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Une malédiction pèse sur notre nom.

Non. Notre nom est une malédiction.

 

Les voix ! Les voix dans les Chutes… En hiver les Chutes sont gainées de glace et des arcs-en-ciel de glace scintillent au-dessus des gorges et la brume est gelée comme du verre filé sur les arbres et un frêle pont de glace se forme sur le fleuve entre Luna Island et les Bridal Veil Falls et tu as envie de croire qu’on peut traverser ce pont et les voix sont assourdies, presque inaudibles, il faut retenir sa respiration pour les entendre. Mais fin mars, début avril, avec le dégel, les voix reviennent, plus fortes, plus stridentes, et cependant attirantes, et en juin quand le jour anniversaire de sa mort approche les voix se font tonitruantes et impatientes et tu les entends dans ton sommeil loin du fleuve tumultueux. Juliet ! Juliet ! Burn-a-by ! Honte, honte sur ce nom. Tu connais ton nom. Viens rejoindre ton père dans les Chutes.

 

« Non, Zarjo. Tu restes. »

Juliet murmure au revoir à Zarjo, réveillé de son chaud sommeil inerte au pied de son lit. Enfouit son visage dans le pelage rude du chien et permet qu’il lui lèche le visage et les mains, haletant sans bruit, frissonnant d’enthousiasme canin à la perspective qu’elle l’emmène… où cela ?

Dans le silence qui précède l’aube. Dans un crépuscule de pluie qui s’éclaircit peu à peu en brume, en brouillard.

Elle doit partir vite avant qu’Ariah sache. Avant qu’Ariah puisse l’en empêcher. Car dans son lit pendant la nuit, alors qu’elle essayait de dormir, les voix se sont rapprochées, moqueuses, railleuses Burn-a-by ! Burn-a-by ! et parmi elles sa voix à lui, elle en est convaincue, la seule qui soit calme, douce… Juliet ! Il est temps.

(Est-ce sa voix ? Juliet le croit.)

(Bien qu’elle soit née trop tard. Le souvenir qu’elle a de lui est transparent comme une eau qui tombe en cascade.)

Pourtant quand elle chante, Juliet chante pour lui. En secret, pour lui.

Pendant les récitals, elle l’imagine quelque part dans la salle. Pas dans les premiers rangs avec les parents et les camarades de classe, mais quelque part dans l’obscurité. Il est assis seul, et il écoute avec attention. Lorsqu’elle chante bien, c’est parce qu’il écoute si attentivement.

Son solo dans Le Messie. À la salle de concert. Pour lequel on l’avait félicitée. Et ces applaudissements. Pour lui !

Une fille timide, les yeux embués d’émotion. S’essuyant les yeux en le voyant sourire, un air de fierté paternelle.

À d’autres moments, de façon imprévisible, sa voix tremble et perd sa force, une sensation de panique, sa gorge menace de se fermer : elle sait qu’il est futile de chanter pour un homme dont elle ne se souvient pas, qui est mort il y a seize ans.

Nous sommes heureux, mais seulement tant que dure la musique.

Voilà ce qu’a admis Ariah. Et donc ce doit être vrai.

 

(C’était après le solo de Juliet dans Le Messie que Mme Ehrenreich lui avait proposé d’étudier au conservatoire de Buffalo, où elle enseigne. Une bourse pour l’étude de la voix. Une bourse pour Juliet Burnaby qui n’avait que seize ans. Juliet n’aurait pas à s’inscrire dans un autre lycée, elle pourrait se rendre à Buffalo deux fois par semaine après ses cours, le trajet en bus n’était pas long, le conservatoire paierait ses frais. Une occasion en or ! avaient dit ses professeurs. Souriant à Juliet Burnaby comme s’ils attendaient que la jeune fille effrayée leur rende leur sourire.

 

Est-ce que cette maison avait un papa demanderait-elle à maman, et maman répondrait Non.

Est-ce que cette maison avait un papa demanderait-elle à ses frères quand elle serait juste assez grande pour souhaiter désespérément savoir et Chandler avait dit Oui mais il est parti. Elle avait demandé Pourquoi ? Est-ce qu’il nous détestait ? et Chandler avait répondu évasivement C’est juste quelque chose qui est arrivé, je pense. Comme le temps qu’il fait. Maman ne veut pas qu’on en parle, tu comprends, Juliet ? Et Royall était arrivé, le visage tout rouge, petits poings d’enfant serrés, n’en sachant pas beaucoup plus que Juliet mais s’étant formé son avis de garçon Je le HAIS ! Il ne me manque pas ! Je suis content qu’il soit parti.

 

Zarjo la suit jusqu’au bas de l’escalier, griffes cliquetant avec une précision mélancolique, un vieux chien, la respiration rauque, avec une économie de mouvement de vieux chien, l’intuition que ses pattes de derrière n’ont peut-être pas la force de lui conserver son équilibre dans une pente aussi raide, et Juliet s’éloigne de lui avec décision, elle est résolue à ne pas l’emmener et il ne veut pas, ne peut pas, aboyer dans la maison : c’est un chien très obéissant, dressé à ne pas aboyer pour des riens.

« J’ai dit non, Zarjo. Tu restes. »

Juliet sort par la porte de devant, celle qui est le plus éloignée de la chambre d’Ariah, au premier et sur le derrière de la maison.

Le dernier des enfants d’Ariah à partir. À s’enfuir.

Le dernier des enfants d’Ariah à l’aimer, trop pour que ce soit supportable. Je ne suis pas toi, maman. Laisse-moi partir !

Pieds nus, elle court. Ses pieds engourdis sentent à peine l’asphalte. Ni l’herbe fraîche, humide de rosée, ni la terre dure. Comme si ce qu’elle éprouvait n’était plus de la peur mais de l’euphorie. La décision ayant été prise, et pas par elle. Et précipitamment : elle porte sa chemise de nuit ajourée en coton blanc qu’imprègne l’odeur de mauvais rêves, son trench-coat élimé par-dessus, ceinture nouée serrée.

Honte, honte. Connais ton nom.

Commets l’Acte & finis-en.

Dans le silence qui précède l’aube. Des murs mouvants de brume avant l’aube. Lorsque le monde ressemble à un rêve et qu’en le traversant on est à la fois le rêveur et le rêve. Il y a très longtemps les dieux guerriers des Ongiaras et des Tuscaroras rôdaient dans cette région, c’étaient de grands dieux cruels, plus puissants que n’importe quel humain, mais maintenant ces dieux ont disparu et seuls leurs fantômes demeurent, des formes brumeuses qui flottent et se défont au coin d’un œil. Chandler dit que le paysage change sans cesse, que les Chutes changent sans cesse. Temps, érosion. Les dieux indiens ont disparu, mais aucun autre dieu ne les a remplacés.

Sauf : les bus de la ville de Niagara Falls, éclairés de l’intérieur tels des organismes vivants, qui glissent comme sous la surface de l’eau et passent avec des exhalations pneumatiques et rauques. Des bus marqués Ferry St., Prospect Ave., Tenth St., Parkway & Hyde. Furtive, craignant d’être vue, Juliet traverse Baltic Street pour s’enfoncer dans le parc qui est désert à cette heure, enveloppé de brouillard. Elle court, court ! Une fille solide, les poumons solides grâce au chant. Une fille gracile, qui paraît toujours plus jeune que son âge. On lui a déconseillé de se rendre seule dans Baltic Park, son frère Royall l’a grondée, mais à cette heure-là il n’y a personne, elle traverse en courant un champ d’herbe mouillée, à la lisière d’un terrain de soft-ball qui paraît petit dans la lumière brumeuse, tronqué comme le plateau d’un jeu de société pour enfants. Si on ne trouve pas son corps. Personne ne saura. Disparue, comme son père. Ariah dira : elle a disparu et ne reviendra pas, et donc nous ne penserons plus à elle, nous l’oublierons. À un pâté de maisons de là, un train de marchandises passe. Le ferraillement familier des wagons. Un bruit familier qui réconforte. Honte sur ce nom, connais ton nom. En rêve, Juliet est transportée jusqu’aux Chutes dans un wagon. À cause de quelque chose qu’a dit M. Pankowski. Le bruit des trains dans cette ville, le bruit des wagons est un cauchemar pour lui, il n’attendait pas des Américains qu’ils puissent comprendre, mais Juliet a dit que si, elle comprenait, c’est dans des wagons, si on devait être emmené, comme du bétail à l’abattoir, qu’on vous emmènerait. Et le train roulerait tellement vite qu’on ne pourrait pas sauter.

Le ciel au-dessus du Niagara, à un kilomètre, est un grand gouffre strié d’éclairs soudains de lumière. Des flammes, des filaments de lumière jaillis du soleil, à l’horizon. Non. Pas peur !