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Un garçon au cœur siffloteur. Exactement le genre de garçon à qui une fille ne peut pas se fier.

Cette journée. Cette très longue journée dans la vie de Royall Burnaby. Le premier vendredi d’octobre 1977. La veille du mariage de Royall avec Candace McCann qu’il aimait et à qui il n’aurait fait de mal pour rien au monde.

Sauf que : comment Royall pouvait-il se marier, à présent ?

La honte lui faisait battre le cœur. Déjà, avant même d’avoir une femme, il lui avait été infidèle.

Comme disait Juliet Il y a une malédiction sur nous les Burnaby. À la façon dont les gens prononcent notre nom, on l’entend.

Royall était arrivé au ponton d’embarquement avec une heure vingt de retard. Il avait manqué son excursion, et les deux bateaux étaient partis. Le capitaine Stu était furieux. Royall marmonna des excuses. Il avait l’esprit si ébloui, la gorge si sèche d’amour pour la femme en noir qu’il ne fit aucun effort pour inventer une explication. C’était comme pendant ces épreuves d’examen au lycée où Royall avait l’esprit vide, un tableau noir essuyé d’un coup de chiffon. Pas propre, juste essuyé en vitesse et nébuleux. Hochant la tête, les yeux baissés, il laissa le capitaine Stu l’engueuler tel un père exaspéré, puis l’envoyer mettre son uniforme pour l’excursion de 11 heures.

Cette longue journée que Royall traversa comme un somnambule, souriant, yeux papillotants, poli dans son rôle de « lieutenant-capitaine Royall », le plus jeune des pilotes employés par la Compagnie de croisières du Trou du Diable. Il était le préféré des touristes femmes de tous âges, et des enfants qui réclamaient à grands cris d’être photographiés avec lui. Son large et franc sourire aux lèvres, il fut photographié pour la millième fois à la barre du bateau trempé d’embruns. Et lorsqu’on lui posa l’inévitable question sur la quantité d’eau qui tombait des Chutes, il ne manqua pas de donner la réponse, « 170 millions de litres par minute, un million de baignoires par seconde », comme si c’était la première fois.

Piloter des touristes pour la Compagnie du Trou du Diable était un travail demandant dextérité manuelle, patience, « personnalité » et une ambition limitée, et c’était donc un travail convenant tout à fait à Royall Burnaby qui avait obtenu son bac de justesse. Chandler était déçu par son frère cadet, il s’attendait qu’il s’inscrive au moins dans une université d’État de la région, celle de Buffalo par exemple, mais Royall aimait son travail au Trou du Diable, un travail qui l’occupait et où on n’avait pas besoin de penser beaucoup. Ça fait trop mal de penser. Il n’y a pas d’avenir là-dedans. Ariah avait encouragé Royall à prendre cet emploi, à rester près de chez lui. En fait, Ariah encourageait Royall à habiter Baltic Street aussi longtemps qu’il le voulait.

Royall et sa future femme, Candace. Jusqu’à ce que le jeune couple puisse se payer un logement « décent ».

Royall monta à bord avec empressement. Là, il avait un objectif, et du pouvoir. « Le lieutenant-capitaine Royall ». À la barre du bateau bondé, il se sentait étrangement libre. Il avait besoin de travailler, besoin d’avoir une responsabilité. Peut-être valait-il mieux avoir la responsabilité d’inconnus que de gens que l’on connaissait et aimait. Les touristes étaient une sous-espèce d’humanité préoccupée d’En-avoir-pour-son-argent. Ils étaient avides et soucieux de Voir-ce-qu’il-y-avait-à-voir. Leur capacité d’attention était de courte durée, ce qui était une bonne chose. Ils étaient faciles à satisfaire, et les Chutes étaient véritablement impressionnantes, de sorte qu’ils n’étaient jamais déçus. Certains, et pas seulement les enfants et les personnes âgées, étaient si intimidés par les Chutes qu’ils manquaient s’évanouir, ce qui était excitant et dramatique, et Quelque-chose-dont-on-se-souviendra. Lorsque quelqu’un qui succombait à la panique devait être réconforté par un membre de l’équipage, les observateurs étaient alors convaincus d’En-avoir-pour-leur-argent.

On demandait régulièrement à Royall : « Vous devez avoir peur, vous aussi, de temps en temps ? Vous avez déjà eu des accidents ? » Souriant pour montrer qu’il prenait ce genre de question au sérieux, Royall répondait toujours :

« Oui et non. Oui, j’ai vraiment la trouille parfois. Non, je n’ai jamais eu d’accident. La Compagnie du Trou du Diable n’a jamais perdu un seul client en vingt-deux ans d’activité dans les gorges du Niagara. »

Ce qui suscitait des petits rires soulagés. Sans compter que c’était vrai.

Personne dans les bateaux d’excursion, pilotés avec compétence, ne courait le moindre danger. Les itinéraires étaient soigneusement étudiés, et aucun pilote n’en changeait jamais. D’une précision d’horloge, et fiables. En dépit de la splendeur et du « cauchemar » des Chutes, le danger était connu et donc navigable, une forme de divertissement. Et un commerce.

Le danger était en haut des Chutes, pas en bas. Si l’on tombait dans le fleuve, en amont, et que l’on soit emporté.

On demandait régulièrement à Royall si « vraiment beaucoup » de gens se suicidaient dans les Chutes. Comme tous ceux qui travaillaient dans le tourisme à Niagara Falls, Royall avait pour instructions de sourire poliment et de répondre : « Pas du tout. C’est très exagéré par les médias. »

Pour faire l’excursion du Trou du Diable il fallait mettre les cirés et les capuches fournis sur le ponton. Avertis qu’ils se feraient mouiller et qu’ils devaient s’assurer que leurs montres et leurs appareils photo étaient étanches, les passagers se mettaient à pousser des cris perçants dès qu’arrivaient les premiers embruns et que le bateau tanguait, tremblait, dansait et bondissait sur les vagues comme dans une attraction de fête foraine. Ils passaient d’abord devant les American Falls, sur la gauche du bateau, puis venaient les Horseshoe Falls, massives, d’un vert aveuglant de verre en fusion dans le soleil d’automne. Un déluge assourdissant. À ceci près qu’on n’avait pas une impression d’eau. Imaginez que l’on jette en même temps un million de boîtes de conserve, sans arrêt, jamais, aimait dire Royall pour décrire le vacarme. On aurait pu penser qu’il s’y était habitué, depuis le temps, et c’était le cas jusqu’à un certain point. Parfois il pilotait le bateau comme un robot, chaque geste mémorisé. Parfois, comme ce jour-là, il était distrait. Pensait Cela n’a pas pu arriver. Ce n’était pas moi. La femme en noir embrassait la bouche molle et rêveuse de Royall. Alors que le bateau s’enfonçait dans la brume, la femme en noir nouait ses bras serpentins autour du cou de Royall. Il se surprit à contempler l’eau qui chutait en cascade. Cette substance dense et puissante qui pouvait tuer en l’espace de quelques secondes. Briser le dos d’un homme comme une brindille. Son propre dos s’était tendu en arc, il avait gémi tout haut comme un animal blessé lorsque la flèche était partie, la flèche partie de son bas-ventre qui en même temps se logeait dans le corps de la femme en noir. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait fait ce qu’il avait fait ce matin-là, et ne pouvait que se dire que la femme en noir l’avait hypnotisé. Ses yeux avait-elle murmuré. Oh je savais. Je te connaissais.

Ce qu’il y avait d’étrange, c’était que l’eau en contrebas des Chutes était aussi profonde que les Chutes elles-mêmes. Si les Chutes avaient une signification, celle-ci était donc à demi cachée. Lorsqu’on les voyait, on ne voyait que la moitié du Niagara.

Jamais Royall ne dirait à Candace ce qu’il avait fait. Aimer une femme qu’il ne connaissait pas, une femme assez âgée pour être sa mère. Et ça t’a plu, hein. Tu meurs d’envie de recommencer, hein. Jamais Royall n’avouerait à sa jeune épouse qu’il l’avait trahie.

Vingt minutes de promenade, puis demi-tour et retour au ponton exactement à l’heure prévue. Encore et encore cet après-midi-là, avec une précision d’horloge.

Bon Dieu, ça n’a pas pu arriver. Ce devait être un rêve.

Un passager tirait Royall par la manche. « Monsieur ? On peut vous photographier ? Là, près de la rambarde, d’accord ? Ça vous embêterait que Linda soit aussi sur la photo ? Merci ! »

Après la dernière excursion de la journée, le capitaine Stu insista pour payer quelques bières à Royall. Royall devait partir en voyage de noces le lendemain, et il s’absenterait une semaine ; à son retour, la Compagnie du Trou du Diable aurait fermé pour la saison et ne reprendrait ses excursions qu’au mois de mai suivant. « Tu vas me manquer, petit. Tu es un brave gars. » Le capitaine Stu serra la main de Royall avec une cordialité rude, pour montrer qu’il lui avait pardonné son retard du matin. Avec un clin d’œil égrillard, il lui souhaita bonne chance pour sa « traversée ». Royall s’essuya les lèvres et lui sourit d’un air dérouté. « Quelle traversée, Stu ? – Le mariage, fiston, répondit Stu en riant. Tu vas avoir besoin d’un maximum de chevaux-vapeur. »

Stu Fletcher était un homme corpulent d’une cinquantaine d’années aux cheveux blancs, dont le nez couperosé luisait comme du radium. Il admettait volontiers qu’il buvait trop et qu’il fumait trop de cigares, mais il avait une « sacrée affection » pour Royall – « Tu es comme un fils, sauf que le mien ne veut pas travailler pour moi. Il se trouve beaucoup trop bien pour le cap’taine Stu. » Royall eut un rire gêné. Il avait déduit de précédentes conversations que Stu savait sur lui, Royall, des choses dont lui-même n’avait qu’une vague idée parce que Ariah lui avait interdit ces connaissances-là. Tu as ta mère. Tu n’as besoin de personne d’autre. Royall croyait savoir que son père était mort lorsque lui, Royall, était tout petit ; avant sa mort, il avait abandonné Ariah et ses enfants. Dirk Burnaby avait trahi sa famille, le péché impardonnable. Par Chandler, Royall avait appris que leur père était mort dans un accident, sa voiture avait enfoncé une glissière de sécurité sur la route de Buffalo à Niagara Falls avant de tomber dans le fleuve. Chandler avait recommandé à Royall de ne jamais laisser entendre à Ariah qu’il connaissait ce détail, parce qu’elle serait furieuse. Juliet disait sans cesse qu’une malédiction pesait sur eux, que le nom de « Burnaby » était une malédiction, mais Royall savait à quoi s’en tenir. Il avait eu plein d’amis pendant sa scolarité, et on l’avait élu « garçon le plus séduisant » de la promotion 1976 du lycée de Niagara Falls… où était la malédiction là-dedans ?

Royall s’attarda avec le capitaine au bar de l’Old Dutch Inn, une taverne enfumée du centre de la ville qui, ostensiblement, ne recherchait pas ou n’attirait pas les touristes. Le capitaine Stu était d’humeur bavarde, ce qui était parfait parce que ce n’était pas le cas de Royall. Particulièrement ce soir-là. S’il avait une ou deux questions qu’il aurait aimé poser au vieil homme, il les garda pour lui.

 

Plus tendrement que quiconque avait jamais caressé Royall Burnaby, la femme en noir l’avait caressé. Nous nous connaissons, non ? Plus tendrement que quiconque avait jamais embrassé Royall, la femme en noir l’avait embrassé. Tes yeux. Ses yeux. Il n’avait pas osé demander à la femme en noir de quels yeux elle parlait. D’une certaine façon, il savait.

 

Il devait passer faire une courte visite à Candace. L’itinéraire lui était familier mais, tandis qu’il roulait, ses pensées ne cessaient de dériver. Un rayon de soleil d’un blanc pur éclaira le visage levé d’un ange de pierre et Royall respira les cheveux humides, un peu malodorants, de la femme en noir, une mèche tombée en travers de sa bouche haletante. Oh, mon Dieu. Le sang battait dans le bas-ventre de Royall tandis que la femme noir l’attirait à côté d’elle dans l’herbe drue. Joli garçon. Nous nous connaissons, non ? Comme dans un rêve elle avait soudain défait la fermeture de son pantalon, elle le guidait en elle, caressait et tenait son pénis avec une familiarité tendre comme s’ils avaient déjà souvent fait l’amour ensemble. C’était un acte facile, un acte heureux et simple. Et ils pourraient le refaire encore et encore. Royall déglutit. Ses yeux se mouillèrent. Un feu ambre passa au rouge alors qu’il traversait en aveugle une intersection. Quelqu’un klaxonna, et un homme dans une camionnette Mayflower se pencha par la portière pour hurler. Royall murmura : « Nom de Dieu. » Il se rendit compte qu’il était dans Ferry Street, bien au-delà du croisement avec la 5e Rue.

Il continua de rouler. Il se retrouva à la hauteur de la 33e Rue, fit le tour du pâté de maisons sans autre raison que de passer devant le lycée. Pourquoi ? Le lycée ne lui manquait vraiment pas. Il était content d’en être parti. Mais il était jeune à cette époque-là. Il n’avait même pas encore rencontré Candace McCann. (C’était Ariah qui les avait faits se connaître : elle avait rencontré Candace dans l’une des églises du voisinage ; Candace chantait dans la chorale qu’Ariah avait dirigée quelques mois, avant de perdre peu à peu tout intérêt pour l’église.) Royall avait eu d’autres petites amies, et il les avait laissées en plan, sans doute. Royall Burnaby, un garçon qui vous brisera le cœur. Cela semblait arriver sans qu’il s’en rende compte. Sans qu’il le veuille. Les filles tombaient amoureuses de son sourire chaleureux et facile, de ses yeux bleus pleins de franchise, de sa douceur. De sa voix qui leur disait ce qu’elles voulaient croire par-dessus tout, même lorsqu’elles n’auraient pas dû le croire. Je t’aime, Royall. Je t’aime tant. Est-ce que tu m’aimes, Royall ? Juste un peu ?

Était-ce la faute de Royall, les mots lui montaient aux lèvres. Oui. Je crois que oui.

Oh oui ? Tu m’aimes ? Oh ! Royall !

Candace McCann était la fille qui avait fait un homme de Royall Burnaby. Éclatant en sanglots dans ses bras un soir de ce printemps-là, dans cette voiture même, elle lui avait dit qu’elle n’avait « pas eu ses règles »… oh ! elle avait « tellement honte et tellement peur » et elle l’aimait tellement, elle aurait « envie de mourir » si lui ne l’aimait pas. Royall s’était senti frissonner dans le temps même où il rassurait Candace et lui disait qu’il s’occuperait d’elle, ne pleure pas s’il te plaît, il s’occuperait d’elle, bien que se demandant stupéfait comment Candace pouvait être enceinte ; comment, alors que Royall avait vraiment fait attention ; et ils n’avaient même pas fait l’amour souvent, pas d’une façon qui puisse rendre une fille enceinte. Mais si elle l’était, se disait Royall, elle l’était ; profondément, Royall était un fataliste comme sa mère.

Je t’aime, chérie. Tout va s’arranger.

Tu es sûr ? Oh, Royall, tu es sûr que tu m’aimes ? Parce que si…

Bien sûr que je suis sûr, Candace ! Tout va s’arranger, je te le promets.

J’ai tellement peur de le dire à ma mère. Je ne peux pas le dire à ma mère. À moins que…

Ne lui dis rien tout de suite. Attends d’être absolument sûre…

Je le suis, Royall. Je suis absolument sûre. Je suis sûre depuis au moins douze jours. Oh, Royall, tu ne m’aimes pas…

Mais si, chérie ! Je te l’ai dit.

Mais… est-ce que tu voudrais m’épouser quand même ? Même si… je n’étais pas…

Candace s’était mise à sangloter comme si son cœur allait se briser, et que pouvait faire Royall sinon la consoler ? Il avait éprouvé un mélange d’excitation, de fierté, d’appréhension mais surtout de profond étonnement à l’idée qu’il serait peut-être père neuf mois plus tard, lui qui, la plupart du temps, ne se sentait pas plus de douze ans. Mais il ne pouvait pas laisser tomber Candace. Il l’aimait vraiment. Elle était la plus jolie fille qu’il eût jamais vue, du moins à Niagara Falls.

Royall acheta donc une bague de fiançailles chez un bijoutier, une monture en argent avec un minuscule diamant qu’il réussit, grâce à des relations, à avoir au rabais pour quatre-vingt-dix dollars. Royall fit donc sa demande en mariage officielle, et Candace McCann accepta en pleurant.

Dans un premier temps, le mariage fut fixé au mois de juin. Puis, lorsque Candace constata qu’en fin de compte elle n’était pas enceinte, il fut reporté au mois d’octobre, date à laquelle se terminait la saison de Royall à la Compagnie du Trou du Diable.

Mais est-ce que tu m’aimes toujours ? Royall ? Même si…

Bien sûr, chérie. Je t’aime plus que jamais.

Tu es sûr ? Parce que si…

Je suis sûr.

Nous aurons des enfants, tout de même. N’est-ce pas ?

Autant que tu voudras, Candace. Je te le promets.

Quels étranges crapauds pustuleux sortaient de la bouche de Royall Burnaby !

Mais il voulait sincèrement épouser Candace. Il l’aimait et ne pouvait supporter l’idée de lui faire du mal. Entendre cette fille pleurer comme si son cœur se brisait manquait lui briser le cœur à lui aussi. Un cœur qu’il imaginait en plastique, bon marché et facilement fêlé et pourtant indestructible.

Le plus étonnant dans les fiançailles de Royall avait été la réaction d’Ariah. Au lieu de piquer une de ses colères noires et de le flanquer à la porte, comme on aurait pu s’y attendre, Ariah avait pris une profonde inspiration lorsque Royall avait bégayé avec gêne qu’il « voulait se marier, il était temps », et elle lui avait répondu oui. Oui, il était temps. À dix-neuf ans, il était assez vieux. Vu la façon dont les filles et les femmes se jetaient à sa tête, il valait mieux qu’il se range rapidement avec une gentille fille pas compliquée comme Candace McCann avant qu’une catastrophe arrive. (C’est-à-dire avant qu’il mette enceinte une fille qui n’irait pas ! Comme si Royall n’avait pas plus d’emprise sur lui-même qu’un chien trottant dans le quartier à la poursuite de n’importe quelle chienne en chaleur.) De même qu’Ariah n’avait pas été déçue mais plutôt soulagée que Royall n’aille pas à l’université, elle avait souri à l’idée de voir son fils cadet se marier. En fait, les nouveaux mariés pourraient même habiter quelque temps au 1703, Baltic Street. Ariah leur laisserait sa chambre du premier et la redécorerait.

Habiter avec Ariah dans cette petite maison exiguë ! La perspective faisait frémir Royall. La pauvre Candace serait dévorée toute crue par Ariah, qui en ferait une deuxième fille.

Non. Les nouveaux mariés loueraient un appartement dans la 5e Rue, à quelques minutes de voiture des gorges du Niagara où Royall travaillait de mai à la mi-octobre, et tout près du King’s Dairy, le glacier le plus populaire de Niagara Falls, où Candace, employée au comptoir, secondait le gérant. Les nouveaux mariés vivraient seuls !

Ariah était déçue. Il était visible qu’Ariah était très déçue.

Ces yeux vert gazole près de s’enflammer. La peau pâle tirée sur les tempes, et la pulsation des nerfs au-dessous.

Vous économiseriez sur le loyer, Royall. Je ne vous demanderais pas un sou.

Merci, maman. Mais je ne pense pas.

Laisse-moi en parler avec Candace. Elle a la tête sur les épaules.

Non, maman.

Ce que vous économiserez sur le loyer, cela vous fera une mise de fonds pour acheter votre propre maison. Oh ! Royall. Laisse-moi en parler à Candace.

Je préférerais pas, maman. Tu sais comment est Candace avec toi. Elle t’admire beaucoup, elle a peur de toi, et elle ne sait plus ce qu’elle veut.

Et elle est censée vouloir quoi ? Ce que toi, tu veux ?

Hé ! maman. On ne va pas se disputer, d’accord ? Candace va être ma femme, pas la tienne.

C’est peut-être ça le problème. Cette pauvre fille a besoin d’une famille. Qui ne se compose pas que d’un mari.

La maison est trop petite, maman ! Même sans Chandler, elle est trop petite. Juliet serait mal à l’aise si elle devait partager le premier avec Candace et moi.

C’est ridicule. Tu sais très bien que c’est un crève-cœur pour Juliet de te voir partir, Royall. Elle t’adore. Et elle adore Candace comme un sœur.

Bon Dieu, maman. Je t’en prie.

Tu as peur de me laisser parler à Candace ? C’est ça !

Laisse-la tranquille, maman.

Ma salle de musique est isolée. Vous avez fait un magnifique travail, Chandler et toi. Je descendrai mon lit, et nous vous achèterons un grand lit à deux places. Et je vous laisserai la coiffeuse en acajou, c’est un meuble ancien. Candace pourra choisir le motif du papier peint. C’est elle qui décidera. Et les rideaux ! Des rideaux blancs à volants, je pense. Regarde-moi, Royall. Comment peux-tu être égoïste pour quelque chose d’aussi important ? Candace mérite tout l’amour possible. Il n’y a que la famille sur terre. Puisqu’il n’y a pas de Dieu sur terre.

À la fin de ce discours haletant, Ariah tremblait, et Royall aussi. Il se rappellerait ensuite avec un frisson de peur qu’il avait été bien près de céder. Il était toujours beaucoup plus facile de céder à Ariah que de lui résister.

Mais Royall était têtu, et il refusa l’offre d’Ariah. Non, non ! Si sa mère faisait une deuxième fille de sa femme, alors lui, Royall, coucherait avec sa sœur. Seigneur !

Ariah finit par lâcher prise. Mais, le lendemain matin, elle proposa d’aider à payer la bague de fiançailles de Candace. Et de nouveau Royall serra les dents, remercia poliment sa mère et refusa.

(Par chance, Ariah n’avait pas su, ni deviné, que Candace croyait être enceinte à ce moment-là. Elle ne devait jamais le savoir.)

Royall agitait ces pensées qui faisaient battre le sang dans son crâne. Assis dans sa Chevrolet arrêtée au bord du parking du lycée, il contemplait le bâtiment qui, avec son toit plat, ses briques brun-jaune, ressemblait à une usine. Un bâtiment ordinaire, et même laid, mais au crépuscule, en début de soirée, lorsque les réverbères s’allumaient, il semblait flotter au-dessus de l’asphalte sale, avec ses fenêtres mystérieusement obscures. Royall regrettait à présent de n’avoir pas fait davantage d’efforts. Il avait été un sportif si populaire : soft-ball, football américain, basket. S’il n’avait pas eu à travailler après les cours, il aurait joué dans toutes les équipes au lieu de ne faire que quelques remplacements de temps à autre, lorsque l’équipe affrontait un adversaire coriace et qu’il pouvait se libérer. Il avait été si apprécié qu’il n’avait peut-être pas eu conscience de pouvoir être autre chose ; comme un rêveur n’a pas conscience qu’il dort avant de se réveiller. Ce n’était pas faute d’avoir été encouragé par ses professeurs, pourtant. S’il était allé à l’université, il ne serait pas sur le point de se marier à l’âge de dix-neuf ans… Mais bon, beaucoup de ses camarades de classe étaient déjà mariés. Les filles surtout. (Secrètement) enceintes avant leur mariage et heureuses d’épouser des types qui avaient un emploi chez Dow Chemical, Parish Plastics, Nabisco, Niagara Hydro. La plupart des amis de Royall travaillaient dans ces usines ou dans d’autres, similaires, les ouvriers les mieux payés de Niagara Falls parce qu’ils étaient syndiqués. Le travail en usine n’avait jamais attiré Royall. Le « vrai » travail, huit heures par jour et cinq jours par semaine, cotisations syndicales, contrats. L’idée de pointer le faisait tiquer. Royall Burnaby, si souvent applaudi pour ses exploits sportifs, et pour ses spectacles de guitare et chansons devant un public local, passer à la pointeuse ! Sa fierté ne le lui permettrait jamais. Ni son bon sens.

S’il était allé à l’université. Mais Ariah n’avait pas voulu que son fils cadet fasse des études. Viser trop haut. Avoir de l’ambition. À quoi cela mène-t-il un homme ? à la mort. Ariah avait parlé avec amertume, sans son humour caustique habituel.

Ce qui avait humilié Royall, et qu’il n’avait jamais avoué à âme qui vive, c’était de devoir suivre Chandler dans ses études. Chandler qui avait eu des notes excellentes dans toutes les matières, et notamment en math et en sciences. Chandler qui avait été un élève sérieux toute sa scolarité, avec peu d’amis ou d’activités susceptibles de le distraire. Les professeurs avaient apprécié Royall, bien sûr, mais ils n’avaient pu s’empêcher de le comparer constamment à Chandler, et à son désavantage. Pourquoi se donner du mal, alors ? Tout ce que Royall faisait sur le plan scolaire, Chandler l’avait déjà réussi mieux que lui. Dans certains cas, beaucoup mieux. Merde ! Royall avait pris l’habitude d’oublier ses devoirs, de sécher les examens. Il s’était dit qu’il valait mieux être élu garçon le plus séduisant de sa promotion qu’en être le meilleur élève comme Chandler. Il suffisait de demander aux filles.

 

« Royall ! Tu n’as pas l’air dans ton assiette. »

C’était le plus léger des reproches. Pas une réprimande. Candace avait jeté ses bras autour du cou de Royall et posé un baiser sur sa joue, désagréablement chaude et mal rasée.

Cette longue journée ! Il avait une heure de retard, et son haleine sentait la bière. Mais Candace n’allait pas le lui reprocher tout de suite, elle était absorbée par les préparatifs du mariage. Sa sœur Annie était là, ainsi que deux de ses amies, le téléphone sonnait, et Candace était d’une humeur pétillante, un peu comme un astronaute juste avant le décollage, se disait Royall.

Candace l’embrassa de nouveau, un baiser mouillé sur la bouche. Elle avait une façon d’embrasser qui était démonstrative et victorieuse. Royall rougit, parce que les autres regardaient. S’il avait été seul avec Candace, il l’aurait serrée dans ses bras et aurait enfoui son visage dans ses cheveux bouclés, crêpelés. Il ne dit pas un mot. Les mots l’embrouillaient. La femme en noir les lui avait tous volés, et il n’avait jamais eu la parole facile. Lorsque le capitaine Stu lui avait souhaité bonne chance en lui serrant la main à la pulvériser, Royall avait été incapable de répondre par autre chose qu’une grimace.

« Tu ne peux pas rester longtemps, chéri. On s’occupe de la nourriture. »

Royall ne voulait pas savoir ce que cela signifiait. Ce que la nourriture avait à voir avec leur mariage ni, d’ailleurs, ce que leur mariage avait à voir avec le fait que Candace et lui s’aimaient, ou croyaient s’aimer. Depuis ce soir de printemps où Candace avait pleuré dans ses bras en murmurant qu’elle mourrait si Royall ne l’aimait pas, il était désorienté.

Parfois, lorsqu’il entendait sa fiancée et sa mère discuter avec excitation du Mariage, toujours prononcé avec un « M » majuscule, comme on dirait les Vacances, ou les Chutes, Royall se faisait l’effet d’un intrus. Un mariage à l’église ? Il en était question ? (Mais Royall n’était pas du tout croyant. Il n’avait assisté à quelques services dans l’église du Christ et des Apôtres, une église brun gris de la 11e Rue aux murs revêtus de bardeaux, que pour faire plaisir à Candace. Il avait vaguement pensé que Candace et lui partiraient tous les deux un week-end ? Non ?) Eh bien, c’est à l’église qu’ils se marieraient, Royall l’avait appris. Un petit mariage dans l’intimité. Mais il y aurait une demoiselle d’honneur, ou peut-être deux ? Il y aurait des invités, une réception ensuite au 1703, Baltic Street ? Une vraie surprise : Ariah qui n’invitait jamais personne chez elle si elle pouvait l’éviter, ses élèves de piano exceptés, avait soudain décidé d’ouvrir sa maison à des « invités » ; Ariah, qui méprisait les conventions bourgeoises, et qui avait souvent proclamé – devant ses enfants – sa répugnance pour l’« institution démodée » du mariage, avait décidé de jouer de l’orgue au mariage de son fils et s’était aventurée en ville pour acheter une nouvelle robe, la première depuis des années, au dépôt-vente Second Time’ Round Fashions. « Ta mère t’a appris la dernière, Royall ? demanda Candace, d’une voix frémissante. Ma mère va venir ! Et le pire, c’est qu’elle insiste pour amener cet “ami” que personne n’a jamais vu ! »

Royall eut un mouvement d’épaules gêné. Il savait qu’il était censé partager l’indignation, ou l’anxiété, de Candace, mais il n’y arrivait pas. « Tu dois être fatigué, mon chéri. Avec ce travail que tu fais ! » Candace poussa un soupir, cherchant du regard le soutien de sa sœur et de ses amies, à qui elle s’était sûrement plainte du travail de Royall à la Compagnie du Trou du Diable. « Ces imbéciles de touristes qui hurlent autour de toi. Toutes ces femmes qui se collent à toi pour se faire photographier ! Et puis je suis sûre que ce bateau n’est pas fiable. S’aventurer dans les gorges du Niagara, il y a forcément des risques. Et il n’est même pas payé si bien que ça, vu le danger. » Les phrases de Candace montaient comme les notes agressives d’un cri d’oiseau. Le minuscule diamant clignotait à son doigt tandis qu’elle agitait les mains avec émotion, joliment, comme une poupée. Candace était une très jolie fille de vingt ans, mais qui avait l’attitude et les manières affectées d’une gamine de quinze ; sa voix voilée de soprano, chacun de ses gestes se voulaient jolis et attendaient d’être reconnus pour tels par les autres, comme un danseur évolue sur une musique familière.

« Cette gentille fille que j’aimerais te faire rencontrer », c’était la description qu’avait faite Ariah de Candace. « Cette fille à l’église qui est si jolie et si… eh bien… si douce. » Comme si Ariah s’était creusé la cervelle sans rien trouver d’autre à dire de Candace.

Royall s’était aperçu qu’il y avait à cette douceur un côté tranchant qu’Ariah ne connaissait pas encore. Un jour, elle serait peut-être étonnée.

Ce que Candace avait de plus saisissant, c’étaient ses cheveux blond vénitien, qui tombaient sur ses épaules en vagues ondulées, maintenus par des barrettes en forme de papillons Elle avait un petit visage en cœur, un petit rire perçant et la manie de joindre les mains dans un geste d’enthousiasme enfantin. Son vernis à ongles était toujours assorti à son rouge à lèvres, rose corail. Elle avait une voix mélodieuse quoique mal assurée et chantait souvent à haute voix, des hymnes, des chansons populaires. Au King’s Dairy, qui était le principal glacier de Niagara Falls, Candace McCann était la serveuse la plus recherchée et celle qui recevait les pourboires les plus généreux ; dans son uniforme jonquille à manchettes et col blancs, un petit calot blanc coquet sur la tête, elle rappelait aux clients d’un certain âge… qui au juste ? Betty Grable, Doris Day ? Une autre époque, avant ces années 60 où les femmes avaient commencé à défier les hommes et où la laideur était devenue une façon de s’affirmer. Pas pour Candace McCann !

Lorsqu’ils sortaient ensemble, Candace et Royall formaient un couple séduisant qui attirait le regard admiratif des inconnus. Ce qui mettait Royall mal à l’aise, mais flattait Candace. « Je me dis toujours qu’un jour on sera découverts, tous les deux », disait-elle, avec un petit frisson. « Découverts en train de faire quoi, chérie ? Et par qui ? » plaisantait Royall. Candace lui donnait une petite tape sur le poignet, comme s’il avait dit quelque chose d’osé.

Le téléphone sonna. Annie décrocha, et Candace lui prit le combiné avec un petit rire nerveux. « Oh ! mince alors. Madame Burnaby. »

La voix de Candace perdit de son entrain, c’était Ariah.

Royall surprit le regard qu’elle échangea avec Annie. Ma future belle-mère. Oh là là !

Il profita de cette distraction pour se glisser dans la minuscule cuisine où Candace s’était plainte qu’un robinet fuyait. Il avait apporté des outils de bricolage. Ce genre de tâches domestiques l’apaisait, surtout lorsqu’il se sentait nerveux. Son père avait été avocat, c’est-à-dire un homme de discours qui ne servait sans doute pas de ses mains, et Royall aimait penser qu’il était différent de ce père déconsidéré qu’il n’avait jamais connu.

Après le robinet, Royall examina le réfrigérateur, dont Candace prétendait qu’il faisait des bruits étranges et « sentait bizarre ». C’était un Westinghouse à l’émail écaillé dont ils avaient hérité avec l’appartement, comme la plupart des appareils de la cuisine. Royall ne lui trouva rien de particulier, sinon qu’il était vieux et que son moteur ronflait et vibrait comme une créature asthmatique. Il y avait à l’intérieur un pack de bières, acheté pour Royall, mais il préféra la brique de lait King’s Dairy, dont il se remplit un grand verre. Du lait blanc ordinaire, il en buvait depuis toujours. Ariah lui en avait administré trois verres par jour pendant sa croissance. Elle avait obligé tous ses enfants à avaler des cuillerées d’huile de foie de morue dans du jus d’orange, au petit-déjeuner. Lorsqu’ils protestaient que le goût de l’huile leur donnait des haut-le-cœur, Ariah disait avec sévérité : « Dents saines, os sains. Le reste suivra. »

Royall tâchait de ne pas écouter la conversation qui se déroulait dans l’autre pièce. Il espérait de tout cœur que Candace ne lui passerait pas sa mère. Sa voix tremblerait et le trahirait. Je ne peux pas l’épouser. Je ne l’aime pas. Dieu me vienne en aide.

Naturellement Royall épouserait Candace. Il l’aimait, point final.

Il lui avait offert une bague de fiançailles, le mariage aurait lieu le lendemain matin à 11 heures, ils avaient des projets de voyage de noces. Ariah approuvait. Candace l’adorait. Point final.

Début octobre, Candace s’était installée dans ce deux-pièces, dans un immeuble de grès brun de la 5e Rue, où les nouveaux mariés devaient habiter. Ils avaient versé une caution assez considérable et les trois premiers mois de loyer. Candace et ses amies avaient dégoté l’appartement, et Royall le trouvait bien. Petit, un peu miteux, mais pour le prix, bien. Il était situé dans une rue animée, sur une ligne de bus. À cinq minutes à pied du King’s Dairy, à cinq minutes de voiture des gorges du Niagara. Hors saison, Royall travaillerait sans doute pour l’agence de recouvrement Empire, qui payait à la commission ; ce travail lui avait été proposé par un ami de Stu Fletcher qui connaissait et appréciait Royall. Mais à présent que la date se rapprochait, Royall éprouvait un sentiment de malaise. Était-il dans sa nature d’appeler des inconnus au téléphone, ou d’aller frapper effrontément à leur porte pour leur réclamer des dettes qu’ils ne pouvaient sans doute pas payer ? Royall le pirate flamboyant était-il fait pour « reprendre possession » d’une voiture, d’un bateau, d’une télévision ou d’un manteau de fourrure que leurs malheureux propriétaires tardaient à rembourser ? Il commençait à se le demander. L’année précédente, il avait travaillé au bowling Armory, parfois au bar. Être enfermé toute la journée lui avait été pénible, après le côté exaltant du Trou du Diable. Il pensait à l’hôpital général de Niagara Falls, où il pourrait trouver un emploi d’aide-soignant, un travail qui ne payait pas beaucoup, mais les urgences, les ambulances, l’idée d’aider des gens désespérés lui plaisait. Il y avait aussi l’école de police, être policier lui aurait peut-être convenu, sauf qu’il fallait porter une arme et peut-être s’en servir, ce qui faisait réfléchir. Royall aurait pu prendre contact avec un producteur de disques de Buffalo qui lui avait laissé sa carte après l’avoir entendu chanter et jouer de la guitare au mois d’août à Prospect Park, pendant un festival, mais il sentait que rien de sérieux ne sortirait d’une « audition », et il avait sans doute perdu la carte du producteur. Il aurait pu chercher un emploi dans un hôtel ou un restaurant chic de la région plus opulente de Buffalo, Candace estimait qu’il ferait un séduisant maître d’hôtel, mais elle insistait surtout pour qu’il quitte définitivement la Compagnie du Trou du Diable et trouve un vrai travail, comme la plupart de leurs amis mariés employés dans les usines d’East Niagara Falls, North Tonawanda, Buffalo. « Surtout lorsque nous aurons des enfants, Royall. Je quitterai le King’s Dairy. »

Royall avala une grande gorgée de lait. Le froid lui fit mal aux gencives.

Il ferma les yeux et revit un trait de soleil blanc dans le cimetière. Comme une lame de couteau lui transperçant les yeux, le bas-ventre. La femme en noir se renversait dans l’herbe drue et lui ouvrait les bras. Nous nous connaissons, non ? Nous nous connaissons.

Si seulement Royall était déjà marié : il n’y aurait pas de marche arrière possible.

(Mais Royall n’aurait pas fait l’amour avec une inconnue dans un cimetière ce matin-là, si ? Si Candace et lui avaient été mariés ?)

Royall se disait qu’il aurait pu déjà habiter là, dans cet appartement ; mais Candace n’avait pas voulu. S’il avait emménagé en même temps qu’elle au début du mois, ils seraient bien habitués l’un à l’autre, maintenant. Mais ils n’étaient pas encore mariés, bien sûr, et Candace se souciait du qu’en dira-t-on. Dans l’univers de Candace, tout le monde connaissait tout le monde et aimait colporter les « nouvelles ». Leurs familles à tous les deux auraient été indignées, scandalisées. Même Ariah qui méprisait les conventions aurait désapprouvé, et même Mme McCann qui passait pour « vivre ouvertement avec » un homme qui n’était pas son mari. Quant à Candace, elle veillait à renvoyer Royall de l’appartement à une heure « décente ». À quoi bon se marier, disait-elle si, de toute manière, on vivait et on couchait ensemble, si on se voyait au petit-déjeuner ?

Royall souriait. Eh bien oui, à quoi bon ?

Candace entra dans la cuisine, se débattant avec ses barrettes-papillons. Elle était agacée, contrariée. Royall percevait dans son joli visage de poupée, dans la mâchoire crispée et la bouche pincée, un visage de bouledogue en train de prendre forme. Elle parlait à toute allure d’Ariah qui avait changé d’avis sur quelque chose, des invités dont elle était absolument, positivement sûre qu’ils viendraient. Royall tâcha d’écouter avec sympathie, mais Candace semblait parler une langue étrangère qu’il n’avait encore jamais entendue, toute en sifflantes et en véhémence. Ses mains voletaient comme des oiseaux effarouchés, le minuscule diamant scintillait à son annulaire. Royall aurait aimé qu’ils soient tous les deux seuls dans l’appartement, qu’ils mettent tous les autres à la porte, coups de téléphone compris. (Le téléphone sonnait de nouveau dans la pièce d’à côté.) Ah ! cette longue journée.

Mais Candace n’était pas d’humeur à se laisser enlacer pour le moment. La conversation avec Ariah l’avait mise en boule.

Royall dit avec son sourire le plus sexy, avec une voix à la Johnny Cash, le chanteur préféré de Candace : « Et si on s’enfuyait tous les deux, ce soir, chérie ? Si on oubliait toute cette connerie de mariage et qu’on fugue ? »

Les yeux de Candace s’écarquillèrent comme si Royall l’avait pincée. « Connerie de mariage ? Qu’est-ce que tu viens de dire, Royall Burnaby ? »

Il haussa les épaules. Lui, en tout cas, trouvait l’idée sacrément bonne.

Ou alors, s’ils ne pouvaient pas s’enfuir, ils pouvaient peut-être rester seuls ensemble dans l’appartement. C’était leur futur foyer, le grand lit au dossier de pin American Heritage était à eux, cadeau de mariage d’Ariah. Tout le monde dehors ! Le téléphone décroché ! Royall avait terriblement envie de prendre Candace dans ses bras et de s’étendre avec elle comme ils le faisaient parfois, pas pour faire l’amour mais juste pour s’embrasser, se serrer l’un contre l’autre, se réconforter. Peu importaient les bêtises qu’ils se disaient, comme les paroles d’une chanson dont la musique vous est entrée dans la tête.

Sauf que : Royall craignait d’avoir encore dans les cheveux, sur ses habits, l’odeur sombre et terreuse du cimetière. Il craignait que Candace ne perçoive le goût de l’autre femme sur ses lèvres.

La voix de Candace monta d’un cran : « Qu’est-ce qui te prend, Royall ? Dès que tu es entré et que j’ai vu ton visage, j’ai su.

– “Su” ? Su quoi ?

– Je ne sais pas, moi. Un de tes trucs à la Burnaby. Quand tu es bizarre et que tu marmonnes sans regarder personne dans les yeux. »

Un truc à la Burnaby ? C’était la première fois que Royall entendait ça. Et il était en train de regarder Candace dans les yeux, non ?

Candace ajouta, d’un air boudeur : « Toi ! Il y a des moments où je me dis que tu n’as même pas envie de te marier, que tu ne m’aimes même pas. »

Royall avait la tête douloureuse. Le lait froid s’était introduit dans les os de son front, maintenant. Une douleur sourde, et il devait résister à l’envie d’enfouir sa tête dans ses mains.

« Alors ? Tu ne réponds pas ? »

Des larmes brillaient dans les yeux de Candace. Une moue charmante plissait ses lèvres. Dans l’autre pièce, des voix se firent entendre. Des éclats de rire. Le téléphone sonna.

Candace fit mine de quitter la pièce, mais Royall la retint par le bras.

« Chérie…, fit-il d’une voix rauque.

– Quoi ? Quoi ? »

Royall déglutit. Maintenant c’était au tour de sa langue d’être froide et engourdie. Il lui fallait aller chercher les mots très loin, comme s’il halait une péniche le long d’un canal. « Je crois que non, chérie. Pas vraiment.

– Tu crois que non, quoi ? »

Royall secoua la tête d’un air malheureux.

Les yeux de Candace devinrent durs comme l’acier, deux pics à glace. Son petit nez mutin parut s’aiguiser. À cet instant-là, elle comprit.

Elle prit la brique de lait et renversa ce qui en restait sur la tête de Royall, cria et hurla, lui envoya gifles et coups de pied jusqu’à ce qu’il la maîtrise. « Tu ne peux pas ! Tu ne peux pas ! Je te déteste, Royall Burnaby, tu ne peux pas ! »

 

Cette longue journée. Elle se terminait enfin.