« Il semble que l’on m’ait pardonné, finalement. Les presbytériens, en tout cas. »
Quelques semaines plus tard, Mme Littrell vint seule à Niagara Falls, en train, pour voir son petit-fils. « Oh ! Ariah. Oh ! mon petit. » Ce fut une réconciliation larmoyante, là, dans la gare bruyante de Niagara Falls, une scène digne d’un film sentimental mais généreux des années 40, tourné dans un noir et blanc de temps de guerre. À présent femme mariée et mère, et diablement fière de se débrouiller si bien, Ariah se composa un visage de fille émue lorsqu’elle étreignit sa mère, surprise par l’opulence et la chaleur de son corps, mais elle ne réussit pas à verser plus d’une larme ou deux. Jamais ! Jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir abandonnée quand j’avais besoin de vous. « Pourras-tu me pardonner, un jour, ma chérie ? » demanda Mme Littrell d’un ton anxieux, et Ariah répondit aussitôt, en serrant dans les siennes les deux mains grassouillettes de sa mère : « Oh ! mère. Bien sûr. Il n’y a rien à pardonner. » Dirk Burnaby, radieux, serra la main de Mme Littrell avec galanterie et gentillesse. Et il y avait Bébé Chandler dans sa poussette, qui, les doigts fourrés dans la bouche, regardait en clignant les yeux cette femme entre deux âges, larmoyante et intimidée. Mme Littrell se pencha sur lui comme sur un abîme qui lui donnait le vertige. Elle bégaya : « Oh ! c’est un miracle. Ce bébé est un miracle. N’est-ce pas que c’est un miracle, oh quel beau petit bébé. » Ariah eut envie de corriger sa mère, Bébé Chandler n’était pas vraiment beau, inutile d’exagérer, mais oui, peut-être semblait-il tel à sa grand-mère. Mme Littrell supplia Ariah de lui permettre de le prendre dans ses bras et, bien entendu, Ariah consentit. « Chandler, voici ta grand-mère.
– “Grand-maman”, j’espère qu’il m’appellera. Oh ! comme il est beau ! »
Mme Littrell ne comptait passer que deux nuits à Niagara Falls, dans la chambre d’ami du 7, Luna Park, mais elle finit par en passer six.
« En un sens, c’est plus facile lorsque les gens ne vous adressent plus la parole », dit Ariah d’un ton ironique. (Mais elle était secrètement ravie du triomphe remporté par Bébé Chandler. Il y avait là une vengeance délicieuse.)
Mme Littrell avait apporté deux grandes valises, dont l’une remplie d’affaires pour Bébé. Des affaires « neuves et usagées » dont certains des propres vêtements d’enfant d’Ariah, vieux de trente ans. « Tu te souviens, ma chérie ? Ce petit bonnet que ta grand-mère avait tricoté pour toi. » Ariah sourit et dit que oui, il lui semblait se souvenir, alors qu’en fait pas du tout. Ces vieilles nippes auraient pu appartenir à n’importe qui ; sa mère les avait peut-être même achetées à une vente de charité ! L’église ne cessait d’organiser des ventes de ce genre au sous-sol. Pendant cette réconciliation idyllique, Ariah fut prise d’un soudain accès de rage : sa mère n’avait aucun droit de revenir dans sa vie, alors qu’Ariah se débrouillait si bien sans elle, et sans le révérend Littrell. Mme Littrell n’avait pas davantage le droit de revenir dans la nouvelle vie d’Ariah que ne l’aurait eu Gilbert Erskine, ressuscité des morts.
Gilbert Erskine. Ariah ne pensait plus jamais à lui. Pourtant, dans un rêve d’une singulière laideur, il était venu la trouver : en frappant avec entêtement à la porte de sa nouvelle maison. Lâchement, Ariah s’était cachée sous les couvertures et avait envoyé Dirk ouvrir à sa place.
À coup sûr, pour apporter au jeune couple autant d’affaires, neuves et d’occasion, Mme Littrell n’avait aucune idée de la situation financière de Dirk Burnaby. Ariah ne lui avait quasiment rien dit de sa vie conjugale à Niagara Falls ; elle lui avait seulement envoyé un faire-part de naissance et quelques photos de Chandler. Visiblement, Luna Park intimidait l’épouse du pasteur de Troy. Les élégantes maisons de brique dans ce quartier résidentiel verdoyant, en bordure du fleuve ; les demeures de style néo-géorgien donnant sur le parc, avec leurs petites pelouses méticuleusement tondues et leurs grilles noires en fer forgé ; l’ameublement sobre et moderne des appartements de célibataire de Dirk Burnaby ; le splendide Steinway d’Ariah…, tout prit Mme Littrell au dépourvu. Sans parler de la nurse irlandaise, de la gouvernante et du cuisinier, un Français que Dirk mettait à contribution plusieurs fois par mois pour des dîners d’affaires. Et il y avait un nègre qui s’occupait de la pelouse, pourtant toute petite. Mme Littrell semblait désorientée, comme si elle s’était égarée dans la maison de la fille mariée d’une autre femme, mais elle n’était nullement pressée d’en partir.
À plusieurs reprises, elle murmura à l’oreille d’Ariah : « Tu dois être si heureuse, ma chérie, ta coupe déborde ! »
La troisième fois que Mme Littrell prononça cette observation haletante, alors que Dirk soulevait Chandler de terre pour montrer à grand-maman le remarquable « numéro de l’hélicoptère » qu’exécutait son fils en agitant bras et jambes, la méchante Ariah riposta : « Crois-tu ma coupe si petite, mère ? Pour qu’elle déborde aussi facilement ? »
Avant la fin de l’année, le révérend Littrell commença à accompagner Mme Littrell à Niagara Falls. Le père d’Ariah tomba lui aussi sous le charme de la famille Burnaby.
Et tout particulièrement sous le charme du bébé.
Le père d’Ariah semblait avoir vieilli au cours de l’année écoulée. Ariah supposait qu’elle en était responsable. C’était un homme fier, en dépit de son humilité chrétienne en chaire, et la conduite d’Ariah l’avait scandalisé. Il avait le visage profondément ridé, et son menton à la Teddy Roosevelt avançait avec moins d’assurance. Il paraissait plus petit. Son ventre se voyait davantage. Il avait acquis la manie énervante de se racler la gorge avant de parler, et après l’avoir fait, comme pour brouiller ses paroles. Contrairement à la mère larmoyante d’Ariah, il ne fit pas vraiment d’excuses à Ariah, et ne la serra pas non plus dans ses bras. Tout au plus parvint-il à déclarer lorsqu’ils furent seuls tous les deux, comme s’il s’agissait d’une révélation biblique : « Agir à la hâte n’est pas toujours agir imprudemment, je vois. Dieu t’a comblée dans ton mari et ton fils. Je Le remercie toutes les heures de ma vie que les choses aient tourné pour toi comme elles l’ont fait, Ariah.
– Merci, père », dit doucement Ariah.
En ayant envie d’ajouter avec un sourire espiègle Oui mais je suis toujours damnée. Cela ne changera pas.
Ariah était reconnaissante, au fond. Que son père eût prononcé ces paroles, même à contrecœur. À un moment de sa vie où elle n’en avait plus besoin.
(Pourquoi aurait-elle dû se soucier de quiconque, en fait ? Maintenant qu’elle avait son bébé. Bien à elle.)
« Tes parents sont vraiment des gens bien. » Dirk parlait avec son enthousiasme habituel, et Ariah ne détecta pas la moindre trace d’ironie dans son ton, ni sur son visage souriant. Elle savait qu’il pensait Si différents de ma mère et donc bien sûr les Littrell pouvaient lui paraître des beaux-parents idéaux.
« Eh bien, ce sont des chrétiens, cela ne fait pas de doute. »
Elle parlait d’un ton léger. Non, elle n’était pas sarcastique !
En fait, elle était heureuse, très heureuse, que son mari, en hôte toujours courtois, se montre aussi aimable avec ses parents. Cela lui permettait de se taire lorsqu’elle le souhaitait. Cela lui donnait la possibilité de s’éclipser avec Chandler pour aller faire un petit somme.
Elle aimait qu’en présence de son gendre, grand, plein d’assurance, qui parlait avec désinvolture et autorité d’affaires, de politique, d’économie, de droit, et qui semblait en savoir long sur le développement imminent de l’« hydroélectricité » dans la région du Niagara, le révérend Littrell eût tendance à se montrer respectueux. « Oui. Je vois. Ah ! je vois. » Alors qu’à Troy il aurait affirmé sa personnalité, ici à Luna Park il était réservé. Dirk Burnaby appartenait à une classe sociale inconnue des Littrell, ses croyances religieuses étaient indéfinies, et son sens de l’humour difficile à décoder. Même Chandler était imprévisible. Le plus souvent, lorsqu’il rivalisait avec grand-maman Littrell pour capter l’attention fantasque de son petit-fils, grand-papa perdait. L’enfant dévisageait le vieil homme avec curiosité, sans sourire, en clignant lentement les yeux. Quelquefois, il repoussait grand-papa avec frénésie. Sur le visage de son père, Ariah voyait alors apparaître une expression sincèrement désemparée.
Le pouvoir qu’a un enfant inconscient de rejeter. De survivre.
C’est ainsi qu’une génération en enfonce une autre dans la terre. La réduit en os, en poussière. L’enfouit dans l’oubli. Avec un sourire cruel, Ariah se disait que la promesse du ciel devait compter bien peu lorsqu’on avait perdu la terre.
« Chandler ! Vilain garçon. Grand-papa va te faire la lecture, tu vois ? Tiens, voilà le livre du Grand Lion, ton préféré. » Gaiement, Ariah traînait son fils jusqu’à son père et le déposait sur le canapé à côté du vieil homme, qui souriait gauchement.
Ariah avait peur sur l’eau, et n’aimait guère être ballottée sur le Walkyrie, remonter et descendre le fleuve agité jusqu’au lac Érié et retour ; pour l’amour de Dirk, cependant, elle feignait de prendre plaisir à ces excursions, ou à peu près. Elle prévoyait un temps où elle resterait à la maison, et laisserait Dirk et Chandler naviguer ensemble ; mais ce temps n’était pas encore tout à fait venu.
Ce fut toutefois une fête lorsque Dirk invita ses beaux-parents à une promenade en yacht jusqu’au lac Érié, à huit kilomètres au sud, puis à un dîner sur la splendide terrasse du Yacht Club de Buffalo. Ariah éprouva une sorte de fierté en voyant l’impression produite sur son père par le grand yacht blanc aux lignes pures, lorsqu’il le découvrit dans la marina. Elle supposa qu’il se demandait combien il pouvait coûter. (Jamais il n’aurait pu le deviner.) Mme Littrell était agitée, inquiète. Il y avait tant d’autres embarcations sur le fleuve par cette belle journée ventée, des voiliers, des yachts, des vedettes, ne risquait-on pas une collision, les vagues n’allaient-elles pas submerger et retourner leur bateau ? Elle était réellement effrayée, parlait bas, d’un ton gêné, par crainte que son gendre n’entende. « Impossible, mère, dit Ariah avec désinvolture. Dirk est un yachtman expérimenté. » Yachtman ! Avec quelle facilité elle prononçait ce mot, elle qui, avant Dirk Burnaby et sa nouvelle vie aux Chutes, n’avait jamais vu un navire comme le Walkyrie, sans parler de monter sur un pont aussi luxueusement équipé. En tout cas, une fois sur le fleuve, Ariah et Mme Littrell restèrent dans la cabine avec Chandler. Le vent était incessant sur le Niagara ; Dirk tenait à naviguer à une certaine allure ; il détestait « se traîner » ; lorsque des nuages obscurcissaient le soleil, la température baissait de plusieurs degrés. Ariah regardait avec inquiétude les nuages qui s’amoncelaient au-dessus du lac vers lequel ils se dirigeaient, mais elle ne dit rien à sa mère, bien entendu. Dans la région des Grands Lacs, le temps changeait vite : les météorologues se trompaient en permanence. Chandler adorait le grand bateau de papa mais, à force de surexcitation, il se fatiguait vite. Il devenait alors grincheux, irritable, pleurnicheur, capricieux. « C’est un enfant nerveux et sensible, dit Mme Littrell d’un ton protecteur. Il tient de sa mère.
– C’est comme ça que tu me vois, mère ? fit Ariah en riant. Nerveuse, sensible ? » Elle ne savait pas si elle devait s’estimer flattée ou insultée. Elle se sentait diablement fière d’elle-même, depuis qu’elle était mère.
Pendant quelque temps après la naissance de Chandler, elle n’avait pas été elle-même, pouvait-on dire. Épuisée, mélancolique. Avec l’envie de se blottir dans un nid de couvertures et de s’y cacher. Mais elle ne l’avait pas fait, hein ? Ses petits seins durs s’étaient gonflés de lait comme des ballons, un lait délicieux qui exigeait d’être tété.
Mme Littrell disait : « Mais très douée aussi, Ariah. Très… intelligente. Un peu mystérieuse. C’est ce que ton père et moi avons toujours pensé. »
Mystérieuse ! Voilà qui plaisait mieux à Ariah.
« Et en quoi Chandler ressemble-t-il à son père, d’après toi ? demanda-t-elle.
– À son père ? Eh bien… il a ses yeux, je crois. Et il a quelque chose de Dirk dans la bouche. La forme de la tête. » Mais elle semblait hésitante.
« Lorsqu’il est né, Chandler avait les cheveux bruns, dit Ariah. Des mèches noires pareilles à des algues. Maintenant ils deviennent plus clairs, comme ceux de Dirk. Je crois qu’il lui ressemblera en grandissant. Il aime les chiffres, et Dirk dit que lui aussi jouait avec les chiffres à son âge. D’après la mère de Dirk, Chandler ressemble beaucoup à son fils au même âge. » C’était un mensonge si stupéfiant qu’Ariah ne parvenait pas tout à fait à croire qu’elle en était l’auteur. « Chandler est né quelques semaines avant terme, bien sûr, et il a du retard à rattraper. Mais il le fera. »
Dieu merci, Ariah ne se faisait plus de souci sur l’identité du père de son bébé. Elle ne se rappelait plus que vaguement ses inquiétudes, comme une scène confuse d’un film vu longtemps auparavant. En observant Dirk en compagnie de Chandler, on savait qu’ils étaient père et fils. Chandler adorait son papa, et papa l’adorait. Rétrospectivement, Ariah voyait dans son anxiété un symptôme de sa grossesse, au même titre que les nausées matinales ou les envies alimentaires (bouillie d’avoine froide, sandwiches aux pickles, fish fingers à la moutarde, brioche de la boulangerie DiCamillo). Les mères qui attendent leur premier enfant imaginent le pire, lui avait assuré le Dr Piper. Elles imaginent qu’elles risquent de donner le jour à des bébés difformes, à des monstres. Ariah, au moins, n’avait pas été folle à ce point.
Grognon, Chandler avait repoussé son jeu de chiffres et fini par s’assoupir. Mme Littrell regardait par le hublot de la cabine, fouetté d’embruns, les deux hommes sur le pont. « Je n’aurais jamais cru voir de mon vivant ton père porter un gilet de sauvetage, remarqua Mme Littrell. Comme un capitaine au long cours. » Elle tâcha de rire, bien que, dans le sillage d’une énorme péniche des Grands Lacs passée dangereusement près, le Walkyrie commençât à tanguer. Avec un sourire livide, Mme Littrell dit : « Tu as épousé un homme vraiment merveilleux, Ariah. Tu as eu raison de ne pas désespérer. »
Ne pas désespérer ? Était-ce donc cela son amour pour Dirk ?
« Oui, mère. Ce n’est pas la peine d’en discuter. »
Ariah ferma les yeux. Ce damné bateau ! Qui tanguait, roulait. C’était le mal de mer qu’elle redoutait, plus que la noyade.
Mais Mme Littrell s’obstina, éleva la voix pour couvrir le bruit du moteur. « Oh ! Ariah. Les voies de Dieu sont impénétrables, comme dit la Bible.
– Dieu a peut-être tout simplement un sens de l’humour tordu », dit Ariah.
Les Littrell ne parlaient jamais à Ariah des Erskine, qu’ils connaissaient bien ; ils ne lui parlaient jamais de Gilbert Erskine. On aurait dit, lorsque les Littrell étaient en visite à Luna Park, sous le charme de la famille Burnaby, qu’une partie du passé avait cessé d’exister.
Le soir de la sortie en yacht jusqu’au lac Érié et retour, alors qu’ils se déshabillaient et parlaient de l’excursion, qui, pour Dirk, s’était très bien passée, Ariah éprouva le désir soudain de ne plus jamais revoir ses parents, ni personne d’autre. Elle avait l’âme élimée et souillée comme une vieille serviette usagée. Elle s’entendit dire d’un ton comique : « Eh bien, il semble que l’on m’ait totalement pardonné, maintenant. Le rôle du Walkyrie a été décisif, dans le cas du révérend. » En s’observant dans une glace, elle se découvrit plusieurs nouveaux cheveux argentés, très visibles. Ils ressemblaient à des pensées mélancoliques, de celles que l’on a envie d’éliminer à la racine. « Mais tu sais quoi ? Je suis toujours la même pécheresse. »
Avec un petit rire, Dirk l’attira contre lui : « J’espère bien, ma chérie. »