Femme imbécile, qui es-tu pour que Ma justice t’épargne ?
La voix de Dieu, railleuse. À l’intérieur de son crâne. Dans ce lieu où des inconnus la dévisageaient. Avec pitié et suspicion.
« Mais en quoi est-ce juste, mon Dieu ? Pourquoi ai-je mérité cela ? »
Elle attendit. Dieu ne daigna pas répondre.
Cela semblait si loin, à présent, un autre monde. Elle était debout, bras minces levés comme une crucifiée, tandis qu’on ajustait sur elle, à la façon d’une exquise camisole de force, la robe de satin blanc aux mille boutons de nacre, plis, replis et ingénieux ornements de dentelle. Mme Littrell avait tenu au corset. Ariah parvenait à peine à respirer. Je vous reçois comme époux, Gilbert. Un éternuement aurait mis en pièces le corset – et le mariage.
Au commissariat, la jeune épouse de l’homme « tombé » était manifestement coupable.
Ariah s’était lavé la figure. Rincé la bouche, où la panique avait laissé un goût de pièces de cuivre. Comme Gilbert aurait été contrarié de voir qu’une fois de plus son « chignon à la française » (comme l’appelait sa mère) s’était défait. Des touffes et des mèches de cheveux que l’air humide des Chutes faisaient misérablement friser. Ariah constata avec consternation qu’elle avait l’air d’émerger du sommeil.
Dans ce lit-porcherie.
Tu me dégoûtes. J’ai essayé de t’aimer.
Je nous libère ainsi tous les deux.
Dans ce nouvel endroit impersonnel. Pas le luxe m’as-tu-vu de l’hôtel pour lune de miel, mais une pièce hideuse à l’éclairage fluorescent où des inconnus lui parlaient d’un ton pressant. « Madame Erskine ? » Et de nouveau, comme si c’était son nom : « Madame Erskine ? Nous avons quelque chose à vous dire, préparez-vous, je vous prie. » L’homme bien élevé dont elle avait oublié le nom avait apparemment disparu et elle était maintenant avec ces inconnus, qualifiés d’agents de police bien qu’ils ne soient pas en uniforme. L’un d’eux, étonnamment, était une femme : une « surveillante ». Il fallait sans doute une femme policier pour s’occuper des criminelles, des victimes de sexe féminin. Celle-ci, entre deux âges, avait un visage pareil à une hache émoussée, une ombre de moustache noire sur la lèvre, et elle portait un costume de serge grise qui moulait son corps massif. Elle disait… quoi donc ? Ariah essaya d’écouter, en dépit du grondement dans ses oreilles.
Gilbert Erskine était peut-être « tombé » dans… quoi ? Où ?
« Les Horseshoe Falls, selon un témoin. Vers 6 heures et demie, ce matin. »
Ariah entendit chaque mot mais eut du mal à leur trouver une signification. Et, chose surprenante, la femme policier avait elle aussi la photographie du portefeuille de Gilbert. (Comment avait-elle mis la main sur cette photo de Gilbert, exactement identique à celle qu’Ariah avait en sa possession ?) Ariah dit, avec lenteur : « Mon mari ne serait pas allé faire du tourisme sans moi. Il m’a peut-être quittée, mais il ne serait pas allé faire du tourisme sans moi. Nous préparions ce voyage depuis des semaines. Lui, surtout. Il avait coché les attractions touristiques et “géologiques” que nous irions voir, il les avait même numérotées dans l’ordre où nous devions les voir. » Elle dit, avec entêtement : « Il faut connaître Gilbert Erskine pour savoir qu’il n’aurait pas fait une chose pareille. »
La femme en costume de serge grise, forte de poitrine et large d’épaules, tâchait de ne pas se montrer contrariante, cela se voyait. Mais une discussion s’annonçait.
« Nous comprenons, madame Erskine. Mais cette photo de M. Erskine a été identifiée avec “quasi-certitude” par le témoin qui a vu l’homme sur Goat Island, ce matin. Peu après l’heure où, selon vos déclarations, M. Erskine a disparu de votre chambre d’hôtel.
– J’ai dit ça, moi ? Comment ai-je pu dire une chose pareille ? demanda Ariah avec agitation. Je suis sûre d’avoir dit que je ne savais pas l’heure. Je n’avais aucune idée de l’heure. Je me moquais de l’heure puisque je dormais. Quelqu’un doit mentir.
– Personne ne ment, madame. Pourquoi quelqu’un mentirait-il ? Nous voulons seulement vous aider.
– Si mon mari est parti, il est parti. Que peut-on y changer ? Comment pourriez-vous m’aider ?
– Étant donné que votre mari a disparu et que l’on a vu un homme aux Horseshoe Falls… “tomber” dans le fleuve…
– Gilbert ne ferait pas une chose pareille. Je sais ce que vous dites : par “tomber”, vous entendez “sauter”. Je sais ce que vous voulez dire. Mais Gilbert n’aurait jamais commis un acte aussi désespéré, c’est un homme de Dieu.
– Nous comprenons, madame. Mais…
– Vous ne comprenez pas ! Gilbert m’a tourné le dos, mais il n’aurait pas tourné le dos à Dieu. »
Le ton d’Ariah était catégorique. Il lui semblait que ces inconnus ignorants la provoquaient délibérément. Pour lui faire admettre sa complicité dans le sort de Gilbert. Pour qu’elle avoue.
L’un des agents dit, après s’être raclé la gorge : « Madame Erskine, votre mari et vous vous étiez-vous… querellés ? »
Ariah secoua la tête. « Jamais.
– Vous ne vous êtes jamais querellés. À aucun moment.
– À aucun moment. Jamais.
– Était-il préoccupé ?
– Préoccupé de quelle façon ? Gilbert gardait ses sentiments pour lui, c’était un homme très secret.
– Vous a-t-il paru préoccupé ? Pendant les heures qui ont précédé sa “disparition” ? »
Ariah s’efforça de réfléchir. Elle revit le visage contracté, suant, de son mari. Ses dents serrées, sa grimace de citrouille de Halloween. Elle entendit de nouveau le cri de chauve-souris qui lui avait échappé. Elle ne pouvait le trahir, sa honte était aussi profonde que la sienne.
Ariah secoua la tête avec dignité.
« Et il n’a pas laissé de mot, avez-vous dit ?
– Pas de mot.
– Aucune indication de… la raison pour laquelle il aurait pu souhaiter vous quitter ? De l’endroit où il aurait pu aller ? »
Ariah secoua la tête, écartant une mèche de cheveux de son visage brûlant. Oh ! elle transpirait. Vulgairement parlant, elle suait. Comme une coupable pendant un interrogatoire. Des heures durant elle avait été transie, grelottante. À présent, brusquement, l’air était confiné et très chaud. Les entrailles de la terre exhalant des vapeurs, des gaz moites. Ariah constata avec un sourire interdit qu’elle portait les gants blancs au crochet que sa vieille grand-tante Louise lui avait donnés pour son trousseau.
Son trousseau ! Ariah se mordit les lèvres pour ne pas rire.
« Avant votre voyage de noces à Niagara Falls, lorsque vous prépariez votre mariage, par exemple, n’y a-t-il eu aucun soupçon de… désaccord ? De mécontentement du côté de M. Erskine ou du vôtre ? »
Ariah écouta à peine cette question grossière. Non.
Les agents de police l’étudiaient d’un air neutre. Il semblait à Ariah qu’ils échangeaient des regards entre eux, si discrètement qu’elle n’arrivait pas à les surprendre. Naturellement, ils étaient entraînés à cela. Interroger des coupables. Ils y étaient devenus aussi habiles qu’un trio de musiciens. Un trio à cordes. Ariah était la soliste invitée, la soprano qui ne cessait de faire des fausses notes.
« Nous avons diffusé un communiqué d’urgence concernant votre mari, madame. Et des équipes de secours patrouillent le long du fleuve, sur les deux rives, à la recherche du corps de… l’homme tombé. » La femme au costume de serge grise marqua une pause. « Souhaiteriez-vous que nous informions votre famille, à présent ? Et celle de M. Erskine ? »
Son ton était bienveillant, mais Ariah éprouva une furieuse envie de gifler son visage ingrat de gendarme.
« Vous n’arrêtez pas de me le demander, dit-elle sèchement. Non. Je ne veux informer personne. Je ne supporterai pas d’avoir un troupeau de parents autour de moi. J’ai jeté ce satané corset à la poubelle. Je ne retournerai pas à cela. »
Un silence interdit suivit ses paroles. Cette fois, il fut beaucoup plus évident que les policiers échangeaient des regards entendus.
« “Corset”, madame Erskine ? Je ne comprends pas. »
Parce que corsetée elle-même, elle ne pouvait comprendre comment Ariah avait échappé au sien.
« Gilbert a choisi de me laisser seule, et je resterai seule. »
Mais la femme policier était aussi têtue qu’Ariah et impossible à dissuader. « Nous n’avons pas le choix, madame Erskine, dit-elle. Vous aurez besoin du soutien de votre famille, et nous devons avertir immédiatement la famille de M. Erskine. C’est la procédure normale dans un cas comme celui-ci. »
Dans un cas comme celui-ci.
Ce fut alors que la lourde tasse glissa des mains d’Ariah et tomba sur le sol, l’éclaboussant d’eau et se brisant en morceaux. Ariah voulait protester, dire à ces inconnus qui la blâmaient, la plaignaient et essayaient de la manipuler qu’elle n’était pas « un cas comme celui-ci » – et Gilbert Erskine non plus –, mais le sol s’inclina soudain sous ses pieds, et elle ne parvint pas à garder l’équilibre. Des lumières fluorescentes fulgurèrent comme des éclairs de chaleur et malgré ses yeux grands ouverts Ariah ne voyait rien.
Femme imbécile, ne désespère pas. Ma justice est Ma miséricorde.