XV

Repoussée en Virginie, l’armée, une armée harassée, épuisée par la défaite de Gettysburg, établit ses quartiers d’hiver sur le Rapidan et, comme la Noël approchait, Ashley revint chez lui en permission. Scarlett, qui ne l’avait pas vu depuis deux ans, fut effrayée par la violence de ses propres sentiments. Lorsque, dans le grand salon des Douze Chênes, elle avait assisté à son mariage avec Mélanie, elle avait pensé que jamais son cœur brisé ne pourrait l’aimer avec plus d’intensité. Mais maintenant elle savait que les sentiments qu’elle avait éprouvés au cours de cette soirée lointaine étaient ceux d’une enfant gâtée à qui l’on confisque un jouet. Maintenant elle aimait d'un amour aiguisé par ses longues rêveries, décuplé par le silence qu’elle avait été forcée d’observer.

Dans son uniforme passé, rapiécé, avec ses cheveux blonds auxquels le soleil d’été avait donné une teinte filasse, Ashley Wilkes était un homme bien différent de l’indolent garçon aux yeux langoureux qu’elle avait éperdument aimé avant la guerre, et il était mille fois plus séduisant. Il avait maigri, il était bronzé et sa longue moustache blonde dont les pointes retombaient selon la mode en vigueur chez les officiers de cavalerie achevait de faire de lui le type parfait du soldat.

Portant son uniforme usé avec une raideur toute militaire, un vieil étui à revolver au côté, le fourreau cabossé de son sabre battant fièrement contre ses hautes bottes, les éperons ternis, tel était le commandant Ashley Wilkes de l’armée confédérée. L’habitude de commander lui avait donné un air de tranquille assurance et d’autorité. De petits plis sévères commençaient à se dessiner aux coins de ses lèvres. Il y avait quelque chose de nouveau, d’inattendu dans sa carrure et dans le froid reflet de ses yeux brillants. Sa lenteur et son indolence d’autrefois avaient fait place à une vivacité de chat aux aguets, à l’inquiète vigilance de quelqu’un dont les nerfs sont perpétuellement tendus comme des cordes de violon. Dans ses yeux une expression de lassitude trahissait ses préoccupations et l’ossature délicate de son visage saillait sous sa peau hâlée… C’était bien son bel Ashley, mais si différent !

Scarlett avait projeté de passer la Noël à Tara. Cependant, après le télégramme d’Ashley, nulle force au monde, pas même une invitation directe d’Ellen, déçue, ne put l’arracher à Atlanta. Si Ashley avait eu l’intention de se rendre aux Douze Chênes, elle se serait précipitée à Tara pour être près de lui, mais il avait écrit à sa famille de venir le rejoindre à Atlanta, et M. Wilkes, Honey et India étaient déjà arrivés. Aller à Tara et ne pas le voir après deux si longues années ! Ne pas entendre le son de sa voix, ne pas lire dans ses yeux qu’il ne l’avait pas oubliée ? Jamais ! Pas même pour toutes les mères du monde !

Ashley revint chez lui quatre jours avant la Noël avec un groupe de garçons du comté eux aussi en permission, groupe tristement réduit depuis Gettysburg. Cade Calvert, maigre, décharné, avec une toux qui ne le quittait pas, en faisait partie ainsi que deux des fils Munroe, fous de joie d’être enfin permissionnaires depuis 1861, et Alex et Tony Fontaine, magnifiquement ivres, bruyants et d’humeur querelleuse. Le groupe avait deux heures à tuer avant son train et, comme les membres sobres de la bande étaient obligés d’user à chaque instant de diplomatie pour empêcher les Fontaine de se battre dans la gare avec des inconnus, Ashley les emmena tous chez tante Pittypat.

« On dirait qu’ils ne se sont pas battus en Virginie », remarqua Cade d’un ton amer en regardant les deux frères qui se hérissaient comme des coqs et se disputaient l’honneur d’être le premier à embrasser tante Pitty, à la fois inquiète et flattée. « Mais non. Ils boivent et se disputent depuis notre arrivée à Richmond. Les gendarmes les ont pincés et, sans Ashley qui est un malin, ils auraient passé leur Noël en prison. »

Mais Scarlett n’entendait pour ainsi dire rien, tant elle était heureuse d’être de nouveau dans la même pièce qu’Ashley. Comment, au cours de ces deux années, avait-elle pu trouver d’autres hommes aimables, beaux ou séduisants ! Comment même avait-elle pu supporter qu’ils lui fissent la cour alors qu’Ashley existait ? Il était de retour chez lui. Seule la largeur du tapis du salon les séparait. Il lui fallait toute son énergie pour ne pas fondre en larmes chaque fois qu’il la regardait du sofa où il était assis entre Melly et India, tandis que Honey, passée par-derrière, s’appuyait sur son épaule. Si seulement elle avait le droit d’aller s’asseoir là, le bras passé sous le sien ! Si seulement elle pouvait caresser sa manche pour s’assurer qu’il était bien là, lui tenir la main, se servir de son mouchoir pour essuyer des larmes de joie. Mélanie, elle, se permettait tout cela et elle n'avait pas honte. Son bonheur avait eu raison de sa timidité et de sa réserve. Elle était blottie contre son mari et, dans ses yeux, dans ses sourires, dans ses larmes chacun pouvait lire qu’elle l’adorait. Et Scarlett était trop contente pour en prendre ombrage, trop heureuse pour être jalouse. Ashley était enfin de retour !

De temps en temps elle portait la main à sa joue, là où il l’avait embrassée. Elle sentait de nouveau l’émotion que lui avait communiquée le contact de ses lèvres et, à ce souvenir, elle lui adressa un sourire. Bien entendu, ce n’était pas elle qu’il avait embrassée la première. Melly s’était jetée dans ses bras en tenant des propos incohérents et s’était cramponnée à lui comme si elle n’allait plus jamais le laisser partir. Après l’avoir presque arraché à l’étreinte de Mélanie, India et Honey l’avaient serré contre elles. Ensuite il avait embrassé son père avec une dignité et une ferveur qui indiquaient combien était forte la sereine affection de ces deux hommes. Puis ç’avait été le tour de tante Pitty, qui sautillait d’émotion sur ses petits pieds. Enfin il s’était tourné vers elle, entourée par tous les garçons qui réclamaient un baiser, et il avait dit : « Oh ! Scarlett, ma jolie, ma jolie ! » Et il l’avait embrassée sur la joue.

Avec ce baiser tout ce qu’elle avait eu l’intention de lui dire s’était envolé à tire-d’aile. Ce ne fut que plusieurs heures plus tard qu’elle se rappela qu’il ne l’avait pas embrassée sur la bouche. Alors elle se demanda anxieusement ce qui se serait passé s’ils s’étaient trouvés seuls, s’il se serait penché vers elle, s’il l’aurait tenue longuement contre lui. Et, comme cela la rendait heureuse, elle s’imagina que c’était ce qu’il ferait. Mais chaque chose viendrait en son temps, ils avaient toute une semaine devant eux. D’ailleurs elle découvrirait certainement un moyen d’avoir un tête-à-tête avec lui et de lui dire : « Vous rappelez-vous les promenades à cheval que nous faisions le long de ces sentiers connus de nous seuls ? Vous rappelez-vous comme la lune nous regardait ce soir où nous étions assis sur les marches de Tara et où vous m’avez récité ce poème ? (Grand Dieu ! comment s’appelait-il, ce poème ?) Vous rappelez-vous cet après-midi où je me suis foulé la cheville et où vous m’avez portée dans vos bras jusqu’à la maison tandis que la nuit tombait ? »

Oh ! il y avait tant de phrases qu’elle pourrait commencer par « Vous rappelez-vous ? », tant de chers souvenirs qui lui feraient évoquer ces jours exquis où ils parcouraient le comté comme des enfants insouciants, le temps où Mélanie Hamilton n’était pas encore entrée en scène. Et, pendant qu’ils bavarderaient, elle lirait peut-être dans ses yeux un aveu, elle devinerait peut-être qu’en dépit de la barrière dressée par son affection conjugale pour Mélanie il continuait de l’aimer, de l’aimer aussi passionnément qu’en ce jour du pique-nique où il avait laissé échapper la vérité. Elle ne songea même pas à envisager ce qu’ils feraient tous deux au cas où Ashley lui déclarerait sa flamme. Elle se contenterait déjà de savoir qu’il l’aimait… Oui, elle pouvait attendre, elle pouvait laisser Mélanie se blottir contre Ashley et pleurer de bonheur. Son heure viendrait. En somme, qu’est-ce qu’une petite comme Mélanie connaissait de l’amour ?

« Chéri, vous voilà accoutré comme un voleur, remarqua Mélanie lorsque l’émotion générale se fut un peu calmée. Qui a raccommodé votre uniforme et pourquoi l’a-t-on rapiécé avec du tissu bleu ?

— Moi qui me croyais suprêmement élégant, répondit Ashley en jetant un regard sur sa tenue. Faites donc un peu la comparaison avec ces canailles-là et vous me trouverez plus à votre goût. C’est Mose qui a raccommodé mon uniforme et je pensais qu’il s’y était fort bien pris, étant donné qu’il n’avait jamais tenu l’aiguille avant la guerre. Quant aux pièces bleues, lorsqu’il s’agit de choisir entre porter une culotte avec des trous ou la ravauder avec des morceaux d’un uniforme pris à un Yankee, eh bien ! ça ne s’appelle même pas avoir le choix. Enfin, pour ce qui est du reste, vous devriez vous estimer heureuse de ne pas avoir vu votre mari rentrer chez lui pieds nus. La semaine dernière mes vieilles bottes m’ont quitté et je serais revenu avec de la toile à sac ficelée autour de mes pieds si nous n’avions pas eu la bonne fortune de tuer deux éclaireurs yankees. Les bottes de l’un m’allaient à merveille. »

Il étendit ses longues jambes pour faire admirer ses bottes dont le cuir était écorché.

« Malheureusement les bottes de l’autre éclaireur ne me vont pas du tout, fit Cade. Elles sont de deux pointures trop petites et je souffre le martyre en ce moment. Cela ne m’empêchera pourtant pas de revenir chez moi sur mon trente et un.

— Et dire que cet immonde égoïste ne veut pas les passer à l’un de nous, intervint Tony. Quand je pense qu’elles iraient si bien à nos petits pieds d’aristocrates. J’ai honte de me présenter devant Maman avec ces godillots. Avant la guerre, elle n’en aurait même pas voulu pour nos négros.

— Ne te tracasse pas, dit Alex en lorgnant les bottes de Cade. On les lui retirera dans le train. Moi ça m’est égal pour Maman, mais nom de… enfin je ne tiens pas à ce que Dimity Munroe voie mes doigts de pieds sortir de mes chaussures.

— Eh ! là, ce sont mes bottes. C’est moi qui les ai revendiquées le premier », s’écria Tony en regardant son frère de travers.

Alors Mélanie, tout émue à l’idée que les frères Fontaine étaient capables de donner un échantillon de leurs célèbres disputes, s’interposa et rétablit la paix.

« J’avais un beau collier de barbe à vous montrer, mes petites », annonça Ashley en se frottant tristement le menton où des entailles faites par un barbier maladroit achevaient de se cicatriser. « C’était une barbe magnifique et je maintiens que ni Jeb Stuart[23], ni Nathan Bedford Forrest n’en ont eu de pareilles. Mais quand nous sommes arrivés à Richmond, les deux Fontaine, ces animaux, ont décidé de supprimer leur barbe et, par la même occasion, d’anéantir la mienne. Ils m’ont jeté par terre et ils m’ont rasé de force. C’est miracle que ma tête ne soit pas venue avec la barbe. Ma moustache n’a été sauvée que par l’intervention d’Evan et de Cade.

— Ne l’écoutez pas, madame Wilkes ! Vous devriez nous remercier. Vous ne l’auriez pas reconnu et vous ne l’auriez jamais laissé entrer chez vous, rit Alex. Nous avons fait cela pour lui montrer combien nous lui étions reconnaissants d’avoir empêché les gendarmes de nous mettre en prison. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers Ashley, encore un mot et nous supprimons ta moustache séance tenante.

— Oh ! non, merci ! s’empressa de dire Mélanie en se cramponnant d’un air effrayé au bras d’Ashley, car les deux petits hommes boucanés semblaient fort capables de se livrer à n’importe quel acte de violence. Je trouve qu’il est charmant comme ça.

— Ça, c’est de l’amour », déclarèrent les Fontaine en échangeant un salut plein de gravité.

Lorsque Ashley sortit dans la rue froide pour aller reconduire les jeunes gens à la gare dans la voiture de tante Pitty, Mélanie saisit Scarlett par le bras.

« Son uniforme est dans un état épouvantable, hein ? Tu ne crois pas que ma tunique sera une surprise ? Oh ! si seulement j’avais assez de tissu pour la culotte ! »

La tunique destinée à Ashley était un sujet douloureux pour Scarlett, car elle aurait tant voulu que ce fût elle et non pas Mélanie qui lui en fît cadeau pour son Noël. Le tissu de laine grise pour uniformes en était littéralement arrivé à valoir plus cher que les rubis, et Ashley, comme tous ses camarades, portait une étoffe grossière tissée sur des métiers à tisser à main. Encore cette étoffe n’était-elle pas tellement courante et nombre de soldats arboraient des uniformes yankees teints au brou de noix. Cependant Mélanie avait eu le rare bonheur d’entrer en possession d’une pièce de drap gris suffisante pour y tailler une tunique… une tunique plutôt courte, mais enfin une tunique tout de même. Elle avait soigné à l’hôpital un garçon de Charleston et lorsque celui-ci était mort elle avait envoyé à sa mère une mèche de ses cheveux accompagnée du maigre contenu de ses poches et d’un récit émouvant de ses dernières heures dans lequel elle s’était bien gardée de mentionner les souffrances qu’il avait endurées. Une correspondance s’était établie entre les deux femmes et la mère du jeune homme, apprenant que Mélanie avait un mari au front, lui avait envoyé le drap gris et les boutons de cuivre qu’elle avait achetés pour son fils. C’était une magnifique étoffe, épaisse, chaude et légèrement brillante. Elle provenait à coup sûr du blocus, et avait dû coûter fort cher. Mélanie l’avait confiée à un tailleur qu’elle harcelait pour que la veste fût prête le matin de Noël. Scarlett aurait donné n’importe quoi pour compléter l’uniforme, mais il était absolument impossible de se procurer à Atlanta le tissu nécessaire.

Elle avait bien préparé un cadeau de Noël pour Ashley ; malheureusement il était par trop insignifiant à côté de la splendide tunique grise de Mélanie. C’était une petite « ménagère » en flanelle dans laquelle elle avait mis le précieux paquet d’aiguilles que Rhett lui avait rapporté de Nassau, trois de ses mouchoirs de batiste provenant de la même source, deux bobines de fil et une paire de petits ciseaux. Mais elle désirait lui offrir quelque chose de plus personnel, quelque chose qu’une femme aurait pu offrir à son mari, une chemise par exemple, ou une paire de gants à crispin, ou un chapeau. Oui, il lui fallait à tout prix un chapeau. Ce petit bonnet de police à fond plat que portait Ashley avait l’air ridicule. Scarlett avait toujours eu horreur de ces calots. Qu’importait que Stonewall Jackson les eût préférés aux feutres mous ? Ils n’en étaient pas plus jolis pour cela. Malheureusement, les seuls chapeaux qu’on pouvait se procurer à Atlanta étaient en laine rugueuse et semblaient encore plus laids que les bonnets de police déjà tout juste bons pour affubler des singes.

Le problème du chapeau amenait toujours Scarlett à penser à Rhett Butler. Il avait tant de larges panamas pour l’été, de hauts-de-forme de castor pour les cérémonies, de chapeaux de chasse, de feutres marron, noirs ou bleus. Pourquoi avait-il besoin de tant de chapeaux alors que son Ashley chéri marchait sous la pluie, trempé par les gouttes qui lui ruisselaient dans le cou ?

« Je vais m’arranger pour que Rhett me donne son nouveau chapeau de feutre noir, décida-t-elle. Je le garnirai d’un ruban gris et je coudrai dessus les insignes d’Ashley. Ce sera ravissant. »

Elle s’arrêta et réfléchit qu’il serait peut-être bien difficile d’obtenir le chapeau sans fournir quelques explications. Elle ne pouvait pourtant pas dire à Rhett qu’elle voulait son chapeau pour le donner à Ashley. Il la regarderait, relèverait les sourcils de cette manière odieuse qu’il adoptait chaque fois qu’elle prononçait le nom d’Ashley et il finirait par refuser. Eh bien ! tant pis, elle inventerait une histoire émouvante et lui raconterait qu’un soldat de l’hôpital avait le plus grand besoin de son chapeau. Après tout, Rhett n’était pas forcé de savoir la vérité.

Tout cet après-midi elle manœuvra pour se trouver seule avec Ashley, ne fût-ce que quelques instants, mais Mélanie ne le quitta pas d'une semelle et India et Honey, dont brillaient les yeux pâles et dépourvus de cils, les suivirent partout dans la maison. John Wilkes lui-même, qui visiblement était fier de son fils, fut dans l’impossibilité d’avoir avec lui un entretien.

Il en alla de même au dîner où tous l’assaillirent de questions sur la guerre. La guerre ! Qui se souciait de la guerre ? Scarlett pensa qu’Ashley, lui non plus, ne tenait pas outre mesure à aborder ce sujet. Néanmoins il ne cessa de parler, riant souvent, menant la conversation avec encore plus de brio qu’autrefois, mais malgré cela il semblait en dire fort peu. Il raconta des blagues de soldats, des anecdotes amusantes, plaisanta sur les moyens de fortune auxquels avaient recours les hommes, évita de dramatiser les souffrances dues à la faim et aux longues marches sous la pluie, et brossa un portrait détaillé du général Lee passant à cheval auprès de son bataillon pendant la retraite de Gettysburg et criant aux soldats : « Messieurs, faites-vous partie des troupes de Géorgie ? Eh bien ! les Géorgiens, nous ne pouvons pas nous passer de vous… »

Scarlett avait l’impression qu’il parlait sans arrêt pour empêcher qu’on ne lui posât des questions auxquelles il ne voulait pas répondre. Lorsqu’elle le vit baisser les yeux sous le long regard troublé de son père, elle se demanda avec inquiétude ce qu’Ashley pouvait bien cacher au fond de son cœur. Mais cela passa vite, car en elle il n’y avait place que pour un bonheur radieux et un désir effréné de se trouver seule avec lui.

Ce bonheur persista jusqu’à ce que la famille réunie en cercle autour du feu se mît à bâiller et que M. Wilkes et ses filles se levassent pour regagner leur hôtel. Alors, tandis qu’Ashley, Mélanie, Pittypat et Scarlett éclairés par l’oncle Peter s’engageaient dans l’escalier, Scarlett sentit son âme se glacer. Jusqu’à ce moment-là, Ashley lui avait appartenu, n’avait appartenu qu’à elle seule, bien que de tout l’après-midi elle eût été incapable d’avoir le moindre tête-à-tête avec lui. Mais maintenant qu’il fallait se dire bonne nuit, elle voyait trembler Mélanie devenue cramoisie. Elle avait beau ne pas quitter le tapis des yeux et avoir l’air d’être en proie à une terreur indéfinissable, on devinait que sa joie l’emportait sur sa timidité. Elle ne releva même pas les yeux lorsque Ashley ouvrit la porte de la chambre à coucher où elle entra précipitamment. Ashley brusqua les adieux et n’adressa pas un regard à Scarlett.

La porte se referma sur eux. Bouche bée, Scarlett éprouva soudain une impression d’effondrement. Ashley ne lui appartenait plus, il appartenait à Mélanie. Et, tant que Mélanie vivrait, elle aurait le droit d’entrer dans une chambre avec Ashley et de refermer la porte… de s’isoler avec lui du reste du monde.

 

Maintenant Ashley était sur le point de repartir, de repartir pour la Virginie, de s’en aller retrouver les longues marches sous la pluie, les bivouacs sans pain dans la neige, de s’en aller exposer sa belle tête dorée et son corps mince et fin au risque de disparaître de la surface de la terre comme une fourmi écrasée par une roue insouciante.

La semaine avait passé avec une rapidité de rêve, de rêve tout imprégné du parfum des branches de sapin et des arbres de Noël, tout illuminé par le reflet des petites bougies et l’éclat des ornements faits à la maison, un rêve où chaque minute s’était enfuie aussi vite que les battements du cœur. Semaine trépidante au cours de laquelle un sentiment entremêlé de douleur et de plaisir avait poussé Scarlett à peupler, à surcharger les minutes d’incidents qu’elle se rappellerait après le départ d’Ashley, qu’elle pourrait examiner à loisir pendant les longs mois à venir, d’événements dans lesquels elle puiserait la moindre parcelle de réconfort… elle avait dansé, chanté, elle avait ri, elle s’était mise en quatre pour Ashley, elle avait prévenu tous ses désirs, souri quand il avait souri, s’était tue quand il avait parlé, elle ne l’avait pas quitté des yeux afin que le moindre détail de sa silhouette bien dégagée, le moindre froncement de ses sourcils, le moindre plissement de ses lèvres restât gravé en elle d’une manière indélébile… elle avait glané le plus de souvenirs possible, car une semaine passe si vite et la guerre ne finit jamais.

Assise sur le divan du salon, son cadeau d’adieu posé sur les genoux, elle attendait qu’il eût fini de dire au revoir à Mélanie et priait le Ciel qu’il fût seul lorsqu’il descendrait l’escalier et qu’elle pût lui parler un peu sans témoins. L’oreille tendue, elle cherchait à entendre ce qui se passait en haut, mais la maison était étrangement calme, si calme qu’elle avait l’impression de respirer trop fort. Tante Pitty, enfermée chez elle, inondait son oreiller de ses larmes, car Ashley avait pris congé d’elle une demi-heure auparavant. Pas un murmure, pas un sanglot ne passait à travers la porte de la chambre de Mélanie. Il semblait à Scarlett qu’Ashley était dans cette chambre depuis des heures. Elle pensait à tout ce qu’elle avait eu l’intention de lui dire. Mais elle n’avait pas eu l’occasion de lui parler à son gré et maintenant elle savait que cette occasion ne se présenterait peut-être plus jamais.

Elle avait tant de petites choses bien bêtes à lui dire : « Ashley, vous serez très prudent, n’est-ce pas ? – Je vous en prie, évitez d’avoir les pieds mouillés. Vous vous enrhumez si facilement. N’oubliez pas de vous mettre un journal sur la poitrine. Cela protège si bien du vent. » Mais il y avait aussi tant de choses plus importantes qu’elle aurait voulu lui confier ou lui entendre dire, tant de choses qu’elle aurait voulu lire dans ses yeux à défaut de les lui entendre prononcer.

Tant de choses que maintenant elle n’avait plus le temps de dire. Même les quelques minutes qui lui restaient, Mélanie pouvait les lui ravir en accompagnant son mari jusqu’à la porte, jusqu’à la voiture. Pourquoi donc n’avait-elle pas su trouver une occasion favorable au cours de la semaine qui venait de s’écouler ? Pourquoi ? Mais Mélanie ne l’avait pas quitté, n’avait pas cessé de le couver des yeux. La maison avait toujours été remplie d’amis, de voisins, de parents. Du matin au soir Ashley n’était jamais resté seul. Et puis, chaque soir la porte de la chambre à coucher s’était refermée sur Mélanie et sur lui. Pas une fois durant ces derniers jours le moindre de ses regards, la moindre de ses paroles n’avait permis à Scarlett de soupçonner qu’il nourrissait pour elle autre chose que l’affection d’un frère envers sa sœur ou d’un ami envers une amie de toujours.

Elle ne pouvait pas le laisser partir, pour toujours peut-être, sans savoir s’il l’aimait encore. Alors, même s’il mourait, il lui resterait jusqu’à la fin de ses jours la chaude consolation de l’amour qu’il lui avait porté en secret.

Après une attente qui lui parut une éternité, elle entendit le bruit de ses bottes dans la chambre au-dessus. La porte s’ouvrit et se referma. Elle l’entendit descendre l’escalier. Seul ! Béni soit Dieu ! Mélanie devait être trop anéantie par le chagrin pour sortir de sa chambre. Elle allait l’avoir à elle seule pendant quelques précieuses minutes.

Il descendait lentement les marches. Ses éperons sonnaient. Son sabre battait contre ses hautes bottes. Il entra dans le salon, le regard assombri. Il s’efforçait de sourire, mais son visage était aussi livide, aussi décomposé que celui d’un homme dont saigne une blessure invisible. Scarlett se leva. Elle pensait avec une fierté de propriétaire qu’elle n’avait jamais vu plus beau soldat. Bien astiqués par l’industrieux oncle Peter, son étui à revolver et son ceinturon brillaient, ses éperons et le fourreau de son sabre étincelaient. Sa nouvelle tunique n’allait pas très bien, car le tailleur s’était trop pressé et un certain nombre de coutures étaient de travers. Le luisant du drap tout neuf contrastait piteusement avec la culotte rapiécée et les bottes éraflées, mais même s’il avait porté une armure d’argent, Scarlett n’aurait pas trouvé plus beau son Ashley.

« Ashley, fit-elle brusquement, puis-je vous accompagner au train ?

— Non, je vous en prie, Père et les petites y seront. D’ailleurs, je préfère que nous nous disions au revoir ici plutôt qu’à la gare où vous grelotteriez de froid. »

Aussitôt, Scarlett renonça à son projet. Si India et Honey, qui la détestaient tant, assistaient aux adieux, elle n’aurait aucune chance d’avoir là-bas un tête-à-tête avec lui.

« Eh bien ! je n’irai pas, fit-elle. Tenez, Ashley ! J’ai un autre cadeau pour vous. »

Un peu intimidée maintenant que le moment était venu de le lui offrir, elle ouvrit le paquet. C’était une longue écharpe d’officier en soie de Chine jaune et garnie d’une lourde frange. Plusieurs mois auparavant, Rhett Butler lui avait rapporté de la Havane un châle jaune aux somptueuses broderies bleues et rouges représentant des oiseaux et des fleurs. Pendant toute la semaine elle avait eu la patience de défaire les broderies puis, taillant à même le carré de soie, elle l’avait transformé en écharpe.

« Scarlett, c’est splendide ! C’est vous qui l’avez faite ? Alors je n’y attacherai que plus de valeur. Mettez-la-moi, ma chère. Les camarades vont pâlir de jalousie quand ils me verront dans toute la gloire de ma tunique neuve et de mon écharpe. »

Elle lui ceignit la taille juste au-dessous du ceinturon et noua amoureusement les bouts de l’étoffe chatoyante. Mélanie pouvait bien lui avoir donné sa tunique neuve, elle, elle lui avait fait cadeau de cette écharpe pour qu’il la portât dans les combats et se souvint d’elle chaque fois qu’il la regarderait. Elle se recula et le contempla avec orgueil en se disant que Jeb Stuart lui-même, avec sa plume et sa superbe écharpe, ne pouvait pas rivaliser d’élégance avec son cavalier.

« C’est splendide, répéta Ashley en jouant avec la frange. Mais je suis certain que vous avez coupé une robe ou un châle pour la faire. Vous n’auriez pas dû, Scarlett. On a trop de mal à se procurer de jolies choses aujourd’hui.

— Oh ! Ashley, je coupe… »

Elle avait failli s’écrier « je couperais mon cœur en deux pour vous le donner à porter si vous le vouliez », mais elle se reprit et dit : « Je ferais n’importe quoi pour vous.

— Vraiment ? » Et son visage s’éclaira un peu. « Alors, voici quelque chose que vous pouvez faire pour moi, Scarlett. Quelque chose qui me rassurera quand je serai parti.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’un ton joyeux, toute prête à promettre monts et merveille.

— Scarlett, veillerez-vous sur Mélanie pour moi ? »

« Veiller sur Mélanie ? »

Son cœur se serra. Elle était cruellement déçue. C’était donc sa dernière requête, alors qu’elle brûlait de promettre quelque chose de magnifique ; de grandiose. Alors elle s’emporta. Elle n’avait que cet instant à consacrer à Ashley et quoique Mélanie fût absente, son ombre falote trouvait le moyen de se glisser entre eux. Comment pouvait-il prononcer son nom au moment de leurs adieux ? Comment pouvait-il lui demander une chose pareille ?

Ashley ne remarqua point la déception qui se peignait sur ses traits. Comme autrefois, il la fixait de son regard lointain, la regardait sans la voir.

« Oui, surveillez-la, prenez soin d’elle. Elle est si fragile, et elle ne s’en rend pas compte. Elle va s’épuiser à soigner les malades et à tirer l’aiguille. Elle est si gentille, si timide. En dehors de tante Pittypat, de l’oncle Henry et de vous, elle n’a pas de proches parents, sauf les Burr de Macon et encore ils sont cousins au troisième degré. Quant à tante Pitty… Vous savez bien, Scarlett, c’est une enfant. L’oncle Henry, lui, est vieux. Mélanie vous aime tant, non pas seulement parce que vous étiez la femme de Charles, mais parce que… eh bien ! parce que c’est vous et qu’elle vous aime comme une sœur. Scarlett, j’en ai des cauchemars quand je pense à ce qu’elle deviendrait si j’étais tué et si elle n’avait personne vers qui se retourner. Voulez-vous me le promettre ? »

Elle n’entendit même pas qu’il renouvelait sa requête tant elle était épouvantée par ces mots de mauvais augure : « Si j’étais tué. » Chaque jour, la gorge serrée, elle avait lu la liste des morts sachant fort bien que ce serait la fin de tout s’il lui arrivait quelque chose. Mais toujours, au fond d’elle-même, elle avait pensé que, même si l’armée confédérée était anéantie, Ashley serait épargné. Et maintenant, il venait de prononcer les mots redoutables. Elle en eut la chair de poule et elle fut envahie par une frayeur superstitieuse que sa raison était impuissante à combattre. Elle avait assez de sang irlandais dans les veines pour croire aux présages, aux intersignes qui annoncent la mort, et, dans les yeux d’Ashley, elle lisait une profonde tristesse qui, pour elle, ne pouvait être que le reflet de la douleur d’un homme qui a senti les doigts glacés sur son épaule et a entendu le gémissement de la fée Banshee[24].

« Vous n’avez pas le droit de dire cela. Vous n’avez pas le droit d’y penser. Cela porte malheur de parler de la mort. Oh ! vite, dites une prière.

— Vous la direz pour moi. Et vous ferez également brûler des cierges », dit Ashley en souriant de son ton angoissé.

Mais Scarlett ne pouvait pas répondre tant elle était impressionnée par la vision que son imagination lui offrait d’Ashley gisant loin d’elle, dans les neiges de Virginie. Il continua de parler et sa voix était empreinte d’une tristesse et d'une résignation qui accrurent son angoisse jusqu’à ce que toute trace de colère ou de désappointement eût disparu.

« Je vous demande cela, Scarlett, pour la bonne raison que je suis incapable de dire ce qui m’arrivera ou ce qui arrivera à l’un quelconque d’entre nous. Lorsque la fin surviendra, même si je suis en vie, il se peut que je sois fort loin d’ici, trop loin pour m’occuper de Mélanie.

— La… la fin ?

— La fin de la guerre… et la fin du monde.

— Mais, Ashley, vous ne croyez sûrement pas que les Yankees vont nous battre ? Pendant toute cette semaine, vous avez montré combien le général Lee était…

— J’ai menti toute la semaine, menti comme tous les hommes qui viennent en permission. À quoi bon avoir effrayé Mélanie et tante Pitty avant que ce soit nécessaire ? Si, Scarlett, je crois que les Yankees nous tiennent. Gettysburg a été le commencement de la fin. Les gens de l’arrière ne le savent pas encore. Ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe chez nous… Tenez, Scarlett, en ce moment-ci, un certain nombre de mes hommes marchent pieds nus dans la neige, et la neige est épaisse en Virginie. Quand je vois leurs pauvres pieds enveloppés dans des guenilles et de vieux sacs, quand je vois les traînées sanglantes qu’ils laissent sur la neige et que je sais que moi j’ai une vraie paire de bottes… eh bien ! je me dis que je devrais les jeter et marcher pieds nus moi aussi.

— Oh ! Ashley, promettez-moi de ne pas jeter vos bottes !

— Quand je vois des choses pareilles et que je regarde du côté des Yankees… je sens que tout s’écroule… Voyons, Scarlett, les Yankees achètent des soldats en Europe par milliers ! La plupart des prisonniers que nous avons faits ces temps derniers ne savent même pas l’anglais. Ce sont des Allemands, des Polonais, de farouches Irlandais qui parlent le gaélique. Mais nous, quand nous perdons un homme, nous ne pouvons pas le remplacer. Quand nos chaussures sont usées, nous n’en avons pas d’autres. Nous sommes bloqués, Scarlett, nous ne pouvons pas lutter contre le monde entier. »

« Que la Confédération s’effondre dans la poussière, se dit Scarlett avec frénésie. Que ce soit la fin du monde, mais qu’il ne meure pas ! Je ne pourrais pas survivre à sa mort ! »

« J’espère que vous ne répéterez pas ce que je vous ai dit, Scarlett. Je ne veux pas alarmer les autres. Et puis, ma chère, je ne vous aurais point alarmée en vous parlant de ces choses si je ne m’étais vu obligé de vous expliquer pourquoi je vous ai demandé de veiller sur Mélanie. Elle est si frêle, si faible, et vous, vous êtes si forte, Scarlett. Ce sera un réconfort pour moi de savoir que vous serez toutes les deux si jamais il m’arrive quoi que ce soit. Vous me le promettez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ! » s’écria Scarlett, car à ce moment elle voyait la mort se pencher sur lui et elle aurait promis n’importe quoi. « Ashley ! Ashley ! Je ne veux pas que vous partiez ! Je n’en aurai pas le courage.

— Il faut être brave », fit-il, un changement subtil dans le ton. Il s’exprimait maintenant d’une voix mieux timbrée, plus chaude, et ses mots tombaient rapides comme s’il avait été poussé par quelque élan du cœur. « Il faut être brave, sans quoi comment résisterai-je ? »

Elle le regarda transportée et se demanda s’il avait voulu dire que la séparation lui brisait le cœur tout comme elle brisait le sien. Son visage était aussi défait que lorsqu’il était descendu après avoir dit au revoir à Mélanie, mais elle ne put rien lire dans ses yeux. Il se pencha, lui prit le visage à deux mains et lui posa un baiser léger sur le front.

« Scarlett ! Scarlett ! Vous êtes si parfaite, si forte, si bonne. Si belle, ma chère, et ce n’est pas seulement votre doux visage qui est beau, mais vous tout entière, votre corps, votre esprit, votre âme.

— Oh ! Ashley, murmura-t-elle, inondée de bonheur et grisée autant par ses paroles que par le contact de ses mains. Personne d’autre que vous n’a jamais…

— J’ai la prétention de vous connaître mieux que la plupart des gens et de voir au fond de vous-même des choses magnifiques que les autres sont trop négligents et trop pressés pour remarquer. »

Il se tut. Ses mains retombèrent, mais ses yeux étaient toujours rivés aux siens. Le souffle coupé, elle attendit un moment qu’il continuât et se dressa sur la pointe des pieds pour l’entendre prononcer les paroles magiques. Mais elles ne vinrent pas. Les lèvres frémissantes, elle scruta son visage, le regarda comme une folle, car elle devinait qu’il n’avait plus rien à dire.

Ce second écroulement de ses espérances fut plus que son cœur n’en put supporter et, poussant un soupir d’enfant, elle se rassit, les larmes aux yeux. Alors elle entendit dans l’allée un bruit sinistre, un bruit qui lui rappela encore plus cruellement que le reste le départ d’Ashley. L’oncle Peter, emmitouflé dans un couvre-pied, arrivait avec la voiture pour conduire Ashley au train.

Ashley dit « au revoir » d’une voix très douce, ramassa sur la table le large feutre que Scarlett avait obtenu par ruse de Rhett et sortit dans le vestibule. La main sur le bouton de la porte, il se retourna et lança à Scarlett un long regard douloureux comme s’il avait voulu emporter avec lui le moindre détail de son visage et de son corps. À travers les larmes qui l’aveuglaient, elle le vit et, la gorge broyée comme dans un étau, elle comprit qu’il s’en allait loin d’elle, loin de l’abri sûr de cette maison, qu’il sortait de sa vie, pour toujours peut-être, qu’il partait sans avoir prononcé les mots qu’elle avait un tel désir de lui entendre dire. Le temps s’enfuyait comme l’eau qui saute le barrage d’un moulin et maintenant il était trop tard. Elle courut après lui, en trébuchant, traversa le salon, le rejoignit et s’agrippa à son écharpe.

« Embrassez-moi, murmura-t-elle, embrassez-moi pour me dire au revoir. »

Il la prit doucement dans ses bras et s’inclina vers son visage. Dès que ses lèvres eurent effleuré les siennes, elle lui étreignit le cou à l’étrangler. Pendant un instant, il la pressa contre lui. Alors elle sentit soudain qu’il la repoussait de toutes ses forces. Il laissa tomber son chapeau par terre et, les mains libres, il détacha de son cou les bras de Scarlett.

« Non, Scarlett, non, fit-il à voix basse tout en lui meurtrissant les poignets.

— Je vous aime, dit-elle d’une voix étouffée. Je vous ai toujours aimé. Je n’ai jamais aimé personne d’autre. J’ai juste épousé Charlie pour… pour essayer de vous faire du mal. Oh ! Ashley, je vous aime tant que j’irais à pied jusqu’en Virginie pour être près de vous ! Je vous ferais à manger, je cirerais vos bottes, je soignerais votre cheval… Ashley, dites-moi que vous m’aimez ! Ça me suffira pour le reste de ma vie ! »

Il se baissa brusquement pour ramasser son chapeau et Scarlett entrevit son visage. Jamais elle n’avait vu visage plus malheureux, plus éloquent. Sur ce visage étaient peints son amour pour elle, la joie de savoir qu’elle l’aimait, mais on y reconnaissait aussi les traces du combat que leur livraient la honte et le désespoir.

« Au revoir », dit-il d’un ton rauque.

La porte s’ouvrit avec un bruit sec. Une bouffée de vent froid s’engouffra dans la maison et souleva les rideaux. Scarlett toute frissonnante le regarda descendre l’allée au pas de course et gagner la voiture. Son sabre brillait au pâle soleil d’hiver. La frange de son écharpe dansait allégrement.