Vint un jour, une heure, de cette période, où la solitude de Chandler se fit si aiguë qu’il désira parler à Royall. Brusquement, plus personne n’existait que Royall. Il avait le cœur gonflé à éclater.
Mais Royall ne voulait pas le voir, si ? Royall le détestait.
Et Royall, qui habitait dans le centre, n’avait pas le téléphone. Juliet lui donna un conseil : Va le voir, frappe à sa porte, il te laissera entrer. Tu connais Royall.
Chandler n’en était plus si sûr. Connaissait-il Royall ?
Juliet dit en riant : « Il demande aux gens dont il fait la connaissance de l’appeler “Roy”. Et s’il nous le demandait à nous aussi ? Je ne pourrais jamais ! Il sera toujours Royall pour moi. »
Chandler suivit le conseil de Juliet, il se rendit dans la 4e Rue, frappa fermement à la porte de l’appartement de son frère. Lorsque Royall ouvrit, ils se regardèrent un moment avec surprise, sans parler. Puis Royall dit, en essayant de sourire : « Ça alors. C’est toi. » Chandler dit : « Royall, ou “Roy” peut-être ? Je peux entrer ? » Le visage de Royall s’empourpra. « Bien sûr. Entre ! Je n’attendais pas vraiment de visite. »
Il était en train d’étudier sur la table de la cuisine, de prendre des notes dans un cahier à spirale. Son écriture était enfantine, grande et appliquée. Le livre qu’il était en train de lire était une édition de poche de Hamlet. Il repoussa le tout et tira une chaise pour Chandler.
Royall, lire Hamlet ! Chandler sourit.
C’était une cuisine minuscule, pas tellement plus grande que la table. Des verres, des assiettes et des couverts en inox, lavés, étaient rangés sur le plan de travail, prêts pour le prochain repas de Royall. Il flottait des odeurs de cuisine, dont celle, dominante, de quelque chose de mou, de farineux, ayant tendance à attraper… bouillie d’avoine ? Par la porte entrouverte d’un placard, Chandler aperçut des boîtes de soupe, une bouteille de jus de tomate, une boîte de Quaker Oats. Il éprouva un élan de tendresse pour son frère, comme pour un enfant qui joue à la dînette après s’être enfui de chez lui. De son côté, Royall constata avec étonnement que son professeur de frère avait les yeux rougis, l’air incertain, préoccupé ; ses joues étaient mal rasées, et sa veste boutonnée de travers. Il respirait par la bouche, essoufflé pour avoir monté précipitamment les deux étages. Sans un mot, Royall sortit deux bières d’un réfrigérateur nain, à côté d’un réchaud à gaz à deux feux, et les deux frères s’assirent genou contre genou à la vieille table en Formica, que Royall se vanta d’avoir achetée cinq dollars.
Il resteraient assis à cette table, se parleraient avec passion, pendant plusieurs heures. La nuit serait alors tombée, et il ne resterait pas grand-chose du pack de bières de Royall.
D’une voix basse, chevrotante, Chandler raconta à Royall tout ce qu’il avait appris sur leur père. Au cours des quelques semaines écoulées. Royall lui raconta ensuite tout ce que, lui, avait appris. Au cours des quelques mois écoulés.
Chandler dit : « Bon sang ! J’ai parfois l’impression qu’il vient juste de disparaître. C’est encore tellement à vif, tellement… » (Mais quel était le mot que cherchait Chandler ? Il secoua la tête, perdu.)
Royall dit : « Non. C’était il y a longtemps. Comme maman a essayé de nous le faire croire, j’ai l’impression que ça s’est passé avant ma naissance.
– Ce n’est pas ta faute, Royall. Tu n’avais que quatre ans.
– C’est assez pour se rappeler quelque chose. Mais je n’y arrive pas. J’ai beau essayer, je n’y arrive pas.
– C’est peut-être mieux.
– Ne dis pas ça ! Merde. »
Royall se passa les mains dans les cheveux avec brusquerie. On voyait qu’il ne cessait d’y penser, de se tourmenter. Il parlait avec lenteur, effort, d’une façon qui rappelait plus Chandler que Royall. « Tout l’hiver, j’ai fait des rêves bizarres sur lui. Mais je ne me les rappelle même pas au réveil. Je sens ce qu’ils sont, ça me retourne l’estomac, mais je n’ai pas de souvenir. »
Chandler se disait que oui, lui aussi avait été bombardé de rêves. Et aucun souvenir, juste des émotions. De la colère et du désespoir.
Royall dit, d’une voix tremblante : « Papa n’aurait pas dû mourir. Il ne méritait pas de mourir comme ça. Il y a des gens qui disent qu’il a été tué. »
Chandler se leva avec raideur, le cœur battant à grands coups.
Il avait répété ce qu’il dirait lorsqu’ils en arriveraient là. Il savait qu’ils en arriveraient là.
Royall le regarda, les yeux plissés comme s’il fixait une lumière trop vive. Il finit sa bière tiède et s’essuya la bouche sur sa manche. « J’essaie de me réveiller, malgré tout. De ce rêve. Ma vie entière, un rêve. Ou autre chose. Le “Royall” que j’étais, que maman aimait. Que des tas de gens aimaient. Je ne pensais pas être assez fort, mais je le suis. » Royall quitta la cuisine, puis y revint avec un objet qu’il montra à Chandler. « Je ne m’en servirai jamais », dit-il. Chandler regarda avec incrédulité. Un revolver ? Royall avait un revolver ? Un canon court à l’éclat bleuâtre, huileux, une crosse usée en bois de noyer, long d’une vingtaine de centimètres. Royall disait : « Il est à mon patron. Il possède plusieurs armes à feu, et il m’a prêté celle-ci. J’ai un permis, ne t’en fais pas. Il m’a emmené lui-même au commissariat. Mais… je ne l’utiliserai jamais, Chandler. »
Chandler se sentait mal. « Bon Dieu, Royall, il est chargé ?
– Bien sûr. Mais la sûreté est toujours mise. Tu vois ? »
Il fit jouer le mécanisme. Plusieurs fois. Lui aussi était mal rasé. Des poils de barbe scintillaient comme du mica sur ses joues.
Chandler pensa, avec un frisson Mon frère tient la mort dans sa main.
Royall disait : « Dans ce cours de littérature que je suis, le professeur a dit que, si une arme faisait son apparition dans une pièce, il fallait que quelqu’un s’en serve, à un moment ou un autre. On ne peut pas tromper l’attente du spectateur. Mais dans la vie, c’est différent.
– Oui, c’est différent.
– On peut tenir un pistolet, comme si c’était un objet pratique… un marteau, des pinces. L’outil d’une profession. Mais on n’est pas obligé de s’en servir. »
Chandler écarta sa main avec douceur. « Range ça, Royall, s’il te plaît. Assure-toi que la sûreté est mise et range-le.
– C’est juste pour te montrer, Chandler. Ce que je serais capable de faire si j’étais désespéré. Si apprendre certaines choses sur notre père me désespérait. Si, eh bien… si toi, tu pensais que je devrais me sentir désespéré. » Comme Chandler ne disait rien, il ajouta : « Mais je ne suis pas désespéré, hein ? C’est purement théorique. »
Chandler ne disait toujours rien. Il prit une profonde inspiration.
Royall dit, en l’observant avec attention : « De toute façon, je ne saurais pas quelle cible choisir. Qui.
– Qui ? Howell.
– Qui ? »
Chandler sourit. « On a l’air de deux coqs mexicains. Ki… ki… rikiki ! Je suis ivre, je crois.
– Après trois canettes de bière ? Personne ne se soûle avec si peu.
– Quand on a l’estomac vide, c’est possible.
– Je t’ai expliqué pourquoi j’avais une arme, hein ? J’en ai besoin pour mon travail, pour ma protection.
– Je travaille à mi-temps pour l’agence de recouvrement Empire. Je roule beaucoup, je rends visite à des gens sans prévenir. Parfois je reprends des voitures, des motos. Pour les télévisions, les machines à laver, il y a une équipe de deux. Mon patron est un sacré bonhomme, ex-marine et ex-poids moyen. Il dit être monté sur le ring contre Joey Maxim. Et il a connu notre père “dans le temps”. Pas très bien, de loin. “Un gentleman entouré de porcs”. »
Chandler était distrait par l’arme que tenait Royall. Plus il la regardait, plus elle devenait laide. Malgré tout, il souriait. « Mon petit frère. Mon petit frère avec une arme.
– C’est un .38 Smith & Wesson, un six coups. Pas un joujou. Mon patron dit que, quitte à être armé, on doit à sa santé de l’être correctement. » Il tenait le revolver dans sa paume, comme s’il le soupesait. « Des types qui travaillaient pour lui ont été tabassés, poignardés, pris en chasse et éjectés de leurs voitures ; on leur a tiré des balles dans la tête, les rotules et le cul. Mais ça ne m’arrivera pas parce que je ne cherche pas la bagarre. Nulle part.
– Mais Royall… une arme ? Tu es étudiant à l’université.
– Et comment ! Pas à plein temps, mais peut-être l’an prochain. Ce boulot chez Empire est temporaire. Je me sens le devoir d’envoyer ce que je peux à maman et à Juliet, je les ai quittées un peu brutalement. J’avais l’impression que ma vie en dépendait. » Voyant que Chandler continuait à fixer le revolver avec un air angoissé, hébété, il l’emporta et, à son retour, il avait le sourire aux lèvres, passait un peigne dans ses cheveux. « Fichons le camp d’ici, d’accord ? »
Ils quittèrent le bâtiment miteux de Royall et marchèrent d’un pas rapide dans la 4e Rue. Chandler eut l’impression d’émerger d’un sous-marin après des heures de captivité. Il inspira profondément, avec euphorie. Royall et lui étaient de nouveau amis, réconciliés ! Il aimait Royall, il essaierait d’oublier le revolver et ce qu’il pouvait signifier. Le vent de l’Ontario apportait des nappes de brume des gorges du Niagara, distantes de quelques centaines de mètres, et mouillait leurs visages brûlants.
Ils mangèrent au diner du Duke’s Bar & Grill, dans un éclairage fluorescent, au son d’une musique rock des années 60 qui trouait les tympans de Chandler. Royall, qui ne semblait pas entendre le bruit, marquait pourtant le rythme de tout son corps, inconsciemment. Ils parlaient maintenant de sujets moins sensibles. Ils souriaient souvent, riaient comme de vieux amis. Il leur semblerait ensuite que c’était quelque chose de nouveau, de rare : être tous les deux ensemble ailleurs que dans la maison de Baltic Street. Ailleurs que sur le territoire de leur mère. Chandler interrogea Royall sur ses cours à l’université de Niagara, lui demanda si vivre seul n’était pas trop dur, et Royall, apparemment embarrassé, dit oui, et non, il se sentait un peu seul parfois, bien sûr, mais franchement il aimait ça, il avait l’impression d’être enfin adulte, au début de la partie sérieuse de son existence. « Apprendre la vérité sur papa. Tu sais ? Voilà le début. »
Chandler hocha la tête, souhaitant le croire.
Royall dit : « Candace me manque, quelquefois, et maman et Juliet… Mais le mariage, ça, vraiment pas.
– Tu n’as pas été marié, Royall. Ça ne peut pas te manquer.
– L’idée du mariage. Être obligé d’aimer quelqu’un vingt-quatre heures sur vingt-quatre et d’être Dieu pour elle. La contrainte. »
Chandler pensait l’inverse. Cette contrainte lui plairait. Il essayait de l’imaginer.
Royall dit, avec délicatesse : « Juliet m’a raconté que Melinda et toi aviez rompu. Elle te manque, j’imagine ?
– Beaucoup, répondit Chandler avec une grimace. Et le bébé aussi. »
Royall hocha la tête d’un air perplexe, comme si bébé le dépassait.
« En tout cas, Melinda est une fille bien. C’est toujours sympa d’avoir une infirmière dans la famille, d’après maman.
– D’après maman ? »
C’était trop drôle. Chandler se frotta les joues, s’étonna de les trouver râpeuses. Quel jour était-on ? Ne s’était-il pas rasé le matin même, pour aller au collège ?
Comme des amis qui répugnent à se quitter, ils parlèrent de choses et d’autres. Bien qu’on fût mercredi soir et que Chandler eût des cours à préparer pour le lendemain. (Comme il était fatigué de son travail de professeur de sciences ! Dirk Burnaby aurait attendu bien davantage de son fils.) Et un appel du Centre d’intervention ou des Samaritains n’était pas à exclure, puisque Chandler s’était porté volontaire pour le week-end. Il ne supportait pas d’être seul avec ses pensées ! Il craignait d’appeler Melinda et qu’elle ne lui raccroche au nez sans lui parler.
Je ne peux pas me lier à un homme qui se moque de vivre ou de mourir.
Ce n’était pas vrai. Ce ne serait plus vrai.
En dépit de l’heure tardive, plus de 11 heures, le diner était presque plein, bruyant et enfumé. Une porte battante le reliait au bar, que fréquentaient des agents de police et le personnel de l’hôpital de Niagara Falls. Derrière le comptoir, devant le gril éclaboussé de graisse, se tenait un jeune type costaud au crâne rasé dont le visage raboteux disait quelque chose à Chandler. (Un Mayweather ? Quelqu’un de leur quartier, en tout cas.) Il lançait de fréquents coups d’œil vers le box où mangeaient les deux frères ; mais lorsque Chandler chercha à croiser son regard, il se renfrogna et se détourna. Ce jeune homme devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-dix et peser dans les cent kilos. Ses mouvements étaient cependant adroits et coordonnés. Curieux, Chandler voulut savoir qui c’était, et Royall le lui dit : Bud Stonecrop.
« Son père était brigadier de police. Il s’est fait démolir le portrait et a été obligé de prendre sa retraite il y a quelques années. Ils habitent Garrison Street. Bud était une ou deux classes au-dessus de moi au lycée. Il a laissé tomber avant le bac, et il est plus ou moins cuisinier ici.
– C’est lui le cuisinier ?
– Tu aimes ton chili ? C’est Bud qui le prépare. »
Chandler avait dévoré un gros bol de chili con carne très épicé dans lequel il avait émietté des crackers. Affamé au début, au point que ses mains en tremblaient, il avait seulement remarqué que le chili était inhabituellement bon. Royall le poussa du coude. « Si ça t’a plu, dis-le à Bud. Le resto appartient à son oncle, et il lui en fait baver. » Chandler indiqua d’un geste au jeune costaud au tablier blanc taché qu’il avait aimé le chili ; mais Stonecrop, rougissant, le visage fermé, quitta brusquement le gril et disparut dans la cuisine. « Stonecrop est timide, dit Royall en riant. Il te briserait le crâne d’un coup de poing, mais il aurait un mal de chien à te parler. »
Dans la rue, les deux frères hésitèrent avant de se séparer. La voiture de Chandler était garée dans une direction, l’appartement de Royall se trouvait dans l’autre. La brume était plus épaisse. Le ciel était bouché, invisible. Ils avaient évité le sujet essentiel et lorsque Royall baissa la voix, une voix qui tremblait un peu, Chandler sut ce qu’il allait demander. « Hé ! Chandler, tu crois qu’il y a du vrai dans ce que certaines personnes disent… que papa a été tué ? »
Chandler prit une profonde inspiration. « Non.
– Non ? Tu n’y crois pas ? » Royall avait l’air surpris.
« Non, Royall. Tu m’as posé la question, et je te réponds. Non. »
Chandler ne dirait rien d’autre sur le sujet. Il n’avait préparé que ces mots-là.
Royall le dévisagea, l’air songeur.
Ils se serrèrent la main. Chose qu’ils avaient rarement faite auparavant. (S’étaient-ils jamais serré la main, d’ailleurs ? Chandler en doutait.) Impulsivement, il prit Royall dans ses bras. « Appelle-moi quand tu veux, Royall, n’importe quand. Il faut qu’on mange ensemble au moins une fois par semaine, d’accord ? »
Royall se recula en souriant. Il avait les yeux humides, fuyants.
« Bien sûr, Chandler. D’accord. »