11 juin 1962

Devait arriver, devait arriver. Pas le choix.

Vers minuit de ce jour que Dirk Burnaby n’aurait pu nommer, le ciel au-dessus du Niagara commença à s’éclaircir après une violente averse de pluie et une lune pleine apparut soudain, si éclatante qu’il en eut les yeux blessés. Mais Dirk se surprit à sourire à cette vue. Un homme qui souriait rarement sinon dans ce genre de moments inattendus. Seul, comme ça. Seul au volant de sa voiture tard dans la nuit (ou très tôt le matin ?) sans notion précise de l’heure, de la date, mais avec le sentiment coupable de prendre du retard.

Pas tout à fait deux semaines après l’humiliation publique de Dirk Burnaby, ses « voies de fait » et son arrestation.

Au volant de sa voiture luxueuse, maintenant éclaboussée de boue, sur la large route trempée de pluie qui relie Buffalo à Niagara Falls. Le long du Niagara. Roulant en direction du nord-ouest vers Niagara Falls. Chez lui ! Il avait l’intention de rentrer chez lui. Au-dessus de la ville, un ciel nocturne pommelé comme par une luminosité radioactive.

Il n’était pas ivre. Depuis l’âge de seize ans, il savait tenir l’alcool, de même qu’il savait accepter la responsabilité de ses actes.

Il espérait que ses enfants comprendraient. Il pensait qu’un jour ils le feraient. On ne se rachète peut-être pas en acceptant la responsabilité de ses actes, mais on ne peut se racheter sans le faire.

Cette nuit-là, Dirk Burnaby roulait dans la direction de Luna Park et on supposerait donc tout naturellement que Dirk Burnaby se rendait chez lui.

Se demandant avec anxiété s’il serait le bienvenu. Est-ce que je peux parler à maman ? avait-il dit à Royall, et l’enfant s’était élancé haletant puis était revenu au bout de dix longues secondes haletant et dépité en criant : Papa ! Maman dit qu’elle n’est pas à la maison. Tu peux me parler à moi, papa ! Et papa parla donc à Royall jusqu’à ce que, à l’autre bout de la ligne, quelqu’un s’approche silencieusement (Dirk tâchait de ne pas imaginer qui, ni l’expression que devait avoir son visage pâle taché de son), retire le combiné des mains de l’enfant de quatre ans et raccroche.

Dirk avait quitté le 22, Luna Park depuis plusieurs jours. Il était allé à Buffalo s’entretenir avec des collègues avocats. Battu dans l’affaire de Love Canal mais seulement de façon temporaire, croyait-il. Il pourrait initier une procédure d’appel et il pourrait aider à collecter de l’argent pour l’Association des propriétaires de Colvin Heights, même s’il lui était interdit d’exercer sa profession. Depuis ce fameux après-midi au tribunal, la vie de Dirk Burnaby lui était devenue mystérieuse, il ne pouvait plus suivre que son instinct. Il était devenu un spécimen dans un bocal. Il sentait le formol. En tant que spécimen, toutefois, il n’était pas tout à fait mort.

Sa radiation était certaine. Il avait décidé de plaider coupable de l’accusation de voies de fait. Il avait déposé une caution de 15 000 dollars et il était « libre » et il serait condamné dans moins d’une semaine et il accepterait la condamnation. Sursis avec mise à l’épreuve ou peine de prison.

Il avait été contraint de plaider coupable parce qu’il l’était. Il aurait pu invoquer la légitime défense, mais ce n’était pas de la légitime défense, juste un coup brutal, un mouvement réflexe. Démolir la figure d’un innocent. Dirk en avait honte, et savait que la honte lui survivrait. Dans la Niagara Gazette et dans les journaux de Buffalo, pourtant, Dirk Burnaby était présenté comme une sorte de figure héroïque, quoique impulsif et autodestructeur.

 

L’AVOCAT DE L’AFFAIRE DE LOVE CANAL

PROTESTE CONTRE LA DÉCISION DU JUGE

Maître Burnaby arrêté pour voies de fait

dans l’enceinte du tribunal.

et

PLAINTE REJETÉE DANS L’AFFAIRE DE LOVE CANAL

MAÎTRE BURNABY INCULPÉ POUR VOIES DE FAIT

DANS L’ENCEINTE DU TRIBUNAL

 

Depuis ce jour-là, Ariah ne lui avait plus parlé. Dirk comprenait qu’elle ne lui parlerait peut-être jamais plus.

Il roulait à cent kilomètres à l’heure sur la route presque déserte lorsqu’il vit un gros camion dans son rétroviseur, à moins de quatre mètres de son pare-chocs. Un énorme semi-remorque, semblait-il, dont la cabine était anormalement haute. Dirk appuya sur l’accélérateur pour le distancer. Sa lourde voiture fendit les flaques comme un hors-bord, en soulevant des gerbes d’écume aveuglante. Avec un léger sentiment de panique, Dirk actionna ses essuie-glaces. Derrière lui, le véhicule accéléra aussi. Ce n’était sûrement pas une coïncidence, voilà qu’il était de nouveau là, énorme dans le rétroviseur, frôlant presque son pare-chocs. De nouveau, Dirk appuya sur l’accélérateur. Il faisait maintenant du cent dix, cent vingt kilomètres à l’heure. Dangereux, étant donné l’état de la route. Bien entendu, il pouvait distancer le camion si nécessaire ; mais pourquoi était-ce nécessaire ? Quoiqu’il ne puisse identifier l’engin, une pensée glaçante lui traversa l’esprit Swann Chemicals. Un de leurs semi-remorques.

La Lincoln fonçait maintenant à cent trente à l’heure. Dirk agrippait le volant des deux mains. À côté de la route, à la gauche de Dirk, le Niagara roulait des eaux furieuses. C’était toujours un choc de le voir si près de la route, là, à la hauteur des rapides. La zone de non-retour. Plus loin, c’était Goat Island, déserte et indistincte dans l’obscurité ; et après Goat Island, les Chutes et les gorges, illuminées de couleurs carnavalesques pour la saison estivale, un kaléidoscope que Dirk trouvait déplaisant et vulgaire. Il n’avait pas eu l’intention de suivre la route jusqu’à Goat Island, il avait eu l’intention de tourner dans la 4e Rue, qui l’aurait conduit à Luna Park.

« Hé ! Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ! »

Dirk parvenait à maintenir une distance de sécurité entre sa voiture et le semi-remorque derrière lui, mais la Lincoln s’était mise à vibrer sous l’effort. Ses mains, crispées sur le volant, devinrent soudain moites. Il ne voyait pas comment il allait pouvoir ralentir et tourner à droite avec ce fichu camion qui le collait, il était déjà dans la voie de droite et n’avait nulle part où aller sinon sur le bas-côté. Et ce bas-côté était criblé de flaques profondes, dangereux. Et Dirk semblait savoir que le chauffeur du camion, invisible derrière son haut pare-brise, ne le laisserait pas se ranger sur le bas-côté.

Pendant un kilomètre encore ils roulèrent ainsi, la Lincoln de Dirk et le semi-remorque non identifié, comme attachés l’un à l’autre.

Puis Dirk vit, arrivant à toute allure derrière lui, sur sa droite, aussi silencieux qu’un requin, un deuxième véhicule. Une voiture de police ? Pas de gyrophare sur le toit et pas de sirène. Dirk reconnut pourtant une voiture de patrouille de la police de Niagara Falls. Elle arriva à sa hauteur, sur le bas-côté, puis roula à la même vitesse que lui, cent trente à l’heure.

Dirk jeta un regard affolé au conducteur et vit un homme portant des lunettes noires, une casquette à visière enfoncée bas sur le front. Un seul agent de police ? Mauvais signe. Dirk avait mis son clignotant à droite, mais ne pouvait tourner. Il ne pouvait pas accélérer suffisamment, ni ralentir, il était coincé entre la voiture à sa droite et le semi-remorque derrière lui. Ils veulent me tuer. Ils ne me connaissent pas ! Cette pensée lui traversa l’esprit presque calmement et bien qu’elle fût aussi logique que les théorèmes de géométrie qu’il avait appris par cœur au lycée et dans lesquels il avait trouvé un réconfort, il n’y crut pas, un sourire de dérision découvrit ses dents serrées. Impossible ! Impossible. Pas comme cela, avec cette soudaineté grossière. Pas maintenant. Pas alors que j’ai tant à faire. Je suis encore jeune. J’aime ma femme. J’aime ma famille. Si vous me connaissiez ! La voiture de police obliquait peu à peu vers la voie de Dirk. Il klaxonna, hurlant et jurant. Il avait la vessie douloureuse. L’adrénaline courait dans ses veines comme de l’acide au néon. La Lincoln roulait maintenant à cent quarante à l’heure, plus vite que Dirk eût jamais roulé. Elle ne pouvait aller plus vite, mais Dirk appuya tout de même encore sur l’accélérateur. Il essayait de sauver sa vie, il s’écarta de la voiture de police pour s’engager dans la voie centrale, puis finalement dans celle de gauche, souhaitant de toutes ses forces qu’aucun véhicule ne vienne le heurter de plein fouet en sens inverse. Les pneus de la Lincoln roulèrent dans une flaque large, profonde, l’eau ruissela sur son pare-brise comme une flamme, il vit la glissière de sécurité foncer vers lui, illuminée par ses phares. La voiture vibrait, dérapait. Il vit le fleuve tumulteux et ravagé de vent dans la lueur artificielle du ciel, si étrangement proche de la route qu’on l’aurait dit en crue.

Et ce fut tout ce que vit Dirk Burnaby.

 

Pauvre idiot. Tu as fichu ta vie en l’air, et pour quoi ?