Cela ne faisait de doute pour personne, Bonnie Butler était en passe de devenir infernale et avait grand besoin d’une main ferme pour la diriger, mais comme au fond tout le monde raffolait d’elle, personne n’avait le courage d’entreprendre le redressement nécessaire. Elle avait commencé à échapper à toute discipline pendant le voyage de trois mois qu’elle avait fait avec son père. À La Nouvelle-Orléans et à Charleston, Rhett avait toléré qu’elle se couchât à n’importe quelle heure et qu’elle s’endormît dans ses bras au théâtre, au restaurant ou aux tables de jeux. Par la suite, il fallut recourir à la force pour l’obliger à se coucher en même temps que la docile Ella. Au cours du voyage, Rhett lui avait permis de porter toutes les robes qui lui faisaient plaisir et, depuis ce temps, elle se mettait dans une rage terrible chaque fois que Mama essayait de lui passer une robe de basin, ou un tablier au lieu d’une robe de taffetas et d’un col de dentelle.
Il semblait n’y avoir aucun moyen de regagner le terrain perdu pendant le voyage, la maladie de Scarlett et sa convalescence à Tara. Bonnie grandissait et Scarlett essaya de la mater un peu pour l’empêcher de devenir une enfant trop têtue et trop gâtée, mais ses efforts demeurèrent à peu près vains. Rhett prenait toujours parti pour la petite, si insensés que fussent ses désirs, si extravagante que fût sa conduite. Il l’encourageait à dire tout ce qui lui passait par la tête et la traitait comme une grande personne. Il l’écoutait émettre son avis avec un sérieux apparent et prétendait se laisser guider par elle. Aussi Bonnie s’en donnait-elle à cœur joie. Elle coupait la parole aux grands, contredisait son père et le remettait à sa place. Rhett se contentait de rire et ne supportait même pas que Scarlett donnât une petite tape sur la main de Bonnie pour la gronder.
« Si elle n’était pas aussi mignonne, aussi adorable, elle serait impossible, se disait Scarlett tristement tout en se rendant compte que son enfant était douée d’une volonté égale à la sienne. Elle adore Rhett, et s’il voulait il pourrait la rendre plus sage. »
Mais Rhett ne manifestait nulle envie de redresser la conduite de Bonnie. Tout ce qu’elle faisait était bien et, si elle demandait la lune, elle l’obtenait à condition que Rhett pût la lui décrocher. Il avait un orgueil fou de sa beauté, de ses boucles, de ses fossettes, de ses petits gestes. Il aimait sa vivacité, sa bonne humeur, la façon exquise et singulière qu’elle avait de lui montrer son affection. Gâtée, autoritaire, elle n’en était pas moins adorable, et Rhett ne se sentait pas le courage de sévir. Il était son dieu, le centre de son petit univers, et il tenait trop à tout cela pour risquer de le compromettre par ses réprimandes. Bonnie s’attachait à Rhett comme son ombre. Elle le réveillait plus tôt qu’il n’aurait voulu. À table, elle s’asseyait à côté de lui et mangeait alternativement dans son assiette et dans la sienne. Elle s’asseyait sur le devant de sa selle lorsqu’il montait à cheval et seul Rhett avait le droit de la déshabiller et de la coucher dans son petit lit auprès du sien. Émue et attristée, Scarlett considérait avec quelle poigne de fer sa petite fille menait son père. N’aurait-on pas cru pourtant que Rhett eût été le dernier des hommes à prendre son rôle de père au sérieux ? Mais parfois Scarlett sentait la jalousie la mordre, car, à quatre ans, Bonnie comprenait Rhett mieux qu’elle ne l’avait jamais compris et savait le prendre mieux qu’elle ne l’avait jamais su.
Lorsque Bonnie eut atteint ses quatre ans, Mama commença à dire en bougonnant que ce n’était pas convenable de voir une petite fille « à califourchon su’ la selle de son papa avec ses jupes en l’ai’ ». Rhett prêta une oreille attentive aux remarques de Mama, d’ailleurs il écoutait toujours Mama quand elle donnait des conseils sur la façon d’élever les petites filles. Cela se traduisit en fin de compte par un petit poney des Shetland à la robe brune et blanche, à la crinière et à la queue longues et soyeuses. On lui attacha sur le dos une minuscule selle d’amazone incrustée d’argent. Théoriquement le poney était destiné aux trois enfants, et Rhett acheta une selle pour Wade, mais Wade préférait de beaucoup son saint-bernard et Ella avait peur de toutes les bêtes. Le poney devint donc la propriété exclusive de Bonnie et fut baptisé « Monsieur Butler ». Tout d’abord la joie de Bonnie ne fut pas complète. L’enfant regrettait de ne pas pouvoir monter encore à califourchon comme son père, mais lorsque celui-ci lui eut expliqué qu’il était bien plus difficile de monter en amazone, elle se laissa convaincre et fit de rapides progrès. Rhett constatait avec un orgueil démesuré qu’elle avait la main sûre et une excellente assiette.
« Attendez un peu qu’elle soit assez grande pour chasser à courre, déclarait-il avec emphase. Personne ne lui arrivera à la cheville. Vous verrez, je l’emmènerai en Virginie. Il n’y a que ce pays-là pour les vraies chasses. Et je l’emmènerai aussi au Kentucky, où l’on s’y connaît en bons cavaliers. »
Lorsque la question se posa de lui commander un costume d’amazone, on la laissa comme toujours suivre sa fantaisie et comme toujours elle choisit du bleu. « Mais non, ma chérie, pas ce velours bleu ! Le velours bleu, c’est bon pour une robe de réception pour moi, déclara Scarlett en riant. Un beau drap noir, voilà ce que portent les petites filles. » Voyant se froncer les petits sourcils noirs, Scarlett s’écria : « Pour l’amour de Dieu, Rhett, dites-lui que ça n’ira pas du tout et que ce sera très salissant !
— Bah ! qu’elle prenne donc du velours bleu. Si ça se salit, on lui fera faire un autre costume », répondit Rhett tranquillement.
Ainsi Bonnie eut un costume d’amazone en velours bleu avec une jupe si longue qu’elle balayait le flanc du poney, et on la coiffa d’un chapeau noir orné d’une plume rouge, parce que les histoires de Jeb Stuart[62], racontées par tante Melly, avaient frappé son imagination. Lorsque le temps était clair et beau, on pouvait voir le père et la fille trotter côte à côte le long de la rue du Pêcher. Rhett retenait son gros cheval noir et réglait son allure sur celle du petit poney dodu. Parfois ils s’élançaient au galop dans une allée tranquille, semant la panique parmi les poules, les chiens et les enfants. Bonnie, les boucles au vent, cravachait Monsieur Butler tandis que Rhett tirait sur ses rênes pour faire croire à l’enfant qu’elle avait gagné la course.
Lorsque Rhett se fut assuré de sa bonne tenue en selle, de la précision de ses gestes et de son mépris total du danger, il décida qu’il était temps pour Bonnie d’apprendre à sauter des obstacles à la taille des jambes courtes de Monsieur Butler. À cet effet, il fit élever une haie dans le jardin et donna à Wash, un petit neveu de l’oncle Peter, vingt-cinq cents par jour pour entraîner Monsieur Butler. On commença par une barre à cinq centimètres du sol qu’on éleva progressivement jusqu’à trente.
Cet arrangement rencontra l’opposition des trois parties principalement en cause, à savoir, Wash, Monsieur Butler et Bonnie. Wash avait peur des chevaux et seules les sommes princières qui lui étaient offertes l’incitèrent à faire sauter le poney rétif plusieurs douzaines de fois par jour. Monsieur Butler supportait avec sérénité que sa petite maîtresse passât son temps à lui tirer la queue et à examiner ses sabots, mais estimait que le Créateur des poneys ne l’avait pas doté d’un corps grassouillet pour sauter par-dessus une barre. Bonnie enfin ne pouvait souffrir que quelqu’un montât sur son poney et trépignait d’impatience chaque fois que Monsieur Butler prenait ses leçons.
Lorsque Rhett décida que le poney était assez dressé pour qu’on lui confiât Bonnie, l’enthousiasme de l’enfant ne connut plus de bornes. Elle se tira de son premier saut tout à son honneur et, par la suite, les promenades avec son père ne présentèrent plus aucun attrait pour elle. Scarlett ne pouvait s’empêcher de rire de l’orgueil témoigné par le père et par la fille, mais elle espérait que Bonnie se lasserait du poney et s’amuserait à d’autres jeux moins gênants pour les voisins. Cependant Bonnie prenait toujours autant de plaisir à ce sport. Une piste labourée par les sabots du poney courait de la tonnelle au fond du jardin jusqu’à la haie, et tous les matins l’air s’emplissait de cris frénétiques. Le grand-père Merriwether qui avait eu maille à partir avec les Indiens en 1849 affirmait que les glapissements de Bonnie ressemblaient aux cris des Apaches lorsqu’ils avaient scalpé un adversaire.
Au bout de la première semaine, Bonnie demanda à sauter une barre plus élevée, une barre à cinquante centimètres du sol.
« Quand tu auras six ans, lui dit Rhett. À ce moment-là tu seras assez forte pour sauter plus haut et je t’achèterai un plus gros cheval, mais les jambes de Monsieur Butler ne sont pas assez longues pour sauter cette hauteur.
— Si, elles sont assez longues. J’ai sauté par-dessus les rosiers de tante Melly, et ils sont énormément hauts !
— Non, il faut attendre », déclara Rhett, énergique pour une fois, mais sa fermeté céda peu à peu devant les assauts répétés de Bonnie et ses accès de colère.
« Allons, c’est entendu, finit-il par dire un matin en riant et en remontant l’étroite barre blanche. Si tu dégringoles, ne pleure pas et ne viens pas m’accuser !
— Maman ! lança Bonnie en tournant la tête vers la chambre de Scarlett. Maman ! regarde-moi ! Papa a dit que je pouvais sauter ! »
Scarlett qui était en train de se peigner alla à la fenêtre et sourit au spectacle de sa petite fille qui se trémoussait de joie dans son costume bleu tout sale. « Il va tout de même falloir que je lui commande un autre costume, pensa Scarlett. Dieu sait pourtant le mal que je vais avoir à lui faire quitter celui-ci ! »
« Maman, regarde !
— Je regarde, ma chérie ! » cria Scarlett avec un sourire.
Tandis que Rhett soulevait l’enfant et la juchait sur le poney, Scarlett sentit monter en elle une bouffée d’orgueil en voyant le dos bien droit de sa fille et sa façon altière de porter la tête : « Tu es bien jolie, mon trésor », cria-t-elle.
« Et toi aussi », répondit Bonnie avec générosité. Sur ce, donnant un coup de talon dans les côtes de Monsieur Butler, elle s’élança de la tonnelle et partit au galop vers la haie.
« Maman, regarde-moi prendre celle-là ! » s’exclama-t-elle en brandissant sa cravache.
Regarde-moi prendre celle-là !
Scarlett entendit tinter la cloche du souvenir au fond de sa mémoire. Il y avait quelque chose de sinistre dans ces mots. Qui était-ce donc ? Pourquoi ne pouvait-elle pas se rappeler ? Elle regarda sa fille, posée comme une plume sur le dos du poney. Elle fronça les sourcils, un frisson lui parcourut la poitrine. Bonnie fonçait sur l’obstacle, ses boucles brunes sautaient, ses yeux luisaient.
« Elle a les yeux de papa, pensa Scarlett. Des yeux bleus d’Irlandais. Elle est le portrait de papa sous tous les rapports. »
Et, comme elle songeait à Gérald, le souvenir qu’elle cherchait lui revint brusquement, pareil à un éclair d’été dont la clarté brutale porte un coup au cœur et projette un instant sur la campagne une lueur surnaturelle. Elle entendit chanter une voix irlandaise, elle entendit le martèlement rapide d’un cheval remontant le pré de Tara, la voix avait des accents téméraires comme celle de son enfant : « Ellen ! regardez-moi prendre celle-là ! »
« Non ! cria Scarlett. Non ! Oh ! Bonnie, arrête ! »
Au moment où elle se penchait à la fenêtre, la barre de bois se brisa avec un bruit effroyable. Rhett poussa un cri rauque. Quatre sabots battirent l’air. Un lambeau de velours bleu gisait sur le sol. Alors, Monsieur Butler se remit sur ses pattes et s’éloigna au trot, emportant sa selle vide.
Le troisième soir après la mort de Bonnie, Mama gravit lourdement les marches qui donnaient accès à la cuisine de Mélanie. Elle était vêtue de noir, depuis ses grosses chaussures d’homme entaillées pour laisser plus de jeu à ses orteils jusqu’à son madras. Ses yeux liquides de vieille femme étaient injectés et cernés de rouge et son corps énorme criait tout entier sa douleur. Son visage tout fripé sous l’effet de l’ahurissement et de la tristesse ressemblait à celui d’un vieux singe, mais il y avait quelque chose de résolu dans sa façon d’avancer le menton. Elle dit quelques mots à Dilcey qui hocha la tête avec bienveillance, comme si un armistice tacite avait suspendu leur ancienne querelle. Dilcey posa le plat qu’elle tenait à la main, traversa l’office sans se presser et se dirigea vers la salle à manger. Une minute plus tard, Mélanie pénétrait dans la cuisine, sa serviette à la main, l’anxiété peinte sur le visage.
« Madame Scarlett n’est pas…
— Ma’ame Sca’lett, elle fait comme nous tous, elle ’éagit, déclara Mama d’un air accablé. J’ voulais pas vous dé’anger pendant vot’ dîner, ma’ame Melly. Je peux bien attend’ pou’ vous di’ ce qu’il y a dans ma tête.
— Le dîner peut attendre aussi, fit Mélanie. Dilcey, sers le reste du dîner. Mama, viens avec moi. »
Mama trottina derrière elle, traversa le vestibule et passa devant la salle à manger où Ashley était assis à un bout de la table avec son petit Beau à côté de lui et de l’autre côté les deux enfants de Scarlett, qui menaient grand train avec leur cuiller à soupe. Les éclats de voix joyeux de Wade et d’Ella emplissaient la pièce. C’était une aubaine pour eux de passer autant de temps chez tante Melly qui était toujours si gentille et qui l’était encore plus en ce moment. La mort de leur sœur cadette ne les avait guère affectés. Bonnie était tombée de son poney et maman avait beaucoup pleuré et tante Mélanie les avait emmenés tous les deux chez elle jouer dans le jardin avec Beau et manger des petits gâteaux chaque fois qu’ils en avaient envie. Mélanie entra la première dans le petit salon aux murs tapissés de livres, ferma la porte et montra le sofa à Mama.
« J’allais me rendre là-bas aussitôt après le dîner, fit-elle. Maintenant que la mère du capitaine Butler est arrivée, je pense que les obsèques auront lieu demain matin.
— L’ente’ement, c’est justement ça, dit Mama. Nous avons tous beaucoup d’ennuis, et je suis venue pou’ vous demander vot’ aide. Tout ça, c’est un lou’ fa’deau, mon chou, un lou’ fa’deau.
— Madame Scarlett se serait-elle évanouie ? interrogea Mélanie, agacée. Je l’ai à peine vue depuis que Bonnie… Elle n’a pas quitté sa chambre et le capitaine Butler… »
Soudain les larmes inondèrent le visage noir de Mama. Mélanie s’assit à côté de la vieille négresse et lui donna une petite tape affectueuse sur le bras. Mama releva le bas de sa jupe et se tamponna les yeux.
« Faut veni’ nous aider, ma’ame Melly. J’ai fait c’ que j’ai pu, mais ça n’a ’ien fait.
— Madame Scarlett… »
Mama se redressa.
« Ma’ame Melly, vous connaissez ma’ame Sca’lett comme je la connais. Quand elle a un chag’in, le bon Dieu lui donne la fo’ce de le suppo’ter. Celui-là, il lui a b'isé le coeu’, mais elle peut le suppo’ter. C’est pou’ missié ’hett que je suis venue…
— J’aurais tant voulu le voir, mais chaque fois que je suis allée là-bas, ou bien il était en ville, ou bien il était enfermé dans sa chambre avec… Quant à Scarlett, elle avait l’air d’un fantôme et elle ne voulait rien dire. Dis-moi vite, Mama. Tu sais que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. »
Mama s’essuya le nez du revers de la main.
« Je dis que ma’ame Sca’lett elle peut suppo’ter ce que le Seigneu’ lui envoie pa’ce qu’elle en a vu de toutes les couleu’, mais missié ’hett… Ma’ame Melly, il a jamais eu de chag’in quand il voulait pas en avoi’, jamais. C’est pou’ lui que je suis venue vous voi’.
— Mais…
— Ma’ame Melly, faut que vous veniez à la maison avec moi ce soi’ » Il y avait quelque chose d’impérieux dans la voix de Mama. « Missié ’hett, il vous écoute’a p’têt’. Il a toujou’ fait g’and cas de vot’ opinion.
— Oh ! Mama, que se passe-t-il ? »
Mama soupira « Ma’ame Melly, missié ’hett il… il est devenu fou. Il veut pas qu’on emmène p’tite mam’zelle.
— Devenu fou ? Oh ! Mama ce n’est pas possible.
— Je mens pas. C’est la pu’ vé’ité. Il veut pas qu’on ente’e l’enfant. Il m’a dit ça lui-même y a pas une heu’ enco’.
— Mais il ne peut pas… il n’est pas…
— C’est pou’ ça que je dis qu’il est devenu fou.
— Mais voyons…
— Ma’ame Melly, j’vais tout vous ’aconter. Je dev’ai di’ ça à pe’sonne, mais vous êtes de la famille et vous êtes la seule à qui je peux di’ ça. J’vais tout vous ’aconter. Vous savez comme il aimait cette enfant. J’ai jamais vu un homme blanc ou noi’ aimer son enfant comme ça. On a pensé qu’il allait deveni’ fou tout de suite quand le docteu’ Meade il lui a dit que la petite elle s’était cassé le cou. Il a p’is son fusil et il est so’ti et il a tué ce poney et, Seigneu’, j’ai bien eu peu’ qu’il se tue lui aussi. Moi je savais plus quoi fai’ avec ma’ame Sca’lett qu’était évanouie et tous les voisins qu’étaient là et missié ’hett qui voulait pas lâcher la petite et qui voulait pas me laisser laver sa p’tite figu’ là où elle avait des coupu’. Et quand ma’ame Sca’lett elle est ’evenue à elle, je me suis dit, Dieu soit béni, ils vont pouvoi’ se consoler tous les deux. »
De nouveau les larmes se mirent à couler sur le visage de Mama qui, cette fois, ne prit même pas la peine de les sécher.
« Mais quand elle est ’evenue, elle est passée dans la vé’anda où il se tenait avec mam’zelle Bonnie dans ses b’as et elle a dit : “Donnez-moi mon bébé que vous avez tué !”
— Oh ! non ! Elle n’a pas pu dire cela !
— Si, ma’ame. C’est bien ça qu’elle a dit. Elle a dit : “Vous l’avez tué.” Et j’ai tellement eu de peine pou’ missié ’hett que je me suis mise à fond’ en la’mes pa’ce qu’il avait l’ai’ d’un chien battu. Et j’ai dit : “Donnez cette enfant à sa mama. Moi j’veux pas qui s’passe des choses comme ça devant p’tite mam’zelle.” Et je lui ai ôté l’enfant et je l’ai emmenée dans sa chamb’ pou’ lui laver sa figu’. Et je les ai entendus se pa’ler et ce qui disaient ça m’a glacé le sang. Ma’ame Sca’lett elle l’appelait assassin pou’ avoi’ laissé la p’tite sauter aussi haut, et lui disait que ma’ame Sca’lett elle avait jamais aimé Bonnie ni aucun des enfants…
— Tais-toi, Mama ! Ne m’en dis pas plus long. Ce n’est pas bien de me raconter cela ! s’écria Mélanie, qui s’efforçait de chasser de son esprit l’image évoquée par les paroles de Mama.
— Je sais bien que j’ai pas le d’oit de vous di’ tout ça, mais j’ai le cœu’ t’op g’os pou’ savoi’ ce qui faut pas di’. Alo’, missié ’hett il est allé lui-même chez l’homme qui s’occupe des ente’ements et ap’ès il a ’emis Bonnie dans son lit qu’est dans sa chamb’. Et quand ma’ame Sca’lett elle lui a dit qu’il fallait la met’ dans le salon dans un ce’cueil, j’ai eu peu’ que missié ’hett il tape dessus. Il a dit : “Elle quitte’a pas ma chamb’”, et il s’est tou’né vers moi et a dit : “Mama, vous veille’ez à ce qu’elle quitte pas d’ici jusqu’à mon ’etour.” Alo’ il est pa’ti en cou’ant et il a sauté sur son cheval et il n’est pas ’ent’é avant le coucher du soleil. Quand il est ’ent’é j’ai bien vu qu’il avait bu, qu’il avait beaucoup bu, mais comme toujou’ il tenait bien la boisson. Il est ent’é dans la maison sans même pa’ler à ma’ame Sca’lett ou à mam’zelle Pitty ou aux aut’ dames qui étaient venues et il est monté quat’ à quat’ dans sa chamb’ et il m’a appelée de toutes ses fo’ces. J’ai monté l’escalier aussi vite que j’ai pu et quand je suis a’ivée il était p’ès du lit et il faisait si noi’ que je pouvais p’esque pas le voi’ pa’ce que les volets ils étaient ti’és.
« Alo’ il m’a dit comme s’il allait me manger “Ouv’ez les volets, il fait noi’ ici.” Je les ai ouverts et il m’a ’ega’dée et, Seigneu’ Dieu, ma’ame Melly, j’ai eu peu’ que mes genoux ils me po’tent plus à cause que missié ’hett il avait l’ai’ si biza’. Alo’ il m’a dit : “Appo’tez des lumiè’. Il faut pas qu’elles s’éteignent et puis pas d’abat-jou’. Vous savez donc pas que mam’zelle Bonnie elle a peu’ du noi’.” » Les yeux agrandis par l’horreur, Mélanie regarda Mama qui hocha la tête d’une façon lugubre.
« C’est ce qui m’a dit : “Mam’zelle Bonnie elle a peu’ du noi’.” »
Mama frissonna. « Alo’, quand je lui ai appo’té une douzaine de bougies, il m’a dit : “So’tez”, et il a fe’mé la po’te à clef et il est ’esté avec la p’tite mam’zelle et il a pas ouve’ même quand ma’ame Sca’lett elle est venue hu’ler devant la po’te. Et il est comme ça depuis deux jou’. Il veut pas entend’ pa’ler des obsèques et le matin il fe’me la po’te à clef et il s’en va su’ son cheval. Il ’evient le soi’ complètement iv’ et il s’enfe’me enco’ et il mange pas et il do’ pas. Et maintenant voilà que la vieille ma’ame Butler elle est venue de Cha’ston et que ma’ame Suellen et missié Will ils sont venus de Ta’a, mais missié ’hett il veut pas leu’ pa’ler. Oh ! ma’ame Melly, c’est ho’ible ! Et ça va êt’ pi’ enco’ et les gens qui commencent à di’ que c’est un scandale !
« Et alo’, ce soi’… Mama s’arrêta et s’essuya pour la seconde fois le nez du revers de la main… ce soi’, ma’ame Sca’lett elle l’a att’apé dans le couloi’ du p’emier et elle est ent’ée dans la chamb’ avec lui et elle lui a dit : “L’ente’ement il au’a lieu demain matin” et il a dit : “Faites ça et je vous tue demain !”
— Oh ! mais c’est sûr, il ne doit plus avoir sa tête à lui !
— Oui, ma’ame, c’est sû’. Et ils ont pa’lé si bas tous les deux que j’ai ’ien pu enten’ sauf missié ’hett qui disait enco’ que mam’zelle Bonnie elle avait peu’ du noi’ et que dans la tombe il faisait ’udement noi’. Et au bout d’un moment ma’ame Sca’lett elle a dit : “C’est monst’ueux de fai’ ça ap’ès l’avoi’ tuée pou’ satisfai’ vot’ o’gueil !” Et il a dit : “Vous n’avez donc pas pitié ?” Elle a dit : “Non, et je n’ai pas d’enfant non plus. Et je peux plus suppo’ter la façon dont vous vous conduisez depuis que vous avez tué Bonnie. C’est un scandale dans toute la ville. Vous êtes toujou’ iv’ et, si vous pensez que je ne sais pas où vous avez passé tout vot’ temps, vous êtes un imbécile. Je sais que vous êtes allé chez cette c’éatu’, chez cette Belle Watling !”
— Oh ! Mama, ce n’est pas possible !
— Si ma’ame. C’est ce qu’elle a dit. Et puis, ma’ame Melly, c’est la vé’ité. Les nèg’ ils savent un tas de choses bien plus vite que les blancs, et je savais bien ce qui se passait, mais je disais ’ien. Et il a pas dit le cont’ai’e. Il a dit : “Oui, ma’ame, c’est bien là que je suis allé, et vous avez pas besoin de vous met’ en colè’ pa’ce que vous vous en fichez. Une maison de tolé’ance, c’est le pa’adis ap’ès cette maison qu’est un enfe’. Et Belle, c’est une des meilleu’ pe’sonnes du monde. Elle me ’ep’oche pas d’avoi’ tué mon enfant.”
— Oh ! » s’écria Mélanie, frappée en plein cœur.
La vie qu’elle menait était si agréable, si paisible, les gens qui l’entouraient lui prodiguaient tant d’affection que le récit de Mama dépassait presque sa compréhension. Il lui était difficile de croire la vieille négresse et cependant un souvenir se glissait dans sa mémoire, une image qu’elle s’empressa de repousser comme elle se fût détournée du spectacle d’un corps nu. Rhett avait parlé de Belle Watling le jour où il avait sangloté, la tête posée sur ses genoux. Mais il aimait Scarlett. Elle ne pouvait pas s’être trompée ce jour-là. Et, bien entendu, Scarlett l’aimait. Que s’était-il donc passé entre eux ? Comment un mari et une femme pouvaient-ils s’entre-déchirer aussi cruellement ?
Mama reprit son histoire d’un ton brisé.
« Au bout d’un moment, ma’ame Sca’lett elle est so’tie de la chamb’, blanche comme un linge, mais elle avait les dents se’ées et elle m’a vue là et elle m’a dit : “L’ente’ment est pou’ demain, Mama.” Et elle est passée comme un fantôme. Alo’ mon cœu’ il a chavi’é pa’ce que ma’ame Sca’lett elle fait toujou’ ce qu’elle dit et que Missié ’hett il est comme elle. Et il a dit qu’il la tue’ait si elle faisait ça. Et puis, ma’ame Melly, j’étais enco’ plus t’iste pa’ce que j’avais quelque chose su’ la conscience qui pesait lou’. Ma’ame Melly, c’est moi qu’ai fait peu’ du noi’ à la petite.
— Oh ! mais Mama, ça n’a pas d’importance… plus maintenant.
— Oh ! si, ma’ame, tout le mal il vient de là. Alo’ je me suis dit qui valait mieux que je dise ça à missié ’hett, même s’il devait me tuer, pa’ce que, vous comp’enez, j’avais ça su’ la conscience. Alo’ je suis vite en’ée dans la chamb’ avant qui fe’me la po’te à clef et j’ai dit : “Missié ’hett, je viens ici me confesser.” Alo’ il s’est tou’né ve’ moi comme un fou et il a dit : “So’tez”, et Seigneu’ j’ai jamais eu si peu’ ! mais j’ai dit : “Je vous en supplie, missié ’hett, laissez-moi pa’ler. Si je pa’le pas ça va me tuer. C’est moi qui ai fait peu’ du noi’ à p’tite mam’zelle.” Alo’, ma’ame Melly, j’ai baissé la tête et j’ai attendu qui me tape dessus, mais il a pas bougé. Alo’ j’ai dit : “C’était pas pa’ méchanceté, mais, missié ’hett, cette enfant elle avait peu’ de ’ien, elle so’tait de son lit quand tout le monde il s’était couché et elle se p’omenait dans toute la maison pieds nus. Et moi ça m’ennuyait pa’ce que j’avais peu’ qu’elle se fasse mal. Alo’ je lui ai dit que dans le noi’ y avait des fantômes et des c’oquemitaines.”
« Alo’, ma’ame Melly, vous savez pas ce qu’il a fait ? Il est devenu gentil comme tout et il s’est app’oché de moi et il m’a mis la main su’ le b’as. C’était la p’emiè’ fois qui faisait ça. Et il m’a dit : “Elle était brave, hein ? Elle avait peu’ que du noi’.” Et quand j’ai commencé à pleu’er, il a dit : “Voyons, Mama”, et il m’a ca’essé le bras. “Voyons, Mama, faut pas vous fai’ du chag’in comme ça. Je suis content que vous m’ayez dit ça. Je sais que vous aimez mam’zelle Bonnie et, puisque vous l’aimez, ça fait ’ien. C’est ce qu’on a dans le coeu’ qui compte.” Vous voyez, ma’ame, c’était gentil de me consoler comme ça. Alo’ j’ai osé lui di’ : “Eh bien ! missié ’hett, et l’ente’ment ?” Alo’ il m’a ’ega’dée comme un sauvage, ses yeux ils étaient comme du feu et il m’a dit : “Bon Dieu, je c’oyais que vous au moins vous comp’eniez, même si les aut’ ils comp’ennent pas ! Pensez-vous que je vais laisser emmener mon enfant dans le noi’ quand elle en a si peu’ ? J’entends enco’ les hu’lements qu’elle poussait quand elle se ’éveillait dans le noi’. Et je veux pas qu’elle ait peu’ !” Ma’ame Melly, j’ai su comme ça qu’il était devenu fou. Il est iv’, il a besoin de dormi’ et de manger quelque chose, mais c’est pas tout. Il est complètement fou. Il m’a mise à la po’te et, sauf vot’ ’espect, il m’a dit : “Foutez-moi le camp d’ici !”
« Je suis descendue et j’ai pensé qu’il voulait pas qu’on enter’ la petite demain et ma’ame Sca’lett elle a dit que l’ente’ement il était pou’ demain et il a dit qu’il la tuerait ! Et la maison qui est pleine de pa’ents et tous les voisins qui pa’lent à to’ et à t’avè’, et moi j’ai pensé à vous, ma’ame Melly. Faut que vous veniez nous aider.
— Oh ! Mama, je ne peux pas me mêler de cela !
— Si vous pouvez pas, qui pou’a alo’ ?
— Mais que puis-je faire, Mama ?
— Ma’ame Melly, je sais pas moi. Mais vous pouvez fai’ quelque chose. Vous pouvez pa’ler à missié ’hett et p’têt’ qui vous écoute’a. Il vous aime beaucoup, ma’ame Melly. Vous le savez p’têt’ pas, mais c’est v’ai. J’y ai entendu di’ souvent que vous étiez la seule g’ande dame qui connaisse.
— Mais… »
Mélanie se leva, bouleversée, le cœur serré à la pensée d’affronter Rhett, de discuter avec un homme que le chagrin avait rendu fou, d’entrer dans la chambre illuminée où gisait le corps de la petite fille qu’elle aimait tant. Que pourrait-elle faire ? Que pourrait-elle dire à Rhett pour adoucir sa peine et le ramener à la raison ? Pendant un moment, elle réfléchit, ne sachant quel parti prendre, tandis qu’à travers la porte fermée lui parvenaient les éclats de rire pointus de son fils. Elle ressentit comme un coup de poignard en songeant que son Beau pourrait reposer là-haut, son petit corps raidi et froid, son rire joyeux à jamais étouffé.
« Oh ! » s’écria-t-elle tout haut et, subitement effrayée, elle serra en pensée son fils contre elle. Elle comprenait Rhett. Si Beau était mort, comment pourrait-elle se séparer de lui, le laisser seul dans le vent, la pluie et les ténèbres ?
« Oh ! pauvre, pauvre capitaine Butler ! fit-elle, je vais aller le trouver tout de suite. »
Elle retourna en hâte dans la salle à manger, glissa quelques mots tendres à l’oreille d’Ashley et surprit son petit garçon en l’attirant à elle et en embrassant passionnément ses boucles blondes.
Elle sortit sans chapeau. Elle n’avait pas lâché sa serviette et elle marchait si vite que les vieilles jambes de Mama avaient bien du mal à la suivre.
Arrivée chez Scarlett, elle passa devant la bibliothèque et s’inclina en apercevant Mlle Pittypat à la mine éplorée, la digne et vieille Mme Butler, Suellen et son mari. Elle gravit l’escalier d’une seule traite, entraînant Mama qui haletait. Devant la porte de Scarlett, elle s’arrêta un instant, mais Mama murmura : « Non, ma’ame, faites pas ça. »
Mélanie repartit d’un pas moins rapide, traversa le couloir et se trouva en face de la porte de Rhett. Elle hésita un instant comme si elle allait rebrousser chemin. Puis, prenant son courage à deux mains, pareille à un petit soldat montant à l’assaut, elle frappa à la porte et dit d’une voix douce : « Laissez-moi entrer, s’il vous plaît, capitaine Butler. C’est Mme Wilkes, je veux voir Bonnie. » La porte s’ouvrit aussitôt et Mama, blottie dans l’ombre, vit la silhouette massive et sombre de Rhett se détacher au reflet scintillant des bougies. Il titubait et Mama put sentir son haleine qui empestait le whisky. Il regarda Mélanie, la prit par le bras, la fit entrer et referma la porte.
Mama s’approcha sans bruit d’une chaise qui se trouvait là et, son corps informe débordant de toutes parts, s’y laissa tomber, épuisée. Elle demeura immobile et se mit à prier tout en versant des larmes silencieuses. De temps en temps elle relevait le bas de sa jupe et s’essuyait les yeux. Elle avait beau tendre l’oreille, aucun son ne venait de la chambre à l’exception d’un murmure sourd et brisé. Après une attente qui lui sembla interminable, la porte s’entrebâilla et le visage pâle et défait de Mélanie apparut.
« Apporte-moi vite un pot de café et quelques sandwiches. »
Lorsque les circonstances l’exigeaient, Mama retrouvait la vivacité de ses seize ans et, poussée par la curiosité de pénétrer dans la chambre de Rhett, elle sut faire diligence. Cependant son espoir fut déçu, car lorsqu’elle remonta Mélanie se contenta d’entrouvrir la porte et de lui prendre le plateau des mains. Pendant un long moment Mama, l’oreille collée à la porte, ne distingua que le heurt de la fourchette contre l’assiette et les accents doux et étouffés de la voix de Mélanie. Puis elle entendit craquer le lit sous le poids d’un corps lourd et, un instant plus tard, deux bottes tombèrent sur le plancher. Enfin Mélanie sortit, mais, malgré sa promptitude, Mama n’eut même pas la satisfaction de pouvoir jeter un regard dans la pièce. Mélanie avait l’air fatigué, des larmes brillaient au bord de ses cils, cependant son visage avait repris sa sérénité.
« Va dire à Mme Scarlett que le capitaine Butler est tout à fait décidé à ce que les obsèques aient lieu demain matin, fit-elle tout bas.
— Dieu soit loué, s’écria Mama. Comment…
— Ne parle pas si haut. Il va dormir. Mama, dis également à Mme Scarlett que je passerai la nuit ici et prépare-moi du café. Tu me l’apporteras ici.
— Dans cette chamb’ ?
— Oui, j’ai promis au capitaine Butler de veiller la petite pendant qu’il prendrait un peu de repos. Allons, va vite prévenir Mme Scarlett pour ne pas qu’elle s’inquiète davantage. »
Mama s’éloigna en faisant trembler le plancher du couloir sous ses pas. Son cœur soulagé entonnait un hymne d’allégresse : Alleluia ! Alleluia ! Elle s’arrêta devant la porte de Scarlett pour réfléchir. La gratitude et la curiosité se partageaient son esprit. « Ce que ma’ame Melly elle a fait, ça me dépasse. Les anges ils sont pou’ elle, je suppose. Je vais annoncer à ma’ame Sca’lett que l’ente’ement il est pou’ demain, mais je suppose que je fe’ais mieux de ne pas lui di’ que ma’ame Melly est avec p’tite mam’zelle. Ça fe’ait pas du tout plaisi’ à ma’ame Sca’lett ! »