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Dix-huit jours après la période de veille à Niagara Falls, Dirk Burnaby s’apprêta à traverser dans toute sa largeur le paysage sculpté par les glaciers de l’État de New York pour se rendre à Troy.

Il n’avait pas de plan précis. Il était surexcité, euphorique et néanmoins d’un fatalisme morbide. Qui vivra verra. On ne vit qu’une fois. Jeune avocat plaidant d’avenir, il était passionné de stratégie juridique ; ce matin-là pourtant, alors que sa vie était en jeu, à peine s’il avait pensé à emporter l’adresse de la famille Littrell, fournie par le directeur du Rainbow Grand Hotel. Il avait aussi un numéro de téléphone mais il n’avait pas appelé la jeune femme rousse qui s’était tenue devant lui mais avait refusé de le regarder. Peut-être souhaitait-il simplement la contraindre, une dernière et première fois, à le regarder.

C’était un voyage de plus de quatre cent cinquante kilomètres. Il portait des vêtements neufs qu’il ne se rappelait pas avoir achetés. Un blazer bleu marine à boutons de cuivre, une chemise sport à rayures, un pantalon de toile blanc et une casquette de yachtman, blanche également. Une ceinture de chanvre avec une petite boucle rectangulaire en cuivre. Des chaussures de toile bleu marine.

Dirk Burnaby, une gravure de mode du magazine Esquire.

Obligé cependant, alors qu’il longeait la Mohawk, de s’arrêter plus d’une fois au bord de la route pour se soulager. Se dissimulant à la vue des voitures à proximité des villages d’Auburn, de Canastota, de Fort Hunter. (Nerveux ! Il se sentait la vessie contractée.) Une insomnie qui tremblotait et dansait comme une flamme bleue malveillante même maintenant, à l’état de veille.

« Bon sang. Ça suffit. Assez ! »

Aux abords du village d’Amsterdam, un champ de marguerites agitées par le vent attira son regard. C’étaient en fait des fleurs dotées d’yeux. Il éclata de rire : sa vie semblait si simple. Il avança dans les herbes hautes, ramassa des fleurs par grappes et par touffes échevelées, pour la fille rousse, pour faire qu’elle le regarde. Il tira sur les tiges d’une fleur sauvage robuste, fibreuse (des chicorées ? avec de petits pétales bleus ?), empoigna des plantes rampantes, des plantes épineuses, qui lui piquèrent les mains. Des églantiers, boutons rose pâle et blancs. Mais ses mains saignaient ! Il ramassa davantage de marguerites, et des touffes de boutons d’or. Du moins des petites fleurs jaune d’or qu’il pensait être des boutons d’or. Dans un fossé, il découvrit des fleurs pâles ressemblant à des anémones qui lui rappelèrent le teint de la fille rousse, et naturellement il les arracha avec leurs racines. Dans le coffre de sa voiture, il trouva un bocal de verre d’un kilo qu’il remplit de l’eau du fossé, et dans lequel il fourra le plus de fleurs posssible. Une gros bouquet disgracieux. Au moins une centaine de tiges. Son cœur battait vite, agité d’un espoir absurde.

À Albany, il s’arrêta pour boire une verre. Dans un magasin de vins et spiritueux, il acheta une bouteille de champagne. « Attendez, dit-il au vendeur souriant. Mettez-en deux.

– Deux Dom Pérignon ? Tout de suite, monsieur. »

Peu après, il franchit l’Hudson et pénétra dans la ville vallonnée de Troy où il apprendrait que la fille du révérend et de Mme Littrell n’habitait plus avec eux le presbytère jouxtant la première église presbytérienne de Troy. Ce fut Mme Littrell qui ouvrit la porte, le souffle court et les yeux clignotants, et elle reconnut Dirk. Sa fille louait à présent un appartement près du conservatoire de Troy, où elle vivait seule.

C’était un bon signe, se dit-il. Non ?

Dirk traversa la ville et finit par trouver le vieux conservatoire néo-classique, et la maison de brique rouge d’Ariah, à une rue de là. Dans l’allée de gravier qui menait à l’entrée, il s’arrêta en entendant une femme chanter. Le son semblait venir d’en haut ; levant la tête, il vit une fenêtre ouverte au premier étage. Immobile, serrant entre ses mains le bocal débordant de fleurs, il écouta avec intensité. Une voix de soprano pure, claire et douce quoiqu’un peu hésitante, interprétant de façon inattendue un chant de bataille passionné :

Mine eyes have seen the glory

of the coming of the Lord !

He has trampled out the vintage

where the grapes of wrath are stored !

He has loosed the fateful lightning1

Et pourtant, comme cela ressemblait bien à Ariah ! Impulsivement Dirk poursuivit, d’une voix non travaillée mais profonde : « … Of His terrible swift sword2 ! »

Il n’avait pas chanté assez fort pour qu’Ariah l’entende, il en était certain. Pourtant, elle n’attaqua pas le refrain, il n’y eut pas de Glory, glory hallelujah, mais un silence soudain.

Arrivé sur le perron, Dirk sonna. En feignant de ne pas remarquer la femme qui l’observait d’une fenêtre à l’étage.

Elle répondra ou ne répondra pas. Et cela décidera de ma vie.

Dirk Burnaby se sentait très calme. C’était bien, c’était juste. Il avait remis sa vie entre les mains de cette femme qu’il connaissait à peine.

Ce fut cependant un choc inattendu lorsque Ariah ouvrit finalement la porte.

Tous deux se regardèrent, incapables un long moment de parler.

La première impression de Dirk fut qu’Ariah ne ressemblait plus du tout à la Veuve blanche. Ses cheveux roux fané, duveteux, comme ébouriffés par le vent, bouclaient et vrillaient de façon charmante autour de son mince visage. Dans la lumière impitoyable du soleil, ils semblaient sillonnés de minuscules éclairs d’argent. La fille rousse grisonnait !

Malgré tout elle n’avait rien d’une femme en deuil. Sa jupe était légère, estivale, ornée de perroquets vert vif aux becs dorés ; son tee-shirt était blanc, frais repassé, un tee-shirt simple et sport d’adolescente. Elle avait les jambes et les pieds nus. Rien sur son visage lisse taché de son n’exprimait le chagrin, le regret ; ses joues étaient empourprées, une rougeur qui lui montait du cou dans le trouble du moment. Ses yeux, ombrés de fins cils roux pâle, n’étaient plus injectés de sang, ils avaient ce vert pur translucide, couleur de fleuve, qui avait tant obsédé Dirk Burnaby. Ces yeux s’écarquillèrent aussitôt en le reconnaissant.

Dirk s’entendit bégayer : « Madame Erskine… ?

– Non. Plus maintenant. » Elle parlait avec calme, quoique paraissant effrayée. Ses doigts aux ongles courts, rongés, tripotaient un pli de sa jupe perroquet. « Je m’appelle de nouveau Ariah Littrell. Je n’ai jamais vraiment été cette autre. »

Elle prononça cette autre avec un air détaché et perplexe, comme s’il s’agissait d’une expression étrangère pas tout à fait compréhensible.

Éloquent et convaincant dans son métier d’avocat, aussi dangereux qu’un pit-bull dans un tribunal, Dirk Burnaby avait du mal à déglutir, la bouche sèche comme du sable. Oh ! que lui arrivait-il donc ? Il avait conscience d’avoir renversé de l’eau sur son élégant blazer bleu marine. « Vous vous… souvenez de moi ? Dirk B… Burnaby. J’étais celui qui… ou plutôt, je suis…

– Bien sûr que je me souviens de vous, dit Ariah en riant.

– Ah… oui ? Je… ne l’aurais pas pensé… »

Quelle ânerie, pourquoi disait-il une chose pareille ? Ariah Littrell parut cependant lui pardonner sa gaucherie et l’invita à entrer.

De plus en plus maladroit, comme dans un film de Bob Hope, il tendit à Ariah le bocal de fleurs dégoulinant, étonnamment lourd. « Cela ne vous ennuie pas, j’espère ? marmonna-t-il d’un ton d’excuse.

– Oh. Merci. »

Certaines des fleurs tombaient du bocal. Des marguerites aux tiges cassées, une branche d’églantines rose pâle, piquetée d’épines minuscules. Il y avait des racines dénudées, des morceaux de terre. Des herbes mêlées aux fleurs des champs. Des insectes sous les feuilles de chicorée. Mais Ariah murmura : « Elles sont belles. »

Ils étaient dans le petit salon. Un Steinway droit avait été poussé contre un mur. Sur le piano se trouvaient des partitions de Mozart, Chopin, Beethoven, Irving Berlin. Par terre, un tapis touffu dans lequel, on ne sait pourquoi, les chaussures de toile à semelles de caoutchouc de Dirk ne cessaient de s’accrocher. Le vert pomme éclatant de la jupe aux perroquets qui frôlait les jambes nues et pâles d’Ariah brouillait la vue de Dirk. Une voix masculine caverneuse prononça : « J’avais à faire à Albany et je me suis dit… que j’allais passer vous voir. Ariah. J’aurais dû téléphoner, mais… je n’avais pas votre numéro. » Il se tut. Un pouls battait dans son crâne, parodiant subtilement un rythme cardiaque normal. « Je vous ai entendue chanter à l’instant. Dans l’allée. »

Je voulais dire que j’étais dans l’allée quand je vous ai entendue chanter. Qu’est-ce que je raconte ?

Ariah murmura quelque chose que Dirk n’entendit pas, et disparut dans la pièce voisine, une petite cuisine vieillotte, équipée d’un horrible évier et de robinets rouillés. Dirk la suivit sans réfléchir. Arrivée à l’évier, Ariah se retourna, saisie de le voir aussi près d’elle. Dirk comprit alors qu’il aurait dû rester dans le salon, mais il était trop tard : s’il battait en retraite, il aurait l’air encore plus idiot. Il effleura discrètement les traces humides sur son blazer. Oh ! mon Dieu. Certaines semblaient des taches de sang laissées par ses doigts écorchés.

Ariah avait posé le bocal de fleurs dans l’évier et cherchait à attraper un vase sur une étagère, en équilibre instable sur la pointe de ses pieds nus. Des pieds si pâles, si fins ! Dirk les regarda fixement. Il eut l’idée confuse de se baisser pour les toucher ; pour les prendre dans ses mains et soulever Ariah dans les airs – car il était assez fort, sûrement –, comme Fred Astaire aurait pu saisir les pieds de Ginger Rogers dans la scène de danse éblouissante d’un film non encore tourné ; à moins qu’il l’ait été et que ce soit un souvenir ? Sous le fin tee-shirt de coton d’Ariah il vit les petits os blancs des vertèbres se tendre comme les jointures d’un poing serré, un spectacle si intime qu’il eut un moment de vertige. « Attendez. Permettez. » Il descendit le vase de cristal de l’étagère. Un des vases de Mme Littrell, il semblait le savoir. Un cadeau de mariage. Il le vit échapper à ses doigts humides et se fracasser sur le sol de la cuisine mais, non, curieusement cela n’arriva pas, le vase fut déposé intact dans l’évier. Ainsi Ariah prendrait des mains tremblantes de Dirk tout ce qu’il lui confierait, et le mettrait en sécurité. « Vous avez une belle voix, Ariah, disait-il. Elle m’a tout de suite frappé. »

Ce qui signifiait ? Que Dirk avait assez d’oreille pour reconnaître une belle voix, ce qui était discutable, ou qu’il avait tout de suite reconnu la voix d’Ariah ? Ce qui était également discutable.

Ariah eut un rire gêné. « Oh. Ne vous croyez pas obligé de me faire des compliments, monsieur Burnaby.

– Dirk, je vous en prie.

– Dirk. »

Quel prénom étrange et peu mélodieux ! Dirk ne l’avait encore jamais vraiment entendu. C’était sa mère qui l’avait choisi, sans aucun doute. Il lui semblait savoir que « Dirk » était un prénom familial, du côté de sa mère, pas de son père.

« Ma voix n’est pas belle, dit Ariah, c’est…

– Pour notre partie de l’État de New York, elle l’est. Oui ! »

Il n’avait pas eu l’intention d’être aussi tonitruant, tranchant. Sa voix caverneuse retentissait dans la cuisine exiguë comme une radio en plastique bon marché réglée trop fort.

« … C’est à peine une voix. » Son ton était triste mais neutre.

C’était elle la musicienne, elle qui savait.

Ariah se débattait avec les fleurs dans l’évier. Toutes ces tiges cassées, comment était-ce arrivé ? Pourquoi Dirk n’avait-il pas acheté un bouquet à Albany ? L’idée ne m’a pas traversé l’esprit. Il y avait sur toutes les tiges des marguerites de petits amas de terre qu’Ariah devait ôter avec un éplucheur. Celles des chicorées étaient presque trop dures pour être coupées. Comment Dirk les avait-il arrachées de terre à mains nues ? Ariah fit tomber l’une de ces fleurs sauvages, et Dirk et elle se baissèrent en même temps pour la ramasser. Il vit avec émotion que les doigts minces de la jeune femme étaient dépourvus de tout ornement : pas de bagues.

Il avait oublié : le Dom Pérignon dans sa voiture.

« Pardonnez-moi. Ariah. Je… je reviens tout de suite. »

Alors qu’il sortait de la maison, Dirk se demanda si Ariah n’allait pas croire qu’il partait pour de bon ; il ne lui avait pas donné d’explication. Peut-être s’attendait-elle qu’il s’en aille aussi soudainement qu’il était arrivé ? Peut-être valait-il mieux qu’il le fasse ? Il avait apporté les fleurs, c’était peut-être assez. Tout se passait à la vitesse vertigineuse d’un tour de montagnes russes, cet après-midi-là, et Dirk Burnaby se défiait d’une telle vitesse. Il n’y avait rien qu’il détestait davantage que la sensation vertigineuse de glisser, déraper, tomber.

Il empoigna le sac contenant les bouteilles. Pour tout dire, il mourait d’envie de boire un verre.

Lorsqu’il revint dans la cuisine, Ariah était parvenue à disposer la plupart des fleurs dans le vase de cristal. Elle avait coupé les tiges et mis de côté les fleurs cassées. Elle tenta d’écraser une grosse araignée dodue qui, détalant d’une branche d’églantier, fila sur le plan de travail pour aller se réfugier dans une fente du mur.

« Champagne ! s’écria Dirk. Fêtons ça. »

La bouche d’Ariah s’ouvrit en signe de protestation, d’inquiétude ou de simple étonnement.

Suivirent quelques minutes pendant lesquelles Dirk Burnaby se débattit en transpirant avec une fourchette, un éplucheur, un pic à glace, avant d’ouvrir enfin à la main la première bouteille de Dom Pérignon ; car bien sûr, comme il aurait dû le prévoir, Ariah n’avait pas d’instruments adéquats dans sa cuisine. Elle n’avait pas non plus de coupes à champagne ni même de verres à vin. Mais elle avait des verres à jus de fruit étincelants de propreté dans lesquels Dirk versa le liquide pétillant. Ces verres furent ensuite choqués l’un contre l’autre, très délicatement, pour un toast solennel : « À nous ! » Dirk rit. Il avait imaginé que les verres seraient heurtés trop rudement et se briseraient en répandant du champagne sur Ariah et sur lui, mais cela ne s’était pas produit.

Leur humeur était électrique, imprévisible. Y avait-il de la musique ? Dirk l’entendait vaguement. Pas la mélodie mais le rythme entraînant des percussions. Glen Miller. « String of Pearls ». À la façon dont Ariah regardait autour d’elle, l’air dérouté et ravi, on aurait cru qu’elle l’entendait aussi.

 

Sans savoir comment, ils se retrouvèrent dans le salon, cherchèrent gauchement un siège. Dirk avait ôté son blazer, il avait trop chaud. Il se retrouva installé sur un tabouret de piano bancal, entre des piles d’exercices de Czerny à couvertures jaunes et la Technique du piano pour grands débutants. Ariah était assise non loin de lui sur une chaise à dossier de rotin. Ses orteils nus remuaient. Elle avait posé le vase de fleurs des champs sur le piano, d’où il les dominait tous les deux.

Dirk dit avec réticence, comme si le champagne avait sur lui l’effet d’un sérum de vérité : « Je ne suis pas venu à Albany pour affaires. Je n’ai rien à faire à Albany. Je suis venu à Troy pour vous voir, Ariah. »

Elle leva aussitôt son verre et huma le liquide pétillant. Ses cils pâles battirent. Elle était peut-être troublée par cette déclaration, ou si elle n’était pas étonnée du tout, peut-être préférait-elle ne pas y répondre. Elle dit seulement, si bas que Dirk dut tendre l’oreille : « Je n’ai bu du champagne que deux autres fois dans ma vie. Mais chaque fois pour le même événement. Il était beaucoup moins bon que celui-ci. »

Elle rit, frissonnante. Dirk la regardait avec fascination. Bizarrement, sa petite bouche parfaite lui rappelait le corps translucide, mauve rosé, d’un beau poisson tropical ; l’un de ces poissons délicats, longs de deux centimètres, qu’il avait achetés pour son aquarium d’enfant à Shalott. Ces mystérieuses petites créatures aux queues et aux nageoires fines comme de la dentelle fondaient sur la nourriture que Dirk saupoudrait à la surface de l’eau, puis battaient en retraite presque dans le même instant, dotées d’une vie magique minuscule entièrement inaccessible à l’imagination du garçon penché sur elles comme un demi-dieu malhabile.

Il poursuivit : « Je suis amoureux de vous, Ariah. C’est la seule raison de ma présence ici. Vous devez le savoir, je pense ? » Il entendit ces mots avec incrédulité. Il avait eu l’intention de dire tout autre chose, de parler de son désir de la revoir. Comme elle fixait son verre d’un air sombre, il se sentit obligé d’ajouter : « Ne vous méprenez pas, Ariah, je vous en prie. D’ordinaire, le lundi est un jour très chargé pour moi. Je travaille du lundi au vendredi. Je n’ai pas l’habitude de me balader d’un bout à l’autre de l’État de New York. Je suis un avocat. Un avocat qui plaide. J’ai une clientèle privée, un associé, un cabinet à Niagara Falls et un autre à Buffalo. » (Devait-il donner sa carte à Ariah ? Il en avait un paquet dans son portefeuille.) Il continua en bredouillant : « La semaine que j’ai prise pour être avec vous à Niagara Falls était… n’était pas… une semaine ordinaire pour moi. Je ne suis pas un secouriste bénévole. En temps normal, j’aurais travaillé tous les jours. Et mes journées sont bigrement longues. Ce que je veux dire… » Sa langue était trop grosse pour sa bouche. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il racontait. « Je suis amoureux de vous, Ariah, et je veux vous épouser. »

Voilà. C’était dit.

Il avait parcouru plus de quatre cent cinquante kilomètres pour faire cette déclaration absurde à une femme qui continuait à regarder fixement son verre. Son petit nez se plissa comme si elle s’empêchait d’éternuer.

Finalement, elle déclara d’un ton sévère : « M’épouser ! Mais vous ne me connaissez même pas.

– Je n’ai pas besoin de vous connaître, dit-il faiblement. Je vous aime.

– C’est ridicule.

– Pourquoi ? C’est l’amour.

– Vous me quitteriez. Comme l’autre. »

Elle s’était exprimée d’un ton pensif et but une gorgée de champagne.

« Pourquoi diable est-ce que je vous quitterais ? Je ne vous quitterai jamais. »

Ariah secoua la tête et se frotta les yeux. Elle semblait soudain au bord des larmes.

« Je sais que vous avez vécu une terrible épreuve, dit-il avec douceur. Mais je ne ressemble en rien à… » Il s’interrompit, ne voulant sous aucun prétexte faire allusion à l’autre ; il espérait, s’il pouvait l’éviter, ne jamais faire allusion à l’autre dans leur vie commune. « Je ne ressemble à personne. À personne que vous ayez rencontré. Si vous me connaissiez, chérie, vous le sauriez. »

Cette remarque audacieuse flotta dans l’air comme le parfum pollinisé des fleurs sauvages posées sur le piano.

« Mais je ne vous connais pas, monsieur Burnaby.

– Appelez-moi Dirk, Ariah, je vous en prie. Vous n’y arrivez pas ?

– Monsieur Dirk Burnaby. Je ne vous connais pas.

– Vous apprendrez à me connaître. Nous pouvons rester fiancés aussi longtemps que vous le souhaiterez. Et nous avons déjà passé cette semaine ensemble. La semaine de cette veille. C’était une très longue semaine, je trouve. »

Comme une enfant têtue, Ariah fronça les sourcils. Elle sembla sur le point de répliquer, puis se ravisa et but une autre gorgée de champagne. Ses cils frissonnèrent de plaisir.

L’amour que Dirk éprouvait pour cette femme imprévisible l’envahit avec une telle force qu’il sentit le sol bouger sous ses pieds. Un instant, il put se croire sur le fleuve, dans une embarcation trop petite pour qu’il lui fût possible de la voir ou de la sentir.

« Puis-je vous embrasser, Ariah ? Juste une fois. »

Elle parut ne pas entendre. Elle secoua la tête, comme pour tâcher de s’éclaircir les idées. « Le champagne a des effets étranges sur moi.

– C’est-à-dire ?

– Des effets pervers.

– J’espère bien », fit Dirk taquin.

Ariah eut un rire étrange. Dirk se rappela avec malaise son éclat de rire lorsqu’elle avait découvert le cadavre boursouflé de son défunt mari.

« Mais je suis presque trop vieille pour vous. Les hommes préfèrent des filles plus jeunes… non ?

– Je ne suis pas “les hommes”, riposta Dirk, avec contrariété. Je suis moi. Et je ne veux pas une jeune fille, je vous veux, vous. »

Ariah but un peu de champagne. Ariah eut un sourire impénétrable.

« La fameuse “Veuve blanche des Chutes”. Vous êtes très courageux, monsieur.

– Je veux une femme que je puisse respecter sur le plan intellectuel. Une femme plus intelligente, plus sensible que moi, et plus solide. Une femme douée dans des domaines où je ne le suis assurément pas. »

Si pugnace ! Dirk se faisait l’effet d’un homme luttant pour sa vie.

« Mais peut-être me quitteriez-vous aussi, dit Ariah, d’un ton songeur. Pendant notre voyage de noces. »

Ce que cette femme pouvait être exaspérante ! Dirk entrevit une vie entière de combat.

« Pourquoi vous quitterais-je, Ariah ? Je vous adore. Vous êtes mon âme. »

Il se pencha soudain en avant, prit le petit visage brûlant d’Ariah entre ses mains et embrassa ses lèvres qu’il trouva étonnamment souples, chaudes, accueillantes. Il fut un peu surpris qu’elle réponde à son baiser dans le temps même où elle paraissait se moquer de lui.

1.

« Mes yeux ont vu la gloire de l’avènement du Seigneur ; / Il foule la vendange des raisins de Sa colère ; / Il déchaîne la fulgurance… » Battle Hymn of the Republic, chant de la guerre de Sécession. (N.d.T.)

2.

« … De Son épée redoutable » (N.d.T.)