Après deux semaines d’une cour menée tambour battant, Scarlett, toute rougissante, avoua à Frank Kennedy qu’elle n’avait plus la force de s’opposer à son ardeur et l’épousa.
Frank ignorait que, pendant ces deux semaines, Scarlett avait passé les nuits à arpenter sa chambre, rongeant son frein et priant Dieu qu’une lettre inopportune de Suellen ne vînt pas ruiner ses plans. Elle remerciait le Ciel de ce que sa sœur fût la pire des correspondantes, ravie de recevoir des lettres, épouvantée à l’idée d’en écrire. Mais, tout en allant et venant sur le plancher froid, le châle fané d’Ellen jeté sur sa chemise de nuit, Scarlett se disait qu’il suffisait d’un hasard. Frank ne savait pas non plus que Will lui avait écrit un mot laconique pour lui apprendre que Jonas Wilkerson était monté une seconde fois à Tara et que, furieux de l’absence de Scarlett, il n’avait cessé de tempêter jusqu’à ce que Will et Ashley l’eussent envoyé promener sans ménagements. La lettre de Will n’avait fait que lui rappeler cruellement ce qu’elle connaissait déjà trop bien. Le temps pressait de plus en plus. La date à laquelle il fallait payer les impôts approchait à grands pas. À mesure que les jours s’enfuyaient, son désespoir augmentait. Elle aurait voulu étreindre le sablier dans sa main et empêcher le sable de couler.
Pourtant, elle dissimula si bien ses sentiments, elle joua si bien son rôle, que Frank ne se douta de rien. Il ne vit en elle que la jolie veuve sans défense de Charles Hamilton, la malheureuse jeune femme qui l’accueillait chaque soir dans le salon de Mlle Pittypat et, béate d’admiration, l’écoutait raconter ses projets pour le magasin et se livrer au calcul des bénéfices qu’il tirerait de sa scierie quand il l’aurait achetée. La tendre compréhension de Scarlett, ses yeux qui s’allumaient à ses moindres paroles étaient du baume sur la blessure infligée par le soi-disant abandon de Suellen. Il souffrait et s’étonnait de la conduite de Suellen et son amour-propre timide et pointilleux de vieux garçon qui avait conscience de ne point plaire aux femmes était profondément ulcéré. Il lui était impossible d’écrire à Suellen pour lui reprocher son manque de loyauté. Cette seule pensée le faisait frémir. Mais il éprouvait un véritable soulagement auprès de sa sœur. Scarlett trouvait le moyen de montrer à Frank combien elle était peinée pour lui et combien il méritait d’être entouré par une femme qui saurait vraiment l’apprécier.
La petite Mme Hamilton avait tant de charme avec ses joues roses. Elle passait tour à tour de la mélancolie au rire gai et musical comme une sonnerie de clochettes argentines, selon qu’elle songeait à son triste sort ou s’amusait aux plaisanteries innocentes que faisait Frank pour lui remonter le moral. Sa robe verte, devenue impeccable grâce aux soins de Mama, dégageait à ravir sa silhouette mince et ses seins menus et qu’il était donc ensorcelant le parfum léger de son mouchoir et de sa chevelure. Quelle misère de voir une si gentille petite femme seule et sans défense dans un monde si rude qu’elle n’en comprenait pas la rudesse. Ni mari, ni frère, pas même un père pour la protéger. Frank estimait que la vie était trop pénible pour une femme seule et, sur ce point, Scarlett partageait facilement son avis.
Frank venait tous les soirs, car l’atmosphère qui régnait chez tante Pitty était agréable et réconfortante. Sur le seuil, Mama l’accueillait avec le sourire réservé aux gens de qualité. Pitty lui servait du café additionné de cognac et s’empressait autour de lui. Scarlett était suspendue à ses lèvres. Parfois, dans l’après-midi, il emmenait Scarlett en voiture, lorsqu’il avait à traiter une affaire aux environs. Ces promenades étaient pour lui de vraies parties de plaisir, tant sa compagne lui posait de questions absurdes : « C’est bien d’une femme », ne cessait-il de se répéter. Il ne pouvait s’empêcher de se moquer de son ignorance en affaires et Scarlett en riait de bon cœur, elle aussi, tout en disant : « Voyons, vous ne voudriez tout de même pas qu’une petite sotte comme moi s’y connaisse ! »
Il commençait à prendre conscience que Dieu avait fait de lui un homme exceptionnel, l’avait coulé dans un métal plus pur que ses frères, pour protéger les faibles femmes.
Lorsque arriva enfin l’heure du mariage et que Scarlett, les yeux baissés, lui abandonna sa petite main confiante, il ignorait encore comment tout cela s’était produit. Il savait seulement que, pour la première fois au cours de sa vie de vieux garçon, il avait fait quelque chose de romanesque et de passionnant. C’était grisant !
Ni amis, ni parents n’assistaient au mariage. Les témoins étaient des étrangers, rencontrés dans la rue. Scarlett était demeurée inflexible sur ce point et Frank avait cédé, bien qu’il eût aimé avoir à ses côtés sa sœur et son beau-frère de Jonesboro. C’eût été également une joie pour lui d’offrir une réception chez Mlle Pitty et d’entendre porter des toasts à la jeune mariée au milieu d’une foule d’amis. Mais Scarlett n’avait même pas voulu que tante Pitty les accompagnât.
« Rien que nous deux, Frank, implora-t-elle en lui secouant le bras. Comme dans un enlèvement. J’ai toujours eu envie de m’enfuir et de me marier ensuite ! Je vous en prie, mon chéri, faites ça pour moi ! »
Ce fut ce mot tendre, encore si nouveau à ses oreilles, et les yeux vert pâle de Scarlett tout embués de larmes qui triomphèrent de sa résistance. Après tout, un homme devait bien quelques concessions à sa fiancée, surtout lorsqu’il s’agissait de leur mariage. Les femmes attachaient tant d’importance à ces questions d’ordre sentimental.
Et Frank fut marié avant même de savoir ce qui lui arrivait.
Cédant aux tendres instances de Scarlett, Frank lui donna les 300 dollars. Au début, il s’était fait tirer l’oreille, car il lui en coûtait de renoncer pour le moment à acheter la scierie, mais il ne pouvait pas laisser mettre à la porte la famille de sa femme. D’ailleurs, sa déception ne dura pas longtemps devant le bonheur radieux de Scarlett et les soins amoureux dont elle l’entoura, en remerciement de sa générosité. Frank n’avait jamais été « entouré » par une femme et il en vint à penser qu’en somme son argent n’avait pas été si mal employé.
Scarlett dépêcha aussitôt Mama à Tara, dans le triple but de remettre l’argent à Will, d’annoncer son mariage et de ramener Wade. Deux jours plus tard, elle reçut de Will un court billet, qu’elle lut et relut avec une joie croissante. Will lui écrivait que les impôts étaient payés et qu’en apprenant la nouvelle Jonas Wilkerson « avait fait une drôle de comédie », mais que, jusque-là, il ne s’était pas livré à de nouvelles menaces. Will terminait en souhaitant à Scarlett d’être heureuse, formule laconique qui ne l’engageait à rien. Elle savait pourtant que Will comprenait son geste et les mobiles qui l’avaient inspiré et elle était persuadée que sans l’en féliciter il ne lui en tenait nullement rigueur : « Mais que doit penser Ashley ? se demandait-elle avec angoisse. Que doit-il penser de moi, après ce que je lui ai dit, il y a si peu de temps, dans le jardin potager ? »
Elle reçut également une lettre de Suellen, bourrée de fautes d’orthographe, violente, injurieuse, maculée de larmes, lettre si pleine de venin et d’observations exactes sur le caractère de sa sœur que celle-ci ne devait jamais en oublier les termes, ni pardonner à l’expéditrice. Cependant, la lettre de Suellen ne réussit même pas à altérer le bonheur qu’elle éprouvait à la pensée que Tara était sauvée, tout au moins pour un certain temps.
Scarlett avait peine à s’imaginer que désormais son foyer n’était plus à Tara, mais à Atlanta. Elle n’avait eu qu’une pensée en tête, sauver Tara, et même au moment de son mariage, il ne lui était pas venu à l’idée qu’en sauvant sa propriété elle se condamnait à en être exilée d’une manière permanente. Maintenant, elle s’en rendait parfaitement compte et elle en souffrait. Mais elle se trouvait en présence du fait accompli et, ayant conclu une sorte de marché, elle entendait en respecter les termes. D’autre part, elle était si reconnaissante à Frank d’avoir sauvé Tara, qu’elle en ressentait une vive affection pour lui et était bien décidée à ne jamais lui faire regretter de l’avoir épousée.
Les dames d’Atlanta étaient presque aussi bien informées de ce qui se passait chez leurs voisins que chez elles et cela les intéressait beaucoup plus. Elles savaient toutes que, depuis des années, Frank Kennedy et Suellen O’Hara étaient « d’accord ». Au reste, Frank ne s’était pas privé d’annoncer partout qu’il allait se marier au printemps. Il ne fallut donc point s’étonner du bruit que causa son mariage sans tambour ni trompette avec Scarlett. Les commérages allèrent bon train. Chacun se perdit en conjectures et tout le monde accueillit l’événement avec la plus grande méfiance. Mme Merriwether, qui n’aimait point à en être pour ses frais de curiosité, aborda Frank et lui demanda à brûle-pourpoint ce que cela signifiait d’épouser une sœur, quand on était promis à l’autre. Elle raconta à Mme Elsing que, pour toute réponse, elle n’avait obtenu de lui qu’un regard hébété. Quant à Scarlett, Mme Merriwether elle-même, malgré son intrépidité, n’osa pas l’interroger sur ce chapitre. Elle avait beau arborer un petit air doux et plein de modestie, ses yeux avaient une expression conquérante qui ennuyait les gens et, en outre, elle ne donnait pas du tout l’impression de vouloir se laisser marcher sur les pieds.
Elle savait que la ville jasait, mais ça lui était bien égal. En somme, il n’y avait rien d’immoral dans le fait d’épouser un homme. Tara était sauvé. Que les gens bavardent tout leur soûl. Elle avait bien d’autres préoccupations. Avant tout, il fallait trouver le moyen de faire comprendre à Frank, en y mettant les formes, que son magasin devait lui rapporter davantage. Après l’alerte de Jonas Wilkerson, elle ne serait tranquille que lorsqu’elle et Frank auraient un peu d’argent de côté. Et même, sans parler de nouveaux coups à parer, il était indispensable que Frank augmentât ses bénéfices pour payer les prochains impôts. De plus, Scarlett retournait sans cesse dans sa tête ce que son mari lui avait dit au sujet de la scierie. En achetant une scierie, Frank pouvait faire une fortune. Avec les prix outranciers qu’atteignait le bois de charpente, c’était à la portée de tout le monde. Au fond d’elle-même, Scarlett était furieuse que Frank n’eût pas assez d’argent pour payer les impôts de Tara et acheter la scierie. Elle décida qu’il devait s’arranger d’une manière ou d’une autre pour gagner plus d’argent avec son magasin, et il ne fallait pas que ça traînât, afin de pouvoir acheter la scierie pendant qu’elle était encore à vendre. C’était vraiment un marché que Scarlett avait conclu.
Si elle avait été un homme, elle aurait acheté cette scierie, même si elle avait dû hypothéquer le magasin pour trouver l’argent nécessaire. Mais, lorsqu’elle suggéra cette solution avec beaucoup de tact le lendemain de leur mariage, il sourit et lui dit d’épargner à sa jolie petite tête les soucis d’ordre commercial.
Il avait été fort surpris de constater que sa femme savait à quoi s’en tenir sur le chapitre des hypothèques et, sur le moment, ça l’avait amusé, mais ce sentiment s’effaça vite et fit place à une sorte de gêne, qui s’installa en lui dès le début de leur union. Une fois, sans y prendre garde, il avait raconté à Scarlett que « certaines gens » (il avait soin de ne jamais citer de nom) lui devaient de l’argent et que, bien entendu, il se refusait à presser de vieux amis ou des gens de qualité. Par la suite, il regretta de lui avoir parlé de cela, car, à plusieurs reprises, elle revint sur cette question. Elle l’interrogeait de l’air le plus adorablement enfantin et prétendait qu’elle voulait seulement savoir qui lui devait de l’argent et combien. Frank demeurait évasif, toussait nerveusement, agitait les bras et renouvelait ses remarques fastidieuses sur la jolie petite tête de sa femme.
Il ne tarda pas à constater que cette jolie petite tête était fort bien douée pour le calcul et même beaucoup mieux douée que la sienne, ce qui n’avait rien de rassurant. Il fut sidéré de découvrir que Scarlett pouvait faire rapidement de tête une longue addition, alors qu’il lui fallait un crayon et du papier dès qu’il avait plus de trois chiffres à ajouter. Quant aux fractions, elles ne présentaient aucune difficulté pour elle. Il estimait qu’il y avait quelque chose d’inconvenant pour une femme à comprendre les fractions et à s’y connaître en affaires. D’après lui, quand une femme avait le malheur de posséder un don si peu distingué, elle faisait mieux de ne pas s’en vanter. Maintenant, il avait horreur de parler affaires devant Scarlett, alors qu’il y avait pris tant de plaisir avant leur mariage. À ce moment-là, il pensait que ces problèmes étaient trop compliqués pour elle et il ne lui était pas désagréable de les mettre à sa portée. Désormais, il s’apercevait au contraire qu’elle comprenait tout beaucoup trop bien et, comme tous les hommes, il s’indignait de la duplicité des femmes. Comme tous les hommes aussi, il était déçu de constater que sa femme était intelligente.
Personne ne sut jamais à quelle époque de sa vie conjugale Frank apprit le tour que Scarlett lui avait joué pour l’épouser. La vérité se fit peut-être jour en lui lorsque Tony Fontaine, apparemment libre de tout lien, vint pour affaires à Atlanta. Peut-être eut-il les yeux ouverts par les lettres que sa sœur, suffoquée par son mariage, lui envoya de Jonesboro. En tout cas, Suellen ne se chargea jamais de lui fournir elle-même des explications. Elle ne lui écrivait jamais et, bien entendu, il ne pouvait pas entrer en correspondance avec elle pour se disculper. D’ailleurs, à quoi bon s’expliquer maintenant qu’il était marié ? Il frémissait intérieurement à la pensée que Suellen ne saurait jamais à quoi s’en tenir et l’accuserait toujours de l’avoir évincée sans motif plausible. Tout le monde devait lui reprocher sa conduite et cela le mettait dans une situation déplorable. Il n’avait aucun moyen de prouver son innocence, car un homme ne pouvait pas aller crier sur les toits qu’une femme lui avait fait perdre la tête… et un galant homme ne pouvait pas non plus raconter que son épouse l’avait pris au piège grâce à un mensonge.
Scarlett était sa femme et une femme était en droit de compter sur la loyauté de son mari. De plus, il lui était impossible de se figurer que Scarlett l’avait épousé de sang-froid sans éprouver pour lui la moindre affection. Sa vanité masculine ne lui aurait pas permis de s’arrêter bien longtemps à cette hypothèse. Il était bien plus agréable de penser que Scarlett s’était éprise de lui si brusquement qu’elle avait délibérément menti, pour en arriver à ses fins. Mais tout cela n’en restait pas moins fort troublant. Il savait qu’il n’était pas une bien belle conquête pour une jolie femme deux fois moins âgée que lui, mais Frank était un homme du monde et il garda son trouble pour lui. Scarlett était sa femme et il ne pouvait pas l’offenser en lui faisant d’odieuses questions qui, d’ailleurs, n’arrangeraient point les choses.
Au demeurant, Frank ne tenait pas tellement à arranger les choses, car son mariage s’annonçait sous d’heureux auspices. Scarlett était la plus charmante, la plus séduisante des épouses et il la trouvait parfaite sous tous les rapports, sauf lorsqu’elle faisait la forte tête. Tant que Scarlett avait la bride sur le cou, la vie était très agréable, mais quand on lui résistait… Le mariage se chargea vite d’apprendre cette vérité à Frank. Quand on la laissait agir à sa guise, Scarlett était gaie comme un enfant, elle riait beaucoup, se livrait à mille petites folies, s’asseyait sur les genoux de son mari et lui tiraillait la barbe, jusqu’à ce qu’il se sentît rajeuni de vingt ans. Elle avait des attentions délicieuses, mettait ses pantoufles à chauffer devant le feu quand il rentrait le soir, s’empressait affectueusement autour de lui, veillait à ce qu’il n’eût pas les pieds mouillés, soignait ses interminables rhumes de cerveau, se rappelait qu’il aimait le gésier de poulet et qu’il lui fallait trois cuillerées de sucre dans son café. Oui, tant qu’on lui laissait la bride sur le cou, la vie était délicieuse aux côtés de Scarlett.
Au bout de deux semaines de mariage, Frank attrapa la grippe et le docteur Meade lui ordonna de s’aliter. Pendant la première année de la guerre, Frank avait passé deux mois à l’hôpital avec une pneumonie et, depuis lors, il vivait dans la crainte d’une rechute. Il fut donc trop heureux de rester à transpirer sous une triple épaisseur de couvertures et de boire les tisanes brûlantes que Mama et tante Pitty lui apportaient toutes les heures.
La maladie s’éternisa et, à mesure que le temps passait, Frank se faisait de plus en plus de soucis pour son magasin. Il en avait confié la direction à son commis qui, chaque soir, venait lui rendre compte des opérations de la journée, mais cela ne le satisfaisait point. Il se mit martel en tête jusqu’à ce que Scarlett, qui guettait l’occasion, lui posât une main fraîche sur le front et dit : « Voyons, mon chéri, je vais me fâcher si vous continuez à vous tracasser comme ça. Je vais aller en ville voir ce qui se passe au magasin. »
Et elle y alla. Pendant les trois semaines de son nouveau mariage, elle avait brûlé du désir de se plonger dans les livres de comptes de son mari, afin de découvrir où il en était au point de vue financier. Quelle chance que Frank dût garder le lit !
Le magasin était situé non loin des Cinq Fourches. Son toit tout neuf scintillait au faîte des vieux murs noircis par la fumée. Des auvents de bois protégeaient le trottoir et s’avançaient jusqu’à la chaussée. Ils étaient supportés par des piliers reliés entre eux par des barres de fer auxquelles étaient attachées des mules et des chevaux. Les bêtes, des couvertures déchirées ou des morceaux d’édredon sur le dos, baissaient la tête pour mieux se défendre contre la bruine glacée. À l’intérieur, on se serait cru chez Bullard à Jonesboro, moins les flâneurs postés devant le poêle qui ronflait et les reflets de salive jaunie par le tabac dans les crachoirs remplis de sable. Le magasin de Frank était plus grand et plus sombre que celui de Bullard. Les auvents interceptaient presque entièrement la lumière du jour et seules d’étroites fenêtres pratiquées dans les murs latéraux et salies par les mouches laissaient filtrer d’en haut une clarté diffuse. Le plancher était saupoudré de sciure de bois. Il y avait partout de la poussière et de la crasse. Dans le magasin même, où sur de longues étagères s’empilaient des pièces d’étoffes voyantes, de la vaisselle, des ustensiles de cuisine et de menus objets, régnait un semblant d’ordre, mais dans l’arrière-boutique c’était le chaos.
Là, il n’y avait point de plancher et les objets les plus hétéroclites s’entassaient pêle-mêle sur la terre battue. Dans la demi-obscurité, Scarlett distingua des boîtes et des ballots de marchandises, des charrues et des harnais, des selles et de grossiers cercueils en sapin. Des meubles d’occasion, allant des bois les plus vulgaires à l’acajou ou au palissandre, s’empilaient dans l’ombre que tranchait parfois le reflet incongru d’un siège tendu d’un riche brocart ou d’une tapisserie chatoyante. Des vases de nuit, des cruches et des cuvettes jonchaient le sol. Dans les coins se dressaient de grands coffres et il faisait si sombre que Scarlett dut en approcher une lampe pour s’apercevoir qu’ils contenaient des graines, des clous, des verrous et des outils de menuiserie.
« J’aurais cru qu’un homme aussi tatillon et aussi vieille fille que Frank aurait eu plus d’ordre, pensa-t-elle en essuyant ses mains sales à son mouchoir. On se croirait dans une écurie. Quelle façon de tenir un magasin. Si seulement il voulait se donner la peine d’épousseter tout ce bazar et de l’exposer là où les gens pourraient le voir, il s’en débarrasserait bien plus vite. »
« À en juger par ce que je vois, dans quel état vais-je trouver ses livres de comptes ! poursuivit intérieurement Scarlett. Allons, jetons un coup d’œil sur son grand livre ! » Elle prit la lampe et passa dans l’autre partie du magasin. Willie, le commis, lui donna à contrecœur le gros registre crasseux. Il était évident que, malgré sa jeunesse, il partageait l’avis de Frank et estimait que les femmes n’avaient rien à voir aux affaires. Mais Scarlett lui rabattit le caquet d’un mot bien senti et l’envoya chercher son déjeuner. Lorsqu’il fut parti, elle se sentit plus à l’aise, car son attitude l’agaçait. Elle approcha du poêle une chaise dont le fond était fendu, s’y assit, ramena une jambe sous elle et posa le livre sur ses genoux. C’était l’heure du déjeuner et la rue était déserte. Les clients ne risquaient guère de venir la déranger et elle avait tout le poêle pour elle.
Elle tourna lentement les pages, épluchant les rangées de noms et les colonnes de chiffres tracées de la main minutieuse de Frank. C’était exactement ce à quoi elle s’attendait et elle fronça les sourcils en découvrant une nouvelle preuve du manque de sens commercial de son mari. En regard des noms qu’elle connaissait fort bien, entre autres ceux des Merriwether et des Elsing, figuraient des sommes dont le montant s’élevait au moins à cinq cents dollars. Cinq cents dollars prêtés, des dettes vieilles parfois de plusieurs mois ! D’après les remarques de Frank sur l’argent que « certaines gens » lui devaient, Scarlett s’était imaginé qu’il s’agissait d’une somme peu importante. Mais cela !
« S’ils ne peuvent pas payer, pourquoi continuent-ils à acheter ? se dit-elle avec colère. Et s’il sait qu’ils ne peuvent pas payer, pourquoi continue-t-il à leur vendre ? La plupart d’entre eux le rembourseraient, s’il savait s’y prendre. Les Elsing pourraient certainement, puisqu’ils ont bien pu offrir à Fanny une robe de satin et un mariage coûteux. Frank a trop bon cœur, les gens en profitent. Voyons, s’il était rentré dans la moitié de ses fonds, il aurait pu acheter la scierie et il ne se serait pas fait prier pour me donner l’argent des impôts. »
« Quand je pense qu’il a la prétention de faire marcher une scierie, s’indigna soudain Scarlett. Cornebleu ! S’il transforme ce magasin en institution charitable, comment peut-on espérer qu’il gagnera de l’argent en vendant du bois ? Le shérif vendra sa scierie au bout d’un mois. Voyons, mais je ferais marcher sa boutique bien mieux que lui ! J’ai beau ne pas m’y connaître en bois, je parie que je saurais encore mieux faire marcher une scierie que lui ! »
C’était pour le moins une pensée surprenante. Une femme plus compétente qu’un homme en affaires ! Pensée révolutionnaire pour Scarlett qui avait été bercée dans la tradition que les hommes étaient conscients et que les femmes n’étaient pas trop intelligentes. Bien entendu, elle s’était rendu compte que ce n’était pas vrai du tout, mais elle avait encore l’esprit tout imprégné de cette agréable fiction. Jamais auparavant il ne lui était arrivé d’exprimer par des mots cette idée remarquable. Immobile, le livre épais sur les genoux, la bouche légèrement entrouverte par la surprise, elle songeait qu’au cours des mois de disette elle avait abattu à Tara une besogne d’homme et qu’elle s’en était tirée à son honneur. Dès sa jeunesse, on lui avait inculqué la notion qu’une femme seule ne pouvait rien faire et pourtant, jusqu’à l’arrivée de Will, elle avait dirigé la plantation sans l’aide d’aucun homme.
« Tiens, tiens, se dit-elle, précisant sa pensée, mais j’ai l’impression que les femmes pourraient faire n’importe quoi sans le secours d’un homme… sauf avoir des enfants, et Dieu sait qu’aucune femme saine d’esprit n’aurait d’enfants si elle pouvait faire autrement. »
À l’idée qu’elle était aussi capable qu’un homme, elle sentit monter en elle une brusque bouffée d’orgueil et éprouva un violent désir de faire ses preuves, de gagner de l’argent pour elle, comme les hommes en gagnaient pour eux. Oui, de l’argent qui lui appartiendrait en propre, pour lequel elle n’aurait de comptes à rendre à personne.
« Je voudrais avoir assez d’argent pour acheter moi-même cette scierie, fit-elle tout haut, et elle soupira. Je suis sûre qu’avec moi ça ronflerait et l’on n’obtiendrait pas de moi un seul copeau à crédit. »
Elle soupira de nouveau. Elle ne pouvait s’adresser nulle part pour trouver de l’argent. La question ne se posait donc pas. Frank n’avait plus qu’à essayer de se faire rembourser et à acheter la scierie. C’était en somme un moyen assez sûr d’avoir de l’argent et, quand il serait propriétaire de la scierie, elle trouverait bien le moyen de le rendre un peu plus homme d’affaires qu’il ne s’était montré pour la gestion de son magasin.
Scarlett déchira une des dernières pages du livre et commença à copier la liste des débiteurs qui n’avaient rien versé depuis plusieurs mois. Dès son retour à la maison, elle aborderait ce sujet avec Frank. Elle lui ferait comprendre que ces gens étaient tenus de payer leurs dettes, quand bien même ils étaient de vieux amis, quand bien même cela le gênait de les mettre en demeure. Frank en serait probablement bouleversé, car il était timide et voulait à tout prix jouir de l’estime de ses voisins. Il était si susceptible qu’il aimerait encore mieux perdre son argent plutôt que d’en réclamer le remboursement.
Il allait sans doute déclarer que personne n’avait d’argent pour le payer. Après tout, c’était peut-être vrai, mais presque tout le monde possédait encore un peu d’argenterie ou quelques bijoux ou même un bout de terrain ou une maison. Frank pouvait s’en contenter, à défaut de paiement en espèces.
Scarlett s’imaginait sans peine les lamentations de son mari lorsqu’elle émettrait une telle idée devant lui. Prendre les bijoux ou les immeubles de ses amis ! « Eh bien ! qu’il se lamente tant qu’il voudra, pensa-t-elle en haussant les épaules, je m’en vais lui dire qu’il peut rester pauvre pour faire plaisir à ses amis si le cœur lui en dit, mais que moi je n’y tiens pas. Frank n’arrivera jamais à rien s’il n’a pas un peu plus de nerf. Et il faut qu’il arrive ! Il faut qu’il gagne de l’argent, même si c’est moi qui dois porter la culotte dans le ménage pour le faire filer droit. »
Le visage contracté, la langue entre les dents, elle était fort occupée à recopier sa liste lorsque la porte d’entrée s’ouvrit et qu’un violent courant d’air froid s’engouffra dans le magasin. Un homme de haute taille traversa la pièce sale avec la souplesse d’un Indien. Scarlett releva les yeux et vit Rhett Butler.
Resplendissant dans ses habits neufs, il portait un long manteau et une cape élégante rejetée sur ses épaules massives. Il enleva son chapeau et fit un profond salut, une main sur le plastron immaculé de sa chemise plissée. Ses dents brillaient d’un éclat singulier. Ses yeux effrontés dévisageaient Scarlett.
« Ma chère madame Kennedy, fit-il en s’approchant d’elle. Ma très chère madame Kennedy ! » et il éclata d’un rire sonore.
Sur le moment, Scarlett eut aussi peur que si un fantôme avait fait irruption dans le magasin, puis, dégageant rapidement la jambe qu’elle avait ramenée sous elle, elle se redressa et décocha à Rhett un regard glacial.
« Que faites-vous ici ?
— Je suis allé rendre visite à Mlle Pittypat. J’ai appris votre mariage et je me suis empressé de venir ici vous apporter mes félicitations. »
Au souvenir de l’humiliation qu’elle avait subie lorsque Rhett lui avait examiné les mains, ses joues s’empourprèrent de honte.
« Je ne comprends pas que vous ayez l’aplomb de me regarder en face ! s’écria-t-elle.
— C’est le contraire ! Comment, vous, avez-vous l’aplomb de me regarder en face ?
— Oh ! vous êtes le plus…
— Laisserons-nous les clairons sonner la trêve ? » demanda-t-il avec un large sourire. Malgré elle, Scarlett sourit à son tour, mais d’un sourire forcé et mal assuré.
« Quel dommage qu’on ne vous ait pas pendu !
— Je crains que d’autres personnes ne partagent votre sentiment. Allons, Scarlett, déridez-vous. On dirait que vous avez avalé un sabre. Ça ne vous va pas. Vous avez certainement eu le temps de savourer ma… hum… ma petite plaisanterie.
— Une plaisanterie ? Ha ! je ne m’en remettrai jamais.
— Si, ça viendra. Vous me présentez ce front indigné, uniquement parce que vous croyez que c’est de mise et que ça donne un air respectable. Puis-je m’asseoir ?
— Non. »
Il se laissa tomber sur une chaise auprès de Scarlett et grimaça.
« J’ai entendu dire que vous n’aviez même pas pu m’attendre deux semaines, fit-il en feignant de soupirer. Que les femmes sont inconstantes ! »
Comme elle ne répondait pas, il poursuivit :
« Dites-moi, Scarlett, entre nous, entre amis très vieux et très intimes, ça n’aurait pas été plus raisonnable d’attendre que je sorte de prison ? Ou alors est-ce que la vie conjugale avec ce vieux Frank Kennedy a plus d’attrait que les relations coupables avec moi ? »
Comme toujours quand il se moquait d’elle, Scarlett sentit monter sa colère, mais en même temps elle éprouvait une forte envie de rire de son impudence.
« Ne soyez pas ridicule.
— Et ça ne vous ferait rien de satisfaire ma curiosité sur un point qui m’a tourmenté pendant un certain temps ? N’avez-vous pas ressenti une répugnance féminine, votre délicatesse n’a-t-elle pas été soumise à une rude épreuve, du fait que vous avez épousé non pas un seul, mais deux hommes pour lesquels vous n’aviez ni amour, ni affection ? Ou bien m’a-t-on donné de faux renseignements sur la délicatesse des femmes sudistes ?
— Rhett !
— Ça y est, j’ai ma réponse. J’ai toujours soupçonné que les femmes avaient une délicatesse et une endurance inconnues des hommes, bien qu’on m’ait inculqué dans mon enfance l’idée ravissante qu’elles étaient des créatures fragiles, tendres et sensibles. Mais après tout, selon le mode d’étiquette observé en Europe, il est très mal porté de s’aimer entre mari et femme. Oui, c’est de très mauvais goût. J’ai toujours pensé que les Européens voyaient juste sur ce point. On se marie par intérêt et l’on aime par plaisir. Système fort habile, n’est-ce pas ? Vous êtes plus près de la mère patrie que je ne croyais. »
Comme c’eût été agréable de lui lancer : « Je ne me suis pas mariée par intérêt ! » mais malheureusement Rhett la tenait, et toute protestation d’innocence méconnue n’eût fait que déchaîner une nouvelle volée de flèches acérées.
« Vous allez bien », fit-elle avec calme. Anxieuse de détourner la conversation, elle ajouta : « Comment vous y êtes-vous pris pour sortir de prison ?
— Oh ! comme ça, répondit-il en esquissant un petit geste de la main. Ça n’a pas été bien difficile. On m’a libéré ce matin. J’ai fait gentiment chanter un de mes amis de Washington, qui occupe un poste élevé dans les conseils du gouvernement fédéral. Un type épatant… l’un des piliers de l’Union. C’est à lui que j’achetais des mousquets et des crinolines pour la Confédération. Lorsqu’il a eu les yeux ouverts de la bonne manière sur ma situation tragique, il s’est empressé d’user de son influence en ma faveur et c’est ainsi qu’on m’a relâché. L’influence, il n’y a que ça. Scarlett, souvenez-vous que, lorsqu’on vous arrêtera, il n’y a que l’influence qui compte ; à côté, la culpabilité ou l’innocence ne sont que des questions de pure forme.
— Je mettrais ma main au feu que vous n’étiez pas innocent.
— Non, maintenant que je suis tiré d’affaire, je reconnaîtrai franchement que je suis coupable comme Caïn. J’ai bien tué ce nègre. Il avait manqué de respect à une dame. Que pouvait faire d’autre un gentleman sudiste ? Et, puisque je suis en train de me confesser, j’avouerai aussi que j’ai tué un cavalier yankee dans un bar, à la suite d’une petite dispute. On ne m’a point accusé de cette peccadille et un pauvre diable a peut-être été pendu depuis longtemps à ma place. »
Il parlait avec tant de désinvolture de ses meurtres que Scarlett en eut le frisson. Elle était sur le point de protester, au nom de la morale, lorsqu’elle se rappela soudain le Yankee qui gisait sous l’ormeau de Tara. Sa mort n’avait pas pesé plus lourd sur sa conscience que celle d’une limace qu’elle eût écrasée par mégarde. Elle n’avait pas le droit de juger Rhett, alors qu’elle était aussi coupable que lui.
« Enfin, puisque j’ai l’air de passer aux aveux, je vous dirai, sous le sceau du secret (ça signifie, n’en parlez pas à Mlle Pittypat), je vous dirai donc que l’argent est en sûreté dans une banque de Liverpool.
— L’argent ?
— Oui, l’argent qui rendait les Yankees si curieux. Scarlett, ce n’est pas du tout par bassesse d’âme que je ne vous ai pas prêté la somme que vous désiriez. Si j’avais tiré une traite, on aurait suivi la filière et je doute que vous ayez jamais obtenu un cent. Ma seule chance, c’était de ne pas bouger. Je savais pourtant que l’argent ne courait pas grand risque, car, même en mettant les choses au pire, c’est-à-dire, si l’on avait découvert ma cachette, j’aurais dénoncé tous les patriotes yankees qui m’ont vendu des munitions et du matériel pendant la guerre. Ça aurait fait un beau grabuge, car certains d’entre eux sont des personnalités importantes à Washington aujourd’hui. En fait, c’est uniquement la crainte que je ne libère ma conscience qui m’a valu de sortir de prison. Je…
— Vous voulez dire que… que vous détenez pour de bon l’or de la Confédération.
— Pas tout entier. Grand Dieu, non ! Il doit bien y avoir au moins une cinquantaine d’anciens forceurs de blocus qui ont mis pas mal d’argent à l’ombre à Nassau, en Angleterre ou au Canada. Nous ne serons guère en odeur de sainteté auprès des Confédérés qui n’ont pas été aussi débrouillards que nous. Moi, je ne possède pas loin d’un demi-million. Songez, Scarlett, un demi-million de dollars. Si seulement vous aviez maté votre nature impérieuse ! Si seulement vous ne vous étiez pas ruée de nouveau dans le mariage ! »
Un demi-million de dollars. À l’idée d’une telle somme, Scarlett en éprouva comme une douleur physique. Les paroles railleuses de Rhett glissaient sur elle. Elle ne les entendait même pas. Elle avait peine à s’imaginer qu’il existât tant d’argent dans cette vallée de larmes où régnait la misère. Tant d’argent entre les mains de quelqu’un qui n’en avait même pas besoin. Et dire que, pour se défendre contre un monde hostile, elle n’avait qu’un vieux mari malade et cette petite boutique répugnante ! Ce n’était pas juste qu’un paria comme Rhett Butler eût tant d’argent et qu’elle, dont le fardeau était si lourd, en eût si peu. Elle le détestait. Son luxe l’écœurait. En tout cas, ce n’était pas elle qui allait le féliciter de son habileté ! Elle chercha méchamment les mots qui pourraient le blesser.
« Vous croyez sans doute que c’est honnête de garder l’argent de la Confédération. Eh bien ! pas moi. C’est du vol manifeste. Vous le savez d’ailleurs. Moi, je ne voudrais pas avoir ça sur la conscience.
— Fichtre ! Les raisins sont bien verts, aujourd’hui ! s’exclama Rhett avec une moue. Voulez-vous me dire exactement qui je vole ? »
Elle se tut et se demanda qui Rhett avait bien pu voler en fait. Après tout, Frank avait agi de la même manière, mais sur une plus petite échelle.
« La moitié de cet argent est bel et bien à moi, poursuivit-il. Je l’ai gagné honnêtement avec le concours d’honnêtes patriotes de l’Union, tout disposés à vendre leur patrie moyennant un bénéfice de cent pour cent. Une partie de cet argent est le résultat de mes placements. Au début de la guerre, j’ai acheté du coton à bas prix et je l’ai revendu un dollar la livre, lorsque les filatures anglaises en ont réclamé à cor et à cri. Une autre partie provient de mes spéculations sur les vivres. Pourquoi laisserais-je les Yankees recueillir les fruits de mon labeur ? Cependant, le reste appartient à la Confédération. Oui, ce reste provient du coton confédéré que j’ai réussi à sortir du pays et que j’ai vendu sur la place de Liverpool à des prix astronomiques. On m’avait donné ce coton de bonne foi pour que j’achète en échange des cuirs, des fusils et des machines. Moi aussi, j’entendais accomplir ma mission, de bonne foi. J’avais reçu l’ordre de déposer l’or à mon nom dans des banques anglaises, afin que mon crédit fût bon. Vous vous souvenez que, lorsque le blocus s’est resserré, j’ai été dans l’impossibilité de faire sortir un bateau d’un port confédéré ou de l’y faire rentrer. Que devais-je faire ? Retirer tout cet or des banques anglaises comme un nigaud et m’efforcer de le rapatrier par Wilmington, pour que les Yankees mettent la main dessus ? Est-ce ma faute si le blocus s’est resserré ? Est-ce ma faute si notre Cause n’a pas triomphé ? L’argent appartenait à la Confédération. Eh bien ! il n’y a plus de Confédération maintenant… quoiqu’on ne s’en douterait pas à entendre parler certaines gens. À qui devrais-je remettre l’argent ? Au Gouvernement yankee ? Allons, ça m’est tellement odieux de penser que les gens me prennent pour un voleur que je vais me ranger à cette solution. »
Tout en regardant Scarlett, comme s’il était anxieux de connaître son opinion, il tira un étui de cuir de sa poche et en sortit un long cigare dont il respira l’arôme en connaisseur.
« Que la peste l’emporte, pensa Scarlett. Il me coupe toujours l’herbe sous le pied. Il y a toujours quelque chose qui cloche dans ses arguments, mais je n’arrive jamais à savoir d’où ça vient. »
« Vous devriez distribuer cet argent à ceux qui sont dans le besoin, fit-elle avec dignité. La Confédération n’est plus, mais il reste encore des quantités de confédérés qui meurent de faim avec leur famille. »
Il rejeta la tête en arrière et rit à gorge déployée.
« Vous n’êtes jamais plus exquise ni plus ridicule que lorsque vous sortez une hypocrisie de ce goût-là. Dites toujours la vérité, Scarlett. Vous ne savez pas mentir. Les Irlandais sont les plus piètres menteurs du monde. Allons, soyez franche. Vous vous moquiez pas mal de la pauvre Confédération et vous vous moquez encore plus des confédérés qui meurent de faim. Vous pousseriez des cris d’orfraie si je manifestais l’intention de distribuer cet argent sans commencer par vous donner la part du lion.
— Je ne veux pas de votre argent, commença-t-elle en essayant de conserver son calme et sa dignité.
— Ah ! non ! Tenez, la main vous démange. Si je vous montrais une pièce d’argent, vous sauteriez dessus.
— Si vous êtes venu ici pour m’insulter et vous moquer de ma pauvreté, j’aime mieux vous dire au revoir tout de suite », fit-elle en essayant de se débarrasser du livre pesant afin de pouvoir se lever et de donner plus de force à ses paroles. En un clin d’œil Rhett l’avait devancée, et, penché sur elle, il la força à se rasseoir en riant.
« Quand donc cesserez-vous de vous mettre en colère lorsqu’on vous dit la vérité ? Ça ne vous gêne pas de dire aux gens ce que vous pensez d’eux, alors pourquoi ça vous gênerait-il de les entendre dire ce qu’ils pensent de vous ? Je ne vous insulte pas. J’estime que l’âpreté au gain est une très belle qualité. Par ailleurs, je ne suis pas venu ici me gausser de votre pauvreté, mais bien vous souhaiter longue vie et bonheur conjugal. À propos, comment votre sœur Suellen a-t-elle pris votre larcin ?
— Mon quoi ?
— La façon dont vous lui avez chipé Frank sous le nez.
— Je n’ai pas…
— Allons, ne cherchons pas de faux-fuyants. Qu’a-t-elle dit ?
— Rien », déclara Scarlett.
Les yeux de Rhett pétillèrent de malice.
« Comme elle a bon cœur ! Maintenant, parlez-moi de votre pauvreté. Après votre petite visite à la prison, il n’y a pas si longtemps, j’ai certainement le droit d’être tenu au courant. Frank n’aurait-il pas eu autant d’argent que vous l’espériez ? »
Il n’y avait pas moyen de lui échapper. D’ailleurs, il ne restait plus à Scarlett qu’à prendre son parti de l’insolence de Rhett ou à prier celui-ci de sortir. Or elle n’avait pas envie qu’il s’en aille. Il l’accablait de traits acérés, mais ce qu’il disait était juste. Il connaissait sa conduite, les raisons qui l’avaient inspirée et il ne semblait pas en avoir plus mauvaise opinion d’elle. Bien que ses questions fussent d’une brutalité désagréable, elles paraissaient dictées par un intérêt tout amical. Il était une des seules personnes à qui elle pût dire la vérité. Quel soulagement ce serait. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait parlé à cœur ouvert. Chaque fois qu’elle exprimait ses sentiments, les gens avaient l’air choqués. Bavarder avec Rhett ne pouvait se comparer qu’à une seule chose : à l’impression d’aise et de confort qu’elle aurait éprouvée à chausser une paire de vieilles pantoufles, après avoir dansé avec des souliers trop étroits.
« N’auriez-vous pas trouvé l’argent nécessaire pour payer vos impôts ? Ça ne va pas encore à Tara ? »
Sa voix avait pris une intonation différente.
Scarlett releva la tête et croisa le regard de Rhett dans lequel elle surprit une expression qui l’intrigua au premier abord, puis amena brusquement sur ses lèvres un sourire doux et charmant qui ne lui était guère habituel à cette époque-là. C’était un fieffé coquin, mais comme il pouvait être gentil quand il voulait s’en donner la peine. Elle savait qu’il n’était pas venu la voir pour la taquiner, mais bien pour s’assurer qu’elle avait trouvé cet argent, pour lequel elle eût consenti tant de sacrifices. Elle savait aussi que, sans en avoir l’air, il était accouru vers elle pour lui prêter cette somme si elle en avait encore besoin. Et pourtant, il était tout prêt à la faire souffrir, à lui dire des mots blessants et à jurer ses grands dieux que ce n’était pas vrai, au cas où elle lui aurait démontré que tel était le but de sa visite. Avec lui, il ne fallait pas chercher à comprendre. Tenait-il à elle plus qu’il n’était disposé à l’admettre ? ou bien obéissait-il à un autre motif ? Cette seconde hypothèse était sans doute plus plausible. Mais qui aurait pu le dire. Il lui arrivait parfois de faire des choses si étranges.
« Si, dit-elle, maintenant, tout va bien à Tara. J’ai… j’ai eu l’argent.
— Mais pas sans mal, je parie… Avez-vous réussi à prendre sur vous, jusqu’à ce que vous ayez eu l’alliance au doigt ? »
Elle essaya de ne pas sourire à cet exposé précis de sa conduite, mais elle ne put empêcher une fossette de se dessiner sur sa joue. Rhett reprit son siège et allongea confortablement ses longues jambes.
« Allons, parlez-moi un peu de votre pauvreté. Cet animal de Frank vous a-t-il trompée sur ses chances de réussite ? Il mériterait une bonne raclée pour avoir abusé d’une femme sans défense. Allons, Scarlett, racontez-moi tout. Vous ne devriez pas avoir de secrets pour moi. Ne vous ai-je pas vue sous votre plus mauvais jour ?
— Oh ! Rhett, vous êtes le pire des… Eh bien ! je ne sais pas ! Non, à proprement parler, il ne m’a pas trompée, mais… » Tout à coup Scarlett éprouva un immense plaisir à vider son cœur. « Voyez-vous, Rhett, si Frank, voulait se donner la peine de récupérer ce qu’on lui doit, je serais délivrée de tous mes soucis. Mais plus de cinquante personnes lui doivent de l’argent et il ne veut rien leur demander. Il est tellement chatouilleux ! Il prétend qu’un homme du monde ne peut pas faire ça à un autre homme du monde. Il faudra peut-être attendre des mois, ou même sans doute la vie, avant qu’il rentre dans ses fonds.
— Et alors ? N’avez-vous pas de quoi manger d’ici là ?
— Si, mais… en fait, si j’avais un peu d’argent en ce moment, je trouverais vite à l’employer. »
Scarlett pensait à la scierie et ses yeux s’allumaient. Peut-être…
« À quoi ? Encore des impôts.
— Est-ce que ça vous regarde ?
— Oui ! parce que vous êtes à deux doigts de m’emprunter quelque chose. Oh ! je connais tous vos moyens d’approche. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que je suis tout disposé à vous prêter de l’argent… sans même exiger, ma chère madame Kennedy, ce charmant nantissement que vous m’avez offert il y a fort peu de temps. À moins, bien entendu, que vous n’insistiez.
— Vous êtes l’être le plus…
— Pas du tout. Je voulais uniquement vous mettre à l’aise. Je savais que cette question vous embarrassait. Pas énormément, mais enfin un petit peu quand même. Oui, je suis disposé à vous prêter de l’argent, mais je tiens à savoir ce que vous avez l’intention d’en faire. C’est mon droit, je suppose. Si c’est pour acheter des jolies robes ou une voiture, prenez-le avec ma bénédiction. Seulement, si c’est pour acheter un pantalon neuf à Ashley Wilkes, j’ai grand-peur d’être obligé de refuser. »
Suffoquée par une soudaine bouffée de rage, elle bégaya jusqu’à ce que les mots lui vinssent enfin :
« Ashley Wilkes n’a jamais rien accepté de moi, et il n’accepterait rien, même s’il était sur le point de mourir de faim. Vous ne le comprenez pas, vous ne savez pas combien il est honnête, combien il est fier ! Mais naturellement, vous ne pouvez pas le comprendre, étant donné ce que vous êtes…
— Tâchons de ne pas en venir aux petits noms d’amitié. Je pourrais vous gratifier de quelques épithètes qui n’auraient rien à envier à celles que vous trouveriez. Vous oubliez que, grâce à Mlle Pittypat, je me suis tenu au courant de vos faits et gestes et que la chère âme n’a pas de secrets pour qui sait l’écouter d’une oreille attentive. Je sais qu’Ashley n’a pas quitté Tara depuis son retour de Rock Island. Je sais que vous vous êtes même résignée à héberger sa femme chez vous, ce qui n’a pas dû aller sans mal.
— Ashley est…
— Oui, oui, fit Rhett en s’accompagnant d’un petit geste de la main. Ashley est trop sublime, il échappe à ma compréhension terre à terre. Mais n’oubliez pas, s’il vous plaît, que j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt le duo d’amour que vous avez eu avec lui aux Douze Chênes et j’ai bien l’impression qu’il n’a pas changé depuis cette époque. Vous non plus, d’ailleurs. Si mes souvenirs sont exacts, il faisait plutôt triste figure et n’avait rien de sublime ce jour-là. Je ne pense pas qu’il fasse meilleure figure aujourd’hui. Pourquoi n’emmène-t-il pas sa famille avec lui et ne cherche-t-il pas du travail quelque part ? Pourquoi se cramponne-t-il à Tara ? Je vous l’accorde, c’est une idée fixe chez moi, mais je n’ai nullement l’intention de vous prêter un sou pour continuer à l’entretenir à Tara. Entre hommes, on se sert d’un nom malsonnant pour parler de ceux qui se laissent entretenir par les femmes.
— Comment osez-vous dire des choses pareilles ? Ashley travaille comme un esclave ! »
Malgré sa rage, Scarlett sentait son cœur s’amollir au souvenir d’Ashley réparant les clôtures.
« Et j’oserai dire qu’il vaut son pesant d’or. Quel coup de main il doit avoir pour retourner le fumier et…
— Il est…
— Oui, je sais. Admettons qu’il fasse tout ce qu’il peut, mais je ne crois pas qu'il soit d’une aide bien efficace. Vous ne transformerez jamais un Wilkes en fermier… vous n’en ferez jamais quelque chose d’utile. C’est une race purement décorative. Maintenant, tâchez de ne plus vous hérisser et oubliez mes remarques rustiques sur le fier et honorable Ashley. C’est curieux comme ce genre d’illusions est tenace même chez les femmes qui ont la tête solide comme vous. Combien voulez-vous et qu’allez-vous faire de cet argent ? »
Comme Scarlett ne répondait pas, il insista.
« Qu’allez-vous faire de cet argent ? Voyez un peu s’il vous est possible de me dire la vérité. Ça vaudra aussi bien que de mentir. En fait, ça vaudra mieux, car si vous me mentiez je finirais sûrement par découvrir votre supercherie et songez combien ce serait gênant pour vous. Rappelez-vous toujours ceci, Scarlett : je peux tout supporter de vous, mais pas un mensonge… votre antipathie, votre mauvais caractère, toutes vos ruses de renard, mais pas un mensonge. Voyons, dites-moi, pourquoi avez-vous besoin de cet argent ? »
Exaspérée de cette attaque contre Ashley, Scarlett aurait donné n’importe quoi pour cracher à la figure de Rhett et rejeter fièrement son offre. Pendant un moment, elle fut sur le point de se laisser emporter par la colère, mais la froide main du bon sens la retint. Elle étouffa à grand-peine sa fureur et s’efforça d’adopter une expression à la fois digne et aimable. Rhett se renversa sur le dossier de sa chaise, présenta au poêle la semelle de ses souliers et remarqua d’un ton enjoué :