« La famille est tout ce qu’il y a sur terre. Puisqu’il n’y pas de dieu sur terre. »
Nous allâmes habiter au 1703, Baltic, près de Veterans’ Road, une maison délabrée en brique et stuc. Dans un quartier d’habitation qui longeait, à l’est, des terrains appartenant à la compagnie de chemin de fer Buffalo & Chautauqua. Nous étions en deçà de la 50e Rue, à des kilomètres de Love Canal. Notre maison avait été construite en 1928. Une maison d’une « laideur poignante », dirait Ariah.
L’autre maison, celle de Luna Park, avait dû être vendue dès la fin de l’été 1962. Notre mère l’avait vendue, en tout cas.
« Quasi indigents », c’est ainsi qu’elle nous décrivait. Nous grandirions accrochés à cette phrase mystérieuse sans savoir précisément ce qu’elle voulait dire. Sinon que quasi indigents était un état permanent, peut-être un état spirituel, qui nous était particulier. À nous, les enfants Burnaby, orphelins de père.
« S’ils vous posent des questions sur lui, dites : “C’est arrivé avant ma naissance.” »
C’était toujours ils, eux. Toujours nous.
Eux Ariah les laissait à la porte. Fermait toutes les fenêtres et tirait les stores. Seuls ses élèves de piano étaient les bienvenus au 1703, Baltic, introduits dans le salon qui fut la salle de musique pendant des années, jusqu’à ce que la véranda de derrière, aménagée et isolée, devînt la « nouvelle » salle de musique.
C’est arrivé avant ma naissance. Des mots que nous prononcerions si souvent qu’ils finiraient par sembler vrais.
« Notre catéchisme, aujourd’hui : A-t-on ce que l’on mérite, ou mérite-t-on ce que l’on a ? »
Ses yeux vert gazole au bord de l’embrasement et pourtant : on se souvenait ensuite qu’Ariah souriait.
Des années de sourires. Et l’étreinte de ses bras minces et forts. Et des baisers ardents brûlants la nuit pour chasser nos terreurs enfantines de perte, de dissolution, de chaos.
« Maman est là, chéri. Maman est toujours là. »
C’était vrai. Et Zarjo était son compagnon, le poil raide, des yeux vifs et anxieux de cocker. Poussant contre nous sa tête, sa truffe, nous caressant gauchement avec des pattes qui semblaient presque humaines.
Si maman ne pouvait pas dormir avec l’un d’entre nous, réveillé par un cauchemar, Zarjo pouvait. Blotti contre nous, tremblant d’un plaisir canin. Son nez humide et froid se réchauffant peu à peu, au creux d’un bras d’enfant.
« Maman est là. » Elle levait les yeux au ciel. (Au plafond, en fait. C’était un sujet de plaisanterie permanent dans la famille, à la façon d’un programme de radio permanent : Dieu-le-Père était une présence grincheuse qui flottait à quelques dizaines de centimètres au-dessus du toit de bardeaux non étanche.) « Ou peut-être le fantôme de maman, en fait. Qui tient bon, envers et contre tout. »
Derrière la maison il y avait un jardin marécageux à l’abandon, quelques cages à poules rouillées, un remblai de voie ferrée haut d’un mètre. Des trains de marchandises passaient en trombe, avec une violence sismique, deux ou trois fois par jour et souvent la nuit. Buffalo & Chautauqua. Baltimore & Ohio. New York Central. Shenandoah. Susquehannah. Aucune beauté dans les locomotives crachant leur fumée noire ni dans les wagons ferraillants et grondants qui nous traversaient le crâne hormis ces noms Chautauqua, Shenandoah, Susquehannah.
« Ne pleurez jamais. Pas en public, et pas dans cette maison. Si je prends l’un de vous à pleurer, je veillerai personnellement… » Ariah marquait une pause théâtrale. Les yeux gazole étincelaient. Zarjo agitait son moignon de queue avec impatience, les yeux fixés sur sa maîtresse. Nous étions les téléspectateurs d’Ariah : censés remarquer la différence comique entre sa prononciation précise et ses manières distinguées et le langage de bande dessinée qu’elle employait alors. « … À vous casser la gueule. Reçu ? »
Parfaitement. Cinq sur cinq.
En fait, nous ne recevions jamais rien, mais nous étions vigilants.
Il y avait Chandler, qui était l’aîné de nous trois et le serait toujours. Il y avait Royall, qui avait sept ans de moins que son frère. Il y avait Juliet, née en 1961. Ce qui était trop tard.
Ces vieilles cages à poules rouillées ! Il m’arrive encore d’en rêver.
Nos voisins nous disaient qu’elles avaient contenu des lapins, autrefois. Ces lapins étaient des bêtes douces à la fourrure soyeuse, aux longues oreilles et aux yeux vitreux, devenus trop gros pour leurs logements exigus. Parfois, pressée contre le grillage, leur fourrure voletait doucement au vent. Les lapins étaient solitaires, un par cage. Nous comptions sept cages. Il y en avait d’autres, complètement rouillées et cassées, dans la cave de notre maison. Chandler a demandé à quoi servait d’enfermer des lapins dans des cages aussi petites mais la réponse ne fut pas claire.
Sous les cages, il y avait des crottes calcifiées, pareilles à des pierres semi-précieuses perdues dans les herbes.
C’est arrivé avant ma naissance. Le corps ne fut jamais retrouvé. La voiture fut retirée du Niagara près de la glissière de sécurité enfoncée mais le corps ne fut jamais retrouvé et par conséquent il n’y eut pas d’enterrement, il n’y aurait pas de tombe.
Il n’y aurait pas de deuil. Pas de souvenir.
Jamais Ariah ne parlerait de lui. Jamais Ariah ne nous permettrait de poser de questions sur lui. Non parce que notre père était mort (et mort, comme nous finirions par l’apprendre, dans des circonstances mystérieuses), mais parce qu’il n’y avait pas eu de père. Bien avant sa mort, il avait été mort pour nous, de sa propre volonté.
Il nous avait trahis. Il était sorti de la famille.