La voiture traversa la rivière et gravit la colline. Avant même d’apercevoir les Douze Chênes, Scarlett vit un nuage de fumée paresseusement accroché à la cime des grands arbres et huma les odeurs confondues d’un feu de bois et des quartiers de porc et de mouton rôtis.
Les foyers creusés à même le sol où, depuis la veille au soir, lentement, se consumaient les bûches de noyer devaient ressembler maintenant à de longues auges remplies de braises au-dessus desquelles tournaient sur des broches les viandes dont le jus s’écoulait goutte à goutte et grésillait en tombant dans le feu. Scarlett savait que ces senteurs portées par la brise légère venaient du petit bois de chênes planté derrière la maison. C’était toujours là que John Wilkes donnait ses pique-niques. On s’installait le long de l’agréable pente qui menait à la roseraie. Il y régnait une ombre délicieuse et on y était bien mieux que chez les Calvert par exemple. Mme Calvert n’aimait pas ce qu’on mangeait aux pique-niques et déclarait qu’après sa maison sentait le graillon pendant plusieurs jours ; aussi les invités allaient-ils étouffer à un quart de mille de chez elle, en un endroit bien plat où il n’y avait pas un pouce d’ombre. Mais John Wilkes, renommé dans tout l’État pour son hospitalité, savait vraiment ce que c’était qu’un pique-nique.
Les longues tables soutenues par des tréteaux et recouvertes de ce que les Wilkes avaient de plus beau en fait de linge étaient toujours dressées là où l’ombre était la plus dense. De chaque côté s’alignaient des bancs sans dossier et, pour ceux qui ne les aimaient point, on disposait au hasard dans la clairière des chaises, des poufs et des coussins. Assez loin de là pour que la fumée ne gênât pas les invités, étaient creusés les foyers où cuisaient les viandes et, auprès d’eux, étaient posées les grosses marmites d’où montaient de succulentes odeurs de sauce et de ragoût. Chez M. Wilkes, il y avait au moins une douzaine de nègres qui, armés de plateaux, ne cessaient d’aller et venir en courant pour servir les convives. Derrière les granges était toujours creusé un autre foyer. Là, les domestiques de la plantation, les cochers et les femmes de chambre des invités se régalaient de galettes, d’ignames, de tripes de porc, ce plat dont les nègres sont si friands et, la saison venue, de pastèques dont ils avaient à profusion.
Les narines palpitantes, Scarlett, gourmande, aspira la bonne odeur de porc frais et croustillant, tout en souhaitant avoir faim lorsqu’il serait cuit à point. Pour le moment, elle avait tellement mangé, elle était si fortement sanglée dans son corset qu’elle avait tout le temps peur d’être malade. Ce serait un désastre, car seuls les vieux messieurs et les vieilles dames pouvaient l’être sans encourir la réprobation des témoins.
La voiture arriva en haut de la côte et la blanche demeure offrit à Scarlett ses proportions parfaites. Ses hautes colonnes, ses larges vérandas, son toit plat lui conféraient une beauté de femme, de femme belle si sûre de son charme qu’elle peut prodiguer à tous sa grâce et sa générosité. Scarlett aimait encore plus les Douze Chênes que Tara, car ils avaient une beauté majestueuse, une dignité douce que ne possédait point la maison de Gérald.
L’allée, qui décrivait une large courbe, était encombrée de chevaux de selle et de voitures. Les invités mettaient pied à terre et interpellaient leurs amis. Des nègres, énervés comme toujours quand il y avait une réception, conduisaient en souriant les bêtes à l’écurie pour leur ôter leurs harnais ou leurs selles. Des nuées d’enfants, blancs et noirs, poussaient des cris, se poursuivaient sur la pelouse au gazon frais poussé, jouaient à la marelle ou aux quatre coins et annonçaient à l’avance les prouesses qu’ils allaient accomplir à table. Le vaste vestibule qui traversait la maison dans toute sa largeur grouillait de gens et, au moment où s’arrêta la voiture des O’Hara, Scarlett vit des jeunes filles en crinoline, chamarrées comme des papillons, monter et descendre l’escalier en se tenant par la taille. Elles s’arrêtaient, se penchaient par-dessus la rampe délicate, riaient aux éclats et appelaient les jeunes gens restés en bas.
Par les baies vitrées larges ouvertes, Scarlett aperçut les dames plus âgées assises au salon. Sérieuses dans leur robe de soie noire, elles jouaient de l’éventail, s’entretenaient de leurs bébés, parlaient de maladies et de mariages. Portant un plateau d’argent, Tom, le majordome des Wilkes, se faufilait entre les groupes, s’inclinait, souriait et présentait de grands verres à des jeunes gens en jaquette mastic et pantalon gris.
Sur le devant de la maison, la véranda ensoleillée était pleine d’invités. Scarlett pensa que tout le comté était là. Les quatre fils Tarleton et leur père étaient appuyés contre les hautes colonnes. Inséparables comme toujours, les deux jumeaux, Stuart et Brent, se tenaient côte à côte, Boyd et Tom demeuraient auprès de leur père, James Tarleton. M. Calvert ne quittait pas son épouse yankee qui, même après quinze ans de séjour en Géorgie, ne semblait jamais se trouver bien là où elle était. Tout le monde était très poli et très aimable avec elle parce qu’on la plaignait, mais personne ne pouvait oublier qu’elle avait aggravé le défaut initial de son origine en étant la gouvernante des enfants de M. Calvert. Les deux Calvert, Raiford et Cade, étaient là avec leur sœur, la blonde et sémillante Cathleen, et s’amusaient à taquiner Joe Fontaine, au visage basané, et Sally Munroe, sa jolie fiancée. Alex et Tony Fontaine glissaient à l’oreille de Dimity Munroe des paroles qui soulevaient son hilarité. Des familles avaient fait le voyage de Lovejoy, d’autres de Fayetteville et de Jonesboro, d’autres étaient même venues d’Atlanta et de Macon. La maison semblait trop petite pour ses hôtes. Sans cesse s’élevait et retombait un murmure confus fait de propos hachés, de cris, d’appels et de rires pointus de femmes.
Sur le perron, John Wilkes, la chevelure argentée, la taille bien droite, répandait autour de lui un charme paisible et prodiguait les trésors de son hospitalité comme, en été, le soleil de Géorgie prodigue sa chaleur. À ses côtés, Honey Wilkes se trémoussait et étouffait de petits rires niais en disant bonjour à chacun des nouveaux venus.
Honey affichait un peu trop son besoin maladif de plaire à tous les hommes et son attitude contrastait vivement avec le maintien si parfait de son père. Scarlett pensa qu’après tout il y avait peut-être du vrai dans les paroles de Mme Tarleton. À coup sûr, chez les Wilkes, les hommes étaient bien mieux que les femmes. Les cils dorés et épais qui frangeaient les yeux gris de John Wilkes se retrouvaient clairsemés et décolorés chez Honey et chez sa sœur India. Honey avait un curieux regard de lapin ; quant à India, le seul mot de laide suffisait à la dépeindre.
On ne voyait India nulle part, mais Scarlett savait qu’elle était probablement à la cuisine en train de donner ses dernières instructions aux domestiques. « Pauvre India, pensa Scarlett, elle a eu tant de mal à tenir la maison depuis la mort de sa mère qu’elle n’a jamais pu avoir de soupirant, sauf Stuart Tarleton, et ce n’est certainement pas ma faute s’il m’a trouvée plus jolie qu’elle. »
John Wilkes descendit le perron pour offrir le bras à Scarlett. Au moment précis où elle mettait pied à terre, elle vit Suellen faire des grâces et elle devina que sa sœur avait aperçu Frank Kennedy dans la foule.
« On n’a pas idée de ne pas choisir un soupirant un peu mieux que cette vieille fille en culottes ! » se dit-elle tout en gratifiant John Wilkes d’un sourire de remerciement.
Frank Kennedy accourait vers la voiture pour aider Suellen, qui se rengorgea au point que Scarlett eut envie de la gifler. Frank Kennedy avait beau être le propriétaire le plus riche du comté et avoir fort bon cœur, cela ne l’empêchait pas d’être frêle et nerveux et d’avoir quarante ans, une petite barbiche blond roux et des allures de vieille fille affairée. Néanmoins Scarlett se rappela son plan. Elle prit sur elle, adressa à Frank Kennedy un tel sourire qu’il s’arrêta court, les bras tendus vers Suellen et, agréablement surpris, se mit à rouler des yeux en regardant Scarlett.
Tout en échangeant de menus propos avec John Wilkes, Scarlett essaya de découvrir Ashley, mais il n’était pas sous la véranda. Une douzaine de voix lui crièrent bonjour et Stuart et Brent Tarleton se portèrent au-devant d’elle. Les petits Munroe se précipitèrent pour admirer bruyamment sa robe et elle fut bientôt le centre d’un cercle de gens qui parlaient tous plus fort les uns que les autres afin de se faire entendre par-dessus le vacarme. Mais où était donc Ashley ? Et Mélanie, et Charles ? Tout en s’efforçant de ne pas se trahir, elle chercha autour d’elle et plongea son regard dans le vestibule où discutait un groupe joyeux.
Tandis qu’elle bavardait, riait et n’arrêtait pas de regarder à la dérobée tantôt à l’intérieur de la maison, tantôt dans la cour, ses yeux se posèrent sur un inconnu. À l’écart, dans un coin du vestibule, il la dévisageait avec une insolence qui lui procura en même temps ce plaisir qu’éprouve toute femme remarquée par un homme et la sensation gênante que sa robe était trop décolletée par-devant. Il avait l’air vieux ; il portait au moins trente-cinq ans. Il était grand, bâti en force. Scarlett pensa qu’elle n’avait jamais vu d’épaules si larges, si musclées qu’elles en étaient presque trop fortes pour appartenir à un homme du monde. Lorsque ses yeux rencontrèrent les siens, il sourit et découvrit des dents dont la blancheur animale était rehaussée par une moustache noire coupée court. Il avait le teint hâlé d’un pirate, le regard conquérant et sombre d’un boucanier jaugeant le galion qu’il va aborder ou la jeune fille qu’il va enlever. Il souriait avec une telle effronterie, sa bouche avait une telle expression d’ironie cynique que Scarlett en eut le souffle coupé. Elle se disait que son attitude aurait dû l’offenser et elle s’en voulait de ne pas ressentir cette offense. Elle ignorait qui il pouvait bien être, mais quelque chose dans son visage indiquait qu’il était de bonne naissance. Cela se voyait dans le nez mince et busqué au-dessus de ses lèvres rouges et pleines, dans le front haut et les yeux bien fendus. Elle détourna les yeux sans lui rendre son sourire et lui-même fit volte-face en entendant appeler « Rhett ! Rhett Butler. Viens ! Je veux te présenter au cœur le plus dur de toute la Géorgie. »
Rhett Butler ? Ce nom disait quelque chose à Scarlett, il s’y mêlait le souvenir d'une histoire scandaleuse et amusante, mais comme elle ne pensait qu’à Ashley, elle passa outre.
« Il faut que je grimpe là-haut pour me redonner un coup de peigne, dit-elle à Stuart et à Brent qui tentaient de l’entraîner hors de la cohue. Vous autres, les garçons, attendez-moi et ne vous avisez pas de filer avec une autre jeune fille, sans quoi je fais une scène. »
Elle pouvait voir que Stuart ne serait pas facile à prendre ce jour-là pour peu qu’elle s’avisât de flirter avec quelqu’un d’autre. Il avait bu et Scarlett savait que, quand il avait sa mine arrogante et belliqueuse, les choses risquaient de s’envenimer. Elle s’arrêta dans le vestibule pour parler à des amis et dire bonjour à India qui, la chevelure en désordre, de petites gouttes de sueur au front, sortait de la cuisine. Pauvre India ! C’était déjà bien assez d’avoir les cheveux et les cils filasse et le menton en galoche des caractères têtus, sans avoir, par-dessus le marché, à vingt ans, déjà l’air d’une vieille fille. Elle se demanda si India lui en voulait beaucoup d’avoir détaché Stuart d’elle. Quantité de gens prétendaient qu’elle continuait de l’aimer, mais on ne pouvait jamais dire à quoi pensaient les Wilkes. Si elle lui en voulait, elle n’en laissait jamais rien paraître et traitait Scarlett avec la même réserve et la même affabilité que jadis.
Scarlett échangea quelques propos aimables avec elle et se dirigea vers le grand escalier. Elle ne s’y était pas encore engagée qu’elle s’entendit appeler d’une voix timide et, se retournant, elle vit Charles Hamilton. C’était un joli garçon. Ses cheveux noirs bouclaient en mèches folles sur son front blanc et ses yeux brun foncé étaient francs et doux comme ceux d’un chien de berger écossais. Bien pris dans son pantalon moutarde et sa jaquette noire, il portait une chemise plissée et la plus large et la plus élégante des cravates noires. Il rougit légèrement, car il n’était guère hardi avec les femmes. Pareil à la plupart des timides, il admirait beaucoup les jeunes filles vives et toujours à leur aise comme Scarlett. Jusque-là, celle-ci ne lui avait jamais témoigné qu’une amabilité de commande et il manqua perdre le souffle en voyant son sourire radieux et les deux mains qu’elle lui tendait.
« Tiens ! Mais c’est vous, Charles Hamilton, c’est vous ! Je parie que vous avez fait le voyage d’Atlanta rien que pour venir briser mon pauvre cœur ? »
Les petites mains tièdes de Scarlett dans les siennes, Charles faillit bafouiller tant il était ému. C’était ainsi que les jeunes filles parlaient aux autres jeunes gens, mais pas à lui. Il ne savait pas pourquoi, mais les jeunes filles le traitaient toujours en frère cadet et, si elles étaient très gentilles, elles ne prenaient jamais la peine de le taquiner. Il souhaitait toujours rencontrer des jeunes filles pour flirter et folâtrer avec lui comme elles le faisaient avec les jeunes gens beaucoup moins bien et moins gâtés par la fortune. Mais les rares fois où cela lui arrivait, il ne savait jamais que dire et sa gaucherie le mettait au supplice. Alors, la nuit, les yeux grands ouverts, il pensait aux galanteries charmantes qu’il aurait dû débiter, mais il n’avait pour ainsi dire jamais l’occasion de placer ses compliments, car les jeunes filles le laissaient tranquille après un ou deux essais.
Même avec Honey, il restait sur la défensive et ne disait rien, et pourtant il était question de les marier à l’automne, quand il aurait atteint sa majorité. Parfois il lui arrivait de nourrir le sentiment peu aimable que les coquetteries d’Honey et sa façon de le traiter avec désinvolture ne s’appliquaient pas spécialement à lui. Elle avait la tête tellement tournée par les hommes qu’elle risquait de se comporter ainsi avec le premier venu pour peu qu’elle en eût l’occasion. Ce projet de mariage ne souriait pas beaucoup à Charles, car Honey ne soulevait en lui aucune de ces émotions qui, à en croire ses livres préférés, étaient le propre des amants passionnés. Il avait toujours rêvé de l’amour d’une créature magnifique, malfaisante et ardente.
Et, tout d’un coup, Scarlett O’Hara lui reprochait, pour le taquiner, de vouloir lui briser le cœur !
Il essaya de trouver quelque chose à dire et n’y parvint pas, mais en lui-même il bénit Scarlett d’entretenir toute seule un bavardage qui lui évitait de parler. C’était trop beau pour être vrai.
« Alors, attendez ici que je revienne. Je veux être avec vous au pique-nique. Et n’allez pas faire la cour à une autre, parce que je pourrais bien vous faire une scène de jalousie. »
Les lèvres rouges encadrées de leurs fossettes avaient prononcé ces paroles incroyables et les cils noirs s’étaient modestement rabattus sur les yeux verts.
« Non », finit-il par murmurer dans un souffle sans pouvoir se douter que Scarlett trouvait qu’il ressemblait à un veau attendant le boucher.
Elle lui donna sur le bras une petite tape de son éventail et, en se retournant, elle vit l’homme qu’on appelait Rhett Butler. Il se tenait à quelques pas de Charles et il avait dû surprendre toute la conversation, car il adressa à Scarlett un sourire malicieux de matou. Et, une fois de plus, il l’enveloppa d’un regard totalement dépourvu du respect auquel elle était habituée.
« Cornebleu ! se dit Scarlett indignée en empruntant le juron favori de Gérald. On dirait… on dirait qu’il m’a déjà vue sans chemise », et, relevant la tête, elle monta l’escalier.
Dans la chambre à coucher où l’on avait déposé les cartons des robes, elle trouva Cathleen Calvert qui se rajustait devant la glace et se mordait les lèvres pour qu’elles parussent plus rouges. Des roses piquées dans sa ceinture rappelaient le teint de ses joues, et ses yeux couleur bluet brillaient de plaisir.
« Cathleen, lui dit Scarlett en s’efforçant de remonter son corsage, quel est ce vilain monsieur qu’on appelle Butler ?
— Comment, ma chère, tu ne sais pas ? » murmura Cathleen en surveillant du coin de l’œil la pièce voisine où Dilcey et la mama des Wilkes papotaient. « Je ne crois pas que M. Wilkes ait beaucoup tenu à le recevoir, mais il se trouvait chez M. Kennedy à Jonesboro pour une affaire de coton, je crois, et, bien entendu, M. Kennedy l’a amené avec lui. Il ne pouvait pas venir ici et le laisser tout seul.
— Mais qu’est-ce qu’on lui reproche donc ?
— Ma chère, il n’est pas reçu dans le monde !
— Sérieusement ?
— Je t’assure. »
Scarlett se tut et réfléchit. Jamais auparavant elle ne s’était trouvée sous le même toit qu’une personne qu’on ne recevait pas. C’était passionnant.
« Qu’a-t-il donc fait ?
— Oh ! Scarlett. Il a une réputation épouvantable. Il s’appelle Rhett Butler. Il est de Charleston. Ses parents sont parmi les gens les mieux de là-bas, mais ils se refusent même à lui adresser la parole. Caro Rhett m’a parlé de lui l’été dernier. Ils ne sont pas parents, mais elle sait exactement à quoi s’en tenir sur son compte ; tout le monde, d’ailleurs. Il a été mis à la porte de West Point[13]. Pense donc ! Et encore, pour des choses si laides que Caro n’a même pas pu savoir ce que c’était. Et puis, il a eu une histoire avec une jeune fille qu’il n’a pas épousée.
— Raconte-moi cela, je t’en prie !
— Tu ne sais donc rien, ma chérie ? Caro m’a tout raconté l’été dernier et sa mère en mourrait si elle savait que Caro se doute même de ces choses-là. Eh bien ! Ce M. Butler a emmené une jeune fille de Charleston en buggy. Je n’ai jamais su qui c’était, mais je devine. Elle ne devait pas être très comme il faut, sans quoi elle ne serait pas sortie avec lui vers la fin de l’après-midi sans chaperon. Et alors, ma chère, ils ont passé presque toute la nuit dehors. Enfin ils sont rentrés à pied et ils ont prétendu que le cheval s’était emballé, qu’il avait brisé la voiture et qu’ils s’étaient perdus dans les bois. Et devine ce qui s’est passé…
— Je donne ma langue au chat. Continue, fit Scarlett qui, transportée d’aise, s’attendait au pire.
— Il a refusé de l’épouser le lendemain.
— Oh ! fit Scarlett, ses espoirs déçus.
— Il a dit que… heu… qu’il ne lui avait rien fait et qu’il ne voyait pas pourquoi il l’épouserait. Alors, naturellement, le frère est venu lui demander des explications et M. Butler a dit qu’il préférait être tué plutôt que d’épouser une pie stupide. Ils se sont battus en duel et M. Butler a tué d’une balle le frère de la jeune fille. Alors M. Butler a dû quitter Charleston et maintenant personne ne le reçoit », conclut Cathleen, triomphante, à l’instant précis où Dilcey entrait dans la chambre pour surveiller la toilette de Scarlett.
« A-t-elle eu un bébé ? » demanda Scarlett à l’oreille de Cathleen.
Cathleen fit un non énergique de la tête, « mais elle a tout de même perdu sa réputation », répondit-elle d’un ton sifflant.
« Je voudrais bien qu’Ashley me compromette, pensa soudain Scarlett. Il serait bien trop homme du monde pour ne pas m’épouser. » Mais malgré elle, elle ne put se défendre d’un sentiment de respect pour Rhett Butler qui avait refusé de se marier avec une sotte.
Derrière la maison, à l’ombre d’un gros chêne, Scarlett était assise sur une ottomane de palissandre. Les volants et les ruches de sa robe bouillonnaient autour d’elle et découvraient de ses sandales de maroquin vert juste ce qu’une dame pouvait montrer tout en restant une dame. Elle tenait à la main une assiette à laquelle elle avait à peine touché et sept cavaliers l’entouraient. Le pique-nique battait son plein. L’air tiède était tout imprégné de rires et de bavardages, du cliquetis des couverts d’argent contre la porcelaine, des senteurs riches et lourdes des viandes rôties et des sauces. Parfois, lorsque la brise tournait, des bouffées de fumée s’échappaient des foyers et se rabattaient sur l’assistance. Les femmes feignaient d’avoir peur et agitaient violemment leurs éventails en feuilles de palmistes.
La plupart des autres jeunes filles avaient pris place sur les bancs devant les tables, mais Scarlett, comprenant que dans ces conditions il n’était possible d’avoir qu’un seul cavalier de chaque côté de soi avait cherché une place à l’écart afin de réunir autour d’elle un plus grand nombre d’hommes.
Les femmes mariées s’étaient installées sous la tonnelle où leurs robes sombres mettaient une note grave au milieu de ce déploiement de coloris et de gaieté. Elles formaient toujours un groupe à part, loin des jeunes filles aux yeux brillants, loin des galants et des rires, car, dans le Sud, la coquetterie leur était refusée. De la vieille Mme Fontaine, qui profitait du privilège de l’âge pour cracher à sa guise jusqu’à Alice Munroe qui, à dix-sept ans, luttait contre les nausées d’une première grossesse, elles prenaient toutes part à d’interminables discussions qui roulaient sur la généalogie ou les accouchements et rendaient ces réunions à la fois agréables et instructives.
Scarlett leur lançait des regards méprisants et trouvait qu’elles ressemblaient à une bande de corneilles bien grasses. Les femmes mariées ne s’amusaient jamais. Il ne lui venait même pas à l’idée que, si elle épousait Ashley, elle serait du même coup reléguée aux tonnelles et aux grands salons avec elles, qu’il lui faudrait prendre un air posé, porter des robes ternes et ne plus rire ni faire la folle. Comme la plupart des jeunes filles, son imagination ne la conduisait pas plus loin que l’autel. D’ailleurs, elle était trop malheureuse pour s’abandonner à des pensées abstraites.
Elle avait les yeux rivés sur son assiette et croquait un biscuit avec une élégance et un manque d’appétit qui lui eussent attiré les félicitations de Mama. Elle avait beau avoir plus de soupirants qu’il ne lui en fallait, elle ne s’était jamais sentie aussi désemparée. Sans qu’elle ait pu comprendre pourquoi, les plans qu’elle avait élaborés au cours de la nuit avaient complètement échoué, tout au moins en ce qui concernait Ashley. Elle avait attiré dans ses filets des admirateurs à la douzaine, mais pas Ashley, et toutes ses craintes de la veille lui revenaient. Tour à tour son cœur s’affolait et cessait presque de battre, ses joues s’empourpraient et blêmissaient.
Ashley n’avait point cherché à se joindre à ceux qui faisaient cercle autour d’elle. Du reste, depuis son arrivée elle n’avait pas pu lui dire un seul mot en particulier et même elle ne lui avait pas parlé du tout depuis qu’ils s’étaient dit bonjour. Il était venu au-devant d’elle quand elle était entrée dans le jardin derrière la maison, mais il donnait le bras à Mélanie, à Mélanie qui lui arrivait à peine à l’épaule.
C’était une jeune fille petite et frêle. Elle faisait penser à une enfant qui se serait déguisée avec l’énorme crinoline de sa mère, illusion que complétait l’expression timide, presque effrayée de ses yeux bruns trop grands. Ses cheveux noirs, bien que flous et ondulés, étaient si impitoyablement serrés dans une résille qu’aucune mèche rebelle ne s’en échappait et la longue pointe qu’ils dessinaient au milieu de son front accentuait la ressemblance de son visage avec un cœur. Les pommettes trop écartées l’une de l’autre, le menton trop pointu, elle avait une figure douce et timide, mais elle n’était pas jolie et n’avait recours à aucune ruse féminine pour faire oublier son manque d’attraits. À la voir, on savait qu’elle était simple comme la terre, bonne comme le pain, limpide comme une eau printanière. Cependant, en dépit de son peu de beauté et de sa petite taille, il y avait dans ses gestes une dignité tranquille et touchante qui lui donnait bien plus que ses dix-sept ans.
Sa robe grise en organdi, avec sa ceinture cerise, dissimulait sous ses volants et ses fronces la minceur enfantine de son corps et son chapeau jaune aux rubans cerise eux aussi avivait l’éclat de sa peau laiteuse. De lourdes boucles d’oreilles à la longue frange d’or se balançaient presque au niveau de ses yeux bruns ; ces yeux dont le reflet paisible faisait penser à une mare l’hiver, en forêt, lorsqu’à travers l’eau calme on voit luire les feuilles brunes.
Elle avait eu un sourire timide et plein de gentillesse pour Scarlett et elle lui avait dit que sa robe verte était jolie, mais Scarlett avait eu bien du mal à lui répondre poliment, tant elle avait envie de parler seule à Ashley. Depuis ce moment-là, Ashley, assis sur un tabouret aux pieds de Mélanie, à l’écart des autres invités, n’avait cessé de bavarder tranquillement avec elle et de sourire de son sourire nonchalant qu’aimait Scarlett. Ce qui aggravait les choses, c’était que son sourire avait allumé une petite flamme dans les yeux de Mélanie et que Scarlett elle-même avait dû reconnaître qu’elle paraissait presque jolie. Quand Mélanie regardait Ashley, son visage s'éclairait comme si un feu intérieur brûlait en elle, et si jamais cœur aimant s’était reflété sur un visage, il se reflétait maintenant sur celui de Mélanie Hamilton.
Scarlett essayait de détacher ses yeux du couple, mais elle n’y parvenait pas, et après chaque regard elle redoublait de gaieté avec ses cavaliers, riait avec eux, tenait des propos risqués, les taquinait, hochait la tête quand ils lui adressaient un compliment et secouait ses boucles d’oreilles. Elle répéta plusieurs fois « Turlututu », déclara qu’aucun d'eux n’était sincère et jura qu’elle ne croirait jamais ce que les hommes lui raconteraient. Pourtant Ashley ne semblait pas du tout faire attention à elle. Il levait continuellement les yeux vers Mélanie et bavardait tandis que Mélanie abaissait son regard vers lui avec une expression qui révélait à tous qu’elle lui appartenait.
Ainsi, Scarlett était malheureuse.
Pour ceux qui jugeaient d’après les apparences, jamais jeune fille n’avait eu moins sujet de se sentir malheureuse. Elle était incontestablement la reine de la fête, le centre de toutes les attentions. En d’autres temps, l’enthousiasme qu’elle soulevait chez les hommes et la rage qu’elle allumait au cœur des autres jeunes filles lui eussent infiniment plu.
Charles Hamilton, enhardi par son attitude, restait fermement posté à sa droite, malgré les efforts conjugués des jumeaux Tarleton pour le déloger. D’une main il tenait l’éventail de Scarlett, de l’autre l’assiette de viande rôtie à laquelle elle n’avait pas touché et se refusait obstinément à regarder Honey qui semblait sur le point de fondre en larmes. À sa gauche, Cade, allongé avec beaucoup de grâce sur le sol, tirait sur sa robe pour attirer son attention et lançait à Stuart des coups d’œil furibonds. L’air était chargé d’électricité entre lui et les jumeaux et ils avaient déjà échangé des grossièretés. Avec des allures de poule qui a perdu ses poussins, Frank Kennedy n’arrêtait pas de courir entre le chêne et les tables à la recherche de friandises destinées à Scarlett, comme s’il n’y avait pas eu une douzaine de domestiques pour cela. Suellen en oubliait qu’une dame se devait de dissimuler sa rage et regardait Scarlett d’un air menaçant. La petite Carreen avait envie de pleurer, car, malgré les paroles encourageantes de Scarlett, Brent s’était contenté de lui dire : « Bonjour, la mioche » et de faire sauter le ruban qui retenait ses cheveux avant de se consacrer entièrement à sa sœur. D’ordinaire, il était si gentil et avait tant d’égards pour elle qu’elle se sentait soudain plus grande et rêvait en secret au jour où, relevant ses cheveux et allongeant ses robes, elle pourrait lui accorder le titre de soupirant. Et maintenant, il semblait que Scarlett l’avait accaparé. Les petites Munroe ne voulaient pas laisser voir combien elles étaient peinées de la défection des fils Fontaine et n’appréciaient guère la façon dont Tony et Alex cherchaient à se maintenir non loin de Scarlett.
Il leur suffit de relever délicatement les sourcils pour informer Hetty Tarleton qu’elles désapprouvaient la conduite de Scarlett. Avec un ensemble parfait, les trois jeunes personnes brandirent leurs ombrelles de dentelle, dirent qu’elles avaient assez mangé et, posant des doigts légers sur le bras des hommes qui se trouvaient le plus près d’elles, elles demandèrent doucement à visiter la roseraie, la source et le jardin. Cette retraite stratégique en bon ordre n’échappa à aucune des femmes présentes, mais aucun homme n’y prit garde. Scarlett ricana en voyant qu’on voulait mettre trois hommes à l’abri de ses charmes sous le prétexte d’aller explorer des lieux que les jeunes filles connaissaient depuis leur enfance et lança un regard furtif à Ashley pour voir s’il s’était aperçu du manège. Mais il souriait et jouait avec les bouts de la ceinture de Mélanie. Le cœur de Scarlett se serra de douleur. Elle sentit qu’elle aurait plaisir à enfoncer ses dents dans la peau ivoirine de Mélanie jusqu’à ce que le sang coulât.
Comme elle détournait la tête, elle surprit le regard de Rhett Butler qui, à l’écart de la foule, devisait avec John Wilkes. Il avait dû l’observer et, quand elle le regarda, il se mit à rire. Scarlett éprouva une sensation de gêne à la pensée que cet homme qu’on ne recevait pas était la seule personne qui sût à quoi s’en tenir sur sa gaieté débordante et qu’il en tirait un plaisir sardonique. Lui aussi, elle l’aurait mordu avec joie.
« Si je peux résister jusqu’à cet après-midi, se dit-elle, toutes les autres jeunes filles monteront faire une sieste afin d’être reposées pour ce soir et moi je resterai en bas et je m’arrangerai pour parler à Ashley. Il a sûrement remarqué le succès que j’avais. » Elle se berça d’un nouvel espoir. « Bien entendu, il faut qu’il s’occupe de Mélanie parce qu’en somme c’est sa cousine et qu’elle n’a aucun succès. S’il ne se consacrait pas à elle, les hommes la laisseraient bien tranquille. »
Ainsi réconfortée, elle redoubla d’attention envers Charles qui la dévorait de ses yeux bruns. C’était une journée merveilleuse pour Charles, une journée de rêve, et il était tombé amoureux de Scarlett sans le moindre effort. Devant ce nouveau sentiment, Honey s’effaça dans une brume confuse. Honey n’était qu’un moineau à la voix pointue, Scarlett un colibri éblouissant. Elle le taquinait, il était son favori. Elle lui posait une foule de questions auxquelles elle répondait elle-même, si bien qu’il paraissait fort spirituel sans avoir à dire un mot. Les autres jeunes gens étaient intrigués et ennuyés de voir l’intérêt qu’elle lui portait, car ils savaient que Charles était trop timide pour prononcer deux paroles à la file et ils étaient obligés de faire appel à toute leur politesse pour cacher leur fureur grandissante. Tous brûlaient d’amour pour elle et, sans Ashley, Scarlett eût connu un véritable triomphe.
Lorsque la dernière bouchée de porc, de poulet et de mouton eut été avalée, Scarlett espéra que l’instant était venu où India se lèverait et proposerait aux dames d’aller se reposer à la maison. Il était deux heures et le soleil était chaud, mais India, fatiguée par trois jours de préparatifs, était trop contente de rester assise sous la tonnelle et de parler à l’oreille d’un vieux monsieur sourd de Fayetteville.
Une torpeur paresseuse s’abattit sur l’assistance. Les nègres, sans se presser, desservirent les longues tables sur lesquelles les mets s’étaient entassés. Les rires diminuèrent, les conversations perdirent de leur entrain, de-ci, de-là, des groupes se turent. Tous attendaient que leur hôtesse signalât la fin de ces premières réjouissances. Les éventails s’agitaient plus mollement et un certain nombre de vieux messieurs, accablés par la chaleur et la chère trop riche, dodelinaient de la tête. Le pique-nique était terminé et tous étaient contents de pouvoir se détendre pendant les heures les plus chaudes de la journée.
Entre les réjouissances de la matinée et le bal, la foule des invités respirait le calme et la paix. Seuls les jeunes gens conservaient cette ardeur qui, peu de temps auparavant, avait animé l’assemblée. Circulant de groupe en groupe, s’exprimant d’une voix douce et traînante, ils étaient aussi beaux que des pur-sang et aussi dangereux. La chaleur de l’après-midi avait vaincu les convives, mais sous cette apparente langueur sommeillaient des passions meurtrières qu’un rien pouvait allumer, qu’un rien pouvait éteindre. Hommes et femmes étaient beaux et sauvages, tous étaient assez primitifs sous leurs dehors aimables et à peine civilisés.
Le soleil devenait de plus en plus chaud et Scarlett et les autres regardèrent de nouveau India. Les conversations se mouraient quand, au beau milieu de l’accalmie, chacun put entendre la voix de Gérald s’élever en accents furieux. Il se tenait à quelque distance des tables desservies et était plongé dans une vive discussion avec John Wilkes.
« Cornebleu, mon vieux ? Souhaiter un règlement pacifique avec les Yankees ? Après avoir tiré sur ces crapules au fort Sumter ? Pacifique ? Le Sud devrait montrer les armes à la main qu’il ne se laisse pas insulter et que, s’il quitte l’Union, ce n’est pas grâce à une faveur de l’Union, mais bien parce qu’il est sûr de sa force ! »
« Oh ! Mon Dieu ! pensa Scarlett. Ça y est, il a soulevé ce lièvre ! Maintenant nous en avons jusqu’à minuit à rester ici. »
En un instant la foule paresseuse secoua sa somnolence et une sorte de courant électrique se mit à circuler dans l’air. Les hommes se levèrent brusquement de leurs bancs ou de leurs chaises. Des bras tendus décrivirent de grands gestes, des voix réclamèrent le droit de se faire entendre par-dessus le tumulte. Pendant toute la matinée, personne ne s’était risqué à parler politique ou à faire allusion à la guerre qui menaçait, car M. Wilkes avait demandé qu’on n’importunât point les dames. Mais Gérald venait de lancer le nom de « Fort Sumter » et tous les hommes en oublièrent du même coup la requête de leur hôte.
« Bien sûr, nous nous battrons.
— Yankees voleurs…
— Nous les écraserons en un mois.
— Voyons, un Sudiste vaut vingt Yankees.
— Donnez-leur une leçon qu’ils ne soient pas près d’oublier.
— Pacifiquement ? Ils ne nous laisseront pas partir en paix.
— Non, voyez la façon dont M. Lincoln a insulté nos délégués !
— Oui, il les a traînés en longueur pendant des semaines… et il avait juré de faire évacuer le fort Sumter !
— Ils veulent la guerre, nous les en dégoûterons de la guerre… »
Et, dominant toutes les voix, grondait celle de Gérald, qui ne cessait de répéter « les droits des États, bon Dieu ! » Gérald s’amusait beaucoup, mais il n’en était pas de même pour sa fille.
La sécession, la guerre… Depuis longtemps, ces mots exaspéraient Scarlett à force d’être prononcés devant elle, mais maintenant elle les exécrait. Les hommes allaient rester là à discuter pendant des heures et il lui serait impossible d’accaparer Ashley. Bien entendu, il n’y aurait pas de guerre et les hommes le savaient tous, mais ils aimaient à parier et à s’écouter parler.
Charles Hamilton ne s’était pas levé comme les autres et, se trouvant relativement seul à côté de Scarlett, il se rapprocha d’elle pour lui glisser un aveu avec la hardiesse d’un amour tout neuf.
« Mademoiselle O’Hara… je… j’ai déjà décidé que si nous devions nous battre, j’irais m’engager en Caroline du Sud. On dit que M. Wade Hampton[14] y organise un corps de cavalerie et naturellement je voudrais bien partir avec lui. C’est un homme merveilleux, c’était le meilleur ami de mon père. »
« Que faut-il faire ? pensa Scarlett. Battre un ban ? » Car l’expression de Charles Indiquait qu’il lui livrait là les secrets de son cœur. Elle ne trouva rien à dire et se contenta de le regarder en se demandant pourquoi les hommes avaient la sottise de croire que les femmes s’intéressaient à ces choses-là. Il prit son attitude pour une muette approbation et, enhardi, reprit aussitôt :
« Si je partais… en… en auriez-vous du chagrin, mademoiselle O’Hara ?
— J’inonderais tous les soirs mon oreiller de mes larmes », répondit Scarlett pour badiner, mais lui interpréta sa déclaration dans un tout autre sens et rougit de plaisir. La main de Scarlett était enfouie dans les plis de sa robe et Charles, écrasé par sa propre hardiesse et par la docilité de la jeune fille, s’en empara prudemment et la serra dans la sienne.
« Prierez-vous pour moi ? »
« Quel sot ! » songea Scarlett avec amertume tout en jetant des regards furtifs à droite et à gauche dans l’espoir que quelqu’un viendrait l’arracher à cet entretien.
« Le ferez-vous ?
— Oh !… oui, je le ferai, monsieur Hamilton. Trois rosaires tous les soirs, au moins ! »
Charles lança un coup d’œil rapide autour de lui et aspira une large bouffée d’air. Scarlett et lui étaient pratiquement seuls. Pareille occasion ne s’offrirait peut-être plus jamais et, même si elle se représentait, il n’aurait peut-être pas le courage d’en profiter.
« Mademoiselle O’Hara… j’ai quelque chose à vous dire. Je… Je vous aime !
— Hein ? » fit Scarlett d’un air absent, car, à travers la foule des hommes occupés à discuter, elle cherchait à distinguer l’endroit où Ashley continuait de bavarder aux pieds de Mélanie.
« Oui ! » murmura Charles transporté d’aise en constatant que Scarlett n’avait ni ri, ni crié, qu’elle ne s’était pas évanouie comme il s’était toujours imaginé que le faisaient les jeunes filles en ces circonstances-là. « Je vous aime ! Vous êtes la plus… la plus… », et pour la première fois de sa vie il trouva ses mots : « La plus belle jeune fille que j’aie jamais connue, la plus douce, la plus gentille. Vous avez les plus exquises manières. Je vous aime de tout mon cœur. Je ne peux pas espérer que vous puissiez aimer une personne comme moi, mais, chère mademoiselle O’Hara, si vous pouvez me donner un encouragement quelconque, je ferai n’importe quoi pour que vous m’aimiez. Je… » Charles s’arrêta. Il ne trouvait rien d’assez difficile à accomplir pour prouver vraiment à Scarlett la profondeur de ses sentiments, alors il dit tout uniment : « Je veux vous épouser. »
Scarlett retomba brusquement sur terre en entendant le mot « épouser ». Elle venait juste de penser au mariage et à Ashley et elle regarda Charles avec une irritation assez mal contenue. Pourquoi fallait-il que ce nigaud choisît exprès ce jour-là pour se mêler de sa vie sentimentale alors que la douleur était sur le point de la rendre folle ? Elle regarda les yeux bruns qui l’imploraient et n’y vit aucune des beautés du premier amour tremblant d’un jeune homme, de l'adoration d’un idéal enfin réalisé, ou du bonheur délicat et de la tendresse qui dévoraient Charles comme une flamme. Scarlett avait l’habitude d’être demandée en mariage par des hommes bien plus séduisants que Charles Hamilton et trop fins pour se déclarer un jour de pique-nique où elle avait bien d’autres choses en tête. Elle ne vit qu’un garçon de vingt ans, rouge comme une tomate et qui avait l’air fort niais. Elle avait bonne envie de lui dire combien il paraissait bête. Mais les mots qu’Ellen lui avait appris à dire dans ces cas-là lui vinrent d’eux-mêmes aux lèvres et, réussissant à baisser les yeux, grâce à une longue pratique, elle murmura : « Monsieur Hamilton, je n’ignore pas l’honneur que vous me faites en me demandant d’être votre femme, mais tout cela est si imprévu que je ne sais que dire. »
C’était là un moyen radical pour rabattre un peu la vanité d’un homme et tenir en même temps celui-ci en haleine. Charles mordit à l’hameçon comme si cette ruse était nouvelle et qu’il fût le premier à s’y laisser prendre.
« Je saurai attendre toute ma vie ! Je ne voudrais pas vous épouser à moins que vous ne soyez tout à fait sûre de vos sentiments. Je vous en prie, mademoiselle O’Hara, dites-moi que je peux espérer.
— Hum ! » fit Scarlett dont les yeux perçants venaient de remarquer qu’Ashley, qui ne s’était pas levé pour prendre part à la discussion sur la guerre, souriait à Mélanie. Si seulement ce sot qui lui pétrissait la main pouvait se tenir tranquille un instant, peut-être parviendrait-elle à entendre ce que disait le couple. Elle voulait entendre, savoir ce que Mélanie pouvait bien dire à Ashley pour l’intéresser à ce point.
Charles parlait et l’empêchait de suivre la conversation qu’elle s’efforçait de surprendre.
« Oh ! Chut ! » lui dit-elle d’un ton méchant en lui pinçant la main sans même le regarder.
Surpris, Charles perdit d’abord contenance et rougit, puis voyant que Scarlett avait les yeux fixés sur sa sœur, il sourit. Scarlett avait peur qu’on n’entendît ce qu’il lui disait. Naturellement elle était gênée, intimidée. Charles éprouva un sentiment de fierté masculine qu’il n’avait jamais connu, car c’était la première fois qu’il intimidait une jeune fille. C’était grisant. Il prit un petit air détaché qu’il crut parfaitement réussi et, à son tour, pinça Scarlett afin de lui montrer qu’il avait assez d’expérience de la vie pour comprendre et accepter son reproche.
Scarlett ne sentit même pas qu’il la pinçait parce que maintenant elle entendait distinctement la voix douce de Mélanie, son plus grand charme. « J’ai peur de ne pouvoir être d’accord avec vous sur les œuvres de M. Thackeray. C’est un cynique. Je crains qu’il ne soit pas aussi homme du monde que M. Dickens. »
« Quelle chose stupide à dire à un homme », pensa Scarlett, prête à ricaner et à pousser un soupir de soulagement. « Allons ! Mélanie n’est qu’un bas bleu et tout le monde sait ce que les hommes pensent des bas bleus… Pour éveiller et retenir l’intérêt d’un homme, il faut d’abord lui parler de lui-même, puis, peu à peu, amener la conversation sur soi… et ne pas l’en faire dévier. » Scarlett aurait ressenti quelque sujet d’alarme si Mélanie avait dit : « Que vous êtes merveilleux » ou « Comment pensez-vous donc à toutes ces choses ? Ma pauvre petite tête éclaterait s’il m’arrivait d’y songer ! » Mais quoi ! Elle avait un homme à ses pieds et elle lui parlait aussi sérieusement que si elle était à l’église ! L’avenir parut plus brillant à Scarlett, si brillant même qu’elle tourna vers Charles un visage radieux et que la joie la fit sourire. Ravi par cette marque d’affection, Charles s’empara de son éventail et l’agita avec une telle frénésie que les cheveux de Scarlett s’ébouriffèrent.
« Ashley, nous n’avons pas eu le plaisir d’entendre votre opinion », dit Jim Tarleton en se détachant du groupe des hommes qui discutaient. Ashley s’excusa auprès de sa compagne et se leva. Scarlett remarqua la grâce de sa pose négligée, la façon dont le soleil caressait ses cheveux et sa moustache dorés et songea qu’il était bien le plus bel homme de l’assistance. Les vieux eux-mêmes se turent pour l’écouter.
« Voyons, messieurs, fit-il, si la Géorgie se bat, je me battrai avec elle. Pourquoi alors me serais-je engagé ? »
Ses yeux gris grands ouverts avaient perdu leur expression alanguie et brillaient avec un éclat que Scarlett ne leur avait jamais vu.
« Mais, comme mon père, j’espère que les Yankees nous laisseront nous retirer en paix et qu’on ne se battra pas… » Il leva la main et sourit en entendant les fils Fontaine et Tarleton se récrier : « Oui, oui, je sais qu’on nous a insultés, qu’on nous a menti… mais si nous nous étions trouvés à la place des Yankees et qu’ils aient essayé de quitter l’Union, comment nous serions-nous comportés ? À peu près comme eux. Nous n’aurions pas beaucoup aimé ça. »
« Ça y est, il recommence, se dit Scarlett. Il veut toujours se mettre à la place des autres. » Pour elle, il n’y avait qu’une opinion qui comptât dans une discussion, et il lui arrivait parfois de ne pas comprendre Ashley.
« Ne nous montons pas trop la tête et évitons la guerre. La plupart des malheurs du monde ont été causés par les guerres. Les guerres, personne n’a jamais su pourquoi elles avaient éclaté. »
Scarlett fit la grimace. Heureusement pour Ashley, sa réputation de courage était à l’abri de toute attaque, sans quoi les choses auraient pu se gâter. À peine Scarlett avait-elle formulé cette pensée qu’un concert de voix indignées, furieuses, accueillit les propos d’Ashley.
Sous la tonnelle, le vieux monsieur sourd de Fayetteville se mit à donner de petits coups à India.
« Qu’est-ce qui se passe ? Que disent-ils ?
— La guerre ! hurla India penchée à son oreille, la main en éventail. Ils veulent se battre contre les Yankees.
— Ah ! Oui, la guerre », s’écria-t-il en cherchant partout sa canne autour de lui. Puis il s’arracha à son fauteuil avec une énergie qu’il n’avait pas déployée depuis des années.
« Je vais leur en parler de la guerre, moi. J’y suis allé. » Ce n’était pas souvent que M. MacRae avait l’occasion de parler de la guerre, étant donné la façon dont les femmes de sa famille lui imposaient silence.
Clopinant, brandissant sa canne, criant à pleins poumons, il rejoignit rapidement le groupe et, comme il ne pouvait entendre ce qu’on disait, il ne tarda pas à s’assurer une maîtrise incontestée du terrain.
« Écoutez-moi, vous autres, jeunes fiers-à-bras. Ne souhaitez donc pas vous battre. Moi, je me suis battu et je sais à quoi m’en tenir. J’ai fait la guerre séminole et j’ai été assez bête pour faire aussi celle du Mexique[15]. Aucun de vous ne sait ce que c’est que la guerre. Vous croyez que ça consiste à monter un beau cheval, à se faire lancer des fleurs par les jeunes filles et à rentrer chez soi comme un héros. Eh bien ! Ce n’est pas ça. Fichtre, non ! On crève de faim, on attrape la rougeole et la pneumonie, à force de dormir à l’humidité. Et si ce n’est pas la rougeole et la pneumonie, c’est vos tripes. Oui, messieurs, vous ne savez pas dans quel état la guerre met les boyaux d’un homme… la dysenterie et des choses dans ce goût-là. »
Les dames rougissaient. Comme la grand-mère Fontaine, avec ses quintes de toux gênantes, M. MacRae rappelait une époque plus fruste, une époque que chacun aurait aimé oublier.
« Cours vite chercher ton grand-père, souffla une des filles du vieux monsieur à une jeune fille qui se trouvait là. Il devient de pis en pis, déclara-t-elle aux jeunes mariées réunies autour d’elle. Croiriez-vous que ce matin il a dit à Mary, et elle n’a que seize ans : “Voyons, ma petite… ” » et la voix se perdit dans un chuchotement tandis que la petite-fille de M. MacRae se faufilait au milieu du groupe pour tâcher de faire comprendre à son grand-père qu’il ferait mieux de revenir prendre sa place à l’ombre.
De tous ces gens qui tournaient en rond sous les arbres, de ces jeunes filles énervées qui souriaient, de tous ces hommes qui échangeaient des propos enflammés, une seule personne semblait conserver son calme. Le regard de Scarlett s’était posé sur Rhett Butler. Adossé à un arbre, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, il était resté seul depuis que M. Wilkes l’avait quitté et il ne s’était pas mêlé à la conversation qui s’animait de plus en plus. Sous sa courte moustache, ses lèvres rouges avaient un pli désabusé et, dans ses yeux noirs, brillait une lueur de mépris comme s’il se fût amusé à écouter des gamins hâbleurs. Il resta silencieux jusqu’à ce que Stuart Tarleton, sa chevelure rouge ébouriffée et l’œil en feu, répétât : « Voyons, nous les écraserons en un mois ! Les messieurs se battent toujours mieux que la canaille. Un mois… pourquoi pas une bataille… »
« Messieurs », dit Rhett Butler avec un accent qui trahissait son origine charlestonienne et sans changer de position ni même ôter les mains de ses poches, « puis-je placer un mot ? »
Le groupe se retourna vers lui et lui réserva l’accueil poli qu’on doit toujours à un étranger.
« L’un de vous, messieurs, a-t-il jamais songé qu’il n’y avait pas de manufacture de canons au-delà de la ligne Macon-Dixon ? a-t-il songé au petit nombre de fonderies qu’il y a dans le Sud ? Au petit nombre de filatures de laine ou de coton, au petit nombre de tanneries ? Avez-vous pensé que nous n’aurions pas un seul vaisseau de guerre et que la flotte yankee pourrait faire le blocus de nos ports en une semaine, si bien que nous ne pourrions plus vendre notre coton à l’étranger ? Mais naturellement, messieurs, vous avez pensé à tout cela ? »
« Allons, bon, il prend tous les garçons pour une bande d’imbéciles ! » pensa Scarlett dont les joues s’empourprèrent d’indignation.
Évidemment elle n’était pas la seule à avoir eu cette idée, car plusieurs jeunes gens se mirent à avancer le menton. John Wilkes vint reprendre sa place auprès de l’orateur comme s’il voulait bien faire comprendre à tous les assistants que cet homme était son hôte et que, de plus, il y avait des dames.
« Ce qui est ennuyeux avec nous autres Sudistes, poursuivit Rhett Butler, c’est soit que nous ne voyageons pas assez, soit que nous ne profitons pas assez de nos voyages. Bien entendu, messieurs, vous avez tous beaucoup voyagé. Mais qu’avez-vous vu ? L’Europe, New York, Philadelphie, et naturellement les dames sont allées à Saratoga[16]. » Il s’inclina légèrement vers le groupe réuni sous la tonnelle. « Vous avez vu les hôtels, les musées, vous êtes allés au bal, dans des cercles, et vous êtes rentrés chez vous convaincus que rien ne valait le Sud. En ce qui me concerne, je suis de Charleston, mais j’ai passé ces dernières années dans le Nord. » Un sourire découvrit ses dents blanches, comme s’il se rendait compte que tout le monde savait pourquoi il n’habitait plus Charleston et comme s’il s’en moquait complètement. « J’y ai vu bien des choses qu’aucun de vous n’a vues. Les milliers d’émigrants qui seraient trop heureux de se battre pour les Yankees contre le vivre et quelques dollars, les usines, les fonderies, les chantiers navals, les mines de fer et de houille… toutes ces choses que nous n’avons pas. Voyons, tout ce que nous avons, c’est du coton, des esclaves et de la morgue. C’est eux qui nous écraseraient en un mois. »
Pendant un moment, le silence régna. Rhett Butler sortit de la poche de sa jaquette un fin mouchoir de batiste et épousseta négligemment un grain de poussière sur sa manche. Puis un murmure lourd de menaces s’éleva de la foule et, de la tonnelle monta un bourdonnement aussi caractéristique que celui d’une ruche qu’on vient de déranger. Scarlett avait beau être sous l’empire de la colère, quelque chose dans son esprit lui indiqua que cet homme avait raison et que ses paroles étaient marquées au coin du bon sens. C’était vrai, elle n’avait jamais vu d’usines et ne connaissait personne qui en eût vu. Mais, même si cela était vrai, il fallait ne pas être un homme du monde pour raconter des choses pareilles au cours d’une fête où tout le monde s’amusait.
Stuart Tarleton, les sourcils froncés, s’avança suivi de Brent. Bien entendu, les jumeaux Tarleton étaient trop bien élevés pour faire un éclat à un pique-nique, même si on les avait poussés à bout. Cependant, toutes les dames ressentirent une émotion agréable, car il leur était rarement donné d’assister à une scène ou à une bataille. D’habitude, elles n’en recueillaient que les échos les plus lointains.
« Monsieur, fit Stuart d’une voix puissante, que voulez-vous dire ? »
Rhett lui adressa un regard poli, mais moqueur :
« Je veux dire, répondit-il, ce que Napoléon… vous en avez peut-être entendu parler ?… a remarqué un jour : “Dieu est du côté du bataillon le plus fort” », puis, se tournant vers John Wilkes, il ajouta avec une courtoisie qui n’était pas feinte : « Vous m’avez promis de me montrer votre bibliothèque, monsieur. Serait-ce trop vous demander que d’y aller maintenant ? Je crains d’être obligé de retourner de bonne heure cet après-midi à Jonesboro, où des affaires m’appellent. »
Face à la foule, il fit un ou deux pas en avant, claqua les talons et s’inclina comme un maître à danser. Son salut fut plein de grâce pour un homme d’une telle carrure, mais aussi insolent qu’un soufflet en plein visage. Alors, la tête haute, il traversa la pelouse en compagnie de John Wilkes. Les échos de son rire désagréable parvinrent jusqu’à ceux qui étaient restés près des tables.
Il y eut un silence surpris et de nouveau s’éleva le murmure confus des conversations. India, d’un air fatigué, quitta son fauteuil sous la tonnelle et se dirigea vers Stuart Tarleton bouillant de colère. Scarlett ne put entendre ce qu’elle lui dit, mais la façon dont elle le regarda lui causa une sorte de remords. C’était le même regard de possession qu’avait Mélanie quand elle fixait Ashley, seulement Stuart ne s’en aperçut pas. Ainsi, India l’aimait. Scarlett pensa un instant que si, un an auparavant, à cette réunion politique, elle n’avait pas tant flirté avec Stuart il aurait pu l’épouser depuis longtemps. Mais le remords s’effaça devant la pensée réconfortante que ce n’était pas sa faute si les autres jeunes filles ne savaient pas garder les hommes qu’elles avaient choisis.
Stuart finit par sourire malgré lui à India et secoua la tête, en signe d’approbation. India avait probablement obtenu de lui qu’il ne suivît pas M. Butler et ne fît point de scène. On entendit sous les arbres le brouhaha des convives qui se levaient en secouant les miettes de leur giron. Les femmes mariées appelèrent leurs bonnes et leurs petits enfants et réunirent leur progéniture avant de s’en aller. Des groupes de jeunes filles, riant et pérorant, se dirigèrent vers la maison pour papoter dans les chambres à coucher des étages supérieurs et faire la sieste.
Toutes les dames se retirèrent et abandonnèrent aux hommes l’ombre des chênes et de la tonnelle, sauf Mme Tarleton, retenue par Gérald, M. Calvert et ceux qui voulaient obtenir sa réponse au sujet des chevaux destinés à la troupe.
Un sourire pensif et amusé aux lèvres, Ashley s’approcha lentement de l’endroit où se tenaient Scarlett et Charles.
« Quel type arrogant, hein ? remarqua-t-il en suivant des yeux Butler qui s’éloignait. Il ressemble à l’un des Borgia. »
Scarlett eut beau faire, elle ne put se rappeler aucune famille du comté, d’Atlanta et de Savannah qui répondît à ce nom.
« Je ne les connais pas. Il est leur parent ? Qui sont ces gens-là ? »
Une expression étrange se peignit sur le visage de Charles en qui l’incrédulité et la honte luttaient contre l’amour. L’amour l’emporta quand il comprit qu’il suffisait à une jeune fille d’être gracieuse et belle, et il s’empressa de répondre : « Les Borgia étaient des Italiens.
— Oh ! fit Scarlett dont l’intérêt diminua aussitôt. Des étrangers ! »
Elle adressa son plus joli sourire à Ashley, mais, pour on ne sait quelle raison, il ne la regarda pas. Il regardait Charles et l’on voyait sur son visage qu’il comprenait et ressentait un peu de pitié.
Scarlett s’avança sur le palier et se pencha prudemment au-dessus de la rampe pour regarder dans le vestibule. Il était vide. Des chambres à coucher situées à l’étage supérieur s’échappait un murmure continuel de voix assourdies, ponctué d’éclats de rire et de « Allons, ce n’est pas vrai, tu ne l’as pas fait ! » et de « Alors, qu’a-t-il dit ? » Après avoir ôté leur robe et desserré leur corset, les jeunes filles, les cheveux dans le dos, se reposaient sur les lits ou les canapés des six grandes chambres. La sieste était une coutume du pays, jamais plus nécessaire qu’en ces longues réjouissances qui, commençant tôt le matin, se terminaient par un bal. Pendant une demi-heure les jeunes filles allaient rire et bâiller, puis, leurs bonnes tireraient les persiennes et, dans la demi-obscurité moite, les bavardages se transformeraient en chuchotements pour expirer dans un silence rompu seulement par le rythme de respirations calmes et régulières.
Avant de se glisser dans le couloir et de s’engager dans l’escalier, Scarlett s’était assurée que Mélanie reposait sur un lit en compagnie de Honey et de Hetty Tarleton. Par la fenêtre du palier, elle voyait des hommes discuter sous la tonnelle et vider de grands verres, et elle savait qu’ils resteraient là jusque vers la fin de l’après-midi. Elle eut beau chercher, elle ne découvrit pas Ashley parmi eux. Alors, elle prêta l’oreille et reconnut sa voix. Comme elle l’avait espéré, il était encore dans l’allée à dire au revoir aux dames et aux enfants qui s’en allaient.