C’était l’anniversaire d’Ashley, et Mélanie, voulant lui faire une surprise, avait organisé pour ce soir-là une réunion à son insu. À l’exception d’Ashley, tout le monde était au courant. Wade et le petit Beau eux-mêmes avaient été mis dans le secret des dieux et n’en étaient pas peu fiers. Tout ce qu’il y avait de bien à Atlanta était invité et avait promis de venir. Le général Gordon et sa famille avaient bien voulu accepter l’invitation. Alexander Stephens serait là lui aussi à condition que sa santé toujours précaire le lui permît, enfin l’on comptait sur la présence de Bob Toombs, le pétrel de la Confédération.
Toute la matinée, Scarlett, Mélanie, India et tante Pitty avaient empli la petite maison de leurs allées et venues et avaient stimulé l’ardeur des nègres occupés à suspendre aux fenêtres des rideaux propres, à fourbir l’argenterie, à cirer les parquets, à faire cuire des gâteaux, à préparer et à goûter des rafraîchissements. Scarlett n’avait jamais vu Mélanie ni si agitée, ni si heureuse.
« Tu comprends, ma chère, on n’a pas fêté l’anniversaire d’Ashley depuis… depuis, tu te rappelles la garden-party des Douze Chênes ? Le jour où nous avons appris que M. Lincoln levait des volontaires ? Eh bien ! on ne lui a pas fêté son anniversaire depuis cette époque-là. Et il travaille si dur, il est si fatigué le soir quand il rentre à la maison qu’il n’a même pas pensé que c’était aujourd’hui son anniversaire. Quelle surprise, après le dîner, quand tous les invités arriveront !
— Comment qu’vous allez vous y prendre pour que m’sieu Ashley voie pas les lanternes sur la pelouse quand il rentrera dîner ? » demanda Archie d’un air bougon.
Il avait passé la matinée à observer les préparatifs de la cérémonie, mais sans vouloir reconnaître que ça l’intéressait. Il n’avait jamais eu l’occasion d’assister, des coulisses, à une grande réception donnée par des gens de la ville et c’était pour lui une expérience toute nouvelle. Il ne se gênait pas pour exprimer son opinion sur les femmes qui couraient dans tous les sens comme s’il y avait eu le feu à la maison, mais il n’eût pas cédé sa place pour un empire. Les lanternes vénitiennes que Mme Elsing et Fanny avaient peintes elles-mêmes attiraient particulièrement son attention, car il n’avait jamais vu « d’ ces machins-là » auparavant. On les avait cachées dans la chambre qu’il occupait dans la cave et il les avait minutieusement examinées une à une.
« Oh ! mon Dieu, je n’avais pas pensé à cela ! s’exclama Mélanie. Quel bonheur que vous en ayez parlé, Archie. Mon Dieu, mon Dieu ! Que vais-je faire ? Il va falloir les accrocher dans les buissons et dans les arbres, mettre de petites bougies à l’intérieur et les allumer juste au moment où les premiers invités arriveront. Scarlett, pourras-tu demander à Pork de s’en charger pendant que nous serons à table ?
— M’dame Wilkes, vous êtes plus raisonnable que la plupart des femmes, mais vous perdez facilement la tête, fit Archie. Pork, ce nègre idiot, il a rien à voir avec ces machins-là. Il va y fiche le feu en un rien d’temps. C’est que… c’est que c’est bien joli, concéda-t-il. C’est moi qui les accrocherai pendant que vous dînerez avec m’sieur Wilkes.
— Oh ! Archie, comme vous êtes gentil, dit Mélanie en tournant vers lui un regard confiant et plein de gratitude. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous. Vous ne pourriez pas les garnir de bougies tout de suite ? Ce serait toujours ça de fait.
— P’t’être bien que oui, répondit Archie sans aucune bonne grâce, et il se dirigea vers la cave en clopinant.
— Décidément, on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, pouffa Mélanie lorsque le vieil homme barbu eut disparu. Je voulais que ce soit lui qui accroche les lanternes, mais tu sais comme il est. Il ne fait jamais rien quand on le lui demande. Maintenant nous en voilà débarrassés pour un moment. Les noirs ont une telle frousse de lui qu’ils ne peuvent plus travailler quand ils le sentent là derrière leur dos.
— Je n’aimerais pas du tout avoir cette espèce de vieil aventurier chez moi », déclara Scarlett d’un air renfrogné. Elle détestait Archie à peu près autant qu’il la haïssait, et tous deux s’adressaient à peine la parole. Il n’y avait que chez Mélanie qu’il pût supporter la présence de Scarlett, et encore la surveillait-il du coin de l’œil avec une expression de franc mépris. « Il va vous attirer des ennuis, sois-en persuadée.
— Oh ! il est bien inoffensif, et il se comporte avec nous comme s’il avait charge d’âmes, répondit Mélanie. Et puis, il est si attaché à Ashley et à Beau que je me sens toujours en sûreté quand il est là.
— Dis plutôt qu’il t’est attaché, Melly, fit India dont le visage pincé s’éclaira d’un faible sourire tandis qu’elle enveloppait sa belle-sœur d’un regard affectueux. J’ai l’impression que tu es la première personne que ce vieux ruffian ait jamais aimée depuis que sa femme… heu… depuis sa femme. Je suis sûre qu’il aimerait que quelqu’un t’insultât afin de pouvoir te venger dans le sang et prouver par là le respect qu’il te porte.
— Sapristi, tu n’y vas pas de main morte, India, dit Mélanie en rougissant.
— Je ne comprends pas que vous attachiez tant d’importance à ce que pense ce vieil ours mal léché, qui au demeurant ne sent pas bon du tout », trancha Scarlett sèchement. Elle ne pardonnait pas à Archie de lui avoir exprimé crûment son opinion sur le travail des forçats. « Allons, il faut que je me sauve. Il faut que je rentre déjeuner, ensuite, j’irai au magasin payer les employés, puis au chantier où je paierai également les charretiers et Hugh Elsing.
— Ah ! tu vas au chantier ? demanda Mélanie. Ashley ira y faire un tour vers la fin de l’après-midi pour voir Hugh. Pourras-tu le retenir jusqu’à cinq heures ? S’il rentre trop tôt, il ne manquera pas de nous surprendre en train de finir un gâteau ou quelque chose, et il n’y aura plus de surprise pour lui. » Scarlett sourit en elle-même, sa bonne humeur retrouvée.
« Entendu, je le retiendrai », dit-elle.
Au même moment, elle aperçut les yeux pâles d’India rivés sur elle. « Elle me regarde toujours d’une manière si bizarre quand je parle d’Ashley », se dit Scarlett.
« Eh bien ! c’est ça, retiens-le aussi longtemps que tu pourras. India ira le chercher en voiture… Scarlett, je t’en prie, viens de bonne heure, ce soir. Je veux que tu ne perdes pas une miette de la réception. »
Tout en rentrant chez elle en voiture, Scarlett se dit d’un air maussade : « Elle ne veut pas que je perde une miette de la réception ? parfait ! mais alors pourquoi ne m’a-t-elle pas proposé de l’aider à recevoir ses invités avec India et tante Pitty ? »
En temps normal, Scarlett se fût pas mal moquée d’aider Mélanie à recevoir les gens qui assistaient à ses réunions insipides. Mais cette réception ne ressemblait pas aux autres. D’abord c’était la plus grande que Mélanie eût jamais donnée, ensuite c’était l’anniversaire d’Ashley, et Scarlett aurait bien voulu être à côté de lui pour accueillir les invités. Cependant elle savait pourquoi on lui avait refusé ce rôle. Ne l’aurait-elle pas su, la remarque de Rhett n’aurait pas manqué de lui ouvrir les yeux.
« Demander à une Scallawag de recevoir alors que tous les anciens Confédérés les plus éminents vont se trouver là ? Vous avez des idées aussi plaisantes que saugrenues. C’est uniquement à cause de la fidélité de Mme Melly que vous êtes invitée à sa réception. »
Cet après-midi-là, Scarlett s’habilla avec plus de recherche qu’à l’ordinaire pour se rendre au magasin et au chantier de bois. Elle passa sa nouvelle robe vert mat, dont le taffetas changeant avait des reflets lilas, et coiffa son nouveau chapeau vert pâle, frangé de plumes vert foncé. Si seulement Rhett lui laissait porter une frange frisée sur le front, son chapeau lui irait beaucoup mieux ! Mais il avait juré de lui raser la tête si jamais elle touchait à ses rouleaux. Et il se conduisait d’une manière si atroce en ce moment qu’il en était fort capable.
C’était un après-midi délicieux, ensoleillé, mais pas trop chaud, scintillant, mais pas aveuglant, et la brise tiède qui caressait les feuilles bruissantes tout le long de la rue du Pêcher faisait danser les plumes du chapeau de Scarlett. Le cœur de la jeune femme dansait lui aussi, comme toujours lorsqu’elle allait voir Ashley. Peut-être si elle réglait assez tôt leur paie aux charretiers et à Hugh Elsing rentreraient-ils chez eux et la laisseraient-ils en tête-à-tête avec Ashley dans le petit bureau rectangulaire qui occupait le centre du chantier de bois. Il lui arrivait si rarement de se trouver seule avec Ashley. Et dire que Mélanie l’avait priée de le retenir. Comme c’était drôle !
Elle arriva au magasin le cœur gonflé de joie et paya Willie et les autres commis sans même leur demander si les affaires avaient été bonnes. C’était pourtant samedi, jour d’affluence au magasin, car les fermiers des environs venaient en ville faire leurs achats, mais Scarlett ne posa aucune question à ses employés.
En se rendant au chantier, elle dut s’arrêter une douzaine de fois pour parler à des dames carpetbaggers en brillants équipages – mais pas aussi beau que le sien, se dit-elle avec plaisir – et pour bavarder avec plusieurs hommes qui, le chapeau à la main, traversèrent la chaussée couverte de poussière rouge pour lui présenter leurs hommages. L’après-midi était magnifique. Scarlett se sentait heureuse. Elle était jolie et avançait comme une reine au milieu de ses sujets. Tous ces arrêts lui firent perdre du temps et elle arriva au chantier plus tard qu’elle n’avait prévu. Hugh et les charretiers l’attendaient, assis sur une pile de bois.
« Ashley est-il ici ?
— Oui, dans le bureau », répondit Hugh dont la mine ordinairement renfrognée s’éclaira à la vue du visage radieux de Scarlett et de ses yeux pétillants. « Il essaie de… enfin, je veux dire, il est en train de vérifier ses comptes.
— Oh ! il ne faut pas que ça le tracasse aujourd’hui », et, baissant la voix, elle ajouta : « Melly m’a chargée de le retenir ici jusqu’à ce que tout soit préparé pour la réception de ce soir. »
Hugh sourit, car lui aussi devait assister à la fête. Il aimait beaucoup les réunions mondaines et, rien qu’à regarder Scarlett, il devinait qu’elle partageait ses goûts. Elle régla Hugh et les charretiers puis, les quittant brusquement, elle se dirigea vers le bureau en faisant bien comprendre par son attitude qu’elle ne tenait pas à ce qu’on l’accompagnât. Ashley sortit au-devant d’elle. Ses cheveux brillaient au soleil et ses lèvres dessinaient une petite moue malicieuse qui était bien près de ressembler à un sourire.
« Eh bien ! Scarlett, que faites-vous dehors à cette heure-ci ? Pourquoi n’êtes-vous pas restée avec Mélanie pour l’aider à me préparer une surprise ?
— Voyons, Ashley ! s’exclama Scarlett, indignée. Vous étiez censé ne rien savoir du tout. Melly va être si déçue…
— Je cacherai mon jeu, n’ayez crainte. Je serai l’homme le plus surpris d’Atlanta, fit Ashley, les yeux rieurs.
— Allez, dites-moi vite qui a été assez rosse pour vous mettre au courant ?
— Presque tous les hommes que je connais sont invités. Le général Gordon a été le premier à recevoir une carte. Il m’a dit qu’il ne s’était jamais laissé prendre parce que les femmes avaient la spécialité d’organiser une réunion de ce genre les soirs mêmes où les hommes avaient projeté de nettoyer et de fourbir toutes les armes de la maison. Le grand-père Merriwether lui aussi m’a prévenu. Il m’a raconté qu’une fois Mme Merriwether avait organisé une réception en son honneur, mais que c’était elle qui avait été la plus attrapée, car le grand-père avait soigné ses rhumatismes en cachette avec une bouteille de whisky et il était trop ivre pour se lever et… mais quoi, tous les hommes auxquels on a voulu réserver une surprise m’ont averti.
— C’est ignoble », s’écria Scarlett, mais elle fut bien forcée de sourire à son tour.
Lorsqu’il souriait ainsi, Ashley ressemblait à celui qu’elle avait connu aux Douze Chênes. Et il lui arrivait si rarement de sourire désormais. L’air était doux et le soleil si bon ! Ashley bavardait avec tant de naturel, son visage était empreint d’une telle gaieté, que Scarlett sentit son cœur bondir de joie, se gonfler dans sa poitrine au point de lui faire mal, comme s’il allait éclater sous la pression du bonheur et des larmes brûlantes qui l’inondaient. Soudain, Scarlett retrouva ses seize ans et sa gaieté d’alors. Émue, elle respira plus vite. Elle eut une envie folle d’enlever son chapeau, de le lancer en l’air et de crier « Hourra ! » Elle pensa à la tête que ferait Ashley et se retint, mais tout d’un coup elle se mit à rire, jusqu’aux larmes. La tête rejetée en arrière, Ashley se laissa gagner par le fou rire et s’imagina que l’hilarité de Scarlett provenait de la façon amicale dont avait été trahi le secret de Mélanie.
« Entrez, Scarlett, il faut examiner les livres de comptes. »
Elle pénétra dans la petite pièce baignée de soleil et s’assit sur une chaise devant le bureau à cylindre. Ashley, qui l’avait suivie, s’installa sur un coin du meuble et commença à balancer ses longues jambes.
« Oh ! nous n’allons pas nous fatiguer à faire des additions aujourd’hui, Ashley ! Au diable le travail ennuyeux ! Quand je porte un chapeau neuf, j’ai l’impression de ne plus savoir compter.
— Eh bien ! avec un chapeau aussi gentil que celui-ci, votre ignorance doit être complète. Vous embellissez de jour en jour, Scarlett ! »
Il se laissa glisser sur le sol et, sans cesser de rire, il prit Scarlett par les mains et lui écarta les bras pour mieux voir sa robe : « Vous êtes si jolie ! Je suis persuadé que vous ne vieillirez jamais. »
Dès qu’il l’eut touchée, elle se rendit compte qu’elle avait inconsciemment espéré ce moment-là. Tout l’après-midi, elle avait attendu la minute où elle sentirait la chaleur de ses mains, où elle verrait ses yeux déborder de tendresse, où elle l’entendrait prononcer les mots qui lui prouveraient son attachement. C’était la première fois qu’elle se trouvait absolument seule avec lui depuis le jour glacial où elle était allée le rejoindre dans le verger de Tara, la première fois qu’elle lui abandonnait ses mains et, pendant des mois et des mois, elle avait désiré l’avoir tout près d’elle. Mais maintenant…
Comme c’était étrange ! Le contact de ses mains ne soulevait aucune émotion en elle. Autrefois, elle se serait mise à trembler. Maintenant, elle n’éprouvait qu’une curieuse sensation de plaisir et de chaleur amicale. Le contact de ses mains ne la grisait pas. Son cœur satisfait restait calme. Cela l’intriguait, la déconcertait un peu. C’était pourtant bien son Ashley qui était là, son bel Ashley tout paré de grâces et qu’elle aimait mieux que la vie. Alors, pourquoi…
Mais elle repoussa l’idée qui lui venait à l’esprit. Il lui suffisait d’être à côté de lui, de lui abandonner ses mains, de le regarder sourire comme un ami qu’aucune fièvre ne tourmente. Ses yeux clairs et brillants plongeaient dans les siens. Il souriait comme jadis elle aimait à le voir sourire. On eût dit qu’entre eux il n’y avait jamais eu place pour autre chose que pour du bonheur. Désormais, il n’y avait plus de barrière entre ses yeux et les siens. Ashley n’avait plus de ces regards lointains qui la déroutaient. Elle se mit à rire.
« Oh ! Ashley, je deviens vieille et décrépite.
— Eh ! oui, ça se voit ! Non, Scarlett, lorsque vous aurez soixante ans, vous serez toujours la même pour moi. Je vous reverrai toujours telle que vous étiez le jour de notre dernier pique-nique, assise sous un chêne, avec une douzaine de jeunes gens autour de vous. Je peux même vous dire comment vous étiez habillée. Vous aviez une robe blanche semée de petites fleurs vertes et vous portiez sur les épaules un châle de dentelle blanche. Vous étiez chaussée de mules vertes aux lacets noirs et vous étiez coiffée d’un énorme chapeau de paille garni de rubans verts. Je connais cette robe par cœur parce que, quand j’étais en prison et que ça n’allait pas, j’évoquais des souvenirs et je les feuilletais, me rappelant chaque détail. »
Il s’arrêta net et son visage lumineux se rembrunit. Il retira doucement ses mains et Scarlett, anxieuse, guetta ses paroles.
« Nous en avons fait du chemin tous les deux depuis ce jour-là, n’est-ce pas, Scarlett ? Nous avons suivi des routes que nous n’aurions jamais eu l’idée de prendre. Vous vous y êtes engagée d’un pas allègre et sans hésitation, moi, en traînant la jambe et à contrecœur. »
Il se rassit sur le bureau, regarda Scarlett et un léger sourire s’ébaucha sur son visage. Mais ce n’était plus là le sourire qui avait rendu Scarlett si heureuse quelques instants auparavant. C’était un sourire triste.
« Oui, vous avez marché vite et vous m’avez attaché aux roues de votre char. Parfois, je me demande en toute objectivité ce que je serais devenu sans vous.
— Mais je n’ai jamais rien fait pour vous, s’empressa de dire Scarlett qui, malgré elle, se rappelait certaines déclarations de Rhett sur le même sujet. Sans moi, vous seriez resté exactement le même. Un jour, vous seriez devenu riche, vous seriez devenu un grand homme comme vous allez sûrement l’être.
— Non, Scarlett, je n’ai jamais eu en moi l’étoffe d’un grand homme. Je crois que, sans vous, j’aurais sombré dans l’oubli… comme cette pauvre Cathleen Calvert, et tant d’autres personnes qui portaient de grands noms, de vieux noms.
— Oh ! Ashley, ne dites pas des choses pareilles. Vous avez l’air si triste.
— Non, je ne suis pas triste. Je ne le suis plus. Autrefois… autrefois j’ai été triste. Maintenant je suis seulement… »
Il s’arrêta et brusquement Scarlett sut à quoi il pensait. C’était la première fois qu’elle pouvait lire en lui alors que son regard clair comme du cristal se mettait à errer et fixait un point que personne ne voyait. Au temps où l’amour seul lui faisait battre le cœur, la pensée d’Ashley lui était demeurée fermée, mais maintenant que l’amitié les enveloppait tous deux d’une atmosphère paisible, elle commençait à pouvoir s’aventurer dans le dédale de ses pensées, à le comprendre un peu. Après la reddition, il était triste. Il était triste quand elle l’avait supplié de venir s’installer à Atlanta. Désormais, il était résigné.
« J’ai horreur de vous entendre parler comme ça, Ashley, fit-elle avec véhémence. J’ai l’impression d’entendre Rhett. Il passe son temps à me rabâcher des histoires de ce goût-là, et il m’agace tellement que j’ai envie de crier. »
Ashley sourit.
« Vous est-il jamais venu à l’esprit, Scarlett, qu’au fond Rhett et moi nous étions absolument pareils ?
— Oh ! non ! Vous êtes si raffiné, si droit, tandis que lui… » Confuse, elle s’interrompit brusquement.
« Mais si. Nos parents se ressemblaient, nous avons reçu la même éducation, on nous a appris à envisager les mêmes problèmes, mais voilà, après avoir suivi la même route un bon moment, nous n’avons pas tourné au même endroit. Nous continuons de penser de la même manière, mais nous réagissons différemment. Tenez, nous ne croyions ni l’un ni l’autre à la nécessité d’une guerre, seulement moi je me suis engagé tout de suite pour me battre, tandis que lui a attendu le dernier moment. Nous savions tous deux que la guerre ne nous mènerait à rien, et qu’elle était perdue d’avance. Moi, j’ai accepté de défendre une cause désespérée, pas lui. Parfois, je me dis qu’il avait raison, et puis, de nouveau…
— Oh ! Ashley, quand donc cesserez-vous d’envisager toujours les deux aspects d’une même question ? interrogea Scarlett sans aucune trace de cette impatience qu’elle n’eût pas manqué de manifester autrefois. Ceux qui envisagent toujours le double aspect des choses n’arrivent à rien.
— C’est vrai, mais… voyons, à quoi voulez-vous arriver au juste ? Je me le suis souvent demandé. Moi, vous comprenez, je n’ai jamais éprouvé le désir d’arriver à quoi que ce soit. J’ai seulement désiré être moi-même. »
À quoi voulait-elle arriver ? La question était plutôt niaise. Mais son but, évidemment, c’était d’avoir de l’argent et d’en jouir en toute sécurité. Et pourtant… Ses pensées s’embrouillèrent. Elle avait de l’argent et elle était aussi en sûreté qu’on pouvait l’être par les temps qui couraient. Mais, en y réfléchissant, elle s’apercevait que ça ne suffisait pas. L’argent ne l’avait pas rendue particulièrement heureuse, bien que la fortune eût contribué à apaiser ses inquiétudes, sa crainte du lendemain. « Si j’avais eu de l’argent, si j’avais pu en jouir en paix et si je vous avais eu en même temps, tous mes vœux eussent été comblés », se dit-elle en regardant Ashley avec regret. Mais elle se garda bien d’exprimer sa pensée de peur de rompre le charme du moment et de ne plus pouvoir lire en Ashley.
« Vous désirez seulement être vous-même ? fit-elle avec un petit rire amer. Moi, ce que j’ai toujours trouvé le plus dur, c’est de ne pas être moi-même. Quant aux buts que je me propose, eh bien ! j’ai l’impression de les avoir atteints. Je voulais être riche, ne plus avoir d’inquiétudes…
— Mais voyons, Scarlett, il ne vous est donc jamais venu à l’idée que ça m’était bien égal d’être riche ou pauvre ? »
Non, il ne lui était jamais venu à l’idée que quelqu’un pût faire fi de la richesse. « Alors, que cherchez-vous ?
— Je n’en sais rien pour le moment. Je l’ai su, mais j’ai à moitié oublié. Ce qu’il me faudrait surtout, c’est qu’on me laisse tranquille. Je voudrais ne plus être importuné par des gens que je n’aime pas ; ne pas être contraint de faire des choses qui me déplaisent. Peut-être… oui, je souhaite peut-être le retour du bon vieux temps, mais il ne reviendra pas et son souvenir me hante. Je suis obsédé par le fracas du monde qui s’est effondré autour de moi. »
Scarlett se tut. Les paroles d’Ashley n’étaient pourtant pas sans éveiller maints échos en elle. L’intonation même de sa voix l’aidait à mieux évoquer les jours enfuis, lui faisait battre le cœur, mais depuis cette matinée où, malade et désemparée, elle était restée prostrée dans le jardin des Douze Chênes, et s’était dit : « Je ne regarderai plus derrière moi », elle ne s’était plus jamais penchée sur le passé.
« J’aime mieux l’époque que nous vivons, dit-elle, mais elle n’osa pas regarder Ashley. Désormais, il y a toujours quelque chose d’intéressant à faire. Il y a tant de réunions mondaines ! La vie a un tel éclat ! L’ancien temps était si triste ! (Oh ! ces jours nonchalants d’autrefois, la tiédeur et le calme des crépuscules champêtres ! Les rires sonores et musicaux qui montaient des cases ! La chaleur dorée dont l’existence s’auréolait, la tranquille assurance du lendemain ! Comment puis-je vous renier ?)
— Oui, j’aime mieux l’époque que nous vivons », répéta Scarlett, mais sa voix tremblait.
Ashley se laissa glisser une seconde fois à terre et se mit à rire doucement en signe d’incrédulité. Il prit Scarlett par le menton et l’obligea à le regarder.
« Oh ! Scarlett, quelle piètre menteuse vous faites. Oui, la vie a de l’éclat aujourd’hui… dans un certain sens. C’est ce qu’on peut lui reprocher. Le bon vieux temps était sans éclat, mais il avait du charme, de la beauté. Son calme et sa mesure le rendaient plein d’attraits. »
L’esprit partagé entre deux sentiments contradictoires, Scarlett baissa les yeux. Le son de la voix d’Ashley, le contact de sa main ouvraient doucement des portes qu’elle avait condamnées. Ces portes s’ouvraient sur la beauté d’autrefois. Un désir triste et lancinant de revenir en arrière monta en elle, peu à peu. Mais elle savait qu’il fallait résister, empêcher les portes de s’ouvrir toutes grandes, si beaux que fussent les paysages qu’elles découvriraient. Pour aller de l’avant, il ne fallait pas ployer sous le faix de souvenirs douloureux.
Ashley lui lâcha le menton, lui prit affectueusement la main et la retint entre les siennes.
« Vous souvenez-vous… », commença-t-il, et Scarlett entendit en elle sonner une cloche d’alarme. « Ne regarde pas en arrière ! Ne regarde pas en arrière ! »
Mais elle ne tint pas compte de l’avertissement. Une vague de bonheur l’emportait. Enfin elle comprenait Ashley, enfin leurs esprits s’étaient rencontrés. Cet instant était trop précieux pour ne pas en profiter. Tant pis si, plus tard, elle devait en souffrir !
« Vous souvenez-vous… », dit-il et, sous le charme de sa voix, les murs nus du petit bureau disparurent, les années s’effacèrent. C’était le printemps, ils suivaient tous deux à cheval une sente cavalière. À mesure qu’il parlait, ses mains serraient davantage la sienne et sa voix devenait prenante et triste comme des vieilles chansons à demi oubliées. Ils se rendaient à la garden-party des Tarleton, et cheminaient sous la voûte des cornouillers en fleur. Scarlett entendait le cliquetis joyeux des gourmettes, elle entendait fuser son rire insouciant, elle voyait briller au soleil la chevelure d’Ashley couleur d’or blanc, elle remarquait avec quelle grâce altière il se tenait en selle. Il y avait de la musique dans sa voix, la musique des violons et des banjos au son desquels ils avaient dansé dans la maison blanche qui n’existait plus. C’était l’automne, les chiens de chasse aboyaient au loin, les marais restaient sombres sous la lune froide. C’était aussi Noël. Les cruches, toutes chamarrées de gui, étaient remplies de lait de poule au vin et sentaient bon. Les visages blancs et noirs s’épanouissaient. Les amis d’autrefois arrivaient en foule. Ils souriaient comme s’ils n’étaient pas morts depuis des années. Stuart et Brent avec leurs longues jambes, leurs cheveux rouges et leurs plaisanteries. Tom et Boyd fougueux comme de jeunes chevaux, Joe Fontaine avec son regard ardent, et Cade et Raiford Calvert, si élégants dans leur nonchalance. Il y avait aussi John Wilkes, et Gérald, congestionné par le cognac. Un murmure, un parfum discret, c’était Ellen. De tous ces gens, de toutes ces choses, se dégageait un sentiment de sécurité, l’assurance que le lendemain leur apporterait un bonheur égal à celui du jour même.
Ashley s’arrêta et tous deux se regardèrent un long moment. Ils étaient calmes. Entre eux flottait le souvenir de leur jeunesse ensoleillée, de leur jeunesse perdue, qu’ils avaient vécue côte à côte sans y réfléchir.
« Maintenant, je sais pourquoi vous ne pouvez pas être heureux, se dit Scarlett le cœur serré. Je ne l’avais jamais compris auparavant. Je n’avais jamais compris pourquoi moi non plus je ne pouvais pas être tout à fait heureuse. Mais voyons… nous parlons comme des vieux ! pensa-t-elle avec tristesse. Nous ressemblons à des vieux qui égrènent cinquante années de souvenirs. Et nous ne sommes pas vieux ! C’est uniquement parce qu’il s’est passé trop de choses dans l’intervalle. Tout a tellement changé que nous avons l’impression d’avoir derrière nous cinquante ans d’existence. Mais nous ne sommes pas vieux ! »
Pourtant, lorsqu’elle regarda Ashley, elle s’aperçut qu’il n’était plus jeune, qu’il n’avait plus cet éclat d’autrefois. La tête courbée, il fixait d’un œil absent la main de Scarlett qu’il n’avait pas lâchée, et Scarlett put constater que ses cheveux, jadis blonds et si brillants, étaient devenus tout gris, gris comme le reflet de la lune sur une eau sans ride. À l’image de son cœur, le radieux après-midi d’avril semblait avoir perdu tout ce qu’il recelait de beauté et la douceur triste du souvenir prenait un goût amer comme celui des noix de galle.
« Je n’aurais pas dû lui permettre de me faire regarder en arrière, se dit-elle au désespoir. J’avais raison de ne plus vouloir regarder derrière moi. On souffre trop, ça déchire le cœur et c’est fini, on n’a plus que la force de regarder derrière soi. C’est en cela qu’Ashley a tort. Il ne sait plus regarder devant lui. Il ne voit pas le présent, il a peur de l’avenir et naturellement il se penche sur le passé. Je n’avais jamais compris cela auparavant. Je n’avais jamais compris Ashley. Oh ! Ashley, mon chéri, vous ne devriez pas vous retourner ainsi ! À quoi cela vous sert-il ? Je n’aurais pas dû céder à la tentation. Je n’aurais pas dû vous laisser évoquer le bon vieux temps. Voilà ce que c’est que de parler des jours heureux. On souffre, on a le cœur déchiré, on est mécontent de soi. »
Scarlett se leva. Ashley lui tenait toujours la main. Il fallait qu’elle s’en aille. Elle n’avait plus le courage de parler d’autrefois, de regarder le visage lassé, triste et découragé d’Ashley.
« Nous avons fait bien du chemin depuis ce temps là, dit-elle en s’efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix et de vaincre ce serrement de gorge qui l’oppressait. Nous bâtissions de belles théories à cette époque, n’est-ce pas ? » et puis, d’une seule haleine, elle ajouta : « Oh ! Ashley, rien ne s’est passé comme nous l’espérions.
— Rien ne se passe comme on l’espère, répondit-il. La vie n’est pas tenue de nous donner ce que nous attendons d’elle. Nous prenons ce qu’on nous offre et nous devons encore nous estimer heureux que les choses ne tournent pas plus mal. »
Le cœur de Scarlett s’emplit soudain de douleur et de lassitude. Elle songeait au long chemin qu’elle avait parcouru. Elle revit la jeune Scarlett O’Hara qui aimait tant avoir autour d’elle une cour d’admirateurs, qui aimait tant porter de jolies robes et qui comptait bien devenir une grande dame comme Ellen, quand elle en aurait le temps.
Tout à coup, sans qu’elle pût réagir, les larmes lui montèrent aux yeux et se mirent à glisser lentement sur ses joues. Stupide, incapable de parler, elle restait là à regarder Ashley comme un enfant qui a du chagrin. Ashley ne dit rien, mais il l’attira doucement dans ses bras, lui blottit la tête dans le creux de son épaule et appuya sa joue contre la sienne. Ses larmes ne coulaient plus. C’était si bon, si réconfortant de se serrer contre Ashley, sans passion, sans fièvre, d’être là dans ses bras comme une amie bien-aimée, Ashley avait les mêmes souvenirs qu’elle, il avait vécu avec elle au temps de sa jeunesse, il avait assisté à ses débuts dans la vie, il continuait à la suivre, lui seul pouvait comprendre.
Elle entendit marcher dehors, mais elle n’y prit pas garde, pensant que c’étaient les charretiers qui rentraient chez eux. Elle écoutait battre le cœur d’Ashley. Puis, brusquement, Ashley la repoussa. Stupéfaite par la violence de son geste, elle leva les yeux sur lui, mais il ne la regardait pas. Par-dessus son épaule, il regardait la porte.
Elle se retourna et aperçut India, le visage blafard, les yeux étincelants. Elle aperçut également Archie, l’air méprisant, comme un perroquet borgne. Derrière eux se tenait Mme Elsing.
Scarlett ne se rappela jamais comment elle sortit du bureau. Mais, sur l’ordre d’Ashley, elle s’enfuit aussitôt, laissant Ashley et Archie discuter âprement, laissant derrière elle India et Mme Elsing, qui lui tournèrent le dos. Elle rentra tout droit chez elle, accablée de honte et de terreur. Dans son imagination Archie, avec sa barbe de patriarche, se transformait en archange vengeur échappé aux pages de l’Ancien Testament.
La maison était vide et silencieuse. Le jour déclinait. Tous les domestiques s’étaient rendus à un enterrement et les enfants étaient à jouer dans le jardin de Mélanie. Mélanie…
Mélanie ! À la pensée de sa belle-sœur, le sang de Scarlett se glaça dans ses veines tandis qu’elle montait l’escalier pour aller se réfugier dans sa chambre à coucher. Mélanie serait mise au courant. India avait dit qu’elle lui raconterait tout. Oh ! India se ferait une gloire de parler. Peu lui importait de salir Ashley ou de faire souffrir Mélanie, pourvu qu’elle pût dire du mal de Scarlett ! Et Mme Elsing parlerait elle aussi, quoiqu’elle n’eût pratiquement rien vu puisque India et Archie lui masquaient l’entrée du petit bureau. Mais ce ne serait pas cela qui la retiendrait. Le soir même, l’histoire aurait fait le tour de la ville. Le lendemain matin, au petit déjeuner, les nègres eux-mêmes sauraient à quoi s’en tenir. À la réception de Mélanie, les femmes se réuniraient dans des coins et prendraient un malin plaisir à échanger leurs impressions à voix basse. Scarlett Butler renversée de son piédestal ! Les langues iraient leur train, déformant, grossissant l’événement. Il n’y avait aucun moyen de les arrêter. Impossible de nier qu’on l’avait trouvée en larmes dans les bras d’Ashley. Avant le coucher du soleil, des gens affirmeraient qu’on l’avait surprise en flagrant délit d’adultère. Et les instants qu’elle venait de passer auprès d’Ashley avaient été si innocents, si doux. La rage au cœur, elle se dit : « Si on nous avait surpris ce jour de Noël où sa permission s’achevait, quand je l’embrassais… si l’on nous avait surpris dans le verger de Tara quand je lui demandais de s’enfuir avec moi… Oh ! si l’on nous avait surpris quand nous étions vraiment coupables, ça n’aurait pas été la même chose ! Mais maintenant ! Maintenant ! alors qu’il me serrait dans ses bras comme une amie… »
Personne n’accepterait cette explication. Elle n’aurait pas une seule amie pour prendre sa défense. Pas une seule voix ne s’élèverait pour dire : « Je suis persuadé qu’elle ne faisait rien de mal ! » Elle avait offensé ses anciens amis depuis trop longtemps pour trouver un défenseur parmi eux. Ses nouvelles relations qui souffraient en silence de ses grands airs saisiraient l’occasion pour la vilipender. Non, tout en regrettant qu’un homme comme Ashley Wilkes se trouvât impliqué dans une si triste affaire, personne n’admettrait ses arguments. Comme toujours, on rejetterait tout le blâme sur la femme.
Oh ! elle aurait encore la force de supporter le dédain, les affronts, les petits sourires ou les commérages des autres…, mais Mélanie ! Elle ne savait pas pourquoi il lui était particulièrement pénible que Mélanie sût à quoi s’en tenir. Elle avait trop peur, elle se sentait trop écrasée par un sentiment de culpabilité passée pour chercher à comprendre. Mais elle éclata en sanglots en se représentant ce que traduirait le regard de Mélanie quand India lui raconterait qu’elle avait surpris Scarlett dans les bras d’Ashley. Et qu’allait faire Mélanie quand elle saurait ? Quitter Ashley ? Que pourrait-elle faire d’autre sans compromettre sa dignité ! « Et alors, qu’est-ce que nous allons faire, Ashley et moi ? se dit-elle éperdue, tandis que les larmes lui inondaient le visage. Oh ! Ashley va en mourir de honte ou alors il me haïra jusqu’à la fin de ses jours pour avoir attiré cette catastrophe sur sa tête. » Soudain ses larmes se tarirent. Une peur mortelle lui traversa le cœur. « Et Rhett ? Qu’allait-il faire ? »
Peut-être ne saurait-il jamais. Quel était donc ce vieux dicton, ce proverbe cynique ? « Le mari est toujours le dernier informé. » Peut-être personne ne le mettrait-il au courant. Il faudrait être joliment brave pour apprendre une telle chose à Rhett, car Rhett avait la réputation de vider d’abord son revolver et de poser ensuite des questions. « Mon Dieu, je vous en prie, faites que personne n’ait le courage de le renseigner. » Mais Scarlett se rappela le visage glacial d’Archie, son œil pâle, impitoyable, chargé de haine pour elle et pour toutes les femmes sans pudeur. Son aversion pour elles l’avait poussé jusqu’au crime. Et il avait dit qu’il préviendrait Rhett. Et il le ferait malgré tout ce qu’Ashley avait dû lui dire pour l’en dissuader. À moins qu’Ashley ne le tue, Archie préviendrait Rhett, estimant que c’était son devoir de chrétien. Scarlett se déshabilla et s’allongea sur son lit. Ses pensées dansaient une ronde infernale. Si seulement elle pouvait s’enfermer à clef et rester là, en lieu sûr, et ne plus jamais revoir qui que ce soit. Rhett ne serait peut-être pas mis au courant avant le lendemain. Elle prétexterait une migraine pour ne pas se rendre à la réception. D’ici au lendemain elle découvrirait bien une excuse, elle pourrait préparer sa défense.
« Je ne veux pas y penser en ce moment, se dit-elle désespérément en enfouissant la tête dans son oreiller. Je ne veux pas y penser maintenant. J’y penserai plus tard, quand j’en aurai la force. »
Comme la nuit tombait, elle entendit rentrer les domestiques et il lui sembla qu’ils étaient bien calmes, qu’ils faisaient moins de bruit que d’habitude pour dresser la table. À moins qu’elle ne fût le jouet de sa conscience tourmentée ? Mama vint frapper à sa porte, mais elle la renvoya en lui disant qu’elle ne voulait pas dîner. Le temps se passa et finalement elle entendit Rhett monter l’escalier. Elle se raidit, rallia tout son courage pour lui faire face. Il traversa le couloir et entra dans sa chambre. Scarlett respira. Il ne savait rien. Dieu merci, depuis le jour où elle lui avait demandé de faire chambre à part, il avait respecté sa requête et n’avait pas mis les pieds chez elle. Oui, Dieu merci, car s’il l’avait vue en ce moment, son visage l’aurait trahie. Il fallait qu’elle prît sur elle pour lui annoncer qu’elle se sentait trop souffrante pour aller à la réception. Elle avait le temps de se composer une attitude. Le temps ? mais qu’est-ce que ça signifiait au juste ? Le temps lui semblait aboli depuis cette horrible minute où on l’avait surprise avec Ashley dans le petit bureau. Elle entendit Rhett aller et venir dans la chambre et échanger quelques mots avec Pork. Elle ne trouvait toujours pas le courage de l’appeler. Immobile dans le noir, elle restait allongée sur son lit, le corps parcouru de frissons.
Au bout d’un moment, Rhett frappa à sa porte.
« Entrez, fit-elle en s’efforçant de dominer sa voix.
— M’invitez-vous pour de bon à pénétrer dans le sanctuaire ? » interrogea Rhett en ouvrant la porte.
Il faisait sombre et Scarlett ne pouvait pas voir le visage de son mari. Le timbre de sa voix ne lui apportait non plus aucun élément d’information. Rhett entra et referma la porte.
« Êtes-vous prête pour cette réception ?
— Je suis navrée, mais j’ai la migraine. » Comme c’était étrange de pouvoir prendre un ton aussi naturel ! Et puis, quelle bénédiction cette obscurité qui régnait dans la pièce ! « Je ne pense pas pouvoir m’y rendre. Mais vous, Rhett, allez-y et excusez-moi auprès de Mélanie. »
Il y eut un long silence. Alors, de sa voix traînante et sarcastique, Rhett murmura : « Quelle sale petite garce vous faites ! »
Il savait ! Incapable de parler, Scarlett tremblait de la tête aux pieds. Elle entendit Rhett tâtonner dans le noir. Il craqua une allumette et la pièce s’éclaira brusquement. Il s’approcha du lit et observa sa femme. Elle vit qu’il était en habit de soirée.
« Levez-vous, fit-il d’une voix blanche. Nous allons à la réception. Tâchez de vous presser.
— Oh ! Rhett, je ne peux pas. Vous voyez…
— Oui, je vois. Levez-vous.
— Rhett, Archie a-t-il eu l’audace…
— Archie a eu l’audace. C’est un brave type, cet Archie.
— Vous auriez dû le tuer pour le punir de vous avoir raconté des mensonges…
— C’est curieux, mais je n’éprouve aucune envie de tuer les gens qui disent la vérité. Allez, ce n’est pas le moment de discuter. Levez-vous. »
Scarlett s’assit sur son lit et ramena son peignoir sur elle. Elle ne quittait pas Rhett des yeux. Son visage basané était impénétrable.
« Je ne veux pas y aller, Rhett. Je ne peux pas jusqu’à ce que ce… ce malentendu soit dissipé.
— Si vous ne paraissez pas en public, c’est fini, vous ne pourrez plus jamais vous montrer dans cette ville. J’ai beau tolérer que ma femme se conduise comme une putain, je ne supporterai pas qu’elle se conduise comme une lâche. Vous irez à cette réception, même si tout le monde, y compris Alex Stephens, doit vous tourner le dos, même si Mme Wilkes doit vous prier de quitter sa maison.
— Rhett, laissez-moi vous expliquer.
— Je n’ai que faire de vos explications. Je n’ai pas le temps. Habillez-vous.
— India, Mme Elsing et Archie se sont trompés. Et ils me détestent tellement. India me déteste tellement qu’elle n’hésiterait même pas à raconter des histoires sur son frère pour me salir. Si seulement vous me laissiez vous expliquer… »
« Oh ! Sainte Vierge ! pensa Scarlett au supplice, et s’il me répond : — Expliquez-vous, je vous en prie ! que lui dirai-je ? comment pourrai-je lui faire comprendre ? »
« Ils ont dû raconter des mensonges à tout le monde. Je ne veux pas aller à cette réunion.
— Vous irez, même si je dois vous y traîner par la peau du cou ou botter à chaque pas votre charmant derrière. »
Les yeux de Rhett avaient un reflet glacé. D’une poussée il obligea Scarlett à sauter à bas de son lit, puis, ramassant son corset par terre, il le lui lança.
« Mettez-moi ça. Je vous lacerai. Oh ! mais si ! Je m’y connais. Non, non, je ne veux pas appeler Mama. Pour que vous vous enfermiez à clef et restiez tapie ici comme une froussarde que vous êtes !
— Je ne suis pas une froussarde ! s’écria Scarlett vexée au point d’en oublier ses terreurs. Je…
— Oh ! ne recommencez pas à me raconter que vous avez tué un Yankee et que vous avez tenu tête à l’armée de Sherman. Vous êtes une froussarde, une poltronne… entre autres qualités. Ce n’est pas pour vous que je vous emmène à la réception, c'est pour Bonnie. Vous n’allez tout de même pas compromettre son avenir, hein ? Allez, ouste, mettez-moi ce corset. »
Scarlett se débarrassa en hâte de son peignoir et apparut en chemise. Si seulement Rhett pouvait remarquer combien elle était jolie dans cette tenue, peut-être son visage perdrait-il son expression inquiétante. En somme, il ne l’avait pas vue en chemise depuis si longtemps. Mais il ne la regarda pas. Il avait ouvert la penderie où Scarlett rangeait ses robes et passait une rapide inspection. Il palpa plusieurs toilettes et sortit une robe neuve, une robe de soie vert jade, très décolletée sur le devant et ornée d’une tournure elle-même garnie de roses de velours.
« Enfilez ça, dit-il en jetant la robe sur le lit et en s’approchant. Ce soir, pas de gris tourterelle, ou de lilas, c’est bon pour les femmes sérieuses. Il faut clouer votre pavillon à votre mât, sans ça, vous seriez encore capable de l’amener. Et beaucoup de rouge aux joues. Je suis persuadé que la femme surprise en flagrant délit d’adultère par les Pharisiens était moitié moins pâle que vous. Tournez-vous. »
Il s’empara des lacets du corset et tira si fort que Scarlett, effrayée, humiliée et gênée par ce geste brutal, poussa un cri. « Ça fait mal ? Rhett ricana. Dommage que ça ne soit pas autour de votre cou. »
La maison de Mélanie était éclairée a giorno et, comme leur voiture s’engageait dans la rue, Rhett et Scarlett reconnurent les accents d’un orchestre. Puis l’attelage s’arrêta devant la grille et ils entendirent s’élever le murmure d’une foule joyeuse. La maison était pleine d’invités. Ils débordaient sur les vérandas et de nombreuses personnes étaient assises sur des bancs dans le jardin baigné par la lueur tamisée des lanternes vénitiennes.
« Je ne veux pas entrer… je ne peux pas, se disait Scarlett dans la voiture, tout en froissant son mouchoir. J’irai n’importe où, je retournerai à Tara. Pourquoi Rhett m’a-t-il forcée à venir ? Qu’est-ce que les gens vont faire ? Qu’est-ce que Mélanie va faire ? Quel accueil va-t-elle me réserver ? Oh ? je ne veux pas la voir. Je vais me sauver. »
Comme s’il avait lu dans sa pensée, Rhett la saisit par le bras à lui en faire un bleu. « Je n’ai jamais vu un Irlandais aussi lâche. Où est donc votre courage tant vanté ?
— Rhett, je vous supplie. Rentrons, je vous expliquerai.
— Vous avez une éternité pour vous expliquer et vous n’avez qu’une soirée pour être une martyre dans l’amphithéâtre. Allons, descendez, ma chérie. Laissez-moi regarder les lions vous dévorer. Descendez. » Scarlett remonta l’allée tant bien que mal. Le bras de Rhett auquel elle se cramponnait avait la fermeté du granit et ce contact lui communiquait un certain courage. Bon Dieu ! Elle se sentait de taille à affronter ces gens. Qu’étaient-ils en somme, sinon une bande de faux jetons qui étaient jaloux d’elle. Elle allait leur montrer de quel bois elle se chauffait. Elle se moquait pas mal de leur opinion. Seulement, il y avait Mélanie…
Scarlett et son mari avaient atteint la véranda et Rhett, le chapeau à la main, la voix détachée et douce, saluait de droite à gauche. Au moment où ils entraient au salon, l’orchestre s’arrêta et Scarlett, dans son trouble, eut l’impression que la foule des invités grossissait soudain, s’enflait, grondait comme des vagues lancées à l’assaut d’une côte, puis reculait, reculait avec un bruit de plus en plus faible. Tout le monde allait-il lui tourner le dos ? Eh bien ! cornebleu, qu’ils essaient un peu ! Le menton relevé, les paupières plissées elle se mit à sourire.
Avant même qu’elle eût adressé la parole aux personnes les plus près de la porte, quelqu’un fendit la cohue. Un étrange silence s’empara de l’assistance. Le cœur de Scarlett se serra. Alors, suivant l’étroit passage qui s’ouvrait devant elle, Mélanie, à pas menus, s’approcha de Scarlett. Elle se pressait, elle voulait être la première à lui parler. Elle redressait ses frêles épaules, son petit menton en avant, elle semblait indignée et, à la voir, on eût dit que seule sa belle-sœur comptait pour elle. Arrivée à sa hauteur, elle lui glissa un bras autour de la taille.
« Quelle jolie robe, ma chérie, fit-elle d’une voix claire. Veux-tu être un ange ? India n’a pas pu venir m’aider ce soir. Veux-tu recevoir avec moi ? »