Samedi

 

 

 

 

À la veille du week-end, Sunset Boulevard grouille de voitures. Moteur contre moteur, les enfumés de Los Angeles vont s'oxygéner sur la plage du Pacifique. À l'intérieur de leur big car, conducteurs et passagers avalent des hamburgers-à-étages, croquent du pop-corn, des peanuts, lèchent du marshmallow, sucent des fudjicle. C'est la fête de l'oralité sur quatre roues. Ocampo Drive : les citadins tondent leur pelouse et aspergent leurs roses d'un complexe de vitamines. Miller, lui, est plongé dans la théosophie de madame Blovatsky.

— Je ne vous ai pas encore montré ma cuisine et ma salle de bain, s'exclame Miller.

Il nous précède lentement, aidé de son relator.

La cuisine. Son menu préféré est collé au mur : « BATA YACUL, LES POIREAUX, LES ZUCCHINIS AD PERPETUUM, LE FOIE DE VEAU (YAM YAM). » Au milieu, son testament : « For Heaven's cake, no health food, no curry, no ketchup ! » En grand : « Pas de diététique s'il vous plaît ! »

Pas étonnant qu'il n'ait pas gravé sur son mur un hymne au porridge quotidien si cher à Sandy.

Dans le couloir, des inscriptions rongent le mur : « Tuez le Bouddha », « Amour, délice et organe au pluriel sont féminins », « Ne cherchez pas le miracle, vous êtes le miracle », « C'est l'aube exaltée où marchent les colombes ».

Nous voilà dans la salle de bain, ou l'intérieur du cerveau millérien ! Femmes, phrases, têtes d'écrivain, un mundala youngien, des emblèmes taoïstes, une reproduction de Bosch, le château de Louis II de Bavière, Hoki, sa cinquième femme, une tête de Gurdieff, des nus d'hommes et de femmes en joyeuses positions... Je lui lance :

— C'est un vrai musée fantasmatique, votre salle d'eau.

— Un peu comme mes aquarelles, j'adore la tête de Hermann Hesse — là, à gauche. C'est un écrivain qui m'a beaucoup influencé. Je donne le tuyau aux critiques. Il a une belle tête, regardez ces traits ! La plupart des écrivains ont le sang vicié à force d'être seuls avec leurs pensées.

 

Retour au salon : on s'installe au milieu de ses aquarelles. J'attaque notre partie de ping-pong verbal :

— Hier, nous avons déliré sur l'avenir de la planète. Mais comment voyez-vous l'avenir de la littérature ?

— Bientôt, il n'y aura plus de littérature, me répond-il du tac au tac. Les gens n'ont plus besoin de livres. La télévision engloutira tout. Je suis tout à fait pessimiste, achève-t-il en éclatant de rire.

— Si on ne lit plus, vous échapperez à la postérité.

— Peut-être pas, rétorque Miller en me lançant un clin d'œil ; je partage l'avis d'Emerson qui prétendait que l'avenir de la littérature sera l'autobiographie. Lire d'autres vies, entre deux feuilletons débiles de la télévision et quelques explosions atomiques !

— Et, selon vous, pas de Rimbaud du vingtième siècle à l'horizon ?

— Je n'en vois aucun pour le moment. Je n'appelle pas poètes des gens qui font des vers avec ou sans rimes. Un vrai poète change le monde ; ses images, son cri font bouillonner le sang de ses lecteurs, métamorphosent leur existence de cafard. Un langage symbolique de l'âme, un art thérapeutique.

— Ce qui me gêne, c'est que vous donnez une finalité presque morale — au sens large — à la création artistique.

— Oh ! non, je voulais dire ceci : l'artiste soigne — malgré lui ; il se délivre, et parfois, délivre les autres. La littérature est une affaire d'imagination et de pouvoir d'incantation du langage en relation charnelle avec la vie. La thérapie, c'est après coup.

— Depuis votre adolescence, vous avez été un dévoreur de livres, un boulimique de littérature ; je crois que votre estomac de lecteur a digéré cette bouillie quotidienne sans trop de gargouillis.

— Oui, j'ai toujours lu trois ou quatre livres à la fois. Plus maintenant, je n'ai plus qu'un œil. Vous savez, je lisais sans ordre, je lisais tout ce qui me passait sous les yeux, pas de programmes, pas de lectures. Mais, comme les vaches, je ruminais longuement.

— Et parmi les livres français ?

— Mon héros, c'est Blaise Cendrars, dit Miller avec tendresse. C'est un homme de la rue et un aventurier dans tous les domaines. Un grand écrivain. Et un grand cœur aussi — et c'est encore plus important. Mais Malraux ! Je n'ai jamais pu lire une ligne de Malraux. Trop héroïque ! C'est une encyclopédie sans cœur. C'est un mort.

 

Pan ! Malraux vient de s'écrouler à nos pieds, assommé par l'expression de Miller. Lui, il est encerclé de ses aquarelles et de ses dessins naïfs où rouges, jaunes, bleus et verts se juxtaposent et se livrent bataille pour faire jaillir un monde fantasque ou pathétique.

Des visages humains surgissent comme des mirages à travers des paysages où s'enfoncent de petits personnages. Certaines aquarelles sont rayées par des inscriptions écrites et peintes en majuscules : « Je ne suis pas plus con qu'un autre », « Je m'en fous des putains », « Entrez sans frapper », « Dokyo Yama-San », « Hara-Hari », « Fuck a duck », « Les jours s'en vont, les femmes également mais, moi, je reste intact ».

— Vous avez dit un jour : « Chez moi, c'est l'Ange qui peint et le Diable qui écrit ».

— C'est vrai car en peignant, j'ai redécouvert une tendresse nouvelle. Celle-là, dit-il en désignant une aquarelle d'Insomnia, reflète mes variations d'humeur sur le coup de trois heures du matin.

— J'aime beaucoup cette reproduction.

— Vous la voulez ?

— Avec plaisir.

— Vous savez, Pascal, je ne croyais pas que je pouvais peindre. J'étais tout à fait ignorant des choses de la peinture. Mais quand j'ai rencontré de grands peintres, tous, ils m'ont dit : « Vous, vous êtes un peintre ! » Je répondais : « Mais je ne sais même pas comment faire un dessin ! » « Ce n'est rien, poursuivaient-ils, continuez ! Et surtout ne prenez pas de leçons ! »

— Une leçon que vous avez suivie à la lettre.

— Oh oui ! Hmm... Picasso (que je n'ai jamais rencontré) a dit dans une exposition d'œuvres d'enfants à Chagall ou à Léger : « Ah ! Si seulement nous pouvions encore faire ça aujourd'hui ! » C'est un grand mot. Avec la connaissance, on perd toujours quelque chose. Ce dont nous avons besoin, c'est du courage, de l'âme, de la sensibilité et ça...

 

Miller fait des pieds de nez en rigolant.

— C'est un leitmotiv chez vous ce rejet hargneux de tout système d'éducation.

— Oui ! Oui ! Oui ! Il faudrait faire exploser toutes les écoles. Ici, en Amérique, on étudie tout et il y a des cours pour tout. Et voyez le niveau intellectuel des Américains : débile ! De vrais arriérés culturels ! Et, pourtant, on étudie — et cela coûte cher ! On étudie même comment écrire, comment créer. C'est le non-sens. On étudie tout... sauf la vie. Ce qu'il faut absolument, c'est apprendre tout par soi-même à travers l'expérience, la vie, les livres happés de-ci, de-là, surtout ne pas subir l'instruction et les instructions des autres.

— C'est une position élitiste, pour un tout petit lot d'autodidactes.

— Vous prétendez cela parce que vous êtes professeur vous-même.

— Je crois qu'on peut apprendre à apprendre, justement.

— Quelle horreur ! Imposer des méthodes d'apprendre. Il faut apprendre sans discipline.

— Il faut susciter le désir d'apprendre, de faire le chemin soi-même — quitte après à se révolter contre l'acquis : c'est d'ailleurs ce que vous faites.

— La plupart des enseignés perdent le désir de se révolter.

— C'est vrai.

— Franchement, je me demande comment vous pouvez à la fois enseigner et écrire.

— Un auditoire, c'est un peu comme un univers en miniature : un amas de différences, de bourgeonnements, d'explosions, de conformismes.

— Je ferai semblant de vous croire, sourit Miller en me prenant le bras. Je crois plus au dialogue entre Socrate et un disciple qu'au système de l'éducation, en général. Le plus grand bonheur et la plus grande chance pour un enfant seraient que ses parents disparaissent dès sa naissance et qu'il s'en sorte par lui-même.

— À nouveau, dis-je, seuls les plus forts s'en sortiront et les autres seront encore plus débiles que les enseignés que vous plaignez tant.

— C'est une autre façon de voir. Mais je crois que j'ai été marqué par ma très courte carrière de professeur d'anglais à Dijon. C'était funeste et grotesque à la fois. Le censeur avec sa perruque sur la tête et sa voix de colonel ! Le surveillant général, sinistre ! Et, dans les couloirs, des bustes de Racine, de Corneille, de Voltaire mais ni de Villon, ni Rabelais, ni Rimbaud. Les collègues étaient inexistants, médiocres. Les élèves devaient avaler leurs préjugés, leur vision étriquée de l'existence, sinon... J'avais envie de mettre le feu à cette prison.

— Votre première leçon fut remarquée, si je me souviens bien !

— Hmm... Je devais les entretenir en anglais de la civilisation américaine. Alors j'ai commencé ma classe en leur expliquant comment les éléphants faisaient l'amour.

— Vous aviez appris cela ?

— J'avais quelques notions de physiologie éléphantesque, puis... hmm... j'ai improvisé. Les élèves applaudissaient : « Encore ! Encore ! » Le lendemain, ma classe était bourrée. Je leur disais : « Allez-y, demandez-moi n'importe quoi ! » Et les questions se déchaînaient.

— Vous auriez fait un fabuleux prof.

— Vous savez, ce lycée ressemblait à un asile de fous. Dans une autre école, le censeur m'aurait fichu dehors !

— Vous avez gardé un meilleur souvenir de Paris que de Dijon ?

— À Paris, je me promenais jour et nuit quand je n'écrivais pas. Je connaissais Paris mieux que les Parisiens et, surtout, les petits restaurants bon marché et les bordels aussi. Je sympathisais souvent avec les prostituées. J'ai pris beaucoup de notes à Paris : la ville et la vie m'électrisaient.

 

Le regard de Miller s'envole ailleurs... vers la terrasse des bistrots et des cafés de Montparnasse ou de Saint-Germain, dans ce Paris des années 30 où il déambulait les poches vides et les idées plein la tête. C'est dans Tropique du Cancer qu'il déclare Paris « cité éternelle ». C'est ce Paris tumultueux et insolite que je revois dans ses yeux brillants... l'hôtel du Tombeau des Lapins, la Madone des Sandwichs de la rue Mademoiselle, les légendes des Pissoirs, les Abattoirs de Vaugirard, les Abattoirs hyppophagiques où Miller, en apercevant des taches de sang, crut que c'étaient les siennes, les Momies du Trocadéro, le Wépler de la place Clichy où il collectionnait les menus et le nom des grands vins...

— Avez-vous la nostalgie de Paris ?

— Oui, je l'avoue, mais je ne vis pas dans le passé. J'ai des souvenirs au présent. Regardez ici, à Pacific Palisades, c'est une morgue, un peu comme en Allemagne. Pas de vie, pas de fantaisie. Tout est trop propre. Aseptisé, mort. Vous entendez les tondeuses à gazon. Pas un habitant de Pacific Palisades ne sacrifierait sa tondeuse du samedi après-midi ! C'est leur prière au Bien-Être.

— Vous menez une vie plus calme qu'à Paris.

— Ma vie ici est réglée, sereine, au lieu d'être joyeuse. C'est comme un plateau. Mais je reçois des amis : la semaine dernière, j'avais ici deux Vietnamiens, l'un d'entre eux était mon traducteur et j'ignorais que j'étais traduit en vietnamien. Ils se sont sauvés de là-bas, ils étaient assez misérables. Je leur ai donné un peu d'argent et des aquarelles : elles valent bien deux mille dollars maintenant.

— À part Big Sur, votre ex-petit paradis, considérez-vous toujours l'Amérique comme un « cauchemar climatisé » ?

— Plus que jamais ! Surtout les grandes métropoles qui vont s'écrouler un jour ou l'autre. La vie est devenue inhumaine ici, nous sommes une nation d'intoxiqués. Nous vivons notre effondrement.

— C'est pourtant le pays de la technologie de pointe.

— Du gadget, oui : les frigos qui marchent, la télévision en relief, les robots ménagers... Mais où se niche l'âme de ce pays ?

— Vous avez écrit je ne sais plus où : « Je préfère encore me nourrir de crottin de cheval à Majorque plutôt que de manger à Cleveland des charlottes à la crème ».

— J'ai écrit cela ? Sans doute. Je suis encore d'accord. Cleveland est un trou perdu, sinistre, infâme.

— Et New York ?

— C'est l'enfer glacé, la solitude totale, la saleté.

— Quand vous parlez de New York ou de l'Amérique, je sens chez vous une telle déception qu'à la place de New York, je vois une mère qui vous aurait rejeté.

— Je n'avais pas songé à cela.

— Derrière la hargne, la haine et les crachats dont vous avez maculé votre pays, je sens une forme d'amour qui n'ose pas dire son nom.

— Là, vous exagérez, ironise Miller, je parie plutôt que New York vous fascine, vous !

— Tout à fait, mais de façon ambiguë car après New York, quid ? New York ne peut que s'écrouler. C'est la décomposition et la dérive en direct ! Tous ces trous, ces égouts d'où émergent les cafards, la vermine à l'assaut d'un peu de chair, le drogué à l'assaut de sa victime, toutes ces poubelles éventrées, et ces clochards à moitié morts qui sortent de la terre après minuit...

— Le sordide vous attire, je pense.

— Mais la vie enjambe la mort à New York, comme les passants, un type écroulé sur le trottoir. La vie éclate dans toutes ces oppositions, ces contradictions qui se croisent et se mêlent. Il y a presque tous les échantillons de l'humanité dans cette ville, un va-et-vient électrique, la Babel de l'an 2000, et tout y paraît possible... les rêves insensés, les rencontres inouïes.

— Oui, ça c'est vrai. Mais les gens sont déshumanisés : des cadavres à la dérive, les poches bourrées de pop-corn et de coke.

— Mais pourquoi restez-vous ici ? Pourquoi pas Paris ou la Grèce ?

— J'ai toujours pensé que je vivais dans ce pays mais que je n'étais pas de ce pays. Maintenant, je ne sors plus de ma maison, cela n'a plus d'importance. Vous savez, je voyage intérieurement.

— Comme un citoyen du monde.

— Exactement. Je peux être en Chine, au Tibet, à Paris. Je voyage dans ma tête. C'est plus riche et moins fatigant.

 

Sandy fait une irruption bruyante dans la pièce : « It's Brenta who is just arriving ».

— Oh, Brenta ! s'exclame Miller, Brenta ! Quelle joie ! Qu'elle entre ! Qu'elle vienne ! Brenta !

 

Miller ne tient plus en place. Il me lance des sourires, des œillades et me glisse à l'oreille : « Je vous expliquerai demain ». Il renoue son peignoir, se passe la main sur le crâne pour se peigner quelques cheveux imaginaires. Ou je me trompe ou Miller se conduit en amoureux qui attend son amoureuse. Quel âge a donc cet homme en face de moi qui trépigne comme un adolescent à son premier rendez-vous ? La vie sans cesse recommencée ! Cet amour de la vie illumine son visage, redresse son corps, le rend léger. Il se serait envolé vers Brenta que je n'aurais même pas cru à un miracle !

Brenta fait son entrée : grande, les cheveux noirs, élégante et soigneusement maquillée. Elle embrasse Miller sur la bouche et nous salue. Elle parle comme au cinéma en ménageant des effets : son accent chante un peu. Beaucoup de charme. Miller succombe : sourire d'ange, yeux brillants, hmm... de miel. Miller ailleurs, la main dans celle de Brenta. Il flotte, il voyage. Il semble avoir oublié la réalité, l'Amérique, Rimbaud, l'apocalypse proche. L'amour. L'amour qui le transfigure. Dans ce nid de tourtereaux, Ninon et moi sommes devenus deux aquarelles ou deux gouaches de trop. Nous glissons vers la porte. La refermons sans bruit. Les tondeuses à gazon se sont tues. Bonne soirée, Henry !