XLII

L’enfant de Scarlett fut une fille, un petit être maigrichon et chauve, laid comme un singe sans poil et qui ressemblait à Frank d’une manière absurde. À l’exception du père, fou de joie, personne ne trouvait belle la nouveau-née, mais les gens étaient assez charitables pour dire que les vilains bébés devenaient fort jolis, parfois. On l’appela Ella Lorena. Ella, en souvenir de sa grand-mère Ellen, Lorena, parce que c’était un des noms les plus à la mode pour les filles, au même titre que Robert E. Lee et Stonewall Jackson pour les garçons et Abraham Lincoln et Émancipation pour les enfants nègres.

La petite naquit au beau milieu d’une semaine où la fièvre et la crainte d’une catastrophe régnaient à Atlanta. Un nègre qui s’était vanté d’avoir violé une femme blanche avait tout de même été arrêté, mais, avant sa comparution en justice, le Ku-Klux-Klan avait envahi la prison où il était gardé à vue et l’avait pendu, sans tambour ni trompette. Les membres du Klan s’étaient chargés eux-mêmes de le châtier pour épargner une pénible déposition à sa victime dont le public ignorait encore le nom. Comme son père et son frère eussent préféré la tuer, plutôt que de la voir étaler sa honte à la barre des témoins, les gens considéraient qu’en lynchant le nègre on avait résolu le problème de la manière la plus raisonnable et trouvaient même qu’en fait il n’y avait pas d’autre solution possible. Mais les autorités militaires étaient furieuses et ne voyaient pas pourquoi la jeune femme n’eût pas déposé à l’audience publique.

Les militaires opéraient des arrestations à droite et à gauche et juraient d’exterminer le Klan, dussent-ils pour cela mettre en prison tous les hommes blancs d’Atlanta. Pris de panique, les nègres songeaient à se venger en incendiant un certain nombre de maisons. L’atmosphère était surchauffée. On parlait d’exécutions en masse, au cas où les Yankees découvriraient les coupables, et l’on redoutait un soulèvement des noirs. Les gens restaient chez eux, portes et fenêtres fermées. Les hommes n’osaient pas se rendre à leurs affaires pour ne pas laisser seuls leurs femmes et leurs enfants.

Scarlett gisait sans force sur son lit et remerciait silencieusement le Seigneur de ce qu’Ashley fût trop sensé pour faire partie du Klan et Frank trop vieux et trop timide. C’eût été terrible de savoir que les Yankees pouvaient fondre sur eux comme des oiseaux de proie et les arrêter ! Pourquoi les jeunes du Ku-Klux-Klan ne se tenaient-ils pas tranquilles au lieu de provoquer les Yankees ? Après tout, la jeune fille ne s’était peut-être pas fait violer ? Elle avait peut-être été simplement prise d’une frayeur imbécile et, à cause d’elle, quantité d’hommes risquaient de perdre la vie.

Dans cette atmosphère tendue, où les gens avaient l’impression de voir se consumer peu à peu une mèche reliée à un baril de poudre, Scarlett recouvra rapidement ses forces. La saine robustesse qui lui avait permis de supporter les épreuves de Tara l’aida à se remettre d’aplomb et, deux semaines après la naissance d’Ella Lorena, elle fut assez vaillante pour se tenir assise dans son lit et s’irriter de son inactivité. Une semaine plus tard elle se leva et déclara qu’elle voulait aller inspecter ses scieries où le travail était arrêté, car Hugh et Ashley ne tenaient pas à laisser leurs familles seules toute la journée.

C’est alors que l’orage éclata.

Tout fier de sa paternité récente, Frank eut assez de courage pour interdire à Scarlett de sortir tant que la situation resterait aussi dangereuse.

Elle n’aurait tenu aucun compte de cette interdiction et se serait quand même remise à travailler si Frank n’avait confié son cheval et son buggy à un loueur de voitures, avec l’ordre formel de ne laisser s’en servir personne d’autre que lui. Pour comble de malheur, Frank et Mama avaient patiemment fouillé la maison pendant que Scarlett était couchée et avaient découvert son trésor caché. Frank avait déposé l’argent à la banque, sous son propre nom, si bien que sa femme n’avait même plus la ressource de louer une voiture.

Scarlett fit d’abord une scène à Frank et à Mama, puis elle en fut réduite à les supplier et, finalement, elle pleura toute la matinée comme un enfant privé de ses jouets. En guise de consolation, elle entendit Frank lui murmurer : « Voyons, mon petit bout de sucre, vous êtes encore une petite fille malade », et Mama de dire : « Ma’ame Sca’lett, si vous continuez à pleu’er comme ça, vot’ lait il va tou’ner et le bébé il au’a des coliques aussi sû’ que deux et deux font quat’. »

Folle de rage, Scarlett traversa le jardin au pas de charge et se précipita chez Mélanie pour lui vider son cœur. Le verbe haut et le geste violent, elle déclara qu’elle irait à pied à ses scieries, qu’elle dirait à tout le monde qu’elle avait épousé une vermine et qu’elle n’avait pas l’intention de se laisser traiter comme une gamine sans cervelle. Tant pis, elle s’armerait d’un pistolet et abattrait quiconque la menacerait. Elle avait déjà tué un homme et elle serait ravie, oui, parfaitement, ravie, d’en tuer un autre. Elle…

Mélanie était épouvantée.

« Mais voyons, tu n’as pas le droit de t’exposer ainsi ! J’en mourrais s’il t’arrivait quelque chose ! Oh ! je t’en prie…

— J’irai ! Tu m’entends, j’irai à pied ! J’irai… »

Mélanie la regarda et se rendit compte que sa belle-sœur n’était pas en proie à l’une de ces crises de nerfs assez fréquentes chez les femmes encore affaiblies par leurs couches. Elle lisait sur le visage de Scarlett la même résolution, le même mépris du danger qu’elle avait lus si souvent sur celui de Gérald O’Hara quand il avait adopté une dangereuse résolution. Elle prit Scarlett par la taille et l’attira contre elle.

« Tout cela, c’est ma faute. J’aurais dû être plus courageuse et ne pas retenir Ashley tout le temps près de moi, quand son devoir l’appelait à la scierie. Oh ! ma chérie ! Je suis une telle poule mouillée ! Je vais dire à Ashley que je n’ai pas peur du tout. Je viendrai m’installer avec toi et tante Pitty, comme ça il pourra retourner travailler et…

— Tu n’en feras rien ! » s’exclama Scarlett qui, malgré elle, était forcée de reconnaître qu’Ashley n’était pas de taille à lutter tout seul contre les difficultés du moment. « Comment veux-tu qu’Ashley fasse du bon travail s’il s’inquiète pour toi toute la journée ? Tout le monde me met des bâtons dans les roues ! L’oncle Peter lui-même refuse de me conduire ! Ça m’est égal ! J’irai toute seule. Je ferai le chemin à pied. Une fois là-bas, je m’arrangerai pour embaucher une équipe de nègres.

— Oh non ! ne fais pas ça ! Il pourrait t’arriver quelque chose de terrible. On prétend qu’il y a un ramassis de nègres qui campent à Shanty Town, du côté de la route de Decatur, et il faudra que tu passes par là. Laisse-moi réfléchir… ma chérie, promets-moi de ne rien faire aujourd’hui. Laisse-moi le temps de trouver une solution. Promets-moi de rentrer chez toi et de rester tranquille. Tu as l’air de ne pas tenir sur tes jambes. Donne-moi ta parole. »

Trop épuisée par son acte de colère pour résister, Scarlett donna sa parole à Mélanie et s’en retourna chez elle, où elle repoussa avec hauteur toutes les ouvertures de paix qu’on lui fit.

Ce même après-midi, un inconnu traversa en clopinant le jardin de tante Pitty. C’était à n’en pas douter l’un de ces hommes auxquels Mama et Dilcey faisaient allusion lorsqu’elles parlaient « de la canaille que ma’ame Melly elle ’amasse dans la ’ue et laisse do’mi’ dans sa cave ».

La maison de Mélanie comportait trois pièces en sous-sol, dont l’une servait primitivement de cave et les autres de logement pour les domestiques. Désormais la première était occupée par Dilcey et les deux dernières par un flot incessant d’hôtes de passage, misérables et déguenillés. En dehors de Mélanie, personne ne savait d’où ils venaient ni où ils allaient. Personne non plus ne savait où la jeune femme les trouvait. Peut-être les négresses avaient-elles raison de dire que Mélanie les ramassait dans la rue. Cependant, tout comme les invités de marque étaient attirés par son petit salon, les malheureux arrivaient à trouver le chemin de sa cave où ils étaient nourris et logés et d’où ils repartaient, un paquet de provisions sous le bras. En général, les occupants des chambres du sous-sol étaient d’anciens soldats confédérés. Ces hommes, du type le plus fruste, ne savaient ni lire ni écrire, n’avaient plus ni maison ni famille et parcouraient le pays en quête de travail.

Des femmes de la campagne à la peau tannée et flétrie y venaient souvent passer la nuit, en compagnie de leur marmaille silencieuse, femmes que la guerre avait rendues veuves, et qui, dépossédées de leur ferme, recherchaient des parents dispersés ou perdus. De temps en temps, les voisins étaient scandalisés par la présence chez Mélanie d’étrangers parlant peu ou pas du tout l’anglais, que le mirage de fortunes hâtivement édifiées avait conduits vers le Sud. Une fois, un républicain avait dormi sous son toit. Du moins, Mama prétendait-elle avec force que c’était un républicain, tout en déclarant qu’elle reconnaissait la présence d’un républicain dans les environs comme un cheval reconnaissait celle d’un serpent à lunettes. Mais personne n’ajouta foi aux allégations de Mama, car il devait tout de même y avoir une limite à la charité de Mélanie.

« Oui, se dit Scarlett qui, son bébé sur les genoux, était assise sous la véranda éclairée par le pâle soleil de novembre. Oui, c’est l’un des éclopés de Mélanie. Et il l’est bien, celui-ci. »

L’homme, qui achevait de traverser le jardin en boitant, avait une jambe de bois comme Will Benteen. C’était un vieil homme, grand et efflanqué, au crâne chauve, d’un rose sale, à la barbe grise, si longue qu’il aurait pu la passer dans sa ceinture. Il avait probablement plus de soixante ans, à en juger par son visage dur et raviné. Malgré sa maigreur maladive et sa jambe de bois, il était vif comme un serpent.

Il gravit les marches et, avant même qu’elle l’eût entendu parler avec son accent nasillard, Scarlett devina qu’il venait des hautes terres. Sous ses vêtements sales et en loques, il avait, comme la plupart des montagnards, un air farouche et orgueilleux qui révélait une âme intransigeante et stricte. Sa barbe était souillée par le jus de tabac et une grosse chique lui déformait la joue. Il avait le nez mince et busqué, les sourcils broussailleux et de chacune de ses oreilles sortait une touffe de poils qui les faisait ressembler à des oreilles de lynx. Une de ses orbites était vide et il en partait une profonde cicatrice qui, après lui avoir coupé la joue en deux, allait se perdre dans sa barbe. Son œil unique était petit, pâle et froid, un œil impitoyable. La crosse d’un gros pistolet sortait de la poche de son pantalon et il portait, dans sa botte éculée, un couteau-poignard dont le manche dépassait.

Il examina Scarlett à son tour et, sans manifester la moindre gêne, il cracha par-dessus la balustrade avant de parler. Son œil unique trahissait le mépris, un mépris souverain qui s’étendait non pas à Scarlett en particulier, mais aux femmes en général.

« M’dame Wilkes m’envoie travailler pour vous. » déclara-t-il laconiquement. Il semblait s’exprimer avec une certaine difficulté, en personne qui n’avait guère l’habitude de parler. « J’m’appelle Archie.

— Je regrette, mais je n’ai pas de travail pour vous, monsieur Archie.

— Archie, c’est mon p’tit nom.

— Et quel est votre nom de famille, je vous prie ? » Il cracha de nouveau.

« Ça, ça m’regarde, dit-il. Archie, ça suffira comme ça.

— Oh ! je me moque pas mal de ne pas savoir votre nom de famille ! Je n’ai rien pour vous.

— Mais si, m’dame Wilkes, elle était toute chavirée parce que vous vouliez aller vous balader toute seule. C’est de la folie ! Alors, elle m’a envoyé pour vous accompagner dans vos promenades.

— Vraiment ? » s’exclama Scarlett, indignée à la fois de la grossièreté de l’homme et de la façon dont Melly se mêlait de ses affaires.

Il la toisa de son œil unique.

« Oui, une femme, ça n’a pas l’droit de causer des embêtements à sa famille, quand sa famille veut la protéger. Puisqu’il faut que vous sortiez, eh bien ! je vous conduirai. J’ai horreur des nègres… et des Yankees aussi. »

Il fit passer sa chique dans le coin opposé de sa bouche et, sans attendre que Scarlett l’y invitât, s’assit sur les marches.

« J’veux pas dire que ça m’plaît de faire le cocher pour les femmes, mais m’dame Wilkes a été bonne pour moi en m’laissant coucher dans sa cave et elle m’a envoyé pour vous accompagner.

— Mais… », commença Scarlett, ne sachant à quel saint se vouer. Alors, elle s’arrêta court et regarda Archie. Au bout d’un instant, elle se mit à sourire. Ce vieil aventurier ne lui disait rien qui vaille, mais sa présence simplifiait les choses. Grâce à lui, elle pourrait sortir en ville, aller à ses deux scieries et visiter la clientèle. Avec un tel compagnon, tout le monde la croirait en sûreté et son seul aspect était suffisant pour étouffer la moindre tentative de commérage.

« Allons, c’est entendu, dit-elle. À condition toutefois que mon mari accepte. »

Après un entretien particulier avec Archie, Frank donna son autorisation à contrecœur et fit dire au loueur de voitures de lui ramener le cheval et le buggy. Il était peiné et déçu que la maternité n’eût point changé Scarlett comme il l’avait espéré, mais, puisqu’elle était décidée à retourner à ses maudites scieries, Archie était une fameuse aubaine.

Ainsi s’établirent des rapports qui, au début, stupéfièrent Atlanta. Archie et Scarlett faisaient un couple étrangement assorti, le vieil homme grossier et sale dont la jambe de bois dépassait le tablier de la voiture, la jeune femme coquette et bien habillée, dont le front se plissait sous le poids des pensées. En ville comme dans la banlieue, on les voyait partout et à n’importe quelle heure de la journée. Ils s’adressaient rarement la parole et n’avaient manifestement aucune sympathie l’un pour l’autre, mais ils se rendaient service, car lui avait besoin d’argent et elle d’un défenseur. « En tout cas, disaient les dames de la ville, ça vaut encore mieux pour elle que de s’afficher avec ce Butler. » Ces dames se demandaient avec curiosité où avait bien pu passer Rhett. Il avait brusquement quitté Atlanta trois mois auparavant et personne, pas même Scarlett, ne savait où il était.

Archie était un taciturne. Il ne disait jamais rien à moins qu’on ne lui adressât la parole et encore répondait-il le plus souvent par des grognements. Tous les matins, il quittait la cave de Mélanie et venait s’asseoir sur le perron de tante Pitty, chiquant et crachant jusqu’à ce que Scarlett sortît et que Peter eût attelé le buggy. L’oncle Peter avait à peine moins peur de lui que du diable, ou du Ku-Klux-Klan, et Mama elle-même se taisait en sa présence et tournait autour de lui d’un air craintif. Il avait horreur des nègres et ceux-ci le savaient. Il s’arma d’un second pistolet et sa réputation grandit parmi la population noire. Il n’eut jamais besoin de dégainer ses pistolets, ni même de porter la main à la ceinture. L’effet moral était suffisant. Les nègres en arrivaient à ne plus oser rire quand Archie se trouvait dans les parages.

Un jour, Scarlett lui demanda pourquoi il détestait les nègres et fut bien étonnée de l’entendre répondre autre chose que son éternel : « Ça, ça m’regarde. »

« J’les déteste, comme tous les montagnards les détestent. Nous ne les avons jamais aimés et nous n’en avons jamais possédé un seul. C’est les nègres qui ont déclenché la guerre. C’est aussi à cause de ça que j’les aime pas.

— Mais vous avez pourtant fait la guerre.

— Ça, c’est l’privilège des hommes. Et puis, j’déteste encore plus les Yankees qu’les nègres. J’les déteste autant qu’les femmes bavardes. »

Ce genre de déclaration par trop impolie avait le don d’exaspérer Scarlett, qui rongeait son frein en silence et souhaitait de se débarrasser d’Archie. D’un autre côté, comment pourrait-elle se passer de lui ? Il était grossier et sale, parfois même il sentait mauvais, mais il lui était indispensable. Il la conduisait aux scieries et l’en ramenait. Il lui faisait faire la tournée des clients et, tandis qu’elle discutait ou donnait ses instructions, il restait bien tranquillement à cracher et à contempler les nuages. Si elle avait à descendre de voiture, il descendait lui aussi, et lui emboîtait le pas. Lorsqu’elle se trouvait au milieu d’un groupe d’ouvriers, de nègres ou de soldats yankees, il la lâchait rarement d’une semelle.

Atlanta s’habitua bientôt au spectacle de Scarlett et de son garde du corps, et de là les dames en vinrent à envier la liberté dont jouissait la jeune femme. Depuis que les membres du Ku-Klux-Klan avaient lynché le nègre, elles vivaient cloîtrées chez elles et ne sortaient pas pour faire leurs achats, à moins d’être une demi-douzaine. Comme elles aimaient à voir du monde, leur solitude commençait à leur peser et, mettant toute question d’amour-propre de côté, elles demandèrent à Scarlett de leur prêter Archie. Lorsqu’elle n’avait pas besoin de lui, Scarlett avait l’amabilité d’accéder à leur requête.

Archie ne tarda pas à être élevé à la hauteur d’une institution et les dames rivalisèrent à qui profiterait de ses instants de liberté. Il ne se passait guère de matin qu’un enfant ou un domestique noir ne se présentât, au moment du petit déjeuner, avec un mot disant : « Si vous n’avez pas besoin d’Archie cet après-midi, faites-moi la faveur de me le laisser. Je voudrais aller porter des fleurs au cimetière. — Il faut que j’aille chez ma modiste. — J’aimerais qu’Archie emmenât tante Nelly prendre l’air. — J’ai une visite à faire rue Pierre et mon grand-père n’est pas assez bien pour m’accompagner. Archie pourrait-il… »

Il servait donc de cocher à toutes ces dames, aux jeunes filles, aux femmes mûres, aux veuves, et il les traitait toutes avec le même souverain mépris. Il était clair qu’à l’exception de Mélanie il n’aimait pas beaucoup plus les femmes que les nègres ou les Yankees. Choquées au premier abord par sa grossièreté, les dames finissaient par s’habituer à lui et, n’eût été sa façon bruyante de cracher, il était tellement silencieux qu’elles en arrivaient à ne pas faire plus attention à lui qu’au cheval qu’il conduisait.

Il fallait vraiment que la situation fût bien changée pour qu’on tolérât pareil état de choses. Avant la guerre, ces dames n’auraient même pas permis à Archie l’accès de leur cuisine. On lui aurait tendu un morceau de pain par la porte de service et on l’aurait envoyé au diable. Mais cela ne les empêchait pas d’accueillir sa présence rassurante avec joie. Crasseux et grossier, ne sachant ni lire ni écrire, il n’en était pas moins un rempart entre les terreurs de la Reconstruction et ces dames. Ni ami, ni domestique, Archie était un garde du corps dont on rétribuait les services et qui protégeait les femmes, pendant que leurs maris travaillaient ou s’absentaient le soir.

Depuis l’entrée en fonctions d’Archie, Scarlett avait l’impression que Frank sortait très fréquemment après le dîner. Il prétendait que ses clients ne lui laissaient pas une minute de répit dans la journée et qu’il était obligé de retourner le soir au magasin pour faire ses comptes. Il y avait aussi ses amis malades et, tous les mercredis, la Réunion des Démocrates qui recherchaient ensemble le moyen de reconquérir le droit de vote. Scarlett pensait que cette organisation ne faisait pas grand-chose, en dehors de ressasser les mérites du général John B. Gordon et de discuter à perte de vue sur la guerre. En tout cas, les Démocrates semblaient toujours en être au même point en ce qui concernait le droit de vote, mais quoi, Frank avait l’air de prendre un vif plaisir à ces réunions, car il s’y attardait jusqu’au petit matin.

Ashley, lui aussi, se rendait au chevet d’amis malades. Il assistait également aux réunions des Démocrates et sortait en général les mêmes soirs que Frank. Lorsqu’ils s’absentaient tous les deux, Archie accompagnait Pitty, Scarlett et la petite Ella chez Mélanie et les deux familles passaient la soirée ensemble. Les dames tiraient l’aiguille tandis qu’Archie, étendu de tout son long sur le sofa du salon, ronflait comme un bienheureux et que son souffle agitait régulièrement ses moustaches grises. Personne ne l’avait invité à disposer du sofa et, comme c’était le plus beau meuble de la maison, les dames se lamentaient en silence chaque fois qu’il s’y allongeait et posait ses bottes sur la belle tapisserie. Cependant, aucune d’elles n’avait le courage de lui adresser des reproches. N’avait-il pas déclaré, d’ailleurs, qu’elles avaient bien de la chance qu’il eût le sommeil lourd, car d’entendre des femmes jacasser comme une troupe de pintades ne manquait jamais de le mettre hors de lui.

Parfois, Scarlett se demandait d’où venait Archie et quelle vie il avait menée avant d’échouer chez Melly, mais elle ne chercha pas à percer le mystère. Il y avait chez ce vieux borgne grisonnant quelque chose qui interdisait toute question relative à son passé. À son accent, Scarlett devinait qu’il était originaire des montagnes situées au nord de la Géorgie. Elle savait en outre qu’il avait fait la guerre et avait perdu sa jambe et son œil peu de temps avant la reddition.

 

Un matin, le vieil homme avait conduit Scarlett à la scierie dirigée par Hugh. Le travail y était arrêté, les ouvriers noirs ne s’étaient pas présentés à l’embauche et Hugh, découragé, s’était assis sous un arbre pour réfléchir. Scarlett se mit dans une colère terrible et s’en prit à Hugh avec d’autant plus de violence qu’elle venait de recevoir une grosse commande de bois… et une commande pressée. Elle avait déployé toute son énergie et toute sa séduction pour enlever cette commande et, en arrivant à la scierie, que trouvait-elle ? une usine en chômage ! C’était trop fort.

« Conduisez-moi à l’autre scierie, ordonna-t-elle à Archie. Oui, je sais qu’il y a un fameux bout de chemin et que nous nous passerons de déjeuner, mais pourquoi est-ce que je vous paie ? Il faut que j’aille dire à M. Wilkes d’arrêter immédiatement tout ce qu’il a en train pour s’attaquer à cette commande. J’espère que ses ouvriers travaillent. Tonnerre de chien ! Je n’ai jamais vu plus belle moule que Hugh Elsing ! Dès que Johnnie Gallegher aura fini de construire ce magasin, je le flanquerai à la porte. Qu’est-ce que ça peut me faire que Gallegher ait servi dans l’armée yankee ? Lui, au moins, il abattra de la besogne. Je n’ai encore jamais vu un Irlandais paresseux. Et puis j’en ai assez des affranchis. On ne peut pas compter sur eux. Je vais demander à Johnnie Gallegher de m’embaucher des forçats. Il saura bien les faire travailler. Il… »

Archie lança à Scarlett un coup d’œil malveillant et se mit à parler d’une voix rauque, qui trahissait une colère contenue.

« Le jour où vous embaucherez des forçats, j’vous quitte, dit-il.

— Pourquoi donc, Grand Dieu ? s’exclama Scarlett, interloquée.

— J’sais c’que c’est l’embauchage des forçats. Moi, j’appelle ça d’l’assassinat. On achète des hommes comme on achète des mules. On les traite encore pis que des mules. On les bat, on les laisse crever de faim, on les tue. Et qui est-ce que ça intéresse ? L’État s’en fiche. C’est lui qui touche l’argent. Les gens qui louent les forçats, ils s’en fichent eux aussi. Tout ce qu’ils veulent, c’est leur donner le moins possible à manger et en tirer tout ce qu’ils peuvent. Sacré bon Dieu ! J’ai jamais porté les femmes dans mon cœur, mais maintenant j’les aime encore moins.

— Mais est-ce que ça vous regarde, tout ça ?

— J’pense bien », se contenta de répondre Archie, qui, après une pause, ajouta : « Moi, j’ai fait quarante ans de travaux forcés. »

Scarlett resta bouche bée et, instinctivement, se recroquevilla sur les coussins de la voiture. C’était donc cela la clef de l’énigme posée par Archie, l’explication de son entêtement à ne pas vouloir dire son nom de famille ou le lieu de sa naissance, à ne rien vouloir raconter de sa vie passée, l’explication de la peine qu’il avait à s’exprimer, de sa haine contre le monde. Quarante ans ! Il avait dû être mis en prison tout jeune. Quarante ans ! Voyons… Archie avait dû être condamné aux travaux forcés à perpétuité et les condamnés de cette catégorie étaient…

« C’était pour… pour meurtre ?

— Oui, fit Archie en secouant les guides sur le dos du cheval. Ma femme. »

Scarlett battit des paupières. Elle avait peur.

Sous la barbe grise, la bouche d’Archie sembla esquisser un sourire, comme si l’homme s’amusait des craintes de sa compagne.

« J’vais pas vous tuer, m’dame, si c’est ça qui vous tracasse. Y a pas trente-six raisons pour tuer une femme.

— Vous avez tué votre femme !

— Dame, elle était couchée avec mon frère. Lui, il a fichu l’camp. J’ai pas le moindre regret de l’avoir tuée. Des femmes comme ça, elles devraient toutes y passer. La loi, elle devrait pas avoir le droit d’envoyer des hommes en prison pour ça, mais j’y ai été quand même.

— Mais… comment en êtes-vous sorti ? Vous vous êtes évadé ! On vous a gracié ?

— Gracié ! Parlez-moi d’une grâce comme ça ! »

Les sourcils broussailleux d’Archie se rejoignirent, comme s’il faisait un gros effort pour trouver ses mots.

« Vers la fin de 1864, quand Sherman s’est ramené, j’étais au bagne de Milledgeville que j’avais pas quitté depuis quarante ans. Le directeur, il a convoqué tous les prisonniers et il leur a dit que les Yankees étaient en train de tout massacrer et de tout brûler. S’il y a quelque chose que je déteste plus qu’ les nègres et les femmes, c’est bien les Yankees.

— Pourquoi ? Avez-vous… vous en avez connu ?

— Non, m’dame, mais j’en ai entendu parler. On m’a dit qu’ils pouvaient pas s’empêcher de s’occuper des affaires des autres. Je déteste les types qui s’mêlent de c’qui les regarde pas. Qu’est-ce qu’ils venaient faire en Géorgie à affranchir nos nègres, à brûler nos maisons et à tuer nos bêtes ! Alors, le directeur il nous a dit que l’armée avait un sacré besoin de soldats et que les prisonniers qui voudraient s’engager seraient libres à la fin de la guerre… s’ils s’en sortaient vivants. Mais nous autres qui avions tué… nous autres les assassins, le directeur il a dit que l’armée n’voulait pas de nous. Mais moi j’lui ai dit, au directeur, que j’étais pas un assassin comme les autres, que j’avais juste tué ma femme parce qu’elle le méritait et que j’voulais m’battre contre les Yankees. Alors, le directeur il a compris et il m’a fait filer avec les autres prisonniers. »

Il s’arrêta et poussa une sorte de grognement.

« Ça alors, pour être rigolo, c’était rigolo, reprit-il. Ils m’avaient fourré en prison parce que j’avais tué et les voilà qui m’relâchaient avec un fusil dans la main pour tuer encore plus. Nous autres, les gars de Milledgeville, on s’est battu et on a tué de bon cœur, j’vous prie d’croire… et puis, il y en a eu aussi pas mal de descendus. Mais il y en a pas un qui a déserté. Quand la reddition est arrivée, on était libres. Dans le coup, j’ai perdu c’te jambe-là et c’t’œil-là aussi, mais j’regrette rien.

— Oh ! » fit Scarlett d’une voix faible.

Elle essaya de se rappeler ce qu’elle avait entendu raconter lorsqu’on avait relâché les bagnards de Milledgeville pour opposer une dernière barrière au flot grossissant des armées de Sherman. Frank avait parlé de cela lorsqu’il était venu passer la Noël à Tara, en 1864. Qu’avait-il donc dit ? Mais les souvenirs de cette époque-là étaient trop embrouillés. Scarlett revécut les affres de ces journées tragiques. Elle entendit de nouveau gronder les canons du siège, elle revit les files de voitures militaires dégouttantes de sang, elle revit la Garde locale monter en ligne, les petits cadets, les enfants de l’âge de Phil Meade, les vieillards comme l’oncle Henry et le grand-père Merriwether. Et les forçats, eux aussi, étaient montés en ligne pour aller mourir dans le crépuscule de la Confédération, pour aller périr de froid dans la neige, au cours de cette dernière campagne du Tennessee.

Pendant un bref instant, Scarlett pensa que ce vieil homme était fou de s’être battu pour un État qui lui avait pris quarante années de son existence. La Géorgie l’avait frustré de sa jeunesse et de son âge mûr, en punition d’un crime qui, à ses yeux, n’en était pas un et, malgré cela, il avait librement fait don à la Géorgie d’un œil et d’une jambe. Les paroles amères que Rhett avait prononcées aux premiers temps de la guerre lui revinrent à l’esprit et elle se rappela qu’il avait juré de ne jamais se battre pour défendre une société qui l’avait banni de son sein. Et pourtant, lorsque l’heure du désastre avait sonné, lui aussi s’était porté au secours de cette même société. C’est à croire que tous les hommes du Sud, du haut en bas de l’échelle, attachaient moins de prix à leur peau qu’à des formules vides de sens.

Scarlett regarda les mains noueuses du vieil homme, ses deux pistolets et son poignard et, de nouveau, elle sentit l’aiguillon de la peur. Il devait y avoir une foule d’anciens bagnards en liberté. Sans le savoir, on devait côtoyer dans la rue des aventuriers, des voleurs, des criminels comme Archie. Si jamais Frank apprenait la vérité, ça ferait du joli ! Si tante Pitty… mais elle en mourrait d’émotion. Quant à Mélanie, Scarlett regrettait presque d’être obligée de se taire. Ça lui apprendrait à héberger n’importe qui et à imposer ses protégés à ses parents et à ses amis.

« Je… je suis heureuse que vous m’ayez parlé. Archie. Je… je ne le dirai à personne. Ça porterait un coup terrible à Mme Wilkes et aux autres dames, si elles savaient à quoi s’en tenir sur votre compte.

— Peuh ! Mme Wilkes est au courant. J’lui ai dit la première nuit qu’elle m’a laissé coucher dans sa cave. Vous auriez tout de même pas voulu que j’laisse une brave femme comme elle me prendre chez elle sans lui dire la vérité.

— Seigneur Jésus ! » s’exclama Scarlett, frappée de stupeur.

Mélanie savait que cet homme était un assassin et elle ne l’avait pas chassé. Elle lui avait confié son fils, sa tante, sa belle-sœur et toutes ses amies ! Comment, elle, la plus craintive de toutes les femmes, elle n’avait pas eu peur de rester seule avec lui, dans sa maison !

« M’dame Wilkes est rudement intelligente pour une femme. Elle sait parfaitement qui j’suis. Seulement, elle sait aussi que si un menteur continue toujours à mentir et que si un voleur continue toujours à voler, les gens n’assassinent guère qu’une seule fois dans leur vie. Et puis elle comprend que ceux qui s’sont battus pour la Confédération, ils ont effacé tout c’qui y avait d’mauvais dans leur passé. Pourtant, ça veut pas dire que j’crois avoir fait quelque chose de vilain en tuant ma femme… Oui, m’dame Wilkes est rudement intelligente… En tout cas, j’vous l’dis, le jour où vous embaucherez des forçats, j’vous quitte. »

Scarlett ne répondit rien, mais elle pensa en elle-même : « Plus vite tu me quitteras, mieux ça vaudra. Un assassin ! »

 

Il faisait froid. La nuit tombait. Rentrant chez elle avec Archie, Scarlett aperçut, à la porte du café de la Belle d’Aujourd’hui, un nombre inaccoutumé de chevaux, de buggies et de charrettes. Le visage tendu et inquiet, Ashley était en selle. Les fils Simmons, penchés hors de leur buggy, faisaient de grands gestes. Hugh Elsing, sa mèche de cheveux bruns sur le front, agitait les bras. La voiture de livraison du grand-père Merriwether occupait le centre du groupe et Scarlett, en s’approchant, vit que Tommy Wellburn et l’oncle Henry se serraient sur le siège à côté du vieux monsieur.

« Je voudrais bien que l’oncle Henry ne rentre pas chez lui dans ce machin-là, se dit Scarlett avec colère. Il devrait avoir honte de s’exhiber dans cette guimbarde. Ce n’est tout de même pas comme s’il n’avait pas de voiture à lui. Quand je pense qu’il accompagne le grand-père, uniquement pour pouvoir aller tous les soirs au café avec lui. »

Comme son buggy arrivait à la hauteur de la foule, elle en devina l’inquiétude et elle sentit son cœur se serrer.

« Oh ! se dit-elle. J’espère qu’il n’y a pas eu un nouveau viol ! Si jamais le Ku-Klux-Klan lynche un autre nègre, c’en est fait de nous ! »

« Arrêtez, fit-elle à Archie. Il y a quelque chose de cassé.

— Vous n’allez pas descendre de voiture devant un café, remarqua Archie.

— M’avez-vous entendue ? Arrêtez ! Bonsoir tout le monde, Ashley… oncle Henry… que se passe-t-il ? Vous avez l’air si… »

Tous les hommes se tournèrent vers elle, soulevèrent leur chapeau, sourirent, mais dans leurs yeux brillait une curieuse lueur.

« Du bon et du mauvais, glapit l’oncle Henry. Ça dépend de quel côté on le prend. À mon avis, ça ne me surprend pas. La Législature[47] ne pouvait pas en faire d’autres. »

« La Législature », pensa Scarlett, soulagée d’un grand poids. Les faits et gestes de la Législature ne l’intéressaient nullement, car elle ne voyait pas en quoi ils étaient capables d’affecter son existence. Non, c’était la perspective de voir les soldats yankees recommencer leurs simagrées qui l’effrayait.

« Alors, cruelles sont les nouvelles ?

— Eh bien ! la Législature a purement et simplement refusé de voter l’amendement, déclara le grand-père Merriwether, non sans fierté. Ça montrera un peu aux Yankees de quel bois on se chauffe par ici.

— Ça va faire un sacré grabuge… Oh ! pardon, Scarlett, dit Ashley.

— L’amendement ? » interrogea la jeune femme en s’efforçant de prendre un air entendu.

Elle n’avait jamais rien compris à la politique et, d’ailleurs, elle avait bien d’autres choses en tête pour réfléchir à ces questions. On avait déjà ratifié un certain Treizième Amendement, à moins que ça n’eût été le Seizième, mais elle n’avait aucune idée de ce qu’on entendait par le mot : ratification. Les hommes s’emballaient toujours sur ces questions-là. Son visage dut trahir, en partie, son ignorance, car Ashley qui la regardait se mit à sourire.

« Il s’agit d’un amendement accordant le droit de vote aux nègres, expliqua-t-il. Il a été soumis à la Législature, mais celle-ci a refusé de le ratifier.

— Quelle bêtise ! Vous savez bien que les Yankees nous feront accepter le vote des noirs, de gré ou de force !

— C’est pourquoi je prétends qu’il va y avoir du grabuge, fit Ashley.

— Je suis fier de la Législature, fier du cran des représentants ! clama l’oncle Henry. Les Yankees ne nous feront pas avaler ça si nous nous y refusons.

— Ils en sont fort capables et ils ne s’en priveront pas, déclara Ashley d’une voix calme, tandis que son regard s’assombrissait. Et vous verrez que ça compliquera encore plus les choses.

— Mais non, Ashley ! La situation ne peut pas être pire qu’elle ne l’est en ce moment !

— Pourquoi pas ? Supposez que nous ayons une législature composée de représentants noirs. Supposez que nous ayons un gouvernement nègre. Supposez enfin que les autorités militaires appliquent un règlement encore plus draconien que celui en vigueur actuellement. »

La peur agrandit les yeux de Scarlett, qui commençait peu à peu à envisager le problème sous son véritable aspect :

« Je me demande ce qui vaudrait mieux pour la Géorgie et, partant, pour nous tous, reprit Ashley, le visage altéré. Quelle est la solution la plus raisonnable ? Combattre ce projet comme l’a fait la Législature et soulever tout le Nord contre nous, ou faire taire notre fierté et nous soumettre de bonne grâce en essayant d’arranger la chose au mieux de nos intérêts ? En fin de compte, ça reviendra au même. Nous serons toujours obligés d’en passer par où les Yankees voudront. Nous sommes pieds et poings liés. Il serait peut-être plus sage de ne pas ruer dans les brancards. »

Scarlett l’écoutait à peine ; en tout cas, la portée des paroles d’Ashley lui échappait. Elle savait que, selon son habitude, Ashley envisageait les deux côtés de la question, mais elle n’en voyait qu’un seul, la répercussion possible sur son existence de ce camouflet infligé aux Yankees.

« Eh ! eh ! Ashley. On devient radical et on a envie de voter républicain ? » ricana le grand-père Merriwether.

Un silence pénible s’abattit sur le groupe. Scarlett vit Archie porter la main à son pistolet, puis la retirer. Archie ne se gênait pas pour déclarer que le grand-père était une vieille outre pleine de vent, et il n’avait pas du tout l’intention de laisser insulter le mari de Mme Mélanie, quand bien même celui-ci eût dit des inepties.

La colère flamba soudain dans les yeux d’Ashley, mais avant qu’il eût ouvert la bouche l’oncle Henry s’interposa.

« Espèce de sacré bon dieu de… je te demande pardon, Scarlett… Grand-père, tu parles à tort et à travers. Ne t’avise pas de dire des choses comme ça à Ashley.

— Ashley n’a pas besoin de toi pour se défendre, fit le grand-père d’un ton sec. Il parle comme un Scallawag. Nous soumettre ! Ah ! nom de D… ! Pardon, Scarlett.

— Je n’ai jamais cru aux vertus de la sécession, dit Ashley, d’une voix vibrante. Mais quand la Géorgie s’est séparée de l’Union, je l’ai suivie. Je ne croyais pas non plus à la nécessité d’une guerre, mais je me suis battu quand même. Maintenant, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’exaspérer davantage les Yankees, mais si la Législature a choisi ce parti, je ferai comme elle. Je…

— Archie, coupa l’oncle Henry. Reconduisez Mme Scarlett chez elle. Elle n’a rien à faire ici. Les femmes n’ont rien à voir à la politique et on ne va pas tarder à échanger des injures. Allez, Archie. Bonsoir, Scarlett. »

Tandis que la voiture descendait la rue du Pêcher, Scarlett sentait son cœur battre à coups précipités sous l’effet de la peur. Ce geste insensé de la Législature allait-il dans ses conséquences se traduire par une menace pour elle ? Les Yankees déchaînés allaient-ils lui confisquer ses deux scieries ?

« Eh ben, sapristi, bougonna Archie. J’ai déjà entendu raconter l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, mais j’avais encore jamais vu l’pot d’terre se j’ter sur l’pot d’fer. Pendant qu’ils y étaient, les types de la Législature auraient bien dû s’payer le luxe de brailler : “Hourra pour Jeff Davis de la Confédération du Sud !” Ça n’aurait fait ni chaud ni froid. Les Yankees adorent les nègres et ils sont bien décidés à nous les donner pour maîtres. N’empêche que vous devriez admirer les types de la Législature pour leur cran !

— Les admirer, eux ? Tonnerre de chien ! Les admirer ? On devrait les fusiller. Par leur faute, les Yankees vont se jeter sur nous comme un canard sur un hanneton. Pourquoi n’ont-ils pas rati… radi… enfin bref, pourquoi n’ont-ils pas fait ce qu’on attendait d’eux, au lieu d’exciter les Yankees contre nous ? Pourquoi ne pas céder tout de suite, puisque de toute manière, ils veulent nous mettre au pas ? »

De son œil unique, Archie décocha à Scarlett un regard glacial.

« Et vous croyez qu’on va se laisser faire sans résister ? Les femmes elles ont pas plus d’amour-propre que les chèvres. »

 

Lorsque Scarlett eut embauché dix forçats, cinq pour chacune de ses scieries, Archie mit sa menace à exécution et refusa de travailler plus longtemps pour elle. Mélanie eut beau le supplier et Frank promettre une augmentation de salaire, il resta ferme sur ses positions. Il acceptait volontiers d’accompagner Mélanie, Pitty, India ou leurs amies en ville, mais il se refusait à conduire le buggy de Scarlett. C’était plutôt gênant pour la jeune femme de voir l’ancien bagnard se faire juge de ses actions et, ce qui était pire, c’était de savoir que sa famille et ses relations partageaient l’opinion du vieil homme.

Frank essaya d’abord de s’opposer à la décision de Scarlett, mais il dut s’avouer vaincu. Quant à Ashley, après avoir refusé de faire travailler des forçats, il finit par y consentir, lorsque Scarlett, en larmes, lui eut promis de les remplacer par des nègres dès que les circonstances le permettraient. Les amis de la famille cachaient si peu leur désapprobation que Frank, Pitty et Mélanie osaient à peine les regarder en face. Peter et Mama eux-mêmes déclaraient que ça portait malheur d’employer des forçats et qu’il n’en sortirait rien de bon. Tout le monde était d’accord pour reconnaître que c’était mal de profiter de la misère et des malheurs d’autrui.

« Vous ne voyiez pourtant pas d’inconvénients à faire travailler des esclaves ! » s’écriait Scarlett, indignée.

Ah ! mais c’était bien différent. Les esclaves n’étaient pas du tout dans la même situation que les forçats. Au temps de l’esclavage, les nègres étaient bien plus heureux que maintenant et, pour s’en convaincre, Scarlett n’avait qu’à regarder autour d’elle. Mais, comme toujours, l’opposition des siens ne fit que renforcer Scarlett dans ses idées de réforme. Elle retira la direction de la scierie à Hugh, auquel elle confia le soin de conduire sa voiture de livraison, puis elle engagea Johnnie Gallegher à sa place.

Johnnie était la seule personne qui, à sa connaissance, trouvât bien d’employer les forçats comme main-d’œuvre. Lorsque l’accord eut été conclu, l’Irlandais au visage de gnome hocha sa tête ronde et déclara que c’était pour lui un bel avancement. Scarlett examina du coin de l’œil l’ancien jockey trapu et bien campé sur ses jambes arquées et pensa : « Ceux qui lui confiaient leurs chevaux n’avaient vraiment pas peur. Moi, je ne le laisserais pas approcher comme ça des miens. »

Néanmoins, Scarlett n’éprouvait aucun scrupule à lui confier une bande de bagnards.

« Et vous me donnez carte blanche avec eux ? interrogea-t-il en roulant des yeux gris et froids comme des billes d’agate.

— Oui, je vous donne carte blanche. Tout ce que je vous demande, c’est de faire marcher ma scierie et de livrer tout le bois dont j’aurai besoin.

— Je suis votre homme, dit Johnnie. Je m’en vais dire à M. Welburn que je le quitte. »

Tandis qu’il fendait la foule des maçons, des charpentiers et des manœuvres portant des oiseaux sur les épaules, Scarlett se sentit renaître à la vie. Johnnie était bien l’homme qu’il lui fallait. Dur avec les autres, il savait ce qu’il voulait et n’était pas de ceux qui se laissaient rouler. « Un Irlandais doublé d’un arriviste », avait dit Frank avec mépris en parlant de lui, mais c’était pour cette même raison que Scarlett l’appréciait. Elle savait qu’un Irlandais décidé à faire son chemin était une précieuse recrue, quels que fussent ses défauts par ailleurs. Elle se sentait également plus près de lui qu’elle l’était de certains hommes de sa classe, car Johnnie connaissait la valeur de l’argent.

Dès la première semaine, il justifia les espoirs de Scarlett. Avec ses cinq forçats, il abattit plus d’ouvrage que Hugh avec son équipe de dix nègres. En outre, comme il n’aimait pas voir sa patronne à la scierie et qu’il ne se priva pas de lui en faire la remarque, Scarlett disposa de plus de loisirs qu’elle n’en avait eu depuis son arrivée à Atlanta, l’année précédente.

« Vous vous occupez de vendre votre bois et moi de le débiter, déclara-t-il sèchement. Un campement de forçats, c’est pas un endroit convenable pour une dame. Si personne n’a le courage de vous le dire, moi, Johnnie Gallegher, je m’en charge. Je vous livre votre bois à temps, hein ? Bon, alors je n’ai pas l’intention qu’on vienne m’embêter tous les jours comme M. Wilkes. Lui, il a besoin d’être stimulé. Pas moi. »

Ainsi Scarlett espaça à contrecœur ses visites à la scierie de Johnnie dans la crainte que celui-ci ne la quittât si elle y venait trop souvent. Sa réflexion au sujet d’Ashley l’avait piquée au vif, car elle renfermait plus de vérité qu’elle n’aurait voulu l’admettre. Ashley réussissait un peu mieux avec les forçats qu’avec les affranchis, bien qu’il eût été incapable d’en expliquer la raison. D’ailleurs, il paraissait honteux d’avoir des bagnards sous ses ordres et il n’avait pas grand-chose à dire à Scarlett.

Scarlett était préoccupée par le changement qui s’opérait en lui. Sa belle chevelure d’un blond chaud commençait à grisonner. Il avait les épaules tombantes d’un homme fatigué. Il souriait rarement et ne ressemblait plus du tout au séduisant Ashley qui, jadis, avait conquis le cœur de Scarlett. On eût dit qu’il était rongé par une douleur secrète qu’il avait peine à supporter et sa bouche avait une expression amère. Scarlett aurait voulu lui prendre la tête à deux mains, la poser sur son épaule, caresser ses cheveux semés de fils argentés et lui crier : « Dites-moi ce qui vous tourmente ! Confiez-moi vos chagrins ! Je vous guérirai ! »

Mais son attitude guindée et son air absent la tenaient à distance.