Preuve. Il était formé à l’enseignement des sciences, et il aurait également dû être formé au droit. Car (il commençait à s’en rendre compte) le monde est un procès permanent, des arguments entre adversaires en quête de justice (insaisissable, désirable).
« Bon Dieu, que cela a été pénible. Le juge était manifestement partial, et votre père s’impliquait trop dans cette affaire, il a fait ce qu’aucun avocat ne peut se permettre : perdre son sang-froid dans la salle d’audience. Il ne s’en est pas relevé.
« Nous avions des soupçons, bien sûr. Mais personne n’était en mesure de savoir, à l’époque. Après que Howell a rejeté la plainte, Love Canal a été discrédité pendant des années. Les avocats en faisaient des gorges chaudes. Il y avait des variations sur le mot love, c’est devenu une blague salace dans certains milieux. Mais depuis, on a découvert certains faits… officieusement, disons. Skinner et ses assistants ont exercé des pressions sur les témoins de votre père pour qu’ils ne témoignent pas. Il se peut même qu’ils aient été menacés. (La mafia était-elle impliquée ? À Niagara Falls et Buffalo ? Autant demander si les oiseaux ont des ailes. Depuis les années 50, la mafia règne dans la région, mon garçon.) Alors, oui, sans aucun doute, ils ont été menacés. Le Service de la santé publique et le Conseil de l’éducation ont refusé leur coopération. La défense a payé des “experts” pour biseauter les cartes en sa faveur. Tout le monde savait que Howell se coucherait comme il l’a fait, sauf peut-être Dirk Burnaby. Et votre pauvre père, quel dommage, bon Dieu, je connaissais Dirk depuis la fac de droit et c’était terrible de voir la façon dont ça le minait. Il m’a dit – je ne l’oublierai jamais, c’était la veille du jour où Howell a jeté son dossier aux chiottes : “C’est la mesquinerie de tout ça qui me brise le cœur, Hal.” Il buvait, il faut le dire. On le sentait à son haleine. Alors, en fin de compte, ils se sont arrangés pour qu’il perde son sang-froid en plein tribunal. Et ça a été terminé pour Dirk Burnaby.
« C’était scandaleux. Howell en a profité, regardez où il en est aujourd’hui : cour d’appel de l’État. Alors que votre père est mort depuis… combien de temps déjà ?… quinze ans. »
« Votre père ! Je n’arrive toujours pas à croire qu’il est parti… C’était le plus gentil, le plus attentionné des employeurs. Jamais je n’ai travaillé pour un homme aussi courtois et aussi bon. Il ne voulait pas que l’on sache combien d’argent il dépensait pour cette terrible affaire, il s’y consacrait corps et âme, et la fin était prévisible, comme un accident de train au ralenti, mais personne ne pouvait le faire changer d’avis. Quand j’avais l’air inquiète, il me disait : “Voyons, Madelyn, Dirk Burnaby ne sait pas ce que c’est que perdre.” Et c’était bien ça le drame : il ne savait pas. Il avait toujours tout réussi dans sa vie, et cela l’a aveuglé sur certains faits, sur la nature des gens qui l’entouraient, par exemple, des hommes avec qui il était allé au lycée et qu’il croyait connaître. Il n’écoutait même pas ses amis avocats, pourquoi m’aurait-il écoutée ? Je n’abordais jamais ces sujets-là avec votre père, bien entendu, ce n’était pas mon rôle. J’avais essayé de renvoyer cette femme, Mme Olshaker, mais elle a tout de même réussi à rencontrer votre père et à lui mettre le grappin dessus. C’était un gentleman, vous comprenez, et les autres… les autres étaient des politiciens. L’ancien maire, Wenn ! Il a été acquitté il y a quelques années dans une affaire de pot-de-vin, mais tout le monde sait ce qu’il vaut, et les autres aussi. Les avocats et ce juge hypocrite que votre père croyait son ami. Je n’ai jamais pensé que votre père s’était suicidé, pas un instant. Je ne suis pas la seule. Ce n’était pas le genre de M. Burnaby de désespérer et d’aggraver les choses. M. Burnaby souhaitait aider les autres, améliorer les choses. Vous savez, Chandler, j’ai déjà raconté tout cela à votre frère. Il est venu me voir il y a quelques mois. Il se fait appeler “Roy” ? C’est votre frère cadet, je crois ? Un beau jeune homme, qui est étudiant à l’université du Niagara. »
« Ouais, la plus grosse surprise de ma vie : votre père qui prend son élan et qui me frappe ! En plein dans la figure. Il a failli tout me casser. Ça m’a fait l’effet du droit de Walcott sur le nez de Marciano quand il le lui a écrasé en faisant gicler du sang partout. Il y a d’autres types qui ont essayé de me taper dessus dans le tribunal, bien sûr, mais d’habitude un huissier se méfie, tandis que là, non… un avocat, pensez donc ! D’habitude, les prévenus coléreux ou imprévisibles, les shérifs adjoints les menottent. On est prêts. Mais là, c’est un avocat qui m’a sauté dessus en m’envoyant son poing dans la figure ! M. Burnaby s’est excusé, ensuite. Il m’a téléphoné pour me dire qu’il était désolé et il m’a envoyé un chèque de deux mille dollars, daté de la veille même de sa mort, et pas question que je l’encaisse, mais après je me suis dit, qu’est-ce que ça peut bien fiche, et je l’ai encaissé… À ce moment-là, Dirk Burnaby avait disparu depuis six mois. Je ne sais pas pourquoi, je n’arrivais pas à croire qu’il était mort. Mais personne ne peut survivre à un plongeon dans les Chutes, alors je suppose qu’il a dû… qu’il doit être mort. Ce que je regrette, vous voyez, c’est de ne jamais lui avoir dit que je lui pardonnais, j’étais furax qu’il m’ait tapé dessus parce que je faisais mon boulot, alors que c’était Howell qu’il voulait démolir, et du coup ça me faisait de la peine de ne pas lui avoir dit que c’était oublié, que je comprenais. »
« Que veux-tu que je te dise, mon garçon ? Ton père était mon plus vieil ami dans cette ville, tu sais. Et dans le monde… sans doute. On est allés ensemble au lycée, on s’est engagés ensemble, on est nés le même mois, ce mois-ci, à quelques jours de distance, même si ce n’était pas la même année, alors évidemment à cette période de l’année il me manque terriblement, c’est douloureux… Mais je ne pouvais rien faire pour l’aider. On aurait dit un de ces beaux papillons de nuit qui se prend dans une toile d’araignée, dont non seulement il n’a pas compris qu’elle est solide, et dangereuse, mais qu’il n’a carrément pas vue. On avait l’impression que ton père volait à l’aveugle, ces dernières semaines de sa vie. Et il buvait, il en était arrivé à ce stade où on finit tous, tu ressembles à un sol trempé, saturé, et si tu avales une goutte de plus, le poison te va droit dans le sang parce que le foie ne peut plus rien filtrer. On l’avait averti, mais il ne voulait rien écouter. C’était une espèce de pionnier dans cette branche du droit, vu avec le recul. À l’époque, ça semblait juste cinglé. Tout le monde disait la même chose, que ce n’était pas possible de déterminer si un homme était malade à cause de l’endroit où il vivait et travaillait ou simplement parce qu’il fumait. (Tout le monde fumait.) Ou parce qu’il buvait. Ou à cause de son hérédité ou de la malchance. Tu comprends ? À l’époque c’étaient ce que les gens disaient, c’était ce qu’ils pensaient, c’était ce que l’archevêque disait à la télé, et les médecins, et tous les hommes politiques étaient arrosés pour parler comme ça, quel que soit leur parti, et les juges aussi bien sûr, alors il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour voir que Dirk allait se faire flinguer, mais quand c’est arrivé, ça nous a fait un choc, tu peux me croire. Il s’était mis à dos la plupart de ses amis, de nos amis. Nos amis communs. Et moi aussi, pour tout dire. Tout ce boucan sur “l’air pollué, le sol et l’eau pollués”, c’était très mauvais pour les affaires. Très mauvais pour le tourisme… Je n’aimais pas ce qu’était en train de devenir la ville, bien sûr, l’air qui sentait la fosse d’aisances, certains jours, et des couples de jeunes mariés venus de tout le pays qui arrivaient dans mon hôtel en s’attendant à un genre de paradis, plus des touristes allemands, japonais, qui venaient voir les Chutes sans savoir comment était la ville. Nous avions des plaintes, c’est sûr. Dans les années 70, ça n’a pas cessé d’empirer. Les gens comme moi, ma famille, nous étions dans l’“hôtellerie de luxe”, comme on disait, depuis longtemps. Maintenant, il s’agit plutôt de “tourisme”. Dieu merci, je me suis extirpé du Rainbow Grand juste à temps, il aurait sombré comme le Titanic en 1965, quand le pays courait à la catastrophe. (C’est toujours le cas mais au moins ils n’ont plus personne à assassiner ni à napalmiser.) Aujourd’hui, Colborne, Inc., notre affaire familiale, est diversifiée à mort, comme notre grand pays. Nous avons les motels Journeez End et U-R-Here dans Buffalo Avenue et Prospect. Nous avons trois glaciers Tastee-Freeze et le restaurant The-Leaning-Tower-of-Pizza. Plus des bowlings, et le Top Hat Disco & Shore Café au bord du lac. Nous avons quelques concessions sur la plage d’Alcott, et une salle de bingo. Nous réfléchissons à un contrat de franchisage avec Banana Royalle. Et les golfs miniatures ! Un “sport” idiot, d’accord, mais vu que les touristes en sont fous, que les Japonais adorent ça (pas étonnant, hein ?), nous en construisons quelques-uns. Nous envisageons de reprendre deux restaurants Peking-Village dans la région, et cette discothèque, Hollywood Haven, où la police a fait une descente. L’an dernier, nous avons acheté le musée de cire de Niagara Falls, “héros et victimes des Chutes”, et nous sommes en train de le rénover, et puis il y a la Traversée-des-gorges, une attraction où l’on “marche” sur un fil au-dessus d’une cascade sauvage en tenant un balancier pendant qu’un vent produit par des souffleries essaie de vous faire tomber, une idée géniale, qui rapportera sûrement beaucoup d’argent… Oh ! désolé. Tu vois le tableau, hein ? J’étais chez Mario hier soir, et je me rappelais combien ton père aimait ce restaurant. Il avait un faible pour le risotto au salami, comme moi, et pour la pâte fine de leurs pizzas, et il serait sacrément content de savoir que pas grand-chose n’a changé chez Mario. À part que nous sommes plus vieux et que certains d’entre nous sont morts, rien n’a changé du tout. »
« Votre père a commis une erreur qu’un avocat ne peut se permettre : sous-estimer la pourriture morale de l’adversaire. Il était de la même caste, et il n’a pas compris à quel point ils étaient corrompus parce qu’en les regardant il voyait des hommes comme lui. Et c’était le cas, jusqu’à un certain point. Mais ils étaient – ils sont – malfaisants. Ils ont payé des avocats, des médecins, des “chercheurs”, des inspecteurs de la santé, pour faire le mal à leur place. Dire à une mère que son enfant souffre de “leucémie congénitale” et non d’une maladie provoquée par le benzène, alors que ce benzène remontait à la surface dans son propre jardin. Dire à des hommes et des femmes de trente ans qu’ils sont nés avec des foies, des reins “pathogènes”, alors que c’était dû aux produits cultivés dans leurs propres jardins, empoisonnés par Love Canal. Des tumeurs au cerveau, presque certainement causées par le tétrachloroéthylène, attribuées à des “radiations cathodiques de troisième degré”. L’asthme, les problèmes pulmonaires et les infections de la vessie dont souffraient les enfants, qualifiés d’“insuffisances congénitales”. (La définition de congénital dans le dictionnaire : “présent à la naissance”.) Les fausses couches, les bébés nés avec des problèmes cardiaques, des bouts de côlon en moins, encore des “insuffisances congénitales”. Lorsque, en 1971, l’État a fini par exiger que l’on fasse des analyses de sang aux habitants de Love Canal, à l’Armory, on a demandé aux gens de venir à 8 heures du matin. Ils ont attendu toute la journée et, à 17 heures, la moitié attendait toujours. Il y avait “pénurie d’aiguilles”. “Pénurie d’infirmières”. Trois cents prélèvements ont été “contaminés”. Les résultats ont été jugés “peu probants”, quand ils n’ont pas été “égarés”. On a critiqué certains d’entre nous pour avoir laissé entendre que ces médecins ne différaient pas beaucoup des médecins nazis qui faisaient des expériences sur des êtres humains, mais je maintiens l’accusation. Le dossier présenté par la Coalition repose sur celui de votre père, mais, naturellement, il a plus d’envergure. Vous avez sans doute lu des articles sur nous ? Nous avons cinq avocats à plein temps, dont moi. Nous avons des enquêteurs et une équipe d’assistants. Nous n’avons pas les finances de nos adversaires, mais nous ne sommes pas sans moyens. Nous avons les nouvelles conclusions du Service de l’hygiène et de la santé publiques… enfin !… et en notre faveur. Cette action collective représente cent vingt personnes. L’Association des propriétaires de Love Canal, c’est ainsi qu’ils se nomment, aujourd’hui. Love Canal… cela revient à agiter un drapeau rouge. Nous exigeons deux cents millions de dollars de dommages-intérêts, au minimum. Le système judiciaire est bien plus compréhensif pour ce genre de litige, aujourd’hui, en 1978. On fait pression sur Carter pour qu’il déclare Love Canal “zone sinistrée”… le gouvernement fédéral rachèterait alors les maisons des propriétaires et contribuerait à leur dédommagement. Cela se fera, c’est une simple question de temps. Dirk Burnaby est un héros pour nous, malgré… eh bien, malgré ses erreurs. Lorsque ce sera fini et que nous aurons gagné, je veux organiser une cérémonie à sa mémoire, un homme comme lui ne devrait pas être oublié… D’après moi, il a commencé à s’effondrer lorsqu’il s’est rendu compte de l’étendue de la corruption. Je n’étais qu’un gamin à l’époque, et j’ai grandi dans les quartiers est. Mon père et mes oncles travaillaient dans les usines chimiques, dont Swann et Dow. “Une vie meilleure grâce à la chimie”. J’ai toujours pris ces salopards pour ce qu’ils sont. Je ne suis pas dupe de leur tactique de communication. Ils fabriqueraient encore du napalm si quelqu’un les payait pour et, à quelques kilomètres de ce bureau, leurs “chercheurs” travaillent en cet instant même à la mise au point d’armes biologiques. Vous enseignez cela à La Salle, Chandler ? Eh bien, ce serait peut-être une bonne idée, puisque les sciences sont votre matière… Si je crois que Dirk Burnaby s’est suicidé ? Non. Qu’il est mort dans un “accident” ? Non. Ces salopards l’ont tué. Mais vous ne le prouverez jamais. »