Cours, cours ! Ton salut en dépend.
L’aube arriva enfin. Toute la nuit le fleuve tonnant l’avait appelé. Tout au long de la nuit, tandis qu’il priait pour rassembler les forces qui lui seraient nécessaires, le fleuve l’appelait. Viens ! La paix est ici. La rivière du Tonnerre, ainsi l’avaient nommée les Tuscarora des siècles auparavant. Les chutes du Tonnerre. Les Indiens d’Ongiara l’appelaient l’Eau-qui-a-faim. Elle dévorait les imprudents et les victimes offertes en sacrifice. Ceux qui se jetaient dans ses eaux bouillonnantes pour être emportés vers l’oubli et la paix. Combien d’âmes torturées répudiées par Dieu avaient trouvé la paix dans ces eaux, combien avaient été anéanties et rendues à Dieu, il n’en avait aucune idée. Sûrement des centaines d’hommes comme lui, peut-être des milliers. Depuis le début de l’histoire écrite dans cette partie de l’Amérique du Nord, vers 1500. Beaucoup étaient des païens, mais Jésus aurait pitié d’eux. Jésus aurait pitié de lui. Jésus lui accorderait l’oubli, comme l’oubli Lui aurait été accordé sur la croix s’Il l’avait souhaité. Mais Il n’avait pas eu besoin de cette consolation parce qu’Il était le fils de Dieu, né sans péché, sans même la capacité d’aspirer au péché. Jamais Il n’avait touché à une femme, jamais Il ne s’était abandonné dans un cri d’extase aux caresses grossières de la femme.
C’était l’aube, il était temps. Il avait vécu trop longtemps. Vingt-sept ans, trois mois ! On le disait jeune, on le traitait en prodige, mais il savait à quoi s’en tenir. Il avait vécu un jour et une nuit de trop. Acceptez-vous de prendre cette femme pour épouse. Jusqu’à ce que la mort vous sépare et donc il ne pouvait supporter une heure de plus. Se coulant hors du lit. Hors des draps qui sentaient l’odeur de leurs corps. Tandis que la femme qui était Mme Erskine l’épouse légitime dormait d’un sommeil lourd, sur le dos comme si elle était tombée d’une grande hauteur, sans connaissance, décervelée, les mains levées dans une geste de stupéfaction, la bouche ouverte comme celle d’un poisson et au fond de cette bouche une respiration entrecoupée, mouillée, idiote, qui l’exaspérait, lui donnait envie de refermer les doigts autour de sa gorge et de serrer. Cours, cours ! Sans te retourner. Il ramassa ses vêtements, ses chaussures, gagna sur la pointe des pieds le salon où une pâle lumière froide exposait la pièce rose peluche à la décoration surchargée. Suite nuptiale, paradis pour deux. Luxe et intimité. Des heures idylliques que vous n’oublierez jamais ! Se débattant avec les boutons, marmonnant tout bas tandis qu’il s’habillait en hâte, fourrait ses pieds nus dans des chaussures à demi lacées et fuyait.
Cours, cours ! Pour ton salut.
Trop agité pour attendre un ascenseur, il prit l’escalier de secours. Cinq volées de marches. À sa montre Bulova (offerte par ses parents pleins de fierté lorsqu’il était sorti premier de sa promotion du séminaire d’Albany) qu’il n’avait pas manqué d’attacher à son poignet, car G. était homme à observer certains rituels routiniers même dans la dernière heure exaltée de son existence, il était à peine un peu plus de 6 heures. Le hall de l’hôtel était quasiment désert. Quelques employés en uniforme, qui ne firent guère attention à lui. Dehors, l’air était froid et très humide. Juin, le mois des mariages. Juin, la saison de l’amour en fleur. Juin, une farce. Si d’après la montre de G. c’était l’heure de l’aube, d’après le ciel au-dessus des gorges du Niagara c’était une heure hors du temps, ensevelie dans la brume, blafarde comme le fond d’un récipient récuré et sentant une odeur sulfureuse, métallique. Niagara ! Capitale mondiale de la lune de miel. Il avait su dès le début, peut-être. Il ne s’était jamais vraiment fait d’illusions. Présenté à la femme rousse, désireux de se faire accepter par son père influent, le révérend Thaddeus Littrell de Troy, État de New York. Présenté à la femme rousse dont les lèvres minces avaient ébauché un sourire hésitant, plein d’espoir, alors même qu’elle fixait sur lui des yeux vert galet, brillants et inflexibles comme du verre. Et il avait pensé, dans sa sottise, sa vanité, son désespoir Une sœur ! Quelqu’un qui me ressemble.
Il marchait vite. Pieds nus dans d’élégantes chaussures de cuir, et ses talons s’échauffaient. Une erreur de ne pas avoir enfilé de chaussettes mais il n’avait pas le temps. Il fallait qu’il arrive au fleuve, qu’il arrive là-bas. Là-bas seulement, peut-être, pourrait-il respirer. Une averse avait laissé des flaques sur les larges trottoirs de Prospect Street. Les pavés luisaient d’humidité. Il descendit sur la chaussée et au même instant un tramway ferraillant fonça sur lui, une trompe hurlante retentit et il dissimula son visage pour que personne ne puisse le reconnaître plus tard en voyant son portrait dans les journaux locaux. Car il savait que la honte et le désespoir de son acte lui survivraient, et que son courage serait tu, mais il s’en moquait car il était temps, Dieu ne lui pardonnerait jamais mais Dieu lui accorderait la liberté. Telle était la promesse des Chutes. Toute la nuit il avait entendu leur murmure grondant et maintenant, à l’air libre, il l’entendait plus nettement, il sentait le sol sous ses pieds vibrer de leur puissance. Viens ! Ici seulement se trouve la paix.
Quelle fierté, quelle fièvre triomphante. Dix mois auparavant.
Au téléphone annonçant d’une voix tremblante Je suis fiancé, Douglas. Et son ami avait répondu avec chaleur, avec spontanéité. Félicitations, Gil ! Et il avait dit presque en se vantant : Tu viendras à mon mariage ? Il est prévu pour juin prochain. D. répondit : Bien sûr, Gil. C’est une excellente nouvelle. Je suis très heureux pour toi. G. dit : Je suis heureux, moi aussi. Je suis… heureux. D. dit : Gil ? et G. dit : Oui, Douglas ? et D. demanda : Qui est-ce ? Et, perdu un instant, G. bégaya : Qui cela ? Et D. dit, en riant : Ta fiancée, Gil. Quand la verrai-je ?
D. avait été impressionné (non ?) lorsqu’il avait appris qui était sa fiancée. La fille de. Professeur de musique, pianiste et chanteuse.
Au séminaire, ils étaient si opposés de tempérament. Pourtant ils avaient discuté avec passion jusque tard dans la nuit : de la vie et de la mort, de la mortalité et de la Vie éternelle. Jamais ils n’avaient parlé du suicide. Jamais du désespoir. Car pourquoi de jeunes chrétiens se préparant au pastorat auraient-ils désespéré ? Ils étaient eux-mêmes porteurs de bonnes nouvelles. Avec la ferveur de la fin de l’adolescence, ils parlaient donc d’amour – l’« amour mature », l’« amour entre un homme et une femme », « ce que devrait être un mariage chrétien en ce milieu de XXe siècle ». Bien entendu, ils avaient parlé d’avoir des enfants.
Ils jouaient aux échecs, le jeu de D. Ils partaient en randonnée et cherchaient parfois des fossiles dans les ravins argileux et le lit des ruisseaux, ce qui était le jeu de G. depuis l’enfance.
D. n’avait pu assister au mariage de G. G. se demandait s’il assisterait à son enterrement. S’il peut y avoir enterrement en l’absence de corps. Car peut-être ne retrouverait-on jamais le sien. L’idée le faisait sourire. Parfois, en tombant dans les Chutes, un être humain était perdu à jamais. On avait même vu de petites embarcations se désintégrer au point que leurs morceaux n’étaient jamais récupérés ni identifiés.
La paix de l’oubli.
G. n’avait pas laissé de message pour D. Il n’avait griffonné un mot que pour A., son épouse. Poussé par un sentiment d’obligation qui (espérait-il, car il n’était pas cruel) ne laissait rien transparaître du dégoût qu’il éprouvait pour cette femme. Mais D. lui pardonnerait. Il le croyait.
D., dans la simplicité et la bonté de son cœur. Un chrétien né. Il pleurerait G., mais lui pardonnerait.
D. avait sa propre vie indépendante, à présent. Depuis des années. Il était l’assistant du pasteur d’une grande église prospère de Springfield, dans le Massachusetts. Il était fier d’être marié et père de petites jumelles de deux ans. Faire de lui un genre de complice même au deuxième ou troisième degré aurait été un péché. Faire de lui le dépositaire d’un secret aussi honteux. À moins que ce ne fût un beau secret. Je ne peux aimer aucune femme, j’ai essayé, Dieu m’en soit témoin. Je ne peux aimer que toi. D. avait accompagné G. dans ses randonnées à la recherche de fossiles. Enfant, il avait commencé par collectionner des pointes de flèche et des objets indiens, mais les « fossiles » l’avaient vite fasciné davantage. Ces vestiges délicats d’une époque perdue et à peine imaginable, précédant l’histoire humaine. Des œuvres d’art mystérieuses, aurait-on dit, les empreintes schématiques d’organismes ayant vécu des millions d’années – soixante-cinq millions d’années ! – avant le Christ. Un monde de temps lent où mille ans n’étaient qu’un instant, et soixante mille ans une période trop courte pour être mesurable par les méthodes de datation géologique. À treize ans, G. avait fabriqué un filet à mailles fines attaché à un cadre en bois afin de pouvoir passer au crible la molle boue noire des lits de ruisseaux et d’y rechercher des fragments d’os et de roches fossilifères, les dents de raies et de requins millénaires ; la forme de vieux calmars calcifiés, durs comme l’ambre. À Troy, si loin de la mer ! G. ne pouvait croire, comme son père, que le diable avait dissimulé de prétendus fossiles dans la terre pour induire l’humanité en erreur ; pour jeter le doute sur le récit de la création de la Genèse – selon lequel Dieu avait créé la terre, les étoiles et toutes les créatures de la terre en sept jours et sept nuits, il y avait tout au plus six mille ans. (Six mille ! G. souriait quand il y pensait.) Il ne pouvait cependant souscrire aux principes mêmes de l’« évolution ». Hasard, accident. Non ! Impossible.
Et pourtant : serait-il être vrai que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de toutes les espèces, flore et faune, ayant jamais existé aient disparu, et que des espèces disparaissent continuellement ? Quotidiennement ? Pourquoi Dieu créait-il autant de créatures, à seule fin de les laisser se battre frénétiquement entre elles pour leur existence, et s’anéantir ensuite dans l’oubli ? L’humanité disparaîtrait-elle un jour, elle aussi ? Était-ce le dessein de Dieu ? Car il y avait sûrement un dessein. Le christianisme devait essayer de comprendre et d’expliquer. Le père de G. refusait de discuter de ces questions avec lui. Il avait décidé depuis longtemps que la science était une religion fausse, superficielle, et que seule comptait, en fin de compte, une foi profonde et robuste. « Tu le comprendras, mon fils. Avec le temps. » Quelques-uns des jeunes professeurs de G. au séminaire avaient été plus ouverts à la discussion, mais leurs réponses étaient néanmoins limitées et leurs connaissances scientifiques restreintes. Pour eux, il n’y avait guère de différence entre six mille ans, soixante-cinq ou cinq cents millions d’années. La foi, la foi ! « Que vaut la “foi” si elle est fondée sur l’ignorance ? protestait G. Je veux savoir. » Mais D. répondait : « Écoute, Gil. La foi est une affaire pratique, quotidienne. Je ne doute pas davantage de l’existence de Dieu et de Jésus que de celle de ma famille ou de la tienne. Ce qui compte, ce sont les rapports que nous avons avec eux et entre nous. Et c’est tout ce qui compte. »
Cette réponse émouvait G. Sa simplicité, et le bon sens fondamental d’une telle attitude. Il doutait cependant de pouvoir s’en satisfaire. Il voulait toujours davantage…
« C’est peut-être ta destinée particulière, Gil. Trouver un sens à tout cela. Réconcilier la science et la “foi”. Tu y as déjà pensé ? »
D. paraissait tout à fait sérieux. Il semblait penser que G., diplômé d’un séminaire protestant de province, dépourvu de toute formation scientifique ou presque, pouvait être capable d’une telle tâche.
Personne d’autre que D. n’avait eu de telles ambitions pour G.
Personne d’autre que D. ne l’avait appelé Gil.
Tout cela était fini, à présent. G. laisserait sa collection de fossiles derrière lui, dans la maison de ses parents. Dans la chambre de son enfance, rangée dans des tiroirs et des cartons. Au collège, il s’était mis à les apporter à ses professeurs de sciences, qui avaient tenté de les identifier et de les dater. Il se demandait s’ils en savaient davantage que lui. Il avait voulu le penser. Ils lui avaient affirmé que les fossiles avaient à coup sûr des millions d’années. Des centaines de millions ? Il y avait la période cambrienne, et il y avait la période crétacée. Dans cette région de l’État de New York, les fossiles pouvaient dater de l’ère glaciaire. L’ère des dinosaures. L’ère de l’homme de Néanderthal. Penser que ces objets mystérieux avaient fini en sa possession l’avait fasciné. Il n’y a pas de hasard dans les desseins de Dieu, et, G. le savait, Il avait voulu qu’il soit pasteur ; puisque Dieu lui avait permis de trouver ces fossiles, c’était qu’il y avait également une raison. Un jour, il la connaîtrait. Il avait eu l’intention de prendre des cours de paléontologie, de paléozoologie, dans une grande université telle que celle de Cornell… Pour une raison ou une autre, il ne l’avait jamais fait. Il se demandait s’il avait eu peur de ce qu’il aurait pu apprendre.
Que tu n’as pas de destinée particulière. Ni toi, ni l’humanité.
À cette heure matinale, un dimanche matin, la ville était presque déserte. Des cloches semblaient pourtant sonner sans interruption. Une clameur bruyante. Il avait envie de se boucher les oreilles. Jamais il n’avait remarqué à quel point sa religion était envahissante. Nous sommes là ! Les chrétiens ! Nous vous cernons ! Nous apportons des nouvelles des Évangiles ! De bonnes nouvelles ! Venez faire votre salut ! Il trouvait bien plus séducteur le grondement monosyllabique des Chutes.
Il se força, haletant, à marcher d’un pas normal. Car un agent de police pouvait le voir, deviner ses intentions. Son visage. Son visage ravagé. Son visage de gamin qui avait vieilli de plusieurs années en une seule nuit. Ses yeux enfoncés. Il craignait que brille de façon flagrante sur son visage la délivrance qu’il recherchait.
Il lui était pourtant difficile de simuler le calme. Il se sentait comme une bête sauvage en laisse. Si quelqu’un lui faisait obstacle ou essayait de l’arrêter, si cette femme avait essayé de l’arrêter, il l’aurait repoussée avec rage.
Ce n’était pas du désespoir qu’il éprouvait. Pas du tout. Le désespoir suppose humilité, passivité, renoncement. Mais Gilbert Erskine ne renonçait à rien. Un autre homme serait retourné dans la suite de l’hôtel retrouver l’épouse légitime. Le lit, la toison rouge-rouille de l’entrejambe. La bouche gémissante de poisson, les yeux révulsés et les bébés qui s’ensuivraient, une puanteur confortable de couches. Tel était le véritable destin de Gilbert Erskine. La haute maison austère de Palmyra, briques couleur de boue, toit de bardeaux pourris et une congrégation de moins de deux cents personnes, en majorité quinquagénaires ou plus âgées, devant qui le jeune pasteur devrait « faire ses preuves ». Dont il devrait « gagner » la confiance, le respect et finalement l’amour. Oui ? Mais non.
Pas pour G. Il agissait par courage, conviction. Dieu ne lui pardonnerait pas. Mais Dieu me connaîtra tel que je suis.
Le grondement des Chutes. Comme le grondement du sang dans les oreilles. Pénétrant son cerveau fiévreux tandis qu’il était allongé dans ce lit, incapable de dormir. Se rappelant la futilité de leur première rencontre. Il avait cru voir dans cette femme une « sœur »… Quelle plaisanterie cruelle, grossière. Cette rencontre. Maintenant il savait. Elle avait été habilement arrangée par leurs parents, maintenant il comprenait. Les Littrell voulaient à tout prix marier leur vieille fille laide et guindée, et les Erskine marier leur vieux garçon laid et guindé. (Peut-être s’interrogeaient-ils sur sa virilité ? Le révérend Erskine, du moins.) Et donc « Ariah » et « Gilbert » n’étaient que des pions sur l’échiquier dont ils s’étaient imaginés les joueurs !
La nuit précédente. Sa vie vertigineuse comme s’il était déjà en train de se noyer dans le fleuve. Brisé dans les Chutes comme une poupée en plastique bon marché. À côté de lui la femme comateuse et ses ronflements. La femme ivre. Sa nuit de noces, et une femme ivre. Cours, cours ! Il lui fallait se jeter dans les chutes les plus monstrueuses, les Horseshoe. Rien de moins ne suffirait. Dans son état euphorique, il redoutait de survivre. Il redoutait qu’on ne le retire des eaux tumultueuses au bas des Chutes, brisé et estropié. Des équipes de sauvetage seraient-elles de service, d’aussi bonne heure ? Il souhaitait une disparition totale, l’anéantissement. Effacer à jamais de sa vue le visage avide, barbouillé, de la femme rousse. Pendant les longs mois de leurs fiançailles, elle avait été chaste, virginale, fraîche au toucher comme un glaçon. Et ce sourire mince, ces manières gauches… Eh bien, il s’était laissé abuser. Comme une dupe du diable, il s’était laissé abuser. Lui, Gilbert Erskine ! Le plus sceptique des séminaristes. Le plus « libre penseur ». Lui qui se flattait de déjouer depuis des années les ruses de femmes minaudières et sans cervelle. Prêtes à tout pour se marier. Toutes autant qu’elles étaient, prêtes à tout pour être « fiancées » ; courant sans honte après une bague qu’elles puissent porter, exhiber. Vous voyez ? Je suis aimée. Je suis sauvée. Mais Ariah Littrell lui avait paru différente. D’une autre espèce. Une jeune femme qu’il pourrait respecter comme épouse, une femme qui était son égale socialement et presque son égale intellectuellement
Il regrettait amèrement que D. ne lui eût pas demandé Tu aimes cette femme, Gil ?
Il comptait répondre Autant que tu aimes la tienne.
L’occasion ne s’était pas présentée. En fait, personne n’avait demandé à G. s’il aimait cette femme.
Peut-être G. lui avait-il murmuré que oui. Il l’aimait. Peut-être, frappé de timidité. D’embarras. Et gênée à son tour, raide, yeux vert miroir vacillant, évitant les siens. Peut-être avait-elle murmuré, à son tour Moi aussi, je t’aime.
Ainsi, la décision avait été prise. Il avait glissé l’anneau à son doigt fin.
Cours, cours !
Des embruns sur son visage pareils à des crachats. Le grondement des Chutes n’avait cessé de s’amplifier. Ses lunettes étaient embuées, il voyait à peine le trottoir devant lui. Ce pont. Le pont suspendu de Goat Island. Aime-moi pourquoi ne peux-tu pas m’aimer pour l’amour du ciel pourquoi. Fais-le, FAIS-LE ! C’était Goat Island qu’il voulait. Qu’il avait marquée sur sa carte touristique. Avec le petit stylo en argent qu’elle lui avait offert, orné de ses initiales GS. La fierté que lui inspirait cet objet ! Je suis aimé, je suis sauvé.
Leurs baisers timides, tâtonnants, bouches sèches. Le raidissement de son corps, le petit squelette robuste qui la tenait droite lorsqu’il la touchait, l’entourait de ses bras. Comme dans les films. Fred Astaire, Ginger Rogers, dansons ! C’est si facile.
Il avait su qu’elle ne l’aimait pas. Bien sûr.
Pourtant il avait cru (presque !) qu’il l’aimait. Qu’il finirait par l’aimer, elle, son épouse légitime. Avec le temps.
Comme son père avait fini par aimer sa mère, supposait-il. Comme tous les hommes finissaient par aimer leurs épouses.
Car Dieu n’avait-Il par ordonné à l’humanité de Croître et multiplier.
Cours ! Sinon la honte le paralyserait.
Champagne pendant la réception et dans la chambre d’hôtel. Il n’avait pas su. N’avait pas deviné. Cette femme délicate buvant avec l’avidité d’un ouvrier journalier. N’écoutant pas quand il lui avait suggéré avec tact qu’elle avait peut-être assez bu. Pouffant, essuyant sa bouche barbouillée de rouge sur le dos de sa main. Envoyant voler ses chaussures. Lorsqu’elle avait essayé de se lever, elle avait vacillé, prise de vertige ; il avait bondi pour la soutenir. Elle avait manqué tomber, s’était serrée contre lui. Quelle différence avec la fille de pasteur guindée qu’il connaissait. Ariah Littrell avec ses chemisiers blancs ruchés, ses cols Claudine, ses robes chemisiers et ses jupes de flanelle impeccablement repassées. Escarpins à talons hauts bien cirés et gants blancs immaculés. Qu’Ariah eût près de trois ans de plus que lui arrangeait secrètement G. C’était une sorte d’atout, car il savait qu’elle devait lui être reconnaissante de l’avoir choisie. Et il ne voulait pas d’une femme immature pour épouse, il comprenait que ce serait lui le conjoint immature. Ariah prendrait soin de lui comme sa mère l’avait fait avec adoration pendant vingt-sept ans. S’il était froissé, boudeur, irritable, déçu, Ariah comprendrait et pardonnerait. S’il piquait des colères enfantines, elle pardonnerait. Voilà sur quoi il comptait. Un jeune pasteur ambitieux a besoin d’une épouse économe, mûre, responsable. Séduisante mais pas trop. Et Ariah avait des dons cachés, comme on en a dans les villes de province : il avait été impressionné par son jeu au piano, et par la qualité de sa voix de soprano. Lors d’un récital de Noël, Ariah Littrell avait si exquisement chanté « Douce nuit, sainte nuit » qu’on l’avait trouvée jolie. Sa peau cireuse rayonnait ! Ses yeux verts, plutôt craintifs et froids, scintillaient comme des émeraudes ! La petite bouche pincée s’ouvrait avec grâce pour former des mots d’une incomparable douceur. Douce nuit, sainte nuit… Assis près du révérend et de Mme Littrell, G. avait été pris au dépourvu. Il ne s’attendait pas à trouver beaucoup de plaisir à ce récital mais, dès qu’Ariah entra en scène, adressa un signe de tête à son accompagnatrice et se mit à chanter, il éprouva un frisson… de quelque chose. Fierté ? Convoitise ? Attirance sexuelle ? Cette belle jeune femme, calme et assurée, qui chantait devant un public d’admirateurs dans une tenue saisissante, longue jupe de velours lie-de-vin et corsage de soie blanche à manches longues. Yeux levés comme si elle s’adressait au ciel. Doigts fuselés pressés contre sa poitrine dans une attitude de prière. Ses cheveux qui, dans une lumière ordinaire, étaient ternes, fanés, flasques, chatoyaient dans l’éclairage de la scène. De subtiles taches de rouge animaient son visage. Dans les cieux, l’astre luit… G. serra les poings en se disant que oui, oui il aimerait cette femme remarquable. il la ferait sienne.
Cours, ton salut en dépend.
La cérémonie de mariage était passée dans un brouillard comme un paysage aperçu par la vitre d’un véhicule fonçant à toute allure. Quoique D. ne fût pas présent, n’ait pu venir, G. s’obstinait à le voir du coin de l’œil. D., souriant, l’encourageant de la tête. Oui ! Bien ! Je l’ai fait, Gil, tu peux le faire aussi ! Au cours de la réception elle avait commencé à boire et pendant le trajet en voiture de Troy à Niagara Falls elle s’était endormie, tête ballant contre son épaule d’une façon qui l’avait irrité, c’était si intime et en même temps inconscient, idiot. Et dans leur chambre d’hôtel elle avait bu presque toute la bouteille de champagne qui les attendait. Elle bavardait avec nervosité, la diction pâteuse. Elle pouffait et s’essuyait la bouche. Du rouge à lèvres sur les dents, la mise débraillée. Quand elle se redressa, la tête lui tourna et elle perdit l’équilibre ; il avait dû se lever d’un bond pour la soutenir. « Ariah, ma chère ! » Avant de se coucher, elle pouffa, hoqueta et s’avança vers lui en trébuchant. Lorsqu’il s’inclina pour embrasser ses lèvres entrouvertes, humides, il leur trouva un goût d’alcool et de panique. Son cœur faisait des embardées, battait par à-coups. Le lit était ridiculement grand, le matelas si loin du sol qu’Ariah insista pour qu’il lui « fasse la courte échelle ». Partout des coussins de velours en forme de cœur, des couvre-lit en dentelle pareils à des filets pour poissons imprudents. C’était un temple consacré à… quoi ? Dans ce lit, en chemise de soie ivoire, empruntée comme une loutre de mer, Ariah hoquetait, pressait ses poings contre sa bouche et tâchait de ne pas éclater de rire. Ou peut-être en sanglots hystériques.
Il n’avait pas su à quoi s’attendre, n’avait pas voulu y penser à l’avance, mais, Seigneur, il ne s’était pas attendu à cela. Elle l’attira à genoux près d’elle excité et tremblant comme dans un rêve fiévreux d’avilissement. Sous son poids hésitant, elle se tordit et geignit. Ses bras se refermèrent soudain autour de son cou… serrés !… serrés comme des tentacules de poulpe… et elle l’embrassa à pleine bouche. Était-ce là Ariah Littrell, la fille du pasteur ? Gauchement séductrice, une paupière à demi fermée. Insupportables pour lui, ses mains brûlantes courant sur lui à l’aveuglette. Elle murmura son nom, obscène dans sa bouche. Frôla à tâtons sa poitrine, son ventre et son bas-ventre. Son pénis ! Qu’une femme le touche là, comme cela… Implorant dans un gémissement guttural Aime-moi pourquoi ne peux-tu pas m’aimer pour l’amour du ciel pourquoi. Fais-le, FAIS-LE ! Gencives découvertes, dents humides découvertes. Une bande irrégulière de poils couleur rouille entre l’étau de ses cuisses. Il la trouvait laide, répugnante. Bon Dieu s’il te plaît qu’est-ce que tu as FAIS-LE ! Poussant son bas-ventre contre le sien. Son bassin osseux. Il avait envie de la frapper de ses poings, de la bourrer de coups jusqu’à ce qu’elle perde connaissance et ne sache plus rien de lui. Lui aussi gémissait, suppliait Arrête ! Non ! Tu me dégoûtes. En fait, il l’avait peut-être giflée, pas vraiment du plat de la main, en se débattant instinctivement pour se défendre, pour la repousser contre les énormes oreillers. Mais elle n’avait fait qu’en rire. À moins qu’elle eût pleuré. Le lit de cuivre oscillait, craquait, roulait et tanguait comme un bateau ivre. Son coude frotta contre son sein. Il y avait quelque chose de repoussant, d’obscène, dans ces petits seins durs dont les pointes semblaient enflammées. Il cria et lui cracha à la figure de le laisser tranquille mais elle s’accrocha aveuglément à lui, ses doigts de fer empoignèrent son pénis comme dans le plus lubrique des fantasmes adolescents. Avec horreur, il entendit un cri aigu saccadé lui échapper à l’instant même où sa semence laiteuse jaillissait hors de lui douce et perçante comme un essaim d’abeilles. Il s’écroula alors sur elle, haletant. Son cerveau était éteint, telle une flamme que l’on a soufflée. Son cœur battait dangereusement. Leurs corps poisseux de sueur adhéraient l’un à l’autre.
Plus tard il l’entendrait hoqueter et vomir dans la salle de bains.
Un délire de sommeil le submergea comme une eau sale mousseuse. Dans la confusion d’un rêve, il crut qu’il avait peut-être assassiné la femme dont il ne pouvait se rappeler le nom. Épouse légitime. La mort vous sépare. Il lui avait brisé le cou. L’avait étouffée avec les draps malodorants. Frappée et griffée entre les jambes. Il essayait d’expliquer à son père, et à son ami D. qu’il avait trahi. Il ne pouvait pas le supporter. Plus jamais.
Cours, cours !
Franchissant le pont de planches au-dessus des rapides. Ses pieds nus lui faisaient mal dans les chaussures de cuir. Il s’était habillé à la hâte, n’importe comment. Sa fermeture Éclair s’était coincée. Une voix retentit derrière lui : « Hé ! monsieur, c’est cinquante cents le billet. » Quelqu’un le hélait. Cinquante cents ! G. ne jeta pas un regard en arrière. Il avait eu la réputation au séminaire, une réputation dont il était fier, d’être assez distant et même arrogant. D. était son unique ami, D. était véritablement bon, christique. D. comprendrait son désespoir et lui pardonnerait même si Dieu ne le faisait pas. Il n’avait pas un sou pour le billet. Là où il allait, fièrement, il n’avait pas besoin du moindre sou. Et peut-être était-ce le diable qui se moquait de lui déguisé en gardien grisonnant. Comme c’était peut-être le diable qui se moquait de l’humanité en plaçant des « fossiles » dans la terre. Pour lui inspirer la tentation de rebrousser chemin. La tentation de la lâcheté. Mais G. dans sa course vertigineuse ne succomberait pas parce que G. avait juré d’aller jusqu’au bout. Il l’avait juré à Dieu. Il l’avait juré à Jésus-Christ (dont il reniait le salut). À une heure noire de la nuit, un peu avant l’aube, aux environs de 5 heures d’après sa montre Bulova en or, il s’était agenouillé sur le faux marbre douloureusement dur de la salle de bains. En se blindant contre l’odeur de la femme. Vomissures, sueur. Odeur de chair femelle malpropre. Il avait mis son âme à nu devant son Créateur, pour qu’Il l’extirpe par les racines. Car il n’avait plus besoin d’âme, maintenant. Cet acte serait sa crucifixion. La mort d’un homme et non d’un lâche. D. verrait. Le monde entier verrait.
D. aurait le cœur brisé, enfin. Le monde aurait le cœur brisé.
Et aucune possibilité de survie.
Derrière lui le gardien criait. G. entendait à peine sa voix, couverte par le grondement des Chutes. À sa gauche, le Niagara sauvage, assourdissant. On pouvait penser, comme les tribus indiennes de la région, que c’était un être vivant qu’il fallait apaiser par des sacrifices. Un fleuve affamé et insatiable. Sa source devait être inconnaissable. Et les chutes massives en aval. Les Chutes s’incurvant en fer à cheval aussi loin que porte le regard à travers les rideaux de brume et d’embruns. (De petits arcs-en-ciel flirteurs, papillotants, apparaissaient et disparaissaient au milieu des embruns. Comme des bulles, ou des papillons ; donnant au spectateur l’envie de regarder avec étonnement, admiration ; donnant au spectateur l’envie de sourire. Une beauté si inutile, au sein de ce chaos !) À peine si G. y voyait mais il savait que les Chutes étaient devant lui. C’était un endroit appelé Terrapin Point qu’il cherchait, sachant d’après la carte qu’il se situait à la pointe sud de la petite île. Le vacarme des Chutes était maintenant si fort qu’il hypnotisait, calmait. Des nuages d’embruns l’aveuglaient mais il n’avait plus besoin de voir. Ces fichues lunettes qui glissaient sur son nez. Il avait toujours détesté les lunettes, affligé de myopie dès l’âge de dix ans. Le destin de G. ! Dans un geste dont il n’avait jamais été capable pendant sa vie, il empoigna ses lunettes et les jeta dans l’espace. Bon débarras ! Fini !
Brusquement il arriva au garde-fou.
À Terrapin Point.
Si vite ?
Ses mains tâtonnèrent et se refermèrent sur le barreau supérieur. Il leva le pied droit, une chaussure à la semelle glissante, faillit perdre l’équilibre mais se rétablit, se hissant sur le garde-fou comme un acrobate alors même qu’une partie de lui-même protestait incrédule et stupéfaite Tu n’es pas sérieux, Gil ! C’est ridicule, tu es sorti du séminaire premier de ta promotion, on t’a offert une voiture neuve, tu ne peux pas mourir. Mais dans sa fierté il était déjà de l’autre côté du garde-fou, et dans l’eau, emporté instantanément par un courant tumultueux aussi puissant qu’une locomotive et en quelques courtes secondes son crâne fut brisé, son cerveau à la voix apparemment incessante et immortelle anéanti à jamais, comme s’il n’avait jamais été ; en dix courtes secondes son cœur s’était arrêté, comme une montre au mécanisme fracassé. Sa colonne vertébrale fut cassée, recassée et cassée encore, comme le bréchet décharné d’une dinde que se disputent des enfants hilares, et son corps fut précipité inerte, poupée de chiffon, au pied des Horseshoe Falls, bondit, retomba et bondit encore parmi les rochers, puis fut englouti dans l’eau tumultueuse au milieu de minuscules arcs-en-ciel papillotants, invisible désormais aux yeux horrifiés de l’unique témoin de Terrapin Point – quoique régurgité peu après par les Chutes et emporté par le courant un kilomètre plus bas, au-delà des rapides et dans le Devil’s Whirlpool, l’Entonnoir du Diable, où il disparaîtrait, aspiré au fond et pris au piège de l’eau tourbillonnante – le cadavre brisé tournoierait comme une lune démente en orbite jusqu’à ce que, dans Sa miséricorde ou Sa fantaisie, Dieu consente que le miracle de la putréfaction gonfle le corps de gaz, le fasse monter à la surface de la gyre écumante, et le libère.