VII

Deux semaines après, Scarlett était mariée, deux mois plus tard elle était veuve. Elle fut vite délivrée de liens qu’elle avait noués avec tant de hâte et si peu de réflexion, mais elle ne devait plus jamais connaître l’insouciante liberté du temps où elle était jeune fille. Le veuvage avait suivi de près le mariage, mais, à son grand désespoir, survint aussi la maternité.

Plus tard, lorsqu’elle évoqua ces derniers jours d’avril 1861, Scarlett ne put jamais très bien s’en rappeler les détails. Le temps et les événements se précipitèrent, se confondirent comme dans un cauchemar. Jusqu’au jour de sa mort, elle devait être incapable de donner aux souvenirs de ces journées-là une suite logique. Il ne lui resta de l’époque qui sépara le jour où elle avait agréé la demande de Charles de celui de son mariage qu’une idée confuse. Deux semaines ! D’aussi courtes fiançailles eussent été impossibles en temps de paix. En temps normal, l’étiquette eût exigé un intervalle d’un an ou d’au moins six mois. Mais le brasier de la guerre ravageait le Sud, les événements se déroulaient comme s’ils eussent été chassés par un vent impétueux et la lente cadence des jours anciens était perdue. Ellen s’était tordu les mains et avait conseillé qu’on attendît pour permettre à Scarlett de réfléchir davantage. Mais Scarlett, le visage fermé, demeura sourde à ses prières. Elle voulait se marier ! Et tout de suite. En deux semaines. Apprenant que le mariage d’Ashley avait été avancé au premier mai pour permettre au jeune homme de rallier son corps dès qu’il serait appelé, Scarlett désira qu’on célébrât son mariage un jour avant le sien. Ellen protesta, mais Charles plaida la cause de Scarlett avec une éloquence persuasive, car il était impatient de s’en aller en Caroline du Sud rejoindre la Légion de Wade Hampton, et Gérald prit le parti des deux jeunes gens. La fièvre de la guerre s’était emparée de lui et il était ravi que Scarlett eût trouvé un si beau parti ; d’ailleurs, il n’était pas homme à contrarier des amours juvéniles quand il y avait la guerre. Tiraillée des deux côtés, Ellen finit par céder comme cédaient toutes les mères dans le Sud. Leur univers tranquille avait été bouleversé de fond en comble et leurs supplications, leurs prières, leurs conseils ne pouvaient rien contre les forces qui les balayaient.

Le Sud était ivre d’enthousiasme et d’exaltation. Tout le monde savait qu’il suffirait d’une seule bataille pour mettre un terme à la guerre et les jeunes gens se hâtaient de s’enrôler avant que les hostilités prissent fin… ils se hâtaient d’épouser celles qu’ils aimaient avant de se ruer en Virginie pour porter un coup mortel aux Yankees. Dans le comté on célébrait par douzaines les mariages de soldats et l’on n’avait guère le temps de pleurer au moment des adieux, car tous étaient trop occupés, trop exaltés pour nourrir des pensées graves ou verser des larmes. Les femmes confectionnaient des uniformes, tricotaient des chaussettes, roulaient des bandes. Les hommes faisaient l’exercice et s’exerçaient au tir. Chaque jour des trains chargés de troupes traversaient Jonesboro et remontaient vers le Nord, vers Atlanta et la Virginie. Certains détachements arboraient de gais uniformes écarlates et bleu pâle, d’autres, des uniformes verts des sections spéciales de milice. De petits groupes portaient des vareuses grossières et la casquette de raton ; d’autres, qui n’étaient point en uniforme, étaient vêtus de drap et de linge fins. Tous, à demi exercés, à demi armés, déliraient d’enthousiasme comme s’ils s’étaient rendus à un pique-nique. La vue de ces hommes sema la panique parmi les jeunes gens du comté ; ils eurent peur que la guerre ne fût finie avant leur arrivée en Virginie, et l’on poussa l’entraînement de la troupe en vue de son départ.

Au milieu de cette effervescence se poursuivirent les préparatifs du mariage, et presque avant d’avoir pu s’en rendre compte Scarlett, habillée de la robe et du voile de mariée d’Ellen, descendit le large escalier de Tara au bras de son père et se trouva en présence d’une foule d’invités qui emplissaient la maison. Puis, comme dans un rêve, elle se rappela le reflet des centaines de bougies sur les murs, le visage affectueux, un peu inquiet de sa mère, ses lèvres ébauchant une prière silencieuse pour le bonheur de sa fille, Gérald enflammé par le cognac et l’orgueil de voir sa fille épouser à la fois de la fortune et un nom… enfin, au bas des escaliers, Ashley et Mélanie à son bras.

Quand elle l’aperçut, elle se dit : « Ça ne peut pas être vrai. C’est impossible. C’est un cauchemar. Je vais me réveiller et je verrai bien que ce n’est qu’un cauchemar. Il ne faut pas que j’y pense maintenant sans quoi je vais me mettre à hurler devant tous ces gens. Il ne faut pas que j'y pense. J’y penserai plus tard, quand je serai plus forte… ; quand je ne verrai plus ses yeux. »

Ce fut bien comme dans un rêve, ce passage entre deux haies de gens souriants, le visage écarlate de Charles, ses bredouillements, ses propres réponses si claires, si froides. Et ensuite, les félicitations, les embrassements, les discours et le bal… tout cela comme dans un rêve, comme dans un cauchemar. Même le baiser d’Ashley sur sa joue, même ce que lui chuchota doucement Mélanie : « Maintenant nous voilà vraiment sœurs », même l’émotion causée par l’évanouissement de la plantureuse et sensible tante de Charles, Mlle Pittypat Hamilton.

Mais, lorsqu’on eut fini de danser et de porter des toasts, lorsque l’aube pointa, que tous les invités d’Atlanta qu’on avait réussi à entasser à Tara et dans la maison du régisseur furent allés se coucher sur des lits, des sofas ou des matelas posés à même le plancher et que les voisins furent rentrés chez eux afin d’être dispos pour le mariage du lendemain aux Douze Chênes, alors le rêve se brisa comme du cristal et fit place à la réalité. La réalité, ce fut Charles tout rougissant émergeant du cabinet de toilette en chemise de nuit, évitant le regard stupéfait que lui lança Scarlett par-dessus son drap ramené très haut.

Bien entendu, elle savait que les époux partageaient le même lit, mais elle ne s’était jamais arrêtée à cette pensée. Cela lui paraissait tout naturel pour sa mère et pour son père, mais elle n’avait jamais songé qu’elle pourrait se trouver dans ce cas-là. Pour la première fois depuis le jour du pique-nique, elle se rendit compte exactement de ce à quoi elle s’était exposée. L’idée que ce garçon qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’avait pas vraiment voulu épouser, allait se glisser dans son lit alors que le regret de son geste hâtif la torturait et qu’elle était désespérée d’avoir perdu Ashley à jamais fut plus qu’elle n’en put supporter. Comme il hésitait à s’approcher du lit, elle se mit à lui parler d’une voix étouffée :

« Je crie si vous approchez de moi. Je crierai ! Je crierai de toutes mes forces ! Allez-vous-en. N’essayez pas de me toucher ! »

Ainsi, Charles Hamilton passa sa nuit de noces dans un fauteuil. Il ne fut pas trop malheureux, car il comprenait ou croyait comprendre la délicatesse et la pudeur de sa jeune femme. Il était tout disposé à attendre que ses frayeurs s’apaisassent, seulement… seulement… – et il soupirait en se tournant dans tous les sens afin de trouver une position confortable, – il allait si vite partir pour la guerre.

Si le mariage de Scarlett fut pour elle un cauchemar, celui d’Ashley fut encore pire. Dans le salon des Douze Chênes où brillaient des centaines de bougies, où se pressait la même foule que la veille, Scarlett vêtue de sa robe vert pomme de « lendemain de noces » vit resplendir de beauté le petit visage pour elle insignifiant de Mélanie devenue Mélanie Wilkes. Maintenant Ashley s’était éloigné à jamais. Son Ashley. Non, il n’était plus son Ashley désormais. L’avait-il jamais été ? Tout cela était si confus dans son esprit, et son esprit était si las, si égaré ! Il avait dit qu’il l’aimait, mais qu’est-ce qui avait bien pu les séparer ? Si seulement elle pouvait se souvenir ! En épousant Charles, elle avait empêché le comté de jaser, mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire maintenant ? Cette chose qui lui avait paru si importante ne présentait plus du tout d’intérêt. Tout ce qui comptait, c’était Ashley. Maintenant, il était parti et elle avait épousé un homme que non seulement elle n’aimait pas, mais pour lequel elle avait un franc mépris.

Oh ! Combien elle regrettait tout ce qui s’était passé ! Elle avait entendu dire que les gens étaient souvent les artisans de leur propre malheur, mais jusque-là elle avait cru que cette phrase était une simple figure de rhétorique. Maintenant elle savait ce qu’on entendait par là. Tout en éprouvant un désir frénétique de se débarrasser de Charles et de retourner à Tara reprendre sa vie de jeune fille, elle était forcée de se reconnaître comme la seule coupable.

Ce fut ainsi que, plongée dans une sorte d’hébétude, elle dansa toute la nuit du mariage d’Ashley, parla machinalement, sourit et s’étonna de la bêtise des gens qui la croyaient une jeune mariée heureuse et ne s’apercevaient pas du déchirement de son cœur. Dieu merci, ils ne pourraient s’en apercevoir !

Ce soir-là, après que Mama l’eut aidée à se dévêtir et se fut retirée, après que Charles fut sorti timidement du cabinet de toilette en se demandant s’il allait passer une seconde nuit sur le fauteuil, elle fondit en larmes. Elle pleura jusqu’à ce que Charles se glissât dans le lit à ses côtés et essayât de la consoler. Elle pleura en silence jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de larmes, et que, secouée de sanglots, elle posât la tête sur l’épaule de son mari.

Sans la guerre, la semaine se serait passée en visites dans le comté, accompagnées de bals et de pique-niques en l’honneur des deux jeunes ménages, avant leur départ en voyage de noces pour Saratoga ou White Sulphur. Sans la guerre, Scarlett aurait porté différentes toilettes de « lendemain de noces », aux réceptions offertes pour elle par les Fontaine, les Colvert et les Tarleton. Mais il n’était plus question de réceptions ou de voyage de noces. Une semaine après son mariage, Charles partit rejoindre le colonel Wade Hampton, puis, deux semaines plus tard, ce fut au tour d’Ashley, et leur départ laissa tout le comté dans l’affliction.

Durant ces deux semaines, Scarlett ne vit jamais Ashley seul. Même au moment terrible de son départ, quand il s’arrêta à Tara avant de se rendre à la gare, il lui fut impossible d’avoir un entretien particulier avec lui. Coiffée d’une capote, un châle sur les épaules, Mélanie, consciente de sa nouvelle dignité d’épouse, ne lâcha pas le bras de son mari.

Mélanie dit : « Il faut embrasser Scarlett, Ashley. C’est ma sœur, maintenant. » Ashley, le visage crispé, se baissa et lui effleura la joue de ses lèvres glacées. Scarlett put à peine se réjouir de ce baiser qu’avait ordonné Mélanie. En partant Mélanie la serra dans ses bras à l’étouffer.

« Vous viendrez chez moi à Atlanta, vous viendrez aussi chez tante Pittypat, n’est-ce pas ? Oh ! Chérie, nous serons si heureuses de vous voir ! Nous voulons faire plus ample connaissance avec la femme de Charles. »

Cinq semaines passèrent. De la Caroline du Sud, Charles écrivit des lettres timides, extasiées, aimantes, dans lesquelles il disait son amour, bâtissait des projets d’avenir, exprimait son désir de devenir un héros et sa vénération pour son chef, Wade Hampton. La septième semaine, parvint un télégramme envoyé par le colonel Hampton en personne, puis une lettre de condoléances empreinte de dignité et de délicatesse, Charles était mort. Le colonel aurait télégraphié plus tôt, si Charles, pensant que sa maladie serait bénigne, n’avait refusé d’alarmer les siens. Le malheureux garçon avait été non seulement frustré de l’amour qu’il croyait avoir conquis, mais aussi de l’honneur et de la gloire dont il rêvait de se couvrir sur le champ de bataille. Il était mort lamentablement d’une pneumonie consécutive à une rougeole, sans avoir approché les Yankees.

Le moment venu, le fils de Charles naquit et, comme il était de bon ton de donner aux garçons le nom des officiers sous lesquels servaient leurs pères, on l’appela Wade Hampton Hamilton. Scarlett avait versé des larmes de désespoir et aurait voulu mourir en apprenant qu’elle était enceinte. Cependant, sa grossesse se passa dans les meilleures conditions ; elle accoucha sans trop de peine et se remit si vite que Mama lui déclara que c’était là une façon affreusement vulgaire de se comporter et que les dames devaient souffrir davantage. Elle éprouva peu de tendresse pour son enfant. Elle ne l’avait pas désiré, et elle lui en voulut d’être venu au monde. Il lui semblait impossible qu’il fût d’elle, qu’il fût une partie d’elle-même.

Elle eut beau se remettre très vite de la naissance de Wade, moralement elle n’en resta pas moins déprimée. Elle languissait malgré les efforts de tous ceux qui vivaient à la plantation et qui voulaient lui faire reprendre goût à l’existence. Ellen allait et venait, le front soucieux ; Gérald jurait plus souvent que d’habitude et lui rapportait de Jonesboro d’inutiles cadeaux. Après lui avoir ordonné un reconstituant à base de soufre, de plantes et de mélasse, le vieux docteur Fontaine lui-même dut reconnaître son embarras. Il prit Ellen à part et lui confia que, si Scarlett était à la fois irritable et abattue à ce point, c’était qu’elle avait le cœur brisé. Mais, si Scarlett avait voulu parler, elle aurait révélé qu’elle était atteinte d’un mal bien différent et beaucoup plus complexe. Elle ne dit pas que c’était l’ennui, la stupéfaction d’être mère et surtout l’absence d’Ashley qui la mettaient dans cet état.

Elle s’ennuyait à périr. Depuis le départ des combattants le comté ne connaissait plus aucune distraction, plus la moindre vie mondaine. Partis tous ceux qui lui étaient sympathiques… les quatre Tarleton, les deux Calvert, les Fontaine, les Munroe, et tous ceux de Jonesboro, de Fayetteville et de Lovejoy, tous ceux qui étaient jeunes et séduisants. Seuls restaient les vieillards, les infirmes et les femmes, et tous passaient leur temps à tricoter et à coudre, à cultiver coton et blé, élever porcs, moutons et vaches pour l’armée. On ne voyait aucun homme digne de ce nom, sauf quand les intendants militaires, sous les ordres de Frank Kennedy, le soupirant de Suellen, venaient chaque mois prendre livraison des fournitures. Les officiers de l’intendance n’étaient pas beaux et la cour timide que Frank faisait à sa sœur exaspérait Scarlett au point qu’il lui était difficile d’être polie avec lui. Si seulement Suellen et lui voulaient se décider !

Même si les officiers de l’intendance avaient été plus intéressants, ils n’auraient pu lui être d’aucun secours. Elle était veuve et son mari avait emporté son cœur dans sa tombe. Tout au moins, tout le monde s’imaginait qu’il en était ainsi et s’attendait à ce qu’elle se conduisît en conséquence. Cela l’agaçait, car elle avait beau faire, elle ne se rappelait de Charles que cette expression de mouton bêlant qu’il avait eue en demandant sa main. Et ce souvenir lui-même s’estompait. Pourtant elle était veuve et elle devait se surveiller. Les amusements des jeunes filles n’étaient plus pour elle. Il fallait qu’elle restât grave. Ellen lui avait expliqué cela tout au long après avoir surpris le lieutenant de Frank poussant Scarlett assise sur la balançoire du jardin et la faisant rire aux éclats. Profondément peinée, Ellen lui avait dit avec quelle facilité une veuve prêtait à la médisance. Une veuve devait se conduire avec deux fois plus de circonspection qu’une femme mariée.

« Et Dieu sait que les femmes mariées n’ont aucune distraction », pensait Scarlett en écoutant d’une oreille docile sa mère lui parler de sa voix douce.

En somme, il aurait mieux valu être morte que veuve. Une veuve devait porter de hideuses robes noires sans la moindre garniture pour les égayer. Elle n’avait droit ni aux fleurs, ni aux rubans, ni aux dentelles, ni même aux bijoux, à l’exception de broches de deuil en onyx ou de colliers faits avec les cheveux du défunt. Et puis il fallait que le voile de crêpe noir fixé à sa capote lui tombât jusqu’aux genoux, et ce n’était qu’au bout de trois ans de veuvage qu’on pouvait le raccourcir et ne le faire descendre qu’à hauteur des épaules. Une veuve ne pouvait jamais bavarder avec entrain ni rire tout haut. Même lorsqu’elle souriait, il lui fallait arborer un sourire triste sinon tragique. Ce qu’il y avait de plus terrible, c’était qu’elle ne pouvait d’aucune manière manifester un intérêt quelconque en compagnie des hommes. Et, si l’un d’eux était assez mal élevé pour montrer qu’il trouvait un intérêt en elle, elle devait le refroidir à l’aide d’une allusion digne mais bien choisie à feu son mari. « Oui, se disait Scarlett tristement, il arrive bien que les veuves se remarient quand elles sont vieilles et racornies. On se demande cependant comment elles s’y prennent avec leurs voisins qui les épient. Et puis, en général, elles épousent un horrible veuf avec une grosse plantation et une douzaine d’enfants. »

Le mariage, ce n’était pas déjà tellement agréable, mais le veuvage… alors, la vie était à jamais finie ! Que les gens étaient donc bêtes quand ils lui parlaient du réconfort que serait pour elle le petit Wade Hampton maintenant que Charles était mort. Que c’était donc stupide de prétendre qu’elle avait désormais une raison de vivre ! Tout le monde lui disait combien il devait être doux d’avoir ce gage posthume de son amour, et naturellement elle ne détrompait personne. Mais cette pensée était la dernière à laquelle elle s’arrêtait. Elle s’intéressait fort peu à Wade et parfois elle avait du mal à se rappeler qu’il était vraiment son fils.

Tous les matins, après son réveil, elle restait plongée pendant un certain temps dans une demi-torpeur et elle était de nouveau Scarlett O’Hara. Le soleil caressait le magnolia sous sa fenêtre, les oiseaux moqueurs chantaient, la bonne odeur du jambon frit parvenait jusqu’à elle. À nouveau elle était jeune et insouciante. Alors elle entendait les cris rageurs de l’enfant affamé, et elle avait toujours un mouvement de surprise. « Tiens, se disait-elle, mais il y a un bébé dans la maison. » Puis elle se rappelait qu’il était à elle. Tout cela était bien déconcertant.

Et Ashley ! Pour la première fois de sa vie, elle en arrivait à détester Tara, à détester la longue route qui descendait le long du coteau et conduisait à la rivière, à détester les champs rouges où verdissaient les cotonniers. Chaque pouce de terrain, chaque arbre et chaque ruisseau, chaque chemin, chaque sentier cavalier lui rappelait Ashley. Il appartenait à une autre femme et il était parti à la guerre, mais au crépuscule son fantôme continuait de hanter les routes, continuait de lui sourire de ses yeux gris et langoureux dans l’ombre de la véranda. Elle n’entendait jamais le galop d’un cheval sur la route qui venait des Douze Chênes sans penser pendant un instant délicieux… Ashley !

Elle détestait les Douze Chênes maintenant après les avoir tant aimés. Elle les détestait, mais elle y était attirée. Elle pouvait y entendre John Wilkes et ses filles parler de lui… et lire ses lettres de Virginie. Elles lui faisaient mal, mais il fallait qu’elle en entendît la lecture. Elle n’aimait ni India qui était trop guindée, ni Honey qui parlait à tort et à travers, mais elle ne pouvait s'en séparer. Et chaque fois qu’elle rentrait des Douze Chênes elle allait s’étendre sur son lit et refusait de se lever pour le dîner.

C’était ce refus de manger qui ennuyait Ellen et Mama par-dessus tout. Mama avait beau lui apporter des plats appétissants sur son plateau et insinuer que maintenant qu’elle était veuve elle avait le droit de manger autant qu’il lui plaisait, Scarlett n’avait pas faim.

Lorsque le docteur Fontaine dit à Ellen d’un ton grave que les peines de cœur menaient fréquemment les femmes au tombeau, Ellen pâlit, car c’était la crainte qu’elle portait au fond de son cœur.

« N’y a-t-il rien à faire, docteur ?

— Un changement d’atmosphère serait ce qu’il y aurait de mieux pour elle », répondit le praticien trop heureux de se débarrasser d’une malade aussi peu satisfaisante.

Ce fut ainsi que Scarlett, emmenant son enfant, s’en alla sans enthousiasme rendre d’abord visite aux parents des O’Hara et des Robillard à Savannah, puis aux sœurs d’Ellen, Pauline et Eulalie, à Charleston. Pourtant elle rentra à Tara un mois plus tôt qu’Ellen ne s’y attendait et sans fournir d’explication. On avait été fort aimable pour elle à Savannah, mais James et Andrew et leurs femmes étaient vieux et aimaient parler d’un passé qui n’intéressait point Scarlett. Il en était de même chez les Robillard, et Scarlett trouva Charleston une ville épouvantable.

Tante Pauline et son mari, un petit vieillard formaliste et cassant, habitaient une plantation située en bordure d’un fleuve et bien plus isolée que Tara. Leurs voisins les plus proches étaient à une vingtaine de milles de chez eux et pour y aller il fallait emprunter des routes sombres à travers une jungle de cyprès et de chênes dont les pieds baignaient dans des marécages. Les chênes avec leurs rideaux de mousse grise ondulant au vent donnaient la chair de poule à Scarlett et la faisaient immanquablement évoquer les histoires de Gérald sur les fantômes irlandais qui rôdaient dans le brouillard. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à tricoter à longueur de journée et le soir à écouter l’oncle Carey lire à haute voix les œuvres édifiantes de M. Bulwer-Lytton. Dans sa grande demeure de la Batterie, à Charleston, à l’abri des regards indiscrets, Eulalie n’était pas plus gaie. Elle menait une vie plus mondaine que tante Pauline, mais Scarlett n’aimait pas les gens qui venaient la voir avec leurs grands airs, leurs traditions et leur façon de s’appesantir sur les liens de famille. Elle savait parfaitement que tous la considéraient comme l’enfant d’une mésalliance et se demandaient comment une Robillard avait bien pu épouser un Irlandais nouveau venu dans le pays. Scarlett devinait que tante Eulalie s’excusait derrière son dos de l’avoir pour nièce. Cela la mettait en colère car elle n’attachait pas plus d’importance que son père à ces considérations familiales. Elle était fière de Gérald et de ce qu’il avait accompli par la seule force de son esprit matois d’Irlandais.

Et les Charlestoniens étaient si farauds de ce qui s’était passé au fort Sumter ! Bonté divine, ne se rendaient-ils donc pas compte que s’ils n’avaient pas été assez sots pour tirer le coup de feu qui avait déclenché la guerre d’autres eussent été assez fous pour le faire à leur place ? Accoutumée au parler rapide de la Haute Géorgie, le ton monotone et traînant des gens des basses terres lui semblait affecté. Elle se dit qu’elle ne pourrait jamais, plus jamais entendre prononcer sans hurler « pâlme » pour « palme », « mâman et pâpa » pour « maman et papa ». Cela l’irritait tellement qu’au cours d’une visite elle se mit à imiter l’accent irlandais de Gérald au grand désespoir de sa tante. Puis elle repartit pour Tara. Mieux valait être assaillie par les souvenirs d’Ashley que d’entendre l’accent de Charleston.

Ellen, occupée nuit et jour à doubler les ressources de Tara pour venir en aide à la Confédération, fut terrifiée quand sa fille aînée revint de Charleston maigre, pâle et d’humeur méchante. Elle avait su elle-même ce que c’était que les chagrins d’amour, et, nuit après nuit, étendue à côté de Gérald qui ronflait, elle s’efforça de trouver un remède aux maux de Scarlett. La tante de Charles, Mlle Pittypat Hamilton, lui avait écrit à plusieurs reprises pour lui demander d’autoriser Scarlett à venir passer un assez long moment à Atlanta et, pour la première fois, Ellen envisagea sérieusement cette solution.

Mélanie et elle vivaient seules dans une grande maison et, écrivait Mlle Pittypat, sans protection masculine maintenant que ce cher Charlie est parti. « Bien entendu il y a mon frère Henry, mais il n’est pas installé chez nous. Peut-être Scarlett vous a-t-elle parlé d’Henry. La délicatesse m’empêche d’en dire davantage par écrit. Melly et moi nous nous sentirions tellement plus tranquilles, tellement plus en sûreté si Scarlett était avec nous. Trois femmes seules valent mieux que deux. Et peut-être la chère Scarlett trouverait-elle un dérivatif à son chagrin, comme le fait Melly, en soignant nos braves jeunes gens dans les hôpitaux d’ici… et bien entendu Melly et moi nous avons hâte de voir le cher bébé… »

De nouveau, on emplit la malle de Scarlett de vêtements de deuil, et en compagnie de Wade Hamilton et de sa nurse Prissy, Scarlett partit pour Atlanta, la tête farcie de recommandations d’Ellen et de Mama, et avec cent dollars en billets des États confédérés que lui avait remis Gérald. Elle ne tenait pas particulièrement à aller à Atlanta. Elle trouvait que tante Pitty était la plus sotte des vieilles dames et l’idée d’habiter sous le même toit que la femme d’Ashley lui était odieuse. Cependant elle avait trop de souvenirs dans le comté qui lui en rendaient le séjour impossible et un changement, quel qu’il fût, était le bienvenu.