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Où diable était son patron Clyde Colborne ? Le concierge était anxieux, épuisé. Comme un employé d’hôtel qui transporte une chaise en surnombre sans trouver où la mettre. On trimballe ce satané meuble de pièce en pièce, et il est lourd. Que quelqu’un d’autre s’en charge !

« Nous allons essayer encore une fois au rez-de-chaussée. Ensuite, votre chambre. Vous en sentez-vous la force, madame Erskine ? »

La femme rousse inclina la tête, baissa les yeux. Son mouvement semblait dire Oui, oui ! Est-ce que j’ai le choix ?

De nouveau, le concierge alla demander à la réception s’il y avait un message pour Mme Erskine, chambre 419 – « Désolé, monsieur. Rien ». Avec patience ensuite, en homme guidant une enfant fantasque et imprévisible, le concierge parcourut avec Mme Erskine le hall principal, plus bondé et plus bruyant qu’auparavant, envahi d’une fumée épaisse ; puis le Café animé (où un pianiste jouait à présent des airs pétillants de comédies musicales) ; et enfin la Rainbow Terrace, où des clients bien habillés, massés autour d’un buffet extraordinairement généreux qui s’étirait contre un mur entier revêtu de miroirs tel un banquet des dieux, jetèrent sur le pâle visage ravagé de Mme Erskine des regards curieux. En baissant la voix, le concierge demanda bien inutilement : « Vous ne le voyez nulle part, madame, je suppose ? »

Son hochement de tête fut presque imperceptible.

Non. Bien sûr que non. Ici ? Comment pourrais-je le voir, s’il est parti ?

À ce moment-là, presque tout le personnel de l’hôtel avait été mis au courant de la situation de Mme Erskine. Les grooms avaient reçu pour instruction de chercher son époux dans les toilettes pour messieurs, les salles de réunion privées donnant sur la mezzanine, les escaliers de secours, les resserres et les coins reculés du bâtiment. On avait appelé le médecin de l’hôtel, le Dr McCrady, pour le cas où Mme Erskine aurait une crise de nerfs ou un malaise. On avait téléphoné à la police de Niagara Falls et aux autorités fluviales, unité de sauveteurs de la Coast Guard comprise. Un collègue prit le concierge à part pour l’informer qu’un « individu non identifié » s’était effectivement jeté dans les Horseshoe Falls de bonne heure ce matin-là ; un gardien du pont de Goat Island avait essayé de l’arrêter. Des équipes de secours patrouillaient sur le fleuve, mais le corps n’avait pas encore été trouvé et la mairie, en accord avec la puissante Commission touristique du Niagara, espérait « étouffer » l’affaire le plus longtemps possible.

Le concierge frémit. Oh ! il l’avait pressenti ! Quelque chose de terrible.

Je crois que je suis… damnée.

Oui, la description du suicidé laissait penser qu’il pouvait s’agir du révérend Erskine.

Le concierge vit la femme rousse qui attendait gauchement près du bureau de la réception, sans prêter beaucoup d’attention aux conseils répétés du médecin de l’hôtel qui la pressait de s’asseoir dans l’un des confortables fauteuils voisins. À sa façon distraite, placide, elle observait un jeune et séduisant couple de jeunes mariés qui, enlacés, signaient le registre en plaisantant et riant avec le réceptionniste. Elle s’était aperçue que son chignon se dénouait et, maladroitement, tâchait de le refaire. Elle rajusta le nœud lâche de sa ceinture cramoisie. Parmi toutes les personnes présentes dans le hall du Rainbow Grand, qui semblait devenu un simulacre cauchemardesque du vaste univers au-delà de l’hôtel, cette femme, Mme Ariah Erskine, semblait se détacher, comme extérieure ; celle qui était de trop, non désirée ; celle qui n’avait nulle part où être.

« On ferait mieux de lui dire, non ? De l’emmener au commissariat.

– Mais s’ils n’ont pas encore le corps, elle ne pourra pas l’identifier. Et ce n’est peut-être pas le révérend. Seigneur, ce serait cruel de bouleverser cette pauvre femme plus qu’elle ne l’est déjà, si… si le mort n’est pas son mari.

– Mais s’il l’est ?

– Dale, où diable est M. Colborne ?

– En route. À ce qu’il dit. »

Clyde Colborne, propriétaire du Rainbow Grand, était un employeur affable, sérieux mais pas toujours fiable, qui déléguait l’essentiel de ses responsabilités à son personnel. Il avait hérité de l’élégant hôtel de Prospect Street, fondé par son grand-père en 1881, une ère d’expansion touristique opulente, exubérante, à Niagara Falls ; l’hôtel était toujours prestigieux, mais, de même que les autres vieux hôtels de style victorien des Chutes, construits à une époque où les clients ne voyageaient pas en voiture mais en train, et où ils exigeaient des services de luxe incluant le logement de leurs serviteurs, le Rainbow Grand commençait à souffrir de la concurrence des motels et des « tourist cabins » qui poussaient comme des champignons vénéneux aux lisières de la ville. Si M. Colborne était très conscient de cette menace, il n’en parlait que rarement, et de façon elliptique : « Les gens rechercheront toujours la qualité. Le Rainbow Grand leur offre cette qualité. C’est cela l’Amérique. »

Pour autant que son personnel le sache, Clyde Colborne passait une bonne partie de son temps à naviguer sur le fleuve et sur les Grands Lacs, à faire du golf au Country Club de l’Isle Grand par temps chaud, et à jouer aux cartes avec ses amis, des hommes qui lui ressemblaient beaucoup.

La gérante de l’hôtel, une femme nommée Dale, assistante de M. Colborne depuis une dizaine d’années, proposa d’aller faire un tour dans la suite de Mme Erskine avant de l’emmener au commissariat. La situation était terrible pour toutes les parties concernées, mais il leur fallait penser aux relations publiques. Aux autres clients de l’hôtel, venus au Rainbow Grand pour passer un bon moment. Si la pauvre Mme Erskine faisait brusquement une crise de nerfs, quel scandale ce serait ! « Nous sommes au mois de juin. Un dimanche de juin où, pour une fois, il ne pleut pas. C’est la saison des voyages de noces, bon Dieu. Une saison où l’on est heureux à Niagara Falls. »

Ils persuadèrent donc Mme Erskine de monter dans la chambre 419. La femme rousse répétait d’un ton plaintif que son mari ne s’y trouverait pas – « C’est le seul endroit au monde où je puisse vous garantir qu’il n’est pas. »

Ariah Erskine se déplaçait alors de façon si hésitante, avait l’air si égarée, qu’elle donnait l’impression aux employés du Rainbow Grand de ne pas avoir conscience de ce qui l’entourait. Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit au troisième étage, il fallut la presser gentiment de descendre. Elle assurait pourtant au Dr McCrady, presque avec agacement, qu’elle se sentait « bien », n’éprouvait aucun « malaise ». Elle avait toutefois égaré sa clé de chambre. Par chance, Dale avait un passe-partout.

À la porte de la chambre 419, le concierge frappa fort, nerveusement. Pour le cas où il y aurait quelqu’un à l’intérieur. « Bonjour ? Il y a quelqu’un ? Direction de l’hôtel. »

Pas de réponse.

L’extérieur très orné de la porte était couvert de peluche cramoisie. Une plaque en cuivre indiquait SUITE NUPTIALE BOUTON-DE-ROSE.

Dale ouvrit avec sa clé, les employés de l’hôtel et la femme rousse entrèrent avec hésitation. Aucun vide ne se compare tout à fait au vide d’une chambre d’hôtel inoccupée. À travers des stores vénitiens en partie relevés brillait un soleil pâle, comme filtré. Quelque part à l’étage au-dessus, un aspirateur vrombissait. La première pièce, le salon à la décoration surchargée, était manifestement désert. Des cartes et des dépliants touristiques éparpillés, un vase de roses flapies, une bouteille de champagne vide couchée sur le côté ; et deux coupes, vides aussi toutes les deux, à distance l’une de l’autre.

Le concierge ouvrit la porte de la chambre à coucher : rien, là non plus. Mme Erskine y pénétra à contrecœur, les yeux presque fermés. « Personne. Il n’y a personne. » Elle parla si bas qu’il n’était pas certain qu’elle eût parlé du tout. Le lit de cuivre à colonnes avec son dais crocheté avait, semblait-il, été retapé à la hâte, le couvre-lit tiré sur des draps froissés et des coussins en forme de cœur posés dessus. L’impression immédiate, erronée, était que le dessus-de-lit recouvrait peut-être quelqu’un ou quelque chose. Le concierge vit dans ce lit refait un signe de délicatesse : Mme Erskine s’était attendue à des visiteurs et avait voulu que tout soit présentable. Mais l’air sentait nettement le renfermé. Une huile capillaire masculine, une eau de Cologne féminine, une odeur de draps utilisés, salis…

Que s’est-il passé dans ce lit ? Quel choc, quelle souffrance. Quelles révélations.

La femme rousse détourna le regard. Un périlleux instant, elle vacilla sur ses jambes.

Le concierge demanda avec politesse, mal à l’aise : « Puis-je jeter un coup d’œil dans la salle de bains, madame Erskine ?

– Oui. Bien sûr. Il n’y a personne. »

Une lumière brillait dans la pièce, mais elle était vide. Des serviettes humides avaient été replacées sur leurs supports, et le rideau de douche rentré dans la grande baignoire aux pieds griffus. Dans le lavabo, quelques cheveux noirs : pas ceux de Mme Erskine. Et sur la tablette à côté du lavabo, une trousse de toilette d’homme, fermée, banale. Mais elle était là.

Pas très bon signe, se dit le concierge.

La femme rousse dit soudain avec un rire voilé : « Sa brosse à dents est dedans, j’ai vérifié. On aurait pensé qu’il l’emporterait, non ? Mais je suppose qu’il est facile d’acheter une brosse à dents. Où qu’on aille. »

Ils ouvrirent ensuite la penderie où M. Erskine avait accroché ses vêtements, et Mme Erskine dit que rien n’avait été déplacé, pour autant qu’elle pût en juger. Ils regardèrent dans le tiroir du haut de la commode, où M. Erskine avait rangé des boxer-shorts et des maillots de corps blancs bien pliés, des chaussettes de soie noire, plusieurs mouchoirs de coton blanc frais lavés et une paire de boutons de manchette. Sur un meuble se trouvait la valise de M. Erskine, vide, exception faite d’un livre de poche intitulé Les Gorges du Niagara : histoire et préhistoire, et – autre mauvais signe – d’un portefeuille en cuir.

« Madame Erskine, puis-je… ?

– Oui, bien sûr. Prenez-le. »

Avec embarras, le concierge examina le portefeuille, qui contenait la carte d’identité du pasteur, son permis de conduire, plusieurs chèques en blanc détachés de leur carnet, une demi-douzaine de pièces de monnaie et des billets de différentes valeurs, dont certains de cinquante dollars. La photo d’identité montrait un jeune homme aux cheveux bruns, au nez un peu crochu et au visage étroit, qui portait des lunettes d’intellectuel et ne souriait pas. C’était donc lui, le révérend Gilbert Erskine ? Le mari disparu de la jeune mariée rousse ?

Un fanatique. Le pli de cette bouche. Ces yeux !

Exactement le genre d’homme, selon le concierge, à aller se jeter dans les Horseshoe Falls.

« Puis-je prendre cette photo de votre mari, madame ? Les autorités en auront besoin. Et vous feriez bien de garder ce portefeuille sur vous. Il ne faut jamais laisser d’objet de valeur dans une chambre d’hôtel. »

La femme rousse accepta le portefeuille les yeux baissés, d’un air gêné. Elle ne fit pas mine de compter les billets qui, d’après l’estimation rapide du concierge, représentaient plusieurs centaines de dollars.

Ils retournèrent dans le salon, et Mme Erskine alla à la fenêtre où elle regarda au loin d’un air absent. Avait-elle les yeux tournés vers les Chutes ? Ou… vers le ciel ? De profil, elle avait une sorte de beauté antique. Son visage semblait à la fois éthéré et résolu, comme un profil de médaille. De nouveau le concierge vit, ou crut voir, de légères marques rouges, l’empreinte de doigts d’homme, sur sa délicate gorge pâle.

Le révérend. Forcément. Qui d’autre ?

Tandis que le concierge et quelques employés se livraient à une nouvelle fouille rapide de la pièce, Mme Erskine resta immobile à la fenêtre. Comme si elle pensait tout haut, elle dit, d’un ton rêveur : « Les Chutes. Est-ce que c’est un singulier pour vous ? Ou… y a-t-il plusieurs Chutes ?

– Nous disons juste “les Chutes”, répondit Dale. Cela désigne le fleuve, en fait. Pas seulement le site, la chute américaine, la Bridal Veil et la… Horseshoe. Mais les rapides aussi, et le Devil’s Whirlpool. Et les gorges. En fait, toute la portion du fleuve, six kilomètres environ, où les eaux sont dangereuses. L’Eau-qui-a-faim, disaient les Indiens. C’est aussi l’esprit du lieu.

– L’esprit du lieu. Oui. »

Il leur semblerait ensuite que d’une certaine façon la femme rousse savait. Ce qui était arrivé à son mari.

Ils ne trouvèrent rien de significatif dans le salon. Des dépliants et des cartes touristiques annotées. Un prospectus vantant les excursions du Maid of the Mist au bas des American et Horseshoe Falls. Il était touchant de penser au couple de jeunes mariés projetant cette excursion, à Troy. « Vous dites ne pas avoir trouvé de message, madame ? demanda une dernière fois le concierge. Rien qui puisse être considéré comme… un mot d’adieu ? » Il se rendit compte qu’il contemplait fixement une corbeille, poussée sous un secrétaire victorien pour dames, où avaient été jetées des papiers en boule.

La femme rousse sembla se réveiller, en partie seulement, d’une transe. « Quoi ? Non. Pas d’adieu. Je regrette. »

Le visage empourpré, le concierge se baissa pour prendre ce qui se trouvait dans la corbeille… deux serviettes en papier froissées, dont l’une tachée de rouge à lèvres. C’était tout.