La veille de l’audience de Love Canal, Dirk Burnaby étonna sa famille en ramenant à la maison un chiot trouvé recueilli par la SPA.
C’était le 28 mai 1962. La veille de l’audience maintes fois reportée du tribunal du comté du Niagara, présidé par le juge Stroughton Howell. La veille aussi du premier anniversaire de Juliet Burnaby.
Si je m’en souvenais ? Bien sûr que je m’en souvenais.
Toute ma vie, je m’en souviens.
Était-ce une coïncidence que papa amène Zarjo à la maison ce soir-là ?
Papa protesta comme s’il était blessé. « “Une coïncidence” ?… Sûrement pas. Comme dit Einstein, Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers. »
Dirk Burnaby qui était papa dans la maison du 22, Luna Park.
Dirk Burnaby qui n’était papa, et adoré comme papa, nulle part ailleurs qu’au 22, Luna Park.
Comme dans un conte de fées le chiot arriva déjà nommé : « Zarjo ».
Qu’il fallait prononcer, papa y tenait : « “Zar-yo”. Un nom hongrois. »
Les garçons, Royall et Chandler, avaient voulu un chiot, évidemment. Royall à sa façon bruyante, Chandler à sa façon mélancolique et effacée. Dès que Royall avait vu des chiens appartenant à d’autres enfants, il avait voulu le sien. Dès que Royall avait été capable de prononcer « tou-tou », il avait supplié qu’on lui en donne un.
Ariah, la plus prudente des mères, n’avait pas cédé à ces cajoleries. Elle avait su ne pas réagir brutalement Non, sûrement pas, il n’est pas question que nous ayons un chien dans cette maison. Elle avait su ne pas rire au nez de ses fils. Un chiot ! Encore un bébé sans défense à rendre propre et à aimer, eh bien, ne comptez pas sur maman ce coup-ci.
Dans un délire de surexcitation tel Zeus émergeant d’un nuage, voilà que Dirk Burnaby absent depuis deux jours arrive tout à coup chez lui alors que sa famille stupéfaite s’apprête à dîner de bonne heure,18 heures, un repas préparé par Ariah et Bridget qui s’entendent dans la cuisine comme des sœurs, ou presque, et soudain papa est dans la cuisine avec elles et dans ses bras une petite créature poilue glapissante et pisseuse. Horrifiée, Ariah vit et comprit le pire : c’était vivant.
Vivant ! Zarjo était plus que vivant. Zarjo était un feu d’artifice de vie. Zarjo était une bombe atomique de vie. Une fourrure bouclée couleur caramel sale, des cercles noirs autour de ses yeux humides. Un peu beagle, un peu cocker. Et un peu bâtard. Mais « ça ne devrait pas être un gros chien », avait assuré le vétérinaire de la SPA à Dirk Burnaby.
Une de ces impulsions qui gouvernaient de plus en plus la vie de Dirk Burnaby. Une de ces intuitions éclairs où l’on sait-ce-qui-est-bien. Dirk avait quitté son bureau survolté et optimiste concernant l’audience du lendemain matin, il avait eu l’intention de passer chez Mario prendre un verre mais au lieu de cela, comme attiré par un aimant, il avait obliqué vers le refuge de la SPA au coin de la 5e Rue et de Ferry et là, au milieu d’aboiements et de jappements frénétiques, avait choisi l’un des plus petits quadrupèdes à fourrure.
Ariah était abasourdie, quoique s’efforçant de ne pas le montrer. Pour les enfants, Ariah s’efforçait ces derniers temps de ne pas montrer grand-chose de ce qu’elle éprouvait. Presque avec calme, elle demanda : « Pourquoi as-tu fait ça, ch… chéri ? Pourquoi maintenant, je veux dire ? Est-ce… vraiment le bon moment ? Oh ! mon Dieu… un chiot. Oh ! Dirk. »
Se disant Superstition. Il pense que s’il fait une bonne action ce soir, Dieu lui fera une faveur demain en statuant pour sa cliente.
« Pourquoi ? Tu ne devrais pas avoir à demander pourquoi, Ariah. »
Royall et Chandler ne demandaient pas pourquoi, Royall et Chandler étaient fous de joie.
La petite Juliet dans sa chaise haute poussait des cris, des hurlements de joie.
Des guirlandes de Noël qui s’illuminent, voilà à quoi ressemblaient les enfants d’Ariah. Couché sur le sol, Royall étreignait et embrassait le chiot, tandis que, accroupi au-dessus d’eux, Chandler s’arrangeait pour lui caresser la tête. Tous deux criaient : « Ne chasse pas Zarjo, maman ! Maman, s’il te plaît ! Maman, non. »
Ils suppliaient. De longues minutes ils supplièrent avec frénésie ! Royall pleura, donna des coups de pied, martela le sol de ses petits poings – qui d’ailleurs n’étaient plus tellement petits – quand Ariah voulut leur prendre Zarjo pour le rendre à papa. « Maman, non. Maman. » Déjà maman faiblissait, car qui pouvait résister à Royall et à ses yeux bleus quand il suppliait comme si sa vie en dépendait ? Et de façon inattendue, Chandler se montrait sentimental, lui aussi. « Zarjo doit nous être destiné, maman ! Si papa ne l’avait pas pris à la SPA, on l’aurait peut-être piqué. Tu sais ce que ça veut dire, hein, maman ? Piqué. » Les yeux myopes de Chandler étaient baignés de larmes derrière leurs verres.
Calmé soudain, Royall demanda avec intérêt : « C’est quoi ça “piqué” ? Piqué où ça ?
– Ça veut dire “tué”, dit Chandler d’un air sombre. Et enterré. Comme tout ce qui est mort. »
Royall poussa des hurlements de protestation. « Maman, non. Maman, NON. »
À ce moment-là, Juliet pleurait elle aussi. Quoique trop jeune à un an (du moins Ariah l’espérait) pour comprendre ce qui se passait, le terrorisme, le chantage aux sentiments dont il s’agissait. Le père et mari adultère faisant irruption chez lui après une absence de quarante-huit heures pour jeter sur ses genoux un adorable beagle-cocker de cinq semaines, pisseur, jappeur, gigoteur et larmoyant, puis repartant aussitôt dans l’air embaumé de cette soirée de printemps.
« Dirk ? Comment oses-tu ! Arrête ! Tu ne peux pas sérieusement… »
Mais si, Dirk partait. Il avait laissé sa voiture dans l’allée, moteur allumé. Il avait encore du travail, il ne pouvait pas rester. Il mangerait un morceau plus tard. Il n’avait pas faim. « Bonne nuit tout le monde ! Papa vous aime ! Soyez gentils avec Zarjo. Je t’appellerai demain, chérie, après… – sa voix courageuse faiblit soudain, de façon perceptible – … la décision. »
Il était dans une phase maniaque. Cet éclat fluorescent dans ses yeux fauve, sa voix grelottante. Oui, il était en train d’essayer de marchander avec Dieu. Comme si c’était possible ! Oh ! Ariah savait à quoi s’en tenir. Si cet homme ne l’avait pas trompée en lui brisant le cœur, elle aurait pu avoir pitié de lui.
Elle lui lança : « Pas la peine de m’appeler “chérie” ! Je veux divorcer. »
Un asile de fous dans la cuisine. Le gratin de macaronis au thon était fichu. Les garçons braillaient : « Maman, on peut le garder ! Maman, on peut le garder ! » Le bébé criait à pleins poumons, et la nurse échevelée chantonnait frénétiquement en gaélique. Le chiot Zarjo aboyait et jappait sur l’air du « Chœur des forgerons » ou de « La victoire de Wellington », la musique la plus effroyable jamais écrite par l’homme. Un chœur de mendiants pinçant les cordes pincées du cœur d’Ariah. Quel choix avait-elle, c’était sacrément injuste ! Elle avait envie de leur hurler des invectives à tous, au lieu de quoi elle tira une chaise, s’assit et prit Zarjo, deux kilos deux cents, sur ses genoux. Des éclaboussures de pipi de chiot tachaient déjà sa jupe, quelle différence s’il y en avait un peu plus ?
Avec sévérité, Ariah dit : « Pas la peine de me chanter “maman” sur tous les tons. Je refuse d’être la “maman” de cette petite chose. C’est déjà assez pénible comme ça d’être la vôtre. Si nous le gardons…
– Maman ! Oh maman, oui !
– … Toi, Chandler, et toi, Royall, vous occuperez de lui. Vous lui donnerez à manger, vous le sortirez, vous nettoierez ses saletés et pas plus tard que tout de suite, cette flaque par terre. Vous promettez ? »
Quelle question.
« Oui, maman ! On promet !
– On promet, maman ! »
Ariah, qui aurait dû savoir à quoi s’en tenir, poussa un soupir et caressa la tête du chiot. Ses oreilles, sa langue rose pendante. Son petit derrière se trémoussait sur ses genoux comme si Zarjo essayait de danser la samba. « Il est plutôt mignon, je suppose. Si on aime les chiots. Ferme toutes les portes de la cuisine, Chandler. Mets des pages de journal par terre, Royall. Nous allons prendre Zarjo à l’essai pendant quarante-huit heures. Pas une minute de plus. »
Essuyant ses larmes sous ses lunettes, Chandler dit : « Merci, maman. »
Étreignant à la fois maman et le chiot, Royall s’écria : « Maman ! Je t’aime. »
Ce fut ainsi que Zarjo vint vivre dans la maison des Burnaby peu avant que Dirk Burnaby, qui était papa, ne la quitte.