L’un après l’autre, à la fin de l’hiver et au début du printemps 1962, ses frères se détournèrent de lui.
Il y eut le jour où, à la mairie, Tyler « Spooky » Wenn regarda Dirk Burnaby avec froideur et le dépassa sans lui dire un mot. « Bonjour, monsieur le maire ! » lança Dirk à son dos raide, entouré d’une phalange d’autres dos raides, les compagnons du maire. Avec dans la voix une moquerie parfaitement modulée.
Il y eut le jour où Buzz Fitch l’ignora. Ou presque. S’arrêta à la table de Dirk au Boat Club, le visage fermé. Un signe de tête bref. La voix grave rocailleuse de Fitch. « Burnaby. » Dirk leva les yeux et se força à sourire. Mais il sut ne pas tendre une main qui aurait été repoussée. « Fitch. Monsieur le directeur de police adjoint. Félicitations ! »
( Fitch portait-il une arme, lorsqu’il était en costume-cravate et dînait au Boat Club en compagnie d’amis ? Dirk supposait que oui.)
Il y eut le jour où Stroughton Howell l’ignora : son ancien camarade de la faculté de droit, récemment nommé juge au tribunal de district du Niagara, dans sa belle robe noire de juge portée avec une élégance théâtrale. Il y avait pourtant – Dirk se le rappellerait ensuite – un regret peiné dans le regard humide que Howell lui jeta, alors qu’il se dirigeait vers un ascenseur en grande conversation avec un de ses assistants dans le hall imposant du tribunal, et que Dirk Burnaby s’apprêtait à en sortir par une porte latérale. Howell le dévisagea, et Howell murmura quelque chose comme « Dirk ! », et parut sur le point d’en dire davantage mais se ravisa, et s’éloigna. « Bonjour, monsieur le juge », lança Dirk.
Mais Howell, qui entrait dans l’ascenseur, ne se retourna pas.
Félicitations pour votre nomination, monsieur le juge. Je suis sûr que vous la méritez encore davantage que vos estimés collègues du siège.
Et il y eut cette pénible soirée au Rainbow Grand, où il était allé boire un verre avec son vieil ami Clyde Colborne. À la fin d’une ses longues journées. D’une de ses très longues journées. Et Clyde Colborne dit doucement : « J’espère que tu sais ce que tu fais, Burn. » Et Dirk répondit avec irritation : « Non, Clyde. Dis-le-moi. »
Clyde secoua la tête avec gravité. Comme si Dirk en demandait trop, même d’un ami.
« Ce que je fais, Clyde, c’est suivre mon instinct pour une fois. Pas l’odeur de l’argent. Ma conscience. »
Conscience ! Clyde lui jeta un regard alarmé.
« Tu peux te permettre d’avoir une conscience, Dirk. Tu es un Burnaby. Mais ça ne durera pas éternellement. » Il s’interrompit, réprimant un sourire fraternel malveillant. « Vu la façon dont tes clients te quittent, ça ne durera même pas jusqu’à la fin de l’année.
– Je ne pense pas à ça. Je pense à la justice. »
Justice ! Comme « conscience », ce mot lui valut un regard alarmé de Clyde.
Clyde Colborne était en train de devenir la ruine d’un homme séduisant. Il avait encore l’arrogance fanfaronne du gosse de riche, qui n’offensait jamais parce qu’elle vous engageait à participer ; il avait encore l’air sociable de l’hôtelier. Mais depuis quelques années le Rainbow Grand attirait chaque saison des clients moins nombreux, et beaucoup moins riches. On voyait et on sentait le changement dans Prospect Street, dans les autres vieux hôtels de luxe, comme si le climat de Niagara Falls se modifiait. Comme si l’air de la ville se modifiait, au lieu des vents frais revigorants des gorges, il y avait maintenant une odeur dominante de produits chimiques, un halo mousseux autour des réverbères et autour de la lune, la nuit. Et à la périphérie de la ville champignon, toujours plus de motor cabins, de motels, construits à la va-vite. Des chambres à prix avantageux pour des Américains qui s’entassaient dans voitures et caravanes. Familles avec jeunes enfants, en plus des jeunes mariés en voyage de noces. Touristes en cars. Retraités. Des gens qui se moquaient bien de manger et de boire en gourmets, d’écouter des chanteurs de cabaret de qualité, d’avoir des fleurs frais coupées dans des suites luxueuses, ou des harpistes irlandaises dans le hall. C’étaient eux les vrais Américains du XXe siècle : une vision qui faisait frémir Clyde Colborne.
Qui disait à présent : « Ça, ce que tu fais, Burn. Bon Dieu ! La publicité. C’est moche pour notre image. Ça nuit au tourisme. La situation est déjà assez mauvaise comme ça, catastrophique dans certains cas, et toi, tu en rajoutes. Si… » Clyde s’interrompit, rouge d’embarras. Lui qui avait fait trois ans de latin au lycée et traduit, avec l’aide de Dirk Burnaby, Cicéron et Virgile, en train de bégayer comme un personnage de dessin animé débile, de débiter des mots indignes de lui et de son amitié avec Dirk Burnaby, mais du diable s’il parvenait à en trouver d’autres, plus dignes. Il trouvait cela triste, et s’en irritait. « Love Canal. On en entend autant parler que des Chutes, ou davantage. Dans tous les putains de journaux. »
Les deux hommes se turent. Dirk Burnaby, qui avait tant de choses à dire, tant de choses qu’il ne pouvait se résoudre à dire (la longue journée épuisante passée à rencontrer des experts, à interroger trois couples de parents de Colvin Heights dont les jeunes enfants étaient morts de leucémie au cours des deux années précédentes), constata qu’il n’avait rien à dire. Et il semblait savoir que ce serait la dernière fois qu’il parlerait avec Clyde Colborne, son ami.
Un moment dangereux où Dirk eut envie d’envoyer son verre au visage de Clyde. Mais non. On ne cède à ce genre d’impulsion que dans les mélodrames hollywoodiens. Et on n’était pas à Hollywood, et encore moins dans un film. Car, dans les films, il y a des gros plans et des plans éloignés, des « plans d’ensemble », des fondus au noir, des changements de séquence brutaux et bienvenus. Il y a une musique sous-jacente qui indique les émotions que l’on est censé éprouver. Dans ce qu’on appelle la vie, le cours du temps est continu comme celui du fleuve qui se précipite vers les Chutes, et au-delà. Impossible d’échapper à ce fleuve.
Donc Dirk ne jeta pas son verre au visage de Clyde Colborne, et il ne le vida pas non plus. Il le posa sur la petite table à plateau de verre entre ses jambes et celles de Clyde. Il jeta sur cette table un billet de vingt dollars et se leva avant que Clyde pût protester que bon Dieu ! c’était lui qui offrait.
« Oui. Love Canal nous fait du mal. Au revoir, Clyde. »
Il devait reconnaître que les soirées de poker lui manquaient. Il avait un trou dans le cœur, bon Dieu, ces salopards lui manquaient.
Il y eut l’un des beaux-frères de Dirk. Celui qui avait épousé Sylvia. Petits yeux rusés et peau huileuse luisante comme celle d’un phoque. Dirk éprouva un instant d’affolement à l’idée que son beau-frère allait insister pour l’inviter à un dîner familial dans l’île, on ne t’a pas vu depuis longtemps, Dirk, tu nous manques à Sylvia et à moi, mais ce n’était pas cela du tout, aucune invitation à dîner dans l’esprit de l’onctueux beau-frère, qui l’agrippa par le coude en disant d’un ton pressant : « Love Canal. C’est un quartier nègre, non ? À l’est de la ville ? »
Poliment Dirk expliqua au beau-frère que non, Love Canal ne se trouvait pas dans un quartier nègre.
« Et quand ce serait le cas ? »
Devant l’expression de Dirk Burnaby, généralement cordiale dans les circonstances où les deux hommes se rencontraient, le beau-frère lâcha le coude de Dirk et battit en retraite. Il bafouilla encore quelques mots, et au revoir. Oui il saluerait Sylvia. Oui il raconterait à la famille que Dirk Burnaby était un homme changé, un homme dangereux et furieux, exactement le portrait que tout le monde en faisait. Un traître à sa classe.
La photo de Dirk Burnaby, encadrée, signée, était toujours à sa place, sur le mur des célébrités de chez Mario. Personne n’avait encore suggéré à Mario de l’enlever. Peut-être Mario ne l’enlèverait-il jamais.
Lorsque je gagnerai, ça fera du bruit.
Vous verrez.
Un soir Dirk se rendit dans l’Isle Grand, où il n’avait pas mis les pieds depuis des mois. Fâché avec Claudine. Fâché avec le Country Club. Mais curieux de savoir, s’il y allait, si quelqu’un lui parlerait ? Le saluerait ? Il dînerait au Club, comme ça, par caprice.
« Monsieur Burnaby. Bonjour. »
Le maître d’hôtel, un sourire grave aux lèvres, regarda par-dessus les larges épaules de M. Burnaby pour voir combien de personnes l’accompagnaient. Personne ?
L’élégante salle de restaurant était encore aux trois quarts pleine, à vingt-deux heures et quelques. Des couples, des tables de six ou huit, et personne ne parut reconnaître Dirk Burnaby, ni ne leva les yeux en souriant dans sa direction. Pas un seul visage familier. Flous et indistincts, des empreintes de pouce brouillées, voilà comment étaient ces visages. « Au bar, je crois. Je préfère m’installer au bar. »
C’était le bar à cigares des messieurs. En fait, Dirk dînerait au bar. À titre d’expérience. Pour voir si l’un de ses vieux amis, une de ses connaissances, viendrait s’asseoir près de lui.
Personne ne vint s’asseoir près de lui. Même le service fut lent. Le genre de service que l’on peut qualifier de légèrement ironique.
Ce qui n’est pas le genre de service que l’on attend dans un club où l’on cotise depuis des dizaines d’années.
Dirk commanda aussitôt un scotch, et attendit quelques minutes que le barman le prépare. Il se disait qu’il allait peut-être sauter le dîner. Il se faisait tard pour un T-bone. Ou pour le hamburger de trois cent cinquante grammes sur pain de seigle noir, spécialité du bar à cigares. Il y avait deux jours qu’il n’était pas rentré chez lui. Ariah était trop fière pour le chasser officiellement et cependant : il se savait chassé.
Il aurait voulu empoigner Ariah par les épaules et lui dire Je ne peux pas choisir, je ne veux pas choisir, entre ma famille et ma conscience comment pourrais-je choisir !
Naturellement, Dirk pouvait rentrer chez lui quand il le souhaitait. S’il le supportait. Car Ariah avait renoncé à lui. L’avait abandonné, dans son cœur, à l’autre femme.
Bien que cette autre femme fût un fantôme de sa fabrication.
(À Nina Olshaker, Dirk essayait de ne pas penser. Son anxiété concernant ses enfants et Love Canal. Son anxiété concernant l’avenir. Dirk Burnaby s’était toujours protégé contre l’anxiété de ses clients, mais pas cette fois-ci. On ne sait pourquoi, pas cette fois-ci. « Que va- t-il nous arriver ? Et si nous perdons ? Nous ne pouvons pas perdre, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, monsieur Burnaby ? » L’autre femme implorant Dirk Burnaby comme on implorerait un sauveur.)
(Mais non. On n’implore jamais un sauveur. N’est-ce pas précisément la promesse d’un sauveur : pas de supplication ? Pas d’anxiété abjecte ?)
(Impossible de penser à cela. Pas étonnant qu’il ne se sente pas d’appétit pour de la viande rouge. Un autre verre, à la place !)
« Monsieur Burnaby ?
– Oui, Roddy ?
– Ce monsieur vous offre ce verre. Avec ses compliments. »
Dirk qui contemplait l’eau boueuse et stagnante de Black Creek, alimenté par les cuvettes marécageuses qui coupaient le canal enfoui, leva les yeux, ne sachant trop où il se trouvait. Il était étrangement tard, plus de 11 heures. Il ne pouvait se rappeler s’il avait mangé ou non. Il supposait qu’il avait bu plusieurs verres. Le bar était presque vide, mais chargé de l’odeur stupéfiante de cette fumée de cigare qui le faisait larmoyer parce que plus souvent, depuis Love Canal et les heures passées à Colvin Heights, ses yeux avaient tendance à larmoyer et à le brûler. Et une migraine derrière les yeux, pas un battement de tambour rapide mais un battement andante, celui d’un grand tambour assourdi. Dirk regarda en plissant les yeux à l’autre bout du bar poli en bois de merisier où une haute silhouette levait un verre dans sa direction. Un ami ? Un visage familier ? Un inconnu ? La vue de Dirk n’était plus aussi fiable, depuis quelque temps. Il supposait que l’homme à l’autre bout du bar, costume sombre, chemise blanche, cheveux bruns sculptés coiffés en arrière, devait être un membre du Country Club de l’Isle Grand et néanmoins quelqu’un qui soutenait Dirk Burnaby dans l’affaire de Love Canal.
Dirk prit maladroitement son verre de scotch et le leva au moment même où l’homme à l’autre bout du bar, imitant un geste en miroir, levait le sien. Les deux hommes burent.
A travers une brume de douleur migraineuse Dirk vit le visage de l’inconnu prendre une expression soudain grimaçante. Les yeux sombres et vides dans le crâne. L’éclat du radium sur son front osseux.
« M’sieur Burn’by ! Bonne chance ! »
Une hémorragie d’argent. Et de temps.
Il était devenu, sans s’en rendre compte, une sorte d’aiguille verticale, avec sa tête (vide) pour chas, par où le Temps s’écoulait en un flot irrégulier mais sans répit. Passait, passait, sans répit vers le passé.