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Aménorrhée. Lente à mûrir.

Se disant que cela ne signifiait rien, ces semaines de retard.

Des mois de retard, en fait…

Elle avait toujours été mince, voire maigre. Une de ces filles nerveuses tout en coudes. Ces filles-là ne tombent pas enceintes.

Pourtant : Ariah devait concéder qu’elle prenait du poids. Son ventre était étrangement ballonné. Ses pingres petits seins grossissaient et leurs pointes devenaient sensibles, elle devait en convenir bien que ce fût absurde et qu’elle refusât d’y penser.

Elle avait été vierge. Gilbert avait répandu son sperme acide, furieux et brûlant à l’extérieur (pas à l’intérieur) du corps de sa jeune épouse. Elle le savait ! Elle l’aurait juré ! Elle avait été un témoin involontaire.

« Cela n’a pas pu faire un bébé. Je ne crois pas. »

 

Tu ne serais pas aussi cruel, mon Dieu ! Merci mon Dieu.

 

On était en 1950. Ariah Burnaby restait chez elle.

Elle était épouse qui restait à la maison tandis que tous les matins de semaine mari se rendait en ville à son cabinet.

Dirk Burnaby était un avocat réputé. Un avocat qui plaidait. Il n’avait pas une grande passion pour le droit, il le reconnaissait, mais c’était une profession qui lui convenait, et la compétition lui réussissait.

Ariah n’était pas timide de nature mais elle entendit sa voix se faire douce, hésitante, le soir où elle demanda pendant le dîner : « Verrais-tu un inconvénient à ce que je donne des leçons de piano à la maison, mon chéri ? Et des leçons de chant ? Je me sens un peu seule pendant la journée, mes élèves me manquent et il me faut une occupation en attendant… »

Ariah se tut, épouvantée. Elle avait failli dire en attendant le bébé.

Dirk n’entendit pas, bien sûr. Les paroles non dites d’Ariah.

Elle se demanda si elle n’avait pas fait une bévue, malgré tout. À voir la façon dont son mari la contemplait. C’était le regard qu’il avait lorsqu’elle jouait pour lui, tout récemment la sonate en ut dièse mineur dite « Au clair de lune », dont elle savait que Dirk Burnaby raffolerait, ce premier mouvement lent et rêveur notamment, il avait dit ne jamais rien avoir entendu d’aussi beau, et il était sincère. Mais Ariah se demandait maintenant si elle n’était pas allée trop loin. On était en 1950, pas en 1942. Les Américaines ne travaillaient pas. Les femmes mariées du milieu social d’Ariah, en particulier, ne travaillaient pas. Elle imaginait la réaction de son père si sa mère avait fait une suggestion de ce genre. Aucune femme ne travaillait chez les Littrell. Absolument aucune. (Exception faite d’une ou deux tantes célibataires, institutrices. Elles ne comptaient pas.)

Mais à son grand étonnement, Dirk lui prit la main, l’embrassa et dit avec un enthousiasme enfantin : « Fais ce que tu as envie de faire, Ariah, je t’en prie. Tout ce qui te rend heureuse me rend heureux. Je suis absent si souvent, tu dois te sentir bien seule ici. Tu es une femme qui a un “métier”… je le savais. Je suis fier de toi. Je vais en parler en ville. J’ai beaucoup d’amis, ils ont des ambitions pour leurs enfants, et de quoi leur payer des leçons. Tu peux déjà te considérer au travail, chérie. » Il leva son verre de vin, et Ariah leva le sien. Ils burent. Ils s’embrassèrent. Dirk dit : « Jusqu’à ce que nous ayons des enfants, en tout cas. »

 

Pas si cruel, mon Dieu. Pas deux fois.

Selon la logique d’Ariah, plus elle attendait, plus Dirk Burnaby et elle faisaient l’amour, plus il y aurait de chances que le bébé qu’elle attendait peut-être (ou peut-être pas) soit de son mari et non de l’autre.

Elle ne pouvait se résoudre à aller voir un médecin. Impossible. Car alors elle saurait, inévitablement. Elle saurait si elle était enceinte (ou non) et elle devrait en parler à Dirk, et que pourrait-elle lui dire au juste ?

Elle savait que cela la rendait un peu folle. Ces ruminations !

Son pâle visage fatigué dans la glace. Ses mèches argentées de banshee.

Pétrissant la chair pâle et tendue de son ventre. Pinçant ses seins. (Il fallait le reconnaître, ses seins étaient plus pleins. Toujours petits, mais plus pleins. Et sensibles. Peut-être parce que son ardent mari en embrassait, léchait, tétait les pointes comme un gros bébé espiègle. Avec douceur, elle devrait l’en dissuader.)

Au piano, elle s’entendait jouer ces lents nocturnes exquis de Chopin. Endormants, comme des berceuses.

 

Ils étaient mariés, on était en 1950 et mari était absent une bonne partie de la journée, du lundi au vendredi. Épouse était à la maison. Épouse commençait à se sentir seule, même après s’être remise à donner des leçons de musique.

(Uniquement des leçons de piano, et à des élèves très jeunes. Elle en avait eu de plus âgés et de beaucoup plus talentueux à Troy, et ils lui manquaient. À Niagara Falls, personne ne la connaissait dans le milieu musical.)

Dirk téléphonait consciencieusement de son bureau en fin de matinée, en milieu d’après-midi et parfois, s’il devait travailler tard ou aller prendre un verre avec un client, vers 18 heures. « Allô, ma chérie ! Tu me manques. » Son ton était tendre, plein d’amour, de regret. Il était sincèrement désolé d’être en retard pour le dîner. Ariah lui disait de ne pas s’inquiéter, qu’elle l’attendrait. Dès qu’elle entendait sa voiture s’arrêter dans l’allée, elle préparait son apéritif : un martini on the rocks.

Et un autre pour Ariah. Elle commençait à prendre goût à ces petites olives !

Sa voix à elle était basse, séductrice. Elle s’entendait murmurer au téléphone des paroles qu’elle n’aurait jamais osé prononcer devant son mari.

« Oh, chérie. » Dirk gémissait, comme un homme qui se tortille dans ses vêtements. « Moi aussi. »

 

Dirk insistait parfois pour qu’Ariah prenne un taxi et vienne le rejoindre. Au Boat Club, dans l’un des hôtels chic de Prospect Street, ou au restaurant pizzeria Chez Mario. Ils passaient alors la soirée dehors, apéritifs et dîner. Ariah était mal à l’aise parmi les amis de Dirk Burnaby (il en avait tant qu’elle ne se donnait guère la peine de retenir leurs noms, elle commençait à avoir la réputation d’être distante), mais c’était l’occasion pour elle de porter ses nouvelles tenues élégantes achetées chez Berger, à Buffalo, ses chaussures à talons hauts et son maquillage. Elle faisait bouffer ses cheveux et essayait de trouver de l’exotisme à ses mèches argentées. À Troy, elle se serait fait l’effet d’un monstre endimanché ; dans cette nouvelle vie, au bras de Dirk Burnaby, elle se sentait glamoureuse. (Se l’imaginait-elle, ou ses lèvres naguère minces et pincées étaient-elles plus pleines ? Gonflées à force de baisers.) Dirk la soulevait de terre pour l’embrasser : « Tu es plus jolie que Susan Hayward, et tu es à moi. »

Susan Hayward ! Ariah supposait que oui, elle percevait une certaine ressemblance.

Animé, bruyant, Chez Mario était le restaurant le plus prisé des habitants de Niagara Falls, et notamment des hommes d’affaires, des politiques, des gens en rapport avec le tribunal et la municipalité. Des yachtmen et des joueurs. Tout le monde semblait au courant des liens qu’entretenait Mario avec une famille mafieuse de Buffalo. (Ariah n’avait jamais entendu cette expression curieuse avant de faire la connaissance de Dirk Burnaby : « famille mafieuse ». Le langage faisait du crime quelque chose d’étrangement intime, voire de tendre.) Chez Mario, tout le monde connaissait Dirk Burnaby. Sa photographie signée se trouvait sur un mur du bar, parmi une galerie de célébrités locales. Le maître d’hôtel se précipitait à sa rencontre. Le propriétaire, Mario lui-même, lui serrait la main et l’accompagnait à sa table préférée dans un coin discret de la salle principale. Les serveuses, en uniformes moulants de soie noire, lui souriaient et dévisageaient Ariah. Elles n’étaient pas les seules.

Le rouge aux joues, Ariah les entendait, ou presque. Elle ? Cette sauterelle rousse, qu’est-ce que Dirk Burnaby peut bien lui trouver ?

Elle serrait plus fort le bras de Dirk. Il lui pressait la main.

Il était encore plus déstabilisant d’être présentée aux vieux, très vieux amis de Dirk. Qui regardaient Ariah en clignant les yeux comme s’ils essayaient de la situer. Il flottait chez Mario un brouillard âcre de fumée bleuâtre qui la faisait larmoyer et ne facilitait pas la perception. Elle savait que Dirk tenait beaucoup à ce qu’elle aime ses amis, et tenait beaucoup à ce que ses amis l’aiment. Par chance, la plupart de ces hommes se réunissaient chez Mario sans leurs épouses. Les meilleurs amis de Dirk était une bande de buveurs braillards qui jouaient au poker ensemble depuis le lycée de Mount St. Joseph, avec une interruption pendant la guerre. C’étaient des hommes au regard sagace, un peu plus âgés que Dirk. Ils respiraient la richesse et les privilèges, un fait qui amena Ariah à voir son mari sous un nouveau jour. Il est l’un d’entre eux. C’est à eux que va sa fidélité.

Courageusement, Ariah s’efforça de distinguer ces hommes les uns des autres, avec des résultats mitigés. Il y avait Clyde Colborne, massif et déplumé, qui lui donnait une impression énervante de déjà vu, évoquait un personnage secondaire de la bande dessinée Dick Tracy ; il y avait Harold (« Buzz ») Fitch, un officier supérieur du service de police de Niagara Falls ; il y avait Stroughton Howell, grassouillet et l’œil larmoyant, un « collègue avocat », qui serra la main d’Ariah avec empressement et la félicita de son mariage ; il y avait Tyler « Spooky » Wenn, sociable et comique à la façon de l’acteur Ed Wynn, lieutenant dans les marines pendant la guerre, décoré du Purple Heart (« pour remplacer mon cœur à moi, flingué à jamais ») et qui venait d’être élu contrôleur des comptes du comté du Niagara. Il fallait à Ariah un verre ou deux pour se sentir à peu près à l’aise avec ces hommes qui parlaient haut et riaient fort. Leur conversation l’excluait le plus souvent. Parmi eux, Dirk Burnaby se montrait assez réservé. Il était le frère cadet aux cheveux blonds dont ils étaient fiers. Ils aimaient le toucher, le pousser du coude. Aucune plaisanterie ne valait d’être racontée si Dirk n’écoutait pas. Ariah comprit que, parce qu’elle était sa femme, ils la respecteraient et se montreraient aimables avec elle ; un ou deux cherchèrent même à flirter avec elle. Mais elle savait aussi qu’ils ne la jugeraient jamais digne de Dirk Burnaby.

Ariah comprenait, elle n’était pas jalouse. Pas encore.

En revenant à Luna Park après sa première soirée chez Mario, une longue soirée étourdissante qui n’avait pris fin qu’à une heure du matin, Ariah murmura, la tête posée sur l’épaule de Dirk : « Ce gros homme chauve… Colborne ? Est-ce que je suis censée le connaître, chéri ? Il s’est conduit comme s’il me connaissait. »

 

Un autre soir, chez Mario, un frémissement parcourut la salle de restaurant à l’entrée d’un homme brun entre deux âges, d’apparence quelconque, escorté par d’autres hommes : Ariah entendit murmurer le nom de Pallidino.

Plus tard, elle dit à Dirk : « J’ai remarqué que tu n’avais pas serré la main de cet homme. Lorsqu’il est passé près de notre table.

– Rien ne t’échappe, mon ange, répondit-il. Je n’aurais pas cru que c’était aussi visible.

– Est-ce qu’il est mauvais ? Est-ce qu’il appartient à cette “famille” ? »

Elle avait parlé sur une impulsion. La tête lui tournait un peu. Dirk roulait sur le Rainbow Boulevard, et les phares des véhicules venant en sens inverse tournoyaient et éclataient contre ses yeux telles des explosions silencieuses.

« Lui, il se dirait homme d’affaires. Mais ce n’est pas mon genre d’affaires. »

 

Un autre soir chez Mario, après avoir dévoré avidement quelque chose de pâteux et de délicieux appelé gnocchi, avoir avalé un martini et deux verres et demi de vin, Ariah dut s’excuser et quitter précipitamment la table pour gagner les toilettes où, par intermittence, pendant dix pénibles minutes, elle vomit tout.

Tout, c’était l’impression que l’on avait !

Après quoi, bien que pâle, tremblante et épuisée, elle se sentit beaucoup mieux.

Ne sois pas ridicule. Prends rendez-vous, va voir un médecin. Si tu es enceinte, c’est de Dirk. De qui d’autre ?