Trente-trois ans, et funambule. Au-dessus d’un gouffre aussi profond que les gorges du Niagara.
Il savait : il était apparenté à ces risque-tout flamboyants, manifestement toqués, des années 1800. Qui s’exposaient à la mort pour éblouir les foules en traversant les redoutables gorges du Niagara sur un fil ou, plus follement encore, en se précipitant dans les Chutes dans des tonneaux, des kayaks, des engins ingénieux de fabrication artisanale. Regardez, regardez-moi ! A-t-on jamais vu mon pareil !
Il descendait de l’un de ces énergumènes. Son célèbre ancêtre REGINALD BURNABY LE GRAND avait marché sur un fil de deux cent cinquante mètres de long tendu au-dessus des American Falls, en 1869, le jour de la fête de l’Indépendance. On estimait que plus de huit cents spectateurs avaient regardé avidement REGINALD BURNABY LE GRAND (diversement considéré comme un prêtre catholique défroqué de Galway, un ex-détenu de Liverpool, voire un prisonnier évadé de ce port de mer) effectuer la périlleuse traversée en une vingtaine de minutes, aidé d’un balancier de bambou de trois mètres cinquante aux extrémités duquel flottaient des drapeaux américains. Pendant cette traversée, des femmes s’évanouirent ; une au moins ressentit les premières douleurs. À en juger d’après un daguerréotype de Reginald Burnaby pris la veille de sa prouesse, c’était un bel homme mince et basané d’environ vingt-huit ans, aux allures de gitan, le cheveu ras, la moustache en guidon de vélo, le regard théâtral, farouche, et avec un très léger strabisme. Sur son fil, il portait une capote de lieutenant de l’Union (lui appartenant ?), des collants noirs d’acrobate de cirque, et son exploit audacieux fut célébré jusque dans les journaux de San Francisco, Londres, Paris et Rome. La deuxième fois que Burnaby risqua sa vie au-dessus des gorges, en juin 1871, parrainé par un luxueux hôtel de Niagara Falls, il attira une foule encore plus considérable. La traversée avait ceci de nouveau que Burnaby était ligoté dans une camisole de force dont il réussit à se libérer à mi-parcours ; elle eut ceci de dramatique qu’un vent contraire se mit soudain à souffler de la rive canadienne, accompagné de quelques gouttes de pluie, ce qui contraignit Burnaby à s’accroupir sur son fil et, « désespéré, astucieux comme un singe », ainsi que l’écrivit le correspondant du Times de Londres, à effectuer péniblement la traversée de Prospect Point à Luna Island en une quarantaine de minutes. Pour la troisième traversée de Burnaby, en août 1872, l’affluence augmenta encore, plus de deux mille personnes du côté américain, selon les estimations, et au moins la moitié de ce nombre du côté canadien. Cette traversée-là fut organisée par le risque-tout lui-même, qui, disait-on, manquait d’argent pour entretenir son épouse et son enfant nouveau-né. Une traversée très controversée – de Prospect Point à Luna Island au-dessus des American Falls, et de Luna Island à Goat Island au-dessus des Bridal Veil Falls –, pour laquelle Burnaby avait enfilé des collants de soie rouge et reproduit sur son visage, et son crâne rasé, les « peintures de guerre » d’un brave iroquois. Dès le début de l’événement, rapporta-t-on, l’ambiance fut indisciplinée et impertinente. La brume qui montait des gorges, particulièrement épaisse, gênait la vue des spectateurs, ce qui contribua au mécontentement général et suscita des accusations d’« escroquerie ». Le risque-tout, de son côté, paraissait moins sûr de lui. Il était plus maigre et semblait avoir perdu l’exubérance téméraire de sa jeunesse et de l’été précédent. Au bout de vingt-cinq minutes d’une progression lente, laborieuse, pour une raison quelconque, Burnaby tomba dans les chutes. (Personne ne fut jamais arrêté, mais le bruit courut que, sur la rive américaine, un jeune homme non identifié avait déchargé un lance-pierre sur le risque-tout qu’il avait atteint dans le dos.) Devant la foule horrifiée, Burnaby fit un plongeon de près de soixante mètres dans les eaux bouillonnantes des Chutes ; puis au grand ravissement du public, qui maintenant hurlait et se bousculait pour mieux voir, Burnaby réapparut à la surface de l’eau au bout de quelques minutes, apparemment « indemne », comme le rapporteraient les journalistes. Un « cri de joie unanime » s’éleva lorsque le risque-tout au crâne rasé et peinturluré nagea vers la rive ; des candidats sauveteurs lui tendaient déjà la main quand, à moins de trois mètres du bord, un courant rapide et puissant l’entraîna au fond de l’eau verte. Des témoins affirmeraient qu’au moment d’être englouti, Burnaby avait crié : « Au revoir, chérie ! Embrasse le bébé pour moi ! » à sa jeune épouse qui, désespérée, leur nourrisson de huit mois dans les bras, regardait la scène debout sur une estrade de Goat Island.
Ce nourrisson serait un jour le père de Dirk Burnaby.
Le corps brisé, malmené, de Reginald Burnaby, reconnaissable seulement aux peintures voyantes de la tête et du visage, ne fut découvert que plusieurs jours plus tard, lorsqu’on le repéra enfin à vingt-cinq kilomètres en aval, au nord de Lewiston. Tiré sur la rive, il reçut une sépulture chrétienne grâce à un groupe d’habitants de Niagara Falls qui les avait pris en pitié, lui et sa jeune famille.
Après la fin tragique de REGINALD BURNABY LE GRAND, largement commentée par la presse, traverser les gorges du Niagara sur une corde raide fut officiellement interdit.
« Pauvre idiot. Tu as fichu ta vie en l’air, une vie précieuse, et pour quoi ? »
Sur un mur de sa maison de Luna Park étaient accrochés plusieurs daguerréotypes de son grand-père risque-tout. Dirk Burnaby les contemplait souvent, amusé par la moustache en guidon de vélo qui donnait à ce visage mince, plein d’espoir, un côté bravache. Sur l’une des photos, Reginald Burnaby avait un sourire forcé, et l’on voyait qu’il avait de mauvaises dents, irrégulières et décolorées. Sur une autre, en maillot et collant moulants, une tenue d’artiste de cirque, il avait les poings sur les hanches et une expression crâneuse Je suis quelqu’un, hein ? Là, on voyait que Burnaby était un petit homme musclé et compact, au torse, aux cuisses et aux jambes très développés. (Dirk Burnaby avait lu que son grand-père mesurait à peine un mètre soixante-sept, et qu’il pesait moins de soixante-huit kilos au moment de sa mort.) On devinait qu’il était sans doute coléreux, agité, pétri de vanité, recherché par les femmes, condamné à mourir jeune. Oui, il avait été courageux, et après ?
Qui a envie d’être intrépide, et posthume ?
Physiquement, Dirk Burnaby, ne ressemblait en rien à son aïeul. Il avait atteint la taille respectable d’un mètre quatre-vingt-huit dès son adolescence. (Il en était ravi ! Dominer ses camarades de classe et la plupart des adultes. Il en avait gardé un fond d’assurance et d’invincibilité dans lequel il puiserait toute sa vie, comme dans un compte en banque illimité.) Il n’avait pas un teint basané de gitan mais la peau claire, et pas le moindre soupçon de coquetterie dans l’œil. Il détestait les moustaches et les barbes, qui irritaient sa peau sensible. Il était séduisant, pourquoi le cacher ? Sans doute pas très courageux. Il ne risquerait jamais sa vie s’il pouvait l’éviter.
« Je préfère vivre, merci. »
Dans l’armée américaine, où il avait été soldat d’infanterie pendant deux ans, principalement en Italie, il avait dû se faire violence pour tirer sur l’ennemi, incapable de dire s’il avait jamais atteint une cible humaine, sans parler de la tuer. Il ne voulait pas avoir tué. Au moment crucial, lorsqu’il faisait feu, il fermait souvent les yeux. Il lui était arrivé de ne pas viser ou même de ne pas appuyer sur la détente. (Des années plus tard, Dirk apprendrait qu’un pourcentage étonnamment élevé de soldats avaient agi comme lui, ne voulant pas avoir tué, et pourtant, on ne sait comment, la guerre avait été gagnée.) Dirk Burnaby avait été blessé et hospitalisé plusieurs semaines dans un hôpital militaire près de Naples, il avait des médailles prouvant qu’il s’était conduit avec bravoure pendant les événements confus et chaotiques portant le nom de Seconde Guerre mondiale, il était fichtrement heureux que les Alliés l’aient emporté sur les puissances démentes et criminelles de l’Axe, il parlait avec passion de la folie de Hitler, de Mussolini, de Tojo, et des millions d’êtres humains qui avaient acquiescé à leur folie, mais de son expérience personnelle de la guerre il ne retenait pas grand-chose sinon un soulagement immense qu’elle fût finie et lui en vie.
« Voilà ce que tu as manqué, grand-père. La vie ordinaire. »
Ce que cela ne fut pas : un coup de foudre.
Il n’y croyait pas. Il ne croyait pas aux romans d’amour, aux coïncidences sentimentales, à des « causes » imaginées de toutes pièces. Il ne croyait assurément pas au destin, quand on est joueur de nature, on sait que le destin n’est qu’un hasard que l’on essaie de manipuler à son avantage.
La première vision qu’il eut d’Ariah Erskine lui fit pourtant impression. La femme rousse, en robe de collégienne à fleurs, était accompagnée par son ami Clyde Colborne, qui l’aidait à descendre, telle une convalescente, les marches du commissariat principal de Niagara Falls. Elle se dégagea avec brusquerie du bras de Colborne, comme s’il avait fait une remarque qui la contrariait. Ou pour montrer qu’elle était capable de marcher sans l’aide d’un homme, merci !
Dès qu’il vit Burnaby, Colborne le salua avec empressement et le présenta à « Mme Ariah Erskine », qui le regarda un instant avec intensité avant de fermer à demi les yeux. (Troublée par le chagrin, la pauvre femme s’était-elle demandé, ce bref instant, si l’inconnu n’était pas en fait le mari disparu ?) Il trouva Mme Erskine farouche, ordinaire et hautaine comme ces femmes-filles rousses, très droites, que l’on voit dans certaines aquarelles de Winslow Homer. La petite institutrice guindée, debout au tableau, de profil, indifférente à l’œil admiratif de l’observateur ; la jeune fille rousse à la robe orange qui lit un livre, couchée dans l’herbe, indifférente à qui la regarde. Le visage de cette femme-ci, pâle et taché de son, brillait comme si elle l’avait frotté avec vigueur. Ses cheveux d’un roux fané tombaient en rouleaux et en mèches raides, peut-être avait-elle renoncé à s’en occuper. Des demi-cercles de transpiration marquaient les aisselles de sa robe d’organdi, et ses bas plissaient aux chevilles. Elle avait les yeux humides, fuyants, injectés de sang. Elle était à mille lieues de la femme en pleurs que Dirk Burnaby s’était attendu à rencontrer, et beaucoup plus intéressante. Tandis que Clyde Colborne racontait avec nervosité ce que la police lui avait appris, ce qui était et serait fait, elle regardait ostensiblement ailleurs, accordant aussi peu d’attention à Colborne qu’à son ami Burnaby, immense à côté d’elle, blond, séduisant et galant en blazer bleu marine à boutons de cuivre et pantalon de toile blanc bien repassé, gravure de mode virile et élégante tout droit sortie d’Esquire. Lui, Dirk Burnaby, que les femmes adoraient, y compris des femmes riches et heureusement mariées, être ignoré par celle-ci ! Il y avait de quoi sourire. Ariah Erskine interrompit Colborne pour lui dire qu’elle n’avait pas l’intention de rentrer sur-le-champ à l’hôtel et comptait se rendre aux gorges du Niagara. Si Colborne ne voulait pas l’y conduire, elle prendrait un taxi. Ou elle marcherait. On lui avait dit que, selon les autorités, son mari était « tombé » dans le fleuve, ce matin-là, et que des équipes de secours le cherchaient. Un garde-côte patrouillait sur le Niagara. Il fallait qu’elle puisse procéder à l’identification, si l’homme « tombé » était bien le révérend Erskine.
« Ce n’est pas une bonne idée, madame, dit Colborne, choqué. Il n’est pas souhaitable que vous soyez là. Pas si…
– Ils cherchent un homme. Un corps. Je ne pense pas qu’il puisse s’agir de Gilbert, mais il faut que je sois là. » Mme Erskine s’efforçait de parler d’une voix neutre, où Burnaby, pourtant, perçut un tremblement. La tête tournée de côté, elle se refusait à croiser leurs regards. « Il faudra que je sois témoin si… s’ils trouvent cet homme. Il faudra que je sache.
– Mais il serait bien préférable que vous attendiez à l’hôtel jusqu’à…
– Non. Rien n’est “préférable”. Si Gilbert est mort, il faudra que je sache. »
Colborne jeta un regard implorant à Dirk Burnaby, qui contemplait cette femme obstinée avec une sorte de fascination. Il ne savait que penser d’elle : il avait la tête vide. Une idée bizarre lui traversa l’esprit : elle était si menue, quarante kilos tout au plus, qu’un homme pouvait la soulever, la jeter sur son épaule et l’emporter. Et qu’elle proteste ! Il s’entendit dire : « Je ne pense pas que vous ayez saisi mon nom, madame Erskine ? Je suis l’ami de Clyde, Dirk Burnaby. Avocat. J’habite à trois kilomètres d’ici environ, à Luna Park, près des gorges. Je ferai l’impossible pour vous aider. Considérez que je suis à votre disposition. » C’était une remarque totalement inattendue. Une heure plus tard, il ne croirait même pas l’avoir prononcée. Colborne le regarda, bouche bée, et la femme rousse se tourna vers lui, le dévisagea en plissant les yeux comme si elle ne se rappelait pas vraiment sa présence. Elle ouvrit la bouche pour parler mais ne dit rien. Son rouge à lèvres était effacé, ses lèvres minces semblaient sèches et gercées. Impulsivement, Burnaby lui pressa la main.
C’était une main délicate, pas plus grosse qu’un moineau, et cependant, même sous le gant blanc au crochet, on la sentait brûlante, ardente.