LXIII

La porte d’entrée était entrebâillée. Scarlett, hors d’haleine, s’engouffra dans le hall et s’arrêta un instant sous les prismes multicolores du lustre. Bien qu’elle fût éclairée à profusion, la maison était calme. Elle n’avait pas cette sérénité du sommeil, mais elle était plongée dans un silence las et inquiet qui avait quelque chose de lugubre. Scarlett s’aperçut tout de suite que Rhett n’était ni dans le salon, ni dans la bibliothèque, et son cœur se serra. Et s’il était sorti !… s’il était chez Belle, ou bien dans un de ces lieux où il passait la soirée quand il ne rentrait pas dîner ! Scarlett n’avait pas prévu cette éventualité.

Elle s’était déjà engagée dans l’escalier pour aller à sa recherche lorsqu’elle vit que la porte de la salle à manger était fermée. Devant cette porte fermée elle éprouva un certain sentiment de honte. Elle se rappela qu’au cours de l’été Rhett était souvent resté là à boire tout seul jusqu’à l’hébétude, jusqu’à ce que Pork intervînt et montât le coucher. C’était sa faute si Rhett buvait ainsi, mais, grâce à elle, tout cela allait changer. Dorénavant, tout allait être différent… mais « Mon Dieu, je vous en supplie, faites qu’il ne soit pas ivre ce soir ! S’il a trop bu, il ne me croira pas. Il se moquera de moi et j’en aurai le cœur brisé. »

Elle entrouvrit doucement la porte de la salle à manger et jeta un coup d’œil dans la pièce. Effondré dans son fauteuil, Rhett était assis devant la table, sur laquelle étaient posés un carafon fermé et un verre auquel il n’avait pas touché. Dieu merci, il n’avait pas bu ! Scarlett ouvrit toute grande la porte et prit sur elle pour ne pas courir. Mais, lorsque Rhett releva la tête et la regarda, l’expression de ses yeux la cloua sur le seuil et arrêta les paroles au bord de ses lèvres.

Rhett la fixait de ses yeux noirs, lourds de fatigue, au fond desquels ne pétillait aucune flamme. Le chignon de Scarlett était défait, ses cheveux lui tombaient sur les épaules, sa poitrine palpitait, sa robe était maculée de boue jusqu’aux genoux et pourtant, à ce spectacle, le visage de Rhett ne trahit aucun étonnement, ses lèvres n’esquissèrent pas le moindre sourire moqueur. Rhett était étalé dans son fauteuil. Son complet tout fripé faisait des plis au niveau de sa taille épaissie. Tout en lui annonçait la déchéance d’un beau corps d’athlète, l’avilissement d’une figure énergique. L’alcool et la débauche avaient marqué de leur empreinte son profil de médaille. Il n’avait plus une tête de jeune prince païen gravée sur une pièce d’or nouvellement frappée, mais une tête de César usé, décadent, dont l’effigie eût orné une pièce de cuivre dépréciée par un long usage. Il regarda Scarlett immobile, la main pressée contre son cœur. « Venez vous asseoir, fit-il. Elle est morte ? »

Scarlett fit oui de la tête et s’avança vers lui d’un pas hésitant. Cette nouvelle expression sur le visage de Rhett la déconcertait. Sans se lever il attira une chaise avec son pied, et Scarlett s’y laissa tomber. Elle regrettait qu’il eût parlé de Mélanie si tôt. Elle aurait voulu ne pas parler d’elle tout de suite, ne pas revivre les affres de l’heure qui s’était écoulée. Elle avait tout le reste de l’existence pour parler de Mélanie. Mais, poussée par un désir farouche de crier à Rhett : « Je vous aime », il lui semblait qu’il n’y avait que cette soirée, que ce moment pour dire à son mari tout ce qu’elle ressentait. Cependant quelque chose sur le visage de Rhett la retint et elle eut brusquement honte de parler d’amour alors que Mélanie n’était pas encore refroidie.

« Allons, que Dieu lui donne le repos éternel, fit-il d’un ton accablé. C’était la seule personne vraiment bonne que j’aie jamais connue.

— Oh ! Rhett ! s’écria Scarlett désemparée, car elle se rappelait avec trop de netteté tout ce que Mélanie avait fait pour elle. Pourquoi n’êtes-vous pas entré avec moi ? C’était terrible… et j’avais tant besoin de vous !

— Je n’en aurais pas eu le courage », déclara-t-il simplement, et il se tut un instant. Puis il fit un effort et dit d’une voix douce : « Une très grande dame. »

Son regard sombre se mit à errer. Ses yeux avaient une expression analogue à celle que Scarlett y avait vue le soir de la chute d’Atlanta, lorsqu’il lui avait annoncé son intention de rejoindre l’armée en pleine retraite… l’étonnement d’un homme qui se connaît à fond et qui pourtant découvre en lui des attachements et des émotions insoupçonnés et qui se sent un peu ridicule de sa découverte.

Ses yeux maussades regardaient par-dessus l’épaule de Scarlett comme s’il voyait Mélanie traverser silencieusement la pièce et se diriger vers la porte. C’était un adieu, mais son visage ne trahissait ni chagrin, ni douleur et, lorsqu’il répéta « une très grande dame » ses traits exprimèrent seulement de la surprise devant le retour poignant d’émotions mortes depuis longtemps.

Scarlett frissonna. Cette belle flamme qui lui avait illuminé et réchauffé le cœur, qui lui avait donné des ailes pour regagner sa demeure s’éteignit subitement. Elle devina à demi ce qui se passait dans l’esprit de Rhett disant adieu à la seule personne au monde qu’il respectait et, de nouveau, elle éprouva une terrible sensation de détresse. Elle ne pouvait ni comprendre ni analyser complètement ce que Rhett ressentait, mais elle eut l’impression d’avoir été effleurée elle aussi par une jupe bruissante dont le doux contact avait ressemblé à une dernière caresse. Elle suivait dans les yeux de Rhett non pas le passage d’une femme, mais celui d’une légende… la légende de ces femmes aimables, effacées et pourtant indomptables auprès desquelles le Sud avait puisé son énergie pendant la guerre et dont les bras fiers et aimants l’avaient accueilli après la défaite.

Au bout d’un certain temps, Rhett abaissa son regard sur Scarlett : « Alors elle est morte », dit-il. Il s’exprimait maintenant d’un ton léger et froid. « Ça fait bien votre affaire, n’est-ce pas ?

— Oh ! comment pouvez-vous dire des choses pareilles ! s’écria Scarlett, les larmes aux yeux. Vous savez combien je l’aimais !

— Non, je ne peux pas dire que je le savais. C’est des plus inattendu et ça vous fait grand honneur de l’apprécier enfin, étant donné votre passion pour la canaille.

— Comment pouvez-vous parler ainsi ? Bien entendu, je l’appréciais, mais pas vous ! Vous ne la connaissiez pas comme je la connaissais. Vous n’étiez pas à même de la comprendre… de comprendre combien elle était bonne…

— Vraiment ? C’est possible.

— Elle pensait à tout le monde, sauf à elle-même… Tenez, ses derniers mots ont été pour vous. »

Une flamme sincère brilla dans les yeux de Rhett, qui se tourna vers Scarlett. « Qu’a-t-elle dit ?

— Oh ! pas maintenant, Rhett.

— Dites-le-moi. »

Son ton était froid, mais il lui prit le poignet et serra à lui en faire mal. Scarlett ne voulait pas encore parler de la fin de Mélanie. Ce n’était pas ainsi qu’elle avait pensé aborder le sujet de son amour, mais la main de Rhett était insistante.

« Elle a dit… elle a dit… “Sois bonne pour le capitaine Butler, il t’aime tant.” Il regarda fixement Scarlett et lui lâcha le poignet. Il ferma les yeux, son visage devint impénétrable. Puis il se leva brusquement, alla à la fenêtre, écarta les rideaux et scruta la nuit comme s’il y avait eu à voir dehors autre chose que le brouillard.

« N’a-t-elle rien dit d’autre ? interrogea-t-il sans se détourner.

— Elle m’a demandé de prendre soin du petit Beau et j’ai dit que je m’en occuperai comme de mon propre fils.

— Quoi encore ?

— Elle a dit… Ashley… elle m’a demandé également de veiller sur Ashley. »

Rhett observa une pause et se mit à rire doucement.

« C’est commode d’avoir la permission de la première femme, hein ?

— Que voulez-vous dire ? »

Il fit volte-face et, malgré sa confusion, Scarlett fut étonnée de ne découvrir aucune trace d’ironie sur son visage. Il avait l’air aussi indifférent qu’un homme qui assiste au dernier acte d’une comédie plutôt fastidieuse.

« Je crois que le sens de mes paroles est assez clair. Mme Melly est morte. Vous avez toutes les preuves qu’il vous faut pour demander le divorce, et votre réputation est trop compromise pour avoir à en souffrir. Comme il ne vous reste aucun sens religieux, cette question-là ne jouera pas non plus. Alors… Ashley et les rêves se réalisent avec la bénédiction de Mme Melly.

— Divorcer ? s’écria Scarlett. Non ! Non ! » Sans savoir ce qu’elle faisait elle se leva d’un bond, courut à Rhett et lui saisit le bras : « Oh ! vous vous trompez complètement ! Terriblement ! Je ne veux pas divorcer… Je… » Elle s’arrêta parce qu’elle ne pouvait pas trouver d’autres mots.

Rhett lui prit le menton, lui tourna le visage vers la lumière et, pendant un moment, fouilla dans ses yeux. Elle soutint son regard tant son cœur était dans ses prunelles dilatées. Elle essaya de parler. Ses lèvres tremblèrent, mais les mots ne venaient pas, car elle essayait de déchiffrer sur son visage une émotion correspondant à la sienne, une lueur d’espoir ou de joie ! Maintenant, il devait savoir ! Mais ses yeux affolés, ses yeux avides ne virent que ce visage fermé qui l’avait si souvent déroutée.

Rhett lui lâcha le menton, regagna son fauteuil, s’y laissa tomber d’un air fatigué et, le menton sur la poitrine, il observa Scarlett en observateur désintéressé. Elle se rapprocha de son fauteuil et, se croisant et se décroisant les mains, elle se campa devant lui.

« Vous vous trompez, répéta-t-elle, trouvant enfin ses mots. Rhett, ce soir, quand j’ai su, j’ai couru tout le long du chemin pour vous le dire. Oh ! mon chéri, je…

— Vous êtes fatiguée, dit-il sans cesser de l’examiner. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

— Mais il faut que je vous dise.

— Scarlett, déclara-t-il d’un ton lourd. Je ne veux… rien entendre du tout.

— Mais vous ne savez pas ce que je vais vous dire.

— Mon petit, c’est écrit en plein sur votre visage. Quelque chose, quelqu’un vous a fait comprendre que l’infortuné M. Wilkes était un trop gros morceau à avaler et du même coup mes attraits vous sont apparus sous un angle nouveau et séduisant. » Il poussa un léger soupir. « Donc inutile d’en parler. » Scarlett eut un petit sursaut d’étonnement. Bien entendu Rhett avait toujours lu en elle sans aucune difficulté. Jusque-là, elle lui en avait voulu, mais maintenant, après sa déconvenue fugitive d’avoir été percée à jour, elle se sentit soulagée et son cœur se gonfla de bonheur. Rhett savait, il comprenait et du même coup sa tâche se trouvait miraculeusement simplifiée. Pas besoin de recourir aux paroles ! Évidemment, il lui en voulait de l’avoir si longtemps négligé, évidemment il se méfiait de son brusque revirement. À elle de l’entourer de prévenances, de lui prodiguer son amour pour le convaincre de sa sincérité. Quel plaisir ce serait !

« Mon chéri, je vais tout vous dire, fit-elle en s’appuyant au bras de son fauteuil et en se penchant vers lui. Je me suis tellement trompée, j’ai été si bête, si insensée, je…

— Pas de ça, Scarlett. Ne vous humiliez pas devant moi. Je ne le supporterai pas. Laissez-nous encore un peu de dignité, n’ayons pas tout épuisé au cours de notre mariage. Épargnez-nous cette fin. »

Scarlett se redressa brusquement : « Épargnez-nous cette fin ? » Que voulait-il entendre par « cette fin » ? Une fin ? Il n’en était pas question. C’était un commencement.

« Mais je vais vous dire… commença-t-elle très vite comme si elle avait craint que Rhett ne lui mît la main sur la bouche pour lui imposer silence. Oh ! Rhett, je vous aime tant, mon chéri ! J’ai dû vous aimer pendant des années, mais j’étais trop stupide pour le savoir. Rhett, il faut me croire ! »

Il l’enveloppa d’un long regard qui la pénétra tout entière. Elle lut dans ses yeux qu’il la croyait, mais que ça ne l’intéressait guère. Allait-il donc se montrer odieux en un moment pareil ? La faire souffrir, lui rendre la monnaie de sa pièce ?

« Oh ! je vous crois, finit-il par dire. Mais Ashley Wilkes ?

— Ashley ! s’écria-t-elle, et elle eut un geste d’impatience… Je… je pense qu’il ne m’inspire plus aucun sentiment depuis des siècles. C’était… eh bien ! C’était une sorte d’habitude que j’avais prise depuis que j’étais toute jeune. Si j’avais su ce qu’il valait vraiment, je crois que je n’aurais même jamais eu de sympathie pour lui. C’est un être si incapable, si mou. Il a beau parler à tort et à travers de vérité, d’honneur, et…

— Non, coupa Rhett. Si vous devez le juger tel qu’il est, tâchez de mettre les choses au point. Ashley n’est qu’un galant homme entraîné dans un monde pour lequel il n’est pas fait et qui s’efforce de résister en appliquant les règles de conduite d’un monde disparu.

— Oh ! Rhett, ne parlons plus de lui ! Qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant ? N’êtes-vous pas heureux de savoir… je veux dire de savoir que je… » Elle rencontra les yeux de Rhett et s’arrêta court, intimidée comme une jeune fille en présence de son premier soupirant. Si seulement il lui simplifiait la tâche. Si seulement il lui tendait les bras. Elle s’assiérait sur ses genoux, elle blottirait sa tête contre sa poitrine. Ses lèvres contre les siennes seraient plus éloquentes que tous les mots qu’elle pourrait bredouiller. Mais en le regardant elle se rendit compte que ce n’était pas par méchanceté qu’il la repoussait. Il avait l’air de ne plus rien ressentir. Ses paroles semblaient n’avoir rien éveillé en lui.

« Heureux ? répéta-t-il. Jadis, j’aurais remercié Dieu à deux genoux de vous entendre dire tout cela, mais maintenant ça ne me fait plus rien.

— Ça ne vous fait plus rien ? De quoi parlez-vous, voyons ? Mais si, bien sûr, ça vous fait quelque chose. Rhett, vous m’aimez, n’est-ce pas ? Vous devez m’aimer. Melly l’a dit.

— Eh bien ! elle avait raison en un sens, mais elle ne savait pas tout. Scarlett, vous est-il jamais venu à l’idée que même un amour impérissable pouvait s’éteindre ? »

Incapable d’articuler un son, elle le dévisagea, la bouche ronde comme un O.

« Le mien s’est éteint, poursuivit Rhett. Il s’est émoussé contre Ashley Wilkes et votre entêtement insensé qui vous fait vous cramponner comme un bouledogue à tout ce que vous vous figurez désirer… Mon amour s’est éteint.

— Mais l’amour ne peut pas s’éteindre !

— C’est cependant ce qui est arrivé à celui que vous aviez pour Ashley !

— Mais je n’ai jamais aimé Ashley pour de bon !

— En tout cas, vous avez joliment bien donné le change… jusqu’à ce soir. Scarlett, je ne vous blâme pas, je ne vous accuse pas, je ne vous adresse pas de reproches. Ce temps-là est passé. Épargnez-moi vos protestations et vos explications. S’il vous est possible de m’écouter quelques minutes sans m’interrompre, je m’en vais vous expliquer ma façon de penser. Dieu sait pourtant que je ne vois nullement la nécessité d’une explication. La vérité saute aux yeux. »

Scarlett s’assit. La lumière crue du gaz frappait en plein son visage blême. Elle plongea son regard dans ces yeux qu’elle connaissait à la fois si bien et si mal. Elle écouta cette voix tranquille lui dire des mots qui d’abord n’eurent aucun sens pour elle. C’était la première fois que Rhett lui parlait ainsi comme tout le monde, sans badiner, sans railler, sans poser de devinettes.

« Vous est-il jamais venu à l’idée que je vous aimais autant qu’un homme peut aimer une femme ? Que je vous ai aimée pendant des années avant de vous posséder ? Pendant la guerre, je suis parti au loin pour essayer de vous oublier, mais c’était impossible, il fallait toujours que je revienne. Après la guerre, je me suis fait arrêter parce que j’étais revenu pour vous revoir. Je vous aimais tellement que je crois bien que j’aurais tué Frank Kennedy s’il n’était pas mort. Je vous aimais, mais je ne voulais pas que vous le sachiez. Vous êtes si dure avec ceux qui vous aiment, Scarlett. Vous prenez leur amour et vous le brandissez comme un fouet au-dessus de leur tête. »

De tout cela, seul le fait qu’il l’aimait avait une signification pour elle. Au son de sa voix empreinte d’un faible accent de passion, elle sentit le plaisir et l’émotion l’envahir de nouveau. Elle demeurait immobile, retenant son souffle, écoutant, attendant.

« Je savais que vous ne m’aimiez pas lorsque je vous ai épousée. Je savais à quoi m’en tenir au sujet d’Ashley, vous comprenez. Mais, insensé que j’étais, je pensais réussir à me faire aimer de vous ! Riez si le cœur vous en dit, mais je voulais veiller sur vous, vous chérir, vous donner tout ce que vous auriez désiré. Je voulais vous épouser, vous protéger, vous passer toutes les fantaisies qui vous auraient rendue heureuse… exactement ce que j’ai fait avec Bonnie. Vous aviez tant lutté. Nul ne savait mieux que moi ce que vous aviez traversé. Je voulais que vous cessiez de combattre et que vous me laissiez poursuivre la lutte à votre place. Je voulais que vous jouiez comme une enfant… car vous étiez une enfant, brave, effrayée, têtue. Je crois d’ailleurs que vous êtes toujours une enfant. Il n’y a qu’une enfant pour être aussi butée et aussi insensible que vous. »

Rhett s’exprimait d’une voix calme et lasse, mais dans son intonation il y avait quelque chose qui faisait se lever en Scarlett le fantôme d’un souvenir. Elle avait déjà entendu une voix comme celle-là à une autre époque douloureuse de sa vie. Où cela ?… la voix d’un homme s’analysant, regardant la vie en face, sans émotion, sans effroi, sans espérance.

Voyons… voyons… mais c’était Ashley dans le verger de Tara balayé par le vent d’hiver. Ashley parlant de théâtre d’ombres avec une placidité résignée plus désespérante que les accents les plus amers. De même que la voix d’Ashley l’avait glacée, avait éveillé en elle la crainte de choses qu’elle ne pouvait comprendre, de même la voix de Rhett remplissait son cœur d’angoisse. Son intonation, son attitude, plus encore que le contenu de ses paroles, la bouleversaient, l’obligeaient à s’apercevoir que l’agréable griserie éprouvée quelques instants plus tôt avait été prématurée. Il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose de faussé. Quoi ? elle n’en savait rien, mais elle écoutait désespérément, les yeux rivés sur le visage de Rhett, et elle espérait quand même que ses paroles allaient dissiper ses craintes.

« Il était clair que nous étions faits l’un pour l’autre. C’était si clair que j’étais le seul homme que vous connaissiez capable de vous aimer après vous avoir vue telle que vous étiez… dure, cupide, malhonnête comme moi. Je vous aimais et j’ai tenté ma chance. Je pensais que vous finiriez par oublier Ashley. Mais (il haussa les épaules) j’ai essayé tout ce qui était en mon pouvoir, et rien n’a marché. Et je vous aimais, Scarlett. Si seulement vous m’aviez laissé faire, je vous aurais aimée plus tendrement qu’un homme a jamais aimé une femme. Pourtant je ne voulais pas que vous le sachiez, car je savais que vous m’auriez cru faible et que vous auriez cherché à vous servir de mon amour contre moi. Et toujours… toujours il y avait Ashley. Il me rendait fou. Je ne pouvais pas m’asseoir à table en face de vous le soir sans deviner que vous auriez voulu qu’Ashley fût à ma place. Je ne pouvais pas vous tenir dans mes bras la nuit sans savoir… Bah, ça n’a plus d’importance, maintenant. Oui, maintenant je me demande même pourquoi j’ai souffert. C’est ça qui m’a conduit chez Belle. On éprouve un certain réconfort de mauvais aloi auprès d’une femme qui vous aime corps et âme et respecte en vous le beau monsieur… même si cette femme est une prostituée sans culture… Ça caressait ma vanité. Vous n’avez jamais été très caressante, ma chère.

— Oh ! Rhett… » fit Scarlett dont le chagrin augmenta au nom de Belle, mais Rhett l’arrêta d’un geste et poursuivit :

« Et puis, cette nuit où je vous ai portée dans mes bras… je pensais… j’espérais… j’avais tant d’espoir que j’ai eu peur de me trouver devant vous le lendemain matin. J’avais peur de m’être trompé, peur que vous ne m’aimiez pas. Je redoutais tellement que vous vous moquiez de moi que je suis sorti et que je me suis enivré. Et, lorsque je suis revenu, je tremblais comme un galopin et si vous aviez eu le moindre geste, si vous m’aviez donné le moindre encouragement, je crois que je vous aurais baisé les pieds. Mais vous n’avez pas bougé.

— Oh ! Rhett, mais j’avais tant besoin de vous, seulement vous avez été si odieux. J’avais besoin de vous. Je crois… oui ça doit être à ce moment-là que j’ai su pour la première fois que je vous aimais. Ashley… après cela, la pensée d’Ashley ne m’a plus jamais rendue heureuse, mais vous étiez si odieux que je…

— Allons, fit-il, j’ai l’impression que nous avons joué à cache-cache. Ce n’est pas vrai ? Mais maintenant ça n’a plus d’importance. Je vous raconte tout cela uniquement pour qu’il ne reste plus en vous de points obscurs. Lorsque vous avez été malade par ma faute, je suis resté derrière votre porte, j’espérais tout le temps que vous m’appelleriez, mais vous n’en avez rien fait. Alors j’ai compris combien j’avais été stupide et j’ai su que tout était fini. » Il s’arrêta et il la regarda sans la voir, comme Ashley l’avait si souvent regardée, fixant au loin quelque chose qu’elle ne pouvait distinguer. Et elle, incapable de parler, ne pouvait que fixer ce visage pensif.

« Mais il y avait Bonnie, et j’ai compris qu’en somme tout n’était pas fini. Je me plaisais à imaginer que Bonnie c’était vous, que vous étiez redevenue une petite fille, que cela se passait avant que la guerre, la pauvreté vous eussent marquée. Elle vous ressemblait tant. Elle était si autoritaire, si brave, si gaie, si pleine d’entrain, et je pouvais la chérir, la gâter… tout comme j’aurais voulu vous chérir. Mais elle n’était pas comme vous… elle m’aimait. C’était une bénédiction pour moi de pouvoir employer cet amour dont vous ne vouliez pas et de le lui prodiguer… Quand elle est partie, elle a tout emporté avec elle. »

Tout à coup Scarlett eut de la peine pour Rhett, le chagrin s’empara d’elle si complètement qu’elle ne pensa ni à sa propre douleur, ni aux menaces contenues dans les mots qu’elle venait d’entendre. C’était la première fois qu’elle éprouvait de la peine pour quelqu’un sans éprouver en même temps du mépris, car c’était la première fois qu’elle se trouvait si près de comprendre un être humain. Et elle pouvait comprendre son entêtement orgueilleux, si pareil au sien, son obstination à ne pas vouloir confesser son amour de peur de s’exposer à une rebuffade.

« Chéri, dit-elle en s’avançant d’un pas dans l’espoir qu’il lui tendrait les bras et la prendrait sur ses genoux. Chéri, je suis si triste, mais je vous ferai oublier tout cela ! Nous pouvons être si heureux, maintenant que nous savons la vérité et… Rhett… regardez-moi donc, Rhett ! Il peut… il peut y avoir d’autres enfants… pas comme Bonnie, bien sûr… mais…

— Non, merci, fit Rhett comme s’il eût refusé un morceau de pain. Je ne risquerai pas mon cœur une troisième fois.

— Rhett, ne dites pas des choses pareilles ! Oh ! que faut-il vous dire pour vous faire comprendre ? Je vous ai dit combien je regrettais…

— Ma chérie, vous êtes tellement enfant. Vous vous imaginez qu’il vous suffit de dire « je regrette » pour que toutes les erreurs, toutes les souffrances soient effacées de la mémoire, pour que toutes les anciennes blessures soient lavées de leur poison… Prenez mon mouchoir, Scarlett. À toutes les heures graves de votre vie je ne vous ai jamais vue avec un mouchoir. »

Elle prit le mouchoir, se moucha et se rassit. Il était certain que Rhett n’allait pas la prendre dans ses bras. Il commençait à ne plus faire de doute que tout ce qu’il avait dit au sujet de son amour pour elle ne correspondait plus à rien. C’était un récit emprunté à une époque lointaine, et Rhett racontait cette histoire comme si elle ne lui était jamais arrivée. C’était bien cela qui était effrayant. Il la regarda presque avec bonté.

« Quel âge avez-vous, ma chère ? demanda-t-il d’un air songeur. Vous n’avez jamais voulu me le dire.

— J’ai vingt-huit ans, répondit-elle sourdement, le mouchoir sur la bouche.

— Ce n’est pas bien vieux. Vous vous y êtes prise jeune pour conquérir le monde et perdre votre âme, hein ? Ne faites pas cette tête épouvantée. Je ne fais pas allusion aux feux de l’enfer qui vous guettent, à cause de votre aventure avec Ashley. Je parle simplement par métaphore. Depuis que je vous connais, vous désirez deux choses : avoir Ashley et être assez riche pour envoyer promener le monde. Eh bien ! vous voilà assez riche, vous avez dit aux gens ce que vous pensiez d’eux et vous aurez Ashley, si vous voulez de lui. Mais maintenant, tout cela ne semble pas vous suffire. »

Scarlett avait peur, mais ce n’étaient pas les feux de l’enfer qui l’effrayaient. Elle se disait : « Mais mon âme, c’est Rhett, et je suis en train de le perdre. Et, si je le perds, rien ne comptera plus pour moi. Non, ni amis, ni argent… rien. Si seulement je pouvais l’avoir à moi, ça me serait bien égal de retomber dans la pauvreté. Oui ça me serait bien égal d’endurer encore le froid et la faim. Mais il ne peut pas vouloir que… Oh ! c’est impossible ! »

Elle s’essuya les yeux et dit d’un ton désespéré :

« Rhett, si vous m’avez tant aimé, il doit bien y avoir en vous quelque chose pour moi ?

— Voyez-vous, quand je réfléchis à tout cela, je m’aperçois qu’il ne reste plus que deux choses, justement les deux choses que vous détestez le plus… la pitié et un curieux sentiment de bonté. »

De la pitié ! De la bonté ! « Oh ! mon Dieu ! » se dit Scarlett, éperdue. Tout sauf de la pitié et de la bonté. Chaque fois qu’elle éprouvait l’un ou l’autre de ces sentiments pour quelqu’un, ils s’accompagnaient de mépris. La mépriserait-il en plus ? N’importe quoi serait préférable à cela. Même son cynisme du temps de la guerre, même sa frénésie d’ivrogne lorsqu’il l’avait emportée dans ses bras, que ses doigts durs lui avaient meurtri le corps, même ses remarques cinglantes sous lesquelles, elle s’en rendait compte maintenant, se cachait un amour rempli d’amertume, tout plutôt que cette bienveillante indifférence qu’elle lisait sur son visage.

« Alors… alors vous voulez dire que j’ai tout gâché… que vous ne m’aimez plus ?

— C’est exact.

— Mais, fit-elle avec obstination comme un enfant qui se figure qu’il lui suffit de formuler un désir pour qu’il se réalise. Mais je vous aime.

— Tant pis pour vous. »

Elle releva aussitôt la tête pour voir s’il y avait de l’ironie derrière ses paroles, mais elle n’en découvrit pas. Rhett constatait simplement un fait. Pourtant, c’était un fait auquel elle ne voulait pas encore croire… auquel elle ne pouvait pas croire. Elle le regarda de ses yeux obliques où brûlait un acharnement désespéré et, serrant tout à coup les mâchoires dont les lignes dures saillirent sous la peau douce de ses joues, elle ressembla à Gérald.

« Rhett, ne soyez pas stupide ! Je peux vous rendre… »

Feignant un geste d’horreur, il mit sa main en écran devant lui, et ses sourcils noirs dessinèrent la double courbe moqueuse d’autrefois.

« Ne prenez pas un air aussi décidé, Scarlett ! Vous me faites peur. Je vois que vous envisagez de reporter sur moi les ardeurs tumultueuses que vous éprouviez pour Ashley, et je crains pour ma liberté et ma tranquillité d’esprit. Non, Scarlett, je ne tiens pas du tout à ce que vous me relanciez comme vous avez relancé l’infortuné Ashley. D’ailleurs, je m’en vais en voyage. »

Le menton de Scarlett trembla. S’en aller en voyage ? Non, tout plutôt que cela ! Comment continuer à vivre sans lui ? Tout le monde l’avait quittée, tous les êtres auxquels elle tenait, sauf Rhett. Il ne pouvait pas s’en aller. Mais comment le retenir ? Elle ne pouvait rien contre son détachement, contre ses paroles indifférentes. « Je pars en voyage. J’avais l’intention de vous l’annoncer à votre retour de Marietta.

— Vous m’abandonnez ?

— Ne jouez pas l’épouse délaissée et dramatique, Scarlett. Ce rôle ne vous va pas. J’ai bien compris, n’est-ce pas, que vous ne vouliez ni d’un divorce, ni d’une séparation ? Parfait, je reviendrai donc assez souvent pour imposer silence aux mauvaises langues.

— Au diable les mauvaises langues ! s’écria-t-elle d’un ton farouche. C’est vous que je veux. Emmenez-moi avec vous !

— Non », déclara-t-il, et il y avait quelque chose de définitif dans le timbre de sa voix.

Pendant un moment Scarlett fut sur le point d’avoir une crise de larmes comme une enfant. Elle faillit se rouler par terre, lancer des injures, hurler, battre le plancher de ses talons. Mais un reste de fierté et de bon sens la retint. « Si je fais cela, se dit-elle, il se moquera de moi ou il se contentera de me regarder. Il ne faut pas que je me mette à pleurer. Il ne faut pas lui demander la charité. Je ne dois pas m’exposer à encourir son mépris. Il faut qu’il me respecte même… même s’il ne m’aime pas. »

Elle releva la tête et réussit à lui demander d’un ton calme : « Où irez-vous ? »

Une faible lueur d’admiration dans les yeux il répondit : « Peut-être en Angleterre… ou à Paris. Peut-être à Charleston, pour essayer de faire la paix avec ma famille.

— Mais vous la détestez ! Je vous ai si souvent entendu vous moquer d’elle… et… » Il haussa les épaules.

« Je continue à m’en moquer… mais j’en ai assez d’être un aventurier, Scarlett. J’ai quarante-cinq ans. C’est l’âge auquel un homme commence à apprécier quelques-unes des choses qu’il a reniées d’un cœur si léger dans sa jeunesse, les liens de famille, l’honneur, la tranquillité, les racines profondément enfoncées dans le sol… Oh ! non. Je n’abjure rien, je ne regrette rien de ce que j’ai fait. Je me suis payé une sacrée pinte de bon sang… Je me suis même si bien amusé que les plaisirs commencent à me lasser et que je désire connaître autre chose. Non, je veux simplement changer mes mouchetures, comme le léopard, vous savez. Je veux redonner aux choses que je connaissais l’aspect extérieur qu’elles avaient autrefois, je veux éprouver ce sentiment d’ennui mortel que procure la respectabilité… celle des autres, mon chou, pas la mienne… je veux retrouver la dignité calme de la vie menée au milieu des gens comme il faut, je veux retrouver le charme bienfaisant des jours qui ne sont plus… Lorsque je vivais ces jours-là je ne me rendais pas compte de la saveur de leur nonchalance… »

Scarlett était de nouveau transportée dans le verger de Tara balayé par le vent, et dans les yeux de Rhett elle découvrait une expression analogue à celle qu’elle avait vue alors dans les yeux d’Ashley. Les paroles d’Ashley lui revenaient avec tant de netteté qu’elle avait l’impression de l’entendre parler à la place de Rhett. Elle se rappelait des bribes de phrases et elle les répéta tout haut comme un perroquet : « Une séduction… une perfection, la symétrie de l’arc grec.

— Que racontez-vous là ? fit Rhett sèchement. C’est exactement ce que je voulais dire.

— C’est quelque chose que… que m’a dit un jour Ashley à propos de l’ancien temps. »

Rhett haussa les épaules et la lumière s’éteignit dans ses yeux.

« Toujours Ashley », murmura-t-il, et il se tut un instant. « Scarlett, reprit-il, quand vous aurez quarante-cinq ans, vous comprendrez peut-être ce que je veux dire et vous aussi vous serez peut-être fatiguée des gens qui posent aux belles manières, des attitudes truquées, des émotions de pacotille. Mais j’en doute. Je crois que vous serez toujours plus attirée par ce qui brille que par l’or véritable. En tout cas, il ne m’est pas possible d’attendre jusque-là pour voir et je n’en ai nulle envie. Ça ne m’intéresse pas du tout. Je m’en vais explorer de vieilles villes et de vieux pays où doit subsister encore un peu du charme d’antan. Oui, je suis sentimental à ce point. Atlanta est trop brutal pour moi, trop neuf.

— Taisez-vous », fit Scarlett brusquement. Elle avait à peine entendu ce que Rhett venait de dire ; en tout cas, elle n’en avait pas compris le sens, mais elle savait qu’elle n’aurait plus la force de l’écouter parler si sa voix ne trahissait pas un peu d’amour.

Il s’arrêta et la regarda, intrigué.

« Voyons, vous avez pourtant bien compris le sens de mes paroles, n’est-ce pas ? » demanda-t-il en se levant.

Scarlett lui tendit les mains, répétant le geste immémorial de ceux qui implorent et de nouveau son visage exprima tous les sentiments dont son cœur débordait.

« Non, s’écria-t-elle, tout ce que je sais, c’est que vous ne m’aimez pas et que vous allez partir. Oh ! mon chéri, si vous vous en allez, que vais-je devenir ? »

Pendant un moment Rhett parut hésiter comme s’il se demandait ce qui était préférable en fin de compte d’un mensonge charitable ou de la vérité. Alors il haussa les épaules.

« Scarlett, je n’ai jamais été un homme à ramasser patiemment les morceaux cassés et à les recoller pour me dire ensuite qu’un objet réparé valait un objet neuf. Ce qui est cassé est cassé… Et j’aime encore mieux avoir le souvenir de quelque chose de beau que de voir toute ma vie les endroits brisés et les traces de rafistolage. Peut-être, si j’étais plus jeune… » Il soupira : « Mais je suis trop vieux pour avoir cette sentimentalité bébête des gens qui croient à la vertu de l’éponge sur l’ardoise et qui se figurent qu’on peut tout recommencer. Je suis trop vieux pour porter sur mes épaules le poids des mensonges perpétuels qui accompagnent l’existence de ceux qui entretiennent des illusions polies. Il me serait impossible de vivre auprès de vous en vous mentant sans cesse et, en tout cas, je serais incapable de me mentir à moi-même. Je ne peux même pas vous mentir en ce moment. Je voudrais pouvoir m’intéresser à ce que vous faites, à ce que vous deviendrez, mais c’est trop me demander. » Il poussa un petit soupir et déclara d’un ton détaché, mais emprunt de douceur : « Ma chère, je m’en fiche comme d’une guigne. »

Scarlett ne dit rien et regarda Rhett monter l’escalier. La douleur lui contractait si fortement la gorge qu’elle eut l’impression d’étouffer. Elle entendit Rhett traverser le couloir du premier, puis le bruit de ses pas s’évanouit ; en même temps s’évanouit la dernière chose à laquelle elle tenait. Elle savait désormais que nul sentiment, nul argument ne ferait revenir cet homme glacé sur le verdict qu’il avait prononcé. Elle savait que, malgré le ton léger qu’il avait employé parfois, tous ses mots avaient eu un sens précis. Elle savait cela parce qu’elle devinait confusément en lui quelque chose de fort, d’inflexible, d’implacable… toutes les qualités qu’elle avait cherchées en vain chez Ashley.

Elle n’avait compris ni l’un ni l’autre des deux hommes qu’elle avait aimés et, partant, elle les avait perdus tous les deux. Ses pensées suivaient un cours tortueux, indécis. Elle se rendait compte peu à peu que si elle avait compris Ashley elle ne l’aurait jamais aimé, mais que si elle avait compris Rhett elle ne l’aurait jamais perdu. Désespérée, elle se demanda si elle avait jamais compris quelqu’un.

Une torpeur miséricordieuse s’emparait de son esprit, mais elle savait, par une longue expérience, que cet engourdissement ferait bientôt place à une souffrance aiguë, comme les tissus tranchés par le bistouri du chirurgien profitent d’un bref moment d’insensibilité avant que commence leur supplice.

« Je ne veux pas y penser maintenant », se dit-elle avec une énergie farouche. C’était là sa vieille formule et l’heure était venue de l’appliquer de nouveau. « Je vais devenir folle si je pense que j’ai perdu Rhett. Je penserai à tout cela demain. »

« Mais, lui cria son cœur meurtri en repoussant le talisman, je ne peux pas le laisser partir ! Il doit y avoir un moyen de le retenir ! »

« Je ne veux pas y penser maintenant », dit-elle tout haut cette fois. Elle essayait d’enfouir son chagrin au fond de sa conscience, d’élever une digue contre le flot grossissant de la douleur. « Je… allons, demain je partirai pour Tara », et elle reprit un peu de courage.

Elle était déjà retournée à Tara un jour d’effroi et de défaite, et elle en avait quitté les murs protecteurs forte et armée pour la victoire. Ce qu’elle avait fait une fois… « Oh ! mon Dieu, je vous en supplie, donnez-moi le moyen de le refaire. » Un moyen ? lequel ? Elle n’en savait rien. Elle ne voulait pas réfléchir à cela pour le moment. Tout ce qu’elle désirait, c’était avoir assez d’espace pour souffrir librement, c’était trouver un lieu paisible pour y panser ses blessures, un refuge pour y dresser ses plans de campagne. Elle pensait à Tara et il lui semblait qu’une main fraîche et affectueuse lui caressait le cœur. Elle voyait la blanche maison lui souhaiter la bienvenue parmi les feuillages rougissants de l’automne, elle sentait descendre sur elle comme une bénédiction le calme silencieux du crépuscule champêtre, elle sentait la rosée tomber sur les arpents de buissons verts étoilés de touffes blanches, elle voyait la couleur crue de la terre rouge et la beauté triste et sombre des pins sur les collines ondulantes.

L’évocation de ces images lui procurait un léger réconfort, ranimait un peu son énergie et reléguait à l’arrière-plan ses regrets qui menaçaient de la rendre folle de douleur. Elle resta un moment immobile à se rappeler de petits détails, l’avenue de cèdres qui menait à Tara, les buissons de jasmins contre la maison dont la blancheur rehaussait leur couleur verte, les rideaux blancs qui flottaient au vent. Et Mama serait là ! Soudain, Scarlett souhaita éperdument de revoir Mama. Elle avait besoin d’elle comme au temps de son enfance, elle avait besoin de la grosse poitrine pour y poser sa tête, de la main noueuse et noire sur ses cheveux. Mama, son dernier lien avec le bon vieux temps !

Avec l’énergie de ceux de sa race, qui ne s’avouent jamais vaincus, même lorsque la défaite les regarde en face, Scarlett releva le menton. Elle ramènerait Rhett à elle. Elle savait qu’elle y parviendrait. Nul homme ne lui avait jamais résisté, lorsqu’elle s’était mis en tête de faire sa conquête.

« Je penserai à cela demain, à Tara. Pour le moment, je n’en ai pas le courage. Demain, je chercherai un moyen de ramener Rhett. En somme, à un jour près… »

 

FIN



[1] Nom donné au sud des États-Unis aux bonnes d’enfants de couleur. Ce terme affectueux s’applique en général à des négresses fort attachées à la famille de leurs maîtres. (N. D. T.)

[2] Le fort Sumter, construit dans la baie de Charleston, fut le théâtre d’un des premiers épisodes militaires qui opposèrent les Yankees aux Sudistes avant même que la guerre fût déclarée. (N. D. T.)

[3] Ce mot pique-nique reviendra souvent. C’est faute d’équivalent en français que nous nous en sommes servis pour traduire l’anglais « barbecue ». Le barbecue est en Amérique une fête champêtre où l’on mange du porc et du mouton rôtis dans des foyers creusés à même le sol. (N. D. T.)

[4] Les secondes guerres séminoles qui opposèrent de 1834 à 1842 les Américains aux Indiens de Floride. (N. D. T.)

[5] « Toddy », boisson forte, mélange d’eau chaude et de liqueurs. (N. D. T.)

[6] Les Orangistes sont des protestants irlandais qui bataillent contre les catholiques irlandais, indépendantistes. En 1870 à New York, des rixes entre Orangistes et catholiques firent plusieurs morts.

[7] Chanson composée en Angleterre après la bataille de la Boyne (1690) où les orangistes écrasèrent les partisans des Stuarts. (N. D. T)

[8] L’auteur fera plusieurs fois allusion à cette mousse qui, au sud des États-Unis, recouvre arbres et demeures de longues écharpes gris vert. (N. D. T.)

[9] Le geechee, ou gullah, est une langue très marquée par son origine africaine. Elle est encore présente dans les régions côtières de Caroline du Sud et de Géorgie. Plus généralement, la culture geechee / gullah, préservée jusqu’à aujourd’hui en raison de la densité de la population africaine-américaine dans ces régions, a conservé de son héritage africain des savoir-faire artisanaux (vannerie) et des systèmes familiaux spécifiques.

[10] Diminutif de Gérald.

[11] Sue et Susie, diminutifs de Suellen.

[12] Indien du Texas. (N. D. T.)

[13] Académie militaire des États-Unis. (N. D. T.)

[14] Héroïque officier de cavalerie qui s’illustra encore par son rôle politique après la guerre. (N. D. T.)

[15] La guerre du Mexique (1946-1848) voit les États-Unis et le Mexique s’affronter à propos de la souveraineté de vastes territoires, s’étendant du Pacifique au golfe du Mexique. Par le traité de Guadalupe Hidalgo, qui conclut la guerre victorieusement pour les États-Unis, ceux-ci annexent la Californie et le Nouveau-Mexique, tandis que le Texas, indépendant depuis 1845, entre définitivement dans le giron américain.

[16] Ville d’eaux fort à la mode aux États-Unis. (N. D. T.)

[17] Lorena (1862) : l’une des chansons d’amour les plus populaires du Sud confédéré.

[18] Le Beau Drapeau bleu, Bonnie Blue Flag, chanson sudiste militante.

[19] Stonewall, qui veut dire « Muraille de pierre », était le beau surnom donné au général Jackson. (N. D. T.)

[20] When this crual war is over, chanson romantique de 1863.

[21] Chanson irlandaise saluant la mémoire du héros nationaliste irlandais Robert Emmet, exécuté par les Anglais en 1803.

[22] Dixie, chanson écrite en 1859 par un Nordiste, Daniel Emmett, mais qui devient surtout populaire dans le Sud confédéré, qui l’adopte comme « hymne officiel » dès 1861.

[23] Général confédéré plein d’entrain et de brio, célèbre par une plume d’autruche noire qu’il portait à son chapeau. (N. D. T.)

[24] La fée Banshee, du folklore irlandais, dont les cris annoncent un décès prochain. (N. D. T.)

[25] Somebody’s Darling : chanson écrite par Marie Ravenal de la Coste.

[26] Célèbre chanson américaine composée par Stephen C. Foster. (N. D. T.)

[27] Go Down Moses : célèbre Spiritual, musique religieuse chantée par les esclaves.

[28] Maryland, My Maryland, chanson de 1861 appelant le Maryland à rejoindre la Confédération. Elle se chante sur l’air de Mon beau sapin.

[29] Confederated States Army, insigne que les officiers de l’Armée du Sud portaient à leur chapeau. (N. D. T.)

[30] Breuvage très populaire au sud des États-Unis. (N. D. T.)

[31] Il ne faut pas oublier que la plupart de ces demeures de campagne aux États-Unis étaient et sont encore construites en bois. (N. D. T.)

[32] Cette marche de Sherman est restée célèbre aux États-Unis, tant par l’exploit militaire qu’elle sembla constituer sur le moment que par les cruautés inouïes dont elle fut marquée. (N. D. T.)

[33] Citation du Jules César de Shakespeare. (N. D. T.)

[34] « Lines of the back of a Confederate note » : poème écrit en avril 1865 par l’officier confédéré Sidney Alroy Jonas après la reddition sudiste.

[35] Ces mots : Scallawags et Carpetbaggers paraîtront étranges au lecteur. S’ils signifient le premier « renégat du Sud », le second « politicien, étranger à la circonscription », leur pittoresque est intraduisible et nous les garderons tels que les Américains les ont forgés. (N. D. T.)

[36] Ce fut de leur sac de voyage en tapisserie que ces politiciens véreux tirèrent leur nom. (N. D. T.)

[37] Ce fut au village d’Appomatox, le 10 avril 1865, que le général R. E. Lee, commandant en chef des troupes sudistes, fit sa reddition au général Grant, commandant les forces du Nord. (N. D. T.)

[38] Le général Beauregard, Français d’origine, commanda les « Lignes de Louisiane ». Ses hommes, qui portaient l’uniforme des zouaves, l’adoraient. (N. D. T.)

[39] Fameuse chanson d’esclaves (voix et banjo) composée en l’honneur du révérend virginien Daniel Tucker (1740-1818), qui mena des actions charitables pour les esclaves.

[40] Le « serment de fer » est un serment de loyauté permettant aux Sudistes blancs de redevenir américains à part entière. Les chefs de la Confédération ne pouvaient y recourir et demeuraient donc exclus de la citoyenneté.

[41] Il s’agit de The Wearing of the green, une chanson irlandaise nationaliste.

[42] Peg in a Low-backed Car : chanson populaire iralndaise.

[43] James Edward Oglethorpe, général et philanthrope anglais, de retour en Angleterre, après une campagne contre les Turcs, eut l’idée de fonder une colonie pour les indigents et les membres des sectes protestantes persécutées. Une charte royale lui fut octroyée en 1732 et il partit pour l’Amérique, où il fonda l’État de Virginie. (N. D. T.)

[44] Pour payer le prix de leur passage, certains émigrants européens se vendaient à des propriétaires américains et se rachetaient peu à peu, c’était le système dit de la « rédemption ». (N. D. T.)

[45] Nom donné aux partisans de Charles Ier dans sa lutte contre le Parlement. (N. D. T.)

[46] Charles-Edward Stuart, appelé « le jeune Prétendant », écrasé à Culloden par les Anglais après une série de brillants succès. (N. D. T.)

[47] On appelle législature aux États-Unis le parlement local de chaque État. (N. D. T.)

[48] Shanty-Town : mot à mot, la ville des baraques. (N. D. T.)

[49] Les misérables de Lee. Jeu de mots intraduisible, mais cependant facile à comprendre dans notre langue. (N. D. T.)

[50] March through Georgia (1865) : célèbre chanson militaire de l’armée de Sherman, célébrant les « boys » matant les « rebelles ».

[51] Shakespeare, Macbeth, acte II. (N. D. T.)

[52] Phrase célèbre lancée à Brutus par le spectre de Jules César dans la tragédie de Shakespeare. (N. D. T.)

[53] La Nouvelle-Orléans n’est pas la capitale de l’État de Louisiane. La capitale se trouve à Bâton-Rouge. (N. D. T.)

[54] Tour à tour journaliste, flibustier et, pendant un temps, dictateur virtuel du Nicaragua, il fut chassé de ce pays. Par la suite, ses menées politiques au Honduras lui valurent le peloton d’exécution. (N. D. T.)

[55] Aventurier qui, à la tête d’une bande nombreuse, livra aux autorités américaines une véritable guerre de guérillas, razziant villes et villages, s’emparant des troupeaux. Il fut tué en 1864. (N. D. T.)

[56] Jesse James, espion sudiste pendant la guerre, devint vers 1867 chef d’une bande redoutable, spécialisée dans l’attaque des banques et des trains. Sa tête ayant été mise à prix pour 10 000 dollars, il fut trahi par deux de ses complices et abattu par eux en 1862. Son frère Frank, malgré sa participation à ses crimes, ne fut jamais traduit en justice et ne mourut qu’en 1915. (N. D. T.)

[57] Style simple et charmant des maisons du XVIIIe siècle dans le sud des États-Unis. (N. D. T.)

[58] Emporium veut dire « grand magasin ». Nous avons conservé le terme anglais pour rendre possible le jeu de mots de Rhett. (N. D. T.)

[59] Quartier de New York célèbre, aux environs de 1850, par son pittoresque louche et les scènes épiques qui s’y déroulaient entre bandes rivales. (N. D. T.)

[60] Le drapeau de la Confédération ou Bonnie Blue Flag. (N. D. T.)

[61] « Sir », en anglais. Appellation respectueuse employée parfois par les enfants dans certaines familles anglo-américaines. (N. D. T.)

[62] Prince célèbre de la Maison des Stuarts. (N. D. T.)