Comme l’a dit Stonecrop Ils ne vivent pas éternellement.
Une remarque qui se voulait optimiste : le Brigadier, ce vieux salopard malade, ne vivra pas éternellement. Mais Juliet l’interprète comme un avertissement concernant Ariah, qui ne vivra pas éternellement non plus. Elle doit essayer d’aimer Ariah tant qu’Ariah est encore en vie.
« Oh ! maman. Tu es superbe. »
Ariah ne répond rien. Ne semble pas avoir entendu. Depuis sa remarque courageuse, lorsqu’elle s’est installée à côté de Royall dans la voiture, Ariah est silencieuse. À l’arrière de la voiture cahotante qui se dirige vers Prospect Point, Juliet observe le dos de la tête de sa mère avec un sentiment de malaise. Elle éprouve à la fois de l’exaspération et de la tendresse pour Ariah. Depuis le début de l’année scolaire au lycée de Niagara Falls et depuis qu’elle a commencé à prendre des cours de chant au conservatoire de Buffalo, Juliet se sent à la fois détachée de sa mère et plus affectueuse à son égard ; moins intimidée et plus indulgente. Je ne suis pas toi. Je ne serai plus jamais toi.
« Ce doit être ma tête de Burnaby. Pas besoin de papier d’identité. »
Il suffit à Royall de prononcer son nom – « Burnaby » – à l’entrée du parking pour qu’on lui fasse signe de passer et qu’on le dirige vers la section réservée aux invités d’honneur.
En traversant Prospect Park en direction du kiosque victorien où doit avoir lieu la cérémonie, Royall et Juliet s’aperçoivent à quel point Ariah est anxieuse et crispée. Une foule presque entièrement composée d’inconnus, des chaises pliantes disposées en demi-cercle dans l’herbe. Une herbe tondue de frais, comme pour un événement exceptionnel. Ariah s’accroche à ses deux enfants, soudain suppliante : « Il n’y aura pas de photographe, n’est-ce pas ? S’il vous plaît, je ne le supporterai pas une seconde fois. »
Royall la rassure : Chandler a promis, pas de photos. Il a arraché cette promesse aux organisateurs, pas de photos sans la permission d’Ariah.
Quoique Royall ait un doute : comment quelqu’un peut-il faire une telle promesse ? Est-il raisonnable de la part de la famille Burnaby de vouloir préserver son intimité dans une cérémonie publique ? Une cérémonie qui sera forcément controversée, car, dans la région, les esprits sont échauffés, des deux côtés, sur la question de Love Canal, des actions en justice et des lois sur l’environnement en général. Le nouveau maire de Niagara Falls (qui a remporté les élections sur la liste du parti réformateur, en battant les anciens candidats républicains et démocrates) doit prendre la parole pendant la cérémonie, ainsi que des membres du Groupe de travail du comté sur la rénovation urbaine, le président du Service de la santé publique et un responsable de l’Association des propriétaires de Love Canal. Des amis avocats de Dirk Burnaby, dont un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, prononceront des discours. Le professeur de latin de Dirk Burnaby au lycée privé de Mount St. Joseph, un jésuite âgé de quatre-vingt-neuf ans, évoquera avec affection l’élève Dirk, que l’on surnommait le « Conciliateur ». Clyde Colborne, le vieil ami de Dirk, qui est aujourd’hui un entrepreneur prospère et un responsable local enthousiaste, évoquera ses souvenirs et annoncera qu’il fonde une chaire au nom de Dirk Burnaby à l’université du Niagara, dans le domaine nouveau des études écologiques. Les organisateurs n’ont pas réussi à retrouver Nina Olshaker, mais un ou deux des plaignants de la première action en justice interviendront, eux aussi. La cérémonie sera présidée par Neil Lattimore, le fougueux radical. Il est même possible, ainsi que l’ont signalé avec gourmandise les médias locaux, que Ralph Nader, le champion de la défense des consommateurs, fasse une apparition pour parler de l’« héritage » de Dirk Burnaby, si son emploi du temps le lui permet.
Nader ! Qui n’a jamais connu Dirk Burnaby. Le cœur de Royall se serre. Ce sera davantage un meeting politique qu’une cérémonie à la mémoire de son père.
Mais c’est tout de même la reconnaissance de son action, et c’est cela qui compte, non ?
Royall dit : « Incline le bord de ton chapeau, maman. C’est pour ça que tu portes ce chapeau absurde, non ? »
Juliet proteste : « Le chapeau de maman n’est pas absurde ! Il est beau et élégant. On se croirait dans un tableau de Renoir.
– Un tableau de Renoir ! Ça fait chic. Est-ce qu’on y est tous dans ce tableau, ou juste le chapeau ? »
Ariah rit mollement. D’ordinaire, être taquinée par Royall lui remonte le moral, mais pas cet après-midi.
On avait proposé à la veuve et aux trois enfants de Dirk Burnaby de prendre la parole lors de cette cérémonie, bien entendu. Ariah avait refusé sur-le-champ mais ses enfants avaient tenté d’imaginer ce qu’ils pourraient dire ou faire ; Juliet avait même envisagé de chanter. (Mais quoi ? Bach, Schubert, Schumann ? Ou quelque chose de plus américain et de plus contemporain ? Elle n’avait pas la moindre idée du genre de musique qu’aimait son père : cela avait-il de l’importance ? Et une intervention de ce genre conviendrait-elle dans ces circonstances ? Et quel accompagnateur aurait Juliet, en plein air ? Les spectateurs se sentiraient obligés d’applaudir un numéro aussi sentimental, mais convenait-il qu’on applaudisse lors d’une cérémonie du souvenir ?) Finalement, ils avaient poliment refusé.
« Là ! dit Ariah d’un air sombre, le doigt pointé. Les vautours à l’affût. »
Quelques photographes autour du kiosque, pas plus de cinq ou six. Et deux équipes de prise de vues des télévisions locales. Juliet se dit qu’ils n’ont vraiment pas l’air de vautours, juste de gens ordinaires.