Lorsque la dernière personne eut prit congé de la famille, lorsqu’on n’entendit plus ni voitures, ni chevaux, Scarlett passa dans le petit bureau d’Ellen et sortit d’un casier un objet brillant qu’elle y avait caché la veille, au milieu d’une liasse de papiers jaunis. Dans la salle à manger, Pork, qui dressait la table pour le dîner, allait et venait en reniflant. Scarlett l’appela. Il arriva, le visage bouleversé, la mine éplorée d’un chien qui n’aurait plus de maître.
« Pork, fit sa maîtresse, si tu continues de pleurer, je… je vais me mettre à pleurer, moi aussi. Il faut t’arrêter.
— Oui, ma’ame. J’essaie, mais chaque fois que j’essaie je pense à missié Gé’ald et…
— Eh bien ! n’y pense plus. Je peux supporter les larmes de n’importe qui, mais pas les tiennes. Voyons, dit-elle d’un ton plus doux, tu ne comprends pas ? Si je ne les supporte pas, c’est parce que je sais combien tu l’aimais. Mouche-toi, Pork. J’ai un cadeau pour toi. »
Pork se moucha bruyamment et manifesta un intérêt poli, sans plus.
« Te souviens-tu de cette nuit où on a tiré sur toi, pendant que tu dévalisais un poulailler ?
— Seigneu’ Dieu, ma’ame Sca’lett ! J’ai jamais…
— Mais tu as bel et bien reçu du plomb dans la jambe, alors ne viens pas me raconter que ce n’est pas vrai. Tu te rappelles aussi ce que je t’ai dit ? Je t’avais promis de te donner une montre pour te récompenser de ta fidélité.
— Oui, ma’ame, je me souviens. Moi, je c’oyais que vous aviez oublié.
— Non, je n’ai pas oublié. Tiens, la voilà ! » Scarlett présenta à Pork une montre d’or ciselé, avec sa chaîne, à laquelle étaient attachées de nombreuses breloques.
« Pou’ l’amou’ de Dieu ! s’exclama Pork. C’est la mont’ de missié Gé’ald ! Je l’ai vu ’ega’der cette mont’ un million de fois !
— Oui, c’est la montre de papa. Je te la donne. Prends-la.
— Oh ! non, ma’ame ! Pork recula, horrifié. Non ! c’est une mont’ de missié blanc et celle de missié Gé’ald pa’-dessus le ma’ché. Comment ça se fait que vous pa’liez de me la donner, ma’ame Sca’lett ? Cette mont’, elle ’evient de d’oit au petit Wade Hampton.
— Non, elle t’appartient. Le petit Wade Hampton a-t-il jamais fait quoi que ce soit pour papa ? Est-ce lui qui l’a soigné quand il était malade et qu’il n’avait plus toute sa tête ? Est-ce lui qui l’a baigné, habillé, rasé ? Est-ce lui qui ne l’a pas quitté quand les Yankees sont venus ? Est-ce lui qui a volé pour qu’il ne meure pas de faim ? Ne fais pas la bête, Pork. Si jamais quelqu’un a mérité une montre, c’est bien toi, et je suis sûre que papa m’approuverait. Tiens, prends-la, la voilà. »
Scarlett prit la main noire et y déposa la montre. Pork la regarda avec vénération, et la joie se peignit peu à peu sur son visage.
« Pou’ moi, pou’ de v’ai, ma’ame Sca’lett.
— Oui, pour toi.
— Eh bien ! ma’ame… me’ci, ma’ame.
— Aimerais-tu que je l’emporte à Atlanta pour y faire graver quelque chose ?
— Qu’est-ce que ça veut di’ gaver ? demanda Pork d’un ton soupçonneux.
— Ça veut dire que je ferai écrire au dos de la montre quelque chose comme… comme : “À Pork, la famille O’Hara, en remerciement de ses bons et loyaux services.”
— Non, ma’ame, me’ci, ma’ame. J’y tiens pas. » Pork recula d’un pas, en serrant fortement la montre dans sa main.
Scarlett sourit.
« Qu’y a-t-il, Pork ? Tu as peur que je ne te la rende pas ?
— Si, ma’ame, j’ai confiance en vous… seulement, ma’ame, vous pou’iez changer d’avis.
— Sûrement pas, voyons !
— Vous pou’iez la vend’, ma’ame. Ça doit valoi’ des tas d’a’gent.
— Penses-tu que je vendrais la montre de papa ?
— Si, ma’ame…, si vous aviez besoin d’a’gent.
— Tu mériterais d’être battu pour cela, Pork. J’ai bonne envie de te reprendre la montre.
— Non, ma’ame, vous le fe’ez pas ! Pour la première fois de la journée, un léger sourire se dessina sur le visage de Pork ravagé par le chagrin. Je vous connais, ma’ame Sca’lett !
— C’est vrai, Pork ?
— Si vous étiez seulement moitié aussi gentille avec les blancs qu’avec les nèg’, j’ai idée que les gens se’aient plus gentils avec vous.
— Ils sont assez gentils avec moi, fit Scarlett. Allons, maintenant, va me chercher M. Asbley et dis-lui que je désire lui parler tout de suite. »
Assis sur la petite chaise d’Ellen, Ashley écoutait Scarlett lui proposer de partager avec elle les bénéfices de la scierie. Pas une seule fois ses yeux ne rencontrèrent les siens, pas une seule fois il ne l’interrompit. La tête baissée, il regardait ses mains, les retournait lentement, en examinant d’abord la paume, puis le dos, comme s’il ne les avait jamais vues auparavant. Malgré les rudes travaux, elles avaient conservé leur finesse et étaient remarquablement soignées pour des mains de fermier.
Son attitude et son silence embarrassaient Scarlett, qui redoublait d’efforts pour rendre sa proposition plus alléchante. Elle avait beau sourire et déployer toute sa grâce, c’était peine perdue, car il gardait les yeux obstinément baissés. Si seulement il voulait la regarder ! Elle ne fit aucune allusion à ce que Will lui avait appris, à son projet d’aller se fixer dans le Nord, et elle s’efforça de parler avec l’assurance de quelqu’un dont aucun obstacle ne saurait contrarier les plans. Cependant, le mutisme d’Ashley la désarmait et elle finit par ne plus rien trouver à dire. Il n’allait tout de même pas refuser ? Quelle raison pourrait-il bien invoquer pour repousser son offre ?
« Ashley… », commença-t-elle, pour s’arrêter aussitôt. Elle n’avait pas eu l’intention de faire état de sa grossesse, mais voyant que les autres arguments n’avaient aucune prise sur lui, elle décida de s’en servir comme de sa dernière carte.
« Il faut que vous veniez à Atlanta. J’ai tellement besoin d’aide maintenant. Je ne peux plus m’occuper moi-même de mes scieries. Je ne pourrai plus m’en occuper avant des mois et des mois, parce que… vous comprenez… parce que…
— Je vous en prie ! dit Ashley, d’un ton brutal. Bonté divine, Scarlett ! »
Il se leva brusquement, s’approcha de la fenêtre et se mit à suivre les évolutions des canards qui, sur une seule ligne, paradaient dans la cour.
« Est-ce… est-ce pour cela que vous ne voulez pas me regarder ? interrogea Scarlett, désemparée. Je sais que j’ai l’air… »
Ashley se retourna d’un seul coup et ses yeux gris fixèrent la jeune femme avec une telle intensité qu’elle en porta les mains à sa gorge.
« Au diable ce dont vous avez l’air ! s’exclama-t-il avec violence. Vous savez bien que je vous trouverai toujours belle. »
Une vague de bonheur inonda Scarlett. Ses yeux s’embuèrent de larmes.
« Comme c’est bon de vous entendre dire cela ! J’avais tellement honte de me montrer…
— Honte ? Pourquoi auriez-vous honte ? C’est à moi d’avoir honte et je n’y manque pas. Sans ma stupidité, vous n’en seriez pas là, vous n’auriez jamais épousé Frank. Je n’aurais jamais dû vous laisser quitter Tara l’hiver dernier. Oh ! quel insensé j’ai été ! J’aurais dû mieux vous connaître !… J’aurais dû savoir que vous étiez prête à tout… j’aurais dû… j’aurais dû… »
Il avait le visage hagard.
Le cœur de Scarlett battait furieusement. Ashley regrettait de ne pas s’être enfui avec elle !
« Oui, c’était à moi de trouver l’argent des impôts, ce n’était pas à vous qui nous aviez recueillis comme des mendiants. J’aurais dû tenter n’importe quoi, voler sur les grands chemins, assassiner, que sais-je ? Oh ! j’ai tout gâché ! »
Ce n’étaient point les paroles que Scarlett avait espérées et son cœur se serra, sa joie s’altéra.
« Je serais partie quand même, dit-elle d’un ton las. Je n’aurais pas pu vous laisser commettre quelque chose de laid. Et puis, à quoi bon revenir là-dessus, ce qui est fait est fait.
— Oui, ce qui est fait est fait, répéta Ashley avec amertume. Vous n’auriez pas voulu me laisser commettre quelque chose de laid, mais vous vous êtes vendue à un homme que vous n’aimiez pas… et vous avez permis qu’il vous fasse un enfant, tout cela pour que ma famille et moi nous ne mourions pas de faim. C’est beau de vous être substituée à moi. »
Sa voix était dure, douloureuse. Ashley souffrait d’une blessure qui n’était pas fermée. Scarlett en éprouva du remords. Ashley s’aperçut d’un changement dans l’expression de son regard et il se radoucit aussitôt.
« Vous ne croyez pas que je vous en veux, au moins ? Grand Dieu ! non, Scarlett ! Vous êtes la femme la plus courageuse que j’aie jamais connue. C’est à moi que j’en veux. »
Il pivota sur ses talons et reprit son poste à la fenêtre. Scarlett attendit un long moment en silence dans l’espoir qu’Ashley changerait d’attitude et se remettrait à lui parler de sa beauté, à lui dire des mots qu’elle recueillerait précieusement. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait vu Ashley, si longtemps qu’elle vivait de souvenirs qui, peu à peu, avaient perdu de leur intensité. Elle savait qu’il l’aimait toujours. C’était évident. Tout en lui l’indiquait, son amertume, la façon dont il se condamnait, son irritation à la pensée qu’elle portait un enfant de Frank. Elle avait un tel désir de s’entendre dire des paroles de tendresse, de prononcer elle-même les mots qui provoqueraient un aveu, mais elle n’osait pas. Elle se rappelait la promesse qu’elle lui avait faite l’hiver précédent, dans le verger. Elle avait juré de ne plus jamais lui faire la moindre avance. Elle savait bien que pour garder Ashley auprès d’elle il lui fallait tenir parole. Au premier mot d’amour, au premier regard tendre, c’en serait fini à jamais. Ashley partirait pour New York.
« Oh ! Ashley, il ne faut pas vous en vouloir ! En quoi seriez-vous coupable ? Vous allez venir à Atlanta, n’est-ce pas, vous allez venir m’aider ?
— Non.
— Mais, Ashley, fit Scarlett d’une voix altérée par l’angoisse, je compte sur vous. J’ai tant besoin de votre appui. Frank ne peut pas me remplacer. Son magasin lui prend tout son temps. Si vous ne venez pas, où trouverai-je l’homme qu’il me faut ? Tous les hommes intelligents d’Atlanta se sont fait une situation. Forcément ils ne veulent pas la quitter, et les autres sont si incapables que…
— Inutile d’insister, Scarlett.
— Alors, vous aimeriez mieux aller habiter New York au milieu des Yankees, plutôt que de venir à Atlanta ?
— Qui vous a dit ça ? fit Ashley en se retournant.
— Will.
— Eh bien ! oui, j’ai décidé d’aller m’établir dans le Nord. Un ancien ami, avec qui j’ai voyagé en Europe avant la guerre, m’a offert une place à la banque de son père. C’est la meilleure solution, Scarlett. Je ne vous serais d’aucune utilité. Je ne connais rien à l’industrie du bois.
— Mais vous vous y connaissez encore moins en affaires de banque, et c’est beaucoup plus difficile ! Et puis moi, malgré votre manque d’expérience, je me montrerai beaucoup plus généreuse que les Yankees. »
Ashley tressaillit et Scarlett devina qu’elle avait prononcé une parole malheureuse.
« Je n’ai que faire de la générosité des gens ! s’écria-t-il. Je veux être indépendant. Je veux donner ma mesure. Qu’ai-je fait dans la vie jusqu’ici ? Il est temps que je me tire d’affaires tout seul… ou que je sombre définitivement. Il y a déjà trop longtemps que je vis à vos crochets.
— Mais je vous offre de partager les bénéfices de la scierie, Ashley ! Vous seriez indépendant… c’est vous qui feriez marcher l’affaire.
— Ça reviendrait au même. Je ne l’aurais pas achetée, cette participation aux bénéfices. Je l’accepterais comme un cadeau. J’ai accepté assez de cadeaux de vous comme cela, Scarlett… vous nous avez nourris, hébergés, et même habillés, Mélanie, le bébé et moi. Et je ne vous ai rien donné en retour.
— Mais si, voyons, Will n’aurait pas…
— J’oubliais, je sais fendre du bois très proprement maintenant.
— Oh ! Ashley ! s’exclama Scarlett avec désespoir. Que vous est-il donc arrivé depuis mon départ ? Vous avez l’air si dur, si amer ! Vous n’étiez pas comme ça, autrefois.
— Ce qui m’est arrivé ? Quelque chose d’extraordinaire, Scarlett. J’ai réfléchi. Depuis mon retour et jusqu’à ce que vous quittiez Tara, je n’avais guère pensé sérieusement. Mon esprit tournait à vide. Je vivais dans une sorte de prostration. Il me suffisait de manger à ma faim et d’avoir un lit pour me coucher. Mais, lorsque vous êtes partie pour Atlanta et que vous vous êtes mise à abattre une besogne d’homme, je me suis rendu compte de ma nullité. Ce ne sont pas là des pensées bien agréables, croyez-m’en, et je suis décidé à en finir. D’autres sont revenus de la guerre, encore moins bien partagés que moi, et regardez-les maintenant. Ainsi, j’irai m’établir à New York.
— Mais… je ne comprends pas ! Puisque vous voulez travailler, pourquoi Atlanta ne ferait-il pas l’affaire aussi bien que New York ? Et ma scierie…
— Non, Scarlett. C’est ma dernière chance. J’irai dans le Nord. Si je vais travailler chez vous, à Atlanta, je suis irrémédiablement perdu. »
« Perdu, perdu », le mot sonnait aux oreilles de Scarlett comme un glas. Elle chercha à surprendre le regard d’Ashley, mais les yeux gris d’Ashley étaient perdus dans le vague et semblaient fixer quelque chose qu’elle ne pouvait ni voir, ni comprendre.
« Perdu ? Voulez-vous dire que… Vous n’avez rien fait qui puisse vous attirer des ennuis avec les Yankees d’Atlanta, j’espère ? Ce n’est pas parce que vous avez aidé Tony à s’enfuir ou… ou… Oh ! Ashley, vous ne faites pas partie du Ku-Klux-Klan, dites ? »
Ashley sourit et regarda Scarlett.
« J’avais oublié que vous étiez aussi positive. Non, ce n’est pas des Yankees que j’ai peur. Je veux dire que si je vais à Atlanta, en acceptant que vous me veniez de nouveau en aide, je renonce à tout espoir de me faire une situation indépendante.
— Oh ! s’il ne s’agit que de cela, murmura Scarlett, soulagée.
— Oui, il ne s’agit que de cela, répéta Ashley avec un sourire, glacial cette fois. Oui, il ne s’agit que de ma fierté d’homme, de ma dignité, en un mot, de mon âme immortelle.
— Mais, fit Scarlett en détournant brusquement la conversation, vous pourriez peu à peu me racheter ma scierie, vous deviendriez votre maître et, à ce moment-là…
— Scarlett, interrompit Ashley d’un ton féroce. Je vous dis que non ! J’ai d’autres raisons.
— Lesquelles ?
— Vous les connaissez mieux que quiconque.
— Oh !… oui, je comprends. Mais… ça ira très bien, s’empressa-t-elle d’affirmer. Je vous ai fait une promesse l’année dernière, vous le savez. Je tiendrai parole et…
— Eh bien ! vous êtes plus sûre de vous-même que moi. Moi, je ne me sens pas le courage de tenir une telle promesse. Je n’aurais pas dû vous dire cela, mais il fallait bien que je vous fasse connaître mes raisons. En tout cas, Scarlett, c’est fini. Lorsque Will et Suellen seront mariés, je partirai pour New York. »
Les yeux fous, Ashley regarda un instant Scarlett, puis il traversa la pièce à grandes enjambées. Déjà il avait la main sur le bouton de la porte. Scarlett était anéantie. L’entretien était terminé, elle avait perdu la partie. Épuisée par la fatigue et les chagrins de la journée précédente auxquels venait s’ajouter ce nouveau coup, elle n’avait plus la force de se dominer. Ses nerfs la trahirent soudain. Elle poussa un cri : « Ashley ! » et, se jetant sur le sofa, elle éclata en sanglots.
Elle entendit Ashley s’approcher d’elle et murmurer son nom à plusieurs reprises. Quelqu’un traversa le vestibule en courant et Mélanie, les yeux dilatés par l’angoisse, fit irruption dans le bureau.
« Scarlett… le bébé n’est pas ? »
Scarlett, la tête enfouie dans les coussins poussiéreux, sanglota de plus belle.
« Ashley… il est si mauvais… si méchant… il est odieux.
— Oh ! Ashley, que lui avez-vous fait ? »
Mélanie s’agenouilla devant le sofa et prit Scarlett dans ses bras.
« Que lui avez-vous dit ? Comment avez-vous pu ! Vous auriez pu provoquer un accident. Allons, ma chérie, pose la tête sur l’épaule de Mélanie. Que se passe-t-il ?
— Ashley… il est si entêté, si odieux !
— Ashley, vous me surprenez ! Mettre Scarlett dans cet état, et M. O’Hara qu’on vient à peine d’enterrer.
— Ne lui fais pas de reproches ! s’écria Scarlett, sans aucun souci de logique. Il a le droit de faire ce que bon lui semble. »
Elle releva brusquement la tête et montra un visage baigné de larmes. Sa résille s’était défaite et ses cheveux raides lui retombaient sur les épaules.
« Mélanie, dit Ashley, le teint blafard. Laissez-moi vous expliquer. Scarlett a été assez bonne pour m’offrir une situation à Atlanta, comme directeur d’une de ses scieries…
— Directeur ! s’exclama Scarlett, indignée. Je lui ai offert de partager les bénéfices et il…
— Et je lui ai dit que j’avais déjà pris mes dispositions pour aller me fixer avec vous dans le Nord et elle…
— Oh ! s’exclama de nouveau Scarlett, qui se remit à pleurer. Je n’ai pas cessé de lui répéter combien j’avais besoin de lui… Je lui ai montré que je ne trouvais personne pour diriger la scierie… et je lui ai dit que j’attendais un bébé… et il a refusé de venir ! Et maintenant… maintenant, il va falloir que je vende la scierie. Je sais que je ne pourrai pas en tirer un bon prix et que je perdrai de l’argent. Ça va nous mettre sur la paille, mais ça lui est bien égal. Il est si mauvais. »
Elle chercha la fragile épaule de Mélanie et y appuya le front. En même temps, un peu d’espoir lui revint. Elle devinait qu’elle avait une alliée en Mélanie qui lui était dévouée corps et âme. Elle sentait que Mélanie ne pardonnerait à personne, même pas à son mari qu’elle adorait, de la faire pleurer. Alors Mélanie se retourna vers Ashley et, pour la première fois, s’emporta contre lui.
« Ashley, comment avez-vous pu lui refuser cela ? Après tout ce qu’elle a fait pour nous ! Vous allez nous faire passer pour des êtres sans cœur ! Vous ne comprenez donc pas combien elle est gênée par cette grossesse… Quel manque d’esprit chevaleresque ! Elle nous a aidés lorsque nous avions besoin d’aide et maintenant vous la repoussez quand elle a besoin de vous ! »
Scarlett observait Ashley à la dérobée. Il regardait avec stupeur Mélanie dont les yeux noirs brillaient d’indignation. Scarlett, d’ailleurs, n’était pas moins étonnée de la vigueur avec laquelle Mélanie s’était lancée à l’attaque.
« Mélanie… commença Ashley, puis il s’arrêta court, en esquissant un geste d’impuissance.
— Ashley, voyons, comment pouvez-vous hésiter ? Pensez à ce qu’elle a fait pour nous… pour moi ! Sans elle, je serais morte à Atlanta, au moment de la naissance de Beau ! Et elle… oui, elle a tué un Yankee pour nous défendre. Le saviez-vous ? Elle a tué un homme pour nous. Avant votre retour, avant que Will vienne ici, elle a travaillé et peiné comme une esclave pour que nous ne mourions pas de faim. Quand je pense qu’elle a poussé la charrue et fait la cueillette du coton. Je… Oh ! ma chérie ! » Elle baissa la tête et embrassa les cheveux de Scarlett en signe d’attachement inébranlable. « Et maintenant que, pour la première fois, elle nous demande de faire quelque chose pour elle…
— Vous n’avez pas besoin de me dire ce qu’elle a fait pour nous.
— Enfin, Ashley, réfléchissez ! En dehors de l’aide que vous lui apporteriez, pensez donc ce que serait pour nous de vivre au milieu des gens que nous connaissons, au lieu d’aller habiter chez les Yankees ! Il y aura tante Pitty, l’oncle Henry et tous nos amis. Beau aura des camarades de jeu et il ira en classe. Si nous nous installions dans le Nord, nous ne pourrions pas le laisser aller à l’école et fréquenter les Yankees ou des négrillons ! Il nous faudrait une gouvernante, et je ne pense pas que nos moyens nous permettraient…
— Mélanie, dit Ashley d’une voix blanche. Vous tenez donc tellement à retourner à Atlanta ? Vous ne me l’aviez jamais dit lorsque nous avons envisagé notre départ pour New York. Vous ne m’avez jamais laissé entendre…
— Non, mais quand nous avons parlé de partir pour New York, je croyais qu’il n’y avait rien pour vous à Atlanta, et puis, d’ailleurs, ce n’était pas à moi de faire des objections. Une femme a le devoir de suivre son mari partout. Mais puisque Scarlett a besoin de vous et qu’elle vous offre un poste que vous êtes seul capable de tenir, nous pouvons rentrer chez nous ! chez nous ! » Sa voix s’étrangla. Elle serra Scarlett dans ses bras. « Je vais revoir les Cinq Fourches et la rue du Pêcher et… et… Oh ! comme tout cela me manquait ! Nous pourrons peut-être avoir une petite maison à nous ! Peu importe qu’on puisse à peine s’y retourner, mais… oh ! avoir un toit à nous ! »
Ses yeux étincelaient d’enthousiasme et de joie. Son mari et sa belle-sœur la regardaient, pétrifiés. Scarlett se sentait un peu honteuse. Elle n’aurait jamais pu croire que Mélanie regrettait Atlanta à ce point et avait un tel désir d’habiter chez elle. Elle avait paru si contente de vivre à Tara.
« Oh ! Scarlett, comme tu es bonne d’avoir pensé à tout cela pour nous ! Tu savais combien j’avais envie de vivre chez moi ! Nous aurons une petite maison. Tu m’entends ! Sais-tu que nous sommes mariés depuis cinq ans et que nous n’avons jamais eu un intérieur à nous.
— Vous pourrez habiter avec nous chez tante Pitty. Vous y serez chez vous », bredouilla Scarlett en jouant avec un coussin. Elle se sentait gênée et, en même temps, éprouvait un immense bonheur de ce brusque revirement de la situation.
« Non, ma chérie, nous n’irons pas chez tante Pitty. Nous y serions trop les uns sur les autres. Nous trouverons une maison… Oh ! Ashley, je vous en prie, dites oui !
— Scarlett, fit Ashley d’une voix brisée. Regardez-moi. »
Surprise, elle releva la tête.
« Scarlett, j’irai à Atlanta… je ne peux pas lutter contre vous deux. »
Il fit demi-tour et sortit. Malgré sa joie, Scarlett se sentit envahir par une peur irraisonnée. Elle avait lu dans les yeux d’Ashley la même expression qu’au moment où il lui avait dit qu’il serait irrémédiablement perdu s’il venait à Atlanta.
Après le mariage de Suellen et de Will et le départ de Carreen pour un couvent de Charleston, Ashley, Mélanie et Beau vinrent habiter Atlanta et emmenèrent avec eux Dilcey pour leur servir de cuisinière et de bonne d’enfant. Prissy et Pork devaient rester à Tara jusqu’à ce que Will eût embauché assez de nègres pour l’aider aux travaux des champs, après quoi ils iraient rejoindre leurs maîtres à la ville.
La petite maison de briques qu’Ashley loua pour sa famille était située dans la rue au Houx et donnait juste derrière la demeure de tante Pitty. Les jardins se touchaient et n’étaient séparés l’un de l’autre que par une haie de troènes mal taillés. Mélanie l’avait surtout choisie pour cette raison. Le matin de son retour à Atlanta, elle déclara en riant, en pleurant, en couvrant de baisers Scarlett et tante Pitty, qu’elle avait été si longtemps séparée de celles qu’elle aimait, qu’elle ne se sentirait jamais assez près d’elles.
La maison avait d’abord comporté deux étages, mais le second avait été détruit par les obus pendant le siège et le propriétaire, revenu chez lui après la reddition, n’avait pas eu d’argent pour le faire reconstruire. Il s’était contenté de recouvrir le premier étage d’un toit plat qui donnait à la bâtisse l’aspect tassé et disproportionné d’une maison de poupée fabriquée avec des boîtes à chaussures. Édifiée au-dessus d’une cave spacieuse, la maison elle-même se trouvait très au-dessus du niveau du sol et le long escalier par lequel on y accédait lui donnait un aspect un peu ridicule. Néanmoins, toutes ces imperfections étaient en partie compensées par deux vieux chênes qui l’ombrageaient et un magnolia aux feuilles poussiéreuses, toutes semées de fleurs blanches, qui s’élevait à côté du perron. Un trèfle vert et épais couvrait la large pelouse que bordait une haie de troènes et de chèvrefeuilles au parfum exquis. De-ci, de-là fleurissait un rosier mutilé, et des myrtes roses et blancs poussaient bravement, comme si les chevaux yankees n’avaient point brouté leurs rameaux pendant la guerre.
Scarlett pensait qu’elle n’avait jamais vu demeure plus hideuse, mais pour Mélanie les Douze Chênes dans toute leur gloire n’avaient pas été plus beaux. C’était sa maison, et elle-même, Ashley et Beau n’avaient jamais eu de foyer à eux.
India Wilkes revint de Macon où elle vivait depuis 1864 avec sa sœur Honey et s’installa chez son frère, malgré le manque de place. Cependant, Ashley et Mélanie l’accueillirent avec joie. Les temps avaient changé, l’argent était rare, mais rien n’avait modifié la vie familiale du Sud, où l’on recevait toujours de bon cœur les parents pauvres et les vieilles filles.
Honey s’était mariée et, aux dires d’India, elle s’était mésalliée en épousant un rustre du Mississipi, établi à Macon depuis la reddition.
Il avait un visage rougeaud, parlait trop fort, et ses manières joviales n’avaient rien de distingué. India n’approuvait pas ce mariage et souffrait de vivre chez son beau-frère. Elle avait donc été ravie d’apprendre qu’Ashley avait enfin un gîte à lui et de se soustraire non seulement à une fréquentation qui ne lui plaisait pas, mais encore au spectacle d’une sœur si béatement heureuse avec un homme de basse condition.
Le reste de la famille estimait en secret que Honey, malgré sa cervelle d’oiseau, n’avait pas si mal mené sa barque et s’étonnait qu’elle eût été capable de dénicher un mari. En fait, ce dernier était un homme fort bien élevé et possédait une certaine aisance. Seulement, pour India, née en Géorgie et élevée selon les traditions de Virginie, quiconque n’était pas de la côte est faisait figure de rustre et de barbare. Le mari de Honey avait sans doute été enchanté du départ de sa belle-sœur, car India n’était guère facile à vivre.
Désormais, elle était vouée au célibat. Elle avait vingt-cinq ans et portait si bien son âge qu’elle pouvait déjà renoncer à toute coquetterie. Avec ses yeux pâles et ses lèvres serrées, elle avait une expression digne et fière qui, chose curieuse, lui allait mieux que son petit air sucré, du temps où elle vivait aux Douze Chênes. Tout le monde la considérait un peu comme une veuve. On savait que Stuart Tarleton l’aurait épousée s’il n’avait pas été tué à Gettysburg, et on lui accordait le respect dû à une femme jadis promise à un homme.
Les six pièces de la petite maison de la rue au Houx ne tardèrent pas à recevoir un ameublement sommaire, fourni par le magasin de Frank. Comme Ashley n’avait pas un sou et qu’il était obligé d’acheter à crédit, il avait choisi les meubles les moins chers et encore s’était-il contenté du strict nécessaire. Frank en avait été désolé, car il adorait Ashley et, bien entendu, il en avait été de même pour Scarlett. Son mari et elle eussent volontiers fait cadeau au ménage des plus beaux meubles d’acajou et de palissandre qui se trouvaient au magasin, mais les Wilkes s’y étaient obstinément refusés. La laideur et la nudité de leur intérieur faisaient peine à voir, et Scarlett frémissait à la pensée qu’Ashley vivait dans des pièces sans tapis et sans rideaux. Lui, pourtant, avait l’air de ne pas remarquer ces détails et Mélanie était si heureuse d’avoir un foyer à elle pour la première fois depuis son mariage qu’elle en était toute fière. Scarlett fût morte de honte de recevoir des amis dans une maison sans tentures, ni tapis, ni coussins, sans un nombre respectable de chaises, de tasses à thé et de cuillers. Mais Mélanie n’en faisait pas moins les honneurs de chez elle comme si elle avait eu rideaux en peluche et sofas en brocart.
Malgré son bonheur apparent, Mélanie n’allait pas bien. La naissance du petit Beau avait ruiné sa santé et les travaux pénibles auxquels elle s’était astreinte à Tara n’avaient fait que l’affaiblir davantage. Elle était si maigre que ses os menus semblaient tout prêts à saillir à travers sa peau blanche. Lorsqu’on la voyait de loin, en train de jouer avec son fils dans le jardin, on l’aurait facilement prise pour une petite fille, tant sa poitrine était plate et ses formes peu accusées. Ainsi que son corps, son visage était trop mince et trop pâle et ses sourcils soyeux, arqués et délicats comme des antennes de papillons, dessinaient une ligne trop foncée sur sa peau décolorée. Ses yeux, trop grands pour être beaux, étaient entourés de cernes bistrés qui les faisaient paraître plus grands encore, mais leur expression n’avait pas changé depuis l’époque de sa jeunesse insouciante. La guerre, les souffrances continuelles, les besognes épuisantes n’en avaient pu altérer la douce sérénité.
« Comment s’y prend-elle pour conserver ce regard-là ? » se demandait Scarlett avec envie. Elle savait que ses propres yeux ressemblaient parfois à ceux d’un chat affamé. Qu’est-ce que Rhett lui avait donc raconté, un jour, à propos des yeux de Mélanie ?… une comparaison idiote avec des chandelles ! Ah ! oui, il les avait comparés à deux bonnes actions dans un monde pervers. Oui, les yeux de Mélanie brillaient comme deux bougies protégées du vent, comme deux flammes discrètes et douces, allumées par le bonheur d’avoir un foyer et de retrouver ses amis.
La petite maison ne désemplissait pas. Tout le monde avait toujours raffolé de Mélanie, même lorsqu’elle était enfant, et les gens accouraient en foule chez elle pour lui souhaiter la bienvenue. Chacun apportait un cadeau : celui-ci une ou deux cuillers, de menus objets échappés aux recherches des hommes de Sherman et conservés précieusement.
De vieux messieurs qui avaient fait la campagne du Mexique avec son père venaient lui rendre visite et amenaient des amis avec eux pour faire la connaissance de la « charmante fille du colonel Hamilton ». D’anciennes relations de sa mère passaient leur temps auprès d’elle, car Mélanie avait toujours témoigné un grand respect aux vieilles dames. Ces dernières en étaient d’autant plus touchées que la jeunesse semblait avoir oublié les bonnes manières d’antan. Les femmes de son âge, mariées ou veuves, l’aimaient parce qu’elle avait partagé leurs souffrances sans s’aigrir et qu’elle leur prêtait toujours une oreille attentive. Les jeunes gens et les jeunes filles venaient la voir, eux aussi, parce qu’on ne s’ennuyait pas chez elle et qu’on y rencontrait souvent les amis qu’on voulait voir.
Autour de Mélanie ne tarda pas à se former un noyau de personnes jeunes et vieilles qui représentaient la meilleure société de l’Atlanta d’avant guerre. On eût dit que cette même société, disloquée et ruinée par la guerre, décimée par la mort, désemparée par les bouleversements sociaux, avait découvert en Mélanie un solide point de ralliement.
Mélanie était jeune, mais elle possédait les qualités que ces gens, ces rescapés de la tourmente, appréciaient. Elle était pauvre, mais elle conservait sa fierté. Courageuse, elle ne se plaignait jamais. Elle était gaie, accueillante, aimable, et surtout fidèle aux anciennes traditions. Mélanie se refusait à changer, elle se refusait même à admettre qu’il fût nécessaire de changer dans un monde en pleine transformation. Sous son toit, le passé semblait renaître. Auprès d’elle, ses amis reprenaient confiance et trouvaient le moyen de mépriser encore plus la façon frénétique dont vivaient les Carpetbaggers et les républicains nouvellement enrichis.
Lorsqu’ils regardaient son jeune visage et y lisaient un attachement inébranlable au passé, ils réussissaient à oublier un moment ceux qui trahissaient leur propre classe et leur causaient à la fois tant de rage, d’inquiétude et de chagrin. Et il y avait un si grand nombre de traîtres. Des hommes de bonne famille, acculés à la misère, étaient passés à l’ennemi, s’étaient faits républicains et avaient accepté des postes de vainqueurs, pour que leurs enfants n’en fussent pas réduits à mendier. D’ex-soldats, encore tout jeunes, n’avaient pas le courage d’attendre pour devenir riches. Ces jeunes gens suivaient l’exemple de Rhett Butler et marchaient, la main dans la main, avec les Carpetbaggers.
Les trahisons les plus pénibles venaient de quelques jeunes filles appartenant aux meilleures familles d’Atlanta. Ces jeunes filles, encore enfants pendant la guerre, n’avaient que des souvenirs estompés des années d’épreuves et n’étaient surtout pas animées de la même haine que leurs aînées. Elles n’avaient perdu ni maris, ni fiancés. Elles se souvenaient mal des splendeurs du passé… et les officiers yankees étaient si jolis garçons sous leurs beaux uniformes. Ils donnaient de si beaux bals, ils avaient de si beaux chevaux et, en fait, ils étaient à genoux devant les femmes du Sud ! Ils les traitaient comme des reines et faisaient tellement attention à ne pas heurter leur fierté. Après tout… pourquoi ne pas les fréquenter ?
Ils étaient beaucoup plus séduisants que les jeunes gens de la ville qui étaient si mal habillés, qui avaient l’air si sérieux et travaillaient si dur qu’ils n’avaient pas le temps de s’amuser… Tous ces raisonnements s’étaient traduits par un certain nombre d’enlèvements qui avaient plongé les familles d’Atlanta dans l’affliction. On voyait des frères croiser leurs sœurs dans la rue sans leur adresser la parole, des mères et des pères qui ne prononçaient jamais le nom de leur fille. Le souvenir de ces tragédies glaçait la moelle de ceux dont la devise était : « Pas de reddition », mais, devant Mélanie si douce et si calme, ils oubliaient leurs inquiétudes. De l’avis même des douairières, Mélanie était le meilleur exemple qu’on pût donner aux jeunes filles de la ville. Et comme elle ne faisait pas étalage de ses vertus, les jeunes filles ne lui en voulaient pas.
Mélanie ne se serait jamais doutée qu’elle était en passe de devenir le chef de file d’une nouvelle société. Elle trouvait seulement qu’on était très gentil de venir la voir et de lui demander de faire partie de cercles de couture ou de prêter son concours à des séances récréatives ou musicales. Malgré le dédain des autres villes du Sud pour le manque de culture d’Atlanta, on y avait toujours aimé la musique, et la bonne musique, et, à mesure que les temps devenaient plus durs, plus inquiétants, grandissait l’engouement pour cette forme d’art. Il était plus facile d’oublier l’insolence des nègres et les uniformes en écoutant de la musique.
Mélanie fut un peu gênée de se trouver placée à la tête du nouveau Cercle Musical, pour les soirées du samedi. Elle attribuait son élévation à cette présidence au seul fait qu’elle était capable d’accompagner n’importe qui au piano, y compris les demoiselles McLure qui chantaient faux comme des jetons, mais continuaient à vouloir interpréter des duos.
La vérité était que Mélanie avait réussi, avec beaucoup de diplomatie, à fondre en un seul club la Société des Dames Harpistes, la Chorale des Messieurs, le groupement des Jeunes Joueuses de Mandoline et la Société de la Guitare, si bien que, désormais, on avait à Atlanta des concerts dignes de ce nom. La façon dont La Bohémienne fut exécutée par les artistes du cercle fut considérée par de nombreuses personnes comme bien supérieure à tout ce qu’on pouvait entendre à New York ou à La Nouvelle-Orléans. Ce fut après qu’elle eut réussi à obtenir l’adhésion des Dames Harpistes que Mme Merriwether dit à Mme Meade et à Mme Wheating qu’il fallait donner la présidence du Cercle à Mélanie. Mme Merriwether déclara que si Mélanie était capable de s’entendre avec les Dames Harpistes elle pourrait s’entendre avec n’importe qui. Cette excellente dame tenait l’orgue à l’église méthodiste et, en tant qu’organiste, avait un respect mitigé pour la harpe ou les harpistes.
On avait également nommé Mélanie secrétaire à la fois de l’Association pour l’Embellissement des Tombes de nos Glorieux Morts et du Cercle de Couture pour les veuves et les orphelins de la Confédération. Ce nouvel honneur lui échut après une réunion mouvementée de ces deux sociétés, réunion qui faillit se terminer par un pugilat et la rupture de vieilles et solides amitiés. La question s’était posée de savoir s’il fallait débarrasser ou non de leurs mauvaises herbes les tombes des soldats de l’Union qui avoisinaient celles des soldats confédérés. La vue des sépultures yankees abandonnées décourageait tous les efforts des dames pour embellir celles de leurs propres morts. Aussitôt, les passions qui couvaient dans les cœurs se déchaînèrent et les membres des deux organisations entrèrent en conflit et se jetèrent des regards fulgurants. Le Cercle de Couture penchait en faveur de la destruction des mauvaises herbes, les dames de l’Embellissement y étaient violemment opposées.
Mme Meade exprima l’opinion de ce dernier groupe, en disant : « Débarrasser les tombes yankees de leurs mauvaises herbes ? Pour deux cents, je déterre tous les Yankees et je les jette aux ordures ! »
En entendant ces paroles guerrières, les membres des deux associations se levèrent et chaque dame se mit à dire ce qu’elle avait sur le cœur, sans écouter sa voisine. La réunion avait lieu dans le salon de Mme Merriwether et le grand-père Merriwether qu’on avait relégué à la cuisine raconta par la suite que le vacarme était si fort qu’il se serait cru au début de la bataille de Franklin. Et il ajouta même qu’il avait couru moins de danger à Franklin que s’il avait assisté à la réunion de ces dames.
Par miracle Mélanie réussit à se faufiler au beau milieu de la mêlée et, par miracle également, elle parvint à se faire entendre. Bouleversée par son audace, la voix étranglée par l’émotion, elle se mit à crier : « Mesdames, je vous en prie ! » jusqu’à ce que l’effervescence se calmât et qu’elle pût enfin parler.
« Je veux dire… enfin, j’ai pensé depuis longtemps que… que non seulement nous devrions débarrasser les tombes yankees de leurs mauvaises herbes, mais que nous devrions aussi y planter des fleurs… je… je… vous en penserez ce que vous voudrez, mais quand je vais porter des fleurs sur la tombe de mon cher Charlie, j’en mets quelques-unes sur celle d’un Yankee inconnu qui se trouve à côté. Elle… elle a l’air si abandonnée ! »
Le tumulte reprit de plus belle, mais cette fois les deux organisations se trouvèrent d’accord pour protester.
« Sur les tombes yankees ! Oh ! Melly, comment pouvez-vous ? — Et ils ont tué Charlie. — Ils ont failli vous tuer. Mais les Yankees auraient pu tuer Beau quand il est né ! — Ils ont essayé de brûler Tara pour vous en chasser ! »
Cramponnée au dossier d’une chaise, Mélanie aurait voulu rentrer sous terre. Jamais elle n’avait rencontré pareille hostilité.
« Oh ! mesdames ! s’écria-t-elle d’un ton suppliant, je vous en prie, laissez-moi achever ! Je sais que je n’ai pas voix au chapitre, car, en dehors de Charlie, aucun de ceux qui me touchent de près n’a été tué et, Dieu merci, je sais où repose mon frère ! Mais il y en a tant aujourd’hui, parmi nous, qui ignorent où sont enterrés leurs fils, leurs maris ou leurs frères et… »
Elle étouffait et dut s’arrêter. Un silence de mort planait sur le salon. Le regard étincelant de Mme Meade s’assombrit. Elle avait fait le long voyage de Gettysburg, après la bataille, pour ramener le corps de Darcy, mais personne n’avait pu lui dire où il était enseveli. Il gisait probablement au fond d’un trou hâtivement creusé, quelque part en territoire ennemi. Les lèvres de Mme Allan se mirent à trembler. Son mari et son frère avaient accompagné Morgan dans son malheureux raid en Ohio et la dernière chose qu’elle savait d’eux, c’est qu’ils étaient tombés au bord du fleuve au moment où la cavalerie yankee avait chargé les Confédérés. Elle ignorait, elle aussi, où ils reposaient. Le fils de Mme Alison était mort dans un camp de prisonniers du Nord et, pauvre parmi les pauvres, elle ne pouvait pas faire revenir son corps. D’autres femmes encore avaient lu sur les listes transmises par l’état-major : « manquant… présumé mort » et ces trois mots étaient tout ce qu’elles devaient savoir d’hommes qu’elles avaient vus partir au front.
Elles se tournèrent vers Mélanie, et dans leurs yeux on pouvait lire :
« Pourquoi avez-vous rouvert ces blessures ? Ces blessures-là ne guériront jamais… »
Le calme qui régnait redonna des forces à Mélanie.
« Leurs tombes se trouvent quelque part, en pays yankee, tout comme il y a par ici les tombes de soldats de l’Union. Ne serait-ce pas épouvantable de savoir qu’une femme yankee parle de déterrer nos morts et… »
Mme Meade étouffa un sanglot horrible à entendre.
« Mais comme ce serait bon de savoir que quelque brave femme yankee… et il doit y avoir de braves femmes chez les Yankees. Peu m’importe ce que disent les gens, toutes les Yankees ne peuvent pas être mauvaises ! Comme ce serait bon de savoir qu’elles arrachent les mauvaises herbes des tombes de ceux que nous aimions et qu’elles les fleurissent ! Si Charlie était mort dans le Nord, ce serait un réconfort pour moi de savoir que quelqu’un… Et ça m’est bien égal, ce que vous penserez de moi, mesdames », et la voix de Mélanie s’altéra. « Je donne ma démission des deux clubs et je… j’arracherai toutes les mauvaises herbes de toutes les tombes yankees que je trouverai et j’y planterai des fleurs… et… et… que personne ne s’avise de m’en empêcher ! »
Après avoir lancé ce défi, Mélanie fondit en larmes et, d’un pas mal assuré, chercha à gagner la porte.
Une heure plus tard, bien à l’abri dans un coin du café de la Belle d’Aujourd’hui, le grand-père Merriwether raconta à l’oncle Henry Hamilton qu’à la suite de cette harangue tout le monde se jeta sur Mélanie pour l’embrasser, que tout cela se termina par des agapes, et que Mélanie fut nommée secrétaire des deux organisations.
« Et elles vont les arracher, ces mauvaises herbes ! Ce qu’il y a de plus triste, c’est que Dolly veut m’embaucher, sous le prétexte que je n’ai pas grand-chose à faire. Moi, personnellement, je n’ai rien contre les Yankees et je crois que Mme Melly a raison, mais arracher des herbes à mon âge et avec mon lumbago ! »
Mélanie faisait partie du comité de direction du Foyer des Orphelins et aida à rassembler les livres nécessaires pour constituer un fonds à l’Association pour la Bibliothèque des Jeunes Gens. Les Amis de Thespis eux-mêmes, qui donnaient une représentation d’amateurs une fois par mois, réclamèrent son concours. Elle était trop timide pour paraître en public, derrière la rampe éclairée par des lampes à huile, mais elle était capable de tailler des costumes dans de vieux sacs si elle n’avait pas autre chose à sa disposition. Ce fut elle qui enleva le vote final du Cercle de lectures shakespeariennes, divisé sur la question de savoir s’il fallait alterner la lecture des œuvres du grand tragique avec celles des œuvres de M. Dickens et de M. Bulwer-Lytton, ou celle des poèmes de Lord Byron, comme l’avait suggéré un jeune homme que Mélanie soupçonnait en secret d’être un célibataire un peu trop bon vivant.
Le soir, vers la fin de l’été, la petite maison mal éclairée était toujours remplie d’invités. Il n’y avait jamais assez de chaises, et les dames s’asseyaient souvent sur les marches de la véranda, tandis que les hommes s’installaient sur la balustrade, sur des caisses ou sur la pelouse. Parfois, lorsque Scarlett voyait des gens en train de prendre le thé sur l’herbe, le seul rafraîchissement que les Wilkes fussent en mesure d’offrir, elle se demandait comment Mélanie pouvait se résoudre à étaler sa pauvreté sans plus de pudeur. Jusqu’à ce qu’elle eût réussi à remeubler la maison de tante Pitty comme elle l’était avant la guerre et qu’elle pût se permettre d’offrir à ses hôtes du bon vin et des sorbets, des tranches de jambon fumé ou de venaison froide, Scarlett ne tenait pas du tout à recevoir, et encore moins des gens de marque comme ceux qui fréquentaient chez Mélanie.
Le général John B. Gordon, le grand héros de la Géorgie, venait souvent chez sa belle-sœur avec sa famille. Le frère Ryan, le prêtre-poète de la Confédération, ne manquait jamais de lui rendre visite lorsqu’il était de passage à Atlanta. Il enchantait l’assistance par son esprit et il fallait rarement insister pour l’amener à réciter son Sabre de Lee ou son immortelle Bannière vaincue, que les dames écoutaient toujours en pleurant. Alex Stephens, l’ancien vice-président de la Confédération, allait voir le ménage chaque fois qu’il se trouvait à Atlanta, et quand on apprenait sa présence chez Mélanie la maison était pleine à craquer de gens qui restaient pendant des heures sous le charme du frêle invalide à la voix vibrante. D’ordinaire, une bonne douzaine d’enfants assistaient à ces réunions et dodelinaient de la tête dans les bras de leurs parents. Ils auraient dû être au lit depuis longtemps, mais leur père ou leur mère tenaient absolument à ce qu’ils puissent dire plus tard que le grand vice-président les avait embrassés, ou qu’ils avaient serré la main qui avait aidé à défendre la Cause. Tous les gens de marque qui séjournaient à Atlanta connaissaient le chemin de chez les Wilkes et, souvent, il y en avait qui y passaient la nuit. Dans ces occasions, la petite maison était vite remplie. India couchait sur une paillasse dans le petit réduit qui servait de chambre d’enfant à Beau, et Dilcey accourait vite emprunter des œufs à la cuisinière de tante Pitty. Tout cela n’empêchait pas Mélanie de recevoir ses hôtes avec autant de bonne grâce que si elle eût disposé d’un palais.
Non, Mélanie ne se doutait nullement que les gens se groupaient autour d’elle comme autour d’un drapeau. Aussi fut-elle à la fois stupéfaite et gênée lorsque le docteur Meade, à la fin d’une agréable soirée chez elle où il s’était tiré noblement de la lecture du rôle de Macbeth, lui baisa la main et lui adressa un petit discours, du ton qu’il prenait jadis pour parler de notre glorieuse Cause.
« Ma chère madame Melly, c’est toujours un privilège et un plaisir de se trouver sous votre toit, car vous et les dames comme vous, vous êtes notre force à tous, vous êtes tout ce qui nous reste. On a fauché la fine fleur de nos jeunes gens, on a étouffé le rire de nos jeunes filles. On a ruiné nos santés, on nous a déracinés, on a bouleversé nos coutumes, on a ruiné notre prospérité, on nous a ramenés cinquante ans en arrière et l’on a chargé d’un fardeau trop lourd les épaules de nos garçons qui devraient être à l’école et de nos vieillards qui devraient se chauffer au soleil. Mais nous reconstruirons l’édifice, parce qu’il nous reste des cœurs comme le vôtre sur lesquels appuyer nos fondations. Et, tant que nous les aurons, les Yankees pourront avoir le reste ! »
Jusqu’à ce que Scarlett fût déformée au point de ne plus pouvoir dissimuler son état sous le grand châle noir de la tante Pitty, elle et Frank se glissaient fréquemment par la haie du jardin et allaient se joindre aux invités de Mélanie, sous la véranda, Scarlett prenait toujours soin de s’asseoir dans l’ombre où non seulement elle n’était pas trop exposée aux regards, mais d’où elle pouvait observer Ashley tout à loisir.
C’était uniquement Ashley qui l’attirait, car les conversations l’ennuyaient et l’attristaient. Elles étaient toutes calquées sur le même modèle : d’abord, la dureté des temps, puis la situation politique, enfin la guerre. Les dames se lamentaient bien haut sur le renchérissement de la vie et demandaient aux messieurs si, d’après eux, le bon vieux temps reviendrait jamais. Les messieurs, qui savaient tout, répondaient par l’affirmative et déclaraient que c’était une simple question de patience. Les dames savaient fort bien que les messieurs mentaient et ceux-ci ne l’ignoraient pas. Mais ça ne les empêchait pas de mentir de bon cœur et les dames feignaient de les croire. Tout le monde savait qu’on n’était pas au bout de ses peines.
Une fois ce sujet épuisé, les dames parlaient de l’arrogance croissante des nègres, des crimes, des Carpetbaggers et de l’humiliation que leur causait la vue d’un uniforme bleu à chaque coin de rue. Les messieurs pensaient-ils que les Yankees en auraient fini un jour avec la reconstruction de la Géorgie ? Les messieurs affirmaient d’un ton rassurant que ça ne durerait pas… c’est-à-dire que ça prendrait fin le jour où les démocrates pourraient voter de nouveau. Les dames étaient assez sages pour ne pas demander quand cet heureux événement se produirait. Ce chapitre clos, on abordait alors celui de la guerre.
Chaque fois que deux anciens Confédérés se rencontraient, il n’y avait pas d’autre sujet de conversation, mais quand il s’en trouvait réuni une douzaine ou davantage, le résultat était couru d’avance ; les hostilités reprenaient avec plus d’entrain que jamais et le mot « si » jouait le premier rôle dans la discussion.
« Si l’Angleterre nous avait reconnus… — Si Jeff Davis avait réquisitionné tout le coton et l’avait fait passer en Angleterre avant le resserrement du blocus… — Si Long Street avait exécuté les ordres qu’on lui avait donnés à Gettysburg… — Si Jeb Stuart n’avait pas été au loin à tenter ce raid, alors que Marse Bob avait besoin de lui… — Si nous avions pu tenir un an de plus… et toujours : — Si l’on n’avait pas remplacé Johnston par Hood… » ou « Si l’on avait mis Hood à la tête des troupes à Dalton, au lieu de Johnston… »
Si ! si ! Les voix douces et traînantes s’échauffaient. Les fantassins, les cavaliers et les artilleurs évoquaient des souvenirs.
« Ils n’ont rien d’autre à dire, pensait Scarlett. Ils ne parlent que de la guerre, toujours la guerre. Et ils continueront à ne parler que de ça jusqu’à leur mort. »
Elle promenait son regard autour d’elle et voyait de jeunes enfants blottis dans les bras de leurs pères. Leur poitrine battait plus vite, leurs yeux brillaient. Ils écoutaient de toutes leurs oreilles ces récits de sorties en pleine nuit, de charges de cavalerie et de drapeaux plantés sur les redoutes de l’ennemi. Ils entendaient battre les tambours, sonner les trompettes et pousser le cri des rebelles. Ils voyaient des hommes marcher, les pieds meurtris, sous la pluie et les drapeaux qui pendaient le long des hampes.
« Et ces enfants n’entendront parler de rien d’autre. Ils s’imagineront que c’était magnifique et glorieux de se battre contre les Yankees et de rentrer chez soi, aveugle ou estropié… ou de ne pas rentrer du tout. Ils aiment tous à évoquer la guerre, à en parler. Mais pas moi. J’ai même horreur d’y penser. Je l’oublierais volontiers si je pouvais… Oh ! si seulement je pouvais ! »
Elle avait la chair de poule lorsqu’elle entendait Mélanie raconter des histoires de Tara. Sa belle-sœur la peignait sous les traits d’une héroïne, expliquait comment elle avait tenu tête aux envahisseurs, sauvé le sabre de Charles et éteint l’incendie. Mais Scarlett ne tirait aucune satisfaction, aucun orgueil de ce genre de choses. Elle ne voulait pas y penser.
« Oh ! mais pourquoi ne peuvent-ils pas oublier ? Pourquoi ne regardent-ils pas devant eux au lieu de regarder derrière ? Nous avons été fous de faire cette guerre. Plus vite nous en perdrons le souvenir, mieux ça vaudra. »
Cependant, personne ne voulait oublier, personne, sauf elle. Aussi Scarlett fut-elle heureuse de pouvoir dire de bonne foi à Mélanie qu’elle était gênée de se montrer en public même dans l’obscurité. Mélanie comprit fort bien cette explication. D’ailleurs, tout ce qui avait trait à la naissance la touchait profondément. Elle avait le plus grand désir d’avoir un second enfant, mais le docteur Meade et le docteur Fontaine lui avaient déclaré qu’une seconde grossesse la tuerait. À demi résignée à son sort, elle passait la majeure partie de son temps avec Scarlett et prenait plaisir à suivre l’évolution d’une grossesse qui n’était pas la sienne. Aux yeux de Scarlett, qui n’avait pas voulu de cet enfant et s’irritait à la pensée d’être enceinte à un si mauvais moment, cette attitude paraissait le comble de la sentimentalité bébête. Néanmoins, elle éprouvait une joie coupable, en se disant que le verdict des docteurs rendait impossible toute intimité véritable entre Ashley et sa femme.
Scarlett voyait très souvent Ashley, mais elle ne le voyait jamais seul. Il venait chez elle tous les soirs, à son retour de la scierie, pour lui raconter ce qui s’était passé dans la journée, mais Frank et Pitty étaient là en général, ou, ce qui était pire, Mélanie et India. L’entretien se bornait à un échange de réflexions d’ordre commercial, puis Scarlett donnait quelques conseils à Ashley et disait : « Vous êtes gentil d’être venu me voir. Bonsoir. »
Si seulement elle n’était pas enceinte ! Elle aurait pu s’en aller tous les matins avec lui à la scierie. Ils auraient traversé ensemble les bois déserts. Loin de tous regards indiscrets, ils auraient pu se croire transportés de nouveau dans le comté, au temps où les jours s’écoulaient sans hâte.
Non, elle n’aurait pas essayé de lui faire dire un seul mot d’amour ! Elle s’était juré à elle-même de ne plus jamais parler de leur tendresse mutuelle. Mais si elle se retrouvait seule avec lui, il laisserait peut-être tomber ce masque d’indifférence polie qu’il portait depuis son arrivée à Atlanta. Peut-être redeviendrait-il lui-même, l’Ashley qu’elle avait connu avant la garden-party, avant qu’il eût été question d’amour entre eux. Puisqu’ils ne pouvaient pas être amants, ils pouvaient redevenir amis. Elle avait tant besoin de réchauffer son cœur transi au feu de son amitié.
« Si seulement je pouvais avoir ce bébé tout de suite, se disait-elle avec impatience. Je pourrais me promener avec Ashley tous les jours. Nous bavarderions, nous… »
Ce n’était pas seulement son désir d’être seule avec Ashley qui la faisait frémir d’impatience et s’emporter contre la vie de recluse qu’elle menait. Les scieries avaient besoin d’elle. Depuis qu’elle avait cessé d’en surveiller la marche et qu’elle en avait confié la direction à Hugh et à Ashley, les deux établissements perdaient de l’argent.
Hugh était si incapable, malgré tout le mal qu’il se donnait. Il n’avait aucun sens du commerce et il ne savait pas commander à ses ouvriers Tout le monde obtenait de lui des rabais. Pour peu qu’un entrepreneur malin lui déclarât que son bois était de qualité inférieure et ne valait pas le prix qu’il en demandait, il estimait qu’un gentleman se devait de présenter des excuses et de rabattre ses prix. Lorsque Scarlett apprit la somme qu’on lui avait versée pour mille pieds de bois de parquet, elle versa des larmes de rage. Le meilleur lot de bois de plancher qui eût jamais été débité dans la scierie, il en avait pratiquement fait cadeau ! Et puis, il ne savait pas s’y prendre avec ses hommes. Les nègres insistaient pour être payés tous les jours et il leur arrivait souvent de boire leur paie et de ne pas se présenter à l’embauche le lendemain matin. Hugh était alors obligé de se mettre en campagne pour trouver d’autres ouvriers et le travail était en retard. En plus de tous ces ennuis, Hugh restait plusieurs jours de suite sans aller vendre le bois en ville.
Voyant les bénéfices fondre entre les doigts de Hugh, Scarlett entrait dans des rages folles contre sa bêtise et contre elle-même, qui ne pouvait rien faire. Dès qu’elle aurait son enfant et qu’elle serait capable de reprendre le collier, elle se débarrasserait de Hugh et engagerait quelqu’un d’autre à sa place. N’importe qui vaudrait mieux que lui, et elle était bien résolue à ne plus jamais se laisser rouler par les affranchis. Comment diable faire quelque chose de propre avec ces nègres qui abandonnaient le chantier pour un oui ou pour un non ?
« Frank, dit-elle à son mari, après une discussion orageuse avec Hugh au sujet des absences de ses ouvriers, je suis à peu près décidée à louer des forçats pour travailler à mes scieries. Il y a un certain temps, je parlais à Johnnie Gallegher, le contremaître de Tommy Wellburn, du mal qu’on avait à faire travailler les nègres, et il m’a demandé pourquoi je ne prenais pas des forçats. Ça me paraît une bonne idée. Il m’a dit que je pouvais en sous-louer pour presque rien et qu’il me suffisait de leur donner n’importe quelle saleté à manger. Il a ajouté que je pourrais les faire travailler autant que je voudrais sans avoir tout le temps les gens du Bureau des Affranchis à fourrer leur nez dans les affaires qui ne les regardent pas. Ah ! et puis, dès que le contrat de Johnnie Gallegher avec Tommy sera venu à expiration, je l’engagerai pour remplacer Hugh. Un type qui arrive à faire travailler la bande d’Irlandais qu’il a sous ses ordres obtiendra sûrement d’excellents résultats avec des forçats. »
Des forçats ! Frank était muet d’horreur. Louer des forçats ! Ça c’était le comble, c’était pire encore que de songer à construire un café.
Tout au moins, c’était l’opinion de Frank et des milieux conservateurs dans lesquels il évoluait. Le système qui consistait à louer des forçats devait son application récente à la pauvreté de l’État à la suite de la guerre. Incapable d’entretenir des forçats, l’État les louait aux gens qui avaient besoin de beaucoup de main-d’œuvre pour construire des voies ferrées ou exploiter des forêts. Tout en reconnaissant la nécessité d’un tel système, Frank et ses amis bien pensants n’en déploraient pas moins son existence. Bon nombre d’entre eux n’avaient même pas été partisans de l’esclavage, et ils trouvaient cela bien pire.
Et Scarlett voulait louer des forçats ! Frank savait que, si elle faisait une chose pareille, il n’oserait plus jamais relever la tête. C’était encore pire que de posséder et de diriger une scierie, pire que tout ce que sa femme avait entrepris ou projeté. En s’élevant contre les desseins de Scarlett, Frank avait toujours été poussé par cette question : « Que vont dire les gens ? » Mais cette fois Frank éprouvait un sentiment plus profond que la crainte de l’opinion publique. Il avait l’impression qu’il s’agissait d’un trafic de chair humaine dont le pendant était la prostitution. Il ne pouvait permettre cela sans se charger l’âme d’un péché. Frank en était si convaincu qu’il trouva le courage d’interdire à sa femme de réaliser son projet et il mit tant de force dans ses remarques que Scarlett, médusée, fut incapable de lui répondre. Finalement, pour le tranquilliser, elle lui déclara d’un ton humble que c’était une simple idée en l’air. Au fond d’elle-même, elle pensait tout le contraire. En embauchant des forçats elle résoudrait du même coup l’un des plus graves problèmes, mais d’un autre côte, si Frank prenait la chose sur ce ton…
Elle soupira. Si au moins une des scieries rapportait de l’argent, elle prendrait son mal en patience, mais Ashley ne déployait guère plus de talent que Hugh.
Au premier abord, Scarlett avait été choquée et déçue qu’Ashley ne se fût pas mis immédiatement au courant et n’eût pas fait rapporter à la scierie le double de ce qu’elle rapportait quand elle la dirigeait elle-même. Il était si intelligent et avait lu tant de livres. Il n’y avait aucune raison pour qu’il ne réussît pas brillamment et ne gagnât pas des sommes folles. Par malheur, il n’obtenait pas de meilleurs résultats que Hugh. Son inexpérience, ses erreurs, son manque total de sens commercial, ses scrupules étaient les mêmes que ceux de Hugh.
Dans son amour Scarlett trouva facilement des excuses à sa conduite et il ne lui vint pas à l’idée de placer les deux hommes sur le même plan. Hugh était stupide, son cas était désespéré, tandis qu’Ashley avait besoin de s’initier aux affaires. Cependant, elle fut obligée de reconnaître à contrecœur qu’Ashley ne saurait jamais faire, comme elle, une rapide estimation de tête, ni donner un prix exact. Et parfois elle se demandait s’il apprendrait jamais à reconnaître une sablière d’une planche. Étant lui-même un honnête homme, il avait confiance dans la première crapule venue et, à plusieurs reprises, aurait perdu de l’argent si elle n’était pas intervenue pour arranger les choses. S’il avait de la sympathie pour quelqu’un – et il paraissait avait de la sympathie pour tant de gens ! – il vendait son bois à crédit sans même se soucier si l’acheteur avait un compte en banque ou d’autres garanties. À cet égard, il ne valait pas plus cher que Frank.
Mais il finirait par apprendre ! Ça ne faisait aucun doute. Et, tandis qu’il s’initiait à la vie commerciale, Scarlett était pleine d’une indulgence et d’une patience toutes maternelles pour ses erreurs. Chaque soir, lorsqu’il arrivait chez elle, épuisé et désespéré, elle ne se lassait pas de lui prodiguer des conseils utiles avec le plus grand tact. Pourtant, elle avait beau l’encourager et lui remonter le moral, ses yeux conservaient un étrange regard, une expression morte qu’elle ne comprenait pas et qui l’effrayait. Il était différent, si différent de l’homme qu’il était jadis. Si seulement elle réussissait à le voir seul, elle découvrirait peut-être à quoi cela tenait.
Cette situation valut à Scarlett bien des nuits sans sommeil. Elle se tourmentait au sujet d’Ashley, à la fois parce qu’elle le savait malheureux et parce qu’elle se rendait compte que d’être malheureux l’empêchait de devenir un bon marchand de bois. Elle était au supplice de voir ses scieries entre les mains de deux hommes aussi peu commerçants qu’Ashley et Hugh. Ça lui brisait le cœur de voir ses concurrents lui prendre ses meilleurs clients, alors qu’elle avait travaillé si dur et préparé si minutieusement son plan de campagne pour les mois où elle ne pourrait plus travailler. Oh ! si seulement elle pouvait se remettre à l’ouvrage ! Elle s’occuperait d’Ashley et il faudrait bien qu’il apprît son métier ! Et si Johnnie Gallegher pouvait diriger l’autre scierie ! Elle se chargerait elle-même de la vente du bois et tout irait pour le mieux. Quant à Hugh, s’il voulait continuer à travailler pour elle, on lui donnerait à conduire une voiture de livraison. Il n’était bon qu’à ça !
Évidemment, Gallegher avait beau être débrouillard, il n’avait pas l’air trop scrupuleux, mais… à qui faire appel alors ? Pourquoi donc les hommes à la fois intelligents et honnêtes montraient-ils si peu d’empressement à travailler pour elle ? Si seulement elle avait l’un d’eux à la place de Hugh, elle n’aurait pas besoin de se faire tant de soucis, mais…
Malgré son infirmité, Tommy Wellburn était devenu le plus gros entrepreneur de la ville et, d’après ce qu’on disait, il gagnait ce qu’il voulait. Mme Merriwether et René réussissaient très bien et venaient d’ouvrir une pâtisserie que René gérait avec un sens de l’économie vraiment français, et le grand-père Merriwether, ravi d’échapper au coin de l’âtre, conduisait désormais la charrette aux petits pâtés. Les fils Simmons avaient tellement de commandes qu’ils employaient trois équipes par jour à leur briqueterie. Et Kells Whiting ramassait lui aussi de l’argent avec son cosmétique, qu’il vendait aux nègres en leur disant qu’on ne les laisserait pas voter républicain s’ils continuaient à avoir les cheveux crépus.
Il en allait de même avec tous les jeunes gens intelligents que Scarlett connaissait : les médecins, les avocats, les commerçants. L’espèce d’engourdissement qui s’était emparé d’eux aussitôt après la guerre avait complètement disparu, et ils étaient bien trop occupés à édifier leur fortune pour l’aider à édifier la sienne. Les autres, ceux qui ne débordaient pas d’activité, c’étaient des hommes du type de Hugh… ou d’Ashley…
Quelle pitié d’essayer de faire marcher une affaire et d’être enceinte par-dessus le marché !
« Je n’aurai pas d’autre enfant, décida Scarlett avec conviction. Je n’ai pas l’intention d’imiter les autres femmes et d’avoir un bébé tous les ans. Bonté divine ! Ça ferait six mois de l’année à rester éloignée de mes scieries ! Et je m’aperçois maintenant que je ne peux même pas me permettre un jour d’absence. Je vais tout simplement dire à Frank que je ne veux plus avoir d’enfants. »
Frank voulait une large famille, mais, quoi, elle arriverait bien à lui faire entendre raison. L’enfant qu’elle portait serait le dernier. Les scieries étaient bien plus importantes.