« La folie du vent nous excite. Mais nous savons rentrer en vitesse la lessive qui claque au vent. »
C’était de l’autre maison qu’il nous arrivait de rêver. Les coups frappés à la porte, la voix aiguë de notre mère, les voix indistinctes des agents de police que nous savions ne pas confondre avec celle de notre père. Le cri étranglé de notre mère.
Non. Partez. Sortez !
Nous étions deux à être réveillés et tapis en haut de l’escalier. Dans la cuisine où il passait la nuit dans son panier d’osier matelassé, le chiot Zarjo poussait des aboiements et des gémissements anxieux.
Nous avons désobéi à notre mère, nous ne sommes pas retournés dans nos chambres. Quand les agents de police ont fini par partir, nous pleurions avec désespoir.
Dans la nursery, où Bridget s’était réveillée, le bébé s’est mis à pleurer.
Il y avait deux frères. Chandler qui avait onze ans, Royall qui en avait quatre.
Ils ne pouvaient pas savoir que leur père était mort. Ce matin où les agents de police étaient venus au 22, Luna Park, il n’avait pas encore été établi que Dirk Burnaby était mort. Seulement qu’une voiture lui appartenant avait été retirée du Niagara, où elle avait plongé après avoir dérapé et enfoncé la glissière de sécurité de la route Buffalo-Niagara Falls au petit matin du 11 juin 1962. Seulement que l’on n’avait pas retrouvé de corps.
Personne n’avait été témoin de l’accident supposé. Personne ne se présenterait jamais comme témoin.
On conclurait à l’« accident ». Car qui pouvait prouver autre chose ?
Et en dépit du fait que le corps de Dirk Burnaby ne serait jamais retrouvé, le comté finirait par délivrer un « certificat de décès ».
C’était de cette autre maison qu’il nous arrivait de rêver. Nous nous rappelions la façon dont notre mère s’était jetée sur la serrure dès que les agents de police étaient partis. Avant même qu’ils fussent remontés dans leur voiture, elle avait fermé la porte à clé. Elle haletait. Nous avions couru vers elle, terrorisés. Ses yeux tournoyaient follement dans son visage et elle avait les lèvres blanches et ravagées comme une bouche de poisson déchirée par l’hameçon. Nous n’étions pas encore dressés à ne pas pleurer, cela viendrait plus tard, et donc notre mère nous laissa pleurer, elle essaya de nous serrer tous les deux dans ses bras, bizarrement penchée, comme si sa colonne vertébrale avait été brisée. Sa voix résonna, pleine de défi. Cette porte est-elle fermée ? Cette porte est-elle verrouillée ? N’ouvrez plus jamais cette porte.
Et il en fut ainsi : aucun d’entre nous n’ouvrit plus jamais cette porte.
Le corps de Dirk Burnaby ne fut jamais retrouvé dans le Niagara.
Et pourtant : vers 8 heures du matin, le 11 juin 1962, un groupe de pèlerins qui se rendait à Notre-Dame-des-Chutes, une basilique catholique située à cinq kilomètres au nord de Niagara Falls, raconterait avoir vu « un homme qui nageait dans le fleuve, dans le sens du courant ». Les pèlerins, membres d’une paroisse catholique de Washington, avaient fait ce voyage à la basilique dans un car affrété ; ils étaient quarante, âgés de trente-neuf à quatre-vingt-six ans, pour la plupart infirmes ou malades. Ils prétendirent n’avoir absolument rien su de l’« accident de la route » survenu sur la route de Buffalo de bonne heure ce matin-là, ni des recherches menées sur le fleuve par la Coast Guard et par d’autres sauveteurs.
Ce qu’ils avaient vu, ou jurèrent avoir vu, c’était un homme qui descendait le fleuve à la nage, porté par le courant, et parallèlement à la rive. Le nageur ne faisait aucun effort pour rejoindre le bord. Certains des pèlerins les plus valides le hélèrent, lui firent des signes, coururent le long de la rive jusqu’à ce que la végétation leur bloque le passage. Le nageur ne leur prêta aucune attention. Selon certains, il donnait l’impression de nager « comme si c’était une question de vie ou de mort ». « Surgi de nulle part », il disparaîtrait de même, sous le regard consterné des pèlerins.
L’homme ne fut jamais identifié, naturellement. Personne n’avait vu son visage, il était trop loin de la rive. Impossible d’affirmer – et c’était un point crucial – s’il était torse nu ou habillé. Les descriptions restèrent vagues : il n’était « pas jeune », « mais pas vieux » ; il avait des « cheveux blond foncé », « couleur chamois », « clairs, presque blancs ». Tous les témoins convinrent que c’était un « très bon nageur ».
Les sauveteurs de la Coast Guard furent contactés par radio, mais le « nageur » ne fut jamais retrouvé.
Je grandis, je quittai la maison de Baltic Street et, à l’âge de vingt-trois ans, je devins bénévole au Centre d’intervention d’urgence du comté du Niagara. Je devins sauveteur à la Croix-Rouge, et membre des Samaritains, une association pour la prévention du suicide. J’apprendrais que des récits comme ceux de ces pèlerins ne sont pas rares.
Des témoins jureront – avec sincérité, avec conviction, et parfois avec véhémence ! – avoir vu un nageur, alors que (en réalité) ils ont vu un cadavre, emporté par le courant rapide et tumultueux du Niagara. Ces témoins affirmeront souvent avoir vu un homme, alors que ce qu’ils ont vu (ainsi qu’il sera prouvé) est le cadavre d’un chien ou d’un mouton noyé. Cela parce que l’agitation rythmique des membres du cadavre, due aux vagues, imite les mouvements de la nage.
Invariablement, ces « nageurs » – « excellents nageurs » – descendent le fleuve, parallèlement aux rives. Jamais ils ne font demi-tour, ne changent leur façon de nager ni ne se dirigent vers le bord. Jamais ils ne répondent aux cris des observateurs. Avec une énergie et une résolution infatigables, ils « nagent »… et disparaissent à la vue.
Pourquoi ? Un sauveteur de la Coast Guard avait une explication.
« Les gens veulent voir un “nageur”. Ils n’ont surtout pas envie de voir un cadavre. Là, dans le fleuve, quelqu’un comme eux, ils vont vouloir voir qu’il est en vie et en train de nager. Quoi que leur cerveau leur dise, leurs yeux ne voient pas. »
Aucun corps ne fut jamais retrouvé, identifié comme celui de Dirk Burnaby. Les années passèrent.