D’après le calendrier, j’étais un bébé printanier.
Né une semaine avant terme. Peut-être deux.
À ceci près que fin mars, à Niagara Falls, État de New York, il gelait, ventait et neigeait comme il n’avait cessé de le faire depuis Thanksgiving. Les perce-neige et les crocus qui, au 7, Luna Park et de l’autre côté de la rue, dans le petit parc clos de grilles, avaient osé fleurir prématurément s’étaient vus brutalement recouverts d’une nouvelle couche de neige grisâtre.
On insistait beaucoup sur le fait qu’il était tombé deux mètres soixante-quatorze de neige dans la région, cet hiver-là. La majeure partie de cette neige n’avait pas encore fondu le 26 mars.
Alors qu’ils revenaient de l’hôpital, dans le feu de son exaltation, Ariah demanda à Dirk de passer par le fleuve pour que leur fils d’une semaine, Chandler, voie les Chutes.
« S’il te plaît, mon chéri ? Il s’en rappellera peut-être toute sa vie. Ce sera peut-être son premier souvenir visuel. »
Dirk hésita peut-être un court moment. Les humeurs de sa femme étaient capricieuses et impénétrables, mais néanmoins – il avait pu s’en rendre compte – déterminées par une logique souterraine aussi solide et inflexible que les poutres d’acier sous le béton coulé d’un pont. Et Dirk était si hébété de joie, d’émerveillement, de soulagement, par la naissance d’un fils en bonne santé que, naturellement, il céda.
Il était rasé de près. Il avait fait couper ses cheveux hirsutes. Pendant plusieurs jours, il avait été un homme échevelé, égaré. Mais c’était fini.
À cette période de l’année, les Chutes étaient aussi désertes que la lune. À l’exception d’un chasse-neige municipal solitaire qui progressait péniblement dans Prospect Park en crachant une fumée noire, il n’y avait personne.
« Pas de touristes ! Quel plaisir ! »
Dirk entra dans le parc et se gara à Prospect Point. Il laissa le moteur allumé et le chauffage à fond. L’arrière de la Lincoln Continental était presque entièrement occupé par des fleurs, tulipes, hyacinthes, narcisses, un peu trop épanouies mais encore parfumées, festives. C’étaient les fleurs de la chambre d’hôpital d’Ariah, et la plupart lui avaient été apportées par Dirk.
Fred Astaire apportant des fleurs à sa chère Ginger Rogers. Sa partenaire rousse, qui ne dansait plus pour l’instant. Mais qui revivrait bientôt.
Rapportant à la maison un bébé si petit, et pourtant, en dépit de ses deux kilos trois cents, si parfaitement formé, que Dirk savait que sa vie serait désormais comblée. Oui, pour toujours !
Un vent du nord soufflait du Canada, et ce qu’ils voyaient du ciel avait le bleu vif céramique de l’hiver. Encore affaiblie et pâle après l’épreuve subie, onze heures de travail, des pertes de sang alarmantes, une infection nosocomiale courte mais fébrile, Ariah gazouillait et embrassait le bébé rougeaud. « Tu vois, mon chou ? Papa et maman t’ont amené aux Chutes. » Elle rit et souleva Chandler, les bras légèrement tremblants. (Dirk la surveillait de près. Il l’aiderait à tenir le bébé, si nécessaire. À l’hôpital, en proie à une fièvre délirante, Ariah avait crié certaines choses. Des avertissements, pouvait-on dire. Il serait donc averti et vigilant.)
Chandler était douillettement emmailloté dans une petite couverture de cachemire bleu, et ses mains miniatures, remuantes, protégées par des moufles de la même couleur. L’air perplexe, il regardait par le large pare-brise de la voiture, minuscule bouche de poisson baveuse, et yeux ronds protubérants. Il clignait et plissait les yeux. Son visage était un petit visage de poupée caoutchouteux avec un front étrangement incliné, pareil à une portion de fromage, trouvait Ariah, et un menton fuyant qui faisait penser à quelque chose de fondu, mais c’était un beau bébé, leur bébé à Dirk et à elle, et il valait bien tout ce sang perdu.
« Il voit, fit Ariah avec animation. Il n’a pas seulement les yeux ouverts, je veux dire. Il digère ce qu’il voit. On a l’impression qu’il dévore le paysage avec ces yeux-là. »
On aurait presque cru, en effet, que Chandler comprenait ce qu’il voyait. Là où la brume montait des gorges, des filigranes de glace s’étaient formés sur les chênes et les ormes dénudés de la rive, scintillant au soleil tels des trilles de Mozart. Comme dans un conte de fées, un pont de glace s’était formé au-dessus du Niagara, et des arcs-en-ciel fantomatiques apparaissaient et disparaissaient en l’espace d’un clin d’œil. Même par ce froid glacial, une brume vaporeuse, brûlante semblait-il, continuait de s’élever.
C’étaient les American Falls qu’ils regardaient. Les Horseshoe Falls, plus imposantes, étaient plus loin, au sud et à l’ouest de Goat Island, invisibles de la voiture de Dirk, sinon sous la forme d’un brouillard confus.
Pendant plusieurs minutes, ils restèrent silencieux.
Chandler gigotait, murmurait. Ses petits poings gantés battaient l’air. Ce serait un bébé curieux, enclin à la nervosité, aux pleurnicheries. Il avait le visage plissé par une sorte d’anxiété animale. Sa bouche de poisson béait. Bientôt il exigerait d’être nourri de nouveau : allaité. Allaiter était une expérience nouvelle, étonnante et intense pour Ariah, une expérience amoureuse à laquelle la jeune mère n’avait pas été préparée.
Elle souriait d’un air rêveur en y pensant.
Au bout d’un moment, elle dit : « Qu’est-ce qui nous a amenés ici, à ton avis, Dirk ? Tous les trois. »
Son ton était neutre, prosaïque. Elle aurait pu être une cliente posant une question pratique à son avocat. Elle pressait le poids tiède de Chandler contre sa poitrine, appuyait ses lèvres un peu gercées contre son crâne. Il portait un petit bonnet tricoté que des parents de Dirk leur avait offert, mais la chaleur de sa peau montait jusqu’aux lèvres d’Ariah.
« Ce qui nous a amenés ici… ? Littéralement parlant, ma chérie, c’est moi. À ta demande. »
Dirk parlait d’un ton léger, parce que c’est ainsi qu’il faut parler à une jeune mère dans un moment comme celui-là.
Mais Ariah s’obstina, car Ariah s’obstinait toujours. « Qu’est-ce qui nous a amenés tous les trois à cet endroit-ci, voilà ce que je veux dire. Et à ce moment-ci ? Alors qu’il y a tout l’univers et une infinité d’instants ? »
Il était un peu pénible pour Ariah de parler aussi longuement. À l’hôpital, dans sa chambre particulière aux murs blancs où s’amoncelaient les fleurs, et dans la salle d’accouchement, elle avait hurlé, imploré, menacé. Elle avait la gorge à vif après les cris et les gémissements gutturaux, les cris d’animal à l’agonie, qui lui avaient été arrachés.
Dirk dit, du même ton léger et insistant : « Tu sais ce qui nous a amenés ici : l’amour.
– L’amour ! Oui, je suppose. » Elle réagit comme si cette idée ne l’avait pas effleurée. Caressant la main d’Ariah, en coupe sous la tête du bébé, l’aidant à tenir la tête du bébé de sa grosse main un peu maladroite, son mari la contempla de côté, à la dérobée, comme il l’avait regardée dans son lit d’hôpital, et sentit son cœur se contracter. L’amour qu’il éprouvait pour elle et pour leur enfant le submergea avec une telle force qu’il ne put parler.
« L’amour n’est pas une force inférieure à celle de la gravité dans l’existence, n’est-ce pas ? poursuivit Ariah, les sourcils froncés. La “gravité” ne se voit pas non plus.
– Chandler et toi, vous êtes visibles, dit Dirk en souriant. Moi aussi, je suis tout ce qu’il y a de visible. »
Il se tapota le ventre. Il avait perdu près de cinq kilos depuis l’entrée d’Ariah à l’hôpital, mais il aurait supporté sans problème d’en perdre cinq de plus.
Ariah s’obstina. « L’amour est une question de chance, un coup de dés.
– Une partie de poker, plutôt. Les cartes te sont distribuées, mais un bon joueur en obtient toujours de bonnes. Et un bon joueur sait quoi en faire. »
Ariah lui sourit, ravie de cette réponse.
« Un bon joueur sait quoi en faire. »
Elle tira par jeu sur les doigts de Dirk, réunis en coupe sous la tête de Chandler. La paume seule de cette main était assez grande pour tenir leur bébé, sans autre soutien. Elle dit, de sa nouvelle voix, rauque, méditative : « Tu ne me quitteras pas avant un moment, maintenant, je pense ? Maintenant que Bébé est là.
– Pourquoi dis-tu des choses pareilles, Ariah ? »
Offensé, Dirk s’écarta.
Ariah regarda son mari avec un étonnement innocent. Son large et séduisant visage, fatigué par l’épreuve de la semaine écoulée, le visage d’un gamin américain forcé de grandir trop vite, était plissé de contrariété. Ariah ne comprenait sincèrement pas pourquoi.
À cet instant précis, Chandler commença à gigoter et à babiller avec plus d’insistance, emplit d’air ses minuscules poumons et se mit à brailler. Par chance, c’était l’heure de la tétée.
Et donc un bébé vint habiter au 7, Luna Park. Un bébé !
C’était un bébé angélique, parfois. À d’autres moments, un petit démon écarlate et rugissant. Maman et papa le contemplaient avec étonnement. S’il ne s’était pas extirpé de son corps par un trou beaucoup trop petit, Ariah aurait juré qu’il venait d’une autre planète. Krypton ? Où les lois naturelles diffèrent des nôtres.
Étonnant ce qu’il aimait crier, exercer ses poumons de bébé. Furieux, déterminé, comme un de ces fous tyranniques, ces leaders fascistes, Hitler, Mussolini, que l’on voyait aux actualités s’adresser en hurlant à des foules hypnotisées, massées sur des places publiques. Ariah faillit dire en plaisantant : « Il va peut-être vouloir une chaire pour son premier anniversaire, il pourra commencer à prêcher jeune. » C’était une allusion au révérend Littrell, bien sûr. Mais Ariah se mordit la lèvre et se tut.
Les nuits étaient moins romantiques au 7, Luna Park, dans l’ancienne chambre de célibataire de Dirk Burnaby. Les nuits étaient une équipée mouvementée sur un fleuve noir, agité, turbulent, qui vous laissait hébété, nauséeux. Soupirant après l’aube. « Au moins, toi, tu peux partir “travailler”. C’est ce que font les papas. » Ariah essayait de prendre les choses avec humour. Dirk protestait qu’il resterait volontiers à la maison pour l’aider si elle le souhaitait. Et il engagea une nurse pour s’occuper du bébé lorsque Ariah était totalement épuisée. Mais Ariah n’appréciait guère la présence de la nurse, parce que le petit Chandler était son enfant.
(Elle n’en aurait jamais d’autre, elle le jurait. Oh ! que cela avait fait mal. On dit qu’on oublie les douleurs de l’accouchement mais elle, Ariah, n’était pas près d’oublier. Jamais.)
Un bébé angélique, un bébé démon. Qui se réveillait cinq ou six fois par nuit. Qui hurlait de faim. Exigeait le sein. Les deux seins. Souillait ses couches de caca de bébé. (Que, abrutie par le manque de sommeil, moins intraitable qu’à son habitude, Ariah en viendrait presque – si étrange que cela paraisse – à ne pas détester. « Ça ne sent pas vraiment mauvais. On s’y habitue. Ça sent… eh bien, Bébé. »)
Un volcan, s’émerveillait Dirk, actif aux deux extrémités.
Et puis il y avait la tétée.
La tétée ! À laquelle Mère et Bébé se livraient ensemble, chaque fois que Bébé le souhaitait. Une affaire privée. La petite bouche de poisson affamé de Bébé tétant son sein gonflé de lait. Une autre façon de faire l’amour, pensait Ariah. Mais nous ne le dirons pas à papa.
Non, mieux valait que papa ne sache pas.
Non que papa n’adorât pas Bébé, mais il n’aurait pas vraiment aimé considérer Bébé comme un rival.
Merci, mon Dieu. Ma faute a été rachetée et je ne Te demanderai plus jamais rien.