X

Le lendemain matin à l’heure du petit déjeuner, Pittypat larmoyait, Mélanie se taisait et Scarlett était dressée sur ses ergots.

« Ça m’est égal si l’on parle. Je parie que j’ai fait gagner plus d’argent à l’hôpital que n’importe quelle jeune fille… plus que n’en a rapporté la vente de tout notre vieux bric-à-brac.

— Oh ! Mon Dieu ! Qu’importe l’argent ? gémit Pittypat en se tordant les mains. Je n’en pouvais croire mes yeux, et ce pauvre Charlie, mort depuis un an à peine… Et cet horrible capitaine Butler attirant tous les regards sur toi. C’est un être terrible, terrible, Scarlett. La cousine de Mme Whiting, Mme Coleman, dont le mari est de Charleston, m’en a parlé. C’est la brebis galeuse d’une famille charmante… Oh ! Comment les Butler ont-ils pu donner le jour à une créature pareille ? Personne ne le reçoit à Charleston. Il passe pour un noceur et il a eu une histoire avec une jeune fille… c’est si laid que Mme Coleman elle-même ne sait pas de quoi il s’agit.

— Oh ! Je ne pense pas qu’il soit aussi noir que cela, intervint Mélanie avec sa gentillesse habituelle. Il semble être un parfait homme du monde et quand on songe à sa bravoure, à la façon dont il force le blocus…

— Il n’est pas brave, coupa méchamment Scarlett en versant la moitié du sirop sur ses gaufres. Il fait ça pour gagner de l’argent. C’est lui qui me l’a dit. Il se moque pas mal de la Confédération, et il prétend que nous serons battus. Pourtant, il danse à ravir. »

L’horreur rendit muettes ses deux parentes.

« Et puis j’en ai assez de rester à la maison. C’est fini. Si l’on jase sur moi à propos d’hier soir, c’est que je suis déjà perdue de réputation ; aussi, tout ce qu’on pourra dire d’autre n’a pas grande importance. »

Scarlett ne se rendit pas compte que l’idée émanait de Rhett Butler. Elle lui était venue si à propos et s’adaptait si bien à sa tournure d’esprit !

« Oh ! que dira ta mère quand elle saura cela ? Que pensera-t-elle de moi ? »

Le cœur de Scarlett se serra. Un remords l’assaillit en songeant combien Ellen serait peinée si elle venait à apprendre la conduite scandaleuse de sa fille ; mais l’idée que Tara était à vingt-cinq milles d’Atlanta la réconforta. Mlle Pitty ne dirait certainement rien à Ellen. Ce serait éclairer d’un bien triste jour son chaperonnage. Et, pourvu que Pitty tînt sa langue, elle était sauvée.

« Je crois… fit Pitty, oui… je crois que je ferais mieux d’écrire une lettre à Henry… encore qu’il m’en coûte énormément… mais il est le seul homme de la famille et il faut qu’il fasse des remontrances au capitaine Butler… Oh ! Mon Dieu ! Si seulement Charlie était là… Il ne faut plus jamais, jamais adresser la parole à cet homme, Scarlett. »

Jusque-là, Mélanie était restée tranquillement assise les mains croisées sur ses genoux, tandis que ses gaufres refroidissaient. Elle se leva et, passant derrière Scarlett, elle lui entoura le cou de ses bras.

« Ma chérie, dit-elle, ne te mets pas martel en tête. Je te comprends. Tu as fait une chose courageuse hier soir et tu as bien aidé l’hôpital. Et si les gens osent dire le moindre mot contre toi, ils trouveront à qui parler… Tante Pitty, ne pleure pas. C’était dur pour Scarlett de ne jamais sortir. C’est encore une toute petite fille. »

De ses doigts elle ne cessait de jouer avec les cheveux de Scarlett.

« Et puis, nous ferions peut-être mieux d’aller de temps en temps dans le monde. Nous avons peut-être été fort égoïstes à rester ici avec notre chagrin. La guerre change tout. Quand je songe à tous ces soldats si loin de chez eux… sans un ami à aller voir le soir… à tous ces blessés dans les hôpitaux, assez bien pour se lever et pas assez guéris pour retourner aux armées, oui, nous avons été égoïstes. En ce moment nous devrions, comme tout le monde, avoir trois convalescents chez nous et tous les dimanches soir nous devrions recevoir quelques soldats à dîner. Allons, Scarlett, ne pleure pas comme ça. Les gens ne diront rien quand ils comprendront. Nous savons que tu aimais Charlie… »

Scarlett n’avait nulle envie de pleurer, mais le doux contact des mains de Mélanie l’irritait au plus haut point. Elle aurait voulu pouvoir donner des coups de tête et crier « Parlez toujours ! » Elle se rappelait encore trop bien la façon dont, la veille au soir, les gardes civils, les miliciens et les soldats de l’hôpital s’étaient disputé le plaisir de danser avec elle. Pour rien au monde elle ne voulait de Mélanie comme défenseur. Elle était bien de taille à se défendre toute seule et si les vieilles chipies poussaient les hauts cris… eh bien ! elle s’en moquait. Il y avait trop de beaux officiers pour qu’elle se souciât des racontars de bonnes femmes.

Pittypat se tamponnait les yeux de son mouchoir tout en écoutant les paroles apaisantes de Mélanie quand Prissy entra avec une lettre volumineuse.

« Pou’ vous, ma’ame Melly. C’est un pitit noi’ qui l’a appo’tée.

— Pour moi ? » fit Melly, surprise.

Elle déchira l’enveloppe et Scarlett était si occupée à manger ses gaufres qu’il fallut que Melly éclatât en sanglots et que tante Pittypat portât la main à son cœur pour qu'elle remarquât quelque chose.

« Ashley est mort ! » hurla Pittypat dont la tête roula en arrière et dont les bras retombèrent inertes.

« Oh ! Mon Dieu ! cria Scarlett, qui sentit son sang se glacer dans ses veines.

— Non ! Non ! s’exclama Mélanie. Vite ! Les sels, Scarlett ! Là, là, ma chérie, tu te sens mieux ? Respire à fond. Non, ce n’est pas Ashley. Je suis désolée de t’avoir fait peur. Je pleurais parce que je suis si heureuse. » Tout d’un coup elle ouvrit la main et embrassa un objet qu’elle y tenait caché. « Je suis si heureuse », et de nouveau elle fondit en larmes.

Scarlett surprit l’éclat fugitif d’un gros anneau d’or.

« Lis, fit Melly en montrant la lettre qu’elle avait laissée tomber par terre. Oh ! Qu’il est gentil, qu’il est bon. »

Scarlett, intriguée, ramassa la feuille de papier et lut ces lignes tracées d’une main ferme : « La Confédération peut avoir besoin du sang de ses hommes, mais elle ne réclame pas encore le cœur de ses femmes. Acceptez, chère madame, ce gage de mon respect pour votre courage et ne croyez pas que votre sacrifice aura été vain, car cette bague a été rachetée à dix fois sa valeur. Capitaine Rhett Butler. »

Mélanie glissa l’anneau à son doigt et l’enveloppa d’un regard d’adoration.

« Je vous avais bien dit que c’était un galant homme, n’est-ce pas ? fit-elle en tournant vers Pittypat un visage radieux sous ses larmes. Seul un homme du monde pouvait être assez délicat, assez prévenant pour comprendre que ça me brisait le cœur de… J’enverrai ma chaîne d’or à la place. Tante Pittypat, écris-lui et invite-le à dîner dimanche afin que je puisse le remercier. »

Au milieu de l’émotion générale ni Mélanie, ni Pittypat ne semblèrent remarquer que le capitaine Butler n’avait pas renvoyé aussi la bague de Scarlett. Pourtant Scarlett s’en aperçut et cela la contraria. Elle savait que ce n’était pas la délicatesse qui avait dicté son geste au capitaine Butler, mais bien le désir d’être invité chez Pittypat qui lui avait suggéré ce moyen infaillible d’arriver à ses fins.

 

« J’ai été peinée d’apprendre ta récente conduite », écrivait Ellen, et Scarlett, qui lisait sa lettre à table, se rembrunit. À coup sûr, les mauvaises nouvelles se répandaient vite. Elle avait souvent entendu dire à Charleston et à Savannah que les gens d’Atlanta étaient, de tout le Sud, ceux qui aimaient le mieux faire des commérages, et maintenant elle en était persuadée. La vente de charité avait eu lieu le lundi soir et l’on n’était qu’au jeudi. Laquelle des vieilles chipies avait pris l’initiative d’écrire à Ellen ? Pendant un instant Scarlett soupçonna Pittypat, mais elle rejeta aussitôt cette idée. La pauvre était dans ses petits souliers ! Elle avait une peur bleue qu’on ne la tînt pour responsable des imprudences de Scarlett et elle eût été la dernière à informer Ellen du piètre résultat de sa surveillance. C’était probablement Mme Merriwether. « J’ai peine à imaginer que tu puisses oublier à ce point ton éducation. Je fermerai les yeux sur l’inconvenance que tu as commise en paraissant en public alors que tu étais en deuil, car je me rends compte du désir que tu avais de venir en aide à ton hôpital. Mais danser, et avec un homme comme le capitaine Butler ! J’ai beaucoup entendu parler de lui (qui n’en a entendu parler ?). Et Pauline m’a écrit pas plus tard que la semaine dernière qu’il avait fort mauvaise réputation et qu’à Charleston ses propres parents ne le recevaient même pas, sauf bien entendu sa pauvre mère, dont il a brisé le cœur. C’est un être foncièrement mauvais qui aimerait profiter de ta jeunesse et de ton innocence pour te compromettre et attirer le déshonneur sur toi et ta famille. Comment Mlle Pittypat a-t-elle pu négliger ses devoirs envers toi ? »

Scarlett lança un regard à sa tante par-dessus la table. La vieille demoiselle avait reconnu l’écriture d’Ellen et sa petite bouche aux lèvres charnues dessinait une moue effrayée comme celle d’un bébé qui craint d’être grondé et espère éviter le châtiment en pleurant.

« Je me ronge de chagrin à la pensée que tu peux si vite oublier les principes qui t’ont été inculqués. J’ai eu envie de te rappeler à la maison sur-le-champ, mais je laisserai à ton père le soin de trancher cette question. Il sera à Atlanta vendredi. Il ira parler au capitaine Butler et te ramènera chez nous. Je redoute sa sévérité pour toi malgré mes objurgations. J’espère que seules ta jeunesse et ta légèreté sont causes de ta conduite et je prie le Seigneur qu’il en soit ainsi. Nulle plus que moi ne désire servir notre Cause et je souhaite que mes filles partagent ce sentiment, mais attirer ce déshonneur… »

La lettre continuait longtemps sur ce ton, mais Scarlett ne l’acheva pas. Pour une fois, elle éprouvait une terreur véritable. Sa témérité et son arrogance avaient disparu. Elle se sentait aussi petite, aussi coupable qu’à dix ans, quand, à table, elle avait lancé un gâteau à la tête de Suellen. Dire que sa mère, pourtant si gentille, pouvait lui adresser des reproches aussi cinglants et que son père allait venir parler au capitaine Butler. Elle se rendait de mieux en mieux compte du sérieux de l’affaire. Gérald allait se montrer sévère. Elle savait que, cette fois, elle n’échapperait pas au châtiment en s’asseyant sur ses genoux et en se montrant câline avec lui.

« Ce ne sont pas de mauvaises nouvelles ? demanda Pittypat d’une voix chevrotante.

— Papa arrive demain. Il va me sauter dessus comme un canard sur un hanneton, répondit Scarlett douloureusement.

— Prissy, trouve-moi mes sels, bredouilla Pittypat en repoussant son assiette. Je… je sens que… que je m’évanouis.

— Y sont dans la poche de vot’ jupe », fit Prissy, qui se réjouissait d’assister à un drame sensationnel.

Voir « Missié Gé’ald » en colère, c’était toujours un beau spectacle, à condition que le courroux du maître ne prît point les joues de Prissy pour objectif. Pitty fouilla dans sa poche et en retira la petite fiole dont elle respira le contenu.

« Il faut que vous preniez toutes deux mon parti, et que vous ne me quittiez pas d’une minute, s’écria Scarlett. Il vous aime toutes les deux. Si vous restez avec moi, il n’osera pas me chercher noise.

— Je ne pourrai pas, dit Pittypat en se levant. Je… je ne me sens pas bien. Il faut que j’aille m’étendre. Je resterai allongée toute la journée de demain. Tu lui présenteras mes excuses. »

« Lâche ! » pensa Scarlett, les yeux flamboyants.

Melly se rangea à ses côtés bien qu’elle fût toute blanche d’effroi à la perspective d’avoir à affronter le bouillant M. O’Hara.

« Je t’aid… je t’aiderai à expliquer que tu l’as fait pour l’hôpital. Il comprendra sûrement.

— Non ! dit Scarlett. Il ne comprendra pas. Oh ! Si jamais je retourne en disgrâce à Tara, comme me le laisse entrevoir maman, je crois que j’en mourrai.

— Mais tu ne peux pas retourner chez toi ! s’exclama Pittypat en fondant en larmes. Si tu t’en allais je serais forcée… oui, forcée de demander à Henry de venir habiter avec nous, et tu sais bien que je ne peux pas vivre avec lui. Avec tous ces étrangers qu’il y a en ville, j’ai si peur la nuit quand je suis seule à la maison avec Melly. Toi, tu es si brave, ça m’est bien égal de vivre ici sans homme !

— Oh ! Il ne pourra pas te ramener à Tara, fit Melly qui, elle aussi, semblait sur le point de fondre en larmes. Ici, tu es chez toi maintenant. Que deviendrions-nous sans toi ? »

« Vous seriez bien aises de vous passer de moi si vous saviez ce que je pense de vous », se dit Scarlett, qui eût préféré un autre concours que celui de Mélanie pour affronter la colère de Gérald.

« Nous pourrions peut-être décommander le capitaine Butler… commença Mlle Pittypat.

— Ah ! Non. C’est impossible, s’écria Mélanie, désespérée. Ce serait la pire des grossièretés !

— Aide-moi à me coucher. Je vais être malade, gémit Pittypat. Oh ! Scarlett, comment as-tu pu m’attirer tous ces ennuis ? »

Le lendemain après-midi, quand Gérald arriva, Pittypat malade était couchée. À travers la porte elle lui renouvela maintes fois ses excuses et laissa les deux jeunes femmes effrayées présider au dîner. Gérald observait un silence plein de menaces, bien qu’il eût embrassé Scarlett et qu’il eût pincé la joue de Mélanie en l’appelant « Cousine Melly ». Scarlett aurait mille fois mieux aimé qu’il éclatât en imprécations. Fidèle à sa promesse, Mélanie restait cramponnée à Scarlett comme une petite ombre soyeuse et bruissante, et Gérald était trop bien élevé pour faire une scène à sa fille devant elle. Scarlett fut obligée de reconnaître que Mélanie s’y prenait fort bien. Elle fit celle qui ne savait rien et parvint même à engager la conversation avec Gérald quand le dîner eut été servi.

« Je voudrais savoir ce qui se passe dans le comté, commença-t-elle en adressant à Gérald un sourire délicieux. India et Honey sont de si piètres correspondantes et je sais que vous êtes au courant de tout. Je vous en prie, parlez-nous du mariage de Joe Fontaine. »

Touché par le compliment, Gérald raconta que la cérémonie s’était déroulée dans le calme, « pas comme pour vos mariages, mes petites », car Joe n’avait eu que quelques jours de permission. Sally, la petite Munroe, était très jolie. Non, il ne se souvenait pas de sa toilette de mariée ; néanmoins il avait entendu dire qu’elle n’avait pas porté une robe de « lendemain de noces ».

« Non, vraiment ! s’exclamèrent les jeunes femmes, scandalisées.

— Forcément, elle n’a pas eu de lendemain de noces », expliqua Gérald qui se tordit de rire avant de s’apercevoir que de telles remarques n’étaient peut-être pas faites pour des oreilles féminines. Son rire fit mal à Scarlett et choqua Mélanie.

« Le lendemain, Joe est reparti pour la Virginie, se hâta d’ajouter Gérald. Il n’y a donc eu ni visites, ni bals après le mariage. Les jumeaux Tarleton sont rentrés chez eux.

— Nous avons entendu dire cela. Sont-ils guéris ?

— Ils n’étaient pas très grièvement blessés. Stuart a reçu une balle dans le genou et Brent a eu l’épaule traversée. Saviez-vous aussi qu’ils avaient été cités dans les communiqués pour leur bravoure ?

— Non ! Racontez-nous cela.

— Ce sont des cerveaux brûlés… tous les deux. Je commence à croire qu’il y a du sang irlandais en eux. J’ai oublié ce qu’ils ont fait, mais en tout cas, Brent est lieutenant maintenant. »

Scarlett se sentit tout heureuse d’entendre célébrer leurs exploits et en éprouva une sorte de satisfaction de propriétaire. Quand elle avait eu un jeune homme pour soupirant, elle conservait toujours l’impression qu’il lui appartenait et que ses hauts faits rejaillissaient sur elle.

« J’ai encore du nouveau à vous apprendre, reprit Gérald. On prétend que Stu va de nouveau faire sa cour aux Douze Chênes.

— Honey ou India ? interrogea Melly tout émue, tandis que Scarlett jetait à son père un regard indigné.

— Oh ! mademoiselle India, bien sûr. Est-ce qu’elle ne lui avait pas fait des avances avant que ma vaurienne de fille ne lui fasse de l’œil ?

— Oh ! dit Mélanie, gênée par la verdeur du langage de Gérald.

— Et bien plus fort que ça, le jeune Brent s’est mis à rôder autour de Tara. Voyez-moi ça ! »

Scarlett ne pouvait pas parler. La façon dont ses soupirants l’abandonnaient était presque une insulte, surtout quand elle se rappelait avec quelle violence les jumeaux avaient réagi en apprenant qu’elle allait épouser Charles. Stuart avait même été jusqu’à menacer de tuer soit Charles, soit Scarlett, soit lui-même, soit tous les trois. Ç’avait été passionnant.

« Suellen ? risqua Melly avec un sourire. Mais je croyais que M. Kennedy…

— Oh ! lui ! Il fait toujours des tas de chichis, il a peur de son ombre. Je m’en vais lui demander ses intentions un de ces jours s’il ne se déclare pas. Non, c’est ma toute petite.

— Carreen ?

— Mais c’est une enfant ! lança Scarlett, qui avait retrouvé sa langue.

— Elle a à peine un an de moins que vous quand vous vous êtes mariée, petite fille, riposta son père. Est-ce que tu reprocherais par hasard à ta sœur de te prendre ton ancien soupirant ? »

Melly rougit. Elle n’était pas habituée à une telle franchise et elle fit signe à Peter de passer l’entremets. Elle fit appel à toutes les ressources de son imagination pour découvrir un sujet de conversation un peu moins personnel qui pût faire oublier à M. O’Hara le but de son voyage. Elle ne trouva rien, mais, une fois lancé, Gérald n’avait plus besoin que d’un auditoire. Il parla des vols commis par l’intendance militaire dont les exigences augmentaient tous les mois, de la bêtise de Jefferson Davis, de la canaillerie des Irlandais qui s’engageaient dans l’armée yankee pour toucher des primes.

Lorsqu’on eut servi le porto et que les deux jeunes femmes se furent levées pour laisser leur hôte boire en paix, Gérald fronça les sourcils et, décochant un coup d’œil sévère à sa fille, il lui ordonna de rester avec lui quelques minutes. Scarlett lança un regard désemparé à Mélanie, qui se mit à tortiller son mouchoir et finit par sortir en refermant doucement sur elle la double porte à glissière.

« Allons, à nous deux, ma petite, glapit Gérald en se versant un verre de porto. Jolie façon de se conduire ! C’est un autre mari que tu cherches à décrocher ? Il n’y a pourtant pas longtemps que tu es veuve !

— Pas si haut, papa, les domestiques…

— Je suis bien sûr qu’ils savent à quoi s’en tenir. Tout le monde sait que tu es déshonorée. Ta pauvre mère en est malade. Elle est au lit. Et moi, je n’ose pas regarder les gens en face. C’est une honte. Non, ma chatte, cette fois-ci il ne faut pas songer à m’attendrir avec des larmes », dit Gérald d’une voix un peu angoissée tandis que Scarlett commençait à battre des paupières et à se contorsionner la bouche. « Je te connais. Tu trouverais encore le moyen de flirter à la veillée mortuaire de ton mari. Ne pleure pas. Allons, je n’en dirai pas plus ce soir, car je m’en vais voir ce joli capitaine Butler qui a si peu d’égards pour la réputation de ma fille. Mais demain matin… Allons, ne pleure pas. Ça ne te servira à rien. Ma décision est prise. Demain tu repartiras pour Tara avant d’avoir pu nous déshonorer une fois de plus. Ne pleure pas, ma mignonne. Regarde-moi ce que je t’ai apporté ! N’est-ce pas un beau cadeau ? Mais regarde donc. Comment peux-tu me donner tant de tracas, m’obliger à faire tout ce voyage quand je suis si occupé ? Ne pleure pas, voyons ! »

 

Mélanie et Pittypat étaient allées se coucher depuis des heures, mais Scarlett, le cœur lourd d’angoisses, veillait dans la pénombre tiède. Quitter Atlanta alors que la vie venait juste de recommencer ! Retourner chez elle et affronter Ellen ! Elle aimerait mieux mourir que de revoir sa mère en ce moment. Oui, elle aurait voulu mourir sur-le-champ. Comme ça, tout le monde aurait regretté d’avoir été si méchant pour elle. Elle ne cessait de remuer et de se retourner sur son lit quand, soudain, un bruit lointain vint frapper ses oreilles. Malgré la distance et son imprécision, elle crut le reconnaître. C’était un bruit étrangement familier. Elle se glissa hors de son lit et alla à la fenêtre. Sous un ciel semé d’étoiles, sous la voûte des arbres qui la bordaient, la rue s’allongeait, tranquille et noire. Le bruit se rapprocha. Des roues grincèrent, un cheval martela le sol de ses sabots, des voix s’élevèrent. Et tout d’un coup Scarlett sourit, car une voix qu’elle connaissait bien, une voix empâtée par le whisky et alourdie par un accent irlandais entonna Peg s’en va-t-en voiture. On avait beau ne pas être au jour de la fête de Jonesboro, Gérald n’en rentrait pas moins chez lui dans le même état.

Elle vit la masse sombre d’un buggy se ranger devant la maison. Des silhouettes indistinctes descendirent de la voiture. Son père n’était pas seul. Deux personnes s’arrêtèrent devant la grille. Scarlett entendit cliqueter le loquet, et en même temps la voix de Gérald se fit plus nette.

« Maintenant, je m’en vais vous chanter la Complainte de Robert Emmet[21]. C’est une chanson que vous devriez savoir, mon garçon.

— Ça me ferait grand plaisir, répondit son compagnon dont le ton traînant laissait percer une légère envie de rire. Mais pas maintenant, monsieur O’Hara. »

« Oh ! mon Dieu ! C’est cet abominable Butler ! » se dit d’abord Scarlett. Puis elle reprit courage. Au moins, les deux hommes ne s’étaient pas entre-tués. Et puis, il fallait qu’ils fussent en bons termes pour rentrer à cette heure-là et dans cet état.

« Si, si, je vous la chanterai et vous serez bien obligé de l’écouter, sans ça, je vous tue, espèce d’orangiste.

— Non, je ne suis pas orangiste… je suis Charlestonien.

— Ça ne vaut pas mieux. C’est même pire. J’ai deux belles-sœurs à Charleston, et je sais à quoi m’en tenir. »

« Il ne va tout de même pas réveiller tous les voisins ? » se demanda Scarlett prise de panique tout en cherchant son peignoir. Mais que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait pas descendre à cette heure-là de la nuit et faire rentrer son père.

Sans autre avertissement, Gérald, cramponné à la grille, renversa la tête en arrière et entonna la Complainte d’une voix de basse. Les coudes posés sur l’appui de la fenêtre, Scarlett écouta et rit malgré elle. Que cette chanson aurait pu être belle si seulement son père avait été capable de chanter juste. C’était l’une de ses chansons préférées et pendant un moment elle suivit ces vers pleins d’une exquise mélancolie.

 

Elle est loin de la terre où dort son jeune héros,

Et les amants se pressent autour d’elle en soupirant.

 

Gérald continua de chanter et Scarlett entendit remuer dans les chambres de Pittypat et de Melly. Les pauvres, elles allaient être toutes bouleversées. Elles n’étaient point habituées à des hommes du tempérament de Gérald. Lorsque la chanson fut achevée, les deux silhouettes se fondirent en une seule, remontèrent l’allée et gravirent le perron. On frappa discrètement à la porte d’entrée.

« Je crois qu’il faut que je descende, se dit Scarlett. Après tout, c’est mon père, et la malheureuse Pitty serait morte avant d’être arrivée en bas. » D’ailleurs, Scarlett ne tenait pas à ce que les domestiques découvrissent l’état de Gérald. Et puis, si Peter essayait de le mettre au lit, il risquait de perdre toute mesure. Pork était le seul qui sût comment s’y prendre.

Elle ferma soigneusement le décolleté de son peignoir à l’aide d’une broche, prit le bougeoir sur sa table de nuit, descendit l’escalier sombre et s’engagea dans le vestibule. Là, elle posa son bougeoir sur une console, tourna le verrou, ouvrit la porte et, à la lueur vacillante de la bougie, elle vit Rhett Butler qui, le jabot impeccable, soutenait son père. La Complainte avait été, sans aucun doute, le chant du cygne de Gérald, qui maintenant s’abandonnait complètement entre les bras de son compagnon. Il avait perdu son chapeau, ses longs cheveux bouclés formaient une sorte de crinière blanche ébouriffée, sa cravate lui était remontée sous l’oreille et son plastron de chemise était maculé de taches de liqueurs.

« C’est votre père, je pense ? » dit le capitaine Butler, les yeux rieurs. Il avait tout de suite remarqué que la jeune personne était en tenue légère et Scarlett eut l’impression qu’il voyait à travers son peignoir.

« Rentrez-le », fit-elle sèchement. Elle se sentait gênée et elle était furieuse contre Gérald de l’avoir mise dans une situation aussi ridicule.

Rhett poussa Gérald en avant.

« Vous aiderai-je à le monter ? Vous ne vous en tirerez pas toute seule. Il est lourd. »

Scarlett fut frappée de stupeur devant une telle audace. Mieux valait ne pas s’imaginer ce que penseraient Pittypat et Mélanie, tremblantes de peur dans leur lit, si le capitaine Butler montait.

« Sainte Vierge, non ! Portez-le sur le canapé du salon. »

Le capitaine s’exécuta.

« Là. Allongez-le.

— Faut-il lui retirer ses bottes ?

— Non, il a déjà dormi avec. »

Scarlett aurait bien voulu rattraper cette remarque, car le capitaine se mit à rire doucement en croisant les jambes de Gérald.

« Je vous en prie, partez maintenant. »

Il sortit dans le vestibule sombre et ramassa son chapeau qu’il avait laissé tomber par terre.

« Je vous verrai dimanche soir au dîner », dit-il. Et il s’en alla en refermant avec précaution la porte sur lui.

Scarlett se leva à cinq heures et demie avant que les domestiques eussent quitté le bâtiment où ils logeaient au fond de la cour. Elle descendit l’escalier et arriva au rez-de-chaussée encore plongé dans le silence. Gérald était réveillé. Il se tenait la tête à pleines mains comme s’il eût voulu l’écraser. À l’entrée de sa fille, il releva les yeux, mais ce geste lui fit tellement mal qu’il poussa un gémissement.

« Vous avez eu une jolie conduite, papa, commença Scarlett, furieuse, tout en ayant bien soin de ne pas élever la voix. On n’a pas idée de rentrer chez soi à une heure pareille et de réveiller tous les voisins en chantant.

— Moi, j’ai chanté ?

— Oui, chanté. Vous avez hurlé à tue-tête la Complainte.

— Je ne me souviens de rien.

— Les voisins, eux, s’en souviendront jusqu’au jour de leur mort et Mlle Pittypat et Mélanie aussi.

— Mère de Douleur ! se lamenta Gérald, qui passa avec peine sa langue pâteuse sur ses lèvres parcheminées. Je ne me rappelle plus grand-chose après le début de la partie.

— La partie ?

— Cette fripouille de Butler a prétendu qu’il était le meilleur joueur de poker de…

— Combien avez-vous perdu ?

— Moi ? Mais j’ai gagné, naturellement. Un verre ou deux, ça aide à jouer.

— Regardez donc dans votre portefeuille. »

Comme si chaque mouvement le mettait au supplice, Gérald tira son portefeuille de sa veste et l’ouvrit. Il était vide et le malheureux le contempla d’un œil hagard.

« Cinq cents dollars, dit-il. C’était pour acheter différentes choses aux forceurs de blocus pour Mme O’Hara. Et maintenant je n’ai même plus de quoi reprendre mon billet pour Tara. »

Tandis qu’indignée Scarlett considérait le portefeuille vide, une idée germa dans son esprit et grandit aussitôt.

« Je n’oserai plus regarder les gens en face dans cette ville, commença-t-elle. Vous nous avez tous déshonorés.

— Tiens ta langue, ma chatte. Tu ne vois pas que ma tête va éclater.

— Rentrer chez soi complètement ivre avec un homme comme le capitaine Butler, chanter à pleins poumons pour que tout le monde entende et perdre son argent. C’est du beau !

— Ce type-là joue trop bien aux cartes pour être un homme du monde. Il…

— Que dira mère en apprenant cela ? »

Gérald parut frappé d’une angoisse soudaine.

« Tu ne diras rien à ta mère pour ne pas la mettre sens dessus dessous, hein ! »

Scarlett ne répondit rien, mais elle fit une moue inquiétante.

« Songe au mal que ça lui ferait en ce moment, et elle qui est si bonne.

— Et dire, papa, que pas plus tard qu’hier soir vous m’avez déclaré que j’avais déshonoré la famille ! Moi qui n’ai fait que danser un peu pour permettre à l’hôpital de recueillir plus d’argent. Oh ! j’en pleurerais !

— Non, je t’en prie, supplia Gérald. C’en serait trop pour ma pauvre tête. Elle va sûrement éclater cette fois-ci.

— Et vous avez dit que moi…

— Voyons, ma chatte, voyons, ne sois pas blessée par les paroles de ton pauvre vieux père. Il ne voulait pas te faire de la peine. Il n’a rien compris. Mais oui, j’en suis sûr, tu es une brave petite, tu étais pleine de bonnes intentions.

— Et vous voulez me ramener à la maison pour me punir ?

— Ah ! ma chérie, je ne pourrais pas faire cela. C’était pour te taquiner. Tu ne parleras pas de cet argent à ta mère, qui est déjà dans tous ses états parce qu’elle trouve qu’on dépense trop.

— Non, dit Scarlett avec franchise. Je ne dirai rien si vous me laissez ici et si vous dites à ma mère que toutes ces histoires à mon sujet ne sont que purs commérages d’une bande de vieilles chipies. »

Gérald lança à sa fille un regard navré.

« C’est du chantage ni plus ni moins.

— Et la nuit dernière, ça a été un scandale, ni plus ni moins.

— Allons, nous oublierons tout. Dis-moi, crois-tu qu’une aussi charmante personne que Mlle Pittypat ait du cognac chez elle ? »

Scarlett sortit, traversa le vestibule silencieux sur la pointe des pieds et alla dans la salle à manger chercher la bouteille de cognac qu’elle et Mélanie appelaient entre elles « la bouteille aux vapeurs », parce que Pittypat en prenait toujours une petite gorgée quand elle allait s’évanouir… ou faisait semblant. Le visage de Scarlett exprimait le triomphe et non point le remords d’avoir traité Gérald avec si peu de piété filiale. Désormais on calmerait Ellen à l’aide de mensonges au cas où une autre bonne âme lui écrirait. Désormais elle resterait à Atlanta et n’en ferait presque qu’à sa tête étant donné la faiblesse de Pittypat. Elle referma la cave à liqueurs et, pendant un instant, demeura immobile, la bouteille et le verre pressés contre sa poitrine.

Elle vit s’ouvrir devant elle une longue perspective de pique-niques au bord des eaux bondissantes de la rivière du Pêcher, de réceptions et de bals, de matinées dansantes, de promenades en buggy, de soupers froids le dimanche soir. Elle allait se trouver là, en plein cœur de toutes les réjouissances, au beau milieu d’une foule d’hommes. Et les hommes s’éprenaient si facilement quand on leur avait rendu quelques menus services à l’hôpital. Elle n’aurait plus une telle horreur de son métier d’infirmière désormais. Les hommes se laissaient si bien prendre quand ils avaient été malades. Ils tombaient entre les mains des jeunes femmes habiles tout comme tombaient les pêches mûres quand on donnait une petite secousse aux arbres.

Chargée du vivifiant breuvage, elle retourna auprès de son père et, tout en remerciant le Ciel que la fameuse tête des O’Hara eût été incapable de résister à la beuverie de la nuit, elle se demanda soudain jusqu’à quel point Rhett Butler était étranger à tout cela.