Le train avait beaucoup de retard et le long crépuscule de juin enveloppait déjà la campagne de ses teintes bleu foncé lorsque Scarlett descendit en gare de Jonesboro. De-ci, de-là, des lumières jaunâtres brillaient aux fenêtres des boutiques et des maisons épargnées par la guerre. Mais il y en avait fort peu dans le village. De chaque côté de la rue principale, des espaces vides indiquaient l’endroit des bâtiments anéantis par le feu ou les obus. Silencieuses et sombres, des maisons au toit troué, aux murs à demi écroulés, fixaient la voyageuse. Quelques chevaux de selle, quelques mules attelées à des charrettes étaient attachés devant le magasin Ballard. La rue poussiéreuse et rouge était déserte. Parfois, d’un café situé à l’autre extrémité du village, montait un appel ou le rire d’un ivrogne, seuls bruits qui vinssent troubler la paix du crépuscule.
On n’avait pas reconstruit la gare depuis qu’elle avait été incendiée au cours de la bataille et, sur son emplacement, on s’était contenté d’élever une sorte d’abri en bois, ouvert à tous les vents. Scarlett s’y engagea et s’assit sur un petit tonneau, apparemment destiné à cet usage. À plusieurs reprises elle parcourut la rue du regard dans l’espoir d’y découvrir Will Benteen. Il aurait dû venir à sa rencontre. Il aurait dû deviner qu’après avoir reçu son message lui annonçant la mort de Gérald elle sauterait dans le premier train.
Elle avait quitté Atlanta avec une telle précipitation que son petit sac de voyage ne contenait qu’une chemise de nuit et une brosse à dents et pas le moindre linge de rechange. Elle se sentait mal à l’aise dans la robe noire trop étroite qu’elle avait dû emprunter à Mme Meade, car elle n’avait pas eu le temps de se commander des vêtements de deuil. Mme Meade avait beaucoup maigri et comme la grossesse de Scarlett était déjà avancée, la robe était doublement inconfortable. Malgré le chagrin que lui causait la mort de Gérald, Scarlett ne pouvait pas se désintéresser de l’effet qu’elle produisait et elle s’étudia avec dégoût. Elle avait complètement perdu sa ligne, son visage et ses chevilles étaient enflés. Jusque-là, elle ne s’était guère attachée à ces détails, mais maintenant qu’elle était sur le point de revoir Ashley il en allait tout autrement. Elle frémit à la pensée de paraître devant lui, grosse de l’enfant d’un autre. Elle aimait Ashley et Ashley l’aimait. Cet enfant qu’elle n’avait pas souhaité lui semblait, être une preuve de trahison envers cet amour. Mais, quoi qu’il lui en coutât de se présenter à Ashley avec sa taille épaisse et sa démarche alourdie, il lui fallait bien en passer par là.
Impatientée, Scarlett tapa du pied. Will aurait dû venir. Naturellement, elle avait toujours la ressource d’aller demander chez Bullard si on ne l’avait pas vu ou de prier quelqu’un de la conduire à Tara au cas où il aurait eu un empêchement. Mais elle ne voulait pas aller chez Bullard. C’était dimanche, et la moitié des hommes du comté s’y trouvaient sans doute réunis. Elle ne tenait pas du tout à se montrer dans cette robe mal taillée qui la faisait paraître encore plus grosse qu’elle n’était. Elle ne tenait pas non plus à écouter les condoléances qu’on ne manquerait pas de lui adresser au sujet de la mort de Gérald. Elle n’avait que faire de la sympathie des gens. Elle avait peur de se mettre à pleurer en entendant prononcer le nom de son père. Et elle ne voulait pas pleurer. Elle savait que, si elle commençait, ce serait comme cette nuit épouvantable où Rhett l’avait abandonnée au beau milieu de la route, tandis que tombait Atlanta, cette nuit atroce où elle avait inondé la crinière du cheval de larmes qui lui déchiraient le cœur sans qu’elle pût les arrêter.
Non, elle ne pleurerait pas ! Elle sentit de nouveau sa gorge se serrer comme elle s’était serrée si souvent depuis qu’elle avait appris la nouvelle, mais à quoi cela lui servirait-il de pleurer ? Les larmes ne feraient qu’aviver sa douleur et entamer ses forces. Pourquoi, oh ! pourquoi Will, ou Mélanie, ou ses sœurs, ne lui avaient-ils pas écrit que Gérald était souffrant ? Elle aurait pris le premier train pour Tara, elle serait accourue à son chevet, elle lui aurait même amené un docteur d’Atlanta. Quels imbéciles, tous autant qu’ils étaient ! Ils ne pouvaient donc rien faire sans elle ? Elle ne pouvait pourtant pas être partout à la fois ! Et dire qu’elle travaillait si dur pour eux, à Atlanta !
L’attente se prolongeant, elle devint de plus en plus nerveuse. Que faisait Will ? Où était-il ? Alors, elle entendit derrière elle crisser le mâchefer dont était recouvert le ballast. Elle se retourna et aperçut Alex Fontaine qui traversait les voies et se dirigeait vers une charrette, une balle d’avoine sur l’épaule, « Bon Dieu ! mais c’est vous, Scarlett », s’exclama-t-il. Aussitôt il se débarrassa de son fardeau et, la joie peinte sur son visage basané et triste, il se précipita, la main tendue, vers la jeune femme. « Je suis si heureux de vous voir. Je viens de rencontrer Will à la forge. Il était en train de faire ferrer le cheval. Le train avait du retard et il pensait avoir le temps. Faut-il aller le chercher ?
— Oui, s’il vous plaît, Alex, dit Scarlett en souriant malgré sa douleur. C’était si bon de revoir quelqu’un du comté.
— Oh… ! euh… Scarlett, commença Alex sans lui lâcher la main. J’ai beaucoup de chagrin pour votre père.
— Merci, répondit-elle tout en regrettant qu’il eût parlé.
— Si ça peut vous consoler, Scarlett, nous sommes rudement fiers de lui, par ici, poursuivit Alex en lui lâchant enfin la main. Il… euh… enfin, nous estimons qu’il est mort en soldat et pour une cause digne d’un soldat. »
« Voyons, pensa Scarlett, interloquée. Que veut-il dire par là ? En soldat ? L’aurait-on tué ? Se serait-il battu, comme Tony, contre les Scallawags ? » Mais elle ne voulut pas en entendre davantage. Si elle continuait à parler de lui, elle se mettrait sûrement à fondre en larmes et elle ne voulait pas pleurer avant de se trouver avec Will, en pleine campagne, loin de tous regards indiscrets. Pleurer avec Will, ça n’avait pas d’importance. Will était comme un père pour elle.
« Alex, fit-elle, je ne veux pas parler de cela maintenant.
— Je ne vous en veux pas le moins du monde, Scarlett, déclara Alex dont la colère altéra brusquement les traits. Si c’était ma sœur, je… eh bien ! Scarlett, je n’ai jamais dit de mal d’une femme, mais, pour ma part, je trouve que quelqu’un devrait administrer une bonne raclée à Suellen. »
« Mais qu’est-ce qui lui prend ? se demanda Scarlett. Qu’est-ce que Suellen vient faire dans tout cela ? »
« C’est triste à dire, reprit Alex, mais, par ici, tout le monde partage ma façon de penser. Will est le seul qui prenne sa défense… et, bien entendu, Mme Mélanie, mais elle c’est une sainte. Elle ne voit le mal nulle part et…
— Je vous ai déjà dit que je ne voulais plus parler de cela », fit Scarlett d’un ton sec dont Alex ne parut pas se vexer. Au contraire, il avait l’air de comprendre sa rudesse et c’était même fort ennuyeux. Elle ne tenait pas à apprendre de mauvaises nouvelles sur sa famille de la bouche d’un étranger et elle ne tenait pas non plus à montrer qu’elle n’était pas au courant. Pourquoi Will ne lui avait-il pas donné de détails ?
Elle aurait bien voulu qu’Alex ne la regardât pas avec tant d’insistance. Elle devinait qu’il se rendait compte de son état, et cela la gênait. Pourtant, Alex pensait à tout autre chose. Il trouvait Scarlett si changée qu’il se demandait comment il avait fait pour la reconnaître. Cela provenait peut-être de ce qu’elle attendait un bébé. Les femmes avaient des mines impossibles lorsqu’elles étaient enceintes, et puis elle devait être bouleversée par la mort du vieil O’Hara. C’était sa fille préférée. Mais non, ce changement tenait à quelque chose de plus profond. En fait, elle paraissait mieux que la dernière fois qu’il l’avait vue. Elle donnait au moins l’impression de manger à sa faim quatre fois par jour. Et elle n’avait presque plus cette allure de bête traquée. Maintenant, elle n’avait plus ce regard apeuré ; au contraire, elle avait l’œil dur. Même lorsqu’elle souriait, elle conservait un petit air autoritaire et décidé. Eh, eh ! le vieux Frank ne devait pas s’amuser tous les jours. Oui, elle avait changé. C’était à coup sûr un beau brin de femme, mais son visage avait perdu toute sa grâce et toute sa douceur. Enfin, elle n’avait plus cette façon aguichante de regarder les hommes.
Eh bien ! est-ce qu’ils n’avaient pas tous changé ? Alex jeta un coup d’œil à ses vêtements grossiers et son visage reprit son expression amère. La nuit, lorsqu’il ne dormait pas et qu’il se demandait comment faire opérer sa mère, comment donner une éducation convenable au fils du pauvre Joe, comment trouver de l’argent pour acheter une autre mule, il en arrivait à regretter que la guerre fût finie, qu’elle n’eût pas continué tout le temps. Les hommes ne connaissaient pas leur bonheur à cette époque-là. Il y avait toujours quelque chose à se mettre sous la dent, ne fût-ce qu’un bout de pain de maïs ; il y avait toujours quelqu’un à qui donner des ordres ; on n’avait pas à se casser la tête pour résoudre des problèmes insolubles ; non, à l’armée, on n’avait pas de soucis, sinon celui de se faire tuer. Et puis, il y avait Dimity Munroe. Alex aurait voulu l’épouser, mais il savait qu’il avait déjà trop de personnes à sa charge pour en faire sa femme. Il l’aimait depuis si longtemps, et maintenant, le rose de ses joues se fanait, ses yeux perdaient leur éclat. Si seulement Tony n’avait pas été obligé de s’enfuir au Texas. Un homme de plus à la maison, ça aurait tout changé. Son frère avait un fichu caractère, mais il était si sympathique ; penser qu’il était sans un sou, quelque part dans l’Ouest ! oui, ils avaient tous changé. Et pourquoi n’auraient-ils pas changé ? Alex poussa un profond soupir.
« Je ne vous ai pas remerciée de ce que vous et Frank avez fait pour Tony, dit-il. C’est bien vous qui l’avez aidé à s’enfuir, n’est-ce pas ? C’est magnifique de votre part. J’ai appris d’une façon indirecte qu’il était sain et sauf au Texas. Je n’ai pas osé vous écrire pour vous le demander, mais est-ce que vous ou Frank lui avez prêté de l’argent. Je veux vous rembourser.
— Oh ! Alex, ne parlez pas de ça, je vous en prie ! Pas maintenant ! » s’écria Scarlett.
Pour une fois, l’argent ne comptait pas pour elle.
« Je m’en vais chercher Will, dit-il. Nous viendrons tous demain, assister aux obsèques. »
Il rechargea le sac sur son épaule et, au moment où il allait se mettre en route, une charrette bringuebalante déboucha d’une petite rue latérale et se dirigea vers la gare en grinçant. « J’ai bien peur d’être en retard, Scarlett ! » lança Will du haut de son siège.
Après être descendu péniblement de voiture, Will s’approcha en clopinant, se baissa et embrassa Scarlett sur la joue. Will ne l’avait encore jamais embrassée, il ne l’avait encore jamais appelée autrement que madame Scarlett, mais, en dépit de sa surprise, ce geste lui réchauffa le cœur et lui causa une grande joie. Il l’aida à poser le pied sur la roue, puis à se hisser dans la voiture et Scarlett s’aperçut que c’était la même charrette délabrée qui lui avait permis de s’enfuir d’Atlanta. Comment avait-elle pu résister aussi longtemps ? Will avait dû l’entretenir avec un soin jaloux. Au souvenir de cette nuit tragique, elle éprouva une légère nausée. « Tant pis, se dit-elle, même si je dois marcher pieds nus, même si l’on doit se serrer la ceinture chez tante Pitty, je m’arrangerai pour qu’il y ait une charrette neuve à Tara et qu’on brûle celle-ci. »
Tout d’abord, Will ne dit rien et Scarlett lui en fut reconnaissante. Il lança son vieux chapeau de paille dans le fond de la voiture, claqua la langue et le cheval se mit en marche. Will était toujours le même, efflanqué et rouquin, l’œil doux, l’air paisible et résigné d’une bête de somme.
Ils laissèrent le village derrière eux et s’engagèrent sur la route rouge qui menait à Tara. Une légère teinte rosée s’attardait à l’horizon et de gros nuages noirs, ébouriffés comme des plumes, conservaient encore des reflets dorés et vert pâle. Le calme du crépuscule campagnard s’étendait sur eux, apaisant comme une prière. Comment, se demanda Scarlett, avait-elle pu rester si longtemps privée de l’odeur fraîche des champs, du spectacle de la terre labourée, de la douceur des nuits d’été ? La terre rouge et humide sentait si bon, c’était une amie si fidèle, qu’elle eût aimé descendre pour en prendre une pleine poignée. De chaque côté de la route, les haies de chèvrefeuille dégageaient un parfum pénétrant, comme toujours après la pluie, le plus doux parfum du monde. Au-dessus de leur tête des hirondelles aux ailes rapides passaient en tournoyant et, de temps en temps, un lapin affolé traversait la route en secouant sa petite queue blanche comme une houppe à poudre.
Comme ils longeaient des champs labourés où s’alignaient de vigoureux arbustes, Scarlett constata avec joie que le coton poussait bien. Comme tout cela était beau ! Les molles traînées de brume au-dessus des marais, la terre rouge, le coton, et les sombres pins qui se dressaient à l’arrière-plan comme une muraille. Comment avait-elle pu demeurer si longtemps à Atlanta ?
« Scarlett, avant de vous parler de M. O’Hara… et j’ai l’intention de tout vous raconter avant d’arriver à la maison… je voudrais avoir votre avis sur une certaine question. J’ai l’impression que c’est vous le chef de famille, maintenant.
— De quoi s’agit-il, Will ? »
Pendant un moment, il posa sur elle son regard calme et doux.
« Je voudrais simplement savoir si ça vous plaît que j’épouse Suellen. »
Scarlett fut tellement surprise qu’elle dut se cramponner à son siège pour ne pas tomber à la renverse. Will épouser Suellen ! Depuis qu’elle lui avait pris Frank, elle s’était imaginé que plus personne ne voudrait jamais de sa sœur.
« Bonté divine, Will ?
— Alors, ça veut dire que vous ne faites pas d’objections ?
— D’objections ? non, mais… Tenez, Will, vous m’en avez coupé le souffle ! Vous, épouser Suellen ! Moi qui croyais que vous aviez de la tendresse pour Carreen. »
Will secoua ses guides sans quitter le cheval des yeux. Scarlett le voyait de profil. Son visage demeura impassible, mais la jeune femme eut l’impression qu’il avait poussé un léger soupir.
« Oui, peut-être, avoua-t-il.
— Eh bien ! elle ne veut donc pas de vous ?
— Je ne le lui ai jamais demandé.
— Oh ! Will, mais vous êtes fou. Demandez-le-lui bien vite. Elle est deux fois meilleure que Suellen !
— Scarlett, vous n’êtes guère au courant de ce qui s’est passé à Tara. Vous ne nous avez pas manifesté une attention démesurée, ces derniers mois.
— Ah ! non, ricana Scarlett, soudain en colère. Que pensiez-vous donc que je faisais à Atlanta ? Vous vous figurez peut-être que je roulais carrosse et que j’allais tous les soirs au bal ? Je ne vous ai pas envoyé de l’argent tous les mois ? Ce n’est pas moi qui ai payé les impôts, qui ai fait réparer le toit, qui ai acheté la charrue neuve et les mules ? Je n’ai pas…
— Allons, ne prenez pas la mouche, interrompit Will sans se démonter. S’il y a quelqu’un qui sait ce que vous avez fait, c’est bien moi. Vous avez abattu la besogne de deux hommes.
— Alors, que voulez-vous dire ? questionna Scarlett un peu radoucie.
— Eh bien ! je ne conteste pas que vous nous ayez conservé un gîte et que vous nous ayez fait vivre, mais vous ne vous êtes pas beaucoup occupée de ce qui se passait dans nos têtes, à Tara. Je ne vous en blâme pas, Scarlett. Vous êtes comme ça. Vous ne vous êtes jamais beaucoup intéressée à ce qui se passait dans la caboche des autres. Mais ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que je n’ai pas demandé à Mlle Carreen si elle m’aimait, parce que ça n’aurait servi à rien. Elle a été comme une jeune sœur pour moi et je parie qu’elle n’a jamais raconté à personne tout ce qu’elle m’a raconté. Mais elle ne s’est jamais remise de la mort de ce garçon et elle ne s’en remettra jamais. Je peux aussi bien vous dire ça tout de suite. Elle se dispose à entrer au couvent de Charleston.
— Vous voulez rire ?
— Allons, je savais bien que ça vous ferait cet effet-là, mais ce que je voudrais vous demander, Scarlett, c’est de ne pas discuter avec elle, de ne pas la gronder, et surtout de ne pas vous moquer d’elle. Laissez-la faire. C’est son seul désir. Elle a le cœur brisé.
— Mais, cornebleu ! Des tas de gens ont le cœur brisé et ils ne se sont pas précipités dans un couvent pour ça. Regardez-moi. J’ai perdu mon mari.
— D’accord, mais ça ne vous a pas brisé le cœur », déclara Will avec placidité et, ramassant un bout de paille sur le plancher de la charrette, il le mit dans sa bouche et commença à mâchonner lentement.
Cette remarque médusa Scarlett. Comme toujours lorsqu’elle entendait émettre une vérité, si désagréable fût-elle à ses oreilles, une sorte d’honnêteté foncière l’obligeait à la reconnaître pour telle. Elle se tut un instant pour essayer de se représenter Carreen en bonne sœur.
« Promettez-moi de ne pas l’ennuyer avec ça.
— Soit, je vous le promets », fit Scarlett, puis elle considéra Will avec un certain étonnement. Will avait aimé Carreen et maintenant encore il l’aimait assez pour accepter de se séparer d’elle et favoriser son projet. Et pourtant, il voulait épouser Suellen. C’était à n’y rien comprendre.
« Voyons, que signifie tout cela, Will ? Vous n’aimez pas Suellen, n’est-ce pas ?
— Si, dans un sens je l’aime, dit-il en ôtant le brin de paille de sa bouche et en l’examinant, comme s’il offrait un intérêt extraordinaire. Suellen n’est pas aussi mauvaise que vous le croyez, Scarlett. Je crois que nous nous entendrons très bien, tous les deux. Ce qu’il faut à Suellen, c’est un mari et des enfants. En somme, elle est comme toutes les femmes. »
Will et Scarlett se turent de nouveau, tandis que la charrette poursuivait son chemin sur la route défoncée. Scarlett réfléchissait. Il devait y avoir quelque chose d’autre, de plus profond, de plus important, pour pousser un garçon tranquille et réservé comme Will à épouser une chipie comme Suellen, qui passait son temps à se plaindre.
« Vous ne m’avez pas dit la véritable raison, Will. Je suis le chef de la famille. J’ai le droit de savoir.
— C’est vrai, répondit Will. Je crois d’ailleurs que vous comprendrez. Je ne peux pas quitter Tara. C’est mon foyer, Scarlett, le seul foyer que j’aie jamais eu et j’y suis attaché, j’en aime chaque pierre. J’y ai travaillé, comme si c’était mon bien. Et quand on se donne de la peine pour quelque chose, on se met à l’aimer. Vous savez ce que je veux dire, hein ? »
Oui, elle le savait, et elle éprouva un grand élan de tendresse pour cet homme qui, lui aussi, aimait ce qu’elle aimait le mieux.
« Voilà comment j’ai raisonné, reprit-il. Votre papa n’étant plus là et Carreen au couvent, il ne restera plus que Suellen et moi et, naturellement, je ne peux pas continuer à vivre à Tara sans épouser Suellen. Vous savez comme les gens sont mauvaises langues.
— Mais… mais, Will, il y a Mélanie et Ashley. »
Au nom d’Ashley, il se tourna vers elle et la regarda de ses yeux pâles et insondables. Tout comme autrefois, elle devina que Will savait à quoi s’en tenir sur elle et sur Ashley. Elle avait l’intuition qu’il comprenait tout, sans blâmer ni approuver.
« Ils vont bientôt s’en aller.
— S’en aller ? Où cela ? Tara est aussi bien leur foyer que le vôtre.
— Non, ils ne sont pas chez eux, à Tara. C’est justement ça qui ronge Ashley. Il ne se sent pas chez lui et il a l’impression de ne pas rendre assez de services pour payer sa part d’entretien et celle de sa famille. Il n’entend rien à la culture, et il le sait. Dieu sait pourtant s’il se donne du mal, mais il n’est pas taillé pour faire un fermier. Vous le savez aussi bien que moi. Quand il se met à fendre du bois, il risque toujours de se couper le pied en deux. Il ne sait pas conduire la charrue plus droit que le petit Beau, et il y aurait de quoi remplir un livre avec tout ce qu’il ignore de la culture. Ce n’est pas sa faute. Il n’a pas été élevé pour ça. Et dame ça l’ennuie d’être un homme et de vivre à Tara aux crochets d’une femme, sans lui donner grand-chose en compensation.
— Aux crochets ? A-t-il jamais dit…
— Non, il n’a jamais dit un mot. Vous connaissez Ashley. Mais, quoi, je ne peux pas vous expliquer. Tenez, hier soir, tandis que nous étions en train de veiller votre papa, je lui ai dit que j’avais demandé à Suellen d’être ma femme et qu’elle avait répondu oui. Alors Ashley m’a dit que ça le soulageait, parce qu’il se faisait bien de la bile à l’idée de rester à Tara. Vous comprenez, il savait que Mme Melly et lui auraient été obligés de rester, maintenant que M. O’Hara est mort, rien que pour empêcher les gens de jaser sur Suellen et moi. Alors, il m’a dit qu’il avait l’intention de quitter Tara et de trouver du travail.
— Du travail ? Quel genre de travail ? Où cela ?
— Je ne sais pas au juste ce qu’il fera, mais il m’a raconté qu’il monterait vers le Nord. Il a un ami Yankee à New York qui lui a écrit au sujet d’une situation dans une banque, là-bas.
— Oh ! non, s’écria Scarlett du fond du cœur, et Will, en entendant ce cri, lui adressa le même regard tranquille qu’auparavant.
— À tout prendre, ça vaudrait peut-être encore mieux qu’il aille s’installer dans le Nord.
— Non ! Non ! Ce n’est pas mon avis. »
Son esprit se mit à travailler fiévreusement. Ashley ne pouvait pas partir pour le Nord ! Elle risquait de ne plus jamais le revoir. Bien qu’elle ne l’eût pas revu depuis des mois, bien qu’elle ne lui eût pas adressé la parole depuis la scène fatale du verger, il ne s’était pas passé de jour qu’elle n’eût pensé à lui, qu’elle ne se fût réjouie de l’abriter sous son toit. Elle n’avait pas envoyé un seul dollar à Will sans être heureuse à l’idée qu’il contribuerait à rendre la vie d’Ashley plus facile. Évidemment, il n’était pas doué pour les travaux de ferme. « Ashley a été élevé pour faire autre chose », se dit-elle avec fierté. Il était né pour vivre dans une vaste demeure, pour monter de beaux chevaux, pour lire des poèmes et dire aux nègres ce qu’il faut faire. Qu’il n’y eût plus ni demeures, ni chevaux, ni nègres, ni livres, ne changeait rien aux choses. Ashley n’était pas fait pour pousser la charrue ou fendre du bois. Ça n’avait rien d’étonnant qu’il voulût quitter Tara.
Pourtant, elle ne pouvait pas le laisser quitter la Géorgie. S’il le fallait, elle tyranniserait Frank jusqu’à ce qu’il lui trouvât un emploi dans son magasin, quitte même à se débarrasser de son commis. Mais non, la place d’Ashley n’était pas plus derrière un comptoir que derrière une charrue. Un Wilkes, dans une boutique ! Oh ! jamais ! Il devait tout de même y avoir une solution… Voyons, mais la scierie, bien sûr ! Cette idée lui procura un tel soulagement qu’elle en sourit. Mais voila, accepterait-il une proposition venant d’elle ? Considérerait-il cela comme une aumône ? Elle tâcherait de s’arranger pour qu’au contraire il eût l’impression de lui rendre un service. Elle renverrait M. Johnson. Ashley prendrait sa place et Hugh dirigerait la nouvelle scierie. Elle expliquerait à Ashley que la mauvaise santé de Frank et ses occupations au magasin l’empêchaient de l’aider et elle invoquerait son état comme une raison de plus de la tirer d’embarras.
Elle réussirait bien à lui faire comprendre qu’en ce moment elle ne pouvait pas se passer de son appui. Et puis, s’il acceptait, elle l’intéresserait de moitié dans les bénéfices de la scierie… elle lui donnerait n’importe quoi pour l’avoir auprès d’elle, n’importe quoi pour voir le sourire radieux qui éclairerait son visage, n’importe quoi pour surprendre dans son regard une lueur qui lui indiquerait qu’il l’aimait toujours. Mais elle prit la résolution de ne jamais plus le pousser à lui dire des mots d’amour, de ne jamais plus lui inspirer le désir de rejeter ce stupide honneur qu’il mettait plus haut que l’amour. Il fallait absolument trouver le moyen de lui faire part, avec tact, de ses nouvelles résolutions. Autrement, il était capable de refuser son offre, dans la crainte de voir se reproduire une scène analogue à la dernière.
« Je peux lui trouver un emploi à Atlanta, dit-elle tout haut.
— Ça, ça vous regarde tous les deux, répondit Will en recommençant à mâchonner son brin de paille. Allez, hue, Sherman. Maintenant, Scarlett, j’ai encore quelque chose à vous demander avant de vous parler de votre papa. Je voudrais bien que vous ne tombiez pas à bras raccourcis sur Suellen. Ce qui est fait est fait, et ce n’est pas de lui crêper le chignon qui ramènera M. O’Hara à la vie. D’ailleurs, elle a cru, honnêtement, agir pour le mieux.
— C’est moi qui voulais vous demander des éclaircissements, Will. Qu’est-ce qui s’est passé avec Suellen ? Alex parlait par énigmes et il m’a dit que Suellen méritait d’être fouettée. Qu’a-t-elle fait ?
— Oui, je sais qu’on est joliment monté contre elle. Tous les gens que j’ai rencontrés aujourd’hui à Jonesboro juraient de ne même pas la saluer la prochaine fois qu’ils la verraient, mais ça leur passera, j’espère. Maintenant, promettez-moi de vous tenir tranquille. Je ne veux pas de dispute ce soir, avec M. O’Hara sur son lit de mort dans le salon. »
« Ah ! il ne veut pas de disputes ! pensa Scarlett avec indignation. Il parle comme si Tara était déjà à lui ! »
Alors, elle pensa à Gérald étendu sur son lit de mort dans le salon et, tout à coup, elle éclata en sanglots. Will l’entoura de son bras, la cala contre lui et ne dit rien.
Tandis que la voiture avançait lentement dans l’ombre qui s’épaississait, Scarlett, la tête sur l’épaule de Will et le chapeau de travers oubliait le Gérald des deux dernières années, le vieux monsieur effacé qui fixait continuellement les portes dans l’espoir de voir apparaître une femme qui ne viendrait jamais. Elle se rappelait le vieil homme énergique et encore débordant de vitalité, avec sa blanche toison bouclée, son entrain communicatif, ses bottes sonores, ses plaisanteries maladroites et sa générosité. Elle se souvenait combien, étant enfant, elle admirait ce père qui la juchait sur le devant de sa selle lorsqu’il sautait des haies, qui la retournait sous son bras, lui donnait le fouet quand elle était méchante et, ensuite, criait aussi fort qu’elle, jusqu’au moment où il lui faisait grâce pour avoir la paix. Elle le revoyait, revenant de Charleston et d’Atlanta, les bras chargés de cadeaux toujours mal choisis. Souriant à travers ses larmes elle le revoyait aussi, rentrant de la fête de Jonesboro au petit matin, ivre comme un Polonais, sautant les barrières et chantant d’une voix éraillée La Couleur verte[41]. Et le lendemain, comme il se faisait humble en présence d’Ellen. Allons, il l’avait rejointe à présent.
« Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit qu’il était malade ? Je serais venue aussi vite que…
— Il n’a pas été malade un seul instant. Tenez, ma petite, prenez mon mouchoir. Je vais tout vous raconter. »
Elle accepta son offre, car elle n’avait pas emporté de mouchoirs avec elle et elle se blottit contre l’épaule de Will.
« Voilà comment ça s’est passé, Scarlett. Avec l’argent que vous nous avez envoyé, Ashley et moi, nous avons payé les impôts et nous avons acheté la mule, des graines, des tas de petites bricoles, quelques cochons et des poulets. Mme Melly fait des merveilles avec les poules. C’est une femme épatante, vous savez. Bref, après avoir acheté tout ce qu’il fallait pour Tara, il n’est plus resté grand-chose pour s’offrir des falbalas, mais personne ne s’en est plaint, sauf Suellen.
« Mme Mélanie et Mlle Carreen ne bougent pas et usent leurs vieilles affaires à la maison, mais vous connaissez Suellen, Scarlett. Elle ne s’est jamais habituée aux privations. Ça la mettait au supplice de porter de vieilles nippes, chaque fois que je la conduisais en voiture à Jonesboro ou à Fayetteville et d’autant plus que ces… femmes de Carpetbaggers se baladent toujours sur leur trente et un. Il faut voir comment s’attifent les femmes de ces maudits Yankees qui sont à la tête du Bureau des Affranchis ! Les dames du comté, elles, font exprès de porter leurs plus vieilles robes quand elles vont en ville, pour bien montrer qu’elles s’en fichent, et même qu’elles sont fières de leurs guenilles. Mais pas Suellen. Et puis, elle aurait voulu avoir un cheval et une voiture. Elle ne cessait de nous dire que vous en aviez une.
— Ce n’est pas une voiture, c’est un vieux buggy, déclara Scarlett, indignée.
— Ça n’a aucune importance, mais j’aime autant vous prévenir. Suellen ne vous a jamais pardonné d’avoir épousé Frank Kennedy et je ne suis pas sûr de la blâmer. Vous savez que c’est un sale tour à jouer à une sœur. »
Scarlett se recula. Elle était furieuse comme un serpent prêt à mordre.
« Un sale tour ? Je vous prierai d’être poli, Will Benteen. Est-ce ma faute s’il m’a préférée à Suellen ?
— Vous êtes intelligente, Scarlett, et j’imagine que vous n’êtes pas sans l’avoir aidé à choisir. Vous êtes rudement à la hauteur, quand vous voulez vous en donner la peine, mais n’empêche que c’était le fiancé de Suellen. Voyons, une semaine avant votre départ pour Atlanta, elle avait reçu une lettre de lui, toute pleine de choses gentilles. Il lui disait qu’ils se marieraient dès qu’il aurait mis un peu d’argent de côté. Je le sais, parce qu’elle m’a montré la lettre. »
Scarlett se tut. Elle savait que Will disait la vérité et elle ne trouvait rien à répondre. Elle n’aurait jamais pu penser qu’un jour Will se serait fait juge de son action. En outre, le mensonge qu’elle avait raconté à Frank n’avait jamais pesé bien lourd sur sa conscience. Quand une jeune fille ne savait pas retenir un fiancé, tant pis pour elle si elle le perdait.
« Voyons, Will, ne soyez pas méchant, protesta-t-elle. Si Suellen l’avait épousé, pensez-vous qu’elle aurait jamais dépensé un sou pour Tara ?
— J’ai dit que vous saviez être rudement à la hauteur quand il le fallait, fit Will en se tournant vers elle avec un petit sourire. Non, je ne pense pas que nous aurions jamais vu la couleur de l’argent de ce vieux Frank. Mais enfin, il n’y a pas à sortir de là, pour un sale tour, c’est un sale tour. Suellen est comme une furie depuis ce temps-là. Je ne crois pas qu’elle tenait beaucoup au vieux Frank, mais ça l’a piquée au vif et elle passe son temps à nous raconter que vous portez de belles robes, que vous avez une voiture et que vous vivez à Atlanta, tandis qu’elle reste enterrée ici à Tara. Elle adore faire des visites et aller dans le monde, vous le savez bien. Elle adore aussi les belles robes. Je ne la blâme pas, les femmes sont comme ça.
« Eh bien ! il y a environ un mois, je l’ai emmenée à Jonesboro. Comme j’avais à faire je l’ai laissée et, pendant ce temps-là, elle est allée rendre des visites. Au retour, elle était muette comme une carpe, mais elle était si énervée qu’elle m’en a fait peur. J’ai pensé qu’elle avait dû apprendre que quelqu’un allait avoir un… enfin, qu’elle avait déniché un petit potin intéressant et je ne me suis beaucoup occupé d’elle. Pendant une semaine, elle est restée dans cet état-là. Elle ne desserrait pour ainsi dire pas les dents. Puis, elle est allée voir Mme Cathleen Calvert. Scarlett, vous ne pourriez pas retenir vos larmes si vous voyiez Mme Cathleen. La pauvre, il aurait mieux valu qu’elle soit morte, plutôt que d’épouser Hilton, ce sale lâche de Yankee. Vous saviez qu’il avait hypothéqué la plantation ? Il a tout mangé et il va falloir qu’ils déménagent.
— Non, je ne le savais pas et je ne tiens pas à le savoir. Je voudrais avoir des détails sur la mort de papa.
— J’y arrive, fit Will avec calme. Lorsque Suellen est revenue de chez Mme Calvert, elle nous a déclaré à tous que nous nous étions trompés sur Hilton. Elle lui a donné du « monsieur » Hilton, elle a dit que c’était un type très bien, mais nous nous sommes tous moqués d’elle. À la suite de cela, elle a emmené votre père faire de longues promenades dans l’après-midi et plusieurs fois en rentrant des champs, je les ai vus, assis tous les deux sur le petit mur en bordure du cimetière. Suellen parlait toujours avec beaucoup d’animation et elle faisait de grands gestes. Le vieux monsieur, lui, semblait bien embarrassé et il n’arrêtait pas de secouer la tête. Vous savez comment il était, Scarlett. Eh bien ! dans les derniers temps, il avait l’air d’être de plus en plus dans la lune. On aurait dit qu’il ne savait plus où il en était et qu’il ne nous reconnaissait pas. Une fois, j’ai vu Suellen lui montrer la tombe de votre maman et il s’est mis à pleurer. Ce jour-là, quand elle est rentrée, elle était très excitée et paraissait radieuse. Je l’ai prise à part et je lui ai fait la morale. “Mademoiselle Suellen, je lui ai dit, pourquoi diable tourmentez-vous votre pauvre papa et lui parlez-vous de votre mère ? En général, il ne se rappelle même plus qu’elle est morte, et voilà que vous lui retournez le fer dans la plaie.” Alors, elle a rejeté la tête en arrière et m’a répondu : “Mêlez-vous de ce qui vous regarde. Un de ces jours, vous serez bien content de ce que je suis en train de faire.” Mme Mélanie m’a dit hier au soir que Suellen l’avait mise au courant de ses projets, mais qu’elle n’avait pas pu croire que Suellen parlait sérieusement. Elle a dit qu’elle ne nous avait rien raconté, parce que cette idée-là la bouleversait.
— Quelle idée ? Allez-vous enfin venir au fait ? Nous sommes déjà à mi-chemin de la maison. Je voudrais tout de même bien savoir à quoi m’en tenir sur la mort de papa.
— J’essaie de bien tout vous expliquer, fit Will. Tenez, nous sommes si près de Tara que j’ai peur de ne pas avoir fini avant d’arriver. J’aime mieux m’arrêter. »
Il tira sur les guides. Le cheval s’arrêta et s’ébroua. Will avait rangé la voiture le long d’une haie de seringas qui marquait la propriété des MacIntosh. Scarlett jeta un coup d’œil sous les arbres sombres et distingua les hautes cheminées qui, pareilles à des fantômes, dominaient les ruines silencieuses. Elle regretta que Will n’eût pas choisi un autre endroit pour s’arrêter.
« Eh bien ! Suellen s’était tout simplement mis en tête de faire payer aux Yankees le coton qu’ils avaient brûlé, les bêtes qu’ils avaient emmenées, les clôtures et les granges qu’ils avaient abattues.
— Les Yankees ?
— Vous n’avez pas entendu parler de cela. Le gouvernement yankee a dédommagé tous les propriétaires sudistes dont les sympathies allaient à l’Union.
— Bien sûr, j’en ai entendu parler, dit Scarlett. Mais en quoi est-ce que cela nous intéresse ?
— De l’avis de Suellen, ça nous intéresse fichtrement. Ce jour-là, je l’ai conduite à Jonesboro, elle a rencontré Mme MacIntosh, et pendant qu’elles papotaient Suellen n’a pas pu s’empêcher de remarquer les beaux vêtements de Mme MacIntosh. Forcément, elle lui a demandé des détails et l’autre lui a raconté, en se donnant de grands airs, que son mari avait introduit une plainte auprès du gouvernement fédéral, pour destruction de la propriété d’un loyal partisan de l’Union qui n’avait jamais donné aide ou assistance aux Confédérés, sous quelque forme que ce soit.
— Ils n’ont jamais aidé personne, commenta Scarlett. Peuh ! des gens moitié irlandais, moitié écossais.
— C’est peut-être vrai. Je ne les connais pas. En tout cas, le gouvernement leur a versé… allons, je ne sais plus combien de milliers de dollars. Enfin, une somme bien rondelette, croyez-m’en. Suellen a sauté là-dessus. Pendant toute la semaine, elle a ruminé sa petite affaire, sans nous en parler, parce qu’elle savait que nous nous moquerions d’elle. Mais, comme elle ne pouvait pas se passer de bavarder avec quelqu’un, elle est allée chez Mme Cathleen et cette maudite fripouille de Hilton lui a fourré un tas de nouvelles idées dans la cervelle. Il lui a fait remarquer que votre papa n’était pas né dans le pays, qu’il ne s’était pas battu pendant la guerre, qu’il n’avait pas eu de fils sous les drapeaux et n’avait jamais exercé de fonction publique dans la Confédération. Il lui a dit qu’il pourrait se porter garant des sympathies de M. O’Hara pour l’Union. Bref, il lui a monté la tête et, dès son retour à la maison, elle a commencé à circonvenir M. O’Hara. Scarlett, j’en donnerais ma tête à couper, mais je suis sûr que la plupart du temps votre père ne savait pas de quoi elle lui parlait. C’était bien là-dessus qu’elle comptait. Elle espérait qu’il prêterait le serment de fer, sans même s’en apercevoir.
— Papa prêter le serment de fer ! s’exclama Scarlett.
— Vous savez, il avait l’esprit bien affaibli depuis quelque temps. Oui, c’est sûrement là-dessus qu’elle tablait. Nous autres, pourtant, nous ne nous doutions de rien. Nous savions bien qu’elle mijotait quelque chose, mais nous étions à cent lieues de penser qu’elle ne faisait appel à la mémoire de votre mère que pour lui reprocher de laisser ses filles en guenilles, quand il pouvait tirer cent cinquante mille dollars des Yankees.
— Cent cinquante mille dollars », murmura Scarlett et, du même coup, s’atténua sa répulsion pour le serment de fer.
Quelle somme cela représentait ! Et, pour avoir des chances de la toucher, il suffisait de prêter serment d’allégeance aux gouvernants des États-Unis, de mettre son nom au bas d’une simple petite formule de rien du tout, établissant que le signataire n’avait jamais aidé ni soutenu les ennemis de l’Union ! Tant d’argent pour un si petit mensonge ! Voyons, elle ne pouvait tout de même pas en vouloir à Suellen. Grands dieux ! Pourquoi donc Alex parlait-il de lui administrer une correction ? Pourquoi les gens du comté voulaient-ils tous l’éviter ? Mais ils étaient tous fous. Que ne pouvait-elle faire avec tout cet argent ! Que ne pouvaient faire les gens du comté. Bah ! un mensonge de plus ou de moins, après tout ! La seule chose qu’on pût obtenir des Yankees, c’était de belles espèces sonnantes et trébuchantes, alors, qu’importaient les moyens employés ?
« Hier, vers midi, tandis qu’Ashley et moi nous étions en train de couper du bois, Suellen a fait monter votre papa dans cette charrette et les voilà partis pour la ville, sans rien dire à personne. Mme Melly se doutait vaguement de quelque chose, mais elle espérait que Suellen n’irait pas jusqu’au bout et elle n’a pas voulu nous alarmer.
« Aujourd’hui, j’ai enfin appris tout ce qui s’était passé. Hilton, cette espèce de crapule, a pas mal de relations avec les Scallawags et les républicains, et Suellen avait convenu d’abandonner à ceux-ci une partie de ce qu’elle toucherait à condition qu’ils veuillent bien certifier que M. O’Hara avait toujours été, au fond, un partisan de l’Union, qu’il était irlandais de naissance, qu’il n’avait pas fait la guerre et patati et patata. En somme, il ne restait plus à votre papa qu’à signer et son dossier devait être expédié dare-dare à Washington.
« Lorsqu’il est arrivé, on lui a lu la formule du serment à toute vitesse. Il n’a pas dit un mot et tout a bien marché jusqu’à ce qu’on lui demande de signer. À ce moment-là, le vieux monsieur a paru se ressaisir et a secoué la tête. Je ne pense pas qu’il ait su exactement de quoi il s’agissait, mais ça n’avait pas l’air de lui plaire et puis, que voulez-vous, Suellen n’a jamais su le prendre. Naturellement, après tout le mal qu’elle s’était donné, elle a manqué en avoir une crise de nerfs. Elle a pris votre père par le bras et l’a fait sortir du bureau. Ils sont remontés en voiture et Suellen lui a raconté que votre mère lui criait du fond de sa tombe de ne pas laisser souffrir inutilement ses enfants. On m’a dit que votre papa était effondré sur son siège et qu’il pleurait comme un bébé. Tout le monde les a vus et Alex Fontaine s’est approché pour savoir ce qui se passait, mais Suellen lui a conseillé de s’occuper de ce qui le regardait et il est reparti furieux.
« Je ne sais pas où elle a pris cette idée-là, mais toujours est-il que, dans le courant de l’après-midi, elle a acheté une bouteille de cognac, puis elle a ramené M. O’Hara au bureau et s’est mise à lui verser à boire. Vous comprenez, Scarlett, nous n’avons pas eu d’alcool à Tara depuis un an, en dehors d’un peu de vin de mûres que fait Ashley, et M. O’Hara en avait perdu l’habitude. Il s’est enivré pour de bon et, après deux heures de discussion avec Suellen, il a fini par dire qu’il signerait tout ce qu’on voudrait. Les Yankees ont ressorti leur serment et, au moment où il allait poser sa plume sur le papier, Suellen a fait la gaffe. Elle a dit : “Allons, maintenant, j’espère que les Slattery et les MacIntosh ne vont plus prendre leurs grands airs avec nous !” Vous comprenez, Scarlett, les Slattery avaient demandé une grosse somme pour leur sale bicoque que les Yankees avaient brûlée et, grâce au mari d’Emmie, ils avaient réussi à l’obtenir.
« On m’a raconté qu’en entendant prononcer ces noms-là votre papa s’est raidi et a lancé à Suellen un regard terrible. Il n’avait plus du tout son air vague. Il a dit : “Est-ce que les Slattery et les MacIntosh ont signé quelque chose de ce goût-là ?” Suellen s’est démontée, elle a bafouillé et n’a répondu ni oui, ni non. Alors votre père a crié tout haut. “Dites-moi, est-ce que ce sacré bon dieu d’orangiste et ce sacré bon dieu de va-nu-pieds ont signé eux aussi ?” Hilton a voulu arranger les choses et lui a répondu : “Oui, monsieur, ils ont signé et ils ont touché des sommes folles, tout comme vous allez en toucher.”
« Alors, le vieux monsieur a poussé un mugissement de taureau. Alex Fontaine, qui était au café dans le bas de la rue, a prétendu qu’il l’avait entendu. Alors, il a dit avec un de ses accents irlandais : “Non mais, vous n’allez tout de même pas vous imaginer qu’un O’Hara de Tara va manger au même râtelier qu’un sacré bon dieu d’orangiste et qu’un sacré bon dieu de va-nu-pieds ?” Alors il a déchiré la feuille de papier en deux et l’a jetée à la figure de Suellen en hurlant : “Tu n’es pas ma fille !” et il est sorti du bureau avant qu’on ait eu le temps de dire ouf.
« Alex m’a dit qu’il l’avait vu sortir dans la rue. Il fonçait comme un taureau. Il m’a dit que c’était la première fois, depuis la mort de votre maman, que le vieux monsieur semblait être redevenu lui-même. Il paraît qu’il marchait en zigzaguant et lançait des injures à pleins poumons. Alex m’a dit qu’il n’avait jamais entendu plus belle collection de jurons. Le cheval d’Alex se trouvait là et votre père est monté dessus à la va comme j’te pousse et puis il a filé ventre à terre dans un nuage de poussière rouge si épais qu’on en était asphyxié.
« Vers la fin de la journée, Ashley et moi nous étions assis sur les marches du perron à surveiller la route. Je vous assure que nous étions rudement inquiets. Mme Melly était sur son lit à pleurer toutes les larmes de son corps, mais elle ne voulait rien nous dire. Tout à coup, on a entendu un galop de cheval et quelqu’un qui criait comme dans une chasse au renard. Ashley m’a dit : « Ça, c’est curieux ! Ça me rappelle M. O’Hara quand il venait nous voir avant la guerre. »
« Alors, nous l’avons aperçu au bas du pré. Il avait dû sauter la barrière. Il remontait le coteau à un train d’enfer et chantait à tue-tête, comme un homme qui n’a aucun souci. Je ne savais pas que votre père avait une voix pareille. Il chantait : Peg s’en va-t-en voiture[42]. Il fouettait le cheval avec son chapeau et le cheval galopait comme un fou. Arrivé au haut de la côte, il n’a même pas ralenti. Nous avons compris qu’il allait sauter la barrière qui est du côté de la maison. Nous nous sommes levés d’un bond. Nous étions morts de peur. Alors, il a crié de toutes ses forces : “Regardez, Ellen ! Regardez-moi sauter celle-là !” Mais, par malheur, le cheval s’est dérobé. Il s’est arrêté net et votre papa est passé par-dessus sa tête. Oh ! il n’a pas dû souffrir. Il était déjà mort quand nous sommes arrivés pour le relever. Pour moi, il s’est cassé le cou. »
Will attendit une minute que Scarlett parlât, mais comme elle se taisait toujours il reprit les guides. « Hue, Sherman ! » dit-il, et le cheval se remit en route.