Coup forcé. Il se jura à ce moment-là, au printemps de sa vingt- huitième année, de prendre sa vie en main.
Il s’était laissé allé passivement au fil du courant. Comme quelqu’un d’hypnotisé par les Chutes. Melinda l’avait forcé à voir. Elle lui avait tendu une surface réfléchissante dont il n’avait pu protéger son regard, comme on doit protéger son regard du terrible visage de Méduse, pétrifié par une vérité à la fois évidente et insaisissable. Jouer aux dés avec ta vie, comme si elle n’avait aucune valeur. C’était stupéfiant, Melinda devait l’aimer. Elle avait sondé les profondeurs de son âme.
Quand cela avait-il commencé, cette étrange passivité, un peu pareille à une transe, cette dérive qu’il avait prise pour de la loyauté, ou pour une pénitence. Lorsque son père avait disparu de sa vie, peut-être. (Chandler n’avait jamais vu le cadavre de son père. Il n’y avait pas eu de cadavre. Comment alors pouvait-il « croire » à la mort de son père ?) Il s’était pourtant flatté d’être un individu rationnel. De loin le plus rationnel de sa famille. Il s’était cru parfaitement maître des choses, responsable, mûr. Depuis l’âge précoce de onze ans, il avait été loyal envers sa mère (veuve, difficile). Il avait été un frère aîné aimant, patient et protecteur pour son frère et sa sœur (orphelins de père, immatures).
Promets ! avait murmuré Ariah, en serrant ses deux mains dans les siennes.
Donne-moi ton cœur ! Donne-moi ta vie !
Dès le collège, Chandler avait été un joueur d’échecs prometteur, quoique irrégulier. Il avait appris ce jeu à Juliet et, les jours d’hiver misérables où même son frère cadet remuant était obligé de rester à la maison, il l’avait également appris à Royall. (Ariah jouait rarement à des jeux de société avec ses enfants. Peut-être par peur de perdre face à eux.) Ni Juliet ni Royall ne s’intéressaient assez aux échecs pour jouer avec habileté ou patience, mais ils avaient de l’intuition et parfois de la chance. Chandler n’était pas du genre à se fier à la chance. Il se retrouvait dans des situations où, pour prévenir un coup fatal de son adversaire, il devait sacrifier une pièce importante. C’était cela le coup forcé : un sacrifice à court terme pour un gain à long terme.
Il prendrait sa vie en main. Il n’aurait plus honte de qui il était, de celui qui lui avait donné le jour.
Pendant le printemps 1978, il mena son enquête sur la vie de Dirk Burnaby et sur sa mort. Pour comprendre l’une, il lui fallait comprendre l’autre. Il écrivit de courtes lettres sérieuses aux anciens collègues avocats et aux amis de son père qui, pour lui, étaient de simples noms lus dans les journaux. Pourrais-je vous voir ? Vous parler ? Ce serait si important pour moi, le fils de Dirk Burnaby. Il essaya de retrouver le couple qui avait joué un rôle central dans la dernière année de la vie de Dirk Burnaby, Nina et Sam Olshaker, et fut peiné d’apprendre qu’ils avaient divorcé en 1963, après l’épreuve de l’action en justice ; Nina Olshaker avait apparemment emmené ses enfants dans le nord de l’État, dans la banlieue de Plattsburgh, et son numéro de téléphone ne figurait pas dans l’annuaire. Il essaya de prendre contact avec plusieurs des experts qui avaient accepté de témoigner pour Dirk Burnaby dans l’affaire de Love Canal, et s’entendit répondre que ces personnes, soumises à des pressions considérables au moment de l’action en justice et fréquemment interrogées sur leurs relations avec Dirk Burnaby après sa mort, ne souhaitaient plus discuter du sujet. Il essaya de parler au médecin qui dirigeait le Service de la santé publique du comté en 1961, mais fut informé que ce monsieur fortuné avait pris sa retraite à Palm Beach et n’était pas « joignable ». Quant aux autres médecins membres de ce service à l’époque et qui avaient soutenu Swann Chemicals, ceux qui n’étaient pas trop âgés ou morts refusèrent également de parler à Chandler. Pareil pour les avocats des défendeurs, qui pour la plupart exerçaient toujours à Niagara Falls, avec un grand succès. Pareil pour l’ex-maire « Spooky » Wenn, à présent responsable du parti républicain local ; et pour l’ex-juge Stroughton Howell, à présent juge de la cour d’appel du New York à Albany. Chandler prit rendez-vous avec un professeur émérite de biochimie de l’université d’État de New York à Buffalo, et avec l’ancienne secrétaire de Dirk Burnaby, Madelyn Seidman, et avec l’huissier, à présent à la retraite, que Dirk Burnaby s’était reconnu coupable d’avoir agressé le jour de l’audience préliminaire dans la salle de tribunal du juge Howell. Il essaya de prendre rendez-vous avec le directeur de police, Fitch, qui avait été un ami de Dirk Burnaby, ainsi qu’avec le shérif du comté et avec les policiers chargés de l’enquête sur l’accident supposé de Dirk Burnaby, mais aucun de ces hommes n’accepta de le voir.
Évidemment, qu’avait-il espéré ? Il était adulte, il savait comment marchait le monde. Le monde masculin du pouvoir, de l’intrigue, des menaces.
Et pourtant : après avoir refusé les appels téléphoniques de Chandler pendant des semaines, le directeur de la police lui téléphona directement pour lui apprendre que l’enquête de 1962 avait révélé « des tas de choses que vous n’aimeriez pas entendre, mais nous avons épargné votre famille, hein ? Nous avons conclu à l’“accident”, et l’assurance a dû payer. » Avant que Chandler ait pu répondre un mot, Fitch avait raccroché.
Accident. Chandler était censé être reconnaissant que l’on n’ait pas conclu au suicide, c’était ça ?
« Vous l’avez peut-être assassiné. Vous tous. Salopards. »
C’était ce qu’il avait pensé, enfant. Pendant quelque temps. Puis cela s’était effacé, comme s’effacent les fantasmes de l’adolescence, par nécessité.
Seize ans. Amnésie.
À présent un flot de souvenirs lui revenait, le faisant grimacer de douleur. Comme au retour de la sensibilité dans des parties gelées du corps.
Ne pleurez jamais. Pas de larmes. Personne ne mérite vos larmes.
Votre mère est celle qui vous aime.
Il avait l’esprit scientifique, et donc il savait : il avait les gènes de ses deux parents, à égalité. Il devait allégeance non à un mais à deux. Pas un mais deux s’affrontaient dans son âme.
Pourtant cet affrontement avait toujours profité à Ariah. L’autre, le père, était mort, vaincu. La mère avait survécu et régnait en maître. Et son opinion comptait étrangement pour Chandler, encore maintenant, à l’âge adulte ; souvent, il avait l’impression d’être sous un charme, comme s’il y avait quelque chose de non résolu entre eux, de non dit.
Longtemps auparavant, elle lui avait chanté des chansons, elle l’avait bercé, adoré.
Mon fils premier-né ! Ariah avait toujours parlé avec l’exagération d’un personnage tragique de Wagner. Il n’y a que le premier-né, personne ne parle jamais de deuxième ou de troisième-né. Chandler était néanmoins assez lucide pour savoir que bien évidemment, de ses deux fils, Ariah préférait Royall ; elle essayait, essayait très fort, de préférer Juliet, sa fille, à ses deux fils. Chandler, le premier-né, avait été très vite rétrogradé. Il savait, il ne s’épargnait pas. Mais il n’en aimait pas moins Ariah, et il l’aimerait toujours. Il était assez le fils de sa mère pour être reconnaissant du simple accident de sa naissance.
Ariah avait observé sèchement : « Einstein a dit qu’il ne pouvait pas croire à un Dieu qui joue aux dés avec l’univers. Moi, je dis que Dieu ne fait rien d’autre que jouer aux dés. Que ça vous plaise ou non, les gars. »
Elle avait été furieuse contre Chandler en apprenant l’incident de la prise d’otage. Par chance, elle n’avait pas vu le reportage en direct sur la chaîne de télévision locale, mais des voisins s’étaient empressés de tout lui raconter. Et il y avait eu la Gazette du lendemain. Chandler Burnaby, professeur de collège, un « héros ». Ariah avait son idée à elle sur ce qu’était Chandler pour avoir risqué sa vie pour ce bon à rien de Mayweather, mais elle lui avait pardonné, contrairement à Melinda. Ariah avait haussé les épaules, s’était essuyé les yeux avec ce geste qui indiquait à la fois sa faiblesse maternelle et son mépris pour ce genre de faiblesse, et elle avait ri.
« Bon. Du moment que tu es en vie pour dîner avec nous ce soir. On peut déjà s’estimer heureux de ça. »
Mais Chandler commençait à se demander si c’était le cas.
Les morts n’ont personne qui puissent parler pour eux à part les vivants.
Je suis le fils de Dirk Burnaby, et je suis vivant.
Un jour, sur une impulsion, Chandler alla à l’Isle Grand rendre visite aux sœurs de son père qu’il n’avait pas vues depuis plus de seize ans. Ses tantes âgées, Clarice et Sylvia, qu’Ariah méprisait. Elles étaient veuves toutes les deux. Des veuves fortunées. Chandler les vit séparément mais comprit que ces deux vieilles femmes soupçonneuses s’étaient concertées au téléphone, car elles lui tinrent des propos très similaires. Clarice dit avec raideur : « Notre frère Dirk était un homme irresponsable. Il est mort comme il a vécu, sans se soucier des autres. » Sylvia dit avec raideur : « Notre frère Dirk était un enfant irresponsable et gâté, et il est mort irresponsable et gâté. » Clarice dit : « Nous aimions notre petit frère. Nous essayions de ne pas nous froisser de ce qu’il soit le préféré de tout le monde. Il s’est engagé, il s’est battu pour son pays, tout cela était très noble, il a été un avocat brillant, mais après… » Sylvia dit : « Nous aimions notre petit frère, mais il s’est passé quelque chose de tragique dans sa vie. Une malédiction. »
Chandler supposa qu’elles faisaient allusion à l’affaire de Love Canal mais, lorsqu’il posa la question, Sylvia dit avec circonspection, en respirant un mouchoir parfumé : « Je préfère ne pas répondre. »
Clarice parla elle aussi d’une « malédiction » mystérieuse. Lorsque Chandler demanda en quoi elle consistait, sa tante répondit, après une hésitation : « Dirk était tombé amoureux de la femme rousse, vous comprenez. Il aurait dû se marier et vivre sur l’île avec sa famille ; il aurait dû s’occuper de nous, de nos biens, de nos investissements, de Burnaby, Inc. Au lieu de quoi, il a brisé le cœur de sa mère, il lui a volé une partie de son âme, et plus rien n’a jamais été pareil dans notre famille depuis, nos enfants, vos cousins, ont grandi et sont partis aux quatre vents, aucun d’entre eux n’a voulu rester sur l’île avec nous, et pourquoi ?… Parce que la femme rousse a ensorcelé notre frère. Son premier mari s’était jeté dans les Chutes. Et donc son second mari était condamné à mourir dans les Chutes. C’était écrit. Maman l’avait prédit, et c’est arrivé. »
Premier mari ? Jeté dans les Chutes ?
Chandler quitta l’Isle Grand, bouleversé et épuisé, se jurant de ne plus jamais y retourner.
Il savait : Claudine Burnaby, sa grand-mère, était morte plusieurs années auparavant, âgée et malade. Il avait su, non par Ariah (qui ne parlait jamais des Burnaby) mais par une notice nécrologique dans la Gazette. Claudine Burnaby avait légué le domaine familial de Shalott à l’Église épiscopalienne afin qu’elle en fasse une école ou une maison de retraite. La majeure partie de son argent avait également été léguée à l’Église, et non à ses enfants et petits-enfants, pour qui cela avait sûrement été un choc, et une insulte.
Chandler ne pouvait s’empêcher de sourire. Grand-mère Burnaby : qui avait refusé d’être grand-maman Burnaby.
Il y avait bien longtemps que grand-mère Burnaby n’avait plus le pouvoir de perturber sa belle-fille Ariah. Chandler se rappelait le jour où cette femme hautaine avait fondu sur lui dans leur première maison de Luna Park, enveloppée d’un parfum puissant. Des lunettes noires pareilles à des yeux de scarabée, brillants et opaques, et une bouche luisante très rouge ; des cheveux d’un blond argenté irréel, qui sentaient une âcre odeur chimique. Chandler, en train de jouer avec son village Tinkertoy, avait levé des yeux papillotants pour découvrir au-dessus de lui ce visage remarquable, féroce et menaçant comme un masque. Sur la tête de sa grand-mère était perché quelque chose de trapu et de noir velouté évoquant une araignée, et il avait eu peur que cette chose lui saute dessus. La bouche rouge vif remuait avec raideur, prononçant des mots que Chandler se rappellerait toute sa vie sans les comprendre. Il verra le XXIe siècle. Vous ne trouvez pas étrange qu’on puisse être aussi jeune, et tout de même humain ?
Il n’avait pas non plus compris pourquoi sa grand-mère avait dit qu’il n’était pas son petit-fils. (Il avait entendu ou cru entendre ces mots. À moins qu’il les eût imaginés ?) Grand-mère Burnaby lui avait laissé des cadeaux qu’il n’avait pas eu très envie d’ouvrir et, après son départ, maman avait déchiré le papier cadeau, et déchiré les vêtements, arraché les manches des petites chemises, les jambes des pyjamas, déchiqueté et jeté et marmonné et ri tout haut. Elle l’avait serré si fort qu’il pouvait à peine respirer mais quand elle avait pris une bouteille dans le bar de papa et couru au premier étage elle avait verrouillé la porte de la chambre et donc Chandler était descendu retrouver la sécurité de son village Tinkertoy qui devint le plus complexe qu’il eût jamais construit et qui ne s’effondrerait en mille morceaux que lorsque Chandler déclarerait « Tremblement de terre ! » et ferait rire papa.