Jeudi
Ocampo Drive. Nous suivons le facteur de quelques pas. Ce petit homme au ventre arrondi avance en se balançant, les bras chargés de lettres et de paquets. Distribuer le courrier dans l'avenue de Miller n'est pas un cadeau de l'Administration des postes. Le gros homme repart du 444 tout léger. Miller nous rejoint au salon en poussant son relator. Aujourd'hui, la fente mince de ses paupières lui donne un visage de Chinois et lorsqu'il sourit, la fente se referme comme s'il regardait l'âme ou le cœur à travers l'œil.
— Hier, nous avons parlé d'amour, commencé-je, or quelques-uns de vos livres ont été condamnés en raison de leur caractère pornographique et obscène.
— Je m'attendais à cette question, me répond Miller avec un sourire rusé. Je vais vous répondre mais sachez que je ne suis ni un spécialiste ni un théoricien du sexe ! On me reprochait tout simplement d'écrire ma vie.
— Vous êtes devenu théoricien malgré vous et grâce à vos procès, en quelque sorte.
— Si vous voulez. Oui, j'ai écrit des choses obscènes mais jamais pornos : la pornographie a pour but de vous chatouiller les nerfs alors que l'obscénité, proche des rituels, éveille l'être à la réalité en rendant la sensation du réel plus intense.
— Dans ce sens-là, vous avez écrit : « Discutez la nature et le sens de l'obscénité est presque aussi difficile que de parler de Dieu ».
— Bien sûr ! Qu'est-ce que Dieu ? Qu'est-ce que l'obscénité ? Les dictionnaires restent vagues. Mais la liste des écrivains accusés d'obscénité depuis le début des temps est longue. L'obscénité pour laquelle on m'a poursuivi, diffamé, insulté même, appartient à une tradition littéraire existant depuis un millénaire ! Mais, pendant ces trois derniers siècles, la littérature anglo-saxonne s'est châtrée en perdant la notion de totalité. Mais je ne vais pas vous faire un cours de littérature.
— La peur de l'obscénité n'est-elle pas un effet du refoulement et de la culpabilité ?
— Je le crois : si les hommes allaient jusqu'au bout de leurs désirs, rien ne serait considéré comme obscène. Moi aussi, je me suis libéré de mon éducation puritaine à travers mes livres.
— Nous projetons sur l'Autre notre propre obscénité, celle que nous refusons avec horreur. Et puis dans obscenus, il y a déjà l'idée de « mauvais augure ». Si l'obscène menace, c'est qu'il refuse de jouer les règles du jeu social.
— Eh oui, toujours la crainte ! Jamais la source pure du désir. Toujours l'hypocrisie. À ceux qui font une grimace horrifiée, je dis : « Qu'est-ce pour vous une attitude sexuelle saine ? » Ils bafouillent des clichés. Je poursuis : « Vous ne saurez jamais, et moi non plus, retracer l'attitude de l'homme devant la sexualité depuis l'origine de la création, vous vous perdrez dans un labyrinthe dont le centre s'est perdu en cours de route ». Et puis je continue devant leur mine défaite : « L'artiste frappe fort pour éveiller avec le désir de convertir ; chaque fois que l'obscénité surgit, on sent la mort imminente d'une forme ». Une chose curieuse et révélatrice : les critiques ou les censeurs qui accusent les artistes contemporains d'obscénité, traitent avec plus de respect et de compréhension l'obscénité des primitifs ou des écrivains de l'Antiquité. Ils se justifient en disant très justement : « À d'autres civilisations, d'autres mœurs ». Et pourquoi, moi, devrais-je rester un être standard, un rhinocéros comme dit Ionesco ? Ils répondent à demi-mot : « Soyez original, soit, mais pas trop choquant ! Et surtout, pas vulgaire ! »
— À vous entendre, Henry, l'obscénité est une technique et un processus de purification.
— Exactement. L'obscénité est une technique comme celle des miracles dont usait Jésus-Christ.
— Vous aimez, je pense, vous identifier au Christ. Né un 25 décembre... Le Christ réveillait les morts et vous, vous réveillez les vivants.
— Hmm. Hmm. Oui, mes livres ont aussi fait des miracles. Ont sauvé des gens. Ont redonné du courage, goût à la vie. Mes « obscénités » n'ont jamais rendu un lecteur cancéreux ou vicieux. Je n'ai pas pourri la jeunesse, ni achevé des vieillards avec mes livres. Au contraire. Tenez : j'ai reçu la semaine dernière une lettre d'une vieille femme du Midi de la France : « En lisant Tropique du Cancer, vous m'avez fait découvrir l'amour. Merci, merci ». Non, ce qui me paraît obscène, ce sont les guerres et notre civilisation de haute technicité. Demain, la poésie s'écrira en bombes et en images nucléaires. Dans la guerre, l'homme peut se laisser aller : quand une planète baigne dans le sang, le crime n'a plus aucun sens. Vous avez écrit sur ce sujet dans Tête de truc, j'ai lu votre pièce le mois dernier. Après l'obscénité de la déflagration atomique, l'homme Truc se distrait dans l'obscénité des mots et des actes comme s'il lançait une prière invertie mais à qui ? Il n'y a plus personne ! Ça doit marcher sur scène, ça. J'ai bien aimé ce personnage : il participe seul à un violent processus de purification. Vous avez eu des ennuis avec cette pièce en Europe ?
— Non, pas du tout.
— Vous voyez, la situation évolue. O.K., O.K. C'est bon signe. Je crois avoir contribué un peu à cette évolution en rendant à la sexualité sa juste place.
— Là, vous vous prenez au sérieux.
— Peut-être un peu de vanité. Mais, en fait, je n'ai aucun mérite car, en écrivant, je cherchais avant tout à devenir moi-même.
— Mais que d'embûches juridiques pour être vous-même ! Avez-vous souffert des mandats d'amener, des procès ?
— Les procès, je m'en fichais ! Mais je craignais surtout d'être assailli par des détracteurs. Je redoutais leurs agressions, et la fin de ma tranquillité.
— Vous vous êtes quand même défendu par des écrits.
— Oui, j'ai écrit un ou deux livres grâce à des juges et à des magistrats. J'ai écrit à l'un d'eux : « Ce procès qui est le procès de la vie remonte à Prométhée ». C'est la vérité. Vous savez qu'on m'a presque enfermé pour Sexus en France. Ce livre choquait les gens de loi !
— Même votre ami Durrell vous a fait des reproches : « des explosions puériles d'obscénités », écrivait-il.
— Je lui ai répondu que j'avais couvé Sexus depuis longtemps et que j'avais écrit ce que je sentais — et surtout ce que j'avais envie d'écrire. C'était une manière de me voir tel que j'étais. Comment pouvait-on me reprocher cela ?
— Et vous vous êtes retrouvé en prison ?
— Oh non ! Hmm. Enfin presque. On m'a convoqué à une cour de justice : c'était une cour spéciale qui n'était pas destinée aux criminels — heureusement ! — mais à des hommes coupables de méfaits. Me voilà devant le juge avec mon avocat. « Vous devez me répondre honnêtement », répétait le juge. « Bien sûr, Monsieur le Juge », répondis-je le plus humblement possible. Ça durait déjà depuis plus d'une demi-heure et il fallait que j'aille aux toilettes. Je demande à voix basse à mon avocat où se trouvent les chiottes. Il me répond : « Il n'y en a pas ici. Faites ça dans votre pantalon ». Ce que j'ai fait. Et il y avait une petite rivière qui coulait jusqu'au juge. Ce n'était pas bon pour ma cause, you know, cette source obscène ! Mais le juge ne voulait pas voir cela.
— Il connaissait le refrain de la vessie des prévenus !
— Peut-être. Puis le juge haussa la voix. Je croyais qu'il allait me sermonner pour mon manque d'égards envers la cour. « Attention, Monsieur Miller ! La dernière question ! » Il prit une mine sombre, très sérieuse. Moi aussi. « Monsieur Miller, pensez-vous qu'un écrivain a le droit de tout dire, d'écrire tout ce qu'il veut dans un livre ? » Je connaissais évidemment ma réponse mais je feignis de réfléchir profondément, comme ça, la tête entre les mains... Puis, après un long silence, je lève la tête : « Monsieur le Juge, je crois que oui ». À ma réponse, un greffier applaudit sous son banc. Puis le juge descend de son estrade, royal dans sa robe rouge, se dirige vers moi et me donne l'accolade : « Monsieur Miller, vous êtes des nôtres, de la famille des Villon, des Rabelais ».
Un vrai spectacle, Miller, lorsqu'il mime ce genre d'histoires : il balaie l'espace de ses mains, tend son poing pour dramatiser l'action, plisse les yeux pour le suspense et puis invente des grimaces pour imiter le juge ou son acolyte. Cette aventure est-elle vraie ou fausse ? Est-ce un souvenir enfoui dans son imaginaire ou un épisode qu'il vient d'inventer ou d'arranger pour le plaisir ? Personne ne pourrait le dire, pas même Miller sans doute. J'ai l'impression qu'il écrit en parlant et qu'il joue tous les rôles, qu'il s'identifie à tous les personnages pour mieux les vampiriser.
— J'ai envie de vous dire : « Encore une histoire, Monsieur Miller !
— Mais c'est vrai ce que je vous raconte, insiste Miller un peu irrité de mon incrédulité.
— J'en suis sûr. Vous auriez pu être un acteur sublime, enchaîné-je.
— Acteur, oh ! non. Clown, peut-être, le clown du roi ou de Dieu !
— Aujourd'hui, vous croyez en Dieu ?
— Non. En fait, je n'en sais rien. Ce que je sais, ce que je sens, c'est que je suis un homme de Dieu et un homme du Diable. Rien d'éternel. Une chose m'a toujours frappé : Dieu est censé tout connaître mais il ne connaîtra jamais la mort. Enfin, Il a envoyé son fils pour mourir.
— Et pour ressusciter ! Vous aussi, vous seriez bien capable de ressusciter. Croyez-vous à la réincarnation ?
— J'ai l'intuition qu'avant, j'étais un mélange de Hun et de juif. Je crois que je n'ai jamais vécu de vie unique mais des vies multiples. Mes vies se sont fondues avec les vies des autres.
— Et dans votre prochaine vie, quel serait votre choix ?
— Je ne veux plus revenir ! C'est ma dernière tournée. Ça suffit.
— Pourtant, vous aimez la vie.
— Oui, mais la terre c'est l'enfer. Ailleurs, ça doit être mieux.
— Ailleurs, où ?
— Je l'ignore. Je le saurai bientôt — ou jamais !
— Cette terre est un enfer, dites-vous, mais un enfer où vous avez été protégé !
— Oh oui. On m'a sauvé plusieurs fois de la mort, de la pauvreté. Un jour que je voulais en finir, un ami m'a donné une pilule en me disant : « Adieu, Henry ! Je comprends ta souffrance. Il vaut mieux mourir ». Je prends la pilule, dis adieu à l'ami, avale la pilule, dis adieu à la vie, au monde, j'ai ouvert la fenêtre — il neigeait et il gelait à pierre fendre, je me suis déshabillé et je me suis couché sur le lit.
— Sans regrets ?
— Oh ! vous savez, à l'époque, June me faisait les pires choses et, côté littérature, l'échec total.
— Et la mort est passée à côté.
— Le matin, je me suis réveillé recouvert de neige. Mais pétant de santé ! Pas même un rhume ! L'ami m'avait donné un bon somnifère.
— Un astrologue grec vous a prédit une longue vie, je crois ?
— Une vie éternelle ! Il m'a dit que je ne mourrai jamais ! Que je me dissiperai dans la lumière.
— Il était sérieux ?
— Il était très impressionné, comme si j'avais en moi une part de divinité. Il me baisait les mains. Il a ajouté d'une voix confuse et étonnée : « Je vous vois sans argent ». Éternel mais sans le sou ! Il avait mis dans le mille. Là j'ai éclaté de rire.
— Vous croyez en l'astrologie ?
— Oui et non. Le sujet est sérieux, remonte aux origines des temps mais l'homme ne doit pas devenir prisonnier des étoiles. Il doit les déplacer ! Se jeter dans les trous noirs ! Mais les horoscopes quotidiens relèvent du non-sens et de l'imposture. Je pourrais les écrire moi-même : « Demain, faites attention, vous risquez des malheurs ! » ou « Demain, la chance vous sourira ». Non, j'ai de l'admiration pour les vrais astrologues comme madame Langmann qui a écrit un livre sur moi. C'est étonnant les coïncidences entre le jeu des astres et nos vies. Et c'est vrai que je me sens protégé. Et vous, vous connaissez des astrologues ? Ah oui, Philémon !
— Philémon se croit aussi protégé et dès qu'une tuile lui tombe dessus, il la transforme en cadeau astral.
— Moi je n'interprète pas la tuile, mais la tuile s'en va sur la tête d'un autre !
— Les gens qui font la queue chez Philémon ont peur. Ils ont soif d'être rassurés. Assis humblement sur leur chaise, dans l'antichambre de la Vérité, ils attendent que la porte s'ouvre... et, avec elle, leur destin. Il faut voir leurs regards éperdus, cette détresse.
— Oh ! je connais ça ! À New York, j'ai remplacé un ami psychanalyste au pied levé et sans aucune formation. Je gonflais les déprimés à bloc. Je leur disais : « Mais vous tenez une forme superbe. Dépensez votre argent pour des plaisirs, ne le gaspillez pas chez des gens comme nous ». Ils repartaient guéris et me laissaient quelques dollars. Quand mon ami revint, sa clientèle avait diminué.
— Encore des miracles.
— Oh, c'est plus facile de faire des miracles avec des humains que de multiplier des pains ou des cruches de vin. L'être humain est avide de miracles. Il recherche ces coups d'éclair, ces atmosphères tendues où le plomb se change en or.
— Vous avez assisté à des séances d'occultisme ?
— Non. Vous, si ?
— Une ou deux fois mais la prêtresse de l'endroit faisait tourner une minuscule table d'une dizaine de centimètres de hauteur. Vous auriez soufflé : la chaise s'envolait ! Et pourtant un public fasciné suspendait sa respiration devant ce numéro absurde.
— Mais quelle source d'inspiration sur l'humain — quel désastre aussi ! dit Miller en riant. Je crois que les charlatans finissent par croire eux-mêmes à leurs mensonges.
— Les gens préfèrent qu'on leur jette de la poudre aux yeux. La vraie recherche de l'ailleurs, de ce qui nous dépasse est trop souvent déniée, travestie. J'ai un ami, Jacques, qui lui est un vrai chercheur, sérieux et solitaire, il a créé un institut d'anthropocosmologie.
— Une nouvelle secte ? demande Miller, méfiant.
— Non, pas du tout. C'est une recherche philosophique et humaniste qui étudie la place de l'homme dans l'univers et les liens entre le « dedans » et le « dehors ».
— On apprend ça en Europe ?
— Non, c'est un autodidacte. À mon retour, je lui demanderai de dresser la carte astrale de notre rencontre : cela pourrait être amusant.
— Oh oui ! J'aime bien les gens qui délirent à mon propos en interprétant mon image cosmique. Parfois, ils disent des vérités.
— Jacques écoute les vibrations des êtres et des étoiles ; il arpente les sciences humaines et la Tradition, il ne rejette rien, il digère, il filtre. Il médite dans sa ferme en dehors des systèmes de pensées à la mode.
— C'est plutôt bon signe, non ? Philosophe et paysan, c'est un bon équilibre, la terre et le ciel.
— Le soir, pour manger, il tue une poule ou va arracher une salade. Heureusement, la métaphysique ne lui a pas coupé l'appétit.
— Je comprends cela ; à Paris, parfois je discutais des nuits entières de philosophie et ça me creusait terriblement. Je mangeais et je buvais toute la nuit. La philosophie nous renvoie à nos vides, à nos vérités trouées, il faut les combler d'une façon ou d'une autre.
— Vous aimez parler de philosophie ?
— J'aime parler de n'importe quoi en réalité. En parlant, l'être part à la découverte du réel, de lui et des autres. Parler de philosophie ou de Dieu ou comparer les chiottes suivant les pays, les religions, les époques, tout cela excite mon imagination, me fournit des idées — et puis le plaisir de parler et d'écouter, de donner et de prendre est irremplaçable. Si j'avais écrit tout ce que j'ai dit et entendu, je serais l'écrivain le plus prolifique de tous les temps !
— Toute cette salive.
— Pour rien ! s'exclame Miller. Car aujourd'hui, je sais que je ne sais pas grand-chose. L'univers, la création, la mort, la question de Dieu, tout cela... je n'ai aucune réponse à laisser à l'humanité. Pour moi, tout est mystère, mystère, mystère. Il n'y a rien que je puisse vraiment croire ni connaître. Mystère ! Et je suis content que tout cela soit mystérieux. Une vie pour en arriver là... pour revenir au commencement, à l'origine. Qui suis-je ? Je l'ai écrit, mais était-ce moi ou cet autre que j'ai extirpé des ténèbres ? Où vais-je ? D'où viens-je ? Mystère.
Silence métaphysique. L'air de Pacific Palisades vibre de questions sans réponse. Sandy traverse la pièce en me lançant un regard hargneux. Elle me déteste et ne s'en cache pas. Miller le voit et s'en amuse. Pour la taquiner, il lui dit en anglais que nous prolongerons peut-être notre séjour. Puis, un clin d'œil vers moi et, en français : « C'est une drôle de fille. Mais elle me supporte. Alors, je la supporte aussi ». Soudain, des rayons de soleil éclairent la pièce.
— La piscine ne vous tente pas ? fait Miller en brisant notre méditation.
Piscine chauffée au fond bleu faïence. Ninon et moi nageons à courtes brassées. Miller s'est installé au bord : il fixe le miroir de l'eau.
— Hmm... Hmm... Ce que j'ai nagé dans cette piscine ! fait-il. Maintenant c'est fini : je suis en trop mauvais état. Quand j'étais déprimé ou que l'idée de me suicider me traversait d'un éclair, ou bien je me mettais au lit jusqu'à ce que ça me passe, ou bien je barbotais dans la piscine.
Je nage sous l'eau, je remonte et parodie Freud :
— Dans l'eau, vous vous blottissiez dans l'image de votre mère, cette sensation vous rassurait.
— Consciemment, je nageais pour adoucir mes articulations. Vous savez, je crois que ma mère ne m'a jamais embrassé.
Un homme se dirige vers nous, torse nu, en maillot de bain. C'est Joe, le voisin qui vient nager chaque jour, été comme hiver. Une heure par jour.
— Joe n'attrape jamais de rhume grâce à ma piscine, plaisante Miller. Et puis Joe est très équilibré : cette eau tiède lave toutes ses angoisses de la journée. La peur ou le désespoir se dissolvent.
Avec sa carrure d'athlète bronzé et son large sourire, Joe ne souffre certainement pas de terreurs métaphysiques.
— Il est sensible à son corps, poursuit Miller, c'est une mode ici aux U.S.A. : manger nature, boire nature, marcher nature. C'est un leurre mais une forme de révolte contre notre civilisation chimique, technique, une manière de retrouver une poésie perdue. À propos de poésie, vous savez que j'ai eu un terrible choc dans votre pays en visitant Gand. La grande cathédrale. À l'intérieur, je découvre le triptyque des frères Van Eyck. Je ne suis pas chrétien pour un sou, mais devant cette œuvre, j'étais tellement ému que j'avais les larmes plein les yeux. Et Bruges ! Une ville à moi. Une ville de poète. Si j'étais né à Bruges au lieu de Brooklyn, qu'est-ce que j'aurais écrit ! Bruges miroite dans les yeux de Miller et Brooklyn, dans les miens. Ne préfère-t-on pas la ville des autres pour la transformer ou la reconstruire à notre image ? Nous nous séchons au thé chaud. Sandy apporte un plateau débordant de friandises. Elle annonce : « Vous avez le choix entre des biscuits fourrés ou des raisins secs. Les biscuits viennent d'une avocate de Suède et les raisins, d'un fermier du Texas. C'est tout ce qu'il y avait dans le courrier de cinq heures ».