Honte, honte sur ce nom. Tu connais ton nom.
Viens rejoindre ton père dans les Chutes.
C’est l’anniversaire de sa mort. Les voix sont plus nettes, à présent. Moins confuses, et moins réprobatrices. Comme si ce que Juliet allait faire, elle l’avait déjà accompli. Comme la petite Irlandaise de quinze ans. Pénitente, haletante, pieds nus engourdis dans l’herbe mouillée.
Juliet ! Burn-a-by ! Viens à nous.
Le garde-fou au-dessus des Chutes. Ses mains qui agrippent le fer mouillé. Son visage mouillé par les embruns. La course des rapides écumeux comme les muscles d’une énorme bête roulant sous la peau. Combien de fois Juliet a-t-elle vu le Niagara de près, et pourtant il est différent à cette heure incertaine qui précède le matin, un ciel à l’est où s’amoncellent des nuages couleur de béton sale mais teintés d’une faible lumière bronze doré, il est différent, ou Juliet est différente, exaltée et pourtant sombre, et pourtant souriante. Regrettant seulement de ne pas avoir laissé de mot à sa famille, et maintenant il est trop tard.
Pas question de revenir en arrière.
Burn-a-by ! Burn-a-by ! Viens.
Les voix sont plus sympathiques, de près. Juliet a moins peur, maintenant. Elle n’est pas malheureuse. Ce n’est pas le malheur ni même la tristesse ou le chagrin qui l’ont attirée ici. C’est la certitude que c’est bien, que c’est le bon endroit, et le bon moment. Les voix des Chutes ne menacent pas, et ne réprimandent pas. Elle les entend maintenant comme une musique. Comme My country ‘tis-of-thee2 qu’elle avait chanté avec d’autres enfants à l’école primaire de Baltic Street, et qui lui avait valu les compliments de la maîtresse de musique bien que Juliet n’eût pas compris ce que voulait dire ‘tis-of-thee. Comme Douce nuit sainte nuit dans les cieux l’astreluit veille seul le couple sacré doux enfant qui était le plus beau des chants de Noël qu’elle eût chantés mais sans avoir aucune idée ce que signifiait l’astreluit ni même couple sacré doux enfant, parce qu’elle l’avait entendu comme une seule phrase, et il y avait anges avertis et alleluia entièrement mystérieux pour elle, codifiés, comme le vaste monde lui-même, dans le langage adulte. Aie foi en ce vaste monde, fie-toi à lui pour te réconforter et te protéger, Juliet avait essayé, elle avait essayé d’avoir foi, mais elle avait échoué. Mais maintenant elle allait se racheter, comme d’autres l’avaient fait, dans les Chutes.
Il n’est pas encore 6 heures et demie. Si le ciel n’était pas couvert, ce serait l’aube. La berge du fleuve, face à Goat Island, qui grouillera de touristes dans quelques heures, est encore déserte. Un épais brouillard jaunâtre se dissipe lentement mais le vent souffle des nuages tourbillonnants vers l’ouest et sous le regard de Juliet une faille se creuse soudain à l’est dans la masse des nuages et une lueur phosphorescente s’allume sur le fleuve et hypnotisée et exaltée comme elle l’est Juliet souhaite croire que c’est un signe ; que c’est la vision destinée à elle seule, comme la petite laitière irlandaise a eu sa vision, autrefois ; un éclair de soleil et, montant des gorges, une silhouette géante, imprécise, des colonnes de brume presque opaques qui se forment, se dissolvent et se reforment continuellement. Dans le grondement assourdissant des Chutes le murmure presque inaudible mais reconnaissable entre tous Juliet ! Juliet ! Viens viens me rejoindre il est temps.
Juliet sourit. Il est temps !
À l’aveuglette, elle longe le garde-fou, en l’agrippant de ses deux mains. Instinctivement, comme un animal pris au piège cherchant l’issue la plus pratique. Comme s’il pouvait y avoir une petite porte comme dans un conte de fées, qu’elle pourrait ouvrir et franchir. Mais le garde-fou lui arrive à la taille et il n’y a pas de petite porte et elle va donc devoir se hisser par-dessus et ses jeunes muscles ardents se tendent pour accomplir cet exploit comme elle a tenu son corps prêt en prenant son inspiration pour chanter et elle a chanté de tout son cœur et été rachetée par le chant, toute honte abolie, même la malédiction de son nom oubliée. Il est temps !
Et à ce moment-là, quelqu’un s’approche d’elle. Si vite que Juliet ne l’a pas vu avant cet instant. Il dit des mots qu’elle ne déchiffre pas. Il empoigne sa main, détache ses doigts du garde-fou. Ce doit être… Royall ? Son frère qui la saisit avec cette familiarité, comme s’il avait le droit ? Juliet se débat avec la frénésie d’un chat pris au piège, ce n’est pas Royall mais le garçon au crâne rasé, Stonecrop, énorme, deux fois grand comme elle, et qui grogne quelque chose comme : « Non ! Viens. » Quelques secondes lui suffisent pour écarter Juliet du garde-fou. L’entraîner loin de la berge, dans l’herbe. Stonecrop est si fort et utilise sa force avec si peu d’hésitation que Juliet a l’impression d’avoir été soulevée par une force élémentaire, le vent ou un tremblement de terre, sa volonté individuelle annulée, aussi peu importante qu’un moineau blessé. Elle proteste : « Lâche-moi ! Tu n’es pas mon frère. » Elle est furieuse, ce jeune homme n’a pas le droit d’intervenir, pas le droit même de la toucher. Il halète comme un animal essoufflé. Il ne s’est pas rasé depuis un moment, le bas de son visage brille d’un éclat bleu acier brouillé. Il a un air embarrassé, consterné, stoïque et résolu. Il ne la lâchera pas, bien qu’elle se débatte, lui décoche gifles et coups de pied, essaie de griffer ses mains. « Lâche-moi ! Laisse-moi tranquille ! Tu n’as pas le droit ! Je te déteste ! »
Mais il est trop tôt. Prospect Park est désert. Personne ne voit, et personne n’empêchera Stonecrop de soulever Juliet de terre comme on pourrait soulever un petit enfant qui résiste, de l’emporter malgré les coups de pied et de coude qu’elle essaie de lui donner, bras massifs refermés autour d’elle, et de lui faire traverser un bout de parc pour la conduire jusqu’à sa Thunderbird et à la sécurité.