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Ils étaient mariés. Pourquoi cela ne suffisait-il pas ?

Quel besoin avaient-ils d’une famille, de beaux-parents ?

Ariah était secrètement ravie que son mari eût été « déshérité » à cause de son mariage. Elle le respectait d’avoir haussé les épaules en riant lorsqu’il l’avait appris. On ne se marie pas par intérêt, mais par amour. On se marie pour la vie.

Il est vrai que ses parents lui manquaient, parfois. Oh ! pas vraiment… Elle n’aurait pu discuter de son problème avec sa mère, de toute manière. Et avec le révérend Littrell ? Jamais.

Dans ses moments de faiblesse, Ariah se rappelait les paroles cinglantes de son père.

Vous ne serez pas les bienvenus ici. Ni lui ni toi. C’est terrible ce que tu fais. Épouser si vite un homme que tu ne connais pas. Alors que ce pauvre Gilbert est disparu depuis moins d’un mois. Honte à toi, Ariah !

Ariah avait eu envie de lui crier qu’elle ne connaissait pas non plus Gilbert Erskine et qu’ils l’avaient pourtant poussée à l’épouser.

Non. Pas de justifications, pas d’excuses. Mieux valait quitter le presbytère avec dignité. Adieu à la vie de fille obéissante.

 

Mme Ariah Burnaby n’était pas encombrée de parents. En 1950, c’était plutôt remarquable, comme de se promener avec un œil en moins ou un membre manquant qui, singulièrement, ne vous manque pas.

Et néanmoins, voilà que tous les deux, Ariah et Dirk, se rendaient à Shalott – « Shalott ! » Quel nom prétentieux pour une maison ! – un dimanche de septembre piqueté de nuages.

On ne sait pourquoi, Claudine Burnaby semblait être revenue sur sa décision de déshériter son fils renégat. Et elle était curieuse de connaître sa belle-fille. Finalement.

Au premier coup d’œil, elle saura. Elle pensera que c’est pour cela que nous nous sommes mariés aussi vite.

Pour cette visite vouée à l’échec, Ariah portait une robe de lin rose si pareille à un suaire que les manches semblaient traîner derrière elle. Les poignets qui en sortaient étaient d’une maigreur alarmante. Elle avait poudré les taches de rousseur de son visage, et appliqué sur ses lèvres un rouge éclatant.

« Oh ! Dirk, je meurs de peur que ta mère ne m’aime pas.

– Oh ! Ariah, je meurs de peur que tu n’aimes pas ma mère. »

Ariah était sincère, Dirk était moqueur. Mais elle voyait les mâchoires contractées de son mari. L’éclat stoïque de son regard. Avec un certain malaise, elle se dit que, tout en désapprouvant son caractère difficile, Dirk Burnaby aimait sa mère.

Il souhaiterait que sa femme l’aime aussi.

Dirk avait montré à Ariah des photographies de Claudine Burnaby : une blonde d’une beauté saisissante au menton volontaire, au regard intense et au sourire ironique. Un côté tendu à la Joan Crawford dans cette bouche, comme si elle contenait trop de dents. Quel avait été l’étonnement d’Ariah quand Dirk avait dit, avec un rire léger : « Ne te laisse pas abuser par ses airs d’ange, ma chérie. »

C’était la première visite d’Ariah à l’Isle Grand, qui semblait flotter sur les eaux rapides du Niagara à mi-chemin entre Niagara Falls et Buffalo. Shalott avait été construite face à la province canadienne de l’Ontario, à l’extrémité sud-est de cette île en forme de cube, essentiellement rurale.

(L’Ontario ! Ariah se rappela pour la première fois depuis la mort de Gilbert Erskine qu’il avait programmé de passer une partie de leur voyage de noces dans l’Ontario : à l’ouest de Niagara Falls, en bordure de la Thames, dans une région déserte que l’on disait riche en fossiles.)

Ariah se rongea l’ongle du pouce, discrètement croyait-elle, jusqu’au moment où son mari, sans même quitter la route du regard pour lui faire les gros yeux, allongea le bras et lui donna une tape sur la main. « Ariah ! Un mot de toi, et je rebrousse chemin sur-le-champ. Je ne supporte pas de te voir aussi anxieuse.

– Anxieuse ? Je ne suis pas anxieuse. » Ariah regarda fixement par le pare-brise ce qu’elle était censée voir : des champs, des bois, le fleuve dans le lointain. Et des maisons. Quelles maisons ! Impossible de ne pas les qualifier de « demeures ». M’as-tu-vu. « Consommation ostentatoire ». Une partie d’elle-même se rebiffait contre cet étalage de richesse matérielle. Elle était la fille d’un pasteur de province, elle savait ce qu’était la vanité. « Je suis fascinée. De découvrir comment tu vivais, enfant. »

Dirk eut un rire embarrassé. Comme s’il n’avait jamais pensé à lui-même en ces termes-là.

Lorsqu’il tourna dans la longue allée qui menait à Shalott, elle se mordit la lèvre. Quelle absurdité, tout de même ! Une maison aussi grande ! Elle décida que Mme Burnaby lui déplaisait par principe.

Ils avaient été invités à midi pour un brunch, mais à midi et demi Mme Burnaby ne s’était toujours pas montrée. Une table à plateau de verre avait été dressée pour trois au milieu d’une terrasse dallée donnant sur le fleuve. « Mme Burnaby descendra dans un instant, elle s’excuse de vous faire attendre », venait leur dire de temps en temps une vieille femme en uniforme de gouvernante. Ils étaient priés de se mettre « à l’aise ». De prendre amuse-gueules et apéritifs : du jus de tomate dans un cruche rafraîchie qui se révéla ne pas être du jus de tomate mais du bloody mary. Un cocktail délicieux auquel Ariah n’avait encore jamais goûté et qui lui plut beaucoup.

« Méfie-toi, Ariah, dit Dirk. La vodka peut être mortelle. »

Ariah rit gaiement. Nauséeuse ce matin-là au point de rien avaler, pas même un déjeuner léger, elle se sentait soudain étrangement affamée et dévorait de minuscules croissants au crabe, des radis trempés dans une sauce aigre. Elle avait cessé de se ronger les ongles du pouce. Elle s’aperçut dans la vitre d’une fenêtre et reprit courage. Elle avait vraiment l’air jolie : l’amour de son mari avait produit ce miracle.

« Tu ne vas pas cesser de m’aimer, n’est-ce pas, Dirk ? Mon chéri ? Tu ne vas pas te réveiller un matin et changer d’avis ?

– Ne dis pas de bêtises, Ariah.

– Parce que si tu le fais, je risquerais de m’éteindre. Comme une lumière. »

Dirk regarda autour de lui avec gêne, comme s’il craignait qu’on les entende. Les fenêtres donnant sur la terrasse étaient protégées du soleil par des persiennes blanches derrière lesquelles on pouvait regarder sans être vu, et la plupart de ces fenêtres étaient ouvertes. Il avait allumé une cigarette et entamait son deuxième verre. Où diable était Claudine ?

Dirk descendit la pelouse avec Ariah, la conduisit jusqu’au fleuve et au ponton, et lui parla, assez distraitement, des bateaux de son enfance. De son amour pour la voile et pour le fleuve. Lorsque son père était encore en vie. « J’étais un garçon imprudent, je crois. Je me suis fait quelques frayeurs. » Il parlait d’un ton mélancolique. Ariah se demanda s’il regrettait sa conduite passée, ou le passé lui-même. Le vent qui soufflait du fleuve était frais et merveilleusement revigorant. Non loin d’eux, des voiliers glissaient sur l’eau sans effort apparent. Ici, sur le ponton de Shalott, on n’entendait pas le tonnerre menaçant des Chutes ; elles étaient à des kilomètres en aval. On pouvait plonger de ce ponton, le courant n’était pas dangereux. On ne risquait pas d’être emporté, en hurlant, vers une mort certaine. Je pourrais vivre ici. Nos enfants aussi. Pourquoi n’hériterions-nous pas ? C’était une pensée inattendue, indigne d’elle. Ariah ne savait qu’en faire.

Le ponton, en mauvais état, bougeait et craquait de façon perceptible sous leur poids. Une seule embarcation y était amarrée, un vieux voilier qui avait un jour été blanc. L’idée d’y monter, d’être ballottée et secouée par le fleuve, remplissait Ariah d’appréhension, mais elle s’appuya pourtant contre le bras de son mari en disant d’un ton aguicheur : « Ton vieux voilier a l’air abandonné. Pourquoi ne pas m’emmener faire une promenade, Dirk ? Après le brunch.

– Oui. Ce serait bien. »

Il parlait avec un enthousiasme forcé. Ariah voyait qu’il était distrait, il ne cessait de jeter des coups d’œil à sa montre, de regarder vers la maison. Cela ne lui ressemblait pas de ne pas concentrer son attention sur elle, en sa présence. Elle sentait l’attraction de l’autre femme, dans cette maison.

« Je pense que ta mère est sortie. Est-ce que ce n’est pas…

– Non. C’est Ethel, qui se demande où nous sommes. »

Il était presque 13 heures. Maussade et boudeur, les cheveux ébouriffés par les vent, Dirk ramena Ariah vers la terrasse. Pas tout à fait à la verticale, le soleil était étonnamment chaud. Dans ce climat, des nuages se formaient sans cesse, vaporeux et humides, traversés de temps à autre par un soleil blanchâtre. Entre les deux Grands Lacs, Érié et Ontario. Toujours le ciel était mouvant, incertain. Dans cette lumière pâle, on voyait que la pelouse de Shalott était sèche, brune, envahie de mauvaises herbes par endroits. Les rosiers étaient piquetés de taches noires. La propriété faisait négligée, comme si la vie s’en retirait. Et la majestueuse demeure de grès, vue de derrière, comme depuis des coulisses, paraissait dégradée par les intempéries. La pierre était fissurée. Une mousse d’un vert visqueux s’étirait tel un long serpent grêle dans la gouttière rouillée qui courait sur toute la largeur de la maison.

« Peut-être nous sommes-nous trompés de dimanche, Dirk ? remarqua Ariah, avec un rire nerveux.

– C’est ce que je suis en train de me dire. »

Ariah n’avait jamais vu son mari séduisant, sûr de lui, aussi distrait, aussi nerveux. Furieux. Ils regagnèrent la terrasse, et Claudine n’était toujours pas là. La gouvernante embarrassée s’excusa une fois de plus. Dirk dit : « Si ma mère pense que je vais aller la trouver pour la supplier de se joindre à nous, elle commet une erreur. » Ariah, qui picorait des amuse-gueules, s’efforçait de ne pas écouter. Dirk semblant peu disposé à le faire, elle se resservit elle-même un peu de ce délicieux cocktail poivré couleur de sang. Elle mangea des croissants au crabe, arrosés de bloody mary. L’eau lui vint à la bouche, elle mourait de faim, en dépit de la légère nausée qui naissait dans son estomac.

Dirk dit soudain : « Nous partons, Ariah. Où est ton sac ? »

Ariah se figea, respira profondément. Elle surmonterait ce moment de faiblesse. Elle ne succomberait pas. Ses paupières battirent. Elle ne voulait pas voir le voilier solitaire et abandonné qui se balançait le long du ponton, ce mouvement perpétuel, idiot à force de répétition. La nausée ressemblait au mal de mer. Elle détourna le regard du fleuve et vit, ou crut voir, à trois ou quatre mètres, un visage fantomatique à une fenêtre. Mais ce visage fut aussitôt dissimulé par un store baissé.

Elle espéra que Dirk n’avait rien remarqué.

« Ethel ? Vous direz à votre maîtresse qu’elle est d’une impolitesse intolérable. Et qu’il est inutile qu’elle réinvite jamais ma femme et moi dans cette maison. »

Il empoigna Ariah par le bras. Il ne l’avait jamais serrée aussi fort ! Elle allait protester, trébuchant sur ses souliers à talons, quand soudain, à sa grande horreur, elle fut prise de hoquets, de haut-le-cœur. Soudain, elle fut malade comme un chien. Secouée de spasmes incontrôlables, elle vomit tout ce qu’elle avait si imprudemment bu et dévoré, salissant le devant de sa robe de lin rose, éclaboussant la table à plateau de verre et la terrasse dallée.

« Bon sang, Ariah, dit Dirk d’un air malheureux, je t’avais pourtant prévenue. »