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Chandler se rend à Prospect Park pour rejoindre sa famille. Il n’est pour rien dans l’organisation de cette cérémonie mais il se sent responsable.

Ces regards blessés, accablés, qu’Ariah lui jette depuis des semaines.

Je ne peux pas y prendre part. Ne m’y oblige pas. Si tu m’aimes.

La douleur l’a marquée si profondément. Chandler s’en rend compte à présent. Amoureux de Melinda, aimant Danya comme sa propre fille, Chandler commence à comprendre le chagrin qu’a éprouvé sa mère il y a seize ans. Elle n’a jamais détesté Dirk Burnaby, seulement sa perte.

Impossible de parler d’une perte aussi douloureuse, impossible de reconnaître son existence, on est paralysé, et pourtant il faut vivre.

Parking réservé ! Chandler sourit à l’idée que son nom de Burnaby lui vaille un tel honneur, pour la première et sans doute la dernière fois. Melinda est descendue de la voiture, elle prendra place parmi les spectateurs, à côté d’amis. Lui, un Burnaby, est un VIP pour l’occasion. Il se gare parmi d’autres VIP et prend la cravate qu’il a emportée : un cadeau de Melinda. Bleu argenté, ornée de motifs géométriques subtils, une élégante cravate italienne en soie qui lui a fait tellement plaisir qu’il a manqué pleurer.

« Comment savais-tu pour les trilobites, chérie ?

– Les trilo… quoi ?

– Mes fossiles préférés. Ces formes, là. » L’expression de Melinda, quand elle avait compris qu’il plaisantait, l’avait fait rire. « Je disais juste que la cravate me plaisait beaucoup, chérie. Merci. »

Il la noue à la hâte, sur une chemise bleu pâle fraîchement repassée. C’est une belle cravate, et il l’adore. En regardant avec étonnement son front plissé dans le rétroviseur. Ses yeux écailles de poisson derrière des lunettes sales. Pourtant Melinda l’aime : elle lui a pardonné.

Peut-être l’amour est-il toujours pardon, jusqu’à un certain point.

Melinda avait eu le temps de réfléchir sur son compte, sur l’énigme qu’il représente. Son âme Burnaby. Et peut-être que les cartes postales qu’il lui avait envoyées l’avaient-elle convaincue. Le dessin grossier de l’infirmière faisant un prélèvement de sang à un homme prostré l’avait fait rire. Aie pitié !

Chandler a juré de changer. Il a l’intention d’épouser Melinda dans l’année et d’adopter Danya, et il a l’intention de démissionner de son poste de professeur et de s’inscrire à la faculté de droit, et il a le sentiment que oui, il fera tout cela et que sa vie changera, il deviendra le fils que Dirk Burnaby mérite. Aujourd’hui, après la cérémonie, lorsqu’il sera seul avec sa famille, il le leur dira.

Tandis qu’il traverse le parc, qu’il commence à entendre la musique, Chandler se sent à la fois euphorique et plein d’appréhension. Il n’aurait jamais imaginé qu’un jour pareil arrive : jamais, quand il était enfant, et que la désinvolture avec lequel on prononçait le nom de Burnaby l’emplissait de ressentiment. Eh bien, à l’avenir, finis, les Honte honte à lui, il s’appelle Burnaby.

Oui, c’est une bonne chose. Ariah sera bouleversée, mais cette cérémonie est une bonne chose, et importante. Dirk Burnaby va être réhabilité dans sa ville natale. Enfin.

Salauds. Assassins. Vous lui avez pris jusqu’à sa dignité.

Il se pose des questions sur Stroughton Howell. L’honorable juge. Mais il semble savoir qu’il ne saura jamais.

 

Cette musique ! Un quintette de cuivres joue un morceau solennel et enlevé de Purcell. Le kiosque de Prospect Park sert aux concerts en plein air et à d’autres événements publics. Chandler est soulagé, la musique lui semble bonne. Majestueuse sans emphase. Une beauté teintée de mélancolie. Chandler a toujours aimé le kiosque victorien, qui semble sorti d’un livre de contes pour enfants avec son toit à pignons et son bois travaillé peints de différentes teintes lavande et violette. Il y a bien longtemps, Dirk Burnaby avait amené sa petite famille ici pour un concert en plein air. Ils s’étaient assis dans l’herbe, sur une couverture, Ariah avait été la seule à être piquée par les moustiques… n’était-ce pas leur famille, les Burnaby ?

Un autre jour, encore plus lointain, si lointain que Chandler s’en souvient à peine, comme une scène regardée par le mauvais bout d’un télescope, maman avait chargé Chandler de promener Royall dans sa poussette. Cela se passait dans Prospect Park, cette fois-là aussi. Plus près des Chutes. Chandler se rappelle les embruns froids comme des crachats, la docilité du petit Royall. Et maman qui était si belle avec ses cheveux roux étincelants dans le soleil, allongée sur un banc, paresseuse et nonchalante comme un gros chat endormi. Fais ce que dit maman ! Va-t’en.

Chandler s’arrête net. Tâche de penser. Quoi ?

Il voit des drapeaux américains, une matière synthétique brillante, qui dépassent des huit coins du toit et volettent dans le vent. Son cœur se serre un peu. L’atmosphère patriotique ici, à Prospect Park. Des feux d’artifice de 4 Juillet près des Chutes.

« Chandler ? Hé ! »

C’est Royall. Qui empoigne Chandler par le bras, en souriant.

Sur le visage séduisant de Royall, une expression pleine d’appréhension. Derrière son sourire, son gentil sourire crispé. Comme si les deux frères se saluaient sur un banc de glace flottante dans un endroit étrangement public. Sans oser baisser les yeux pour regarder si la glace n’a pas commencé à se fendiller.

« Devine qui est ici. »

Chandler a le cerveau vide. Il n’arrive même pas à se rappeler le nom de l’activiste célèbre, du champion de la défense des consommateurs, qui a vaguement promis sa présence à la cérémonie.

Puis Chandler voit : Ariah.

Il est si stupéfait qu’il ne trouve rien à dire. Il bégaie : « Maman ! Tu es… » (Mais comment est-elle, en fait ? Fiévreuse, égarée. Un rouge à lèvres écarlate fait ressortir sa bouche d’ordinaire petite et pâle. Une nouvelle coiffure. Et cette robe tarabiscotée, si féminine, est-ce une tenue de mariée ?) Chandler serre sa mère dans ses bras, grimace parce que le bord de son chapeau manque lui rentrer dans l’œil, la sent se raidir très légèrement contre lui. (Oui, maman lui en veut. Il sait.) Il dit d’un ton pressant : « Tout ira bien, maman. Nous prendrons soin de toi. »

Ariah repousse Chandler, comme si, même dans son état d’hébétude, il lui fallait le réprimander. « Et qui va prendre soin de toi, gros malin ? »

Et il y a Juliet : la belle Juliet.

Chandler est soulagé de la voir aussi jolie. La petite fille timide et renfermée qui avait dégringolé tête la première dans l’escalier de la cave et heurté une cage à lapins rouillée et saigné, saigné, et à peine pleuré. La fille timide et renfermée au visage marqué de cicatrices que les enfants du quartier dévisageaient avec curiosité. Juliet a seize ans et, avec ces élégants souliers à talons, elle est plus grande que Chandler ne l’a jamais vue. Ses cheveux d’ordinaire ébouriffés sont retenus par des barrettes et elle aussi porte du rouge à lèvres, ce qui lui va bien. Ses yeux aux paupières rêveuses le regardent avec une expression implorante. Mais elle ne semble pas mal à l’aise. Sa robe, moulante, est faite d’un tissu vert irisé si sombre qu’il paraît noir ; chic et sexy, par contraste avec la robe-chemisier à fleurs d’Ariah. À son cou scintillent de mystérieuses perles de verre fumé que Chandler ne lui a jamais vues mais qu’il suppose offertes par un ami. (Chandler n’a jamais parlé à Stonecrop. Mais il sait qui il est. En fait, il pense l’avoir vu à l’instant dans le parc, qui faisait les cent pas en lisière de la foule, trop nerveux pour s’asseoir. Chandler sait par Royall que Stonecrop a démissionné du restaurant de son oncle pour la dernière fois et qu’il fait désormais la cuisine chez Mario.)

Chandler presse la main de Juliet pour la rassurer. Non, il ne s’agit pas d’une terrible erreur. Les Burnaby de Baltic Street dans cet endroit public, nus et exposés.

Juliet adresse un sourire espiègle à Chandler, en se mordant la lèvre. « Trop tard.

– Trop tard… ?

– Pour refuser de venir. »

 

La cérémonie doit commencer à 16 heures. On y est presque, mais des gens arrivent encore ; des inconnus pour la plupart, avec ici et là un visage connu, surprenant. S’il pleut, on se réfugiera dans une salle voisine, mais le ciel est raisonnablement dégagé, il n’y a qu’au nord, au-dessus du lac Ontario, que s’amassent des nuages sombres. Chandler se rend compte qu’il enfonce ses ongles dans ses paumes, il redoutait que personne ne vienne à cette cérémonie en souvenir de Dirk Burnaby mais apparemment, Dieu merci, le nombre des spectateurs est honnête. Son cerveau rapide de scientifique compte seize rangées de chaises pliantes, vingt-cinq chaises par rangée, quatre cents en tout.

Quatre cents ! Chandler est pris d’un nouvel accès de panique, jamais tous ces sièges ne seront occupés.

Neil Lattimore, débordant d’énergie, bourré d’adrénaline, la quintessence de l’avocat activiste, vient serrer la main de Chandler, lui brise pratiquement les doigts, veut être présenté aux Burnaby. Mais Ariah, renfrognée et distraite, écoute avec une attention revêche le quintette de cuivres : Est-ce Ives qu’ils jouent à présent ? Copland ? Une marche lente un peu trop optimiste et américaine pour le goût raffiné d’Ariah. On distribue des programmes : DIRK BURNABY 1917-1962. De jeunes bénévoles d’une association appelée la Niagara Frontier Coalition recueillent des signatures pour une pétition. VOTEZ OUI À L’AMENDEMENT « EAU PURE » intiment des badges jaune criard, soudain très visibles dans l’assistance. Lattimore a une requête à présenter, murmurée à l’oreille de Chandler, d’accord, Chandler n’a guère le choix, il demande à Ariah de consentir à être photographiée, c’est inévitable, autant céder avec grâce. À son grand étonnement, Ariah accepte. Mais elle ne parlera pas à la demi-douzaine de journalistes qui tournent autour d’eux, et elle ne posera pas seule. « Royall ! Juliet ! Chandler ! Venez. » C’est un des rares privilèges de la maternité, pouvoir appeler sa progéniture dans un endroit public comme une poule ses poussins, et être certaine d’être obéie.

À côté du kiosque enguirlandé de fleurs, Ariah pose entre ses deux grands fils séduisants, qu’elle tient par le bras ; Juliet, la plus jeune de la famille, est devant Royall, le plus grand. Flashes, caméras de télévision. Les Burnaby de Baltic Street, incroyablement exposés. Ariah évitera ces images dans les médias, à une exception près : il est impossible d’éviter la photo flatteuse à la une de la Gazette du lendemain où ses enfants et elle apparaîtront, le visage solennel et souriant, au-dessus de la légende :

La famille de Dirk Burnaby assiste à la cérémonie de Prospect Park.

Cette assertion simple sera lue et relue par chacun des Burnaby comme un poème d’une beauté incomparable, recelant une signification cachée.