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On était en 1950, et tout le monde était enceint.

Les nausées d’Ariah, surtout le matin, se firent plus fréquentes.

Trois mois, douze semaines et deux jours après son mariage avec Dirk Burnaby, Ariah alla enfin voir un médecin. Un nom choisi dans l’annuaire de Niagara Falls : Piper.

« Bonne nouvelle, madame Burnaby ! »

Ariah fondit en larmes. Oh ! elle avait répété ce moment, son sourire et son stoïcisme, elle portait même des vêtements élégants afin d’impressionner le Dr Piper et son infirmière, mais maintenant que le moment était venu, fonçant sur elle comme une locomotive, elle n’avait plus de force, plus de résistance. Elle enfouit son visage brûlant entre ses mains. Le Dr Piper, un vieux gentleman digne qui avait un cabinet dans le centre de Niagara Falls, à quinze bonnes minutes de marche de Luna Park, la regarda avec stupéfaction.

« Ne me dites pas depuis combien de temps je suis enceinte, docteur, implora Ariah. Ne me dites pas quand l’enfant doit naître. Non !

– Mais, madame… »

Ariah essaya de s’expliquer. Non, elle ne le pouvait pas. Elle pleurait, elle se mouchait. Oh ! pourquoi cet homme ne s’était-il pas suicidé avant leur nuit de noces plutôt qu’après ? Elle bégaya :

« Docteur, oui… je suis heureuse. Je suis mariée, et je suis heu… heureuse. J’aime mon mari… nous nous sommes mariés en juillet… et nous voulons des enfants… mais je ne sais pas vraiment… je ne veux pas savoir… qui est le père. »

S’apercevant que le Dr Piper la regardait maintenant avec horreur, comme le révérend Littrell l’avait regardée avec horreur, Ariah tâcha d’expliquer son premier mariage, sa brièveté, la « tragédie »… En se tortillant de gêne, elle lui dit que son mari avait « éjaculé » sur elle, entre ses jambes. Oh ! elle était vierge… mais elle savait que des vierges pouvaient être fécondées. Au lycée, ce genre d’informations pratiques de base circulait, même la fille d’un ministre presbytérien pouvait les surprendre, avec stupéfaction et appréhension, et les classer pour référence ultérieure en pensant Mais pas moi. Jamais moi. Oh non !

« Je ne veux pas savoir, docteur. Si je suis enceinte depuis seize semaines, mon premier mari est… serait… aurait été… le père. Si je suis enceinte depuis seulement douze semaines, mon second mari est le p… père. Le bébé naîtra peut-être avant terme ? Il naîtra peut-être avec retard ? » Ariah ne pouvait se résoudre à regarder le Dr Piper, sachant que le pauvre homme était pétrifié d’embarras, et sachant que, à cause du débraillé de son être féminin, elle était coupable. « Je vous en prie, docteur, il n’est pas nécessaire que je sache exactement, n’est-ce pas ? Il n’est pas nécessaire que mon mari sache ? »

Le Dr Piper poussa une boîte de Kleenex vers Ariah, qui en prit un avec reconnaissance. Certaines des remarques précédentes du médecin laissaient penser qu’il connaissait le nom de Burnaby, sinon le mari d’Ariah en personne, et que ce nom l’impressionnait. Il parla avec plus d’autorité qu’elle ne s’y attendait, et elle fut aussitôt rassurée : « Le bébé que vous attendez n’a pas plus de treize semaines, madame. C’est mon estimation, et je me trompe rarement. Il peut y avoir quelques jours de décalage, une semaine, mais pas davantage. M. Burnaby est donc le père de cet enfant. Vous accoucherez au mois d’avril de l’année prochaine. Je pourrai être plus précis lors de votre prochaine visite, si vous le souhaitez.

– Non, docteur, dit Ariah d’une voix faible. C’est assez précis. Avril. »

Le Dr Piper se leva et serra la main d’Ariah qui était une main de femme morte, froide et moite, et avait besoin d’être ranimée. Il dit avec bonté : « Je vous conseille d’oublier ces suppositions ridicules, madame. Ne dites à personne ce que vous m’avez dit. Annoncez la bonne nouvelle à votre mari, sortez fêter l’événement, et je vous revois bientôt. Toutes mes félicitations. »

 

Ils étaient mariés, et enceints. Ils fêtèrent l’événement.