Si on se voyait ?

 

 

 

 

« Si on se voyait ? » me lança Henry Miller dans une de ses lettres.

Deux semaines plus tard, je me retrouvais chez lui, dans sa maison blanche de Pacific Palisades, à l'autre bout du monde. En ce mois de février 79, je passais de l'hiver au printemps et, plus symboliquement, du mythe Miller à Miller en chair, en os, en âme.

Je suis entré dans l'œuvre de Miller par la porte du Tropique du Cancer, un choc pour mes vingt ans d'alors, ce périple au bout de la putréfaction, ce langage brut et incandescent qui se consumait jusqu'au bout du désir. Dans les années qui suivirent, je lus tout Miller, de la Crucifixion en rose à Insomnia en m'arrêtant au lumineux Colosse de Maroussi. Je lui écrivis une lettre, une dizaine de lignes : je le remerciais simplement pour son œuvre-vie. Je n'en attendais aucune réponse : un dialogue avec Miller ne m'avait jamais effleuré. Miller restait une ombre lointaine, un peu mythique, un prodigieux vieillard à deux pas de la mort, entouré de ses livres de vie et cajolé par une ribambelle de Lolita japonaises, d'admirateurs et de geishas appâtés par l'odeur des dollars.

Dix jours plus tard, une lettre de Miller ! Était-ce le vrai Henry Miller, ou une réplique, ou sa secrétaire, ou encore son office ? Non, lui, en personne. Et à la main... à l'encre noire, de son écriture régulière et nonchalante. Mi-anglais, mi-français. Il avait donc accroché, mordu à l'hameçon de l'Autre.

Ainsi commença une correspondance : après trois de mes lettres, il m'en envoyait une, s'excusant de ne pas être plus « acharné » mais « vous savez, je suis sousmergé (sic) de travail ».

Et puis, un jour : « Si on se voyait ?... »

On s'est vu. Puis, je suis revenu avec des notes et des notes, un enregistrement, mais surtout, la tête chancelante d'émotions, d'images vibrantes.

Mais comment — sans être taxé d'une incommensurable et stupide vanité — oser écrire un tête à tête entre un jeune inconnu et un mythe lorsque le premier, pressé par le second, parle autant, si non plus que lui, et que l'invité qui se voudrait discret devient le point de mire de l'écrivain légendaire ?

Pendant six jours, nous nous sommes parlé et écoutés1.

Lui, avec sa bouche entrouverte et son œil radar, m'interrogeait sans relâche, mâchait mes histoires, puis les ruminait, les commentait, les dépeçait et moi, je le pressais de questions, traquais les souvenirs, suscitais les prophéties. Le premier jour, nous avons parlé-rêvé pendant des heures sans prendre le temps de boire la tasse de thé que sa secrétaire, Sandy, nous avait préparée.

Trois fois plus âgé que moi, Miller s'étranglait de rire à chaque « cocasserie », ponctuant nos discours-fleuve de ses célèbres et rocailleux « hmtnm... hmmm... », s'esclaffait en écoutant mes histoires comme si les personnages de ma (courte) vie avaient croisé les siens à la terrasse de la Coupole, dans un bar de Brooklyn ou devant les ruines de Cnossos.

La voix de Miller capturée par le micro pendant quelques heures retentit comme une fiction : seuls les souvenirs demeurent vrais.

 

 

 

 

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1. Malgré nos différences, nous avons communié dans ce « temps des assassins », dans ce cloaque d'univers en pleine dérive, dans cette matrice de vie plus forte que la mort, dans notre amour de la rencontre imprévue, de la Grèce, des femmes, de la confession des dingues, des promenades de jour et de nuit à travers les grandes métropoles du monde, des discours lyriques devant une boîte de conserve, de Brooklyn-la-Pourrie, du grotesque, de la clownerie pathétique, du dérisoire, des blessures de jadis, de la mort, de manger, de l'obscénité, des contradictions, des énumérations (comme celle-ci !)... et de l'écriture.