Ariah savait, et pourtant ne savait pas. Comme une épouse ne sait pas, et pourtant sait.
Ou croit savoir.
Ce fut la fin de l’été 1961, puis ce fut l’automne et le début d’un autre hiver à Niagara Falls, près des gorges du Niagara. Un nouveau bébé dans la maison du 22, Luna Park ! La vie mystérieuse et palpitante de la maison, voilà ce qu’était cette petite fille aux yeux d’Ariah, sa mère. Une mère triomphante, quoique épuisée. Il y avait Chandler et Royall qu’elle aimait, mais c’était Juliet qui était son âme même.
« Nos yeux. Nous avons les mêmes yeux. Oh ! Bridget. Regardez. »
Soulevant le bébé aux grands yeux, au sourire baveux, à hauteur de sa tête, se pavanant devant la glace. Des yeux vert galet, des yeux vert translucide un peu vermiculés de sang, la nurse irlandaise récemment engagée regardait une paire d’yeux après l’autre, passait de Bébé à Mère, puis, comme elle était irlandaise, et fine, savait dire avec son accent exubérant : « Oh ! madame Burnaby ! Sûr qu’elle ressemble comme deux gouttes d’eau à sa mère, Dieu vous a bénies toutes les deux. »
Et pourtant.
Mon mari m’aime. Jamais il ne me serait infidèle. Il sait que cela me détruirait. Et il m’aime.
Zut ! Le téléphone sonnait. Ariah avait oublié de décrocher le combiné. Interrompue pendant sa leçon de piano du jeudi 5 heures (son élève était une petite fille de douze ans, jolie-joufflue, moyennement douée, pour qui elle avait une certaine affection), Ariah cria sans quitter son tabouret : « Royall, mon chou, tu veux bien décrocher le téléphone ? Tu ne dis pas un mot à la personne qui appelle, tu décroches juste le combiné et tu le poses doucement à côté. Tu seras un ange. »
Mais Royall, étant Royall, n’obéissait jamais à sa mère sans lui désobéir en même temps. C’était le jeu de Royall. Il avait trois ans et il débordait d’idées de jeux. Il prit le combiné à deux mains et jacassa dans le micro comme un singe en folie : « Pas maman ! Pas maman, r’voir ! » En pouffant, il laissa tomber le récepteur, qui heurta le sol moquetté avec un bruit sourd, puis il recula, les mains pressées contre la bouche, avec un air de vilain garçon hilare. Ariah pouvait difficilement le gronder, la personne qui était au bout du fil aurait entendu.
Les leçons de piano d’Ariah étaient censées être, pour elle, des oasis de sérénité, de calme relatif, et même, oui, de beauté, au milieu des énergies bouillonnantes de la famille Burnaby, mais ce n’était pas toujours le cas.
Avec un soupir, Ariah reporta son attention sur son élève, qui peinait sur un exercice compliqué d’arpèges (brisés) de 7e dominante de si majeur, dont ses petits doigts boudinés étaient presque capables, mais pas tout à fait. La petite avait cependant du talent. Ou ce qui passait pour du talent dans la carrière d’enseignante d’Ariah, à Niagara Falls. Avec son enthousiasme habituel, Ariah dit : « Très bien, Louise ! Très prometteur ! Maintenant recommençons, en veillant que les notes soient bien fluides, c’est une mesure à quatre temps… »
C’était une sorte de consolation, curieusement. La fréquence avec laquelle, lorsqu’on enseignait le piano, on s’entendait murmurer Très bien ! Très prometteur ! Maintenant recommençons.
Sa belle-famille et ses connaissances trouvaient cela excentrique, Ariah le savait. Que la femme de Dirk Burnaby donne des leçons de piano. À 5 dollars de l’heure. Une femme qui avait trois jeunes enfants. Comme une vieille fille de bonne famille en mal de revenus. Ariah avait dit en écarquillant des yeux innocents aux sœurs réprobatrices de Dirk : « Oh ! je m’entraîne pour une époque future où je serai peut-être abandonnée et démunie, et où il me faudra subvenir à mes besoins et à ceux de mes enfants. Toutes les épouses ne devraient-elles pas en faire autant ? » Cela en avait valu la peine, rien que pour l’expression prise par leurs visages maquillés constipés. Vraiment drôle. Ariah souriait à ce souvenir.
Quoique Dirk n’eût pas trouvé cela très amusant. En fait, il avait été furieux contre elle.
Ariah avait eu envie de protester Mais toutes les épouses ne devraient-elles pas en faire autant ?
Louise jouait consciencieusement ses arpèges, qui, au lieu d’être rapides, légers, étincelants comme une eau ruisselant sur la roche, étaient laborieux, mal égrenés, chaque note pareille à un minuscule maillet. « Pensez à la mesure : quatre temps par mesure, et une noire vaut un temps. » Ariah tapait avec son crayon. Elle avait acquis un don ambiauditif, pouvait écouter ses élèves d’une oreille tout en écoutant de l’autre ce qui se passait dans le reste de la maison. La nouvelle maison que Dirk avait tenu à acheter était terriblement grande, il y avait quantité de pièces où les enfants pouvaient s’aventurer, celle qui avait été baptisée « salle de piano de maman » était un ancien salon communiquant avec la salle de séjour, et voisin d’un couloir qui menait à la cuisine et à l’escalier. Où était Bridget ? Peut-être dans la cuisine avec le bébé. La nurse était également censée garder un œil sur Royall mais, bien entendu, Royall n’était pas facile à surveiller. Ariah espérait que la personne qui avait appelé avait maintenant raccroché.
Oui, apparemment Bridget était dans la cuisine. En train de nourrir le bébé avec ces roucoulements doucereux qui déplaisaient à Ariah. Elle veut être la mère de ce beau bébé. Mais c’est moi qui suis sa mère.
Ariah n’aimait pas non plus la façon dont Royall se pressait contre la nurse irlandaise. La manie qu’avait la nurse irlandaise de caresser ses beaux cheveux blonds, de s’extasier sur ses yeux bleus, de le serrer dans ses bras. De bavarder avec lui dans un langage enfantin apparemment gaélique. Ariah se demandait s’ils complotaient et riaient ensemble, s’ils cachaient des secrets à maman.
Chandler était trop vieux pour que Bridget le couve comme cela. Et il n’était jamais à la maison. Une chance ! Ariah aimait les téléphones débranchés. Elle se sentait protégée, en sécurité. Les téléphones qui sonnaient la rendaient nerveuse. Elle s’en éloignait parfois très vite, les mains plaquées sur les oreilles. À supposer que ce soit Dirk, ou Madelyn, cette secrétaire à la voix de velours qu’elle méprisait, qu’apprendrait-elle sinon que Dirk allait de nouveau être en retard pour le dîner, ou absent pour le dîner, et pourquoi Ariah serait-elle allée au-devant de nouvelles aussi désagréables ? Mieux valait ne pas savoir. Voir venir. Ôter le combiné de son support et attendre que la tonalité soit coupée, comme elle finit toujours par l’être. Sauf que parfois la gouvernante s’en mêlait, ou même Bridget, à qui personne ne demandait de jouer les bonnes. Le téléphone sonnait, brisant la tranquillité de la maison et on entendait crier : « Madame Burnaby ? Le téléphone, madame. »
Mais où était « madame » ? Dans sa salle de bains du premier, les deux robinets grands ouverts. En train de fredonner bien fort.
Les leçons de piano d’Ariah duraient toujours plus longtemps lorsqu’elle n’avait pas d’autre élève ensuite, et cette leçon-là se poursuivit donc jusqu’à six heures et quart. Louise semblait mal à l’aise, incertaine. Elle s’était si mal débrouillée du petit rondo de Mozart qu’elle travaillait depuis des semaines qu’Ariah avait dû le rejouer pour elle. Un morceau vraiment charmant, gai, précis, tout en surfaces scintillantes, sans profondeur ni intervalles de méditation. « Essayez encore, Louise. Je sais que vous en êtes capable. » Mais Louise commença, frappa sa première fausse note et secoua la tête. « Je… il faut que je parte, madame. » Gauchement, la petite fille se leva, rassembla ses partitions. Ariah était perplexe. L’air penaud, Louise dit : « C’est ma dernière leçon de piano avec vous, je pense. Je regrette. »
Ariah fut si étonnée qu’elle ne sut comment réagir. « Que dites-vous, Louise ? Votre dernière leçon… ?
– Ma m… mère dit…
– Votre mère ?
– C’est mon père qui le lui a dit, je pense. Plus de leçon de piano après aujourd’hui. »
Écarlate, évitant le regard d’Ariah, la gamine s’enfuit.
Ariah la suivit jusqu’à la porte d’entrée, referma sans bruit derrière elle, puis resta plusieurs minutes immobile dans le vestibule, étourdie comme si on lui avait donné un coup sur la tête. Louise Eggers était l’une de ses élèves les plus prometteuses. Les Eggers habitaient de l’autre côté du parc, dans une belle maison de style colonial où les Burnaby avaient été invités à plusieurs reprises, ces dernières années. Ariah avait été plutôt réservée, à son habitude, face à la sociabilité de Mme Eggers, mais elle avait toujours supposé que celle-ci l’appréciait. Son mari, directeur général de Niagara Hydro, était une relation d’affaires et un ami de Dirk.
Ou avait paru l’être.
« Oh ! zut. » Ariah eut une grimace de douleur.
Quelqu’un devait avoir reposé le combiné sur son support. Le téléphone sonnait.
L’enquiquineuse bien intentionnée du comté de Galway appela « madame » au téléphone de son accent lyrique et chantant. Hébétée, Ariah prit l’appel dans le bureau de Dirk. « Oui. » Elle n’avait même pas la force de poser une question rituelle.
Mais quel choc ! C’était la belle-sœur d’Ariah, Clarice.
Clarice ! L’aînée des sœurs Burnaby, et celle qui faisait le plus peur à Ariah. Une Joan Crawford au regard glaçant, dont les cheveux permanentés ressemblaient à de minuscules saucisses et qui avait la manie de faire la moue à Ariah dans le temps même où elle lui souriait avec une feinte chaleur. Clarice, âgée d’une cinquantaine d’années, était une femme impassible, avec quelque chose de l’air hautain et réprobateur de Claudine Burnaby. « Ariah ? Vous êtes là ?
– Oh ! Oui. »
Elle avait répondu d’une voix faible, presque inaudible. Elle essayait de rassembler assez de force pour adopter le comportement – mais quel était ce comportement ? – que le monde arrogant qualifie de normal.
Oh ! mon Dieu. Les pensées d’Ariah filèrent dans toutes les directions. Dirk et elle avaient-ils été invités avec les enfants à se rendre chez Clarice dans l’Isle Grand, et avaient-ils omis d’y aller ? Encore une fois ? (À la grande honte d’Ariah, c’était arrivé à Pâques de cette année-là. Ariah reconnaissait que c’était sa faute, elle avait oublié de noter la date sur son calendrier.) Deux ou trois fois par an, pour l’une ou l’autre des « fêtes », les sœurs de Dirk faisaient l’effort charitable d’être amicales, et invitaient chez elles leur frère et sa petite famille en expansion. Ariah redoutait ces invitations et parfois, plaidant une migraine ou un changement d’horaire dans ses leçons de piano, s’y dérobait. Claudine Burnaby, maintenant septuagénaire, obstinément recluse et devenue, disait-on, une fanatique religieuse, ne se rendait jamais chez ses enfants qui, néanmoins, parlaient et se préoccupaient d’elle de façon si obsessive qu’Ariah avait envie de se boucher les oreilles et de quitter la pièce en courant.
(En quoi était-il « excentrique » de rester cachée chez soi si l’on en avait envie ? Si l’on en avait les moyens financiers ? Si surtout on habitait une propriété comme Shalott, avec vue sur le Niagara ?)
Poliment Clarice demanda à Ariah comment elle allait, comment allaient les enfants ; Clarice estropiait invariablement le nom des enfants, mais Ariah ne prenait jamais la peine de la corriger. Ariah lui répondit aussitôt que bien, bien, tout le monde allait bien, quoique dans sa confusion et son embarras elle n’eût pas la moindre idée de ce qu’elle disait : si Chandler avait disparu de la maison depuis des jours, si Royall avait frotté des allumettes dans la cave et mis le feu à la maison, si Bridget avait pris la fuite avec la belle petite Juliet, Ariah aurait répondu d’un ton enjoué : « Oh ! très bien. » Mais elle n’eut pas la force de demander à Clarice comment allait sa famille.
« Si je vous appelle, Ariah, dit Clarice, d’une voix pareille à du béton coulé, c’est pour vous demander si vous avez entendu courir les mêmes vilains bruits que moi. » Une pause théâtrale. Ariah pressa le combiné contre son oreille, comme si ces bruits étaient à l’intérieur du téléphone et qu’elle fût censée les entendre.
Clarice poursuivit, inexorable : « Sur mon frère Dirk. »
Ariah tenta désespérément de plaisanter : « Ah ! sur votre frère Dirk. Pas sur mon mari Dirk. Quel soulagement.
– J’espère que vous allez trouver cela amusant, ma chère Ariah.
– J’espère bien, Clarice, répondit Ariah en riant. J’ai donné trois leçons de piano cet après-midi, et je suis d’humeur à rire de quelque chose.
– Mais pas de cette nouvelle-ci : Dirk a une liaison. »
Liaison ! Quelle expression curieuse.
« Ariah ? Vous m’avez entendue ? On dit que Dirk voit une autre femme. »
Ariah souriait dans une nappe de brouillard qui s’était introduite dans la pièce on ne sait comment. Elle flottait sur les objets, dont elle masquait les formes. Elle avait le goût de la brume humide et froide au pied des Chutes.
« Oh ! bonté divine. Dirk n’arrête pas de “voir” des femmes, Clarice. Il aurait dû mal à faire autrement, non ? Avec ses yeux ? » Ariah rit, le son que pourrait émettre un poulet dont on tord le cou. « Qu’est-ce que cela a d’in… in… habituel ?
– Vous êtes assise, Ariah ? Asseyez-vous. »
Ariah secoua la tête d’un air buté. Elle ne s’assiérait pas ! Comme Royall qui désobéissait par principe. Elle avait au moins autant de fierté que son propre fils de trois ans. Elle était debout devant le bureau à cylindre de Dirk, s’appuyait contre lui par faiblesse. Elle n’avait pas la coordination motrice requise pour tirer le lourd fauteuil de Dirk et s’y asseoir. Il était rare qu’elle entre dans le bureau de Dirk. Il était censé être « interdit » aux enfants. Et Ariah n’éprouvait pas le moindre intérêt pour les documents financiers, chèques oblitérés, reçus et feuilles d’impôts. Depuis son mariage, elle n’avait pas réglé une seule facture, ni même ouvert une lettre contenant une facture ; tout ce qu’envoyaient le comté du Niagara, l’État de New York ou le gouvernement fédéral des États-Unis, elle le repoussait avec un frisson, sachant que son mari capable et bienveillant se chargerait de ces horreurs.
Ses narines sensibles palpitaient dans cette pièce. Elle y percevait l’odeur faible, consolatrice, des cigares que Dirk fumait de temps à autre. Sa lotion capillaire, son eau de Cologne. Une bouteille d’eau de Cologne française pour homme qu’Ariah lui avait offerte. Il m’aime. Sait que cela me détruirait.
Ariah entendit Bridget monter Juliet au premier dans la nursery, roucouler et chantonner en gaélique. Il était temps de changer bébé ! Ariah éprouva un terrible sentiment de perte. Couches, pipi de bébé et caca de bébé ! Elle était en train de manquer la petite enfance de sa fille. Dans l’escalier, Royall s’élança derrière Bridget en babillant, martelant les marches comme un soldat à la parade. Ariah avait une envie irrésistible de les rejoindre. Elle bégaya : « C… Clarice ? Il faut que je raccroche, mes enfants m’appellent. »
D’un ton féroce, Clarice dit : « Non. Surtout ne raccrochez pas, Ariah ! Vous avez fait l’autruche bien assez longtemps. Ces vilaines rumeurs ne concernent pas que vous, elles concernent aussi les Burnaby. Nous tous. Ma pauvre mère, qui ne se porte pas bien et qui serait désespérée si elle apprenait la conduite de son fils, de son enfant “préféré”. Et en public. Comme s’il n’était pas déjà assez pénible que Dirk ait une liaison avec une femme du peuple, une femme mariée qui a des enfants, il présente pour elle des requêtes grotesques devant le tribunal, il n’a plus aucun discernement ni sur le plan juridique ni sur le plan moral, il a perdu la tête apparemment, et vous, sa femme, qui vous êtes toujours piquée d’être si intelligente, si cultivée, si supérieure à nous tous, nous n’avez rien remarqué ? Seriez-vous aveugle, Ariah ? »
La brume semblait s’étendre. Ariah se frotta les yeux. Peut-être devenait-elle aveugle ? Un grondement à ses oreilles, comme le bruit lointain d’une chute d’eau.
Sur le mur au-dessus du bureau de Dirk étaient accrochés des daguerréotypes encadrés de son grand-père risque-tout, Reginald Burnaby le Grand. Un jeune homme sexy, brun comme un gitan, maigre comme un lévrier, qui avait les cheveux courts, des moustaches en guidon de vélo et des yeux noirs intenses, brillants comme des billes. Ariah sentait son regard railleur. Toi aussi, sur ta corde raide ! Toi, qui rêvais que tu étais en sécurité sur la terre ferme.
Depuis bien des années, Ariah se taquinait et taquinait son mari en plaisantant sur son départ. Mais maintenant.
Clarice disait : « Interrogez mon frère sur “Nina” lorsqu’il rentrera. “Nina Olshaker”. S’il rentre. Demandez-lui pourquoi il se suicide professionnellement pour elle. En intentant une action contre la ville de Niagara Falls, le Conseil de l’éducation, Swann Chemicals et je ne sais plus qui d’autre ! Ses amis, me semblait-il ! Des hommes avec qui il est allé au lycée ! Les amis de nos parents ! Certains des personnages les plus puissants de Niagara Falls et de Buffalo ! Et tout cela pour une femme qui n’est même pas jolie, paraît-il. Son mari est un ouvrier d’usine et un agitateur communiste, et ils ont deux enfants, attardés mentaux tous les deux. Mais les Olshaker sont séparés maintenant, Dirk a installé cette femme dans une maison à Mt. Lucas, elle y vit à ses frais et vous, Ariah, son épouse, vous n’en savez rien, n’est-ce pas ? Vous vous cachez la tête dans le sable et jouez de votre précieux piano ! De votre “Steinway” ! La maîtresse de votre mari a un peu de sang tuscarora dans les veines, dit-on. Pire encore, elle est catholique. »
Ariah gémit comme un petit animal qu’on tourmente. « Je ne vous crois pas ! Laissez-moi tranquille. » Elle coupa la voix rapace de sa belle-sœur en raccrochant avec violence. Sur le mur, Reginald Burnaby le Grand sourit et lui fit un clin d’œil.
« Ce n’est pas vrai. Pas Dirk. »
Ariah se mit à fouiller le bureau de Dirk à l’aveuglette. Elle cherchait… quoi ? Les secrets de son mari. Ce bureau était un beau meuble ancien en acajou sculpté, si lourd qu’il laissait des marques profondes dans le tapis ; Dirk ne l’avait pas hérité de son père Virgil Burnaby, mais du bienfaiteur fortuné de son père, Angus MacKenna. Ariah savait peu de chose de ces morts, et souhaitait en savoir encore moins. Elle avait épousé Dirk, pas sa famille. Elle détestait sa famille ! Oh ! un bureau à cylindre était un nid de secrets. De secrets masculins. Il y avait quantité de casiers, de tiroirs. Éparpillés sur le bureau, des cigares enveloppés de cellophane, des Sweet Corona pour la plupart. Des liasses de chèques oblitérés, des reçus, des factures entourées d’élastiques. Des relevés de compte, des formulaires du fisc, des lettres d’affaires, des polices d’assurance. (Pas de courrier personnel ? C’était suspect.) Gémissant tout bas comme un chien battu, Ariah ouvrit des tiroirs, fourragea à l’intérieur avec frénésie. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas Ariah. La brume des Chutes avait pénétré dans la pièce, froide comme un crachat. Ariah avait du mal à voir. Elle feuilleta maladroitement le chéquier de Dirk. Des preuves ? Des preuves de la trahison d’un mari ? Elle avait oublié le nom de cette femme. Mais il ne peut pas y avoir de femme.
De son écriture soignée Dirk avait noté avoir établi des chèques de 500 dollars à l’ordre de « N. Olshaker » en août, septembre, octobre et, enfin, novembre 1961. Ariah était haletante, hébétée. « N. Olshaker ». Si c’est sa cliente, pourquoi est-ce lui qui la paie ?
Services rendus ?
Il y avait d’autres notations mystérieuses – suspectes. Des paiements mensuels de 365 dollars à la société de gestion de biens Burnaby. Pourquoi Dirk faisait-il des chèques à une affaire familiale ? Quel sens cela avait-il ? « Une maison à Mt. Lucas. Où il a installé sa maîtresse. Oh ! mon Dieu. »
Ariah perçut un mouvement derrière elle ; elle se retourna, se sentant prise en faute, et vit sur le seuil de la pièce un garçon au visage anguleux à qui on ne pouvait donner d’âge, trop sérieux pour être un enfant, trop petit de taille pour être un adolescent, une peau cireuse ridée, et des yeux inquiets, scintillants comme des écailles de poisson derrière des lunettes à monture d’acier. (Ah ! ces maudites lunettes ! Elles n’avaient que quelques semaines et Ariah ne les voyait jamais sans avoir envie de les arracher du nez de l’enfant et de les casser en deux.) Sa chemise de flanelle était froissée et déboutonnée et il y avait des taches aux deux genoux de son pantalon, alors qu’à n’en pas douter ces deux vêtements avaient été lavés et repassés de frais lorsqu’il les avait mis ce matin-là. Un moment, affolée, Ariah fut incapable de se rappeler le nom de cet enfant.
C’est le mien, ma pénitence.
Le garçon demanda d’un ton anxieux si quelque chose n’allait pas.
Cette voix râpeuse : si le papier de verre pouvait parler, il parlerait comme cela.
Ariah parvint à se ressaisir, jusqu’à un certain point : « Pour l’amour du ciel, Chandler. Tu m’as fait une de ces peurs. Quelle idée de te glisser derrière moi comme une… une tortue ! » Ariah joignit les mains pour les empêcher de trembler. Son visage devait être livide, ses taches de rousseur ressortir comme des points d’exclamation. Elle s’adressait pourtant à Chandler de son ton réprobateur habituel, comme si l’enfant n’en méritait, et n’en aurait pas compris, d’autre.
Chandler dit, avec hésitation : « Je… je t’ai entendue pleurer, mère. Je t’ai entendue… crier. »
Ariah dit avec virulence : « Tu ne m’as pas entendue crier, Chandler. Ne dis pas de bêtises. Ce n’était pas moi. »