ÉROSION TEMPS ÉROSION TEMPS
Il avait vingt-sept ans, on était en mars 1978. Il écrivait ces mots en majuscules sur le tableau noir pour ses élèves de troisième du collège La Salle. Dans cette classe, dans cet établissement public du centre de Niagara Falls, Chandler ne se sentait généralement d’aucun temps ni d’aucun âge particuliers.
Il s’apprêtait à indiquer à ses élèves le rapport entre ces termes et le devoir à faire chez eux quand on l’appela : « Excusez-moi, monsieur. Pourriez-vous appeler le Centre d’intervention, s’il vous plaît ? C’est urgent, je crois. »
La jeune assistante du proviseur était haletante, soucieuse, se sentant porteuse d’un message important.
Ce n’était pas la première fois que le Centre d’intervention appelait Chandler à La Salle mais, le plus souvent, ces urgences survenaient à des heures extrêmes. Tard la nuit, tôt le matin. Le week-end et les jours fériés, lorsque la volonté humaine s’effiloche. Chandler murmura : « Merci, Janet ! » Montrant aux vingt-huit élèves de la classe avec quel prosaïsme leur M. Burnaby affrontait les situations d’« urgence », il posa son bâton de craie sur la gouttière du tableau et leur dit de son ton habituel, calme et légèrement ironique, qu’il allait leur fendre le cœur, bien sûr, mais qu’il devait partir avant la fin du cours, il avait une obligation. « J’espère pouvoir vous faire confiance ? Il reste huit minutes de cours. J’aimerais que vous restiez à vos places jusqu’à la sonnerie. Vous pouvez mettre ce temps à profit pour commencer votre devoir et, si Dieu le veut, nous nous reverrons demain. D’accord ? » Ils sourirent avec sérieux, ils hochèrent la tête. C’était une urgence, il pouvait leur faire confiance. Au moins pendant huit minutes.
Si Dieu le veut. Pourquoi Chandler avait-il dit une chose pareille ? Ce n’était pas son genre de dramatiser le danger ou sa personne. Sans compter qu’il ne croyait pas en Dieu ni n’enseignait sa matière d’une façon qui pût être interprétée comme fondée sur une croyance en Dieu.
Pas même le dieu d’Ariah, celui au sens de l’humour cruel.
« Monsieur Burn’by ? Est-ce que c’est quelqu’un qui va sauter dans les Chutes ?
– Je ne crois pas, Peter. Pas cette fois. »
Au rez-de-chaussée, dans le bureau du proviseur, Chandler téléphona au Centre d’intervention qui lui donna des informations sur la situation – homme armé / prise d’otage – et sur le lieu où il devait se rendre. Quelques minutes plus tard, il roulait dans Falls Street en direction de l’est, dépassait la 10e Rue, Memorial Drive, Acheson Drive. Il avait tous les sens en éveil comme si on l’avait plongé dans une eau glacée. L’impression d’être une flèche volant – avec force, précision, comme Chandler lui-même ne pourrait jamais tirer une flèche – vers sa cible.
Si Dieu le veut. Ce fatalisme mélancolique, qui était aussi celui d’Ariah. Car vous ne saviez jamais, lorsque le Centre d’intervention vous appelait, si ce ne serait pas l’urgence dont vous, le bénévole énergique, ne reviendriez pas.
Une sorte de pénitence, c’est ça ? Cette vie que tu mènes. Mais si tu m’aimes, pourquoi ferais-tu pénitence ?
Il aimait Melinda. Il aimait la petite fille de Melinda pour qui il espérait être un père, un jour. Mais il ne pouvait répondre à sa question.
Ariah avait renoncé à la poser. Quand Chandler avait commencé à s’impliquer activement dans le Centre d’intervention, pendant sa première année d’enseignement à Niagara Falls, elle avait exprimé sa vive désapprobation, reproché à son fils aîné ce travail bénévole « imprudent et dangereux », mais elle n’était pas du genre à s’entêter lorsqu’elle savait ne pouvoir avoir gain de cause.
À présent, Chandler réglait le problème en ne disant rien à Melinda lorsqu’il pouvait l’éviter. Et en ne disant jamais rien à Ariah.
« Homme armé / prise d’otage ». Chandler n’était encore intervenu qu’une seule fois dans ce genre de situation : un dément qui retenait en otages deux de ses propres enfants chez lui, et l’histoire ne s’était pas bien terminée. Et elle avait duré une bonne partie de la nuit.
Chandler avait commencé à travailler comme bénévole pendant ses années de faculté, au début des années 70. Il avait manifesté contre la guerre au Viêtnam et contre les bombardements au Cambodge. Avec d’autres jeunes gens, militants et idéalistes, il avait fait du porte à porte pour inciter les habitants des quartiers pauvres de Buffalo à s’inscrire sur les listes électorales, et il avait aidé la Croix-Rouge à installer divers points de collecte de sang à Buffalo, à Niagara Falls et dans leurs banlieues aisées. Il avait participé à l’organisation de pétitions pour un meilleur financement de l’éducation, une « eau propre », un « air propre ». (C’était en travaillant pour la Croix-Rouge qu’il avait fait la connaissance de Melinda Aitkins, une infirmière.) Puis il avait été attiré par les situations de crise. Croix-Rouge, Centre d’intervention d’urgence, Samaritains. C’était un groupe restreint de personnes passionnées qui finissaient vite par se connaître. La plupart étaient célibataires, sans enfant. Ou alors leurs enfants, adultes, les avaient quittés. Ou les avaient déçus. Dans certains cas, ils étaient morts.
La plupart des bénévoles que Chandler connaissait étaient chrétiens et prenaient leur religion au sérieux. Un chrétien est quelqu’un qui « fait le bien » à son prochain. Jésus-Christ s’était porté volontaire pour sauver l’humanité, non ? Jésus-Christ était intervenu sans peur dans les crises spirituelles de l’humanité. La crucifixion était la pénitence terrestre qu’il avait dû payer pour avoir contesté le fatalisme cyclique de l’humanité, mais la résurrection était sa récompense, et un emblème pour tous… non ? Chandler écoutait avec recueillement ces idées, exprimées par l’ancien jésuite qui dirigeait le bureau local des Samaritains, mais il écoutait en silence.
Il disait à Melinda : « J’aimerais pouvoir croire. Tout serait tellement plus facile. »
Melinda répondait : « Tu ne veux pas que les choses soient plus faciles, Chandler. Tu les veux exactement aussi difficiles qu’elles sont. »
Du vivant de Chandler, Niagara Falls était devenu une ville industrielle tentaculaire, « prospère », en constante expansion. On disait avec fierté que sa population avait doublé depuis les années 40. La région comptait à présent plus de cinquante mille emplois industriels et – fait qui était souvent souligné, comme si c’était un signe de mérite particulier – la plus importante concentration d’usines chimiques de tous les États-Unis. Le Niagara Falls que Chandler avait connu – dans une certaine mesure – avait changé au point d’être quasi méconnaissable. Luna Park était le seul quartier d’habitation « historique » qui eût survécu, mais lui aussi commençait à se détériorer ; les gens fortunés habitaient sur l’Isle Grand, ou plus loin, dans les banlieues résidentielles de Buffalo, Amherst et Williamsville. Les gorges du Niagara ainsi que les terrains en bordure du fleuve et à proximité des Chutes bénéficiaient de la protection de l’État, car c’était une zone touristique sacro-sainte sur laquelle on pouvait compter pour rapporter des millions de dollars par an.
Dans ce nouveau Niagara Falls où, quand le vent tournait, le ciel prenait une couleur sépia, les yeux vous cuisaient et la respiration se faisait difficile, les « crises » étaient devenues monnaie courante, de même que les actes criminels. Elles concernaient rarement des individus venant en pèlerinage aux Chutes pour s’y suicider de façon spectaculaire, mais plutôt des natifs de la ville, presque toujours des hommes. Ils agissaient impulsivement et, dans un accès de rage, de désespoir ou de folie, alimenté par l’alcool ou la drogue, commettaient des actes de violence sans préméditation, souvent au sein de leur famille. Ils utilisaient des fusils, des couteaux, des marteaux ou leurs poings. Ils se suicidaient souvent lorsque leur fureur retombait, ou essayaient.
« Homme armé / prise d’otage ». Le coordinateur du Centre avait dit à Chandler qu’il ne s’agissait apparemment ni de vol ni de cambriolage. Le mobile était sans doute purement émotionnel, le plus dangereux qui fût.
Depuis qu’il était sorti de l’adolescence, Chandler était devenu un jeune homme dégingandé, mince et musclé, l’air perpétuellement aux aguets. Il se déplaçait avec vivacité, comme un joueur de tennis opposé à un adversaire supérieur, mais peu disposé à concéder la partie. Son visage était resté enfantin, un peu indéfini. Il était facile (il savait !) de l’oublier. Son front avait commencé à se dégarnir alors qu’il avait à peine plus de vingt ans, et ses cheveux brun argenté, duveteux, semblaient plus légers que l’air. Il avait des yeux sensibles, souvent humides. À l’université, une fille lui avait dit que c’étaient des « yeux de fantôme », des « yeux de sage, à la fois jeunes et vieux ». (Pensait-elle lui faire un compliment ?) Chandler portait des lunettes aux verres teintés qui lui donnaient un air anticonformiste désinvolte et sexy, mais ses héros anticonformistes avaient été les frères Berrigan1, et il n’y avait jamais rien eu de révolutionnaire dans sa façon de s’habiller. Si ses cheveux poussaient et bouclaient sur le col de sa chemise, c’était par négligence, non par effet de mode. Jamais Chandler n’aurait laissé flotter ses cheveux sur ses épaules ni noué un bandeau tressé autour de son front, comme l’avait fait Royall ; l’aisance physique de son frère cadet était un mystère pour lui, tout comme sa conviction que les autres devaient être, et étaient naturellement, attirés par lui. Ce n’était pas de la vanité de sa part. Mais si des filles ou des femmes tombaient amoureuses de lui, en quoi était-ce sa faute ? Je n’y suis pour rien. Ce n’est pas moi, c’est elles. À l’opposé, Chandler était stupéfait lorsqu’une femme semblait éprouver de l’attirance pour lui ; il ne pouvait s’empêcher de douter de sa sincérité, ou de son goût. Il gardait de lui-même l’image d’un gringalet de treize ans aux yeux larmoyants, à la peau abîmée et au nez bouché, à qui sa mère exaspérée ne cessait de répéter de se tenir droit, d’écarter les cheveux qui lui tombaient dans les yeux, de boutonner sa chemise correctement et – s’il te plaît ! – de se moucher.
« Chandler est devenu presque séduisant », avait dit Ariah, peu de temps auparavant, en le regardant avec étonnement. Comme si elle voyait son fils aîné d’un œil neuf et que ce qu’elle voyait ne lui plût qu’à moitié. « Il ne faudrait pas que ça te monte à la tête, Chandler ! » Elle avait ri, avec cet air qu’elle avait, à la fois taquin et réprobateur, qui vous tirait une grimace alors même que vous compreniez que l’intention était affectueuse.
Pourquoi ? Parce qu’il faut.
Il faut que je rende service. D’une façon ou d’une autre.
Cela lui semblait toujours un privilège. Un souhait inconnu, qui lui était accordé.
Ce jour-là, on l’envoyait dans une usine des quartiers est, dans Swann Road. Une partie de la ville que Chandler ne connaissait pas très bien, mais lorsqu’il verrait le bâtiment des Humidificateurs et Filtres électroniques Niagara, sans doute le reconnaîtrait-il. Chandler Burnaby avait parcouru l’échiquier lugubre des rues de Niagara Falls toute sa vie d’adulte. Parfois il avait l’impression d’y avoir également vécu une vie précédente.
Ariah lui avait dit d’un air mystérieux, au moment où elle avait été hospitalisée pour ses calculs biliaires et avait des inquiétudes sur son sort : « Je t’aime, tu sais, mon chéri ! Parfois je me dis que c’est toi que j’aime le plus. Pardonne-moi. »
Chandler avait eu un rire nerveux. Qu’y avait-il à pardonner ?
C’était un jour de fin d’hiver glacé, un jour comme un mouchoir mouillé qui se désagrège. Un vent d’est, cette odeur chimique métallique qui vous tapissait l’intérieur de la bouche. Un ciel couleur d’amiante, des jardinets enneigés, des trottoirs et des caniveaux crasseux. Une neige couverte de suie, des amoncellements de neige qui mordaient sur la chaussée. De la neige fondue, de la neige gelée. Le cœur de Chandler s’était mis à battre plus vite à l’idée de ce qui l’attendait.
Il avait oublié d’appeler Melinda pour lui dire qu’il serait peut-être en retard, ce soir-là.
Non. Il n’avait pas oublié. Il n’avait pas eu le temps.
Non. Il n’avait pas eu le temps, il aurait pu demander à l’un de ses collègues, un ami, d’appeler à sa place. Mais il ne l’avait pas fait.
Parfois, en arrivant à proximité du lieu d’une urgence, Chandler sentait sa vue s’assombrir sur les bords. Un phénomène optique très étrange, la vision télescopique. Comme si, à la périphérie de ce qui était visible, le monde lui-même disparaissait, aspiré dans les ténèbres. C’était un phénomène souvent observé chez les pompiers. Le travail de Chandler était pourtant rarement physique, presque toujours verbal ; une assistance psychologique, des conseils, du réconfort. Souvent juste une écoute compatissante. Lorsqu’on s’efforce de dissuader un homme ou une femme de se suicider, on sent vite que l’âme de l’autre est de votre côté, qu’elle veut être sauvée et non mourir. C’est l’individu, aveuglé par le désespoir, qu’il faut convaincre de continuer à vivre.
Il nous arrive à tous d’avoir envie de mourir lorsque l’effort de vivre nous épuise, mais cela ne dure pas. Comme le temps. Nous sommes comme le temps. Vous voyez le ciel ? Ces nuages ? Ils passent. Entre deux lacs, comme ici, tout finit par passer. Non ?
C’était l’optimisme le plus banal qui soit. On aurait pu lire ça sur des boîtes de corn-flakes. Ariah aurait ri avec commisération. Pourtant Chandler croyait à ces mots, il avait misé sa vie sur eux.
Ce nom de Burnaby. C’est un nom de Niagara Falls ?
Les adultes se souvenaient peut-être. Mais pas ses élèves de troisième. Des enfants nés en 1963 ou plus tard, que pouvaient-ils savoir d’un scandale à demi oublié survenu en 1962 ?
Chandler lui-même n’y pensait que rarement.
Il avait eu sa chance, il aurait pu quitter Niagara Falls. Il aurait pu vivre dans un endroit où Burnaby n’était qu’un nom. Il aurait pu aller faire ses études à Philadelphie. D’autres universités lui avaient également offert des bourses. Mais il n’avait pas voulu bouleverser Ariah à un moment difficile de sa vie. (Quelle était la crise que traversait alors Ariah, il ne s’en souvenait plus.) Et il n’avait pas voulu abandonner Royall et Juliet à leur mère et à ses sautes d’humeur. Eux aussi avaient besoin de Chandler, même si cette idée ne leur serait sans doute jamais venue à l’esprit.
Va te faire voir lui avait hurlé Royall avant de raccrocher.
Les deux frères étaient fâchés depuis près de six mois. Chandler avait vainement essayé de reprendre contact avec Royall. Cette querelle entre eux était absurde, la famille était tout ce qu’ils avaient. Jamais encore Royall ne lui avait parlé ainsi, et leur conversation avait laissé Chandler abasourdi.
C’était injuste. Au moment de la mort de leur père, Chandler avait promis à Ariah de « protéger » Royall et Juliet, et il l’avait fait. Il avait essayé. Des années durant, il avait essayé. Et maintenant Royall s’était retourné contre lui, refusait de comprendre. Royall avait quitté Baltic Street, travaillait en ville pour un homme d’affaires ; il vivait seul et prenait des cours du soir à l’université de Niagara Falls. Royall, retourner à l’école ! C’était ce qu’il y avait de plus stupéfiant. Chandler avait parfois de ses nouvelles par Juliet, mais seulement en cachette, parce que Ariah refusait évidemment de parler de son fils « têtu et autodestructeur ».
Chandler avait eu envie de demander à sa mère : combien de temps pouvais-tu espérer que Royall ne s’intéresse pas à son père ? Et Juliet ? N’importe quelle mère raisonnable aurait compris que ce n’était qu’une question de temps.
« Raisonnable ». Chandler rit tout haut.
Avec ces pensées en tête, il s’étais mis à rouler plus vite. La vitesse était limitée à 55 à l’heure, il frisait les 80. Pas le moment d’avoir un accident. On avait besoin de lui dans Swann Road.
Je ne veux pas être protégé ! Je veux savoir.
Chandler se demanda ce que Royall avait appris sur leur père, à présent. Ce qu’il lui faudrait apprendre avant de ne plus vouloir en savoir davantage.
Honte, honte ! Burnaby est son nom.
Des enfants avaient scandé ces mots en chœur dans le dos de Chandler. Longtemps auparavant, au collège. Il avait fait semblant de ne pas entendre. Il n’avait pas été un enfant que l’on poussait facilement à la colère ni aux larmes.
Tout comme il n’était pas un adulte que l’on poussait à exprimer ses émotions. Pas facilement.
Melinda l’avait interrogé un jour sur son père parce que, naturellement, étant née et ayant grandi à Niagara Falls, elle savait, ou savait quelque chose. Elle connaissait le nom de Burnaby. Et Chandler lui avait répondu avec franchise qu’il pensait rarement à son père défunt et que, par respect pour sa mère, il ne parlait jamais de lui. Mais il se confierait à Melinda parce qu’il l’aimait et pensait pouvoir lui faire confiance.
– Oui. Je t’aime. »
Mais les mots étaient hésitants, prononcés avec étonnement ou appréhension.
Chandler lui raconta ce qu’il savait : Dirk Burnaby était mort ce fameux jour dans le Niagara. Même si son corps n’avait jamais été retrouvé, même si le bruit avait couru pendant des années qu’il en avait réchappé, qu’il avait réussi à rejoindre la rive à la nage. « Quiconque connaît le Niagara à cet endroit-là sait que c’est impossible, dit Chandler. C’est une plaisanterie cruelle de le suggérer. »
Melinda écoutait. Si elle éprouva l’envie de demander à Chandler s’il était allé voir le lieu de l’accident, elle s’abstint de le faire.
Elle avait une formation d’infirmière. Elle comprenait la douleur, même fantôme. Elle comprenait que la douleur n’est pas thérapeutique, cathartique, rédemptrice. Pas dans la vraie vie.
Le corps de Dirk Burnaby n’avait jamais été retrouvé, mais il était certainement mort, et un acte de décès officiel avait fini par être délivré. Après une enquête très médiatisée, la police avait conclu à l’« accident » ; un euphémisme, selon Chandler. Traditionnellement, le bureau du coroner évitait de conclure au « suicide » chaque fois qu’il le pouvait. Les morts étaient généralement jugées accidentelles par désir de ne pas bouleverser davantage les survivants, et par désir de minimiser l’importance des suicides dans ce haut lieu touristique. Même lorsque le suicidé laissait un mot, il ne figurait pas toujours dans le rapport de police officiel.
Le péché le plus grave. S’ôter la vie par désespoir.
Chandler dit à Melinda que, d’après lui, la plupart des gens qui connaissaient Dirk Burnaby pensaient qu’il s’était suicidé. Il roulait très vite (le compteur, bloqué, indiquait cent quarante-deux kilomètres à l’heure) un soir de violente tempête. Il venait de perdre une affaire importante, et il était au bord de la faillite. « Il n’y avait pas que cela. Je l’ai appris en lisant les journaux. Ariah n’avait jamais de journaux à la maison, à cette époque-là, mais je m’arrangeais pour me les procurer. J’ai lu tout ce que je pouvais, mais j’en ai oublié la majeure partie. Ou alors, je n’ai pas envie d’en parler maintenant. D’accord, Melinda ? »
Melinda l’avait embrassé sans rien dire.
Honte, honte ! Burnaby est son nom.
Chandler se demandait si Burnaby était un nom qui, finalement, dissuaderait Melinda de l’épouser. Il lui faudrait courir ce risque, il n’avait pas le choix.
Le coordinateur du Centre d’intervention lui avait donné comme adresse le 3884, Swann Road. C’était après les croisements de Veterans’ et de Portage Road, un bout de Swann Road interdit à la circulation par la police. Chandler montra ses papiers à un agent de police qui le laissa passer. Les Humidificateurs et Filtres électroniques Niagara se trouvaient quatre cents mètres plus loin, un bâtiment en parpaings, bas et trapu, au milieu d’un parking. Dans l’allée qui menait à l’entrée il y avait au moins une dizaine de véhicules des polices de la ville et du comté et des services médicaux d’urgence. Chandler se gara dans Swann Road et s’avança aussi discrètement que possible, guidé par un jeune agent de police. Derrière leurs véhicules et les camions de l’usine, des policiers étaient accroupis comme dans une scène de film à suspense.
À ceci près qu’il n’y avait pas de musique d’ambiance. Il n’y avait pas de personnages principaux, pas de scénario. Chandler Burnaby, qui avait été appelé par la police, n’interviendrait peut-être pas. C’était l’officier responsable qui prendrait cette décision, mais il était impossible de savoir quand. Chandler était à leur disposition. Il était arrivé, et il fut salué. Sa main fut serrée, puis relâchée.
L’homme armé était entré dans l’usine environ quarante minutes plus tôt et il avait tiré ses premiers coups de feu à peu près au même moment. Le 911 n’avait été composé que quelques minutes plus tard, par des personnes qu’il avait autorisées à quitter le bâtiment. Chandler voyait à quelques mètres de lui la porte d’entrée entrebâillée et une fenêtre fracassée. Cette fenêtre avait une forme étrange, un mètre cinquante de haut environ et pas plus de trente centimètres de large. Le forcené avait tiré par là, dit-on à Chandler, mais semblait s’être calmé depuis. « Restez tout de même à couvert, OK ? Ne prenez aucun risque. » Chandler répondit : « Je sais, monsieur. Comptez sur moi. »
Comme si on le blâmait d’avance. Un civil sur le théâtre des opérations.
Une voix au mégaphone faisait vibrer l’air. Si forte que Chandler avait du mal à distinguer les mots. Monsieur Mayweather, vous m’entendez ? Relâchez immédiatement Mlle Carpenter. Je répète, relâchez immédiatement Mlle Carpenter. Avancez jusqu’à la porte sans vos armes, les mains en l’air, et il ne vous sera fait aucun mal, monsieur Mayweather. Nous sommes la police de Niagara Falls. Nous cernons l’usine. Sortez les mains en l’air et sans armes, monsieur Mayweather. Je répète, sans… Un capitaine de police parlait au mégaphone, en s’efforçant de donner une impression d’autorité et de calme.
Chandler fut reconnu par plusieurs agents de la police de Niagara Falls, pour qui il était « M. Burnaby » du Centre d’intervention. Un policier en civil du nom de Rodwell, dont Chandler avait eu la fille pour élève deux ans auparavant, s’accroupit à côté de lui pour le mettre rapidement au courant. On savait que le forcené avait au moins un revolver et une carabine, et on le pensait « affolé, peut-être ivre et / ou drogué ». Après une première exigence extravagante – qu’on lui fasse quitter le pays « sain et sauf » –, il avait refusé de communiquer avec la police et n’avait poussé que quelques braillements incohérents ; il n’avait pas décroché le téléphone dans le bureau du directeur général, où on le pensait barricadé avec son otage, une jeune réceptionniste. Monsieur Mayweather, vous m’entendez ? Monsieur Mayweather, nous vous demandons de déposer vos armes et de vous avancer vers la porte. Nous vous demandons de relâcher immédiatement Mlle Carpenter et de la laisser partir. Vous m’entendez, monsieur Mayweather ?
L’homme armé, blanc, âgé d’une trentaine d’années, de taille moyenne et pesant dans les quatre-vingt-dix kilos, avait été identifié comme un employé de l’usine, récemment licencié. Mayweather ? Il y avait des Mayweather dans le quartier de Baltic Street, et il y avait eu des Mayweather au lycée de Chandler. Celui-là avait tiré sur et gravement blessé un contremaître ; fait feu au hasard dans la direction d’employés qui s’enfuyaient, et qu’il avait injuriés sans les poursuivre ; il avait d’abord pris deux jeunes femmes en otages, mais il avait relâché l’une d’elles, enceinte, au bout de vingt minutes, en la chargeant de dire à la police qu’il voulait qu’on lui fasse quitter le pays « sain et sauf », en jet, pour le conduire à Cuba.
Cuba ! Mauvais signe.
Comme si Fidel Castro allait accorder l’asile politique à un type qui avait tiré sur ses camarades travailleurs.
Chandler demanda à Rodwell son avis sur la situation, et le policier lui répondit qu’il faisait des vœux pour que la fille ne soit pas déjà morte.
Si la police avait la certitude qu’elle était morte, elle donnerait l’assaut sur-le-champ. Elle lancerait des gaz lacrymogènes, forcerait l’homme à sortir. Si Mayweather résistait, il serait abattu. C’était un scénario très simple, une tragédie grecque dans ses grandes lignes. Chandler savait par expérience qu’un forcené barricadé avait peu d’options, et qu’aucune d’entre elles n’était en sa faveur.
Sauf si le suicide était le but recherché.
L’histoire, reconstituée, était que, renvoyé de l’usine la semaine précédente, Mayweather était revenu cet après-midi-là avec une carabine ; il avait fait irruption dans les bureaux, où il avait exigé de voir le directeur qui, par chance pour lui, n’était pas encore rentré de déjeuner ; il s’était alors rabattu sur le contremaître, avec qui il avait eu des mots, mais après lui avoir tiré dessus, sa fureur était retombé et il avait permis que l’homme, qui perdait beaucoup de sang, soit transporté hors du bâtiment et emmené par une ambulance. Mayweather ne semblait plus savoir ce qu’il voulait, ce qui n’était pas inhabituel dans ce genre de situation désespérée.
Chandler demanda pourquoi Mayweather avait été renvoyé, et on lui répondit que la police ne le savait pas encore exactement. Il avait été question d’un problème d’alcool au travail. D’insubordination ? Les collègues de Mayweather le disaient « très silencieux », « maussade », « susceptible ». La jeune femme enceinte qu’il avait libérée, en état de choc, n’avait pas pu dire grand-chose à la police, et elle recevait des soins dans un hôpital.
La voix au mégaphone continuait, infatigable : Monsieur Mayweather ? Je répète : Monsieur Mayweather, le bâtiment est encerclé…
Chandler se demanda quand on lui ferait signe d’intervenir. Si on le ferait.
C’était le suspense des tranchées pendant une accalmie. Il y avait plus de vingt minutes que le tireur invisible n’avait pas tiré un coup de feu.
L’air était si âcre dans cette partie de la ville que Chandler avait du mal à respirer. Ses yeux sensibles le piquaient. L’odeur dominante émanait de l’usine Dow Chemical, toute proche, ex-productrice de napalm. Sur le Peace Bridge menant au Canada, des années auparavant, Chandler avait participé à une manifestation contre Dow Chemical. La police avait arrêté certains des manifestants les plus agressifs, mais pas Chandler Burnaby, qui n’avait jamais été du nombre. On avait envie de penser que les actions individuelles comptaient, que les décisions d’ordre éthique avaient des conséquences sur la réalité, et c’était peut-être le cas. L’ignoble guerre avait pris fin, les troupes américaines étaient rentrées au pays. Le napalm avait connu le sort des gaz neurotoxiques. Dow avait toutefois récupéré du coup désastreux porté à son image et prospérait de nouveau, comme la plupart des industries de Niagara Falls.
Swann Chemicals avait été rachetée par Dow à la fin des années 60. Une vente de plusieurs millions de dollars, extrêmement profitable à cette société de Niagara Falls qui avait été la cible de ce que l’on appelait à présent un procès « écologique avant l’heure ». Swann avait gagné l’affaire de Love Canal, mais les temps changeaient.
La voix au mégaphone poursuivait, d’un ton plus pressant : Monsieur Mayweather ? Nous cernons le bâtiment. Il nous faut savoir si Mlle Carpenter est indemne. Déposez vos armes, avancez-vous vers la porte.
Bon Dieu, pourvu que quelque chose se passe, pensa Chandler.
Non : il n’était pas impatient. De l’impatience, pour quoi faire ? La raison d’être de sa présence était la patience. Il était l’homme des « crises » ; il avait été formé à traiter les « crises » ; il n’était pas un professionnel, il fallait donc que ce fût une vocation. Il devait reconnaître qu’il aimait être anonyme. S’il était M. Burnaby, son nom n’était pas lui. Pas ici, pas maintenant. C’était une sorte de grâce pour quelqu’un qui ne pouvait croire en Dieu. Ariah ne savait pas où se trouvait son fils et ne pouvait donc pas encore éprouver anxiété et fureur le concernant. Royall ne pouvait pas savoir, et ne se préparait pas à se sentir coupable et sur la défensive s’il lui arrivait quelque chose. Juliet ne pouvait pas savoir, mais si on parlait de l’incident à la télé et qu’elle fût en train de regarder le journal du soir, elle devinerait peut-être que son frère aîné était sur les lieux.
Et il y avait Melinda.
Chandler grimaça en pensant à elle. Il aurait dû demander à un ami de la prévenir.
Elle l’attendait chez elle, dans l’ouest de la ville, entre 6 heures et demie et 7 heures. Elle lui téléphonerait s’il était en retard, et personne ne décrocherait. Ils devaient préparer le dîner ensemble (un chili con carne, ce soir-là), comme ils le faisaient souvent. Chandler jouerait avec la petite fille, tournerait les pages d’un livre d’images, aiderait même à lui donner son bain. Chandler resterait passer la nuit, si Melinda l’y invitait ; si elle sentait que Chandler voulait y être invité. Leurs étreintes étaient tendres, hésitantes. Ils s’engageaient lentement dans une relation plus définie, à la façon dont des patineurs, excités, pleins d’appréhension, s’aventurent sur une glace dont ils ne sont pas sûrs qu’elle les supportera.
Rendez-vous ! Rendez vos armes.
Monsieur Mayweather, le bâtiment est encerclé.
Espérant que personne ne le remarquerait, Chandler risqua une tête sur le côté de la camionnette. Il semblait peu probable que le forcené fût aux aguets et tirât à ce moment-là. Chandler sentit pourtant ses cheveux se hérisser sur nuque.
Royall soutenait toujours que son travail au Trou du Diable ne comportait aucun risque. Que conduire un bateau dans les gorges n’était dangereux qu’en apparence.
Chandler remonta ses lunettes sur son nez, les yeux plissés. Son cœur s’était mis à battre plus vite, bien qu’il ne fût pas vraiment en danger, il le savait. Et donc il ne l’était pas. La façade lugubre du bâtiment n’avait pas changé. La porte était toujours entrebâillée, son embrasure toujours vide. Aucun mouvement, ni là ni derrière la fenêtre fracassée. On entendait le bourdonnement d’un hélicoptère de la police. Le temps semblait suspendu, mais ce n’était évidemment pas le cas. Policiers, auxiliaires médicaux, personnel des services de secours, journalistes attendaient que quelque chose se produise, mais où était le tireur ? Il avait mis tout cela en branle et s’était barricadé avec son otage. Il ne répondait pas au mégaphone assourdissant, et il ne répondait pas au téléphone. Chandler ne voulait pas penser que Mayweather et sa jeune otage étaient peut-être tous les deux morts.
Si Mayweather avait un couteau, il avait pu tuer la jeune femme assez silencieusement. La police n’avait pas entendu de coups de feu. Peut-être s’était-il tranché les veines. Mayweather ? Ce bâtiment est encerclé. Si vous m’entendez…
Comment ne pas plaindre un homme pour qui travailler pour les Humidificateurs et Filtres électroniques Niagara était si important ? Une usine peu prospère qui employait moins de trois cents personnes.
Chandler entendit certains flics faire des paris. Le type allait-il sortir vivant du bâtiment, ou sur une civière ? Allait-il se tuer, ou être tué ?
Chandler avait assisté à des interventions où la police avait abattu ou blessé des hommes. Cela n’avait rien d’agréable. Le bruit terrible de la fusillade, qui durait plusieurs secondes, se logeait profondément dans votre cerveau. C’était plus qu’un bruit, une agression métaphysique. Un bruit de machette sectionnant des os. J’aimerais que tu ne le fasses pas, mais j’aimerais plus encore que tu n’en éprouves pas le besoin. Melinda l’embrassait, Melinda le serrait, tremblant, dans ses bras. Il ne lui appartenait pas de le tenir tout à fait de cette façon-là, elle semblait sentir ; il le souhaitait, pourtant, et elle sentait cela aussi. Il ne lui en avait pas dit plus qu’elle n’avait besoin de savoir. Mais bien entendu, elle était infirmière, elle avait travaillé aux urgences.
À deux reprises au cours des trois années précédentes, Chandler avait été présent lorsque des hommes s’étaient suicidés. Le premier s’était servi d’un revolver, coincé par la police dans un HLM de la ville, un jour de l’an, et l’autre avait plongé dans les American Falls de la pointe de Goat Island, sous les yeux d’un groupe de spectateurs abasourdis. (Ce suicidé, étudiant en mathématiques à l’université du Niagara, âgé de dix-huit ans, sans problèmes affectifs « connus », était resté penché par-dessus le garde-fou, le visage impassible, pendant près d’une heure avant de lâcher prise. On avait désigné Chandler pour tenter de le raisonner, de le faire parler et changer d’avis, mais Chandler avait échoué et s’était éclipsé piteusement. La mort dans les Chutes. De toutes les morts, c’était celle qui ressemblait le plus à une vengeance.)
En fait, la plupart du temps, Chandler intervenait dans des situations de crise qui n’aboutissaient à aucun dénouement dramatique, mais qui prenaient simplement fin, sans conclusion, par épuisement. Un homme ivre barricadé dans son appartement avec son plus jeune enfant, qui hurle, pleure, fracasse les fenêtres et les meubles mais n’oppose aucune résistance lorsque la police enfonce la porte et l’arrête. Une hippie quinquagénaire shootée au LSD qui menace de se faire brûler sur une place publique mais qui, après avoir attiré des dizaines de spectateurs et s’être théâtralement arrosée de kérosène, n’arrive pas à frotter une allumette et est emmenée, en proie à une crise de fou rire, par la police. Des hommes mal rasés en maillot de corps qui foncent sur des agents de police en hurlant des obscénités, avec l’intention de se battre jusqu’à la mort, mais qui sont aussitôt maîtrisés, jetés à terre et adroitement menottés dans le dos.
Voilà comment cela se passait. Plusieurs fois, Chandler était arrivé trop tard, alors que le drame était terminé et que tout le monde rentrait chez soi.
Cette sensation d’angoisse au creux du ventre. Tu n’as servi à rien, quel imbécile tu fais. Quelle vanité.
Il y avait tout de même eu cette nuit de juillet où il avait conduit Melinda à l’hôpital, pour son accouchement. Ils n’étaient pas amants, alors, juste amis. Et Melinda lui avait demandé de rester auprès d’elle parce qu’elle avait peur et il l’avait fait bien qu’il eût peur lui-même et lorsque les contractions avaient commencé, il l’avait aidée, il l’avait accompagnée à l’hôpital et ne l’avait pas quittée pendant les sept heures qu’avait duré cette épreuve. C’était l’expérience la plus remarquable de sa vie. Il n’oublierait jamais qu’il avait servi à quelque chose, cette fois-là.
Monsieur Mayweather ? Décrochez le téléphone. Il faut que nous vous parlions, monsieur Mayweather. Nous voulons nous assurer du bien-être de Mlle Carpenter…
Pas de réponse du tireur.
Chandler entendit des flics discuter à voix basse, avec colère et nervosité. On ne pensait pas que Mayweather eût été blessé lors de l’échange de coups de feu, mais Chandler se demandait tout de même s’il ne l’était pas. Son otage et lui se vidaient peut-être de leur sang en cet instant même ? « Bien-être »… quel mot bizarre et inattendu, beuglé par le mégaphone.
Monsieur Mayweather, nous sommes en train de vous téléphoner et nous vous demandons de décrocher. Il nous faut savoir ce que vous voulez. Quelles sont vos attentes. Monsieur Mayweather ? Vous m’entendez ? Ce bâtiment est encerclé. Relâchez immédiatement Mlle Carpenter et il ne vous sera fait aucun mal.
Cette fois, alors que tout le monde tendait l’oreille, une obscénité retentit à l’intérieur du bâtiment. La voix, tendue, ne portait pas.
Le silence retomba. (Un grondement de train de marchandises, au loin.) On se disait qu’un coup de feu allait peut-être éclater, mais rien ne se produisit.
Ce fut à ce moment-là que Chandler apprit le prénom du tireur : « Albert ». Est-ce qu’il n’avait pas connu Albert Mayweather ? Au lycée ? C’était un nom qu’il n’avait pas entendu depuis des années.
En fait, Chandler avait eu son bac en même temps qu’un autre Mayweather, un frère cadet ou un cousin d’Albert. Mais il se souvenait d’Albert Mayweather, comme un jeune garçon peut se souvenir d’un élève plus grand qu’il craint et déteste tout en l’admirant, à la façon indescriptible de l’adolescence.
Des Mayweather habitaient dans le quartier de Baltic Street, mais aucun dans le voisinage immédiat des Burnaby. Ils étaient nombreux, presque un clan. Chandler se rappelait néanmoins très bien Al. Un garçon robuste et massif au corps de lutteur, aux cheveux blond sale, épais comme des fibres de tapis. Il suivait les cours de la filière technique comme un grand nombre des garçons du lycée de Niagara Falls. Son humeur passait du silence menaçant à l’exubérance clownesque. Un de ces garçons qui trouvaient drôle de faire craquer leurs phalanges ou de péter bruyamment. Al ne faisait partie d’aucune équipe sportive mais pratiquait le basket de rue avec ses copains derrière le lycée, la cigarette au bec. « Allez-hop », c’était le surnom que lui donnaient ses copains. « Allez-hop », comme si c’était un terme d’affection. Chandler comprenait à contrecœur que les filles, même les filles « bien », étaient parfois attirées par des garçons comme Al Mayweather. Au moins dans un premier temps.
Étrange, et indescriptible : vous aviez envie que des types comme ça aient de la sympathie pour vous. Qu’ils vous pardonnent vos bonnes notes, vos yeux myopes et votre démarche hésitante, votre bégaiement dans les moments de peur. Vous aviez envie qu’un garçon comme Al Mayweather reconnaisse votre nom, un nom à qui le scandale avait donné une importance perverse ; un nom criminel. Burnaby ? C’est toi ?
Chandler se rappelait vaguement qu’un membre de la famille d’Al Mayweather, ou de la famille d’un Mayweather de sa promotion, avait fait partie de ces nombreux ouvriers d’OxyChem déclarés invalides très jeunes, à trente ou quarante ans ; une action collective avait été intentée contre la société dans les années 75, l’affaire avait soulevé controverses et colère dans la région. Chandler se rappelait les mots « trahison », « mensonge », « droits des travailleurs », « maladies professionnelles », dans les gros titres des journaux. Le procès ne s’était pas conclu favorablement pour les ouvriers, lorsqu’on en connaissait les détails. Un jury avait certes accordé des sommes importantes à des hommes mourants, ou aux familles qui leur survivaient, mais ces décisions avaient souvent été annulées par les cours d’appel, à un moment où les médias avaient perdu tout intérêt pour l’affaire.
Monsieur Mayweather ? Avancez-vous vers la porte les mains en l’air.
Sortez sans armes, monsieur Mayweather.
Monsieur Mayweather, le téléphone sonne. Décrochez-le.
Les policiers avaient essayé de prendre contact avec la femme de Mayweather, dont il était séparé, mais ils ne l’avaient trouvée ni chez elle ni à son travail. Leurs enfants habitaient chez leurs grands-parents à North Tonawanda. Étaient-ils sains et saufs ? Chandler savait que dans ce genre de situation les forcenés commençaient parfois par s’en prendre à leur famille.
Chandler se demandait si le père de Mayweather était encore en vie : probablement pas. Ni lui ni aucun des hommes concernés par l’action collective, probablement. Cancer des poumons, cancer du pancréas, cancer du cerveau, cancer du foie et de la peau. Cancers fulgurants. Cancers avec métastases. L’action en justice avait été intentée dans ce but-là : exiger des réparations pour des vies accélérées, des morts prématurées.
« Love Canal » avait souvent été évoqué.
Mais pas le nom déconsidéré de Burnaby.
Melinda avait dit Je t’en prie, Chandler. Tu n’es pas ton père.
Chandler compta plus de vingt agents de police sur les lieux. Certains portaient des équipements de protection et tous étaient armés. Ailleurs, de l’autre côté du bâtiment, il y en avait d’autres, pareillement armés. Mayweather n’avait pas la moindre chance. S’il essayait de s’échapper en faisant usage de son arme, il serait instantanément criblé de balles. Chandler se demanda, une question qu’il s’était déjà posée dans ce genre de circonstances, comment il pouvait arriver qu’un homme se retrouve un jour dans cette situation. Un rat acculé. Aucune issue.
Depuis le lycée, Chandler n’avait jamais repensé aux Mayweather. Il supposait qu’ils habitaient toujours dans le quartier de Baltic Street. La jeune génération avait atteint l’âge adulte, comme Al, et elle travaillait à son tour en usine ; ils s’étaient mariés, avaient des enfants, leurs vies étaient faites. Al était sans doute passé directement des classes professionnelles du lycée à son emploi aux Humidificateurs Niagara. Il y avait été un ouvrier qualifié, à distinguer d’un ouvrier non qualifié. Les dessinateurs industriels et les ajusteurs-outilleurs étaient les mieux payés, encore que dans les usines où il n’y avait pas de syndicat, comme c’était sans doute le cas de celle-ci, les salaires n’étaient pas très élevés. Pareil pour les retraites, la couverture médicale, l’assurance. Et les ouvriers non syndiqués pouvaient être renvoyés. Au gré de l’employeur.
Deux heures et quarante-cinq minutes depuis que Mayweather avait pénétré dans le bâtiment et commencé à tirer. Après que le blessé avait été transporté à l’hôpital, il ne s’était pas passé grand-chose. Chandler avait demandé à plusieurs reprises s’il pouvait parler à Mayweather, en expliquant qu’il était allé au lycée avec lui, mais le capitaine n’était pas encore convaincu que cela fût une bonne idée. La police cherchait toujours à contacter l’épouse ou les frères de Mayweather. Un de ses proches. Chandler dit : « Je me sens proche d’Al Mayweather. Je crois que je pourrai l’amener à décrocher le téléphone. »
(Était-ce le cas ? Chandler n’en était pas sûr. En s’entendant prononcer ces paroles d’un ton confiant, pressant, il avait l’impression que c’était possible.)
De même que les autres, il commençait à se sentir nerveux et angoissé. Le flot d’adrénaline refluait. Comme à marée basse les vagues se retirent en laissant le sable jonché de débris. Chandler craignait d’avoir une migraine. C’était sa faiblesse, ou l’une de ses faiblesses… ces élancements douloureux derrière les yeux, accompagnés d’un sentiment croissant de désarroi, de désespoir. Pourquoi est-il mort. Mon père. Pourquoi, comme un rat pris au piège. Je l’aimais ! Il me manque.
Il avait laissé tomber Royall. Royall qui lui avait téléphoné, qui avait fait appel à lui en lui parlant comme il ne l’avait jamais fait auparavant.
Royall et Juliet. Il était leur protecteur. Ariah l’avait supplié, quinze ans auparavant. Il avait promis, bien entendu. Mieux vaut trahir les morts que les vivants.
Chandler pensa à Melinda, qui ne plaisait pas à Ariah ; et au bébé de Melinda, dont Ariah ne savait pas grand-chose. L’animosité de sa mère envers une femme qu’elle ne connaissait pas l’étonnait. Était-ce parce que l’enfant de cette femme ne serait pas sa petite-fille ? Peut-être. Un enfant que Chandler pourrait aimer, qui ne descendait pas de Chandler, ni d’Ariah.
La famille est tout. Tout ce qu’il y a sur terre.
Les camionnettes de télévision ne cessaient d’arriver, et leur file s’allongeait dans Swann Road. Derrière le barrage de police, les journalistes tournaient en rond, frustrés par l’inaction et l’obligation de rester à distance. C’étaient des professionnels bien différents de ceux qui se trouvaient déjà sur les lieux : des journalistes pour qui cette situation de crise était une occasion, une « nouvelle » à exploiter. Eux aussi étaient nerveux, mais pleins d’impatience, d’espoir. Nous sommes là ! Maintenant, il peut se passer quelque chose de palpitant. Les plus importuns étaient ceux qui étaient venus dans la camionnette marquée NFWW-TV « ACTION NEWS », la filiale locale de la chaîne NBC. Leur équipe comportait un cameraman armé d’un instrument en forme de bazooka, qu’il pointait sur des cibles en mouvement. Rapidement, avec la tombée de la nuit, on éclairait la zone dangereuse. Des lumières aveuglantes qui répandaient une sinistre clarté bleuâtre. On s’attendait à entendre les accords puissants, trépidants, d’un groupe de rock. Cet éclairage donnait une netteté cinématographique aux objets, aux textures, aux couleurs, qui, dans la lumière ordinaire d’un après-midi de mars nuageux, avaient paru flous et insignifiants.
Une jeune journaliste glamour de NFWW-TV, trench-coat ceinturé, bouche carmin et yeux à la Cléopâtre, usait de son charme pour tenter de persuader policiers et urgentistes de parler dans son micro et devant la caméra, mais elle n’avait guère de succès. Chandler savait : le but des médias étaient d’accumuler le plus de pellicule possible, qui serait ensuite adroitement coupée, collée, déformée, pour produire un effet dramatique. « Monsieur Chandler ? Vous êtes le “Monsieur Crise” ? Pourrais-je vous parler ? » La voix de la jeune femme flotta jusqu’à Chandler, qui battit en retraite avec un sourire poli : « Je regrette, je ne suis pas “M. Chandler”. Et non, désolé, je n’ai pas envie de vous parler pour l’instant, cela ne me paraît pas indiqué.
– Parce que.
– Parce que le forcené est toujours dans le bâtiment, et l’otage aussi, et… »
Chandler se détourna, espérant la décourager. Elle poursuivit son chemin.
Comme les professionnels, Chandler s’était mis à considérer les gens des médias comme des intrus, des exploiteurs. Ils étaient tous les clichés qui circulaient sur leur compte, et s’il était possible d’éprouver une certaine sympathie pour eux, on ne pouvait pas leur faire confiance, jamais. Au tout début, Chandler avait naïvement cru que la couverture médiatique de ces incidents dramatiques pouvait être utile, voire instructive, mais il avait changé d’avis depuis. L’année précédente, NFWW-TV l’avait interviewé pour son journal télévisé du soir, et il n’avait pas aimé ce qu’il avait vu. Être présenté comme « Chandler Burnaby », professeur de sciences au collège La Salle, bénévole par vocation dans les situations de crise, lui avait paru consternant, un genre d’autopromotion. Il avait détesté sa voix, son sourire, ses tics nerveux, la vanité visible qu’il tirait d’avoir vu ses efforts aboutir, cette fois-là. Pis encore, Melinda l’avait vu à la télévision avant qu’il ait eu le temps de l’appeler, et elle avait été contrariée, beaucoup plus qu’il ne s’y serait attendu.
Chandler se sentait sincèrement humble, pourtant. Il redoutait d’être encensé par les médias, puis d’échouer publiquement, ignominieusement. Il savait ce qu’il y aurait d’ironie et de pathos à deux sous à ce qu’il se fasse tuer en « sauvant » quelqu’un d’autre.
Il se sentait particulièrement humble en compagnie des Samaritains. Leur organisation était profondément chrétienne, une association pour la prévention du suicide, née en Angleterre des dizaines d’années auparavant. Les Samaritains pouvaient être professionnels ou non, mais tous étaient bénévoles ; il fallait être formé, et la formation était rigoureuse. Rien que pour la ligne d’écoute, il fallait suivre un cours de cinq semaines ; ce n’était pas fait pour les retraités ni pour les femmes au foyer en quête d’une activité pour occuper leurs heures de désœuvrement.
« Monsieur Burnaby ? » La journaliste avait maintenant le nom de Chandler et semblait pleine d’une assurance nouvelle. D’un seul coup, elle fut devant lui, micro brandi comme un sceptre, la voix étouffée et déférente. « Est-il vrai que vous connaissez Albert Mayweather, le forcené qui a pris Cynthia Carpenter en otage, et gravement blessé un contremaître ici, à l’usine des Humidificateurs Niagara… » Contrarié, rougissant, Chandler se détourna, lui fit signe de le laisser tranquille.
« Cynthia Carpenter ». L’otage, dont Chandler n’avait pas su le nom jusque-là.
Connaissait-il des Carpenter ? se demanda-t-il.
Plusieurs membres de la famille Carpenter étaient présents, à distance du bâtiment, en sécurité. Chandler avait remarqué un couple de cinquante, soixante ans, hébété, accablé. (Mais aucun Mayweather ?) Il se disait que, face à face, il serait capable de raisonner le forcené. Al Mayweather qu’il avait (presque) connu. Un de ces « grands » que l’on évitait, si on le pouvait. Encore qu’Al ne se serait pas donné la peine de tourmenter Chandler Burnaby, qui avait des années de moins que lui. Mayweather et ses copains faisant du raffut dans les couloirs, les escaliers, la cafétéria du collège. Mayweather, ou des garçons lui ressemblant beaucoup, dans les vestiaires après la gymnastique, se déshabillant pour passer à la douche, beuglant de rire, braillant, échangeant des coups de poing, pénis ballottant comme des saucisses.
Si Mayweather se rendait maintenant, en relâchant Cynthia Carpenter, il bénéficierait sûrement de circonstances atténuantes. Il avait laissé partir la femme enceinte. Si le contremaître ne mourait pas, s’il ne restait pas invalide à vie… Chandler se demandait ce qu’Al Mayweather, âgé à présent de trente ans, pouvait bien penser. Qu’il était pris au piège ? Qu’il était maître de la situation ? Pris au piège, mais maître (pour l’instant) de la situation ? Chandler ne parvenait pas à imaginer ce qu’un homme dans une situation aussi désespérée pouvait se dire. Ou faire. À mesure que passaient les minutes, les heures. Il doit y avoir un moment où il lui faut absolument uriner. Un moment où la tête lui tourne de faim, et d’épuisement. Un moment où il regrette amèrement l’erreur qu’il a commise et ce qu’il a fait de sa vie.
On demandait à Chandler s’il avait bien connu Mayweather au lycée, et il répondit, après un silence : « Pas très bien. Mais je pense qu’il se souviendrait de moi, qu’il me ferait confiance. J’arriverais peut-être à le convaincre de négocier au téléphone. »
Quelle assurance ! Chandler se demandait d’où elle venait.
Il était près de 18 heures lorsqu’on passa le mégaphone à Chandler. Il tâcha d’empêcher ses mains de trembler. Un agent de police lui disait de parler lentement et clairement, et de rester hors de portée d’un éventuel coup de feu. Ne vous emballez pas si Mayweather décroche le téléphone et vous parle, ne vous montrez pas. Essayez de le convaincre de répondre au téléphone. Il refuse de décrocher. Obtenez qu’il fasse parler la fille. Nous avons besoin de savoir comment elle va.
– Oui. Je sais. Je le ferai. Merci, monsieur l’agent. »
Chandler avait la gorge serrée. Il avait déjà utilisé un mégaphone, mais la vibration, le volume sonore le prirent au dépourvu. Comme un rêve de puissance démesurée, improbable. Il approcha sa bouche de l’embouchure et fut stupéfait de la façon dont sa voix était amplifiée et de l’autorité que donnait cette amplification.
Al ? Al Mayweather ? Je m’appelle Chandler Burnaby, nous sommes allés au lycée ensemble. Je suis de ton quartier, Baltic Street. Je ne suis pas de la police, Al, je suis un simple citoyen, un bénévole. On m’a demandé mon aide parce que je te connais. Je me demande si tu te souviens de moi ? Décroche le téléphone, Al, s’il te plaît, que l’on puisse parler. J’ai besoin d’entendre ta voix. Chandler s’interrompit. Son cœur battait d’excitation. Il voulait penser qu’Al Mayweather était surpris par cette voix nouvelle, inattendue. La voix d’un ami, un ami d’autrefois. Une voix qui l’appelait par son prénom et disait s’il te plaît.
Dix ans. Peut-être onze depuis la dernière fois que Chandler avait vu Albert Mayweather. Mayweather ne se souviendrait sûrement pas de lui, mais ils avaient fréquenté le même établissement scolaire au même moment. Ils avaient grandi dans le même quartier, été réveillés dans leur sommeil par le grondement de tonnerre des mêmes wagons, le sifflement des mêmes locomotives.
Chandler espérait que Mayweather ne se demandait pas pourquoi, lui, Chandler Burnaby, s’intéressait brusquement à lui, alors qu’ils avaient vécu des années dans la même ville sans avoir le moindre contact.
Al, tu veux bien décrocher ? Je suis en train de faire le numéro.
En fait, on le composait pour lui. Plusieurs policiers étaient avec lui dans la camionnette, pour coordonner cette action. Chandler entendit le téléphone sonner, sonner encore, à l’autre bout de la ligne. Il espérait que Cynthia Carpenter était en vie. Il souhaitait ardemment se sentir un lien fraternel avec Al Mayweather mais pas s’il avait blessé son otage.
Al ? Il faut que nous te parlions. D’accord ?
Le numéro fut composé, recomposé. Chandler répéta sa supplication avec ferveur. Il avait connu Al à l’école – Al se souvenait-il de lui ? – et il voulait l’aider, il voulait l’aider à communiquer avec la police pour résoudre la situation au mieux pour tout le monde, pour qu’il n’arrive de mal à personne, Al l’écoutait-il ? Al voulait-il bien décrocher le téléphone, il recomposait le numéro…
Une dizaine de sonneries et puis, de façon inattendue, le combiné fut décroché.
Une voix d’homme soupçonneuse à l’oreille de Chandler : « Oui ?
– Al ? Bonjour. »
La communication serait écoutée par la police, et enregistrée. Chandler se comporterait néanmoins comme s’il avait une conversation privée avec Mayweather.
Il se présenta comme un bénévole du Centre d’intervention. Il dit avoir été appelé par la police pour trouver des « pistes de communication ». Pour découvrir comment aider Al dans la situation où il s’était mis. Mais la voix résonna, discordante comme un crissement de gravier contre son oreille : « Personne ne peut m’aider, je suis foutu. » Chandler protesta, dit qu’Al n’avait tué personne, puis se tut pour laisser la remarque faire son effet. (Était-ce vrai ? Pour ce que Chandler en savait, le contremaître était toujours en vie.) Chandler dit : « Tu as laissé partir une femme, une femme enceinte, et cela joue en ta faveur, Al. C’est ce que les gens disent. Et Cynthia Carpenter, la jeune femme qui est encore avec toi, elle va bien, non ? »
Un silence. Puis une réponse marmonnée, inaudible. Chandler dit : « Al ? Je n’ai pas entendu… »
Il attendit un instant, puis se mit à parler comme si de rien n’était. Il avait des informations capitales à communiquer, et il ferait comme si Mayweather, à l’autre bout de la ligne, était à l’écoute et assez lucide pour comprendre ce qu’on lui disait. Il lui dit donc que les parents de la jeune femme étaient là, qu’ils étaient bouleversés, est-ce qu’Al voudrait bien laisser parler Cynthia au téléphone ? Il ajouta, de sa voix calme, sincère, la voix d’un ami en qui on peut avoir confiance : « Cela changera beaucoup de choses, Al, je t’assure, si tu coopères. Les gens disent que c’était vraiment bien, vraiment généreux de ta part de laisser partir l’autre femme, tu as tenu compte du fait qu’elle était enceinte, tu n’es pas du genre à faire du mal à une femme… » Mayweather intervint avec véhémence, d’un ton blessé : « Bien sûr que non ! Jamais je ne ferais de mal à une femme. Est-ce que la mienne est là ? »
Sa femme. À n’en pas douter, l’épouse (absente, séparée) était au centre de ce drame. En définitive, tous les drames sont familiaux.
Chandler dit : « Ta femme n’est pas encore ici, Al. On essaie de la contacter. Tu sais où elle se trouve ? » Mayweather répondit d’un ton railleur : « Comment je saurais où est Gloria, non, je n’en sais rien. Demandez à ses parents. Demandez à son petit ami. » Il poursuivit un moment sur ce ton, récriminateur et larmoyant, et Chandler considéra que c’était bon signe, Mayweather n’avait sûrement pas tué sa femme avant de venir faire sa descente à l’usine. Chandler dit : « En attendant, Al, il y a Cynthia Carpenter, elle doit avoir très peur, elle a peut-être besoin de conseils médicaux, tu ne crois pas que ce serait une bonne idée de lui passer le téléphone ? Cela rassurerait ses parents… » Chandler attendit et répéta sa demande. Il savait par expérience que raisonner avec un homme excité ou dérangé revient à essayer de faire du canoë avec quelqu’un qui ne sait pas, ou ne veut pas, se servir correctement de sa pagaie. Le canoë file tantôt dans une direction, tantôt dans l’autre, on ne le maintient vaguement sur sa trajectoire que par un pur effort de volonté, une foi résolue dans l’issue « heureuse » à venir ; pas d’hésitation, pas de moments de doute ni d’inquiétude. Chandler savait à quel point c’était important. Si quelque chose était arrivé à Cynthia Carpenter, Mayweather n’avait plus rien à négocier. Il fallait que l’otage soit en vie. « Al ? Écoute. On se fait du souci pour Cynthia Carpenter, comme je te l’ai déjà dit. Tu peux le comprendre, hein ? Alors, si tu pouvais lui passer le combiné, juste une minute… » Chandler se sentait étourdi mais euphorique, comme s’il se trouvait sur une corde raide. Très haut au-dessus des Chutes. Très haut au-dessus d’une foule d’inconnus ébahis. Ils souhaitaient qu’il réussisse, mais souhaitaient aussi son échec. Un numéro de corde raide où il risquait de trébucher, de glisser. Un faux mouvement, et ce serait la chute. Et Mayweather tomberait avec lui. « Al ? Tu m’écoutes ? Si tu pouvais… » Il entendit Mayweather parler à quelqu’un, et n’entendit pas la réponse.
Il n’y avait pas de chauffage dans la camionnette, mais Chandler s’était mis à transpirer.
Il attendrait, il réessaierait. Et réessaierait encore. Tant que la police le lui permettrait. C’était sa mission.
Et puis, brusquement, après des minutes de frustration, Mayweather hurla quelque chose comme : « La voilà ! » et une voix faible, apeurée, se fit entendre à l’autre bout de la ligne. « A… Allô ? » C’était Cynthia Carpenter. Haletante, quasi inaudible, elle dit à Chandler qu’elle allait « bien », qu’elle était « fatiguée, effrayée »… qu’elle « espérait que la police n’allait pas entrer dans le bâtiment en tirant ». Chandler la rassura. La police ne tirerait pas, sa sécurité passait avant tout. Cynthia Carpenter dit, avec désespoir : « Cet homme ne m’a fait aucun mal, je le jure. Il m’a laissée aller aux t… toilettes. Il ne m’a pas fait de mal, je le jure. Mais il dit… » Elle fondit en larmes. Chandler se refusait à penser que Mayweather lui appuyait peut-être une arme contre la tempe.
Pour la première fois, il sentait l’horreur viscérale de la situation. Il ne s’agissait pas d’Al Mayweather qu’il avait connu au lycée, il s’agissait de l’otage Cynthia Carpenter qu’il ne connaissait pas mais pour qui maintenant, après avoir entendu sa voix, il éprouvait une immense sympathie. Elle tremblait pour sa vie. Mayweather l’avait sans doute bousculée, frappée. Il l’avait sûrement terrorisée. Il avait menacé de la tuer. Et elle ne pouvait savoir, en cet instant, s’il allait lui être permis de vivre. Chandler pensa à sa sœur Juliet et éprouva une bouffée de rage et de haine contre Mayweather.
Quoi que la police lui fasse, ce salopard le mérite.
Mais non. Mayweather était une victime, lui aussi. Chandler devait aussi éprouver de la compassion pour lui.
Il tâcha de garder Cynthia Carpenter au téléphone plus longtemps. Elle pleurait, hoquetait. Chandler fut le plus réconfortant possible, étant donné les circonstances. Les parents de la jeune femme étaient là, et très soulagés de savoir qu’elle allait « bien » ; non, les policiers ne donneraient pas l’assaut, car sa sécurité passait avant tout ; ils feraient l’impossible pour qu’elle soit relâchée. Mais il fallait qu’ils sachent ce que Mayweather souhaitait en échange. « M. Mayweather n’est pas très clair sur le sujet, mademoiselle Carpenter. Peut-être que si… »
Le combiné fut retiré des mains de Cynthia Carpenter, et Mayweather se mit à parler avec excitation. Il dit à Chandler qu’il laisserait partir la fille… si sa femme venait prendre sa place ; il « voulait juste parler » à Gloria. Chandler lui répéta que Gloria n’était pas là, pas encore ; la police essayait de la contacter, et dès qu’elle l’aurait fait, Al pourrait lui parler au téléphone. Mayweather répondit que le téléphone, cela ne suffisait pas, elle lui raccrocherait au nez, et il la voulait près lui, il fallait qu’il lui parle, ce qui se passait était sa faute, parce qu’il l’aimait mais qu’elle ne l’aimait pas, c’était sa faute et elle le savait. Chandler écoutait avec sympathie. Puis, brusquement, Mayweather changea d’avis et dit qu’il laisserait partir la fille si on éteignait toutes les lumières, dehors, si la police promettait de le laisser prendre sa voiture et quitter la ville « sain et sauf ». Pas d’armes, pas de barrage routier, pas d’hélicoptère. « La fille sera avec moi, d’accord ? Mais je la relâcherai dès que je pourrai. Au Canada, peut-être.
– Au Canada ! » Chandler essuya son visage en sueur avec une serviette en papier. « Cela sera peut-être un peu difficile à arranger. Le pont, la frontière… »
Mayweather n’écoutait pas. Il avait encore changé d’avis. Ses propos ne tenaient pas debout, en dépit de la véhémence enfantine de son ton. Avait-il des problèmes mentaux ? Il n’avait pas l’air ivre, mais il pouvait être drogué. Chandler jeta un coup d’œil aux policiers qui l’observaient. Que dire ? Que faire ? Mayweather délirait, divaguait. Sur Gloria et sur ses gosses. Sur Gloria qui savait que c’était sa faute. On pouvait sans doute considérer comme un signe de dérangement mental le fait que Mayweather ne semblait plus se rappeler pourquoi il était venu à l’usine ; pourquoi il avait tiré sur un homme et eu l’intention d’en tuer un autre. Chandler le laissa parler. De même qu’un boxeur cogne parfois sur son adversaire jusqu’à tomber d’épuisement, Mayweather s’épuiserait peut-être sur « Monsieur Crise ». Lorsque ses silences devinrent plus fréquents et qu’il commença à se répéter, Chandler reprit la conversation. Une conversation de plus en plus intime et privée.
Chandler répéta que la police essayait de contacter Mme Mayweather. Mais, dans l’intervalle, il fallait qu’Al se souvienne qu’il était aussi un père. C’était peut-être même ce qu’il y avait de plus important. Al devait penser à ses enfants. À sa famille. Aux gens qui l’aimaient et qui avaient peur qu’il lui arrive malheur ; la situation n’en était pas arrivée au point qu’on ne puisse pas faire marche arrière, et Al aurait un avocat pour protéger ses droits, un avocat commis d’office s’il n’avait pas de quoi payer, Chandler y veillerait personnellement. Chandler parlait vite, avec inspiration, sans trop bien savoir ce qu’il disait, sinon que ses mots sonnaient justes, plausibles, et que Mayweather avait l’air d’écouter ; on sentait qu’il serrait le combiné de toutes ses forces et qu’il écoutait. « Il faut que tu restes en vie pour tes enfants et en souvenir de ton père, Al. Voilà ce qu’il faut que tu fasses. En souvenir de ton père, Al. Moi, je me souviens de ton père. »
En cet instant précis, Chandler avait l’impression que c’était le cas. Peut-être avait-il parlé au père d’Al Mayweather. Dans leur quartier. À l’époque du procès d’OxyChem. Les photos des ouvriers dans les journaux. Pas un cancer mais… quoi donc ? De l’emphysème. Et peut-être un cancer aussi. Une leucémie ? Chandler se rappelait : Mayweather lui avait paru très vieux, chauve, le visage ravagé, mais sans doute n’avait-il pas plus de cinquante ans, un homme empoisonné qui était mort jeune.
« Que dirait ton père, Al ? Il voudrait que tu agisses bien, que tu laisses partir la fille, tu ne crois pas ? C’est ça que voudrait ton père. »
Chandler parlait à l’aveuglette, des larmes lui piquaient les yeux, mais il dut être persuasif parce que, peu après, Mayweather marmonna quelque chose comme « okay ». C’était le déclic, le tournant. À présent tout irait très vite, comme généralement dans ces cas-là, aussi vite que fond la glace.
Sur le seuil violemment éclairé du bâtiment apparut une petite silhouette hésitante. Un murmure monta de la foule des spectateurs mais fut aussitôt réprimé. La femme, qui paraissait très jeune, leva les deux mains pour protéger ses yeux de la lumière. Elle se mit à marcher avec lenteur, en vacillant, comme si le sol bougeait sous ses pieds. (Elle était en collant, sans chaussures. Ce détail curieux, Chandler se le rappellerait longtemps en confondant avec lui-même, comme les éléments d’un rêve se confondent. Avait-il perdu ses chaussures quelque part ? Dans la camionnette de la police ?) Les policiers braquaient leurs carabines sur le bâtiment, prêts à tirer derrière la fille terrifiée. C’était le moment que tout le monde avait attendu, mais un moment auquel on ne pouvait se fier. Un moment de télévision ou de cinéma, mais sans scénario. Tandis que Cynthia Carpenter s’avançait pieds nus sur le carré de pelouse sans herbe, il y avait l’attente collective, la crainte aiguë, que là, en cet instant périlleux, sous les yeux de tous, le forcené se mît à tirer ; à tirer sur ses ennemis, ou à tirer dans le dos de la fille. Elle poursuivit pourtant son chemin, sans regarder ni à droite ni à gauche, se dirigeant d’un pas hésitant vers la zone de pénombre, en lisière de la lumière, où elle fut saisie par des policiers accroupis en gilets pare-balles, entraînée à l’abri et enlacée par ses parents en larmes.
Ainsi finit le drame de l’otage.
Ainsi finit heureusement ce qui aurait pu finir si différemment.
Un coup de dés, se dit Chandler. En définitive, il y était pour si peu.
Il garderait longtemps en mémoire l’image de Cynthia Carpenter ! Une fille d’une vingtaine d’années, tremblante, traversant un champ de forces de fusillade et de mort imminentes ; le visage pâle et mou comme quelque chose de fondu, les yeux barbouillés de rimmel et le rouge à lèvres mangé, les cheveux en bataille, mais elle y était arrivée, elle était triomphante, car elle s’en était sortie vivante et sa vie lui serait à jamais précieuse, un miracle accordé à elle seule. Et ce miracle serait à jamais conservé sur pellicule. Si les mots trébuchaient et manquaient, l’image de Cynthia Carpenter, elle, perdurerait. Maigre compensation pour ce qu’elle avait subi à la merci d’un fou mais tout de même, elle serait à jamais « Cynthia Carpenter », une légende locale.
À présent, on attendait du forcené qu’il se rende.
Qu’il renonce… à sa résistance, ou à sa vie.
Qu’il se rende, ou qu’il se tue.
Dans l’euphorie de la libération de l’otage, Chandler avait perdu tout contact avec Mayweather. La ligne avait été coupée. Lorsqu’on rappela, personne ne répondit. Affolé à l’idée de ce qui risquait d’arriver à Mayweather, Chandler chercha le mégaphone à tâtons.
Il transpirait à grosses gouttes. Sa chemise blanche, mise pour aller au lycée ce matin-là, était mouillée sous les bras et sur le torse. Il avait retiré sa cravate depuis longtemps et pensait l’avoir fourrée dans une poche, mais elle était perdue, envolée. Un ruisselet de sueur coulait sur sa joue comme une larme huileuse. Al ? C’est Chandler. Merci, Al. Merci d’avoir relâché cette jeune fille… C’était absurde de dire une chose pareille, mais il fallait qu’il le dise. Il complimenterait le forcené qui avait retenu une jeune femme pendant des heures en la menaçant de son arme, il le remercierait de l’avoir relâchée, et il serait sincère. Al ? Maintenant, c’est ton tour. Voudrais-tu décrocher le téléphone ? Il sonne… Le téléphone ne fut pas décroché. Le numéro fut recomposé, sans plus de succès. Al, parle-moi ! Tout va bien se terminer maintenant que tu as relâché la fille et que les gens ont vu que tes intentions étaient bonnes. Mais il faut que tu rendes tes armes, Al, d’accord ? Pour qu’il ne t’arrive aucun mal. Tu peux sortir, on t’arrêtera mais on ne te fera pas de mal. Pense à ta famille, Al ? À tes enfants, à tes parents. À ton père. C’était un homme courageux, je me souviens de lui. Il n’aurait pas dû mourir aussi jeune. Il voudrait que tu vives, Al. Je veux que tu vives. Ça ne sert à rien de tenir plus longtemps. Tu es intelligent, tu le sais. La police veut que tu déposes tes armes, que tu les laisses par terre dans le bâtiment, et que tu t’avances lentement vers la porte. Il faut qu’on te voie, Al. Je suis là, je regarde. Il faut qu’on puisse voir tes mains. Tout va bien se passer, Al, tu as laissé partir la fille et ça change tout, personne n’a été tué ni gravement blessé, la fille dit que tu l’as bien traitée… Chandler parlait avec chaleur, avec un désespoir croissant ; mais il n’y eut pas de réponse.
Le numéro fut composé de nouveau, et cette fois sonna occupé.
Al ? S’il te plaît. Raccroche le combiné, parle-moi… j’ai tellement besoin de te parler.
À la vitesse de la glace qui fond, la crise évoluait, mais Chandler ne semblait plus aux commandes. Il sentait qu’il perdait l’étrange pouvoir fugace qu’il avait eu. L’espace de quelques minutes de transe. Un pouvoir comme une petite flamme verticale. Mais à présent la flamme vacillait, tremblotait. Chandler se mit à supplier. Al ? Tu peux me faire confiance, Al. Ils promettent de ne te faire aucun mal… ils promettent… si… Chandler savait que la police lui accorderait encore quelques minutes, puis qu’elle mettrait fin à la tentative de négociation. L’homme barricadé n’avait plus rien de précieux à négocier à part sa vie et, après ces heures de tension, de fatigue, de colère et de dégoût professionnellement contenus, peut-être la vie d’Al Mayweather ne valait-elle plus grand-chose. La police passerait à l’attaque, jetterait des bombes lacrymogènes pour déloger l’homme condamné. Combien de dizaines d’hommes armés face au seul Mayweather. Chandler se sentait désespéré, il ne pouvait pas échouer, pas maintenant.
Un coup de dés. Pourquoi pas, il y était pour si peu.
Protégé, dans la camionnette, par les lumières aveuglantes ainsi que par des vitres à l’épreuve des balles, Chandler tendit le cou pour examiner la façade nue du bâtiment. Laideur des parpaings rongés par la pluie. Dans la vive lumière bleuâtre, on aurait dit un décor de théâtre en deux dimensions. Avec l’aspect miteux de quelque chose qui va bientôt être démonté, mis au rebut. Si Chandler n’agissait pas très vite et de façon décisive, tout son pouvoir lui serait ôté, il serait renvoyé à sa petite vie médiocre.
Il se demandait où était Mayweather : s’était-il glissé hors de la pièce où il était resté barricadé pendant des heures, avait-il suivi Cynthia Carpenter jusqu’à la porte d’entrée ? Était-il, en cet instant même, derrière la vitre brisée, en train de pointer son arme ? Chandler contempla la fenêtre à la forme bizarre, les éclats de verre sur le châssis, pareils à des dents. L’intensité du drame avait chargé de sens cette scène qui, autrement, n’en avait aucun. La vie médiocre. La vie inévitable. La vie qui attend. Alors qu’il regardait le bâtiment, Chandler se rendit compte que sa vision périphérique s’était rétrécie. Dans le temps même où sa vue s’aiguisait au centre, il devenait aveugle sur les côtés. Et pourtant… il était devenu un canal d’énergie concentrée. Il savait… il savait !… que c’était son rôle de parler à Mayweather face à face.
De le sauver. Comme il avait sauvé l’otage.
Pendant les longues minutes épuisantes qui s’étaient écoulées depuis qu’on lui avait tendu le mégaphone, Chandler avait parlé à l’intérieur d’un véhicule de police, dans la pénombre. Avant que quiconque pût l’arrêter, il en descendit.
De sa voix humaine, faible, rauque, il cria : « Al ? C’est moi, Chandler. »
Hardiment il s’avança dans la zone éclairée devant le bâtiment. Personne n’avait été assez rapide pour le retenir. Il entendait de tous côtés des cris et des protestations. Mais il continua d’avancer, les bras levés dans un geste de supplication. Lui n’avait pas d’arme… évidemment. Lui se montrerait à Al Mayweather sans protection. Il savait qu’il faisait ce qu’il fallait faire. Son cœur était pur, il faisait forcément ce qu’il fallait. Même si la police lui hurlait de se mettre à couvert, l’injuriait. Même si les caméras de télévision étaient braquées sur lui. Il cria : « Al ? Est-ce que je peux entrer te parler ? J’ai tellement besoin de te parler… » À moins de trois mètres de la porte entrouverte, Chandler crut voir bouger à l’intérieur, mais sans certitude. Son champ de vision s’était si radicalement rétréci qu’on aurait dit qu’il regardait par le petit bout d’un télescope. Ce qu’il voyait était un cercle minuscule d’une intensité extraordinaire, il semblait pourtant ne pas savoir ce qu’il voyait, il n’aurait pu le nommer. Le grondement enflait dans ses oreilles. Il était entré dans la zone de non-retour, il filait vers les Chutes. Cela avait quelque chose de réconfortant. Son cœur battait à grands coups. En lisière de sa conscience, des voix criaient Mettez-vous à l’abri ! mais elles étaient lointaines, les cris d’inconnus, il devait montrer à Al Mayweather qu’il n’avait rien à voir avec ces inconnus ; que tous deux étaient liés comme des frères, par leur passé commun.
Un claquement retentit alors, sec, unique, un coup de feu.
À la télévision ce soir-là. Cet homme a fait un miracle, il a sauvé la vie de notre fille. Nous avons prié, prié de toutes nos forces, et il l’a sauvée. Voilà ce que les Carpenter diraient de Chandler Burnaby. Mais Chandler ne verrait pas cet interview, ni les autres. Ni les images diffusées par les trois chaînes de télévision.
Et à présent que l’adrénaline avait reflué, les débris boueux, banals, d’une vie médiocre étaient à découvert.
Une averse de neige fondue fouettait le pare-brise de la voiture. Il lui aurait fallu conduire lentement de toute façon, avec cette douleur lancinante derrière les yeux. Il avait une heure et demie de retard et n’avait pas téléphoné. Pour téléphoner à une femme que l’on aime, ou que l’on aime presque, ou que l’on souhaite aimer, il faut imaginer ce qu’on va lui dire, et Chandler était vide de mots. Le mégaphone l’avait épuisé. Comme un énorme phallus ridicule. On prenait cet instrument avec émerveillement, on le reposait avec accablement.
Il roulait vers Alcott Street, au nord-ouest de la ville, la rue où Melinda louait un appartement au troisième étage d’une ancienne maison individuelle, à cinq minutes de voiture du Grace Memorial Hospital où elle travaillait. Il était 20 heures passées. La journée avait commencé tôt pour Chandler, peu après 6 heures du matin. Dans cette autre phase de son existence où il était l’aimable, le fiable « M. Burnaby », professeur de sciences de troisième au collège La Salle. Payé moins que le concierge en chef de l’établissement mais il comprenait que cela n’avait rien de personnel. M. Burnaby, voilà qui tu es. Joue les cartes qu’on te distribue et ferme-la.
On dirait de Chandler Burnaby qu’il avait été un héros, qu’il avait sauvé la vie d’une jeune femme. Mais Chandler savait à quoi s’en tenir.
Il n’avait pas allumé son autoradio et ne le ferait pas. Il n’avait aucune envie d’entendre les nouvelles régionales. Le lendemain matin, il lui faudrait lire la une de la Gazette, c’était inévitable.
Il se sentait malade, nauséeux. Ses yeux le brûlaient. C’était sa punition pour avoir marché sur la corde raide, cet échec.
Et donc il essaya de penser au bébé.
Au bébé de Melinda, qui n’était pas celui de Chandler. Un autre homme l’avait engendré puis était parti. Avant la naissance du bébé, au début de la grossesse, il était parti. Chandler ne parvenait pas à comprendre cette conduite, mais savait pourtant qu’elle n’était pas rare. Le mari de Melinda, dont elle avait récemment divorcé, était alors étudiant en médecine à l’université de Buffalo, et il était maintenant interne dans un hôpital de la région. Il n’avait aucun droit de garde sur l’enfant, il n’en avait pas voulu. Melinda disait seulement que le mariage n’avait pas marché, qu’elle avait commis une erreur.
C’est toi ? Toi qui as commis l’erreur ?
Une erreur de jugement.
On comprenait à sa mâchoire inflexible qu’elle n’en commettrait pas une seconde.
Le bébé, Danya. Dont (ridicule mais vrai) Ariah était jalouse, au point que Chandler n’osait plus parler de l’enfant, ni de Melinda, à sa mère.
« Hé. Je t’aime. Tu sais qui je suis ? »
Elle ne le savait pas, bien sûr. Qui était au juste Chandler Burnaby dans la vie de Danya ?
Il se sentait un peu mieux, moins désespéré, en pensant à elle. À son corps chaud et intense. Si brûlant, parfois. Et lourd. Comme si une vie entière y était déjà condensée.
Les yeux, ouverts, conscients, vifs et curieux, insatiables.
Lorsqu’il tenait Danya dans ses bras, il la sentait presque enregistrer des informations, avide d’absorber le monde entier.
Elle pourrait être ma fille. Elle pourrait m’aimer comme un père. Je n’ai pas à justifier ma vie.
Mais lorsque Chandler arriva à l’appartement de Melinda, il en alla différemment. Si, il avait à justifier sa vie.
Peut-être avait-il su, avait-il prévu une scène de ce genre, et c’était pour cela qu’il n’avait pas téléphoné.
Melinda lui fit face sur le seuil, le visage fermé, furieuse. C’était une jeune femme robuste, en chair, qui avait deux ans de plus que Chandler, un visage franc séduisant, des cheveux sans couleur distincte, vaguement châtains, coupés court pour tenir sous sa coiffe d’infirmière. Elle était d’une taille tout juste moyenne, un mètre soixante environ, mais dégageait une impression d’autorité qui la faisait paraître plus grande ; de même, quoique chaleureuse et sensible, elle pouvait se détacher, avec une rapidité alarmante, d’une scène où les autres laissaient libre cours à leurs émotions. Chandler avait fait sa connaissance de la façon la plus romantique qui soit : à l’Armory, où il était allé donner son sang lors de la campagne de collecte annuelle de la Croix-Rouge, dans un état second qui lui ressemblait peu, il avait souri rêveusement à la jeune infirmière séduisante, et tâché de lui faire la conversation depuis le lit à roulettes où on l’avait engagé à s’étendre. Promettez que vous ne me prendrez pas tout mon sang ? Ma vie est entre vos mains.
Melinda disait qu’elle l’avait vu à la télé. Elle avait vu ce qu’il avait fait, et elle avait été terrifiée pour lui. Mais après coup, en y réfléchissant, elle était furieuse. Elle était écœurée. « Tu as risqué ta vie pour… quoi ? Pour qui ? Cet inconnu ? Quelqu’un de ton lycée… foutaises ! Un perdant minable, voilà ce qu’il était. Voilà tout ce qu’il était. Il s’est tué, il aurait pu te tuer. Pour quoi ? Pour quoi exactement, Chandler ? Tu peux me le dire ? »
Chandler ne s’était pas attendu à cet accueil. Oh ! au fond de son cœur, il était un idiot romantique, un rêveur, il avait espéré quelque chose de très différent tout en sachant (car Chandler savait toujours : Chandler était un scientifique, et impitoyable) qu’il ne le méritait pas.
Sortir de la famille. Trahir.
Foutaises.
Chandler essaya de s’expliquer, mais il n’avait pas l’intention de s’excuser. Melinda l’interrompit, Melinda connaissait le fond de son cœur. « C’est en rapport avec ton père, non ? Mais je me fiche de ton père. Je ne peux pas me lier à un homme qui ne se soucie pas davantage de moi, de mon enfant et de notre vie commune qu’il ne se soucie d’un inconnu. Je ne peux pas me lier à un homme qui se moque de vivre ou de mourir ! Qui est prêt à jouer aux dés avec sa vie, comme si elle n’avait aucune valeur. Bonne nuit, Chandler. Au revoir. »
Et elle le repoussa, et lui ferma la porte au nez.