Pendant sept jours et sept nuits, elle veilla.
Pendant sept jours et sept nuits, on vit la Veuve blanche au bord des gorges du Niagara, sur Goat Island ou sur les rives du fleuve ; elle se joignit aux équipes de secours qui cherchaient le « disparu » et accompagna une équipe de gardes-côtes dans sa patrouille en aval, au-delà de Lewiston et de Youngstown, jusqu’au lac Ontario. Dans l’embarcation, Ariah Erskine était la seule femme, et sa présence mettait les hommes mal à l’aise. Fiévreuse, dans un état second, elle fixait de ses yeux rougis les vagues clapoteuses, onduleuses, comme si, à tout instant, le corps d’un homme pouvait apparaître et mettre un terme à sa quête. D’une voix basse, rauque, elle répétait à qui voulait bien écouter : « Je suis la femme de Gilbert Erskine et, si je suis devenue sa veuve, il faut que je sois présente lorsqu’on le trouvera. Je dois m’occuper de mon mari. » Les officiers du garde-côte échangeaient des regards peinés : ils savaient à quoi ressemblerait le cadavre d’un homme tombé dans les Chutes.
« Pourquoi me suis-je intéressé à cette femme ? Elle est folle. »
Pire encore, Ariah Erskine semblait à peine savoir qui était Dirk Burnaby. Selon toute apparence, elle le confondait avec Clyde Colborne, son ami. Dirk avait pourtant offert de se mettre à sa disposition aussi longtemps qu’il le faudrait. Il avait appelé son bureau et parlé à son assistante : tout travail devait être suspendu, temporairement. (« Dites à nos clients qu’il s’agit d’une urgence. ») Les autorités de Niagara Falls connaissaient bien Burnaby et appréciaient sa présence, car personne ne savait comment s’y prendre avec Ariah Erskine, qui refusait de se conduire comme on souhaitait qu’elle se conduise. Même ses parents étaient incapables de la raisonner.
Dirk Burnaby surprit une conversation pitoyable : « Ariah, ma chérie ? Rentre à l’hôtel avec ton père et moi. Tu es épuisée, chérie. Tu es malade. Regarde cette robe ! Tes cheveux ! Je t’en prie, Ariah, écoute ta mère. »
Mais Ariah, boudeuse et butée, ne voulait pas écouter.
« Vous avez voulu que je me marie avec Gilbert Erskine. Et je l’ai fait. Je suis donc son épouse. C’est ce qu’une épouse doit faire, mère ! Allez-vous-en et laissez-moi tranquille. »
Elle joue un rôle, se disait Dirk avec désapprobation. Celui de pèlerin des Chutes, la Veuve blanche des Chutes, ainsi que la désignait la presse. Mais peut-être était-il vrai qu’elle n’avait pas le choix.
Pendant la durée de sa veille, on constata qu’Ariah Erskine était obsédée par le fleuve, par sa surface mouvante, turbulente, pareille à des flammes touchées de vert, mais se montrait à peu près indifférente à tout le reste. Elle n’avait qu’une conscience vague des gens qui l’entouraient et omettait souvent de répondre lorsqu’on lui adressait la parole. Elle n’aurait rien avalé si on ne l’avait pas servie et obligée à manger.
Lorsque Ariah se réveillait de son sommeil exténué, elle semblait hébétée, absente, aussi vulnérable qu’une enfant sortant d’un mauvais rêve. En l’espace de quelques secondes, cependant, elle retrouvait sa volonté de fer, cette volonté qui impressionnait tant Dirk Burnaby parce qu’il n’en avait jamais vu de pareille, et elle déterminait où elle était et pourquoi. Le mauvais rêve se trouvait au-dehors d’elle, dans le monde réel. Il lui fallait le vaincre là ou nulle part.
Il est de fait – un fait rapporté avec empressement par la presse – que tous les matins, durant sa veille, Ariah Erskine, la Veuve blanche, apparut aux abords des gorges à 6 heures du matin. Souvent elle se hâtait, craignant sans doute d’être en retard. À cette heure matinale, l’atmosphère était froide, humide, nappée de brume. Au milieu des vrilles de brume montant du fleuve comme une vapeur, Ariah refaisait le trajet prétendument suivi par l’homme encore non identifié qui s’était jeté dans les Horseshoe Falls le matin du dimanche 12 juin : vêtue d’un ciré et d’une capuche jaunes, fournis par le propriétaire des bateaux d’excursion Maid of the Mist, elle traversait l’étroit pont piétonnier de Goat Island, en regardant avec intensité le cours rapide des eaux vertes, sa main gantée de blanc glissant sur le garde-fou. Ses lèvres remuaient. (Priait-elle ? S’adressait-elle à son mari perdu ?) Dans son ciré jaune vif et luisant elle ressemblait à une fleur folle sur le fond des brumes sulfureuses qui montaient continûment des gorges du Niagara.
(« Montant sans trêve comme les âmes des damnés en quête de salut », dit Ariah à Dirk Burnaby, dans l’un des rares moments où elle remarqua sa présence. Son sourire mélancolique et figé le fit frissonner.)
Sous son ciré Ariah portait des robes d’été, des robes-chemisiers en coton aux couleurs claires ou à motifs de fleurs ; sur ses jambes, des bas que les embruns avaient vite fait de tremper, comme ils trempaient son visage et ses cheveux. Elle ne semblait pas s’en rendre compte. Des journalistes et des photographes, puis, les jours passant, un mélange disparate de badauds curieux ou morbides traînaient dans son sillage, mais à une distance respectueuse – Dirk Burnaby y veillait. Il détestait ces parasites, bien qu’Ariah elle-même parût indifférente à leur présence. Son attention était tout entière concentrée sur le fleuve. Lorsqu’un inconnu l’interpellait – « Madame Erskine ? S’il vous plaît, madame Erskine ? », « Bonjour, madame Erskine. Je travaille à la Niagara Gazette, puis-je vous parler cinq minutes ? » –, elle ne semblait pas entendre. Elle ne faisait cependant aucun effort pour dissimuler son visage ou se déguiser, alors que cela lui aurait été facile. Sur certaines des photos de la Veuve blanche, son visage menu, mouillé d’embruns, avait l’éclat pâle et lisse du marbre blanc, de sorte qu’elle semblait pleurer sans interruption, comme pourrait le faire une statue, avec un air calme et résigné.
Dirk savait qu’Ariah Erskine ne pleurait pas. C’était une femme économe qui ménageait ses larmes. Elle aurait bientôt besoin de toutes celles qu’elle pourrait verser.
Dans le Niagara, on retrouvait généralement les cadavres au bout d’une semaine. S’ils avaient coulé, les effets terribles de la putréfaction finissaient par les transformer en « flotteurs ». Ce n’était qu’une question de temps.
Une fois sur Goat Island, Ariah gagnait Terrapin Point par la boucle orientale du sentier, celle qu’avait prise le suicidé. Elle y restait parfois immobile une longue demi-heure, silhouette solitaire et mélancolique dans son ciré à la couleur incongrue de gaieté, envoûtée par le tonnerre des Horseshoe Falls. À mesure que la lumière grandissait, l’étrange aura, vert translucide, des Chutes devenait plus distincte. De pâles arcs-en-ciel apparaissaient, frémissants dans la brume. Le grondement de la cataracte était si fort à Terrapin Point qu’il pénétrait votre être même, en chassait toute pensée cohérente. On était incapable de se rappeler son nom dans ce vacarme, et on ne le souhaitait pas. On se sentait à un battement de cœur du noyau primordial de l’existence : énergie pure, anonyme et inviolée. Les photographies de la Veuve blanche à Terrapin Point, le lieu du suicide, avaient beaucoup de succès, même si la plupart ne montraient la femme éplorée que de dos, tête et visage dissimulés par la capuche à large bord. Dirk Burnaby se tenait à quelques mètres d’elle, mal à l’aise, guettant le moindre mouvement, le moindre geste inconsidéré. Si Ariah se pressait un peu trop contre le garde-fou, se penchait par-dessus, il faisait aussitôt un pas en avant, prêt à l’empoigner, à l’entourer de ses bras, à l’arracher au danger. Il comprenait le charme primitif, maléfique, des Chutes : il commençait à éprouver de nouveau l’attirance sinistre qu’il avait ressentie des années auparavant, à l’adolescence, lorsque ses émotions étaient plus brutes, plus proches de la surface. Cette impression de dissolution, de perte, de panique, très voisine de ce que l’on ressent lorsque l’on tombe amoureux contre sa volonté.
Les Chutes ! On ne parvient pas à croire qu’elles peuvent vous tuer. Alors qu’elles sont pur esprit.
Après sa station à Terrapin Point, Ariah se détournait, comme quelqu’un qui se réveille lentement et à contrecœur d’un sommeil profond, et, suivant la boucle occidentale du sentier, dépassait les Bridal Veil Falls et Luna Island, Bird Island et Green Island ; bien que le suicide ne se fût pas produit de ce côté-là de l’île, Ariah s’attardait près du garde-fou, regardait le fleuve avec mélancolie, avec intensité, comme si le corps de son mari perdu pouvait en surgir. Tant de choses semblent possibles lorsque l’on regarde en amont et que l’on voit les vagues violentes, plongeantes, se mouvoir vers soi en un flot qui semble remonter jusqu’à l’horizon, jusqu’à l’infini. Là, à la source du fleuve, se trouve l’avenir : dans votre dos, il devient le passé. Seul le moment bref, éphémère, de son passage est vivant, et vivant en vous.
Ariah Erskine retraversait ensuite le pont, sans prêter attention au gardien qui dans sa guérite la regardait avec inquiétude et appréhension (il avait été le témoin du suicide, il tremblait qu’elle le reconnût) ; elle passait à côté des American Falls et regardait longuement les eaux plongeantes à sa base ; puis elle prenait le sentier qui longeait le Niagara, s’arrêtant de temps à autre, toujours de façon imprévisible, pour s’appuyer au garde-fou et se perdre dans la contemplation des rapides bouillonnants. Ainsi, au cours d’une matinée, la Veuve blanche dépassait la Tour d’observation, le ponton d’embarquement du Maid of the Mist, où se pressaient les touristes, puis le site de la grotte du Vent, pour arriver enfin à l’Entonnoir du Diable, qui pouvait retenir son attention pendant une heure entière.
L’Entonnoir du Diable ! Dirk Burnaby se dirait ensuite qu’elle avait su. Qu’elle avait senti. La présence du mort. Pris au piège de la force centrifuge. D’une gyre infernale.
Il en était presque arrivé à partager la fascination morbide de cette femme pour le fleuve. La possibilité que, à tout moment, le Niagara dégorge le corps du mort. Il espérait que cela ne se produirait pas, il ne l’aurait pas supporté, pas en présence d’Ariah Erskine.
Il aurait voulu se tenir à côté d’elle près du garde-fou et passer un bras autour de sa taille. Il aurait voulu pour lui cette férocité d’attention, cette fidélité. Il ne pouvait croire que le révérend Gilbert Erskine la méritât. Il le haïssait, le détestait de pouvoir, même mort, captiver cette femme à ce point. Tout en pensant Elle est au-delà de la douleur. Au-delà de l’amour d’un homme.
Un photographe s’approchait hardiment d’Ariah Erskine, qui se penchait sur le garde-fou pour regarder l’Entonnoir du Diable, et Dirk Burnaby intervint, arracha l’appareil des mains de l’homme et le jeta dans le fleuve. Lorsque le photographe voulut protester, que sa bouche s’ouvrit comme celle d’un brochet, Dirk dit avec calme : « Fichez le camp, si vous ne voulez pas suivre le même chemin. »
Le photographe dit qu’il appartenait à l’Associated Press. Qu’il le dénoncerait à la police.
« Je suis la police, répondit Dirk Burnaby. Un policier en civil chargé de protéger cette dame contre les importuns. Alors allez-vous-en ou je vous arrête. »
La paume contre la poitrine du photographe, le forçant à reculer.
Ils ne comprenaient pas ce qui était arrivé, disaient-ils. Ni à Gilbert. Ni à Ariah. On aurait dit que quelque chose de terrible – de démoniaque – avait saisi ces jeunes gens dès qu’ils s’étaient mariés et avaient commencé leur voyage de noces à Niagara Falls. « Pourquoi Ariah a-t-elle ce comportement étrange, monsieur Burnaby ? Pourquoi ne veut-elle pas passer un seul instant avec nous ? » Mme Littrell, une femme d’une soixantaine d’années aux chairs amollies, au visage marqué et au regard apeuré, implorait Dirk Burnaby d’intercéder auprès de sa fille, tandis que le révérend Littrell les observait d’un air sombre, en se frottant le menton. Peut-être prenaient-ils Burnaby pour un responsable du Rainbow Grand, l’ayant vu en compagnie de Clyde Colborne ; peut-être le prenaient-ils pour un genre de fonctionnaire de Niagara Falls, chargé de réconforter dans leur douleur les proches des disparus et des suicidés. Dirk les plaignait et en voulait à Ariah de les traiter aussi grossièrement ; d’un autre côté, il était ravi de constater qu’elle ne ressemblait quasiment pas à ses parents. La jeune femme rousse était une « originale »… il le savait depuis le début !
Il dit avec gentillesse aux Littrell qu’Ariah était en état de choc et qu’ils ne devaient pas interpréter contre eux son comportement étrange. Il leur dit qu’au cours de sa vie il avait eu l’occasion d’observer des conduites similaires chez d’autres – lorsqu’ils subissaient sans avertissement une perte irréparable. (Il pensait à une ou deux filles avec qui il avait eu des liaisons, qui n’avaient pas apprécié d’être larguées par Dirk Burnaby et en avaient fait toute une histoire. Il pensait également à sa mère, qui, à la cinquantaine, lorsqu’elle avait perdu sa beauté, avait glissé dans un égocentrisme morbide, se refusant à quitter sa maison de l’Isle Grand même pour voir de vieux amis. Même pour voir ses enfants !) « Les gens ont des comportements extrêmes dans les situations extrêmes, expliqua Dirk. On ne sait toujours pas avec certitude si son mari est bien l’homme qui a été vu… euh, aux Chutes. Ariah est donc en suspens, elle ne sait pas. » Il vit à l’expression déroutée et effrayée des Littrell qu’ils refusaient de comprendre précisément ce qu’il leur disait ; eux aussi conservaient l’espoir que leur beau-fils n’était pas mort, qu’il avait simplement « disparu ». (Et « réapparaîtrait » ?) Ils étaient si émouvants ! Dirk se sentit de la compassion pour eux ; pour ce qu’avait de désespéré leur souhait de croire qu’il y avait encore de l’espoir, et que leurs prières, très littérales, seraient exaucées par un Dieu vigilant. Il dit avec gentillesse, comme s’il connaissait plus intimement Ariah Erskine que ce n’était le cas : « Dans ces circonstances, il vaut mieux que votre fille s’active, je pense. Au lieu d’attendre passivement à l’hôtel sans rien faire. »
Comme les femmes sont censées attendre, pensait-il.
Mme Littrell protesta. « Mais, pour autant que nous le sachions, Ariah ne dort même pas à l’hôtel, monsieur Burnaby. Où peut-elle bien être ? Elle ne prend pas ses repas ici. Elle a averti les Erskine et nous-mêmes qu’elle ne pouvait rester en notre compagnie, qu’elle “n’avait pas le temps”. Les parents de Gilbert sont très anxieux, mais Ariah refuse de les voir. Je l’ai aperçue dans cet horrible ciré jaune dans… Prospect Park, c’est cela ? Mais lorsque je l’ai appelée, elle s’est enfuie. Et il y a des photographes et des journalistes partout. Des gens de la radio qui espèrent nous interviewer, nous ! » Mme Littrell frémit. « Vous avez vu ce qu’on écrit sur elle, monsieur ? C’est la même chose dans les journaux chez nous, à Troy. “La Veuve blanche des Chutes”. Notre unique enfant. Mariée depuis samedi à peine. » Tout en parlant, Mme Littrell cherchait du regard le soutien du révérend, mais son mari semblait à peine l’entendre. Dirk voyait que le pauvre homme était désorienté, inerte. Son corps massif semblait perdre sa définition, comme en train de fondre. Il portait un costume sombre passe-partout, à larges revers, une chemise blanche amidonnée, et une cravate « habillée », lugubre. Derrière ses lunettes à double foyer, ses yeux parcouraient nerveusement la pièce (ils se trouvaient dans la chambre des Littrell au Rainbow Grand, Dirk était passé leur parler à la place d’Ariah), cherchant peut-être une confirmation de l’endroit où il se trouvait, de la signification de ce qu’il vivait. Dirk se sentit désolé pour lui. Car c’était visiblement un homme habitué à l’autorité et, sans « autorité », il était aussi indéfini qu’un drapeau par calme plat. Mme Littrell dit : « Monsieur Burnaby, pourrez-vous dire à Ariah que nous… pensons constamment à elle ? Que nous nous faisons du souci pour elle ? Que nous espérons, quand ce sera fini, qu’elle rentrera avec nous ? Ch… chez nous ? »
Mme Littrell sait donc que son beau-fils est mort, se dit Dirk.
Un bon signe.
Mais lorsque Dirk prit congé des Littrell, le révérend sortit dans le couloir avec lui, comme pour lui parler d’homme à homme. « Avez-vous dit que vous connaissiez… ah non, vous ne connaissiez pas Gilbert ? Vous ne le connaissiez pas. Je vois. Vous ne saviez donc pas qu’il avait cet intérêt curieux, malsain – un hobby – pour… comment les appelle-t-on déjà… les “fossiles” ? Des petits squelettes, d’escargots ou de grenouilles par exemple, que l’on trouve dans les rochers. Il affirmait qu’ils avaient des millions d’années, mais il est impossible de prouver qu’ils ont plus de six mille ans, en fait. Et pourquoi de prétendus scientifiques leur accordent autant d’importance, que peuvent-ils prouver concernant la création divine et l’histoire de la terre… je n’en sais vraiment rien. Et vous, monsieur Burnaby ? »
Dirk secoua poliment la tête. Non, aucune idée.
« Je n’ai rien d’un scientifique, mon révérend. Je suis avocat. »
Le révérend Littrell dit, les sourcils froncés : « Mon gendre a peut-être voulu qu’Ariah l’accompagne dans un genre d’expédition à la recherche de ces… “fossiles”. Qu’elle patauge avec lui dans des lits de ruisseau et des marécages. Et ma fille, qui a un côté têtu, comme vous avez pu le voir, a peut-être refusé… Je me dis, j’espère, que c’est ça. Rien de plus. Qu’en pensez-vous, monsieur Burnaby ? »
Dirk Burnaby murmura qu’il ne savait pas trop. Il ne savait pas trop que penser.
Dirk comprenait pourquoi Ariah Erskine souhaitait éviter ses parents le plus longtemps possible. Et ses beaux-parents ! Le révérend et Mme Erskine lui sautèrent quasiment dessus lorsqu’ils le virent, aussi rapaces que des visons affamés. Il dut leur déclarer d’emblée qu’il n’avait aucune nouvelle de leur fils. Il ne faisait pas partie de la police de Niagara Falls ni des gardes-côtes, prit-il la précaution d’expliquer, il n’était qu’un simple citoyen qui tâchait de se rendre utile. Mais les Erskine ne parurent pas entendre. « A-t-on des nouvelles de mon fils ? » demanda le révérend, une nuance de reproche dans le ton. Lorsque Dirk lui répondit que non, il ne pensait pas, pas pour l’instant, le révérend Erskine dit : « Mais pourquoi ? Un homme a disparu, sa jeune épouse bouleversée se donne en spectacle, et il n’y a aucune nouvelle ? Je ne comprends pas. »
Les Erskine avaient à peu près le même âge que les Littrell, cinquante-cinq, soixante ans, mais tension et insomnie les faisaient paraître plus vieux. Mme Erskine était une femme silencieuse, d’apparence soumise, avec le visage maigre et oblong de Gilbert Erskine sur sa photographie, mais sans l’air d’intelligence maussade de son fils ; le révérend Erskine était un homme énergique dont la voix était faite pour retentir du haut d’une chaire, occuper le volume d’une église de taille moyenne. Dans la chambre d’hôtel, elle était trop forte au goût de Dirk Burnaby, qui devait résister à l’envie de se boucher les oreilles. Il se sentait aussi un peu intimidé par l’animosité du révérend. « Ce que l’on peut imprimer, monsieur Burnaby ! Même dans le journal de notre ville natale ! Et ici, dans la Gazette et le Buffalo News… Des responsables trop lâches pour donner leurs noms qui avancent que Gilbert est l’homme qui “s’est jeté” dans les Horseshoe Falls. Alors qu’ils n’en ont aucune preuve ! C’est de la diffamation, monsieur Burnaby. Informez-en vos amis, je vous prie. »
Dirk protesta faiblement que ces gens-là n’étaient pas ses amis.
« Ce qu’ils disent de notre fils n’est pas vrai. Jamais Gilbert ne ferait une chose pareille… “se jeter” dans les Chutes ! » Le ton du révérend Erskine était méprisant. Maigre comme un clou, de taille tout juste moyenne, il était nettement plus petit que Dirk Burnaby mais semblait pourtant le dominer, féroce dans son indignation. Les verres de ses lunettes étincelaient. Il avait de la salive aux commissures des lèvres. Dirk supposa que Gilbert Erskine avait quitté ce monde sur les ordres de son père le révérend, sans que ni l’un ne l’autre le sût. Pour échapper au courroux de Dieu. Dieu ici présent !
Dirk dit doucement en jetant un regard d’excuse à Mme Erskine : « Il arrive que les gens nous surprennent. Des gens que nous croyons connaître. »
Le révérend répondit avec brusquerie : « Oui. Mais pas notre fils. Gilbert n’est pas “les gens”. »
À cela, Dirk n’avait rien à répondre.
« Jamais Gilbert ne mettrait… fin à ses jours. Jamais. »
Dirk fixa la moquette de peluche rouge d’un air morne.
« J’attends de ces journaux qu’ils publient des rétractations. Des excuses. Jamais Gilbert ne ferait cela. »
Non sans réticence, Dirk avait laissé Ariah Erskine endormie à l’arrière de sa voiture, garée derrière sa maison de Luna Park. La jeune fille rousse (Ariah était devenue si frêle et si mélancolique pendant ces jours de veille que Dirk avait du mal à voir encore en elle une femme mûre, adulte) avait refusé d’entrer chez Dirk pour y faire un brin de toilette et y dormir. Elle avait refusé de l’accompagner au Rainbow Grand. Elle aussi a peur de ces vieux. C’est son instinct de survie.
Lorsque Dirk quitta la chambre d’hôtel des Erskine, ce fut Mme Erskine qui le raccompagna à la porte et lui pressa anxieusement la main. Elle avait les doigts moites et froids, mais d’une force étonnante. « Monsieur Burnaby ? Dirk ? Je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous êtes si bon pour Ariah – et pour nous –, mais je tiens à vous remercier, et que Dieu vous bénisse. Quoi qu’il soit arrivé à Gilbert – elle chercha le regard de Dirk, les yeux brillants de terreur –, il vous remercierait, lui aussi. »
Dirk murmura des paroles de consolation, ou de commisération.
Comme il détestait le suicidé ! Espèce de salopard égoïste.
Il fit à pied le kilomètre le séparant de sa maison de grès brun de Luna Park. Il avait le cerveau en ébullition ! Il était un homme à l’imagination et au tempérament ardents, et on lui reprochait parfois d’accorder une importance aussi subite qu’exagérée à des gens et à des événements, comme à des images agrandies sur un écran. Plus tard, les uns et les autres pouvaient se réduire à la dimension de têtes d’épingle. Ils pouvaient disparaître.
Voilà de quoi on l’avait accusé. Souvent, au cours de son existence relativement courte. « Comme si c’était ma faute. Mais en quoi ? » Sincèrement, Dirk ne comprenait pas.
Elle avait refusé d’entrer chez lui, de dormir dans un vrai lit, ou même sur un lit. Pas une fois elle ne l’avait appelé « Dirk »… ni même « monsieur Burnaby ». Elle ne connaissait pas son bon Dieu de nom.
En regardant Ariah Erskine dormir paisiblement sur le siège rembourré de sa Lincoln Continental, une fille à la peau fine meurtrie, à la bouche molle baveuse, maigre comme un rat musqué, les genoux ramenés sur une poitrine plate, les ongles rongés, les cheveux roux fané d’une propreté douteuse, il se dit avec fureur Non tu n’es pas. Pas en train de tomber amoureux. Non.
« Excusez-moi, monsieur Burnaby ? Les gardes-côtes ont trouvé le cadavre. »
Pas le mort. Le cadavre.
Dirk se féliciterait qu’Ariah Erskine n’eût pas entendu la remarque brutale de ce policier de Niagara Falls.
C’était le 19 juin en milieu de matinée. Des cloches sonnaient : dimanche.
Sept jours et sept nuits avaient passé comme un flot vertigineux.
Au moment de la découverte, la Veuve blanche n’était pas en train de dormir ; elle était entrée dans des toilettes pour femmes de Prospect Park.
L’estomac noué, Dirk dit : « Seigneur ! Où cela ?
– L’Entonnoir. »
L’Entonnoir du Diable ! Il en avait eu la prémonition.
De longues journées de vaines recherches le long du Niagara, jusqu’au lac Ontario et retour, alors que le corps du défunt n’avait pas quitté l’Entonnoir, situé à moins de cinq kilomètres en aval des Horseshoe Falls. Il avait été emporté par le courant, aspiré par le tourbillon et retenu prisonnier. L’Entonnoir du Diable était un phénomène naturel aussi extraordinaire que les Chutes. Un gigantesque bassin circulaire, profond de soixante mètres, où une eau tumultueuse, écumeuse, tournoyait dans un vortex forcené. Des objets de diverses tailles y restaient parfois piégés pendant des jours, des semaines. Il était rare qu’un corps y fût retenu aussi longtemps que celui d’Erskine, mais le cas n’était pas sans précédent.
Aspiré sous la surface, invisible de la rive, le cadavre avait tourné, tourné, tourné sans trêve dans l’Entonnoir pendant sept jours et sept nuits.
Dirk n’éprouvait plus de haine pour le suicidé. Il n’était plus jaloux de lui. Il espérait que le pauvre homme était bien mort lorsque son corps avait pénétré dans l’Entonnoir.
« Vous ne pouvez pas faire ça, Ariah. C’est impossible.
– Je le ferai. Je le dois.
– Non, Ariah. »
Dirk parlait avec rudesse, à la manière d’un frère aîné. Ariah léchait ses lèvres minces gercées. Elle avait la peau si fine et si tendue sur les os de son visage qu’elle semblait risquer de se déchirer au moindre geste ou mouvement brusque.
« Mais je le dois. »
Elle joue un rôle, se disait Dirk. Et elle tient à le jouer jusqu’au bout.
Les autorités ne purent que s’incliner. Puisqu’il était probable qu’elle fût la veuve du mort, Ariah Erskine avait le droit de voir le cadavre sur-le-champ et de procéder à son identification.
Sur la rive, près de l’Entonnoir du Diable, une petite foule s’était rassemblée. Plus que le contingent habituel de journalistes et de photographes. À contrecœur, les secouristes laissèrent Ariah s’approcher du corps. À une dizaine de mètres, elle échappa soudain à Burnaby et se mit presque à courir. On rabattit la toile qui recouvrait le mort. Oh ! mais quelle était donc cette odeur ? Cette puanteur ? Une expression de perplexité enfantine se peignit sur le visage de la Veuve. Le corps était un « flotteur » classique. Personne n’avait préparé la Veuve à ce spectacle. Pas même Dirk Burnaby, qui n’en avait pas eu le cœur ni l’estomac.
Les restes de Gilbert Erskine, âgé de vingt-sept ans, étaient grotesquement boursouflés par les gaz intestinaux, et il était presque impossible de reconnaître là un être humain. Ce corps naguère mince était un corps ballon, nu, sans poils, sans ongles. Une langue noire et enflée sortait d’une bouche bizarrement souriante et d’une mâchoire pendante. Les yeux, laiteux, n’avaient plus d’iris, plus de paupières. Les organes génitaux étaient boursouflés eux aussi, pareils à des prunes éclatées. Plus hideux encore, la couche superficielle de la peau s’était détachée, révélant un derme brun-rouge, sillonné de capillaires éclatés. Une puanteur plus virulente que celle du gaz sulfureux montait du cadavre. Ariah poussa un cri ressemblant à un rire. Un rire d’enfant terrible, teinté de peur, d’indignation.
Elle reconnaissait son mari, affirma-t-elle, au « sourire furieux » du cadavre. Et à l’alliance en or blanc, identique à la sienne, autour de laquelle l’annulaire noirci avait gonflé de plusieurs fois sa taille.
« Oui. C’est Gilbert. »
Elle le dit dans un murmure. Alors seulement sa remarquable résistance et sa force abandonnèrent la Veuve blanche. Sept jours et sept nuits de veille s’achevèrent. Ses yeux se révulsèrent comme ceux d’une poupée secouée et elle serait tombée si, maudissant son sort, Dirk Burnaby ne l’avait prise dans ses bras.