La lumière éclatante du soleil matinal ruisselant à travers les arbres réveilla Scarlett. Pendant un moment, encore tout engourdie par la position fatigante dans laquelle elle avait dormi, elle ne put se rappeler où elle était. Le soleil l’aveuglait. Le plancher rugueux de la charrette lui meurtrissait le corps et une lourde masse pesait en travers de ses jambes. Elle essaya de s’asseoir et découvrit que cette masse n’était autre que Wade qui sommeillait la tête posée sur ses genoux. Les pieds nus de Mélanie lui effleuraient le visage et, sous la banquette, Prissy était pelotonnée comme un chat noir avec le bébé entre elle et Wade.
Alors Scarlett se rappela tout. D’un effort, elle réussit à se redresser et regarda hâtivement autour d’elle. Dieu merci, il n’y avait pas de Yankees en vue ! On n’avait pas découvert leur cachette pendant la nuit. Désormais elle se souvenait de tout : la randonnée infernale après que les pas de Rhett se furent évanouis, la nuit qui n’en finissait pas, la route toute noire et pleine d’ornières et de grosses pierres contre lesquelles la voiture avait buté, les fossés dans lesquels elle avait glissé, l’énergie, cette énergie du désespoir qu’elle et Prissy avaient dû déployer pour sortir les roues de l’attelage de ces mêmes fossés. Elle se rappelait en frissonnant toutes les fois qu’elle avait entraîné le cheval récalcitrant à travers champs ou à travers bois lorsque, entendant des soldats approcher, elle ne savait pas si c’étaient des amis on des ennemis… Oui, elle se souvenait combien elle avait eu peur qu’une toux, un éternuement ou le hoquet de Wade ne vînt les trahir.
Oh ! cette route sombre où les hommes marchaient dans un silence que rompaient seulement le bruit des pas étouffés dans la poussière molle, le faible cliquetis des gourmettes et le grincement des harnais de cuir. Et ce moment terrible où le cheval épuisé avait refusé d’avancer tandis que, dans l’ombre, passaient la cavalerie et l’artillerie légère, passaient si près de l’endroit où les fugitifs immobiles retenaient leur souffle que Scarlett aurait presque pu toucher les hommes, si près qu’elle pouvait sentir l’odeur de sueur de tous ces corps mal lavés !
Enfin, lorsqu’elles étaient arrivées à proximité de Rough and Ready, quelques feux de camp brillaient encore çà et là où le reste de l’arrière-garde du général Steve Lee attendait l’ordre de se replier. Scarlett avait décrit un cercle d’un mille environ à travers un champ labouré, jusqu’à ce que le reflet des feux de bivouac se fût éteint derrière elle. Et alors elle s’était perdue au milieu de l’obscurité et avait pleuré à chaudes larmes en ne retrouvant pas le sentier qu’elle connaissait si bien. Tout de même, elle avait fini par le retrouver, mais, à ce moment, le cheval s’était affaissé entre les brancards et avait refusé de bouger et de se relever, même quand Prissy était venue le tirer par la bride.
Scarlett avait dételé et, abrutie par la fatigue, elle s’était glissée à l’arrière de la charrette et avait enfin allongé ses jambes qui lui faisaient mal. Elle se rappelait vaguement que, au moment même où le sommeil était venu lui fermer les paupières, Mélanie lui avait demandé d’une voix qui s’excusait et implorait tout à la fois : « Scarlett, puis-je avoir un peu d’eau ; s’il te plaît ? »
Elle avait répondu : « Il n’y en a pas », et s’était endormie avant même que les mots fussent sortis de sa bouche.
Maintenant, c’était le matin et le monde entier, calme et serein, endossait sa parure verte sous la moucheture dorée du soleil. Nulle part on ne voyait de soldats. Scarlett avait faim, et la soif lui desséchait le gosier. Elle avait mal partout et était toute courbatue. Remplie de stupeur, elle se demandait comment elle, Scarlett O’Hara, qui ne reposait jamais bien qu’entre deux draps de toile fine et sur le plus moelleux des lits de plume, avait bien pu dormir sur des planches comme une esclave employée aux champs.
Éblouis par le soleil, ses yeux se posèrent sur Mélanie et, horrifiée, elle sentit le souffle lui manquer. Mélanie était si rigide et si pâle que Scarlett la crut morte. Avec son visage ravagé et ses cheveux épars qui y traçaient de noires arabesques, on l’eût prise pour une vieille femme morte. Alors Scarlett vit avec soulagement se soulever sa poitrine creuse et elle comprit que Mélanie avait survécu à la nuit.
Scarlett mit sa main en écran devant ses yeux et promena son regard autour d’elle. Les fugitifs avaient sans aucun doute passé la nuit sous les arbres d’un jardin, car une allée sablée décrivait une courbe avant d’aller se perdre sous une rangée de cèdres.
« Mais voyons, nous sommes chez les Mallory ! » pensa Scarlett le cœur battant de joie à la pensée qu’elle allait trouver des amis et de l’aide.
Cependant, un silence de mort pesait sur la plantation. Les massifs et le gazon de la pelouse avaient été arrachés, anéantis par les roues, les chevaux et les hommes qui s’étaient livrés là à des mouvements si furieux que le sol en était retourné. Scarlett regarda du côté de la maison et, à la place de la vieille bâtisse en bois blanc qu’elle connaissait si bien, elle ne vit plus qu’un long rectangle de soubassements en granit et deux hautes cheminées de briques noircies par la fumée qui se dressaient au milieu des feuilles calcinées des arbres paisibles.
Elle poussa un long soupir et fut parcourue d’un frisson. Allait-elle retrouver Tara dans cet état, rasée jusqu’au sol, silencieuse comme une morte ?
« Non, il ne faut pas que je pense à cela maintenant, se dit-elle en hâte. Il ne faut pas que je me laisse entraîner sur cette pente. Si j’y pense, toutes mes terreurs vont renaître. » Mais malgré elle, son cœur se mit à battre sur un rythme précipité et, à chaque battement, il lui sembla entendre, comme dans un roulement de tonnerre : « Vite, reviens chez toi ! Vite, reviens chez toi ! »
Il fallait se remettre en route, mais il fallait d’abord trouver de quoi manger et de quoi boire, de l’eau, surtout de l’eau. Elle secoua Prissy pour la réveiller. La négrillonne la regarda avec de grands yeux égarés.
« Mon Dieu, ma’ame Sca’lett, je comptais pas me ’éveiller sinon dans la te’ p’omise.
— Tu en es loin », lui dit Scarlett en essayant de remettre un peu d’ordre dans sa coiffure. Elle avait la figure moite et son corps était déjà trempé de sueur. Elle se sentait sale, visqueuse. Elle avait l’impression de sentir mauvais. Comme elle ne s’était pas déshabillée pour dormir, ses vêtements étaient tout froissés. Jamais elle n’avait éprouvé pareille fatigue, pareille sensation de malaise. Des muscles dont elle ne soupçonnait pas l’existence lui rappelaient douloureusement les efforts qu’elle avait fournis la nuit précédente et chaque mouvement lui causait une souffrance aiguë.
Elle regarda Mélanie et vit qu’elle avait ouvert les yeux. Elle avait des yeux de malade, brillants de fièvre et cernés de noir. Elle entrouvrit des lèvres gercées et murmura d’une voix implorante : « De l’eau.
— Lève-toi, Prissy, ordonna Scarlett. Nous irons au puits et nous tirerons un peu d’eau.
— Mais, ma’ame Sca’lett, il doit y avoi’ des fantômes pa’ là. Et si quelqu’un est mo’ pa’ là ?
— Je m’en vais te changer en fantôme si tu ne sors pas de cette charrette », fit Scarlett qui n’était point en veine de discuter.
Elle-même descendit gauchement de la voiture et alors elle pensa au cheval. Grand Dieu ! Et s’il était mort pendant la nuit ! Lorsqu’elle l’avait dételé, il semblait sur le point de trépasser. Elle fit en courant le tour de la voiture et vit la bête étendue sur le flanc. Si jamais elle était morte, elle maudirait Dieu et mourrait elle aussi. Quelqu’un dans la Bible avait fait cela. Maudire Dieu et mourir. Elle savait exactement ce que cette personne avait dû ressentir. Mais le cheval était en vie. Il respirait avec peine, ses yeux malades à demi fermés, mais quoi ! il vivait encore. Allons, à lui aussi un peu d’eau ferait du bien.
Prissy sortit à contrecœur de la charrette tout en s’accompagnant de force gémissements et, pas trop rassurée, remonta l’allée à la suite de Scarlett. Derrière les ruines, les cases des esclaves, passées au lait de chaux, s’alignaient désertes et silencieuses sous les arbres. Entre les cases et les soubassements de la maison noircis par la fumée, elles trouvèrent le puits dont le treuil et son support étaient intacts. Le seau était descendu presque jusqu’au fond. À elles deux elles le remontèrent et lorsque, tout rempli d’une eau fraîche et scintillante, il émergea du trou sombre, Scarlett l’inclina sur ses lèvres et but à longs traits bruyants tout en s’éclaboussant.
Elle but jusqu’à ce qu’un impétueux : « Eh ben ! moi aussi j’ai soif » de Prissy lui rappelât l’existence des autres.
« Défais le nœud, porte le seau à la charrette et donne-leur un peu d’eau. Tu donneras le reste au cheval. Tu ne penses pas que Mme Mélanie devrait donner à téter au bébé ? Il doit mourir de faim.
— Seigneu’ ! Ma’ame Melly elle a pas de lait, ma’ame Sca’lett, et… elle en au’a pas.
— Comment le sais-tu ?
— J’en ai t’op vu comme elle.
— Allons, ne fais donc pas d’embarras avec moi. Hier, tu n’étais pas tellement calée en fait de bébés. Presse-toi maintenant. Moi, je vais essayer de trouver quelque chose à manger. »
À force de recherches, Scarlett finit par découvrir quelques pommes dans le verger. Les soldats étaient passées par là avant elle et il n’en restait plus sur les arbres. Celles qu’elle ramassa sur le sol étaient en partie pourries. Elle choisit les meilleures, en remplit un pan de sa jupe et fit demi-tour. La terre était molle et de petits cailloux pénétraient à l’intérieur de ses mules. Pourquoi diable n’avait-elle pas pensé à mettre des chaussures plus résistantes, la veille au soir ? Pourquoi n’avait-elle pas pris son chapeau de paille pour se protéger du soleil ? Pourquoi n’avait-elle pas emporté à manger ? Elle s’était comportée comme une insensée. Mais, bien entendu, elle avait cru que Rhett se serait occupé de tout.
Rhett ! Elle cracha sur le sol, tant ce seul nom lui faisait horreur. Comme elle le détestait ! Quelle conduite méprisable il avait eue ! Et dire qu’elle était restée là au milieu de la route, à se laisser embrasser par lui et qu’elle avait failli trouver cela agréable. Elle avait dû avoir un accès de folie la nuit dernière. Quel être abject !
Lorsqu’elle revint, elle partagea les pommes en trois et jeta le reste dans la charrette. Le cheval s’était relevé, mais l’eau ne semblait guère l’avoir rafraîchi. En plein jour il offrait un spectacle plus affligeant encore que pendant la nuit. Ses hanches saillaient comme celles d’une vache usée par l’âge, ses côtes faisaient penser à une planche à laver, son dos n’était plus qu’une plaie. En l’attelant, Scarlett ne put s’empêcher de reculer de dégoût chaque fois qu’elle le toucha. Lorsqu’elle lui passa le mors, elle s’aperçut qu’il n’avait pratiquement plus de dents. Il était aussi vieux que les montagnes ! Tant qu’à voler un cheval, Rhett aurait bien pu en voler un bon !
Elle grimpa sur le siège et frappa le dos de la bête de sa badine de noyer. Le cheval souffla et se mit en marche, mais une fois sur la route il avança si lentement que Scarlett pensa qu’elle n’aurait aucune peine à aller plus vite à pied ! Oh ! si seulement elle n’avait pas à s’occuper de Mélanie, de Wade, du bébé et de Prissy ! Elle prendrait ses jambes à son cou et ne serait pas longue à rentrer chez elle ! Mais oui, elle courrait tout le long du chemin et chaque pas la rapprocherait de Tara et de sa mère.
Tara ne devait pas être à plus d’une quinzaine de milles, mais au train où allait cette vieille haridelle, le voyage durerait bien toute la journée, car il faudrait s’arrêter fréquemment pour permettre au cheval de se reposer. Toute la journée ! Elle parcourut du regard la route rouge qui scintillait entre les profondes ornières que les canons et les voitures d’ambulance avaient creusées. Il lui faudrait attendre des heures avant de savoir si Tara était encore debout et si Ellen y était toujours. Des heures avant de terminer sa randonnée sous le soleil de septembre.
Elle se retourna pour regarder Mélanie qui, allongée sur le dos, fermait ses yeux meurtris pour ne pas être aveuglée par le soleil. Alors Scarlett dénoua les brides de sa capeline et la lança à Prissy.
« Mets-lui ça sur la figure. Ça lui protégera les yeux », puis comme elle commençait déjà à sentir sur elle la morsure du soleil elle se dit : « Avant la fin de la journée j’aurai tellement de taches de rousseur que je ressemblerai à un œuf de pintade. »
Jamais auparavant elle ne s’était exposée au soleil sans chapeau ou sans voile, jamais elle n’avait manié les rênes ou les guides d’un cheval sans avoir enfilé une paire de gants pour protéger la peau blanche de ses mains creusées de petites fossettes. Et pourtant, elle était là en plein soleil, dans une charrette délabrée tirée par un cheval étique. Elle était sale, elle ruisselait de sueur, elle avait faim, elle était condamnée sans appel à cheminer péniblement comme une tortue à travers une campagne déserte. Il y avait à peine quelques semaines, elle menait une existence paisible, à l’abri de tout danger. Si peu de temps s’était écoulé depuis qu’elle-même, à l’exemple de chacun, avait pensé qu’Atlanta ne tomberait jamais, que la Géorgie ne serait jamais envahie. Mais le petit nuage qui, quelques mois plus tôt, s’était formé au nord-ouest, avait engendré une violente tempête, puis déchaîné un ouragan qui avait balayé tout ce qui constituait son univers, qui l’avait arrachée elle-même à sa vie douillette et l’avait laissée retomber au milieu de ce pays figé, désolé, hanté par des spectres.
Tara était-elle toujours debout ? ou bien avait-elle été emportée, elle aussi, par le vent qui avait soufflé sur la Géorgie ?
Elle fouetta le cheval épuisé et essaya de le faire aller plus vite. Les roues avaient du jeu et renvoyaient les fugitifs d’un côté à l’autre de la charrette comme des gens ivres.
La mort rôdait par là. En cette fin d’après-midi, sous les rayons du soleil déclinant, tous les champs, tous les bosquets dont Scarlett se souvenait si bien verdoyaient dans une immobilité, dans un calme sinistre qui remplissait de terreur le cœur de la jeune femme. Chaque maison vide, chaque demeure criblée d’obus devant lesquelles les fugitifs étaient passés ce jour-là, chaque cheminée lugubre dressée comme une sentinelle au-dessus de ruines noircies avaient augmenté ses terreurs. Depuis la nuit précédente, elle n’avait vu ni un être humain, ni un animal en vie. Des hommes et des chevaux morts, tous gisant au bord de la route, enflés, couverts de mouches, mais elle n’avait rien vu de vivant. Point de bestiaux couchés au loin dans les prés. Les oiseaux eux-mêmes ne chantaient pas, le vent n’agitait pas les arbres. Seuls le clic-clac épuisé du cheval et les faibles vagissements du bébé de Mélanie venaient rompre le silence.
La campagne semblait être sous l’empire d’un redoutable enchantement. Ou pire encore, pensa Scarlett en frissonnant. Elle évoquait le visage familier et chéri d’une mère qui, après les affres de l’agonie, a enfin retrouvé dans la mort sa beauté et sa sérénité. Elle eut l’impression que les bois jadis si amis étaient peuplés de fantômes. Des milliers d’hommes étaient tombés au cours de la bataille de Jonesboro. Ils étaient là dans ces bois hantés, où le soleil oblique de l’après-midi luisait d’un éclat surnaturel à travers les feuilles immobiles, amis et ennemis pêle-mêle, ils l’observaient dans sa charrette disloquée, ils la regardaient de leurs yeux aveuglés par le sang et la poussière rouge… de leurs yeux vitreux, de leurs yeux horribles.
« Maman ! maman ! » murmura-t-elle. Si seulement elle pouvait parvenir jusqu’à Ellen ! Si seulement, par un miracle de Dieu, Tara était encore debout ! Elle remonterait la longue avenue plantée d’arbres, elle entrerait dans la maison, elle verrait le tendre visage de sa mère, elle sentirait de nouveau la caresse de ses mains douces et capables qui chassaient les frayeurs, elle se cramponnerait aux jupes d’Ellen, y enfouirait son visage. Sa mère saurait bien ce qu’il fallait faire. Elle empêcherait de mourir Mélanie et son bébé. Elle éloignerait tous les fantômes et les terreurs, rien qu’en faisant : « Chut ! chut ! » de sa voix tranquille. Mais sa mère était malade, elle se mourait peut-être.
Scarlett cingla la croupe du cheval. Il fallait aller plus vite ! Toute la journée la voiture s’était traînée le long de cette route qui n’en finissait pas. La nuit n’allait pas tarder à venir. Les fugitifs allaient rester seuls au milieu de cette désolation pareille à la mort. Scarlett serra les guides de ses mains pleines d’ampoules et en fouetta sauvagement le dos de la bête jusqu’à s’en faire mal au bras.
Si seulement elle pouvait atteindre Tara, se réfugier dans les bras d’Ellen, déposer son fardeau bien trop pesant pour ses jeunes épaules – cette femme qui agonisait, le bébé qui s’éteignait lentement, son garçon à elle presque mort de faim, la négresse apeurée, qui tous attendaient d’elle la force, le salut, tous lisaient sur son dos raidi un courage qu’elle ne possédait pas, une vigueur qui l’avait abandonnée depuis longtemps.
Le cheval harassé ne réagissait plus ni au fouet, ni aux guides, mais il se traînait, butait contre de gros cailloux et oscillait comme s’il allait tomber sur les genoux. Pourtant, à l’heure du crépuscule, les voyageurs entamèrent la dernière étape du voyage. Quittant le chemin qu’ils avaient emprunté jusqu’alors, ils tournèrent et s’engagèrent sur la grand-route. Tara n’était plus qu’à un mille !
On pouvait déjà voir se profiler la masse sombre de la haie de seringas qui indiquait le commencement de la propriété des MacIntosh. Un petit peu plus loin, Scarlett arrêta l’attelage en face de la longue avenue de chênes qui menait de la route à la demeure du vieil Angus MacIntosh. L’ombre s’épaississait et Scarlett eut beau fouiller du regard la double rangée d’arbres, elle ne distingua rien. Tout était noir. Pas une seule lumière ne brillait dans la maison ou dans les communs. À force d’écarquiller les yeux, elle finit cependant par entrevoir un spectacle qui lui était familier au cours de cette terrible journée. Pareilles à de gigantesques stèles funéraires, deux hautes cheminées dominaient le second étage en ruine et, au premier, des fenêtres qu’aucune lampe n’éclairait, trouaient les murs comme des yeux vides.
« Eh là ! lança-t-elle de toutes ses forces. Eh là ! »
Folle de terreur, Prissy se cramponna à elle, et Scarlett, en se retournant, vit que ses yeux roulaient dans leurs orbites.
« N’appelez plus, ma’ame Sca’lett ! S’il vous plaît, n’appelez plus, murmura-t-elle d’une voix brisée. On sait pas ce qui va nous répond’. »
« Mon Dieu, pensa Scarlett qu’un frisson parcourut. Mon Dieu, elle a raison. On ne sait pas ce qui peut sortir de cette maison. »
Elle secoua les guides, et l’attelage s’ébranla de nouveau. La vue de la demeure des MacIntosh avait anéanti le dernier espoir qui lui restait. La maison incendiée, en ruine, était aussi abandonnée que toutes les plantations devant lesquelles elle était passée ce jour-là. Tara ne s’élevait qu’à un demi-mille de là, sur la même route, en plein sur le chemin des armées. Tara devait être rasée jusqu’au sol, elle aussi ! Scarlett n’allait plus trouver que des briques noircies. Elle allait voir briller les étoiles à travers les décombres des murs. Ellen, Gérald, les petites, Mama, les nègres, tout le monde serait parti, parti Dieu seul savait où, et ce calme effrayant planerait sur ce qui restait de la plantation.
Pourquoi s’était-elle lancée dans cette expédition insensée ? C’était un défi à la raison, surtout avec Mélanie et son enfant. Il eût mieux valu mourir à Atlanta plutôt que de venir mourir au milieu des ruines muettes de Tara après avoir subi les tortures du soleil et d’un voyage dans une voiture démantibulée.
Mais Ashley lui avait confié Mélanie : « Veillez sur elle. » Oh ! ce jour merveilleux et déchirant où il l’avait embrassée avant de s’en aller à jamais. « Vous veillerez sur elle, n’est-ce pas ? C’est promis ? » Et elle avait promis. Pourquoi s’était-elle engagée ainsi, doublement liée maintenant qu’Ashley était parti ? Malgré son épuisement elle trouvait encore la force de haïr Mélanie, de détester le petit miaulement de son enfant, qui, de plus en plus faible, perçait encore le silence. Mais elle avait promis et désormais Mélanie et son fils dépendaient d’elle, au même titre que Wade et Prissy, et il fallait qu’elle luttât et se défendît pour eux jusqu’à ses dernières forces, jusqu’à son dernier souffle. Elle aurait pu les laisser à Atlanta, mettre Mélanie à l’hôpital et l’abandonner. Mais, si elle avait fait cela, elle n’aurait jamais pu se retrouver en présence d’Ashley, soit dans ce monde, soit dans l’autre, et lui dire qu’elle avait laissé sa femme et son fils mourir parmi des inconnus.
Oh ! Ashley ! Où était-il à cette heure-là, pendant qu’elle suivait avec tant de mal cette route hantée en compagnie de sa femme et de son enfant ? Était-il en vie ? Pensait-il à elle derrière les barreaux de sa prison de Rock Island ? Était-il mort de la variole depuis plusieurs mois ? Était-il en train de pourrir dans une longue fosse parmi des centaines de Confédérés ?
Les nerfs trop tendus de Scarlett faillirent céder lorsqu’elle perçut un bruit dans les broussailles non loin d’elle. Prissy poussa un hurlement et s’aplatit sur le plancher de la charrette sans égards pour le bébé. Mélanie s’agita faiblement et chercha son enfant de la main. Quant à Wade, trop épouvanté pour crier, il se mit à trembler de tous ses membres. Alors les buissons s’écartèrent en craquant sous le poids d’un animal massif et l’on entendit un sourd gémissement plaintif.
« Ce n’est qu’une vache, dit Scarlett d’une voix blanche. Trêve de sottises, Prissy. Tu as écrasé le bébé et tu as fait peur à Mme Melly et à Wade.
— C’est un fantôme », larmoya Prissy en se tortillant.
Pivotant sur son siège, Scarlett brandit le rameau dont elle s’était servie en guise de fouet et en donna un coup sur le dos de Prissy. Elle était trop lasse, trop abattue par la peur pour tolérer la moindre faiblesse chez les autres.
« Relève-toi donc, imbécile, avant que je brise cette badine sur tes épaules », fit-elle.
Éperdue, Prissy releva la tête et, regardant par-dessus le rebord de la charrette, vit que c’était une vache, une bête blanche et rousse qui contemplait les voyageurs d’un air effrayé et suppliant. La vache poussa un nouveau gémissement comme si elle souffrait.
« Serait-elle blessée ? fit Scarlett. Elle ne beugle pas comme les autres vaches.
— Moi, j’ c’ois qu’elle a t’op de lait et qu’elle voud’ait qu’on la t’aie, annonça Prissy, en recouvrant peu à peu son sang-froid. J’ c’ois que c’en est une du t’oupeau des MacIntosh que les nèg’ ils ont emmenée dans les bois et que les Yankees ils ont pas p’ise.
— Nous allons l’emmener avec nous, décida Scarlett sur-le-champ. Comme ça, nous aurons un peu de lait pour le bébé.
— Comment est-ce qu’on va emmener une vache avec nous aut’, ma’ame Scarlett ? Nous pouvons pas emmener de vache avec nous. Et puis, les vaches, quand on a t’op attendu pou’ les t’ai’e, leu’ mamelles elles enflent et elles éclatent. C’est pou’ ça que celle-ci elle beugle.
— Puisque tu t’y connais si bien, tu vas retirer ton jupon. Tu le déchireras en deux et tu t’en serviras pour attacher la vache à l’arrière de la voiture.
— Ma’ame Sca’lett, vous savez bien que j’ai plus de jupon depuis un mois, et puis, si j’en avais un je voud’ais pou’ ’ien au monde le donner à la vache. J’ai jamais aimé les vaches. J’ai une peu’ bleue de ces bêtes-là. »
Scarlett lâcha les guides et retroussa sa jupe. Son jupon garni de dentelles était la dernière parure élégante et intacte qu’elle possédât. Elle dénoua le cordon qui le serrait à la taille et fit glisser le jupon sur ses chevilles en tirant à pleines mains l’étoffe douce au toucher. Rhett lui avait apporté cette toile et ces dentelles de Nassau à bord du dernier bateau avec lequel il avait forcé le blocus, et il avait fallu à Scarlett une semaine entière pour confectionner ce vêtement de dessous. Elle l’empoigna résolument par l’ourlet, tira, secoua, mordit, jusqu’à ce que le tissu cédât et se déchirât sur toute la longueur. Elle poursuivit son œuvre avec acharnement et, après avoir transformé le jupon en plusieurs bandes, les noua bout à bout de ses doigts qui saignaient et tremblaient de fatigue.
« Passe-lui cela autour des cornes », ordonna-t-elle.
Mais Prissy se rebiffa.
« J’ai peu’ des vaches, ma’ame Sca’lett. Je me suis jamais occupée des vaches. Moi je suis pas une nég’esse de fe’me. Moi je suis pou’ se’vi’ dans la maison.
— Tu n’es qu’une abrutie de négresse, voilà ! et papa n’a jamais fait plus mauvais travail que le jour où il t’a achetée, déclara Scarlett d’un ton calme, trop épuisée pour se mettre en colère. Si jamais je peux encore me servir de mon bras, je te casserai mon fouet sur le dos. »
Roulant de grands yeux, Prissy regarda d’abord sa maîtresse, puis la vache qui beuglait plaintivement. Scarlett lui paraissait la moins dangereuse des deux, elle se cramponna au rebord de la charrette et ne bougea pas.
Scarlett descendit maladroitement de son siège. À chacun de ses mouvements, ses muscles endoloris lui causaient une véritable torture. Prissy n’était pas la seule à avoir une « peu’ bleue » des vaches. Les vaches, même les plus douces, lui avaient toujours paru redoutables, mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à de petites frayeurs lorsque tant de dangers s’amoncelaient au-dessus de sa tête. Par bonheur, la vache était sociable. La douleur l’avait incitée à rechercher la compagnie des hommes et elle n’eut aucun geste menaçant quand Scarlett noua autour d’une de ses cornes l’extrémité du jupon déchiré. Elle fixa l’autre bout à l’arrière de la voiture du mieux que le lui permirent ses doigts meurtris. Alors, tandis qu’elle s’apprêtait à reprendre place sur le siège, une immense dépression l’assaillit et elle fut prise d’un étourdissement. Elle dut se retenir à un montant de la charrette pour ne pas tomber.
Mélanie ouvrit les yeux et, voyant Scarlett tout près d’elle, elle murmura : « Chérie… sommes-nous chez toi ? »
Chez toi ! Ce mot arracha à Scarlett des larmes brûlantes. Chez elle ! Mélanie ne savait pas qu’elles n’avaient plus de toit, qu’elles étaient toutes deux seules et abandonnées, au milieu d’un monde désolé, et frappé de folie.
« Pas encore, fit-elle d’une voix aussi douce que le lui permit sa gorge serrée à étouffer. Mais nous arriverons bientôt. Je viens de trouver une vache et nous n’allons pas tarder à avoir du lait pour toi et le bébé.
— Pauvre petit », fit Mélanie en essayant d’atteindre l’enfant.
Il fallut que Scarlett fît appel à toute son énergie pour remonter dans la voiture, mais enfin elle y parvint et reprit ses guides. Le cheval, la tête lamentablement baissée, refusa d’avancer. Scarlett le frappa sans aucune pitié. Elle se dit que Dieu lui pardonnerait de rosser un animal épuisé, et puis, s’Il ne lui pardonnait pas, ce serait le même prix ! Après tout, Tara n’était plus guère qu’à un quart de mille et, une fois arrivé, le cheval pourrait s’effondrer entre les brancards si le cœur lui en disait.
Finalement, la bête se remit lentement en route en traînant la voiture qui grinçait et la vache qui, à chaque pas, mugissait à fendre l’âme. Ses beuglements répétés crispèrent Scarlett au point qu’elle eut envie de s’arrêter et de rendre sa liberté à la malheureuse. Après tout, à quoi lui servirait une vache s’il n’y avait personne à Tara ? Elle était incapable de la traire et, même si elle y réussissait, l’animal enverrait sans doute des coups de pied à quiconque s’aviserait de toucher à ses pis douloureux. Mais elle avait la vache et elle pouvait aussi bien la garder. Désormais sa compagnie se réduisait à si peu de chose.
Lorsque les voyageurs atteignirent enfin le bas d’une petite côte, les yeux de Scarlett s’embuèrent de larmes. Là-haut, au sommet de la pente, c’était Tara. Alors son cœur se serra. Le cheval décrépit n’aurait jamais la force de remonter le coteau. Et dire qu’au temps où elle galopait sur sa jument légère elle s’était toujours ri de cette côte. Il lui semblait impossible qu’elle fût devenue si raide depuis la dernière fois qu’elle l’avait vue. Chargée comme était la voiture, le cheval ne parviendrait jamais jusqu’en haut.
Brisée de fatigue, elle mit pied à terre et tira la bête par la bride.
« Descends, Prissy, ordonna-t-elle. Prends Wade. Porte-le ou fais-le marcher. Laisse le bébé auprès de Mme Mélanie. »
Wade éclata en sanglots et, au milieu de ses gémissements, Scarlett ne distingua seulement que quelques mots hachés : « Noir… noir… Wade a peur ! »
« Ma’ame Sca’lett, je peux pas ma'cher. Mes pieds ils ont des ampoules et ils passent à t’ave’ mes souliers, et puis Wade il pèse t’o lou’, et…
— Descends avant que je te fasse sortir de la charrette par la peau du cou. Et si c’est moi qui te sors, je te laisse ici toute seule dans le noir. Allons, vite. »
Prissy n’arrêtait pas de se lamenter. Les yeux fixes, elle regardait les arbres sombres qui encadraient la route de chaque côté, les arbres qui risquaient de l’atteindre et de s’emparer d’elle pour peu qu’elle quittât le refuge de la charrette. Néanmoins elle allongea le bébé tout contre Mélanie, descendit à son tour et sortit Wade de la voiture. Le petit garçon sanglotait, cramponné à sa bonne.
« Fais-le taire. Je ne peux pas supporter ses cris, dit Scarlett en tirant le cheval par la bride et en le forçant à avancer malgré lui. Allons, Wade, sois un petit homme. Cesse de pleurer sans quoi je te donne une claque. »
« Pourquoi Dieu a-t-il donc inventé les enfants ? pensa Scarlett qui, au même moment, faillit se tordre la cheville. Ils ne servent à rien, pleurent sans arrêt, ennuient tout le monde. Il faut sans cesse s’occuper d’eux. On les a tout le temps dans les jambes. » Elle était si épuisée qu’elle était incapable d’éprouver la moindre compassion pour l’enfant terrorisé qui trottinait à côté de Prissy tout en la tirant par la main et en reniflant.
« Ma’ame Sca’lett, chuchota Prissy après s’être agrippée au bras de sa maîtresse. Faut pas aller à Ta’a. Ils sont pas là. Ils sont tous pa’tis. Peut-êt’ ils sont mo’… ma maman et tout le monde. »
Furieuse d’entendre là l’écho de ses propres pensées, Scarlett se dégagea.
« Alors, donne-moi la main de Wade. Tu peux t’asseoir ici et y rester.
— Non, ma’ame ! Non, ma’ame !
— Alors, tais-toi ! »
Que le cheval avançait donc lentement ! L’écume de sa bouche coulait sur la main de Scarlett. Du fond de sa mémoire montèrent quelques bribes d’une chanson qu’elle avait jadis chantée avec Rhett… elle ne pouvait se rappeler la suite :
Quelques jours encore à ployer sous la lourde charge.
« Quelques pas encore, ne put-elle s’empêcher de fredonner, quelques pas encore à faire sous la lourde charge. »
Alors les voyageurs arrivèrent au sommet de la pente et, devant eux, se dressa la masse sombre des chênes de Tara. Scarlett chercha avidement une lumière des yeux. Il n’y en avait pas !
« Ils sont partis, se dit-elle, le cœur glacé. Partis. »
Tirant le cheval par la bride elle s’engagea dans l’avenue, et les cèdres, joignant leurs branches au-dessus des fugitifs, les aidèrent à se fondre dans les ténèbres de la mi-nuit. Fouillant le long tunnel obscur, les yeux brûlants à force de scruter l’ombre, Scarlett vit devant elle… mais voyait-elle réellement ? Ses yeux fatigués ne la trompaient-ils pas ?… elle vit, ternes et indistinctes, les briques blanches de Tara. Sa maison ! Sa maison ! Les chers murs blancs, les fenêtres aux rideaux palpitants, les larges vérandas… était-ce bien tout cela qu’elle distinguait devant elle, là-bas dans l’obscurité ? Ou bien la nuit charitable lui cachait-elle l’horrible spectacle que lui avait offert la plantation des MacIntosh ?
L’avenue de cèdres semblait n’en plus finir, et le cheval avançait de moins en moins vite. Scarlett fouillait éperdument les ténèbres. Le toit avait l’air intact. Était-ce possible… était-ce possible… ? Non, ce n’était pas possible. La guerre ne respectait rien, pas même Tara, construite pour durer cinq cents ans. Elle ne pouvait pas avoir épargné Tara.
Alors les contours noyés d’ombres se précisèrent. Scarlett tira plus fort sur la bride du cheval. On voyait maintenant les murs blancs. La fumée ne les avait pas noircis. Tara était épargnée ! Sa maison. Scarlett lâcha la bride et franchit en courant les derniers mètres qui la séparaient de chez elle. Elle bondit. Elle aurait voulu serrer les murs blancs entre ses bras. Tout d’un coup, elle vit une forme confuse émerger de l’obscurité et s’approcher des marches de la véranda. Tara n’était pas déserte. Il y avait quelqu’un chez elle !
Un cri de joie allait lui échapper, mais il s’étrangla dans sa gorge. La maison était si sombre, si calme et la silhouette sous la véranda demeurait immobile. Que se passait-il donc ? Tara était intacte, pourtant elle semblait elle aussi être drapée dans ce linceul qui recouvrait de son calme sinistre la campagne frappée de mort. Alors la silhouette bougea. Lentement, péniblement, un homme descendit les marches de la véranda.
« Papa ? interrogea Scarlett d’une voix enrouée par l’émotion, car elle ne savait même plus si c’était bien son père. C’est moi… Katie Scarlett. Me voilà revenue. »
Traînant avec difficulté sa jambe raide, Gérald, muet, comme un somnambule, se dirigea vers Scarlett. Il arriva tout près d’elle, la regarda d’un air hébété comme s’il la voyait en rêve. Puis il lui posa la main sur l’épaule. Scarlett sentit trembler ses doigts comme si l’on venait d’arracher Gérald à un cauchemar et qu’il n’eût pas tout à fait conscience de la réalité.
« Ma fille, dit-il avec un effort. Ma fille. »
Alors il se tut.
« Mais… Mais, c’est un vieillard ! » pensa Scarlett.
Sur son visage qu’elle distinguait confusément, il n’y avait plus rien de cette virilité, de cette vitalité débordante qui, jadis, faisaient Gérald, et ses yeux avaient presque la même expression d’épouvante que ceux de Wade. Gérald n’était plus qu’un petit vieux cassé, aux épaules tombantes.
Et maintenant, la crainte de l’inconnu s’emparait de Scarlett, se jetait sur elle comme si elle s’était tapie dans l’obscurité et l’avait guettée. Incapable de faire un geste, Scarlett se contentait de regarder fixement son père. Ses lèvres retenaient prisonnier le flot de questions qu’elle aurait voulu poser.
De la charrette monta de nouveau le faible vagissement du bébé et Gérald parut sortir de sa torpeur au prix d’un grand effort.
« C’est Mélanie et son petit, murmura Scarlett. Mélanie est très malade… je l’ai ramenée à la maison. »
Gérald retira la main de l’épaule de sa fille et se redressa un peu. Tandis qu’il s’approchait à pas lents de la voiture, on aurait pu le prendre pour le fantôme de l’ancien maître de maison de Tara se portant au-devant de ses invités. Et, quand il parla, on eût dit qu’il empruntait ses mots à des souvenirs obscurcis par le temps.
« Cousine Mélanie ! »
Mélanie bredouilla quelque chose qu’on n’entendit pas.
« Cousine Mélanie, vous êtes ici chez vous. Les Douze Chênes sont en cendres. Vous allez être obligée d’habiter avec nous. »
À la pensée du long martyre qu’endurait Mélanie, Scarlett retrouva toute son activité. Elle était de nouveau aux prises avec le présent, avec la nécessité de coucher Mélanie et son enfant dans un bon lit, de faire pour eux deux ces mille choses qui étaient nécessaires.
« Il faut la porter. Elle ne peut pas marcher. »
On entendit un bruit de pas précipités et une forme sombre se profila sous la véranda enténébrée. Pork descendit l’escalier en courant.
« Ma’ame Sca’lett ! Ma’ame Sca’lett ! » s’écria-t-il.
Scarlett le prit par les deux bras. Pork, ce Pork qui faisait partie intégrante de Tara, qui était aussi cher à Scarlett que les briques des murs et les couloirs frais. Elle sentit ses larmes couler sur ses mains et il n’arrêtait pas de lui donner de petites tapes maladroites dans le dos et de s’écrier : « Pou’ sû’, j’suis heu’eux que vous soyez ’evenue ! Pou’ sû’… »
Prissy éclata en sanglots et se mit à marmonner des phrases incohérentes. « Po’k ! Po’k ! mon ché’i. » Alors, le petit Wade, encouragé par la faiblesse de ses aînés, commença à dire en reniflant : « Wade a soif ! »
Enfin Scarlett prit tout son monde en main.
« Mme Mélanie est dans la charrette avec son bébé. Pork, tu vas la monter au premier avec beaucoup de précautions et tu la coucheras dans la chambre d’amis qui donne sur le jardin derrière. Prissy, prends le bébé, fais rentrer Wade et donne lui un verre d’eau. Est-ce que Mama est là, Pork ? Dis-lui que j’ai besoin d’elle. »
Galvanisé par le ton autoritaire de Scarlett, Pork s’approcha de la charrette et, après avoir tâtonné quelques instants, rabattit le dossier. Mélanie laissa échapper un gémissement au moment où Pork l’assit à demi pour la soulever du matelas sur lequel elle avait passé tant d’heures. Alors elle se retrouva dans les bras solides du nègre, la tête posée sur son épaule comme un enfant. Prissy portant le bébé et tirant Wade par la main monta avec eux l’escalier et disparut dans le vestibule obscur.
De ses doigts en sang, Scarlett chercha fiévreusement la main de son père.
« Vont-elles bien, papa ?
— Les petites se remettent. »
Le silence retomba et une idée trop monstrueuse pour se traduire par des mots commença à s’ébaucher dans l’esprit de Scarlett. Non, elle ne pouvait pas exprimer cette pensée, les paroles n’auraient pas franchi ses lèvres. Elle essaya quand même, mais on eût dit que les parois de sa gorge s’étaient subitement desséchées et collées l’une contre l’autre. Était-ce donc là l’explication de l’effrayante énigme du silence de Tara ? Comme s’il avait voulu répondre à la question qui la hantait, Gérald se mit à parler.
« Ta mère… fit-il, et il s’arrêta.
— Et… maman ?
— Ta mère est morte hier. »
Le bras de son père étroitement serré sous le sien, Scarlett traversa le large vestibule qui, malgré l’obscurité, lui était aussi familier que ses propres pensées. Elle évita les chaises au dossier élevé, le râtelier vide de fusils, le vieux buffet dont les pieds en forme de pattes griffues saillaient dangereusement et, d’instinct, elle se sentit attirée vers le petit bureau où Ellen passait son temps à faire des comptes. Lorsqu’elle entrerait, sa mère serait sûrement assise devant son secrétaire. Elle relèverait la tête, poserait sa grosse plume d’oie et quitterait sa chaise pour aller au-devant de sa fille épuisée dans un frou-frou de jupes discrètement parfumées. Ellen ne pouvait pas être morte malgré ce que papa n’avait cessé de répéter comme un perroquet qui ne sait qu’une seule phrase :
« Ellen est morte hier… elle est morte hier. »
Elle était surprise de n’éprouver aucune émotion, de ne rien ressentir en dehors d’une fatigue qui lui paralysait les membres comme de lourdes chaises de fer et d’une fringale qui lui faisait trembler les genoux. Elle penserait à sa mère plus tard. Pour le moment, il fallait coûte que coûte qu’elle bannît Ellen de son esprit, sans quoi elle allait se mettre à bredouiller stupidement comme Gérald ou à sangloter sans arrêt comme Wade.
Pork descendit l’escalier dans le noir et rejoignit le père et la fille. Pareil à un animal transi qui recherche un bon feu, il avait hâte de se retrouver tout près de Scarlett.
« On ne peut donc pas avoir de lumière ? interrogea celle-ci. Pourquoi fait-il aussi sombre dans la maison. Pork ? Apportez les bougies.
— Ils ont p’is toutes les bougies, ma’ame Sca’lett, toutes sauf une dont on s’est se’vi pou’ s’éclai’er un peu et elle est p’esque finie. Mama elle s’est se’vie d’un bout de chiffon t’empé dans de la g’aisse de cochon pou’ soigner mam’zelle Ca’een et mam’zelle Suellen.
— Apporte ce qui reste de la bougie, ordonna Scarlett. Apporte-la dans le bureau de maman… oui, dans le bureau. »
Pork passa dans la salle à manger et Scarlett, avançant à tâtons, pénétra dans la petite pièce toute noire où elle alla se jeter sur le sofa. Son père ne lui avait pas lâché le bras. À la pression de sa main implorante et confiante, comme seules savent l’être les mains des êtres très jeunes ou très vieux, elle devinait sa détresse.
« C’est un vieillard, un vieillard fatigué », se dit-elle de nouveau tout en s’étonnant de prendre la chose avec tant d’indifférence.
Pork entra avec une bougie à demi consumée, fichée sur une soucoupe, et une clarté vacillante emplit la pièce. Tout parut renaître à la vie. Le vieux sofa affaissé sur lequel Gérald et Scarlett étaient assis, le grand secrétaire, le fauteuil d’Ellen, finement travaillé, les rangées de casiers encore remplis de papiers portant trace de sa belle écriture, le tapis usé… tout était bien là, sauf Ellen, Ellen avec son léger parfum de citronnelle et le doux regard de ses yeux un peu bridés. Scarlett ressentit une douleur sourde au cœur, comme si ses nerfs, engourdis sous le coup d’une blessure trop vive, s’efforçaient peu à peu de reprendre leur rôle. Il ne fallait pour rien au monde qu’elle les laissât faire, elle avait toute la vie devant elle pour souffrir. Mais pas maintenant ! « Mon Dieu, je vous en prie, pas maintenant ! »
Elle regarda Gérald dont le visage, jadis vermeil, avait pris une teinte mastic et, pour la première fois, elle vit les joues de son père couvertes de poils argentés qu’il n’avait pas pris soin de raser. Pork plaça la bougie dans un chandelier et s’approcha de Scarlett. La jeune femme eut l’impression que s’il avait été un chien il serait venu poser son museau sur ses genoux et aurait jappé jusqu’à ce qu’elle lui caressât la tête.
« Pork, combien y a-t-il de noirs ici ?
— Ma’ame Sca’lett, mes maudits nèg’ ils se sont sauvés et quelques-uns ils sont pa’tis avec les Yankees et…
— Combien en reste-t-il ?
— Y a moi, ma’ame Sca’lett, et puis Mama. Elle a soigné les jeunes demoiselles toute la jou’née. Y a Dilcey aussi. Maintenant, elle est aup’ès de ces demoiselles. Y a nous t’ois, ma’ame Sca’lett. »
« Nous trois », alors qu’autrefois il y en avait une centaine. Scarlett eut du mal à relever la tête tant son cœur lui faisait mal. Il ne fallait pas que sa voix trahît son émotion. Elle prit sur elle, mais, à sa grande surprise, elle parla d’un ton aussi détaché, aussi naturel que s'il n’y avait pas eu de guerre, qu’elle n’eût à faire qu’un simple geste de la main pour voir accourir auprès d’elle une dizaine de serviteurs.
« Pork, je meurs de faim. Y a-t-il quelque chose à manger ?