Au début de l’été 1863, l’espérance fleurissait dans tous les cœurs sudistes. Malgré les privations et les épreuves, malgré les spéculateurs et les divers fléaux du même genre, malgré la mort, la maladie et la souffrance qui avaient frappé la plupart des familles, le Sud disait de nouveau : « Encore une victoire, et la guerre est finie », et il le disait même avec plus d’entrain et plus d’assurance que l’été précédent. Les Yankees se montraient coriaces, mais ils étaient à bout de souffle.
La Noël 1862 avait été un jour de fête pour Atlanta et pour le Sud tout entier. La Confédération avait remporté une victoire éclatante à Fredericksburg et l’on comptait par milliers les morts et les blessés yankees. Tout le monde avait profité de cette période de vacances pour s’amuser et se féliciter de la tournure des événements. L’armée avait pris maintenant ses quartiers d’hiver, mais comme ses généraux avaient donné des preuves de leur mérite, tout le monde savait que, lorsque les hostilités reprendraient au printemps, les Yankees seraient écrasés une fois pour toutes.
Le printemps vint et la bataille recommença. En mai, la Confédération remporta une autre grande victoire à Chancellorsville. Le Sud trépigna de joie.
En Géorgie même, un raid de la cavalerie de l’Union s’était transformé en triomphe pour les Confédérés. Les gens en riaient encore et se donnaient de vigoureuses tapes dans le dos en disant : « Oui, monsieur ! Dès l’instant que le vieux Nathan Bedford Forrest s’est lancé à leurs trousses, ils ont été fichus. » Vers la fin du mois d’avril, le colonel Streight, à la tête de 1 800 cavaliers yankees, était entré en Géorgie et avait voulu tenter un coup de main sur Rome, petite ville à soixante milles au nord d’Atlanta. Il avait eu la prétention de couper la voie ferrée d’importance vitale qui reliait Atlanta au Tennessee, puis de pousser une pointe jusqu’à Atlanta et de détruire les usines de guerre et les magasins concentrés dans cette ville considérée comme la clé de la Confédération.
C’était un coup hardi et qui, sans Forrest, eût coûté cher au Sud. Forrest s’était lancé à la poursuite des Yankees, les avait rejoints avant qu’ils eussent atteint Rome, les avait harcelés nuit et jour et avait fini par les faire tous prisonniers.
L’annonce de ce succès parvint à Atlanta presque en même temps que la nouvelle de la victoire de Chancellorsville, et la ville, exultant, s’était laissée aller à une douce hilarité. Chancellorsville était peut-être une victoire plus importante, mais la capture des cavaliers de Streight rendait les Yankees positivement ridicules.
« Non, non, ils auraient mieux fait de ne pas se frotter au vieux Forrest », ne cessait-on de répéter à Atlanta en se tordant de rire.
Évidemment les Yankees de Grant assiégeaient Vicksburg depuis le milieu du mois de mai. Évidemment le Sud avait subi une perte sensible avec Stonewall Jackson, mortellement blessé à Chancellorsville. Évidemment la Géorgie avait perdu l’un de ses fils les plus braves et les plus brillants avec le général T. R. R. Cobb, tué à Fredericksburg. Pourtant les Yankees n’étaient plus en état de supporter une défaite comme Fredericksburg ou comme Chancellorsville. Ils seraient bien forcés de céder, et cette guerre cruelle pourrait enfin cesser.
Les premiers jours de juillet arrivèrent et bientôt circula le bruit, plus tard confirmé par les dépêches, que Lee avait envahi la Pennsylvanie. Lee en territoire ennemi ! Lee forçant la victoire ! C’était le dernier combat de la guerre !
Atlanta ne se sentait plus de joie et brûlait d’une ardente soif de vengeance. Désormais les Yankees allaient savoir ce que c’était que d’avoir la guerre chez soi. À leur tour leurs champs ravagés, leurs chevaux et leur bétail volés, leurs maisons incendiées, leurs vieillards et leurs jeunes gens jetés en prison, leurs femmes et leurs enfants réduits à la famine.
Tout le monde savait ce que les Yankees avaient fait au Missouri, au Kentucky, au Tennessee et en Virginie. Les petits enfants eux-mêmes, pleins de haine et d’effroi, pouvaient raconter les horreurs que les Yankees avaient commises en territoire conquis. Atlanta était déjà envahie par les réfugiés du Tennessee de l’Est et avait appris de première main quel genre de souffrances ils avaient enduré. Dans cette région les artisans de la Confédération étaient en minorité et le poids de la guerre était lourdement retombé sur eux comme cela se produisait dans tous les États frontières où le voisin dénonçait son voisin, où le frère tuait son frère. Ces réfugiés ne demandaient qu’à voir la Pennsylvanie à feu et à sang, et cette perspective semblait procurer une joie farouche même aux vieilles dames les plus tranquilles.
Cependant, lorsqu’on apprit que Lee avait interdit de toucher aux biens des particuliers en Pennsylvanie, qu’il avait décrété que tout acte de pillage serait puni de mort et que l’armée verserait une indemnité pour chaque chose réquisitionnée, il fallait tout le prestige qu’avait acquis le général pour que celui-ci conservât sa popularité. Empêcher les hommes de piller les riches entrepôts de cet État florissant ! Où le général Lee avait-il donc la tête ? Et nos petits soldats qui avaient si faim, qui avaient tant besoin de chaussures, de vêtements et de chevaux !
Un billet hâtif de Darcy Meade au docteur, le seul renseignement de source sûre que reçut Atlanta durant ces premiers jours de juillet, passa de main en main et souleva une indignation croissante. « Papa, pouvez-vous vous arranger pour me trouver une paire de bottes ? Je suis pieds nus depuis deux semaines et je ne vois guère comment je m’en procurerais une. Si je n’avais pas d’aussi grands pieds, je ferais comme les camarades, j’en prendrais aux Yankees morts, mais jusqu’ici je n’ai pas encore trouvé un Yankee qui eût des pieds comme les miens. Si vous trouvez des bottes, ne me les expédiez pas par la poste. On me les volerait en route et je ne pourrais pas en tenir rigueur au voleur. Mettez Phil dans le train et envoyez-le-moi avec les bottes. Je vous écrirai sous peu où je serai. Pour le moment, je ne sais rien si ce n’est que nous marchons vers le Nord. Nous sommes au Maryland et tout le monde dit que nous allons entrer en Pennsylvanie…
« Papa, j’espérais que nous aurions un peu fait goûter aux Yankees notre misère, mais le général dit non, et quant à moi je n’ai aucune envie de me faire tuer pour le plaisir de brûler une maison yankee. Papa, aujourd’hui, nous traversons les plus vastes champs de maïs que j’aie jamais vus. Nous n’avons pas de maïs comme ça chez nous. Je suis bien forcé d’avouer que nous avons fait quelques petits ravages dans ce maïs, car nous avions tous joliment faim, et ce que le général ne sait pas ne peut pas lui faire de peine. Mais ce maïs vert ne nous a pas fait grand bien. Tous les camarades ont la dysenterie et le maïs a aggravé leur état. Papa, essayez de me trouver des bottes. Maintenant, je suis capitaine et un capitaine se doit d’avoir des bottes, même s’il n’a ni uniforme neuf, ni épaulettes. »
Néanmoins, l’armée était en Pennsylvanie, et c’était ce qui importait. Encore une victoire et la guerre serait finie. Darcy Meade pourrait avoir toutes les bottes qu’il voudrait, les hommes rentreraient dans leur foyer et de nouveau tout le monde serait heureux. Mme Meade avait les larmes aux yeux à la pensée que son soldat, son fils, allait enfin rentrer chez lui, chez lui pour ne plus en partir.
Le 3 juillet, un silence soudain s’abattit sur la ligne télégraphique du Nord, un silence qui dura jusqu’au lendemain midi, heure à laquelle des nouvelles fragmentaires et tronquées commencèrent à arriver à l’état-major d’Atlanta. Il y avait eu un violent combat en Pennsylvanie, près d’une petite ville appelée Gettysburg, une grande bataille à laquelle avait pris part toute l’armée de Lee. On manquait de précisions, les transmissions étaient lentes, car le combat s’était déroulé en territoire ennemi et les rapports venus du Maryland passaient par Richmond pour être expédiés de là à Atlanta.
L’incertitude grandit et l’angoisse s’empara peu à peu de la ville. Rien n’était aussi terrible que de ne pas savoir à quoi s’en tenir. Les familles dont les fils étaient au front priaient avec ferveur que leurs enfants ne fussent point en Pennsylvanie, mais ceux qui savaient que leurs parents étaient dans le même régiment que Darcy Meade se raidissaient et déclaraient que c’était un grand honneur de participer à la bataille où les Yankees seraient définitivement écrasés.
Chez tante Pitty, les trois femmes se regardaient sans parvenir à dissimuler leur inquiétude. Ashley et Darcy étaient dans le même régiment.
Le 5, de mauvaises nouvelles arrivèrent non point du Nord, mais de l’Ouest. Vicksburg était tombé après un siège long et pénible et, de Saint-Louis à la Nouvelle-Orléans, tout le Mississippi était pratiquement aux mains des Yankees. La Confédération était coupée en deux. À tout autre moment, l’annonce de ce désastre eût plongé Atlanta dans la crainte et la consternation, mais maintenant les habitants de la ville n’avaient guère le loisir de songer à Vicksburg. Ils songeaient à Lee qui, en Pennsylvanie, forçait la victoire. La perte de Vicksburg ne serait pas une catastrophe si Lee triomphait dans l’Est. L’Est, c’était Philadelphie, New York, Washington. La prise de ces cités paralyserait le Nord et ferait mieux que compenser la défaite sur le Mississippi.
Les heures passaient et l’ombre noire des calamités s’étendait sur la ville, obscurcissant le soleil au point que les gens levaient la tête et s’étonnaient de voir au-dessus d’eux un ciel clair et bleu au lieu d’un ciel sombre et chargé de nuages. Partout, sous les vérandas, sur les trottoirs, ou même au milieu de la rue, les femmes se rassemblaient, se groupaient, se disaient que le manque de nouvelles était bon signe, cherchaient à se rassurer, essayaient de se montrer braves. Mais, pareils à des chauves-souris parcourant la rue de leur vol rapide, d’horribles bruits se répandaient. On racontait que Lee était tué, la bataille perdue, qu’on allait recevoir une énorme liste de morts et de blessés. Partout les gens qui, cependant, s’efforçaient de ne pas croire au désastre, se laissaient gagner par la panique, se ruaient vers le centre de la ville, vers les journaux, vers les états-majors et réclamaient des nouvelles, n’importe quelles nouvelles, même des mauvaises.
La foule se massait devant la gare dans l’espoir que les trains attendus apporteraient des renseignements, devant le bureau du télégraphe, devant les quartiers généraux harcelés de demandes, devant la porte fermée des journaux. C’était une foule étrangement calme, une foule qui, sans heurt, grossissait de minute en minute. Personne ne parlait. De temps en temps, un vieillard implorait des nouvelles d’une voix de fausset, et la foule, au lieu de s’énerver, ne faisait qu’observer un silence plus intense chaque fois qu’elle s’entendait répéter : « On n’a encore reçu aucune dépêche du Nord, on sait seulement qu’il y a eu une bataille. » La file des femmes venues à pied ou en voiture s’allongeait de plus en plus. La chaleur dégagée par tous ces corps serrés les uns contre les autres et la poussière soulevée par tous ces gens qui piétinaient le sol devenaient intolérables. Les femmes se taisaient, mais leurs visages pâles, graves, plaidaient leur cause avec une éloquence muette plus émouvante qu’un gémissement.
Il n’y avait guère de maisons d’où un fils, un frère, un père, un fiancé ou un mari ne fût parti pour prendre part à cette bataille. Toutes ces femmes étaient prêtes à apprendre que la mort était venue chez elles. Toutes s’y attendaient. Aucune ne s’attendait à la défaite. Cette pensée, elles la chassaient de leur esprit. En ce moment, leurs hommes râlaient peut-être sur l’herbe brûlée par le soleil des collines de Pennsylvanie. Les rangs sudistes s’abattaient peut-être comme des récoltes sous un orage de grêle, mais la Cause pour laquelle ils luttaient ne sombrerait jamais. Ils mourraient peut-être par milliers ; mais des milliers d’hommes vêtus de gris surgiraient du sol et prendraient leur place en poussant le cri des rebelles. D’où viendraient ces hommes, nulle ne le savait. Elles savaient seulement, et c’était pour elles une chose aussi certaine que la présence dans les cieux d’un Dieu juste, que Lee était prodigieux et l’armée de Virginie invincible.
La voiture avait fait halte devant les bureaux du Bulletin Quotidien et, comme la capote était baissée, Scarlett, Mélanie et Mlle Pittypat avaient dû ouvrir leurs ombrelles. Scarlett tremblait tellement que son ombrelle oscillait au-dessus de sa tête. Pitty était si émue que son nez frémissait au milieu de sa figure ronde, comme celui d’un lapin, mais Mélanie, les yeux de plus en plus hagards à mesure que le temps passait, observait une immobilité de statue. En deux heures, elle ne desserra les dents qu’au moment où, sortant un flacon de sels de son réticule, elle le tendit à sa tante et, pour la première fois de sa vie, s’adressa à la vieille demoiselle sur un ton dénué de tendresse :
« Prends ceci, ma tante, tu t’en serviras, si tu sens que tu vas t’évanouir. Je te préviens que, si ça ne va pas, il faudra seulement compter sur l’oncle Peter pour te ramener à la maison, car je n’ai pas l’intention de m’en aller avant d’avoir appris… avant d’avoir appris quelque chose. Et puis, je n’ai pas l’intention non plus de me séparer de Scarlett. »
Scarlett n’avait nulle envie de partir, nulle envie d’être ailleurs que là où elle pourrait avoir des nouvelles d’Ashley. Non, même si Mlle Pittypat rendait l’âme, elle ne s’en irait pas. Ashley se battait sûrement quelque part, peut-être était-il en train de mourir, et le bureau du journal était le seul endroit où elle pouvait apprendre la vérité.
Elle parcourut la foule des yeux, reconnut des amies, des voisines : Mme Meade avec sa capote tout de travers et le bras passé sous celui de Phil, son garçon de quinze ans ; les demoiselles McLure s’évertuant à masquer d’une lèvre tremblante leurs dents qui avançaient ; Mme Elsing, raide comme une mère spartiate et dont seules les mèches grises échappées de son chignon trahissaient l’agitation intérieure, enfin Fanny Elsing, pâle comme un linge. Ce n’était sûrement pas pour son frère Hugh que Fanny était si inquiète ! Avait-elle donc au front un soupirant sans qu'on s’en doutât ? Mme Merriwether, assise dans sa voiture, caressait la main de Maybelle. La grossesse de Maybelle était si avancée que c’en était une honte de s’exhiber dans cet état, même avec un châle soigneusement drapé autour de soi. Pourquoi se faisait-elle tant de tracas ? Personne n’avait entendu dire que les troupes de Louisiane étaient en Pennsylvanie. Son petit zouave poilu devait être bien en sûreté à Richmond.
Il y eut un remous dans la foule et l’on se recula pour laisser passer Rhett Butler qui, à cheval, se frayait lentement un chemin vers la voiture de tante Pitty. « Il a du courage de venir ici en ce moment », se dit Scarlett. « Il suffirait d’un rien pour que la populace le mette en pièces parce qu’il n’est pas en uniforme », et elle pensa aussi qu’elle serait volontiers la première à lui faire un mauvais parti. Comment osait-il se pavaner sur ce beau cheval, en bottes vernies, dans un élégant costume de toile blanche, avec sa mine florissante et son cigare à la bouche, quand Ashley et tous les autres garçons se battaient contre les Yankees, pieds nus, couverts de sueur, morts de faim, les entrailles rongées par la maladie ?
Accompagné de regards haineux, il avançait avec précaution. Des vieillards grommelaient dans leurs barbes et Mme Merriwether, qui n’avait peur de rien, se souleva un peu sur son siège et, d’une voix claire, lança la plus cinglante et la plus venimeuse des injures : « spéculateur ». Rhett sembla ne remarquer personne, mais il salua Melly et tante Pitty, puis, se portant du côté de Scarlett, il se pencha et chuchota : « Vous ne trouvez pas que ce serait le moment pour le docteur Meade de nous gratifier d’un de ses discours coutumiers où il est question de la victoire venue se poser comme un aigle sur nos drapeaux ? »
Les nerfs tendus par l’émotion, Scarlett se retourna avec la prestesse d’un chat en colère. Elle était sur le point de l’injurier, mais il la retint d’un geste.
« Je suis venu vous dire, mesdames, que j’arrive du quartier général et qu’on a reçu les premières listes de morts et de blessés », annonça-t-il à haute voix.
Un murmure s’éleva parmi les gens assez près pour avoir entendu sa remarque et la foule s’agita avant de faire demi-tour et de se ruer dans la rue de Whitehall pour aller au quartier général.
« Ne bougez pas ! cria Rhett dressé sur sa selle, la main tendue. On a envoyé la liste aux deux journaux. On est en train de l’imprimer. Restez où vous êtes !
— Oh ! Capitaine Butler ! s’exclama Melly en se tournant vers lui, les larmes aux yeux. Comme vous êtes bon d’être venu nous prévenir. Quand va-t-on afficher ces listes ?
— D’une minute à l’autre, madame. Elles ont été distribuées aux journaux depuis une demi-heure, seulement l’officier qui s’occupe de cela n’a pas voulu qu’on le sache de peur que la foule ne saccage les bureaux, en essayant d’avoir des nouvelles. Tenez ! Regardez ! »
Une des fenêtres du journal s’ouvrit. Une main apparut, brandissant une liasse d’épreuves longues et étroites, barbouillées de taches d’encre fraîche et couvertes de noms serrés les uns contre les autres. Les gens se les arrachaient. Ceux qui en avaient obtenu essayaient de reculer pour lire, ceux qui étaient derrière poussaient en criant « laissez-moi passer ! »
« Tenez mon cheval », dit Rhett qui venait de sauter à terre et avait jeté la bride à l’oncle Peter.
Par-dessus la foule, on vit ses épaules massives tandis qu’il se frayait un chemin en écartant brutalement les gens autour de lui. Au bout d’un instant, il revint, tenant une demi-douzaine d’épreuves à la main. Il en lança une à Mélanie et distribua le reste aux femmes qui se trouvaient dans les voitures les plus proches, les demoiselles McLure, Mme Meade, Mme Merriwether, Mme Elsing.
« Vite, Melly », s’écria Scarlett, la gorge serrée. La rage la gagnait de voir que Melly tremblait au point d’être incapable de lire.
« Prends-la », murmura Melly, et Scarlett s’empara de la feuille. Les W. Où étaient les W ? Là ! dans le bas, tout souillés d’encre. « White », elle lisait d’une voix brisée, « Wilkins… Wim… Zebulon… Oh ! Melly, il n’y est pas ! Il n’y est pas ! Oh ! tante, pour l’amour de Dieu ! Melly, les sels ! Retiens-la, Melly. »
Melly, pleurant de joie devant tout le monde, souleva la tête de Pitty qui était retombée sur son épaule et porta le flacon de sels à son nez. De son côté, Scarlett, le cœur inondé de bonheur, soutenait la vieille et plantureuse demoiselle. Ashley était vivant ! Il n’était même pas blessé. Que Dieu était bon de ne pas l’avoir rappelé à lui ! Que…
Elle entendit un gémissement étouffé. Elle se retourna et vit Fanny Elsing poser la tête sur la poitrine de sa mère, elle vit la liste des morts et des blessés tournoyer et retomber sur le plancher de la voilure, elle vit trembler les lèvres minces de Mme Elsing, qui prit sa fille dans ses bras et dit à son cocher d’une voix calme : « À la maison ! Vite ! » Scarlett parcourut rapidement la liste. Hugli Elsing n’y figurait pas. Fanny devait être fiancée et maintenant son fiancé était mort. La foule s’écarta en silence pour laisser passer la voiture des Elsing, que suivit le petit cabriolet en osier des demoiselles McLure. Mlle Confiance conduisait, le visage durci comme un roc et, pour une fois, ses lèvres lui recouvraient les dents. Mlle Espérance, la mort peinte sur le visage, la main crispée sur la jupe de sa sœur, se raidissait à côté d’elle. On les eût prises pour de très vieilles femmes. Elles adoraient leur jeune frère Dallas, le seul parent que les deux vieilles filles eussent au monde. Dallas n’était plus.
« Melly ! Melly ! lança Maybelle d’un ton joyeux. René est sain et sauf ! et Ashley aussi ! Oh ! que Dieu soit béni ! »
Le châle avait glissé de ses épaules et son état était encore plus apparent, mais, pour une fois, ni elle ni Mme Merriwether ne s’en soucièrent. « Oh ! madame Meade ! René… » Sa voix s’altéra. « Melly, regarde !… Madame Meade, je vous en prie ! Darcy n’est pas… ? »
Mme Meade baissait obstinément la tête et ne bougea pas quand on l’appela, mais le visage du petit Phil était un livre grand ouvert que tous pouvaient lire.
« Voyons, voyons, maman », dit-il désemparé. Mme Meade releva la tête. Ses yeux croisèrent ceux de Mélanie. « Il n’aura plus besoin de ses bottes maintenant, fit-elle.
— Oh ! ma chérie », s’écria Melly en sanglotant.
Elle repoussa tante Pitty vers Scarlett, descendit de sa voiture et se dirigea vers celle de la femme du docteur.
« Maman, vous m’avez encore, murmura Phil dans un effort désespéré pour consoler la femme aux traits décomposés qu’il avait près de lui. Et, si vous me laissez, j’irai tuer tous les Yank… »
Mme Meade se cramponna à son bras comme si elle voulait le retenir. « Non ! » fit-elle d’une voix étouffée. « Phil Meade, tu vas te taire ! » ordonna Mélanie, qui monta s’asseoir près de Mme Meade et la prit dans ses bras. « Tu te figures que cela servira à ta mère que tu ailles te faire tuer, toi aussi ? Je n’ai jamais rien entendu de plus bête. Allons, dépêche-toi. Ramène-nous chez toi. »
Elle se tourna vers Scarlett tandis que Phil prenait les guides.
« Dès que tu auras reconduit tante à la maison, viens me rejoindre chez Mme Meade. Capitaine Butler, vous ne pourriez pas aller prévenir le docteur ? Il est à l’hôpital. »
La voiture avança au milieu de la foule qui se dispersait. Quelques femmes pleuraient de joie, mais la plupart paraissaient trop hébétées pour se rendre compte du coup terrible qui s’était abattu sur elles. Scarlett se pencha sur les listes maculées pour y relever des noms d’amis. Maintenant qu’Ashley était sain et sauf, elle pouvait songer aux autres. Oh ! que la liste était longue ! Qu’il était lourd, le tribut payé par Atlanta, par la Géorgie tout entière.
Grand Dieu ! « Calvert, Raiford, lieutenant Raif ! » Soudain Scarlett se rappela le jour, il y avait si longtemps, où ils s’étaient sauvés tous les deux, mais où, la nuit, ils avaient décidé de rentrer parce qu’ils avaient faim et que le noir leur faisait peur.
« Fontaine, Joseph K., simple soldat. » Le petit Joe, qui avait si mauvais caractère ! Et Sally à peine relevée de ses couches !
« Munroe… LaFayette, capitaine. » Lafe, le fiancé de Cathleen Calvert. Pauvre Cathleen ! Perdre en même temps un frère et un fiancé. Mais Sally, elle, avait perdu un frère et un mari.
Oh ! c’était trop affreux. Scarlett redoutait presque de continuer. Sur son épaule, tante Pitty soufflait et soupirait, alors, sans plus de façon, Scarlett la repoussa dans un coin de la voiture et reprit sa lecture.
Voyons… voyons… il ne pouvait tout de même pas y avoir trois fois le nom de « Tarleton » sur cette liste. Peut-être l’imprimeur, dans sa hâte, avait-il répété le nom par erreur. Mais non. C’étaient bien eux. « Tarleton Brenton, lieutenant. » « Tarleton Stuart, caporal. » « Tarleton Thomas, simple soldat. » Et Boyd, mort dès la première année de la guerre, était enterré, Dieu seul savait où, en Virginie. Tous les Tarleton disparus. Tom et les jumeaux avec leurs longues jambes, leur nonchalance, leur amour des potins et des plaisanteries absurdes, et Boyd qui avait la grâce d’un maître à danser et une langue de vipère.
Scarlett ne pouvait plus lire. Elle ne voulut plus savoir s’il y avait sur cette liste d’autres jeunes gens avec lesquels elle avait grandi, dansé, flirté, qu’elle avait embrassés. Elle aurait voulu pleurer, faire n’importe quoi pour desserrer cette griffe qui s’enfonçait dans sa gorge.
« Je suis désolé, Scarlett », fit Rhett. Elle le regarda. Elle avait oublié qu’il était encore là. « Il y a beaucoup de vos amis. »
Elle hocha la tête et essaya de parler. « Presque toutes les familles du comté… et les… les trois Tarleton. »
Il avait le visage calme, un peu assombri. Ses yeux avaient perdu leur expression narquoise.
« Et ce n’est pas fini, reprit-il. Ce ne sont que les premières listes et elles sont incomplètes. Demain il y en aura une plus longue. » Il baissa la voix afin que ceux qui se trouvaient dans les voitures voisines n’entendissent pas. « Scarlett, le général Lee doit avoir perdu la bataille. J’ai entendu dire au quartier général qu’il avait battu en retraite dans le Maryland. »
Scarlett leva vers lui des yeux effrayés, mais sa crainte ne provenait point de la défaite de Lee. Demain, il y aurait une plus longue liste ! Demain ! Elle n’avait pas pensé au lendemain, tant elle avait été heureuse qu’Ashley ne se trouvât pas sur cette première liste. Demain ! Comment ! il était peut-être mort et elle n’en saurait rien avant le lendemain ou même avant une semaine.
« Oh ! Rhett ! pourquoi faut-il donc qu’il y ait des guerres ? Il aurait tellement mieux valu que les Yankees consentent à nous dédommager pour les nègres… ou même que nous leur ayons donné les nègres gratuitement plutôt que d’assister à cela.
— Il ne s’agit pas des nègres, Scarlett. Ils ne sont que le prétexte. Il y aura toujours des guerres parce que les hommes aiment la guerre. Les femmes ne l’aiment pas, mais les hommes l’adorent… oui-da ! ils la font encore passer avant l’amour des femmes. »
Il ébaucha un sourire. Son visage avait perdu sa gravité. Il souleva son large panama.
« Au revoir. Je m’en vais à la recherche du docteur Meade. J’imagine que, sur le moment, il ne goûtera pas l’ironie de se faire annoncer la mort de son fils par moi. Mais, plus tard, il sera sans doute fou de rage à la pensée qu’un spéculateur est venu lui apporter la nouvelle de la mort d’un héros. »
Scarlett coucha Mlle Pitty, laissa la cuisinière et Prissy à son chevet, puis se rendit chez les Meade. Mme Meade était au premier en compagnie de Phil et attendait le retour de son mari. En bas, dans le salon, Mélanie discutait à voix basse avec un groupe de voisins venus marquer leur sympathie à la famille plongée dans l’affliction. À coups d’aiguille et de ciseaux, elle retouchait une robe de deuil prêtée par Mme Elsing à Mme Meade. Déjà la maison était tout imprégnée de l’odeur âcre des vêtements qui bouillaient à la cuisine dans l’énorme lessiveuse remplie d’un bain de teinture noire où la cuisinière brassait en sanglotant les robes de Mme Meade.
« Comment va-t-elle ? interrogea doucement Scarlett.
— Pas une larme, fit Mélanie. C’est terrible quand les femmes n’arrivent pas à pleurer. Je me demande comment font les hommes pour supporter une douleur sans pleurer. Je crois que c’est parce qu’ils sont plus forts et plus braves que les femmes. Elle dit qu’elle ira elle-même en Pennsylvanie pour le ramener ici. Le docteur ne peut pas abandonner l’hôpital.
— Ce sera épouvantable pour elle. Pourquoi Phil n’irait-il pas ?
— Elle a peur qu’il ne s’engage si elle n’a plus les yeux sur lui. Il est grand pour son âge, tu sais, et maintenant on les prend à seize ans. »
Un à un, les voisins se retirèrent, peu disposés à être là quand le docteur rentrerait chez lui. Scarlett et Mélanie restèrent seules à coudre dans le salon. Mélanie avait l’air triste, mais bien que ses larmes coulassent sur son ouvrage elle respirait le calme. Évidemment elle était à cent lieues de se douter que la bataille continuait peut-être et qu’à ce moment même Ashley pouvait être tué. Le cœur serré d’angoisse, Scarlett ne savait pas s’il fallait répéter à Mélanie les paroles de Rhett et obtenir un réconfort relatif à sa détresse ou bien s’il fallait les garder pour elle. Elle se décida enfin à ne rien dire. Ce n’était pas la peine que Mélanie se rendît compte que le sort d’Ashley la tourmentait à ce point. Elle remercia Dieu de ce que, ce matin-là, tout le monde, y compris Melly et Pitty, eût été trop préoccupé pour remarquer son attitude.
Après avoir cousu un certain temps en silence, Scarlett et Mélanie entendirent du bruit dans la rue. Elles écartèrent les rideaux et virent le docteur Meade descendre de cheval. Les épaules voûtées, il baissait tellement la tête que sa barbe grise s’étalait en éventail sur sa poitrine. Il entra lentement, posa par terre son chapeau sans mot dire, puis il gravit l’escalier d’un pas fatigué. Au bout d’un instant, Phil descendit. Tout en jambes et en bras, il avait des gestes balourds. Les deux jeunes femmes voulaient l’inviter à se joindre à elles, mais il passa sous la véranda et, s’asseyant sur la première marche du perron, il se prit la tête à deux mains.
Melly soupira.
« Il est furieux parce qu’on ne veut pas qu’il aille se battre contre les Yankees. Quinze ans ! Oh ! Scarlett, ce serait merveilleux d’avoir un fils comme ça !
— Pour qu’il soit tué ? demanda Scarlett, qui pensait à Darcy.
— Il vaudrait mieux avoir un fils, même pour qu’il soit tué que de ne jamais en avoir, fit Mélanie d’une voix coupée par l’émotion. Tu ne peux pas comprendre, Scarlett, parce que tu as le petit Wade, mais moi… Oh ! Scarlett ! je voudrais tant avoir un bébé. Tu dois trouver honteux que je l’avoue si crûment, mais c’est vrai et c’est là ce que veulent toutes les femmes, tu le sais bien. »
Scarlett se retint pour ne pas ricaner.
« Si Dieu veut que… s’il rappelle Ashley à lui, je pense que j’aurai la force de surmonter cette épreuve, et pourtant s’il mourait j’aimerais mieux mourir aussi. Mais Dieu me donnerait le courage nécessaire. En tout cas, je ne pourrais pas supporter sa mort si… si je n’avais pas un enfant de lui pour me consoler. Oh ! Scarlett, comme tu as de la chance ! Tu as beau avoir perdu Charlie, tu as un fils. Et si Ashley s’en va, je n’aurai rien. Scarlett, pardonne-moi, mais il m’est arrivé d’être jalouse de toi.
— Jalouse… de moi ? s’écria Scarlett qui, brusquement, se sentit coupable.
— Parce que tu as un fils et pas moi. Parfois, je suis même allée jusqu’à traiter Wade comme s’il était à moi, tant c’est affreux de ne pas avoir d’enfant.
— Pfft ! » fit Scarlett, soulagée.
Elle jeta un regard rapide à la petite femme menue et rougissante, penchée sur son ouvrage. Mélanie pouvait bien désirer des enfants, mais elle n’était certainement pas faite pour en porter. Elle était à peine plus grande qu’une gamine de douze ans, elle avait les hanches étroites comme celles d’un enfant et elle était très plate de poitrine. Scarlett ne voulut même pas s’arrêter à l’idée que Mélanie pourrait avoir un enfant. Si Mélanie avait un enfant d’Ashley, ce serait comme si on lui enlevait quelque chose qui n’appartenait qu’à elle seule.
« Ne m’en veuille pas de ce que je t’ai dit au sujet de Wade. Je l’aime tant. Tu n’es pas fâchée contre moi, au moins.
— Ne fais pas la sotte, déclara sèchement Scarlett. Va donc plutôt sous la véranda t’occuper de Phil. Il pleure. »