Un miracle ! Ariah conçut enfin un deuxième enfant, à qui elle donna le jour en septembre 1958. Elle avait trente-sept ans.
« Presque trop tard. Mais pas tout à fait ! »
Cette grossesse, Ariah se la rappellerait baignée de bonheur comme d’une lumière dorée permanente. Quelle différence avec le cauchemar de sa première grossesse, si longtemps auparavant ! Royall Burnaby naquit exactement à la date prévue, un vigoureux bébé de neuf mois et trois kilos qui avait les cheveux filasse et les yeux bleu cobalt de son père. Né en suscitant chez sa mère la pensée involontaire Celui-ci est vraiment à nous. Ce bébé-ci, nous pouvons l’aimer.
Né à un moment où son papa surfait sur une vague de prospérité économique à Niagara Falls.
Né à un moment de l’histoire où il semblait que l’univers lui même fût en expansion, à l’infini.
Si le mariage d’Ariah commençait à « battre de l’aile », à « se défaire » – c’étaient des mots qui venaient à l’esprit, moins cruels que d’autres –, la naissance de Royall Burnaby arrangerait les choses, pour quelque temps.
« Maintenant tu ne peux vraiment plus me quitter, hein, Dirk ?… Maintenant que nous en avons deux. » Voilà les plaisanteries que faisait Ariah, en s’essuyant les yeux avec rudesse.
Dirk tiquait. Il ne savait jamais que penser des plaisanteries de sa femme, sinon qu’il ne les aimait pas beaucoup. Mais il se gardait bien de lui répondre avec brusquerie.
Il soulevait Royall qui gigotait dans les grandes mains de papa. Il soulevait Royall, un bébé robuste, débordant d’énergie, dont la personnalité se définissait déjà. Une personnalité très différente de celle de Chandler. Ariah, qui les regardait, savait que Dirk ne pouvait penser Celui-ci est de moi, mon vrai fils et pourtant c’était exactement ce que suggérait l’amour extasié, blessé, peint sur son visage.
Les années 50. Une époque de « boom économique ».
Une époque comparable aux années 1850 à Niagara Falls, affirmaient les historiens locaux. Mais cette fois, au lieu du tourisme, ce serait l’industrie qui se développerait. En 1960, la population de la région aurait doublé et dépasserait les 100 000 habitants.
En 1970, la région posséderait la plus importante concentration d’usines chimiques des États-Unis.
À côté du Niagara et de ses chutes fantastiques enveloppées de brumes, la ville de Niagara Falls et ses banlieues connaissaient un développement agressif. Le monde de Royall Burnaby.
S’il y en avait un autre, il n’en saurait rien.
Ariah n’avait qu’une idée confuse de ce qui se passait, car elle s’intéressait peu à la « politique locale ». (En fait, elle s’intéressait très peu à la politique. À quoi bon ? On était dans un monde d’hommes.) Mais même Ariah finit par se rendre compte que les terres boisées ou cultivées en lisière de la ville étaient défoncées, nivelées, transformées en sites industriels couvrant des centaines – non, plutôt des milliers – d’hectares. « Qu’est-il arrivé, papa ? Où sommes-nous ? » demandait Chandler, dérouté, quand, pour leur promenade dominicale, papa emmenait sa petite famille au nord de la ville, le long du fleuve, ou à l’intérieur des terres, du côté de Lockport. (Chandler s’intéressait au canal de l’Érié et aux gigantesques écluses de Lockport.) Les paysage familiers devenaient méconnaissables, éventrés et bouleversés comme par un tremblement de terre Tinkertoy.
« C’est le progrès que tu as devant les yeux, Chandler », disait Dirk, en montrant le pare-brise de la voiture. À l’arrière, Royall sur les genoux, Ariah roucoulait et chantonnait à son oreille.
C’était un fait profond : la terre devenait ciment. Les arbres étaient renversés, sciés et emportés. Il y avait partout des grues et des bulldozers géants. On avait élargi la vieille route à deux voies conduisant à Lockport. Des autoroutes faisaient leur apparition dans les champs du jour au lendemain. Il y avait de nouveaux ponts, d’un gris acier brutal. Ariah observait avec dégoût, et à distance. Le « progrès » avait lieu à des kilomètres de Luna Park, pourquoi aurait-elle dû s’en préoccuper ? Luna Park était situé dans le secteur de Rainbow Avenue et de la 2e Rue, le quartier d’habitation le plus ancien de la ville ; les changements se produisaient tous à l’est et au nord, après Hyde Park, vers Buffalo Avenue, Veterans’ Road, Swann Road, autour de la 100e Rue et au-delà… des endroits qui auraient tout aussi bien pu se trouver sur la lune, du point de vue d’Ariah.
Un no man’s land, où l’on installait usines, entrepôts, parkings pour employés. Fabricants de pièces détachées et de groupes frigorifiques, usines chimiques, usines d’engrais. Il y avait des fabriques de plâtre. Des tanneries et des usines d’articles en cuir. Des usines de détergents, décolorants, désinfectants et nettoyants industriels. Asphalte, amiante. Pesticides, herbicides. Nabisco, Swann Chemicals, Dow Chemical, United Carborundum, NiagChem, Occidental Chemical (« OxyChem »). On construisait des centrales hydroélectriques géantes le long du fleuve dans l’intention, très médiatisée, d’« exploiter » jusqu’à un tiers de la force hydraulique des Chutes. Ariah lut dans la Niagara Gazette qu’une entité appelée Burnaby, Inc. avait vendu des centaines d’hectares de terres de première qualité à Niagara Hydro, et elle en fut si frappée qu’elle laissa le journal glisser par terre.
« Mon Dieu, c’est nous ? Nous sommes riches ? »
Cette possibilité l’emplissait d’appréhension.
À ce moment-là, Royall était un bébé de cinq mois, débordant d’appétit et d’énergie, qui tétait le sein d’Ariah. Chandler, âgé de sept ans, un enfant un peu gauche rendu encore plus timide et plus gauche par l’arrivée d’un petit frère, se tenait à la porte de la nursery et regardait sa mère avec anxiété. Devant son air étonné et perturbé, il lui demanda ce qui n’allait pas, et Ariah répondit aussitôt : « Oh ! mon chéri, r… rien ! Rien du tout. »
Depuis la naissance de Royall, Ariah semblait souvent déconcertée par la présence de Chandler. Elle l’aimait, naturellement, mais elle avait tendance à l’oublier. L’esprit brouillé par le manque de sommeil, elle pensait à lui comme à l’autre, oubliant temporairement son nom.
Ariah s’était juré de ne pas aimer Chandler moins que Royall. Mais ce serment-là aussi, elle avait tendance à l’oublier.
Bien qu’elle ne fût pas superstitieuse, Ariah éprouvait une sorte de terreur. Car il lui semblait confusément qu’il était dangereux d’« exploiter » les Chutes. De dévier des millions de tonnes d’une belle eau tumultueuse afin de les convertir en électricité pour des « consommateurs ».
Traînant Royall dans la chambre à coucher, où il y avait un téléphone, elle appela Dirk à son cabinet. Oh ! pourquoi n’était-il jamais à la maison ! Jamais à la maison lorsqu’elle avait besoin de lui. La secrétaire à la voix de velours lui dit avec froideur que « M. Burnaby » était à la mairie, en réunion avec le maire et avec la commission de zonage dont il était un membre de fraîche date. (Ariah était-elle censée le savoir ? Avait-elle oublié ?) « Et comment puis-je le joindre là-bas ? S’il vous plaît. » La secrétaire à la voix de velours parut hésiter, mais donna à Mme Burnaby le numéro du bureau du maire ; ce maire, récemment élu, était Tyler (« Spooky ») Wenn ; Ariah estimait avoir le droit de téléphoner à son mari, puisque lui-même n’appelait plus que rarement, contrairement à son habitude lorsqu’ils étaient nouveaux mariés et que Chandler était bébé. La main d’Ariah tremblait. Royall se tortillait sur les genoux de maman, agitait ses petits poings en donnant des signes d’énervement ; à n’en pas douter, il avait encore trempé ses couches. Ariah se rongea l’ongle du pouce en se demandant si elle devait appeler le bureau de Wenn et exiger de parler immédiatement à son mari, en disant que c’était urgent ; c’était un stratagème auquel elle avait eu recours par le passé, peut-être un peu trop souvent ; mais elle ne pouvait s’en empêcher parfois, seule avec deux jeunes enfants et sujette à des émotions qui l’alarmaient.
Elle avait été heureuse pendant ces neuf mois où elle avait été enceinte de Royall. Ils ne savaient pas que ce serait un garçon, bien entendu. Ariah était folle d’amour pour Royall mais ne pouvait se défendre de penser que son bonheur serait complet si elle avait eu une fille à sa place.
« Ariah ? Bonjour ? Que se passe-t-il ? »
La voix de Dirk résonnait à son oreille, forte et pressante. Ariah ne se rappelait pas lui avoir téléphoné. La respiration haletante, Royall se préparait à hurler. En hâte, elle lui fourra son sein dans la bouche, son mamelon douloureux, irrité, qui semblait avoir été cruellement pincé, et Royall se mit à téter.
« Ariah ? Ma chérie ? Quelque chose ne va pas ? »
Il devait l’aimer, alors. Ariah entendait l’inquiétude monter dans sa voix.
Elle tripota le récepteur et tâcha de parler mais ses mots roulèrent de sa bouche comme des cailloux. Elle savait avoir dérangé Dirk pendant une réunion avec le maire de Niagara Falls pour une raison précise mais du diable si elle se rappelait laquelle. Elle dit : « Il y avait un problème… le bébé ne respirait pas bien… mais ça s’est arrangé maintenant, il va bien.
– Je ne t’entends pas, chérie. Le bébé ne va pas bien ?
– Il ne respirait pas bien. Mais maintenant, ça va. Excuse-moi de t’avoir dérangé. Je ne savais pas quoi faire.
– Il va bien, maintenant ? Royall va bien ?
– Très bien. Écoute. »
Ariah plaça le combiné devant la petite bouche mouillée de Royall et le chatouilla pour le faire glousser, gargouiller. L’un des sons qu’il émit ressemblait au cri perçant du paon.
« Ariah ? C’est… Royall ? Royall va bien ? »
Il semblait désemparé, comme un aveugle qui s’efforce de voir.
« Royall va très bien, mon chéri. C’est le bébé le plus merveilleux du monde.
– Il va bien ? Tu en es sûre ?
– J’en suis sûre, répondit Ariah, avec un rire irrité. Si tu doutes de moi à ce point, rentre à la maison t’en assurer par toi-même. »
Un silence interloqué suivit ses paroles.
« Ah ! Tu m’as fait une sacrée peur pendant un moment. »
Dirk choisissait ses mots pour ne pas la contrarier davantage. Ariah savait : son prudent avocat de mari ne voulait pas contrarier son épouse instable. Dans le bureau de Dirk, il y avait un daguerréotype jauni de son grand-père Reginald Burnaby, le fameux funambule, photographié alors qu’il traversait les gorges fumantes du Niagara, un balancier de trois mètres cinquante sur les épaules pour garder l’équilibre. Ariah comprenait la précarité de cet équilibre.
Tandis que Royall tétait et tirait sur son sein, Ariah ressentit soudain un coup de poignard dérangeant au creux du ventre, un désir brut, humide, qui la fit gémir tout haut. « Oh ! Dirk. Tu me manques. Rentre à la maison me faire l’amour, mon chéri.
– Tu me manques, Dirk. J’ai envie de faire l’amour avec toi. Comme avant. Avant les bébés. Tu te souviens ? »
Nouveau silence. Ariah entendit la respiration accélérée, inquiète, de son mari.
« Je suis en réunion, chérie. Une réunion importante. Si je ne suis pas là pour le vote, Dieu sait ce qui se passera. Alors, il vaut mieux que je te quitte, Ariah, si le bébé et toi allez bien ? » Dirk marqua une pause, comme s’il essayait de penser à quelque chose. « Et Chandler ? »
Ariah rit de la vigueur avec laquelle Royall tétait, lui causant une douleur au sein et cette sensation brûlante entre les jambes. « Ton fils est un amant de choc, Dirk. Tu vas le regretter. » Du lait coulait de la petite bouche féroce de Royall et dégoulinait sur son menton. Un lait aqueux, sembla-t-il à Ariah, clair comme du lait écrémé. Peut-être n’était-ce pas un bon lait. Un lait de bonne mère. Peut-être manquait-il de vitamines. Dirk disait quelque chose, lui posait une question, et les bruits de succion, les gargouillis du bébé, l’empêchaient d’entendre. Dans la confusion de ses idées, Ariah se rappela soudain la raison de son appel. « Cet article en première page de la Gazette ? Sur les usines hydroélectriques ? Pourquoi notre nom y figure-t-il ?
– Cette affaire n’a rien à voir avec nous, chérie, répondit aussitôt Dirk. Il s’agit d’une branche de la famille avec qui je n’ai pas de relations. Ne t’inquiète pas. Ce n’est rien du tout.
– Rien du tout. Je vois.
– Je détiens quelques actions de Burnaby, Inc. Mais je ne suis pas concerné, j’ai ma vie à moi. Mes revenus. »
L’excitation d’Ariah devenait si forte, si dérangeante, qu’elle osa retirer son sein de la bouche avide du bébé qui, l’espace d’un instant, ahuri, continua à téter l’air, le visage dépourvu d’expression. Ses petits yeux bleu cobalt humides, bordés de fins cils pâles, semblaient n’accommoder sur rien : il était pur appétit contrarié. À l’autre bout de la ligne, le père du bébé disait qu’il devait retourner à sa réunion, qu’il espérait être rentré vers 22 heures. « Les enfants et toi allez bien, n’est-ce pas ? Je vous aime.
– Eh bien, moi, je te déteste. »
Ariah rit avec colère et raccrocha avant que Dirk pût lui expliquer pourquoi, une fois de plus, il rentrerait tard ce soir-là, après un dîner en compagnie de ses riches relations d’affaires chez Mario, au Boat Club ou au Rainbow Grand Terrace.
Chandler avait pris la Gazette et lisait avec concentration l’article sur Niagara Hydro. C’était un lecteur précoce, qui avait apparemment appris tout seul avant d’aller à l’école et qui était maintenant, au dire de son instituteur, le meilleur en lecture du cours élémentaire. Mais il lisait souvent sous un éclairage trop faible, et Ariah avait peur qu’il ne s’abîme la vue. Il dit : « Maman, est-ce que c’est notre nom… “Burnaby”, ou quelqu’un d’autre ?
– Quelqu’un d’autre. »
À ce moment-là, Royall hurlait de fureur. Écarlate comme un diable. Ariah sentait sa température monter et imagina un instant avec frayeur un homard qui rougit, jeté dans l’eau bouillante. Elle trouvait soudain Royall terrifiant. Pourquoi avait-elle tenu à toute force à avoir un autre enfant, alors qu’elle était trop âgée ? Alors que son mari pouvait la quitter à tout moment ? Elle poussa un cri et laissa tomber Royall sur… quoi donc ?… le bord du lit. Une surface matelassée et pourtant, dans sa rage infantile, Royall se trémoussa et gigota si bien qu’il rebondit et roula sur le sol ; heurta le sol moquetté à la fois avec son derrière langé rembourré et avec la base de son crâne. Une fraction de seconde le silence régna dans la pièce, le bébé bouilli avait cessé de respirer, puis il emplit ses poumons minuscules d’une énorme quantité d’air et se mit à pleurer, crier, hurler jusqu’à ce qu’Ariah, anéantie, plaque les mains sur ses oreilles.
Chandler courut relever son petit frère gigoteur et le déposa avec précaution sur le lit où il continua à hurler sans interruption. Ariah battit en retraite, pieds nus, dans un coin de la pièce. Elle sentait le lait couler de ses deux seins, ruisseler sur sa peau brûlante ; elle était nue sous son peignoir douteux. Chandler dit avec sérieux : « On pourrait le rapporter, hein, maman ? Là où tu l’as pris ? »