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« Ridicule ! Pire qu’un conte de fées ! »

De temps à autre, lorsqu’elle promenait le bébé dans Luna Park, qu’elle s’arrêtait sous les grands platanes splendides pour bavarder avec d’autres mères ou avec des bonnes d’enfants, imitant la volubilité joviale d’une Lucille Ball pour masquer le dédain secret que lui inspiraient non seulement les gens qu’elle fréquentait dans ces moments-là (tandis que son mari avocat sociable en fréquentait de très différents), mais sa personnalité factice, modifiée, Ariah entendait raconter l’histoire de la Veuve blanche des Chutes. Personne ne se rappelait le nom de la belle mariée rousse qui avait cherché sept jours et sept nuits son époux perdu, condamné, qui s’était précipité dans les Horseshoe Falls. Personne ne savait dire avec certitude si la tragédie s’était produite quelques années plus tôt, vingt-cinq ans ou cent ans plus tôt.

Une jeune bonne hongroise assura à Ariah que le fantôme de la Veuve blanche poursuivait sa veille. « Les soirs de brume. Et uniquement au mois de juin. Il paraît que, si on la voit, il ne faut pas lui parler parce qu’elle s’enfuira, mais que, si on garde le silence, elle peut venir à vous. »

Ariah rit. Il lui sembla qu’un éclat de glace lui pénétrait le cœur, tant c’était absurde.

Ariah rit, le visage dans les mains. Dans son beau landau, le petit Royall s’agita et gigota.

Poliment, Ariah demanda à la Hongroise si elle avait jamais vu la Veuve blanche. La jeune fille secoua ses tresses épaisses avec vigueur. « Je suis catholique, et on nous apprend à ne pas croire aux fantômes. C’est un péché de croire aux fantômes. Si j’en voyais un, je fermerais les yeux. Si je les rouvrais et qu’il soit toujours là, je m’enfuirais à toutes jambes. »

Elle sourit et frissonna, tant cela avait de réalité pour elle.

Gentiment sceptique, Ariah dit, comme si elle parlait à un très jeune enfant : « Mais pourquoi, Lena ? Pourquoi vous enfuir ? Cette pauvre Veuve est morte, non ?

– Le fantôme est mort, oui, mais elle n’est pas là où elle devrait être. Donc c’est une âme damnée. C’est ça, un fantôme. Voilà pourquoi je m’enfuirais, madame Burnaby, oh oui ! »

 

Ariah devait reconnaître qu’elle ferait la même chose. Si elle avait le choix.

 

Chandler revenait de l’école primaire de Luna Park avec des histoires qui donnaient la chair de poule à Ariah.

Il y avait fort longtemps, les Indiens d’Ongiara faisaient des sacrifices dans le Niagara en amont des gorges. Chaque printemps, ils amenaient une fille de douze ans au-dessus de Goat Island, à la hauteur des rapides, du « point de non-retour », comme on disait dans la région, ils la mettaient dans un canoë vêtue de ses habits de noces, puis, après qu’un prêtre de la tribu l’avait bénie, ils lâchaient le canoë, qui filait vers les Horseshoe Falls ; la fille devenait alors l’épousée du dieu du Tonnerre qui vivait dans les Chutes.

« Voilà pourquoi il y a des fantômes dans les Chutes, disait Chandler avec surexcitation. On peut les voir dans la brume, quelquefois. C’est pour ça que les gens ont envie de se jeter dans les Chutes, c’est à cause du dieu du Tonnerre. Il a faim. »

Ariah frissonnait. C’était vrai, bien sûr. Ou cela l’avait été un jour.

Mais elle tournait vers son fils impressionnable un visage railleur. On l’aurait crue furieuse contre lui. « Tu parles ! C’est moins romantique et “mythique” quand on sait que les victimes sacrifiées étaient sans doute des gosses dont personne ne voulait : des orphelins, des enfants bizarres ou infirmes. Des femmes en trop. » Ariah parlait avec passion. Chandler la regardait, bouche bée. Une intelligence adulte dirigée avec férocité contre un enfant de neuf ans, un obusier réduisant un colibri en bouillie. Mais il y a des colibris empoisonnants qui méritent d’être réduits en bouillie. « “Sacrifice rituel”, “meurtre rituel”, “épouse du dieu du Tonnerre”, c’est une façon enjolivée de qualifier un meurtre pur et simple. Une pratique ignorante, primitive, superstitieuse. Comme de marier une vierge de douze ans à un homme adulte, mais en pire. On aurait dû balancer les “braves” Indiens dans le fleuve en même temps, pour voir s’ils étaient si braves que ça, ces salopards. Ils auraient pu tenir un grand powwow avec leur pote le dieu du Tonnerre, dans l’Entonnoir. » Ariah fit mine de cracher d’irritation et de dégoût.

C’était déconcertant : les yeux de Chandler n’avaient absolument aucune couleur. Ils étaient parfois incolores et scintillants comme des écailles de poisson, parfois d’un marron boueux ou d’un brun-vert de marécage. Lorsque Ariah regardait son visage, dans des moments comme celui-ci, l’iris même de ses yeux semblait rétrécir. (Oh ! elle le savait. Il devenait myope. Pour la contrarier.) « Tu comprends, chéri ? Maman cherche juste à t’entraîner. À ne pas croire aux bêtises que tu vas entendre toute ta vie. »

Chandler hochait la tête comme pourrait le faire un chien qui a reçu un coup de pied. Au moins apprenait-il. Il apprenait à ne pas se contenter de décrocher les meilleures notes à l’école mais à être réfléchi, sceptique. Il apprenait à ressembler à sa mère qui était damnée.