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Honte, honte !

À la fin de l’hiver 1977 quand le dégel commença. Quand les voix-singes commencèrent à jacasser et railler. Quand Juliet était mécontente de ses cours, et d’une mélodie de Robert Schumann qu’elle essayait d’apprendre (« An den Sonnenschein »), et donc sans prévenir elle quitta le collège, alors qu’elle avait encore deux cours et sa chorale qui était ce qu’il y avait de plus important dans sa vie (dont elle osât parler) et elle fit de l’auto-stop pour se rendre au bord du fleuve (faire du stop était-il dangereux pour une fille de quinze ans à Niagara Falls au déclin des années 70, la décennie de la drogue, monter en voiture avec un inconnu qui vous coule un sourire en biais comme un chat lorgnant un plat de crème ?) et longea la berge abrupte, le souffle coupé par le vent, derrière la glissière de sécurité (haute d’une cinquantaine de centimètres) que l’on avait dû remplacer (où exactement ?) lorsque la voiture de Dirk Burnaby avait dérapé sous une pluie torrentielle quinze ans auparavant et enfoncé la glissière pour plonger dans le fleuve.

« J’y suis. C’est là. »

Jamais elle n’était venue à cet endroit. Un endroit interdit. L’exaltation faisait battre son cœur avec violence. Ariah rôdait près d’elle, furieuse.

« Si je t’aime, faut-il que je le haïsse ? Je ne le ferai pas. »

Voilà, c’était dit.

Sur l’autoroute qui reliait Niagara Falls à Buffalo, via l’Isle Grand, roulait un flot continu de véhicules. C’était le milieu de l’après-midi, et il ne pleuvait pas. Sur la voie extérieure de droite, les véhicules passaient tout près du Niagara, dont les séparaient un accotement de gravier, la glissière et quelques mètres de terre amoncelée en une banquette abrupte.

Juliet ne savait pas où la voiture de son père avait dérapé et quitté la route. Quelque part par là, sans doute. La glissière semblait abîmée et rouillée de façon uniforme, comme si aucun segment n’était plus récent que les autres. Mais l’accident avait eu lieu longtemps auparavant.

La voiture s’était abîmée dans le fleuve dans la zone de non-retour, là où le courant s’accélérait, où l’eau bouillonnait en rapides écumeux. Et ce jour-là, avec le dégel, le fleuve était haut. Juliet se retrouva en train de le contempler avec fascination. On avait l’impression qu’à tout moment, par malveillance ou par pure exubérance, il pouvait passer par-dessus la banquette et inonder la route.

On pouvait presque croire, comme les Indiens autrefois, que le Niagara était un être vivant, un esprit. Il y avait un dieu du fleuve, et un dieu des Chutes. Il y avait des dieux partout, invisibles. Chandler disait que les anciens dieux étaient les appétits et les passions humaines, et qu’ils n’étaient jamais vaincus, mais seulement re-nommés. Le fleuve n’avait pas besoin de nom, pourtant. « Nommer » était idiot, ridicule. Inutile. Si le fleuve s’animait, on saurait seulement que sa nature n’avait rien d’humain, et qu’aucun être humain ne pouvait y survivre plus de quelques minutes, ou quelques secondes.

Une mort terrible, dans un endroit pareil. Et seul.

Juliet se sentit faible, tout à coup. La force de défi, d’arrogance, qui l’avait poussée à quitter le lycée et à faire du stop en se moquant de qui la verrait, déclinait. Elle comprenait pour la première fois ce que cela avait d’horrible. C’est vraiment arrivé. Ici. Un homme est mort. Mon père.

Quel soulagement de penser ces mots ! Même la douleur des mots, qui la laissait chancelante, désemparée, était un soulagement.

Pendant les minutes qui suivirent, Juliet perdit la notion du temps, du lieu. Elle glissa dans un de ces états seconds qui accompagnaient souvent sa musique. Quand elle chantait, quand elle respirait, d’une façon particulière. Dans un rêve quoique les yeux ouverts. Inconsciemment elle se balançait de droite à gauche, suivant un rythme lent. Si j’aime ma mère, je peux aussi aimer mon père. Et il a besoin de moi.

Le bruit de l’eau tumultueuse pénétrait dans sa transe. Juliet y percevait un rythme subtil, secret. Consolation, réconfort. Juliet ! Burn-a-by ! Viens rejoindre ton père dans le fleuve. Elle n’avait encore jamais entendu cette voix aussi distinctement. Avec ce ton à la fois pressant et neutre. Le soleil glissait dans le ciel. Un soleil devenu pâle, maussade, effacé. Sur l’autoroute, les chauffeurs de camion ralentissaient pour mieux voir cette fille aux cheveux fouettés par le vent, immobile et solitaire au bord du fleuve ; mais la fille n’avait pas conscience de leur présence. Attentive, farouchement concentrée sur quelque chose qu’elle entendait, la fille n’avait pas conscience de ce qui l’entourait.

Une voix masculine résonna avec dureté : « Mademoiselle ? Qu’est-ce que vous faites là ? »

Une voiture de la police de Niagara Falls freina et s’arrêta brusquement sur l’accotement, et l’un des agents interpella Juliet qui ne parut pas entendre. Car le vent soufflait, le vent incessant, et les cheveux de Juliet claquaient dans le vent. « Mademoiselle ? Restez où vous êtes. »

Une voix masculine, forte. Une voix habituée à donner des ordres et à être obéie sans discussion.

Si Juliet avait commencé à entendre, elle ne le montra pas. Une adolescente maussade. Se refusant avec entêtement à entendre un flic qui hurlait à quelques mètres d’elle, et à se tourner vers lui ; quoique voyant maintenant la silhouette en uniforme au coin de son œil. Il s’approchait de sa proie avec précaution, comme il avait été formé à le faire. Il ne voulait pas l’effrayer et la pousser à sauter dans le fleuve.

« Mademoiselle ? Je vous parle. Regardez par ici. »

Le charme était rompu. Déjà les voix s’étaient estompées, éloignées. Juliet se retourna et descendit de la berge comme si elle avait enfin entendu la voix dure et autoritaire. Mais elle avait les paupières lourdes, les yeux baissés. Elle refusait de regarder le policier. Sa bouche remuait sans émettre de son. L’homme se tenait devant elle, massif dans son uniforme gris acier. Elle voyait avec dédain ses pieds chaussés de bottes. Elle voyait sa ceinture brillante, son holster. Le pistolet dans le holster. Elle voyait son insigne ridicule, aussi ostensiblement astiqué qu’une étoile de shérif dans un film hollywoodien. Mais elle refusait de regarder son visage, ses yeux fixés sur elle. Pas encore.

Il lui posait des questions d’un ton sévère : pourquoi n’était-elle pas en classe ? que faisait-elle dans cet endroit dangereux ? est-ce qu’elle n’avait pas vu les panneaux avertisseurs ? comment s’appelait-elle ?

Juliet se taisait, les yeux rivés sur le sol. Elle était prise au piège, elle ne pouvait s’enfuir. On ne peut pas échapper à un flic. Il allait l’emmener en prison, il incarnait l’autorité de l’État.

Juliet s’essuya les yeux d’un geste enfantin. Et au même instant, elle devint une enfant, la bouche tremblante. Elle murmura qu’elle était juste venue là pour être seule… « Pour réfléchir à des choses.

– Vous n’avez pas vu les panneaux, mademoiselle ? “Attention : Interdit aux piétons”. “Zone dangereuse”. Il ne faut pas s’approcher trop près de ce fleuve, mademoiselle. Vous devriez le savoir. »

Juliet acquiesça de la tête en tâchant de ne pas pleurer. Oh non ! elle ne pleurerait pas. Et si seulement elle pouvait ne pas dire son nom à ces inconnus hostiles.

 

À l’arrière de la voiture de police, séparée des agents par un grillage grossier, elle eut envie de demander Est-ce que je suis en état d’arrestation ? Mais l’atmosphère était lourde, une plaisanterie serait mal interprétée.

Et les policiers se montraient d’une gentillesse inattendue avec Juliet. Maintenant qu’elle avait obéi, cédé à leur autorité. Celui qui l’avait abordée sur la berge lui disait qu’il avait une fille de son âge, au lycée de St. Mary ; le chauffeur, plus jeune, la regarda dans le rétroviseur et lui dit que ce n’était pas sûr « à cent pour cent » pour une fille comme elle, jeune, jolie et seule, de se balader dans ce genre d’endroit, même en plein jour. « Vous comprenez ce que je veux dire, mademoiselle ? »

On aurait dit Royall ! Juliet murmura : « Oui, monsieur. »

Ils la raccompagnèrent chez elle, à Baltic Street. Elle avait été obligée de leur donner son adresse et son nom. Elle avait vu une lueur de reconnaissance dans leurs yeux quand elle avait dit Burnaby.