Le témoignage du gardien

12 juin 1950

À ce moment-là inconnu, anonyme, l’individu qui devait se jeter dans les Horseshoe Falls apparut au gardien du pont suspendu de Goat Island vers 6 h 15 du matin. Il serait le premier visiteur de la journée.

Si j’ai compris tout de suite ? Pas vraiment. Mais avec le recul, oui, j’aurais dû savoir. J’aurais peut-être pu le sauver.

Si tôt ! On aurait vu que c’était l’aube, si des murs mouvants de brouillard, de brume, des nuages tourbillonnants d’embruns n’étaient montés continûment des gorges du Niagara, masquant le soleil. On aurait senti le début de l’été, si, près des Chutes, l’air n’avait été agité et humide, abrasif comme une fine limaille de fer dans les poumons.

Le gardien supposa que l’individu, étrangement agité et pressé, venait directement de l’un des vieux hôtels prestigieux de Prospect Street à travers Prospect Park. Le gardien nota que l’individu avait « les traits tirés, un visage à la fois vieux et jeune » ; « une peau de poupée de cire » ; « des yeux enfoncés, un peu hagards ». Ses lunettes à monture d’acier lui donnaient un air d’écolier impatient. Un mètre quatre-vingts environ, dégingandé, mince, il avait « les épaules légèrement arrondies de quelqu’un qui a passé sa vie courbé sur un bureau ». Il se hâtait, d’un pas décidé mais à l’aveuglette, comme si on l’appelait. Ses vêtements étaient classiques, sombres, sans rapport avec la tenue type du touriste des Chutes. Une chemise élégante en coton blanc, col ouvert, un manteau noir déboutonné et un pantalon à la fermeture Éclair coincée, « comme si le malheureux les avait enfilés à toute vitesse, dans le noir ». Des chaussures habillées elles aussi, en cuir noir verni, « le genre qu’on porte à un mariage ou à un enterrement ». Ses chevilles luisaient, blanches et cireuses, sans chaussettes.

Pas de chaussettes ! Avec des chaussures chic comme ça. C’était un signe.

Le gardien le héla ; l’homme l’ignora. Il n’était pas seulement aveugle, mais sourd. Il n’entendait pas, en tout cas. On voyait qu’il avait l’esprit fixé sur une idée, telle une bombe programmée pour exploser : il fallait qu’il arrive quelque part, et vite.

D’une voix plus forte, le gardien cria : « Hé ! monsieur, c’est cinquante cents le billet », mais cette fois encore l’homme ne parut pas entendre. Dans l’arrogance de son désespoir, il ne sembla même pas remarquer le poste de péage. Il courait presque maintenant, sans beaucoup de grâce, et il tanguait, comme si le pont suspendu s’inclinait sous ses pieds. Le pont était à un mètre cinquante des rapides, et son tablier de planches était mouillé, traître ; l’homme s’agrippait au garde-fou pour conserver l’équilibre et avancer tant bien que mal. Les semelles lisses de ses souliers dérapaient. Il n’avait pas l’habitude de l’exercice physique. Ses lunettes rondes glissaient et seraient tombées s’il ne les avait repoussées contre l’arête de son nez. Ses cheveux brun terne, clairsemés sur le sommet cireux de son crâne, voletaient autour de son visage en vrilles pâles et humides.

À ce moment-là, le gardien s’était décidé à quitter sa guérite pour suivre l’inconnu. En criant : « Monsieur ! Hé, monsieur ! Attendez, monsieur ! » Il avait déjà vécu des suicides par le passé. Plus souvent qu’il ne souhaitait se le rappeler. Il avait trente ans de service dans le tourisme des Chutes. À plus de soixante ans, il n’avait pas la force de rattraper le jeune homme. Il implorait : « Monsieur ! Non ! Bon Dieu, je vous en supplie : non ! »

De sa guérite, il aurait dû composer le numéro d’urgence. À présent il était trop tard pour rebrousser chemin.

Une fois sur l’île, le jeune homme ne s’arrêta pas près du garde-fou pour regarder la rive canadienne, de l’autre côté du fleuve ; il ne s’arrêta pas pour contempler les eaux furieuses, tumultueuses, comme l’aurait fait n’importe quel touriste normal ; il ne s’arrêta même pas pour essuyer son visage ruisselant ni écarter de ses yeux ses cheveux en bataille. Sous le charme des Chutes. Aucun mortel ne pouvait l’arrêter.

Mais il faut bien intervenir, ou essayer. Impossible de laisser un homme – ou une femme – commettre un suicide, le péché impardonnable, sous vos yeux écarquillés.

À bout de souffle, au bord de l’étourdissement, le gardien courut, boitant, criant, après l’inconnu qui se dirigeait sans hésitation vers la pointe sud de la petite île, Terrapin Point, à la verticale des Horseshoe Falls. L’endroit le plus dangereux de Goat Island, en même temps que le plus beau et le plus envoûtant. Là, les rapides sont pris de frénésie. Une eau blanche bouillonnante, écumeuse, fuse à cinq mètres dans les airs. Aucune visibilité, ou presque. Un chaos de cauchemar. Les Horseshoe Falls sont une gigantesque cataracte de huit cents mètres de long, trois mille tonnes d’eau se précipitent chaque seconde dans les gorges. L’air gronde, vibre. Le sol tremble sous vos pieds. Comme si la terre même commençait à se fendre, à se désintégrer, jusqu’à son centre en fusion. Comme si le temps avait cessé d’être. Qu’il ait explosé. Comme si vous vous étiez approché trop près du cœur furieux, battant, rayonnant, de toute existence. Là, vos veines, vos artères, la précision et la perfection minutieuses de vos nerfs se désintégreront en un instant. Votre cerveau, dans lequel vous résidez, ce réceptacle unique de votre moi, sera martelé jusqu’à être réduit à ses composants chimiques : cellules grises, molécules, atomes. Toute ombre et tout écho de souvenir abolis.

C’est peut-être cela, la promesse des Chutes ? Le secret ?

Comme si nous en avions assez de nous-mêmes. L’humanité. L’issue est là, seuls quelques-uns le pressentent.

À trente mètres du jeune homme, le gardien le vit poser un pied sur le barreau inférieur du garde-fou. Un pied hésitant, sur le fer forgé glissant. Mais ses mains agrippaient le barreau supérieur, poings serrés.

« Non ! Monsieur ! Bon Dieu… »

Les Chutes noyèrent les paroles du gardien. Les lui renvoyèrent au visage comme un crachat froid.

Près de tomber, lui aussi. Ce serait son dernier été à Goat Island. Le cœur douloureux, peinant à envoyer de l’oxygène à son cerveau stupéfié. Et les poumons douloureux, à cause des embruns irritants du fleuve mais aussi de l’étrange odeur métallique de l’air dans la ville industrielle, à l’est et au nord des Chutes, où le gardien avait vécu toute sa vie. On s’use. On voit trop de choses. Chaque respiration fait mal.

Le gardien jurerait ensuite qu’il avait vu le jeune homme faire un geste d’adieu juste avant de sauter : un salut moqueur, plein de défi, celui que pourrait adresser un écolier impertinent à un aîné, par provocation ; mais un adieu sincère aussi, comme on saluerait un inconnu, un témoin à qui on ne veut pas de mal, que l’on souhaite absoudre du sentiment de culpabilité qu’il pourrait éprouver à vous laisser mourir, alors qu’il aurait pu vous sauver.

Et l’instant d’après, le jeune homme, qui monopolisait l’attention exclusive du gardien, avait purement et simplement… disparu.

Le temps d’un battement de cœur, disparu. Dans les Horseshoe Falls.

 

Pas le premier pauvre bougre que j’aie vu, mais, Dieu merci, ce sera le dernier.

 

Lorsque le gardien accablé retourna à sa guérite pour appeler les services d’urgence du comté de Niagara, il était 6 h 26, une heure environ après l’aube.