Un matin d’été, Scarlett, le cœur gros, regardait de sa fenêtre passer des chariots et des voitures remplis de soldats, de jeunes filles avec leurs chaperons. Tous descendaient joyeusement la rue du Pêcher et s’en allaient dans les bois chercher des branchages pour la vente de charité qui devait avoir lieu ce soir-là au bénéfice des hôpitaux. Les arbres se rejoignaient en berceau au-dessus de la chaussée et l’ombre de leurs feuilles dessinait un damier sur le sol rouge. De leurs sabots, les bêtes, en trottant, soulevaient de petits nuages de poussière rouge aussi. En tête venait un chariot monté par quatre grands nègres armés de haches pour couper les branches. À l’arrière de ce même chariot s’entassaient des bourriches recouvertes de linge blanc, des paniers à provisions et une douzaine de pastèques. Deux des nègres avaient un banjo et un harmonica et interprétaient à leur manière : Si tu veux prendre du bon temps, engage-toi dans la cavalerie. À la suite du chariot s’étirait la joyeuse cavalcade. Les jeunes filles en robes de coton à fleurs portaient des écharpes légères, des capelines et des mitaines pour se protéger du soleil et tenaient de petites ombrelles au-dessus de leur tête. De vieilles dames souriaient tranquillement aux plaisanteries qu’on échangeait de voiture à voiture. Des convalescents étaient coincés entre de grosses dames et de frêles jeunes filles aux petits soins pour eux. Des officiers à cheval trottaient sans se presser à la hauteur des attelages. Les roues grinçaient, les éperons cliquetaient, l’or des uniformes scintillait, les ombrelles oscillaient, les éventails s’agitaient, les nègres chantaient. Tout le monde s’en allait cueillir des branchages et déjeuner sur l’herbe. « Tout le monde, se dit Scarlett morose, tout le monde sauf moi ! »
En passant devant Scarlett, chacun lui fit signe et lui cria bonjour, et Scarlett s’efforça de répondre avec grâce, mais c’était difficile. Elle sentit une petite douleur lui étreindre le cœur, remonter lentement à sa gorge. Elle savait qu’elle n’allait pas tarder à pleurer. Tout le monde se rendait au pique-nique sauf elle, et tout le monde irait à la vente de charité sauf elle, Pittypat, Mélanie et toutes les autres malheureuses qui étaient en deuil. Mais Melly et Pittypat n’avaient pas l’air de le regretter. Il ne leur était même pas venu à l’idée d’aller à la fête, tandis que Scarlett avait une envie folle d’y assister.
Ce n’était vraiment pas juste. Elle avait travaillé deux fois plus dur que n’importe quelle autre jeune fille à tricoter des chaussettes, des bonnets d’enfants, des dessus de lit et des gants, à faire des mètres et des mètres de dentelle et à peindre divers objets de toilette en porcelaine. Elle avait brodé le drapeau confédéré sur une demi-douzaine de coussins (à vrai dire les étoiles étaient un peu irrégulières, certaines étaient presque rondes, d’autres avaient six ou sept branches, mais l’effet était excellent). La veille, elle s’était épuisée à tendre d’étamine jaune, rose et verte les comptoirs qui s’alignaient le long des murs. Ce n’était pas amusant du tout de peiner sous la direction des dames du comité de son hôpital. D’ailleurs ce n’était jamais drôle de se trouver avec Mmes Merriwether, Elsing et Whiting qui vous menaient comme des nègres, ni de les entendre raconter les succès de leurs filles. Enfin, pour comble de malheur, elle s’était fait deux ampoules aux doigts en aidant Pittypat et la cuisinière à confectionner des gâteaux pour la tombola.
Et maintenant qu’elle avait travaillé comme une esclave des champs, il lui fallait se retirer dans sa dignité juste au moment où l’on allait commencer à s’amuser. Oh ! Ce n’était pas juste qu’elle fût veuve, qu’elle eût un bébé qui hurlait dans la pièce voisine, qu’elle fût tenue à l’écart de tout ce qui était agréable. Un peu plus d’un an auparavant, elle portait des robes de couleurs vives au lieu de vêtements de deuil, et elle était pratiquement fiancée à trois garçons. Elle n’avait encore que dix-sept ans et ses pieds ne demandaient qu’à danser. Non, ce n’était pas juste. Au bruit des éperons, au son du banjo, la vie défilait devant elle, le long d’une avenue ombreuse, tout imprégnée de chaleur estivale, la vie en uniformes gris, en robes d’organdi à fleurs. Elle s’efforça de mesurer ses gestes, de ne pas sourire aux hommes qu’elle connaissait le mieux, à ceux qu’elle avait soignés à l’hôpital, mais elle avait bien du mal à empêcher ses fossettes de se creuser, bien du mal à conserver l’attitude d’une femme dont le mari avait emporté son cœur dans la tombe…
Elle s’arrêta brusquement de saluer et de dire bonjour. Essoufflée comme toujours d’avoir monté l’escalier, Pittypat venait d’entrer dans la chambre et de l’arracher au spectacle qui la retenait à la fenêtre.
« Aurais-tu perdu la tête, ma chérie ? On n’a pas idée de faire signe à des hommes par la fenêtre de sa chambre à coucher. Je t’assure, Scarlett, j’en suis choquée ! Que dirait ta mère ?
— Voyons, ils ne savent pas que je suis dans ma chambre…
— Oui, mais ils pourraient s’en douter, et ça n’en est pas mieux. Il ne faut pas faire des choses comme ça, chérie, ou tout le monde va jaser et dire que tu te tiens mal… et puis Mme Merriwether sait bien que c’est ta chambre.
— Et je parie qu’elle va le raconter à tous les garçons, la vieille chipie !
— Chut, mon chou ! Dolly Merriwether est ma meilleure amie !
— Ça ne l’empêche pas d’être une chipie… Oh ! Je suis navrée, ma tante, ne pleurez pas ! J’avais oublié que c’était la fenêtre de ma chambre. Je ne le ferai plus ; je… voulais seulement les voir passer. Je voudrais bien y aller.
— Mon chou !
— Oui, c’est vrai. J’en ai assez de rester à la maison.
— Scarlett, promets-moi de ne plus dire de choses pareilles. Les gens en feraient des gorges chaudes. Ils diraient que tu ne sais pas respecter la mémoire du pauvre Charlie…
— Oh ! Tante, ne pleurez pas !
— Oh ! Voilà que je te fais pleurer aussi ! » dit Pittypat entre deux sanglots, tout en cherchant son mouchoir dans la poche de sa jupe.
La petite douleur qu’elle avait déjà ressentie empoignait maintenant Scarlett à la gorge et elle se lamenta tout haut, non pas à cause du pauvre Charles, comme le pensait Pittypat, mais parce qu’on n’entendait déjà presque plus les éclats de rire et le grincement des roues. Mélanie quitta sa chambre dans un bruissement de soie et entra à son tour, une brosse à la main, un pli soucieux au front. Elle ne portait pas sa résille et la masse bouclée de ses cheveux, si bien peignés d’ordinaire, bouffait autour de son visage.
« Que se passe-t-il, mes chéries ?
— Charlie ! » sanglota Pittypat en s’abandonnant au plaisir que lui causait son chagrin et en blottissant sa tête contre l’épaule de Melly.
« Oh ! fit celle-ci dont la lèvre se mit à trembler. Sois courageuse, chérie. Ne pleure pas ! Oh ! Scarlett ! »
Scarlett s’était jetée sur son lit et pleurait toutes les larmes de son corps. Elle pleurait sa jeunesse perdue et les plaisirs qui lui étaient refusés. Elle sanglotait d’indignation avec le désespoir d’une enfant qui, jadis, pouvait obtenir tout ce qu’elle voulait par ses larmes et qui sait que, désormais, ses larmes ne lui serviront plus. La tête enfouie dans l’oreiller, elle pleurait et battait rageusement des pieds son édredon duveteux.
« Autant être morte ! » lança-t-elle d’un ton farouche.
Devant un tel déploiement de douleur, Pittypat sécha ses larmes et Melly s’élança au chevet de sa belle-sœur pour la consoler.
« Chérie, ne pleure pas ! Essaie de penser combien Charles t’aimait et que cela te soit un réconfort. Essaie de penser à ton bébé chéri. »
Indignée d’être si mal comprise, désespérée d’être tenue à l’écart de tout, Scarlett fut incapable de proférer un son. Ce fut heureux, car, si elle avait pu parler, elle aurait dit tout ce qu’elle avait sur le cœur, à la manière de Gérald, sans mâcher ses mots. Mélanie lui caressa l’épaule et, traversant lourdement la pièce sur la pointe des pieds, Pittypat alla baisser les persiennes.
« Ne faites pas ça ! éclata Scarlett, sortant de l’oreiller un visage cramoisi et boursouflé. Je ne suis pas assez morte pour que vous baissiez les persiennes, quoique je n’en vaille guère mieux. Oh ! Allez-vous-en et laissez-moi tranquille ! »
Elle s’abîma de nouveau dans l’oreiller et, après s’être consultées à voix basse, la tante et la nièce se retirèrent discrètement. Scarlett entendit Mélanie chuchoter quelque chose à Pittypat tandis qu’elles s’engageaient toutes deux dans l’escalier.
« Tante Pitty, je voudrais bien que tu ne lui parles pas de Charles. Tu sais combien ça la bouleverse. La pauvre petite, elle a son regard étrange et je sais qu’elle va prendre sur elle pour ne pas pleurer. Il ne faut pas augmenter son chagrin. »
Dans sa rage impuissante, Scarlett continua de battre l’édredon et s’efforça de trouver quelques gros mots à dire.
« Sacrebleu ! » s’écria-t-elle enfin, et elle se sentit un peu soulagée. Comment Mélanie pouvait-elle se contenter de rester à la maison, ne jamais se distraire et continuer à porter le deuil de son frère alors qu’elle n’avait que dix-huit ans ? « Mais elle est si bûche, pensa Scarlett en labourant l’oreiller de ses poings. Et puis, elle n’a jamais eu autant de succès que moi. Les choses qui me manquent ne lui manquent pas. Et… et, d’ailleurs, elle a Ashley, et moi… moi, je n’ai personne ! »
Cette constatation raviva sa douleur et elle se mit à sangloter bruyamment.
Elle resta dans sa chambre jusque vers le milieu de l’après-midi. La vue des promeneurs qui revenaient du pique-nique dans leurs attelages chargés de branches de pin, de plantes grimpantes et de fougères ne la réconforta point. Tout le monde avait l’air fatigué, mais ravi. Scarlett répondit tristement aux saluts qu’on lui adressa. La vie était désespérante et ne valait certainement pas la peine d’être vécue.
Le salut se présenta sous la forme à laquelle elle s’attendait le moins. Alors que toute la maison faisait la sieste, Mme Merriwether et Mme Elsing arrivèrent en voiture. Surprises de recevoir une visite à pareille heure, Mélanie et tante Pitty se levèrent, agrafèrent leur corsage en hâte, lissèrent leurs cheveux et descendirent au salon.
« Les enfants de Mme Bonnel ont la rougeole », annonça Mme Merriwether à brûle-pourpoint, tout en laissant bien voir qu’elle tenait Mme Bonnel pour personnellement responsable.
« Et les petites McLure ont été appelées en Virginie », dit Mme Elsing de sa voix mourante, tout en s’éventant avec langueur, comme si, pour elle, cet événement ne comptait pas beaucoup plus que le reste. « Dallas McLure est blessé.
— C’est terrible, firent leurs hôtesses en chœur. Est-ce que le pauvre Dallas…
— Non. Simplement une balle qui lui a traversé l’épaule, dit Mme Merriwether sèchement. Mais ça ne pouvait pas plus mal tomber. Les petites vont le chercher pour le ramener chez lui. Mais, ciel ! Nous n’avons pas le temps de rester à bavarder. Il faut que nous retournions vite à l’arsenal compléter la décoration. Pitty, nous avons besoin de vous et de Melly ce soir pour prendre la place de Mme Bonnel et des petites McLure.
— Oh ! Mais, Dolly, nous ne pouvons pas y aller.
— Ne me dites pas à moi qu’“on ne peut pas”, Pittypat Hamilton, déclara Mme Merriwether avec force. Nous avons besoin de vous pour surveiller les noirs préposés aux rafraîchissements. C’était le rôle assigné à Mme Bonnel. Quant à toi, Melly, il faut que tu tiennes le comptoir des petites McLure.
— Oh ! Mais c’est impossible… avec le pauvre Charles qui est mort il n’y a que…
— Je comprends vos sentiments, mais il n’y a pas de trop grands sacrifices pour la Cause, coupa d’une voix douce Mme Elsing, qui voulait mettre les choses au point.
— Oh ! Nous aimerions tant vous aider, mais… pourquoi ne trouveriez-vous pas quelques jolies jeunes filles pour tenir les comptoirs ? »
Mme Merriwether eut un rire méprisant.
« Je ne sais pas ce qu’a la jeunesse aujourd’hui. Elle n’a aucun sens des responsabilités. Toutes les jeunes filles qui n’ont pas déjà accepté de tenir un comptoir ont plus d’excuses à leur disposition que vous n’en pourriez inventer. Oh ! Je ne m’y laisse pas prendre. Elles veulent tout simplement être libres de tourner autour des officiers. Et puis elles ont peur qu’on ne voie pas leurs robes derrière les comptoirs. Je paierais cher pour que ce forceur de blocus… comment s’appelle-t-il donc ?
— Le capitaine Butler, intervint Mme Elsing, secourable.
— Je voudrais bien qu’il apportât un peu plus de matériel d’hôpital et un peu moins de crinolines et de dentelles. Ce n’est pas une, mais vingt robes importées par lui que j’ai vues aujourd’hui. Le capitaine Butler… j’ai les oreilles rebattues de ce nom-là. Allons, Pitty, je n’ai pas le temps de discuter. Il faut venir. Tout le monde comprendra. Quant à toi, Melly, tu ne seras pas trop en vue. Le comptoir des petites McLure est tout au bout et, comme il n’est pas bien joli, personne ne fera attention à toi.
— Je crois que nous irons, dit Scarlett en s’efforçant de réprimer son impatience et de conserver un visage aussi sérieux que possible. C’est le moins que nous puissions faire pour l’hôpital. »
Ni l’une ni l’autre des visiteuses n’avait mentionné son nom. Toutes deux se tournèrent vers elle et lui décochèrent un regard acéré. Même au plus fort de leur embarras elles n’avaient pas envisagé de demander à une veuve d’un an à peine de figurer dans un rôle mondain. Les yeux écarquillés comme ceux d’un enfant, Scarlett soutint leur regard.
« Je crois que nous pourrons aller à la vente et contribuer toutes à en faire un succès. Je crois que je pourrai tenir le comptoir avec Melly parce que… oui, je crois que ce serait mieux d’être deux. Qu’en penses-tu, Melly ?
— Eh bien », commença Melly à court d’arguments. L’idée de paraître à une réunion mondaine alors qu’elle était en deuil était si extraordinaire qu’elle en était toute désorientée.
« Scarlett a raison », dit Mme Merriwether en observant des signes de fléchissement. Elle se leva et, d’une secousse, remit sa crinoline en place. « Il faut venir toutes les deux… non, toutes les trois. Allons, Pitty, vous n’allez pas recommencer. Pensez plutôt que l’hôpital a besoin d’argent pour acheter des lits et des médicaments. Et je sais que Charlie sera content que vous aidiez la Cause pour laquelle il est mort.
— Eh bien, murmura Pitty, désarmée comme toujours en présence d’une personnalité plus forte que la sienne, si vous croyez que les gens comprendront… »
« Trop beau pour être vrai ! Trop beau pour être vrai ! » chantait le cœur ravi de Scarlett quand elle se glissa discrètement derrière le comptoir tendu de rose et de jaune qu’auraient dû occuper les sœurs McLure.
Elle retournait enfin dans le monde ! Après un an de réclusion, de crêpe et de chuchotements étouffés, après avoir failli devenir folle d’ennui, elle assistait enfin à une réunion, à une vraie réunion, la plus grande qu’Atlanta eût jamais connue. Elle voyait des gens, des lumières, elle entendait de la musique, contemplait les belles dentelles, les robes et les jabots que le fameux capitaine Butler avait ramenés avec lui à son dernier voyage en forçant le blocus.
Elle se pelotonna sur l’un des petits tabourets derrière le comptoir et parcourut des yeux la longue salle qui, jusqu’à cet après-midi-là, n’avait été qu’un hangar nu et laid où l’on faisait l’exercice. Comme les dames avaient dû travailler à la dernière minute pour la rendre aussi belle ! C’était ravissant. Toutes les bougies et tous les bougeoirs d’Atlanta devaient se trouver là. Il y avait des chandeliers d’argent à douze branches, des chandeliers de porcelaine ornés de charmantes figurines, de vieux bougeoirs de cuivre, roides et dignes. Tout cela supportait des bougies de toutes tailles et de toutes couleurs, parfumées au laurier. Il y en avait sur les râteliers qui couraient tout au long de la salle, sur les tables couvertes de fleurs, sur les comptoirs, même sur l’appui des fenêtres où le souffle tiède de l’été avait juste assez de force pour en faire vaciller la flamme.
Au milieu de la salle, la grosse lampe hideuse, suspendue au plafond par des chaînes, était complètement transformée sous des touffes de houx et de vigne que, déjà, la chaleur flétrissait. Les murs étaient décorés de branches de pin qui dégageaient des senteurs épicées et formaient, dans les angles, de jolis berceaux de verdure où les vieilles dames pouvaient s’asseoir. De longues et gracieuses guirlandes de houx, de vigne et de liseron dessinaient leurs festons sur les murs, encadraient les fenêtres et les sortes de niches tapissées d’étoffes vives où l’on avait installé les comptoirs. Et partout, au milieu des plantes vertes, sur les drapeaux et les cartouches, flamboyaient, sur fond bleu et rouge, les étoiles de la Confédération.
L’estrade réservée aux musiciens était décorée d’une manière suprêmement artistique. Elle disparaissait sous un amoncellement de plantes vertes et de drapeaux. Scarlett savait que toutes les plantes en pots ou en caisses de la ville étaient là, coleus, géraniums, hortensias, lauriers-roses, bégonias et même les trésors de la serre de Mme Elsing, auxquels on avait réservé la place d’honneur.
En face de l’estrade, à l’autre extrémité de la salle, des dames s’étaient surpassées. Au mur étaient accrochés deux grands tableaux, l’un du Président Davis, l’autre du « Petit Alec » Stephens de la Géorgie, vice-président de la Confédération. Au-dessus d’eux pendait un énorme drapeau, au-dessous, sur de longues tables, s’accumulait le butin provenant des jardins de la ville : fougères, monceaux de roses cramoisies, jaunes et blanches, gaines orgueilleuses de glaïeuls dorés, masses de capucines multicolores. Parmi les fleurs, des bougies brûlaient, sereines comme les cierges d’un autel. Les deux portraits contemplaient la scène, visages aussi différents que possible pour des hommes chargés tous deux de guider un pays en un moment redoutable. Davis avait les joues creuses, le regard froid d’un ascète. Ses lèvres minces et fières traçaient une ligne ferme. Stephens avait les yeux sombres et brûlants, profondément enfoncés au creux des orbites, le visage d’un homme qui n’avait jamais connu que la maladie et la douleur, mais qui en avait triomphé grâce à sa volonté et à son énergie.
Les dames les plus âgées du comité, auxquelles on avait confié toute l’organisation de la fête, parcouraient la salle aussi majestueusement que des voiliers toutes voiles dehors. Leurs robes bruissaient, elles poussaient derrière leurs comptoirs les jeunes femmes en retard ou les jeunes filles qui ricanaient. Puis elles s’engouffraient dans des pièces latérales où l’on préparait les rafraîchissements, et tante Pitty, hors d’haleine, se précipitait vers elles.
Les musiciens montèrent sur l’estrade. Noirs, souriants, leurs grosses joues luisant déjà de sueur, ils se mirent à accorder leurs violons et à donner de grands coups d’archet comme pour montrer à l’avance leur importance. Le vieux Levi, le cocher de Mme Merriwether, qui, depuis l’époque où Atlanta s’appelait Marthasville, dirigeait les orchestres à chaque fête de charité et à chaque mariage, frappa son pupitre de son bâton. Il y avait encore fort peu de monde en dehors des dames investies d’un rôle, mais tous les yeux se tournèrent vers lui. Alors, les violons, les violoncelles, les accordéons et les banjos attaquèrent Lorena[17] sur un rythme lent, trop lent pour la danse. On danserait plus tard, quand il n’y aurait plus rien sur les comptoirs. Scarlett sentit son cœur battre plus vite en reconnaissant la valse langoureuse :
Les ans coulent lentement, Lorena !
La neige est de nouveau sur l’herbe.
Le soleil est bas à l’horizon, Lorena…
Un, deux trois – un, deux, trois, trois… tournez… Un, deux, trois… La belle valse ! Scarlett avança légèrement les mains, ferma les yeux et suivit, en se balançant, le rythme triste et obsédant. Il y avait dans la mélodie tragique et dans l’amour perdu de Lorena quelque chose qui s’apparentait à ses propres émotions et qui la prit à la gorge.
Alors, comme si la musique les avait attirés, des sons s’élevèrent dans la rue baignée par le clair de lune. On entendit piaffer des chevaux et grincer les roues des voitures. Les rires fusèrent dans l’air tiède, les nègres se querellèrent pour ranger leurs attelages. L’escalier retentit d’un joyeux tumulte. Les voix fraîches des jeunes filles se mêlèrent aux voix graves de leurs cavaliers. On s’interpella gaiement, on poussa des cris de joie en reconnaissant des amis qu’on avait quittés l’après-midi même.
Soudain, la salle déborda de vie et s’emplit de jeunes filles dont les robes à énormes crinolines, sous lesquelles dépassaient des pantalons bordés de dentelles, chatoyaient comme des papillons ; jeunes filles montrant leurs petites épaules blanches, rondes et nues, découvrant, sous un feston de dentelle, la naissance de leur gorge doucement renflée, portant négligemment un châle sur le bras et, retenu au poignet par un mince ruban de velours, un éventail pailleté ou peint ou bien un éventail en plumes de cygne ou de paon ; jeunes filles aux cheveux noirs ramenés en chignon si lourd qu’elles rejetaient insolemment la tête en arrière ; jeunes filles à la nuque encadrée de boucles blondes épousant le rythme de leurs boucles d’oreilles à frange d’or ; dentelles, soieries, rubans d’autant plus précieux qu’ils avaient tous été importés en dépit du blocus ; parures arborées avec d’autant plus d’orgueil qu’elles étaient un nouvel affront infligé aux Yankees.
Les fleurs de la ville n’avaient pas toutes été offertes en hommage aux chefs de la Confédération. Les jeunes filles s’étaient réservé les plus petites et les plus parfumées : roses thé piquées derrière une oreille, jasmins et boutons de roses tressés en guirlande autour d’une tête bouclée, fleurs d’arbres fruitiers pudiquement enfouies dans l’échancrure d’un corselet de satin, fleurs qui, avant la fin de la nuit, seraient données en souvenir et iraient se cacher dans la poche d’un uniforme gris.
Il y avait tant d’uniformes dans la foule… tant d’uniformes portés par tant d’hommes que Scarlett connaissait, qu’elle avait rencontrés sur un lit d’hôpital, dans la rue ou au champ de manœuvres. Ils étaient superbes, ces uniformes, si élégants avec leurs boutons scintillants, si éblouissants avec leur double rangée de galons dorés au col et aux manches, avec leurs bandes rouges, jaunes ou bleues au pantalon suivant les armes, couleurs qui mettaient si bien le gris en valeur. De-ci, de-là, on découvrait une écharpe écarlate ou dorée ; les sabres brillaient et cliquetaient contre les bottes étincelantes, les éperons sonnaient.
De si beaux hommes ! pensa Scarlett, le cœur gonflé d’orgueil tandis que ceux qu’elle admirait faisaient des signes à leurs amies ou s’inclinaient très bas pour baiser la main des dames âgées. Tous paraissaient si jeunes malgré leurs longues moustaches blondes ou leurs barbes noires, si beaux, si hardis avec leurs bras en écharpe ou leurs têtes enveloppées de pansements dont la blancheur contrastait étrangement avec leurs visages bronzés. Certains s’appuyaient sur des béquilles. Que les jeunes filles étaient donc fières de les accompagner ! Avec quelle sollicitude elles ralentissaient le pas pour leur permettre de les suivre en sautillant ! Parmi les hommes en uniforme, un zouave de Louisiane, le bras passé dans une écharpe de soie noire, portait le pantalon bleu bouffant à bandes blanches, les guêtres crème et la petite veste rouge très ajustée. Il tranchait sur le reste de la foule comme un oiseau des tropiques et jetait une note éclatante qui faisait pâlir les robes vives des jeunes filles. C’était un petit homme noiraud, grimaçant comme un singe, le soupirant attitré de Maybelle Merriwether, René Picard. Tous les blessés de l’hôpital devaient être là, du moins tous ceux qui pouvaient marcher, ainsi que tous les soldats en permission ou en congé de convalescence. Il devait y avoir aussi tous les hommes qui, d’Atlanta à Macon, servaient dans les chemins de fer, les postes, l’intendance ou les hôpitaux. Comme les dames du comité allaient être contentes ! Leur hôpital allait recueillir des sommes considérables !
Dans la rue, on entendit un roulement de tambour, le bruit d’une troupe marchant au pas cadencé, les cris d’admiration des cochers. Un clairon sonna et une voix de basse lança l’ordre de rompre les rangs. Un instant après, gardes locaux et miliciens, en brillant uniforme, gravirent l’escalier étroit, puis, s’inclinant, saluant, serrant des mains, se répandirent dans la salle. La garde locale se composait de tout jeunes gens, fiers de jouer au soldat et jurant de se trouver en Virginie l’année suivante, à condition que la guerre durât jusque-là. Elle se composait aussi de vieux à la barbe blanche. Ces derniers auraient bien voulu être plus jeunes, mais ils étaient heureux de se promener en uniforme et d’emprunter un peu de gloire à leurs fils qui étaient au front. Dans la milice, il y avait nombre d’hommes entre deux âges et quelques autres plus vieux encore ; néanmoins ce corps comprenait pas mal de garçons en âge de servir sous les drapeaux et qui n’adoptaient point un air aussi conquérant que leurs aînés ou leurs cadets. Déjà des murmures commençaient à s’élever et on se demandait pourquoi ils n’étaient pas avec Lee.
Comment allaient-ils faire pour tenir tous dans la salle ? Celle-ci avait paru si grande quelques minutes auparavant, et maintenant elle était pleine à craquer. Il faisait chaud. On respirait tous les parfums de la nuit d’été, mêlés à ceux des sachets, de l’eau de Cologne, de la pommade pour les cheveux, des bougies qui dégageaient une odeur de laurier. Les fleurs embaumaient. Une fine poussière s’élevait du plancher vétuste. Le brouhaha empêchait de distinguer quoi que ce fût et, comme s’il eût ressenti la joie et l’émotion de cet instant, le vieux Levi s’arrêta net au beau milieu d’une mesure de Lorena, frappa un coup sec de son bâton et l’orchestre attaqua le Beau Drapeau Bleu[18].
D’une centaine de poitrines, le chant jaillit comme une acclamation. Le clairon de la garde locale escalada l’estrade et enchaîna avec les musiciens au moment où débutait le chœur. Les notes argentines vibrèrent très haut au-dessus de la foule et firent courir des frissons dans le dos des assistants.
Hourra ! Hourra ! Pour les droits du Sud, hourra !
Hourra ! Pour le beau drapeau bleu
Qui n’a qu’une seule étoile !
Le second vers fut entonné avec encore plus de force que les autres et Scarlett qui chantait comme tout le monde entendit monter derrière elle l’harmonieux soprano de Mélanie, clair, sincère, et émouvant comme les notes du clairon. Elle se retourna et vit que Mélanie avait les mains ramenées sur sa poitrine, les yeux fermés et que de petites larmes perlaient au coin de ses paupières. Quand la musique s’arrêta, elle adressa à Scarlett un petit sourire bizarre et fit la moue pour s’excuser, tout en essuyant ses larmes avec son mouchoir.
« Je suis si heureuse, murmura-t-elle, et si fière des soldats que je ne peux pas m’empêcher de pleurer. »
Dans ses yeux brillait une lueur ardente, passionnée, qui, pendant un instant, éclaira son petit visage banal et le rendit magnifique.
Toutes les femmes se tournèrent vers les hommes qu’elles aimaient, les amantes vers leurs amoureux, les mères vers leurs fils, les femmes vers leurs maris ; toutes avaient la même expression sur le visage, les mêmes larmes de fierté sur leurs joues roses ou ridées, le même sourire aux lèvres, la même lueur brûlante dans les yeux. Toutes étaient belles de cette aveugle beauté qui transfigure même la plus laide des femmes quand un homme l’aime et la protège et qu’elle lui rend son amour au centuple.
Elles les aimaient, ces hommes, elles croyaient en eux, elles leur feraient confiance jusqu’à leur dernier souffle. Comment un désastre pourrait-il jamais fondre sur ces femmes quand se dressait entre elles et les Yankees l’héroïque rempart des uniformes gris ? Avait-on jamais vu hommes plus valeureux, plus intrépides, plus nobles, plus tendres, depuis que le monde était monde ? La victoire pouvait-elle faire autrement que sourire à une cause aussi juste, aussi légitime que la leur ? Une cause que ces femmes aimaient autant qu’elles chérissaient leurs hommes, une cause qu’elles servaient de leurs deux mains, de tout leur cœur, une cause à laquelle elles ne cessaient de penser, dont elles rêvaient… une cause à laquelle elles sacrifieraient leurs hommes s’il le fallait, pour laquelle elles porteraient aussi fièrement le deuil que les hommes portaient leurs étendards dans la bataille.
Leurs cœurs étaient gonflés de ferveur et d’orgueil, l’astre de la Confédération était à son zénith, car la victoire finale était proche. Les succès de Stonewall Jackson[19] et la défaite des Yankees après la bataille des Sept Jours autour de Richmond l’indiquaient clairement. Comment pouvait-il en être autrement avec des chefs comme Lee et Jackson ? Encore une victoire et les Yankees, à deux genoux, imploreraient grâce, les hommes rentreraient chez eux à cheval et l’on s’embrasserait et l’on se réjouirait.
Évidemment, il y avait bien des places vides dans les foyers, bien des bébés qui ne connaîtraient jamais leur père, bien des tombes anonymes entre les contreforts des monts de Virginie et dans les montagnes du Tennessee. Pourtant, était-ce donc payer trop cher le triomphe d’une pareille cause ? Les femmes avaient du mal à se procurer de la soie, le thé et le sucre étaient rares, mais c’étaient là sujets de plaisanteries. D’ailleurs, les intrépides forceurs de blocus réussissaient quand même à faire entrer ces marchandises au nez et à la barbe des Yankees furieux. Bientôt Raphaël Semmes et la flotte confédérée allaient se charger des canonnières yankees et les ports seraient grands ouverts au commerce. Et puis l’Angleterre était sur le point de venir en aide à la Confédération parce que le manque de coton réduisait ses filatures au chômage et que la noblesse anglaise éprouvait une sympathie naturelle pour les Confédérés, comme il se devait entre aristocrates qui méprisaient la race des Yankees amateurs de dollars.
Le plaisir inaccoutumé de se trouver à une réunion mondaine avait d’abord fait battre le cœur de Scarlett, mais quand elle vit, sans très bien en pénétrer le sens, l’expression reflétée par le visage de ceux qui l’entouraient, sa joie commença à se dissiper. Toutes les femmes manifestaient une émotion qu’elle ne ressentait pas. Elle fut à la fois surprise et consternée. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais la salle ne lui semblait plus aussi jolie ni les jeunes filles aussi séduisantes, enfin cet enthousiasme pour la Cause, dont chaque visage était encore empreint lui parut… oui, absolument stupide !
À sa grande stupeur, elle se rendit compte soudain qu’elle ne partageait pas l’orgueil farouche de ces femmes, leur désir de se sacrifier à la Cause. Avant même que sa conscience horrifiée lui eût dit : « Non… non ! Il ne faut pas penser des choses pareilles. C’est mal… C’est un péché », elle comprit que la Cause ne signifiait rien pour elle et qu’elle était excédée d’entendre les gens en parler avec ce regard extatique. Pour elle, la Cause n’avait rien de sacré. Pour elle, la guerre n’avait aucun caractère de sainteté. Ce n’était qu’un fléau qui massacrait aveuglément les hommes, qui coûtait cher et rendait difficile l’acquisition des objets de luxe. Elle comprit qu’elle en avait assez de s’abîmer les doigts à tricoter, de rouler des bandes de pansement et de faire de la charpie. Et puis, elle en avait tellement assez de l’hôpital ! Elle était écœurée par l’odeur de la gangrène, elle ne pouvait plus supporter les gémissements continuels des blessés, elle avait peur de cette expression que l’approche de la mort peignait sur les visages ravagés.
Craignant qu’on ne pût lire sur son front les pensées impies qui se pressaient dans son esprit, elle regarda furtivement autour d’elle. Oh ! Pourquoi n’éprouvait-elle donc pas les mêmes sentiments que ces femmes ? Elles étaient dévouées corps et âme à la Cause. Tout ce qu’elles disaient était sincère. Et si quelqu’un pouvait jamais se douter qu’elle, Scarlett… non, non, personne ne saurait jamais ! Il fallait qu’elle continuât de simuler pour la Cause un enthousiasme et une fierté qu’elle était incapable de ressentir, il fallait qu’elle se conduisît comme la veuve d’un officier confédéré, en femme qui portait stoïquement sa douleur et pour qui la mort de son mari ne comptait pas, puisqu’elle avait contribué au triomphe de la Cause.
Oh ! Pourquoi était-elle si différente, si éloignée de ces femmes aimantes ? Jamais elle ne serait capable d’aimer quelqu’un ou quelque chose avec le même désintéressement qu’elles. À quel point elle prenait conscience d’être délaissée, elle qui jamais auparavant ne s’était sentie seule ! Elle essaya d’abord d’étouffer ces pensées, mais sa rude franchise ne le lui permit pas. Alors, tandis que la fête se déroulait et qu’elle et Mélanie servaient les clients arrêtés devant le comptoir, elle s’efforça de se justifier à ses propres yeux, tâche qu’elle avait rarement trouvée difficile.
Les autres femmes étaient tout bonnement stupides et folles avec leurs histoires de patriotisme et avec leur Cause ; quant aux hommes, ils ne valaient guère mieux avec leurs histoires de coups décisifs et de droits des États. Elle seule, Scarlett O’Hara Hamilton, était douée de bon sens, d’une solide tête d’Irlandaise. Elle n’avait pas l’intention de se rendre grotesque pour la Cause, mais elle n’avait pas l’intention non plus de se rendre grotesque en révélant sa véritable façon de penser. Elle avait assez de jugement pour envisager la situation sous un angle pratique, et personne ne saurait jamais à quoi s’en tenir sur ses sentiments. Quelle ne serait pas la surprise de l’assistance si l’on savait à quoi elle pensait vraiment ! Quelle ne serait pas l’indignation des gens si elle montait sur l’estrade des musiciens pour déclarer qu’à son avis la guerre devait cesser afin que chacun rentrât chez soi pour s’occuper de son coton, et qu’on pût donner de nouvelles réceptions où l’on reverrait quantité de soupirants et de robes vert pâle.
Pendant un instant, convaincue de la justesse de ses vues, elle se sentit réconfortée ; pourtant, elle n’en continua pas moins à promener un regard haineux sur la salle. Comme l’avait indiqué Mme Merriwether, le comptoir des petites McLure n’attirait pas beaucoup l’œil et il se passait de longs moments sans que personne y vînt. Scarlett, n’ayant rien à faire, avait tout le temps d’observer la foule joyeuse. Mélanie devina sa mauvaise humeur, mais, l’attribuant au chagrin que Scarlett devait ressentir à ne pas avoir Charlie auprès d’elle, elle ne chercha pas à engager la conversation. Au contraire, elle déploya tout son zèle à mettre plus en valeur les objets étalés sur le comptoir, tandis que sa belle-sœur restait assise et regardait d’un air lugubre devant elle. Même les fleurs amoncelées sous les portraits de M. Davis et de M. Stephens déplaisaient à Scarlett.
« On dirait un autel, se dit-elle en ricanant. À la façon dont on se comporte avec ceux-là, on dirait qu’il s’agit de Dieu le Père et de son Fils ! »
Alors, effrayée de son irrévérence, elle voulut faire un signe de croix pour s’excuser, mais elle se retint à temps.
« Voyons, c’est vrai, continua-t-elle au cours d’un dialogue muet avec sa conscience. Tout le monde les traite comme des saints et ce ne sont que des hommes, et par-dessus le marché ils sont rudement laids. »
Bien entendu, M. Stephens n’y pouvait rien, car toute sa vie il était resté infirme, mais M. Davis… Scarlett étudia le visage altier, aux traits nets comme ceux d’un camée. C’était son bouc qui la contrariait le plus. Pour les hommes, il n’y avait de seyant que le visage rasé, la moustache ou la barbe.
« Cette petite touffe, on dirait qu’il n’a pas pu faire mieux », se dit-elle sans voir sur ce visage le reflet de la ferme intelligence qui supportait tout le poids d’une nation nouvelle.
Non, Scarlett n’était pas heureuse. Elle assistait bien à la fête, mais elle n’y participait pas. Personne ne faisait attention à elle. Elle était la seule jeune femme sans mari qui n’eût point de cavalier. Toute sa vie, elle avait pourtant adoré occuper le centre de la scène. Ce n’était pas juste ! Elle avait dix-sept ans. Ses pieds caressaient le plancher. Ils voulaient sauter, danser. Elle avait dix-sept ans et son mari reposait au cimetière d’Oakland. Son bébé dormait dans son berceau chez tante Pittypat et tout le monde s’imaginait qu’elle devait être satisfaite de son sort. Elle avait la gorge plus blanche, la taille plus fine, le pied plus menu que n’importe laquelle des autres jeunes filles présentes à la fête, mais, pour l’importance que cela avait, mieux eût valu qu’elle fût couchée à côté de Charles sous une dalle portant gravés ces mots : « et son épouse bien-aimée ».
Elle n’était plus une jeune fille pour se permettre de danser et de flirter, et elle n’était plus mariée pour s’asseoir en compagnie des épouses et critiquer les jeunes filles. Elle n’était pas assez âgée pour être veuve. Les veuves devaient être vieilles, si terriblement vieilles qu’elles n’avaient pas envie de danser, de flirter, ou de se faire admirer. Oh ! Ce n’était pas juste d’être obligée de rester là, digne et compassée, veuve modèle à dix-sept ans ! Ce n’était pas juste d’être obligée de baisser la voix et les yeux quand de beaux hommes s’arrêtaient à son comptoir.
Toutes les jeunes filles d’Atlanta avaient des hommes pour leur faire la cour. Même les plus laides se comportaient comme des beautés et, ce qui était pire, elles avaient toutes de si jolies toilettes !
Elle, elle avait l’air d’un corbeau dans son épaisse robe de taffetas noir boutonnée jusqu’au cou et jusqu’aux poignets, sans le moindre ornement, sans le moindre bijou que la broche en onyx d’Ellen. Et elle était condamnée à regarder des jeunes filles maigres comme des coucous se promener au bras de beaux garçons. Tout cela parce que Charles Hamilton avait eu la rougeole et n’avait même pas su mourir en héros pour permettre à sa femme d’en tirer un peu de vanité !
Révoltée, Scarlett s’appuya des deux coudes au comptoir. Mama avait eu beau lui répéter cent fois que les coudes se ridaient et devenaient horribles quand on s’appuyait dessus, ça lui était bien égal. Elle n’aurait sans doute plus jamais l’occasion de les montrer. Elle observa rageusement les toilettes qui passaient devant elle : soies jaune paille rehaussées de guirlandes roses ; satins rosés garnis de volants et de petits rubans de velours noir ; taffetas bleu pâle, jupes énormes, cascades de dentelle, gorges découvertes, fleurs pleines d’attraits. Maybelle Merriwether se dirigea vers le comptoir voisin au bras du zouave. Elle portait une robe de tarlatane vert pomme venue de Charleston par le dernier bateau, et Maybelle en était si fière qu’on eût dit que c’était elle et non pas le fameux capitaine Butler qui avait forcé le blocus.
« Comme je serais bien dans cette robe ! » pensa Scarlett, folle de rage et de jalousie. « Maybelle est grosse comme une vache. Ce vert-là, c’est juste ma couleur, mes yeux en paraîtraient… Pourquoi les blondes veulent-elles porter cette couleur ? Ça leur donne une peau verte comme un vieux fromage. Et dire que je ne porterai plus jamais cette couleur, même quand j’aurai quitté le deuil ! Non, même si je m’arrange pour me remarier. Je serai obligée de porter des gris, des marrons ou des mauves repoussants. »
Pendant un court moment, Scarlett pensa à l’injustice de tout cela. Qu’il passait donc vite, le temps des plaisirs, des belles toilettes, de la danse et du flirt ! Quelques années seulement, quelques années trop brèves ! Alors, la jeune fille se mariait, portait des robes ternes, avait des enfants qui lui déformaient la taille. Au bal, elle s’asseyait dans un coin en compagnie des autres femmes et ne se levait que pour aller danser avec son mari ou avec de vieux messieurs qui lui marchaient sur les pieds. Si elle ne se conformait pas à ces usages, les autres épouses disaient du mal d’elle, elle était perdue de réputation et sa famille était mise à l’index. Cela semblait si terriblement vain de passer sa jeunesse à apprendre l’art d’être belle et de séduire les hommes, puis à n’user de son savoir que pendant un an ou deux. Scarlett réfléchit à l’éducation qu’Ellen et Mama lui avaient donnée et elle se dit qu’elle avait été excellente et fort complète, puisqu’elle avait fait ses preuves en toutes circonstances. Elle se composait d’un ensemble de règles bien définies et, si on les suivait, on était sûr de voir le succès couronner ses efforts.
Avec les vieilles dames, il s’agissait d’être gentille et naïve, de paraître aussi simple d’esprit que possible, car les vieilles dames avaient l’œil vif et guettaient les jeunes filles comme des chats, toutes prêtes à bondir au moindre écart de langage ou de tenue. Avec les vieux messieurs, il s’agissait d’être hardie, bavarde, un tantinet coquette, afin de chatouiller la vanité de ces vieux fous. Ça les rajeunissait, ils se sentaient tout ragaillardis, alors ils vous pinçaient la joue et déclaraient que vous étiez une coquine. Naturellement, en ces occasions, il fallait toujours rougir, sans quoi ils vous auraient pincée avec plus de plaisir qu’il ne convenait et ils seraient allés raconter à leurs fils que vous étiez une dévergondée.
Avec les jeunes filles et les jeunes femmes, il importait d’être tout miel et d’échanger des baisers chaque fois qu’on les rencontrait, même si c’était dix fois par jour. On les prenait par la taille, on les laissait vous en faire autant, quel que fût l’ennui que cela vous causât. On admirait indifféremment leurs robes ou leurs bébés, on les taquinait sur leurs soupirants, les complimentait sur leurs maris, on riait modestement et l’on déclarait qu’auprès d’elles on était dépourvue de tout charme. Et surtout il fallait faire comme elles et ne jamais dire ce qu’on pensait.
Il fallait aussi rigoureusement ignorer les maris des autres jeunes femmes, même si c’étaient d’anciens soupirants qu’on avait repoussés, même si on les trouvait tout à fait à son goût. Si une jeune fille se montrait trop aimable avec les jeunes maris, leurs femmes disaient qu’elle se tenait mal. La jeune fille avait une mauvaise réputation et elle ne trouvait jamais plus personne pour la courtiser.
Mais avec les jeunes gens… oh ! C’était bien différent ! On pouvait rire sous cape en les regardant et, quand ils venaient tourner autour de vous pour voir ce qui vous faisait rire, on avait le droit de ne pas le leur dire et d’éclater de rire. Avec ses yeux on pouvait promettre toutes sortes de choses qui incitaient les hommes à manœuvrer pour obtenir un tête-à-tête. Et, quand l’un d’eux était parvenu à ses fins, on pouvait être très, très offensée ou très, très fâchée s’il avait essayé de vous embrasser. On pouvait si gentiment lui pardonner ou l’amener à s’excuser de son impertinence qu’il cherchait par tous les moyens à dérober un second baiser. Parfois, mais pas souvent, on se laissait embrasser. (Ellen et Mama n’avaient pas enseigné cela à Scarlett, mais elle s’était aperçue que ça donnait de bons résultats.) Alors on pleurait et l’on déclarait qu’on ne savait pas ce qui vous avait prise et que le monsieur ne vous respecterait plus jamais. Il séchait lui-même vos larmes et généralement il vous demandait en mariage, rien que pour vous montrer jusqu’où où allait son respect pour vous. Et puis il y avait… oh ! Il y avait tant de choses à faire avec les jeunes gens, et Scarlett les savait toutes : le long regard de côté, le demi-sourire derrière l’éventail, le balancement des hanches pour que la crinoline prît un mouvement de cloche, les larmes, le rire, la flatterie, la douceur et la compréhension. Oh ! Toutes ces ruses qui ne manquaient jamais de réussir… sauf avec Ashley !
Non, ce n’était pas bien d’apprendre toutes ces roueries, de s’en servir si peu de temps et d’y renoncer pour toujours. Que ce serait donc magnifique de ne jamais se marier, mais de toujours rester aussi jolie en robe vert pâle et de toujours se laisser faire la cour par de beaux hommes. Pourtant, si ça durait trop longtemps, on risquait de devenir une vieille fille comme India Wilkes dont tout le monde disait « pauvre petite » avec un air de fausse commisération. Non, en somme, il valait mieux se marier et conserver sa dignité, même si l’on ne devait plus jamais s’amuser.
Oh ! Que la vie était donc compliquée ! Pourquoi avait-elle été assez bête pour épouser Charles et avoir sa vie terminée à seize ans ?
Sa rêverie, où entrait autant de révolte que de désespoir, fut interrompue par un brusque remous dans la foule. Les gens se rangèrent le long des murs, les femmes serrèrent précautionneusement leurs crinolines pour éviter qu’un contact maladroit n’en dérangeât l’ordonnance et ne découvrit un peu trop leurs jambes de pantalon. Scarlett se dressa sur la pointe des pieds et vit le capitaine de la milice escalader l’estrade. Il lança quelques ordres brefs, et la moitié de la compagnie se mit en ligne. Pendant quelques minutes, les soldats se livrèrent à un exercice rapide qui fit perler des gouttes de sueur à leur front et souleva les bravos de l’assistance. Scarlett battit des mains comme tout le monde et lorsque, l’exercice terminé, les soldats se furent dirigés vers le comptoir où l’on servait du punch et de la limonade, elle se tourna vers Mélanie, estimant qu’il valait mieux commencer plus tôt que plus tard à feindre l’enthousiasme pour la Cause.
« Ils sont beaux à voir, n’est-ce pas ? » dit-elle.
Mélanie était fort occupée à mettre en ordre les objets au tricot entassés sur son comptoir.
« La plupart d’entre eux seraient bien mieux s’ils portaient l’uniforme gris en Virginie », répondit-elle sans prendre la peine de baisser la voix.
Un certain nombre de dames, fières d’avoir leurs fils dans la milice, surprirent sa remarque, Mme Guinan devint écarlate, puis pâlit, car son Willie, qui avait vingt-cinq ans, faisait partie de la compagnie.
Scarlett fut abasourdie d’entendre Melly proférer de telles paroles.
« Voyons, Melly !
— Tu sais que j’ai raison, Scarlett. Je ne parle pas des tout jeunes gens ni des messieurs âgés, mais des quantités de miliciens seraient fort capables de manier un fusil et c’est ce qu’ils devraient faire en ce moment.
— Mais… mais… commença Scarlett, qui n’avait jamais réfléchi à cela auparavant. Il faut bien qu’il en reste pour… » Était-ce donc là ce que lui avait dit Willie Guinan pour excuser sa présence à Atlanta ? « Il faut bien que quelqu’un reste ici pour protéger l’État contre les envahisseurs.
— Personne ne nous envahit et personne ne nous envahira, déclara Melly d’un ton froid tout en observant un groupe de miliciens. D’ailleurs le meilleur moyen de nous défendre contre les envahisseurs est d’aller en Virginie écraser les Yankees. Quant à toutes ces histoires sur la nécessité de garder les miliciens ici pour empêcher les nègres de se soulever, eh bien ! C’est la chose la plus bête que j’aie jamais entendue. Pourquoi nos gens se soulèveraient-ils ? C’est une trop belle excuse pour les lâches. Je parie que nous écraserions les Yankees en un mois si tous les miliciens de tous les États étaient envoyés en Virginie. Voilà !
— Voyons, Melly ! » s’écria de nouveau Scarlett, stupéfaite.
Les yeux noirs et doux de Melly brillaient de colère.
« Mon mari n’a pas eu peur de partir, le tien non plus. Et j’aimerais mieux les voir morts tous les deux. Oh ! Pardon, ma chérie. Je suis cruelle, je ne sais pas ce que je dis. »
Elle saisit le bras de Scarlett d’un geste suppliant et Scarlett la regarda fixement, mais ce n’était point à Charles qu’elle pensait. C’était à Ashley. Et s’il allait mourir ? Elle se retourna et sourit machinalement au docteur Meade qui s’approchait du comptoir.
« Eh bien ! Mes petites, fit-il, c’est gentil à vous d’être venues. Je sais combien il a dû vous en coûter, mais tout cela, c’est pour la Cause. Et puis, je m’en vais vous confier un secret. J’ai préparé une surprise pour faire gagner encore plus d’argent à l’hôpital, mais je crains que ça ne choque les dames. »
Il s’arrêta et pouffa de rire en tirant sur sa barbiche grise.
« Qu’est-ce que c’est ? Dites-le-nous !
— Réflexion faite, je crois que je vais vous laisser deviner. Pourtant, mes petites, il faudra que vous preniez ma défense si les gens bien-pensants veulent me chasser de la ville. Enfin, c’est pour l’hôpital. Vous verrez. On n’a encore jamais rien fait de pareil. »
Il s’en alla pompeusement rejoindre un groupe de dames assises dans un coin et, aussitôt après, deux vieux messieurs vinrent demander à haute voix dix mètres de broderie. En somme, pensa Scarlett, mieux valait de vieux messieurs que pas de messieurs du tout et elle se mit en devoir de mesurer la broderie tandis qu’un des acheteurs lui prenait le menton. Les deux vieux compères se ruèrent ensuite vers le buffet et furent remplacés par d’autres. Le comptoir de Scarlett et de Mélanie n’avait pas autant de succès que ceux d’où l’on entendait monter le rire musical de Maybelle Merriwether, les ricanements de Fanny Elsing ou les réparties des sœurs Whiting qui déchaînaient l’hilarité. Melly vendait aux hommes des objets inutiles avec le calme et la sérénité d’une marchande, et Scarlett modelait sa conduite sur celle de sa belle-sœur.
Bavardant, pérorant, achetant sans cesse, les gens s’entassaient devant tous les comptoirs, sauf devant le leur. Les quelques clients qu’elles avaient leur racontaient qu’ils s’étaient trouvés à l’Université avec Ashley, s’extasiaient sur ses vertus militaires, ou parlaient sur un ton plein de respect et de Charles et de la perte que sa mort avait été pour Atlanta.
Alors l’orchestre attaqua Johnny Booker, aid’ moi c’ nèg’, un morceau plein d’entrain et de gaieté. Scarlett eut l’impression qu’elle allait hurler. Elle voulait danser. Elle mourait d’envie de danser. Son pied battit la mesure, ses yeux verts étincelèrent. En face d’elle, de l’autre côté de la salle, un homme qui venait d’arriver se tenait debout auprès de la porte. Il eut un sursaut de surprise en reconnaissant Scarlett et se mit à observer les yeux bridés et le visage renfrogné de la rebelle. Puis il sourit en lui-même, car il venait de surprendre dans ces yeux et sur ce visage l’invite que tout homme pouvait y lire.
C’était un homme de haute stature, dominant de la tête les officiers qui l’entouraient. Massif d’épaules, il avait la taille fine, et ses pieds chaussés de souliers vernis étaient ridiculement petits. Sa veste d’habit, noire et sévère, sa fine chemise à jabot, son élégant pantalon à sous-pieds contrastaient curieusement avec son aspect physique et son expression, car, s’il était vêtu avec la plus extrême recherche, ses habits de dandy recouvraient un corps doué d’une force dangereuse, malgré sa grâce nonchalante. Il avait les cheveux d’un noir de jais et, avec sa petite moustache coupée ras, on aurait pu le prendre pour un étranger, surtout auprès des officiers de cavalerie aux moustaches conquérantes. À le voir, on devinait l’homme sensuel, avide de jouissances, et l’on ne se trompait pas. Son assurance avait quelque chose d’insolent et de désagréable. De ses yeux hardis, où brillait une lueur de malice, il fixa Scarlett jusqu’à ce que celle-ci, sentant qu’on l’observait, finît par tourner son regard vers lui.
Au fond de sa mémoire elle entendit tinter la cloche du souvenir, mais pendant un moment elle fut incapable de se rappeler qui était cet homme. Pourtant, comme il avait été le premier depuis des mois à lui témoigner un intérêt quelconque, elle lui adressa un sourire enjoué. Il s’inclina, elle lui répondit par une petite révérence. Il se redressa de toute sa taille et se dirigea vers elle d’une démarche particulièrement souple, pareille à celle des Indiens. Alors, d’un geste horrifié, Scarlett porta la main à sa bouche. Maintenant, elle savait qui il était !
Frappée de stupeur, elle demeura paralysée, tandis qu’il se frayait un chemin à travers la foule. Soudain, sans réfléchir, elle s’élança tête baissée. Elle voulait fuir, se cacher dans l’une des salles où l’on servait des rafraîchissements, mais, au passage, sa jupe s’accrocha à un clou du comptoir. Elle se débattit furieusement pour se dégager, déchira le tissu de sa robe et, en un instant, l’homme se trouva près d’elle.
« Permettez-moi, dit-il en se baissant et en détachant le volant retenu par le clou. Je n’espérais guère que vous me reconnaîtriez, mademoiselle O’Hara. »
Sa voix, chaude et bien timbrée, la voix d’un homme du monde, son accent de Charleston lent et traînant étaient étrangement agréables à l’oreille.
Rouge de honte au souvenir de la scène de la bibliothèque, Scarlett leva vers lui un regard suppliant et rencontra les yeux les plus noirs qu’elle eût jamais vus, des yeux qui pétillaient d’une gaieté impitoyable. Pourquoi, alors qu’il y avait tant de gens sur terre, fallait-il donc se trouver en présence de cet être redoutable, témoin de cet entretien avec Ashley qui lui donnait encore des cauchemars, de cet odieux individu qui compromettait les jeunes filles et que les gens convenables ne recevaient pas chez eux, de cet être abject qui avait dit, et à juste titre, qu’elle n’était pas une femme du monde ?
Au son de sa voix, Mélanie se retourna et, pour la première fois de sa vie, Scarlett remercia Dieu d’avoir une belle-sœur.
« Mais… c’est… c’est M. Rhett Butler, n’est-ce pas ? fit Mélanie avec un petit sourire, et elle lui tendit la main. Je vous ai rencontré…
— En cet heureux jour où l’on a annoncé vos fiançailles, acheva-t-il en se baissant pour lui baiser la main. C’est fort aimable à vous de vous souvenir de moi.
— Et que faites-vous si loin de Charleston, monsieur Butler ?
— Les affaires, madame Wilkes, et c’est bien fastidieux. Désormais je viendrai souvent dans votre ville. Je m’aperçois qu’il faut non seulement que j’importe des marchandises, mais aussi que j’en surveille la distribution.
— Importer… commença Mélanie le front plissé, puis, soudain, son visage s’illumina. Mais ça… ça doit être vous le célèbre capitaine Butler, celui dont nous avons tant entendu parler… le forceur de blocus. Toutes les jeunes filles portent des robes que vous avez amenées. Scarlett, tu ne trouves pas cela passionnant… que se passe-t-il, ma chérie ? Tu ne te sens pas bien ? Je t’en prie, assieds-toi. »
Scarlett s’effondra sur un tabouret. Sa respiration était si précipitée qu’elle eut peur que son corset n’éclatât. Oh ! Quelle chose épouvantable ! Elle n’avait jamais pensé qu’elle pourrait, de nouveau, rencontrer cet homme ! Il prit sur le comptoir l’éventail noir de Scarlett et, plein d’une sollicitude manifestement exagérée, il se mit à éventer la malheureuse avec un sérieux que démentaient ses yeux.
« Il fait très chaud ici, dit-il. Ce n’est pas étonnant que Mlle O’Hara se sente mal. Puis-je vous conduire jusqu’à une fenêtre ?
— Non, fit Scarlett si brutalement que Melly en sursauta.
— Elle ne s’appelle plus Mlle O’Hara, expliqua-t-elle. Elle s’appelle Mme Hamilton, elle est ma sœur désormais », et Melly enveloppa Scarlett d’un regard affectueux. Devant l’expression qui se peignit sur le visage boucané du capitaine Butler, Scarlett pensa qu’elle allait étouffer.
« Je suis sûr que c’est là un grand avantage pour deux femmes charmantes », dit-il en s’inclinant légèrement. Tous les hommes faisaient des remarques de ce genre, mais Scarlett eut l’impression qu’il avait voulu dire tout le contraire. « Je suppose que vos maris sont ici ce soir, en cette heureuse occasion ? Je serai ravi de renouer connaissance avec eux.
— Mon mari est en Virginie, déclara Melly en relevant fièrement la tête. Mais Charles… sa voix tomba.
— Il est mort dans un camp », annonça Scarlett d’un ton catégorique et en martelant presque chaque mot.
Cet individu ne s’en irait-il donc jamais ? Melly, étonnée, regarda sa belle-sœur, et le capitaine esquissa un geste de regret.
« Mesdames… comment ai-je pu ? Veuillez me pardonner. Pourtant, permettez à un inconnu de vous dire, pour vous consoler, que mourir pour son pays c’est vivre éternellement. »
Mélanie lui sourit à travers ses larmes, mais Scarlett sentit que la colère et une haine impuissante lui dévoraient les entrailles. Il avait fait de nouveau une remarque gracieuse, un compliment analogue à celui que ferait n’importe quel homme bien élevé en pareilles circonstances, mais il n’en pensait pas un mot. Il était en train de se moquer d’elle. Il savait qu’elle n’avait pas aimé Charles ; et Melly était assez sotte pour ne pas lire dans son jeu ! Oh ! Que Dieu ait la bonté de ne jamais laisser personne lire dans son jeu ! se dit Scarlett, soudain prise de terreur. Irait-il jusqu’à dire ce qu’il savait ? Naturellement, ce n’était pas un galant homme et l’on ne savait jamais à quoi s’en tenir avec les gens mal élevés. Elle le regarda et vit, à la façon dont il plissait la lèvre inférieure, et même à la façon dont il agitait l’éventail, qu’il s’amusait à feindre la compassion. Quelque chose dans son regard ranima son courage et ses forces lui revinrent dans un sursaut de haine. Elle lui arracha brusquement l’éventail.
« Je vais tout à fait bien, dit-elle d’un ton méchant. C’est inutile de me décoiffer.
— Scarlett, ma chérie ! Capitaine Butler, pardonnez-lui. Elle… elle n’est plus elle-même quand elle entend prononcer le nom du pauvre Charlie… et puis, après tout, nous n’aurions peut-être pas dû venir ici ce soir. Nous sommes encore en deuil, vous le voyez, et c’est un peu trop lui demander… Toute cette gaieté, cette musique, la pauvre petite !
— Je comprends parfaitement », fit-il avec une gravité de commande. Néanmoins, quand il se tourna pour lancer à Mélanie un regard pénétrant qui descendit jusqu’au fond des yeux doux et tristes de la jeune femme, son expression changea ; malgré lui, on put voir se peindre sur son visage sombre du respect et de la douceur. « Je crois que vous êtes une vaillante petite femme, madame Wilkes. »
« Pas un mot pour moi ! » pensa Scarlett, indignée, tandis que Melly souriait de confusion et répondait :
« Mon Dieu, non, capitaine Butler ! Il fallait bien que le comité de notre hôpital fît appel à nous parce qu’à la dernière minute… Une taie d’oreiller ? En voici une bien jolie avec un drapeau dessus. »
Mélanie se tourna vers trois cavaliers qui s’étaient arrêtés devant son étalage. Pendant un moment elle pensa à la gentillesse du capitaine Butler, puis elle se dit qu’elle aimerait bien qu’il y eût quelque chose de plus solide qu’un simple morceau d’étamine entre sa jupe et le crachoir qu’on avait placé juste sous le comptoir, car les cavaliers visaient avec un peu moins de précision quand ils lançaient de longs jets de salive tout jaunis par le tabac que quand ils tiraient avec leurs longs pistolets. Enfin, de nouveaux clients se présentèrent et elle en oublia le capitaine, Scarlett et le crachoir.
Scarlett, assise sur son tabouret, continuait tranquillement à s’éventer, mais elle n’osait pas relever les yeux et souhaitait que le capitaine Butler retournât sur le pont de son bateau qu’il n’aurait jamais dû quitter.
« Votre mari est mort depuis longtemps ?
— Oh ! Oui, il y a presque un an.
— Avez-vous été mariés longtemps ? Excusez mes questions, mais j’ai été absent de ces parages pendant un si long moment.
— Deux mois, répondit Scarlett de mauvaise grâce.
— C’est une tragédie pour le moins », continua le capitaine du même ton dégagé.
« Oh ! Que le diable l’emporte, pensa Scarlett, folle de rage. Avec n’importe quel autre homme je saurais bien m’y prendre, je le traiterais de haut, je lui ordonnerais de me laisser, mais lui, il est au courant de l’histoire d’Ashley, il sait que je n’aimais pas Charlie. J’ai les mains liées. »
Elle ne dit rien et se contenta de regarder son éventail.
« Et c’est là votre première sortie dans le monde ?
— Je sais, ça paraît bizarre, s’empressa-t-elle d’expliquer ; mais les demoiselles McLure qui devaient tenir ce comptoir ont été appelées au loin et il n’y avait personne d’autre ; alors Mélanie et moi…
— Il n’y a pas de trop grand sacrifice pour la Cause. »
Tiens ! Mais c’était ce qu’avait dit Mme Elsing, seulement, elle, elle y avait mis un autre accent. Scarlett eut envie d’être grossière, pourtant elle se retint. Après tout, si elle était là, ce n’était pas pour la Cause, mais parce qu’elle en avait assez de rester chez elle.
« J’ai toujours pensé, dit le capitaine d’un air songeur, que cette façon de porter le deuil, d’emprisonner les femmes dans le crêpe pour le restant de leurs jours et de leur interdire toute distraction normale était aussi barbare que la satî hindoue.