Après avoir fait monter son plateau à Mélanie, Scarlett envoya Prissy chercher Mme Meade et s’assit avec Wade pour prendre son petit déjeuner. Pour une fois, elle n’avait pas faim. Entre les affres qu’elle éprouvait en songeant que l’accouchement de Mélanie approchait et les efforts inconscients qu’elle faisait pour distinguer le bruit de la canonnade, elle pouvait à peine manger. Son cœur se comportait d’une manière bizarre. Pendant quelques minutes, il battait avec la plus grande régularité, puis, soudain, il se mettait à sauter si fort et si vite que Scarlett en avait presque la nausée. L’épaisse bouillie de maïs lui collait au palais et jamais elle n’avait trouvé plus répugnante la mixture de maïs séché et d’igname moulue qui tenait lieu de café. Sans sucre ni lait, c’était amer comme chicotin, car le sorgho dont on se servait pour « adoucir » le goût ne donnait guère de résultats. Après en avoir avalé une gorgée, elle repoussa la tasse. Si elle n’avait pas eu d’autres motifs de haine, elle aurait détesté les Yankees pour la seule raison qu’ils l’empêchaient d’avoir du vrai café au lait bien sucré.
Wade était plus tranquille que d’ordinaire et ne se mettait pas, comme tous les matins, à récriminer contre la bouillie dont il avait, lui aussi, horreur. Il ingurgitait en silence les cuillerées que Scarlett portait à sa bouche et les aidait à passer à grand renfort d’eau qu’il avalait bruyamment. Larges et ronds comme des pièces d’un dollar, ses yeux bruns et doux suivaient tous les mouvements de sa mère et reflétaient une angoisse enfantine comme si les craintes secrètes de Scarlett s’étaient communiquées à son fils. Lorsqu’il eut fini, Scarlett l’envoya jouer au jardin et le vit avec soulagement s’engager en trébuchant sur la pelouse mal entretenue.
Elle se leva et resta au pied de l’escalier sans savoir que faire. Elle aurait dû remonter s’asseoir auprès de Mélanie et détourner son esprit des épreuves prochaines, mais elle ne s’en sentait pas le courage. Pourquoi, parmi tant de journées, Mélanie avait-elle juste choisi celle-ci pour accoucher ? Pourquoi aussi avait-elle choisi celle-là pour parler de sa mort ?
Scarlett s’assit sur la dernière marche et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées. Elle se demanda comment avait bien pu se passer la bataille de la veille et comment pouvait bien se passer celle de ce jour-là. Comme c’était étrange qu'une grande bataille se déroulât à quelques milles de soi et d’ignorer complètement la tournure que prenaient les événements ! Comme il était étrange le calme de cette extrémité déserte de la ville par rapport au jour du combat de la Rivière du Pêcher ! La maison de tante Pitty était l’une des dernières construites au nord d’Atlanta et comme on livrait bataille là-bas, quelque part vers le sud, on ne voyait passer ni renforts marchant au pas gymnastique, ni voitures d’ambulance, ni longues files de blessés titubants. Scarlett se demanda si l’on assistait à de pareilles scènes au sud de la ville et se réjouit de ne pas habiter de ce côté-là. Si seulement, à l’exception des Meade et des Merriwether, tous les habitants du quartier ne s’étaient pas enfuis ! Scarlett se sentait tellement seule, tellement abandonnée. Elle aurait tant aimé que l’oncle Peter fût là. Au moins, elle aurait pu l’envoyer aux nouvelles. Sans Mélanie, elle serait allée en ville sur-le-champ pour essayer de savoir quelque chose, mais elle ne pouvait pas partir avant l’arrivée de Mme Meade. Mme Meade ? Pourquoi ne venait-elle pas ? Et où était donc Prissy ?
Scarlett se leva, passa sous la véranda et regarda du côté de chez les Meade. Au bout d’un long moment, Prissy apparut seule. Elle ne se pressait pas, prenait son temps comme si la journée entière lui avait appartenu, faisait danser ses jupes et regardait par-dessus son épaules pour mieux en observer l’effet.
« Je t’enverrai chercher la mort ! éclata Scarlett lorsque Prissy ouvrit la grille. Qu’est-ce qu’a dit Mme Meade ? Dans combien de temps viendra-t-elle ?
— Elle était pas là, fit Prissy.
— Où est-elle ? Quand rentrera-t-elle ?
— Vous savez, ma’ame, répondit Prissy en prenant plaisir à étirer chaque mot pour donner plus de poids à son message, la Cookie elle a dit que ma’ame Meade elle était so’tie de bonne heu’e ce matin à cause que le jeune missié Phil il a été blessé et ma’ame Meade elle a p’is la voitu’ et le vieux Talbot et Betsy et ils sont allés le che’cher pou’ le ’amener à la maison. Cookie elle dit comme ça qu’il est bien blessé et que ma’ame Meade elle a pas l’intention de veni’ ici. »
Scarlett lança un regard foudroyant à Prissy et eut une bonne envie de la rosser. Les nègres étaient toujours si fiers de jouer les messagers du malheur.
« Allons, ne reste pas plantée là comme une gourde. Va chez Mme Merriwether… Tu lui demanderas de venir ou d’envoyer sa mama. Allons, ouste !
— Elles sont pas là, ma’ame Sca’lett. J’ai passé un moment avec leu’ mama en ’evenant. Elles sont pas là. Tout est fe’mé chez elles. Je suppose qu’elles sont à l’hôpital.
— Ah ! c’est pour ça que tu as été si longue ! Quand je t’enverrai faire une commission, tu tâcheras d’aller là où je te dis et de ne pas “passer un moment” avec quelqu’un. Va chez… »
Scarlett s’arrêta net et se mit à réfléchir. Parmi les gens qu’elle connaissait et qui étaient restés à Atlanta, qui pourrait bien lui rendre service ? Il y avait Mme Elsing. Naturellement, Mme Elsing ne la portait pas dans son cœur, mais elle avait toujours eu tant d’amitié pour Mélanie.
« Va chez Mme Elsing. Tu lui expliqueras tout en détail et tu lui demanderas d’être assez bonne pour venir. Et puis, Prissy, écoute-moi bien. Mme Melly est sur le point d’accoucher et elle peut avoir besoin de toi d’une minute à l’autre. Tu vas me faire le plaisir de te dépêcher et de revenir le plus tôt possible.
— Oui, ma’ame, répondit Prissy qui fit demi-tour et redescendit l’allée d’un train de sénateur.
— Presse-toi donc, espèce de lanterne !
— Oui, ma’ame. »
Prissy modifia à peine son allure et Scarlett rentra dans la maison. Elle hésita de nouveau à monter auprès de Mélanie. Il lui faudrait expliquer à sa belle-sœur pourquoi Mme Meade ne pouvait pas venir et cela risquait de lui porter un mauvais coup. Tant pis, elle lui raconterait un mensonge.
Scarlett entra dans la chambre de Mélanie et vit que celle-ci n’avait pas touché à son plateau. Le visage blafard, elle était étendue sur le côté.
« Mme Meade est retenue à l’hôpital, annonça Scarlett, mais Mme Elsing va venir. Ça ne va pas ?
— Pas très bien, répondit Mélanie, en dissimulant la vérité. Scarlett, combien de temps ça a-t-il duré pour Wade ?
— Ça n’a pas traîné, fit Scarlett avec une gaieté qu’elle était loin d’éprouver. J’étais au jardin et j’ai eu à peine le temps de rentrer. Mama a dit que c’était un scandale, que je m’étais conduite comme une négresse.
— J’espère que, moi aussi, je me conduirai comme une négresse », dit Mélanie avec un sourire forcé qu’une grimace de douleur effaça aussitôt.
Scarlett examina sans grand optimisme les hanches étroites de Mélanie, mais n’en déclara pas moins d’un ton rassurant : « Allons, ça ne se passera pas si mal.
— Non, je le sais. Je crains d’être un peu lâche. Est-ce que… Est-ce que Mme Elsing va venir bientôt ?
— Mais oui, fit Scarlett. Tiens, je vais descendre chercher de l’eau fraîche pour te faire un brin de toilette. Il fait si chaud aujourd’hui. »
Scarlett resta absente aussi longtemps qu’elle put. À chaque instant elle interrompait sa besogne et se précipitait à la porte pour voir si Prissy ne revenait pas. Puis, comme il n’y avait nulle trace de Prissy, elle remonta, épongea le corps moite de Mélanie et peigna la longue chevelure brune.
Une heure plus tard, elle reconnut dans la rue le pas traînant d’une négresse. Elle se pencha à la fenêtre et vit Prissy qui s’en revenait lentement. Sa jupe oscillait de droite et de gauche et elle en suivait le balancement avec de petits airs distingués comme si un nombreux public s’intéressait à ses simagrées…
« Un de ces jours, j’administrerai une fameuse correction à cette petite vaurienne », se dit Scarlett tout en dégringolant l’escalier pour aller à sa rencontre.
« Ma’ame Elsing elle est à l’hôpital. La Coolie elle a vu des tas de blessés veni’ pa’ le t’ain du matin. Elle fait de la soupe pou’ tout ce monde-là. Elle a dit…
— Je me fiche pas mal de ce qu’elle a dit, coupa Scarlett, le cœur serré. Mets-moi un tablier propre. Je veux que tu ailles à l’hôpital. Je vais te donner un mot pour le docteur Meade. S’il n’est pas là, tu le remettras au docteur Jones ou à n’importe quel autre médecin. Et si tu traînasses en revenant, je t’écorche vive.
— Oui, ma’ame.
— Et tu n’oublieras pas de demander à l’un de ces messieurs si l’on a des nouvelles de la bataille. S’ils ne savent rien, tu iras du côté de la gare et tu te renseigneras auprès des mécaniciens qui ont amené les blessés. Tu demanderas si l’on se bat à Jonesboro ou aux environs.
— Seigneu’ Dieu, ma’ame Sca’lett ! » Une frayeur soudaine se peignit sur le visage noir de Prissy. « Les Yankees y sont pas à Ta’a, hein ?
— Je n’en sais rien. Je te dis de demander des renseignements.
— Seigneu’ Dieu, ma’ame Sca’lett, qu’est-ce qu’ils vont fai’ à maman ? »
Prissy se mit brusquement à se lamenter si fort que le son de sa voix augmenta le trouble de Scarlett.
« Finis de brailler ! Mme Mélanie va t’entendre. Allons, va changer de tablier en vitesse. »
Ainsi aiguillonnée, Prissy galopa vers l’office tandis que Scarlett griffonnait un mot hâtif dans la marge de la dernière lettre qu’elle avait reçue de Gérald… le seul morceau de papier qui restât dans la maison. En pliant son message, elle surprit les mots tracés par Gérald : « Ta mère… typhoïde… sous aucun prétexte… venir à la maison. » Elle faillit sangloter. Sans Mélanie elle fût partie chez elle, séance tenante, même s’il lui avait fallu faire tout le chemin à pied.
Prissy s’en alla au grand trot, la lettre à la main, et Scarlett remonta tout en s’efforçant de découvrir un mensonge plausible, pour expliquer la non-venue de Mme Elsing. Mais Mélanie ne demanda rien. Elle reposait sur le dos, le visage détendu et charmant, et ce spectacle apaisa Scarlett pour un moment.
Elle s’assit et essaya de parler de choses sans importance, mais ses pensées la ramenaient cruellement à Tara et à une défaite possible des Confédérés. Elle voyait Ellen à l’agonie et elle se représentait les Yankees entrant à Atlanta, incendiant tout, massacrant tout le monde. Et le bruit sourd de la canonnade lointaine continuait, battait à ses oreilles comme un ressac, roulait jusqu’à elle ses vagues angoissantes. À la fin il lui devint impossible de parler et elle alla à la fenêtre regarder la rue brûlante et calme, les feuilles poussiéreuses qui pendaient immobiles aux branches des arbres. Mélanie se taisait, elle aussi, mais par moments son visage se crispait sous l’effet de la douleur. Chaque fois elle disait : « Oh ! ça n’a vraiment pas été terrible », et Scarlett savait qu’elle mentait.
Une heure passa ainsi, puis une autre. Midi vint. Le soleil plus haut dans le ciel se fit plus chaud encore. Aucun souffle n’agitait les feuilles poussiéreuses. Mélanie souffrait davantage. Ses longs cheveux étaient trempés de sueur, sa chemise collait par plaques à son corps. Scarlett lui épongeait le front en silence, mais la crainte lui rongeait le cœur. Dieu du Ciel ! et si l’enfant arrivait avant la venue du docteur ! Que ferait-elle ? Elle ignorait tout de l’obstétrique. C’était précisément cela qu’elle redoutait depuis des semaines. Elle avait compté sur Prissy pour arranger les choses au cas où elle serait obligée de se passer de docteur. Prissy était très au courant de ces choses-là. Elle l’avait dit et redit tant de fois. Mais où était Prissy ? Pourquoi ne revenait-elle pas ? Pourquoi le docteur ne venait-il pas ? Elle se pencha pour la centième fois à la fenêtre. Elle écouta de toutes ses oreilles et soudain elle se demanda si c’était un effet de son imagination ou si le bruit de la canonnade s’était éloigné. Si le bruit s’était éloigné, cela voulait dire que le combat s’était rapproché de Jonesboro et que…
Enfin, Scarlett aperçut Prissy qui descendait la rue en courant. Prissy releva la tête, vit sa maîtresse et ouvrit la bouche pour crier. Remarquant l’émoi peint sur le petit visage noir et craignant que Mélanie ne s’alarmât en entendant lancer de mauvaises nouvelles, Scarlett s’empressa de porter un doigt à ses lèvres et quitta la fenêtre.
« Je m’en vais chercher un peu d’eau fraîche », dit-elle en plongeant son regard dans les yeux cerclés de noir de Mélanie et en s’efforçant de sourire. Puis elle s’en alla et referma soigneusement la porte sur elle.
Assise sur la dernière marche de l’escalier, Prissy haletait.
« On se bat à Jonesbo’o, ma’ame Sca’lett. Ils disent que nos missiés ils sont battus. Oh ! mon Dieu, ma’ame Scarlett ! Qu’est-ce qui va a’iver à ma maman et à Po’k ? Oh ! mon Dieu, ma’ame Scarlett ! Qu’est-ce qui va nous a’iver quand les Yankees ils se’ont là ? Oh ! mon Dieu…
— Au nom du Ciel, tais-toi ! »
Oui, qu’arriverait-il quand les Yankees seraient là ? Qu’arriverait-il à Tara ? De toute son énergie elle repoussa cette pensée. Pour peu qu’elle réfléchît à ces choses-là, elle se mettrait à gémir et à se lamenter comme Prissy. Il fallait d’abord faire face au plus pressé.
« Où est le docteur Meade ? Quand vient-il ?
— J’ai pas pu le voi’, m’ame Sca’lett.
— Quoi ?
— Non, il est pas à l’hôpital, ma’ame Me’iwethe’ et ma’ame Elsing elles y sont pas non plus. Un homme il m’a dit que le docteu’ il était à la ga’e avec les soldats qui sont venus de Jonesbo’o, mais, ma’ame Sca’lett, j’avais t’op peu’ d’y aller… tout le monde meu’ là-bas…
— Et les autres médecins ?
— Ma’ame Sca’lett, pou’ l’amou’ de Dieu, j’suis pas a’ivée à en t’ouver un pou’ li’ la’ lett’. Ils tou’nent dans l’hôpital comme s’ils étaient devenus fous. Il y a un docteu’ qui m’a dit : « Fous le camp ! T’amuse pas à m’ennuyer avec des enfants quand il y a un tas d’hommes qui c’èvent ici. T’ouve une femme pou’ t’aider. » Alo’ j’suis allée pa’tout pou’ avoi’ des nouvelles comme vous aviez dit, et ils m’ont tous dit qu’on se bat à Jonesbo’o, et je…
— Tu dis que le docteur Meade est à la gare ?
— Oui, ma’ame, il…
— Allons, écoute-moi bien. Je vais chercher le docteur Meade. Toi, tu resteras auprès de Mme Mélanie et tu feras tout ce qu’elle te dira. Et si jamais tu lui racontes où on se bat, je te vends à des marchands du Sud, aussi sûr que deux et deux font quatre. Et puis, ne t’amuse pas à lui dire que les autres docteurs ne veulent pas venir. M’entends-tu ?
— Oui, ma’ame.
— Essuie-toi les yeux, remplis le broc avec de l’eau fraîche et monte. Rafraîchis Mme Mélanie avec l’éponge. Dis-lui que je suis partie chercher le docteur Meade.
— Est-ce qu’elle est su’ le point d’accoucher, ma’ame Sca’lett ?
— Je n’en sais rien. Je le crains, mais je ne sais pas. Toi, tu devrais le savoir. Allons, grimpe. »
Scarlett attrapa sa grande capeline de paille sur une console et l’enfonça sur sa tête. Elle se regarda dans la glace et, d’un geste machinal, rentra quelques mèches de cheveux à l’intérieur du chapeau. Pareille à une risée, de petits frissons de peur lui partaient du creux de l’estomac, s’irradiaient, lui gagnaient le bout des doigts qui étaient glacés bien que le reste de son corps ruisselât de sueur. Elle sortit précipitamment de la maison et se trouva en pleine chaleur. La réverbération était aveuglante. Scarlett descendit la rue du Pêcher en courant, les tempes serrées. Elle étouffait. Au bas de la rue, elle entendait monter une rumeur faite de centaines de voix. Arrivée en vue de chez les Leyden, elle fut sur le point de chanceler tant son corset la serrait, mais elle ne ralentit pas son allure. Le grondement des voix se faisait plus distinct. De chez les Leyden jusqu’aux Cinq Fourches, la rue avait une activité de fourmilière qu’on vient de détruire. Des nègres couraient de tous les côtés, le visage crispé par l’effroi. Sous les vérandas, des enfants blafards criaient sans qu’on se souciât d’eux. La chaussée était encombrée de fourgons de l’armée, d’ambulances remplies de blessés, de voitures où s’entassaient les valises et les meubles. Des hommes à cheval débouchaient des rues latérales et descendaient pêle-mêle vers le quartier général de Hood. Devant chez les Bonnet, le vieil Amos retenait son cheval par la bride. En voyant Scarlett il se mit à rouler de gros yeux.
« Vous pa’tez pas enco’, ma’ame Sca’lett. Nous on s’en va tout de suite. La vieille ma’ame elle fait sa valise.
— Partir ? Où ?
— Dieu seul le sait, ma’ame. Quèque pa’. Les Yankees y’ a’ivent. »
Scarlett reprit sa course sans même dire au revoir au vieux nègre. Les Yankees arrivaient ! Devant la chapelle wesleyenne elle s’arrêta pour reprendre son souffle et permettre à son cœur affolé de se calmer. Si elle ne prenait pas sur elle, elle allait sûrement s’évanouir. Tandis qu’elle restait là, cramponnée à un réverbère, elle vit un officier à cheval qui, venant des Cinq Fourches, remontait la rue du Pêcher ventre à terre. Sans réfléchir, elle s’élança au milieu de la chaussée et fit signe au cavalier.
« Oh ! arrêtez ! Je vous en prie, arrêtez ! » L’homme tira si brusquement sur ses rênes que le cheval se cabra et battit l’air de ses pattes de devant. La fatigue burinait ses traits, mais d’un geste prompt il enleva son chapeau gris tout abîmé.
« Madame ?
— Dites-moi, est-ce vrai ? Est-ce que les Yankees arrivent ?
— Je le crains.
— Vous en êtes certain ?
— Oui, madame. Il y a une demi-heure, au quartier général, nous avons reçu une dépêche de Jonesboro où se déroule la bataille.
— Jonesboro ? Vous êtes sûr ?
— J’en suis sûr. L’heure n’est plus aux aimables mensonges, madame. Le message émanait du général Hardee. Il disait : “Ai perdu la bataille, suis en pleine retraite.”
— Oh ! mon Dieu ! »
L’homme au visage bronzé et las congédia Scarlett sans la moindre émotion. Il remit son chapeau.
« Oh ! monsieur, juste une minute. Qu’allons-nous faire ?
— Madame, je ne saurais vous le dire. L’armée va bientôt évacuer Atlanta.
— Elle s’en va ? elle nous laisse avec les Yankees ?
— Je le crains. »
Le cheval éperonné bondit comme s’il avait été mû par un ressort, et Scarlett demeura au milieu de la chaussée, les pieds enfoncés jusqu’aux chevilles dans la poussière rouge.
Les Yankees arrivaient ! L’armée s’en allait. Les Yankees arrivaient ! Qu’allait-elle faire ? De quel côté allait-elle s’enfuir ? Mais non, elle ne pouvait pas s’enfuir. Elle ne pouvait pas laisser derrière elle Mélanie, qui attendait son enfant d’une minute à l’autre. Oh ! pourquoi les femmes avaient-elles des enfants ? Sans Mélanie, elle pourrait emmener Wade et Prissy. Elle irait se cacher dans les bois où les Yankees ne les trouveraient jamais. Mais elle ne pouvait pas emmener Mélanie dans les bois. Non, pas maintenant. Oh ! si seulement Mélanie avait eu son enfant plus tôt, même hier, elles auraient peut-être pu obtenir une ambulance. Elle l’aurait emmenée se cacher quelque part. Mais maintenant… il fallait trouver le docteur Meade…, et le ramener avec elle. Peut-être serait-il en mesure de hâter la naissance de l’enfant.
Elle retroussa ses jupes et continua de descendre la rue en courant. Ses pieds semblaient scander : « Les Yankees arrivent ! Les Yankees arrivent ! » Les Cinq Fourches étaient noires de gens qui couraient à l’aveuglette dans tous les sens. La chaussée était embouteillée par des fourgons, des ambulances, des chariots à bœufs, des voitures chargées de blessés. De la foule montait un grondement continu pareil à celui des vagues brisant sur des roches.
Alors un spectacle invraisemblable s’offrit aux yeux de Scarlett. Une multitude de femmes portant des jambons sur les épaules remontaient la rue et semblaient venir des abords de la gare. Des petits enfants se pressaient à leurs côtés et ployaient sous des seaux de mélasse. De jeunes garçons traînaient des sacs de maïs et de pommes de terre. Un vieux poussait péniblement une brouette sur laquelle était posé un petit baril de farine. Hommes, femmes, blancs, noirs, tous avaient le visage tiré et se pressaient, se pressaient, chargés de paquets, de sacs, de caisses contenant des vivres… plus de vivres que Scarlett n’en avait vu en un an. Soudain la foule s’écarta pour livrer passage à une voiture qui donnait dangereusement de la bande et par ce chemin improvisé se faufila la frêle et élégante Mme Elsing, debout sur le siège de sa victoria, les rênes d’une main, le fouet de l’autre. Elle n’avait pas de chapeau. Son visage était blafard et, tandis qu’elle fouettait son cheval comme une furie, ses longs cheveux gris lui tombaient en cascade dans le dos. Ballottée sur la banquette, sa mama, la noire Melissey, serrait contre elle un morceau de lard graisseux, tandis que de sa main libre et de ses deux pieds elle essayait de retenir les caisses et les sacs entassés autour d’elle. Un sac de pois séchés avait crevé et son contenu s’éparpillait dans la rue. Scarlett appela Mme Elsing de toutes ses forces, mais le vacarme de la foule couvrit sa voix et l’attelage poursuivit en bringuebalant sa course effrénée.
Pendant un moment Scarlett fut incapable de comprendre ce que tout cela signifiait, puis, se rappelant que les entrepôts militaires s’élevaient du côté de la voie ferrée, elle devina que les autorités les avaient ouverts afin que la population sauvât ce qu’elle pouvait avant l’arrivée des Yankees.
Scarlett joua des coudes, se fraya un chemin dans la foule énervée qui inondait le vaste terre-plein des Cinq Fourches et se dirigea le plus vite possible vers la gare. À travers l’enchevêtrement des voitures d’ambulance et les nuages de poussière, elle arriva à distinguer les médecins et les brancardiers qui n’arrêtaient pas de se baisser, de soulever des civières, de s’éloigner en hâte avec leur fardeau. Dieu soit loué ! elle n’allait pas tarder à trouver le docteur Meade. Après avoir tourné la rue, au coin de l’hôtel d’Atlanta, elle vit la gare et les voies sur toute leur longueur. Alors elle s’arrêta, épouvantée.
Gisant épaule contre épaule, tête contre pieds sous le soleil implacable, des centaines de blessés étaient alignés à même les voies, les quais et les trottoirs. Certains demeuraient immobiles, mais un grand nombre se tordaient en gémissant. Partout des nuées de mouches harcelaient les hommes, recouvraient leurs visages d’essaims bourdonnants. Partout on voyait du sang et des pansements souillés. Partout on entendait hurler et jurer les hommes qu’emportaient les brancardiers. L’odeur du sang, de la sueur, des corps sales et des excréments montait en vagues fétides. Les infirmiers couraient çà et là au milieu des hommes prostrés et marchaient souvent sur des blessés tant les rangs étaient serrés. Ceux qu’on piétinait ainsi levaient passivement les yeux et attendaient que vînt leur tour d’être emmenés.
La main collée à la bouche, Scarlett recula. Il lui semblait qu’elle allait vomir. Elle ne pouvait aller plus loin. Elle avait vu quantité de blessés à l’hôpital, quantité de blessés sur la pelouse de tante Pitty après la bataille de la Rivière, mais elle n’avait jamais rien vu de pire. Elle n’avait jamais rien vu de comparable à ces corps puants et sanglants qui brûlaient sous un soleil féroce. C’était un enfer de souffrances, d’odeurs nauséabondes, de cris… et vite, vite, vite. Les Yankees arrivent ! les Yankees sont là !
Creusant les épaules, les yeux écarquillés pour reconnaître le docteur Meade parmi les hommes qui se tenaient debout, elle s’engagea au milieu des blessés. Mais elle s’aperçut qu’elle ne pouvait continuer à regarder devant elle, car, si elle n’y prêtait pas attention, elle risquait de marcher sur quelque pauvre soldat. Elle retroussa ses jupes et s’efforça de s’approcher d’un groupe de personnages qui dirigeaient les mouvements des brancardiers.
Tandis qu’elle avançait, des mains fiévreuses la tiraient par le bas de sa robe, des voix marmonnaient : « Madame, de l’eau !… S’il vous plait, madame, de l’eau ! Pour l’amour du Christ, de l’eau ! »
Elle se dégageait comme elle pouvait. La sueur ruisselait sur son visage. Si par malheur elle mettait le pied sur l’un de ces hommes, elle pousserait un hurlement et s’évanouirait. Elle enjamba des morts, des hommes qui gisaient les yeux vides, les mains crispées sur des ventres où le sang séché avait collé les uniformes aux lèvres des plaies, des hommes dont les poils de barbe étaient raidis par le sang, dont les mâchoires fracassées laissaient échapper un son qui devait signifier : « De l’eau ! de l’eau ! »
Si elle ne trouvait pas le docteur Meade, elle allait se mettre à crier, elle allait devenir folle. Elle fixa le groupe qu’elle avait remarqué et lança du plus fort qu’elle put : « Docteur Meade ! Est-ce que le docteur Meade est là ? »
Un homme se détacha du groupe et regarda de son côté. C’était le docteur. Il était en bras de chemise et avait relevé ses manches jusqu’aux épaules. Sa chemise et son pantalon étaient aussi rouges que des vêtements de boucher et même le bout de sa barbe gris fer était maculé de sang. Son visage était celui d’un homme ivre de fatigue, de rage impuissante et de pitié. Ses joues couvertes de poussière avaient pris une teinte grise et la sueur y avait tracé de longues rigoles. Pourtant, lorsqu’il appela Scarlett, celle-ci fut frappée de son ton calme et résolu.
« Dieu merci, vous voilà. J’ai de quoi employer tous les bras disponibles. »
Pendant un moment, Scarlett le regarda, éberluée ; puis d’un geste pudique, elle rabaissa ses jupes. Elles tombèrent sur le visage sale d’un blessé qui essaya de détourner la tête afin de ne pas être étouffé sous leurs plis. Que voulait bien dire le docteur ? La poussière sèche soulevée par les ambulances collait au visage de Scarlett, les odeurs ignobles lui emplissaient le nez comme un liquide infect.
« Pressez-vous, mon enfant ! Par ici !
Elle retroussa de nouveau ses jupes et s’élança vers le docteur parmi les rangées de corps. Elle lui posa la main sur le bras et sentit qu’il tremblait de fatigue bien que son visage ne révélât aucun signe de faiblesse.
« Oh ! docteur ! s’écria-t-elle. Il faut que vous veniez. Mélanie est en train d’accoucher. »
Il la regarda comme si ces mots n’éveillaient rien en lui. Aux pieds de Scarlett un homme étendu à même le sol, la tête sur sa cantine, eut un sourire plein de compassion.
« Ils vont arranger ça », fit-il d’un ton encourageant.
Scarlett ne fit même pas attention à lui et secoua le bras du docteur.
« C’est Mélanie. L’enfant. Docteur, il faut que vous veniez. Elle… le… »
L’heure n’était pas aux formules délicates, mais il était pénible de prononcer ces mots devant des centaines d’hommes qui écoutaient.
« Les douleurs sont plus fortes. Je vous en prie, docteur !
— Un enfant ! Bonté divine ! » rugit le docteur, et son visage se tordit soudain sous l’empire de la haine et de la colère, d’une colère qui n’était point dirigée contre Scarlett ou quelqu’un d’autre, mais contre un monde où de telles choses pouvaient se produire.
« Vous n’êtes pas folle ? Je ne peux pas quitter ces hommes. Ils se meurent, ils se meurent par centaines… Je ne peux tout de même pas les laisser pour un maudit bébé. Tâchez de trouver une femme pour vous aider. Ma femme, par exemple. »
Scarlett ouvrit la bouche pour lui dire pourquoi Mme Meade ne pouvait pas venir, mais elle la referma brusquement. Le docteur ne savait pas que son propre fils était blessé ! Elle se demanda ce qu’il ferait s’il savait et quelque chose lui dit que même si Phil était à l’agonie le docteur ne sen irait pas et resterait à prodiguer ses soins à tous ces blessés au lieu d’un seul.
« Non, il faut que vous veniez, docteur. Vous savez bien, vous avez dit vous-même que ça n’irait pas tout seul… »
Était-ce bien elle, Scarlett, qui prononçait tout haut ces paroles terriblement choquantes au milieu de cet enfer brûlant et gémissant ?
« Elle va mourir si vous ne venez pas. »
Le docteur se dégagea sans ménagement et répondit comme s’il n’avait pas entendu Scarlett, comme s’il savait à peine de quoi il s’agissait.
« Mourir ? Oui, ils mourront tous… tous ces hommes. Pas de pansements, pas de remèdes, pas de quinine, pas de chloroforme. Oh ! mon Dieu, si l’on pouvait avoir un peu de morphine, juste un tout petit peu de morphine pour ceux qui souffrent le plus. Un tout petit peu de chloroforme. Que Dieu maudisse les Yankees ! Que Dieu maudisse les Yankees !
— Qu’ils soient voués à tous les diables, docteur ! » fit l’homme étendu sur le sol en découvrant ses dents au milieu de sa barbe.
Scarlett se mit à trembler. Des larmes d’effroi lui brûlaient les yeux. Le docteur n’allait pas revenir avec elle. Mélanie allait mourir.
« Au nom du Ciel, docteur, je vous en supplie ! »
Le docteur Meade se mordit la lèvre et avança le menton tandis que son visage s’apaisait.
« Mon petit, je vais essayer. Je ne peux rien vous promettre mais je vais essayer. Quand ces hommes seront pansés. Les Yankees arrivent et les troupes quittent la ville. Je ne sais pas ce qu’on va faire des blessés. Il n’y a pas de train. La ligne de Macon a été prise… mais je vais essayer. Allez-vous-en, maintenant. Ne me gênez pas. Il n’y a pas grand-chose à faire quand un bébé vient au monde. Il n’y a qu’à nouer le cord… »
Un planton venait de toucher le bras du docteur qui se retourna et commença à donner ses instructions d’une voix tonnante et à désigner du doigt un blessé, puis un autre. L’homme à terre adressa à Scarlett un regard plein de pitié. Alors la jeune femme fit demi-tour, car le docteur l’avait oubliée.
Elle se faufila rapidement le long des rangées de blessés et regagna la rue du Pêcher. Le docteur ne venait pas. Elle allait être obligée de tout faire par elle-même. Dieu merci, Prissy s’y connaissait en accouchements. La chaleur lui donnait la migraine et son corsage, trempé de sueur, lui collait au corps. Pareilles à son cerveau, ses jambes s’engourdissaient, s’engourdissaient comme dans ces cauchemars où l’on essaie de s’enfuir sans pouvoir bouger. Elle songea à la traite qu’elle avait à accomplir avant de rentrer chez elle et cela lui parut au-dessus de ses forces.
Alors elle entendit de nouveau le terrible refrain « les Yankees arrivent ». Son cœur reprit sa course et un sang nouveau circula dans ses veines. Parvenue aux Cinq Fourches, elle se plongea au cœur de la foule si dense maintenant qu’il n’y avait plus de place sur les trottoirs et qu’elle fut obligée de marcher sur la chaussée. Couverts de poussière, recrus de fatigue, des soldats passaient en files interminables. On eût dit qu’il y en avait des milliers et des milliers. Barbus, crasseux, le fusil en bandoulière, ils allaient vite et marchaient au pas de route. Des canons passaient aussi, emmenés par des servants qui fouettaient les mules étiques avec de longues cravaches. Des fourgons de l’intendance aux bâches déchirées cahotaient dans les ornières. Des cavaliers défilaient sans arrêt en soulevant d’étouffants nuages de poussière. Jamais auparavant Scarlett n’avait vu tant de soldats réunis. La retraite ! La retraite ! L’armée quittait la ville.
Les bataillons pressés l’obligèrent à remonter sur le trottoir plein de gens et elle put sentir l’odeur du whisky bon marché. Du côté de la rue de Decatur, elle distingua dans la populace des femmes trop parées et trop fardées qui jetaient une note discordante de jour de fête. La plupart étaient ivres et les soldats au bras desquels elles se cramponnaient l’étaient encore plus. Elle entrevit un monceau de boucles rousses et aperçut cette créature, Belle Watling. Elle entendit son rire aigu de femme soûle et remarqua qu’elle s’appuyait à un soldat manchot qui faisait des entrechats et titubait.
Lorsque, après avoir suffisamment joué des coudes, elle eut réussi à s’éloigner un peu des Cinq Fourches, la foule s’éclaircit et, prenant ses jupes à pleines mains, elle se remit à courir. Lorsqu’elle arriva devant la chapelle wesleyenne elle était hors d’haleine, la tête lui tournait et elle avait mal au cœur. Elle s’effondra sur les marches du temple et resta ainsi, la tête enfouie dans les mains, jusqu’à ce qu’elle eût en partie repris son souffle. Si seulement elle pouvait respirer à fond. Si seulement son cœur voulait bien ne plus faire des bonds désordonnés. Si seulement il y avait encore quelqu’un, en cette ville prise de folie, à qui elle pût demander assistance.
Voyons, elle n’avait jamais rien fait par elle-même. Il s’était toujours trouvé quelqu’un pour agir à sa place, pour prendre soin d’elle, pour lui fournir un gîte, pour la protéger, pour la gâter. C’était invraisemblable qu'elle fût dans une telle impasse ! Pas un ami, pas un voisin pour l’aider. Elle avait toujours eu des amis, des voisins, des esclaves habiles et pleins de zèle. Et maintenant, alors qu’elle n’avait jamais eu tant besoin d’aide, il n’y avait personne. C’était invraisemblable qu’elle put rester si complètement seule, elle qui avait si peur, qui était si loin de chez elle.
Chez elle ! Si seulement elle était chez elle, avec ou sans les Yankees. Chez elle, même si Ellen était malade. Elle aurait tant voulu contempler le doux visage d’Ellen, tant voulu sentir les bras robustes de Mama autour d’elle.
Elle se releva. Elle avait le vertige, mais elle se remit en route. Lorsqu’elle arriva en vue de la maison, elle aperçut Wade qui se balançait sur la grille. Quand l’enfant la vit à son tour, son visage grimaça et il commença à pleurer en tendant un petit doigt tout sale et meurtri.
« Me suis fait mal ! dit-il en sanglotant. Me suis fait mal !
— Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi, sans quoi je te donne le fouet. Retourne au jardin faire des pâtés et n’en bouge plus.
— Wade a faim, continua-t-il sur le même ton, et il se mit à sucer son doigt blessé.
— Ça m’est égal. Va au jardin et… »
Elle releva la tête et vit Prissy penchée à une fenêtre du premier, l’inquiétude peinte sur le visage. Mais en un instant, soulagée de savoir sa maîtresse revenue, elle changea d’expression. Scarlett lui fit signe de descendre et entra dans la maison. Comme il faisait bon dans le vestibule ! Elle dénoua sa capeline, la lança sur une table et s’épongea le front de son bras. Elle entendit s’ouvrir une porte et perçut un gémissement étouffé, arraché aux profondeurs de l’agonie. Prissy descendit l’escalier quatre à quatre.
« Le docteu’ il vient ?
— Non, il ne peut pas.
— Mon Dieu, ma’ame Sca’lett. Ma’ame Melly elle va pas bien du tout.
— Le docteur ne peut pas venir. Personne ne peut venir. Il va falloir que tu mettes le bébé au monde. Moi, je t’aiderai. »
Prissy demeura bouche bée tandis que sa langue se trémoussait, incapable d’articuler un mot. Elle se mit à regarder Scarlett à la dérobée, tout en frottant le sol de son pied et en tortillant son corps fluet.
« Ne prends donc pas un air aussi niais, s’écria Scarlett rendue furieuse par son expression stupide. Qu’est-ce qui se passe ? »
Prissy recula vers l’escalier.
« Pou’ l’amou’ de Dieu, ma’ame Sca… »
Elle roulait de gros yeux qui exprimaient en même temps la honte et l’effroi.
« Eh bien ?
— Pou’ l’amou’ de Dieu, ma’ame Sca’lett ! Va falloi’ qu’on ait un docteu’. Je… je… ma’ame Sca’lett, je sais pas du tout met’ au monde les bébés. Ma maman elle a jamais voulu que je voie les gens qui allaient en avoi’. »
Avant que la rage s’emparât d’elle, Scarlett poussa un soupir épouvanté qui chassa tout l’air hors de ses poumons. Bossant du dos, Prissy voulut s’enfuir, mais Scarlett l’empoigna par sa robe.
« Espèce de petite négresse menteuse… que veux-tu dire ? Tu m’as dit que tu savais tout ce qu’il fallait faire pour mettre au monde les enfants. Où est la vérité ? Dis-le-moi. »
Elle secoua Prissy jusqu’à ce que la petite tête en forme d’œuf roulât de droite et de gauche comme celle d’un ivrogne.
« J’mentais, ma’ame Sca’lett ! J’sais pas comment j’ai pu fai’ pa’eil mensonge. J’ai juste assisté à une seule naissance et ma maman elle a voulu me batt’ pou’ avoi’ ’ega’dé. »
Scarlett foudroya du regard la petite, qui se recroquevilla tout en cherchant à se dégager. Pendant un instant, elle se refusa à accepter la vérité. Mais quand elle eut fini par se rendre compte qu’en fait d’accouchements Prissy n’en savait pas plus qu’elle-même, la colère brûla en elle comme un incendie. Elle n’avait jamais frappé un esclave, mais cette fois elle gifla la joue noire de toute la force dont était capable son bras fatigué. Prissy hurla, bien plus de terreur que de mal, et commença à sautiller sur place et à se démener dans tous les sens pour échapper à Scarlett.
Alors, tandis qu’elle criait, Mélanie cessa de gémir et, un moment plus tard, d’une voix faible et tremblante, appela : « Scarlett ? c’est toi ? Viens, je t’en prie ! je t’en prie ! »
Scarlett lâcha le bras de Prissy et la petite vaurienne s’effondra sur les marches en pleurnichant. Scarlett resta un instant immobile à écouter les gémissements qui avaient repris. Il lui semblait qu’on venait de poser un joug sur sa nuque, qu’on y attachait par des harnais un pesant fardeau, une charge dont elle sentirait tout le poids dès qu’elle ferait un pas.
Elle essaya de se remémorer tout ce que Mama et Ellen avaient fait pour elle lors de la naissance de Wade, mais les douleurs de l’enfantement sont clémentes, elles s’oublient et recouvrent presque tout d’un voile obscur. Scarlett se rappela quelques détails et, aussitôt, elle s’adressa à Prissy d’un ton autoritaire :
« Allume le fourneau et veille à ce qu’il y ait toujours de l’eau bouillante dans le chaudron. Réunis toutes les serviettes que tu pourras. Trouve-moi cette pelote de ficelle, ainsi que les ciseaux. Ne t’avise pas de venir me dire que tu ne sais pas où ils sont. Apporte-les-moi et vite. Maintenant, dépêche-toi. »
Elle releva Prissy d’une secousse et l’expédia vers la cuisine. Puis elle bomba la poitrine et commença à gravir l’escalier. Ça n’allait pas être facile d’annoncer à Mélanie qu’elle et Prissy en étaient réduites à l’accoucher elles-mêmes.