Après le départ de Prissy, Scarlett rentra dans le vestibule et alluma une lampe. À l’intérieur de la maison régnait une atmosphère d’étuve, comme si les murs avaient gardé toute la chaleur de midi. Scarlett était un peu sortie de son hébétude et son estomac criait sa faim. Elle se rappela qu’elle n’avait rien mangé depuis la veille au soir en dehors d’une cuillerée de bouillie de maïs et, s’emparant de la lampe, elle alla à la cuisine. Le fourneau était éteint, mais la pièce était étouffante. Scarlett découvrit un morceau de pain de maïs rassis et y mordit à belles dents tout en cherchant des yeux autre chose à manger. Dans un bol il restait un peu de bouillie et, à l’aide d’une grosse cuiller de cuisine, Scarlett se jeta dessus sans prendre la peine de la verser dans une assiette. La bouillie avait grand besoin de sel, mais Scarlett était trop affamée pour en chercher. Au bout de quatre cuillerées, la chaleur de la pièce devint insupportable et Scarlett, prenant la lampe d’une main et le quignon de pain de l’autre, sortit dans le vestibule.
Elle savait qu’elle aurait dû monter s’asseoir au chevet de Mélanie. Au cas où elle aurait besoin d’aide, Mélanie serait trop faible pour appeler. Mais elle répugnait à l’idée de retourner dans cette chambre où elle avait passé tant d’heures de cauchemar. Même si Mélanie se mourait, elle n’aurait pas le courage de remonter. Elle souhaitait ne plus jamais revoir cette chambre. Elle posa la lampe sur une planchette fixée à cet effet auprès de la fenêtre et retourna sous la véranda. Il y faisait tellement plus frais malgré les moiteurs amollissantes de la nuit. Elle s’assit sur les marches à l’intérieur du cercle de lumière diffuse projetée par la lampe et continua de mastiquer son pain.
Lorsqu’elle l’eut achevé, ses forces revinrent dans une certaine mesure et, en même temps, renaquirent ses terreurs. À l’autre extrémité de la rue elle pouvait distinguer un bruit confus, mais elle ignorait ce que cela présageait. Elle ne distinguait rien d’autre qu’un murmure dont l’ampleur croissait et décroissait tour à tour. Elle se pencha en avant pour mieux entendre et ne tarda pas à s’apercevoir que ses muscles étaient tout endoloris par l’effort. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était entendre un bruit de sabots de chevaux et voir Rhett, nonchalant, plein d’assurance, avec ses yeux qui riraient de ses terreurs. Rhett emmènerait toute la maisonnée au loin. Elle ne savait pas où, ça lui était égal.
Tandis qu’elle restait là, l’oreille tendue, une faible lueur apparut au-dessus des arbres. Intriguée, Scarlett se mit à l’observer et la vit devenir plus brillante. Le ciel sombre tourna au rose, puis au rouge, et brusquement, dépassant la cime des arbres, Scarlett vit une énorme langue de feu darder vers le firmament. Elle se releva d’un bond. Son cœur s’était repris à battre dans sa poitrine à grands coups assourdissants.
Les Yankees étaient arrivés ! Elle savait qu’ils étaient là et qu’ils mettaient le feu à la ville. Les flammes semblaient provenir du quartier situé à l’est de la ville. Elles bondissaient, de plus en plus haut et, devant ses yeux horrifiés, le foyer de l’incendie s’élargissait rapidement en un immense scintillement rouge. Tout un pâté de maisons devait brûler. Une brise légère et tiède s’était levée et apportait à Scarlett l’odeur de la fumée.
Elle grimpa l’escalier d’une traite, gagna sa chambre et se pencha à la fenêtre pour mieux voir. Le ciel avait revêtu une teinte tragique. De grosses volutes de fumée noire s’élevaient pour flotter ensuite comme des nuages au-dessus des flammes. L’odeur de la fumée devenait plus forte.
Frappé d’incohérence, l’esprit de Scarlett menait une course folle. Scarlett se demandait combien de temps il faudrait aux flammes pour atteindre la maison, aux Yankees pour se jeter sur elle. Elle s’interrogeait pour savoir où aller, pour savoir que faire. Tous les démons de l’enfer semblaient lui hurler aux oreilles et, sous l’empire de l’égarement et de la panique, la tête lui tourna tellement qu’elle dut se retenir à l’appui de la fenêtre.
« Il faut que je réfléchisse, ne cessait-elle de répéter. Il faut que je réfléchisse. »
Mais les pensées lui échappaient, lui traversaient l’esprit comme des oiseaux-mouches effrayés. Tandis qu’elle demeurait cramponnée à l’appui de la fenêtre, elle entendit le fracas assourdissant d’une explosion, plus forte que tous les coups de canon qu’elle avait entendus. Une flamme gigantesque balaya le ciel. Puis d’autres explosions retentirent… Le sol trembla, les carreaux tombèrent tout autour de Scarlett.
Les explosions succédaient aux explosions, déchiraient l’air dans un enfer de feu et de bruit. Des torrents d’étincelles jaillissaient vers le ciel pour redescendre lentement, paresseusement, à travers des nuages de fumée couleur de sang. Scarlett pensa entendre un faible appel venant de la chambre voisine, mais elle n’y prit pas garde. Elle n’avait pas le temps de s’occuper de Mélanie. Elle était accaparée tout entière par cette peur qui se glissait le long de ses veines aussi vite que les flammes. C’était une enfant, une enfant folle de terreur qui aurait voulu enfouir sa tête dans les jupes de sa mère et ne plus rien voir. Si seulement elle était chez elle ! chez elle avec sa mère !
Malgré les explosions continuelles qui lui mettaient les nerfs à vif, elle distingua un autre bruit, le bruit de quelqu’un montant l’escalier quatre à quatre, elle entendit une voix, comme celle d’un chien hurlant à la mort. Prissy fit irruption dans la chambre et, se précipitant sur Scarlett, lui agrippa si fort le bras que la jeune femme pensa qu’on lui arrachait des lambeaux de chair.
« Les Yankees… cria Scarlett.
— Non, ma’ame, c’est nos missiés ! lança Prissy à bout de souffle tout en enfonçant ses ongles dans le bras de Scarlett. Ils font sauter la fonde’ie, les dépôts de munitions, les ent’epôts, et, ma’ame Sca’lett, ils font sauter soixante-dix camions d’obus et de poud’ et, seigneu’ Jésus, nous allons tous sauter avec ! »
Elle recommença à crier de sa voix pointue et pinça si fort Scarlett que celle-ci, hurlant de douleur et de rage, se dégagea d’une secousse.
Les Yankees n’étaient pas encore arrivés ! Il était encore temps de s’enfuir ! Surmontant sa terreur, Scarlett rallia ses forces.
« Si je ne prends pas sur moi, se dit-elle, je vais me mettre à hurler comme un chat échaudé. » Et le spectacle de l’abjecte terreur de Prissy l’aida à se ressaisir. Elle empoigna la négresse par les épaules et la secoua tant qu’elle put.
« Assez de cette comédie. Tâche de dire des choses sensées. Les Yankees ne sont pas encore là, imbécile ! As-tu vu le capitaine Butler ? Qu’a-t-il dit ? Est-ce qu’il vient ? »
Prissy cessa de hurler, mais ses dents s’entrechoquaient.
« Oui, ma’ame. J’ai fini pa’ le t’ouver. Dans un café, comme vous l’aviez dit. Il…
— Je me fiche pas mal de l’endroit où tu l’as trouvé. Est-ce qu’il vient ? Lui as-tu demandé d’amener son cheval ?
— Seigneu’ Dieu, ma’ame Sca’lett, il m’a dit comme ça que nos missiés ils lui avaient p’is son cheval et sa voitu’ pou’ une ambulance.
— Oh ! mon Dieu !
— Mais il vient…
— Qu’est-ce qu’il a dit ? »
Prissy avait repris son souffle et s’était un peu calmée, mais elle roulait toujours des yeux effarés.
« Eh bien ! ma’ame, comme vous l’aviez dit, je l’ai t’ouvé dans un café. Je suis ’estée deho’ et j’ai c’ié ap’ès lui et il est so’ti. Et puis il m’a vue tout de suite et j’ai commencé à lui ’aconter, mais les soldats ils ont mis le feu à un ent’epôt du côté de la ’ue de Decatu’ et ça a flambé, et il m’a dit de veni’ et il m’a p’ise pa’ le b’as et on a cou’u jusqu’aux Cinq Fou’ches, et alo’ il m’a dit : “Qu’est-ce qu’il y a ? Pa’le vite.” Et je lui ai dit que vous aviez dit, capitaine Butle’, venez vite et amenez vot’ cheval et vot’ voitu’. Ma’ame Melly a eu un enfant et il faut que vous l’emmeniez. Et il a dit : “C’est elle qu’a eu cette idée de pa’ti’ ?” Alo’ j’y ai dit : “J’sais pas, pou’ su', mais il faut que vous pa’tiez avant que les Yankees ils a’ivent et elle veut pa’ti’ avec vous.” Alo’ il a ’i et il a dit qu’on avait emmené son cheval. »
Le cœur de Scarlett se serra tandis que son dernier espoir l’abandonnait. Insensée qu’elle était, comment n’avait-elle donc pas songé que l’armée en retraite réquisitionnerait tous les animaux et tous les véhicules qui restaient ? Pendant un moment elle fut trop accablée pour écouter ce que disait Prissy, mais elle se domina et voulut entendre la fin de l’histoire.
« Et il a dit : “Dites à ma’ame Sca’lett de ne pas s’inquiéter. Je vais voler un cheval pou’ elle, même s’il en ’este plus”, et il a dit : “Jusqu’à ce soi’ j’avais jamais volé de chevaux. Dites-lui que je lui amène’ai un cheval même si on m’ti’e dessus.” Alo’ il a ’i enco’ et il a dit : “Rent’ chez toi pa’ le plus cou’ chemin.” Alo’ au moment où je pa'tais il y a eu un boum, un b’uit épouvantable. Moi je voulais plus m’en aller, mais il m’a dit que c’était ’ien que le dépôt de munitions que nos missiés ils faisaient sauter, pou’ que les Yankees le p'ennent pas et…
— Est-ce qu’il vient ? Est-ce qu’il amène un cheval ?
— Il me l’a dit. »
Scarlett poussa un long soupir de soulagement. S’il existait un moyen quelconque de se procurer un cheval, Rhett Butler y aurait recours. Quel homme intelligent, ce Rhett ! Elle lui pardonnerait tout s’il arrivait à les sortir de ce mauvais pas. S’enfuir ! et avec Rhett elle n’aurait pas peur. Rhett les protégerait. Dieu soit loué, Rhett était là. La perspective d’échapper enfin au danger rendit à Scarlett son sens pratique.
« Va réveiller Wade. Habille-le et prépare des vêtements pour nous tous. Mets-les dans une petite malle. Surtout ne dis pas à Mme Mélanie que nous partons. Non, pas encore. Pourtant, tu emmailloteras le bébé dans deux grosses serviettes et n’oublie pas de préparer aussi ses affaires. »
Prissy ne lâchait toujours pas la robe de sa maîtresse et de ses yeux on ne voyait guère que le blanc. Scarlett lui donna une bourrade et se dégagea.
« File ! » s’écria-t-elle, et Prissy détala comme un lapin.
Scarlett se disait qu’elle devrait bien monter apaiser les craintes de Mélanie. Elle savait que sa belle-sœur devait être folle de terreur d’entendre les détonations, qui se succédaient sans arrêt avec un bruit de tonnerre et de voir cette lueur qui illuminait le ciel. On eût dit en effet que la fin du monde était arrivée. Néanmoins, elle ne pouvait se résoudre encore à retourner dans cette chambre. Elle eut d’abord l’idée d’aller emballer la vaisselle de Mlle Pittypat et le peu d’argenterie qu’elle avait laissé en s’enfuyant à Macon, mais une fois dans la salle à manger ses mains tremblaient à un point tel qu’elle laissa échapper trois assiettes qui se brisèrent. Elle sortit sous la véranda pour écouter le bruit des explosions et revint en courant dans la salle à manger où elle laissa tomber l’argenterie sur le plancher. Elle faisait tomber tout ce qu’elle touchait. Dans sa précipitation elle glissa sur la carpette, tomba lourdement, mais se releva si vite qu’elle ne prit même pas garde à la douleur. Au-dessus de sa tête elle pouvait entendre Prissy qui galopait dans tous les sens comme un animal affolé et ce bruit l’exaspérait, car elle aussi galopait de la même manière.
Pour la douzième fois elle sortit sous la véranda, mais cette fois-là elle ne rentra pas pour vaquer à ses vaines occupations. Elle s’assit. Il était tout simplement impossible de continuer à faire des paquets. Impossible de faire quoi que ce fût. Il n’y avait qu’à rester là, le cœur battant à grands coups et à attendre Rhett. À l’autre bout de la rue, elle distingua la plainte désagréable d’une paire d’essieux mal huilés et le pas lent et inégal d’un cheval. Pourquoi ne se pressait-il pas ? Pourquoi ne faisait-il pas prendre le trot à son cheval ?
Le bruit se rapprocha. Scarlett se leva et lança le nom de Rhett. Alors elle le vit confusément descendre d’une petite charrette et elle entendit cliqueter la grille. Enfin, à la lueur de la lampe, elle put le voir très distinctement. Il était habillé avec autant de recherche que s’il était allé à un bal. Sa veste et son pantalon bien coupés étaient en fine toile blanche. Il portait un gilet de soie gris perle. Un jabot discret bouffait sur son plastron. Son large panama était crânement incliné sur le côté et, à sa ceinture, étaient passés deux longs pistolets de duel à poignée d’ivoire. Les poches de sa veste étaient déformées par le poids des balles qu’elles contenaient.
Il remonta l’allée d’une démarche élastique de sauvage et avec sa belle tête rejetée en arrière il avait une grâce de prince païen. Les dangers de la nuit qui avaient terrorisé Scarlett avaient produit sur lui l’effet d’un breuvage grisant. Son visage sombre exprimait une férocité soigneusement contenue, une cruauté qui eût épouvanté Scarlett si elle avait été à même de la remarquer.
Ses yeux noirs pétillaient comme si tout ce drame l’eût amusé, comme si les bruits qui déchiraient l’air et l’horrible reflet du ciel n’eussent été que plaisanteries pour faire peur aux enfants. Il gravit le perron et Scarlett se tourna vers lui, le visage blême, une flamme ardente au fond de ses yeux verts.
« Bonsoir, dit-il de sa voix traînante tout en enlevant son chapeau d’un geste large. Il fait beau, cette nuit. J’ai entendu dire que vous alliez partir en voyage.
— Si vous vous mettez à faire de l’esprit, je ne vous parlerai plus jamais de ma vie, répondit Scarlett d’un ton haché.
— Ne venez pas me raconter que vous avez peur. »
Il feignit la surprise et esquissa un sourire qui donna à Scarlett une envie folle de le pousser au bas de l’escalier.
« Si, j’ai peur. Je suis morte de peur, et si vous aviez seulement autant de jugeote que Dieu en donne à une chèvre, vous auriez peur, vous aussi. Mais nous n’avons pas le temps de discuter. Il faut sortir d’ici.
— À votre service, madame. Mais où avez-vous l’intention de porter vos pas ? Je suis venu jusqu’ici par simple curiosité et uniquement pour savoir où vous comptiez vous rendre. Vous ne pouvez aller ni au nord, ni à l’est, ni au sud, ni à l’ouest. Les Yankees sont partout. Il n’y a qu’une route pour sortir de la ville que les Yankees ne tiennent pas encore et dont l’armée se sert pour battre en retraite. Et cette route ne restera pas libre bien longtemps. La cavalerie du général Steve Lee livre combat à Rough and Ready pour conserver le passage libre jusqu’à ce que l’armée ait passé. Si vous suivez l’armée sur la route McDonough, les soldats vous prendront votre cheval qui, quoique ne valant pas cher, m’a donné bien du mal à voler… Voyons, où voulez-vous aller ? »
Scarlett demeurait là, tout tremblante, écoutant ce que disait Rhett et l’entendant à peine. Mais, devant cette question précise, elle sut tout d’un coup où elle voulait aller, elle se rendit compte qu’au cours de toute cette sinistre journée elle avait su où elle voulait aller.
« Je veux aller chez moi, fit-elle.
— Chez vous ? Vous voulez dire à Tara ?
— Oui, oui ! à Tara ! Oh ! Rhett, il faut nous presser. »
Il la regarda comme si elle avait perdu la raison.
« Tara ! Dieu tout-puissant, Scarlett ! Vous ne savez donc pas qu’on s’est battu toute la journée à Jonesboro ? On s’est battu sur un front de dix milles, on s’est même battu dans les rues de Jonesboro. Les Yankees doivent occuper Tara à l’heure qu’il est, ils doivent occuper tout le comté. Personne ne sait où ils sont, mais ils se trouvent de ce côté-là. Vous ne pouvez pas retourner chez vous ! Vous ne pouvez tout de même pas passer au travers de l'armée yankee.
— J’irai chez moi ! s’écria Scarlett. J’irai ! J’irai.
— Petite folle », et la voix de Rhett se fit impérieuse et dure. « Vous ne pouvez pas aller de ce côté-là. Même si vous ne tombez pas sur les Yankees, les bois sont pleins de traînards et de déserteurs des deux armées, et il y a encore des quantités de soldats qui battent en retraite de Jonesboro. Ils auront aussi vite fait de vous prendre votre cheval que les Yankees. La seule chance qui s’offre à vous est de suivre les troupes sur la route de McDonough et de prier Dieu qu'on ne vous voie pas dans le noir. Vous ne pouvez pas aller à Tara. Même si vous y parvenez, vous trouverez probablement tout en cendres. Je ne veux pas vous laisser repartir chez vous ! C’est de la folie furieuse.
— J’irai chez moi ! s’exclama Scarlett dont la voix se brisa et monta comme un cri déchirant. J’irai chez moi ! Vous ne pouvez pas m’en empêcher ! J’irai chez moi ! Je veux voir ma mère ! Je vous tuerai si vous essayez de m’en empêcher. J’irai chez moi ! »
À bout de nerfs, possédée par la terreur et la colère, elle se mit à pleurer. Elle se martela la poitrine de ses poings et cria de nouveau d’une voix perçante : « J’irai ! même si je dois faire la route à pied ! »
Tout d’un coup, elle se retrouva dans les bras de Rhett. Cramponnées à lui, ses mains ne battaient plus, sa joue mouillée de pleurs s’écrasait contre le plastron empesé. Rhett caressa d’une main douce et apaisante ses cheveux ébouriffés ; et il lui parla d’une voix douce aussi. Si douce, si tranquille, si dénuée de raillerie, qu’on n’eût pas dit la voix de Rhett Butler, mais celle de quelque inconnu charitable et fort, qui fleurait le cognac, le tabac et les chevaux, odeurs réconfortantes, car elles faisaient songer à Gérald.
« Allons, allons, ma chérie. Ne pleurez pas. Vous irez chez vous, ma courageuse petite fille. Vous irez chez vous. Ne pleurez pas. »
Scarlett sentit une nouvelle caresse sur ses cheveux et se demanda vaguement à travers son trouble si ce n’étaient pas les lèvres de Rhett. Il était si tendre, il savait si bien consoler, qu’elle aurait voulu toujours rester dans ses bras. Entre des bras si robustes, il ne pouvait sûrement rien lui arriver de mal.
Rhett fouilla dans sa poche, en tira un mouchoir et tamponna les yeux de Scarlett.
« Maintenant, mouchez-vous comme un enfant sage, ordonna-t-il, une lueur souriante dans les yeux, et puis dites-moi ce qu’il faut faire. Il faut nous presser. »
Obéissante, Scarlett se moucha, mais elle fut incapable de donner un conseil. Voyant que ses lèvres tremblaient et qu’elle levait sur lui un regard désespéré, Rhett prit l’initiative des opérations.
« Mme Wilkes a eu son enfant. Ce serait dangereux pour elle de bouger… dangereux de faire vingt-cinq milles dans cette voiture disloquée. Nous ferions mieux de la laisser chez Mme Meade.
— Les Meade ne sont pas chez eux. Je ne peux pas l’abandonner.
— Parfait. Alors, nous l’emmenons. Où est cette petite péronnelle sans cervelle ?
— Elle est là-haut à faire la malle.
— La malle ? Vous ne pouvez pas prendre une malle dans cette guimbarde. Elle est presque trop petite pour vous toutes et elle ne demande qu’à perdre ses roues. Appelez la négrillonne et dites-lui de trouver le plus petit lit de plumes de la maison et de le mettre dans la voiture. »
Scarlett était toujours hors d’état de faire un mouvement. Rhett lui saisit le bras d’une main ferme et il sembla qu’une partie de son énergie se transmettait à elle. Si seulement elle avait pu avoir son sang-froid ! Il la poussa dans le vestibule, mais elle continua de lui jeter les mêmes regards suppliants. Sa lèvre s’abaissa en un pli moqueur : « Se peut-il que ce soit là l’héroïque jeune femme qui m’assurait qu’elle ne craignait ni Dieu, ni les hommes ? »
Il éclata soudain de rire et lui lâcha les bras. Piquée au vif, Scarlett lui décocha un coup d’œil chargé de haine.
« Je n’ai pas peur, dit-elle.
— Si, vous avez peur. Dans quelques instants, vous allez tourner de l’œil et je n’ai pas de sels sur moi. »
Faute de mieux, Scarlett tapa rageusement du pied et, sans un mot, elle saisit la lampe et s’engouffra dans l’escalier. Rhett la suivait de près et elle pouvait l’entendre rire doucement sous cape. Elle se raidit, entra dans la chambre de Wade et le trouva à demi habillé, dans les bras de Prissy. Il avait le hoquet, Prissy pleurnichait. Le matelas de plume du lit de Wade était petit et Scarlett ordonna à Prissy de le porter dans la voiture. Prissy déposa l’enfant par terre et obéit. Wade l’accompagna jusqu’au bas de l’escalier. Son hoquet avait presque cessé tant il était intéressé par tout ce remue-ménage.
« Venez ! » fit Scarlett en se dirigeant vers la porte de Mélanie, et Rhett la suivit, le chapeau à la main.
Mélanie reposait calmement, son drap ramené jusqu’au menton. Elle était d’une pâleur de mort, mais ses yeux creusés et cerclés de noir avaient une expression de sérénité. Elle ne manifesta aucune surprise en voyant Rhett entrer dans sa chambre. Elle ébaucha un faible sourire qui expira sur ses lèvres.
« Nous partons pour Tara, expliqua Scarlett d’une seule traite. Les Yankees arrivent. Rhett nous emmène. C’est notre seule ressource, Melly. »
Mélanie essaya de faire oui de la tête et désigna l’enfant. Scarlett prit le petit bébé dans ses bras, l’enveloppa rapidement dans une serviette épaisse, Rhett s’approcha du lit.
« Je vais tâcher de ne pas vous faire de mal, dit-il tranquillement, en enroulant le drap autour de Mélanie. Regardez si vous pouvez me prendre par le cou. »
Mélanie fit un effort, mais retomba inerte. Rhett se pencha, glissa un bras sous ses épaules, un autre sous ses genoux, et la souleva doucement. Mélanie ne dit rien, mais Scarlett vit qu’elle se mordait la lèvre et pâlissait davantage. Scarlett leva la lampe pour éclairer Rhett. Elle allait se diriger vers la porte quand Mélanie indiqua le mur d’un geste faible.
« Qu’y a-t-il ? demanda Rhett.
— Je vous en prie, murmura Mélanie en essayant d’indiquer du doigt un objet. Charles. »
Rhett la regarda comme s’il la croyait en proie au délire, mais Scarlett comprit et faillit se fâcher. Elle savait que Mélanie voulait emporter le daguerréotype de Charles pendu au mur au-dessous du sabre et du revolver de son frère.
« Je vous en prie, murmura de nouveau Mélanie, le sabre.
— Oh ! c’est entendu », dit Scarlett et, après avoir éclairé Rhett pendant qu’il descendait l’escalier avec précaution, elle revint dans la chambre et décrocha le sabre, le pistolet et le ceinturon. Ça allait être gai d’avoir à les porter en même temps que le bébé et la lampe. C’était bien de Mélanie ! ça lui était bien égal d’être presque à l’article de la mort et d’avoir les Yankees à ses trousses, mais il fallait qu’elle se fît du mauvais sang pour les affaires de Charles !
En décrochant le daguerréotype, Scarlett aperçut le visage de Charles. Les grands yeux marron du jeune homme rencontrèrent les siens et elle resta un moment à observer le tableau avec curiosité. Cet homme avait été son mari, il avait passé quelques nuits à côté d’elle, il lui avait donné un fils qui avait les yeux aussi doux et aussi bruns que les siens ; et elle arrivait à peine à se souvenir de lui.
Calé dans ses bras, le bébé miaulait et brandissait ses petits poings. Scarlett le regarda à son tour. Pour la première fois, elle se rendit compte que c’était l’enfant d’Ashley et soudain, avec tout ce qui lui restait de forces, elle souhaita que ce fût son enfant, le sien et celui d’Ashley.
Prissy grimpa l’escalier en quelques bonds et Scarlett lui tendit l’enfant. Toutes deux descendirent à la lueur de la lampe qui projetait contre le mur des ombres incertaines. Dans le vestibule, Scarlett vit une capote, s’en coiffa et en noua hâtivement les brides sous son menton. C’était le bonnet de deuil de Mélanie et il n’allait pas à Scarlett, mais la jeune femme était incapable de se rappeler où elle avait mis son chapeau.
Elle sortit et descendit les marches du perron, la lampe à la main, tout en s’efforçant d'empêcher le sabre de lui battre les jambes. Mélanie était étendue de tout son long à l’arrière de la charrette et, à côté d’elle, on avait placé Wade et le bébé langé dans une serviette. Prissy monta et prit le bébé dans ses bras.
La voiture était très petite et les planches qui la garnissaient étaient fort basses. Les roues s’inclinaient vers l’intérieur comme si, au premier tour, elles allaient se détacher. Scarlett jeta un coup d’œil au cheval, et son cœur se serra. C’était une bête squelettique et de taille dérisoire. Elle baissait la tête d’un air découragé, presque jusqu’à toucher ses jambes de devant. L’échine à vif et couverte de plaies là où les harnais avaient frotté, elle respirait d’une manière qu’un cheval bien portant ne se fût point permise.
« La carne ne vaut pas cher, fit Rhett avec un sourire moqueur. On dirait qu’elle va expirer entre les brancards. Mais je n’ai pas pu faire mieux. Un de ces jours, je vous raconterai avec des fioritures où et comment je l’ai volée et combien il s’en est fallu de peu qu’on ne me tuât d’un coup de feu. À ce stade de ma carrière, il a fallu rien de moins que mon dévouement à votre cause pour faire de moi un voleur de cheval… et de quel cheval ! Laissez-moi vous aider à monter. »
Il prit la lampe des mains de Scarlett et la posa sur le sol. Le siège de devant était uniquement constitué par une planche étroite qui reliait les deux côtés de la charrette. Rhett saisit hardiment Scarlett à bras-le-corps et la jucha sur le siège. Que c’était beau un homme, et un homme doué de la force de Rhett, se dit-elle en ramenant contre elle sa jupe évasée. Avec Rhett à côté d’elle, elle ne craignait rien, ni le feu, ni le bruit, ni les Yankees.
Rhett s’installa sur le siège à son côté et prit les guides.
« Oh ! attendez, s’écria Scarlett. J’ai oublié de fermer la porte d’entrée à clef. »
Il fut pris d’un accès de rire tonitruant et fouetta le dos du cheval avec les guides.
« De quoi riez-vous ?
— À l’idée que… que vous allez fermer la porte à clef pour empêcher les Yankees d’entrer », dit-il, et le cheval se mit en marche lentement, et comme à contrecœur. Sur le trottoir, la lampe continuait de brûler, traçant un petit cercle de lumière jaune qui se rétrécit de plus en plus à mesure que la voiture s’éloigna.
Rhett tourna le dos à la rue du Pêcher et fit prendre au cheval la direction de l’ouest. L’attelage se mit à cahoter sur le chemin défoncé avec une violence qui arracha à Mélanie un gémissement vite étouffé. Des arbres sombres emmêlaient leurs rameaux au-dessus de la tête des fugitifs. Des maisons se profilaient de chaque côté de la voiture et les pieux bleus des palissades, semblables à une rangée de stèles funéraires, renvoyaient une faible lumière. On se serait cru sous un tunnel, mais à travers la voûte feuillue pénétrait l’horrible clarté rouge du ciel et, au bout de la rue, des ombres se pourchassaient comme des fantômes en délire. L’odeur de la fumée devenait de plus en plus forte et, du centre de la ville, montaient, portés par la brise tiède, un bruit infernal, des hurlements, le roulement sourd des fourgons militaires, le piétinement incessant d’une foule en marche. Au moment où Rhett faisait obliquer le cheval dans une autre rue, une nouvelle explosion assourdissante déchira l’air et une monstrueuse gerbe de flammes jaillit vers l’ouest.
« Ça doit être le dernier train de munitions, dit Rhett avec calme. Pourquoi ne les ont-ils pas fait partir ce matin, les imbéciles ? Ils avaient bien le temps. Allons, tant pis pour nous. Je pensais qu’en tournant autour du centre de la ville nous aurions pu éviter l’incendie et cette foule d’ivrognes qui encombre la rue de Decatur et gagner sans encombre les quartiers sud-ouest. Mais nous allons être forcés de traverser la rue Marietta quelque part, et si cette explosion n’était pas du côté de la rue Marietta, je veux bien être pendu.
— Forcés… forcés de passer à travers l’incendie ? balbutia Scarlett.
— Pas si nous nous pressons », répondit Rhett et, sautant à bas de la charrette, il disparut dans l’obscurité d’un jardin. Lorsqu’il revint il tenait à la main une petite badine arrachée à un arbre et il en fouetta sans pitié le dos pelé du cheval. L’animal se mit au trot. Ses pattes avaient peine à le porter, il haletait et la voiture faisait de telles embardées que les voyageurs étaient secoués comme graines dans un tamis. Le bébé geignait, Wade et Prissy pleuraient, tout le monde se meurtrissait contre les parois de la voiture. Cependant Mélanie demeurait silencieuse.
Comme l’attelage approchait de la rue Marietta, les arbres se clairsemèrent et les hautes flammes qui couronnaient en ronflant le toit des édifices éclaboussèrent la rue et les maisons d’une clarté plus brillante que celle du jour, jetèrent des ombres monstrueuses qui se tordaient frénétiquement comme des voiles arrachées par un ouragan à un navire naufragé.
Scarlett claquait des dents, mais sa terreur était telle qu’elle ne s’en apercevait même pas. Elle avait froid et elle grelottait, bien qu’on pût déjà sentir la chaleur des flammes. C’était l’enfer, elle s’y trouvait pour de bon maintenant. Si seulement elle avait pu empêcher ses genoux de s’entrechoquer, elle aurait sauté à bas de la charrette, elle aurait pris ses jambes à son cou et aurait remonté en hurlant la rue sombre pour aller se réfugier chez tante Pitty. Elle se blottit contre Rhett. Elle lui serra le bras de ses doigts tremblants et leva son regard vers lui. Elle aurait voulu qu’il lui parlât, qu’il lui dît n’importe quoi pour la rassurer. Sur ce fond cramoisi, dans cette lueur maléfique qui les inondait, son beau profil cruel se découpait avec une netteté de médaille antique de la décadence. Il se tourna vers Scarlett et ses yeux avaient un reflet aussi effrayant que celui de l’incendie. Scarlett eut l’impression qu’il tirait un vif plaisir de la situation où ils se trouvaient, qu’il était ravi à la perspective d’entrer dans cet enfer dont ils approchaient.
« Tenez, fit-il en caressant l’un des deux longs pistolets passés à sa ceinture, si quelqu’un, blanc ou noir, se glisse du côté où vous êtes et s’avise de mettre la main sur le cheval, tirez dessus et nous lui demanderons plus tard quelles étaient ses intentions. Seulement, pour l’amour de Dieu, n’allez pas tuer la haridelle dans votre émoi…
— J’ai… j’ai un pistolet », fit-elle en serrant l’arme posée dans le creux de sa robe. Mais, en même temps, elle était absolument sûre que si la mort la regardait dans le blanc des yeux elle aurait trop peur pour presser la détente.
« Vous en avez un ? Où l’avez-vous trouvé ?
— C’est celui de Charles.
— De Charles ?
— Oui, de Charles… mon mari.
— Avez-vous jamais eu un mari pour de bon, ma chère ? murmura Rhett, puis il se mit à rire doucement.
— Comment pensez-vous donc que j’aie eu mon fils ? s’écria Scarlett d’un ton farouche.
— Oh ! il n’y a pas que les maris pour…
— Allez-vous vous taire ? Pressez-vous, voyons ! Vite ! Vite ! »
Vite ! Scarlett n’avait que ce seul mot en tête. Vite ! Vite !
Mais au moment où la voiture allait déboucher dans la rue Marietta, Rhett tira brutalement sur les guides et s’arrêta dans l’ombre d’un entrepôt encore épargné par les flammes.
« Des soldats », fit Rhett.
Le détachement descendait la rue Marietta entre deux rangées de bâtiments en flammes. Exténués, la tête basse, tenant leur fusil n’importe comment, les soldats marchaient au pas de route, trop las pour aller plus vite, trop las pour faire attention aux poutres qui s’effondraient à droite et à gauche, à la fumée qui tourbillonnait autour d’eux. Ils étaient tous en haillons et si déguenillés qu’on ne pouvait distinguer les officiers de leurs hommes. De temps en temps, cependant, on voyait un chapeau déchiré auquel étaient épinglées les trois lettres entrelacées « C. S. A. »[29]. Bon nombre marchaient pieds nus et, de-ci, de-là, un pansement sale enveloppait une tête ou un bras. Ils passaient, ne regardant ni à droite, ni à gauche, tellement silencieux que, sans le martèlement de leurs pieds sur le sol, on aurait pu les prendre pour des fantômes.
« Regardez-les bien, dit Rhett d’un ton railleur, regardez-les afin de pouvoir dire à vos petits-enfants que vous avez vu battre en retraite l’arrière-garde de la Cause Glorieuse. »
Tout d’un coup Scarlett se prit à détester Rhett avec une violence qui, sur le moment, subjugua sa terreur. Elle savait que son sort et celui de tous ceux qui s’entassaient à l’arrière de la charrette dépendaient de Rhett et de lui seul, mais elle le haïssait de pouvoir se moquer des soldats en loques. Elle pensa à Charles qui était mort, à Ashley qui était peut-être mort lui aussi, à tous ces jeunes gens joyeux et braves qui pourrissaient dans des tombes hâtivement creusées et elle oublia qu’elle aussi les avait un jour considérés comme des fous. Elle était hors d’état de parler, mais, les yeux brûlants de haine et de mépris, elle adressa à Rhett un regard féroce.
Comme le reste des soldats défilait, une petite silhouette au dernier rang hésita, s’arrêta et tourna vers ceux qui s’éloignaient un visage sale et si fatigué et si hagard qu’on aurait pu prendre cet homme pour un somnambule. Il était aussi petit que Scarlett, si petit que son fusil était presque aussi grand que lui, et ses joues, barbouillées de crasse, étaient imberbes. « Il a seize ans au plus, se dit Scarlett. Il doit faire partie de la Garde locale, à moins qu’il ne se soit sauvé de l’école. »
Tandis qu’elle l’observait, le garçon s’affaissa lentement et s’allongea dans la poussière. Sans rien dire, deux hommes se détachèrent du dernier rang et rebroussèrent chemin jusqu’à lui. L’un d’eux, un grand diable tout maigre avec une barbe qui lui descendait jusqu’au ceinturon, tendit son fusil et celui du garçon à son compagnon. Puis il se baissa et balança le jeune homme sur ses épaules avec une aisance qui semblait tenir de la prestidigitation. Lentement, l’échine ployée sous son fardeau, il se mit en marche pour rejoindre la colonne tandis que le garçon, faible et furieux, comme un enfant que taquinent ses aînés, se mettait à hurler. « Pose-moi par terre, bon Dieu ! Pose-moi par terre ! J’peux bien marcher ! »
L’homme barbu ne répondit rien et, poursuivant sa course laborieuse, il disparut au coin de la rue.
Rhett demeurait immobile. Dans sa main les guides pendaient, inertes, et son visage basané était empreint d’une curieuse expression de mauvaise humeur. Soudain, non loin de la voiture, des madriers s’effondrèrent avec fracas et Scarlett vit une mince langue de flamme courir sur le toit de l’entrepôt devant lequel les fugitifs s’étaient arrêtés. Alors, pareilles à des étendards et à des bannières, les flammes triomphantes jaillirent vers le ciel au-dessus de leurs têtes. La fumée chaude emplit les narines de Scarlett. Wade et Prissy se mirent à tousser. Le bébé éternua à petits coups.
« Oh ! Rhett ! au nom du Ciel, êtes-vous fou ? Vite ! Vite ! »
Rhett ne répondit rien, mais cingla le dos du cheval avec tant de force que la bête fit un bond en avant. De toute la vitesse dont le cheval était capable, les voyageurs traversèrent en cahotant la rue Marietta. Devant eux s’ouvrait un tunnel de feu. De chaque côté de la rue courte et étroite qui conduisait à la voie ferrée, des maisons étaient la proie des flammes. Ils s’y enfoncèrent. Une lueur plus étincelante que celle d’une douzaine de soleils les aveugla. Une chaleur cuisante leur dessécha la peau. Le ronflement et le crépitement des flammes, les craquements de toutes sortes vinrent battre à leurs oreilles en vagues douloureuses. Ils eurent l’impression de subir ce supplice pendant une éternité, puis, brusquement, ils se retrouvèrent dans une demi-obscurité.
Ils dévalèrent la rue à fond de train, bondirent sur les rails du chemin de fer et Rhett ne cessait de fouetter le cheval d’un geste machinal. Il avait un air renfermé, absent, comme s’il avait oublié où il était. Il penchait en avant son large buste et son menton saillait comme si les pensées qui lui traversaient l’esprit n’étaient pas des plus agréables. La chaleur du brasier avait enduit de sueur son front et ses joues, mais il n’y prenait pas garde.
La voiture s’engagea dans une rue latérale, puis dans une autre, tourna d’une rue étroite dans une seconde et ainsi de suite jusqu’à ce que Scarlett fût complètement perdue et que le ronflement de l’incendie s’apaisât peu à peu. Rhett ne desserrait toujours pas les dents. Il se contentait d’administrer à intervalles réguliers de grands coups de fouet au cheval. Maintenant le reflet rouge du ciel s’estompait et la route devenait si sombre, si terrifiante que Scarlett aurait aimé entendre Rhett prononcer n’importe quels mots, même pour se moquer d’elle, même pour l’insulter ou la blesser. Mais Rhett ne desserrait toujours pas les dents.
Qu’il parlât ou qu’il se tût, Scarlett n’en remerciait pas moins le Ciel du réconfort que lui procurait sa présence. Elle trouvait cela si bon d’avoir un homme à côté d’elle, de s’appuyer contre lui, de sentir la dure saillie de son bras, de savoir qu’il se dressait entre elle et les dangers qu’elle n’aurait pas osé nommer.
« Oh ! Rhett, murmura Scarlett en se cramponnant à son bras, que serions-nous devenus sans vous ? Je suis si heureuse que vous ne soyez pas à vous battre. »
Il détourna la tête et décocha un tel regard à Scarlett que celle-ci lâcha son bras et s’écarta de lui en se recroquevillant. Désormais ses yeux ne conservaient plus rien de leur expression moqueuse. Ils étaient à nu, et l’on pouvait y lire de la colère mêlée d’un certain étonnement. Sa lèvre inférieure se plissa, retomba et il se retourna. Pendant un long moment la voiture poursuivit sa course heurtée au milieu d’un silence que rompaient seuls les faibles vagissements du bébé et les reniflements de Prissy. Lorsque Scarlett en eut assez d’entendre la petite négresse, elle se retourna et la pinça méchamment, lui fournissant ainsi l’occasion de crier pour une raison valable avant de retomber dans un silence angoissé.
Enfin Rhett fit tourner le cheval à angle droit et, au bout d’un certain temps, la voiture s’engagea sur une route plus large et plus lisse. Les maisons aux formes confuses s’espacèrent et de chaque côté les bois se profilèrent comme des murs contre le ciel sombre.
« Nous voilà sortis de la ville, fit Rhett laconiquement tout en tirant sur les guides. Nous sommes sur la grand-route de Rough and Ready.
— Vite ! Ne vous arrêtez pas !
— Laissez donc un peu souffler le cheval. ». Puis se tournant vers Scarlett, il lui demanda d’une voix lente : « Scarlett, êtes-vous toujours décidée à faire cette folie ?
— Faire quoi ?
— Vous tenez toujours à essayer de gagner Tara ? C’est du suicide. La cavalerie de Steve Lee et l’armée yankee vous barrent la route. »
Oh ! mon Dieu ! Allait-il lui refuser de la conduire chez elle après toutes les épreuves qu’elle avait endurées au cours de cette terrible journée ?
« Oh ! si, si ! Je vous en prie, Rhett, pressons-nous. Le cheval n’est pas fatigué.
— Une minute. Par ici vous ne pouvez pas aller à Jonesboro. Vous ne pouvez pas non plus suivre la voie ferrée. On s’y est battu toute la journée entre Rough and Ready et Jonesboro. Connaissez-vous d’autres routes, pistes ou sentiers qui ne passent pas par Rough and Ready ou Jonesboro ?
— Oh ! oui, s’écria Scarlett, soulagée. Si nous pouvons arriver tout près de Rough and Ready, je connais une piste qui se détache de la grand-route de Jonesboro et serpente pendant des milles à travers le pays. Papa et moi nous y passions quand nous montions à cheval. Elle débouche tout près de chez les MacIntosh, et de là on n’est guère qu’à un mille de Tara.
— Parfait. Vous pourrez peut-être atteindre Rough and Ready. Le général Steve Lee y était cet après-midi pour couvrir la retraite. Les Yankees y sont peut-être encore. Vous réussirez peut-être à passer si les hommes de Lee ne font pas main basse sur votre cheval.
— Moi… moi, je pourrai peut-être passer ?
— Oui, “vous”.
La voix de Rhett se fit dure.
— Mais, Rhett. Vous… vous n’allez donc pas nous conduire ?
— Non, je vous laisse ici. »
Scarlett jeta autour d’elle un regard éperdu. Elle regarda le ciel livide derrière elle, les arbres noirs qui, de chaque côté, cernaient les fugitifs comme les murs d'une prison, les silhouettes effrayées entassées à l’arrière de la charrette, enfin elle regarda Rhett. Avait-il donc perdu la tête ? N’entendait-elle donc pas bien ?
Maintenant il souriait. Elle voyait luire ses dents, et ses yeux avaient repris leur ancienne expression railleuse.
« Nous quitter ? Où… où allez-vous ?
— Mais, ma chère petite, je m’en vais me battre. »
Moitié soulagée, moitié en colère, Scarlett poussa un soupir. Pourquoi fallait-il qu’il trouvât encore le moyen de plaisanter en un pareil moment ? Rhett, se battre ! Après tout ce qu’il avait dit sur les insensés qu’un roulement de tambour ou les belles paroles des orateurs poussaient à faire le sacrifice de leur vie… sur les imbéciles qui s’entretuaient pour que les gens raisonnables emplissent leurs poches !
« Oh ! je vous étranglerais volontiers de m’avoir fait si peur ! Allons, repartons !
— Je ne plaisante pas, ma chère. Et je suis froissé, Scarlett, que vous preniez mon héroïque sacrifice sur ce ton. Où donc est votre patriotisme, votre amour de la Glorieuse Cause ? Voilà le moment ou jamais de me dire si vous voulez que je revienne avec mon bouclier ou allongé dessus. Mais parlez vite, car je veux avoir le temps de faire un beau discours avant d’aller me battre. »
Sa voix traînante l’exaspérait. Il était en train de se payer sa tête et, pourtant, quelque chose en elle lui disait qu’il se moquait également de lui-même. De quoi parlait-il ? De patriotisme, de bouclier, de beau discours ? Ce n’était pas possible qu’il parlât pour de bon. Non, ce n’était pas concevable. Il ne pouvait tout de même pas parler de gaieté de cœur de l’abandonner au milieu de cette route sombre avec une femme qui se mourait peut-être, un nouveau-né, une petite moricaude sans cervelle et un enfant épouvanté. Il ne pouvait songer à la laisser piloter seule tout ce monde à travers les champs de bataille, au milieu des traînards, des Yankees, des incendies, et de Dieu sait quoi.
Un jour, alors qu’elle avait six ans, elle était tombée d’un arbre à plat sur le ventre. Elle se rappelait encore ce moment qui s’était écoulé avant qu’elle ait pu reprendre son souffle. Hébétée, la respiration coupée, le cœur chaviré, elle éprouvait en regardant Rhett les mêmes impressions que celles qu’elle avait éprouvées alors.
« Rhett, vous vous amusez ? »
Elle lui saisit le bras et sentit que ses larmes s’écrasaient sur le poignet de son compagnon. Il lui prit la main et la baisa d’un geste frivole.
« Égoïste jusqu’au bout, n’est-ce pas, ma chère ? Vous ne pensez qu’à mettre en sûreté votre précieuse personne et vous oubliez complètement l’héroïque Confédération. Songez combien nos troupes vont être réconfortées par mon apparition de la onzième heure. »
Sa voix était empreinte d’une malicieuse tendresse.
« Oh ! Rhett, gémit Scarlett, comment pouvez-vous me faire ça, à moi ? Pourquoi me quittez-vous ?
— Pourquoi ? C’est peut-être à cause de cette sentimentalité traîtresse qui se cache en chacun de nous autres Sudistes. Peut-être… peut-être parce que j’ai honte. Qui sait ?
— Honte ? Vous devriez mourir de honte. Nous abandonner ici, toutes seules, sans défense…
— Chère Scarlett ! Vous n’êtes pas sans défense. Quiconque possède votre égoïsme et votre esprit de décision n’est jamais sans défense. Que Dieu protège les Yankees si jamais ils ont affaire à vous. »
Il descendit brusquement de la charrette et en fit le tour pour passer du côté de Scarlett qui, pétrifiée, le regardait faire.
« Descendez », ordonna-t-il.
Elle ne bougea pas. D’un geste brutal, il la saisit sous les bras et la déposa sur le sol à côté de lui, puis, sans la lâcher, il l’attira à quelques pas de la voiture. Scarlett sentit la poussière et le gravier entrer dans ses mules et lui meurtrir les pieds. Les ténèbres encore chaudes l’enveloppaient comme dans un rêve.
« Je ne vous demande pas de me comprendre ou de me pardonner. Je me moque complètement de ce que vous ferez, car moi-même je n’arriverai jamais à comprendre cette imbécillité ni à me la pardonner. Je suis ennuyé de découvrir que tant de donquichottisme demeure encore en moi. Mais notre beau pays du Sud a besoin de tous ses hommes. Notre héroïque gouverneur Brown ne l’a-t-il pas déclaré ? Peu importe. Je m’en vais à la guerre. »
Tout d’un coup il se mit à rire d’un rire claironnant qui éveilla les échos des bois.
« “Je ne saurais autant t’aimer, chérie, si je n’aimais autant l’honneur.” Voilà une citation qui s’impose, n’est-ce pas ? Ça vaut sûrement mieux que ce que je pourrais trouver moi-même pour le moment. Car je vous aime, Scarlett, malgré ce que je vous ai dit le mois dernier, un soir, sous la véranda. »
Sa voix traînante se faisait caressante et ses mains, des mains fortes et chaudes, remontaient le long des bras nus de la jeune femme.
« Je vous aime, Scarlett, parce que nous nous ressemblons tant. Nous sommes tous deux des renégats, ma chérie, et d’égoïstes canailles. Vous et moi, nous nous soucions fort peu que le monde s’écroule pourvu que nous soyons à l’abri et que nous ayons nos aises. »
Sa voix montait dans l’obscurité et Scarlett entendait des mots, mais ils n’avaient aucun sens pour elle. Son esprit épuisé essayait de se représenter l’âpre vérité, comprendre que Rhett allait la laisser seule affronter les Yankees. Son esprit avait beau lui répéter : « Il m’abandonne, il m’abandonne », cette pensée n’arrivait pas à faire naître en elle la moindre émotion.
Alors Rhett lui entoura la taille et les épaules de ses bras. Elle sentit contre son corps les muscles durs de ses cuisses, contre sa poitrine les boutons de sa veste. Une vague chaude la souleva, malgré son étonnement et sa frayeur, chassa de son esprit la notion du temps, de l’espace et des circonstances. Elle se sentait aussi molle qu’une poupée de chiffons. Elle avait chaud, ses forces la trahissaient, elle était sans défense, et c’était si bon de s’abandonner dans ses bras.
« Vous ne voulez pas changer d’avis sur ce que j’ai dit le mois dernier ? Il n’y a rien de tel que le danger et la mort pour donner ou ajouter du piment aux choses. Soyez patriote, Scarlett. Songez que vous enverriez un soldat à la mort avec de bien beaux souvenirs. »
Maintenant il l’embrassait et sa moustache lui chatouillait la bouche. Il l’embrassait lentement de ses lèvres chaudes qui prenaient tout leur temps comme si la nuit entière lui eût appartenu. Charles ne l’avait jamais embrassée ainsi. Jamais les baisers des fils Tarleton ou des Calvert ne l’avaient fait trembler de la sorte. Il ploya en arrière son corps, et ses lèvres se mirent à errer sur sa gorge, descendirent jusqu’à l’endroit où un camée fermait son corsage.
« Douce, murmura-t-il, ma douce. »
Elle distingua vaguement dans le noir les contours de la charrette et elle entendit la petite voix aiguë de Wade :
« Maman ! Wade a peur ! »
Bien que tout s’obscurcît et tournât en elle, elle recouvra d’un seul coup sa présence d’esprit, son sang-froid, et elle se rappela ce qu’elle avait un instant oublié. Oui, elle aussi avait peur et Rhett la laissait, l’abandonnait, le sale mufle. Et par-dessus le marché il avait le toupet de rester là au milieu de la route à l’insulter avec ses propositions infâmes. La rage et la colère l’envahirent. Elle se ressaisit et d’une seule détente s’arracha aux bras de Rhett.
« Oh ! espèce de mufle ! » s’écria-t-elle, et elle se mit à fouiller sa mémoire pour découvrir d’autres jurons à lui lancer, des injures beaucoup plus fortes, du genre de celles dont se servait Gérald quand il s’emportait contre M. Lincoln, les MacIntosh ou des mules rétives. Mais les mots ne lui venaient pas. « Espèce d’être lâche, ignoble et puant ! » Et, comme elle n’arrivait pas à trouver quelque chose d’assez cinglant, de toute la force qui lui restait, elle le frappa en plein sur la bouche. Il recula d’un pas en portant la main à son visage.
« Ah ! » fit-il tranquillement, et pendant un instant ils restèrent face à face dans l’obscurité. Scarlett pouvait l’entendre respirer péniblement, tandis qu’elle-même respirait d’une manière saccadée comme si elle avait couru très vite.
« Ils avaient bien raison, tout le monde avait raison. Vous n’êtes pas un homme du monde.
— Ma chère petite, fit-il, ce n’est vraiment pas le moment. »
Elle savait qu’il riait et cette pensée la poussa à bout.
« Allez-vous-en ! Allez-vous-en maintenant ! Et puis tâchez de vous presser. Je ne veux plus jamais vous revoir. J’espère qu’un boulet de canon s’écrasera en plein sur vous. J’espère que vous serez réduit en mille morceaux. Je…
— Je vous fais grâce du reste. Je suis très bien votre idée générale. Lorsque je serai mort sur l’autel de ma patrie, j’espère que votre conscience vous tourmentera. »
Elle l’entendit rire et devina qu’il retournait vers la charrette. Elle l’entendit parler, et comme toujours quand il s’adressait à Mélanie, il s’exprimait sur un ton différent et plein de respect.
« Madame Wilkes ? »
La voix effrayée de Prissy lui répondit de l’intérieur de la voiture.
« Dieu tout-puissant, capitaine Butle’, Madame Melly elle s’est évanouie il y a déjà longtemps.
— Elle n’est pas morte, au moins ? respire-t-elle ?
— Oui, missié, elle ’espi’ !
— Dans ce cas, il vaut probablement mieux qu’elle reste ainsi. Si elle était consciente, je doute qu’elle puisse supporter la douleur. Veille bien sur elle, Prissy. Tiens, voici quelque chose pour toi. Tâche de ne pas te rendre plus bête que tu n’es.
— Oui, missié. Me’ci, missié.
— Au revoir, Scarlett. »
Elle savait qu’il s’était tourné et qu’il regardait de son côté, mais elle ne dit rien. La haine lui ôtait l’usage de la parole. Le gravier de la route se mit à crisser sous les pieds de Rhett et pendant un moment Scarlett vit ses épaules massives se découper dans l’obscurité. Alors, il disparut. Elle entendit un instant encore le bruit de ses pas, puis ce bruit s’éteignit à son tour. Elle revint lentement vers la charrette. Ses genoux tremblaient.
Pourquoi était-il parti, s’était-il enfoncé dans le noir, lancé dans la guerre, dans une cause perdue d’avance, dans un monde devenu fou ? Pourquoi était-il parti, lui, Rhett, qui aimait les plaisirs que procurent les femmes et les liqueurs, la bonne chère et les lits moelleux, le linge fin et le beau cuir, lui qui détestait le Sud et tournait en dérision les fous qui se battaient pour lui ? Désormais il allait fouler de ses bottes vernies une route pleine d’amertume que la faim parcourait sans relâche, où les blessures, la fatigue et le chagrin s’en donnaient à cœur joie comme des loups glapissants. Et, au bout de cette route, il y avait la mort. Il n’avait pas besoin de partir. Il l’avait laissée seule dans une nuit noire comme la nuit des aveugles, seule avec l’armée yankee qui lui barrait le chemin de chez elle.
Maintenant elle se rappelait toutes les injures dont elle avait voulu l’abreuver, mais il était trop tard. Elle appuya la tête contre l’encolure du cheval et se mit à pleurer.