« Un client de mon hôtel ? Dites-moi que ce n’est pas vrai ! »
Lisant dans les yeux de son personnel, avant que quiconque osât parler, que les nouvelles étaient mauvaises.
Au moins l’hôtel n’était-il pas en feu : il le saurait déjà.
Au moins personne n’avait-il été assassiné sur les lieux : la police aurait été là, l’allée principale encombrée de voitures de patrouille et de véhicules de secours.
À 14 h 20, ce 12 juin 1950, juste à temps pour accompagner Ariah Erskine au commissariat de Niagara Falls, Clyde Colborne était enfin arrivé au Rainbow Grand.
C’était un homme de trente-cinq ans, massif et affairé. D’une amabilité agressive, le crâne prématurément dégarni et d’un poli opaque de statue romaine. Ses petits yeux sagaces, toujours en mouvement, étaient profondément enfoncés dans un visage ridé par des années de yachting, de ski nautique et de golf. Il avait les mains et les pieds grands, remuants, agités. Il produisait une impression, forte comme un after-shave, d’inaction frénétique et bien intentionnée. Il parlait et riait haut, avec une énergie excessive. Ce jour-là, il était vêtu comme s’il était allé à l’église – complet de crépon, chemise habillée ouverte au col et borsalino de paille ; souvent, dans ce genre d’occasion, lorsqu’il faisait un saut à son hôtel le dimanche, il laissait ses employés penser, de façon assez erronée, qu’il avait assisté au culte avec sa famille dans l’Ile (ainsi qu’on appelait l’Isle Grand), alors qu’en réalité il s’était simplement arrêté chez lui, pendant que sa famille était à l’église, afin de s’y doucher, de s’y raser et de se changer en vitesse après une soirée-marathon de poker et de beuverie sur le yacht d’un ami ancré au large de Buckhorn Island, dans le canal de Tonawanda.
Colborne n’était pas séparé de sa femme, à ce moment-là. Il habitait chez lui, même s’il lui arrivait souvent de passer la nuit dans sa suite du Rainbow Grand. La veille, lorsque la partie-marathon s’était terminée, aux environs de 5 heures du matin, il avait dormi cinq ou six heures d’un sommeil comateux sur le yacht, où il était toujours le bienvenu. Il avait perdu de l’argent au poker et se sentait coupable, dépravé, et contrarié que lui, Clyde Colborne, un homme pesant des millions de dollars, du moins en investissements et en biens immobiliers, un homme aimé et admiré par d’autres hommes quoique blâmé par une épouse et une belle-famille bégueules, en fût réduit à éprouver ce genre de sentiments. Marié trop jeune ! Marié trop longtemps. Son ami d’enfance Dirk Burnaby qui ne s’était jamais marié du tout, qui avait accueilli les joueurs de poker sur son yacht et gagné 1 400 dollars à Colborne pendant la nuit, disait que la domestication du mâle de l’espèce Homo sapiens était la « grande énigme irrésolue » de l’évolution.
Non seulement les femmes nous ont domestiqués pour leur propre bénéfice, mais elles essaient de nous culpabiliser à outrance lorsque la domestication ne prend pas.
Avant d’arriver au Rainbow Grand, Colborne avait entendu dire qu’il y avait eu un suicide dans les Chutes. Depuis, la rumeur était sans doute devenue information. Sur son yacht, Burnaby avait une radio de la police (non officielle, non autorisée) qu’il écoutait parfois – surtout tard dans la nuit lorsqu’il n’arrivait pas à dormir – par « curiosité congénitale », disait-il. (Burnaby était avocat en même temps que yachtman, joueur, fanatique de sport et « responsable local » sporadique.) Ils avaient donc entendu la fâcheuse nouvelle : un gardien du pont de Goat Island avait vu un homme, non identifié encore, « se jeter » dans les Horseshoe Falls de bonne heure ce matin-là. Encore un suicide ! Au plus fort de la saison touristique, alors que des visiteurs du monde entier venaient passer leur lune de miel aux Chutes. Bon Dieu de suicides, pensait Colborne avec écœurement. Combien y en avait-il eu, rien que cette année-là ? Trois, quatre, à la connaissance des autorités. Nul doute qu’il n’y en ait eu davantage, dont les corps disloqués n’avaient jamais été découverts.
Burnaby disait mystérieusement qu’il n’apprenait jamais que quelqu’un s’était jeté dans les Chutes sans ressentir un pincement au cœur. « Sans la grâce de Dieu, et la chance pure et simple, cela aurait pu être vous. » Mais Colborne n’éprouvait rien de semblable. Lui était un homme d’affaires, et il vendait les Chutes. Il vendait l’idée des Chutes. Pas l’idée d’un tordu névrosé se jetant dans les Chutes.
Cela dit, c’étaient surtout les suicides masculins qui l’exaspéraient. Colborne concédait que les femmes qui sautaient étaient désespérées pour des raisons liées à leur sexe. Une sorte de défaut de naissance : être femme. Les suicides féminins étaient plus pitoyables que condamnables, même si l’église les condamnait. Il s’agissait en majorité de filles jeunes, désespérées, enceintes et abandonnées par leurs amants. D’épouses maltraitées ou abandonnées par leurs maris. Leurs enfants étaient morts. Peut-être les avaient-elles tués. Elles étaient malades, dérangées. Ce n’étaient que des femmes. Au plus fort de la mode romantique des suicides de femmes à Niagara Falls, au milieu du XIXe siècle, toutes les suicidées étaient jeunes, belles, « tragiques »… du moins dans les portraits qu’en faisaient les journaux. Au milieu du XXe siècle, les choses avaient changé. Énormément. Les suicidées étaient maintenant des filles et des femmes pitoyables, et non les héritières ou les maîtresses dédaignées d’hommes fortunés, et les médias ne romançaient plus leurs morts.
Mais les hommes ! Des fils de pute égoïstes. Des lâches, forcément, qui choisissaient la solution de facilité. Salissaient la réputation des Chutes. Des exhibitionnistes. Regardez, regardez-moi ! Je suis là.
Sauf que : Colborne savait à quoi ressemblait un cadavre après être passé dans les Chutes. Lorsqu’il remontait à la surface du fleuve, des jours et parfois des semaines plus tard. Des kilomètres en aval, dans le lac.
Les Chutes exerçaient néanmoins un charme maléfique, qui ne faiblissait jamais. Lorsque vous grandissiez dans la région du Niagara, vous saviez. L’adolescence était l’âge dangereux. La plupart des gens du cru se tenaient à l’écart des Chutes et ne risquaient donc rien. Mais si vous approchiez trop près, même par curiosité intellectuelle, vous étiez en danger : vous commenciez à avoir des pensées qui ne vous ressemblaient pas, comme si le tonnerre des eaux pensait pour vous, vous dépossédait de votre volonté.
Clyde Colborne aimait se dire qu’il était à l’abri de ce genre de pensées. Comme l’avait remarqué Dirk Burnaby un jour, il fallait avoir une âme profonde, mystérieuse, pour vouloir se détruire. Plus on était superficiel, moins on courait de risques.
Colborne avait dit en riant : « Je bois à ça. »
Les Chutes étaient bonnes à une chose : rapporter de l’argent.
Ce que lui apprenaient ses employés était donc une mauvaise nouvelle, ou n’avait en tout cas rien de réjouissant. Le personnel ne parlait que de cela. Un certain révérend Erskine avait disparu, et tout semblait indiquer que c’était l’homme qui avait sauté ce matin-là ; la femme rousse au visage pâle et à l’air égaré, son épouse depuis à peine plus de vingt-quatre heures, l’avait cherché dans l’hôtel, avant de signaler sa « disparition ». Le couple venait de Troy, à l’autre bout de l’État ; ils avaient réservé la suite nuptiale Bouton-de-rose pour cinq jours.
« Ils se sont mariés hier ! Seigneur. »
Colborne était incrédule, indigné. Il avait une fille de douze ans. Une mère qui l’adorait, qui lui pardonnait ses fautes. Il était sentimental concernant les femmes. Qu’un homme, un pasteur de surcroît, puisse se conduire de façon aussi égoïste pendant son voyage de noces, le rendait furieux.
« Il aurait au moins pu attendre d’avoir été marié quelque temps. Laisser une chance à leur mariage. Quelques semaines. Des mois. Comme nous l’avons tous fait, bon sang. »
Présenté à la jeune veuve, Colborne avança la main avec brusquerie pour prendre la sienne. Il était tendu comme un ressort. Il mourait d’envie de boire un verre. Les doigts de la jeune femme étaient glacés, et sans force ; il éprouva le désir impulsif de les réchauffer énergiquement dans ses deux mains. « Bonjour ! Bonjour ! Je suis Clyde Colborne, madame Erskine, le propriétaire du Rainbow Grand. Je suis au courant de votre situation et je vais vous emmener au commissariat central. Vous avez appelé votre famille, je présume ? Et celle du révérend Erskine ? Et naturellement, madame, dans ces pénibles circonstances, il va de soi que vous pouvez rester au Rainbow Grand, aux frais de la direction, jusqu’à ce que… » Colborne s’interrompit, le rouge aux joues. Il comptait dire jusqu’à ce que le corps soit retrouvé, identifié et rapatrié. Mais Mme Erskine ne savait pas encore qu’un homme s’était jeté dans les Chutes. « … Aussi longtemps que nécessaire. »
La femme rousse leva vers lui ses étranges yeux vert translucide. Bien que les employés de l’hôtel lui eussent certainement dit qui il était, et où il allait l’emmener, elle semblait avoir oublié. D’une voix râpeuse, songeuse, elle répéta : « Aussi longtemps que nécessaire. » Comme si c’étaient des mots étrangers ou une devinette.
Pendant le court trajet jusqu’au commissariat de Niagara Falls, situé dans South Main, Clyde Colborne, au volant de sa nouvelle voiture tapageuse (une Buick bleu pastel avec pneus à flancs blancs, transmission automatique, sièges de cuir beige doux comme des cuisses de femme) se sentit mal à l’aise en compagnie d’Ariah Erskine, raide comme un I à côté de lui, mains gantées jointes sur les genoux. (Ariah avait pris une nouvelle paire de gants blancs, faits au crochet, dans sa chambre d’hôtel.) Colborne se creusa la tête pour trouver quelque chose à lui dire. Le silence entre les êtres humains l’effrayait. Il préparait la façon dont il raconterait cette malheureuse histoire à son vieil ami Burnaby. Seigneur ! J’aurais sacrément mieux fait d’aller à l’église avec ma famille. Ce ne fut qu’au moment où il garait sa voiture que la femme dit doucement : « Je n’ai pas encore appelé mes parents. Ni les siens. Je n’ai rien à leur dire. Ils me demanderont où est parti Gilbert, et pourquoi. Et je n’ai pas de réponse. »