SANS AVERTISSEMENT !
En octobre 1953, un après-midi de semaine, trop tôt pour qu’il s’agisse de son élève de piano, la sonnette retentit et Ariah alla ouvrir. Elle n’éprouvait qu’une légère inquiétude. À cette heure-là, ce n’était ni le facteur ni non plus un livreur. Ariah n’était pas en assez bons termes avec ses voisins de Luna Park pour que l’un d’eux lui rende visite à l’improviste et sans invitation. (Elle avait la réputation, supposait-elle, d’être froide, distante. Et peut-être n’était-ce pas faux.) En dehors de quelques leçons de piano par semaine, Ariah passait ses journées avec Chandler. Elle était une mère dévouée, consacrée. Elle avait renvoyé la nurse irlandaise que Dirk avait engagée pour elle, et diminué les heures de travail de la gouvernante de Dirk. « C’est ma maison. Je déteste la partager avec des inconnus. » Elle aimait observer Chandler à distance, regarder l’enfant jouer de longs moments en oubliant entièrement la présence de sa mère. Il marmottait, discutait, riait tout seul, fabriquait avec patience des tours, des ponts, des avions remarquablement compliqués, puis, après une petite phrase laconique (« Fini, maintenant ! ») imitant la voix de papa, il les faisait s’écraser, se désintégrer, s’effondrer.
Ce jeu avait un nom secret, qu’il murmurait à l’oreille de maman si elle promettait de ne rien dire : « Tremblement de terre ».
À deux ans et sept mois, Chandler était maigre, enclin à la surexcitation nerveuse, timide et méfiant en présence des autres enfants. Il avait un petit visage triangulaire de furet. Ariah lui trouvait aussi des yeux de furet… fuyants, toujours en mouvement. « Regarde-moi, Chandler. Regarde maman. » Et il lui arrivait alors de le faire, mais on voyait que son petit cerveau fiévreux était concentré sur des affaires plus urgentes.
Avant qu’Ariah eût atteint la porte, la sonnette retentit de nouveau, impérieuse. Ariah était contrariée lorsqu’elle ouvrit. « Oui. Que voulez-vous ? » Sur le perron se tenait une femme d’un certain âge, élégamment vêtue, parfumée, familière comme un mauvais rêve à demi effacé. Quelqu’un qu’Ariah n’avait jamais vu mais que néanmoins elle connaissait (elle le savait !).
En bougeant bizarrement les lèvres, cette femme lui annonça, avec une diction volontairement recherchée, une voix qui semblait ne pas avoir servi depuis un certain temps : « Ariah, bonjour. Je suis la mère de Dirk, Claudine Burnaby. » Feignant de ne pas remarquer la stupéfaction et la consternation d’Ariah, elle lui tendit une main molle et gantée. La pression de ses doigts fut quasi inexistante. Elle regardait Ariah derrière des lunettes de soleil si sombres qu’on ne voyait même pas briller ses yeux. Sa bouche était d’un rouge ardent de voiture de pompier, mais récalcitrante au sourire.
Elle ! La belle-mère.
Un long et terrible moment, Ariah resta figée. C’était le genre de rencontre improbable, invraisemblable, qu’une belle-fille à l’esprit morbide avait peut-être déjà imaginée, en plus de trois ans de mariage, mais maintenant qu’elle se produisait, elle se produisait manifestement pour la première fois ; et la belle-mère menait le jeu.
Garée le long du trottoir, aussi solennelle qu’un corbillard, une voiture avec chauffeur.
Ariah entendit sa voix trébucher comme celle d’une chanteuse amateur. Elle cherchait des notes inexistantes. « Madame Burnaby ! B… bonjour. Entrez… je vous prie. »
La femme eut un rire aimable. « Oh ! voyons, ma chère… nous ne pouvons être “Mme Burnaby” toutes les deux. Pas en même temps. »
Ariah réfléchirait après coup à cette remarque, comme quelqu’un examine des coupures et des bleus qui lui ont été faits sans qu’il s’en rende vraiment compte.
Ariah bégaya que Dirk n’était pas là, qu’il serait désolé de l’avoir manquée, quoiqu’elle sût, dans un coin de son esprit, que Mme Burnaby avait délibérément choisi une heure où Dirk serait absent, pourquoi donnait-elle d’elle-même l’image de quelqu’un de naïf, d’obtus ? Elle proposa à Mme Burnaby de la débarrasser, prit maladroitement son manteau, une cape de laine en fait, moelleuse, d’une couleur exquise de fleurs de bruyère, assortie au tailleur que Mme Burnaby portait au-dessous ; un tailleur qui évoquait la mode du milieu des années quarante, épaules carrées, taille étroite et jupe évasée tombant à mi-mollet. Sur ses cheveux raides d’un blond métallique, Mme Burnaby portait un chapeau de velours noir, orné d’un petite voilette vaporeuse. Une odeur de gardénias fanés et d’antimite flottait autour d’elle. Ariah était profondément humiliée d’apparaître à cette femme comme quelqu’un qui s’était beaucoup laissé aller depuis son mariage. Elle portait un vieux cardigan, un pantalon informe et des « mocassins » si usés au talon que c’étaient en fait des sortes de mules. Elle avait encore sur les revers de son pantalon des taches qui dataient d’une séance de peinture d’œufs de Pâques vieille de plusieurs mois. Et bien entendu ses cheveux (grisonnants) étaient tirés en arrière de la manière la moins seyante, et avaient besoin d’un shampooing. Elle avait l’intention de faire un brin de toilette avant l’arrivée de son élève à 5 heures…
Mme Burnaby semblait toutefois à peine consciente de la présence d’Ariah ; elle regardait ostensiblement autour d’elle. « Cela fait des années. Dirk ne m’invite jamais. Il a toujours été un enfant étrange, vindicatif, gâté dès le berceau. Personne ne s’attendait qu’il se marie. Il y a des raisons de se marier, bien sûr, et certaines sont bonnes. Vous avez changé le papier peint, je vois. Et le carrelage est neuf. Avant vous, aucune d’elles n’a vraiment habité ici, pour autant que je sache. Remarquable. “Dirk se marie, mère”, voilà ce que mes filles m’ont dit. “Tu ne devineras jamais avec qui parce que tu ne lis pas les journaux.” C’est l’idée qu’elles se font de l’humour. Et qui avons-nous là ? » Sur ses escarpins à hauts talons, vacillant très légèrement, Mme Burnaby entra dans la salle de séjour, où, surpris, Chandler, qui jouait avec son jeu de construction Tinkertoy, leva les yeux. La femme bavarde aux cheveux d’un blond métallique, à la bouche rouge vif et aux lunettes noires miroitantes se dressait au-dessus de lui comme une apparition.
« C’est… Chandler ? dit-elle, en prenant un ton gai. Je pense que oui. »
Ariah courut s’accroupir près de Chandler qui regardait Mme Burnaby en silence, les yeux écarquillés. En faisant mine de le caresser, elle arrangea sa tenue et lissa ses très fins cheveux rebelles. « Chandler, c’est grand-maman Burnaby. La maman de papa. Dis bonjour à… »
Mme Burnaby coupa d’un ton aimable mais ferme : « “Grand-mère Burnaby”, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je ne me sens la “grand-maman” de personne. »
Ariah bafouilla : « G… grand-mère Burnaby. Dis bonjour, Chandler. »
Chandler fourra ses doigts dans sa bouche, pressa son petit corps maigre contre sa mère comme s’il voulait se cacher dans le creux de son bras, regarda sa grand-mère en clignant les yeux et murmura, d’une voix à peine audible, quelque chose comme « B’jour ».
Avec sa voix de maman, Ariah dit, comme si c’était une nouvelle étonnante, merveilleuse, que Chandler ne pouvait apprendre qu’avec ravissement : « Cette dame est ta grand-mère Burnaby, Chandler. Tu n’as jamais rencontré grand-mère Burnaby, n’est-ce pas ? Quelle agréable surprise qu’elle soit venue nous voir ! Qu’est-ce que tu dis quand des gens viennent te voir, chéri ? Un petit peu plus fort, mon biquet… “Bonjour”. »
Chandler essaya de nouveau, en se recroquevillant. « B’jour.
– Bonjour, Chandler, dit Mme Burnaby. Tu es un grand garçon, maintenant, n’est-ce pas ? Presque quatre ans ? Ou… pas tout à fait ? Et qu’as-tu construit là, Chandler ? Une ingénieuse petite ville faite de bouts de bois ? » La respiration de Mme Burnaby était audible, comme si elle venait d’entrer en courant dans la pièce. Elle portait un sac à main en cuir et un autre sac contenant des paquets-cadeaux ; elle le tendit à Ariah comme on tendrait un objet encombrant à une domestique, sans la regarder. « Mais pourquoi joues-tu ici, Chandler ? Tu dois bien avoir ta chambre de jeux au premier ? Il y a sûrement une nursery dans la maison ? Cela ne doit pas être très commode pour tes parents ni très agréable pour toi de jouer ici ? Tu dois les gêner ? Et les meubles doivent te gêner aussi, Chandler, n’est-ce pas ? »
La question semblait si pressante, Mme Burnaby parlait soudain avec tant d’inquiétude et d’irritation qu’Ariah se sentit obligée de répondre, tandis que Chandler se tortillait contre elle : « Oh ! Chandler joue où il veut. Il joue en haut, et il joue ici. Parfois je joue avec lui, n’est-ce pas, Chandler ? Et il se sert aussi des meubles d’une façon très maligne. Vous voyez, madame Burnaby…
– Appelez-moi “Claudine”, je vous en prie. Comme je le disais, tout le monde ne peut pas être Mme Burnaby en même temps.
– C… Claudine. »
Ariah eut envie de dire que c’était un beau nom, parce qu’elle le pensait sincèrement, mais sa gorge se contracta, s’y refusa.
« Et vous êtes Ariah. La femme de Dirk, originaire de Troy. J’ai égaré le nom de famille, pardonnez-moi. Votre père est prédicateur ?
– Pasteur. Presbytérien.
– Mais il prêche aussi, non ? À moins que l’on ne prêche pas dans cette secte ?
– Eh bien, oui. Mais…
– Bien. Nous nous rencontrons enfin. J’ai vu des photos de vous, naturellement. Mes filles m’en ont montré. » Mme Burnaby marqua une pause, une pause appelant un sourire, ou un froncement de sourcils pensif. Mais le visage de Mme Burnaby demeura inexpressif. « Vous êtes différente sur chaque photo, ma chère ; et maintenant que je vous vois, eh bien… vous êtes encore quelqu’un d’autre. »
Dirk et Ariah ne rendaient pas souvent visite aux sœurs mariées de Dirk et à leurs familles. Ariah redoutait ces rencontres, généralement centrées autour d’une fête : Thanksgiving, Noël, Pâques. Dès le début elle avait senti la désapprobation, voire l’antipathie, de ses belles-sœurs Clarice et Sylvia, et décidé de s’en moquer. À présent elle n’osait penser à ce qu’elles avaient pu dire d’elle à leur mère.
Et comme c’était étrange que Claudine Burnaby parût à peine plus âgée que ses filles, qui avaient la quarantaine.
À plusieurs reprises, Ariah avait invité sa belle-mère à s’asseoir mais, chaque fois, celle-ci avait feint de ne pas entendre ; elle avait proposé de lui servir un thé, mais Mme Burnaby semblait préférer rôder dans les pièces du rez-de-chaussée, en demandant si telles tentures ou tels meubles étaient nouveaux, et si Ariah les avait choisis ; elle déclara admirer le piano, qui croulait sous les manuels d’exercices ; elle plaqua quelques accords sonores, et Ariah grinça des dents comme si elle entendait des ongles crisser sur un tableau. « Je jouais autrefois. Il y a longtemps. Avant la naissance des enfants. » Elle passa ensuite dans la salle à manger, et jeta un coup d’œil au jardin de derrière par les portes-fenêtres ; elle resta quelques minutes dans la cuisine, tandis qu’Ariah attendait avec anxiété sur le seuil, consternée par l’état de l’évier, de la cuisinière et du réfrigérateur. La femme de ménage vient demain avait-elle envie de dire mais, bien que ce fût vrai, cela avait l’air d’un mensonge. Ne me jugez pas sur les apparences ! avait-elle envie de protester.
De retour dans la salle de séjour, Mme Burnaby s’assit à côté de son petit-fils, avec la raideur d’un mannequin de cire dont les membres inférieurs n’ont qu’une flexibilité limitée. Elle tenta de nouveau d’engager la conversation avec Chandler. Elle sortit de son sac l’un des cadeaux gaiement emballés, comme pour le tenter, mais Chandler se serra contre Ariah, avec le même mouvement de recul que la première fois. Mère et fils semblaient savoir à l’avance, à leur taille et leur relative légèreté, que les cadeaux de Mme Burnaby étaient peu prometteurs. Des vêtements, des animaux en peluche. Ariah appréhendait que Chandler se tortille entre ses bras et lui échappe. Interrompu dans ses jeux, il devenait parfois grognon, et parfois étrangement blessé, craintif. Il détestait tout particulièrement être interrogé comme il l’était en cet instant par Mme Burnaby. Et cette grand-mère était si étrange, si différente de son autre grand-mère ; elle l’observait à travers des lunettes noires opaques et attendait qu’il lui sourie alors qu’elle même ne lui souriait pas. La peau papier-de-verre de son visage était lisse mais cireuse, et sa bouche était trop rouge, dessinée pour exagérer le renflement de ses lèvres ou masquer leur minceur. Lorsqu’elle parlait, on avait l’impression qu’elle avait dans la bouche des billes qu’elle essayait de ne pas laisser échapper. Quand elle se penchait en avant pour lui caresser les cheveux, Chandler reculait. Il aurait glissé hors de sa portée sur son derrière, se serait esquivé dans l’autre pièce, si sa mère ne l’avait rattrapé avec un petit rire gai.
« Il est timide, madame Burnaby. Il est… »
La visiteuse émit un son railleur, comme si « timide » était un code qu’elle savait déchiffrer.
« Est-il timide avec son autre grand-mère ? Celle de Troy ?
– Il est très jeune, madame. Il n’aura trois ans qu’au printemps prochain.
– Trois ans, répéta Mme Burnaby avec un soupir. Il verra le XXIe siècle. Vous ne trouvez pas étrange qu’on puisse être aussi jeune, et être humain ? Mais il est né avant terme, m’a-t-on dit. »
Ariah ne releva pas. Entendre Claudine Burnaby parler aussi familièrement de Chandler, comme si c’était sa prérogative, la mettait mal à l’aise.
Elle proposa de nouveau du thé ou du café et, cette fois, Mme Burnaby dit : « Un whisky soda. Merci. » Ariah se réfugia dans la cuisine pour préparer le whisky de sa belle-mère et, pour Chandler et elle-même, une root beer. Quel soulagement d’être seule ! Elle entendait Mme Burnaby qui, d’une voix forte, exubérante, encourageait Chandler à ouvrir ses cadeaux, mais aucune réponse audible de son fils.
Pourquoi es-tu ici ? Que nous veux-tu ? Va-t’en, retourne dans ta toile d’araignée.
Ariah se disait toutefois, bravement, que cette femme était la grand-mère de Chandler et qu’elle avait peut-être certains droits. Il fallait laisser à Chandler l’occasion d’acquérir une parente fortunée. Non ? C’était une question d’ordre pratique. Ariah devait mettre ses préjugés de côté.
Mais mes préjugés, c’est moi ! J’aime mes préjugés.
Si forte, l’odeur du scotch de qualité de Dirk. Ariah envisagea un instant de se préparer un whisky soda. Ou d’avaler une gorgée de scotch pur en vitesse, là, dans la cuisine. Mais, dans son état d’énervement, les conséquences risquaient d’être fâcheuses. Cette sensation pareille à une flamme, provoquée par le whisky, si merveilleuse, trop merveilleuse peut-être, qui donnait envie à Ariah de se serrer contre Dirk, et de faire l’amour. Ou alors elle aurait envie de pleurer parce qu’elle se sentait seule. Elle aurait envie de se mettre en quête d’un prêtre catholique (elle n’avait jamais parlé de sa vie à un prêtre catholique) pour lui confesser ses péchés. Je suis damnée, pouvez-vous me sauver ? J’ai poussé mon premier mari au suicide. Et je me suis réjouie de sa mort ! Elle avait envie d’appeler Dirk à son cabinet, de dire à sa secrétaire à la voix veloutée (amoureuse de Dirk Burnaby, Ariah le savait) que c’était urgent, puis, quand elle l’aurait en ligne, de hurler : Rentre à la maison ! Cette horrible femme est ta mère, pas la mienne. Au secours ! Elle avait préparé le whisky soda de Claudine Burnaby d’une main tremblante, et il sentait si bon qu’Ariah but une gorgée, une toute petite gorgée à la bouteille avant de revisser le bouchon.
Cette sensation exquise, comme une flamme dans la gorge. Et plus bas.
Depuis la visite ratée à Shalott de l’été 1950, plus de trois ans auparavant, Claudine Burnaby et le jeune couple n’avaient eu que peu de contacts. À la naissance de Chandler, Ariah avait adressé un faire-part à Mme Burnaby, qui avait répondu en envoyant des cadeaux luxueux à son petit-fils, dont un coûteux landau imitant un modèle victorien, lourd, massif, tarabiscoté et malcommode, que Dirk avait aussitôt descendu à la cave. Et elle avait envoyé des cadeaux à Chandler pour Noël et Pâques. C’étaient invariablement des paquets emballés directement par le magasin et adressés à M. CHANDLER BURNABY. Il n’y avait pas de mot à l’intérieur, rien qui reconnût l’existence des parents de Chandler. « Elle pense peut-être qu’il vit seul dans l’ancien repaire de célibataire de son père », disait Ariah. Elle plaisantait (bien sûr) mais Dirk, susceptible sur le sujet de sa mère, le prenait mal. « Ma mère ne se porte pas bien. J’ai essayé de l’accepter, et tu devrais faire de même. Elle n’est pas délibérément impolie. Elle vit dans son propre univers confiné, comme une tortue dans sa carapace. » Mais une tortue ne vit pas dans un univers confiné, objectait Ariah, une tortue vit avec d’autres tortues et communique sûrement avec elles. Les tortues ne contrôlent pas d’énormes sommes d’argent qu’elles n’ont pas gagnées mais seulement héritées. C’était toutefois une opinion qu’Ariah n’était pas près d’exprimer devant son irritable mari.
Elle s’agaçait de ce que les sœurs de Dirk, Clarice et Sylvia, ne cessent de donner à leur frère des nouvelles de leur mère de nature à le contrarier. Claudine était devenue une « incorrigible hypocondriaque ». Elle était « pitoyable, pathétique ». Parfois pourtant, elle semblait être véritablement malade, souffrir de migraines, d’infections respiratoires, de calculs biliaires. (Personne ne peut imaginer des calculs, si ?) Claudine cherchait à « manipuler » tous les Burnaby, à les plier à sa volonté. Elle n’avait « strictement rien » sinon qu’elle était « cruelle et vindicative comme une impératrice romaine ». Les deux sœurs (et leurs maris) avaient la conviction que Claudine Burnaby jouait avec elles et avec leurs avocats, qu’elle les poussait à présenter une requête devant un tribunal de district pour lui extorquer une procuration afin de pouvoir, à ce moment-là, les traîner en justice et faire un scandale. Outre Dirk et ses sœurs, un certain nombre d’autres Burnaby et d’associés avaient part aux affaires de la famille, sur lesquelles Ariah ne savait pas grand-chose, et désirait en savoir encore moins. Biens immobiliers, investissements dans des usines locales, une société de gestion de biens à Niagara Falls. Des brevets ? Dirk disait d’un ton grincheux : « Nous n’avons pas besoin d’un sou de plus que ce que me rapporte mon métier d’avocat. Et je ne veux pas en discuter. »
Ariah, qui n’avait aucune envie d’en discuter, se mettait sur la pointe des pieds pour embrasser le visage exaspéré, empourpré, de son mari et enlaçait ce qu’elle pouvait de sa taille.
Oh ! elle l’aimait. Aucun doute là-dessus.
Se disant à présent qu’elle pourrait peut-être se montrer polie, sinon charmante, envers Claudine Burnaby ; peut-être même (en faisant appel à son entraînement à l’amour chrétien, aux cours de catéchisme donnés infatigablement par sa propre mère) réussirait-elle à éprouver de l’affection pour cette femme. « Je vais essayer ! » Encore une petite – très petite – gorgée du whisky moelleux de Dirk, et Ariah retourna dans la salle de séjour où Mme Burnaby avait « aidé » son petit-fils à ouvrir deux de ses cadeaux, qui contenaient effectivement des vêtements, destinés à un enfant plus jeune. Chandler ne faisait qu’un effort minime pour feindre de s’y intéresser, et montrait peu de curiosité pour les autres présents. Ariah espéra pouvoir rattraper la situation. Mme Burnaby accepta son whisky soda sans commentaire et but avidement, comme si c’était sa récompense, tandis qu’Ariah s’accroupissait près de Chandler pour partager sa root beer avec lui. Mais quelque chose avait changé dans l’atmosphère pendant l’absence d’Ariah.
Mme Burnaby dit d’un ton ironique : « Lorsqu’on apporte des cadeaux, c’est soi-même que l’on apporte. On montre ses sentiments, comme on dit. Mais ils ne sont pas toujours les bienvenus. »
Ariah ouvrit la bouche pour protester. Mais le whisky qu’elle avait avalé si vite dans la cuisine lui donnait soudain envie de rire.
Mme Burnaby poursuivit : « Je jouais du piano autrefois, mais pas Chopin, Mozart ni Beethoven. Je n’avais pas la technique. On me préparait à être une débutante… j’étais une “beauté”… pour employer une expression de l’époque. Voilà au moins qui vous aura été épargné, Ariah. »
Ariah rit, cette fois : l’insulte était si maladroite. À moins que ce ne fût pas du tout une insulte, mais un compliment détourné ? Mme Burnaby remuait son whisky de l’index. « Mes filles et leurs maris espèrent hériter de Shalott et du terrain qui va avec, mais Shalott doit revenir à Dirk. À un fils. Dirk est le seul de mes enfants qui soit de taille à occuper cet espace. Vous comprenez ? Même s’il m’a brisé le cœur. Même s’il n’est pas un fils – ni probablement un mari – sur lequel on puisse compter. Comme vous vous en rendrez compte, ma chère. »
Piquée, Ariah répondit doucement : « Je ne crois pas avoir envie de discuter de mon mari avec vous, madame. Surtout en présence de son fils ! Vous le comprenez, j’espère ? »
Mme Burnaby but une autre rasade de whisky, sans prêter attention à sa remarque. « D’après mes filles, vous êtes une pianiste amateur de talent. Elles, elles vous ont entendue, manifestement. Voulez-vous jouer pour moi ?
– Eh bien, un jour, peut-être. Pour le moment…
– Et vous “donnez des leçons” dans cette maison, comme vous en “donniez” à Troy ? Avez-vous une raison pour cela, ma chère ?
– Pour donner des leçons ? J’aime enseigner aux jeunes élèves. Et puis il… il me faut quelque chose à faire. En plus d’être épouse et mère.
– En plus d’être épouse et mère ! Et qu’en pense Dirk ?
– Pourquoi ne pas le lui demander, madame Burnaby ? Je suis sûre qu’il vous le dira.
– Vous enseigniez la musique avant votre mariage, m’a-t-on dit. Avant votre premier mariage. Je sais que vous avez été mariée plus d’une fois, Ariah. Un veuvage prématuré. C’était plus courant pendant la guerre. Étant donné les revenus de mon fils, il semble un peu étrange que sa femme “donne” des leçons de piano, mais il se peut que je ne sache plus rien des revenus de Dirk. Il a cessé de m’en tenir informé. Il a ses raisons, que personne ne connaît. Cet insouciant garçon me doit encore douze mille dollars mais, comme je ne lui fais pas payer d’intérêts, rien ne presse l’emprunteur de rembourser sa dette. Oh ! vous paraissez étonnée, Ariah ? Mais il est inutile d’interroger Dirk sur le sujet, il ne vous dira rien. Il ne s’est jamais confié à aucune femme. Il a un goût morbide pour le secret. Il joue une femme contre l’autre. Certaines d’entre elles venaient me trouver… les femmes respectables, j’entends. Le cœur brisé, et furieuses bien évidemment, même si elles ne le savaient pas sur le moment. Je ne m’en suis jamais directement mêlée – ni le père de Dirk, il faut que vous le sachiez – mais il y a parfois eu des arrangements, des arrangements “médicaux”, pour tirer Dirk des situations embarrassantes où il se trouvait. Et où il trouvait les autres. Vous me suivez, Ariah ? En dehors de vos taches de rousseur, que je trouve très séduisantes, vous êtes d’un lisse… »
À ce moment-là, Chandler, ou peut-être Ariah elle-même, renversa de la root beer sur le tapis, et il fallut le tamponner frénétiquement avec une serviette.
Mme Burnaby poursuivit : « Je me demande si Dirk se rend toujours à Fort Érié ? Vous a-t-il emmenée à l’hippodrome, ma chère ?
– Le… l’hippodrome ? » Ariah savait bien entendu qu’il y avait à Fort Érié un champ de courses, célèbre dans la région ; mais la question de Mme Burnaby la prenait au dépourvu.
« Je vois que non. Ma foi. »
Un pouls battait douloureusement dans le crâne d’Ariah. Le whisky, si moelleux lorsqu’elle l’avait avalé, lui barbouillait maintenant l’estomac. Elle avait l’impression que son élégante belle-mère au chapeau de velours noir et aux lunettes opaques s’était penchée nonchalamment pour lui donner un coup dans le sternum. Et elle constata avec consternation que Chandler enregistrait tout. Généralement indifférent aux conversations entre adultes, il écoutait, bouche bée, le regard fixé sur sa grand-mère. « Si tu allais une minute dans la pièce d’à côté, mon chéri ? Maman te rejoint tout de suite…
– Non, non. Ce n’est pas nécessaire, ma chère. Je m’en vais. »
Ariah suivit Claudine Burnaby en trébuchant, marcha dans son sillage parfumé. N’eut pas la présence d’esprit d’aller chercher la cape de Mme Burnaby, si bien que Mme Burnaby dut la retirer elle-même de la penderie du vestibule. « Embrassez Dirk pour moi, je vous en prie. Je ne sais pas quand je quitterai de nouveau l’Isle Grand. J’ai si peu de raisons de le faire, semble-t-il, et cela me coûte tant d’efforts. Et ma santé est franchement mauvaise. » À la porte, elle tendit de nouveau sa main gantée, non pour prendre celle d’Ariah mais simplement pour l’effleurer, en guise d’adieu. En baissant la voix, elle dit : « Ne vous inquiétez pas, ma chère. Votre secret mourra avec moi.
– Mon s… secret ? Quel secret ?
– Voyons, cet enfant n’est pas de Dirk, vous le savez, et je le sais. Il n’est pas mon petit-fils. Mais, comme je le disais, ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas une femme vindicative. »
Bouche bée, Ariah regarda sa belle-mère descendre l’allée sur ses talons trop hauts, rejointe par le chauffeur qui s’empressa de l’aider à monter dans la limousine.
Lorsqu’elle revint dans la salle de séjour, Chandler était de nouveau absorbé dans son jeu de construction. À côté de lui, la pile de paquets-cadeaux, intouchés.
Ariah emporta la bouteille de whisky dans la chambre à coucher, et c’est là que Dirk la trouverait ce soir-là, dans un lit encore défait, lorsqu’il rentrerait de son travail.