Pas amoureux de Nina Olshaker. Et pourtant.
Instinctivement Ariah évitait son contact. Son haleine. Son cerveau surchauffé rongé de culpabilité. Comme on fuirait une odeur subtilement toxique. Une aura radioactive invisible mais palpable. Dirk ne parlait pas à Ariah de Love Canal parce qu’il savait qu’elle ne voulait rien savoir de sa vie la plus profonde, dont elle et leurs enfants étaient exclus. Elle était devenue une mère farouchement protectrice. Son instinct était infaillible, toujours en alerte. N’avait-elle pas remarqué – si, forcément ! – que Dirk travaillait plus tard le soir et souvent le dimanche, qu’il avait perdu beaucoup de son exubérance et de son appétit. Il fumait davantage. Il dormait moins. Chez lui, il était enfermé dans son bureau et au téléphone longtemps après que les enfants et Ariah s’étaient couchés. Plus étonnant encore, il avait laissé tomber ses soirées de poker, une tradition datant de 1931. Depuis son mariage, il en avait réduit le nombre à une par mois environ. Mais, à présent, il semblait y avoir entièrement renoncé. Juliet et Royall absorbaient Ariah au point qu’elle semblait à peine faire attention à son mari, sinon pour murmurer, avec son petit sourire blessé : « Eh bien ! Nous sommes honorés que vous soyez revenu passer quelques heures à Luna Park, monsieur Burnaby. » Elle plaisantait avec les enfants en sa présence : « Vous connaissez celle de l’avocat hors de prix et de son client. Le client téléphone et, quand l’avocat répond, le client dit : “Bonjour ! Comment allez-vous ?” et l’avocat dit : “Cinquante dollars.” » Ariah riait de bon cœur, un signal adressé aux enfants, qui riaient invariablement. Juliet, tout bébé, agitait ses petits poings dodus. Ha, ha, ha ! Dirk riait, lui aussi.
Comme tous les avocats, il aimait les blagues sur les avocats. Plus elles étaient injustes, plus elles étaient drôles.
Certains soirs, avec son regard pénétrant, Ariah devait remarquer les cernes de fatigue sous les yeux souriants de Dirk, et elle devait remarquer que son haleine sentait le whisky. Mais elle ne lui demandait jamais où il avait été, ni avec qui. S’il avait passé ces longues heures dans son bureau à travailler. À boire seul.
Ariah avait apparemment peu d’amis et aucune amie intime. Elle n’était donc pas au courant des rumeurs. Dirk Burnaby, disait-on, négligeait ou tardait à s’occuper de ses clients payants ; plusieurs l’avaient quitté, lassés, et d’autres s’apprêtaient à les imiter. Non seulement Dirk Burnaby ne prenait pas de clients payants, mais c’était maintenant lui qui payait, les frais d’une affaire unique et difficile qui s’avérait exiger bien plus de travail qu’il ne l’avait prévu en juillet. Mais Ariah n’y faisait pas attention, dans son monde accaparant et réconfortant, étroitement circonscrit aux enfants, à la maison et aux leçons de piano.
Parfois, la nuit, ils s’enlaçaient. Ariah se pressait comme un singe espiègle dans les bras musclés de son mari, et tous deux étaient silencieux, étrangement satisfaits, au bord du sommeil comme d’un abîme profond. Une habitude ancienne, cette étreinte. Ariah glissait dans le sommeil tandis que Dirk, sa vieille insomnie aigre déferlant de nouveau sur lui comme des vagues dépossédées, se retrouvait en train de penser à… qui cela ? La Femme en noir ?
C’était ridicule d’avoir pensé à Nina Olshaker en ces termes. Nous diabolisons vite ce que nous ne connaissons pas, et qui nous fait peur.
Dirk se rappelait avec honte qu’il avait été bien près de rejeter Nina, comme l’avaient fait tous les autres avocats de la ville.
Qu’il avait été bien près de la perdre.
« Je n’échouerai pas. Je ne peux pas. »
Endormie dans les bras de Dirk, Ariah entendait ce murmure et frétillait de plaisir comme une enfant.
« Mmm, chéri. Moi aussi, je t’aime. »
Le jour, Ariah évitait de répondre au téléphone. Elle triait les lettres en piles bien nettes sur la table du vestibule, mais tardait souvent à ouvrir son propre courrier, pourtant rare. (Une lettre de sa mère, par exemple. Le révérend Littrell était mort subitement d’une attaque, à l’automne, et Mme Littrell, qui se sentait seule et inutile à Troy, insinuait qu’elle aimerait vraiment beaucoup venir vivre à Luna Park – « Pour t’aider avec les enfants » – mais Ariah n’était pas encourageante.) Elle ne regardait jamais les informations télévisées ni ne lisait les premières pages des journaux où risquaient de figurer des nouvelles « perturbantes ». Tout de suite, elle passait aux articles de fond, aux pages féminines ou culturelles, aux bandes dessinées. Elle, Royall et Juliet aimaient beaucoup les bandes dessinées : les Katzenjammer Kids, Li’l Abner et Donald Duck étaient leurs préférés. Si elle avait lu certaines pages de la Gazette ou du Buffalo Evening News, elle aurait découvert des articles, des interviews et même des éditoriaux sur l’affaire controversée de la plainte en justice déposée par les propriétaires de Colvin Heights, et elle aurait découvert le nom de Dirk Burnaby. Mais elle ne le faisait et ne le ferait pas. Parfois, en tournant très vite les pages du journal, Ariah fermait les yeux et se mordait la lèvre. Non, non ! Les nouvelles régionales ne la tentaient pas davantage que celles d’un terrible tremblement de terre au Mexique, d’un accident d’avion de la compagnie American Airlines dans la baie de la Jamaïque, d’un incendie qui avait tué onze enfants dans un immeuble des quartiers pauvres de Buffalo, d’une invasion clandestine de Cuba par des réfugiés cubains armés par les États-Unis (« La baie des Cochons ? s’étonnerait innocemment Ariah pendant des années. Ils n’auraient pas pu lui donner un autre nom ? »), de l’insurrection, de la guerre civile ou de l’invasion – quel que fût le nom approprié – qui s’aggravait à l’autre bout de la terre en… comment s’appelait ce pays, déjà ? Un endroit asiatique, aussi éloigné que la lune.
Mais il y avait Chandler, l’infatigable Chandler, lecteur appliqué de journaux. Si prompt à repérer le nom de « Burnaby » dans les colonnes imprimées. « Papa ? C’est de toi qu’on parle dans le journal, hein ? » Sa voix vibrait d’excitation.
Dirk se raidit. « Burnaby » n’avait pas invariablement bonne presse à Niagara Falls depuis quelque temps.
LES PROPRIÉTAIRES DE COLVIN HEIGHTS
CONTRE LA VILLE ET SWANN CHEMICALS
accusés d’« indifférence coupable »
« Oui, Chandler.
– Ce “Love Canal”, ce n’est pas un vrai canal, n’est-ce pas ?
– Non, cela n’en a jamais été un.
– Il est loin de chez nous ?
– À une quinzaine de kilomètres. Par là, ajouta Dirk, le doigt pointé.
– Quinze kilomètres, c’est près ? »
Chandler fronçait les sourcils, le front plissé. On voyait à quel point il lui était nécessaire de savoir, au-delà de l’énoncé des faits, ce que les faits voulaient dire.
« Trop près, à mon avis. Mais pas dangereusement près, non. »
Dirk sourit pour rassurer Chandler. Quoique son sourire fût moins assuré que le sourire Burnaby d’antan.
Chandler dit, en baissant timidement la tête : « Papa ? Est-ce que je pourrais… t’aider ?
– M’aider ? Comment ?
– Je ne sais pas, moi. Comme “assistant”.
– Non, Chandler, répondit Dirk en riant. Tu es un peu trop jeune. Et pas tout à fait formé. Mais merci de me l’avoir proposé, c’est gentil. »
Dirk était touché. À onze ans, Chandler était un garçon sombre, à l’air perplexe, qui faisait précocement responsable et adulte. Ses yeux myopes avaient la teinte troublante de la brume et semblaient voir flou, même avec ses nouvelles lunettes. En classe de quatrième, ses notes étaient excellentes (Dirk le savait par Ariah), mais il n’avait pas beaucoup d’amis et n’était pas entièrement à son aise à l’école. Il avait un sourire prompt, timide, hésitant. Il semblait toujours demander à ses parents Vous m’aimez ? Vous savez qui je suis ? Ariah accordait tellement plus d’attention aux deux plus jeunes, Royall et Juliet, que Chandler avait tendance à être négligé. Dirk, qui passait si peu de temps seul avec lui, eut soudain envie de le toucher, de le prendre dans ses bras ; envie de le rassurer Mais oui bien sûr que ton papa t’aime. Il avait si peur de se mettre à ressembler à son propre père…
D’une voix plus basse, Chandler dit : « Ne t’inquiète pas, papa. Je n’en parlerai pas à maman. Je ne lui parle jamais de ce que je lis sur toi dans les journaux. »
L’audience préliminaire de l’affaire de Love Canal devait avoir lieu mi-février dans le tribunal de district du comté du Niagara. Mais elle fut reportée de plusieurs semaines à la demande de la défense, puis reportée une seconde fois à la fin avril. Le Service de la santé publique du comté du Niagara mettait à jour ses conclusions pour la défense. L’avocat des plaignants exprima son mécontentement devant ces atermoiements inadmissibles bien qu’il en éprouvât secrètement un grand soulagement. La requête écrite par Dirk était la plus longue et la plus documentée de sa carrière, et cependant (il le reconnaissait) elle aurait pu être plus longue, plus solidement documentée.
« Oh ! monsieur Burnaby ! Pourquoi les gens sont-ils aussi mauvais ? »
Nina Olshaker faisait si jeune ! Elle essuyait des larmes de chagrin et d’indignation. Sa question était légitime. Dirk Burnaby, dont la profession lucrative reposait sur les mots, fut incapable de trouver quoi lui répondre.
Bon, il y avait l’Holocauste. Il avait découvert certains faits sur la nature humaine à la lumière de ce qu’il savait de l’Holocauste, et il était certain de ne pas savoir tout ce qu’il y avait à savoir sur le sujet. Le rôle des scientifiques, des médecins, des infirmières, des administratifs obligeants, voire des enseignants et (surtout) des juristes. Des leaders messianiques, des mystiques. On ne pouvait même pas dire que certains de ces individus étaient égoïstes, car l’« ego » ne semblait pas vraiment le problème. On ne pouvait pas dire que les nazis étaient fous, car les documents montraient qu’ils étaient en pleine possession calculatrice de leurs moyens. Au service de la folie, et pourtant sains d’esprit. Devant un tribunal, sains d’esprit de façon démontrable. Les brutes grossières et cruelles, les sadiques, les assassins et les bourreaux nés, on pouvait comprendre, mais pas ces autres. Comment comprendre ces autres !
Mes pairs dans certains cas. Oh ! évidemment.
Prenons les essais atomiques au Nevada. Avant et après Hiroshima, Nagasaki. Les années 50 avaient été la décennie des essais nucléaires (secrets). On voulait être patriote. On éprouvait le besoin d’être patriote, c’était la conséquence glorieuse d’une guerre juste. Une guerre qui (tout le monde en convenait) devait être faite, ne pouvait pas ne pas être faite, et qui l’avait été, et avait été gagnée. Et lui, Dirk Burnaby, avait contribué à cette victoire. Et ne souhaitait donc pas en savoir trop sur ce gouvernement pour lequel il avait combattu. Il n’était jamais bon pour un patriote d’en savoir trop. De savoir par exemple, ainsi que Dirk l’avait appris d’un journaliste du Buffalo Evening News qui n’avait pu publier ses informations, qu’en 1952 et 1953, au Nevada, sur le site d’essais nucléaires de Nellis, certains soldats avaient reçu des équipements de protection et d’autres pas. On les avait filmés en train d’« assister » aux explosions à des distances diverses. Des véhicules de l’armée de l’air avaient conduit certains soldats, avec et sans équipement de protection, dans la zone de l’épicentre, aussitôt après des explosions de la bombe A ; d’autres avaient été placés à des distances calibrées. À partir de quand était-on « en sécurité » ? Jusqu’où était-on « en danger » ? Scientifiques et politiques tenaient à le savoir.
Mes pairs dirigeaient ces opérations. Des officiers de haut rang, des scientifiques privilégiés et bien payés. Dirk savait.
Pourquoi alors cet étonnement devant l’affaire de Love Canal ? Pourquoi cette naïveté, malvenue chez un homme intelligent et expérimenté de quarante-cinq ans ?
Il partageait pourtant la consternation, l’écœurement de Nina Olshaker. Il essayait, essayait sacrément dur, jamais Ariah n’aurait pu se douter à quel point, de se détacher de cette « affaire ». De ne pas se laisser emporter par ses sentiments. Il était l’avocat de Nina Olshaker, pas son protecteur. Il ne serait pas son amant.
Jamais. Cela n’arrivera pas. Ce serait de la folie.
Cette femme remarquable, différente de toutes celles qu’il avait connues. Bien que souffrant de migraines, de toux et d’infections chroniques, d’un début d’asthme et de « nerfs fragiles », Nina sortait quotidiennement rendre visite aux habitants de Colvin Heights. Sans beaucoup d’aide, elle avait organisé l’Association des propriétaires de Colvin Heights, qui regroupait environ soixante-dix personnes sur les trois cent cinquante qu’elle aurait pu compter. Nina était infatigable, ou le paraissait. Elle était énergique, optimiste, dévouée à sa cause. Si elle était écœurée par ce qu’elle découvrait, elle essayait de ne pas se laisser démoraliser. Au contact de Dirk, elle commençait à apprendre l’habileté. Ou la ruse. Il lui avait ainsi fourni un magnétophone pour qu’elle enregistre ses entretiens avec ses voisins, au lieu de prendre des notes d’écolière qui pourraient être récusées plus tard par un tribunal. Aidée par un assistant juridique employé par Dirk, elle établissait une liste des cas de maladies, d’affections chroniques et de morts relevées dans le lotissement de Colvin Heights depuis 1955. Elle interrogeait les parents d’enfants qui fréquentaient l’école de la 99e Rue, et elle essayait d’interroger les professeurs. Le directeur lui avait interdit de « mettre les pieds dans l’enceinte de l’école ». Il arrivait que des portes lui soient fermées au nez. On l’accusait d’être une « fauteuse de troubles », une « agitatrice », une « rouge ». Son association et elle « faisaient chuter le prix des propriétés », leur « faisaient une publicité négative ». Son avocat et elle cherchaient à « réussir un beau coup », à « s’en mettre plein les poches ». Nina disait à Dirk : « Certains des gens qui refusent de me parler sont dans un état pitoyable. Ils toussent, ils ont les yeux gonflés et rouges comme ceux de Billy. Dans la 99e Rue, il y a un type qui ne doit pas avoir plus de cinquante ans et qui tremble de partout comme s’il avait respiré des gaz neurotoxiques. Il y en a qui marchent avec des béquilles. D’autres qui sont en fauteuil roulant ! Un type qui travaille chez Dow respire avec un masque à oxygène. Emphysème. “À cause du tabac”, a dit le médecin. »
Mais Nina Olshaker amassait des données, sur une partie du territoire que le Service de la santé publique du comté prétendait avoir couvert quelques années auparavant. Ces données étaient accablantes, de l’avis de Dirk. N’importe quel juge impartial et, surtout, n’importe quelle sélection type de jurés, seraient impressionnés. Nina se concentrait sur le secteur allant de la 108e Rue à la 89e. De Colvin Boulevard à Veterans’ Road. On y trouvait d’étranges bouquets de maladies dans les rues qui coupaient Love Canal (caché, enfoui), et la fréquence de ces maladies était nettement disproportionnée par rapport au nombre de cas observés ailleurs dans la ville, et dans la population des États-Unis en général. Fausses couches, décès et difformités à la naissance. Désordres neurologiques, attaques d’apoplexie. Problèmes cardiaques et respiratoires. Emphysème. Problèmes de foie, de reins, de vésicule biliaire. Et encore des fausses couches. Des cancers ! Des cancers de tous les types. Une surabondance de cancers. Poumons, côlon, cerveau, seins, ovaires, col de l’utérus, prostate, pancréas. (Le cancer du pancréas était rare, mais pas à Colvin Heights.) Leucémie. Leucémie infantile. (Sept fois plus fréquente que la moyenne.) Tension artérielle, hypotension pathologique. Néphrose, néphrite. (Des maladies extrêmement rares chez les enfants, mais pas à Colvin Heights.)
Et des fausses couches.
Nina disait : « Je me sens moins seule, maintenant, avec tout ce que j’apprends. J’ai plutôt l’impression d’avoir le droit d’être en colère. »
Un autre jour, elle dit : « Je sais ce que je fais, monsieur Burnaby. Tout ça. » Son ton était agressif, elle fixait sur lui un de ses regards sombres, intenses, dont on avait l’impression qu’il devait lui faire mal aux yeux.
« “Ce que vous faites”… que voulez-vous dire, Nina ?
– Ça a un rapport avec Sophia. Je pleure ma petite fille, je crois. C’est pour ça que j’ai du mal à arrêter, à rentrer à la maison. Même si je suis fatiguée. Sam dit que je deviens barge avec cette histoire et que j’empire les choses, mais si je n’ai pas la tête occupée par ça, essayer de raisonner les gens, essayer de leur faire comprendre que c’est pour leur bien, je me remets à penser à elle, vous comprenez ? À Sophia. Et ça ne peut pas lui faire de bien, et à Billy et Alice non plus. »
En janvier, Billy était devenu si allergique à l’école de la 99e Rue, nauséeux, les yeux larmoyants et gonflés, sujet à des crises d’asthme, que Nina refusa de l’y envoyer plus longtemps, « contrevenant » ainsi aux lois de l’État. Elle fut citée à comparaître, menacée d’arrestation. « Ils ne peuvent pas me forcer, monsieur, si ? Cet endroit rend Billy malade. Je m’en rends compte chaque fois que nous allons là-bas. Vous croyez qu’ils vont me mettre en prison ? Qu’est-ce que je peux faire ? » Dirk passa lui aussi quelques coups de téléphone menaçants et régla le problème. Il loua un bungalow à Mt. Lucas, au nord-ouest de Niagara Falls, une petite ville entre banlieue et campagne, où Nina pouvait séjourner avec ses enfants lorsqu’elle voulait échapper à Colvin Heights. (Sam restait dans leur maison de la 93e Rue, située à dix minutes de l’usine Parish Plastics. Sam estimait qu’en partir revenait à « capituler ».)
Mais Nina était coriace, Nina persévérait. Dirk était en admiration devant sa ténacité. Il était habitué à des clients qui ne levaient pas le petit doigt pour avancer leur affaire, qui se contentaient de le payer. Il était habitué à des clients qui ne se battaient pas pour leur vie. Il se demanda un moment s’il ne devrait pas proposer aux Olshaker de racheter leur maison, de rembourser leur crédit et de les aider à en acquérir une autre, ailleurs à Niagara Falls. Mais il savait que Sam n’accepterait pas cet acte de charité, Sam avait sa fierté, déjà menacée par la présence de Dirk Burnaby dans la vie de Nina. Et la fierté avait sa raison d’être.
À moins que je veuille que Nina quitte son mari. Temporairement !
Des scandales que découvrait Nina, celui qui la bouleversa le plus fut le récit d’une femme au foyer habitant la 99e Rue, derrière l’école. Elle raconta le « nettoyage d’urgence » opéré dans la cour de récréation au printemps 1957 quand, après des pluies torrentielles, une boue noire fétide avait recouvert une grande partie de l’asphalte. Un matin, cette femme avait vu un véhicule de la ville s’arrêter, et une équipe de travailleurs en descendre, vêtus comme des cosmonautes : casques, bottes, gants ; il y en avait même qui portaient des masques à gaz. Des masques à gaz ! Malgré cela, quelques jours plus tard, l’école rouvrait et les enfants jouaient de nouveau dans la cour. La voix tremblante, Nina dit : « C’est là que vont nos enfants ! Dans cette école ! C’est là que nous vivons ! Et ces adultes, qui travaillent pour la ville, avaient peur de respirer notre air ! Mais tout le monde nous ment. Le maire nierait cette opération. Le Service de la santé. Ils disent que tout est parfait ici, que c’est notre faute si nous sommes malades, parce que “nous fumons trop, nous buvons trop”. Voilà ce qu’ils disent. Ils se contrefichent que nos enfants vivent ou meurent, ils se contrefichent de nous, monsieur Burnaby, pourquoi les gens sont-ils aussi mauvais ? » À bout de tension, la jeune femme se mit à sangloter, et à tousser. Dirk la prit dans ses bras, avec une certaine raideur. Il éprouvait pour elle une émotion indéfinie, pas du désir, ou pas seulement, mais de la sympathie, une peur animale partagée de ne pas être assez fort, d’être vaincu par l’ennemi. Si l’ennemi était mauvais, il les vaincrait.
Ils étaient dans la maison de Mt. Lucas qu’il avait louée pour Nina et ses enfants. Il était onze heures du soir, les enfants étaient couchés. Dirk et Nina se trouvaient dans la cuisine brillamment éclairée où ils avaient étalé la carte de Colvin Heights sur la table. Sam travaillait à Parish Plastics. Dirk était à une trentaine de kilomètres de Luna Park et de sa propre maison, de sa famille. Il tenait Nina Olshaker dans ses bras et sentait la chaleur fiévreuse dégagée par sa peau. Une odeur un peu moisie de sueur féminine, de rage. Il sentait les battements irréguliers de son cœur. Il voulait aimer cette femme, mais il ne pouvait pas. N’osait pas. Il la tenait avec raideur, gauche comme si Dirk Burnaby n’avait jamais tenu une femme en pleurs dans ses bras, une femme autre que son épouse, qui manifestement le désirait, ou désirait qu’il la réconforte.
Sa profession reposait sur les mots, mais du diable si un seul lui venait en cet instant.
« Dirk. Bonjour. »
Ce salut glacé. La voix de Clarice grinçait à son oreille comme une lime rouillée sur la pierre.
C’était le lendemain de la crise de larmes de Nina Olshaker. Dirk pensait à elle, à la question qu’elle avait posée et se sentait aussi impuissant ce matin-là que la veille. Vais-je échouer, non, sûrement pas.
La sœur aînée de Dirk lui avait téléphoné à son bureau, en exigeant de Madelyn qu’elle lui passe « son employeur » sur-le-champ. Même s’il était déjà en ligne. Était-ce urgent, oui ça l’était.
Quand Dirk avait-il parlé à un membre de sa famille pour la dernière fois ? Il ne s’en souvenait pas. Des mois. Il avait négligé de rappeler ses sœurs (il savait que cette affaire de Love Canal les exaspérerait contre lui) et il avait négligé d’appeler Claudine, sans parler d’aller lui rendre visite.
Un jour, il se sentirait coupable, il le savait. Après la mort de Claudine. Mais pas encore tout de suite.
Après un préambule expédié où Clarice s’enquit pour la forme de la santé de Dirk et de sa famille sans écouter ses réponses polies, elle passa brutalement à l’attaque. « Cette fille avec qui tu as une liaison, cette femme, elle est mariée, elle a des enfants, c’est une Indienne tuscarora, n’est-ce pas ?… Une squaw ? Au vu et au su de tout le monde, mon frère a le culot de vivre à la colle avec une squaw ? »
Abasourdi par ce flot de paroles, par la vulgarité d’une femme qu’il avait toujours crue pudibonde, puritaine, Dirk resta un instant sans voix.
Clarice poursuivit, avec fureur : « Bon Dieu, Dirk, tu m’écoutes ? Tu es réveillé ou tu es ivre ? Es-tu en train d’essayer de détruire la famille Burnaby sur un coup de folie ? »
Ébranlé, Dirk parvint à dire : « De quoi diable parles-tu, Clarice ? “Une squaw tuscarora” ? Je ne vais pas écouter ce genre de foutaises.
– Ne raccroche pas ! Je t’interdis de raccrocher ! Il est impossible de te joindre, impossible de parler à ta femme. Vous êtes tous les deux dans votre petit monde, vous vous moquez bien de nous, vous nous faites honte, ta conduite et elle… “Ariah”… ce nom ridicule, un nom que personne n’a jamais entendu… elle et toi, quel couple parfait vous faites… l’adultère et l’épouse qui ne voit ni n’entend rien…
– Que vient faire Ariah là-dedans ? Je t’interdis de parler d’Ariah.
– Ben voyons ! “Je t’interdis de parler d’Ariah !” Et cette autre femme, “Nina” ? Tu m’interdis aussi de parler d’elle ?
– Oui. Je vais raccrocher, Clarice.
– Très bien ! Parfait ! Bousille ta vie ! Ta carrière ! Fais-toi des ennemis qui te détruiront ! Si père te voyait aujourd’hui, s’il voyait ce qu’est devenu son “fils préféré” !
– Nous en parlerons une autre fois, Clarice. Il n’y a rien entre Nina Olshaker et moi, je ne te dirai rien de plus. Au revoir.
– Ariah m’a raccroché au nez, elle aussi. Cette femme est aveugle, aussi aveugle que toi. Aussi égoïste. Mère dit d’elle que c’est un démon. Quel beau couple vous faites tous les deux ! Un couple uni en enfer.
– Tu es hystérique, Clarice. Au revoir. »
Dirk raccrocha le combiné d’une main tremblante. Il ne se rappellerait que quelques-uns des mots hurlés par sa sœur. Ariah m’a raccroché au nez, elle aussi.
« Je ne suis l’“amant” de personne, chérie. Je suis ton mari. »
Dirk essayait de s’expliquer, avec douceur. Une migraine commençait à faire rage derrière ses yeux.
Oui, il s’occupait d’une affaire civile compliquée, la plus délicate de toute sa carrière. Non, il n’avait pas de liaison avec Nina Olshaker, la principale plaignante.
Il représentait Mme Olshaker, oui. Il n’était pas l’amant de Mme Olshaker.
« Je suis son avocat. Je me suis engagé. Ce n’est pas une affaire différente des autres, sauf que… » Dirk hésita, sa voix trembla un peu. Car bien entendu cette affaire était différente de toutes celles dont il s’était occupé. « Sauf qu’elle est plus compliquée. Elle a demandé beaucoup plus de préparation. »
C’était bien trompeur de la part de Dirk Burnaby de parler de Love Canal comme si tout était presque terminé. Comme si l’énorme travail de préparation était achevé.
Ariah écoutait avec attention, les yeux baissés. Elle avait un visage de jeune fille, taillé dans un marbre pâle qui avait commencé à se craqueler finement. À l’angle des yeux fuyants, et de chaque côté de la bouche qui semblait avoir rétréci aux dimensions d’un escargot recroquevillé dans sa coquille.
Dirk poursuivit son explication qui n’était pas – car pourquoi l’aurait-elle été ? – une justification. La journée avait été longue, et plutôt déprimante, car un autre des experts pressentis par Dirk était revenu sur sa promesse de témoigner pour le plaignant et, au téléphone, Dirk avait cajolé, imploré, tonné avec indignation, à en avoir la gorge à vif ; à présent, cependant, il parvenait à parler avec mesure, avec calme. Sans manifester de culpabilité parce qu’il n’en éprouvait pas. (Vraiment ? Personne ne l’aurait cru, à le voir. Pour cette conversation nocturne avec sa femme, il était allé jusqu’à se raser et à frictionner de lotion ses joues irritées. Il avait ôté son manteau en poil de chameau. Il avait ôté sa cravate en soie. Il avait ôté ses boutons de manchette en or gravées de ses initiales et remonté les manches de sa chemise amidonnée en coton blanc, pour attester de sa franchise conjugale.) Il expliquait qu’il n’avait jamais « trompé » Ariah d’aucune façon, quoi qu’ait pu dire Clarice. Ariah lui avait donné des raisons de supposer que l’affaire de Love Canal ne l’intéressait pas, et il la comprenait. (« C’est un cauchemar. Mieux vaut que tu ne saches rien. ») Il avait des raisons de supposer, à des remarques souvent faites par Ariah, que les détails de sa vie professionnelle ne la passionnaient pas ; et dans cette affaire, qui exigeait beaucoup plus de travail que celles dont il s’était occupé jusque-là, il avait tout particulièrement veillé à l’épargner.
« Vraiment ! »
C’était murmuré d’une voix voilée qui aurait pu se vouloir charmeuse.
Ariah se conduisait très bizarrement. Comme si c’était elle, et non Dirk, qui avait été « dénoncée » par Clarice. Comme si, informée de la trahison de son mari et ne lui en ayant rien dit depuis des mois, elle était complice de son crime.
Dirk dit d’un ton embarrassé : « Ariah, ma chérie ? Tu n’es pas contrariée, n’est-ce pas ?
– “Contrariée”.
La bouche escargot remuait à peine. Le ton d’Ariah était si monocorde que sa remarque n’avait aucune signification.
« Chérie. »
Dirk lui toucha le bras, mais elle se déroba avec grâce. Comme une chatte se dérobe à la caresse de quelqu’un par qui elle ne veut pas être touchée à ce moment précis, mais qu’elle ne souhaite pas offenser parce qu’il pourrait être utile plus tard.
Pieds nus Ariah se déplaça vite. Frôlant Dirk, elle quitta la pièce sans un mot d’explication et descendit l’escalier.
La scène s’était déroulée dans leur chambre à coucher, éclairée par une unique lampe de chevet. Dirk avait parlé à voix basse. Ariah avait passé un peignoir de satin sur sa chemise de nuit dès que Dirk était entré dans la pièce obscure, s’était excusé de la réveiller et avait allumé la lumière. Il s’était excusé de nouveau, quoique Ariah eût indiqué que non, pas la peine, elle ne dormait pas. Elle l’attendait. En jouant des mazurkas de Chopin sur le bout de ses doigts, comme elle le faisait souvent dans ce lit. Les excuses étaient inutiles !
Au rez-de-chaussée, Ariah alla tout droit au bar de la salle à manger. Avec l’assurance et la vivacité de qui tord le cou d’un poulet, de qui a tordu quantité de cous de poulet, elle dévissa le bouchon de la bouteille de Black & White de Dirk et se servit à boire dans un verre à vin pris à la hâte sur une étagère.
« Ariah ! Chérie. »
Dirk resta abasourdi devant ce spectacle. Qu’Ariah eût pris un verre à vin rendait d’une certaine façon son geste plus poignant.
Ariah but, en fermant les yeux. Dirk eut l’impression de voir une flamme percer sa gorge mince, remonter dans ses narines. Ariah prit une inspiration bruyante, tremblante, mais demeura stoïque et maîtresse d’elle-même.
« Ne sois pas bouleversée, Ariah, je t’en prie. Il n’y a aucune raison, je t’assure ! »
Mais Ariah continua d’éviter son regard. Ses yeux étaient enfoncés et bridés comme si des larmes secrètes les avaient usés. Et ses taches de rousseur avaient disparu, avec sa jeunesse. D’une main mal assurée, elle leva son verre à vin et but une autre petite gorgée de scotch. Ses paupières papillotèrent et se fermèrent.
Dirk reprit : « Je ne sais pas ce que ma sœur t’a raconté, Ariah. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle t’a dit, mais ses terribles accusations ne reposent sur rien. » Dirk marqua une pause, ne sachant trop quelles accusations avaient pu proférer Clarice. Il ne voulait pas faire de bévue inutile. « Ma famille est en colère contre moi, les Burnaby mais aussi les parents du côté de ma mère. Toute l’Isle Grand. Selon eux, je “trahis ma classe”… comme Roosevelt. Ils n’ont jamais eu bonne opinion de lui ! Rien de ce que Clarice a pu te dire sur Mme Olshaker n’est vrai, Ariah. Mes relations avec elle sont purement professionnelles, je le jure. »
C’était si peu convaincant : je le jure.
L’affirmation de tous les menteurs.
« Et Nina Olshaker n’est pas une Tuscarora. Et même si elle l’était… » Sur la défensive, hésitante, sa voix s’éteignit. Qu’était-il en train de dire, au juste ?
Ariah semblait à peine l’écouter. Peut-être avait-elle préparé sa question depuis un bon moment. Doucement, elle demanda : « Une maison à Mt. Lucas ? Pourquoi ?
– Pour des raisons de santé, répondit aussitôt Dirk. Celle des enfants, surtout. Billy Olshaker, qui a neuf ans, souffre d’asthme et de réactions allergiques violentes à cause de son école, qui se trouve sur cette décharge de Love Canal que nous avons dénoncée. Et son plus jeune enfant, une petite fille, a un nombre de globules blancs insuffisant et des problèmes respiratoires. J’ai engagé des experts pour faire un rapport sur certains des produits chimiques, benzène et dioxine par exemple, qui comptent parmi les deux cents produits chimiques déversés dans Love Canal depuis 1936, et qui provoquent la leucémie chez les jeunes… »
Ariah secoua légèrement la tête comme pour chasser un fragment de rêve désagréable. « Oui, mais où est le mari ? M. Olshaker est-il à Mt. Lucas avec sa famille ?
– Parfois, le week-end. »
Dirk n’était pas sûr que ce fût vrai. Mais cela paraissait plausible.
« Sam Olshaker travaille chez Parish Plastics, dit-il. C’est à dix minutes de leur maison de Colvin Heights. S’il restait à Mt. Lucas, le trajet serait beaucoup plus long.
– Pourquoi n’as-tu pas cherché un endroit plus commode, dans ce cas ? »
Quel avocat habile Ariah aurait fait. Soumettant à un contre- interrogatoire un témoin qui ne comprend pas vraiment qu’il s’enferre. Et de cette petite voix pincée exaspérante.
Dirk dit, dérouté : « Un… endroit plus commode ? Commodément situé ? C’est que nous voulions… je voulais… un endroit à la campagne, pour éloigner Nina et ses enfants de l’air d’East Niagara Falls. » Il parlait rapidement à présent, et de façon convaincante. « East Niagara Falls est très différent de Luna Park, Ariah. Tu n’as pas idée. Il doit y avoir des années que tu n’es pas allée par là-bas. Nous habitons si près du fleuve, des gorges, du Canada, que l’air est presque toujours sain, ici. Mais à quelques kilomètres à l’est…
– Les Olshaker sont-ils officiellement séparés ?
– Ils ne sont pas séparés. Non.
– Mais ils ne vivent pas ensemble.
– Une partie du temps… la plupart du temps, si, ils vivent ensemble. Sauf… pour des raisons de santé…
– Oui, tu l’as déjà dit. Es-tu amoureux de Nina Olshaker ?
– Ariah. » Dirk fut choqué par la question et par le calme avec lequel elle était formulée. « Comment peux-tu penser une chose pareille de moi. Ton mari ! Tu me connais. »
Les yeux voilés d’Ariah croisèrent fugitivement les siens. Elle ne semblait pas furieuse, mais perplexe. « Ah oui, tu crois ?
– Bien sûr que tu me connais, Ariah, dit Dirk, blessé. Personne ne connaît mieux mon cœur que toi. » Avec gêne, il remua ses larges épaules, comme si sa chemise était trop étroite. Il tira sur son col, déjà ouvert, déjà déboutonné, qui lui irritait le cou. « J’ai toujours pensé que tu me connaissais mieux que je ne me connais moi-même, chérie. Que j’étais nu devant toi, un livre ouvert.
– Quel cliché ! fit Ariah, avec un petit rire. “Mieux que je ne me connais moi-même”. Le mariage est une folie à deux2 prolongée. Cela revient à marcher sur une corde raide sans filet de sécurité et sans regarder en bas. Plus on se connaît, par conséquent, moins cela a d’importance. Tu es un avocat, monsieur Burnaby, un des meilleurs. Alors, tu sais. »
Dirk fut consterné par ce petit discours froid. Il commençait à espérer qu’elle se montrerait compréhensive. Or voilà qu’elle l’accusait. Et de quoi au juste l’accusait-elle ?
« Je ne comprends pas, Ariah. Qu’est-ce que je sais ?
– Ce sont les mots séparément que tu ne comprends pas, ou leur sens général ?
– Leur sens.
– Tu sais ce qu’est une folie à deux * ?
– Notre mariage n’est pas une folie à deux * ! C’est ridicule. C’est grossier et cruel. Nous nous connaissons depuis presque douze ans. »
Ariah répéta avec entêtement : « Tout mariage… tout amour… est forcément une folie à deux. Sinon il n’existerait ni mariage ni amour. »
Dirk avait les joues en feu. Il avait envie d’empoigner les épaules étroites de sa femme et de la secouer de toutes ses forces. Jamais depuis qu’ils étaient mariés, il n’avait eu un geste de colère ni même d’impatience à son égard ; il avait rarement élevé la voix, même lorsqu’elle le poussait à bout. Comme maintenant. Il y avait une suffisance fatale dans la façon qu’avait Ariah de s’autocondamner. « Qu’importe que je me fasse des illusions ! Mettons que ce soit le cas. Aucun problème. Il se trouve que je suis persuadé de t’aimer et de ne pas être amoureux de… » Il hésita, répugnant soudain à utiliser le nom de Nina Olshaker de cette façon, pour argumenter contre son épouse exaspérante. « … Cette autre femme. Quoi que Clarice ait pu te dire. Sylvia et elle ne t’ont jamais aimée, tu le sais sûrement. Elles seraient ravies de saper notre mariage. »
Ariah réfléchit à cette remarque. Elle savait que c’était vrai, bien sûr.
Dirk lui effleura le poignet. Un geste doux, hésitant, qu’Ariah ne refusa ni n’accepta. Il dit : « Je t’aime et j’aime ma famille, chérie. Vous êtes ce qu’il y a de plus vrai dans ma vie.
– Ah oui ?
– Bien sûr. » Dirk se demandait s’il ne pourrait pas retirer la bouteille de Black & White des mains d’Ariah. Quelque chose dans la façon dont elle agrippait la bouteille l’inquiétait. Et il aurait volontiers bu un verre, lui aussi. Il en avait pris un ou deux chez Mario avant de rentrer chez lui mais ils lui semblaient bien loin.
Dirk dit d’un ton humble : « Je sais que j’ai été très occupé par mon travail. Et ça ne va pas, ne peut pas, s’arranger tout de suite. Si nous perdons lors de l’audience préliminaire, je vais certainement faire appel. Mais si nous gagnons, vers le début de l’été, disons, l’autre camp va nécessairement faire appel, et…
– Les avocats ont le chic pour se donner du travail les uns aux autres ! Vous êtes tous des prêtres au service du même dieu. Pas étonnant que vous vous adoriez les uns les autres.
– En ce moment, personne ne m’adore beaucoup à Niagara Falls, je t’assure. »
Dirk parlait d’un ton léger, sans amertume. Il était en train de devenir un paria parmi ses collègues. En avait-il quelque chose à fiche ? Fichtre non ! Mais il voulait au moins l’amour et le soutien de sa femme. Il méritait au moins ça. Il dit, comme s’il avait été interrompu au milieu d’un argument capital : « Lorsque nous finirons par gagner cette affaire, Ariah, ce dont je suis convaincu, au moins à l’automne prochain…
– L’automne de quelle année ? Celle-ci ? »
La question d’Ariah le laissa sans voix. C’était un sarcasme à peine voilé, il le savait ; et pourtant, de quelle année ? Il était possible que le cas de Love Canal ne soit pas réglé avant très, très longtemps.
« C’est une affaire compliquée, Ariah. Très compliquée. J’ai consulté des experts, engagé des médecins, des scientifiques, pour m’aider à la préparer. Nous essayons de réunir des données pour contrer le Service de la santé publique qui affirme qu’il n’y a “aucun problème” à Love Canal ; ou que, s’il y en avait un, il a été réglé. Mais j’ai rencontré de la résistance parce que certains médecins d’ici, et même de Buffalo et d’Amherst, ont peur de témoigner contre leurs collègues de l’American Medical Association. Un spécialiste de chimie organique de l’université de Buffalo, que je croyais avoir convaincu, a soudain décidé qu’il ne pouvait risquer de témoigner en faveur des habitants de Love Canal parce que son laboratoire dépend des subventions de l’État de New York. Et je n’arrive pas à obtenir l’aide du département de la Santé de l’État, ces salopards refusent de coopérer. » Tandis que Dirk parlait avec une animation croissante, Ariah, silencieuse, enfonçait ses orteils nus dans la moquette.
Il poursuivit d’un ton pressant : « C’est une question de confiance, Ariah. Tu dois savoir que je t’aime et que j’aime les enfants plus que tout au monde, chérie, et… »
Ariah ouvrit les yeux et, pour la première fois, regarda Dirk dans les yeux, sans ciller. « Et pourtant tu nous mets en danger. Tu mets en danger notre mariage. Notre famille.
– Non, Ariah.
– Tu vas chercher en dehors de la famille… je ne sais pas très bien quoi : quelque chose que tu veux et dont tu as besoin. Nous ne te suffisons pas. »
Ariah s’éloigna, en tenant fermement la bouteille de Black & White. Elle flottait, telle une sylphide. Dirk ne put que la suivre. Avec l’envie de la saisir par le bras pour l’obliger à s’arrêter, à l’écouter. Pieds nus, Ariah s’engagea dans le couloir sombre qui menait aux pièces de devant. La maison du 22, Luna Park était grande, et ce couloir était long. De l’autre côté des fenêtres à petits carreaux du vestibule brillait une lune pâle éblouissante, et un vent étonnamment brutal et musclé agitait les arbres. Le vent perpétuel des gorges du Niagara ! Dirk se dit qu’il usait toute résistance. On pouvait devenir pareil à une pierre, poli par le temps, impersonnel, inaccessible à la souffrance.
Dehors, les beaux ormes de Luna Park étaient secoués par ce vent. Des siècles d’ormes et des siècles de vent et pourtant en cette nouvelle décennie les ormes commençaient à faiblir, imperceptiblement. Leurs branches majestueuses commençaient à se dessécher, à se fracturer.
Ariah dit, cette fois d’un ton implorant : « Je veux que tu laisses tomber Love Canal. Là, tout de suite, ce soir, je… je crois qu’il le faut.
– Non, Ariah ! protesta Dirk. Que me demandes-tu, chérie ? Je ne peux pas.
– Tu ne “peux” pas ?
– Non, et je ne veux pas. Ces pauvres gens ont besoin de mon aide. Ils méritent que justice leur soit rendue. Tout le monde leur ment, et je ne vais pas en faire autant. Je ne vais pas les abandonner.
– Tu ne “peux” pas. Tu ne “veux” pas. Je vois.
– Aucun avocat qui se respecte ne laisse tomber une affaire comme celle-ci. Pas dans des circonstances aussi terribles, avec des plaignants aussi désarmés.
– Et qui paie les frais de justice ? Pas ces plaignants “désarmés”, je suppose ?
– Eh bien, non.
– M. et Mme Olshaker ?
– Sam Olshaker fait les trois huit à l’usine Parish Plastics, répondit Dirk avec impatience. Il a une femme et deux enfants à nourrir. Il gagne moins en un an que moi en… » Dirk s’interrompit, hésitant. (Il n’avait pas eu l’intention de se vanter. Ces derniers temps, d’ailleurs, Dirk Burnaby ne gagnait rien du tout. Sur son compte professionnel, les mouvements d’argent ne se faisaient que dans un sens.) « Ils n’ont pas d’économies. Ils doivent payer des frais médicaux qui dépassent de beaucoup ce que couvre l’assurance-santé de Parish. Ils ont acheté une maison à crédit sur trente ans et, comme leurs voisins de Colvin Heights, ils y sont pris au piège, à moins que Swann Chemicals, le comté ou l’État ne soient contraints à leur verser des dédommagements. À moins que quelqu’un ne rembourse leur emprunt à leur place. Et dans l’intervalle, leur santé se détériore. Essaie d’avoir pitié de ces gens, Ariah. Si tu les voyais, si tu voyais leurs enfants… »
Ariah dit aussitôt : « Mais je ne les ai pas vus. Et je ne veux pas les voir. Je n’ai rien à faire avec eux, et réciproquement. Il y a des gens qui meurent de faim en Chine, en Inde, en Afrique ! C’est de mes enfants que je dois m’occuper, c’est eux que je dois protéger. Ils viennent en premier et… rien ne vient en second !
– C’est honteux de dire ça, Ariah. C’est indigne de toi.
– Ce n’est pas digne de ta femme, peut-être. Mais c’est digne de moi. »
Mais son ton était hésitant, comme si elle regrettait la dureté de ses paroles. Elle leva de nouveau son verre et but avidement. Dirk savait qu’il ne fallait pas la provoquer davantage. Dans l’état émotionnel où elle était, il devait se montrer prudent. Depuis la mort de son père, elle était devenue moins prévisible, plus instable ; malgré le peu de chagrin qu’elle avait montré, la légèreté avec laquelle elle avait repoussé les témoignages de sympathie de Dirk, elle avait été profondément affectée par cette mort, il le savait. Et le veuvage et la solitude de sa mère devaient également la préoccuper. Dirk savait qu’il lui fallait battre en retraite, avec précaution. Ou rester près d’elle sans prononcer une parole. À titre de consolation. Quoi que fût un mari. Quel que fût ce lien mystérieux et inexprimé entre eux.
Quelque part au-dessus de leur tête, un plancher craqua. Ou sembla craquer. D’un ton sec, Ariah lança : « Chandler ! Retourne immédiatement te coucher. »
Mais le silence régnait au premier étage. Même le tic-tac solennel, sonore, de l’horloge de parquet, dans le vestibule, parut marquer une pause dramatique avant de reprendre.
Dirk effleura le dos raide et tremblant d’Ariah, et essaya de la prendre dans ses bras. Surprise, elle le repoussa du coude d’un mouvement réflexe. Elle s’écarta, le souffle court. Dirk dit avec tristesse : « Je ne peux pas abandonner Love Canal, Ariah. Ne me le demande pas. Je me suis engagé envers tant de gens. Ils comptent sur moi. Ce n’est pas un litige ordinaire, il ne s’agit pas d’enrichir des gens déjà riches, c’est de leur vie qu’il est question. Si j’arrêtais maintenant…
– La fierté de Dirk Burnaby en souffrirait ? Je vois.
– … Ce serait les laisser tomber. Les trahir. Et nos adversaires méritent d’être dénoncés. Punis. En les frappant au seul endroit qui leur fasse mal : le portefeuille. J’adorerais ruiner Swann et ses associés ! Ces salopards. Et la ville, le comté, le Conseil de l’éducation et le Service de la santé, ces deux organismes sont complices depuis des années. Le procureur, les juges. Je suis le seul avocat qui accepte de s’occuper de cette affaire jusqu’au bout, semble-t-il. Je ne pourrais pas vivre avec moi-même si…
– Alors avec qui vivras-tu ? Avec elle ? »
Elle tournait vers lui un visage défait. Un visage qui déconcerta Dirk, tant il était décomposé par la fureur.
« Je te l’ai déjà dit, Ariah. Je ne suis pas amoureux de Nina Olshaker.
– Mais elle est amoureuse de toi.
– Non ! Absolument pas. »
Il parlait avec une telle véhémence, un tel écœurement, que l’on voyait qu’il devait dire la vérité.
Ariah se détourna. Elle, qui n’avait pas bu depuis des années, pas même du vin pour autant que Dirk le sût, se resservit du whisky et vida son verre dans un geste désespéré et théâtral. Cet alcool fort altérait son jugement, la coordination de ses mouvements, Dirk le voyait bien. Il hésitait cependant à lui prendre la bouteille. Quelle enfant têtue c’était, aussi capricieuse que Royall. Mais cette façon de se faire mal, de jouir de sa souffrance, n’appartenait qu’à elle. Ces embardées fatales d’une intelligence par ailleurs lucide. Dirk se rappelait ce jour, des années plus tôt, où, au Country Club de l’Isle Grand, Ariah avait quitté la pièce où ils dînaient avec des amis et trouvé un piano dans une salle de bal vide, et lorsqu’on l’y avait découverte en train de jouer et qu’on l’avait applaudie, elle s’était enfuie comme un chien battu. L’admiration des amis de Dirk était sincère, mais Ariah avait apparemment entendu, ou souhaité entendre de la raillerie dans leurs applaudissements. Et toutes les explications et les excuses n’y avaient rien changé.
Ariah dit, d’une voix tremblante : « Très bien alors, monsieur Burnaby. Emménage avec “Nina Olshaker” – ce parangon de souffrance et de vertu presque assez jeune pour être ta fille – et avec ses précieux enfants. Plus précieux à tes yeux que les tiens propres. Emménage dans ce nid d’amour pastoral de St. Lucas. Nous n’avons pas besoin de toi. Nous ne te voyons jamais, de toute façon. Je peux subvenir à nos besoins avec mes leçons de piano. Allez, va-t’en.
– Ne dis pas ça, Ariah. Tu ne parles pas sérieusement, c’est impossible.
– Tu es sorti de la famille. Tu nous as trahis. »
Dirk chercha à la retenir au moment même où elle se détournait ; il ne parvint à saisir que la bouteille de whisky. Ariah s’élança en gémissant dans l’escalier moquetté. « Va-t’en, va-t’en ! Je te déteste, nous te détestons tous, va-t’en.
– Ariah… »
Suant, le souffle court, Dirk s’arrêta au pied des marches. Il entendit sa femme bouleversée se précipiter, d’un pas maintenant lourd et sans grâce, dans la nursery…Était-ce bien là qu’elle allait ? Non, elle était entrée dans la chambre de Royall, à côté. Elle tirerait le petit garçon hébété de son sommeil abyssal et, moitié le portant, moitié le traînant, l’emmènerait dans la chambre du bébé où elle stupéfierait la nounou irlandaise en fermant et verrouillant la porte derrière elle, comme si Royall et elle étaient poursuivis par un démon. Elle arracherait le bébé endormi de son berceau, réconforterait en chantonnant les enfants qu’elle terrorisait, et interdirait à la nurse effrayée de s’approcher de la porte, et si Dirk osait monter l’escalier pour venir frapper doucement et raisonnablement à la porte de la nursery (mais il ne le ferait pas, il la connaissait), Ariah crierait contre lui avec la fureur d’une mère oiseau protégeant ses petits.
Le pauvre Chandler se trouvait peut-être dans le couloir. Pieds nus lui aussi, dans son pyjama de flanelle froissé. Peut-être aurait-il eu le temps de mettre ses lunettes, mais sans doute pas. Chandler contemplant, les yeux plissés et papillotants, son père bouleversé, mis à la porte de la nursery par la farouche Ariah.
Mais Dirk se garda bien de courir après Ariah. Bouteille à la main, il s’enfuit du 22, Luna Park.
En se demandant s’il y reviendrait jamais ? Si Ariah et si lui-même le souhaiterait ; s’il aurait la force de reprendre la vie commune, et de continuer à s’occuper de l’affaire Love Canal ? Il ne pouvait renoncer ni à l’une ni à l’autre. En cet instant, alors qu’il appuyait sur l’accélérateur de sa voiture, il n’aurait su dire où il allait, ni les conséquences qu’aurait cette épuisante conversation avec Ariah. Même son intuition de joueur l’avait abandonné.
Dans la nuit souffletée de vent. Dans la quarante-sixième année de sa vie. Il était au bord de la zone de non-retour. Il sentait le courant rapide s’accélérer toujours davantage. Impossible de revenir en arrière, ni même de faire une embardée sur le côté. Au volant de sa grande voiture américaine luxueuse qui dans ces moments-là lui rappelait un bateau, un bateau gouverné par Dirk Burnaby lui-même, sur le Styx. Il roulerait, roulerait… Il ne dormirait pas. À l’opposé des Chutes, en direction de l’est et de l’intérieur des terres. Quelque chose l’attirait comme un aimant. Pas la femme mais quelque chose qui n’avait pas de nom. Les clins d’œil lubriques, les lumières aguicheuses de Dow Chemical, Carborundum, OxyChem, Swann Chemicals. Alliance Oil Refinery. Allied Steel. Des fumées pâles pareilles à des bandes flottantes de gaze. Et du brouillard. Et de la brume, voilant le ciel éclairé de lune. East Niagara Falls était une région de bruine perpétuelle. D’odeurs devenues visibles. Œufs pourris, aigres et douceâtres et pourtant astringentes comme un désinfectant. Un goût d’éther. Dirk roulait, fasciné. Il supposait qu’il devait être à proximité de Love Canal. Au coin de la 101e Rue et de Buffalo Avenue. Il ferait demi-tour dans Buffalo Avenue, prendrait Veterans’Road. Il avait toute la nuit. Il n’était pas pressé. Il n’avait pas de destination. Il portait la bouteille de whisky à ses lèvres, avec reconnaissance. Cette consolation sur laquelle un homme sait pouvoir compter.
Dans cet autre monde qui s’ouvrait pour me recevoir.