XLIV

Le vent soufflait et Scarlett qui, par ce froid après-midi de mars, se rendait en voiture à la scierie exploitée par Johnnie Gallegher, s’emmitoufla dans son épaisse couverture de voyage. Elle savait que ses randonnées solitaires devenaient de plus en plus dangereuses, car désormais les nègres échappaient à tout contrôle. Ainsi qu’Ashley l’avait prédit, la situation avait brusquement empiré depuis que la Législature s’était opposée au vote de l’amendement. Le Nord, furieux, avait considéré son refus comme un soufflet en pleine figure et n’avait pas tardé à se venger. Le Nord était bien décidé à imposer coûte que coûte le vote des nègres à la Géorgie et, dans ce but, après avoir déclaré l’état de rébellion, il lui avait appliqué la loi martiale la plus sévère. La Géorgie n’existait plus en tant qu’État et était devenue, conjointement avec la Floride et l’Alabama, le « territoire militaire numéro trois », placé sous le commandement d’un général fédéral.

Les règlements en vigueur l’année précédente paraissaient doux à côté de ceux que venait d’imposer le général Pope. L’avenir était lourd de menaces et le malheureux pays, qui était jugulé par les vainqueurs, faisait des efforts désespérés pour réagir. Quant aux nègres, tout gonflés de leur importance et assurés d’avoir derrière eux les soldats yankees, ils se livraient à des actes de violence de plus en plus fréquents. Personne n’était à l’abri de leurs entreprises.

Tout le monde vivait dans la crainte et l’angoisse. Scarlett, elle aussi, avait peur, mais elle était résolue à se défendre et ne sortait jamais sans avoir à sa portée le pistolet de Frank. Elle maudissait en secret la Législature d’où venait tout le mal. À quoi avait servi son geste que chacun qualifiait d’héroïque ? Uniquement à aggraver la situation, déjà assez tendue comme ça.

Comme elle approchait du chemin qui, s’enfonçant au milieu des arbres dépouillés, descendait vers la petite vallée où s’élevait Shanty-Town[48], Scarlett claqua la langue pour que son cheval allongeât le pas. Chaque fois qu’elle passait à proximité de ce ramassis sordide d’anciennes tentes de l’armée et de cabanes en planches, elle se sentait mal à l’aise. Aucun endroit, dans la région, n’avait plus mauvaise réputation que ce faubourg d’Atlanta où vivaient pêle-mêle des nègres chassés de partout, des prostituées de couleur et des blancs de la plus basse classe. On prétendait que c’était le refuge ordinaire des criminels blancs ou noirs et que les soldats yankees y portaient d’abord leurs recherches lorsqu’ils étaient sur la piste d’un malfaiteur. On s’y battait au couteau et au pistolet avec une telle régularité que les autorités se donnaient rarement la peine d’intervenir et préféraient laisser les habitants de Shanty-Town régler leurs comptes entre eux. Dans les bois, aux alentours, était installé un alambic qui distillait un whisky de maïs de dernière qualité et, le soir, les baraques du fond de la vallée résonnaient des jurons et des cris des ivrognes.

Les Yankees eux-mêmes reconnaissaient que c’était une plaie qu’on ferait bien de cautériser, mais ils ne prenaient aucune mesure dans ce sens. Les gens d’Atlanta et de Decatur ne cachaient pas leur indignation, car, pour aller d’une ville à l’autre, ils étaient forcés de passer par là. Les hommes qui avaient affaire de ce côté ouvraient leur étui à pistolet et, même sous la protection de leurs époux ou de leurs frères, les femmes convenables n’aimaient guère à emprunter ce chemin, car elles se faisaient régulièrement injurier au passage par d’ignobles négresses en état d’ébriété.

Tant qu’elle avait eu Archie à côté d’elle, Scarlett n’avait jamais eu peur de passer auprès de Shanty-Town parce que même les négresses les plus effrontées n’osaient pas rire en présence de l’ancien forçat. Mais, maintenant qu’elle était obligée d’effectuer le trajet toute seule, il en allait tout autrement et il lui était déjà arrivé bon nombre d’incidents aussi désagréables qu’exaspérants. Chaque fois qu’elles apercevaient sa voiture, les mégères noires semblaient vouloir rivaliser d’insolence. Scarlett n’avait pas d’autre ressource que de garder un air digne, mais elle bouillait de colère. Elle n’avait même pas la consolation de confier ses ennuis à ses amies ou à sa famille, car on n’eût pas manqué de lui dire, d’un air triomphant : « Voyons, pouviez-vous vous attendre à autre chose ? » et tout le monde serait revenu à la charge pour l’empêcher d’aller à la scierie. Or elle n’avait nullement l’intention d’interrompre ses voyages.

« Dieu soit loué ! se dit-elle. Aujourd’hui, il n’y a pas de femmes en haillons à traîner au bord de la route ! » Parvenue à la hauteur du chemin qui menait à Shanty-Town, elle jeta un coup d’œil dégoûté aux masures entassées les unes sur les autres au fond de la vallée, éclairée par le soleil bas et sans force. Le vent froid lui apportait l’odeur des feux de bois, de la viande de porc rôtie et des fosses d’aisances. Elle secoua énergiquement les guides sur le dos du cheval qui força l’allure.

Scarlett commençait juste à pousser un soupir de soulagement, quand sa gorge se serra. Un grand nègre, embusqué derrière un chêne, sortait lentement de sa cachette. Scarlett avait peur, mais pas au point de perdre son sang-froid. Elle tira sur les guides, arrêta sa voiture et saisit le pistolet de Frank.

« Que voulez-vous ? » s’écria-t-elle du ton le plus dur qu’elle put.

Le nègre se baissa, retourna en hâte se blottir derrière l’arbre et répondit d’une voix effrayée :

« Seigneu’, ma’ame Sca’lett, tuez pas le g’and Sam ! »

Le grand Sam ! Pendant un moment, Scarlett resta muette de stupeur. Le grand Sam, le contremaître de Tara qu’elle avait vu pour la dernière fois vers la fin du siège. Comment diable…

« Sors donc de là ! Montre-moi un peu que je vois si tu es bien Sam ! »

Le nègre obéit à contrecœur. Pieds nus, en haillons, portant une culotte de coutil et une veste yankee de couleur bleue beaucoup trop étroite pour lui, le géant avait un aspect lamentable. Lorsqu’elle l’eut reconnu, Scarlett remit le pistolet à sa place et sourit.

« Oh ! Sam ! Ça fait plaisir de te revoir ! »

Roulant de gros yeux, riant de toutes ses dents très blanches, Sam s’approcha du buggy au pas de course et, de ses deux pattes noires, s’empara de la main que lui tendait son ancienne maîtresse. On voyait le bout de sa langue d’un rose de pastèque et, dans sa joie, il se trémoussait et se contorsionnait comme un gros chien d’humeur folâtre.

« Seigneu’ c’est si bon de voi’ quelqu’un de la famille ! dit-il en serrant la main de Scarlett à la broyer. Pou’quoi êtes-vous devenue si méchante, ma’ame Sca’lett ? Pourquoi avez-vous ce pistolet ?

— Il y a tant de méchantes gens en ce moment, Sam, que je suis obligée d’avoir une arme. Comment se fait-il que tu vives dans un endroit aussi infect que Shanty-Town, toi un nègre respectable ? Pourquoi n’es-tu pas venu me voir à Atlanta ?

— Seigneu’, ma’ame Sca’lett. Moi, j’habite pas à Shanty-Town. Je suis juste venu fai’ un p’tit tou’. Je voud’ais pou’ ’ien au monde viv’ ici. Jamais de ma vie, j’ai vu d’aussi sales nèg’ et je savais pas que vous étiez à Atlanta. Je vous c’oyais enco’ à Ta’a. Je voulais ’etou’ner à Ta’a aussitôt que j’au’ais pu.

— Tu habites Atlanta depuis le siège ?

— Non, ma’ame, j’ai voyagé ! répondit Sam en relâchant la main de Scarlett, qui fit remuer ses doigts pour voir si elle n’avait rien de cassé. Vous vous souvenez de la de’niè’ fois que vous m’avez vu ? Eh bien ! j’ai t’availlé comme un chien à fai’ des fauchées et à ’empli’ des sacs de sable, jusqu’à ce que les Confédé’és ils quittent Atlanta. Le missié capitaine qui s’occupait de moi il a été tué et y avait pu pe’sonne pou’ di’ au g’and Sam ce qui fallait fai’, alo’ je me suis caché dans les bois. J’voulais ’eveni’ à Ta’a, mais on m’a dit que tout le pays, il b’ûlait. Et puis, j’savais pas pa’ où passer et puis j’avais peu’ des pat’ouilles pa’ce que j’avais pas de papiers. Alo’ les Yankees ils sont venus et un missié yankee, qui était colonel, il a eu de l’amitié pou’ moi et il m’a engagé pou’ soigner son cheval et ci’er ses bottes.

« Oui ma’ame, j’étais tout content d’êt’ un domestique comme Po’k, moi qui avais toujou’ t’availlé dans les champs. J’ai dit ça au colonel et il… Tenez, ma’ame Scar’lett, les Yankees ils savent ’ien, il a pas vu la diffé’ence ! Alo’ je suis ’esté avec lui, et je suis allé à Savannah avec lui quand le géné’al She’man il est allé là et pou’ l’amou’ du Ciel, ma’ame Sca’lett, j’ai jamais vu des choses aussi épouvantables ! Ça volait, ça mettait le feu… est-ce qu’ils ont incendié Ta’a, ma’ame Sca’lett ?

— Ils y ont mis le feu, mais nous l’avons éteint.

— C’est bien, ça, ma’ame. Je suis content. Ta’a c’est ma maison et je voud’ais ’etou’ner là. Alo’, quand la gué’ elle a fini, le colonel il m’a dit : “Toi, Sam ! Tu vas veni’ dans le No’ avec moi. Je te donne’ai de bons gages !” Alo’ ma’ame, comme tous les aut’ nèg’, j’voulais connaît’ la libe’té avant de ’eveni’ à la maison. Alo’ je suis allé dans le No’ avec le colonel. Oui, ma’ame, on est allé à Washington et à Nou Yo’k et à Boston où le colonel il habite. Oui, ma’ame, je suis un nèg’ qui a voyagé ! Ma’ame Sca’ett, dans les ’ues des Yankees y a plus de chevaux et de voitu’ qu’on peut les compter. J’avais tout le temps la f’ousse de me fai’ éc’aser !

— As-tu aimé le Nord, Sam ? »

Sam se gratta la tête.

« J’ai aimé et j’ai pas aimé. Le colonel c’est un missié t’ès bien et il comp’end les nèg’. Mais sa femme, c’est pas la même chose. Sa femme, elle m’a appelé « missié » la p’emiè’ fois qu’elle m’a vu. Oui, ma’ame, elle a fait ça et moi, j’au’ai voulu me cacher quand elle a fait ça. Le colonel, il lui a dit de m’appeler « Sam », et elle l’a fait. Mais tous les Yankees, la p’emiè’ fois qu’ils me voyaient, ils m’appelaient « Missié O’Ha’a » et ils me demandaient de m’asseoi’ avec eux, comme si j’étais quelqu’un comme eux. Je m’étais jamais assis avec des blancs et je suis t’op vieux pou’ app’end’. Ils me t’aitaient comme un blanc, mais dans le fond ils m’aimaient pas… ils aiment pas les nèg’. Et ils avaient peu’ de moi pa’ce que je suis t’op g’and. Et ils me demandaient tout le temps de leu’ pa’ler des chiens qui cou’aient ap’ès moi et des coups de fouet qu’on me donnait. Seigneu’, ma’ame Sca’lett, j’ai jamais été battu ! Vous connaissez missié Gé’ald, et il voud’ait pas qu’on batte un nèg’ qui coûte aussi ché’ que moi !

« Quand je leu’ ai dit ça que je leu’ ai dit que ma’ame Ellen elle était si bonne pou’ les nèg’ et qu’elle avait passé toute la semaine avec moi quand j’ai eu ma pneumonie, ils ont pas voulu me c’oi’. Alo’, ma’ame Sca’lett, j’ai commencé à m’ennuyer tellement de ma’ame Ellen et de Ta’a qu’un soi’ j’ai pas pu teni’ et je suis pa’ti et j’ai fait tout le chemin jusqu’à Atlanta dans les wagons de ma’chandises. Pou’ sû’ que se’ai content de ’evoir’ ma’ame Ellen et missié Gé’ald. J’en ai eu assez de la libe’té. Je veux quelqu’un qui me donne à manger des bonnes t’ipes de cochon et qui me soigne quand je se’ai malade. Et si j’avais enco’ la pneumonie ! La dame yankee, elle me soign’ait pas. Non ma’ame. Elle veut bien m’appeler “missié O’Ha’a” mais elle voud’ait pas me soigner. Mais, ma’ame Ellen, elle, elle voud’a bien me soigner si je suis malade et… qu’est-ce qu’y a, ma’ame Sca’lett ?

— Papa et maman sont morts tous les deux, Sam.

— Mo’ ? C’est-y que vous plaisantez, ma’ame Sca’lett ? C’est pas gentil pou’ moi !

— Je ne plaisante pas, Sam. C’est vrai. Maman est morte quand les hommes de Sherman sont venus à Tara, et Papa… il est parti en juin dernier. Oh ! Sam, ne pleure pas. Je t’en supplie ! Si tu pleures, je vais pleurer aussi. Ne parlons plus de ça en ce moment. Je te raconterai tout une autre fois. Mlle Suellen est restée à Tara. Elle a épousé un homme très bien, M. Will Benteen, Mlle Carreen est dans un… » Scarlett s’arrêta. Elle ne pourrait jamais expliquer au géant en larmes ce qu’était un couvent. « Elle habite à Charleston, maintenant. Mais Pork et Prissy sont à Tara… Allons, allons, Sam, essuie-toi le nez. Tu veux vraiment rentrer à la maison ?

— Oui, ma’ame, mais ce se’a plus comme c’était avec ma’ame Ellen et…

— Sam, aimerais-tu rester ici à Atlanta et travailler pour moi ? J’ai besoin d’un cocher. J’en ai même grand besoin, avec toutes ces vilaines gens qui rôdent de ce côté.

— Oui, ma’ame. Pou’ sû’, vous en avez besoin. Je voulais justement vous di’, ma’ame Sca’lett, que c’était pas bien de vous p’omener comme ça toute seule. Vous savez comme ce’tains nèg’ ils sont méchants aujou’d’hui, su’tout ceux qui habitent Shanty-Town. C’est pas p’udent pou’ vous. Y a deux jou’ seulement que je suis à Shanty-Town, mais je les ai déjà entendus pa’ler de vous… Hié’ quand ces sales bonnes femmes elles vous ont dit des vilaines choses, quand vous passiez, je vous ai bien ’econnue, mais vous alliez t’op vite et j’ai pas pu cou’i’ ap’ès vous. Mais pou’ sû’, je vais leu’ tanner la peau à ces nèg’. Vous en avez pas vu un qui tou’nait pa’ ici aujou’d’hui ?

— Non, je n’ai pas fait attention, mais je te remercie, Sam. Allons, aimerais-tu me servir de cocher ?

— Me’ci, ma’ame Sca’lett, mais je pense que j’aime mieux aller à Ta’a. »

Le grand Sam baissa la tête et, du bout de son orteil, traça des signes mystérieux sur la poussière de la route. Il avait l’air gêné.

« Mais pourquoi ne voudrais-tu pas ? Je te donnerai de bons gages. Il faut que tu restes avec moi ».

Sam releva la tête et montra un visage stupide et noir, décomposé par la peur. Il se rapprocha du buggy et murmura à voix basse :

« Ma’ame Sca’lett, faut que je quitte Atlanta. Faut que j’aille à Ta’a où ils me t’ouve’ont pas. J’ai… tué un homme.

— Un noir ?

— Non, ma’ame, un blanc. Un soldat yankee. C’est pou’ ça qu’ils me che’chent. C'est pou’ ça que je suis à Shanty-Town.

— Comment est-ce arrivé ?

— J’étais soûl et il a dit quelque chose qui me plaisait pas et j’ai mis mes mains autou’ de son cou… et je voulais pas le tuer, ma’ame Sca’lett, mais j’ai de la fo’ce dans les mains et je l’ai tué sans le savoi’. Et j’avais si peu’ que je savais pas quoi fai’ ! Alo’, je suis venu me cacher ici et je vous ai vue hié’ et j’ai dit : “Dieu soit loué ! C’est ma’ame Sca’lett ! Elle va s’occuper de moi, elle va pas laisser les Yankees me mett’ en p’ison, elle va m’envoyer à Ta’a.”

— Tu dis qu’on te recherche ? On sait que c’est toi qui as tué le soldat ?

— Oui, ma’ame. Je suis si g’and, qu’on me ’econnaît pa’tout. Je c’ois que je suis le plus g’and nèg’ d’Atlanta. Hié’ soi’, ils sont venus me che’cher, mais une fille nèg’, elle m’a caché dans les bois. »

Scarlett demeura songeuse un instant. Ça lui était bien égal que Sam eût assassiné un soldat yankee, mais elle était déçue de ne pas pouvoir l’engager comme cocher. Un gaillard comme Sam était aussi bon garde du corps qu’Archie. En tout cas, il fallait trouver le moyen de l’envoyer à Tara, où il serait en sûreté. C’était un nègre trop précieux pour le laisser pendre. Comment donc ! Il n’y avait jamais eu meilleur contremaître que lui à Tara. Il ne vint même pas à l’idée de Scarlett qu’il était libre. Il lui appartenait toujours, comme Pork, Mama, Peter, Cookie et Prissy. Il continuait à « faire partie de la famille » et, à ce titre, il avait le droit d’être protégé.

« Je t’enverrai à Tara ce soir, décida enfin Scarlett. Maintenant, Sam, écoute-moi. J’ai encore un petit bout de route à faire, mais je repasserai par ici avant le coucher du soleil. Attends mon retour. Ne dis à personne où tu vas et si tu as un chapeau cache-toi la figure avec.

— J’ai pas de chapeau.

— Alors, tiens, voilà de quoi en acheter un. Tu me retrouveras ici.

— Oui, ma’ame ».

Sam était rayonnant. Il avait retrouvé quelqu’un pour lui dire ce qu’il fallait faire.

Scarlett reprit pensivement son chemin. Will allait sûrement être enchanté de cette nouvelle recrue. Pork n’avait jamais rien entendu aux travaux des champs et n’y entendrait jamais rien. Sam étant à Tara, Pork pourrait venir rejoindre Dilcey à Atlanta, comme Scarlett le lui avait promis après la mort de Gérald.

Lorsque Scarlett arriva à la scierie, le soleil se couchait déjà et la jeune femme s’en voulut d’être dehors à pareille heure. Johnnie Gallegher se tenait sur le seuil de la misérable cabane qui servait de cuisine au campement. Quatre des cinq forçats que Scarlett avait affectés à la scierie de Johnnie étaient assis sur un tronc d’arbre, en face de la baraque délabrée dans laquelle ils couchaient. Leurs uniformes de bagnards étaient sales et souillés de taches de sueur. Les chaînes rivées à leurs chevilles tintaient à chacun de leurs mouvements. Ils avaient tous le même air morne et désespéré.

« Je les trouve bien maigres, pensa Scarlett. On dirait qu’ils sont malades. C’étaient pourtant de beaux gaillards quand je les ai engagés ! » Ils ne la regardèrent même pas descendre de voiture, mais Johnnie tourna vers elle son visage dur et se découvrit sans empressement.

« Je n’aime pas beaucoup la mine de ces hommes-là, déclara Scarlett sans préambule. Ils n’ont pas l’air dans leur assiette. Où est le cinquième ?

— Malade, fit Johnnie laconiquement. Il est couché.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— De la paresse, surtout.

— Je vais aller le voir.

— Ne faites pas ça. Il doit être tout nu. Je m’occuperai de lui. Il se remettra au travail demain matin. » Scarlett hésita. À ce moment, elle vit un homme relever péniblement la tête et lancer à Johnnie un regard de haine intense, avant de fixer de nouveau le sol.

« Auriez-vous fouetté ces hommes, par hasard ?

— Ah ça ! madame Kennedy, faites excuse, mais qui est-ce qui dirige cette scierie ? Vous me l’avez confiée et vous m’avez dit de la faire marcher. Vous n’avez pas de reproches à m’adresser, n’est-ce pas ? Est-ce que je ne réussis pas deux fois mieux que M. Elsing ? »

Sur ce campement aux masures hideuses pesait une atmosphère sinistre qui n’existait pas du temps de Hugh Elsing. L’impression d’isolement et de solitude qui s’en dégageait donnait froid dans le dos. Ces forçats étaient si loin de tout, si complètement à la merci de Johnnie Gallegher. L’Irlandais pouvait les fouetter à sa guise, leur infliger toutes sortes de mauvais traitements, sans que Scarlett en sût jamais rien. Les forçats se tairaient, de peur d’être punis après son départ.

« Les hommes sont maigres. Leur donnez-vous assez à manger ? Dieu sait pourtant si j’en dépense de l’argent, pour leur nourriture. Ils devraient être gras à lard. Le mois dernier, j’en ai eu pour trente dollars, rien qu’en farine et en viande de porc. Qu’allez-vous donc leur donner pour leur dîner ? »

Scarlett pénétra à l’intérieur de la cabane. Une grosse mulâtresse, penchée sur un vieux fourneau rouillé, esquissa une révérence en reconnaissant Scarlett et se mit à remuer des pois chiches qui cuisaient dans une casserole. Scarlett savait que Johnnie Gallegher vivait avec cette femme, mais elle préférait fermer les yeux. Elle put se rendre compte qu’en dehors des pois et d’un épi de maïs, rien d’autre n’était préparé pour le dîner.

« C’est tout ce que vous allez donner à ces hommes ?

— Oui, m’dame.

— Avez-vous mis du lard dans ces pois ?

— Non, m’dame.

— Comment ? Mais les pois chiches ne sont pas bons quand on n’y ajoute pas une tranche de lard ! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Missié Johnnie il a dit comme ça qu’c’est pas la peine.

— Vous allez me faire le plaisir d’en mettre. Où rangez-vous vos provisions ? »

La mulâtresse roula des yeux effrayés du côté d’un petit placard qui lui servait de garde-manger et dont Scarlett alla ouvrir la porte. Par terre était posé un baril de farine de maïs entamé. Sur l’étagère, on voyait un sac de farine de blé, une livre de café, un paquet de sucre, une bouteille de jus de sorgho et deux jambons fumés. Furieuse, Scarlett se tourna vers Johnnie Gallegher qui l’avait suivie et la regardait d’un air courroucé.

« Où sont les cinq sacs de farine que je vous ai envoyés la semaine dernière ? Où sont les provisions de sucre et de café ? Où sont les cinq jambons que je vous ai fait livrer et les dix livres de couenne de lard et les livres d’ignames et de pommes de terre ? Où tout cela est-il passé ? À supposer que vous ayez donné à manger à vos hommes cinq fois par jour vous n’auriez pas pu en venir à bout en une semaine. Vous les avez vendus, espèce de voleur ! Vous avez tout vendu ! Vous avez mis l’argent dans votre poche et vous n’avez donné à ces malheureux que des pois chiches et du maïs. Ce n’est pas étonnant qu’ils soient si maigres. Laissez-moi passer ! »

Scarlett bouscula l’Irlandais et sortit de la cabane.

« Vous, là-bas… oui, vous ! Venez ici ! » ordonna-t-elle à l’un des forçats.

L’homme se leva et s’approcha lentement, en faisant sonner ses chaînes. Scarlett s’aperçut qu’il avait les chevilles à vif.

« Depuis quand avez-vous mangé du jambon ? » L’homme baissa la tête et fixa obstinément le sol.

« Allons, parlez ! »

Le forçat leva enfin les yeux sur Scarlett et lui adressa un regard suppliant.

« Vous ne voulez rien dire, hein ? Vous avez peur ? Bon, allez me prendre un jambon dans le garde-manger. Rébecca, donnez-lui votre couteau. Vous partagerez le jambon avec vos camarades. Rébecca, faites des galettes et du café pour ces hommes. Vous leur donnerez tout le sorgho qu’ils voudront. Allez, ouste. Je veux voir ce que vous leur servez.

— C’est l’café et la farine à missié Johnnie, murmura Rébecca, effrayée.

— Je m’en fiche ! C’est peut-être son jambon aussi. Faites ce que je vous dis. Vous, Johnnie Gallegher, accompagnez-moi à mon buggy. »

Scarlett traversa à grandes enjambées la cour jonchée de débris de toutes sortes. Elle remonta dans sa voiture et constata avec satisfaction que les hommes se coupaient de larges tranches de jambon, sur lesquelles ils se jetaient goulûment.

« Vous êtes une crapule comme on n’en voit pas beaucoup, lança-t-elle à Johnnie. Vous me rembourserez le prix de ces provisions. À l’avenir, je vous apporterai tous les jours ce qu’il faudra pour nourrir ces hommes, au lieu de vous faire livrer une commande tous les mois. Comme ça, vous ne pourrez pas me rouler.

— À l’avenir… ça m’est égal. Je ne serai plus ici, déclara Johnnie.

— Vous avez l’intention de me quitter ? »

Scarlett fut sur le point d’ajouter : « Eh bien ! filez et bonne chance ! » mais la prudence la retint. Si Johnnie s’en allait, que deviendrait-elle ? Grâce à lui, elle débitait deux fois plus de bois qu’avec Hugh, et l’on venait juste de lui passer la plus grosse commande qu’elle eût jamais obtenue, une commande pressée par-dessus le marché. Si Johnnie la quittait, qui trouverait-elle pour le remplacer ?

« Oui, je m’en vais. Tout ce que vous avez exigé de moi, en me confiant la direction de votre scierie, c’était de débiter le plus de bois possible. À cette époque-là, vous ne m’avez pas dit comment vous vouliez que je fasse marcher votre boîte, et ce n’est pas maintenant que vous allez vous mettre à me donner des conseils. Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde. Vous ne pouvez pas dire que je n’ai pas tenu mes engagements. Je vous ai fait gagner de l’argent. Je mérite largement le salaire que je touche et j’ai bien le droit aussi de me faire de petits à-côtés. Et voilà que vous venez fourrer votre nez partout, que vous vous mettez à interroger mes hommes et à m’attraper devant eux ? Quelle autorité voulez-vous que j’aie, après ça ? Ça vous ennuie que je leur flanque une volée de temps en temps ? Ce sont des fainéants. Ils mériteraient pire que ça. Ça vous ennuie aussi que je ne leur donne pas à bouffer à en crever ? Tenez, je suis encore trop bon pour eux. Allons, occupez-vous de vos affaires et laissez-moi faire ce que je veux, sans ça je vous quitte tout de suite. »

Scarlett ne savait plus quel parti prendre. Si Johnnie mettait sa menace à exécution, que ferait-elle ? Elle ne pouvait tout de même pas passer la nuit à la scierie, à garder les forçats !

Johnnie devina sans doute son embarras, car ses traits durcis se détendirent un peu.

« Il est tard, madame Kennedy, dit-il d’une voix plus douce. Vous feriez mieux de rentrer chez vous. Nous n’allons pas nous fâcher pour une petite histoire comme ça, n’est-ce pas ? Allons, retenez-moi dix dollars sur mon salaire et n’en parlons plus. »

Malgré elle, Scarlett regarda du côté des malheureux qui achevaient de dévorer leur jambon et elle pensa au malade couché dans le baraquement rempli de courants d’air. Elle aurait dû renvoyer Johnnie Gallegher. C’était une brute et un voleur. Savait-on quel traitement il infligeait aux forçats quand sa patronne n’était pas là ? D’un autre côté c’était un homme capable, et Dieu sait si Scarlett avait besoin de quelqu’un de capable ! Tant pis, elle ne pouvait pas se permettre de le renvoyer en ce moment. Il lui faisait gagner de l’argent. Tout ce qui lui restait à faire, c’était de s’assurer que, désormais, les forçats mangeraient à leur faim.

« Je retiendrai vingt dollars sur votre salaire, conclut-elle d’un ton sec, et je reviendrai discuter la question avec vous demain matin. »

Elle savait bien, pourtant, que l’incident était clos et que Johnnie savait lui aussi à quoi s’en tenir sur la discussion pour le lendemain. Elle empoigna les guides et fouetta son cheval.

Tandis que le buggy s’engageait sur la route de Decatur après avoir descendu le chemin qui menait à la scierie, Scarlett entra en lutte avec sa conscience. Elle aimait l’argent, elle voulait en gagner, mais elle se disait qu’elle n’avait pas le droit d’exposer des hommes aux brutalités du petit Irlandais. Si l’un des forçats mourait par suite de mauvais traitements, elle serait aussi coupable que Johnnie qu’elle n’aurait jamais dû garder, sachant ce qu’il était. D’un autre côté… eh oui, d’un autre côté, tant pis pour les hommes qui se faisaient condamner aux travaux forcés. Quand on avait commis un crime, il fallait s’attendre à tout. Cette pensée soulagea un peu Scarlett, mais elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer les figures hâves et ravagées des malheureux bagnards.

« Oh ! je réfléchirai à tout ça plus tard », se dit-elle en haussant les épaules.

 

Lorsque le buggy atteignit l’endroit où la route tournait juste au-dessus de Shanty-Town, le soleil avait complètement disparu et les bois étaient déjà plongés dans l’obscurité. Une bise glaciale s’était levée avec le crépuscule et soufflait à travers les arbres sombres, faisant craquer les branches et brassant les feuilles mortes. Jamais Scarlett ne s’était trouvée toute seule dehors à pareille heure, et elle aurait bien voulu être rentrée chez elle.

Elle chercha vainement Sam du regard, mais elle ne s’en arrêta pas moins pour l’attendre. Son absence l’inquiétait. Elle craignait que les Yankees n’eussent déjà mis la main sur lui. Alors, elle entendit quelqu’un remonter le sentier qui menait au campement nègre et elle poussa un soupir de soulagement. Sam allait en entendre de belles pour son retard !

Ce ne fut pourtant pas Sam qui déboucha du tournant.

C’était un gros homme blanc déguenillé qui accompagnait un noir trapu avec des épaules et une poitrine de gorille. Scarlett cingla le cheval et saisit son pistolet. La bête partit au trot, mais fit soudain un brusque écart pour éviter le blanc qui s’était avancé.

« Madame, dit celui-ci, pourriez pas me donner un peu d’argent ? J’crève de faim.

— Allez-vous-en, répondit Scarlett d’une voix aussi ferme que possible. Je n’ai pas d’argent sur moi. Hue ! »

« Saute-lui d’sus ! cria-t-il au nègre. Elle doit avoir son argent dans son corsage. »

Ce qui se passa ensuite fut comme un cauchemar pour Scarlett. Elle brandit son pistolet, mais quelque chose d’instinctif en elle lui dit de ne pas tirer sur l’homme blanc, de peur de tuer le cheval. Le visage tordu par un rire féroce, le nègre allait atteindre le buggy. Scarlett se retourna et fit feu à bout portant. Elle ne sut jamais si elle l’avait atteint, seulement, une seconde plus tard, une grosse main noire lui tordait le poignet et lui arrachait son arme. Le nègre était tout près d’elle, si près qu’elle sentait l’odeur rance que dégageait son corps. Il essayait de la faire basculer par-dessus le rebord de la voiture. Elle lutta furieusement de sa main libre, labourant de ses ongles le visage de son agresseur. Alors, avec un bruit d’étoffe déchirée, la main noire fendit son corsage de haut en bas et plongea entre ses seins. Jamais Scarlett n’avait éprouvé pareille sensation d’horreur et de répulsion. Elle se mit à hurler comme une démente.

« Fais-la taire ! Sors-la de là ! » cria le blanc, et la main noire remonta jusqu’à la bouche de la jeune femme. Scarlett mordit aussi fort qu’elle put et se remit à hurler. À travers ses clameurs, elle entendit l’homme blanc pousser un juron et elle distingua la silhouette d’une troisième personne, sur la route obscurcie. La main noire lâcha prise et le nègre pivota sur ses talons pour faire face au grand Sam, qui fonçait sur lui.

« Sauvez-vous, ma’ame Sca’lett ! » lança Sam en saisissant le nègre à bras-le-corps. Tremblante, hurlant de peur, Scarlett ramassa les guides, prit son fouet et tapa à bras raccourcis sur le dos du cheval. La bête bondit en avant et Scarlett sentit les roues de la voiture passer sur quelque chose de mou et de résistant tout à la fois. C’était le corps de l’homme blanc qui gisait sur la route, là où Sam l’avait abattu d’un coup de poing.

Folle de terreur, Scarlett n’arrêtait pas de fouetter le cheval. Le buggy heurta une grosse pierre et faillit verser, mais elle n’y prit pas garde. Elle aurait voulu aller encore plus vite, car elle entendait courir derrière elle. Si le monstre noir la rattrapait, elle mourrait avant même qu’il ne l’eût touchée.

« Ma’ame Sca’lett, arrêtez-vous ! » cria une voix.

Sans ralentir, elle regarda par-dessus son épaule et vit le grand Sam lancé à sa poursuite de toute la vitesse de ses longues jambes qui allaient et venaient comme des pistons. Elle tira sur les guides. Sam sauta dans le buggy. Il était si large que Scarlett dut se serrer contre le bord de la voiture pour lui faire place. La sueur et le sang lui inondaient le visage.

« Vous êtes pas blessée ? Ils vous ont pas blessée ? » demanda-t-il en haletant.

Scarlett était incapable de répondre, mais, surprenant le regard de Sam, elle se rendit compte que son corsage était déchiré jusqu’à la ceinture et qu’elle avait la gorge à nu. D’une main tremblante, elle ramena sur sa poitrine les deux lambeaux d’étoffe, puis, baissant la tête, elle éclata en sanglots.

« Donnez-moi ça, fit Sam en s’emparant des guides. Allez, en vitesse, mon p’tit cheval ! »

Le fouet siffla et le cheval partit ventre à terre, menaçant de renverser le buggy dans le fossé.

« J’espé’ que je l’ai tué, ce babouin de nèg’, mais j’ai pas attendu pou’ savoi’, reprit Sam. Seulement, s’il vous a fait du mal, ma’ame Sca’lett, j’vais ’etou’ner, pou’ voi’.

— Non… non… vite… vite… », murmura Scarlett entre deux sanglots.