LII

Un an à peine après la naissance de Bonnie, Wade, par un pluvieux après-midi, errait au milieu du salon et, de temps en temps, il allait à la fenêtre écraser son nez contre la vitre ruisselante. C’était un garçon fluet, plutôt petit pour ses huit ans, tranquille à en être timide et qui ne parlait jamais, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Il avait l’air de s’ennuyer à périr et ne savait évidemment pas avec qui s’amuser, car Ella jouait dans un coin avec ses poupées, Scarlett à son secrétaire additionnait à mi-voix une longue colonne de chiffres et Rhett, allongé par terre, balançait sa montre au bout de sa chaîne et la retirait juste au moment où Bonnie allait s’en emparer.

Après que Wade eut ramassé un certain nombre de livres et les eut laissés retomber bruyamment tout en poussant des soupirs à fendre l’âme, Scarlett, en colère, se tourna vers lui.

« Oh ! mon Dieu ! Wade, va donc jouer dehors !

— Je ne peux pas. Il pleut.

— Tiens ! Je n’avais pas remarqué. Eh bien ! fais quelque chose. Tu me rends nerveuse à tourner partout comme ça. Va dire à Pork d’atteler la voiture pour t’emmener chez Beau.

— Il n’est pas chez lui, annonça Wade avec un nouveau soupir. Il est chez Raoul Picard, à fêter son anniversaire. »

Raoul était le fils de Maybelle et de René Picard, un gosse odieux selon Scarlett et qui, toujours selon elle, ressemblait plus à un singe qu’à un enfant.

« Eh bien ! Va chez qui tu voudras. Préviens Pork.

— Aucun de mes amis n’est chez lui, répondit Wade, ils sont tous à la réunion. »

Sans que Wade l’eût prononcée, la phrase « tous… sauf moi » était en suspens dans l’air, mais Scarlett, bien trop occupée par ses livres de comptes, n’y prit pas garde.

Rhett se redressa et s’assit sur le tapis.

« Pourquoi n’es-tu pas allé toi aussi à cette réunion, mon garçon ? » demanda-t-il.

Wade s’approcha de son beau-père à petits pas, s’arrêta, se dandina d’un pied sur l’autre et eut l’air très malheureux.

« Je n’étais pas invité, monsieur[61]. »

Rhett abandonna sa montre à la main destructrice de Bonnie et se releva avec souplesse.

« Laissez donc ces maudits chiffres tranquilles, Scarlett. Pourquoi Wade n’a-t-il pas été invité à cette réunion ?

— Pour l’amour de Dieu, Rhett ! Ne m’ennuyez pas en ce moment-ci. Ashley a mis ces comptes dans un tel état qu’on ne s’y reconnaît plus… oh ! Oui, cette réunion ? Eh bien ! je crois que ça n’a rien d’extraordinaire que Wade n’ait pas été invité, et s’il l’avait été je ne lui aurais pas donné la permission d’y aller. N’oubliez pas que Raoul est le petit-fils de Mme Merriwether et que celle-ci aimerait encore mieux recevoir dans son respectable salon un affranchi que l’un quelconque d’entre nous. »

Rhett, qui observait Wade d’un air rêveur, vit le bambin tressaillir.

« Viens ici, mon garçon, lui dit-il en l’attirant près de lui. Ça te ferait plaisir d’assister à cette réunion ?

— Non, monsieur, répondit Wade, avec courage, mais en même temps il baissa les yeux.

— Hum. Voyons, dis-moi, Wade, vas-tu aux réunions du petit Joe Whiting ou à celles de Frank Bonnel, ou… enfin n’es-tu jamais invité par tes camarades d’école ?

— Non, monsieur. On ne m’invite pas souvent.

— Wade, tu mens ! s’écria Scarlett en se tournant de nouveau. Tu as assisté à trois réunions la semaine dernière, chez les Bart, chez les Gelert et chez les Hundon.

— La plus belle collection de mules harnachées en chevaux que l’on puisse rêver ! fit Rhett, d’un ton volontairement doux et traînant. T’es-tu amusé à l’une de ces réunions ? Allons, dis la vérité.

— Non, monsieur.

— Pourquoi ?

— Je m’en vais flanquer une volée à Mama, lança Scarlett en se levant d’un bond. Quant à toi, Wade, je m’en vais t’apprendre à parler comme ça des amis de ta mère…

— Le petit a raison et Mama aussi, déclara Rhett, mais évidemment vous n’avez jamais été capable de reconnaître le vrai du faux… Ne t’inquiète pas, mon garçon, tu ne seras plus obligé d’aller chez des gens que ça t’ennuie de voir. Tiens, il sortit un billet de banque de sa poche, tiens, va dire à Pork d’atteler et de te conduire en ville. Achète-toi des bonbons… gros comme ça, de quoi attraper une bonne indigestion. »

Wade, rayonnant, enfouit le billet dans sa poche et lança un coup d’œil à sa mère pour avoir son approbation. Mais Scarlett, les sourcils froncés, regardait fixement Rhett. Il avait pris Bonnie dans ses bras et, sa joue contre la sienne, il la berçait doucement. Scarlett ne parvenait pas à lire sur son visage, mais dans ses yeux il y avait une expression voisine de la crainte et du remords.

Encouragé par la générosité de son beau-père, Wade s’approcha timidement de lui.

« Oncle Rhett, est-ce que je peux vous demander quelque chose ?

— Bien sûr. » Rhett avait l’air anxieux et absent. Il serra davantage Bonnie dans ses bras. « Qu’y a-t-il, Wade ?

— Oncle Rhett, avez-vous… vous êtes-vous battu pendant la guerre ? »

Les yeux de Rhett se posèrent sur l’enfant.

« Pourquoi me demandes-tu cela, mon petit ? interrogea-t-il d’un ton qu’il parvint à rendre détaché.

— Eh bien ! Joe Whiting a dit que vous ne vous étiez pas battu et Frankie Bonnell en a dit autant.

— Ah ! ah ! fit Rhett. Et que leur as-tu répondu ? »

Wade paraissait mal à l’aise.

« Je… j’ai dit… je leur ai répondu que je ne savais pas. » Et d’une seule traite il ajouta : « Mais moi, ça m’est bien égal, et je leur ai sauté dessus. Avez-vous fait la guerre, oncle Rhett ?

— Oui, dit Rhett avec une violence soudaine. J’ai fait la guerre. Je me suis battu pendant huit mois. J’ai suivi l’armée de Lovejoy à Franklin, dans le Tennessee. J’étais avec Johnston quand il s’est rendu. »

Wade ne se tenait plus de fierté, mais Scarlett partit d’un éclat de rire.

« Je croyais que vous aviez honte de vos états de service, railla-t-elle. Ne m’aviez-vous pas priée de ne jamais en parler ?

— Taisez-vous ! fit Rhett d’un ton sec. Tu es content comme ça, Wade ?

— Oh ! oui, monsieur ! Je savais bien que vous aviez fait la guerre. Je savais bien que vous n’étiez pas un froussard comme ils le disent. Mais… pourquoi n’étiez-vous pas avec les papas des autres petits garçons ?

— Parce que les papas des autres petits garçons étaient si bêtes qu’on a dû les verser dans l’infanterie. Moi, tu comprends, j’avais fait West Point, aussi on m’a mis dans l’artillerie. Dans l’artillerie régulière, Wade, pas dans celle de la Garde locale. Il faut être calé pour servir dans l’artillerie, Wade.

— Je pense bien, fit Wade, le visage radieux. Avez-vous été blessé, oncle Rhett ? »

Rhett hésita.

« Parlez-lui donc de votre dysenterie », ricana Scarlett.

Rhett reposa avec précaution le bébé par terre, puis il sortit sa chemise et son sous-vêtement de son pantalon.

« Viens ici, Wade, je vais te montrer où j’ai été blessé. »

Wade avança, très ému, et regarda l’endroit que lui désignait Rhett. Une longue cicatrice verticale balafrait sa poitrine bronzée et son ventre aux muscles puissants. C’était le souvenir d’une bataille au couteau en Californie, sur un terrain aurifère, mais Wade n’en savait rien. L’enfant poussa un soupir joyeux.

« Je crois bien que vous êtes presque aussi brave que mon papa, oncle Rhett.

— Presque, mais pas tout à fait, acquiesça Rhett en rentrant sa chemise dans son pantalon. Maintenant, va dépenser ton dollar et étripe-moi celui qui te dira que je n’ai pas fait la guerre. »

Wade sortit en dansant de joie et en appelant Pork. Rhett reprit le bébé dans ses bras.

« Voyons, en quel honneur tous ces mensonges, mon brave militaire ? demanda Scarlett.

— Un garçon doit être fier de son père… ou de son beau-père. Je ne veux pas qu’il ait honte devant les autres petites brutes. C’est cruel, les enfants.

— Oh ! turlututu.

— Je ne pouvais pas penser que ces choses avaient tant d’importance pour Wade, fit Rhett lentement. Je ne pouvais pas penser qu’il en souffrait à ce point. En tout cas, ça ne se passera pas comme ça pour Bonnie.

— Comme ça ?

— Croyez-vous que je laisserai ma petite Bonnie avoir honte de son père ? Je ne veux pas qu’on la tienne à l’écart quand elle aura neuf ou dix ans. Je ne veux pas qu’on l’humilie comme Wade et qu’on lui reproche des choses qui ne sont pas de sa faute, mais la vôtre ou la mienne.

— Oh ! tant qu’il ne s’agit que de réunions d’enfants !

— Après les réunions d’enfants ce sont, pour les jeunes filles, les débuts dans le monde. Croyez-vous que je vais laisser ma fille grandir sans pouvoir fréquenter les seuls gens convenables d’Atlanta ? Je ne tiens pas du tout à me voir dans l’obligation de l’envoyer faire ses études dans un collège du Nord parce que personne ne voudra la recevoir, soit ici, soit à Charleston, à Savannah ou à la Nouvelle-Orléans. Je ne tiens pas du tout à ce qu’elle soit obligée d’épouser un Yankee ou un étranger parce que, dans le Sud, aucune famille comme il faut ne voudra d’elle… parce que sa mère s’est conduite comme une folle et que son père est une crapule. »

Wade qui était revenu se tenait sur le pas de la porte et suivait la conversation avec beaucoup d’intérêt, bien qu’il n’y comprît pas grand-chose.

« Bonnie pourra épouser Beau, oncle Rhett. »

Rhett se tourna vers le petit garçon et toute trace de colère disparut de son visage. Puis il se mit à réfléchir aux paroles de Wade en feignant un grand sérieux comme il le faisait toujours quand il avait affaire à des enfants.

« C’est vrai, Wade. Bonnie pourra épouser Beau Wilkes. Mais toi, qui épouseras-tu ?

— Oh ! moi, je n’épouserai personne », confia Wade ravi de cette discussion d’homme à homme avec le seul être qui, en dehors de tante Melly, ne le rabrouait jamais et l’encourageait toujours à parler : « J’irai à Harvard pour devenir un avocat comme mon père, ensuite je serai un soldat courageux comme lui.

— Je regrette bien que Melly ne sache pas tenir sa langue, s’écria Scarlett. Wade, tu n’iras pas à Harvard. C’est une université yankee et je ne veux pas que tu ailles chez les Yankees. Tu iras à l’Université de Géorgie et quand tu auras passé tes examens tu dirigeras le magasin à ma place. Quant au courage de ton père…

— Taisez-vous ! » fit Rhett d’un ton encore plus sec que la première fois, car il n’était pas sans avoir remarqué la lueur qui s’était allumée dans les yeux de Wade lorsqu’il avait parlé de ce père qu’il n’avait jamais connu. « Tu deviendras grand et tu seras un homme brave comme ton père, Wade. Essaie de lui ressembler, car c’était un héros et ne laisse personne te dire le contraire. D’ailleurs, n’a-t-il pas épousé ta mère ? C’était déjà une preuve suffisante d’héroïsme. Et moi, je m’arrangerai pour que tu ailles à Harvard et qu’on fasse de toi un avocat. Maintenant, fiche-moi le camp et va dire à Pork de t’emmener en ville.

— Je vous serai reconnaissante de me laisser diriger mes enfants à ma guise, s’écria Scarlett lorsque Wade se fut retiré.

— Vous faites une bien piètre directrice. Vous avez gâché l’avenir d’Ella et de Wade, mais je ne tolérerai pas qu’il en soit de même pour Bonnie. Bonnie sera une petite princesse et tout le monde l’accueillera à bras ouverts. Elle pourra aller où bon lui semblera. Bon Dieu ! pensez-vous que je la laisserai fréquenter les canailles qui encombrent cette maison quand elle sera plus grande ?

— Ces canailles-là sont assez bonnes pour vous…

— Et encore trop bonnes pour vous, mon chou. Mais pour Bonnie ce sera différent. Croyez-vous que je lui permettrai d’épouser un de ces parias avec qui vous passez votre temps ? Des Irlandais qui feraient n’importe quoi pour arriver, des Yankees, des blancs de bas étage, des Carpetbaggers enrichis… ma petite Bonnie avec du sang Butler et du sang Robillard dans les veines…

— Et du sang O’Hara…

— Les O’Hara ont peut-être été les rois de l’Irlande autrefois, mais je m’en fiche, n’empêche que votre père n’était qu’un damné arriviste d’Irlandais. Et vous ne valez pas plus cher… mais il y a aussi de ma faute. Je me suis conduit dans la vie comme un monstre vomi par l’enfer, sans jamais me soucier de ce que je faisais, tout cela parce que rien n’avait jamais compté pour moi. Mais Bonnie tient une grande place dans mon existence. Bon Dieu, quel insensé j’ai été. Ma mère ou vos tantes Pauline et Eulalie auront beau faire, personne ne la recevra jamais à Charleston… et vous pouvez être sûre que personne ne la recevra ici non plus, à moins que nous ne fassions vite quelque chose.

— Oh ! Rhett, vous prenez cette affaire-là avec tant de sérieux que vous en devenez drôle. Avec notre fortune…

— Au diable notre fortune ! Notre fortune ne nous permettra jamais d’acheter ce que je veux pour elle. J’aimerais mieux voir Bonnie invitée à manger du pain sec dans la misérable bicoque des Picard ou dans la grange délabrée de Mme Elsing que de la voir être la reine d’un bal républicain. Scarlett, vous vous êtes comportée comme une imbécile. Il y a des années que vous auriez dû réserver à vos enfants une place dans la société… mais vous ne l’avez pas fait. Vous ne vous êtes même pas donné la peine de conserver le rang que vous occupiez. Je crains qu’il ne soit bien tard pour que vous cherchiez à vous amender. D’ailleurs, vous avez trop envie de gagner de l’argent et vous aimez trop tyranniser les gens.

— Je considère toute cette affaire comme une simple tempête dans un verre d’eau, fit Scarlett d’un ton froid tout en agitant des papiers pour bien montrer que, de son côté, la discussion était close.

— Nous ne pouvons compter que sur Mme Wilkes, et vous, vous faites tout pour vous la mettre à dos et pour la blesser. Oh ! de grâce, épargnez-moi vos réflexions sur sa pauvreté et ses habits miteux. C’est elle l’âme et le centre de tout ce qui représente quelque chose à Atlanta. Que Dieu la bénisse. J’espère bien qu’elle m’aidera dans ma tâche.

— Et que pensez-vous faire ?

— Faire ? Je m’en vais cultiver tous les dragons femelles de la Vieille Garde et en particulier Mme Merriwether, Mme Elsing, Mme Whiting et Mme Meade. Dussé-je me traîner à plat ventre aux pieds de ces vieilles chipies qui me détestent, je le ferai. Je m’humilierai devant elles, je me repentirai de mes erreurs passées. Je donnerai dans leurs sacrées bonnes œuvres, je me rendrai à leurs sacrées églises. Je reconnaîtrai que j’ai servi la Confédération, j’en tirerai gloire et, s’il faut en passer par là, je m’affilierai à leur sacré Ku-Klux-Klan, bien qu’il me semble que Dieu en sa clémence n’osera tout de même pas m’infliger pareille pénitence. Je n’hésiterai pas non plus à rappeler aux imbéciles auxquels j’ai sauvé la vie qu’ils ont une dette envers moi. Quant à vous, madame, j’espère que vous aurez la bonté de ne pas me mettre des bâtons dans les roues soit en exerçant vos droits hypothécaires sur les personnes auxquelles je ferai ma cour, soit en leur vendant du mauvais bois, soit en les offensant d’une manière ou d’une autre. Et puis, le gouverneur Bullock ne remettra plus jamais les pieds ici. M’entendez-vous ? Ni aucun des membres de cette élégante bande de voleurs que vous fréquentez. Si vous les invitez malgré ma défense, vous vous sentirez plutôt gênée, car le maître de maison ne sera pas là pour les recevoir. S’ils viennent ici, je passerai mon temps au café de Belle Watling et je dirai à qui voudra l’entendre que je ne tiens pas du tout à me trouver sous le même toit que ces individus. »

Scarlett, que ces paroles avaient piquée au vif, émit un petit rire bref.

« Ainsi, l’homme qui jouait aux cartes sur les bateaux du Mississippi et qui spéculait pendant la guerre veut devenir respectable ! Allons, pour commencer, vous feriez mieux de vendre la maison de Belle Watling. »

C’était vraiment là un coup porté à l’aveuglette, car Scarlett n’avait jamais eu la certitude absolue que Rhett fût propriétaire de cet établissement. Rhett éclata brusquement de rire comme s’il avait lu dans sa pensée.

« Je vous remercie du conseil. »

L’eût-il voulu, Rhett n’aurait pu choisir époque moins propice pour entreprendre sa campagne de réhabilitation. Jamais, ni avant ni après, les noms de républicains et de Scallawags n’impliquèrent autant de haine, car à cette époque la corruption du régime des Carpetbaggers était à son comble. Or, depuis la reddition, le nom de Rhett avait été inexorablement attaché à celui des Yankees, des républicains et des Scallawags.

En 1866, les gens d’Atlanta s’étaient dit avec une rage impuissante que rien ne pouvait être pire que l’implacable loi martiale sous laquelle ils ployaient, mais maintenant, sous la domination de Bullock, ils connaissaient pire encore. Grâce au vote des nègres, les républicains et leurs alliés étaient solidement retranchés dans leurs positions et ils menaient la vie dure à la minorité qui, pieds et poings liés, continuait quand même à protester.

On avait répandu l’idée parmi les nègres que la Bible ne mentionnait que deux partis politiques, celui des Républicains et celui des Pécheurs. Comme aucun nègre ne tenait à rallier un parti entièrement composé de pécheurs, ils s’empressaient tous de suivre celui des républicains. Leurs nouveaux maîtres n’arrêtaient pas de les faire voter et les obligeaient à élire aux postes les plus importants des Scallawags et des blancs de bas étage ou même quelques noirs. Ces nègres siégeaient à la Législature où ils passaient la majeure partie de leur temps à manger ou à se déchausser et à se rechausser pour soulager leurs pieds qui n’avaient pas l’habitude de se trouver emprisonnés dans des souliers. Fort peu savaient lire ou écrire. Nouvellement débarqués des plantations de coton ou de cannes à sucre, ils n’en étaient pas moins investis du pouvoir de voter des impôts et des emprunts ou de s’ouvrir d’énormes crédits à eux et à leurs amis républicains. Et ils ne s’en privaient pas. L’État était écrasé sous le poids des impôts payés la rage au cœur, car les contribuables savaient que la plupart des fonds destinés à un usage général étaient empochés par un certain nombre d’individus.

Autour du parlement local grouillait une foule d’affairistes plus ou moins louches, de spéculateurs, de soumissionnaires et de personnages de tout crin venus dans l’espoir de profiter de la folle orgie de dépenses et dont plusieurs devenaient honteusement riches. Ils n’avaient aucune difficulté à obtenir des subventions de l’État pour construire des voies ferrées qui ne seraient jamais construites, pour acheter des wagons et des locomotives qui ne seraient jamais achetés, pour édifier des bâtiments publics qui ne s’élèveraient jamais que dans l’imagination de ces chevaliers d’industrie.

On émettait par millions les bons du trésor. Les émissions étaient presque toutes illégales et frauduleuses, mais on passait outre. Le Trésorier de l’État, honnête homme quoique républicain, protestait contre ces émissions et refusait sa signature, mais à l’exemple de tous ceux qui cherchaient à refréner ces abus, il ne pouvait rien contre la vague déferlante.

Le réseau de chemins de fer administré par l’État, qui jadis procurait des ressources régulières au trésor, était maintenant en déficit et la dette atteignait la somme coquette d’un million de dollars. Ce n’était plus un réseau de chemins de fer, mais une gigantesque écurie d’Augias, où les parasites s’ébattaient et se vautraient à loisir. Bon nombre d’employés étaient nommés pour des raisons politiques sans qu’on s’inquiétât de leur compétence et il y en avait deux fois trop. Les républicains voyageaient sans bourse délier. Quant aux nègres, ils circulaient gratuitement les jours où, en bandes joyeuses, ils s’entassaient par trains entiers dans des wagons de marchandises et s’en allaient d’un point à l’autre du territoire voter et revoter pour les mêmes candidats.

La gabegie qui régnait dans l’administration du réseau exaspérait d’autant plus les contribuables qu’en principe les bénéfices de l’exploitation devaient être consacrés à la construction d’écoles gratuites. Mais, comme il n’y avait que des dettes et pas de bénéfices, on n’ouvrait aucune école. Peu de gens étaient assez riches pour envoyer leurs enfants dans les institutions payantes et toute une génération grandissait ainsi dans l’ignorance, préparant pour les années à venir une ample moisson d’hommes et de femmes incultes.

Mais, plus encore que le désordre des finances publiques, le gaspillage et la corruption, le jour sous lequel le gouverneur présentait les Géorgiens aux autorités du Nord rendait ceux-ci fous de rage. Chaque fois que la Géorgie s’indignait contre les concussionnaires, le gouverneur partait en hâte pour le Nord et se rendait au Congrès, où il parlait aux membres de l’Assemblée des attentats des blancs contre les nègres, où il déclarait que la Géorgie préparait une nouvelle rébellion et avait besoin d’être sérieusement matée. Dans l’État, cependant, personne ne cherchait noise aux nègres et ne tenait à provoquer des troubles. Personne ne souhaitait une nouvelle guerre, personne ne voulait être mené à la pointe des baïonnettes. La Géorgie entière aspirait au calme afin de pouvoir se relever de ses ruines ; malheureusement, à force de faire marcher ce qu’on appelait son « moulin à calomnies », le gouverneur finit par persuader au Nord que la Géorgie était un État rebelle qu’il fallait mener avec une main de fer, et la main de fer s’abattit sur le pays.

La bande qui tenait la Géorgie à la gorge s’en donnait à cœur joie. Chacun cherchait à tirer la couverture à soi et le cynisme avec lequel opéraient les gens en place donnait froid dans le dos. Protester ou esquisser une résistance quelconque ne servait à rien, car l’armée des États-Unis soutenait de toute sa force le gouvernement local.

Atlanta honnissait le nom de Bullock, de ses Scallawags et de ses républicains et de tous ceux qui entretenaient des relations avec eux. Or Rhett entretenait des relations avec eux. On prétendait qu’il était associé à toutes leurs combinaisons équivoques. Mais maintenant Rhett avait fait demi-tour et, nageant de toutes ses forces, il s’était mis en devoir de remonter le courant qui l’entraînait encore si peu de temps auparavant.

Il mena sa campagne avec une subtile lenteur, pour ne pas éveiller la méfiance des gens d’Atlanta en jouant, du jour au lendemain, le loup transformé en berger. Il évita ses anciens camarades de bouteille et on ne le vit plus en compagnie d’officiers yankees, de Scallawags ou de républicains. Il assista aux réunions du parti démocrate et vota démocrate au vu et au su de tout le monde. Il renonça à jouer gros jeu et devint relativement sobre. Lorsqu’il lui prenait fantaisie d’aller chez Belle Watling, il attendait que la nuit fût tombée pour s’y rendre discrètement à l’exemple des autres citoyens honorables et ne laissait plus son cheval attaché une bonne partie de l’après-midi devant la porte du café, comme pour bien montrer qu’il était là.

Les fidèles de l’église épiscopale faillirent tomber de leurs bancs en voyant entrer Rhett qui, arrivé après le début du service, marchait sur la pointe des pieds et donnait la main à Wade. Les gens furent aussi étonnés par l’apparition de Wade que par celle de Rhett, car tout le monde se figurait que le petit garçon était catholique. En tout cas, Scarlett l’était, ou du moins on le supposait. Mais elle n’avait pas mis le pied à l’église depuis des années, car elle avait abandonné toute pratique religieuse comme elle avait abandonné tant de principes inculqués par Ellen. Tout le monde considérait qu’elle avait négligé l’éducation religieuse de son fils et l’on sut gré à Rhett de remédier à cet état de choses, bien qu’il conduisît Wade à l’église épiscopale au lieu de le mener à l’église catholique.

Lorsqu’il voulait s’en donner la peine, Rhett pouvait être aussi aimable que sérieux dans ses propos, à condition bien entendu de retenir sa langue et de voiler son regard pétillant de malice. Il y avait une éternité qu’il n’avait adopté pareille attitude, mais désormais il lui plaisait de se composer un maintien à la fois grave et charmant, tout comme il lui plaisait de porter des gilets plus discrets. Il n’eut aucune peine à entrer dans les bonnes grâces des hommes auxquels il avait sauvé la vie. Ceux-ci lui eussent témoigné leur sympathie depuis longtemps s’il n’avait pas paru en faire fi. Hugh Elsing, René, les frères Simmons, Andy Bonnell et les autres le trouvaient maintenant d’un commerce d’autant plus agréable qu’il n’était pas homme à se mettre en avant et avait l’air gêné quand ils parlaient de leur dette envers lui.

« Ça ne compte pas, protestait-il. À ma place, vous en auriez fait autant. »

Il versa une forte somme au comité chargé de recueillir les fonds destinés à la réparation de l’église épiscopale et fit un don généreux, mais sans exagération de mauvais goût, à l’œuvre pour l’Embellissement des Tombes de nos Glorieux Morts. Il s’adressa directement à Mme Elsing et la pria, d’un ton humble, de ne dire à personne d’où venait cette somme tout en sachant pertinemment que c’était le meilleur moyen de l’inciter à aller crier la chose sur les toits. Mme Elsing aurait bien voulu refuser… Pensez donc, l’argent d’un spéculateur !… Mais les fonds de l’œuvre étaient trop bas.

« Je ne vois pas pourquoi vous tenez tant à nous venir en aide », fit-elle d’une voix revêche.

Lorsque Rhett lui déclara d’un air fort digne qu’il accomplissait ce geste en souvenir d’anciens camarades de combat, plus braves mais moins heureux que lui, Mme Elsing en resta bouche bée. Dolly Merriwether lui avait bien dit que, d’après Scarlett, le capitaine Butler avait fait la guerre, mais elle n’en avait rien cru… Personne n’en avait jamais rien cru.

« Vous avez fait la guerre, vous ? Quelle était votre compagnie… votre régiment ? »

Rhett fournit le renseignement.

« Ah ! oui, l’artillerie ! Tous les gens que j’ai connus étaient soit dans la cavalerie, soit dans l’infanterie. C’est ce qui explique… » Mme Elsing, déconcertée, s’arrêta net dans l’espoir de surprendre une flamme moqueuse dans le regard de Rhett, mais Rhett avait les yeux fixés par terre et jouait avec sa chaîne de montre.

« J’aurais beaucoup aimé servir dans l’infanterie, dit-il sans relever l’allusion, mais quand on s’est aperçu que j’avais fait West Point… quoique je n’aie pas passé l’examen de sortie à cause d’une frasque de jeune homme, madame Elsing… on m’a versé dans l’artillerie, l’artillerie régulière, pas dans la milice. On avait grand besoin de spécialistes au cours de cette dernière campagne. Vous savez combien les pertes avaient été lourdes, quels ravages il y avait eu parmi les artilleurs. Je me sentis plutôt seul dans ce corps. Je n’ai vu personne de connaissance. Je crois que je n’ai pas vu un seul homme d’Atlanta pendant tout le temps que j’ai fait la guerre.

— Voyons », fit Mme Elsing de plus en plus embarrassée. En somme, si Rhett avait fait la guerre pour de bon, c’était elle qui s’était trompée ! Elle commençait à s’en vouloir d’avoir tenu tant de propos cinglants sur sa lâcheté. « Voyons, pourquoi n’avez-vous jamais dit que vous vous étiez battu ? On dirait que vous en avez honte ? »

Rhett, le visage impénétrable, regarda Mme Elsing droit dans les yeux.

« Madame Elsing, dit-il, croyez bien que je suis plus fier des services que j’ai rendus à la Confédération que de ce que j’ai jamais fait ou pourrai jamais faire. J’estime… j’estime…

— Mais enfin, pourquoi tous ces mystères ?

— J’avais honte d’en parler à cause de… de certaines de mes actions passées. »

Mme Elsing s’empressa de raconter à Mme Merriwether que Rhett avait versé de l’argent à l’œuvre et de lui rapporter cette conversation en détail.

« Et puis, Dolly, je te donne ma parole qu’il en avait les larmes aux yeux quand il m’a dit qu’il avait honte ! Oui, les larmes aux yeux ! Moi aussi, j’ai failli en pleurer.

— Quel bourrage de crâne ! s’écria Mme Merriwether. Je ne crois pas plus à ses larmes qu’à ses exploits pendant la guerre. D’ailleurs, je saurai vite à quoi m’en tenir. Puisqu’il prétend avoir servi dans l’artillerie, je m’en vais écrire au colonel Carleton, qui a épousé la fille d’une des sœurs de mon grand-père. C’est lui qui était à la tête des services d’artillerie. »

Mme Merriwether écrivit donc au colonel Carleton et, à son grand chagrin, reçut une lettre dans laquelle le colonel faisait l’éloge de Rhett en termes qui ne laissaient place à aucune équivoque. Un artilleur-né, un soldat courageux, un homme du monde accompli, un modeste qui avait refusé les galons d’officier lorsqu’on les lui avait offerts.

« Ça, par exemple, fit Mme Merriwether en montrant la lettre à Mme Elsing. J’en suis bleue ! Que veux-tu, nous nous sommes peut-être méprises sur son courage, nous aurions peut-être dû croire Scarlett et Mélanie lorsqu’elles nous soutenaient qu’il s’était engagé le jour de la chute d’Atlanta, mais n’empêche que c’est un Scallawag et une crapule et que je ne l’aime pas !

— Tout de même, dit Mme Elsing, hésitante, tout de même, je ne crois pas qu’il soit si mauvais que cela. Un homme qui s’est battu pour la Confédération ne peut pas être foncièrement mauvais. C’est Scarlett qui ne vaut pas cher. Sais-tu, Dolly, je crois pour de bon que… qu’il a honte de Scarlett, mais qu’il est trop galant homme pour le laisser paraître.

— Honte, lui ? Peuh ! Ils sont bien taillés tous les deux sur le même patron. Où as-tu été pêcher une idiotie pareille ?

— Ça n’a rien d’idiot ! protesta Mme Elsing indignée. Hier, sous une pluie battante, il montait et descendait la rue du Pêcher en voiture avec les trois enfants, y compris la toute petite, et il m’a reconduite chez moi. Lorsque je lui ai dit : « Capitaine Butler, vous n’êtes pas raisonnable de sortir des enfants par cette humidité, pourquoi ne les ramenez-vous pas à la maison ? » il a pris un air gêné et n’a rien répondu, mais Mama s’en est chargée pour lui : « La maison elle est pleine de blancs de ’ien du tout et il fait meilleu’ pou’ les enfants deho’ sous la pluie que dedans. »

— Qu’a-t-il dit ?

— Que pouvait-il dire ? Il s’est contenté de lancer un coup d’œil de reproche à Mama. Tu sais bien que Scarlett a organisé une grande partie de whist hier et qu’elle a reçu chez elle toutes ces femmes si vulgaires. Je parie que le capitaine Butler n’a pas voulu qu’elles embrassent sa petite fille.

— Allons ! » murmura Mme Merriwether un peu ébranlée mais toujours intraitable. Néanmoins, la semaine suivante, elle aussi capitula.

Rhett avait désormais un bureau à la banque. Ce qu’il y faisait, les directeurs intrigués eussent été bien en peine de le dire, mais il détenait un trop gros paquet d’actions pour que l’un d’entre eux s’avisât de lui reprocher sa présence. D’ailleurs, au bout d’un certain temps, ils firent mieux que de le tolérer, car il était tranquille et bien élevé et s’y connaissait en affaires de banque et en placements. En tout cas, il passait toute la journée à son bureau et donnait à chacun l’impression d’être fort occupé, car il tenait à se trouver sur un pied d’égalité avec ses concitoyens les plus respectables qui travaillaient et même travaillaient ferme.

Mme Merriwether, qui désirait agrandir sa boulangerie-pâtisserie en plein essor, avait essayé d’emprunter deux mille dollars à la banque, avec sa maison comme garantie, mais on lui avait refusé cette somme parce que sa maison était déjà grevée de deux hypothèques. Furieuse, la plantureuse dame sortait de la banque en lançant feu et flamme, lorsque Rhett l’arrêta, s’enquit de la cause de son émoi et lui dit d’un ton préoccupé : « On a sûrement fait une erreur, madame Merriwether, une erreur terrible. Vous avez moins besoin qu’une autre de donner des garanties. Voyons, mais moi je vous prêterai de l’argent sur parole ! Une dame qui a monté une affaire comme la vôtre, on ne peut que lui faire confiance. C’est à des gens comme vous que la banque désire prêter de l’argent. Tenez, allez vous asseoir dans mon bureau et je vais arranger ça. »

Lorsqu’il revint, un aimable sourire aux lèvres, Rhett déclara à Mme Merriwether qu’il s’agissait bien d’une erreur ainsi qu’il l’avait deviné. Les deux mille dollars étaient à sa disposition… maintenant, si elle voulait bien signer là, dans le coin, pour sa maison…

Indignée, vexée, furieuse d’avoir été obligée d’accepter cette faveur d’un homme qu’elle détestait et dont elle se méfiait, Mme Merriwether remercia sans aucune chaleur. Rhett fit celui qui ne remarquait rien, puis, en reconduisant la visiteuse à la porte, il lui demanda : « Madame Merriwether, j’ai toujours eu le plus profond respect pour vos capacités, pourriez-vous me dire quelque chose ? »

Mme Merriwether hocha la tête avec si peu d’empressement que la plume de son chapeau bougea à peine.

« Que faisiez-vous quand votre Maybelle était petite et qu’elle suçait son pouce ?

— Quoi ?

— Ma petite Bonnie suce le sien. Je ne peux l’en empêcher.

— Il faut absolument lui faire passer cette manie, fit Mme Merriwether avec énergie. Ça va lui déformer la bouche.

— Je sais, je sais ! Et dire qu’elle a une si jolie bouche, mais je ne vois vraiment pas comment m’y prendre.

— Voyons, Scarlett devrait savoir, fit Mme Merriwether d’un ton sec. Elle a déjà eu deux enfants. »

Rhett examina la pointe de ses souliers et soupira.

« J’ai essayé de lui mettre du savon sous l’ongle, dit-il en glissant sur la remarque.

— Du savon ! Peuh ! Du savon, ça ne vaut rien. Moi j’ai enduit de quinine le doigt de Maybelle et je vous prie de croire, capitaine Butler, qu’elle n’a pas continué de sucer son pouce bien longtemps.

— De la quinine ! Je n’y avais pas pensé ! Je ne sais comment vous remercier, madame. Ça m’ennuyait beaucoup. »

Il lui adressa un sourire si affable, si reconnaissant, que Mme Merriwether en fut toute décontenancée, mais, en prenant congé de Rhett, elle aussi avait le sourire aux lèvres.

Pour rien au monde elle n’aurait voulu reconnaître devant Mme Elsing qu’elle s’était trompée sur le compte de Rhett, mais, comme elle était honnête, elle avoua tout de même qu’un homme qui aimait son enfant ne pouvait pas être foncièrement mauvais. Quel dommage que Scarlett ne s’intéressât point à un petit être aussi adorable que Bonnie ! Il y avait quelque chose de pathétique dans les efforts de cet homme pour élever lui-même une petite fille ! Rhett n’ignorait pas le pathétique de la situation et il se moquait pas mal que la réputation de Scarlett eût à en souffrir.

Dès que l’enfant sut marcher, il l’emmena continuellement dans ses promenades, soit à côté de lui en voiture, soit juchée devant lui sur la selle de son cheval. Après être rentré de la banque vers la fin de l’après-midi, il ressortait et descendait la rue du Pêcher en tenant Bonnie par la main, ralentissant le pas, accordant son allure aux pas mal assurés de la petite, répondant à ses milliers de questions. À l’heure où le soleil se couchait, les gens avaient coutume de se tenir sous leurs vérandas ou dans leurs jardins et, comme Bonnie était si sympathique, si mignonne avec ses grosses boucles noires et ses yeux d’un bleu vif, peu de personnes résistaient au plaisir de lui parler. Rhett ne se mêlait jamais à ces conversations, mais, débordant d’orgueil paternel, il semblait remercier par son attitude ceux qui faisaient attention à sa fille.

Les gens d’Atlanta avaient bonne mémoire et, d’un naturel méfiant, ils étaient longs à changer. Les temps étaient durs et l’on regardait d’un mauvais œil quiconque entretenait des rapports avec Bullock et sa bande. Cependant Bonnie réunissait le charme de Scarlett et de Rhett sous leur meilleur jour, et son père se servait d’elle comme d’un coin pour entamer le mur de froideur que lui opposait Atlanta.

 

Bonnie grandissait rapidement et chaque jour il était de plus en plus évident qu’elle avait eu Gérald O’Hara pour grand-père. Elle avait les jambes courtes et robustes, de grands yeux d’un bleu tout irlandais et un petit menton carré, indice d’une volonté bien arrêtée de n’en faire qu’à sa tête. De Gérald, elle avait les brusques accès de colère qui s’accompagnaient de cris et de hurlements pour s’apaiser dès qu’on avait satisfait ses caprices et, quand son père se trouvait là, elle ne tardait pas à obtenir gain de cause. Malgré les efforts de Mama et de Scarlett, Rhett la gâtait follement, car elle était pour lui un objet de satisfactions constantes, sauf sur un point, et c’était sa peur de l’obscurité.

Jusqu’à l’âge de deux ans, Bonnie coucha dans la nursery qu’elle partageait avec Wade et Ella, puis, peu à peu, sans raison apparente, elle prit l’habitude de sangloter chaque fois que Mama quittait la pièce en emportant la lampe. Enfin, les choses se compliquèrent et toutes les nuits elle se réveilla en sursaut, hurlant de terreur, effrayant les autres enfants et alarmant la maison entière. Une fois, Rhett dut envoyer chercher le docteur Meade et fut à peine poli avec le vieux praticien lorsque celui-ci eut diagnostiqué qu’il s’agissait seulement de mauvais rêves. D’ailleurs, le seul mot qu’on pût obtenir d’elle fut « noir ».

Scarlett, irritée contre l’enfant, parla de lui administrer une bonne fessée et refusa de laisser une lampe allumée dans la chambre des enfants, car la lumière empêcherait Wade et Ella de dormir. Rhett était inquiet et, après avoir essayé en vain d’obtenir quelques détails de la petite en l’interrogeant avec douceur, il déclara tout net que si l’on devait fouetter quelqu’un il s’en chargerait lui-même et choisirait Scarlett pour victime.

Le résultat de cette affaire fut qu’on transporta Bonnie dans la chambre que Rhett désormais occupait tout seul. Son petit lit fut placé contre le grand lit de son père et une lampe voilée brûla toute la nuit. L’histoire fit le tour de la ville et les langues allèrent bon train. Il y avait quelque chose de choquant dans le fait de laisser une fille dormir dans la chambre de son père, la fille ne fût-elle qu’un bébé de deux ans. Les commentaires auxquels on se livra atteignirent Scarlett de deux façons. D’abord, la preuve était faite que son mari et elle occupaient des chambres séparées, ce qui en soi était assez déplaisant. Ensuite, tout le monde pensait que si l’enfant avait peur de l’obscurité sa place était auprès de sa mère. Et Scarlett ne se sentait pas de taille à expliquer aux gens qu’il lui était impossible de dormir dans une pièce éclairée et que Rhett avait interdit que l’enfant couchât auprès d’elle.

« Vous ne vous réveilleriez que si elle hurlait, et par-dessus le marché vous lui donneriez sans doute une gifle », déclara-t-il d’un ton sec.

Scarlett était ennuyée par l’importance que Rhett attachait aux terreurs nocturnes de Bonnie, mais elle se disait qu’à la première occasion elle remédierait à cet état de choses et réussirait à faire remettre le lit de la petite dans la nursery. Tous les enfants avaient peur du noir et le seul remède, c’était la fermeté. Du reste, c’était uniquement par méchanceté que Rhett agissait ainsi. Il était trop heureux de la faire passer pour une mauvaise mère pour se venger de l’avoir banni de sa chambre.

Depuis le soir où elle lui avait manifesté le désir de ne plus jamais avoir d’enfants, il n’avait jamais remis les pieds dans sa chambre à coucher. Par la suite, et jusqu’au jour où les frayeurs de Bonnie commencèrent à le retenir à la maison, il avait plus souvent dîné dehors que chez lui. Parfois, il n’était pas rentré de la nuit et Scarlett, qui veillait derrière sa porte fermée à clef et écoutait la pendule égrener les heures dans le petit matin, s’était demandée où il pouvait bien être. Elle se rappelait son « il y a d’autres lits, ma chère », et frémissait intérieurement, mais elle ne pouvait rien faire, et elle ne pouvait rien dire non plus sous peine de provoquer une scène dont il profiterait sûrement pour la cribler de traits mordants sur son acharnement à fermer sa porte à clef et le rôle probable qu’avait joué Ashley dans tout cela. Oui, en faisant coucher Bonnie dans une pièce éclairée, dans sa propre chambre, il cherchait bien à se venger d’elle.

Il fallut une nuit d’épouvante, une nuit que toute la famille se rappela, pour que Scarlett se rendît compte de l’importance que Rhett attachait aux terreurs de Bonnie et de son dévouement sans borne à l’enfant.

Ce jour-là, Rhett avait rencontré un ancien forceur de blocus et les deux hommes avaient eu beaucoup de choses à se raconter. Où étaient-ils allés pour boire et bavarder ? Scarlett ne le savait pas au juste, mais elle se doutait bien qu’ils s’étaient rendus chez Belle Watling. Rhett ne rentra pas vers la fin de l’après-midi pour emmener Bonnie faire sa promenade et il ne rentra pas non plus dîner. Bonnie, fort désireuse de montrer à son père une collection de scarabées bigarrés, avait passé la journée à la fenêtre, guettant son retour, mais Lou avait fini par la mettre au lit malgré ses gémissements et ses protestations.

Que Lou eût oublié d’allumer la lampe ou que celle-ci se fût éteinte d’elle-même, personne ne sut jamais ce qui s’était passé, en tout cas, lorsque Rhett rentra chez lui passablement ivre, la maison était sens dessus dessous et Bonnie hurlait si fort qu’on l’entendait jusque dans les écuries. Elle s’était réveillée en pleine obscurité et avait appelé son père qui n’était pas là. Tous les fantômes sans nom qui peuplaient sa petite imagination s’agrippaient à elle. Toutes les lumières réconfortantes apportées par Scarlett et les domestiques ne réussissaient pas à la calmer et Rhett, montant les escaliers quatre à quatre, apparut tel un homme qui vient de voir la Mort en face.

Finalement, lorsqu’il eut pris l’enfant dans ses bras et qu’à travers ses sanglots il eut reconnu le mot « noir », il se tourna, blême de rage, vers Scarlett et les négresses.

« Qui a éteint la lampe ? Qui a laissé la petite dans le noir ? Prissy, je vais t’arracher la peau pour…

— Seigneu’ tout-puissant, missié Rhett ! C’est pas moi ! C’est Lou !

— Pou’ l’amou’ de Dieu, missié Rhett, je…

— Assez ! vous connaissez mes ordres. Bon Dieu, je vais… sortez. Ne revenez pas. Scarlett, donnez-lui de l’argent et faites en sorte qu’elle soit partie avant que je redescende. Maintenant, tout le monde dehors. Tout le monde ! »

Les nègres s’éclipsèrent. La malheureuse Lou pleurait à chaudes larmes dans son tablier. Pourtant, Scarlett resta. C’était dur pour elle de voir son enfant préférée s’apaiser dans les bras de Rhett alors que, dans les siens, elle avait hurlé à fendre l’âme. C’était dur de voir ses petits bras entourer le cou de Rhett et d’entendre la petite raconter d’une voix étranglée ce qui l’avait effrayée alors qu’elle n’avait rien pu obtenir d’elle.

« Alors, il s’est assis sur toi, dit Rhett avec douceur. Il était gros ?

— Oh ! oui, horriblement gros. Et il avait des griffes.

— Ah ! ah ! des griffes ! Allons, je vais rester debout toute la nuit et je le tuerai s’il revient. »

Rhett parlait avec le plus grand sérieux et, au son de sa voix, les sanglots de Bonnie s’espacèrent peu à peu, l’enfant s’exprima avec moins de difficulté et, dans un langage que seul Rhett pouvait comprendre, se lança dans une description détaillée du monstre qui lui avait rendu visite. Scarlett commençait à perdre patience. Elle en voulait à Rhett de discuter avec sa fille comme si la chose était arrivée pour de bon.

« Pour l’amour de Dieu, Rhett… »

Mais il lui fit signe de se taire. Lorsque Bonnie se fut enfin endormie, il la recoucha dans son lit et la borda.

« Je m’en vais écorcher vive cette négresse, dit-il d’un ton calme. Mais c’est votre faute aussi. Pourquoi n’êtes-vous pas montée ici voir si la lampe était allumée ?

— Soyez raisonnable, Rhett, murmura-t-elle. Bonnie est comme ça parce que vous vous pliez à tous ses caprices. Des tas d’enfants ont peur du noir, mais ça leur passe. Wade avait peur lui aussi, mais je ne l’ai pas cajolé. Si vous la laissiez hurler un peu une nuit ou deux…

— La laisser hurler ! » Pendant un instant Scarlett eut l’impression qu’il allait la frapper. « Vous êtes la femme la plus bête ou la plus inhumaine que j’aie jamais vue !

— Je ne veux pas qu’elle devienne nerveuse et poltronne plus tard.

— Poltronne ! Ah ça, par exemple, c’est trop fort ! Il n’y a rien de lâche en elle, mais vous n’avez aucune imagination et vous ne pouvez pas vous douter des souffrances de ceux qui en ont… surtout quand il s’agit d’un enfant. Si un monstre griffu et cornu venait s’asseoir sur vous, vous l’enverriez tout simplement promener, n’est-ce pas ? Eh bien ! va te faire fiche ! Veuillez bien vous rappeler, madame, que je vous ai vue vous réveiller hurlant comme un chat échaudé uniquement parce que vous aviez rêvé que vous étiez en train de galoper dans le brouillard. Et, en somme, il n’y a pas si longtemps que ça. »

Scarlett se trouva toute déconcertée, car elle n’aimait guère à évoquer ce rêve. De plus, elle se sentait gênée en se rappelant que Rhett, pour la réconforter, s’y était pris à peu près comme il s’y prenait avec Bonnie. Elle chercha donc aussitôt un nouveau terrain d’attaque.

« Vous la gâtez trop et…

— Et j’ai bien l’intention de continuer, comme ça elle perdra l’habitude de se réveiller la nuit et finira par oublier ses cauchemars.

— Allons, fit Scarlett d’un ton acide, si ça vous plaît tant que cela de jouer à la bonne d’enfant, vous pourriez vous arranger pour rentrer chez vous la nuit et un peu plus sobre, ça vous changerait.

— Je rentrerai de bonne heure, mais je serai soûl comme un Polonais toutes les fois que ça me chantera. »

Après cette nuit-là, Rhett rentra effectivement de bonne heure. Il était là bien avant le coucher de Bonnie, puis, lorsqu’on l’avait mise au lit, il s’asseyait auprès d’elle, lui prenait la main et ne l’abandonnait qu’au moment où le sommeil s’emparait de l’enfant et lui faisait relâcher son étreinte. À ce moment, Rhett descendait l’escalier sur la pointe des pieds, laissant derrière lui la lampe allumée et la porte entrebâillée de façon à entendre sa fille si elle se réveillait et se mettait à appeler. Il était fermement décidé à ce qu’elle n’eût plus jamais un accès de terreur dans le noir. La maison tout entière pensait à la lampe allumée dans la chambre et souvent Scarlett, Mama, Prissy ou Pork montaient voir si elle ne s’était pas éteinte.

Rhett rentrait également chez lui sans avoir bu, mais Scarlett était étrangère à ce résultat. Pendant des mois, il avait dépassé la limite des libations permises quoique sans être ivre à proprement parler, et un soir son haleine sentait particulièrement le whisky. Il souleva Bonnie de terre, l’attira contre son épaule, et lui demanda : « As-tu un baiser pour ton papa chéri ? »

Elle fronça son petit nez retroussé et se mit à gigoter pour descendre.

« Non, dit-elle franchement. Mauvais.

— Je suis quoi ?

— Tu sens mauvais. L’oncle Ashley, il sent pas mauvais.

— Eh bien ! que le diable m’emporte ! fit-il d’un air lugubre en déposant Bonnie sur le tapis. Je n’aurais jamais cru trouver chez moi un avocat pour me prêcher la tempérance. »

À la suite de cet incident, il se borna à boire un seul verre de vin après le dîner. Bonnie qui avait toujours été autorisée à lécher les dernières gouttes de son verre ne trouvait pas désagréable du tout l’odeur du vin. Les joues de Rhett qui avaient commencé à s’empâter reprirent peu à peu leurs contours nets et durs et les cernes bistrés de ses yeux s’effacèrent lentement. Comme Bonnie adorait se promener à cheval avec lui, il passa plus de temps au grand air et le soleil lui hâlant le visage lui donna un aspect plus boucané que jamais. Il paraissait en meilleure santé et riait davantage. Il était de nouveau le jeune forceur de blocus qui avait tant fait parler de lui à Atlanta aux premiers jours de la guerre.

Les gens qui n’avaient jamais eu de sympathie pour lui ne pouvaient s’empêcher de sourire lorsqu’ils le voyaient passer avec son petit bout de fille juché sur le devant de sa selle. Les femmes, qui jusque-là avaient pensé qu’aucune d’elles n’était en sûreté auprès de lui, commencèrent à s’arrêter dans la rue pour bavarder avec lui et admirer Bonnie. Même les vieilles dames les plus collet monté trouvaient qu’un homme aussi au courant que lui des petites maladies et des questions de l’enfance ne pouvait pas être foncièrement mauvais.