7 h 35. Ariah n’avait toujours pas découvert le mot d’adieu, sur une feuille de papier vieux rose à l’en-tête du Rainbow Grand, soigneusement pliée et appuyée contre le miroir de la coiffeuse. C’était une petite glace ovale au cadre doré dans laquelle, bouleversée comme elle l’était, Ariah ne pouvait se résoudre à se regarder.
Non, mon Dieu. Épargne-moi. Ce que Gilbert doit avoir vu, pendant que je dormais.
Bien entendu, que Gilbert Erskine ne fût pas à proximité était un soulagement.
Après la cohue frénétique de la veille, cette multitude de visages oppressants tout près du sien, et un délire cauchemardesque de sourires, et l’intimité du lit partagé…
Un bain. Vite, vite, avant que Gilbert revienne !
Ariah aurait pris un bain de toute façon. D’ordinaire elle en prenait un tous les soirs avant de se coucher, mais elle ne l’avait pas fait la veille ; lorsqu’elle manquait son bain du soir, elle se rattrapait sans faute le lendemain matin. Parfois, dans l’humidité poisseuse des étés de l’État de New York, en ces temps d’avant la climatisation, Ariah prenait deux bains par jour ; sans être jamais convaincue pour autant qu’elle ne sentait pas.
Rien ne lui faisait plus envie qu’un bain. Un long bain brûlant dans la salle d’eau somptueuse, dans une baignoire luxueuse qu’elle n’aurait pas à nettoyer ensuite avec de l’Old Dutch et une brosse à récurer ; un bain parfumé et moussant grâce aux sels de bain au lilas, gracieusement offerts par le Rainbow Grand. Des larmes de gratitude lui montèrent aux yeux.
Donne-moi une autre chance ! Mon Dieu, je t’en prie. Il y avait encore de l’espoir, bien entendu. Ariah ne croyait pas sérieusement que Gilbert Erskine se fût enfui. Car où, après tout, un pasteur presbytérien de vingt-sept ans, fils et beau-fils de pasteurs presbytériens, aurait-il pu s’enfuir ?
« Il est pris au piège. Comme moi. »
Ariah fit couler l’eau des gros robinets de cuivre jusqu’à embuer toutes les glaces de la salle de bains. Un air chaud délicieux, suffocant et parfumé ! Et une eau aussi brûlante qu’elle pouvait le supporter, pour laver la sueur séchée et les autres saletés de son corps. Les odeurs de son corps.
Et les siennes à lui. Là où elle l’avait maladroitement touché. Par accident. À moins que, dans la confusion, elle l’eût frôlé, ou se fût pressée contre lui… Elle ne se rappelait pas précisément. Et ce qui s’était passé, le liquide laiteux jaillissant du machin élastique de l’homme sur son ventre, et sur les draps, non elle ne se rappelait pas.
Le cri aigu, stupéfait, de l’homme. Un cri de chauve-souris. Ses convulsions, la façon dont il avait geint dans ses bras. Elle ne se rappelait pas et ce n’était pas sa faute.
Ariah se laverait aussi les cheveux. Ils étaient emmêlés et poisseux sur la nuque. Ses cheveux vaguement bouclés d’un roux fané, si fins et maigres qu’il fallait sans cesse s’en occuper. Les relever avec des pinces, des bigoudis en caoutchouc mousse. (Elle en avait apporté un stock pour ce voyage de noces, dissimulé dans sa valise. Mais évidemment elle ne pouvait mettre un attirail pareil au lit.) Ce matin-là, elle n’aurait pas le temps de boucler ses cheveux, elle les ramasserait en un « élégant chignon à la française », comme disait sa mère, et ferait bouffer sur son front sa frange languissante. En espérant ressembler davantage à une ballerine qu’à une vieille fille bibliothécaire ou institutrice.
Dans le chignon elle piquerait un bouton de rose.
Elle se maquillerait très peu, n’appliquerait pas sur son visage le masque cosmétique qui paraissait requis la veille. Un rouge à lèvres rose corail et non rouge vif. Une féminité différente. Séduisante.
Et donc quand Gilbert reverrait Ariah, vêtue d’une robe-chemisier à fleurs, un cardigan blanc sur les épaules, les cheveux relevés en un élégant chignon à la française, un rouge sage sur la fine courbe de ses lèvres incurvées, il l’admirerait de nouveau. Il la respecterait de nouveau. (C’était le cas naguère, non ? Pendant quelque temps ? La fille « musicienne » du révérend Thaddeus Littrell, et son aura de bonne société de province ?) Il lui sourirait avec timidité, en rajustant ses lunettes. Il la regarderait en clignant les yeux, comme ébloui par une lumière vive.
Je te pardonne, Ariah. Si fort que tu m’aies dégoûté cette nuit, et que je t’aie dégoûtée.
Je ne peux pas t’aimer. Mais je peux te pardonner.
Ariah laissa glisser sur le carrelage sa chemise de nuit en soie ivoire aux larges bretelles et au corsage de dentelle. Elle portait des taches de mucosités séchées. Et des taches sombres… Pas question de regarder. Par bonheur, des nuages de vapeur lui brouillaient la vue. Avec prudence, elle entra dans la baignoire aux pieds griffus, qui n’était encore qu’en partie remplie. « Oh ! » L’eau était bouillante. Mais elle la supporterait. La baignoire était plus grande, plus disgracieuse que celle des Littrell. Un abreuvoir pour éléphants. Et pas aussi étincelante de propreté qu’elle l’avait cru : minces cercles de rouille autour des robinets de cuivre, poussières et petits poils frisés dans l’eau savonneuse.
Ariah s’immergea avec précaution. Elle était si menue qu’elle semblait presque flotter. Ne regarde pas. Ce n’est pas la peine. Sa peau cireuse meurtrie. Des petits seins durs comme des poires vertes. Et sur ces seins des petits mamelons raides comme des embouts de caoutchouc. Il lui fallait bien se demander si Gilbert avait été déçu… Sa clavicule saillait sous la peau pâle, presque translucide, semée de pâles taches de son. Petite fille, Ariah avait osé fourrer un doigt dans son petit nombril serré, en se demandant si c’était un acte « sale ». Comme tant d’actes en rapport avec le corps féminin.
À la fourche de ses jambes, une bande couleur rouille de ces poils dits pubiens.
Embarrassant ! Quelques années auparavant, alors qu’elle présentait des élèves lors d’un récital scolaire, Ariah avait trébuché sur le mot public et semblé dire pubis. Très vite, elle s’était corrigée – « public ». Elle s’adressait à une assistance composée essentiellement des parents et des voisins de ses élèves, et son visage s’était enflammé : chacune des taches de rousseur qui constellaient son visage était devenue une minuscule étoile rougeoyante.
Par bonheur, Gilbert Erskine ne faisait pas partie de l’assistance, ce jour-là. Elle imaginait sa grimace, le plissement de ses yeux.
Par gentillesse, personne n’avait jamais fait allusion au lapsus d’Ariah.
(Mais les gens avaient dû rire dans leur for intérieur. Comme Ariah l’aurait sans doute fait si quelqu’un d’autre avait commis une bévue de ce genre.)
À Troy, État de New York, on passait beaucoup de choses sous silence, semblait-il. Par tact, par gentillesse. Par pitié.
Ariah examinait un ongle cassé. Il entamait la chair tendre de son doigt.
Une égratignure sur l’épaule de Gilbert ? Sur son dos ou…
Gilbert Erskine n’est-il pas trop jeune pour toi, Ariah ? Voilà ce que les cousines et les amies d’Ariah n’avaient pas demandé une seule fois, pendant les huit mois de leurs fiançailles. Même avec une innocence espiègle, personne n’avait posé la question.
Quelqu’un avait-il demandé à Gilbert Ariah Littrell n’est-elle pas trop vieille pour toi ?
Ils faisaient la paire, ma foi ! Ils avaient semblé du même âge, la plupart du temps. Ils avaient le même tempérament intelligent, studieux, nerveux, peut-être un peu égotiste. Ils étaient enclins à l’impatience, à l’exaspération. Enclins à avoir une bonne opinion d’eux-mêmes et une moins bonne opinion de presque tous les autres. (Encore que, en fille respectueuse, Ariah sût dissimuler ces traits de caractère.)
Deux paires de parents avaient pleinement approuvé leur union.
Difficile de juger lequel des quatre avait été le plus soulagé : Mme Littrell ou Mme Erskine ; le révérend Littrell ou le révérend Erskine.
Quoi qu’il en soit, Ariah s’était fiancée juste à temps. Vingt-neuf ans, c’était le bord du précipice, du gouffre de l’oubli : trente ans. Ariah n’avait que mépris pour ces idées conventionnelles, et pourtant les années descendantes de sa troisième décennie, après la ligne de partage des vingt-cinq ans, lorsque tous les gens qu’elle connaissait ou dont elle entendait parler se fiançaient, se mariaient, faisaient des enfants, avaient été terribles, cauchemardesques. Envoie-moi quelqu’un mon Dieu. Fais que ma vie commence. Je t’en supplie ! À certains moments, à sa grande honte, Ariah Littrell, pianiste, chanteuse et professeur de musique accomplie, aurait volontiers échangé son âme contre une bague de fiançailles, c’était aussi simple que cela. L’homme lui-même était un problème secondaire.
Et puis le miracle avait eu lieu : les fiançailles.
Et maintenant, en juin 1950, le mariage. Comme les poissons et les pains du Christ, ou mieux encore la résurrection de Lazare, cet événement lui avait paru tenir du miracle. Elle n’aurait plus à être Ariah Littrell la fille du pasteur ; la « fille » que tout le monde à Troy déclarait admirer. Elle pourrait se réjouir avec une fierté innocente d’être l’épouse d’un jeune ministre presbytérien ambitieux qui, à vingt-sept ans seulement, avait déjà son église à Palmyra, agglomération de 2 100 habitants.
Ariah avait eu envie de rire à voir la tête de ses amies devant la bague de fiançailles. « Vous ne pensiez pas que je me fiancerais un jour, avouez-le ! » avait-elle failli dire d’un ton moqueur, ou accusateur. Mais elle s’en était abstenue, bien entendu. Ses amies auraient tout bonnement nié.
Le mariage lui-même lui avait fait l’effet d’un rêve. Ariah n’avait assurément pas bu de champagne avant la cérémonie religieuse et pourtant, le pas mal assuré, elle s’était appuyée sur le bras robuste de son père lorsqu’il avait conduit sa grande fille rousse jusqu’à l’autel, et qu’un flamboiement de lumière l’avait aveuglée, des lumières qui palpitaient comme des étoiles maniaques. Ariah Littrell, jurez-vous solennellement. Aimer honorer obéir. Jusqu’à ce que la mort… Pas de champagne, bien sûr, mais elle avait avalé quelques aspirines avec du Coca, un remède familial fréquent. Qui lui faisait cogner le cœur et lui déshydratait la bouche. Gilbert aurait sans doute désapprouvé. À son côté devant l’autel, la dominant de la taille, immobile et sur ses gardes, tâchant de ne pas renifler, il avait récité sa partie d’une voix grave. Je vous reçois comme épouse, Ariah. Deux jeunes gens tremblants bénis devant l’autel comme des bêtes qu’un boucher commun va abattre. Liés par la terreur mais étrangement indifférents l’un à l’autre.
Ce qui attendait Ariah, l’épreuve « physique » de sa nuit de noce – et des nuits suivantes –, elle appréhendait d’y penser. Elle n’avait jamais été une jeune fille très tentée par les pensées interdites, non plus que par les actes interdits. Quoique étonnamment passionnée dans ses interprétations tonnantes des mouvements tumultueux des grandes sonates pour piano de Beethoven, ou lorsqu’elle chantait certains lieder de Schubert, Ariah était généralement guindée et timide en société. Elle rougissait facilement, se rétractait au moindre contact. Ses yeux vert galet brillaient d’intelligence et non de chaleur. Les quelques petits amis qu’elle avait eus étaient des garçons lui ressemblant. Des garçons comme Gilbert Erskine, à la fois jeunes et vieux, enclins à se voûter dès l’adolescence. Bien entendu Ariah s’était régulièrement rendue chez le médecin de famille des Littrell, mais on pouvait compter sur ce praticien âgé pour ne pas employer d’instruments gynécologiques de façon excessive, et pour battre en retraite lorsque Ariah poussait un gémissement de douleur et de gêne, ou lui lançait un coup de pied sous l’effet de la panique. Par embarras et délicatesse féminine, Mme Littrell avait évité le sujet conjugal et, naturellement, le révérend Littrell aurait préféré mourir que de parler de questions « intimes » à sa fille virginale et crispée. Il avait laissé cette tâche épineuse à sa femme et n’y avait plus pensé.
Sous l’effet du bain chaud, la tête d’Ariah lui tournait. Ou sous l’effet de ses pensées. Elle remarqua que son sein gauche flottait dans l’eau, en partie ocre comme plongé dans l’ombre. Il avait pressé, pincé. Elle supposait qu’elle avait des meurtrissures sur le bas du ventre et les cuisses. Entre ses jambes irritées, la sensibilité était moindre, comme si cette partie de son corps était engourdie.
Le cri de chauve-souris qu’il avait poussé ! Son visage de petit garçon empourpré et brillant, déformé comme celui de Boris Karloff dans Frankenstein.
Il n’avait pas dit Je t’aime, Ariah. Il n’avait pas menti.
Pas plus qu’elle n’avait dit Je t’aime, Gilbert ainsi qu’elle avait prévu de le faire, couchée dans ses bras. Car elle savait que ces mots l’offenseraient, à ce moment-là.
Étendue dans la baignoire, alors que l’eau perdait sa chaleur vaporeuse et commençait à se couvrir d’une mousse de savon, Ariah se mit à pleurer en silence. Des larmes lui piquèrent les yeux, déjà douloureux, roulèrent sur ses joues et tombèrent dans l’eau. Elle avait imaginé que, pendant qu’elle prendrait son bain, elle entendrait la porte de la suite s’ouvrir et se refermer, et la voix de Gilbert – « Ariah ? Bonjour ! » Mais elle n’avait entendu aucun bruit de porte. Elle n’avait pas entendu la voix de Gilbert.
Elle pensait à ce jour – bien longtemps avant sa rencontre avec Gilbert Erskine, alors qu’elle était encore au lycée – où elle s’était enfermée dans la salle de bains et « examinée » dans un petit miroir. Oh ! elle avait failli s’évanouir. C’était aussi terrible que de donner son sang. Elle avait vu, entre ses cuisses minces, sous le buisson bouclé et humide des poils pubiens, une curieuse petite excroissance charnue pareille à une langue, ou à l’un de ces organes glissants que l’on prend soin d’ôter d’un poulet avant de le rôtir ; et, alors qu’elle regardait avec une fascination horrifiée, elle remarqua un petit trou pincé à la base de cette excroissance, plus petit que son nombril. Comment l’« engin » d’un homme pouvait-il se loger dans un espace aussi minuscule ? Pis encore, comment un bébé pouvait-il sortir d’un orifice aussi minuscule ?
Cette révélation l’avait laissée défaillante de terreur, d’appréhension, de dégoût, pendant des heures. Peut-être ne s’en était-elle pas encore remise.