Stonecrop ! Dans le quartier de Baltic Street, à la fin des années 60, il avait commencé à se faire une réputation dès le collège. Il était Stonecrop le fils du flic. Parfois, pour ceux qui connaissaient sa famille, et son père, le brigadier de police, il était Bud, Jr.
Mais on n’appelait jamais Stonecrop de ce nom-là. On ne l’appelait jamais d’aucun nom. On évitait Stonecrop, et même de le regarder. On n’avait pas davantage envie que Stonecrop vous regarde, enregistre votre présence dans sa conscience apparemment vacillante mais vigilante, que l’on aurait souhaité qu’un prédateur de n’importe quelle espèce, un requin par exemple, n’enregistre votre existence. Dans l’enfance, cet instinct précoce qui apprend à survivre en devenant invisible.
À douze ans, Stonecrop mesurait un mètre quatre-vingts et pesait quatre-vingts kilos, et il continuerait à grandir toute son adolescence. Même parmi les costauds de sa famille, il se distinguait. Il avait la carrure d’un boudin vertical dilaté à faire éclater son enveloppe, et son visage en avait la teinte, dur et brûlant. Son sourire naturel était une grimace. Sa tête semblait avoir la densité et la durabilité d’un bloc de béton. Ses cheveux, couleur pierre, étaient rasés grossièrement sur le derrière et les côtés (par un coiffeur qui se trouvait être un oncle) et coupés court sur le dessus, rudes et raides comme des chaumes de maïs en hiver. Il avait de petits yeux, gris acier, alertes comme des billes de flipper. Ses dents décolorées ressemblaient à des pelles, et aucun coup ne pouvait briser ou faire saigner son nez, aplati à la naissance. On racontait que, dès l’école primaire, des poils rudes d’une épaisseur inquiétante avaient commencé à pousser sur son corps trapu. Sa bite grossissait de semaine en semaine. Dans les vestiaires, il fut noté qu’elle était toujours à moitié en érection ; les autres garçons apprirent vite à éviter de le regarder avec la terreur instinctive d’un individu armé d’un canif de six centimètres opposé à un adversaire muni d’une machette. Pourtant, en présence des filles, Stonecrop était réservé, distant ou indifférent. Les filles disaient de lui qu’il leur donnait la chair de poule.
Stonecrop était le plus jeune fils du brigadier Bud Stonecrop, un policier controversé, connu dans la région, qui avait pris sa retraite jeune. Les Stonecrop formaient un clan important à Niagara Falls, alliés par mariage aux Mayweather et aux O’Ryan, mais les alliances entre familles, et notamment entre cousins, étaient inconstantes. Les Stonecrop de Garrison Street n’étaient pas invariablement en bons termes avec les Stonecrop de la 53e Rue ni avec leurs voisins Mayweather. Bud Junior n’était un ami sûr que lorsqu’il avait envie de l’être ; mais on pouvait toujours compter sur lui pour être un ennemi sûr et dangereux. Pendant sa scolarité, il fréquenta une petite bande de garçons plus ou moins de sa taille, de son milieu et de son tempérament, mais le plus souvent Stonecrop était seul, un garçon renfermé. Il manquait souvent les cours mais n’avait jamais de notes inférieures à C moins. Aucun professeur n’aurait souhaité le recaler et avoir à lui « enseigner » deux ans de suite. Pourtant il était souvent sérieux, et même sombre, en classe. Il contemplait ses manuels d’un air renfrogné comme s’ils étaient écrits dans une langue étrangère où il repérait de temps à autre des mots familiers. Il quitta brusquement le lycée après son seizième anniversaire, en classe de première, mais avant cela, il avait insisté pour qu’on l’autorise à suivre un cours pour filles dont tout le monde se moquait, le cours d’« économie domestique » ; là, à l’étonnement et au ravissement de ses camarades de classe et de leur professeur, Stonecrop se révéla un excellent cuisinier.
Cuisinier ! Mais personne ne riait.
On racontait que Stonecrop avait eu la trachée abîmée pendant une bagarre et que c’était pour cela qu’il n’émettait que des marmonnements et des grognements ; en fait, Stonecrop avait une voix grave et rauque mais tendance à bégayer par timidité. C’était Bud Senior, son père, qui avait été gravement blessé à la gorge et ailleurs : on lui avait tendu une embuscade sur le parking de chez Mario, des « nègres cocaïnomanes » qui, par représailles, l’avaient battu quasiment à mort à coups de démonte-pneus. (C’était ce que disait le rapport de police officiel. Au commissariat de quartier du premier arrondissement où il avait été affecté presque toute sa carrière, et dans la famille Stonecrop, on connaissait d’autres faits sur le tabassage et sur l’état physique et mental du brigadier.) Il avait pris sa retraite, avec les honneurs et une pension d’invalidité à cent pour cent, à l’âge de quarante-deux ans.
On s’attendait que Bud Junior entre dans la police, comme son père. Il y avait des agents de police, des contrôleurs judiciaires et des gardiens de prison dans la famille. Mais dès l’âge de onze ans Stonecrop avait été attiré par le Bar & Grill que possédait son oncle Duke dans la 4e Rue ; après avoir quitté le lycée, il y travailla à plein temps. Le Duke’s Bar & Grill se trouvait à proximité du commissariat du premier arrondissement et de l’hôtel de ville et était depuis longtemps un lieu de rendez-vous apprécié des agents et des fonctionnaires de la police de Niagara Falls ainsi que des vétérans surmenés du bureau du procureur. Il y avait toujours un contingent changeant de femmes chez Duke, dont beaucoup de divorcées esseulées. Dès le début de la soirée, dans le bar comme dans le restaurant, l’atmosphère était bruyante, enfumée et conviviale. Les juke-box de l’un et de l’autre passaient à plein volume du rock brut des années 50 et de la country. La télé, toujours allumée au-dessus du bar, diffusait des émissions sportives, bien que personne ne pût l’entendre. Dans la cuisine du restaurant, Stonecrop et ses collègues écoutaient un rock assourdissant des années 70 sur un transistor. Les anciens de la cuisine semblaient avoir de l’affection pour Stonecrop, le neveu du propriétaire ; il était prêt à faire ce qu’ils appelaient le sale boulot, vider les assiettes, sortir les poubelles, récurer la graisse et faire la vaisselle. Pour le récompenser, le cuisinier lui laissait parfois préparer des plats, sous sa supervision.
Naturellement, personne chez les Stonecrop n’approuvait que Bud Junior travaille en cuisine. Un garçon de ce gabarit, et qui n’était pas idiot ? (Pas si idiot que ça, en tout cas. Il était au moins aussi intelligent que son vieux qui était sorti avec son diplôme de l’école de police et avait mené une carrière plutôt lucrative de flic à « contacts ».) Ils faisaient continuellement pression sur Stonecrop pour qu’il se trouve un « vrai » boulot, un boulot « sérieux », « digne d’un homme ». Grâce à des parents, il travailla un temps pour le Service des parcs et des loisirs mais faillit se trancher le pied droit avec une tronçonneuse. Pendant tout un épouvantable hiver, embauché comme sauveteur par le comté du Niagara, il partit à bord de chasse-neiges effectuer des missions d’urgence de dix heures. Il avait obtenu l’un de ses emplois les mieux payés dans un abattoir de la région, mais il avait détesté ce travail de zombi au point de finir par boire avec des types plus âgés, bien que mineur à l’époque, et de rentrer chez lui ivre, ou de ne pas rentrer du tout. À l’âge de dix-sept ans, Stonecrop frisait le mètre quatre-vingt-dix et pesait cent kilos. Sa famille envisagea donc de le former à la boxe. Son invalide de père, Bud Senior, rêva bientôt d’en faire le prochain champion du monde des poids lourds, celui qui rendrait enfin la couronne à la race blanche. (Il n’y avait pas eu un seul champion américain blanc depuis que Rocky Marciano avait pris sa retraite, invaincu, en 1956.) Mais Stonecrop s’avéra un boxeur peu convaincu. Il s’était battu dans la rue à l’instinct, avec une tendance à lancer des droites puissantes de l’épaule ; il n’avait donc aucune patience, et encore moins de talent, pour les stratégies plus sournoises du direct, de l’esquive ou du jeu de jambes. Stonecrop pouvait intimider un adversaire par son gabarit, uniquement si cet adversaire n’était pas aussi ou plus costaud que lui. Au club de Front Street où il s’entraînait sans conviction pour les Golden Gloves, son premier tournoi de boxe amateur (qui devait se dérouler à Buffalo), Stonecrop devint boudeur, maussade. Ses petits yeux s’injectèrent de sang, ses lèvres enflèrent et se craquelèrent. Il avait du mal à respirer par le nez, qu’il avait tout en cartilage, plus plat que jamais ; au bout de quelques rounds, il haletait comme un bœuf. Son entraîneur octogénaire le morigénait comme un jeune bœuf : « La boxe, ça n’est pas se faire cogner, petit. C’est cogner le type d’en face. Tu piges ? » Stonecrop n’avait pas les mots pour protester. Maladroit et muet sur le ring, il laissait pleuvoir les coups sur sa tête, son visage et son torse non protégés. Son corps massif et blanc, couvert d’une fourrure humide, dégageait un air de dignité stoïque et blessée, semblait ruminer sur son sort étrange. Je ne veux pas frapper les autres. Je veux les nourrir.
Lors de son premier combat des Golden Gloves, à l’Armory de Buffalo, Stonecrop s’écroula au bout de cinquante secondes, assommé pour le compte par un poids lourd noir de seize ans, et déclaré KO par un arbitre consterné.
C’est ainsi que Stonecrop fut autorisé à quitter définitivement le club de boxe et à retourner au Duke’s Bar & Grill, où il travailla davantage. (Ce qui n’empêchait pas son oncle de le payer à peine plus que le salaire minimum.) Le père de Stonecrop, de plus en plus malade, souvent à demi paralysé, ne lui pardonna pas et ne lui posa jamais de question sur son travail au restaurant. Lorsque le cuisinier donna sa démission, Stonecrop le remplaça. Il apprit à exécuter les commandes rapidement et avec une assurance croissante. Mais au bout de quelques mois, le menu du gril l’ennuya, hamburgers et cheeseburgers bien gras, saucisses, œufs frits, bacon, toasts, le tout frit dans une graisse miroitante. Dès l’âge de dix ans, il avait fait la cuisine chez lui en l’absence de sa mère, et il avait des idées bien à lui sur la gastronomie, quoi qu’en dise son oncle. Le visage renfrogné à force de concentration, en tablier taché de graisse et toque de cuisinier, épaules voûtées et tête baissée sur le billot à découper, Stonecrop se risqua à introduire des oignons des Bermudes, des poivrons et des piments dans la viande hachée ; il expérimenta même de nouvelles façons de préparer le bacon canadien, le poisson surgelé Bird’s Eye, les ailes de poulet et le poulet frit, les frites. Stonecrop contraria son oncle en utilisant de nouvelles sortes de pickles, de chips et de coleslaw. Il mit au point sa propre version épicée du velouté de tomate Campbell’s, un classique du menu, en y ajoutant épices et morceaux de tomates fraîches. Il mit au point ses propres plats italiens, spaghetti et boulettes de viande, principalement. Son corned-beef hash et son chili du chef trouvèrent peu à peu des amateurs. Petit à petit, Stonecrop s’intéresserait à des « salades » autres que la laitue iceberg, et aux légumes frais plutôt que congelés ou en conserve. Avec perversité, il en vint à préférer le cheddar au fromage fondu en tranches pour les hamburgers, ce qui réduisait la marge bénéficiaire de Duke’s. Il avait des idées bien à lui sur la côte de bœuf, le steak chicken-fried, la bavette marinée et les côtes de porc. Le porc aux haricots, le flétan pané, les croquettes de cabillaud, et même la purée. Lorsque des clients commencèrent à faire des remarques sur, ou à se plaindre du goût exotique des hamburgers de Stonecrop, son oncle Duke lui tomba dessus. « Espèce de petit branleur, qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que cette merde ? » Nettement plus petit que Stonecrop et pesant bien quinze kilos de moins que lui, Duke éventra un hamburger pour mettre au jour des rondelles d’oignons compromettantes, des morceaux de poivron et de piment. Il en prit une bouchée, mâcha d’un air soupçonneux, prit une autre bouchée, arrosa de ketchup ce qui restait et goûta de nouveau. « Ma foi, ce n’est pas mauvais, concéda-t-il. C’est différent, on dirait un peu de la bouffe de métèque. Mais on mettra ça sur la carte comme une spécialité : le Burger de Bud. Et la prochaine fois que tu fais des expériences dans ma cuisine, petit, parle-m’en d’abord ou je te casse la gueule. » Le visage empourpré, maussade, Stonecrop essuya son visage en sueur sur son tablier et articula en silence Je t’emmerde, ce qui fit rire la cuisine aux éclats.
Les mois passant, Stonecrop commença à avoir des clients qui aimaient sa cuisine. Les procureurs adjoints épuisés et les divorcées esseulées furent parmi les premiers.
Plus la santé de Bud Senior se détériorait, moins Bud Junior passait de temps de chez lui. Lorsqu’il ne travaillait pas au restaurant, il roulait à travers la ville, suivait le fleuve jusqu’à Buffalo, puis revenait, en décrivant une boucle pleine de méandres. Il avait une Thunderbird d’occasion qu’il avait achetée avec l’intention de la réparer mais qu’il n’entretenait pas. Il rôdait parfois à pied dans le quartier. Il n’invitait jamais de filles, ne manifestait aucun intérêt pour les filles. (En apparence. On supposait qu’il avait peut-être une vie secrète.) Avec sa carrure, son visage renfrogné, aplati, abîmé, ses yeux couleur d’eau de vaisselle et ce crâne brutalement rasé, Stonecrop exerçait un attrait pervers sur certaines des clientes du Duke’s Bar & Grill, que l’on voyait parfois attendre (dans le bar) la fermeture de la cuisine à 23 heures pour emmener Stonecrop chez elles. Bien que la mère du garçon au crâne rasé eût disparu depuis plus de dix ans, ces femmes parlaient souvent de lui en l’appelant « ce pauvre garçon sans mère », « ce pauvre orphelin ».
Le père de Stonecrop, invalide, était surtout soigné par une sœur aînée célibataire. Lorsqu’il avait été en meilleure santé, Bud Senior avait fait signer à tous les membres de sa famille un document où ils promettaient de ne jamais le mettre dans une maison de retraite. Chez les Stonecrop, comme dans la plupart des familles du quartier de Baltic Street, on prenait rarement une mesure aussi désespérée. Mieux vaut mourir chez soi, près des siens.
Mieux pour qui, on ne se posait pas la question. Certaines choses ne se faisaient pas, tout simplement, par devoir et par sentiment de culpabilité.
Il fut observé que la détérioration de l’état de son père rendait Stonecrop de plus en plus tendu et irritable. Il s’était opposé à Bud Senior pendant des années mais peut-être l’aimait-il, en fin de compte ? Stonecrop était un garçon mystérieux, qui devenait un jeune homme mystérieux. Il avait laissé tomber ses vieux amis. Il lui arrivait de prendre son week-end et de disparaître. Chez Duke, où ses plats étaient de plus en plus appréciés et où de nouveaux clients rejoignaient les habitués, il claquait la porte de la cuisine quand son oncle le froissait. Duke le renvoyait, et le réembauchait ; et le renvoyait de nouveau. Mais de nombreux restaurants des environs ne demandaient qu’à l’engager, à un bon salaire, si bien que Duke se dépêchait de le réembaucher, en l’augmentant à contrecœur. Stonecrop devait avoir un grand sentiment de ses obligations familiales parce qu’il revenait toujours chez Duke, comme un gros chien battu revient avec méfiance chez son maître apparemment repentant. « Ce petit salopard sait ce qu’il veut, disait Duke, approbateur malgré lui. Mais le restaurant est à moi. » Les Stonecrop n’avaient pas coutume de s’exprimer avec tact, surtout en affaires. Lorsque Duke traitait son robuste neveu de « trou du cul », « petit merdeux », « raclure », « branleur », Stonecrop réagissait avec indifférence, sachant qu’il s’agissait de termes d’affection indirects ; mais lorsque son oncle le traitait d’« idiot », de « taré » ou de « sourd-muet » en présence de témoins, Stonecrop réagissait avec violence. Il pouvait arracher son tablier, le jeter par terre et quitter le restaurant. Il pouvait casser des assiettes, renverser des plats fumants ou des assiettes pleines de déchets. Un jour, on le vit empoigner un énorme poêlon brûlant et marcher sur son oncle avec l’intention apparente de le tuer. Des agents de police qui se trouvaient dîner dans le restaurant durent se mettre à plusieurs pour l’immobiliser. « Si on ne l’avait pas retenu, ce cinglé brisait le crâne de Duke. » Cet incident entra aussitôt dans la légende familiale des Stonecrop, qui le racontèrent souvent, dans l’hilarité générale.
Un soir, Royall Burnaby et sa sœur Juliet dînaient chez Duke, dans un box contre le mur de façade, et Stonecrop était planté sur le seuil de la cuisine, le visage sombre et impassible. C’était un soir de novembre 1977, plusieurs semaines après que Royall avait quitté sa famille ; Juliet était venue lui rendre visite dans son nouvel appartement de la 4e Rue. Le frère et la sœur parlaient ensemble à voix basse. « Tu manques à maman, dit Juliet. Elle n’arrête pas de soupirer comme si elle avait le cœur brisé. » Royall haussa les épaules. Il tapotait la table en Formica de son couteau et de sa fourchette, marquant le rythme du rock qui passait sur le juke-box, le classique de Bill Haley, « Shake, Rattle and Roll ». Depuis qu’il avait quitté Baltic Street, Royall faisait plus âgé ; même lui se trouvait plus indépendant et plus secret. Il se sentait beaucoup moins seul qu’il l’avait craint. « Je crois que tu me manques à moi aussi », dit Juliet, baissant la tête comme si elle était gênée.
Le disque prit brusquement fin, laissant Royall exposé. « Ça ne signifie pas qu’on aime moins quelqu’un, qu’on ne vive pas avec, dit-il avec maladresse. Cela veut juste dire… » Sa voix s’éteignit, hésitante.
Royall avait commandé un grand bol de chili, dans lequel il avait émietté des crackers, et Juliet avait commandé une omelette espagnole. Le bol de Royall comme l’assiette de Juliet avaient été préchauffés. Dans l’assiette de Juliet, en plus de l’omelette, il y avait une garniture de jeunes carottes et de persil, et de minces tranches de melon disposées comme des pétales. L’omelette était assaisonnée d’épices exotiques, garnie de tomates, d’oignons, de poivrons verts et rouges sautés, si copieuse que Juliet avait du mal à la finir. Quel énorme repas ! C’était un peu comme si l’on ouvrait un tiroir familier et qu’il en sorte quelque chose de magique qu’on ne reconnaissait pas tout à fait. Et le cuisinier leur avait envoyé une grosse corbeille de petits pains tout chauds. La serveuse avait expliqué : « Il dit que c’est pour vous, en supplément. Gratuit. » Royall jeta un regard sceptique sur l’assiette de Juliet. À voix basse, il dit : « Ça a l’air plutôt baveux. C’est bon ? » Juliet répondit : « Je crois qu’une omelette doit être moelleuse à l’intérieur. Repliée et moelleuse à l’intérieur. » En cuisinière pressée, Ariah avait toujours préparé les omelettes familiales en se contentant de battre les œufs, de les verser dans une poêle et de laisser le tout gonfler, blanchir et se figer jusqu’à ressembler à une sorte de crêpe ; ses omelettes avaient souvent un goût de brûlé. Royall avait grandi avec des goûts simples et grossiers ; il ne faisait confiance qu’aux œufs à la consistance ferme, voire caoutchouteuse. Juliet dit : « C’est l’omelette la plus délicieuse que j’aie jamais mangée. Tu veux goûter ?
– Non merci ! Je te crois sur parole. »
Ils virent que Stonecrop, le cuisinier au crâne rasé qui n’avait qu’un an ou deux de plus que Royall, était sorti de la cuisine et se tenait à présent derrière le comptoir, où il s’apprêtait à nettoyer le gril. Il avait observé Royall et Juliet à la dérobée mais à présent il semblait ne faire aucune attention à eux. Voulant se montrer poli, Royall lui lança : « Hé ! Bud. C’est extra. Nos deux plats. C’est toi qui les as faits ? » Royall avait les meilleures intentions du monde, mais le visage empourpré de Stonecrop s’assombrit comme si on l’avait insulté. Il rentra avec brusquerie dans la cuisine, dont les battants claquèrent derrière lui. Royall le suivit des yeux, frappé par le regard dur, angoissé, qu’il lui avait jeté avant de se détourner. Juliet pliait sa serviette en silence. Elle avait mangé environ les deux tiers de l’omelette, un petit pain presque entier et toute la garniture disposée avec amour dans son assiette.
Royall marmotta : « Merde. Il faut croire que je n’ai pas dit ce qu’il fallait. »
Lorsqu’il raccompagna Juliet, il ajouta : « Ce type, Bud Stonecrop. Il me regarde bizarrement des fois. Toi aussi, Juliet ? » Juliet murmura qu’elle ne savait pas trop. « Comme s’il y avait quelque chose entre nous, continua Royall. Mais… quoi ? » Royall n’avait pas trop envie de penser que Stonecrop, dont le bruit courait qu’il était bâti comme un cheval, en pinçait pour sa sœur de quarante kilos, âgée de quinze ans.