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Dix ans plus tard, Royall grimaçait en pensant à ce lait renversé. Le choc, et le verre volant en éclats à ses pieds.

King’s Dairy. Du lait froid jeté sur Royall Burnaby. Il sourit à l’idée que cela allait peut-être lui arriver tous les dix ans. Une espèce de motif de patchwork farfelu dans sa vie.

Un jour, Candace avait dit à Royall et Juliet à sa façon surexcitée et haletante : « Oh ! vous avez tellement de chance. Vous avez la mère la plus fascinante du monde. »

Frère et sœur avaient échangé un regard surpris.

Juliet avait répondu, avec un soupir : « Oh, ça. Nous le savons, je crois. »

Dix ans après l’incident dans la cuisine, Royall hésitait devant la porte du 1703, Baltic. Il entendait de la musique à l’intérieur. Quelqu’un jouait du piano avec énergie, un rondo de Mozart apparemment, puis, après un silence pareil à un hoquet, la voix d’Ariah s’éleva, chaude et encourageante. Les enfants d’Ariah avaient appris à entrer et sortir de la maison sans bruit pendant les leçons de piano de leur mère, mais Royall s’attarda sur le seuil, rêveur et distrait. Il portait un pantalon kaki froissé, une chemise de flanelle par-dessus son tee-shirt, une casquette de la Compagnie du Trou du Diable enfoncée bas sur le front. Il avait une barbe de trois jours qui luisait d’un éclat mauvais, de la limaille de fer, et les yeux injectés de sang comme s’il les avait frottés avec ses poings. Depuis vendredi matin, il ne s’était pas changé, ne s’était guère lavé que les mains, les bras et les aisselles. Et on était lundi après-midi.

Honte, honte ! « Royall Burnaby » est son nom.

En fait, Royall n’était pas si honteux que cela, et il n’éprouvait pas le moindre repentir. Il était rempli de soulagement comme un ballon d’hélium. Libre ! Si libre qu’il aurait pu s’envoler. Pas un homme marié à dix-neuf ans.

Bien sûr, il plaignait Candace. Son visage s’empourprait quand il y pensait. Il lui avait fait du mal, et c’était la dernière chose qu’il souhaitait. Il plaignait presque autant Ariah. Mais pourquoi ?

Candace va être ma femme, pas la tienne.

Ariah n’avait pas voulu que Chandler, âgé de vingt-cinq ans, « voie » une amie qui était séparée de son mari et enceinte. Ariah avait déclaré choquante et rebutante l’idée d’une telle « liaison », et fait promettre à Chandler de ne pas se laisser persuader d’épouser la jeune femme ; Ariah avait même refusé de la rencontrer. Et pourtant, Ariah avait immédiatement sauté sur Candace McCann en jugeant qu’elle ferait une épouse « parfaite » pour Royall.

C’était étrange. Mais, si l’on connaissait Ariah, peut-être pas si étrange.

Maintenant qu’elle approchait de la soixantaine, moins nerveuse et excitable qu’elle l’était plus jeune, Ariah était aussi moins encline à des accès de colère spectaculaires. (Ou à des « fugues », ainsi qu’elle les baptisait elle-même avec un détachement clinique. Comme si ces crises étaient un état d’esprit dont personne n’était responsable, à la façon dont, frappé par la foudre, on agiterait bras et jambes en blessant sans le vouloir des spectateurs innocents.) Il y avait des jours où elle refusait de parler à Juliet en raison d’une infraction mineure à leur relation mère-fille, ce qui paraissait absurde à Royall, qui, enfant, avait eu beaucoup plus de liberté. Ariah riait des bêtises que Royall commettait par insouciance ou par maladresse, alors que les mêmes bêtises commises par Juliet, ou par ce pauvre Chandler, l’auraient mise en fureur.

(Par bonheur pour lui, Chandler n’habitait plus Baltic Street. Mais il passait souvent, et dormait parfois dans son ancien lit, comme s’il avait autant besoin de la présence irritable d’Ariah que, à sa façon, Ariah avait besoin de lui.)

« Hé Royall ! Comment va ? »

Un voisin d’en face, dont Royall avait souvent nettoyé les gouttières pour une rémunération très modeste, le hélait, et il fut bien obligé de répondre et de le saluer. Royall supposait que tout le voisinage était au courant de l’annulation brutale de son mariage, bien qu’aucun habitant de Baltic Street n’eût été invité.

« Je pensais que tu serais en voyage de noces, cette semaine, hein ?

– Eh bien, non. »

Le voisin, un homme d’un certain âge qui boitait, eut un rire mystérieux et rentra chez lui. Royall avait le visage en feu.

Peut-être avait-il été mal inspiré de revenir chez lui aussi vite ? Il devait reconnaître qu’il avait peur de revoir Ariah.

Il l’avait appelée dès le vendredi soir, bien sûr. Il lui avait aussitôt annoncé que le mariage était « annulé ». Il était 9 heures passées et Ariah n’aimait guère répondre au téléphone lorsqu’il était aussi tard, mais elle avait décroché à la dixième sonnerie, si stupéfaite de ce que lui disait Royall qu’elle lui avait demandé de répéter, et lorsqu’il l’avait fait, en expliquant précipitamment qu’il ne pouvait pas épouser Candace parce qu’il ne l’aimait pas et qu’il ne pensait pas qu’elle l’aimait, Ariah avait gardé le silence si longtemps qu’il avait craint un genre d’attaque. Puis il entendit sa respiration, rauque, pénible, comme si elle essayait de ne pas pleurer. Ariah, qui méprisait les larmes ! Très vite, Royall dit : « Maman ? Candace va venir te voir. Elle comprend mes raisons. Elle est bouleversée, et furieuse contre moi, mais elle comprend, je crois. Pardonne-moi, maman, je suis désolé. Je suis un salaud, je suppose. Maman… » Mais ce fut Juliet qui lui répondit. « Elle est montée dans sa chambre en courant, Royall. Elle n’a pas voulu me dire ce qui n’allait pas. Tu n’es pas blessé, au moins ? Royall ? Tu n’es pas mourant ? »

Le lendemain, samedi, Royall envoya un télégramme à Ariah. Son premier.

 

CHÈRE MAMAN DÉSOLÉ PAS LE CHOIX

EXPLIQUERAI UN JOUR AFFECTUEUSEMENT ROYALL

 

Tout de suite après sa rupture avec Candace, Royall s’était caché. Il avait vécu trois jours en fugitif. Sans contact avec quiconque. Il n’avait appelé personne d’autre, sachant que la nouvelle se répandrait vite. Tous les amis et les parents de Candace avaient dû être mis au courant dans l’heure. Des égouts qui débordent, disait Ariah à propos de la façon dont circulaient les commérages. On peut compter sur le débordement des égouts à Niagara Falls, comme on peut compter sur les ragots et les « sales nouvelles » en général. Royall préférait ne pas penser à ce que les gens disaient de lui. Choqués, scandalisés, furieux. Même la mère de Candace était sans doute prête à l’étrangler. Vous vous rendez compte ! Faire une chose pareille ! La veille du mariage ! Royall savait que Candace détesterait avoir à rendre les cadeaux de mariage, préjudice s’ajoutant à l’insulte.

Elle ne lui pardonnerait jamais, il le savait. Ce qu’il avait fait était pire qu’une trahison d’ordre sexuel. S’il lui avait parlé de la femme en noir, elle aurait été blessée, choquée, écœurée, elle aurait pleuré et tempêté, lui aurait dit qu’elle le détestait, qu’elle ne voulait pas l’épouser ; mais, pour finir, et assez vite, elle lui aurait pardonné et l’aurait épousé. En revanche, ce qu’il avait fait là, par honnêteté, en sachant que c’était ce qu’il y avait de mieux pour eux deux, elle ne le lui pardonnerait jamais.

La leçon de piano avait-elle pris fin ? Il était presque 6 heures. Mais Ariah prolongeait parfois la séance. C’était un professeur sérieux, exigeant, qui, au bout de plus de trente ans d’enseignement, avait encore la capacité de s’étonner des fautes de ses élèves. Ariah avait longtemps embarrassé ses enfants, et notamment Juliet, très sensible à ce genre d’affront, en accordant plus d’importance aux leçons de piano de ses élèves qu’ils ne le faisaient eux-mêmes. Elle était toujours blessée, stupéfaite, bouleversée, que des adolescents moyennement doués abandonnent ou que leurs parents décident de ne pas continuer. Cela n’avait rien à voir avec l’argent : Ariah s’occupait parfois d’un élève pendant des mois sans se faire payer. Elle aimait la musique et ne comprenait pas que d’autres puissent la prendre à la légère. Autant foutre son argent à la poubelle fut l’expression grossière (mais peut-être appropriée ?) qu’employa le père d’un des élèves d’Ariah lorsqu’il décida d’arrêter les leçons. Ariah adopta l’expression avec son humour macabre habituel. Foutre son argent à la poubelle, c’est que nous faisons tous. C’est la vie !

Dans Baltic Street, au milieu de voisins ouvriers ou « assistés sociaux », dont certains vivaient dans des maisons délabrées grouillantes d’enfants, la femme rousse grisonnante du 1703 était considérée comme une veuve qui élevait seule ses trois enfants, digne, polie, plutôt méprisante et distante, très renfermée, « excentrique ». On reconnaissait qu’Ariah Burnaby était quelqu’un de particulier, une femme qui avait de l’« éducation », du « talent » ; on savait qu’elle redoutait les intrus, que même un coup amical frappé à sa porte pouvait la bouleverser. On dirait un fantôme. Elle vous regarde sans vous voir. Quand on l’appelle « madame Ariah », à la tête qu’elle fait, on a l’impression qu’on lui plante un poignard dans le cœur.

Dès qu’il avait été assez grand pour jouer avec les enfants d’à côté, Royall avait été populaire dans la rue, une sorte de demi-orphelin plein d’entrain. Il se faisait des amis partout et était toujours le bienvenu dans les maisons de ses amis, où quelquefois, mine de rien, les mères l’interrogeaient. (« Ta mère n’a pas l’air de sortir beaucoup, Royall ? », « Tu ne te souviens pas de ton père, j’imagine ? ») Les gens oscillaient entre un sentiment de rancœur à l’égard d’Ariah pour ses airs supérieurs, et de compassion pour sa situation difficile. Fallait-il éprouver de l’antipathie pour elle ou de la pitié ? Elle jouait très bien du piano, mais elle n’avait pas de mari, pas vrai ? Elle avait été mariée à Dirk Burnaby, mais maintenant elle habitait Baltic Street, pas vrai ? Et où étaient ses parents, sa famille ? Pourquoi ses enfants et elle étaient-ils aussi seuls ?

Lorsque Royall était enfant, il y avait eu des périodes, de plusieurs mois parfois, où Ariah ne pouvait se résoudre à sortir de la maison même pour faire les commissions – « Je me sens si faible, si oppressée, je sais que je m’évanouirai si je prends ce bus » ; dans ces moments-là, les voisins proposaient discrètement leur aide. Ils accompagnaient Chandler et Royall à l’A & P, munis de la liste des courses écrite en lettres capitales par Ariah ; ils emmenaient les enfants chez le médecin ou le dentiste, dans les magasins de vêtements et de chaussures. Des services dont Ariah était forcée de leur être reconnaissante, mais qui la contrariaient profondément. « Ne révélez pas les secrets de la famille ! » disait-elle aux enfants. (Qui se demandaient alors quels pouvaient bien être ces secrets.) « Les gens ne cherchent qu’à fourrer leur nez dans les affaires des autres. Dès qu’ils sentent une faiblesse, ils en profitent. » Lorsque, peu après son cinquantième anniversaire, Ariah dut être opérée d’urgence de calculs biliaires, les voisins invitèrent les enfants à venir manger chez eux ; puis, lorsqu’elle fut sortie de l’hôpital, pendant le temps de sa convalescence, ils passèrent apporter des plats mijotés, des restes de dinde (c’était en novembre, au moment de la fête de Thanksgiving), des gâteaux et des tartes. Chandler était chargé de les remercier poliment, alors même qu’Ariah suffoquait d’indignation. « Quelle bande de chacals ! Ils voient que je suis “à terre”. Ils se disent que maintenant je suis l’une des leurs. » La peau pâle d’Ariah brillait d’un éclat froid. Ses yeux vert translucide étincelaient de douleur et de triomphe. « Mais ils se trompent, vous savez. Nous leur montrerons. »

Chandler, qui avait dix ans et commençait à manifester un peu d’indépendance, protesta : « Ils cherchent juste à être gentils, maman. Ils nous plaignent.

– “Nous plaindre !” répliqua Ariah d’un ton cinglant. Comment osent-ils ? Qu’ils commencent donc par se plaindre eux-mêmes. » Même dans son lit de convalescente, mortellement pâle et la voix fêlée, Ariah parvenait à blesser son fils aîné.

Royall, généralement épargné, était bien obligé de se demander pourquoi.

 

« C’est toi. Au moins, tu es vivant. »

Royall rit avec gêne. Ariah disait des choses incroyables. L’élève de piano était enfin partie. Lorsqu’elle l’avait raccompagnée à la porte, Ariah n’avait pas montré beaucoup d’émotion en découvrant son fils appuyé contre la balustrade de la véranda, la visière de sa casquette rabattue sur les yeux pour dissimuler son air coupable.

La jeune fille, une lycéenne, rougit en voyant Royall, comme si elle le connaissait. Elle murmura quelque chose comme S’lut Royall en passant près de lui.

Ariah le contemplait, le regard blessé et indigné. Peut-être se demandait-elle si elle ne devait pas lui interdire la maison. Refuser de le laisser entrer. Elle aurait pu jeter ses affaires sur le trottoir, comme, des années plus tôt, ils avaient vu une femme furieuse jeter celles de son mari à la vue de tout le voisinage, en hurlant : « Connard ! Connard ! »

Zarjo accourut sur la véranda, geignant et jappant avec excitation. Il n’avait pas vu Royall depuis plusieurs jours et avait peut-être supposé, à la tension qui régnait dans la maison, qu’une catastrophe était arrivée. Vieux à présent, le torse épais, le poil décoloré et clairsemé, les yeux moins clairs, Zarjo vouait toujours une adoration de chiot aux Burnaby, et surtout à Royall. Toute sa vie, Royall avait été son compagnon de jeu, et Ariah celle qui lui donnait à manger et le gardait près d’elle lorsque les enfants étaient à l’école. Zarjo poussa son museau contre les mains de Royall, tituba sur ses pattes de derrière en essayant de lécher le visage de Royall. « Zarjo, hé ! Couché. » Royall ne pouvait s’empêcher de sentir que la fidélité frénétique du chien était déplacée.

Ariah se détourna brusquement et rentra dans la maison. Mais elle ne ferma pas la porte au nez de Royall.

« Zarjo, j’ai dit couché, bon Dieu. »

On a envie de leur faire mal, parfois. À ceux qui vous aiment trop.

Royall suivit Ariah dans la cuisine en frottant ses joues râpeuses et irritées où lui semblaient pousser des piquants. Ses vêtements étaient froissés et ses aisselles sentaient. Ariah posa une bouilloire sur la cuisinière, comme c’était son habitude après un long après-midi de leçons de piano. Elle se déplaçait avec une lenteur délibérée, comme si ses articulations lui faisaient mal. Dans la lumière du plafonnier, son long visage sévère était celui d’une femme qui n’était plus jeune, mais ne se résignait pas à vieillir. Elle avait une allure farouche et résolue. Ses cheveux, son trait le plus frappant depuis toujours, étaient ramassés en un chignon lâche, tombant, mais néanmoins royal, maintenu par des épingles étincelantes ; ils étaient moitié rouille et moitié argent, scintillants comme du mica. Bien qu’elle fût visiblement tendue et malheureuse, elle avait mis pour ses élèves une longue jupe de tweed, un pull de cachemire noir brodé sur le devant, et un foulard de soie vaillamment rouge vif ; des vêtements achetés pour quelques dollars, et pas tout récemment, au dépôt-vente Second Time’ Round Fashions de Veterans’ Road. Ariah Burnaby était une femme digne, dos droit et tête haute, dans un quartier où les femmes au foyer sortaient souvent sur le pas de leur porte en chemise de nuit et en peignoir, avec d’énormes bigoudis dans les cheveux. Royall l’imaginait cependant en train de grincer des dents. Oui je suis furieuse. Oui cette fois tu es allé trop loin.

Ariah avait prévu une réception de mariage dans cette maison. La première réception qu’elle eût jamais prévue, pour autant que Royall le sache. Et Royall l’en avait privée.

Entre autres.

D’instinct, il se serait avoué coupable et aurait demandé pardon. Mais une partie de lui-même s’y refusait obstinément. Il ne regrettait rien ! Il était fichtrement heureux de ne pas être marié à Candace McCann ni à personne d’autre.

Royall remarqua le télégramme de la Western Union, froissée en boule, sur le plan de travail de la cuisine. Il tâchait de trouver des mots qui ne sonnent pas faux, hypocrites ou geignards. Comme si elle lisait dans ses pensées, Ariah dit sèchement : « Un télégramme. Mon premier. Toutes mes félicitations, Ariah Burnaby, votre fils a eu un comportement honteux. »

Royall poussa un soupir. Il caressait la tête de Zarjo, plus osseuse que dans son souvenir, et le chien, haletant d’excitation, lui léchait les mains.

Sa longue expérience avait appris à Royall que, s’il ne ripostait pas tout de suite et avec vigueur, s’il ne cherchait pas à se défendre, Ariah intensifierait son attaque. Il n’oublierait jamais ce jour d’été, à la fin de son année de première, il travaillait pour le Service municipal des parcs et des loisirs et jouait dans l’équipe de soft-ball sponsorisée par la municipalité, les cheveux longs et flottants sur les épaules, un bandeau tressé autour du front, et Ariah le traitait avec un mépris cinglant de « sauvage hippie » ; et un soir, dans cette même cuisine, elle s’était jetée sur lui avec des ciseaux, lui avait empoigné les cheveux et en avait coupé des mèches épaisses avant qu’il pût l’arrêter. Après cela, elle n’avait cessé de le taquiner sans pitié. Son sauvage hippie de fils. Elle dit : « Cela n’aurait pas dû m’étonner, en fin de compte. Vous n’en faites jamais d’autres, vous les gosses. »

Vous les gosses. C’était blessant.

“Vous les gosses” ? répéta Royall. Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Vous savez vous y prendre pour briser le cœur de votre mère.

– Qu’est-ce que Chandler et Juliet viennent faire là-dedans, maman ? C’était ma décision.

– “Ma décision”. Tu es fier de toi, je suppose ? Tu n’es qu’un mâle égoïste, vaniteux et ignorant. »

Royall grimaça. Comment se défend-on lorsqu’on vous accuse d’être un mâle ?

Ariah dit, la voix tremblante : « Tu es comme lui. Tu as ses gènes. L’instinct de blesser et de détruire. De tout gâcher. De tourner le dos aux gens qui t’aiment, qui t’ont fait confiance. Oh ! je te déteste ! » Elle s’interrompit, désemparée, comme si elle se rendait compte qu’elle en avait trop dit. Avec brusquerie elle se détourna, retira à l’aveuglette la bouilloire fumante de la cuisinière.

« Comme qui, maman ? Mon père ? »

Royall attendit avec anxiété. Il savait qu’il ne fallait pas bousculer Ariah.

Elle remplissait la théière, renversant un peu d’eau à côté. Sa main tremblait tellement que Royall craignit qu’elle s’ébouillante. Elle dit : « Je ne pourrai plus jamais te faire confiance. Moi qui t’aimais tant…

– Oh ! maman. Par pitié…

– Je t’aimais plus que Juliet, que j’aurais dû aimer plus que personne. Elle était ma petite fille, la fille pour qui je serais morte, mais ça n’a pas tourné comme il fallait entre nous, pas comme avec toi. Oh ! dès le début, tu as été mon Royall ! Et maintenant je te déteste.

– Bon Dieu, maman. Tu ne parles pas sérieusement.

– Ne jure pas en ma présence ! Cette façon argotique de parler, c’est “dans le vent” et tellement vulgaire. »

Royall prit une profonde inspiration. « En quoi est-ce que je ressemble à mon père, maman ? Dis-moi. »

Ariah secoua la tête. Son visage s’était fermé comme un store que l’on baisse.

Il avait trahi la famille. Il était sorti de la famille. C’était ça.

Hardiment, Royall insista : « Pourquoi tu ne veux pas me parler de mon père, maman ? Je sais qu’il est mort. Il ne peut plus nous faire de mal, maintenant… non ? » Mais là, Royall perdit pied. Comme cela lui arrivait parfois, à la barre du bateau du Trou du Diable, lorsque certains passagers avaient des réactions excessives, criaient et hurlaient comme si les eaux tumultueuses mettaient véritablement le bateau en danger ; leur peur se communiquait instantanément à tous les passagers, et même le cœur de Royall se mettait à battre absurdement. Une expression horrifiée s’était peinte sur le visage d’Ariah.

Royall se tut. Il retira la bouilloire de la main tremblante d’Ariah et la reposa sur la cuisinière. Au moins Ariah ne pourrait-elle ébouillanter ni lui ni elle-même. Cette cuisine avait été témoin d’une longue série d’« accidents » variés, mi-sérieux mi-comiques, attribuables tantôt à Ariah, tantôt à ses enfants distraits.

Royall essaya son sourire-Royall le plus charmeur. Il lui réussissait depuis dix-neuf ans avec cette femme, et il ne pouvait croire qu’il ne lui réussirait pas cette fois-ci encore. D’un ton d’excuse, il dit : « Je sais, maman, c’était dégueulasse de faire ça. Je…

– “Dégueulasse”. Qu’est-ce que c’est que cette façon de parler ? Tu as été cruel, tu as été égoïste… » Elle se tut brusquement. Sans doute s’apprêtait-elle à le traiter de nouveau de mâle, se dit Royall.

« J’étais désespéré, tu sais. Quelque chose m’est arrivé ce jour-là. Et j’ai su que ce que je faisais n’était pas bien. Que cela ferait du mal à Candace, et à moi. Si nous avions eu des enfants…

– Si j’avais eu des petits-enfants, coupa Ariah avec colère. Ça, ça te dépasse, je suppose.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

– Encore heureux que Candace ne soit pas enceinte. C’est le seul point positif de cette histoire. Si tu l’avais abandonnée…

– Je ne l’aurais pas “abandonnée”, maman, protesta Royall. Jamais je n’aurais fait ça.

– Vraiment ! Je me le demande. » Ariah versa du thé dans une tasse, en tenant la théière à deux mains. « Ne va pas t’imaginer que Candace ne s’en remettra pas, Royall Burnaby. Vendredi soir, elle était bouleversée, elle avait le cœur brisé, mais elle n’était pas hystérique, et sa religion lui sera une consolation. “Royall n’est pas croyant, alors peut-être que c’est mieux comme ça, finalement”, voilà ce qu’elle a dit. Elle portera cette belle robe pour quelqu’un d’autre, et très bientôt, tu peux me croire. D’ici un an ou deux. » Ariah se lançait dans un de ses discours compassés. « Dire que tu as laissé partir une fille aussi jolie. Une fille au cœur pur, simple… et si douce.

– Pour l’amour du ciel, maman ! fit Royall, écœuré. Si je voulais une femme “douce”, j’épouserais un lapin en chocolat. Je coucherais avec Fannie Farmer et son livre de cuisine.

– Royall. Surveille ton langage.

– C’est le mien, pas le tien ! Je veux une femme avec qui je puisse parler, bon Dieu. Parler et rire. Une femme qui soit plus intelligente que moi, pas plus idiote. Une femme pour quand je serai plus âgé, et prêt. Une femme qui ne voudra pas que je trouve un vrai travail dans une putain d’usine chimique qui bousillera mes putains de cellules grises, les rares que j’aie. Une femme… » Royall prit une profonde inspiration, soudain inspiré. « … Une femme douée. Dans des domaines où je ne le suis pas. »

Ariah le regardait fixement. Une expression horrifiée se peignit de nouveau sur son visage. Ses lèvres remuèrent sans émettre de son, elle sembla sur le point de s’évanouir. Royall eut peur pour elle et dit très vite, battant en retraite : « Je sais juste que c’est mieux comme ça, maman. Candace le savait aussi, je pense, mais une fois que le mariage a été programmé, c’était difficile de tout arrêter, un peu comme si ce mariage avait sa vie à lui, qu’il était le but de tout ce que nous faisions. Je ne voulais pas te décevoir, tu sais. Si peu de choses semblent te rendre heureuse… »

Ces mots flottèrent dans l’air. Pas une accusation, une constatation. Un peu remise de son choc, Ariah parvint à rire avec indignation. « Ah ! voilà maintenant qu’il me fait des reproches ! Mon fils sans reproche fait des reproches à sa mère. »

Royall se disait pour la première fois que sa mère et son père avaient dû s’aimer, un jour. Longtemps auparavant, lorsqu’ils s’étaient mariés. Et pendant combien d’années ensuite ? Puis quelque chose s’était passé. Il voulait savoir quoi ! Il fallait qu’il le sache. Mais à l’expression d’Ariah, il savait que ce ne serait pas ce jour-là.

« Je ne te reproche rien, maman. C’est ma faute. Je suis faible, je crois, j’aime donner aux filles l’impression qu’elles sont uniques, les rendre heureuses. Même si c’est un peu irréel, un peu comme une mascarade.

– La vie hors de la famille est une mascarade, dit Ariah d’un ton monocorde. Vous l’apprendrez un jour. »

Mais pas au sein de la famille ? Mal à l’aise, Royall remua les épaules.

Près de lui, il y avait Zarjo, pour qui n’existait aucune question d’ordre éthique, moral ou métaphysique, rien que la crainte angoissée d’être abandonné par son jeune maître. Doué pour décoder les tensions de la maison, parfois même avant ses occupants, Zarjo léchait les mains de Royall, essayait de monter sur ses genoux pour embrasser son visage empourpré. « Bon Dieu, Zarjo, descends ! » Le chien retomba, griffes cliquetantes sur le linoléum, blessé comme si Royall l’avait frappé. Alors Royall fut bien obligé de le câliner et de le caresser, pour lui assurer que oui, il était aimé.

La moitié de la terre prête à tout pour être aimée. La moitié de la terre prête à tout pour être débarrassée de l’amour.

« Ce qui m’est arrivé, maman…

– Oui. Que t’est-il arrivé ? On dirait que tu passes tes journées à boire, et que tu dors dans ta voiture. »

C’était cruel et inexact. Royall n’avait pas bu plus de deux ou trois bières ce jour-là. Il n’avait dormi dans sa voiture que le premier soir, le vendredi.

« … Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas épouser Candace parce que je… je ne l’aimais pas autant que je peux aimer une femme. » Là, c’était dit. Royall se lécha les lèvres, après avoir proféré cette énormité. Il n’avait jamais été du genre à réfléchir sur lui-même, et encore moins sur les possibilités de ce lui-même ; depuis l’enfance, l’avenir baignait pour lui dans le même flou, aimable et amnésique, que le passé. « Ça n’aurait pas été correct vis-à-vis de Candace… »

Ariah répondit sèchement : « Ah bon, et pourquoi ? Parce que tu aurais trompé cette pauvre fille ? »

Royall sentit son visage s’embraser. Parler d’un tel sujet avec sa mère ! « Ce sont des choses qui arrivent, non ? Si on se marie trop jeune. Après, on rencontre quelqu’un qu’on aime vraiment, comme on ne peut pas aimer celle qu’on a épousée. Et alors… »

Ariah se redressa de tout son mètre soixante-dix. Assez grande pour une femme de sa génération, elle était beaucoup plus petite que Royall et devait affirmer son autorité en braquant sur lui son fameux regard vert gazole. Oh ! on redoutait d’enflammer ce regard. Chandler, Royall, Juliet et sûrement Zarjo tremblaient de peur d’enflammer ce regard. « Es-tu en train de me dire que tu as rencontré quelqu’un d’autre, Royall Burnaby ? »

Royall hésita. Non. C’était une erreur.

Jamais il ne pourrait parler de la femme en noir à Ariah. À personne.

Ariah dit d’un ton railleur : « On est fier de soi, hein ? Ah ! vous, les hommes. Votre sexe serait amusant sans le venin que vous avez dans les reins ! »

Cette idée fit frissonner Royall. Du venin dans ses reins !

Je veux aimer. J’aimerai. Avec mon corps, et sans mensonge. Jamais plus.

Royall voulait changer de sujet. Il était en nage. Il dit d’un ton hésitant : « Je pourrais peut-être reprendre des cours. Des cours du soir. Je pourrais obtenir le Regents. Et alors… »

Ariah était assise à la table de la cuisine, elle buvait son thé. Un moment de crise semblait être passé, elle pourrait exercer son autorité plus facilement, à présent. Elle dit, avec un rire indulgent : « Toi ! C’est tout juste si tu as réussi à décrocher le diplôme local, Royall.

– … je pourrais aller à l’université, peut-être à Buffalo. Chandler l’a fait.

– Chandler ! Il est bien plus intelligent que toi, mon chéri. Tu le sais.

– Ah bon ? fit Royall avec froideur. On me l’a dit, en tout cas, ça c’est sûr.

– Tu as toujours eu des difficultés à l’école. Tu ne tiens pas en place, tu te lasses vite. Tu es quelqu’un de physique, pas comme ce pauvre Chandler. Même ses yeux sont faibles.

– Les yeux de Chandler ? Oh ! maman.

– Même Juliet est plus douée que toi pour étudier, Royall. Elle est rêveuse et rebelle, mais maligne. Alors que toi… »

Royall rit, en grattant plus fort la tête osseuse de Zarjo. « Tu es vraiment encourageante, maman. Tu as une grande foi en moi.

– J’ai eu foi en tes dons de musicien, Royall. Je ne parle pas de ta maudite guitare, mais du piano. Aucun instrument n’égale le piano ! Tu jouais de façon très prometteuse quand tu avais huit ans. Ensuite, tu n’as plus voulu en faire. Pourquoi ? Et tu avais une belle voix de baryton qui aurait pu être travaillée. Mais ça ne t’intéressait pas, tu étais toujours dehors. Tu n’avais ni la patience ni la discipline nécessaires. Tu crois qu’il y a de quoi être fier de ces chansons “folk” que tu chantais au lycée ? Maintenant tu as une voix éraillée, aussi lamentable que celle de ce Tom Dylan.

– Bob Dylan. »

Le visage d’Ariah se plissa de dégoût. « Horrible ! Elvis Presley, lui, avait au moins de la voix.

– Tu détestais aussi Presley, maman.

– Je détestais sa musique. Le “rock and roll”. C’est de la barbarie, la mort de l’Amérique. Dévorée de l’intérieur par ses propres enfants. »

La main d’Ariah trembla lorsqu’elle souleva sa tasse. Son chignon avait commencé à se défaire. Avec sauvagerie, elle dit : « Et toi !… Cette envie soudaine d’aller à l’université. Comme tu as eu envie, puis cessé d’avoir envie d’épouser cette gentille fille innocente. Tu aimes ton travail au Trou du Diable, alors pourquoi ? »

Royall savait ce qui allait suivre, mais il était bien incapable d’arrêter Ariah. Des années auparavant, il l’avait entendue manœuvrer Chandler pour qu’il renonce à aller à l’université de Pennsylvanie, où on lui avait accordé une bourse, et qu’il s’inscrive plus près de la maison, à l’université d’État de Buffalo. Tu sais que tu as les nerfs sensibles. Et si quelque chose de terrible t’arrivait ? Si loin de chez toi.

Et en effet les nerfs de Chandler avaient été mis à rude épreuve, et ils l’avaient été pendant ses quatre années de fac, pas à Philadelphie mais à Buffalo. Il avait dû faire l’aller-retour cinq jours par semaine pour se rendre à ses cours, habiter Baltic Street avec sa famille, et travailler à temps partiel pour payer ses frais de scolarité et participer aux dépenses de la maison. Université était devenu synonyme d’égoïsme, d’inutilité. C’était le sujet que réenfourchait Ariah, avec une éloquence méprisante. « Où prendrais-tu l’argent pour faire des études ? Il n’y a pas que les frais de scolarité, il y en a d’autres, cachés. Tu serais obligé d’emprunter, de t’endetter pour des années. Et si tu n’obtenais pas ton diplôme ? Tout cet argent serait perdu : fichu à la poubelle.

À la poubelle ! Royall ne put s’empêcher de sourire. Il se passait rarement un jour au 1703, Baltic Street sans que soit évoquée la poubelle redoutée.

« Quoi ? Tu trouves ça amusant ? Tu es un aristocrate déguisé, peut-être, ou l’héritier d’une fortune perdue ? J’ai de mauvaises nouvelles à t’apprendre, mon petit.

– Je peux travailler, dit Royall avec contrariété. Je travaille depuis l’âge de treize ans. Je t’en prie, maman !

– Mais tu n’as plus treize ans, aujourd’hui. Ta vie ne sera pas être éternellement un lit de roses, monsieur. Tu crois qu’avec l’argent dont tu nous “fais don” tu pourrais te payer le gîte, le couvert et les services d’une bonne à tout faire vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Ça n’est possible que dans ta famille, crois-moi. Ta sœur te cire tes chaussures, et pourquoi ça ? Ta sœur, qui ne fait rien de ce que sa mère lui demande, passe de longues heures à cirer tes ridicules bottes de motard, tes bottes de cow-boy, et pourquoi ? Ne me le demande pas. Elle t’adore, apparemment. Tu vois bien que nous vivons à l’étroit. La grande dépense de ta mère, c’est de faire accorder son piano deux fois par an, sans quoi nous serions tous à la rue, en train de mendier l’aide sociale. Mais vous les enfants, vous êtes tous pareils : vous vous conduisez comme s’il y avait de l’argent caché quelque part. » Ariah s’interrompit, haletante. Cela aussi, c’était un des thèmes d’Ariah : le trésor caché. D’aussi loin que Royall s’en souvienne, Ariah avait toujours fait allusion à ces richesses comme à quelque chose d’obscène, mais d’excitant ; d’excitant, mais d’obscène. Royall savait toutefois qu’il était inutile de relever, car Ariah ne parlerait que de ce dont elle voulait parler. Elle était un chien qui, les crocs solidement plantés dans sa propre laisse, tournait, feintait, gambadait. « Les gorges, le Trou du Diable, le tourisme, c’est idéal pour toi, disait-elle d’un ton ferme. Les touristes sont des enfants qui veulent être divertis, et tu as ce don, Royall. Et ce capitaine Stu a visiblement un faible pour toi. Et habiter ici avec ta sœur et moi, et avec Zarjo qui t’adore, si finalement tu ne te maries pas, c’est la solution raisonnable, Royall. » Ariah embrayait maintenant sur des reproches plus maternels. « Nous avons été heureux, Royall, tu ne trouves pas ? Toi, Chandler, Juliet, Zarjo et moi ? Tu n’aurais pas dû dire que “peu de choses me rendent heureuse”. Tout me rend heureuse, Royall, quand ma famille est en sécurité. » Ariah s’essuya les yeux, pour plus d’effet.

Le plafond craqua au-dessus de leurs têtes. Des bruits de pas hésitants. Juliet ? Sa chambre était juste au-dessus de la cuisine. Royall supposait qu’Ariah l’avait expédiée au premier pour ne pas être dérangée.

Juliet l’adorait-elle ? Royall sentit sa gorge se serrer. La nouvelle de la rupture avait bouleversé sa sœur. Pour une raison quelconque, elle avait attendu avec impatience le mariage de Royall. D’abord, comme à son habitude, elle avait déclaré qu’elle n’irait pas : elle avait horreur de ces cérémonies « artificielles, chichiteuses ». Personne ne voulait d’elle, de toute façon. Elle détestait « s’habiller », « se coiffer ». Elle était « tellement laide, de toute façon ». Mais Ariah l’avait entreprise sur le sujet, et elle avait fini par changer d’avis, au point d’attendre le mariage avec presque trop de surexcitation. Au lieu d’une « abominable corvée », c’était devenu une source de profond bonheur. Une « nouvelle sœur » était précisément ce que Juliet désirait. Il s’avéra soudain qu’elle avait « toujours désiré » une sœur. « Et j’aurai peut-être bientôt une nièce, je parie ! » disait-elle pour taquiner Royall, qui rougissait furieusement.

Mais maintenant, Juliet était au trente-sixième dessous. Lorsque Royall lui avait parlé, la veille, elle avait fini par se mettre à hurler et lui avait raccroché au nez.

Comment as-tu pu faire une chose pareille ! Oh ! Royall ! Puisses-tu rôtir en enfer.

Ils étaient tous si résolus à ne pas se perdre les uns les autres, pensa Royall. À ne pas céder un pouce.

Ariah observait son fils avec attention. Elle s’était penchée pour caresser le dos de Zarjo, tandis que Royall continuait à lui caresser la tête. Rassuré par les deux personnes qu’il aimait par-dessus tout, Zarjo s’apaisait peu à peu. Ariah dit : « J’ai fait un pain de viande pour ce soir, avec des oignons et des poivrons. Et de la purée, bien sûr. »

Le repas préféré de Royall. Il était bien obligé de se demander si c’était un hasard.

« Okay, maman. Impeccable.

– À moins que tu aies d’autres projets. »

Royall ne dit rien. De nouveau, il entendit craquer les lattes du plancher au premier. Juliet lui pardonnerait, elle aussi. Avec le temps. Royall, qui était revenu à la maison. Royall, qui n’était jamais parti.

« J’ai laissé un message au collège de Chandler en lui demandant de venir dîner avec nous. Il a des tas d’occupations mystérieuses, et il y a des jours que nous ne l’avons pas vu. Il fréquente toujours cette “amie” ? Celle qui… »

La jeune femme s’appelait Melinda. Elle était mariée, mais pas avec Chandler qui était amoureux d’elle. Royall plaignait Chandler qui semblait toujours s’occuper des autres, Royall compris. Pourquoi supportes-tu les conneries de maman ? lui avait-il demandé un jour, et Chandler l’avait regardé avec stupéfaction. « Des conneries ? Quoi ? Quoi, Royall ? » Il n’avait pas la moindre idée de ce que Royall voulait dire.

« Dis-moi, Royall : Chandler était au courant pour Candace et toi ?

– Au courant de quoi ?

– Il savait que tu allais rompre tes fiançailles ?

– Non.

– Mais tu te confies à lui, non ?

– Quelquefois. Pas cette fois-ci. »

Le menton d’Ariah tremblait. « Si j’apprends que Chandler savait ! Que Chandler t’a conseillé…

– Il ne l’a pas fait. » Royall avait envie d’ajouter : Ce n’est sûrement pas à Chandler que je demanderais des conseils sur l’amour, le mariage, le sexe. Il était presque sûr que Chandler n’avait jamais fait l’amour avec une femme. Le pauvre type était davantage le fils de sa mère que, lui, Royall, ne l’avait jamais été.

Ariah avait terminé son thé. Ses joues pâles avaient rosi. Avec un enthousiasme de petite fille, elle dit : « Eh bien, nous allons dîner gentiment ensemble tous les quatre. J’ai eu la prémonition que tu reviendrais peut-être. J’ai préparé le pain de viande ce matin, avant l’arrivée de mon premier élève… Mais si tu manges avec nous, Royall, va prendre un bain, s’il te plaît ! On dirait que tu as couché dehors, et avec des cochons, à en juger par ton odeur. »

Royall rit. Être taquiné ainsi ne le dérangeait pas, il était habitué aux changements d’humeur soudains de sa mère.

Mais Ariah ne pouvait pas sentir l’odeur de la femme en noir sur lui, c’était arrivé des jours plus tôt.

En fait, Royall avait fui Niagara Falls pour aller chez un ami de lycée qui habitait Lackawana. En disgrâce chez lui, il s’était réfugié dans cette ville industrielle enfumée, au sud de Buffalo, où personne ne le connaissait à l’exception de son ami. Le samedi soir, ils étaient allés boire ensemble. Le dimanche après-midi, ils étaient allés à l’hippodrome de Fort Erie pour distraire Royall de ses remords. Là, Royall avait eu la chance de gagner 62 dollars dès son premier pari, qui était aussi le premier pari de sa vie ; puis il perdit 78 dollars à son deuxième pari ; gagna 230 dollars au troisième ; et, en misant l’essentiel de ses gains, contre l’avis de son ami, sur un cheval nommé Black Beauty II, un tocard coté 8 contre 1, il gagna 1312 dollars. Mille trois cent douze dollars ! La chance des débutants, s’était exclamé son ami. La première aventure de Royall sur un champ de courses.

« Pas avec des cochons, maman, dit-il. Avec des chevaux. » À l’étonnement d’Ariah, il sortit son portefeuille, bourré de billets, et se mit à compter l’argent sur la table de la cuisine. D’un seul coup, il avait pris une attitude avantageuse, fanfaronne. Il se sentait déraper, comme une voiture sur une chaussée verglacée. Six cents, sept cents, huit cents dollars…

Ariah était abasourdie. « Royall ! D’où sors-tu tout cet argent ?

– Je te l’ai dit, maman. Les chevaux.

– Les chevaux ? Les courses ? »

Elle le dévisageait tout à coup comme si elle ne l’avait jamais vu.

« Après ce qui s’est passé dans ta vie, Royall, comment as-tu pu faire ça ? Aller aux courses. Dans un moment pareil… »

Royall changea d’avis et reprit l’un des billets de cent dollars. Comme cela, il lui restait six cents dollars pour Candace dans son portefeuille. Et le loyer de l’appartement était payé pour trois mois, Candace y resterait. Elle reprendrait son travail chez King’s Dairy, où elle était la serveuse la plus appréciée. Comme Ariah l’avait prédit, d’ici un an ou deux, elle serait de nouveau fiancée et, cette fois, elle se marierait.

Ariah disait d’un ton pressant : « Tu ne m’entends pas, Royall ? Qu’est-ce qui t’arrive, tout à coup ? Est-ce qu’en plus tu aurais bu ?

– Non, madame. » Royall poussa les billets vers Ariah, les sourcils froncés. Il se sentait effectivement ivre. Il avait du mal à choisir les mots qu’il fallait. Petit, il avait souvent été dérouté par les mots imprimés, la logique de leur position sur la page, que les autres enfants semblaient accepter sans poser de questions. (Mais peut-être leurs yeux étaient-ils différents de ceux de Royall ?) Il lui était arrivé de mettre un livre à l’envers, ou d’essayer de lire les phrases de côté, verticalement. Les autres enfants, et sa maîtresse, avaient cru qu’il faisait le pitre pour les amuser rire. Un enfant gai et aimable, avec ces cheveux blond filasse, ces yeux bleu vif et ce sourire radieux ? Pas étonnant que tout le monde ait adoré le petit Royall Burnaby.

« Ariah, je peux te demander quelque chose ? »

Il était rare que Royall appelle sa mère « Ariah ». Elle se raidit.

« Je n’ose imaginer quoi. Il est évident que tu as bu.

– Pourquoi m’as-tu appelé “Royall” ? »

La question prit visiblement sa mère au dépourvu. Elle ne s’y attendait pas.

« Royall… » Ariah passa la main sur ses yeux, cherchant, semblait-il, à se souvenir. Elle prit une profonde inspiration, comme si elle attendait cette question depuis très longtemps et qu’elle eût préparé la réponse. « Je crois… ça doit être parce que… tu avais quelque chose de “royal” pour moi. Tu étais mon premier-né “royal”.

– C’est Chandler le premier-né, maman.

– Bien sûr. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Toi, mon chéri, tu me paraissais “royal”. Ton père… » Ariah s’interrompit, désemparée. Mais tel était son sang-froid que sa main ne trembla pas lorsqu’elle l’écarta de son visage. Son regard assombri ne vacilla pas, fixé sur le visage de Royall.

Il dit d’un ton détaché : « À Fort Erie, on m’a dit qu’il y avait eu un jour un “Royall Mansion”, un cheval célèbre. Dans les années 50. »

Ariah eut un rire nerveux. « Ça, je n’en ai aucune idée. Je ne connais rien aux chevaux ni aux courses.

– Oh, ça me serait égal de porter le nom d’un cheval, s’il était exceptionnel. Il y a pire. »

Royall se comportait maintenant comme s’il s’apprêtait à partir. C’était étrange parce qu’il venait juste d’arriver. Il dit :

« Cet argent est pour toi, maman. Pour les frais du mariage. Tu as beaucoup dépensé.

– Non, dit aussitôt Ariah. Je ne peux pas accepter ton argent. Pas celui que tu as gagné aux courses.

– Celui que j’ai gagné en travaillant, alors. J’ai une dette envers toi. D’accord ?

– Non, Royall. »

Ariah était debout. Son autorité avait été mise en question, sa souveraineté était en jeu. Elle observait son adversaire comme quelqu’un qui a été attaqué dans son sommeil, à l’improviste. Elle repoussa les billets de cent dollars, et Royall s’écarta. L’un des billets tomba à terre en voletant. Royall veillait à garder la table entre sa mère et lui. Zarjo les regardait tous les deux, tremblant.

« C’est de l’argent souillé. Je ne peux pas y toucher.

– C’est juste de l’argent, maman. Et j’ai une grosse dette envers toi. »

Ariah économisait depuis des années dollars, quarters et dimes sur ses leçons de piano. S’il y avait un fonds secret, c’était celui qu’elle avait laborieusement amassé, déposé sur un compte pour le maigre intérêt rapporté chaque trimestre, ou plutôt, d’après Royall, caché dans un tiroir de la commode de sa chambre à coucher. Une conviction l’envahit avec la force d’une attaque de grippe : il aimait cette femme, sa mère, et ne pouvait plus vivre avec elle.

Royall gratta de nouveau le crâne de Zarjo, en guise d’adieu. Le chien leva vers lui un regard mélancolique.

« Dis à Juliet que je ne pouvais pas rester, maman. Je t’appellerai. »

Ariah dit avec calme : « Si tu quittes cette maison, Royall Burnaby, tu n’y seras plus le bienvenu. Jamais.

– D’accord, maman. »

Bizarre que Royall s’en aille sans dîner, alors qu’il avait très faim. Bizarre qu’il n’eût pas su avant cet instant qu’il s’en irait aussi soudainement, alors qu’une partie de lui, le Royall rêveur, le Royall enfant, avait une si grande envie de rester. Il partirait sans prendre ce bain dont il avait besoin et que sa mère avait ordonné. Il partirait sans rien prendre dans sa chambre ; et lorsqu’il reviendrait le lendemain matin, il trouverait ses affaires en tas sur la véranda et jusque sur le trottoir – vêtements, chaussures, bottes, sa guitare à la corde cassée, l’annuaire 1976 du lycée de Niagara Falls, une radio, un tourne-disque et des dizaines de disques dans leurs pochettes usées. Dans l’une de ses bottes de cow-boy éraflées, Royall découvrirait, à sa consternation, sept billets de cent dollars, soigneusement attachés avec un élastique.

Et cette fois même Zarjo ne sortirait pas pour le saluer. Porte d’entrée verrouillée, et tous les stores tirés.