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Ils se marièrent, avec amour et précipitation.

Dans les chuchotements, les murmures, les accusations. Les larmoiements désapprobateurs. Comment peux-tu ? À quoi penses-tu ? Seulement à toi ? Si vite après la mort de Gilbert ? Tu n’as donc pas de pudeur ?

Une courte cérémonie civile, pas de mariage à l’église. Et pas dans la ville natale de la mariée, Troy, mais à Niagara Falls. Une mariage dans l’intimité à la mairie, et aucun parent invité. Quelle honte !

Le cœur d’Ariah battait à tout rompre. Du diable si elle pleurerait.

Elle était décidée à ne plus jamais pleurer, elle était trop heureuse.

Avec dignité, elle expliqua : « La honte, en effet, ça existe. Elle couvre le monde comme un tas d’ordures pourrissantes. Les camps de concentration ? Vous vous rappelez les camps de concentration nazis ? Les cadavres empilés comme du bois de chauffage. Les “survivants” réduits à l’état de squelettes. Vous avez vu les mêmes photographies que moi dans Life. Vous avez vécu la même histoire que moi. Cela, c’est honteux. Et plus que honteux. Mais Dirk Burnaby et moi n’avons pas part à cette honte, vous voyez. Nous nous aimons et nous ne voyons aucune raison de feindre le contraire. Et surtout, nous ne voyons aucune raison de prétendre que notre conduite privée regarde quelqu’un d’autre que nous. »

C’était une petit discours brillant, prononcé presque impeccablement. Un léger tremblement de sa lèvre inférieure trahissait une certaine émotion.

Mme Littrell tomba malade. Le révérend Littrell, furieux comme le Christ chassant les marchands du Temple, interdit à sa fille de jamais remettre les pieds au presbytère.

 

Ils se marièrent, sans avoir à promettre Jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Ils se marièrent, et Dieu n’eut rien à voir avec leur bonheur.

 

Ils se marièrent, et peut-être la mariée était-elle enceinte.

Dans l’euphorie du premier amour, Ariah tâcha de ne pas penser aux conséquences. Dans ces premiers jours, ces premières semaines, l’amour enfiévrait son esprit. Elle était une jeune fille ivre qui dansait ! dansait ! dansait ! toute la nuit, sans se fatiguer jamais.

Je ne pouvais pas dire à mon mari : je suis peut-être enceinte. Tu n’es peut-être pas le père. Pas plus que je ne pouvais lui dire : je sais que tu me quitteras un jour. Je sais que je suis damnée. Mais, jusque-là, je compte être ton épouse aimante.

 

Ils se marièrent, et dans le mariage on s’attend à avoir des enfants. Tôt ou tard.

Mariés, c’est-à-dire accouplés. L’accouplement était la conséquence physique du mariage, et cela n’avait pas grand-chose d’abstrait.

« Il faut que je sois réaliste. »

Ainsi se gourmandait Ariah. Dans sa félicité conjugale, il lui fallait cependant ruminer certains faits qui ne disparaîtraient pas.

Entre autres : elle n’avait pas eu de « règles » depuis des semaines. (Comme elle détestait ce mot ! Son nez s’en plissait de répugnance.) Ses dernières « règles » dataient d’avant Pâques : le 15 avril. Bien avant la période désastreuse où elle avait été Mme Erskine. Ariah en était certaine, c’était l’effet de la panique et de l’appréhension qu’elle avait éprouvées à l’idée de son mariage. Elle avait maigri, elle n’avait jamais été ce que les textes médicaux qualifient de « normale ». Sa puberté (encore un mot hideux) avait été tardive, Ariah n’avait commencé à avoir des seins, des hanches, à être indisposée (ce mot hideux qu’elle détestait plus que tous) qu’à l’âge de seize ans. La dernière (ou en tout cas, l’une des dernières) de sa promotion, au lycée. Et même ensuite, elle n’avait jamais été « régulière ». (Encore un mot affreux et humiliant !) Si Mme Littrell, femme aux hanches et aux seins généreux, s’était inquiétée de l’état physique de sa fille, elle avait dû être trop gênée pour en parler. Lorsque Ariah se mit à sauter des « cycles » au lycée, Mme Littrell l’emmena chez leur médecin de famille qui marmonna, les yeux fixés sur le presse-papiers posé sur son bureau, qu’Ariah, comme « certaines filles qui sont lentes à grandir, lentes à mûrir », avait tendance à l’aménorrhée.

Aménorrhée ! Le terme le plus laid à ce jour.

Dans le cabinet du Dr Magruder, morte de honte, Ariah contemplait fixement ses mains, avec leurs taches de son, leurs ongles rongés, sur ses genoux.

Aménorrhée. Ce cas concernait presque toujours des filles trop maigres, dit le Dr Magruder avec gêne, des filles « lentes » à mûrir.

Oui, autrement dit, Ariah aurait peut-être du mal à concevoir, lorsqu’elle finirait par se marier.

 

(Ou cela signifiait peut-être, comme Ariah le supposait maintenant, qu’il serait difficile de déterminer le début d’une grossesse. À moins de se précipiter chez un médecin pour demander un test, ce qu’Ariah n’était pas près de faire.)

 

(Oh ! mon Dieu. Elle aurait eu honte de parler à Dirk Burnaby de problèmes féminins aussi vulgaires. Des « affaires de femmes ». Les Burnaby étaient un couple romantique à la Fred Astaire et Ginger Rogers. Lorsque l’un d’eux entrait dans la pièce où l’autre l’attendait, une musique dansante se mettait à jouer.)

 

Ils se marièrent, et devinrent donc mari, femme.

Ces rôles les attendaient au 7, Luna Park comme les robes de chambre à leurs initiales dans lesquelles ils se glissèrent avec bonheur. Et reconnaissance.

Dirk dit, impressionné : « Je n’imagine pas quelle vie j’ai menée avant toi, Ariah. Elle devait être bien superficielle… Une vie sans oxygène. »

Ariah essuya les larmes qui lui venaient aux yeux mais ne sut que répondre. Elle se rappelait parfaitement sa vie avant Dirk, sa vie bien rangée, affairée et circonscrite de fille de pasteur, comme un tablier noué serré autour de son corps. Elle avait eu sa musique, bien sûr. Ses élèves. Ses parents, sa famille. Et cependant, en pensant à cette vie, elle sentait sa gorge se contracter ; elle se sentait près d’étouffer. Pas d’oxygène !

Elle courut vers son mari (elle était pieds nus, ils s’habillaient dans leur chambre à coucher, un matin d’août moite et brumeux) et pressa son petit corps nerveux entre ses bras étonnés, lui enlaça la taille.

Le cœur de cet homme, de la taille d’un poing, battant contre son oreille comme un métronome.

 

Dirk. Chéri, je crois que je suis… il se pourrait que je sois… cette sensation que j’éprouve quelquefois, je suis peut-être… enceinte ?

Mais non. Ariah ne pouvait parler de sa crainte et risquer de voir apparaître une expression alarmée sur le visage de son mari. Pas encore.

 

Ils se marièrent, et le restant de leur vie serait une lune de miel. Ils en étaient sûrs !

 

Ils se marièrent, et Dirk Burnaby offrit à son épouse rousse le présent le plus exquis qu’elle eût jamais reçu : un Steinway d’appartement en bois de cerisier. Il avait allumé des bougies dans la salle de séjour, et de petites flammes dansaient sur le bois poli.

« Mais pourquoi ? Qu’ai-je fait pour le mériter ? »

La réaction d’Ariah prit son mari au dépourvu : elle paraissait si effrayée.

C’était un cadeau d’anniversaire, expliqua-t-il. Trois mois jour pour jour qu’« ils s’étaient vus pour la première fois ».

Trois mois. Ariah ne calculerait pas ce que cela pouvait signifier.

Trois mois. Non, elle n’y penserait pas.

Elle se sentait faible, étourdie, elle avait le tournis. Mais c’était sans doute le chianti.

Et cette sensation de chaleur, cette douceur de miel dans le bas-ventre. Le chianti.

Ariah embrassa son mari, l’étreignit si fort qu’il rit. « Holà ! » Il l’écarta avec douceur. Il voulait qu’elle joue pour lui, dit-il. Elle n’avait pas joué une seule note depuis ce jour où il était allé à Troy la faire sienne.

Ariah s’assit donc au piano et joua pour son mari. Buvant un peu de vin entre les morceaux, dans un verre en cristal étincelant. Jamais elle n’avait touché un plus bel instrument que ce piano, sans parler d’en jouer. Des larmes lui montèrent aux yeux et roulèrent sur ses joues. Écoutée avec gravité par Dirk, dont la grosse tête, inclinée, battait la mesure, Ariah le régala d’un concert des morceaux préférés de sa jeunesse. Un menuet de Mozart, des valses et des mazurkas de Chopin, « Traümerei » de Schumann, « Clair de lune » de Debussy. À la fin de chaque morceau, Dirk applaudissait à tout rompre. Il était profondément et sincèrement ému. Il croyait vraiment que sa femme était une pianiste de talent, et pas seulement une amateur modérément douée de Troy, État de New York. Il allait souvent assister à des concerts au Kleinhan’s Music Hall de Buffalo, dit-il. Il avait entendu des artistes jouer à Carnegie Hall, à Manhattan. Il était allé au Metropolitan Opera où il avait vu des productions spectaculaires de Carmen et de La Traviata. Son père, le défunt Virgil Burnaby, qu’Ariah ne connaîtrait jamais, possédait des disques de Caruso que Dirk avait souvent écoutés dans son enfance. Caruso dans Le Barbier de Séville, Le Vaisseau fantôme. Caruso dans Otello.

Ariah ne voyait pas très bien comment sa technique soignée, sérieuse, les avait conduits au grand Caruso, mais le rapprochement était flatteur.

Il m’aime. Il croirait n’importe quoi.

Une vérité étrange et précieuse. Comme d’ouvrir la main et d’y découvrir un œuf de rouge-gorge, minuscule et tacheté.

 

Ils se marièrent. Soudainement et sans excuse. Sans avertissement. Sans se préoccuper de ce qui se fait. Ou ne se fait pas. « Au moins, nous ne nous sommes pas enfuis ensemble », dit Ariah.

Dirk, avec une feinte contrariété, jeta le journal qu’il était en train de lire.

« Bon Dieu, Ariah, pourquoi n’y as-tu pas pensé au moment voulu ? »

 

Ils se marièrent, et quelques semaines plus tard arriva au 7, Luna Park une lettre manuscrite adressée à Mme Ariah Burnaby par Mme Edna Erskine. Le timbre de trois cents était collé à l’envers sur l’enveloppe.

« La mère de Gilbert. Oh mon Dieu. Elle veut savoir. Si je suis enceinte. Non, ce n’est pas possible ! »

Lâchement Ariah jeta la lettre sans l’ouvrir.

 

Ils se marièrent, et la femme qui était la belle-mère d’Ariah, Claudine Burnaby, fit savoir par l’entremise des sœurs de Dirk, Clarice et Sylvia, qu’elle « envisageait sérieusement de déshériter » son fils renégat.

 

Ils se marièrent, et habitèrent le 7, Luna Park, la maison de Dirk Burnaby, où il apparut peu à peu à Ariah que d’autres femmes lui avaient rendu visite de temps à autre, sans toutefois y demeurer. Elle le sut parce que des voisines se chargèrent de le lui apprendre. Mme Cotten qui habitait la maison voisine, Mme Mackay qui habitait de l’autre côté du parc. Des femmes très glamour, parfois ! Des girls, manifestement. Les sœurs aînées de Dirk qu’Ariah n’avait rencontrées que deux fois s’étaient chargées de l’informer. Nous n’aurions jamais pensé que Dirk craquerait et se marierait un jour. Notre petit frère a toujours été un enfant gâté immature.

« “Clarice et Sylvia”, disait Dirk, comme s’il lisait des noms gravés dans la pierre. Deux des trois Parques. Et Claudine est la troisième. »

De temps à autre pendant leurs premières semaines à Luna Park, lorsque le téléphone sonnait et qu’Ariah décrochait, un silence réprobateur lui répondait à l’autre bout de la ligne. « Vous êtes chez les Burnaby, allô ? » (Car Ariah se sentait peut-être un peu seule dans cette nouvelle maison. Dans cette ville au bord des gorges du Niagara où la Veuve blanche avait un jour captivé l’imagination du public mais où Ariah Burnaby était inconnue.) « Je sais que vous êtes là. Je vous entends respirer. Qui êtes-vous ? » La main d’Ariah tremblait sur le combiné. Non, elle n’était pas effrayée : elle était contrariée. C’était sa maison, et ce numéro de téléphone était tout autant le sien que celui de son mari. Elle devinait une respiration féminine à l’autre bout de la ligne. « Si c’est à Dirk Burnaby que vous voulez parler, je crains qu’il ne soit absent. » Ariah avait envie, mais se retenait, d’ajouter Il est marié maintenant. Je suis sa femme.

Ses appels se produisaient parfois lorsque Dirk était là. Ariah était résolue à ne pas écouter. À ne pas même « entendre ». (Elle ne serait pas ce genre de femme. Elle savait que son mari avait mené une vie de célibataire avant de la rencontrer mais c’était longtemps auparavant. Des mois auparavant.) Il y avait quelqu’un d’obstiné nommé Gwen, et quelqu’un de très obstiné nommé Candy. (« Candy » : un nom de girl s’il en fût un.) Une ou deux fois, quelqu’un nommé Vi, qui se présenta à Ariah avant de demander poliment à parler à « votre mari, l’avocat ». Une lettre parfumée, couleur lavande, postée à Buffalo, arriva pour M. Dirk Burnaby, envoyée par une personne de sexe manifestement féminin dont les initiales étaient H.T., mais Ariah ne vit pas son mari l’ouvrir. (Si, d’ailleurs, il l’ouvrit. Peut-être, par respect pour Ariah, l’avait-il jetée.) Lorsque le téléphone se mit à sonner obstinément de bon matin et que, tiré de son sommeil, grincheux, Dirk répondit : « Allô, allô ? » et « Si c’est qui je pense, arrête, je t’en prie, ce n’est pas une conduite digne de toi », il fut enfin temps pour Dirk Burnaby de changer de numéro et de faire mettre le nouveau sur liste rouge.

Les appels mystérieux cessèrent brutalement. Et plus de lettres parfumées.

Assise devant le Steinway, frôlant ses touches d’ivoire parfaites, Ariah relevait la tête en entendant, ou en imaginant entendre, la sonnerie du téléphone. Mais non.