— Ça s’appelle pas p’end’ la défense de quelqu’un, puisque c’est un fait. M’ame Sca’lett, vous avez pas besoin de fai’e du comme’ce avec les Yankees. Les aut’ dames, elles en font pas. Mam’zelle Pitty, elle, elle voud’ait pas mouiller le bout de ses petites chaussu’ pou’ de la ve’mine comme ça. Et elle se’a pas contente quand elle sau’a ce qu’on m’a dit. »

Les reproches de Peter étaient bien plus mortifiants que tout ce que Frank, Pitty ou les voisins avaient pu dire, et Scarlett, vexée, se retint pour ne pas secouer le vieux cocher comme un prunier. Peter avait raison, mais ça lui était odieux de s’entendre faire des remontrances par un nègre, et surtout par un nègre qui la servait. Il n’y avait rien de plus humiliant pour un Sudiste que de ne pas jouir de l’estime de ses domestiques.

« Un chouchou ! bougonna Peter. Je suppose qu’ap’ès ça mam’zelle Pitty, elle va plus vouloi’ que je vous conduise. Non, m’ame !

— Je voudrais bien voir ça ! En attendant, je te prie de te taire.

— Je vais avoi’ des douleu’ dans le dos, annonça Peter d’un ton lugubre. Mon dos, il me fait si mal en ce moment que je peux p’esque plus teni’ assis. Si j’ai des douleu’, mam’zelle elle voud’a plus que je conduise… M’ame Sca’lett, ça vous se’vi’a à ’ien d’êt’ bien avec les Yankees et les canailles, si vous êtes pas bien avec vot’ famille. »

Il était impossible de résumer la situation en termes plus précis et Scarlett retomba dans son silence rageur.

Oui, elle avait l’approbation des vainqueurs, mais ses parents et ses amis la critiquaient. Elle savait tout ce qu’on disait d’elle et voilà que Peter lui-même la blâmait au point de ne plus vouloir se montrer en public à ses côtés. C’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Jusque-là, elle s’était moquée de l’opinion des gens, mais les paroles de Peter venaient d’allumer en elle une rancune farouche contre ses voisins, une haine aussi forte que celle qu’elle nourrissait à l’égard des Yankees.

« Pourquoi s’occupent-ils de ce que je fais ? Qu’y trouvent-ils à redire ? pensa-t-elle. Ils s’imaginent peut-être que ça m’amuse de fréquenter les Yankees et de travailler comme une esclave ? Ils ne font que rendre ma tâche plus ingrate. Mais qu’ils pensent ce qu’ils voudront. Ça m’est bien égal. Je n’ai pas le temps de m’arrêter à ces mesquineries. Mais plus tard… plus tard… »

Plus tard ! Lorsque le monde aurait recouvré son calme, elle pourrait se croiser les bras et devenir une grande dame, comme Ellen l’avait été. Elle déposerait les armes, elle mènerait une vie tranquille et tout le monde aurait de l’estime pour elle. Que ne ferait-elle pas, lorsqu’elle serait riche ! Elle pourrait se permettre d’être aussi bonne et aimable que sa mère, elle penserait aux autres, elle respecterait les usages. Elle ne tremblerait plus continuellement de peur. La vie coulerait sans heurts. Elle aurait le temps de jouer avec ses enfants et d’assister à leur leçon. Des amies viendraient passer l’après-midi chez elle. Parmi les froufrous des jupons de taffetas, au rythme des éventails en feuille de palmier, elle servirait le thé, des sandwiches et des gâteaux exquis. Elle bavarderait des heures entières. Et puis elle serait charitable envers les malheureux. Elle porterait des paniers aux pauvres, de la soupe et des compotes aux malades, elle « promènerait » dans sa voiture ceux qui auraient eu moins de chance qu’elle, à l’exemple de sa mère. Elle serait une vraie femme du monde, au sens sudiste du terme… Alors, tout le monde l’aimerait comme on avait aimé Ellen, tout le monde vanterait son bon cœur et on l’appellerait « la Bienfaisante Madame ».

Rien ne venait altérer le plaisir que lui procuraient ces visions d’avenir. Elle ne se doutait pas qu’elle n’avait, au fond, aucune envie de devenir bonne ou charitable. Elle désirait uniquement se voir attribuer ces qualités. Mais les mailles de son esprit étaient trop lâches pour retenir de si petites différences. Il lui suffisait de penser qu’un jour, lorsqu’elle serait riche, tout le monde aurait de l’estime pour elle.

Un jour ! Oui, un jour, mais pas maintenant. En ce moment, elle n’avait pas le temps d’être une grande dame.

Peter avait vu juste. Tante Pitty se mit dans tous ses états et les douleurs prirent de telles proportions en une seule nuit qu’il ne conduisit plus jamais le buggy. Scarlett en fut réduite à le conduire elle-même et vit reparaître le cal de ses mains.

Ainsi passa le printemps. En mai, mois des feuilles vertes et des parfums, le beau temps succéda aux fraîches ondées d’avril. Chaque semaine apportait à Scarlett, de plus en plus gênée par sa grossesse, un nouveau tribut de soucis et de travaux. Ses anciens amis lui battaient froid. Par contre, dans sa famille, on redoublait de gentillesse et d’égards envers elle et l’on comprenait de moins en moins ce qui la poussait à agir. Au cours de ces journées d’angoisses et de luttes, il n’y avait qu’une seule personne qui la comprît et sur laquelle elle pût compter, c’était Rhett Butler. Scarlett s’en étonnait d’autant plus que Rhett avait l’instabilité du vif-argent et l’esprit aussi mal tourné qu’un démon frais émoulu de l’enfer.

Il se rendait souvent à La Nouvelle-Orléans, sans jamais expliquer les raisons de ses mystérieux voyages, mais Scarlett était persuadée, non sans en éprouver une certaine jalousie, qu’il allait voir une femme, ou peut-être plusieurs. Cependant, après que l’oncle Peter eut refusé de la conduire, il fit des séjours de plus en plus longs à Atlanta.

Lorsqu’il était en ville, il passait la majeure partie de son temps soit dans un tripot aménagé au-dessus du café de la Fille daujourdhui, soit au bar de Belle Watling, où il buvait avec les Yankees et les Carpetbaggers les plus riches, à la réussite de projets financiers, ce qui le rendait encore plus odieux aux gens de la ville que ses compagnons de bouteille. Il ne venait plus chez tante Pitty, sans doute par égard pour les sentiments de Frank et de la vieille demoiselle, qui eussent été outragés de recevoir la visite d’un homme alors que Scarlett se trouvait dans une position délicate. Il ne se passait pourtant guère de jour qu’il ne rencontrât la jeune femme par hasard. Scarlett le voyait s’approcher à cheval de son buggy, tandis qu’elle suivait les routes désertes qui menaient à l’une ou l’autre des deux scieries. Il s’arrêtait toujours pour lui parler et parfois il attachait sa monture derrière le buggy dont il prenait les guides. À cette époque-là, Scarlett se fatiguait plus vite qu’elle ne voulait l’admettre et elle était toujours reconnaissante à Rhett de conduire à sa place. Il prenait soin de la quitter avant de rentrer en ville, mais tout Atlanta était au courant de leurs rencontres et les mauvaises langues ne se faisaient pas faute de souligner ce nouvel outrage de Scarlett à la bienséance.

Scarlett se demandait de temps en temps si ces rencontres étaient dues uniquement au hasard. Elles devenaient de plus en plus fréquentes, à mesure que les semaines passaient et que se multipliaient les attentats commis par les noirs. Mais enfin, pourquoi choisissait-il juste le moment où elle était le moins à son avantage pour rechercher sa compagnie ? Où voulait-il en venir ? Une aventure ? C’était impossible et, même, y avait-il jamais songé ? Scarlett commençait à en douter. Il y avait des mois qu’il ne s’était livré à la moindre plaisanterie sur la scène lamentable qui avait eu lieu entre elle et lui, à la prison yankee. Il ne parlait jamais d’Ashley ni de son amour pour lui, il ne faisait plus de remarques grossières sur « les désirs qu’elle lui inspirait ». Pensant qu’il valait mieux ne pas éveiller le chat qui dort, elle ne chercha pas à éclaircir les raisons de leurs fréquentes rencontres. D’ailleurs, elle en était arrivée à conclure que Rhett, n’ayant pas grand-chose à faire en dehors du jeu et ne connaissant pas beaucoup de gens intéressants à Atlanta, recherchait uniquement sa compagnie pour bavarder avec une personne sympathique.

Quels qu’eussent été les motifs de Rhett, Scarlett était enchantée de le voir si souvent. Il écoutait ses doléances sur la perte d’un client, les mauvais payeurs, les escroqueries de M. Johnson ou l’incompétence de Hugh. Il applaudissait à ses succès, alors que Frank se contentait d’un petit sourire indulgent, que Pitty s’exclamait : « Oh ! mon Dieu ! » d’un air affolé. Il avait beau se défendre de lui rendre service, elle était persuadée qu’il lui faisait souvent réaliser de bonnes opérations, car il connaissait intimement tous les riches Yankees et Carpetbaggers. Elle savait à quoi s’en tenir sur son compte et ne se fiait jamais à lui, mais chaque fois qu’elle le voyait déboucher d’un chemin ombragé sur son grand cheval noir, sa bonne humeur lui revenait. Lorsque, après être monté dans le buggy, il lui prenait les guides des mains et lui décochait quelques remarques impertinentes, elle se sentait rajeunie, et malgré ses soucis et sa taille épaisse elle avait l’impression d’être de nouveau une femme séduisante. Elle lui disait presque tout ce qui lui passait par la tête, sans se soucier de dissimuler sa véritable opinion et n’évitait jamais certains sujets comme elle le faisait avec Frank, ou même avec Ashley. Bien entendu, dans ses conversations avec Ashley, il y avait tant de choses que l’honneur empêchait de révéler. C’était bon d’avoir un ami comme Rhett maintenant que, pour une raison ou pour une autre, il avait décidé de bien s’entendre avec elle. Oui, c’était très bon, très réconfortant. Elle avait si peu d’amis désormais.

« Rhett, lui demanda-t-elle avec véhémence, peu de temps après l’ultimatum de l’oncle Peter. Pourquoi les gens de cette ville me traitent-ils si mal et parlent-ils tant de moi ? Entre les Carpetbaggers et moi, ils n’ont pas d’autres sujets de conversation ! Je n’ai rien fait de mal et…

— Si vous n’avez rien fait de mal, c’est que vous n’en avez pas eu l’occasion. Ils doivent vaguement s’en rendre compte.

— Oh ! soyez donc sérieux ! Tout cela me met dans une telle rage. J’ai simplement cherché à gagner un peu d’argent et…

— Vous avez simplement cherché à ne pas faire comme les autres femmes, et ma foi vous n’avez pas mal réussi. Comme je vous l’ai déjà dit, la société ne veut pas qu’on se singularise. C’est le seul péché qu’elle ne pardonne pas. Maudit soit celui qui est différent des autres. Et puis, Scarlett, le seul fait que votre scierie marche bien est une injure à tout homme dont les affaires périclitent. Rappelez-vous qu’une femme bien élevée doit rester à son foyer et ignorer ce qui se passe dans le monde brutal des gens laborieux.

— Mais si j’étais restée chez moi, il y a beau temps que je n’aurais plus de foyer.

— Vous auriez dû y rester quand même et être fière de vous laisser gentiment mourir de faim.

— Oh ! à d’autres ! Mais voyons, regardez Mme Merriwether. Elle vend des pâtés aux Yankees, c’est encore pis que de diriger une scierie. Mme Elsing fait des travaux de couture et loge des pensionnaires. Fanny peint d’horribles choses en porcelaine dont personne ne veut, mais que tout le monde lui achète pour l’aider et…

— Vous n’y êtes pas du tout, ma mignonne. Ces dames ne réussissent point et, par conséquent, ne heurtent pas l’orgueil sudiste des hommes de leur entourage. Ceux-ci peuvent toujours se dire : “Les pauvres, comme elles se donnent de la peine ! Allons, laissons-les croire qu’elles servent à quelque chose.” En outre, ces dames dont vous dites les noms ne se réjouissent nullement d’être obligées de travailler. Elles s’arrangent pour bien faire savoir qu’elles ne travaillent qu’en attendant le jour où un homme viendra les décharger d’un fardeau qui n’est pas à la taille de leurs fragiles épaules. Ainsi, chacun s’apitoie sur leur sort. Vous, au contraire, vous aimez manifestement le travail et vous ne semblez pas disposée à laisser un homme s’occuper de vos affaires. Comment voulez-vous qu’on s’attendrisse sur vous ? Atlanta ne vous le pardonnera jamais. C’est si agréable de s’apitoyer sur le sort des gens !

— J’aimerais pourtant bien que vous soyez un peu sérieux.

— N’avez-vous jamais entendu citer ce proverbe oriental : “Les chiens aboient, mais la caravane poursuit son chemin” ? Laissez-les aboyer, Scarlett. Je crains que rien ne vienne arrêter votre caravane.

— Mais pourquoi me reprochent-ils de gagner un peu d’argent ?

— Vous ne pouvez pas tout avoir, Scarlett. Continuez à gagner de l’argent à la manière d’un homme et rencontrez des visages fermés partout où vous irez, ou bien, restez pauvre et charmante et ayez des tas d’amis. Je crois que vous avez choisi.

— Je ne veux pas rester pauvre, s’empressa de déclarer Scarlett. Mais… j’ai bien choisi la bonne formule, n’est-ce pas ?

— Oui, si c’est à l’argent que vous tenez avant tout.

— C’est exact. Je tiens à l’argent plus qu’à n’importe quoi.

— Dans ces conditions, vous ne vous êtes pas trompée. Néanmoins, votre choix comporte une sanction, comme la plupart des choses que vous désirez. C’est la solitude. »

Scarlett se tut un instant pour réfléchir. Rhett avait raison, elle était un peu seule, elle manquait de compagnie féminine. Pendant la guerre, elle allait retrouver Ellen lorsqu’elle broyait du noir. Après la mort d’Ellen, elle avait eu Mélanie, bien qu’elle et Mélanie n’eussent de commun que la rude besogne de Tara. Maintenant, elle n’avait plus personne, car, en dehors de ses commérages, tante Pitty n’offrait aucune ressource.

« Je crois… commença Scarlett d’une voix hésitante, que j’ai toujours été sevrée de compagnie féminine. Il n’y a pas que mes occupations qui m’attirent l’antipathie des dames d’Atlanta. Elles ne m’ont jamais aimée. En dehors de ma mère, aucune femme n’a eu vraiment de l’affection pour moi. Même mes sœurs. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais même avant la guerre, même avant que j’épouse Charles, les femmes n’ont jamais paru trouver bien ce que je faisais. Je…

— Vous oubliez Mme Wilkes, interrompit Rhett dont l’œil pétilla de malice. Elle vous a toujours soutenue envers et contre tout et elle continuera, sauf si vous commettez un meurtre. »

« Elle m’a même approuvée d’en avoir commis un ! » se dit intérieurement Scarlett.

« Peuh ! Melly ! ajouta-t-elle tout haut, avec un rire méprisant. Ce n’est guère à mon honneur que Melly soit la seule à trouver bien ce que je fais. Elle n’a pas plus de cervelle qu’un lapin ! Si elle avait le moindre grain de bon sens… »

Elle s’arrêta net…

« Si elle avait le moindre grain de bon sens, elle s’apercevrait d’un certain nombre de choses qu’elle ne trouverait pas bien du tout, acheva Rhett. Allons, vous en savez évidemment plus que moi sur ce chapitre.

— Que le diable vous emporte avec votre mémoire et vos mauvaises manières !

— Votre grossièreté injustifiée ne mérite pas qu’on s’y arrête, aussi reviendrai-je au sujet qui nous occupait. Mettez-vous bien ceci dans la tête. Si vous continuez à rester différente des autres, vous serez tenue à l’écart non seulement par les gens de votre âge, mais par ceux de la génération de vos parents et également par ceux de la génération de vos enfants. Ils ne vous comprendront jamais et tout ce que vous pourrez faire les choquera. Cependant, vos grands-parents auraient sans doute été fiers de vous et auraient dit : “Eh ! Eh ! bon sang ne saurait mentir !” Quant à vos petits-enfants, vous les ferez soupirer d’envie et ils déclareront : “La vieille grand-mère a dû être un fameux numéro !” et bien entendu ils chercheront à vous imiter. »

Scarlett rit de bon cœur.

« Vous avez quelquefois des trouvailles ! Tenez, ma grand-mère Robillard. Lorsque j’étais méchante, Mama m’en parlait pour me faire peur. Elle était raide comme la Justice et je vous assure qu’elle ne badinait pas avec les bonnes manières. Ça ne l’a pas empêchée de se marier trois fois et des tas d’hommes se sont battus en duel pour elle. Elle se mettait du rouge, elle portait des robes outrageusement décolletées et sous ses robes elle n’avait pas de… enfin… elle n’avait pas grand-chose.

— Et vous étiez béate d’admiration pour elle, tout en cherchant à ressembler à votre mère ! Du côté des Butler, j’ai eu un grand-père qui était pirate.

— Non, vraiment ? Et il faisait subir aux gens le supplice de la planche ?

— Ça devait lui arriver quand c’était pour lui un moyen de rafler de l’argent. En tout cas, il en a gagné assez pour laisser à mon père une jolie petite fortune. Dans la famille, on a toujours pris soin de l’appeler “le navigateur”. Il a été tué au cours d’une rixe dans une taverne, bien avant ma naissance. Inutile de dire que sa mort a été un grand soulagement pour ses enfants, car le vieux gentleman était presque toujours ivre et, dame, quand il avait du vent dans les voiles, il se mettait à évoquer des souvenirs qui faisaient se dresser d’horreur les cheveux de ses auditeurs. Pourtant, je l’ai beaucoup admiré et j’ai bien plus cherché à l’imiter que je n’ai jamais cherché à imiter mon père. Mon père, vous comprenez, est un monsieur charmant, farci de principes religieux et de principes tout court… bref, vous voyez ça d’ici. Je suis persuadé, Scarlett, que vos enfants n’approuveront pas plus votre conduite que ne l’approuvent Mme Merriwether, Mme Elsing et leurs rejetons. Vos enfants seront probablement des êtres doux et tranquilles, comme le sont en général les enfants de ceux qui ont un caractère bien trempé. Ce qu’il y aura de pire pour eux, c’est que vous, à l’exemple des autres mères, vous serez sans doute bien décidée à leur éviter les épreuves que vous avez traversées. Ce sera dommage. Les épreuves, l’adversité, ça forme les gens ou ça les brise. Vous en serez donc réduite à attendre l’approbation de vos petits-enfants.

— Je me demande à quoi ressembleront nos petits-enfants !

— Voudriez-vous dire par ce “nos” que vous et moi nous aurons des petits-enfants communs ! Fi, madame Kennedy ! »

Scarlett se rendit compte de son erreur de langage et ses joues s’empourprèrent. Cependant, sa honte provenait surtout de ce que la plaisanterie de Rhett l’avait brusquement rappelée à la réalité. Son corps s’épaississait, elle l’avait oublié. Ni elle, ni Rhett n’avaient jamais fait la moindre allusion à son état. En sa compagnie, elle avait toujours pris soin de tenir sa couverture serrée sous ses bras, même par les journées les plus chaudes, se disant qu’ainsi on ne devait s’apercevoir de rien. Mais, maintenant, la rage de penser qu’elle était enceinte et que Rhett le savait peut-être lui donnait le vertige.

« Descendez de ce buggy, espèce de vermine, dit-elle d’une voix tremblante.

— Je n’en ferai rien, répondit Rhett, sans se départir de son calme. Il fera nuit avant que vous soyez rentrée et l’on m’a dit qu’une nouvelle colonie de nègres était venue s’installer par ici, sous des tentes et dans des huttes. Des nègres pas très recommandables, paraît-il. Je ne vois pas pourquoi vous fourniriez aux bouillants affiliés du Ku-Klux-Klan l’occasion d’endosser leur chemise de nuit et de s’en aller faire un petit tour loin de chez eux.

— Descendez », s’écria Scarlett, en essayant de lui arracher les guides, mais soudain, elle fut prise d’une nausée.

Rhett arrêta aussitôt le cheval, tendit deux mouchoirs propres à Scarlett et lui soutint la tête tandis qu’elle se penchait en dehors de la voiture. Pendant quelques instants, elle eut l’impression que le soleil déclinant, dont les rayons obliques se jouaient à travers les feuilles nouvelles, chavirait dans un tourbillon de couleurs vertes et or. Lorsque son malaise fut passé, elle s’enfouit le visage dans ses mains et se mit à pleurer. Non seulement elle venait de vomir devant un homme, ce qui, pour une femme, était la pire des humiliations, mais, en même temps, elle avait dû fournir la preuve de sa grossesse. Il lui sembla qu’elle n’oserait plus jamais regarder Rhett en face. Dire que cela lui était juste arrivé quand elle se trouvait avec lui, avec ce Rhett qui n’avait de respect pour aucune femme ! Tout en continuant de sangloter, elle s’attendait à ce qu’il lui assenât une plaisanterie grossière qu’elle ne parviendrait jamais à oublier.

« Ne faites donc pas la sotte, dit Rhett tranquillement. Ce serait trop bête de pleurer de honte. Allons, Scarlett, vous n’êtes plus une enfant. Vous devez tout de même savoir que je ne suis pas aveugle. Je sais bien que vous êtes enceinte. »

Scarlett fit « Oh ! » d’une voix épouvantée et serra à pleines mains son visage cramoisi. Ce mot l’horrifiait. Frank était toujours gêné de lui parler de « son état ». Gérald avait trouvé une formule pleine de tact pour définir ce genre de chose et disait d’une femme enceinte qu’elle était « en famille ». Quant aux autres dames, en général, elles appelaient ça « être en difficultés ».

« C’est un peu simpliste de s’imaginer qu’il suffit de se cacher sous une couverture trop chaude pour qu’on ne s’aperçoive de rien. Mais si, Scarlett, j’étais au courant. Pour quelle raison alors aurais-je… »

Rhett s’arrêta brusquement, puis il reprit les guides et, d’un petit claquement de langue, fit partir le cheval. Enfin, il se remit à parler de sa voix traînante qui n’était pas désagréable aux oreilles de Scarlett et, peu à peu, le visage terreux de la jeune femme retrouva ses couleurs.

« Je ne vous croyais pas capable d’être choquée à ce point, Scarlett. Je pensais que vous étiez une personne raisonnable et me voilà déçu. Resterait-il encore tant de modestie en vous ? Je crains de ne pas m’être comporté en galant homme. D’ailleurs, je sais bien que je ne suis pas un galant homme, puisque la vue des femmes enceintes ne me gêne nullement. J’estime qu’il n’y a aucune raison pour ne pas les traiter comme des êtres normaux et je ne vois pas pourquoi mes yeux contempleraient le ciel ou la terre ou n’importe quel autre point de l’univers, mais ne pourraient jamais se poser sur leur ventre. Je ne vois pas non plus pourquoi je leur lancerais ces petits regards furtifs qui m’ont toujours paru le comble de l’indécence. Aussi, pourquoi tous ces micmacs ? C’est un état parfaitement normal. Sur ce point, les Européens sont beaucoup plus intelligents que nous. Ils adressent leurs félicitations aux futures mères. Je ne recommanderais peut-être pas d’aller jusque-là, mais enfin, c’est une attitude bien plus sensée que de feindre d’ignorer la chose. Je vous répète que c’est un état normal et les femmes devraient en être fières, plutôt que de se calfeutrer derrière leurs portes, comme si elles avaient commis un crime.

— Fières ! s’écria Scarlett d’une voix étranglée. Fières… pouah !

— Vous n’êtes pas fière à l’idée d’avoir un enfant ?

— Oh ! Grand Dieu, non ! Je… j’ai horreur des enfants !

— Vous voulez parler… des enfants de Frank ?

— Non… des enfants de n’importe qui. »

Pendant un instant, Scarlett s’en voulut de cette nouvelle erreur de langage, mais Rhett continua de parler tranquillement comme s’il n’avait rien remarqué.

« Dans ces conditions, nous ne nous ressemblons pas. Moi, j’aime les enfants.

— Vous les aimez ? s’écria Scarlett si surprise par cette déclaration qu’elle en oublia sa gêne. Quel menteur vous faites !

— J’aime les bébés et les petits enfants jusqu’au jour où, commençant à grandir, ils se mettent à penser et à mentir comme les grandes personnes, bref, jusqu’au jour où leur esprit est souillé. Ce n’est tout de même pas une nouveauté pour vous. Vous savez que j’aime énormément Wade Hampton, bien qu’il ne soit pas ce qu’il devrait être. »

« C’est vrai, pensa Scarlett, devenue soudain songeuse. On dirait qu’il aime jouer avec Wade et il lui apporte souvent des cadeaux. »

« Maintenant que nous avons éclairci ce point redoutable et que vous admettez que vous allez être mère dans un avenir pas tellement lointain, je m’en vais vous dire quelque chose dont je voulais déjà vous entretenir depuis plusieurs semaines… En fait, il s’agit de deux choses. La première, c’est que vous avez tort de circuler toute seule. C’est dangereux. Vous le savez, du reste. On vous l’a dit assez souvent. Si personnellement ça vous est égal d’être violée, vous devez néanmoins envisager les conséquences que ça entraînerait. Votre obstination risque de vous mettre dans une situation telle que vos héroïques concitoyens se verront dans l’obligation de vous venger en pendant quelques nègres. Bien entendu, les Yankees s’en mêleront et, à leur tour, finiront bien par pendre l’un ou l’autre de ces braves gens. Il ne vous est jamais venu à l’idée qu’une des raisons pour lesquelles les dames d’Atlanta ne vous aiment pas tient peut-être à ce que votre conduite est une menace pour leurs fils et leurs époux ? En outre, si le Ku-Klux-Klan continue à s’occuper des nègres, les Yankees vont serrer la vis à Atlanta et de si belle manière que Sherman donnera l’impression de s’être conduit comme un petit ange. Je sais ce que je dis, car je suis à tu et à toi avec les Yankees. Aussi triste que ce soit, ils me considèrent comme l’un des leurs et ne se gênent pas pour parler librement devant moi. Ils sont décidés à faire disparaître le Ku-Klux-Klan, même s’il leur faut brûler toute la ville et pendre un homme sur dix. Ça ne vous vaudrait rien, Scarlett. Vous risqueriez de perdre de l’argent dans l’affaire. Et puis, on ne sait jamais où s’arrête un feu de prairie, une fois qu’il a été allumé. Confiscations, augmentation des impôts, amendes pour les femmes suspectes… Je les ai entendus suggérer toutes ces mesures. Le Ku-Klux-Klan…

— Connaissez-vous des gens qui en font partie ? Est-ce que Tommy Wellburn ou Hugh ou… »

Rhett haussa les épaules d’un geste impatient.

« Comment le saurais-je ? Je suis un renégat, un tourne-casaque, un Scallawag. Suis-je quelqu’un à connaître ces choses-là. Mais je connais des hommes suspectés par les Yankees. À la moindre incartade, c’est la potence. J’ai beau savoir que vous n’auriez aucun regret à envoyer votre prochain au gibet, je crois que ça vous ennuierait de perdre vos deux scieries. Je vois à votre air buté que vous ne me croyez pas et que mes paroles tombent dans le désert. Alors, je me contenterai de vous dire ceci : ayez toujours ce pistolet à portée de votre main… et, lorsque je serai à Atlanta, je tâcherai de m’arranger pour vous accompagner dans vos randonnées.

— Rhett, est-ce que vraiment… est-ce pour me protéger que vous…

— Oui, ma chère. C’est mon esprit chevaleresque bien connu qui m’incite à vous protéger. » La petite flamme moqueuse se remit à pétiller dans ses yeux et son visage perdit toute sa gravité. « Et pourquoi cela ? À cause de mon profond amour pour vous, madame Kennedy. Oui, je vous adore, j’en ai perdu le boire et le manger, mais, étant un honnête homme, tout comme M. Wilkes, je ne vous en ai rien dit. Hélas ! vous êtes la femme de Frank et l’honneur m’a empêché de vous parler. Cependant, de même que l’honneur de M. Wilkes chancelle parfois, de même le mien chancelle en ce moment et je vous révèle ma passion secrète et mon…

— Oh ! pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! interrompit Scarlett agacée et qui, de plus, ne tenait nullement à ce que la conversation s’engageât sur Ashley et sur son honneur. Qu’aviez-vous d’autre à me dire ?

— Comment ! Vous détournez la conversation au moment précis où je vous ouvre mon cœur meurtri, mais débordant d’amour ? Parfait, voilà de quoi il s’agit. »

La petite flamme s’éteignit et le visage de Rhett reprit son sérieux.

« Vous devriez faire attention à ce cheval. Il est rétif et il a une bouche de fer. Ça vous fatigue de le conduire, hein ? Voyons, s’il lui prend fantaisie de s’emballer, vous serez incapable de le retenir. S’il vous verse dans un fossé, ça peut tuer votre bébé et vous-même par-dessus le marché. Vous devriez lui passer le plus gros mors de bride possible, à moins que vous ne me permettiez de vous l’échanger contre un cheval docile, à la bouche plus sensible. »

Scarlett regarda Rhett et, devant son air calme et doux, son irritation s’évanouit soudain, comme s’était évanouie sa gêne après qu’il lui eut parlé de sa grossesse. Il avait trouvé le moyen de la mettre à l’aise, alors qu’elle eût souhaité mourir et, maintenant, il faisait preuve d’encore plus de gentillesse. Elle éprouva un élan de gratitude pour lui et se demanda pourquoi il n’était pas toujours ainsi.

« Oui, ce cheval est dur à conduire, acquiesça-t-elle avec douceur. Quelquefois, j’ai mal aux bras toute la nuit à force d’avoir tiré sur les guides. Eh bien ! comme vous voudrez, Rhett, faites pour le mieux.

— Tiens, tiens, voilà qui est charmant et si féminin. Ça change de vos airs autoritaires. Il suffit de savoir s’y prendre avec vous pour vous rendre souple comme un gant », déclara Rhett méchamment.

Scarlett fronça les sourcils et sa rage lui revint.

« Cette fois-ci, vous allez me faire le plaisir de descendre, sans quoi je vous donne un coup de fouet. Je ne sais pas pourquoi je vous supporte… pourquoi j’essaie d’être gentille avec vous. Vous n’avez aucune éducation, aucune morale. Vous n’êtes qu’un… Eh bien ! descendez. Je ne plaisante pas. »

Mais, lorsqu’il eut mis pied à terre et détaché son cheval de l’arrière de la voiture, lorsqu’il se fut campé au milieu de la route éclairée par le soleil couchant et qu’il eut arboré son plus gracieux sourire, Scarlett se dérida et sourit à son tour, tandis que le buggy s’éloignait.

Oui, Rhett était grossier. Il était habile et il valait mieux ne pas se frotter à lui. On ne savait jamais si l’arme inoffensive qu’on lui remettait dans un moment d’inattention n’allait pas se transformer entre ses mains en une lame des plus fines. Mais, après tout, il était stimulant. Sa conversation produisait l’effet d’un verre de cognac avalé en cachette.

Au cours des derniers mois, Scarlett s’était mise à aimer le cognac. Quand elle rentrait chez elle vers la fin de l’après-midi, trempée par la pluie, fourbue, endolorie par une longue randonnée en voiture, seule l’idée de la bouteille enfermée dans le tiroir de son bureau lui donnait du courage. Le docteur Meade n’avait point songé à lui dire qu’une femme enceinte ne devait pas boire, mais il ne serait jamais venu à l’idée du docteur qu’une femme comme il faut pût boire autre chose que du vin de mûres. Les femmes avaient le droit de prendre un verre de champagne, lors d’un mariage, ou un toddy bien chaud lorsqu’elles étaient au lit avec un gros rhume. Évidemment, il existait des malheureuses qui buvaient, tout comme il y en avait qui étaient folles ou qui divorçaient ou qui pensaient, avec Mlle Susan B. Anthony, que les femmes devaient voter. Cependant, quoi que le docteur pensât de Scarlett, il ne l’avait jamais soupçonnée capable de s’adonner à la boisson.

Scarlett s’était aperçue qu’une bonne rasade de cognac avant le dîner lui procurait un bien immense et elle avait toujours la ressource de mâchonner des grains de café ou de se gargariser à l’eau de Cologne pour dissiper l’odeur. Pourquoi les gens faisaient-ils tant d’histoires à propos des femmes qui buvaient alors que les hommes ne se gênaient pas pour s’enivrer quand ça leur plaisait ? Parfois, lorsque Frank ronflait à côté d’elle et que le sommeil la fuyait, qu’elle se tournait et se retournait dans son lit en pensant à Ashley, à Tara, en voyant se dresser devant elle le spectre des Yankees et de la pauvreté, elle se disait que, sans la bouteille de cognac, elle serait devenue folle depuis longtemps. Et, lorsque la chaleur familière et bienfaisante commençait à se répandre dans ses veines, tous ses chagrins se dissipaient peu à peu. Au bout de trois verres, elle avait toujours la ressource de se dire : « Je penserai à ces choses-là demain, quand j’aurai la force de les supporter. »

Mais, certaines nuits, le cognac lui-même ne parvenait pas à calmer la douleur qui lui étreignait le cœur, douleur plus forte encore que la crainte de perdre ses scieries, le chagrin de ne plus voir Tara. Atlanta avec son vacarme, ses bâtiments neufs, ses visages étrangers, ses rues étroites encombrées de chevaux, de voitures et d’une foule affairée, semblait parfois lui faire oublier le mal qui la rongeait. Elle aimait Atlanta, mais… Oh ! retrouver la paix exquise, le calme pastoral de Tara, les champs rouges bordés de sombres pins ! Oh ! revenir à Tara, quelle que fût la vie qu’on y menait ! Être près d’Ashley, le revoir, l’entendre parler, être soutenue par la conscience de son amour ! Chaque lettre de Mélanie lui disant qu’ils étaient tous bien portants, chaque petit mot de Will lui rendant compte de l’avance des labours et des semailles, ou de l’état du coton, ravivait son désir de retourner chez elle.

« J’irai à Tara en juin. Après cette date-là, je ne pourrai plus rien faire ici. J’irai passer deux mois chez moi », et à cette pensée son cœur se soulevait de joie.

Elle retourna bien chez elle en juin, mais pas de la façon qu’elle avait espérée, car, au début de ce mois, un bref message de Will lui apprit la mort de Gérald.