Ce cimetière !
Royall se disait que le chaud soleil de la journée n’allait pas dans cet endroit. Impossible de mettre précisément le doigt dessus, mais quelque chose n’allait pas.
Il y avait longtemps qu’il voulait s’y arrêter. Il avait le genre de cerveau labyrinthique où les idées errent longtemps avant d’être mises en pratique. Mais pour finir, si on ne s’impatientait pas, Royall finissait par les mettre en pratique. Peut-être.
C’était un vendredi matin d’octobre 1977. Royall avait dix-neuf ans et serait bientôt un homme marié.
Le cœur lourd, qui sait pourquoi ? Il le gardait pour lui, en général.
Ce cimetière de Portage Road devant lequel il passait depuis plus d’un an et qu’il voulait explorer depuis longtemps. Un vieux cimetière négligé près d’une église abandonnée, qui avait l’air peu fréquenté et en manque de visiteurs. Royall remarquait ces choses-là. Il ne pensait pas que ce soit de la pitié, ni même de la curiosité. Qui se ressemble s’assemble aurait dit Ariah.
Ariah aurait été exaspérée de le voir là. Mais Ariah ne saurait pas.
Royall pénétra dans le cimetière par la grille ouverte. Elle était en fer forgé, très rouillée. On n’arrivait pas à lire les lettres qui la surmontaient, tellement elles étaient rouillées. Près de l’entrée, les tombes étaient anciennes et usées, elles dataient de… quand ? La stèle la plus ancienne qu’il vit était aussi mince qu’une carte à jouer, inclinée comme si elle allait tomber. Les lettres étaient effacées au point d’être quasiment indéchiffrables, mais il lui sembla lire les chiffres 1741-1789. Des dates si éloignées que le calcul du nombre de générations donna le vertige à Royall.
Les Chutes et les gorges avaient des millions d’années, bien sûr, comme la terre, mais ce n’étaient pas des êtres vivants. Ils n’avaient jamais vécu et n’étaient pas morts. C’était une différence capitale.
Royall était bien content de ne pas connaître de morts. De ne jamais aller dans un cimetière pour voir une tombe en particulier.
Est-ce que ce n’est pas inhabituel, demandait sa fiancée. La plupart d’entre nous connaissons des tas de gens qui sont morts.
Royall lui répondait en riant, comme sa mère l’aurait fait, que les Burnaby ne sont pas des tas de gens.
Des herbes hautes, des chardons, des ronces poussaient partout dans le cimetière, envahissaient le mur de pierre délabré et les tombes où le gardien, s’il y en avait un, ne pouvait tondre. Royall, lui, aurait volontiers passé un coup de tondeuse dans le coin. (Il aimait tondre parfois. Pas toujours mais parfois. Son dos, ses épaules, étaient musclés. Il avait les mains si calleuses qu’elles en étaient presque déformées. Des grosses mains, et capables. Avec leur tondeuse mécanique, c’était généralement Royall qui tondait la pelouse, à la maison. S’il traînait trop, il pouvait être sûr que, pour lui faire honte, Ariah sortirait la machine et se mettrait à la pousser elle-même, en ahanant et en râlant, faisant tourner les lames émoussées dans une herbe humide.)
Une chaude journée d’automne dans cet endroit à l’abandon, un bel endroit, et donc Royall trouvait que ça n’allait pas. Parce que les morts ne sentent pas le soleil. Parce que les morts ont la bouche remplie de terre. Et les yeux scellés. Des os radioactifs, phosphorescents dans l’obscurité de la terre.
D’où te viennent ces idées bizarres ? demandait sans cesse sa fiancée. En l’embrassant aussitôt sur les lèvres pour qu’il ne se sente pas blessé.
Royall n’avait pas répondu De mes rêves. De la terre.
En fait, Royall était sûr d’avoir vu des photos d’os radioactifs quelque part, dans un livre ou une revue. Peut-être étaient-ce des radios. Et il y avait cette photo d’une famille japonaise, tout ce qu’il restait d’eux, des silhouettes indistinctes cuites dans un mur de leur maison d’Hiroshima longtemps avant que Royall et Candace soient nés, à l’époque où le président Harry Truman avait ordonné de lâcher la bombe A sur l’ennemi japonais.
Royall ne disait jamais rien à Candace qui puisse la contrarier. Quasiment tout bébé, il avait appris qu’il y a des choses qu’on ne dit pas, et qu’on ne demande pas. Si on faisait une gaffe, maman se raidissait et se reculait comme si on lui avait craché dessus. Si on se conduisait comme il fallait, maman vous étreignait, vous embrassait et vous berçait dans ses bras minces mais forts.
Royall se rendit compte qu’il était en train de siffler. Dans un grand orme, un oiseau au chant liquide, coulé, lui répondait. La fiancée de Royall aimait dire qu’elle n’avait jamais rencontré un garçon au cœur aussi siffloteur que lui.
Sa fiancée ! Demain, peu après 11 heures du matin, Candace McCann serait sa femme.
C’était une coutume étrange. Royall n’y avait jamais réfléchi auparavant. Un nouvel individu allait faire son entrée dans le monde : Mme Royall Burnaby. Et pourtant, pour l’instant, cet individu n’existait pas.
Dans la maison en brique et stuc de Baltic Street, des lettres arrivaient parfois pour Mme Dirk Burnaby, ou Mme D. Burnaby. Des lettres aux allures officielles de la ville de Niagara Falls, de l’État de New York. Ariah les faisait vite disparaître. Ariah Burnaby, tel était son nom pour qui se préoccupait de le savoir.
Royall se rendait compte que le cimetière était plus vaste qu’on ne l’imaginait de la route, un terrain de près d’un hectare. Des chênes et des ormes de haute taille, en partie morts, branches fendues et pendantes, feuilles recroquevillées. Des ronces et des églantiers envahissants, pareils à des fils barbelés. Cette odeur automnale de feuilles et de végétation pourrissantes. Le cimetière était vallonné sur ses bords, et cela non plus n’allait pas. Sur le flanc d’une colline, on avait l’impression que toutes les pierres tombales dévaleraient la pente à la prochaine grosse averse. À un endroit, un pan de terre rouge s’était effondré sous l’effet de l’érosion, dénudant des racines d’arbres. Ces racines avaient quelque chose d’angoissant ou de menaçant, comme si un mort, prisonnier sous terre, griffait le sol pour se libérer.
Un instant, Royall éprouva une sensation de vertige. Son sifflotement ralentit, puis reprit courage et continua.
Quelqu’un l’observait-il ? Il regarda autour de lui, les sourcils froncés. Il se rappelait avoir vu une Ford surbaissée, plus vieille que sa propre voiture, garée près de l’église. Sa propre voiture, une Chevrolet 1971, repeinte de frais (bleu ciel, habillage intérieur ivoire), achetée trois cents dollars à son patron de la Compagnie de croisières du Trou du Diable, était garée devant la grille du cimetière.
Son patron le capitaine Stu, de même que sa mère Ariah, aurait été exaspéré de le voir déambuler dans cet endroit abandonné. En train de siffloter, de patauger sur un sol détrempé. Royall aurait dû être dans sa voiture, évidemment, en route pour son travail. (Royall assistait le pilote du bateau d’excursion, le capitaine Stu. Royall portait une sorte d’uniforme de marin imperméable, il avait le titre de lieutenant-capitaine et, comme il avait vingt ans de moins et nettement plus de charme que le capitaine Stu, c’était lui le plus fréquemment photographié en compagnie de femmes et d’enfants souriants. Avant même la fin de ses études au lycée de Niagara Falls, en 1976, Royall travaillait à la Compagnie du Trou du Diable et gagnait un bon salaire.)
Royall n’était pas du genre à se demander Pourquoi donc me suis-je arrêté ici ?
Royall n’était pas du genre à calculer chacun de ses mouvements comme un joueur d’échecs. Pas du genre à se demander Pourquoi, pourquoi maintenant ? Alors que je vais me marier demain matin.
Royall découvrait d’autres tombes, plus récentes. Ces morts-là étaient nés au début du XXe siècle et certains étaient décédés dès les années 40 : tués à la guerre. Un ange ailé en ciment, les yeux aveugles et l’oreille écornée, gardait la tombe d’un homme nommé Broemel qui était né en 1898 et n’était mort qu’en 1962, ce qui était tout récent. Attention, maintenant avertissait une voix. Fais attention, petit. Cette voix, rusée mais bienveillante, Royall l’entendait parfois lorsqu’il risquait de commettre une erreur.
Le plus souvent il n’avait aucune idée de ce que cette voix racontait. S’il essayait d’écouter avec attention, elle s’évanouissait. Mais l’entendre le réconfortait. C’était comme si quelqu’un pensait à lui, Royall Burnaby, même quand le bon sens lui disait que personne ne le faisait.
Sa sœur Juliet lui affirmait qu’elle entendait parfois des voix, elle aussi. Qui l’incitaient à faire des choses nuisibles.
Nuisibles ! Le mot faisait rire Royall, Juliet était le genre de fille à ne pas faire de mal à une araignée.
Pourquoi une voix te donnerait-elle des conseils pareils ? demandait Royall. Et Juliet répondait, comme si c’était la plus prosaïque des affirmations : Parce qu’il y a une malédiction sur nous, sur notre nom.
Une malédiction ! Du genre de celle de la momie ? De Frankenstein ? C’était si ridicule que Royall ne pouvait qu’en rire. Les malédictions, ça n’existe pas. Demande à Chandler. Demande à maman.
À sa façon calme et têtue, Juliet répondait : Je te dis seulement ce que les voix disent, Royall. Je ne peux pas leur dicter ce qu’elles doivent dire.
Eh bien, lui, Royall, ne croyait en aucune bon Dieu de malédiction. Et Chandler, le cerveau de la famille, non plus.
Mais Royall s’était mis à marcher vite, comme s’il avait une destination au lieu d’être simplement en train de rôder. Au-dessus de lui le ciel était délavé. Le soleil brûlait, chauffé à blanc. On aurait dit quelque chose en train de fondre. Sa lumière oblique indiquait l’automne. Près des gorges du Niagara, l’air devait sentir une humidité froide, vaporeuse, mais ici, à l’intérieur, une odeur douceâtre de terre et de décomposition montait de l’herbe. Royall s’immobilisa, ferma les yeux. Cela lui rappelait… une odeur de tabac ? Celle des cigares Sweet Corona. Royall ne fumait pas (Ariah se vantait d’avoir enfoncé dans le crâne de ses enfants que fumer était une habitude répugnante aussi nocive que de se piquer à l’héroïne), mais il avait accepté un ou deux cigares offerts par des joueurs plus âgés avec qui il traînait parfois en ville. Il avait toussé et suffoqué, des larmes lui étaient montées aux yeux, il avait décidé que les cigares n’étaient pas faits pour lui mais, malgré tout, leur sombre odeur de terre l’attirait.
Un tressaillement de désir dans son bas-ventre à l’idée d’être marié le lendemain. La première nuit entière de Royall avec Candace McCann dans un vrai lit.
Une étroite allée de gravier menait de la grille au centre du cimetière mais, lorsqu’on la suivait, on s’arrêtait net. L’allée prenait brutalement fin. À cet endroit-là, les rangées de tombes appartenaient à des gens nés dans les premières décennies du XXe siècle et morts dans les années 40, 50, 60. Il faisait étrangement chaud pour une journée d’octobre. Du soleil et pas de vent. On ne se serait pas douté que les Chutes étaient à moins de trois kilomètres.
Ce cimetière ressemblait à une ville, jugea Royall. Il perpétuait l’injustice de la ville et de la vie. La plupart des stèles étaient en pierre ordinaire, usée et souillée de glu, alors que certaines étaient plus luxueuses, plus grandes, en granit ou en marbre brillant. C’était un cimetière chrétien, à n’en pas douter. Partout des inscriptions célébraient la joie de la mort et des cieux. Le Seigneur est mon berger, rien ne me manque. Et Aujourd’hui je serai avec Toi dans le Paradis.
Les chrétiens croyaient-ils vraiment à la résurrection du corps ? Royall trouvait mystérieux ce que Candace essayait de lui expliquer à sa manière hésitante.
Ariah disait toujours avec mépris qu’il n’y avait pas de Dieu sur terre mais que… « il y avait peut-être un Dieu qui exerçait une surveillance ». La condition humaine n’en était que pire. Car Dieu était retors, imprévisible. En termes de jeu, Il avait en main toutes les bonnes cartes. Dieu possédait le casino. Le casino était Dieu. On ne pouvait espérer connaître Dieu ni Ses desseins mais Il était peut-être tout de même là, et il fallait donc rester vigilant. Lors de ces poussées de fièvre religieuse qui la prenaient à des moments inattendus, comme des accès de grippe, il arrivait qu’Ariah insiste pour que ses enfants l’accompagnent à l’église, mais la plupart du temps c’était un comportement qu’elle jugeait superstitieux et lâche. Royall ne prenait pas la religion au sérieux. Il ne comprenait pas que quelqu’un puisse le faire, surtout en ce qui concernait l’enfer.
À Niagara Falls, une plaisanterie disait : On n’a pas besoin d’enfer, ici, on a Love Canal.
Royall tendit le cou pour regarder un Christ de trois mètres au sommet d’une croix de pierre. Un oiseau avait construit un nid de ficelle et de paille à la section de la croix. Ce Christ avait une belle tête, couronnée d’épines mais triomphante. Et pourtant je ressusciterai. Royall frissonna, il y avait là quelque chose d’exaltant. Malgré tout, il était content de ne pas avoir été baptisé. On attend trop de vous ! À proximité se trouvaient plusieurs anges de pierre. Un ou deux d’entre eux étaient si abîmés qu’on ne pouvait dire s’ils représentaient des hommes ou des femmes. À moins qu’il n’y eût pas de différences sexuelles entre les anges ? Celui que Royall préférait était un ange garçon aux ailes musclées de faucon et à la lèvre supérieure pugnace. Un peu comme Royall lui-même. Des fientes vert radium luisaient sur sa tête et ses ailes mais il contemplait le ciel sans se laisser désarçonner. Que le chant des anges te porte à ton suprême repos1. Royall se demandait quel désir fou avait inspiré l’idée des anges.
« C’est sans doute un rêve que quelqu’un a fait ? »
Il parlait tout haut, comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il était seul. Une habitude qu’il avait depuis l’enfance comme celle de siffloter, de fredonner tout fort ou même de chanter. En l’entendant, les gens avaient tendance à sourire. Un garçon heureux, sans complication, voilà ce qu’ils pensaient de Royall Burnaby.
Mais pas très mûr, et pas ambitieux. Il était tout juste parvenu à surnager au lycée, non par manque d’intelligence (soutenaient ses professeurs), simplement par paresse. Il passait pour un brave garçon, prêt à se porter volontaire pour n’importe quelle tâche, changer de place les tables et les chaises de la cafétéria, ou monter des cartons de fournitures dans les étages. Il avait changé les pneus crevés de plus d’un professeur, il en avait aidé d’autres à dégager leurs voitures prises dans des congères. Le genre de garçon qui ratait un examen parce que ce jour-là un de ses amis avait besoin d’aide et qu’il se portait volontaire. L’année précédente, il avait failli ne pas avoir son diplôme de fin d’études, lui qui avait été élu « le plus séduisant » des garçons de classes terminales. Si son attention n’avait pas été aussi dispersée, il aurait pu faire partie des dix ou douze élèves du lycée, sur cent onze, à aller à l’université. Il n’avait même pas décroché le diplôme Regents, plus exigeant, délivré par l’État de New York, il n’avait obtenu que le diplôme local.
Tout le contraire de son frère Chandler qui avait été un élève brillant pendant toute sa scolarité, mais qui aurait voulu être Chandler ? Le pauvre type, trop intelligent pour son bien. Et finalement, si on y regardait de plus près, peut-être pas assez intelligent. Il avait failli se faire virer de l’université d’État de Buffalo, en première année, à cause de ses « nerfs ». À présent, il était professeur de collège à Niagara Falls et gagnait sans doute moins d’argent que Royall qui emmenait des touristes hurlants dans les eaux bouillonnantes des gorges du Niagara et les ramenait sains et saufs.
Royall perçut un mouvement à l’autre extrémité du cimetière, près de l’église, où quelqu’un nettoyait une tombe. Une personne solitaire, agenouillée, qui maniait des ciseaux.
De nouveau cet élancement soudain de désir dans le bas-ventre. Venu de nulle part.
Royall gravit en courant une colline au fond du cimetière, où des stèles portaient des dates aussi récentes qu’août 1977. Il n’y en avait pas beaucoup parce que le cimetière était presque plein. Dans ce secteur nu, sans herbe, les concessions étaient disposées de façon plus ordonnée, plus banale qu’ailleurs, et les stèles, de tailles diverses, étaient toutes droites. Elles étaient lisses comme du Formica. Des visiteurs avaient apporté des pots de géraniums et d’hortensias, des fleurs pour la plupart mortes depuis longtemps. Il y avait des lys de Pâques et des couronnes de lierre en plastique. De petits drapeaux américains pendants. Royall parcourut les tombes d’un regard rapide, nerveux, comme s’il cherchait un nom familier, et pourtant si on lui avait demandé de quel nom il s’agissait, il n’aurait pu le dire.
Il s’en serait tiré par une plaisanterie, comme Ariah.
« Je le saurai lorsque je le verrai. »
Et la femme en noir était là qui l’attendait, au pied de la colline.
Royall dévalait en dérapant la pente érodée, s’accrochant à des racines dénudées pour garder l’équilibre. Il lui restait environ cinq minutes pour rejoindre son lieu de travail. Typique ! Royall tout craché ! Il avait complètement perdu la notion du temps. Une excuse facile lui viendrait aux lèvres lorsqu’il arriverait au ponton de la Compagnie de croisières du Trou du Diable, inutile de s’en faire. Il marchait à grandes enjambées entre les rangées de tombes lorsqu’il vit la femme à moins de vingt mètres de lui, en train de l’observer. Elle le fixait avec intensité. Était-ce quelqu’un qu’il connaissait, qu’il devait saluer poliment ? Quelqu’un qui le connaissait, lui ? Elle portait des superpositions de vêtements noirs qui lui tombaient aux chevilles. Ses cheveux noirs décoiffés étaient sillonnés de gris évoquant des lézardes. Un sourire rêveur tremblait sur ses lèvres.
Royall ralentit comme un cerf atteint par une flèche. Pas un coup fatal, mais suffisant pour qu’il marque un temps d’arrêt. Tout en ne voulant pas dévisager grossièrement cette femme, il ne pouvait en détourner son regard. De loin on aurait pu la prendre pour une fille de l’âge de Juliet mais de plus près, dans cette lumière crue et blanche, on voyait qu’elle était beaucoup plus vieille, une quarantaine d’années peut-être. Elle avait cependant l’attitude surexcitée d’une gamine. Sa peau avait la pâleur du papier, et ses yeux étaient un peu enfoncés dans leurs orbites. Un rouge délicat avivait ses joues maigres. Elle avait la séduction anémiée, subtilement ravagée, d’une star des années 40 longtemps après son zénith. Ses cheveux noirs striés de gris, emmêlés et bouclés, lui descendaient plus bas que les épaules. Elle était vêtue de la plus étrange façon qu’un visiteur l’eût jamais été dans un cimetière : un robe noire chatoyante qui tombait en cascade sur son corps mince, comme une chemise de nuit, et, par-dessus, une veste de satin noir ouverte, bordée d’un tissu noir duveteux. Les boutons de la veste étaient des diamants fantaisie à l’éclat sombre. Autour du cou, elle portait une écharpe au crochet, fine comme une toile d’araignée. Ses pieds étaient nus, longs, étroits et très blancs. En voyant ces pieds nus dans l’herbe touffue, et l’air d’attente avec laquelle la femme, appuyée contre le dos d’une stèle tachée par les intempéries, le regardait approcher, Royall sentit sa gorge devenir sèche.
Il se rendit compte qu’elle avait dû le guetter. Elle l’avait vu grimper sur la colline, et elle avait attendu qu’il redescende. Elle avait laissé tomber ses ciseaux près de la tombe dont elle s’était occupée.
« Bonjour. » Sa voix était basse, rauque, haletante.
En rougissant, Royall marmonna : « B’jour.
– Nous nous connaissons, non ?
– Je… je ne crois pas, madame.
– Oh ! je crois que oui. »
La femme sourit et une lueur fauve, farouche, s’alluma dans son regard. Royall se demanda si elle était ivre, droguée ou un peu dérangée. Avec les doigts écartés de sa main droite, elle pressait un bout de son écharpe arachnéenne contre son sein droit, suggérant un cœur battant au-dessous. Les genoux de Royall tremblèrent.
Il éprouvait un sentiment de malaise. Une pulsation brûlante battait dans son bas-ventre, ce qu’il savait mal venu. Ce qu’il savait déplacé. Une femme assez vieille pour être sa mère ! Et son visage lui disait quelque chose, en fin de compte. Une de ces femmes qui s’étaient liées d’amitié avec Ariah dans l’une ou l’autre des petites églises qu’elle avait fréquentées au cours des ans. Ou une voisine de Baltic Street. Ou la mère d’un ami de lycée de Royall. La mère d’une ex-petite amie, qui allait lui dire dans un instant combien sa fille et elle le regrettaient ? Royall était un garçon négligent qui n’avait jamais pris la peine d’apprendre le nom de la plupart des gens qu’il rencontrait, se disant avec une logique d’enfant qu’il les reverrait ou que, s’il ne les revoyait pas, à quoi bon retenir leur nom ? Il avait notamment tendance à oublier le nom des personnes plus âgées. Il ne se souvenait pas du nom de ses prétendues tantes qui habitaient l’Isle Grand et, pendant sa scolarité, avait été capable d’oublier le nom de ses professeurs le temps d’un été.
Comme si elle lisait ces pensées décousues au bord de la panique adolescente, la femme s’avança rapidement vers lui et prit sa main dans les deux siennes. Elle l’attira vers elle en souriant. Beaucoup plus petite que Royall, elle leva son visage vers lui avec le désir nu et insouciant d’une fleur cherchant le soleil. Elle murmura : « Je te connais. Oui. Tu es son fils. Oh ! c’est tellement… miraculeux. » Tendrement, elle prit le visage de Royal dans ses mains fines, s’appuya hardiment contre lui et posa un baiser léger sur ses lèvres, comme pourrait le faire une mère. Royall fut trop stupéfait pour réagir. Son instinct le poussait à s’écarter, car ce devait être une ruse, un piège, mais il était si habitué à se montrer courtois envers ses aînés, et surtout envers une femme qui semblait avoir besoin de lui, qu’il resta muet, cloué sur place, comme un personnage de bande dessinée pour enfants. Et cette femme, si proche, le contemplait avec tant de chaleur. Ses yeux étaient sombres, légèrement injectés de sang, et cependant Royall les trouvait lumineux et beaux, brillant d’un éclat secret, avec des reflets fauves et noisette. Sa peau semblait translucide, tendue sur les os délicats de son visage ; à ses tempes transparaissaient de pâles veines bleutées. Ses joues étaient légèrement poudrées, ses lèvres rouge foncé, charnues, et belles aux yeux de Royall. L’encolure de sa robe noire chatoyante laissait voir sa peau pâle, fantomatique, le haut de ses seins nus. Il fut envahi d’une sensation de chaleur, de tendresse. Ses yeux se mouillèrent de larmes, tant il se sentait soudain heureux.
« Mon petit. Je savais que c’était toi. Viens ici. Ici ! »
La femme le tira par la main en riant. Elle continuait à lui caresser les joues et à le couvrir de baisers rapides, légers, fugitifs, des phalènes frôlant ses lèvres, mystérieuses et insaisissables. Il n’osait la prendre dans ses bras. Pourtant elle le touchait avec familiarité, comme une mère touche un enfant, affectueuse mais un peu grondeuse. « Vite. Oh ! vite. » Dans une cachette telle que pourrait en découvrir un enfant, entre deux hautes tombes, l’une gardée par un ange mélancolique aux ailes décolorées, l’autre décorée d’un drapeau américain effiloché de la taille d’un essuie-mains, la femme saisit Royall par les coudes et rit de son air affolé ; elle l’embrassa avec plus de force, ses lèvres impatientes écartèrent les siennes, et Royall sentit sa langue chaude, vive comme un serpent, provocante. À ce moment-là, Royall, qui était un jeune homme excitable, était très excité. Avec son mètre quatre-vingt-huit, il était bourré de sang, et tout ce sang avait afflué dans son sexe qui lui semblait aussi énorme qu’un maillet. Un grondement lui emplit les oreilles. Des abeilles bourdonnaient dans l’air et, pas très loin, à l’autre bout du cimetière, un train de marchandises approcha et passa : celui-là même qui faisait vibrer les vitres de la maison des Burnaby au 1703, Baltic Street, obligeant Ariah à appuyer le bout de ses doigts contre ses tempes dans un geste de douleur et de contrariété. « Mon chéri. Tu as ses cheveux. Ses yeux. Oh ! je savais. » La femme se tenait sur la pointe de ses pieds blancs et nus, tremblant sous l’effort. Royall la serrait à présent dans ses bras. Maladroitement d’abord, puis avec plus de force. Si heureux ! Un délire de bonheur. Comme dans un rêve qu’il n’aurait pas eu l’imagination de rêver, cette femme dont le nom lui était inconnu ouvrit le haut de sa robe dans un geste qui le transperça comme la lame d’un couteau. Ébloui, pris de vertige, Royall se pencha pour embrasser ses seins, qui étaient doux et pâles, avec des pointes brun-rose qui se plissèrent et durcirent au contact de ses lèvres. La femme se mit à gémir et pressa contre elle la tête de Royall. « Je savais. Je savais que si je venais ce matin. Oh ! c’est un miracle. Toi. » Ils étaient étendus dans l’herbe drue et humide. Le cerveau de Royall s’était éteint comme une lampe brutalement débranchée. Ses mains couraient sur le corps de la femme, pétrissaient le tissu chatoyant de sa robe, tandis que, allongée dans l’herbe, elle soulevait son bassin, relevait sa longue jupe et retirait son slip. La simplicité avec laquelle elle accomplit ces gestes émut profondément Royall. Il entrevit ses cuisses minces et pâles, et la toison de poils sombres entre ses jambes.
Saisi soudain de timidité, Royall ne put se résoudre à déboutonner son pantalon. Ses mains étaient trop grosses, aussi maladroites que des crochets. La femme le fit pour lui, en souriant et en murmurant : « Mon petit chéri. Chéri. » Le grondement s’amplifia dans les oreilles de Royall. Il était attiré dans les profondeurs bouillonnantes de la gorge. L’eau en folie en aval du Trou du Diable, où le bateau d’excursion ruait et roulait, où les femmes et les enfants hurlaient de peur et où Royall, lorsqu’il pilotait, gardait le cap, suivait précisément la route prescrite et finissait par les ramener au ponton. À présent cette femme inconnue et lui étaient couchés ensemble sur le sol, dans l’intimité soudaine d’individus horizontaux dans les bras l’un de l’autre. Impossible de reculer. Pas d’autre direction qu’en avant. Le monde s’était réduit à la taille approximative d’une tombe, et pas d’autre direction qu’en avant. Royall s’agenouilla gauchement au-dessus de la femme, craignant d’être trop lourd pour elle, le poids de son corps musclé, lourd, brûlant, sur son corps menu, mais elle l’attira contre elle en murmurant Vite ! vite !, les tendons du cou saillant comme des cordes. Les genoux de Royall tremblaient. Il aurait pu être un garçon de quatorze ans, inexpérimenté et affolé. Mais la femme l’étreignait, le caressait, comme si le corps tendu et frémissant de Royall lui était confié, qu’il lui fût aussi familier que le sien propre. Elle guida son pénis dans cette toison rude entre ses cuisses, puis en elle, profondément en elle, où elle était étonnamment douce ; si douce que Royall ne pourrait jamais tout à fait y croire ; douce comme une flamme liquide ; et Royall s’anéantit dans cette flamme. La femme se renversa dans l’herbe, cheveux répandus derrière sa tête comme une toile d’araignée soyeuse. « Oh. Oh. Oh. » Tout de suite elle avait commencé à éprouver du plaisir. C’était surprenant : Royall était habitué à des filles qui semblaient presque ne rien sentir, ou qui feignaient de sentir ce qu’elles croyaient devoir sentir ; mais cette femme, plus âgée, plus sensuelle et plus ardente que toutes les filles avec qui Royall avait fait l’amour, commença à se mouvoir sur un rythme tantôt accéléré, tantôt langoureux, en l’embrassant, en promenant ses mains sur son dos, pressant doucement son pénis jusqu’à ce que cette sensation brûlante le submerge et qu’il déverse sa vie en elle, entre ces jambes minces et fortes qui l’agrippaient si fermement. La femme frissonna, se tordit et s’accrocha à lui, donnant l’impression qu’ils se noyaient ensemble.
Je t’aime. Royall serra les dents pour retenir cette exclamation.
Lorsqu’il revint à lui, il était allongé sur cette femme inconnue comme si tous deux étaient tombés ainsi enlacés d’une grande hauteur. Où se trouvaient-ils, et quelle heure était-il ? Royall avait le cerveau hébété, vidé. Depuis sa petite enfance, il dormait avec une intensité inhabituelle et se réveillait souvent ahuri et désorienté, épuisé, encore sous l’emprise de ce qui lui était arrivé pendant son sommeil et dont il ne se souvenait que confusément. Et c’était pareil maintenant, dans le cimetière à côté de l’église de pierre abandonnée de Portage Road. Tandis que la femme murmurait, l’embrassait et le caressait, il demeura quelques instants sans réaction, sans volonté. Lorsque, enfin, il fit mine de se détacher d’elle, la femme referma ses cuisses autour des siennes, appuya fermement ses mains contre son dos et le retint. De sa voix rauque, elle murmura : « Non. Pas encore. Je vais me sentir si seule. Je ne peux pas le supporter. Reste avec moi. Ne me quitte pas encore. » Elle l’embrassa, le caressa, recommença à presser doucement son pénis, sur ce rythme que Royall trouvait si excitant, un battement de cœur géant, aurait-on dit, qui l’enveloppait comme s’il était un bébé dans le ventre de sa mère. « Pas encore. Pas encore. Ne me quitte pas encore. » Jusqu’à ce qu’enfin Royall ait une nouvelle érection.