Vendredi

 

 

 

 

Je me suis levé avec le chant du coq (image dépourvue de sens dans cette ville-mammouth où, en une dizaine de jours, je n'ai aperçu aucun animal) pour fixer sur le papier quelques moments de nos bavardages. Puis, je téléphone à Bill à New York pour prendre la température des répétitions de ma pièce Polycarpe. Bill me rassure : « C'est O.K. ; le comédien pique des crises de nerfs, il va voir son psychiatre chaque soir, c'est pour lui une façon de progresser dans son rôle ». Avant de raccrocher, Bill me lance, ironique : « Pas encore fatigué de Miller ? » Bill déteste l'œuvre de Miller. Il prétend que sans l'enthousiasme des Européens, Miller serait inconnu aux U.S.A.

Bill et moi, on se chamaille périodiquement au sujet de Miller. Bill critique son style plat (l'a-t-il vraiment lu ?), lui reproche son incohérence, se moque de son mysticisme à la noix (de vilain coco, ajoute-t-il), s'irrite de son érotisme « de grand bazar », etc. Bill hait Miller et ne comprend pas pourquoi « je perds une semaine de ma vie avec un écrivain aussi mineur ! »

— Tu sais, il a perdu la cote du scandale ici aux États-Unis, achève Bill pour me convaincre.

— Tu l'envies, lui dis-je pour l'asticoter, car, en fait, tu lui ressembles sur pas mal de points.

— Sûrement pas, me rétorque-t-il. ironique, sinon mes bouquins se seraient mieux vendus.

Vers midi, je me pointe aux Archives de l'Université de Los Angeles où le conservateur me montre les archives Miller : 50 000 pages manuscrites ! Toute une vie ! Romans, textes épars, dessins, articles, lettres, aquarelles, même des notes sur ses revenus. Ces pages et ces pages encore à déchiffrer mettront en joie les futurs millérologues...

À quatorze heures, comme chaque jour, nous sommes au rendez-vous. Chaque fois, je crains que Sandy ne verrouille la porte ou ne m'annonce, triomphale : « Monsieur Henry Miller est souffrant aujourd'hui ! Par votre faute ! Vous l'épuisez ». Non. Il est là, assis près de la fenêtre, au milieu de ses « dingueries d'aquarelles ».

Il parcourt les journaux, l'air distrait.

— Du nouveau dans le monde ? lui dis-je en lui serrant la main.

— De la politique, c'est-à-dire de la merde.

Le ton est donné. Je sens que Miller va attaquer. Sa bouche grimace, pleine de mépris.

— Je ne lis jamais la politique, enchaîne-t-il, ce sont des affaires de crétins et de gangsters. Quand je lis le journal, je ne retiens que les petites choses qui ne captent l'attention de personne. C'est mon anarchie. Démocrates, républicains, fascistes, communistes, dans la même poubelle ! Si on les juge sur leurs actes, même les communistes opèrent un retour à la barbarie : la torture, les camps, les arracheurs d'ongles. Et regardez celui-là, poursuit Miller en pointant un doigt vengeur vers une photographie de M. Begin, il participe à toutes les guerres. C'est un assoiffé de sang et de victoires. Sadate est mieux, il accepte de faire des concessions, tandis que Begin...

— Vous aussi, vous êtes en train de faire de la politique.

— Un instant seulement, et alors je suis aussi crétin que les autres. Non, je ne suis pas un homme de politique. Un soir, le gouverneur Brown de Californie était venu me dire bonjour. Il est entré par cette porte très souriant comme sur des affiches électorales. Je lui ai dit : « Monsieur le Gouverneur, avant de passer cette porte, il faut que vous sachiez une chose : je déteste la politique ». Il me répond tout de go : « Vous avez bien raison. Moi aussi ». Mais lui était gouverneur et il rêvait de devenir un jour président des États-Unis. C'est soi-disant le peuple qui élit le président à la tête du chaos. Mais il faut des millions de dollars pour placer à la Maison Blanche un assassin ou un crétin, ou les deux à la fois. Quel cirque ! C'est aussi le cirque, en Belgique ?

— Un cirque à deux langues avec le dédoublement de tous les clowns. Mais nos hommes politiques possèdent un atout majeur : ils sont passés maîtres dans l'art du compromis. C'est pourquoi, rien ne change.

— Et le roi ?

— Il assure le symbole de la continuité.

— Vous savez, ici aux U.S.A., la plupart des gens ignorent que vous avez encore un roi. Ici ce sont les King shoes, les King burgers, mais un roi... Est-ce qu'il donne de l'argent aux écrivains ?

— Hélas ! non. Dans notre pays, le Ministère de la Culture a disparu. Fonctionnaires pendant la semaine, les écrivains écrivent le dimanche.

— Hmm. Si j'avais vécu en Belgique, chaque jour, j'aurais envoyé une lettre au Roi : « Roi, de grâce, envoyez-moi un peu d'argent ou bien commandez-moi un poème célébrant votre règne, je vous l'enverrai par retour de courrier ». Comme Charles d'Orléans ou Molière ! Hmm. Vous savez, j'ai écrit un nombre incalculable de lettres à des amis et à des inconnus pour leur demander un ou deux dollars.

— Et pourtant, vous vous fichez de l'argent.

— Oui ! Et je n'en ai jamais eu. Lorsque j'ai essayé de monter des affaires avec June, c'était la faillite le lendemain. Je quémandais pour survivre, pour manger.

— Vous avez surtout souffert de la peur de mourir de faim plutôt que de la faim.

— C'était fou : j'organisais à Paris ou à New York des stratégies — et des stratagèmes — pour ne pas rester l'estomac dans les talons.

— Anaïs Nin vous préparait de solides casse-croûte.

— À Louveciennes, elle me gavait. Mon ami Perlès veillait aussi à ce que mon estomac fût plein ! Je mangeais parfois quatre à cinq repas par jour.

— Et les jours de disette ?

— Je vais vous confier deux trucs épatants. D'abord établir une liste de tous vos amis. Il y a sept jours dans une semaine. Cela fait quatorze repas. Il faut donc trouver quatorze amis. Ce que j'ai fait. J'avais donc « ma » table une fois par semaine chez l'un ou chez l'autre. En guise de remboursement, je faisais le clown, je débarrassais la table, je racontais des histoires, je langeais un bambin... ou je pelotais la maîtresse de maison, selon le cas. Un autre système. Je suis à Paris, je bats le pavé sans but, déprimé et affamé. Que faire ? Je m'installe à la terrasse d'un café et je commande un petit déjeuner complet. Le problème ? Je n'ai pas un franc ! Le temps passe. Le garçon me regarde du coin de l'œil. Pour tromper ses doutes, je commande un second petit déjeuner. Il est midi. L'heure de déjeuner. Allons-y pour une andouillette et un pot de vin. Pendant que j'enfile l'andouillette toute baveuse, un ami passe par là. Je lui lance : « Tu prendras bien un verre de vin ! » Il s'installe. On parle. Je commande du fromage — et pour lui et pour moi —, un camembert coulant à point. Puis je dis à l'ami : « Excuse-moi, mon vieux, je dois passer aux toilettes ». Et alors je filais.

— Vos amis vous en voulaient après un tour pareil.

— Non, ils acceptaient fort bien. Ils savaient que je ne pouvais pas agir autrement.

— Vous avez souvent filé au bon moment dans votre vie : parti de New York pour échapper à la misère, parti de Paris pour échapper à la guerre.

— C'est mon intuition ou une protection cosmique dont on parlait hier. La guerre, c'est la magouille des hommes politiques. La guerre ne me concerne pas : je suis tout à fait pacifiste malgré toute la violence que je sens en moi même dans ma vie privée, je déteste me battre.

— Vous m'avez pourtant écrit qu'après avoir lu la biographie que Jay Martin vous a consacrée, vous aviez envie de lui donner un coup de poing.

— En paroles ! Il méritait d'être assommé. Son livre sur moi est plat, vulgaire, sans poésie. Cet imbécile a cru qu'il pourrait écrire les passages de ma vie que moi, je n'ai jamais écrits !

— Revenons à 1940. Comment avez-vous « senti » la guerre ?

— Mes amis partaient : Perlès en Angleterre, Durrell en Grèce, les gens devenaient hystériques, les hommes politiques surtout ! Je sentais l'abcès prêt à éclater. Je suis parti à Bordeaux. La guerre devait commencer à deux heures de l'après-midi. Je me suis installé à une terrasse de café pour assister au bombardement. Deux heures et demie. Rien ! Pas un avion ! La guerre était ajournée. Mais pas pour longtemps. C'est alors que Durrell m'invita en Grèce.

— Et aujourd'hui, vous restez à Pacific Palisades ; serait-ce une région protégée ?

— Maintenant, je suis vieux, je vais bientôt mourir, aujourd'hui ou demain. J'attends mon apocalypse personnelle mais, qui sait ? je verrai encore l'apocalypse générale qui emportera tout.

— Détenez-vous une solution pour empêcher le cataclysme final ?

— Aucune ! Mais j'ai toujours aimé cette idée de Nietzsche : quand il existe deux grandes puissances comme l'U.R.S.S. et les États-Unis aujourd'hui, c'est la plus forte des deux qui doit déposer les armes et se rendre. Paradoxe génial, non ? Plus de guerre ! Je suis le plus fort et je me rends ! La paix, la paix.

— On peut rêver. J'imagine parfois un dîner sous la Rose (comme chez les Anciens) où les grands de ce monde, frappés de sagesse et de lucidité, seraient condamnés à organiser la paix généralisée sur la planète.

— Trop tard ! Le monde va éclater bientôt, prédit Miller, le visage fendu d'un éclatant sourire.

— Et vous riez ?

— Je ris car je veux éclater avec lui !

— C'est une intuition qui vous hante depuis longtemps. Dans les Tropiques, vous écriviez déjà : « Demain, toutes les villes du monde s'effondreront en ruines, en cendres. Demain, tous les êtres civilisés du monde succomberont à l'acier et au poison ».

— Quand j'avais vingt-cinq ans, j'ai lu un livre qui m'a influencé pour toute ma vie : Le Déclin de l'Occident, d'O. Spengler. Notre civilisation est prise par l'artériosclérose : nous sommes dans la mort d'une culture et nous avons créé toutes les conditions de notre propre mort. C'est la fin. On a tout fait pour éclater. Et la Renaissance ? bêlent les optimistes. Trop tard !

 

Visiblement aux anges, Miller orchestre joyeusement la fin du monde. Ses mains dessinent le boum final, avant d'enchaîner :

— Même au milieu de la nuit, je reste joyeux. C'est mon tempérament. J'ai parfois prié pour que la planète soit balayée de toute sa lèpre ; je voulais l'anéantir parce que je n'en faisais pas partie.

— Vous rêviez au spectacle du chaos par nostalgie de l'absolu ?

— Oui, j'attaquais pour mieux me protéger. Mais vous êtes inquiet, je vois... parce que vous êtes jeune. Comment rêvez-vous l'avenir ?

— En rose utopie ! Je le rêve régénéré, ouvert, tolérant, un monde de terriens plutôt que des nationalistes qui auraient redistribué ses richesses. Un monde de désirs et non d'obligations... Mais notre planète perd ses amarres les unes après les autres : il suffit de lire les nouvelles du monde. C'est vous qui avez écrit que la Grèce était le cœur mythique du monde. Eh bien, à Cnossos, en plein midi, au milieu des ruines, on peut entrevoir dans cette civilisation minoenne réduite en miettes le fantôme futur de la nôtre. Nous serons anéantis avant que, dans cinq milliards d'années, notre galaxie n'explose et que le soleil ne gonfle.

— Dans le fracas infernal des dieux ! Ce sera merveilleux, cette explosion cosmique, l'infini absorbant l'infini, souffle Miller, ce silence d'avant la création, quelle sérénité !

— Mais que peut faire l'écrivain sinon souiller son papier de graffiti post-atomiques en guise de mise en garde ?

— Oh ! l'écrivain ne peut plus rien. Quel est le poète au vingtième siècle qui a secoué le monde comme l'a fait Hitler ? Quel texte aujourd'hui a bouleversé le monde comme l'a fait la bombe atomique ? Nous sommes dans les mains du Diable. À Cnossos, vous avez entrevu des vestiges de dieux.

— La réalité amplifie le poétique : n'avons-nous pas inventé de quoi faire sauter une centaine de fois la planète ? C'est un fait unique dans l'histoire de l'humanité... il suffit de quelques illuminés pour nous atomiser !

— Je ne voudrais pas manquer ça pour rien au monde, s'exclame Miller.

— Ce sera un spectacle sans spectateurs !

— Nous entrons dans l'ère du Verseau, la nouvelle vie, à condition d'un désarmement total sinon... Vous avez raison, nous vivons notre Saison en enfer.

— Rimbaud ne se voulait-il pas voyant ?

— Il l'était ! Il avait identifié son sort avec celui d'une époque qui, comme vous le disiez, est la plus décisive qu'ait jamais connue l'homme. Ou il périt, ou il apprend une nouvelle sagesse. Rimbaud a tout renié pour tout inventer. Nous, nous avons mis notre confiance dans la bombe, c'est la bombe qui exaucera nos prières.

— Le vrai poète a toujours vécu en paria.

— Aujourd'hui, il est en voie d'extinction. La poésie s'écrit en termes de chimie ou de physique nucléaire.

— Ces monstres se sont échappés des laboratoires.

— En plein dix-neuvième siècle, Rimbaud avait déjà constaté que la science n'était qu'une farce et la morale, comme la religion, bonne pour les cannibales. Il avait une lucidité de voyant : à la place de patriotisme, il écrivait tromperie.

— Vous avez écrit dans votre livre consacré à Rimbaud, Le Temps des assassins, que vous vous voyiez en lui comme dans un miroir.

— C'est vrai. Je l'ai découvert assez tard, Rimbaud. Heureusement pour moi ! Si je l'avais lu dans ma jeunesse, je me demande si j'aurais jamais écrit une seule ligne. Un astre brûlant, Rimbaud. Souvent, j'ai écrit des phrases de Rimbaud sur les murs de ma maison. J'aime en lui le côté rebelle, ce « mystique à l'état pur » comme disait Claudel.

— On parle d'apocalypse et de désastre nucléaire depuis le début de l'après-midi et chaque fois qu'on évoque cette mort générale, vous semblez jubiler. N'avez-vous vraiment pas peur de la mort ?

— Plus maintenant, et pourtant, j'ai déjà un pied dans la tombe ! Avant, je me suis débattu dans la peur et l'angoisse de la mort. Le ventre, l'utérus de la mort, le ventre de la femme me rappelait ce que je fus avant de jaillir des reins de ma mère : rien. Le mois dernier, mon ami Renoir est mort. Je n'ai pas pleuré. Je me suis dit : « Il est peut-être mieux là-bas que moi, ici ». Ma première opération, il y a six ans, m'a fait voir la mort de très près ; avant, je n'y avais pas vraiment pensé. En vous parlant, je me demande quand je n'ai plus eu peur de la mort.

Miller caresse son menton en laissant échapper de lents hmm, hmm. Son œil intérieur sonde le passé.

— Après la mort de mon père, reprend Miller, je n'ai plus eu peur. Sa mort m'avait bouleversé. Je me sentais subitement un mauvais fils, je pensais que j'aurais dû lui parler davantage. Je me traînais dans la maison, accablé de remords. La veillée du corps, avec ma mère, reste pour moi un souvenir sordide. C'est au cimetière d'Evergreen où il a été enterré que j'ai perdu la peur de la proximité de la mort, que j'ai réalisé une sorte d'apprentissage. J'aurais même voulu, comme un simple d'esprit, déterrer le corps de mon père et jouer avec ses os. Les vers de terre ne m'effrayaient plus.

— Vous ne parlez pas de la mort comme un Américain.

— Ah oui, pourquoi ?

— Parce que vos compatriotes maquillent leurs morts pour chasser la mort : ils parfument et embaument leurs cadavres. Dans leur cercueil capitonné, les morts ont l'air en meilleure santé que les vivants : les joues rosées, l'œil relevé, les cheveux gominés et parfois teints, les dents passées au blanc, le visage légèrement poudré, hâlé.

— On dirait que vous avez fait la tournée des macchabées de la région, relève Miller, l'œil rond.

— J'ai visité plusieurs maisons de pompes funèbres. Ce travestissement de la mort me fascinait. J'ai bavardé avec un mourant, à Cortland, (que Bill m'avait déniché dans son quartier) qui, toute sa vie, avait cotisé à une assurance spéciale pour bénéficier d'un enterrement fastueux. L'arme à gauche mais en première classe !

— C'est vrai : la mort, pour les Américains, doit être aseptisée. Niée en quelque sorte. Vite, vite, chassez l'odeur du cadavre.

— Et après la mort ?

— Je vous l'ai dit : mystère ! Mais, entre nous, j'ai l'impression que cela doit être chouette de l'autre côté. Sinon, quelle perte de temps, la vie !

Tous ces culs-de-sac à l'horizon, ces promesses de déflagration et la mort déguisée à l'américaine me renvoient à mes hantises viscérales. J'ai sans doute la peau tendue et la mine qui s'allonge. Miller, qui arrache l'une après l'autre les peaux de ses interlocuteurs pour toucher le noyau, s'en aperçoit et reprend :

— Connaissez-vous une histoire cocasse ? Ça nous changera les idées.

 

Cocasse ? Miller se cale dans son fauteuil, plissant les yeux comme un bouddha.

— En visitant une église ardennaise, mon ami Bernard et moi avions été frappés par la file de fidèles qui s'allongeaient devant le confessionnal. Il faut dire qu'à l'époque de nos vingt ans, singeant Rimbaud, nous affichions un anticléricalisme furibond. D'où l'étrange mascarade... Très tôt dans la matinée, Bernard prit place le premier dans le confessionnal, bientôt suivi par cinq ou six pécheurs. Pendant que le prêtre pénétrait dans sa loge, je me glissai dans la petite pièce derrière l'autel et m'emparai de la première soutane. Puis, j'avançai à petits pas vers le confessionnal et, à voix basse, murmurai aux fidèles : « Je suis le nouveau prêtre, je suis venu ici pour seconder mon collègue. Si vous voulez me suivre ». Une femme entre deux âges se leva et m'emboîta le pas : j'avais repéré un autre confessionnal de l'autre côté de l'autel. Pendant ce temps-là, Bernard tenait le prêtre en haleine en lui confiant les péchés les plus horribles dans une narration géométrique.

— C'est une idée d'écrivain et de voyeur, ça ! s'exclame Miller. Sonder les âmes en étant plongé dans l'obscurité.

— « J'ai commis une action coupable, ce matin, commença ma pécheresse, j'ai refusé du sel à ma voisine, par manque de charité, et je crois que je la déteste profondément. » Je me sentais coincé dans mon box divin, décontenancé par cette histoire de sel ; je m'attendais à des fantasmes honteux, à du morbide, à du Mauriac. « Demain, dis-je, offrez-lui une boîte de sel : vous serez pardonnée. » « Oui, mon Père. Dois-je prier ? » La curiosité me tenaillait. Qu'est-ce qui se cachait derrière ce sel anodin et cette haine mystérieuse ? « Ma sœur, dis-je doucement, aimez-vous votre mari ? » Silence. Craquement de chaise. Ma question ex abrupto la rendait méfiante. « Ne vous inquiétez pas, ma sœur, j'expérimente une nouvelle confession dans la perspective du renouvellement des sacrements. » « Ah ! bon, fit une voix rassurée. En vérité, mon Père, je m'efforce de l'aimer de toute mon âme, je vous le jure. » « Pourquoi cet effort ? L'amour n'est-il pas un sentiment naturel ? » « Je fais mon devoir d'épouse... » « Vous ne l'aimez pas vraiment ? » insistai-je. « Non, pas vraiment. » « Rêvez-vous parfois de le tuer ? « » « J'ai dit : Rêvez-vous ? » « Je n'ose l'avouer, mon Père... Oui. » « Vous aimez-vous encore charnellement ? » demandai-je avec une infinie pudeur. « Non », fit une voix blanche. « Depuis combien de temps, vous... » « Oh ! Vingt ans ... » « Vous avez quel âge ? » « Quarante-cinq ans. » « Votre mari est gentil avec vous, au moins ? » « Non, mon Père. C'est un violent, et il va chercher ailleurs ce qu'il ne veut plus chez moi. Je suis malheureuse, mon Père, malheureuse et désespérée. » La femme pleurait doucement et moi je n'en menais pas large. Derrière ce grillage, je sentais un tel désespoir et une telle résignation que je fus pris pour cette femme d'une folle pitié. Ce canular, loin de m'amuser, me faisait honte. « Offrez votre souffrance à Dieu. Et surtout ne désespérez pas, la vraie vie n'est pas ici. » J'avais la gorge serrée devant cette vie fichue : je lui disais exactement le contraire de ce que je pensais — mais que faire d'autre ? « Merci, mon Père, dit la femme, vous m'avez donné beaucoup de courage. » J'abandonnai ma soutane et rejoignis le vrai confessionnal où j'entendis la voix canaille de Bernard : « Oh ! mon Père, comme je voudrais expier cet infâme coït » ! Lui au moins, il s'était amusé. Vous souhaitiez une histoire cocasse. Mais l'est-elle vraiment ?

— Hmm... Elle est humaine, cette aventure, c'est-à-dire cocasse et tragique, dit Miller lentement, totalement humaine.

Nous regardons par la fenêtre. Le temps a filé. La nuit recouvre déjà l'océan Pacifique.