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… Se réveillant ce matin-là pour affronter le fait grossier et irréfutable qu’elle, qui avait dormi seule toute sa vie, était de nouveau seule le lendemain du jour de ses noces. Se réveillant seule bien qu’elle ne fût plus Mlle Ariah Juliet Littrell, mais Mme Gilbert Erskine. Plus la fille célibataire du révérend et de Mme Thaddeus Littrell, demeurant à Troy, État de New York, professeur de piano et de chant au conservatoire, mais la jeune épouse du révérend Gilbert Erskine, récemment nommé ministre de la Première Église presbytérienne à Palmyra, État de New York.

Se réveillant seule, au même instant elle sut. Mais sans parvenir à croire, sa fierté l’en empêchait. Sans se permettre de penser Je suis seule. Non ?

Un tintamarre de cloches nuptiales l’avait suivie jusque-là. Des centaines de kilomètres. Des cercles de douleur lui enserraient le crâne comme un étau. Elle avait les intestins dérangés, comme si les viscères mêmes étaient corrodés, en décomposition. Dans ce lit inconnu qui sentait les draps moites, la chair moite et le désespoir. Où donc était-elle, quel était le nom de cet hôtel où il l’avait amenée, un paradis pour jeunes mariés, et Niagara Falls était la capitale mondiale de la lune de miel, un pouls dans sa tête battait si violemment qu’elle ne pouvait réfléchir. Mariée depuis trop peu de temps pour connaître grand-chose aux maris, mais il lui semblait plausible (elle se le disait comme une enfant effrayée se raconterait une histoire afin d’écarter le danger) que Gilbert se fût simplement glissé hors du lit pour se rendre dans la salle de bains. Parfaitement immobile, elle tendit l’oreille, guettant un bruit de robinets, de bain qui coule, de chasse tirée, espérant entendre alors même que ses nerfs sensibles se refusaient à le faire. La gêne, la honte d’une telle intimité étaient nouvelles pour elle, autant que l’intimité du mariage. Le « lit conjugal ». Nulle part où se cacher. L’odeur âcre de la brillantine Vitalis de Gilbert en collision avec celle coquettement sucrée de son eau de Cologne au muguet. Rien qu’Ariah et Gilbert que personne n’appelait Gil seuls ensemble haletant et souriant et déterminés à se montrer aussi gais, agréables, polis l’un envers l’autre qu’ils l’avaient été avant d’être unis par les liens sacrés du mariage sauf qu’Ariah devait savoir que quelque chose n’allait pas, elle s’était réveillée en sursaut de son sommeil torpide avec cette certitude.

Parti. Il est parti. Impossible qu’il soit parti. Où ?

Bon Dieu ! Elle était une nouvelle mariée timide. Le monde la percevait ainsi, et le monde ne se trompait pas. Au bureau de la réception de l’hôtel, elle avait signé, pour la première fois, Mme Ariah Erskine, et ses joues s’étaient enflammées. Vierge, à vingt-neuf ans. Ayant aussi peu l’expérience des hommes que s’ils appartenaient à une autre espèce. Bien qu’au supplice, elle n’osait même pas tendre le bras dans le lit immense de peur de le toucher.

Elle n’aurait pas voulu qu’il interprète mal son geste.

Il lui fallait presque se rappeler son nom. « Gilbert ». Personne ne l’appelait « Gil ». Aucun des membres de la famille Erskine qu’elle avait rencontrés. Peut-être certains de ses amis du séminaire d’Albany l’avaient-ils appelé « Gil » mais c’était un côté de lui qu’Ariah n’avait pas encore vu et ne pouvait prétendre connaître. C’était comme de discuter foi religieuse avec lui : il avait été ordonné ministre de l’Église presbytérienne à un très jeune âge, si bien que la foi était son domaine professionnel et pas celui d’Ariah. Désigner un tel homme par le diminutif populaire de « Gil » aurait été trop familier de la part d’Ariah, sa fiancée qui venait tout juste de devenir son épouse.

À sa façon guindée et timide, il l’avait appelée « ma chère Ariah ». Elle l’appelait « Gilbert » mais avait prévu que, dans un moment de tendresse, comme dans les films romantiques de Hollywood, elle se mettrait à l’appeler « chéri »… peut-être même « Gil, mon chéri ».

À moins que tout cela ne fût changé. Cette possibilité.

Elle avait bu une coupe de champagne à la réception de mariage, et une autre coupe – ou deux – dans leur chambre d’hôtel, rien de plus, et pourtant jamais elle ne s’était sentie aussi assommée, aussi dévastée. Ses cils lui semblaient collés ensemble par de la glu, elle avait un goût d’acide dans la bouche. Une idée lui était insupportable : elle avait dormi ainsi, comateuse, la bouche ouverte et béante comme celle d’un poisson.

Avait-elle ronflé ? Gilbert avait-il entendu ?

Elle tendit l’oreille. Des canalisations vétustes geignaient et gargouillaient, mais pas à proximité. Pourtant Gilbert était certainement dans la salle de bains. Sans doute s’efforçait-il de bouger en silence. Pendant la nuit, il était allé aux toilettes. En tâchant de masquer ses bruits. De faire couler de l’eau pour masquer… À moins que ce fût Ariah, ouvrant à fond les deux robinets du lavabo ? Ariah dans sa chemise en soie ivoire tachée, titubant et essayant de ne pas vomir mais finissant par vomir tout de même dans le lavabo, secouée de sanglots.

Non. N’y pense pas. Personne ne peut t’y forcer.

La veille, à leur arrivée en début de soirée, Ariah s’était étonnée qu’au moins de juin l’air fût aussi froid. Aussi humide. Saturé d’humidité au point que le soleil couchant ressemblait à un réverbère réfracté dans de l’eau. Vêtue d’une robe en popeline à manches courtes, Ariah frissonna et serra ses bras contre sa poitrine. Gilbert, qui regardait dans la direction du fleuve, sourcils froncés, n’y fit pas attention.

Il avait conduit sans interruption depuis Troy, plusieurs centaines de kilomètres à l’est ; il avait insisté. Il avait dit à Ariah que voyager en passager dans sa propre voiture – une Packard 1949 noire, admirablement briquée – le rendait nerveux. À plusieurs reprises pendant le trajet, il s’était excusé et mouché avec bruit. En se détournant. Son visage semblait brûlant de fièvre. Elle espérait qu’il n’avait pas pris froid, avait murmuré Ariah deux ou trois fois, comme Mme Erskine, mère de Gilbert et maintenant belle-mère d’Ariah, en avait exprimé la crainte lors du déjeuner.

Gilbert était sujet aux maux de gorge, aux infections respiratoires et aux sinusites, avait prévenu Mme Erskine. Il avait un « estomac délicat » qui ne supportait pas les aliments épicés ni l’« agitation ».

Mme Erskine avait refermé ses bras grassouillets autour d’Ariah, qui avait cédé avec raideur à son étreinte. Mme Erskine avait prié Ariah de l’appeler « mère » – comme Gilbert.

Ariah murmura oui. Oui, mère Erskine.

En pensant Mère ! Qu’est-ce que ce mot fait de Gilbert et de moi, un frère et une sœur ?

Ariah avait multiplié les efforts. Ariah était résolue à être une mariée idéale, et une belle-fille idéale.

Un tintamarre de cloches d’église. Dimanche matin !

Dans un lit inconnu, dans une ville inconnue, et perdue.

Une voix réprobatrice de femme à son oreille, et l’odeur de la poitrine talquée de mère Erskine. Si vous n’avez jamais bu plus fort que du cidre doux, Ariah, croyez-vous qu’il soit sage de prendre un deuxième verre de champagne… si vite après le premier ?

Peut-être n’était-ce pas la mère de Gilbert mais celle d’Ariah. Ou alors les deux, à des moments distincts.

Une mariée gloussante et frissonnante. En satin et dentelle de Chantilly, petits boutons de nacre tarabiscotés, voile de tulle, et longs gants de dentelle qui, retirés après le déjeuner, avaient laissé sur sa peau sensible de légères marques en forme de diamants évoquant une éruption exotique. Pendant le déjeuner, servi dans la grande demeure lugubre des Littrell attenante à l’église, on vit la mariée porter nerveusement sa coupe de champagne à ses lèvres. Elle mangea peu, et sa main tremblait si fort qu’elle fit tomber une bouchée de pièce montée. Ses yeux en amande, plutôt petits, vert galet, ne cessaient de s’embuer, comme sous l’effet d’une allergie. Elle quitta plusieurs fois la table pour se rendre aux toilettes. Elle raviva son rouge à lèvres, brillant comme un néon ; elle s’était trop souvent poudré le nez et, de près, on discernait des particules de poudre. En dépit de ses efforts pour être gracieuse, elle était aussi empruntée et gauche qu’une cigogne. Coudes pointus, nez crochu. À sa voix râpeuse et inaudible, jamais on ne l’aurait crue chanteuse accomplie. Malgré tout, certains déclarèrent qu’elle était « charmante », « une ravissante épousée ». Et pourtant : ces seins comme des gobelets en carton ! Elle savait bien que tout le monde regardait sa poitrine dans l’exquis corsage de dentelle Chantilly, et la plaignait. Elle savait bien que tout le monde plaignait Gilbert Erskine d’avoir épousé une vieille fille.

Une autre coupe de champagne ?

Elle avait gracieusement refusé. À moins qu’elle ne l’eût prise. Juste pour boire quelques petites gorgées.

Mme Littrell, la mère-de-la-mariée, à peu près aussi soulagée qu’anxieuse, avait concédé que, oui, cela pouvait paraître étrange, tout un corset pour contenir les minuscules seins 85 A, les cinquante-cinq centimètres de tour de taille et les quatre-vingts centimètres de tour le hanche, oui mais c’est un mariage, le jour le plus important de ta vie. Et le corset est muni d’un porte-jarretelles pour tes bas de soie les plus fins.

Ariah rit sauvagement. Ariah arracha quelque chose, une longueur de soie, à la couturière stupéfaite, et se moucha dedans.

Mais elle avait cédé, bien sûr. Jamais Ariah n’aurait désobéi à Mme Littrell sur ces questions de protocole féminin.

Plus tard, le matin de la cérémonie, habillée par Mme Littrell et par la couturière, elle avait prié en silence Mon Dieu, fais que mes bas ne plissent pas sur les chevilles. Nulle part où cela se voie.

Et, quand la cérémonie avait débuté : Mon Dieu, fais que je ne transpire pas. Je sais que ça commence, je le sens. Fais que des demi-lunes de transpiration n’apparaissent pas sous mes bras. Dans cette belle robe. Je t’en prie, mon Dieu !

Ces prières ferventes de petite fille avaient été exaucées, pour autant qu’Ariah le sût.

Elle se sentait prendre des forces, peu à peu. Elle se contraignit à murmurer : « Gilbert ? » Comme on murmurerait d’une voix endormie à son époux, en se réveillant. « Gilbert, où… où es-tu ? »

Pas de réponse.

À travers ses yeux mi-clos, elle vit : personne dans le lit à côté d’elle.

Un oreiller de travers. Une taie de lin froissé. Un drap rabattu – avec soin, semblait-il. Mais personne.

Ariah se força à ouvrir les yeux. Oh !

Une pendule allemande en céramique sur une tablette de cheminée et des chiffres dorés brillants auxquels, l’espace de quelques pénibles secondes, les yeux plissés d’Ariah ne trouvèrent aucun sens. Puis le cadran de la pendule indiqua 7 h 10. Au-dehors le brouillard s’estompait, il semblait que ce fût le matin et non le crépuscule.

Ariah n’avait donc pas gâché la journée.

Elle n’avait pas perdu son mari. Pas si vite !

Car si Gilbert n’était pas dans la salle de bains, sans doute était-il ailleurs dans l’hôtel. Il lui avait fait savoir qu’il se levait tôt. Peut-être dans le hall victorien, avec ses boiseries sombres, ses canapés de cuir et son sol de marbre luisant ; ou en train de boire un café dans la véranda majestueuse qui donnait sur Prospect Park et, au-delà, sur le Niagara et les Chutes. En lisant, le sourcil froncé, la Niagara Gazette, le Buffalo Courier-Express. Ou, son stylo d’argent à la main – un cadeau d’anniversaire d’Ariah elle-même – il prenait peut-être des notes en feuilletant des cartes, des dépliants, et des brochures touristiques intitulées : LES CHUTES DU NIAGARA : UNE DES SEPT MERVEILLES DU MONDE.

Il attend que je le rejoigne. Que je glisse ma main dans la sienne.

Ariah imaginait son jeune mari. Il était assez séduisant à sa manière austère. Ces lunettes clignotantes, un long nez aux narines anormalement larges et profondes. Aria lui sourirait gaiement, le saluerait d’un petit baiser sur la joue. Comme s’ils se conduisaient ainsi, avec cette décontraction, cette intimité, depuis longtemps. Mais Gilbert dissiperait cette impression en se levant très vite, avec gaucherie, bousculant la petite table en rotin et renversant le café, car il avait été élevé à ne jamais rester assis en présence d’une femme. « Ariah ! Bonjour, ma chère.

– Je suis navrée d’être aussi en retard. J’espère…

– Garçon ? Un autre café, s’il vous plaît. »

Dans de charmants fauteuils à bascule en osier blanc, côte à côte. Le couple de jeunes mariés. Parmi combien de centaines de couples semblables, en juin, à Niagara Falls ? Le serveur noir en uniforme s’approche en souriant… Ariah grimaça en descendant du lit. C’était un lit victorien à colonnes avec des montants de cuivre et un dais au crochet ressemblant à une moustiquaire ; le matelas était à une hauteur anormale du sol. Comme une personne au dos brisé en plusieurs endroits, elle se déplaça avec précaution. Remontant une bretelle de sa chemise de nuit en soie, tombée sur son épaule, ou arrachée. (Et comme cette épaule était douloureuse, décolorée… Une meurtrissure couleur prune était apparue pendant la nuit.) Ses cils s’étaient décollés, mais à peine. Elle avait dans les yeux des particules de mucus sec pareilles à du sable. Et cet horrible goût acide dans la bouche.

« Oh ! Mon Dieu. »

Secouant la tête pour s’éclaircir les idées, ce qui était une erreur. Du verre brisé ! Des éclats de miroir qui bougent, glissent, scintillent dans son cerveau.

Ainsi, la semaine précédente, elle avait laissé tomber par maladresse sur le tapis de la chambre à coucher de ses parents un miroir de nacre qui, avec perversité, avait rebondi sur le parquet de bois dur où il s’était aussitôt fendu, fracassé… sous le regard de la mariée effrayée, de la mère-de-la-mariée pétrifiée, consternées par ce mauvais présage auquel, presbytériennes pieuses, elles n’avaient le droit de croire ni l’une ni l’autre. « Oh ! mère. Je suis désolée. » Ariah avait parlé avec calme bien que se disant avec une résignation stoïque Cela va commencer maintenant. Ma punition.

Maintenant le tonnerre sourd des Chutes était entré dans son sommeil.

Maintenant le tonnerre sourd des Chutes, menaçant comme les marmonnements indéchiffrables de Dieu, était entré dans son cœur.

Elle avait épousé un homme qu’elle n’aimait pas et ne pouvait aimer. Pis encore, elle avait épousé un homme dont elle savait qu’il ne pouvait l’aimer.

Les catholiques, dont la religion baroque épouvantait et fascinait les protestants, croyaient en l’existence de péchés mortels. Il y avait les péchés véniels mais les péchés mortels étaient ceux qui comptaient. Ariah savait que c’était sûrement un péché mortel, punissable de la damnation éternelle, que d’avoir fait ce qu’elle et Gilbert Erskine avaient fait. Unis par les liens sacrés du mariage, par un contrat légal les engageant à vie. D’un autre côté, sans doute cela arrivait-il très souvent à Troy, État de New York, et ailleurs. C’était quelque chose dont on « se remettait avec le temps ».

(Une expression qu’affectionnait Mme Littrell. La mère d’Ariah la prononçait au moins une fois par jour, trouvant apparemment que c’était une pensée réconfortante.)

Ariah oscillait sur un épais tapis vieux rose. Elle était pieds nus, en sueur mais grelottante. Elle fut soudain prise de démangeaisons. Au creux de ses aisselles moites, entre les jambes. Une démangeaison brûlante comme une attaque de minuscules fourmis rouges dans la région de l’aine.

Ma punition. Ariah se demandait si elle était encore vierge.

Ou si dans la confusion de la nuit, dans un délire de semi-nudité et de draps froissés, de baisers bruyants et de halètements, de tâtonnements frénétiques, elle avait pu se faire… il se pouvait qu’elle fût… enceinte ?

Ariah pressa ses poings contre sa bouche.

« Mon Dieu, non. Je t’en prie. »

Ce n’était pas possible, et elle n’y penserait pas. Ce n’était pas possible.

Naturellement, Ariah voulait des enfants. Elle le disait. Elle l’avait assuré à mère Erskine et à sa propre mère. Bien souvent. Une jeune femme normale veut des enfants, une famille. Une bonne chrétienne.

Mais avoir un bébé !… Ariah se rétracta de dégoût.

« Non. Je t’en prie. »

Ariah frappa timidement à la porte de la salle de bains. Si Gilbert était à l’intérieur, elle ne tenait pas à l’interrompre. La porte n’était pas verrouillée. Avec précaution, elle l’ouvrit… Un miroir rectangulaire fixé au dos de la porte pivota vers elle telle une caricature railleuse : une femme au teint jaunâtre, échevelée, dans une chemise de nuit déchirée. Elle détourna vite le regard et les fins éclats de verre dans son crâne remuèrent, scintillants de douleur. « Oh ! Mon Dieu. » Mais la salle de bains était vide. Une pièce spacieuse, luxueuse, d’une blancheur aveuglante, avec éléments en cuivre luisant, savonnettes parfumées sous emballage clinquant, serviettes monogrammées coquettement disposées. Une énorme baignoire en porcelaine aux pieds griffus, vide. (Gilbert avait-il pris un bain ? Une douche ? Il n’y avait pas trace d’humidité dans la baignoire.) La pièce sentait franchement le vomi, et plusieurs des épaisses serviettes éponge blanches avaient servi. L’une d’elles gisait sur le sol. Au-dessus de l’élégant lavabo encastré, la glace en cœur était tachée d’éclaboussures.

Ariah ramassa la serviette sale et la rangea. Elle se demanda si elle reverrait jamais Gilbert Erskine.

Dans la glace flottait une femme fantôme, mais elle évita son regard pitoyable. Elle se demanda si elle n’avait pas tout imaginé : les fiançailles (« Ma vie a changé. Je suis sauvée. Merci, mon Dieu ! ») ; la cérémonie dans l’église même de son père, et les vœux sacrés du mariage. Le film préféré d’Ariah était Fantasia de Walt Disney, qu’elle avait vu plusieurs fois, et il n’y avait pas si loin de Fantasia à l’état de mariée.

Si l’on est la fille célibataire du révérend et de Mme Thaddeus Littrell de Troy, État de New York. Une rêveuse !

« Gilbert ? fit-elle d’une voix plus forte, chevrotante. Es-tu… quelque part ? »

Silence.

Outre la salle de bains, la suite nuptiale Bouton-de-rose – ainsi était-elle nommée – consistait en une chambre à coucher, un salon et deux penderies. L’ameublement était d’un style victorien agressif, coussins, tentures, abat-jour et tapis couleur vieux rose. Plusieurs coussins avaient la forme de cœurs. Ariah ouvrit chacune des penderies, le visage crispé par la migraine. (Pourquoi cette conduite absurde ? Pourquoi Gilbert se serait-il caché dans une penderie ? Elle ne voulait pas y penser.) Elle vit les vêtements de son mari, disposés avec soin sur les cintres, pendus à leur place. S’il s’était enfui, il les aurait emportés, non ?

Elle ne voulait pas penser à la Packard, se demander si elle était toujours là. C’était un cadeau que les Erskine avaient fait à Gilbert, quelques mois auparavant.

Le salon ! Un mauvais souvenir planait dans cette pièce. Sur une table à plateau de marbre se trouvaient un vase de roses rouges un peu fanées et une bouteille vide de champagne français, tous les deux offerts par le Rainbow Grand. Félicitations, M. et Mme Gilbert Erskine ! La bouteille était couchée sur le côté. Ariah éprouva un brusque sentiment de honte. Un goût doux-acide lui monta à la bouche comme de la bile. Gilbert s’était contenté de siroter son champagne avec prudence. Il n’ingérait d’alcool – comme il disait – que rarement ; même pendant la réception de mariage, il avait été sobre. Mais pas Ariah.

La gueule de bois. Voilà ce qu’elle avait. Aucun mystère de ce côté-là.

La gueule de bois ! Le lendemain matin du jour de ses noces.

Une honte. Par bonheur aucun de leurs parents ne savait.

Car Gilbert n’en parlerait jamais. Même pas à mère Erskine qui l’adorait.

Dégoûtant. Franchement tu me dégoûtes.

Jamais. Il était trop poli. Et il avait sa fierté.

C’était un gentleman, même s’il était aussi un gamin immature. Jamais un gentleman ne ferait de peine à sa femme, surtout une femme nerveuse et excitable. Son épouse depuis moins de vingt heures. Gilbert était donc forcément ailleurs dans l’hôtel. Dans le hall ou dans le café ; sur la véranda devant la pelouse ou en train de se promener dans le parc de l’hôtel, attendant qu’Ariah le rejoigne. (Gilbert ne serait pas allé voir les Chutes, pas sans elle.) Et il était encore tôt, pas tout à fait 7 heures et demie. Il avait pris ses vêtements et ses chaussures et s’était habillé discrètement dans le salon. En veillant à ne pas réveiller Ariah qu’il savait… épuisée. Il n’avait pas allumé la lumière. Il s’était déplacé pieds nus.

Résolu à s’enfuir coûte que coûte. Sans se faire remarquer.

« Non ! Je ne peux pas le croire. »

C’était étrange d’être aussi seule. Dans cette suite à la décoration absurde même la voix d’Ariah faisait seule. Elle avait supposé que le mariage serait différent.

On commence par un souhait, puis le souhait se réalise, et on ne peut plus y mettre fin.

Comme « L’apprenti sorcier », cette séquence comico-cauchemardesque de Fantasia. Mais l’épreuve vécue par Mickey Mouse, l’infortuné apprenti du sorcier, se terminait bien, lorsque le sorcier rentrait chez lui et rompait le charme. La situation d’Ariah était très différente.

Où était le chez-soi d’Ariah, d’ailleurs ? Ils devaient « s’installer » à Palmyra. Dans une haute maison de brique austère attribuée à Gilbert en même temps que sa charge de pasteur. Elle n’avait pas vraiment réfléchi à cette résidence et n’allait pas le faire maintenant.

Maintenant : où était maintenant ?

Niagara Falls ?

Quelle idée ! Des plaisanteries vulgaires. Comme si Ariah et Gilbert faisaient tout pour être des nouveaux mariés américains types.

En fait, curieusement, c’était Gilbert qui avait voulu se rendre aux Chutes. Il s’intéressait depuis longtemps à l’« histoire glaciaire ancienne », à la « préhistoire géologique », dans cette partie de l’État de New York. Pour l’un de leurs rendez-vous, ils s’étaient retrouvés au musée d’histoire naturelle d’Albany et, pour un autre, à Herkimer Falls, où un colonel à la retraite ouvrait au public sa collection de fossiles et d’objets indiens. Des conversations de Gilbert avec son père, bien plus animées et plus intéressantes que celles de Gilbert avec elle-même, Ariah avait déduit qu’à ses yeux sa « tâche prédestinée » était peut-être de concilier les preuves supposées apportées par les découvertes de fossiles du XIXe siècle avec le récit biblique de la création du monde.

Le révérend Littrell, la cinquantaine robuste et la mâchoire carrée, l’air aussi rassis que Teddy Roosevelt sur les vieilles photos, se moqua de cette idée. Lui croyait que le diable avait laissé ces prétendus fossiles dans la terre pour que de crédules imbéciles les y trouvent.

Gilbert avait tiqué à cette remarque mais, en gentleman, n’avait pas formulé d’objection.

La voie de la science et la voie de la foi. Ariah ne pouvait qu’admirer son fiancé pour cette ambition.

Elle avait toujours considéré la Genèse comme une version hébraïque d’un conte de Grimm. Essentiellement, il s’agissait d’un avertissement : désobéis à Dieu le Père, et tu seras chassé du jardin d’Éden. Fille d’Ève, la punition sera double : Tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. Voilà qui était assez clair !

Ariah n’avait pas plus l’intention d’avoir des débats théologiques avec Gilbert qu’elle n’en avait eu avec son père. Que ces hommes pensent ce qu’ils veulent, se disait-elle. C’est pour notre bien à nous aussi.

Elle décida d’appeler la réception. Courageusement elle souleva le récepteur de plastique rose et composa le zéro. Elle demanderait si… si un homme relativement jeune se trouvait dans le hall ? Ou… sur la véranda ? Au café ? Elle souhaiterait lui parler, s’il vous plaît. Un grand jeune homme maigre pesant dans les soixante-dix kilos, une peau pâle couleur parchemin qui semblait trop tendue sur les os du visage, des lunettes rondes à monture d’acier, habillé avec soin, courtois, ayant une manière bien à lui de paraître attendre patiemment qu’on le satisfasse ; ou de montrer à quel point il pouvait être charitable, prêt à en rabattre sur ses attentes, quoique secrètement mécontent… Mais lorsque la téléphoniste dit d’un ton enjoué : « Bonjour, madame Erskine, que puis-je pour vous ? », Ariah resta muette. Il faudrait qu’elle s’habitue à ce qu’on l’appelle Mme Erskine. Mais était surtout saisie de constater qu’une inconnue connaissait son identité ; le numéro de sa chambre avait dû s’allumer sur le standard. D’un ton humble, elle dit : « Je… je me demandais juste qu… quel temps il faisait ? Je ne sais pas quoi mettre ce matin. »

La standardiste eut un rire amical bien rodé.

« Nous avons beau être en juin, madame, vous êtes à Niagara Falls. Habillez-vous chaudement jusqu’à ce que le brouillard se lève. » Elle marqua une pause pour produire son effet. « S’il se lève. »