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Soudain, pendant l’été humide et infesté de moucherons de 1977, apparut dans leur vie Joseph Pankowski, qu’Ariah appellerait avec une dérision affectueuse le « cordonnier », le « Juif qui aime la musique ». Parfois aussi, le « Juif polonais au setter irlandais ».

Il était difficile de cerner les sentiments d’Ariah concernant M. Pankowski. Elle ordonna à Juliet de ne pas en « souffler mot » à Chandler ni à Royall. Chandler ruminerait et accorderait trop d’importance à une amitié insignifiante entre deux « laissés-pour-compte » ; Royall la taquinerait. Et, avertissait Ariah, elle n’était pas d’humeur à être taquinée.

Juliet, qui était plus à l’aise avec les adultes qu’avec les gens de son âge, n’avait jamais rencontré personne qui ressemblât à Joseph Pankowski. Il la fascinait comme aurait pu le faire un être d’une autre planète. On ne souhaitait rien dire sur soi à un tel être, parce que ce « soi » ne pouvait avoir aucune importance ; tout ce qui comptait, c’était lui, mystérieux et insaisissable ; on n’osait pourtant pas être impoli et poser des questions. Et il y avait son visage blessé, recousu, qui attirait les regards étonnés des inconnus, et ceux insistants des enfants.

Et le tatouage sur son poignet gauche. Sur lui, jamais Juliet ne poserait de question.

Pourtant Joseph Pankowski n’était pas renfermé. Il parlait facilement, avec plaisir, de certains sujets. Il était nerveux, ardent, bégayait d’enthousiasme. Il avait un faible pour les films hollywoodiens des années 30 et 40, qu’il regardait à la télé, tard le soir. Il se considérait comme un « fan » de base-ball. Il soutenait avec véhémence qu’Eisenhower s’avérerait le « dernier grand » président des États-Unis. (Des années après la mort du sénateur, il critiquait âprement Joseph McCarthy, « le visage hideux de la Gestapo américaine ».) Avec son accent prononcé, il embarrassait Juliet en lui disant que sa façon de chanter, surtout les lieder allemands, lui donnait beaucoup de joie. Que le jeu « courageux » d’Ariah au piano lui donnait beaucoup de joie. Que les rencontrer avait « mis de l’espoir » dans sa vie.

M. Pankowski était veuf depuis plusieurs années. Il habitait seul au-dessus de sa cordonnerie de South Quay. (Un quartier « mélangé » à l’est de la ville.) Ses enfants, deux fils, étaient adultes et avaient depuis longtemps quitté la région. Et pas de petits-enfants, quoique tous deux fussent mariés. « Ces jeunes gens pleurnichent, ils disent qu’ils ne veulent pas faire naître des enfants dans un monde aussi mauvais. Comme s’ils étaient nous et qu’ils aient vécu la vie de leurs parents en Europe. Ils nous brisent le cœur. » Ariah, que ces révélations personnelles mettaient mal à l’aise, disait : « Est-ce que ce n’est pas le rôle des enfants de briser le cœur de leurs parents ? »

Mais M. Pankowski voulait parler sérieusement. C’était son défaut, aux yeux d’Ariah : il ne pouvait pas ou ne voulait pas plaisanter lorsque les plaisanteries s’imposaient.

Dans Prospect Park, où ils allaient assister à des concerts en plein air, Ariah avançait d’un pas rapide, impatiente de retenir trois sièges. Juliet s’attardait auprès de M. Pankowski, qui marchait avec difficulté, les jambes raides, en se frottant pensivement la nuque. Il dit : « Le “mal”, le “bien”… quel est ce vocabulaire ? Dieu permet le mal pour la simple raison qu’Il ne fait aucune distinction entre le mal et le bien. Comme Il n’en fait aucune entre le prédateur et la proie. Ce n’est pas le mal qui m’a fait perdre ma première famille, mais les actes des hommes et – imagine un peu ! une merveille dans son genre, abominable ! – les actes de la vermine qui les dévorait vivants dans le camp de la mort. Et donc il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et ne pas essayer de penser à ce qu’on a perdu, car c’est la voie de la folie. »

Juliet feignit de ne pas avoir entendu.

Non, elle n’avait pas entendu. Les discours de M. Pankowski étaient peu fiables, surtout quand il parlait avec passion.

 

Pas ce soir-là dans Prospect Park, mais un autre soir où Ariah était trop loin pour entendre, Juliet demanda hardiment à voir le tatouage sur le poignet de M. Pankowski qui avait seulement l’air d’un peu d’encre sombre en train de s’effacer. Il ne s’effacerait jamais, pourtant, parce qu’il était inscrit dans sa peau même.

 

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Envie de demander Pourquoi vivre alors ? C’est Dieu qui est fou.