Il était dix heures du matin. Il faisait chaud pour avril et, à travers les rideaux bleus des larges fenêtres, le soleil doré pénétrait à flots dans la chambre de Scarlett. La lumière éclaboussait les murs de couleur crème, les hauts meubles d’acajou avaient des reflets de lie de vin et, sauf aux endroits où les tapis jetaient leurs notes gaies, le plancher miroitait comme du verre.
On pressentait déjà l’été, cet été géorgien qui naît au moment où le printemps, dans tout son éclat, cède à regret devant une température accablante. Un souffle tiède et délicieux, lourd de senteurs aromatiques, tout imprégné du parfum des vergers en fleur, des arbres aux parures neuves, de la terre rouge et humide fraîchement remuée, parcourait la chambre. Par la fenêtre Scarlett voyait la double rangée de jonquilles qui bordait l’allée sablée se livrer à une débauche de couleurs éclatantes et les masses dorées des jasmins étaler sur le sol leurs touffes fleuries et gracieuses comme des crinolines. Poussant des cris stridents, rageurs, roucoulant d’une voix plaintive, les geais et les moqueurs continuaient à se disputer la possession du magnolia sous la fenêtre.
En général, ces matins radieux attiraient Scarlett à sa fenêtre. Elle s’accoudait au large rebord et se laissait imprégner par tous les sons et tous les parfums de Tara. Mais ce jour-là la vue du soleil et du ciel bleu ne lui inspirèrent qu’une pensée hâtive : « Dieu merci, il ne pleut pas ! » Soigneusement pliée dans un carton, la robe de soie vert pomme avec ses flocons de dentelle écrue était posée sur le lit et attendait qu’on l’emportât aux Douze Chênes pour que Scarlett la revêtit au moment du bal ; mais, après y avoir jeté un coup d’œil, celle-ci haussa les épaules. Si ses plans réussissaient, elle ne porterait pas cette robe-là. Bien avant le commencement du bal, elle et Ashley se dirigeraient vers Jonesboro pour se marier. Une seule question embarrassante se posait : quelle robe porter au pique-nique ?
Dans quelle parure serait-elle plus à son avantage et aurait-elle le plus de chance de paraître irrésistible à Ashley ? Depuis huit heures elle avait essayé et écarté un certain nombre de robes et, maintenant, elle restait là, découragée, furieuse, en pantalon de dentelle, en cache-corset de toile et la taille ceinte d’un triple jupon de linon et de dentelles. Amas de couleurs vives, rubans épars, les toilettes dont elle n’avait pas voulu gisaient autour d’elle, sur le plancher, sur le lit, sur les sièges.
La robe d’organdi rose à la longue ceinture ton sur ton lui allait bien, mais elle l’avait déjà portée l’été dernier lorsque Mélanie était venue aux Douze Chênes. Elle se la rappellerait sûrement et risquait d’être assez mauvaise langue pour le dire. Sa robe de basin noire aux manches bouffantes et au col de dentelle princesse mettait admirablement en valeur sa peau blanche, mais elle la vieillissait un peu. Scarlett étudia anxieusement dans une glace son visage comme si elle craignait d’y découvrir des rides et des muscles relâchés. Il ne fallait pour rien au monde faire vieux auprès de Mélanie si jeune. La robe de mousseline aux rayures lavande était magnifique avec ses larges entre-deux de dentelles et de filet, mais elle n’avait jamais convenu à son type. Elle irait à ravir au profil délicat de Carreen et à son expression fade, mais Scarlett estimait que cette robe lui donnait l’air d’une écolière. Il ne fallait pour rien au monde avoir l’air d’une écolière auprès de Mélanie si réservée. La robe en taffetas écossais vert, toute garnie de volants légers dont chacun était bordé d’un ruban gris vert était des plus seyantes. En fait, c’était sa robe préférée, car elle donnait à ses yeux une teinte plus profonde, une nuance d’émeraude. Malheureusement, au beau milieu du corsage, il y avait une tache de graisse. Bien entendu, Scarlett pouvait épingler sa broche juste au-dessus, mais Mélanie avait le regard perçant. Il ne restait plus que des robes de coton multicolores que Scarlett ne trouvait pas assez habillées, des robes de bal et la robe de mousseline verte à fleurs qu’elle avait portée la veille. Pourtant c’était une robe d’après-midi. On ne pouvait pas la mettre à un pique-nique, elle n’avait que de toutes petites manches bouffantes et elle était assez décolletée pour servir de robe de bal. Mais Scarlett n’avait pas le choix, elle serait bien obligée de la porter. Après tout, elle n’avait honte ni de son cou, ni de ses bras, ni de sa gorge, même s’il n’était pas convenable de les montrer dès le matin.
Tout en se campant devant la glace de façon à se voir de profil, elle pensa qu’il n’y avait absolument rien dans son corps qui pût lui faire honte. Son cou était court, mais arrondi, et ses bras potelés étaient agréables à regarder. Ses seins bien soutenus par le corset étaient fort jolis. Jamais, comme la plupart des jeunes filles de seize ans, il ne lui avait fallu coudre de petites ruches de soie dans la doublure de ses corsages pour leur donner le galbe et la plénitude voulus. Elle se réjouissait d’avoir hérité les mains fines et blanches d’Ellen et ses pieds menus. Elle aurait bien voulu être aussi grande qu’Ellen, mais sa propre taille ne lui déplaisait pas du tout. Quel dommage qu’on ne pût montrer ses jambes, songea-t-elle en retroussant ses jupons et en considérant d’un air apitoyé ses mollets aux lignes nettes et renflées sous le pantalon. Elle avait de si jolies jambes. Ses camarades de Fayetteville elles-mêmes avaient été obligées d’en convenir. Quant à sa taille… eh bien ! Il n’y avait pas une jeune fille à Fayetteville, à Jonesboro ou dans les trois comtés qui en eût une aussi fine.
Ces considérations sur sa taille la ramenèrent aux choses pratiques. La robe de mousseline ne faisait que quarante-trois centimètres de tour de taille et Mama l’avait corsetée pour porter la robe de basin qui faisait quarante-cinq centimètres. Mama n’aurait qu’à la lacer plus serrée. Elle ouvrit la porte et distingua dans le vestibule du rez-de-chaussée le pas lourd de la négresse. Nerveuse, elle appela Mama de toutes ses forces. Elle savait qu’elle pouvait crier à sa guise car Ellen était dans la réserve en train de distribuer à la cuisinière des provisions pour la journée.
« Y a des gens qui s’imaginent que j’ peux voler », bougonna Mama en montant lourdement l’escalier. Elle entra en soufflant. Elle tenait entre ses grosses mains noires un plateau sur lequel fumaient deux énormes ignames couvertes de beurre, une pile de galettes de blé noir ruisselantes de sirop et une belle tranche de jambon nageant dans la sauce. Avisant le fardeau de Mama, Scarlett changea d’expression. Sa légère irritation fit place à un sentiment plus belliqueux. Dans l’émoi de ses essayages successifs, elle avait oublié les principes inflexibles de Mama, qui voulait absolument qu’avant d’aller à une réception les demoiselles O’Hara fussent si bien gavées chez elles qu’elles se trouvassent dans l’incapacité de manger la moindre friandise au cours de la réunion.
« Rien à faire. Je ne mangerai pas. Tu peux tout remporter à la cuisine. »
Mama posa le plateau sur la table et, les poings sur les hanches, se campa devant Scarlett.
« Si, mam’zelle. Vous li mange’ez. Ji tiens pas que ça ’ecommence comme au de’nier pique-nique quand moi j’étais t’op malade pou’ vous appo’ter un plateau avant que vous pa’tiez. Vous allez me fai’ le plaisi’ de tout manger.
— Non ! Allons, viens ici, et lace-moi plus serrée. Nous sommes déjà en retard. J’ai entendu la voiture. »
Mama prit un ton conciliant.
« Voyons, mam’zelle Sca’lett. Soyez gentille, mangez un p’tit mo’ceau. Mam’zelle Ca’een et mam’zelle Suellen ont bien tout mangé.
— Ça ne m’étonne pas, fit Scarlett avec mépris. Elles n’ont pas plus d’idée qu’un lapin. Mais, moi, je ne prendrai rien. Je ne toucherai plus à ces plateaux, je ne suis pas près d’oublier le jour où j’ai pris tout un plateau et où je suis allée chez les Calvert. Ils avaient apporté des glaces de Savannah et je n’ai pu en prendre qu’une cuillerée. J’ai bien l’intention de m’amuser et de manger tout ce qui me plaira. »
Devant un tel défi aux règles établies, Mama, indignée, fronça les sourcils. Pour elle, il y avait autant de différence entre ce qui était permis à une jeune fille et ce qui lui était défendu qu’entre le blanc et le noir. Il n’était pas question de trouver un moyen terme. Entre ses mains puissantes, Suellen et Carreen se laissaient pétrir comme de l’argile et se conformaient respectueusement à ses injonctions. Mais il lui avait toujours fallu lutter pour apprendre à Scarlett que la plupart de ses désirs n’étaient point ceux d’une personne distinguée. Les victoires que Mama avaient remportées sur Scarlett ne l’avaient pas été sans mal et représentaient un déploiement de ruses inconnues des blancs.
« Si ça vous est égal, ce qu’ils disent les gens de vot’ famille, moi ça me chag’ine, gronda-t-elle. Moi je veux pas entend’ tout le monde à la ’éunion di’ que vous ne vous tenez pas bien. Je vous ai dit cent fois qu’on peut di’ qu’une dame est une v’aie dame quand elle mange comme un oiseau. Et moi, je veux pas vous emmener chez missié Wilkes pou’ que vous mangiez comme une esclave des champs et vous gaviez comme un go’et.
— Maman est une dame et elle mange, riposta Scarlett.
— Quand vous se’ez ma’iée, vous pou’ez manger aussi. Quand mam’zelle Ellen avait vot’ âge, elle mangeait ’ien chez les aut’, ni vot’ tante Eulalie, ni vot’ tante Pauline. Et elles se sont toutes ma’iées. Les demoiselles qui mangent beaucoup en géné’al elles ne t’ouvent pas de ma’is.
— Je ne le crois pas. À ce pique-nique, quand tu avais été malade et que je n’avais rien pris avant de partir, Ashley Wilkes m’a dit qu’il aimait les jeunes filles qui avaient bon appétit. »
Mama secoua la tête d’une façon inquiétante.
« Ce que les missiés y disent et ce qu’ils pensent, ça fait deux. Et j’ai pas ’ema’qué que missié Ashley y vous ait demandé en ma’iage. »
Scarlett se renfrogna davantage et fut sur le point de se fâcher, mais elle se reprit. Il était inutile de discuter avec Mama. Devant l’air buté de Scarlett, Mama reprit le plateau et, avec la fourberie aimable, propre à sa race, elle changea de tactique. Tout en se dirigeant vers la porte, elle poussa un soupir.
« Eh bien ! C’est pa’fait, mam’zelle. Je disais à la cuisiniè’ pendant qu’elle p’épa’ait ce plateau qu’on pouvait ’econnaît’ une dame à ce qu’elle ne mangeait pas, et je disais à la cuisiniè’ : “J’ai jamais vu une dame blanche manger moins que mam’zelle Kelly Hamilton la de’niè’ fois qu’elle était chez missié Ashley… je veux di’ chez mam’zelle India.” »
Scarlett lui décocha un regard plein de méfiance, mais le large visage de Mama exprimait seulement l’innocence et le regret que Scarlett ne fût pas une dame comme Mélanie Hamilton.
« Repose ce plateau et viens me corseter, dit Scarlett d’une voix irritée. Après, j’essaierai de manger un peu. Si je mangeais maintenant je ne pourrais pas être lacée assez serrée. »
Triomphante, mais sans rien en laisser paraître, Mama reposa le plateau.
« Qu’est-ce qui va po’ter, mon petit agneau ?
— Ça », répondit Scarlett en désignant la masse vaporeuse de la mousseline verte à fleurs. Aussitôt, Mama monta sur ses grands chevaux.
« Non, vous po’te’ez pas ça. C’est pas fait pou’ le matin. Vous pouvez pas monter vot’ go’ge avant t’ois heu’ et cet’ ’obe elle a ni col ni manches. Et puis, vous allez att’aper des taches de ’ousseur. Moi je tiens pas à ce que vous att’apiez des taches de ’ousseur après tout le petit lait dont je vous ai enduit’ tout l’hive’ pou’ fai’ pa’ti’ celles que vous aviez p’ises à Savannah su’ la plage. J’vais l’di’ à vot’ maman.
— Si tu lui dis un seul mot avant que je sois habillée, je ne mangerai rien, dit Scarlett d’un ton glacial. Une fois que je serai habillée, maman n’aura plus le temps de m’envoyer changer de robe. »
Se voyant battue, Mama poussa un soupir résigné. Il valait encore mieux que Scarlett portât une robe d’après-midi le matin et ne se gavât point comme un goret.
« Ag’ippez-vous à què’que chose et ’etenez vot’ souffle », ordonna-t-elle.
Scarlett obéit. Elle s’empêcha de respirer et se cramponna à l’une des colonnes du lit. Mama tira vigoureusement sur les cordons ; le corselet garni de baleines se rétrécit et, dans les yeux de Mama brilla une lueur de fierté et de tendresse.
« Pe’sonne n’a une taille comme mon p’tit agneau, dit-elle en guise d’approbation. Chaque fois qu’en se’ant mam’zelle Suellen j’a’ive au-dessous de cinquante centimèt’es, elle tou’ne de l’œil.
— Peuh ! haleta Scarlett qui avait peine à parler. Moi, je ne me suis jamais évanouie.
— Ça ne vous fe’ait pas d’ mal d’êt’ su’ le point de vous évanoui’ de temps en temps. Vous êtes pa’fois si ha’die, mam’zelle Sca’lett. Je voulais vous di’ que c’est pas bien de pas tou’ner de l’œil quand vous voyez des se’pents ou des sou’is. Je veux pas di’ quand vous êt’ chez vous, mais quand vous êt’ en société. Et je voulais vous di’…
— Oh ! Presse-toi, ne parle pas tant. Mais oui, je dénicherai bien un mari. Tu verras ça, je n’aurai pas besoin de crier et de m’évanouir. Ça y est, mon corset est serré. Enfile-moi ma robe. »
Mama fit glisser avec précaution les dix mètres de mousseline verte par-dessus les volumineux jupons et agrafa dans le dos le corsage ajusté et échancré.
« Vous ga’de’ez vot’ châle su’ vos épaules quand vous se’ez au soleil, et n’allez pas enlever vot’ chapeau quand vous au’ez chaud, recommanda-t-elle. Sans ça, quand vous ent’e’ez vous se’ez noi’ comme la vieille madame Slattery. Allons, venez manger, mon chou, mais ne mangez pas t’op vit’. »
Scarlett s’exécuta et s’assit devant plateau. Elle se demandait si, après avoir pris la moindre chose, il lui resterait encore assez de place pour respirer. Mama prit une large serviette sur la toilette et la noua autour du cou de Scarlett en ayant soin de bien en étaler les plis blancs sur son giron. Scarlett s’attaqua au jambon parce qu’elle l’aimait et se mit en devoir de l’avaler.
« Oh ! fasse le Ciel que je sois mariée, dit-elle en se servant d’ignames à contrecœur. J’en ai assez de ne jamais être moi-même et de ne jamais faire ce qu’il me plaît. J’en ai assez de faire celle qui mange comme un oiseau, de marcher quand je veux courir et de dire après une valse que la tête me tourne alors que je pourrais danser deux jours sans me lasser. J’en ai assez de dire : « Que vous êtes merveilleux ! » à des imbéciles qui sont moitié moins intelligents que moi et j’en ai assez de prétendre que je ne sais rien pour permettre aux hommes de me raconter des tas de choses et de faire les malins pendant que… Je ne peux plus manger.
— Essayez enco’ une galette bien chaude, fit Mama, inexorable.
— Pourquoi faut-il donc qu’une jeune fille soit si bête pour dénicher un mari ?
— Moi, je c’ois c’est pa’ce que les jeunes missiés ils savent pas ce qu’ils veulent. Ils savent juste ce qu’ils c’oient qu’ils veul’. Et de leu’ donner ce qu’ils c’oient qu’ils veulent ça sauv’ des tas d’ femmes de la misè’ et ça les empêche de deveni’ vieilles filles. Ils c’oient qu’ils veulent des p’tit’ filles toutes mignonnes avec des goûts d’oiseaux et pas un g’ain de ce’velle. Ça donne pas envie à un jeune missié d’épouser une dame s’il devine qu’elle est plus maligne que lui.
— Tu ne crois pas qu’après leur mariage les hommes sont tout étonnés de voir que leurs femmes ne sont pas sottes ?
— Eh bien, alo’, c’est t’op tâ’. Ils sont ma’iés. D’ailleu’ les missiés ils espè’ bien que leu’ femmes elles sont pas sottes.
— Un de ces jours, je ferai et je dirai tout ce qui me passera par la tête et si les gens n’aiment pas ça, je m’en moque.
— Non, vous fe’ez pas ça, dit Mama d’un air sombre. Pas tant que je ’espi’e’ai. Mangez vos galettes. T’empez-les dans la sauce, mon chou.
— Je ne pense pas que les jeunes filles yankees soient obligées d’être aussi bêtes. Quand nous étions à Saratoga, l’année dernière, j’en ai vu des quantités qui, même devant les hommes, se comportaient en femmes intelligentes. »
Mama ricana.
« Des jeunes filles yankees ! Oui, mam’zelle, elles savent peut-êt’ fai’ de belles ph’ases, mais j’en ai pas vu beaucoup qu’on demandait en ma’iage à Sa’atoga.
— Mais il faut bien que les Yankees se marient. Ils ne poussent pas tout seuls. Ils doivent se marier pour avoir des enfants. Il y en a tant.
— Les hommes épousent les filles yankees pou’ leu’ a’gent », conclut Mama d’un ton ferme.
Scarlett trempa la galette dans la sauce et la porta à sa bouche. Il y avait peut-être du vrai dans ce que disait Mama. Il devait y avoir du vrai car Ellen disait la même chose en termes différents et plus délicats. En fait, les mères de toutes ses amies inculquaient à leurs filles la nécessité d’être des créatures incapables de se tirer d’affaire toutes seules et d’avoir l’air de biches aux abois. Peut-être avait-elle été trop « garçon » ? Il lui était arrivé de discuter avec Ashley et d’exposer librement son opinion. Cela et le goût qu’elle montrait pour la marche et les promenades à cheval l’avaient peut-être détourné d’elle et poussé vers la frêle Mélanie. Peut-être, si elle changeait de tactique… Mais elle sentait que si Ashley succombait à des roueries féminines préméditées, elle n’aurait plus jamais pour lui le même respect que maintenant ; tout homme assez sot pour se laisser prendre à un sourire, à un évanouissement et à un « Oh ! Que vous êtes merveilleux » n’était pas digne qu’on l’épousât. Mais ils semblaient tous aimer cela.
Si, dans le passé, elle avait employé une mauvaise tactique avec Ashley… eh bien ! C’était le passé, on n’en parlait plus. Aujourd’hui, elle emploierait une autre méthode, la bonne. Elle voulait Ashley et elle ne disposait que de quelques heures pour en venir à ses fins. Si de s’évanouir faisait l’affaire, elle s’évanouirait. Si de sourire, de faire la coquette ou de montrer qu’elle avait une cervelle d’oiseau plaisait à Ashley, elle ferait de bon cœur la coquette et serait encore plus stupide que Cathleen Calvert. Et si des mesures plus hardies s’imposaient, elle les prendrait. Aujourd’hui, c’était le grand jour !
Il n’y avait personne pour dire à Scarlett que sa personnalité, tout inquiétante qu’elle fût par son débordement de vie, était bien plus séduisante que tous les déguisements qu’elle pourrait revêtir. Si on le lui avait dit, elle en eût été ravie, mais elle n’en aurait rien cru. Et le monde civilisé auquel elle appartenait serait resté sceptique lui aussi, car jamais avant ou depuis on n’avait attaché si peu de prix au naturel chez la femme.
Tandis que la voiture descendait la route rouge qui menait à la plantation des Wilkes, Scarlett éprouvait un sentiment de plaisir coupable à la pensée que ni sa mère ni Mama n’étaient de la partie. Il n’y aurait personne au pique-nique pour contrarier son plan d'action en relevant délicatement les sourcils ou en faisant la moue. Bien entendu, Suellen ne manquerait pas de jaser le lendemain, mais si tout se passait comme Scarlett le souhaitait l’émoi des siens à l’idée qu’elle était fiancée à Ashley ou que celui-ci l’avait enlevée ferait plus que compenser leur mécontentement. Oui, elle était ravie qu’Ellen eût été retenue chez elle.
Ce matin-là Gérald ayant bu un peu trop de cognac avait donné son congé à Jonas Wilkerson et Ellen était restée à Tara pour vérifier les comptes de la plantation avant son départ. Scarlett avait embrassé sa mère dans le petit bureau où elle était assise devant le grand secrétaire aux casiers bourrés de papiers. Le chapeau à la main, le visage jaune et anguleux, Jonas Wilkerson se tenait à côté d’elle. Il avait pensé à dissimuler la haine furieuse qu’il ressentait d’être chassé sans cérémonie du meilleur poste de régisseur du comté. Et tout cela pour s’être amusé un peu. Il n’avait cessé de répéter à Gérald qu’une douzaine d’hommes pouvaient au même titre que lui être le père du petit d’Emmie Slattery – opinion que d’ailleurs Gérald partageait – mais aux yeux d’Ellen son cas était demeuré le même. Jonas détestait tous les Sudistes. Il détestait la courtoisie distante avec laquelle ils le traitaient et leur mépris pour sa condition sociale que recouvrait justement si mal leur politesse. Il détestait par-dessus tout Ellen O’Hara, qui incarnait pour lui tout ce qu’il haïssait chez les Sudistes.
Intendante de la plantation, Mama était restée pour aider Ellen et c’était Dilcey qui, une longue boite contenant les robes des jeunes filles sur les genoux, avait pris place à côté de Toby. Juché sur son gros cheval, échauffé par le cognac, et ravi d’avoir réglé si vite la désagréable affaire de Wilkerson, Gérald chevauchait à hauteur de la voiture. Il s’était déchargé de toutes ses responsabilités sur Ellen et il ne lui venait même pas à l’idée qu’elle pouvait regretter de ne pas aller au pique-nique où elle eût rencontré des amies. Il faisait une belle journée de printemps, les champs étaient magnifiques, les oiseaux chantaient et il se sentait trop jeune et d’humeur trop folâtre pour songer à quelqu’un d’autre qu’à lui-même. De temps en temps il entonnait Peg s’en va-t-en voiture et d’autres chansons irlandaises ou la complainte plus lugubre de Robert Emmet : Elle est loin de la terre où dort son jeune héros.
Il était heureux, tout guilleret à la perspective de passer la journée à tonner contre les Yankees et à parler de la guerre. Il était fier de ses trois jolies filles dont bouffaient les crinolines chatoyantes et qu’abritaient d’amusantes petites ombrelles de dentelle. Il ne pensa pas un instant à la conversation de la veille avec Scarlett, car elle lui était complètement sortie de l’esprit. Il pensait seulement qu’elle était jolie, qu’elle lui faisait grand honneur et que, ce jour-là, ses yeux étaient aussi verts que les collines d’Irlande. Cette comparaison portant quelque chose de poétique en soi, il en fut ému et gratifia les jeunes filles d’un La couleur verte vibrant et un peu faux.
Scarlett le regarda avec ce mépris affectueux qu’ont les mères pour leurs petits garçons fanfarons et devina qu’à la nuit tombante il serait ivre. Revenant chez lui dans le soir, il voudrait, comme d’habitude, sauter toutes les barrières entre les Douze Chênes et Tara, et Scarlett espérait que, grâce à la Providence divine et au jugement de son cheval, il ne se romprait pas le cou. Il ferait fi du pont, traverserait la rivière à la nage avec son cheval et, vociférant, rentrerait à Tara où Pork qui, en ces occasions, attendait toujours dans le vestibule avec une lampe, irait le coucher sur le sofa du bureau. Son costume neuf, en drap gris, serait perdu et, le lendemain matin, il proférerait d’horribles jurons et raconterait tout au long à Ellen comment, dans l’obscurité, son cheval était tombé du pont. Grâce à ce mensonge qui ne tromperait personne mais que tous accepteraient, il aurait l’impression d’avoir déployé beaucoup d’astuce.
« Papa chéri, pensa Scarlett dans un élan de tendresse pour lui, quel délicieux égoïste vous faites. On ne peut vous tenir rigueur de rien. » Elle se sentait si émue, si heureuse ce matin-là qu’elle englobait le monde entier dans son affection au même titre que Gérald. Elle était jolie et elle le savait. Elle aurait Ashley pour elle toute seule avant la fin de la journée. Le soleil répandait une chaleur délicieuse et le printemps géorgien déployait ses fastes devant elle. En bordure de la route, les buissons de mûres cachaient sous une parure du vert le plus tendre les ravines rouges creusées par les pluies d’hiver et les blocs de granit qui crevaient le sol rouge drapaient leur nudité dans un manteau tout neuf de roses sauvages et se laissaient cerner par des touffes de violettes délicatement empourprées. De l’autre côté de la rivière, sur les collines couronnées de bois, les fleurs blanches des cornouillers scintillaient comme de la neige qui n’aurait pas voulu fondre au milieu de tout ce vert. Les pommiers s’épanouissaient dans une débauche de teintes allant du blanc le plus diaphane au rose le plus foncé et, sous les arbres où le soleil éclaboussait les aiguilles de pin, le chèvrefeuille étalait son tapis écarlate, orange et rose. La brise était imprégnée d’un parfum discret d’arbrisseaux sauvages et le monde sentait si bon que l’eau en venait à la bouche.
« Je me rappellerai jusqu’à ma mort la beauté de ce jour, se dit Scarlett. Ce sera peut-être le jour de mes noces. »
Et, le cœur battant, elle pensa qu’elle et Ashley ce même après-midi ou cette nuit, au clair de lune, s’en iraient dans cette féerie de fleurs fraîchement écloses et de jeunes pousses vers Jonesboro et vers un pasteur. Bien entendu, il lui faudrait faire bénir son union par un prêtre d’Atlanta, mais ça, c’était l’affaire d’Ellen et de Gérald. Elle trembla un peu en pensant à la honte d’Ellen quand elle apprendrait que sa fille s’était enfuie avec le fiancé d’une autre, mais elle savait qu’Ellen lui pardonnerait quand elle verrait son bonheur. Quant à Gérald, il gronderait et tempêterait, mais malgré tout ce qu’il lui avait dit la veille sur Ashley, il se réjouirait au-delà de toute expression d’une alliance entre sa famille et celle des Wilkes.
« Mais je penserai à tout cela après mon mariage », se dit-elle, bien décidée à écarter toute cause de soucis.
Le soleil tiède, le printemps, les cheminées des Douze Chênes qui commençaient à apparaître sur la colline de l’autre côté de la rivière faisaient qu’il était impossible d’éprouver autre chose qu’une joie débordante.
« Je passerai là toute ma vie. Je verrai une cinquantaine de printemps comme celui-ci, davantage peut-être, et je dirai à mes enfants et à mes petits-enfants combien ce printemps était délicieux, plus beau que ceux qu’ils verront jamais. »
Cette dernière pensée la rendit si heureuse qu’elle reprit le dernier refrain de La couleur verte et s'attira les applaudissements bruyants de Gérald.
« Je ne sais pas pourquoi tu es si heureuse ce matin », fit Suellen de mauvaise humeur, car elle ne cessait de se répéter qu’elle serait bien plus jolie dans la robe verte de Scarlett que sa propriétaire légitime. Pourquoi Scarlett ne voulait-elle jamais prêter ses affaires ; pourquoi Mama faisait-elle toujours chorus avec elle en déclarant que le vert n’allait pas à Suellen ? « Tu sais aussi bien que moi qu’on annoncera ce soir les fiançailles d’Ashley. Papa l’a dit ce matin. Et moi, je sais que tu lui fais les yeux doux depuis des mois.
— C’est tout ce que tu sais ! » répondit Scarlett en tirant la langue à sa sœur. Elle ne voulait pas laisser entamer sa bonne humeur et songea à la tête que ferait Suellen le lendemain matin à cette même heure.
« Susie[11], tu sais bien que ce n’est pas vrai, protesta Carreen choquée ; c’est à Brent que pense Scarlett. »
Scarlett tourna un visage souriant vers sa plus jeune sœur et se demanda comment on pouvait être aussi gentil. Toute la famille savait que l’élu de ce cœur de treize ans était Brent Tarleton, qui n’aurait jamais fait attention à Carreen si elle n’avait été la sœur de Scarlett. Lorsque Ellen n’était pas là, les petites O’Hara la taquinaient au sujet de Brent à l’en faire pleurer.
« Chérie, Brent m’est tout à fait indifférent, déclara Scarlett, assez heureuse de faire preuve de générosité. Et je lui suis tout à fait indifférente aussi. Voyons, il attend que tu grandisses ! »
Le petit visage rond de Carreen s’empourpra tandis que sa satisfaction essayait de l’emporter sur son incrédulité.
« Oh ! Vraiment, Scarlett ?
— Scarlett, tu sais que Mama a dit que Carreen était encore trop petite pour penser aux garçons. Et voilà que tu lui montes la tête.
— Jacasse tant que tu voudras, ça m’est bien égal, riposta Scarlett. Tu veux retenir la petite parce que tu sais que, d’ici un an, elle sera plus jolie que toi.
— Vous allez tâcher de vous tenir correctement aujourd’hui, sans quoi gare à la cravache, avertit Gérald. Maintenant, chut. J’entends bien une voiture ? Ça doit être les Tarleton ou les Fontaine. »
Comme ils approchaient de l’endroit où la route rejoignait celle qui descendait de Mimosa et de Fairhill à travers les bois, ils purent distinguer un bruit de sabots et un grincement de roues. Derrière le rideau d’arbres s’élevèrent d’agréables voix de femmes. Gérald se porta en avant, immobilisa son cheval et fit signe à Toby d’arrêter la voiture au croisement de deux routes.
« Ce sont les dames Tarleton », annonça-t-il à ses filles, le visage rayonnant, car, en dehors d’Ellen, il n’y avait aucune dame dans le comté qu’il aimât mieux que Mme Tarleton, avec ses cheveux rouges. « Et c’est elle qui tient les guides. Ah ! Ça c’est une femme qui sait conduire les chevaux ! Quelles mains ! Légères comme la plume, fermes comme une cravache et malgré tout cela encore assez belles pour qu’on les embrasse. Grand dommage qu’aucune de vous n’ait ces mains-là », ajouta-t-il en lançant à ses filles un regard affectueux mais chargé de reproches. « Carreen a peur des pauvres bêtes, Sue a des mains de beurre dès qu’elle touche une rêne et toi, ma chatte…
— En tout cas, moi, je n’ai jamais été désarçonnée, s’écria Scarlett indignée. Mme Tarleton est jetée à bas de son cheval à chaque chasse à courre.
— Et elle se casse la clavicule en homme, dit Gérald. Pas d’évanouissement, pas de drames. Allons, assez, la voilà ! »
Il se dressa sur ses étriers et salua d’un geste tandis que débouchait l’attelage conduit par Mme Tarleton en personne comme l’avait dit Gérald et bondé de jeunes filles vêtues de robes brillantes, emmitouflées de voiles flottants et armées d’ombrelles. Avec les quatre demoiselles Tarleton, leur Mama et leurs cartons qui encombraient la voiture, il n’y avait pas de place pour le cocher. D’ailleurs, quand elle n’avait pas un bras en écharpe, Béatrice Tarleton n’aimait guère que l’on conduisît ses chevaux. Menue, les membres grêles, si blanche de peau qu’on eût dit que sa chevelure flamboyante avait accaparé toute la couleur de ses joues, elle n’en possédait pas moins une santé débordante et une énergie inlassable. Elle avait mis au monde huit enfants, aussi rouges de cheveux et aussi exubérants qu’elle-même. On disait dans le comté qu’elle avait fort bien réussi à les élever parce que, malgré sa tendresse, elle avait pratiqué avec eux la même méthode qu’avec ses poulains et les avait laissés pousser en liberté tout en les soumettant à une discipline sévère. « Pliez-les, mais ne les brisez pas », telle était la devise de Mme Tarleton.
Elle aimait les chevaux et en parlait constamment. Elle les comprenait et savait les prendre mieux que n’importe quel homme du comté. Les poulains grouillaient dans l’enclos ménagé sur la prairie, devant la maison, exactement comme les huit enfants grouillaient dans la demeure pleine de coins et de recoins, perchée au sommet de la colline et, quand elle faisait un tour dans la plantation, ses poulains, ses fils, ses filles et ses chiens se précipitaient tous sur ses talons. Elle prétendait que les chevaux, et surtout Nellie, sa jument feu, étaient aussi intelligents que les hommes. Et, si les soucis domestiques l’empêchaient de sortir à l’heure de sa promenade quotidienne à cheval, elle confiait un sucrier à un petit nègre et disait : « Donnes-en une poignée à Nellie et dis-lui que j’arrive bientôt. »
Sauf en de rares occasions, elle portait toujours son costume de cheval, car, qu’elle montât ou non, elle était toujours prête à sauter en selle, aussi s’habillait-elle en amazone dès son lever. Tous les matins, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, Nellie était harnachée et tournait devant la maison en attendant que Mme Tarleton pût lui consacrer une heure de loisir. Mais la plantation de Fairhill n’était pas commode à diriger et les loisirs y étaient rares. Le plus souvent, Nellie se promenait pendant des heures sans sa cavalière, tandis que Béatrice Tarleton passait sa journée, la jupe relevée sur son bras, les jambes emprisonnées jusqu’aux genoux dans des bottes étincelantes.
Ce jour-là, avec sa robe de soie noire unie, étroite et démodée, elle avait encore l’air d’être en costume de cheval tant sa toilette était de coupe sévère, et son petit chapeau noir à longue plume, rabattu sur son œil brillant et sombre, était la réplique du vieux chapeau déformé qu’elle portait à la chasse.
Elle brandit son fouet en voyant Gérald et arrêta ses deux chevaux à robe feu qui caracolaient. Les quatre jeunes filles entassées à l’arrière de la voiture se penchèrent au-dehors et poussèrent de telles clameurs que les bêtes, alarmées, commencèrent à se cabrer. On aurait pu croire que les demoiselles Tarleton n’avaient pas vu les O’Hara depuis des années, alors qu’elles s’étaient encore rencontrées deux jours auparavant. Mais c’étaient des jeunes filles fort sociables et elles aimaient leurs voisins, surtout les petites O’Hara. C’est-à-dire qu’elles aimaient Suellen et Carreen. À l’exception peut-être de l’écervelée Cathleen Calvert, aucune jeune fille du comté n’aimait vraiment Scarlett.
En été, dans le comté, il ne se passait guère de semaines sans un pique-nique et un bal, mais pour les rousses demoiselles Tarleton, qui avaient une énorme capacité d’amusement, chaque pique-nique et chaque bal était un événement comme si c’était le premier auquel elles assistaient. Jolies, bien potelées, elles étaient si entassées toutes les quatre dans la voiture que leurs crinolines et leurs volants débordaient tandis que leurs ombrelles s’entrechoquaient au-dessus de leurs capelines garnies de roses et de rubans de velours noir noués sous le menton. Sous ces chapeaux se jouaient toutes les teintes de cheveux roux : Hetty était franchement rousse. Camille blonde avec des reflets roses, Randa avait des cheveux châtain clair avec des reflets cuivrés et la petite Betsy une tignasse couleur carotte.
« Joli essaim de jeunes filles, madame, dit Gérald avec galanterie en s’approchant de la voiture, mais elles auront bien du mal à battre leur mère. »
Mme Tarleton roula les yeux, se mordit comiquement la lèvre inférieure en signe d’appréciation, et les jeunes filles crièrent : « Maman, cessez de faire ces yeux-là ou nous le dirons à papa !
— Parole d’honneur, monsieur O’Hara, elle ne nous laisse jamais la moindre chance quand il y a un bel homme comme vous auprès d’elle. »
Scarlett rit comme les autres à ces boutades, mais la liberté avec laquelle les Tarleton traitaient leur mère la choquait toujours. Elles se comportaient comme si elle était l’une d’elles et n’avait pas plus de seize ans. À la seule idée qu’elle aurait pu dire de pareilles choses à sa mère, Scarlett avait presque l’impression de commettre un sacrilège. Et pourtant… pourtant… il y avait quelque chose de charmant dans les relations des petites Tarleton avec leur mère et elles l’adoraient pour toutes les critiques, toutes les rebuffades et toutes les taquineries dont elles l’accablaient. Non qu’elle préférerait une mère comme Mme Tarleton à Ellen, s’empressa loyalement de se dire Scarlett, mais enfin ce serait amusant de faire un peu la folle avec sa mère. Elle savait que cette pensée même était un manque de respect envers Ellen et elle en eut honte. Elle savait que les quatre toisons flamboyantes n’avaient jamais abrité de pensées aussi pénibles et, comme toujours, quand elle se sentait différente de ses voisines, elle éprouva une impression de confusion et de gêne.
« Où est Ellen ce matin ? demanda Mme Tarleton.
— Nous avons congédié notre régisseur et elle est restée pour vérifier ses comptes avec lui. Où sont donc votre mari et les garçons ?
— Oh ! Ils sont partis pour les Douze Chênes il y a longtemps. Ils voulaient goûter le punch pour voir s’il était assez fort. Ils auront pourtant jusqu’à demain matin pour ça. Je m’en vais demander à John Wilkes de les héberger cette nuit, même s’il doit les faire coucher à l’écurie. Cinq hommes en état d’ébriété, c’est trop pour moi. Jusqu’à trois, je m’en tire très bien, mais… »
Gérald s’empressa de changer la conversation. Il devinait le ricanement de ses filles qui se rappelaient dans quel état il était revenu du dernier pique-nique de chez les Wilkes, l’automne précédent.
« Pourquoi n’êtes-vous pas venue à cheval, aujourd’hui, madame Tarleton ? Vous sans Nellie, ce n’est plus vous. Vous êtes un vrai stentor.
— Un stentor ! s’écria Mme Tarleton en imitant son accent irlandais. Vous êtes la crème des ignorants. Vous voulez dire un centaure. Stentor était un homme dont la voix vibrait comme un gong de cuivre.
— Stentor ou centaure, ça n’a pas d’importance, déclara Gérald sans se laisser démonter. Vous pouvez bien être un stentor, votre voix vibre assez, madame, quand vous excitez les chiens à la chasse.
— Attrapez ça, maman, dit Hetty. Je vous ai toujours dit que vous criiez comme un Comanche[12] chaque fois que vous voyiez un renard.
— Non, je ne crie pas aussi fort que toi quand Mama te lave les oreilles, riposta Mme Tarleton. Et dire que tu as seize ans. Allons, vous voulez savoir pourquoi je ne suis pas à cheval, eh bien ! c’est parce que Nellie a mis bas ce matin, de bonne heure.
— Vraiment ! » s’exclama Gérald franchement intéressé. On pouvait lire dans ses yeux brillants sa passion irlandaise pour les chevaux. De nouveau Scarlett compara sa mère à Mme Tarleton et éprouva le même sentiment de gêne.
Pour Ellen, les juments ne mettaient jamais bas, les vaches ne vêlaient pas. C’est à peine si les poules pondaient. Ellen ignorait complètement ce genre de choses, mais Mme Tarleton n’avait pas de telles réticences.
« Est-ce une petite pouliche ?
— Non, un beau petit étalon, avec de belles jambes longues. Il faudra venir le voir, monsieur O’Hara. C’est un vrai cheval Tarleton. Il est aussi rouge que les boucles de Hetty.
— Et il a beaucoup de Hetty aussi », dit Camille qui disparut aussitôt en hurlant sous un déluge de jupes, de pantalons et de chapeaux tandis que Hetty, qui avait le visage allongé, se mettait à la pincer.
« Mes pouliches ont pris un peu trop d’avoine ce matin, dit Mme Tarleton. Elles n’ont cessé de faire un raffut de tous les diables depuis qu’elles ont entendu parler d’Ashley et de sa petite cousine d’Atlanta. Comment s’appelle-t-elle ? Mélanie. Qu’elle soit heureuse ! C’est une brave petite, mais je n’arrive jamais à me rappeler son nom ni son visage. Notre grosse cuisinière est la femme du majordome des Wilkes. Il était chez nous hier soir et il a raconté à Cookie qu’on annoncerait les fiançailles ce soir. Cookie nous l’a répété ce matin. Les petites en font toute une affaire. Je ne vois vraiment pas pourquoi. Tout le monde savait depuis des années qu’Ashley l’épouserait à condition qu’il ne se marie pas avec l’une de ses cousines Burr de Macon. Tout le monde s’attend aussi à ce que Honey Wilkes épouse Charles, le frère de Mélanie. Voyons, dites-moi, monsieur O’Hara, serait-il défendu aux Wilkes de se marier en dehors de leur famille. Parce que si… »
Scarlett n’entendit pas le reste de la phrase qui fut prononcé en riant. Pendant un court moment, il lui sembla que le soleil s’était caché derrière un nuage et que tout s’était obscurci. Les feuilles vert tendre, les cornouillers, les pommiers, d’un si beau rose un instant auparavant, eurent l’air de se flétrir et de perdre leur couleur. Scarlett enfonça les doigts dans le capitonnage de la voiture et son ombrelle vacilla. C’était déjà bien assez de savoir qu’Ashley était fiancé sans entendre les gens en parler d’une manière aussi désinvolte. Puis, tout son courage lui revint, le soleil se remit à briller et le paysage retrouva son éclat. Elle savait qu’Ashley l’aimait. C’était certain. Et elle sourit en pensant à la surprise de Mme Tarleton lorsqu’elle s’apercevrait qu’on n’annonçait pas de fiançailles ce soir-là, à son étonnement s’il y avait un enlèvement. Et elle dirait à ses voisins que Scarlett devait être bien fine mouche pour l’avoir écoutée parler de Mélanie sans broncher tandis qu’elle et Ashley… Cette pensée l’amusa tellement que ses fossettes se creusèrent et que Hetty, qui n’avait cessé de guetter l’effet produit par les paroles de sa mère, se renfonça sur son siège, la mine assez intriguée.
« Vous direz ce que vous voudrez, proclamait Mme Tarleton avec emphase, ça n’a rien de bien ces mariages entre cousins. Ce n’est déjà pas si bien qu’Ashley épouse cette gamine, mais que Honey épouse ce pâlot de Charles Hamilton…
— Honey ne trouvera jamais personne d’autre si elle n’épouse pas Charlie, déclara Randa cruelle et sûre de ses succès. Elle n’a jamais eu d’autres soupirants en dehors de lui. Et ils ont beau être fiancés, il ne s’est jamais montré très empressé avec elle. Scarlett, tu te rappelles comme il a tourné autour de toi à Noël…
— Ne faites pas la sotte, mademoiselle, lui dit sa mère. Des cousins ne devraient pas se marier entre eux, même des cousins issus de germains. Ça affaiblit la race. Ce n’est pas comme avec les chevaux. On peut accoupler une jument et son frère ou un cheval et sa fille et obtenir de bons résultats quand on sait à quelle race ils appartiennent, mais avec les gens, ça ne marche plus. On obtient peut-être de beaux échantillons, mais ils ne sont pas solides. Vous…
— Là, madame, je ne vous suivrai pas ! Pouvez-vous me citer des gens mieux que les Wilkes ? Et ils se marient entre eux depuis des éternités.
— Il est grand temps qu’ils s’arrêtent, car ça commence à se voir. Oh ! Pas tellement chez Ashley, c’est un joli garçon, quoique même lui… mais regardez-moi les deux petites Wilkes. Elles ne tiennent pas debout, les pauvres ! Ce sont de gentilles petites, bien sûr, mais, je le répète, elles ne tiennent pas debout. Et regardez la petite Mélanie. C’est gros comme une rampe d’escalier, c’est si fragile qu’on dirait que le premier coup de vent va l’emporter. Et pas fine, par-dessus le marché ! Aucune idée à elle. “Non, madame. Si, madame !” C’est tout ce qu’elle sait dire. Vous voyez ce que j’entends par là ! Cette famille a besoin de sang neuf, d’un beau sang riche comme celui de mes têtes rouges ou de votre Scarlett. Voyons, comprenez-moi. Les Wilkes sont des gens très bien dans leur genre et vous savez que je les aime beaucoup, mais soyez franc. N’est-ce pas qu’ils ne sont pas au point ? Ils feraient merveille sur terrain sec, sur une piste rapide, mais, suivez-moi bien, je ne crois pas que les Wilkes puissent courir sur terrain lourd. Je crois que l’éducation a tué tout ce qu’il y avait d’énergique en eux et, en cas de danger, je ne pense pas qu’ils sachent se montrer à la hauteur des circonstances. C’est de la race pour temps sec. Parlez-moi d’un bon cheval capable de courir par tous les temps. À force de se marier entre eux, ils sont devenus différents des gens qui habitent par ici. Toujours à pianoter, toujours plongés dans un livre. Je suis persuadé qu’Ashley aime mieux lire que chasser à courre. Parole d’honneur, monsieur O’Hara, j’en suis certaine ! Et regardez-moi les os qu’ils ont ! C’est bien trop grêle. Ils ont besoin d’un bon croisement.
— Hum, hum », fit Gérald gêné en se rendant soudain compte que la conversation, si passionnante pour lui, ne serait pas du goût d’Ellen. Il savait qu’elle serait à jamais blessée si elle venait à apprendre que ses filles avaient entendu des propos aussi libres. Mais, comme à l’ordinaire, rien n’arrêtait Mme Tarleton quand elle était lancée sur son sujet favori, l’élevage, que ce fût celui des chevaux ou des êtres humains.
« Je parle en connaissance de cause, parce que j’ai eu des cousins qui se sont mariés entre eux et je vous garantis que leurs enfants ont eu les yeux en boules de loto, les pauvres. Moi, quand mes parents ont voulu me marier à l’un de mes cousins issus de germains, j’ai rué comme un poulain. J’ai dit : “Non, maman. Je ne veux rien savoir. Mes enfants auraient la pousse et les éparvins.” Maman s’est évanouie en m’entendant parler d’éparvins, mais j’ai tenu bon et ma grand-mère était de mon avis. Vous comprenez, elle aussi s’y connaissait en chevaux et elle a dit que j’avais raison. C’est elle qui m’a aidée à partir avec M. Tarleton. Voyez mes enfants. Tous forts et bien portants. Pas un gringalet parmi eux. Quoique Boyd ne mesure qu’un mètre soixante-dix. Les Wilkes, eux…
— Ça ne vous ferait rien de changer de conversation, madame », interrompit Gérald, car il avait remarqué le regard intrigué de Carreen et la curiosité peinte sur le visage de Suellen et il redoutait que ses filles ne posassent à Ellen des questions embarrassantes qui auraient révélé qu’il n’était point un chaperon idéal. Il fut heureux de constater que sa fille aînée se comportait en dame et semblait avoir l’esprit ailleurs.
Hetty Tarleton l’aida à se tirer d’affaire.
« Grand Dieu, maman, laissez-nous partir ! s’écria-t-elle avec impatience. Ce soleil me cuit et je sens que mon cou se couvre de taches de rousseur.
— Une minute, madame, avant que vous ne vous remettiez en route, dit Gérald. Vous êtes-vous décidée à nous vendre des chevaux pour la troupe ? La guerre peut éclater d’un jour à l’autre et les garçons voudraient bien être fixés. Il s’agit de recrues du comté de Clayton et ce sont des chevaux du comté de Clayton que nous voulons pour elles. Têtue comme vous êtes, vous en êtes encore à refuser de nous vendre vos belles bêtes.
— Il n’y aura peut-être pas de guerre », fit Mme Tarleton pour gagner du temps. Elle avait complètement oublié les Wilkes et leurs étranges coutumes matrimoniales.
« Voyons, madame, vous ne pouvez pas…
— Maman, interrompit de nouveau Hetty, M. O’Hara et vous ne pourriez-vous pas aussi bien parler de chevaux aux Douze Chênes qu’ici ?
— C’est ça, mademoiselle Hetty, dit Gérald, je ne vous retiendrai plus qu’une minute. Nous serons bientôt aux Douze Chênes et là-bas tous les hommes jeunes ou vieux, voudront savoir à quoi s’en tenir sur ces chevaux. Ça me brise le cœur de voir une dame aussi bien que votre mère être si avare de ses bêtes ! Voyons, madame Tarleton, que faites-vous de votre patriotisme ? La Confédération serait-elle lettre morte pour vous ?
— Maman ! s’écria la petite Betsy, Randa est assise sur ma robe, je vais être toute chiffonnée.
— Eh bien, envoie promener Randa et tais-toi, Betsy. Maintenant, écoutez-moi, monsieur O’Hara, poursuivit-elle en se mettant à battre des paupières, n’allez pas me jeter la Confédération au visage. La Confédération compte autant pour moi que pour vous. Moi, j’ai quatre garçons engagés, vous, vous n’en avez aucun, mais mes garçons sauront se tirer d’affaire tout seuls, pas mes chevaux. Je serais heureuse de donner mes chevaux gratuitement si je savais qu’ils dussent être montés par des garçons que je connais, par des habitués aux pur-sang. Non, je n’hésiterais pas un instant. Mais laisser monter mes belles bêtes par des forestiers ou des paysans habitués aux mulets, ça, non, monsieur. J’aurais des cauchemars à la pensée que leurs selles pourraient les écorcher ou qu’ils ne seraient pas pansés soigneusement. Croyez-vous que je laisse des novices monter ces petits trésors chéris si sensibles au mors, leur mettre la bouche en sang et les battre jusqu’à les rendre idiots. Tenez, rien que d’y penser, ça me donne la chair de poule. Non, monsieur O’Hara, vous êtes très gentil de penser à mes chevaux, mais vous feriez mieux d’aller acheter des vieilles carnes à Atlanta pour vos rustauds. Ils ne s’apercevront même pas de la différence.
— Maman, je vous en prie, est-ce que nous pouvons nous en aller ? demanda Camille aussi impatiente que ses sœurs. Vous savez très bien que vous finirez quand même par céder vos petits chéris. Quand papa et les garçons se mettront à dire que la Confédération a besoin d’eux, vous fondrez en larmes et vous les laisserez partir. »
Mme Tarleton fit la grimace et secoua ses guides.
« Je n’en ferai rien », dit-elle en effleurant les chevaux du bout de son fouet.
« C’est une femme merveilleuse, déclara Gérald en remettant son chapeau et en allant reprendre sa place derrière la voiture. En route, Toby. Nous en viendrons à bout et nous aurons les chevaux. Bien sûr, elle a raison. Si un homme n’est pas un monsieur, il n’a rien à voir avec un cheval. Sa place est dans l’infanterie. Mais voilà l’ennui, il n’y a pas assez de fils de planteurs dans le comté pour former un corps entier. Que dis-tu, ma chatte ?
— Papa, marchez derrière nous ou devant nous. Vous soulevez tellement de poussière que nous sommes asphyxiées », répondit Scarlett qui se sentait incapable de continuer à bavarder. Parler la détournait de ses pensées et elle tenait beaucoup à mettre de l’ordre dans ses idées et à se composer un visage charmant avant d’arriver aux Douze Chênes. Gérald obéit. Il éperonna son cheval et détala dans un nuage de poussière rouge à la poursuite de la voiture des Tarleton afin de pouvoir reprendre sa discussion sur les chevaux.