Entre nous il y a un secret.
Il y a des années qu’il l’observe. Pas tout le temps, pas tous les jours. Mais souvent. Juliet ne l’a jamais cherché consciemment, elle sent qu’il ne faut pas. Ariah lui a recommandé de ne pas « regarder dans les yeux » les inconnus ni tous ceux « qui risquent de faire du mal à une jeune fille ». Et donc Juliet a timidement détourné le regard, Juliet a délibérément détourné la tête, en apprenant à ne pas savoir, à ne pas avoir conscience. De plus en plus elle vit dans la musique. Dans sa tête, il y a continuellement de la musique, venue d’une source mystérieuse comme la lumière vient d’une source mystérieuse appelée « soleil »… « le soleil ».
N’empêche qu’il est là. Le garçon au crâne rasé. Il attend.
Juliet a pris conscience de sa présence, de ce qu’elle avait d’étrange, de particulier, quand elle était en fin d’école primaire. Se rendant compte lentement, aussi progressivement que changent les saisons, qu’elle le voyait juste un petit peu trop souvent, toujours à peu près à la même distance, en train de l’observer en silence : dans Baltic Street, dans la 48e Rue, dans Ferry Street. Dans Garrison (où il habite une maison de bardeaux, grande comme une grange, au coin de Veterans’ Road). Elle le voit quelquefois lorsqu’elle attend à l’arrêt du bus pour aller dans le centre. Et devant la bibliothèque publique. Peut-être est-ce lorsqu’elle flâne en rêvant dans Baltic Park, à son retour du lycée, qu’elle l’aperçoit le plus souvent.
Elle a rarement vu le garçon au crâne rasé l’observer quand elle est avec d’autres gens. Jamais, en fait. Seulement quand elle est seule.
Un garçon costaud, impassible, laid. Qui ne sourit pas. Elle lève les yeux pour saisir, à une dizaine de mètres ou davantage, quelque chose de fixe et de fanatique dans son regard.
Entre nous il y a un secret.
Un jour tu sauras.
Pourquoi Juliet n’a-t-elle parlé à personne, pas même à Ariah, à Chandler, à son frère Royall, du garçon au crâne rasé ? Elle aurait pu en parler à un professeur. Elle aurait pu en parler à un camarade de classe, à une amie.
Pourquoi, Juliet préfère ne pas y penser.
Depuis l’enfance elle sait apparemment que parler du garçon au crâne rasé à quelqu’un d’autre ne servirait à rien.
Il ne l’a jamais abordée. Il n’a jamais prononcé son nom avec dérision, comme les autres garçons. Il ne l’a jamais tourmentée, menacée.
Un jour tu sauras.
Depuis un an, Juliet voit le garçon, qui est maintenant un jeune homme massif, aux concerts de la chorale du lycée et ailleurs. Elle l’a même vu (ce qui est plus alarmant, bien sûr) dans la salle de spectacle du lycée, pendant les répétitions. Stonecrop s’assoit toujours seul au dernier rang, dans l’ombre. Il est grand mais peut encore passer pour un lycéen. Juliet veut croire qu’il ne la déteste pas, ne souhaite pas la tourmenter ou la tourner en ridicule. Alors que d’autres garçons murmurent Juli-ette ! Burn-a-by ! en faisant des bruits de succion obscènes, le garçon au crâne rasé ne dit rien. Il attend.
Ceci aussi est un secret : il y a plusieurs années de cela, quand Juliet avait douze ans, Stonecrop est intervenu lorsqu’une bande de garçons s’est mise à tourmenter Juliet sur le chemin de l’école.
C’étaient des élèves de troisième qui s’appelaient Mayweather, Herron, D’Amato, Sheehan. Ils asticotaient et harcelaient d’autres filles, pas seulement Juliet, mais Juliet était devenue leur cible favorite. Pourquoi me détestent-ils, est-ce que c’est mon visage ? Mon nom ? Ces garçons étaient bruyants, grégaires, et ils en voulaient à Juliet de son apparente indifférence. Son air distrait et rêveur les exaspérait. Sa manie de regarder par terre, ou au loin. (D’entendre de la musique dans sa tête ?) Les cicatrices sur sa lèvre et son front semblaient les intriguer. C’étaient des garçons qui avaient leurs propres cicatrices. Ils la frôlaient, la bousculaient. Comme une bande de chiens. Juli-ette. Hé ! qui t’a mordu la figure ? Sans savoir si c’était une fille défigurée, un monstre, ou si elle était attirante, sexy. Ils se mettaient au défi de l’embrasser. Burn-a-by ! Ba-lafrée ! Quand aucun adulte n’était présent, leurs jeux se faisaient plus brutaux. Leurs visages s’empourpraient, une faim vorace brillait dans leurs yeux. Cet après-midi-là, Juliet n’avait pas réussi à les éviter et ils l’avaient poussée dans une ruelle perpendiculaire à Baltic Street, à deux pâtés de maisons à peine de chez elle. Mayweather tira les cheveux de Juliet, Herron tira sur le col de son pull neuf. Si jusque-là elle avait entendu de la musique dans sa tête, imaginé sa voix en train de chanter, c’était un réveil brutal, ces garçons railleurs autour d’elle. Pourquoi ne pouvait-elle pas crier, pourquoi l’affolement lui nouait-il la gorge ? Elle voulait désespérément s’échapper mais n’arrivait qu’à les pousser, à frapper faiblement leurs mains affairées. Lorsqu’elle tenta de s’enfuir, ils lui barrèrent le passage, l’encerclèrent. En riant fort, en ricanant, en s’excitant l’un l’autre. Juli-ette ! Juli-ette ! Burn-a-by ! Qui t’a mordu la figure ? Le pull de Juliet fut déchiré, ses livres de classe jetés à terre et piétinés. Jamais leurs attaques n’avaient duré aussi longtemps, Juliet commençait à s’affoler. Elle savait ce que les garçons peuvent faire aux filles : si les filles sont seules et sans défense. Elle n’avait pas de connaissance précise mais elle savait.
Elle s’efforçait pourtant de ne pas pleurer. Ne jamais donner cette satisfaction à ses ennemis, enseignait Ariah. Ne jamais leur montrer ses larmes.
« Hé ! Petits merdeux ! »
Arriva dans l’allée, au pas de course, poings en avant, Bud Stonecrop, le fils du flic, qui fonça sur la bande comme un pit-bull. Il agit vite et sans avertissement. Il prit la tête de Clyde Mayweather dans une de ses grosses mains, comme on empoignerait un ballon de basket, et il l’écrasa contre celle de Ron Herron. Il frappa le petit D’Amato de son poing, en lui mettant le nez en sang. Il envoya son genou dans l’entrejambe souffreteux de Sheehan, et enchaîna avec un coup de pied dans le ventre. Les garçons reculèrent en titubant, stupéfaits par cette attaque, et par sa férocité. Ceux qui pouvaient encore courir s’enfuirent en braillant. Stonecrop faisait quinze bons kilos de plus que le plus costaud des garçons de troisième. Haletant et silencieux, il attendit près de Juliet qui, recroquevillée sur elle-même, se protégeait encore la tête contre ses assaillants. Son pull, un cardigan rose brodé qu’elle avait acheté avec l’argent gagné à faire du baby-sitting, était déchiré au cou, et des boutons manquaient. Stonecrop marmonna quelque chose comme : « Putains de salopards. J’aurais dû les tuer. » Il se baissa pour ramasser un des boutons de Juliet. Puis un autre. C’étaient des boutons de nacre rose, minuscules dans sa paume énorme. Voyant que Juliet avait du mal à maintenir fermé son pull déchiré, il ôta son tee-shirt et le lui tendit en grognant quelque chose comme : « Tiens. »
Juliet le prit et l’enfila, les gestes gourds. Un tee-shirt de coton gris, pas propre, humide sous les bras, aussi volumineux qu’une tente sur Juliet. La manche droite lui pendait au milieu du bras. Avec embarras, Juliet murmura : « Merci. » Le garçon au crâne rasé était un peu plus âgé que Royall, dix-huit ans tout au plus, mais avec le torse large et musclé d’un adulte. Juliet eut l’impression fugitive (elle détournait la tête, ne le regardait pas) qu’il était couvert d’une sorte de fourrure, comme un ours. Sur elle, le tee-shirt sentait la sueur salée et l’oignon frit. Juliet le porterait jusqu’au 1703, Baltic Street et rentrerait chez elle sans se faire repérer par sa mère d’ordinaire vigilante (Ariah était au fond, avec un élève) et plus tard ce soir-là elle le laverait tendrement à la main et le ferait sécher dans sa chambre et l’emporterait le lendemain dans un sac en papier marqué BUD STONECROP et le déposerait sur la balustrade de la véranda délabrée du 522, Garrison Street.
Il n’y aurait pas d’autre contact entre le garçon au crâne rasé et Juliet Burnaby, aucun mot échangé, pendant plus de quatre ans.