Pourtant, secrètement, Juliet souhaite croire. Avec désespoir, Juliet souhaite croire.
Une vision ! Comme il en venait parfois à des chrétiens exceptionnels, « dévots ».
Ariah avait emmené Juliet dans une dizaine d’églises de Niagara Falls avant ses douze ans, et dans chacune de ces églises Juliet avait observé les autres, les « fidèles », à travers ses doigts entrecroisés levés devant son visage, en se demandant Sont-ils sérieux ? Est-ce vrai ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas éprouver ce qu’ils éprouvent ? Elle était notamment déroutée par les fidèles qui sanglotaient de joie, le visage déformé et ruisselant de larmes. Et Ariah essayait de croire, elle aussi. Elle proposait souvent ses services bénévoles comme organiste ou directrice de chorale. Mais au bout de quelques mois, ou de quelques semaines, elle s’impatientait, l’ennui la gagnait. Des gens vraiment idiots. Impossible de les respecter.
Pour avoir grandi à Niagara Falls, Juliet connaissait depuis longtemps la légende locale de Notre-Dame-des-Chutes. L’histoire de la petite laitière irlandaise et de la Vierge Marie qui lui était apparue dans les brumes des Horseshoe Falls. En classe de troisième, elle avait fait à pied un pèlerinage (secret) à la chapelle, située à cinq kilomètres au nord de la ville ; elle a souvent pensé au sort de la petite laitière, recueillie par des catholiques fortunés qui avaient pris soin d’elle pendant sa grossesse, avaient adopté son bébé à sa naissance et lui avaient trouvé du travail dans une conserverie familiale. D’un côté Juliet est sceptique mais de l’autre elle s’identifie à la jeune fille de quinze ans méprisée de tous, y compris de ses parents ; la jeune fille attirée par le fleuve où elle espérait nettoyer le monde de sa personne mais à qui a été accordée une vision miraculeuse.
Ariah a dit que Dieu n’est pas et que nombreux sont Ses prophètes.
Juliet est trop la fille d’Ariah pour croire aux superstitions catholiques, et pourtant : dans sa solitude elle a imaginé qu’une vision pourrait lui être accordée si elle était complètement sincère dans son désir, son besoin, son intention de mourir.
Je n’aurais pas besoin d’être sauvée si j’avais cette vision. La vision suffirait.
Elle s’est demandé si, au moment de sa mort, alors que sa voiture dérapait, enfonçait la glissière de sécurité et plongeait dans le fleuve, son père, Dirk Burnaby, avait eu une vision.
Et ce que cette vision avait pu être.
Elle s’est demandé La Mort elle-même est-elle une vision ?
Par chance, Ariah n’a jamais su que Juliet avait fait un pèlerinage à la chapelle de Notre-Dame-des-Chutes. Ni Chandler, ni Royall qui l’aurait taquinée.
La chapelle avait été une terrible déception. Juliet s’était naïvement attendu à quelque chose de très différent, de plus intérieur, de plus spirituel. Mais Notre-Dame-des-Chutes grouillait de touristes. Il y avait des cars, d’immenses parkings, le restaurant des Pèlerins avec sa boutique de souvenirs ; des curieux trimballant des appareils photo, des individus malades aux âges et aux infirmités variées, poussés bravement dans leur fauteuil roulant en haut des rampes d’accès, et des fidèles à genoux récitant leur rosaire la tête courbée, ostensiblement humbles et en adoration devant la Vierge colossale, haute de neuf mètres, plantée sur le dôme de la basilique. La statue était en marbre blanc, visible à des kilomètres à la ronde, aussi grotesque qu’un mannequin dans le paysage vallonné ; les brochures promotionnelles assuraient qu’elle pesait plus de vingt tonnes. Juliet avait contemplé le visage féminin insipide de la Vierge, ses yeux aveugles et son sourire aussi mièvre que celui d’une femme dans une publicité télévisée. « Non ! Ce n’est pas toi. »
Quelle trahison de la vision qu’avait eue la petite laitière en 1891 ! Juliet était furieuse pour elle, une jeune fille qui lui ressemblait tant, ardente et désarmée. La petite Irlandaise avait eu sa vision, et on la lui avait volée, on l’avait avilie dans le temps même où on la magnifiait, tout comme on lui avait pris le bébé qu’elle avait eu.
Rien à pardonner. Aime, et tu fais la volonté de Dieu.
Ce matin de juin enseveli de brume où elle se dirige pieds nus comme une pénitente vers le fleuve, Juliet ne pense pas à la chapelle, aux touristes ni à l’énorme statue hideuse, mais à la petite laitière, sa sœur perdue ; et à la vision promise. Viens ! Viens rejoindre ton père dans les Chutes.