XIII

À l’instigation de Mme Merriwether, le docteur Meade passa à l’action et adressa une lettre au journal local dans laquelle, sans mentionner le nom de Rhett, il prenait nettement position. Flairant un drame mondain, le rédacteur en chef inséra la lettre en deuxième page, ce qui, en plus, était une innovation sensationnelle, car les deux premières pages du journal étaient toujours réservées aux annonces d’esclaves, de mulets, de charrues, de cercueils, de maisons à vendre ou à louer, aux réclames de traitements pour maladies honteuses, de drogues pour faire avorter ou pour reconstituer les forces perdues.

La lettre du docteur fut le prélude d’un concert d’imprécations qui n’allaient pas tarder à s’élever dans tout le Sud contre les spéculateurs, les profiteurs et les fournisseurs du Gouvernement. À Wilmington, le port sudiste le plus actif, maintenant que Charleston était pratiquement fermé par les canonnières yankees, les choses avaient pris la proportion d’un véritable scandale. Wilmington était infesté de spéculateurs, et comme ceux-ci avaient de l’argent liquide ils raflaient toutes les cargaisons et attendaient la hausse des cours pour les revendre. La hausse se produisait toujours car les objets de première nécessité se faisaient de plus en plus rares et les prix augmentaient de mois en mois. La population civile était obligée soit de restreindre ses besoins, soit d’acheter au prix fixé par les spéculateurs. Les pauvres et les gens ne disposant que de faibles ressources avaient à supporter des épreuves de plus en plus pénibles. À mesure que les prix montaient, l’argent confédéré se dépréciait et sa chute rapide semblait entraîner une folie de luxe. Les forceurs de blocus avaient reçu l’ordre de ramener tout le matériel indispensable et accessoirement on leur avait permis de se livrer au commerce des articles de luxe, mais maintenant ces articles qui rapportaient davantage composaient seuls la cargaison de leurs navires à l’ exclusion des marchandises dont la Confédération avait un besoin vital. On se ruait sur ces objets de luxe, on dépensait pour les acquérir tout l’argent qu’on avait le jour même dans la crainte que, le lendemain, les prix ne montassent et que l’argent ne se dépréciât davantage.

Il y avait plus grave encore. Wilmington n’était relié à Richmond que par une seule ligne et, tandis que des milliers de barils de farine et de caisses de lard pourrissaient dans les gares intermédiaires faute de wagons pour les transporter, les spéculateurs en vins, en taffetas, en café trouvaient toujours le moyen de livrer leurs marchandises à Richmond deux jours après leur débarquement à Wilmington.

Désormais, on ne se gênait plus pour dire que non seulement Rhett Butler revendait les cargaisons de ses quatre bateaux à des prix fabuleux, mais qu’il accaparait les chargements des autres navires et attendait la hausse des cours pour s’en défaire. On prétendait qu’il était à la tête d’une entreprise au capital d’un million de dollars qui, ayant Wilmington pour centre d’opérations, acquérait sur place les marchandises introduites en dépit du blocus. On racontait que la société possédait une douzaine d’entrepôts, tant à Wilmington qu’à Richmond, et que ses magasins regorgeaient de vivres et de vêtements. Les militaires et les civils commençaient à en avoir assez et les murmures contre lui et les spéculateurs de son espèce se faisaient de plus en plus violents.

« Il y a beaucoup d’hommes et de patriotes parmi les marins auxquels la Confédération a confié le soin de forcer le blocus, écrivait le docteur, beaucoup d’hommes désintéressés qui risquent leur vie et leur fortune pour que survive la Confédération. Leur nom est gravé dans le cœur de tous les Sudistes loyaux et personne ne leur fait grief de tirer un bénéfice pécuniaire des dangers auxquels ils s’exposent. Ces hommes-là, nous les respectons, d’ailleurs ce n’est pas d’eux que je veux parler.

« Mais il y en a d’autres, des canailles qui s’affublent d’un manteau de forceur de blocus pour s’enrichir. J’appelle le juste courroux et la juste vengeance d’un peuple qui se bat pour la plus juste des causes sur ces vautours qui introduisent dans le pays du satin et de la dentelle quand nos hommes meurent par manque de quinine, qui remplissent leurs bateaux de thé et de vins quand nos héros se tordent de douleur par manque de morphine. J’exècre ces vampires qui sucent le sang des hommes rangés derrière Robert Lee… J’exècre ces individus qui font du nom même de forceur de blocus un objet de répulsion pour tous les patriotes. Comment pouvons-nous supporter que ces êtres méprisables se pavanent parmi nous en bottes vernies pendant que nos enfants pataugent, pieds nus, dans la boue des batailles ? Comment pouvons-nous tolérer qu’ils boivent du champagne et mangent des pâtés de Strasbourg pendant que nos soldats grelottent autour des feux de camp et se nourrissent de lard pourri. J’en appelle à tous les loyaux confédérés pour les chasser. »

Les citoyens d’Atlanta lurent la lettre, comprirent que l’oracle s’était prononcé et, en loyaux confédérés, s’empressèrent de chasser Rhett.

De toutes les personnes qui l’avaient reçu au cours de l’automne 1862, Mlle Pittypat restait, en 1863, presque la seule à lui ouvrir sa porte. Et, sans Mélanie, elle n’en eût probablement rien fait. Lorsqu’on signalait la présence de Rhett en ville, tante Pitty était sens dessus dessous. Elle savait parfaitement ce que disaient ses amies quand elle lui permettait de venir chez elle, mais elle n’avait pas encore le courage de lui dire qu’il était indésirable. Chaque fois qu’il arrivait à Atlanta, elle pinçait les lèvres, puis déclarait aux jeunes femmes qu’elle le recevrait devant sa porte et lui interdirait d’entrer. Et chaque fois elle devait s’avouer vaincue, car il arrivait un petit paquet à la main et la complimentait sur son charme et sa beauté.

« Je ne sais pas que faire, gémissait-elle. Il me regarde et je… j’ai une peur bleue de ce qu’il me ferait si je le lui disais. Il a si mauvaise réputation. Croyez-vous qu’il irait jusqu’à me frapper… ou, ou… Oh ! là ! là ! si seulement nous avions Charlie ! Scarlett, il faut que tu lui dises de ne plus se montrer ici. Tourne-lui cela gentiment. Oh ! mon Dieu ! Je suis sûre que tu l’encourages à venir, et toute la ville qui jase ! Si ta mère arrive à le savoir, que pensera-t-elle de moi ? Melly, ne sois pas aussi gentille avec lui. Sois froide, sois distante, il comprendra. Oh ! Melly, crois-tu qu’il faille que j’écrive un mot à Henry pour lui demander de parler au capitaine Butler ?

— Non, je ne crois pas, répondit Mélanie. En tout cas, je me refuse à être grossière avec lui. Je suis persuadée que tout le monde se monte la tête à son sujet. Il n’est sûrement pas aussi mauvais que le docteur Meade et Mme Merriwether veulent bien le prétendre. Il est incapable de laisser les gens mourir de faim en accaparant les vivres. Voyons, il m’a donné cent dollars pour les orphelins. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il est aussi patriote que n’importe lequel d’entre nous, seulement il est trop fier pour se défendre. Tu sais combien les hommes sont entêtés quand ils sont en colère. »

Tante Pitty ignorait tout des hommes, qu’ils fussent en colère ou autrement, et elle ne savait que battre désespérément l’air de ses petites mains grassouillettes. Quant à Scarlett, elle s’était résignée depuis longtemps à la manie qu’avait Melly de voir le bien partout. Mélanie était une sotte, mais personne n’y pouvait rien.

Scarlett savait que Rhett n’était pas patriote et, bien qu’elle eût mieux aimé mourir que de l’avouer, ça lui était absolument égal. Seuls comptaient pour elle les petits présents que Rhett lui apportait de Nassau. Étant donné la hausse des prix, où diable aurait-elle pu se procurer des aiguilles, des bonbons et des épingles à cheveux, si elle lui avait consigné sa porte ? Non, il était plus facile de rejeter toutes les responsabilités sur tante Pitty qui, en somme, dirigeait la maison, était le chaperon de ses nièces et leur censeur. Scarlett savait bien que les visites de Rhett faisaient jaser et qu’elle-même n’était pas à l’abri des critiques, mais elle savait également qu’aux yeux d’Atlanta Mélanie Wilkes était incapable de faire le mal et que, si Mélanie défendait Rhett, ses visites étaient empreintes d’une note de respectabilité.

Néanmoins, la vie eût été bien plus agréable si Rhett avait abjuré ses hérésies. Cela lui eût épargné l’ennui de voir les gens tourner délibérément la tête quand elle descendait la rue du Pêcher en sa compagnie.

« Même si vous pensez ces choses-là, pourquoi les dites-vous ? demandait-elle sur un ton de reproche. Pensez ce que vous voudrez, mais taisez-vous. Cela n’en ira que beaucoup mieux.

— C’est votre système, hein, ma petite fourbe aux yeux verts ? Scarlett ! Scarlett ! J’attendais de vous une conduite plus courageuse. Je croyais que les Irlandais ne cachaient pas leur façon de penser. Dites-moi franchement, vous n’êtes jamais sur le point d’éclater à force de vous taire ?

— Eh bien !… si, avouait Scarlett à contrecœur. J’en ai plein le dos d’entendre parler de la Confédération du matin au soir. Mais, bonté divine, Rhett Butler, si je racontais cela, personne ne voudrait plus m’adresser la parole et je ne trouverais plus de danseurs !

— Ah ! je vois ! Et l’on veut danser coûte que coûte. Allons, j’admire votre maîtrise, mais je suis forcé de reconnaître que je ne m’en sens pas capable. Quel que soit le bénéfice que je pourrais en tirer, je ne veux pas endosser comme ça le manteau romantique du patriote. Il y a bien assez de patriotes imbéciles qui risquent jusqu’à leur dernier centime dans le blocus et qui sortiront ruinés de cette guerre. Il est inutile que je me joigne à eux, soit pour battre le record du patriotisme, soit pour allonger la liste des pauvres. À eux les lauriers. Ils les méritent – et pour une fois je suis sincère – et puis d’ailleurs les lauriers, c’est tout ce qu’il leur restera dans un an ou deux.

— Je trouve que vous êtes ignoble d’insinuer des choses pareilles quand vous savez fort bien que l’Angleterre et la France se joindront à nous d’ici peu et…

— Voyons, Scarlett ! Vous avez encore dû lire un journal ! Vous me surprenez. Ne recommencez pas. Cela fausse l’esprit des femmes. Pour votre gouverne, il n’y a pas un mois j'étais en Angleterre, et je m’en vais vous dire ceci. L’Angleterre n’aidera jamais la Confédération. L’Angleterre ne mise jamais sur le mauvais cheval. C’est cela qui fait d’elle l’Angleterre. En outre, la grosse Hollandaise qui est assise sur le trône de Grande-Bretagne craint Dieu et n’approuve point l’esclavage. Que les ouvriers anglais du textile meurent de faim, parce qu’ils ne peuvent plus travailler notre coton, mais qu’on ne rompe jamais une lance en faveur de l’esclavagisme. Quant à la France, cette pâle imitation de Napoléon qui la gouverne est bien trop occupée au Mexique pour se soucier de nous. En fait, l’empereur se félicite de cette guerre qui nous accapare trop pour mettre ses troupes à la porte du Mexique… Non, Scarlett, l’intervention étrangère n’est qu’une invention de journalistes pour remonter le moral du Sud. La Confédération est vouée à l’échec. En ce moment, elle imite le chameau, elle vit sur ses réserves, mais les réserves les plus importantes ne sont pas inépuisables. Je me donne encore six mois de blocus, après ça, je me retire, ce serait trop dangereux. Je revendrai mes bateaux à quelque Anglais sans jugement qui s’imaginera pouvoir encore passer à travers les mailles du filet, mais je ne me ferai pas de bile pour si peu. J’ai gagné assez d’argent comme ça. J’ai déposé mes fonds dans une banque anglaise, et je les ai convertis en or. Moi, je ne veux plus entendre parler de ce papier sans valeur. »

Comme toujours lorsqu’il parlait, ce qu’il disait paraissait fort plausible. D’aucuns auraient pu prétendre que ses déclarations étaient forgées de toutes pièces, mais pour Scarlett elles avaient toujours l’air marquées au coin du bon sens et de la vérité. Pourtant elle savait que tout cela était faux, qu’elle aurait dû protester et se fâcher. Au fond, elle n’en avait nulle envie, mais elle faisait semblant pour se sentir plus respectable.

« Je crois que ce que le docteur Meade a écrit de vous était exact, capitaine Butler. Le seul moyen de vous racheter, ce sera de vous engager quand vous aurez revendu vos bateaux. Vous avez fait l’école de West Point et…

— Vous parlez comme un prédicateur baptiste, en mal de prosélytisme. Et si je ne voulais pas me racheter ? Pourquoi combattrais-je pour défendre un système qui m’a banni ?

— Je n’ai jamais entendu parler d’aucun système.

— Non ? Et cependant vous en faites partie, tout comme j’en faisais partie. Et je mettrais ma main au feu que vous ne l’aimez pas plus que moi. Voyons, pourquoi suis-je la brebis galeuse de la famille Butler ? Pour une seule raison, parce que je n’ai pas pu me conformer aux usages de Charleston. Et Charleston, c’est le Sud en plus exagéré. Je me demande si vous vous rendez bien compte des inconvénients que ça représente ? Tant de choses qu’il faut faire parce qu’on les a toujours faites, tant de choses absolument inoffensives qu’il ne faut pas faire pour le même motif, tant de choses qui m’exaspéraient par leur bêtise. Mon refus d’épouser la jeune personne dont vous avez sans doute entendu parler a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Pourquoi aurais-je épousé une petite oie insipide pour la seule raison qu’un accident m’avait empêché de la ramener chez elle avant la nuit ? Pourquoi aurais-je permis à son frère, qui avait les yeux hagards, de me tirer dessus et de me tuer alors que je visais mieux ? Oh ! bien sûr, si j’avais été un homme du monde, je l’aurais laissé me tuer et ça aurait lavé la tache de l’écusson des Butler. Mais… j’aime la vie. Alors j’ai vécu et j’ai pris du bon temps… Lorsque je songe à mon frère qui vit au milieu des vaches sacrées de Charleston et qui est plein de respect pour elles, lorsque je me rappelle sa massive épouse, ses bals de la Sainte-Cécile, ses rizières toujours les mêmes… eh bien ! je sais ce que j’ai gagné en brisant avec ce système. Scarlett, le genre de vie que nous menons dans le Sud est aussi désuet que le système féodal. Ce qui est étonnant, c’est qu’il ait duré aussi longtemps. Il fallait bien qu’il disparût un jour et c’est maintenant qu’il s’en va. Et vous voudriez que j’écoute des orateurs comme le docteur Meade me dire que notre cause est juste et sainte. Vous voudriez que les roulements de tambour m’enivrent au point que j’empoigne un mousquet et que je coure verser mon sang en Virginie ? Pour qui me prenez-vous ? pour un imbécile ? Baiser le fouet qui me cingle, ce n’est pas mon genre. Le Sud et moi, nous sommes quittes à présent. Autrefois le Sud m’a rejeté. J’aurais pu mourir de faim, je ne suis pas mort et j’entends bien tirer assez d’argent de l’agonie du Sud pour compenser la perte de mon droit d’aînesse.

— Je crois que vous êtes un être méprisable et vénal, disait Scarlett, pas très convaincue.

— Vénal, moi ? Non, je suis seulement prévoyant. C’est peut-être cela d’ailleurs qu’on appelle de la vénalité. En tout cas, c’est ce que ne manqueront pas de dire les gens qui n’auront pas vu aussi clair que moi. Tout honnête confédéré disposant d’un millier de dollars en 1861 aurait pu faire comme moi, mais combien ont été assez vénaux pour profiter de l’occasion qui s’offrait à eux ? Tenez, juste après la chute du fort Sumter et avant que le blocus fût établi, j’ai acheté plusieurs milliers de balles de coton pour une bouchée de pain et je les ai fait passer en Angleterre. Elles sont encore entreposées à Liverpool. Je n’en ai pas vendu une seule. Je les garde jusqu’à ce que les filatures anglaises aient un tel besoin de coton qu’elles acceptent mes prix. Je ne serais pas surpris d’obtenir un dollar par livre.

— Vous obtiendrez un dollar par livre quand les poules auront des dents !

— Je ne crois pas. Le coton est déjà à soixante-douze cents la livre. À la fin de cette guerre, Scarlett, je serai riche, parce que j’aurai été prévoyant… pardon, parce que j’aurai été vénal. Je vous ai déjà dit que, pour faire fortune, il fallait ou bien contribuer au développement d’un pays ou bien participer à sa ruine. Cela va lentement dans le premier cas, dans le second, cela n’est pas long. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Cela vous servira peut-être un jour.

— J’aime tant les bons conseils, disait Scarlett avec toute l’ironie dont elle était capable. Mais je me passerai fort bien des vôtres. Prendriez-vous papa pour un gueux ? Il aura toujours assez d’argent pour subvenir à mes besoins, du reste je possède ce que m’a laissé Charles.

— J’imagine que les aristocrates français se sont dit à peu près la même chose jusqu’au jour où on les a fait monter dans des charrettes. »

 

Rhett s’efforçait souvent de démontrer à Scarlett combien il était contradictoire de porter des vêtements de deuil et de mener une vie mondaine. Il aimait les couleurs vives, et les robes funèbres de Scarlett ainsi que son voile de crêpe qui lui descendait jusqu’aux talons l’amusaient et le choquaient tour à tour. Néanmoins, Scarlett ne voulait renoncer ni à ses robes, ni à son voile. Elle savait que, si elle se mettait à porter des couleurs claires, sans attendre encore quelques années, la ville serait déchaînée contre elle. Et puis, comment expliquer ce changement à sa mère ?

Rhett lui déclara un beau jour que son voile de crêpe la faisait ressembler à un corbeau et que ses robes noires la vieillissaient de dix ans. Sous l’effet de ce compliment à rebours, Scarlett se précipita devant un miroir pour voir si elle ne portait réellement pas vingt-huit ans au lieu de dix-huit.

« Je pensais que vous placiez votre fierté ailleurs et que vous n’aspiriez pas à ressembler à Mme Merriwether, railla-t-il. J’espérais que vous aviez plus de tact que cela et que vous ne teniez pas à porter ce voile pour afficher un chagrin que, j’en suis sûr, vous n’avez jamais ressenti. Tenez, je vous fais un pari. Dans deux mois, vous aurez remplacé cette capeline et ce voile par une création de Paris.

— Certainement pas et abandonnons ce sujet », fit Scarlett, ennuyée par l’allusion à Charles.

Rhett, qui était sur le point de se rendre à Wilmington pour préparer un nouveau voyage à l’étranger, s’en alla, un sourire aux lèvres.

Quelques semaines plus tard, par une radieuse matinée d’été, il revint avec un élégant carton qu’il ouvrit après s’être aperçu que Scarlett était seule. « Oh ! l’amour de chose ! » s’écria celle-ci en sortant un chapeau de son enveloppe de soie. Scarlett était plus privée de ne pas voir de nouveautés que de n’en pas porter, et ce modèle lui parut la création la plus exquise qu’elle eût jamais contemplée. C’était une capeline de taffetas vert foncé doublée de soie jade clair. Les rubans destinés à être noués sous le menton étaient vert pâle et larges comme la main. Enfin le bord en était garni de plumes d’autruches vertes qui frisaient de l’air le plus impertinent du monde.

« Essayez-la », dit Rhett en souriant.

Scarlett fila comme une flèche vers la glace, enfonça la capeline sur sa tête, ramena ses cheveux en arrière pour dégager ses boucles d’oreilles et attacha les rubans sous son menton.

« Elle me va ? » lança-t-elle en pirouettant sur ses talons pour se montrer à Rhett et en relevant la tête d’un geste qui fit danser les plumes. Mais, avant même d’en avoir lu la confirmation dans ses yeux, elle savait qu’elle était ravissante. Elle avait un air délicieusement effronté, ses yeux auxquels le vert de la doublure donnait une teinte émeraude foncée pétillaient.

« Oh ! Rhett ! À qui appartient cette capeline ? Je veux l’acheter. Je vous donnerai jusqu’à mon dernier cent pour l’avoir.

— Elle est à vous. À qui, en dehors de vous, pourrait aller cette teinte de vert ? Croyez-vous donc que je ne sais pas me rappeler la couleur de vos yeux ?

— Vraiment ? Vous l’avez commandée pour moi ?

— Oui, et il y a marqué “rue de la Paix” sur le carton, est-ce que cela éveille quelque chose en vous ? »

Ce nom n’éveillait rien en elle. Elle était bien trop occupée à sourire à l’image que lui renvoyait la glace. Pour le moment rien ne comptait, sinon qu’elle se trouvait tout à fait à son goût et que c’était le premier joli chapeau qu’elle portait depuis deux ans. Que ne pourrait-elle pas faire avec ce chapeau ? Alors son sourire s’effaça.

« Vous ne l’aimez pas.

— Oh ! si, il est ravissant, mais… quelle horreur, il va falloir recouvrir ce beau vert de crêpe et teindre les plumes en noir. »

En un clin d’œil Rhett fut auprès d’elle et, de ses doigts habiles, se mit à défaire le nœud du ruban. Quelques secondes plus tard le chapeau avait réintégré son carton.

« Que faites-vous ? Vous avez dit qu’il était à moi ?

— Oui, mais je ne veux pas qu’on en fasse un chapeau de deuil. Je saurai bien trouver une autre charmante femme aux yeux verts pour apprécier mon bon goût.

— Oh ! vous ne ferez pas cela ! J’en mourrais ! Oh ! Rhett, je vous en supplie, ne soyez pas méchant. Laissez-le-moi.

— Pour que vous en fassiez un épouvantail à moineaux comme vos autres chapeaux ! Non. »

Scarlett se cramponna au carton. Donner à une autre femme cette chose exquise qui la rendait si jeune, si séduisante. Oh ! jamais ! Pendant un instant elle pensa au sentiment d’horreur qu’éprouveraient Pitty et Mélanie. Elle pensa à Ellen et à ce qu’elle dirait et elle frissonna. Pourtant, la vanité fut la plus forte.

« Je n’y toucherai pas. Je vous le promets. Maintenant, donnez-le-moi. »

Rhett lui abandonna le carton et, un sourire ironique aux lèvres, la regarda essayer de nouveau le chapeau et faire la roue.

« Combien vous dois-je ? demanda soudain Scarlett, le visage altéré. Je n’ai que cinquante dollars, mais le mois prochain…

— Il reviendrait à environ deux mille dollars en argent confédéré, fit Rhett, amusé par son air pitoyable.

— Oh ! mon Dieu ! Allons, si je vous donnais mes cinquante dollars maintenant et quand j’aurai…

— Je ne veux rien accepter. C’est un cadeau. »

Scarlett en resta bouche bée. La limite était si bien tracée qu’il ne fallait pas dépasser lorsqu’il s’agissait d’accepter des cadeaux offerts par des hommes.

« Des bonbons et des fleurs, ma chérie, avait répété Ellen mainte et mainte fois. Peut-être un recueil de poèmes, un album, ou un petit flacon d’eau de Floride, c’est là tout ce qu’une femme peut accepter d’un homme. Jamais, jamais de cadeaux coûteux, même de ton fiancé. Et jamais de bijoux ou de choses qui se portent, pas même des gants ou des mouchoirs. Si tu acceptais des cadeaux de ce genre, les hommes se diraient que tu n’es pas une dame et essaieraient de prendre certaines libertés avec toi. »

« Oh ! mon Dieu ! se dit Scarlett en se mirant d’abord dans la glace, puis en regardant Rhett dont le visage était impénétrable. Je ne peux pourtant pas lui dire que je n’en veux pas. Il est si joli… Je… j’aimerais encore mieux qu’il prenne quelques privautés avec moi, à condition que ça n’aille pas loin du tout. »

Alors, épouvantée d’avoir pu nourrir pareille pensée, elle devint écarlate.

« Je… vous donnerai ces cinquante dollars…

— Si vous faites ça, je les jette au ruisseau. Non, je ferai dire des messes pour le salut de votre âme. Je suis sûr que votre âme s’accommoderait fort bien de quelques messes. »

Scarlett eut un rire embarrassé.

« Où voulez-vous en venir avec moi ?

— J’essaie de vous séduire par de beaux cadeaux afin d’étouffer en vous tous vos scrupules de petite fille et de vous avoir un jour à ma merci. “N’accepte des hommes que des bonbons et des fleurs, ma chérie” », fit-il en parodiant le ton d’une mère inculquant de bonnes manières à sa fille.

Et Scarlett pouffa de rire.

« Vous êtes une canaille, Rhett Butler, vous avez l’âme bien noire, mais vous êtes malin et vous savez parfaitement que cette capeline est trop jolie pour que je refuse.

— Bien entendu, vous pouvez dire à Mlle Pitty que vous m’aviez donné un échantillon de taffetas et de soie verte, que vous aviez fait un croquis de la capeline et que j’ai réussi à vous extorquer cinquante dollars pour vous la procurer.

— Non. Je dirai que vous m’avez pris cent dollars et Pitty ira le raconter à tout le monde. Les gens en feront une jaunisse et n’arrêteront pas de parler de mon extravagance. Seulement, Rhett, il ne faut plus me rapporter des choses aussi coûteuses. Vous êtes excessivement gentil, mais, croyez-moi, je ne pourrai plus rien accepter.

— Vraiment ? Eh bien ! cela ne m’empêchera pas de vous faire des cadeaux tant que j’en aurai envie et tant que je trouverai des objets qui rehausseront votre beauté. Je vous rapporterai de la soie vert foncé pour aller avec la capeline. Et je vous préviens que je ne suis pas gentil du tout. Je continuerai à vous tenter avec des capelines et des bijoux pour mieux vous prendre au piège. Rappelez-vous bien que je ne fais rien sans obéir à une raison précise et que je ne donne rien sans espérer quelque chose en retour. D’ailleurs, j’ai toujours obtenu satisfaction. »

Les yeux noirs de Rhett se posèrent sur les lèvres de Scarlett qui, troublée, battit des cils. C’était maintenant qu’il allait prendre quelques libertés ainsi qu’Ellen l’avait prédit. Il allait l’embrasser ou essayer de l’embrasser, dans son émoi, elle ne savait pas au juste. Si elle le repoussait, il pourrait très bien lui arracher la capeline et la donner à une autre femme. D’un autre côté, si elle permettait un baiser, il lui rapporterait peut-être d’autres jolis cadeaux dans l’espoir d’en obtenir un autre. Les hommes attachaient un tel prix aux baisers. Dieu seul du reste savait pourquoi. Et, très souvent, après un baiser, ils s’éprenaient pour de bon d’une femme et se laissaient mener par le bout du nez pourvu que la femme fût adroite et avare de ses baisers après le premier. Ce serait si passionnant de rendre Rhett amoureux, de le lui faire avouer, de le voir implorer un baiser ou un sourire. Oui, elle voulait bien qu’il l’embrassât.

Pourtant, il ne fit aucun geste pour l’embrasser. Scarlett lui coula un long regard oblique et murmura pour l’encourager : « Ainsi, vous avez toujours obtenu satisfaction, n’est-ce pas ? Et qu’espérez-vous obtenir de moi ?

— Cela reste à voir.

— Eh bien ! si vous vous figurez que je vais vous épouser pour vous remercier, vous vous trompez », dit-elle d’un ton provocant.

Les dents blanches de Rhett étincelèrent sous sa petite moustache.

« Vous vous flattez, madame. Je n’ai nulle envie de me marier avec vous ni avec une autre. Je ne suis pas fait pour le mariage.

— Vraiment ! s’exclama Scarlett qui, prise au dépourvu, n’en était pas moins décidée à permettre à Rhett certaines privautés. Je n’ai même pas envie de vous embrasser.

— Alors, pourquoi votre bouche dessine-t-elle cette moue ridicule ?

— Oh ! fit Scarlett en remarquant dans la glace que ses lèvres rouges semblaient évidemment inviter au baiser. Oh ! s’écria-t-elle de nouveau en tapant du pied. Vous êtes l’homme le plus épouvantable que j’aie jamais rencontré et cela me serait bien égal de ne plus jamais vous revoir.

— Moi, si c’étaient là mes véritables sentiments, j’écrabouillerais ce chapeau. Sapristi, vous voilà dans une belle colère. D’ailleurs, ça vous va fort bien, comme vous le savez sans doute. Allons, Scarlett, foulez donc ce chapeau aux pieds pour me montrer ce que vous pensez de moi et de mes cadeaux.

— N’essayez pas de toucher à cette capeline », dit Scarlett en battant en retraite, les mains crispées sur les rubans de sa coiffure.

Rhett la rejoignit. Il riait doucement. Il lui prit les mains.

« Oh ! Scarlett ! Vous êtes si jeune, vous me fendez le cœur, dit-il. Je vous embrasserai puisque vous avez l’air de le désirer. »

Alors, se penchant nonchalamment, il lui effleura la joue de sa moustache.

« Bon, maintenant, allez-vous me gifler pour me rappeler aux convenances ? »

La lèvre mutine, elle le regarda droit dans les yeux et lut en lui tant de gaieté qu’elle éclata de rire. Qu’il était donc agaçant ! S’il ne voulait pas l’épouser, s’il ne voulait même pas l’embrasser, que diable cherchait-il ? S’il n’était pas amoureux d’elle, pourquoi venait-il si souvent et lui apportait-il des cadeaux ?

« Voyez-vous, Scarlett, commença-t-il, j’ai une mauvaise influence sur vous et, si vous êtes un tant soit peu raisonnable, vous me flanquerez à la porte… si vous pouvez. On ne se débarrasse pas de moi comme cela. Mais mon commerce ne vous vaut rien.

— Comment ?

— Vous ne le voyez pas ? Depuis que je vous ai retrouvée à cette vente de charité, vous vous êtes conduite on ne peut plus mal et c’est moi qui en suis responsable. Qui vous a poussée à danser ? Qui vous a forcée à reconnaître que vous ne trouviez notre glorieuse Cause ni glorieuse, ni sacrée ? Qui vous a fait admettre que vous jugiez les hommes bien bêtes de mourir pour des principes ronflants ? Qui vous a aidée à fournir aux vieilles dames d’innombrables sujets de conversation ? Qui va vous mener à quitter le deuil plusieurs années avant les délais normaux ? Enfin, qui vous a tentée au point d’accepter un cadeau qu’aucune femme ne peut accepter tout en restant honnête ?

— Vous vous flattez, capitaine Butler. Je n’ai rien fait de tellement scandaleux et, en tout cas, j’aurais pu faire tout ce que vous venez de dire sans vous.

— J’en doute, déclara-t-il le visage subitement assombri. Vous seriez encore la veuve inconsolable de Charles Hamilton et l’on vanterait vos mérites d’infirmière ! Néanmoins, il se pourrait… »

Mais Scarlett n’écoutait plus, car, de nouveau, elle s’admirait dans la glace tout en projetant d’aller l’après-midi à l’hôpital avec sa nouvelle coiffure et de porter des fleurs aux officiers convalescents.

Qu’il y eût du vrai dans les dernières paroles de Rhett, elle ne s’en était même pas aperçue. Elle ne se rendait pas compte que Rhett lui avait ouvert les portes de la prison du veuvage et lui avait permis d’éclipser les jeunes filles alors que l’époque de ses succès aurait dû être passée depuis longtemps. Elle ne se rendait pas compte non plus que, sous son influence, elle s’était fort éloignée de l’enseignement d’Ellen. Le changement s’était opéré peu à peu. Sans se douter que Rhett en était la cause, elle avait fait des entorses successives à de petites conventions sans importance qui semblaient n’avoir aucun lien entre elles. Elle ne comprenait pas du tout que poussée par lui, elle avait négligé un grand nombre de principes rigides inculqués par sa mère et qu’elle avait oublié le mal qu’Ellen s’était donné pour faire d’elle une dame.

Elle se rendait seulement compte que la capeline était la plus seyante de celles qu’elle avait jamais eues, qu’elle ne lui avait rien coûté et que Rhett, qu’il l’admît ou non, était amoureux d’elle. Et elle était bien décidée à trouver le moyen de le lui faire admettre.

Le lendemain, campée devant la glace, un peigne à la main et la bouche pleine d’épingles à cheveux, Scarlett essayait une nouvelle coiffure qui, aux dires de Maybelle, faisait rage dans la capitale. Cette coiffure, intitulée « les chats, les rats et les souris », présentait maintes difficultés. Les cheveux étaient séparés en deux et disposés de chaque côté de la tête en trois rouleaux de taille décroissante. Le rouleau le plus près de la raie était le plus gros et s’appelait « le chat ». « Le chat » et « le rat » étaient faciles à faire, mais « la souris » était exaspérante et ne se laissait jamais emprisonner par les épingles. Néanmoins Scarlett était résolue à se coiffer ainsi, car Rhett devait venir dîner et il remarquait toujours en la commentant une innovation de robe ou de coiffure.

Tandis que, le front couvert de sueur, elle se battait avec ses mèches épaisses et rebelles, elle entendit en bas quelqu’un traverser le vestibule d’un pas léger et se dit que Mélanie était rentrée de l’hôpital. Puis, s’apercevant que sa belle-sœur montait les marches de l’escalier deux par deux, elle demeura un instant immobile. Il y avait certainement quelque chose d’anormal, car, en général, Mélanie se déplaçait avec la gravité d’une douairière. Elle alla ouvrir la porte et Mélanie entra en coup de vent, le visage rouge et effrayé comme celui d’un enfant qui a fait une bêtise.

Ses joues étaient mouillées de larmes. Sa capote rejetée en arrière ne tenait plus que par ses brides. Sa crinoline avait de violents soubresauts. Elle tenait un objet fortement serré dans sa main et, en même temps qu’elle, l’odeur lourde d’un parfum bon marché pénétra dans la chambre.

« Oh ! Scarlett ! s’écria-t-elle en refermant la porte et en allant se jeter sur le lit. Tantine est-elle rentrée ? Non. Oh ! Dieu merci ! Scarlett, j’ai tellement honte, j’en mourrai ! J’ai failli m’évanouir et l’oncle Peter m’a menacée de tout raconter à tante Pitty.

— Raconter quoi ?

— Que j’ai parlé à cette… à mademoiselle… madame…, (Mélanie s’éventa avec son mouchoir.) Cette femme aux cheveux roux qui s’appelle Belle Watling.

— Voyons, Melly ! » s’exclama Scarlett, si choquée qu’elle ne pouvait que regarder fixement sa belle-sœur.

Belle Watling était cette rousse que Scarlett avait vue dans la rue le jour de son arrivée à Atlanta et qui, depuis ce temps, était devenue la femme la plus célèbre de la ville. À la suite des armées, une nuée de prostituées s’était abattue sur Atlanta, mais Belle se distinguait d’elles toutes par sa chevelure flamboyante et ses robes trop élégantes. On la voyait rarement dans la rue du Pêcher ou dans les quartiers comme il faut, mais, lorsqu’elle y faisait son apparition, les dames respectables s’empressaient de changer de trottoir afin de ne pas se trouver près d’elle. Et Mélanie lui avait adressé la parole. Il ne fallait pas s’étonner que l’oncle Peter fût indigné !

« Si tante Pitty le sait, j’en mourrai ! Tu comprends, elle fondra en larmes, elle ira raconter cela à tout le monde et je serai déshonorée, sanglota Mélanie. Mais ce n’était pas ma faute. Je… je ne pouvais pas me mettre à courir pour échapper à cette femme. C’eût été trop grossier. Scarlett, je… j’ai tellement de chagrin pour elle. Crois-tu que j’aie tort de penser ainsi ? »

Mais la solution du problème laissait Scarlett indifférente. Pareille à la plupart des femmes innocentes et bien élevées, elle était dévorée par la curiosité d’en connaître davantage sur les prostituées.

« Que voulait-elle ? Comment t’a-t-elle parlé ?

— Oh ! elle a fait d’horribles fautes de grammaire, mais je voyais si bien qu’elle faisait de son mieux pour paraître distinguée, la pauvre. Je sortais de l’hôpital et l’oncle Peter n’était pas encore là avec la voiture, alors j’ai pensé rentrer à pied à la maison. Juste comme je passais devant le jardin des Emerson, elle était là, cachée derrière une haie. Oh ! Dieu merci, les Emerson sont à Macon ! Alors elle m’a dit : “S’il vous plaît, madame Wilkes, voulez-vous m’accorder une minute de conversation.” Je ne sais pas comment elle a appris mon nom. Je sais que j’aurais dû m’enfuir à toutes jambes, mais, tu comprends, Scarlett, elle avait l’air si triste et… en somme elle me suppliait. Et puis elle portait une robe et une capote noires. Elle n’était pas maquillée du tout et, sans ses cheveux rouges, elle aurait paru très convenable. Alors, avant que j’aie pu répondre, elle a dit : “Je sais bien que je ne devrais pas vous parler, mais j’ai essayé de parler à cette vieille dinde de Mme Elsing, et elle m’a fichue à la porte de l’hôpital.”

— Elle l’a vraiment traitée de dinde ? demanda Scarlett mise en joie.

— Oh ! ne ris pas. Ce n’est pas drôle. Il paraît que cette demoiselle… cette femme voulait faire quelque chose pour l’hôpital… peux-tu imaginer cela. Elle a proposé de venir soigner les malades tous les matins et, bien entendu, rien qu’à cette idée Mme Elsing a dû sentir les affres de la mort et elle a donné l’ordre de la reconduire dehors. Alors, elle m’a dit : “Je veux pourtant faire quelque chose. Est-ce que je ne suis pas aussi bonne confédérée que vous ?” Et, tu comprends, Scarlett, son offre m’a été droit au cœur. Elle ne peut tout de même pas être si mauvaise que ça, puisqu’elle veut aider la Cause ! Crois-tu que j’aie eu tort de penser ainsi ?

— Pour l’amour de Dieu, Melly, qu’est-ce que ça peut bien faire que tu aies raison ou non ? Que t’a-t-elle dit encore ?

— Elle m’a dit qu’elle avait regardé les dames aller à l’hôpital et qu’elle avait pensé que j’avais une… figure sympathique et que c’était pour ça qu’elle m’avait arrêtée. Elle avait préparé de l’argent et elle a voulu que je le prenne pour l’hôpital sans dire à personne d’où il venait. Elle a dit que Mme Elsing refuserait cet argent si elle en connaissait la provenance. La provenance ! C’est en pensant à cela que j’ai failli m’évanouir ! J’étais tellement bouleversée, j’avais tellement hâte de m’en aller que je lui ai juste répondu : “Oh ! oui vraiment, comme vous êtes gentille”, ou quelque chose d’aussi idiot. Alors elle a souri et elle a dit : “Vous êtes une vraie chrétienne” et elle m’a mis de force ce mouchoir sale dans la main. Pouah ! sens-moi ce parfum ! »

Mélanie exhiba un mouchoir d’homme maculé de taches dans lequel étaient enfermées quelques pièces de monnaie. « Elle était en train de me remercier et de m’annoncer qu’elle m’apporterait un peu d’argent toutes les semaines quand l’oncle Peter est arrivé et m’a aperçue ! » Melly éclata en sanglots, posa la tête sur l’oreiller. « Et quand il a vu avec qui j’étais, il… oh ! Scarlett, il m'a parlé sur un tel ton… Personne ne m’avait encore parlé sur ce ton. Il m’a littéralement crié : “Vous allez monter tout de suite, dans cet’ voitu’ !” Naturellement je lui ai obéi et, tout le long du chemin, il n’a cessé de me maudire sans vouloir entendre mes explications et de dire qu’il raconterait tout à tante Pitty. Scarlett. Je t’en prie, descends et va le supplier de ne pas le faire. Il t’écoutera peut-être. Cela tuerait Tantine de savoir que j’ai seulement regardé cette femme en face. Veux-tu ?

— Oui, je veux bien. Mais voyons un peu combien il y a d’argent là-dedans. Cela paraît lourd. »

Mélanie défit les nœuds du mouchoir et une poignée de pièces d’or roula sur le lit.

« Scarlett, il y a cinquante dollars ! et en or ! s’exclama Mélanie, stupéfaite. Dis-moi, penses-tu qu’on ait le droit d’employer pour nos malades de l’argent… voyons, de l’argent gagné de cette façon ? Tu ne crois pas que Dieu comprendra peut-être que cette femme a voulu faire le bien et que ça lui sera égal que cet argent soit souillé ? Quand je pense à tout ce dont l’hôpital a besoin. »

Mais Scarlett n’écoutait plus. Envahie par la rage et l’humiliation, elle avait les yeux rivés sur le mouchoir sale dont un des coins était marqué aux initiales « R. K. B. ». Dans le premier tiroir de la commode de Scarlett, il y avait un mouchoir exactement pareil à celui-là, un mouchoir que Rhett Butler lui avait prêté la veille pour lier les tiges des fleurs sauvages qu’ils avaient cueillies ensemble et qu’elle comptait lui rendre le soir même, quand il viendrait dîner.

Ainsi Rhett voyait cette rien du tout et lui donnait de l’argent. C’était donc de là que provenait le don de l’hôpital. De l’or du blocus. Et dire que Rhett avait encore l’aplomb de regarder une honnête femme en face après avoir passé son temps avec cette créature ! Et dire qu’elle s’imaginait qu’il était amoureux d’elle !

Les femmes de mauvaise vie et tout ce qui les entourait appartenaient à un domaine mystérieux dont la pensée révoltait Scarlett. Elle savait que les hommes fréquentaient ces femmes pour des raisons auxquelles une femme comme il faut ne devait jamais faire allusion… ou bien dont elle ne devait parler qu’à demi-mot. Scarlett avait toujours pensé que seuls les hommes vulgaires recherchaient la compagnie de ces femmes. Mais, jusque-là, il ne lui était jamais venu à l’esprit que des hommes bien, c’est-à-dire ceux qu’elle rencontrait chez les gens bien et avec qui elle dansait, fussent capables de faire des choses pareilles. Cela ouvrait un champ entièrement nouveau à ses réflexions et elle en était horrifiée. Tous les hommes se comportaient peut-être de cette manière ! C’était déjà bien assez qu’ils contraignissent leurs épouses à se livrer à des actes aussi indécents sans aller chercher des femmes de bas étage et les payer pour cela ! Oh ! les hommes étaient si répugnants et Rhett Butler était le pire de tous !

Il allait voir ça ! Elle lui jetterait son mouchoir à la figure, elle lui montrerait la porte et jamais, jamais plus elle ne lui adresserait la parole. Mais non, naturellement, elle ne pouvait pas faire cela. Il ne fallait pour rien au monde lui laisser entendre qu’elle savait qu’il existait des femmes de mauvaise vie et encore moins qu’il les fréquentait. Une dame ne pouvait pas se permettre cela.

« Oh ! pensa-t-elle en colère. Si je n’étais pas une femme du monde, qu’est-ce que je ne dirais pas à cette vermine ! »

Alors, froissant le mouchoir dans sa main, elle descendit l’escalier pour aller chercher l’oncle Peter à la cuisine. En passant devant le fourneau elle lança le mouchoir dans le feu et, en proie à une rage impuissante, elle le regarda brûler.