C’était l’une des rares journées de décembre où le soleil se faisait presque aussi chaud que pendant l’été de la Saint-Martin. Dans le jardin de tante Pitty, le chêne conservait encore quelques feuilles rouges et desséchées et la pelouse prenait une teinte jaune vert. Son enfant sur les bras, Scarlett sortit sous la véranda et s’assit au soleil, dans un rocking-chair. Elle portait une robe verte toute neuve et un bonnet de dentelle que venait de lui offrir tante Pitty. La robe et le bonnet lui allaient à ravir et elle le savait. Comme c’était bon de se sentir jolie après avoir été laide à faire peur pendant de si longs mois !
Elle se mit à fredonner une chanson tout en berçant son bébé, quand soudain son attention fut attirée par le bruit d’un cheval qui remontait la rue. Risquant un œil à travers la vigne vierge dont le feuillage flétri garnissait la balustrade, elle vit Rhett Butler se diriger vers la maison.
Il avait quitté Atlanta juste après la mort de Gérald et bien avant la naissance d’Ella Lorena. Scarlett avait regretté son absence, mais maintenant elle aurait voulu se cacher pour échapper à ses regards. La vue de son visage basané lui procurait une impression voisine à la fois de la honte et de l’effroi. Elle ne tenait pas du tout à aborder un certain sujet auquel Ashley n’était pas étranger et elle savait que, bon gré, mal gré, il lui faudrait en passer par là s’il en prenait fantaisie à Rhett.
Il s’arrêta devant la grille et sauta de son cheval avec souplesse. Scarlett, qui l’observait le cœur battant, pensa qu’il ressemblait d’une manière frappante à une illustration d’un livre dont Wade voulait sans cesse que sa mère lui fît la lecture à haute voix.
« Il ne lui manque plus que des boucles d’oreilles et un coutelas entre les dents, se dit-elle. Allons, pirate ou non, ce n’est pas aujourd’hui que je le laisserai me trancher la gorge. »
Il remonta l’allée et Scarlett, faisant appel à son plus beau sourire, lui cria joyeusement bonjour. Quelle chance qu’elle eût une robe neuve et un bonnet aussi seyant ! Au regard dont Rhett l’enveloppa, elle comprit qu’elle n’était pas la seule à se trouver jolie.
« Un autre enfant ! En voilà une surprise, Scarlett ! » s’exclama-t-il en riant et en se penchant pour écarter la couverture qui dissimulait la vilaine petite frimousse d’Ella Lorena.
« Que vous êtes bête ! fit Scarlett en rougissant. Comment allez-vous, Rhett ? Il y a des siècles qu’on ne vous a vu.
— Eh ! oui. Laissez-moi tenir votre enfant dans mes bras, Scarlett. Oh ! ne craignez rien, je sais comment m’y prendre. J’ai fait tant de choses bizarres dans ma vie. Allons, il ressemble bien à Frank. Il a tout de votre mari, sauf les favoris, mais attendez un peu. Ça viendra.
— J’espère bien que non. C’est une fille.
— Une fille ? C’est encore mieux. Les garçons donnent tellement de mal à leurs parents. N’ayez plus jamais de garçons, Scarlett. »
Elle fut sur le point de répondre, d’un ton aigre, qu’elle ne voulait plus d’enfant, garçon ou fille, mais elle se retint à temps et sourit, tout en se creusant la tête pour découvrir un sujet de conversation qui reculât l’instant où Rhett aborderait la discussion qu’elle redoutait.
« Avez-vous fait bon voyage, Rhett ? Où êtes-vous allé cette fois-ci ?
— Oh !… Cuba… La Nouvelle-Orléans… ailleurs aussi. Tenez, Scarlett, reprenez la petite. Elle commence à baver et je ne peux pas prendre mon mouchoir. C’est une enfant charmante, mais elle est en train d’inonder mon plastron de chemise. »
Scarlett posa le bébé sur ses genoux. Rhett s’assit nonchalamment sur la balustrade et sortit un cigare d’un étui en argent.
« Vous allez toujours à la Nouvelle-Orléans, et vous ne voulez jamais me dire ce qui vous amène, remarqua Scarlett en faisant une petite moue.
— Je suis un grand travailleur, Scarlett. Ce sont peut-être mes affaires qui me conduisent en cette ville.
— Un grand travailleur ! Vous ! s’écria Scarlett en s’accompagnant d’un rire impertinent. Vous n’avez jamais travaillé de votre vie. Vous êtes bien trop paresseux. Vous vous contentez de financer les entreprises malhonnêtes des Carpetbaggers et vous empochez la moitié des bénéfices. Vous corrompez également les fonctionnaires yankees pour les laisser partager avec vous nos dépouilles, à nous autres, pauvres contribuables. »
Rhett renversa la tête en arrière et éclata de rire.
« Comme ça vous serait agréable d’avoir assez d’argent pour corrompre des fonctionnaires et faire comme moi !
— Rien que cette idée…, commença Scarlett, dressée sur ses ergots.
— Un de ces jours, vous aurez peut-être gagné assez d’argent pour pratiquer la corruption sur une grande échelle. Ces forçats que vous avez engagés sont capables de rapporter des sommes folles.
— Oh ! fit-elle un peu déconcertée. Comment avez-vous déjà entendu parler de mes bagnards ?
— Je suis arrivé hier et j’ai passé la soirée à la Belle d’aujourd’hui où l’on apprend tous les potins de la ville. Ce café-là, c’est la chambre de compensation des commérages. C’est encore mieux qu’un cercle de couture. Tout le monde m’a raconté que vous aviez loué une troupe de forçats et que vous en aviez confié la direction à cet horrible Gallegher, qui leur fait suer sang et eau.
— C’est un mensonge, protesta Scarlett avec colère. Si jamais il leur fait suer sang et eau, j’y mettrai bon ordre.
— Non, pas possible ?
— Mais si, bien sûr. Comment osez-vous seulement insinuer des choses pareilles ?
— Oh ! Je vous demande mille fois pardon, madame Kennedy. Je sais que vos intentions ont toujours été pures. N’empêche que ce Johnnie Gallegher est une petite brute comme je n’en ai jamais vu. Vous feriez bien de l’avoir à l’œil, sans quoi vous risqueriez de vous attirer des ennuis quand les inspecteurs se présenteront chez vous.
— Moi, je m’occupe de mes affaires, occupez-vous donc des vôtres. Je ne veux plus vous entendre parler de ces forçats. Les gens sont odieux. Enfin, ça me regarde, cette histoire-là… Allons, vous ne m’avez pas encore raconté ce que vous faites à la Nouvelle-Orléans. Vous y allez si souvent que tout le monde prétend… »
Scarlett s’arrêta net.
« Que dit-on ?
— Eh bien !… on dit que vous y retrouvez une femme que vous aimez. On prétend que vous allez vous marier. Est-ce vrai, Rhett ? »
Scarlett avait depuis si longtemps envie de satisfaire sa curiosité, qu’elle n’avait pu s’empêcher de poser la question à brûle-pourpoint. À la pensée que Rhett allait peut-être se marier, elle ressentit une légère pointe de jalousie.
Rhett changea d’expression et regarda Scarlett avec tant d’insistance que le rouge finit par lui monter aux joues.
« Ça vous contrarierait beaucoup si je me mariais ?
— C’est-à-dire que ça me serait très désagréable de perdre votre amitié, fit-elle en se baissant pour arranger la couverture d’Ella Lorena, d’un petit air détaché.
— Regardez-moi, Scarlett », fit Rhett.
Scarlett releva la tête de mauvaise grâce et rougit davantage.
« Vous pouvez dire à vos amies trop curieuses que le jour où je me marierai, ce sera parce qu’il m’aura été impossible d’obtenir autrement la femme que je convoitais. En tout cas jusqu’à présent, je n’ai encore jamais tenu à une femme au point de l’épouser. »
Scarlett était au supplice. Elle se rappelait la nuit, où, sous cette même véranda, il lui avait dit : « Je ne suis pas fait pour le mariage » et lui avait proposé froidement de devenir sa maîtresse… Elle se rappelait aussi cette scène terrible de la prison et elle avait d’autant plus honte que Rhett semblait déchiffrer ses pensées.
« Allons, reprit-il, je consens néanmoins à satisfaire votre curiosité de mauvais aloi. Ce n’est pas une femme qui m’attire à la Nouvelle-Orléans. C’est un enfant, un petit garçon.
— Un petit garçon ! » L’effet de cette découverte inattendue fut tel que Scarlett en oublia aussitôt sa gêne.
« Oui, je suis son tuteur et j’ai le devoir de veiller sur lui. Il est pensionnaire à La Nouvelle-Orléans. Je vais souvent le voir.
— Et vous lui apportez des cadeaux ? »
« C’est donc pour cela qu’il sait toujours ce qui fera plaisir à Wade ! » se dit Scarlett.
« Oui », répondit-il sèchement, comme quelqu’un à qui l’on vient d’arracher un aveu.
« Je n’aurais jamais pu penser à cela ! Il est beau ?
— Beaucoup trop pour son bien.
— Il est gentil ?
— Non. C’est un vrai démon. Je regrette qu’il soit né. Les garçons sont bien insupportables. Désirez-vous savoir autre chose ? »
Rhett avait l’air en colère et fronçait les sourcils, comme s’il se reprochait d’avoir trop parlé.
« Je n’y tiens pas, si ça vous ennuie, fit Scarlett avec hauteur, bien qu’elle brûlât d’en connaître davantage. Malgré tout, je ne vous vois pas très bien dans ce rôle de gardien, ajouta-t-elle en riant, dans l’espoir de le vexer.
— Non, ça ne m’étonne pas. Votre vision est plutôt limitée. »
Il se tut et acheva de fumer son cigare en silence, tandis que Scarlett cherchait en vain une riposte aussi blessante que sa remarque.
« Je vous serais obligé de ne raconter cela à personne, finit-il par dire. Et pourtant j’ai l’impression que demander à une femme de ne pas ouvrir la bouche, c’est lui demander l’impossible.
— Je sais garder un secret, répondit Scarlett avec dignité.
— Vraiment ? Ça fait plaisir de découvrir des qualités insoupçonnées chez ses amis. Voyons, Scarlett, cessez un peu de bouder. Je suis navré d’avoir été impoli avec vous, mais vous méritiez d’être remise à votre place. Souriez et plaisantons une minute avant que j’aborde un sujet désagréable. »
« Oh ! mon Dieu, pensa Scarlett. Ça y est, il va me parler d’Ashley et de la scierie ! » Aussitôt, elle s’empressa de sourire et, creusant sa fossette, elle tenta une dernière fois de détourner le cours de sa pensée.
« Où êtes-vous allé encore, Rhett ? Vous n’avez pas passé tout ce temps-là à La Nouvelle-Orléans, n’est-ce pas ?
— Non, j’ai passé le premier mois à Charleston. Mon père est mort.
— Oh ! je suis désolée.
— Ce n’est pas la peine. Je suis sûr que ça ne lui a rien fait de mourir. Quant à moi, sa mort ne m’a rien fait non plus.
— Rhett, il ne faut pas dire cela. C’est terrible !
— Ce serait encore pis si je feignais d’avoir du chagrin. Il n’y a jamais eu aucune tendresse entre nous. Je n’ai jamais reçu de lui que des reproches. Je ressemblais beaucoup trop à son propre père, dont il blâmait sincèrement tous les actes. Plus je grandissais, plus il me prenait en grippe, et je dois avouer que je ne faisais rien pour modifier l’opinion qu’il avait de ma personne. Tout ce que mon père exigeait de moi était si mortellement ennuyeux ! En fin de compte, il m’a bel et bien flanqué à la porte, sans un sou et sans m’avoir appris autre chose qu’à être un parfait gentleman de Charleston. Il faut vous dire que j’étais, en outre, un fin tireur au pistolet et un excellent joueur de poker. Bien entendu, j’ai mis à profit mes talents de joueur pour ne pas mourir de faim et mener une vie princière, ce qu’il a paru considérer comme une injure personnelle. Il était si mortifié qu’un Butler tirât ses ressources du jeu, qu’il a interdit à ma mère de me voir. Pendant la guerre, quand les hasards du blocus m’amenaient à Charleston, ma mère était obligée de mentir et de recourir à des ruses d’Indien pour me rencontrer. Vous comprendrez que tout cela n’était pas fait pour augmenter mon affection pour lui.
— Oh ! mais j’ignorais tous ces détails !
— Eh ! oui, mon père était ce qu’on appelait un vrai gentleman de la vieille école, ce qui revient à dire qu’il ne savait rien, qu’il était aussi borné qu’intransigeant et qu’il partageait toutes les vues de ces messieurs de la vieille école sans jamais avoir la moindre idée originale. Tout le monde l’admirait fort de m’avoir coupé les vivres et de faire comme si je n’existais plus. “Si ton œil droit t’offense, arrache-le.” J’étais son œil droit, son fils aîné, et il m’a arraché d’un geste vengeur. »
Rhett sourit un peu en évoquant ces souvenirs, mais son regard restait dur.
« Allons, reprit-il, je pourrais encore lui pardonner tout cela, mais ce que je ne peux pas oublier, c’est la façon dont il a traité ma mère et ma sœur, depuis la fin de la guerre. Par sa faute, elles ont vécu, pour ainsi dire, dans la misère. Notre plantation a été incendiée et nos champs de riz sont devenus des marécages. Notre maison de Charleston a été vendue, parce que mon père ne pouvait pas payer ses impôts, si bien que ma mère et ma sœur ont dû se réfugier dans deux misérables pièces dont ne voudraient même pas des nègres. J’ai envoyé de l’argent à ma mère, mais mon père me l’a renvoyé… de l’argent impur, vous voyez ça d’ici ! Je suis allé à plusieurs reprises à Charleston, pour remettre des fonds en cachette à ma sœur. Je ne sais comment il s’y prenait, mais mon père a toujours mis la main sur ces sommes et a fait de telles scènes à ma sœur que la pauvre petite en arrivait à souhaiter la mort. Et, naturellement, l’argent m’était retourné chaque fois. Je ne sais pas comment elles ont vécu toutes les deux… ou plutôt si, je sais. Mon frère leur donnait ce qu’il pouvait, bien qu’il n’eût pas grand-chose à partager et qu’il se refusât, lui aussi, à accepter mon aide… l’argent d’un spéculateur, songez donc, ça porte malheur ! Ma mère et ma sœur ont eu recours également à la charité de leurs amies. Votre tante Eulalie a été très bonne. C’est une des meilleures amies de maman, vous savez. Elle leur a donné des vêtements et… bon Dieu ! Ma mère réduite à accepter l’aumône !
— Tante Lalie ! Mais Rhett, elle n’a presque rien en dehors de ce que je lui envoie.
— Ah ! voilà donc d’où elle tire son argent ! Quel manque d’éducation, ma chère, de profiter de mon humiliation pour faire étalage de votre générosité. Vous allez me laisser vous rembourser, j’espère.
— Avec plaisir, dit Scarlett dont les lèvres se pincèrent brusquement.
— Ah ! Scarlett, fit Rhett en souriant, comme vos yeux brillent quand on parle d’argent ! Êtes-vous bien sûre de ne pas avoir de sang écossais ou même juif dans les veines ?
— Vous êtes détestable, Rhett ! Je n’avais pas du tout l’intention de vous blesser en vous disant que j’aidais tante Lalie ! mais, franchement, elle s’imagine que je roule sur l’or ! Elle m’écrit sans cesse pour me demander de l’argent, et Dieu sait pourtant qu’avec tout ce que j’ai sur les bras je ne peux pas entretenir toute la ville de Charleston. De quoi votre père est-il mort ?
— Je crois qu’il est mort de faim… en tout cas je l’espère. C’est bien fait pour lui. Quand je songe à toutes les privations que maman et Rosemary ont endurées par sa faute ! Enfin, maintenant qu’il est mort, je peux les aider. Je leur ai acheté une maison sur la Batterie et elles ont des domestiques. Bien entendu, elles ne veulent pas qu’on sache d’où leur vient leur argent.
— Pourquoi pas ?
— Vous connaissez certainement Charleston, ma chère ! Vous y êtes allée. Ma famille a le droit d’être pauvre, mais elle n’en a pas moins un rang à tenir. Or, ce rang, elle ne l’occuperait pas bien longtemps si l’on savait qu’elle accepte l’argent d’un joueur, d’un spéculateur et d’un Carpetbagger. Non, non, ma mère et ma sœur ont laissé entendre que mon père était assuré pour une somme énorme, qu’il s’était saigné aux quatre veines pour payer les primes et que, grâce à lui, elles avaient largement de quoi vivre. Bref, elles ont fait tant et si bien qu’après sa mort mon père passe encore pour une des plus belles figures de la vieille école… en fait, on le considère comme un martyr. J’espère que ça le gêne dans son sommeil éternel de savoir que maman et Rosemary sont à leur aise désormais, en dépit de ses efforts… En un sens, je regrette qu’il soit mort… Il avait une telle envie de mourir.
— Pourquoi ?
— Oh ! sa mort véritable remonte au jour où Lee s’est rendu. Vous connaissez ce genre-là. Il n’a jamais pu s’adapter aux circonstances nouvelles. Il ne cessait de parler du bon vieux temps.
— Rhett, les personnes âgées sont-elles toutes comme ça ? »
Scarlett pensait à Gérald et à ce que Will avait dit de lui.
« Grand Dieu ! non. Tenez, regardez votre oncle Henry et ce vieux chat sauvage de M. Merriwether, pour ne citer que ces deux-là. Ils ont signé un nouveau bail de vie lorsqu’ils sont montés en ligne avec la Garde locale et j’ai l’impression que, depuis ce temps-là, ils ont rajeuni et trouvent plus de sel à l’existence. Ce matin, j’ai rencontré le vieux Merriwether. Il conduisait la voiture de livraison de René et abreuvait son cheval d’injures, tout comme l’eût fait un brigadier du train des équipages. Il m’a dit qu’il se sentait plus jeune de dix ans, depuis qu’il avait échappé à la férule de sa bru. Et votre oncle Henry. Lui, il prend son plaisir ailleurs. Il combat les Yankees au Palais de Justice et défend la veuve et l’orphelin contre les Carpetbaggers… hélas ! sans leur demander d’honoraires, j’en ai peur. Sans la guerre, il y a beau temps qu’il aurait renoncé au barreau et serait resté chez lui à soigner ses rhumatismes. Ces hommes-là ont rajeuni parce qu’ils servent encore à quelque chose et qu’ils sentent que l’on a besoin d’eux. Et ils ne maudissent point notre époque qui offre aux vieux une nouvelle chance. Cependant, il y a des tas de gens et des jeunes qui pensent comme pensaient mon père et le vôtre. Ils ne peuvent ni ne veulent s’adapter et ceci me ramène au sujet désagréable que je voudrais discuter avec vous, Scarlett. »
Cette brusque volte-face causa une telle surprise à Scarlett qu’elle se mit à bafouiller : « Quoi… quoi… » « Oh ! mon Dieu, ça y est ! » ajouta-t-elle intérieurement.
« Vous connaissant comme je vous connais, je n’aurais dû attendre de vous ni loyauté, ni honneur, ni probité. Néanmoins, j’ai été assez sot pour vous faire confiance.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Si, vous le voyez parfaitement. En tout cas, vous avez un petit air coupable qui ne trompe pas. Il y a un moment, je suivais la rue au Houx pour me rendre chez vous, quand quelqu’un me crie : bonjour, par-dessus une haie. Qui pouvait bien m’appeler ainsi sinon Mme Ashley Wilkes ! Naturellement, je m’arrête et je me mets à bavarder avec elle.
— Non, sérieusement ?
— Mais oui, nous avons eu une conversation fort agréable. Elle m’a dit qu’elle avait toujours eu envie de me féliciter de ma bravoure. Que voulez-vous, elle m’admire d’avoir épousé la cause de la Confédération, même à la onzième heure.
— Oh ! Melly est folle. Votre héroïsme a pourtant failli lui coûter la vie, une certaine nuit.
— Je suis persuadé qu’elle serait morte en pensant que mon sacrifice n’était point inutile. Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle faisait à Atlanta, elle a paru tout étonnée de mon ignorance et m’a raconté que son mari et elle s’étaient installés ici, parce que vous aviez eu la bonté de prendre M. Wilkes pour associé.
— Et alors ? fit Scarlett d’un ton sec.
— En vous prêtant de l’argent pour acheter cette scierie, j’avais stipulé une clause à laquelle vous aviez souscrit. Cet argent ne devait, sous aucun prétexte, servir à entretenir Ashley Wilkes.
— Vous voilà bien agressif. Je vous ai remboursé. La scierie m’appartient et j’ai le droit d’en faire ce que bon me semble.
— Ça ne vous ferait rien de me dire comment vous avez gagné l’argent qui vous a permis de me rembourser ?
— En vendant du bois, pardi !
— Vous avez gagné de l’argent, grâce à la somme que je vous ai prêtée pour vous lancer dans les affaires. Mon argent sert à entretenir Ashley. Vous êtes une femme sans honneur et, si vous ne m’aviez pas remboursé, j’aurais le plus vif plaisir à exiger de vous un paiement immédiat et à vous faire vendre par autorité de justice, si vous ne pouviez pas vous acquitter. »
Rhett s’exprimait sur un mode badin, mais au fond de ses yeux brillait une flamme de colère.
Scarlett s’empressa de porter les hostilités en territoire ennemi.
« Pourquoi détestez-vous Ashley à ce point ? Seriez-vous jaloux de lui ? »
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle se mordit la langue. Rhett renversa la tête en arrière et se mit à rire aux éclats. Scarlett rougit jusqu’aux oreilles.
« C’est ça, ajoutez la suffisance au déshonneur, fit-il. Vous vous prendrez donc toujours pour la reine du comté. Vous vous croyez encore sur votre piédestal et vous vous figurez que tous les hommes se meurent d’amour pour vous.
— C’est faux ! s’écria-t-elle avec véhémence. Seulement, je ne comprends pas que vous haïssiez Ashley à ce point et c’est la seule explication que je trouve.
— Eh bien ! cherchez ailleurs, ma belle enjôleuse, car ce n’est pas cela. Quant à haïr Ashley… bah ! je n’ai pour lui pas plus de sympathie que de haine. En fait, le seul sentiment que j’éprouve à son égard, c’est une sorte de pitié.
— De pitié ?
— Oui, et un peu de mépris. Allons, montez vite sur vos grands chevaux et dites-moi qu’il vaut mille fois une crapule de mon espèce et que je suis mal venu d’avoir pour lui de la pitié et du mépris. Quand vous serez calmée, je vous dirai ce que j’entends par là, si ça vous intéresse.
— Ça ne m’intéresse pas le moins du monde.
— Je vous le dirai quand même, parce que ça me serait très désagréable que vous continuiez à vous faire des illusions sur ma jalousie. J’ai pitié de lui, parce qu’il vaudrait mieux qu’il fût mort ; je le méprise parce qu’il ne sait plus de quel côté se retourner, maintenant que le monde de ses rêves a disparu. »
Cette idée n’était pas absolument nouvelle pour Scarlett. Elle se souvenait vaguement avoir entendu émettre une réflexion analogue, mais elle ne se rappelait plus, ni où, ni quand. D’ailleurs, elle ne chercha guère à le savoir, tant la colère lui obscurcissait l’esprit.
« Si on vous laissait faire, il ne resterait plus un homme convenable dans le Sud.
— Et si on leur laissait les mains libres, je crois que les types du genre d’Ashley préféreraient la mort. Ça ne leur déplairait pas de reposer sous une belle petite dalle portant, gravés, ces mots : “Ci-gît un soldat de la Confédération tombé pour le pays du Sud”, ou, Dulce et decorum est… ou n’importe laquelle des épitaphes ordinaires.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi !
— Vous ne voyez jamais ce qui est écrit sous votre nez, en lettres énormes. N’est-ce pas vrai ? Si ces hommes-là étaient morts, ce serait la fin de leurs ennuis, ils ne seraient plus aux prises avec des problèmes insolubles. En outre, leurs familles les vénéreraient pendant des générations et des générations. J’ai entendu dire que les morts étaient heureux. Croyez-vous qu’Ashley Wilkes soit heureux ?
— Mais voyons… », commença-t-elle. Puis elle s’arrêta en se souvenant de l’expression qu’elle avait surprise dans les yeux d’Ashley, il y avait peu de temps.
« Pensez-vous qu’Ashley, Hugh Elsing ou le docteur Meade soient beaucoup plus heureux que ne l’étaient mon père ou le vôtre ?
— Ils ne sont peut-être pas aussi heureux qu’ils devraient, parce qu’ils ont perdu toute leur fortune.
— Il ne s’agit pas de cela, mon chou, dit Rhett en riant. Moi, je vous parle d’une autre perte… de la disparition de ce monde dans lequel ils avaient été bercés. Ils sont comme des poissons hors de l’eau ou des chats auxquels auraient poussé des ailes. On les avait élevés pour remplir un certain rôle, pour faire certaines choses, pour occuper certaines niches, et ces rôles, ces choses et ces niches ont cessé d’exister le jour où le général Lee s’est rendu à Appomatox. Oh ! Scarlett, ne prenez pas cet air idiot ! Que reste-t-il à faire à Ashley Wilkes, maintenant qu’il n’a plus de foyer, qu’on lui a confisqué sa plantation dont il ne pouvait pas payer les impôts et que les beaux messieurs sont vingt à courir après une pièce de un dollar ? Peut-il travailler de ses mains ? A-t-il de quoi employer ses facultés intellectuelles ? Je parie que vous avez perdu de l’argent depuis qu’il dirige votre scierie ?
— Non !
— Comme c’est gentil. M’autoriserez-vous à jeter un coup d’œil à vos livres de compte, un de ces dimanches soir que vous aurez le temps ?
— Oh ! allez au diable, mais allez-y donc tout de suite. Partez ! pour ce que votre compagnie m’est agréable.
— Je connais le diable, mon chou. C’est un gaillard bien insipide. Je ne retournerai pas le voir, même pas pour vos beaux yeux… Enfin, je vois que vous savez accepter mon argent quand vous en avez besoin et que vous en trouvez l’emploi. Nous nous étions pourtant mis d’accord sur la façon dont vous vous en serviriez, mais vous avez rompu votre engagement. En tout cas, rappelez-vous bien ceci : un de ces jours, ma chère petite tricheuse, vous me demanderez de vous prêter des sommes beaucoup plus importantes. Vous voudrez que j’investisse de l’argent dans vos affaires, à un taux ridiculement bas, pour acheter d’autres scieries et d’autres mules et faire construire d’autres cafés. À ce moment-là, vous pourrez toujours courir, ma mignonne.
— Je vous remercie. Quand j’aurai besoin d’argent, je m’adresserai à ma banque, déclara Scarlett d’un ton sec, tandis que la rage lui soulevait la poitrine.
— Vraiment ? eh bien ! essayez un peu. Je suis un des gros actionnaires de votre banque.
— C’est vrai ?
— Oui, je m’intéresse à un certain nombre d’entreprises honnêtes.
— Il y a d’autres banques…
— Des quantités, nous sommes d’accord, mais si c’est en mon pouvoir il coulera beaucoup d’eau sous les ponts avant que vous n’arriviez à en obtenir un dollar. Si vous voulez de l’argent, vous pourrez aller trouver les Carpetbaggers qui font de l’usure.
— J’irai chez eux avec plaisir.
— Vous déchanterez quand vous connaîtrez leur taux d’intérêt. Les filouteries se paient toujours dans le monde des affaires, ma mignonne. Vous auriez dû jouer franc jeu avec moi.
— Vous vous considérez comme un type épatant, n’est-ce pas ? Si riche, si influent ! mais ça ne vous empêche pas de profiter de la situation de ceux qui sont tombés, comme Ashley et comme moi.
— Ne vous rangez pas dans la même catégorie que lui. Vous n’êtes pas tombée et rien d’ailleurs ne vous abattra. Mais lui il a mordu la poussière et il restera par terre, à moins que quelqu’un d’énergique ne le relève, ne le guide et le protège aussi longtemps qu’il vivra. En tout cas, je n’ai aucune envie que mon argent profite à des gens comme lui.
— Mais moi, vous m’avez bien aidée à me relever et…
— Je l’ai fait à titre d’expérience, ma chère. C’était assez risqué de vous aider de cette façon, mais ça m’intéressait. Pourquoi ? eh bien ! parce que vous n’avez pas voulu vivre aux crochets des hommes de votre famille en gémissant sur le passé. Vous vous êtes débrouillée toute seule et aujourd’hui votre fortune repose solidement sur l’argent arraché au portefeuille d’un mort et sur l’argent volé à la Confédération. Vous avez bien des choses à votre actif. Vous avez non seulement commis un meurtre, mais vous avez séduit le fiancé d’une autre, vous avez essayé de vous livrer à la fornication, vous avez menti et vous avez manqué de loyauté. Je ne parlerai même pas d’une foule de menus forfaits que révélerait sans peine un examen un peu approfondi. Tout cela est admirable et prouve que vous êtes une personne énergique et décidée, à qui prêter de l’argent ne va pas sans risque. Je prêterais dix mille dollars, sans aucun papier, à cette vieille matrone qu’est Mme Merriwether. Elle a commencé en vendant des pâtés dans un panier, et regardez-la maintenant ! Elle emploie une demi-douzaine de personnes à sa pâtisserie, le grand-père est enchanté de conduire la voiture de livraison et ce petit créole de René, jadis paresseux comme un loir, travaille d’arrache-pied et adore son métier… Et ce pauvre diable de Tommy Welburn qui abat la besogne de deux hommes… Et… allons, j’ai peur de vous assommer.
— Oh ! oui, vous m’assommez. Vous m’assommez à m’en rendre folle », déclara Scarlett, dans l’espoir que Rhett se fâcherait et en oublierait Ashley. Pourtant, Rhett ne se laissa pas prendre au piège.
« Des gens comme eux sont dignes d’être aidés. Mais Ashley Wilkes… bah ! Les types de son espèce ne sont d’aucune utilité dans un monde chambardé comme le nôtre. Ce sont les premiers à disparaître dans un bouleversement. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Ils ne méritent pas de survivre, parce qu’ils n’acceptent pas le combat et qu’ils ne savent pas se battre. Ce n’est pas la première fois que le monde est mis sens dessus dessous et ce ne sera pas la dernière. Quand cela se produit, chacun perd tout ce qu’il possède et tout le monde se retrouve sur le même pied. Alors, on se remet en ligne avec, pour seules armes, son intelligence et sa force. Mais il y a des gens qui, à l’exemple d’Ashley, n’ont ni intelligence, ni force, ou qui, en ayant, répugnent à s’en servir. Ceux-là restent sur place et finissent par dégringoler. C’est une loi naturelle, et le monde se passe fort bien d’eux. D’autres, au contraire, les plus hardis, font leur chemin et ne tardent pas à reconquérir la place qu’ils occupaient avant la catastrophe.
— Vous avez été pauvre ! Vous m’avez dit il y a un instant que votre père vous avait chassé de chez lui, sans un sou ! fit Scarlett, furieuse. Je pensais que vous comprendriez Ashley et que vous compatiriez à ses malheurs !
— Je le comprends admirablement, riposta Rhett, mais du diable si je compatis à ses malheurs, comme vous dites. Après la reddition, Ashley s’est trouvé en bien meilleure posture que moi, après avoir été mis à la porte par mon père. Lui, au moins, il a eu des amis pour le recueillir. Tandis que moi, j’étais comme Ismaël. Mais Ashley, lui, qu’est-il devenu ?
— Si vous le comparez à vous, espèce de prétentieux… voyons… mais… Dieu merci, il ne vous ressemble pas ! Ce n’est pas lui qui se salirait les mains avec l’argent des Carpetbaggers, des Scallawags et des Yankees. Il a des scrupules, c’est un honnête homme.
— Les scrupules et son honnêteté ne l’empêchent pas d’accepter l’aide et l’argent d’une femme.
— Que pouvait-il faire d’autre ?
— Est-ce à moi de le savoir ? Seulement je sais ce que j’ai fait, moi, quand mon père m’eut chassé de chez lui, je sais ce que j’ai fait pendant et après la guerre et je sais ce que d’autres hommes ont fait. Nous avons vu le parti que nous pouvions tirer de la ruine d’une civilisation et nous en avons profité. Certains ont eu recours à des moyens honnêtes, d’autres à des moyens équivoques, mais nous nous sommes tous montrés à la hauteur des circonstances et nous continuons. Les Ashley de ce monde avaient les mêmes chances que nous, ils n’ont pas su s’y prendre. Ils manquent de cran, Scarlett, et il n’y a que ceux qui ont du cran qui méritent de survivre. »
Scarlett entendait à peine ce que lui disait Rhett, car le souvenir qu’elle avait cherché en vain à préciser quelques minutes plus tôt se faisait maintenant plus net. Elle se rappelait le verger de Tara balayé par le vent froid. Elle revoyait Ashley, debout auprès d’un tas de bois. Il l’avait regardée sans la voir et lui avait dit… mais que lui avait-il dit au juste ? Il avait prononcé un nom bizarre, un mot étranger, il avait parlé aussi de la fin du monde. Sur le moment, elle n’avait pas pénétré le sens de ses paroles, mais maintenant elle commençait à comprendre et en éprouvait un sentiment d’angoisse indéfinissable.
« Voyons, Ashley a dit…
— Oui ?
— Un jour, à Tara, il m’a parlé de… d’un crépuscule des dieux et de la fin du monde.
— Ah ! le Götterdämmerung ! s’exclama Rhett dont l’intérêt sembla redoubler. Et qu’a-t-il ajouté ?
— Oh ! je ne me rappelle pas très bien. Je ne faisais guère attention à ce qu’il disait. Mais… oui, c’est ça… il m’a dit à peu près que les forts se tiraient toujours d’affaire et que les faibles restaient sur le carreau.
— Ainsi, il se rend compte ! C’est encore plus pénible pour lui. La plupart de ces gens ne comprennent et ne comprendront jamais rien. Ils passeront toute leur vie à se demander ce qu’a bien pu devenir la formule magique d’autrefois. Mais lui, il comprend que son sort est réglé.
— Non, tant que j’aurai un souffle de vie, rien ne sera perdu pour lui.
— Scarlett, interrogea Rhett dont les traits s’étaient détendus. Comment vous êtes-vous arrangée pour obtenir d’Ashley qu’il vienne à Atlanta diriger votre scierie ? Vous a-t-il opposé beaucoup de résistance ? »
Scarlett se rappela la scène qui avait suivi les obsèques. Pourtant elle repoussa bien vite ce souvenir.
« Mais non, voyons, répliqua-t-elle, avec indignation. Je lui ai expliqué que j’avais besoin de lui, parce que je ne pouvais plus me fier à cette crapule qui faisait marcher la scierie et que Frank était trop occupé pour m’aider. Je lui ai dit aussi que j’allais… bref, il y avait Ella Lorena, vous comprenez. Il a été trop heureux de me tirer de ce mauvais pas.
— Doux usage que l’on fait de la maternité ! C’est donc ainsi que vous l’avez amené à composition. Allons, vous êtes arrivée à vos fins. Voilà le pauvre diable aussi rivé à vous par la reconnaissance que vos forçats à leurs chaînes ! Je vous souhaite bien du plaisir à tous les deux. Mais, comme je vous l’ai déclaré au début de cette discussion, vous n’obtiendrez plus rien de moi pour vous livrer à vos petites manigances, ma chère madame trompe-son-monde. »
Scarlett écumait de rage, mais en même temps elle était fort désappointée. Depuis plusieurs semaines elle projetait d’emprunter de nouveau de l’argent à Rhett pour acheter un terrain sur lequel elle se proposait de monter un dépôt de bois.
« Je n’ai pas besoin de votre argent ! s’écria-t-elle. J’en gagne plus qu’il ne m’en faut, grâce à Johnnie Gallegher. J’ai en outre fait des placements hypothécaires qui me rapportent, et le magasin de Frank marche bien.
— Oui, j’ai entendu parler de vos placements. Comme c’est habile de pressurer les gens sans défense, les veuves, les orphelins et les ignorants ! Mais puisque vous êtes appelée à voler vos semblables, Scarlett, pourquoi ne jetez-vous pas votre dévolu sur les riches et les forts, plutôt que sur les pauvres et les faibles ? Depuis Robin des Bois, on considère cette seconde forme de vol comme une action de haute moralité.
— Parce que c’est plus facile et plus sûr de voler les pauvres, ainsi que vous les appelez, riposta Scarlett d’un ton glacial.
— Vous êtes une franche canaille, Scarlett ! » déclara Rhett en riant si fort que ses épaules en furent secouées.
Une canaille ! L’épithète la blessa et elle en fut surprise. « Non, je ne suis pas une canaille », se dit-elle avec véhémence. Tout au moins, elle n’avait pas l’intention d’en être une. Elle voulait être une grande dame. Elle se reporta à plusieurs années en arrière et revit sa mère, avec sa robe de soie, à laquelle elle imprimait un balancement exquis, elle revit ses mains qui avaient soigné tant de gens, ses mains infatigables. Tout le monde aimait Ellen. Tout le monde la respectait et l’entourait de prévenances. Soudain, le cœur de Scarlett se serra.
« Si vous essayez de me mettre en colère, vous perdez votre temps, dit-elle d’un ton las. Je sais que je ne suis ni aussi… scrupuleuse, ni aussi bonne, ni aussi agréable que je devrais être. Mais c’est plus fort que moi, Rhett. Vraiment, ça m’est impossible. Que nous serait-il arrivé à moi, à Wade, à Tara ou à nous tous, si j’avais fait preuve de… douceur quand ce Yankee est venu pour nous voler ? J’aurais dû être… mais j’aime mieux ne pas y penser. Et quand Jonas Wilkerson a voulu nous prendre notre maison… où serions-nous également si j’avais été une bonne petite femme bien douce et si je n’avais pas obligé Frank à se faire rembourser ? Je suis peut-être une canaille, Rhett, mais je n’en serai pas toujours une. Même en ce moment, comment pourrais-je me tirer d’affaire si je n’étais pas ce que je suis ? Depuis ces dernières années, j’ai l’impression de ramer au milieu d’une tempête, de faire avancer une barque lourdement chargée. J’ai tant de peine à maintenir mon bateau à flot que je n’ai pas hésité à lancer par-dessus bord tout ce qui me gênait et ne me paraissait pas indispensable.
— Fierté, honneur, vertu, franchise, bonté, énuméra Rhett d’une voix mielleuse. Oui, vous avez eu raison, Scarlett, toutes ces choses-là ne comptent pas lorsqu’un bateau est sur le point de sombrer. Pourtant, regardez nos amis. Ou bien ils abordent en lieu sûr avec une cargaison intacte, ou bien ils coulent en pleine mer, toutes bannières déployées.
— C’est une bande d’imbéciles, déclara Scarlett sans ambages. Il y a temps pour tout. Quand j’aurai assez d’argent, moi aussi je serai une femme charmante.
— Vous avez tout ce qu’il faut pour cela… mais vous ne pourrez pas. C’est difficile à récupérer des marchandises jetées à la mer, et lorsqu’on y parvient on s’aperçoit en général qu’elles sont perdues. Je crains que le jour où vous serez en mesure de repêcher l’honneur, la vertu et la bonté que vous avez lancés par-dessus bord vous ne vous rendiez compte que le séjour dans l’eau ne leur a pas fait de bien. »
Rhett se leva brusquement et ramassa son chapeau.
« Vous vous en allez ?
— Oui. Ça ne vous est pas agréable ? Je vous laisse seule avec ce qui vous reste de conscience. » Il s’arrêta et regarda le bébé auquel il tendit un doigt que l’enfant serra dans sa petite main.
« Je pense que Frank déborde de fierté.
— Évidemment.
— Il a déjà des tas de projets pour son enfant, je suppose ?
— Oh ! vous savez, les hommes sont si bêtes lorsqu’il s’agit de leurs enfants.
— Alors, dites-lui ceci, fit Rhett dont le visage prit une expression étrange. Dites-lui qu’il ferait bien de rester un peu plus souvent chez lui, le soir, s’il veut voir se réaliser les projets qu’il a formés pour son enfant.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien d’autre. Conseillez-lui de rester à la maison.
— Oh ! que vous êtes ignoble ! Insinuer que le pauvre Frank…
— Oh ! bonté divine ! s’écria Rhett, qui éclata de rire. Je ne voulais pas dire que Frank courait la prétentaine ! Frank. Oh ! elle est bien bonne ! »
Il descendit les marches de la véranda et s’éloigna en riant.