

— Si l'amour est une émission cosmique, ça marchera. Sinon, ce sera dur...

— Il se fait tard, constaté-je en regardant ma montre. Sandy va nous mettre à la porte.

— Hmm... C'est réjouissant qu'un vieillard comme moi et un tout jeune comme vous puissent se parler de choses de la vie sans se taper dessus ou sans s'injurier. Et qu'en plus, ils y prennent du plaisir !

— Ce pourrait être le mot de la fin, dis-je, ému.

 

Il faudra s'arracher à la maison blanche d'Ocampo Drive, à la pièce aux aquarelles, aux graffiti poétiques de la salle de bain, à la voix de miel rocailleux de Miller.

Sandy tape à la machine au premier étage. Quand elle entendra nos voix dans le couloir, elle redoublera son crépitement. Miller se pousse, aidé par son relator, vers la porte. Tous trois, nous sommes silencieux.

— Quand je dis au revoir aux gens que j'aime bien, je pense « à bientôt », fait Miller en me prenant les mains et en embrassant Ninon.

— À bientôt...

— Et joyeuse vie pour vous deux !

 

 

 

 

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1. Éditeur : Stock/ Chêne ; traduction de Georges Belmont.