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Subitement elle disparut des Chutes, et de la vie de Dirk Burnaby.

« Dieu merci ! Quel cauchemar ! »

C’était un souvenir de nature à alimenter ses insomnies. Comme un grand charognard au plumage noir lui lacérant les entrailles. Il ne se serait pas cru aussi vulnérable. Car il avait fait la guerre, après tout, il avait vu des choses horribles… Par moments, une sensation de vertige, de nausée l’envahissait, pas un souvenir exactement, mais l’émotion d’un souvenir, tandis qu’il jouait au golf avec ses amis sur le beau parcours vallonné du Country Club de l’Isle Grand ou qu’il naviguait sur le fleuve, et il se rendait alors compte que son bonheur n’était que le résultat du hasard et de la chance : car pour combien de millions d’autres personnes, moins chanceuses que Dirk Burnaby, la vie avait-elle été pénible, atroce, prématurément écourtée ? Il revoyait à présent le cadavre boursouflé, décoloré, sur la rive, et cette fille rousse impétueuse qui lui échappait avant qu’il puisse la retenir, qui se jetait en avant pour affirmer son droit.

Eh bien, elle l’avait regretté. Il le supposait.

Pas amoureux. Pas mon type. Il n’avait plus entendu parler d’elle. Évidemment. À quoi s’était-il attendu ? À rien. Une fois le corps identifié et les jours de veille terminés, le rôle de Dirk Burnaby dans ce drame avait pris fin. Il avait vu Ariah Erskine emmenée en ambulance à l’hôpital, prostrée, mais on avait ensuite prévenu sa famille, qui s’était occupée d’elle. Le corps avait sans doute été expédié à Troy, et l’enterrement du défunt révérend Gilbert Erskine avait dû suivre aussitôt.

On parlerait sans doute d’« accident ». L’imprudent jeune homme, passionné d’« exploration scientifique », était « tombé » dans le Niagara. Les journaux locaux seraient discrets. Le coroner conclurait à une « mort accidentelle ». Car en l’absence d’un motif de suicide précis, d’un mot d’explication…

Il n’avait jamais été à Troy. Une ville sans attrait particulier, à quatre cent cinquante kilomètres à l’est sur la rivière Mohawk, au-delà d’Albany.

Pas amoureux. C’était un fait : si Dirk Burnaby avait aperçu Ariah Erskine dans une soirée, son regard aurait glissé sur elle sans s’arrêter. Lorsque ses amis l’interrogèrent à propos de la jeune femme, il se montra évasif, déclara seulement avec énergie qu’il n’avait eu aucun contact avec elle depuis, qu’il avait agi sur une impulsion et rien de plus. Elle ne l’avait jamais remercié. Elle n’avait jamais paru le voir. « Elle m’a dit qu’elle était damnée, remarqua Clyde Colborne. À voir son expression, ce n’est pas moi qui l’aurais contrariée. »

 

Damnée ? Dirk ne posa pas de question. Il était en train de distribuer les cartes, un acte que ses mains habiles exécutaient à la perfection, sauf qu’une carte lui échappa soudain et tomba par terre. Ses amis sourirent sans rien dire. Ce soir-là (la partie de poker avait lieu chez Tyler Wenn, sur le fleuve) Dirk gagna 3 100 dollars qu’il rendit à ses amis. Il n’en voulait pas, il en avait assez du poker, dit-il. Il connaissait ces hommes depuis vingt ans ou davantage : Buzz Fitch, Stroughton Howell, Clyde Colborne, Wenn. Il les considérait comme des frères, et se moquait comme d’une guigne de ne jamais les revoir.

 

Pas amoureux. Pas Burnaby ! Feuilletant journaux et revues, s’arrêtant sur les photographies, les titres. Il savait que cela le dégoûterait, mais il ne pouvait s’en empêcher.

 

LA VEILLE DE LA VEUVE BLANCHE DES CHUTES

LES SEPT JOURS DE VEILLE DE LA VEUVE BLANCHE

S’ACHÈVENT TRAGIQUEMENT

LE CORPS D’UN PASTEUR DE TROY ÂGÉ DE VINGT-SEPT ANS

RETROUVÉ DANS LES GORGES DU NIAGARA

 

Disparu depuis sept jours

Recherché par sa jeune épouse

 

Life, Time et The Saturday Evening Post avaient publié des articles compatissants. Le mot suicide n’était mentionné nulle part.

Dirk accordait peu d’intérêt aux articles, c’étaient les photographies qui retenaient son attention. À se voir sur certaines d’entre elles, il fronçait les sourcils. Une silhouette vague, indistincte. On reconnaissait Dirk Burnaby si on le connaissait déjà, il avait une certaine stature, un profil carré, séduisant, des cheveux blonds bouclés, souples, coiffés en arrière. Sur la photo granuleuse d’un journal, il était en mouvement, flou, comme saisi au moment où il essayait d’empêcher le photographe de prendre Ariah Erskine, debout devant un garde-fou avec ciré et capuche, immobile comme une statue. UNE FEMME DE VINGT-NEUF ANS ORIGINAIRE DE TROY PARTICIPE AUX RECHERCHES MENÉES POUR RETROUVER SON MARI DANS LES GORGES DU NIAGARA. Dirk trouvait profondément étrange de voir les mille actions et impressions de cette longue veille réduites à des phrases de cette simplicité. Et pas une des photos ne montrait Ariah Erskine telle qu’il s’en souvenait.

La Veuve blanche était devenue une légende de plus sur le Niagara, mais personne ne se rappellerait son nom.

 

Mme Burnaby, la mère de Dirk, n’était pas dans un de ses bons jours. Elle avait soixante-trois ans, et les bons jours se faisaient rares.

« Tu ne viens jamais me voir, Dirk. Je finirais presque par croire que tu m’évites. »

Mme Burnaby eut un rire cruel. Un son bien connu de son fils, celui d’un pic en argent perçant la glace. Car elle savait bien que Dirk l’évitait et que, pour prouver le contraire, il venait à l’Isle Grand plus souvent qu’il ne l’aurait fait spontanément s’il n’avait pas espéré l’éviter.

« Mon chéri ! Ta mère sait, et pardonne. »

Claudine Burnaby habitait seule, avec une gouvernante, le « manoir » de vingt-trois pièces que le père de Dirk, enrichi par des investissements dans les entreprises locales et dans l’immobilier, avait fait bâtir en 1924 sur l’Isle Grand. Avec ses deux hectares de terrain de première valeur en bordure du fleuve, la maison des Burnaby était une réplique en plus modeste d’une grande propriété campagnarde du Surrey. Construite dans une pierre calcaire rose foncé, elle se dressait sur un tertre donnant sur le canal Chippawa (face à l’Ontario). Les jours de soleil, ses hautes fenêtres majestueuses s’animaient de l’intérieur sous l’éclat de vies mystérieuses. Lorsque le temps était plus typiquement celui du climat de Niagara Falls, couvert et pesant, le calcaire ressemblait à du plomb, écrasé par les toits d’ardoise pentus. Comme d’autres demeures bâties sur l’île dans les années 20, elle était affublée d’un nom romantique et prétentieux : « Shalott ». Dirk avait fui Shalott à l’âge de dix-huit ans pour l’université de Colgate et la faculté de droit de Cornell ; il n’était jamais revenu y passer plus de quelques jours d’affilée, mais sa mère tenait son ancienne chambre toujours prête, à la manière d’un sanctuaire. En fait, c’était maintenant une suite, un appartement rénové et élégamment meublé. Le père de Dirk était mort (brutalement, d’une crise cardiaque) en 1938, douze ans auparavant, et, peu après, sa mère avait commencé à se retirer du monde, de façon inattendue et têtue.

Elle lui avait assuré bien des fois que ce serait lui, et non ses sœurs aînées mariées, qui hériterait de Shalott. Naturellement, il y habiterait et y élèverait ses enfants. Et puisque cela arriverait un jour – raisonnait Mme Burnaby avec une logique sans faille –, pourquoi pas tout de suite ? Pourquoi ne se mariait-il pas, ne se rangeait-il pas comme tous les hommes de son âge ? Claudine continuerait à vivre à Shalott, dans « sa » partie de la maison, et Dirk et sa famille occuperaient le reste, bien assez vaste. Il y avait le fleuve, la vedette dont plus personne ne se servait, le voilier que Dirk avait adoré dans sa jeunesse et que ses fils adoreraient eux aussi. Leur papa les emmènerait sur le fleuve, leur apprendrait la voile…

« Le seul hic, c’est que je ne suis pas encore marié, mère. Ni même fiancé. » Souligner ce détail embarrassait Dirk. « Tu sembles l’oublier. »

Avec froideur, Claudine répondait : « Non, Dirk. Je n’oublie jamais. »

Claudine était devenue une mère qui flirtait avec son fils, sans quitter pour autant un air de réprobation morale. Elle pouvait lui dire ce qu’aucun autre être vivant ne pouvait lui dire ; et Dirk devait le supporter et continuer de l’adorer.

Claudine Burnaby était désormais une belle araignée exotique, à l’affût dans sa toile de Shalott.

Jadis, en 1907, elle avait fait ses débuts dans le monde, à Buffalo. Suivant la mode du temps, elle avait eu une poitrine plantureuse, la taille étranglée, la silhouette d’un sablier ; ses cheveux étaient naturellement blonds, son visage enfantin, ses lèvres charnues et boudeuses. Elle avait épousé un entrepreneur du nom de Virgil Burnaby, le fils (adoptif) d’habitants fortunés de Niagara Falls. Comme à la plupart des femmes belles et riches, on lui avait pardonné ses défauts et ses faiblesses de caractère, et ce n’était qu’après avoir commencé à perdre sa légendaire beauté qu’elle s’était désespérément efforcée, durant un an ou deux, d’être « bonne ». Peut-être était-il trop tard, ou peut-être la « bonté » l’ennuyait-elle. La religion, en tout cas, l’ennuyait. Si le service du dimanche ne lui offrait pas l’occasion de se montrer à un public admiratif, à quoi bon y assister ? Veuve relativement jeune, elle avait eu de nombreux amis, cavaliers, amants (?), mais aucun n’avait duré plus de quelques mois. À la cinquantaine, son apparence, les effets du vieillissement sur sa peau fine et pâle s’étaient mis à l’obséder et, des années durant, elle avait envisagé un lifting, assommant sa famille de ses inquiétudes, car l’opération ne risquait-elle pas de mal se passer, le résultat de ne pas être bon ? Il ne servait à rien que ses enfants lui assurent qu’elle était toujours une belle femme, ce qui était le cas : elle était une belle femme, entre deux âges. Claudine refusait toute consolation. « Je déteste ça. Je me déteste. Je déteste me regarder dans la glace. » Car Claudine savait mieux que quiconque ce que le miroir aurait dû refléter et ne reflétait plus.

De l’avis de Dirk, il y avait pourtant là un réel chagrin. Autrefois très sociable, sa mère se transformait en recluse. Lorsqu’elle acceptait l’invitation de vieux amis, elle les quittait souvent de bonne heure, sans un mot d’explication ni un au revoir. Dans les clubs privés, très fermés, de l’Isle Grand, de Buffalo et de Niagara Falls, dont son défunt mari et elle avaient été des membres en vue pendant des dizaines d’années, elle se plaignait d’être devenue invisible. « Les gens regardent dans ma direction mais personne ne me voit vraiment. »

La plainte d’une enfant, dans la bouche d’une femme mûre.

Les sœurs de Dirk, Clarice et Sylvia, protestaient : pour elles et pour ses petits-enfants, Claudine n’était pas invisible. Au regard morne et éteint de leur mère qui leur répondait, on comprenait qu’être visible pour ces yeux-là lui était indifférent.

Clarice et Sylvia se plaignaient avec amertume à Dirk. Elles se rappelaient que, lorsqu’elles étaient enfants, leur mère n’avait pas mis beaucoup d’empressement à s’occuper d’elles, estimant que les nurses faisaient très bien l’affaire. Claudine avait en revanche pris un grand plaisir à son fils Dirk, un beau garçon vigoureux au caractère agréable. Ses sœurs disaient avec écœurement : « C’est uniquement l’attention des hommes qui manque à mère. Chez elle, tout est sexuel. »

Non, pensait Dirk à part soi. Chez Claudine, rien n’est, rien n’a jamais été sexuel. Il s’agit purement et simplement de vanité.

Il avait toujours éprouvé un sentiment de culpabilité à cause de la préférence flagrante que lui marquait sa mère. Elle lui donnait de l’argent, lui faisait des cadeaux en douce, ce qu’il trouvait tout naturel dans son adolescence. Et même plus tard, lorsque, âgé d’une vingtaine d’années, il faisait mine d’être financièrement indépendant…

Un peu avant la soixantaine, passée une période de dépression, Claudine décida sur un coup de tête de se faire faire ce fameux lifting. Après l’opération, sa peau sensible resta meurtrie et enflée pendant des semaines ; elle avait les yeux injectés de sang, le côté gauche du visage paralysé et sans expression. Elle n’osait plus manifester une émotion ni risquer un sourire, parce qu’ils ne s’imprimaient que sur une moitié de son visage. « Un zombi ! Voilà ce que je suis devenue. Au-dehors et au-dedans, disait-elle avec un amertume teintée de satisfaction. C’est ma punition. Virgil rirait bien. “Tu croyais que tu allais te remarier ? Tu croyais qu’un autre homme allait t’aimer ?” Je n’ai que ce que je mérite. Une vieille femme, essayer d’être jeune ! »

Dirk apprit que le résultat de l’opération était irrévocable. Des nerfs avaient été endommagés, des tissus « traumatisés » sans remède sur le visage même de Claudine et derrière les oreilles. Et elle avait signé une décharge préalable lui interdisant toute possibilité de procès pour faute professionnelle.

Vinrent alors des périodes de maladie. Bronchite, anémie, fatigue. Quelle fatigue ! Claudine qui abhorrait toutes les formes d’exercice, se sentait parfois épuisée au point d’être à peine capable de s’habiller. Elle dormait souvent douze heures de rang. Lorsque, après avoir insisté des semaines, Claudine avait convaincu Dirk de lui amener à Shalott, pour la lui présenter, une séduisante jeune femme qu’il allait peut-être (avait-il cru) épouser, elle leur avait fait dire par l’intermédiaire d’Ethel – la gouvernante qui travaillait pour elle depuis plus de trente ans –, qu’« elle était souffrante et les priait de l’excuser ».

Claudine ne quittait plus Shalott que rarement. Il était rare qu’elle y invite des visiteurs, parents compris. Ses petits-enfants, bruyants, lui tapaient sur les nerfs, ses filles étaient querelleuses et ennuyeuses. Dirk se rendait compte qu’elle cultivait sa blessure comme s’il s’agissait d’une valeur spirituelle ; elle était devenue le martyr de sa propre vanité, qu’elle interprétait comme une volonté de cruauté des autres, puisqu’ils lui refusaient l’adulation qui lui avait si longtemps paru aller de soi. Elle disait, furieuse : « J’envie les femmes ordinaires. Les jolies femmes qui n’étaient que cela – jolies – et rien de plus. Elles ne savent pas ce qu’elles ont manqué, alors que moi, si. »

 

Fin juin, Dirk se rendit dans l’île pour passer le week-end à Shalott. L’épreuve vécue aux Chutes l’avait épuisé. L’insomnie le cernait comme un incendie dans sa maison de Luna Park. Les gorges du Niagara étaient si proches qu’on entendait le grondement des Chutes mêlé à celui de son propre sang, et que le vent du nord en apportait les embruns, même en été. Non sans appréhension, Dirk chercha refuge à Shalott où sa mère l’attendait, araignée noire veloutée frémissant au coin de sa toile.

Mais Claudine lui fit signe par l’entrebâillement de la porte de sa chambre à coucher.

Car ce n’était pas un de ses « bons » jours. Elle refusa de laisser son fils la saluer, sans parler de l’embrasser. Quoiqu’elle fût ravie de son arrivée. À sa consternation, Dirk ne fut autorisé à bavarder avec elle qu’en s’asseyant dos tourné à la chaise longue où elle était étendue, des linges humides sur le front pour prévenir une migraine. D’une voix tremblante, chargée de reproche, elle dit : « Tu peux tout à fait me parler sans me dévisager, mon chéri. Il n’est pas indispensable que nous soyons toujours face à face. »

Obsédée par son visage. Dirk eut envie de rire, mais était-ce drôle ?

Plus tard dans la soirée, lorsque Claudine se sentirait plus forte, ils dîneraient aux chandelles dans une pièce du rez-de-chaussée plongée dans la pénombre. Mais, là encore, Dirk aurait interdiction de la dévisager.

À l’exception d’Ethel, personne, manifestement, n’était plus autorisée à la voir face à face.

Dirk détestait que sa mère séduisante, sensible, sombre dans ces bizarreries. À soixante-trois ans à peine !

Claudine l’assaillit de questions, comme toujours. Tous deux burent une quantité appréciable de l’âpre vin rouge que Dirk leur servait. C’était devenu une plaisanterie entre eux, l’étonnement récurrent que manifestait Claudine devant son verre vide.

Dirk fit allusion à l’« épreuve » qu’il avait vécue aux Chutes. Les recherches menées pendant sept jours pour retrouver un jeune homme qui avait sauté dans les Horseshoe Falls. En qualité de volontaire, Dirk y avait participé… dans une certaine mesure.

Claudine dit, avec un frisson désapprobateur : « Cela te ressemble bien, mon chéri, de t’occuper d’inconnus. Et dans une aventure exécrable de ce genre. » Née dans la région de Niagara Falls, elle éprouvait la plus grande indifférence pour les Chutes et méprisait les touristes « du monde entier » qui s’y pressaient en masse ; il se pouvait même qu’elle ne les eût jamais visitées. (« J’ai vu des cartes postales, en tout cas. Impressionnant, si l’on aime ce genre de choses. ») Comme tous les autochtones, Claudine avait toujours entendu parler des suicides, mais elle les attribuait à des échecs amoureux ou professionnels, ou à la folie pure et simple ; ils n’avaient rien à voir avec elle. Si elle connaissait l’existence de son légendaire risque-tout de beau-père, Reginald Burnaby, qui avait fait un plongeon mortel dans les gorges en 1872, elle n’y faisait jamais allusion, même par plaisanterie.

Le père de Dirk, Virgil Burnaby, avait été élevé dans des conditions inhabituelles : sa jeune mère et lui avaient été recueillis par un banquier et philanthrope de Niagara Falls, un officier de la Christian Charities Alliance, nommé MacKenna.

Cela ressemblait bien à Claudine de ne montrer qu’un intérêt limité pour les épreuves récentes subies par son fils. Dirk savait que ses sœurs avaient envoyé à leur mère des coupures de journaux et de revues, et qu’elles n’avaient sûrement pas manqué de lui indiquer sa silhouette indistincte sur certaines photos. Mais Claudine avait sans doute tout jeté sans rien lire. « “La Veuve blanche des Chutes”… j’ai vu ce titre vulgaire. Cela m’a suffit. »

Plus tard, lorsque Dirk essaya de ramener la conversation sur les Chutes, Claudine réagit avec irritation : « Un suicide de plus ou de moins, quelle importance ? Je t’en supplie, Dirk, ne gâche ce charmant dîner en mettant ces horreurs sur le tapis comme un vieux chat. »

Dirk sourit. Claudine n’était pas du genre à supplier.

Encore plus tard, alors qu’elle abordait le sujet habituel, mélancolique, du mariage de Dirk, de son installation à Shalott avec sa femme et ses enfants, Dirk signala en passant qu’il avait rencontré une femme la semaine précédente, à Niagara Falls.

« Une fille de pasteur. Elle habite Troy. Pas très religieuse, cela dit. Un professeur de musique, en fait. » Mais Claudine, qui sirotait un whisky allongé d’eau, ne parut pas entendre.

Ce soir-là pourtant, avant de monter se coucher, elle remarqua sèchement : « Nous n’avons jamais connu personne à Troy, Dirk. Jamais. »

 

Lorsque Dirk se rendait à Shalott, il buvait toujours plus qu’il n’en avait l’intention. Il emportait une bouteille de whisky dans sa chambre avec la bénédiction de Claudine. On ne vit qu’une fois, telle était la philosophie de sa mère. Ses mâchoires tressaillaient d’une joie sombre lorsqu’elle prononçait ces mots ; Dirk avait juste le temps de s’en apercevoir, avant qu’elle ne voile son visage.

Oui, ce visage était à moitié figé. Mais avec Claudine, il était impossible de deviner quelle moitié.

À Shalott, Dirk appréciait la beauté des lieux. Pas le manoir prétentieux (qu’il n’aimait pas par principe : ses goûts étaient modernes, pas pseudo-européens, américains, à la Frank Lloyd Wright) mais le parc, l’aménagement paysager, le fleuve. Le fleuve de son enfance. Le Niagara qui se divisait à l’Isle Grand comme, des kilomètres en aval, avant les Chutes, il se diviserait autour de l’île beaucoup plus petite de Goat Island. On disait le Niagara dangereusement pollué par les industries de Buffalo, mais moins dans le canal Chippawa, à l’ouest de l’Isle Grand, que dans le canal oriental de Tonawanda, qui longeait la banlieue industrielle de North Tonawanda. Mieux vaut ne pas penser à la pollution. Tant qu’on ne la sent pas, qu’on ne la voit pas. Beaucoup des amis de Dirk Burnaby étaient propriétaires d’usines ou investisseurs, nombre de ses clients appartenaient aussi à cette classe, c’était donc une zone qu’il avait appris à contourner. Quand on contemplait le fleuve, les voiliers et les yachts qui y naviguaient, c’était sa beauté qui frappait ; la grâce des objets de fabrication humaine qui semblaient, dans le soleil déclinant d’une journée d’été, des éléments naturels. On ne pensait pas davantage à l’eau polluée qu’aux chutes mortelles en aval. Ici, le Niagara ressemblait à n’importe quel autre fleuve large et rapide. Par temps clair, il reflétait un ciel bleu cobalt ; à d’autres moments, il avait la couleur du plomb, mais un plomb mouvant, scintillant, une peau vivante qui tressaille. Les rapides ne commençaient que bien plus loin. À Goat Island, où le fleuve bifurquait, le courant devenait traître. Trois kilomètres en amont des Chutes, on entrait dans la zone dite « de non-retour ».

Si un bateau pénétrait dans cette zone, ses passagers étaient perdus.

Si un nageur se laissait entraîner dans cette zone, il était perdu.

La zone de non-retour. Dirk but son scotch, et réfléchit à la signification de ces termes.

À Shalott, il était forcé de se rappeler avec embarras que, jusqu’à près de trente ans, exception faite des années passées à l’étranger dans l’armée américaine, il avait eu avec sa mère des relations qui lui faisaient honte. Non qu’il ne lui ait pas consacré beaucoup de temps. Mais il avait accepté qu’elle lui donne de l’argent en secret. À l’insu de son père, qui aurait désapprouvé. Claudine avait insisté à sa façon excessive pour rembourser l’emprunt de 12 000 dollars souscrit par Dirk afin de payer ses études à la faculté de droit de Cornell ; puis étaient venus ses frais de subsistance, ses dettes de jeu… Pendant des années, Dirk avait parié de grosses sommes aux courses de Fort Érié. C’était une drogue, il avait fini par s’en rendre compte. Le besoin de jouer, pas celui de gagner. Il était plus doué au poker, fort heureusement. Il perdait rarement au poker. Jeune célibataire mondain très recherché, il avait acheté une maison dans le quartier résidentiel de Luna Park, une voiture de luxe, un voilier neuf et un yacht de douze mètres. Il était devenu membre des clubs auxquels appartenaient ses parents et amis, et il y avait souvent invité. Les mères de débutantes recherchaient sa compagnie avec avidité. Leurs pères l’invitaient à jouer au golf, au squash, au raquetball, au tennis. Au poker. Dirk était un joueur innocemment cordial, son sourire gamin et son regard franc dissimulaient son esprit de compétition, on aurait pu croire qu’il gagnait par hasard. Il s’était acquis une réputation de jeune homme chanceux, béni des dieux. (Peu de gens étaient au courant des pertes qu’il avait subies à Fort Érié. Depuis 1949, il se limitait à de petits paris ne dépassant pas les trois chiffres.) Dirk Burnaby avait fini par gagner de l’argent dans sa profession d’avocat, mais ses dépenses l’emportaient sur ses gains et Claudine, loin de désapprouver, semblait l’encourager. « On ne vit qu’une fois. Tu n’as pas été tué en Italie. Tu ressembles à Alan Ladd en plus grand et en plus viril. Pourquoi tout le monde ne t’adorerait-il pas ? » Dirk avait accepté l’argent de sa mère en secret, en partie parce qu’il savait lui faire plaisir ; et si peu de choses faisaient encore plaisir à Claudine. Mais il en éprouvait un sentiment de culpabilité. Il avait redouté que son père ne découvrît ces transactions et, plus tard, ses sœurs. (Clarice et Sylvia savaient sûrement, maintenant. Rien n’échappait à leurs yeux vigilants de vautours.) Quoique son père fût mort depuis plus de dix ans, Dirk avait le vague sentiment qu’il savait aussi, et que son fils l’écœurait. Il en était venu à détester cette complicité de conspirateurs entre Claudine et lui. On ne vit qu’une fois, cela voulait dire quoi, au juste ?

À présent, Dirk n’acceptait plus d’argent de Claudine. Mais jamais il ne lui avait rendu celui qu’elle lui avait donné.

Claudine aurait été profondément blessée s’il s’y était risqué. Furieuse comme une femme éconduite. Elle en aurait fait toute une histoire et les aurait démasqués tous les deux.

 

« Je vais peut-être me marier, mère. Ou essayer. »

C’était un petit déjeuner dominical tardif et paresseux. Œufs brouillés, saumon fumé, bloody mary. Ils se tenaient sur la terrasse dallée donnant sur le fleuve et Claudine portait un large chapeau de paille agrémenté d’un fine voilette de dentelle, pour dissimuler aux yeux de son fils son visage ravagé.

Il y eut un moment de silence. Claudine se pencha en avant comme si elle avait mal entendu.

« Comment, Dirk ?

– Peut-être. Je vais peut-être le faire. »

Se disant Elle ne voudra pas de toi. Pourquoi voudrait-elle de toi ?

Il sentit quelque chose de nauséeux glisser en lui. Il avala une grande rasade de vodka, déguisée en jus de tomate épicé.

Claudine eut un rire grêle. « Qui… épouserais-tu ?

– Rien n’est encore sûr.

– Ce n’est pas sérieux, alors. » Claudine parlait avec prudence, d’un ton de regret.

« Sans doute pas.

– C’est Elsie ?

– Non.

– Gwen ?

– Non.

– Ah ! cette petite blonde… “June Allyson”…

– Harriet Trauber.

– C’est elle ? » Claudine affichait un enthousiasme tempéré. Harriet Trauber faisait partie des débutantes de Buffalo, lors d’une saison passée.

« Non, mère. Pas Harriet Trauber. »

Claudine poussa un soupir. Elle buvait son bloody mary à petites gorgées méditatives, en soulevant délicatement sa voilette. « Pas une de tes girls du casino Elmwood, j’espère. »

Offensé, Dirk ne répondit pas.

Claudine feignit le soulagement. « Ma foi, mon chéri, tu as bel et bien un côté extravagant, et du goût pour les femmes exotiques et extravagantes. »

Dirk haussa les épaules. Il ne se sentait ni exotique ni extravagant en cet instant précis.

Abruti plutôt, après la nuit qu’il avait passée.

Les yeux endoloris par des heures d’insomnie. Protégés à présent de l’éclat liquide du fleuve par des verres teintés.

Claudine demanda, avec un détachement étudié : « Les femmes sexy sont-elles plus sexuelles ? Concrètement ?

– Comment cela pourrait-il être autre chose que “concret”, mère ? répondit Dirk, avec un rire embarrassé.

– L’attrait sexuel pourrait être purement superficiel. Un jeu, une simulation. Mais en fait, il pourrait… » Claudine s’interrompit, comme gênée. Dirk remarqua qu’elle touchait, caressait, la cicatrice derrière son oreille droite. « … ne rien y avoir du tout. »

Sur le fleuve, plusieurs grands voiliers blancs passaient, l’un d’eux très bousculé par le vent. Dirk l’observa, espérant qu’il n’y aurait pas d’accident.

Ethel arriva de la cuisine avec des petites brioches chaudes et beurrées, de grands verres de thé glacé, des quartiers d’agrumes agrémentés de chantilly. En dépit de sa voilette, Claudine parvenait à manger et à boire sans gêne apparente. C’était l’antique consolation de la nourriture. Mère-et-enfant, mère-et-nourriture. Mère procurant de la nourriture à son fils. Claudine n’avait guère aimé le rôle de mère mais elle avait pris plaisir à certains rituels, au respect et à la déférence qui les accompagnaient.

Dirk se rappelait des scènes similaires vécues dans son enfance. Longtemps auparavant. Ou pas si longtemps. Claudine présidant le brunch dominical, en été. Mais les convives étaient nombreux. Le père de Dirk, ses sœurs, des parents, des invités. Un après-midi de voile sur le fleuve jusqu’à Fort Érié et Buffalo, puis, après le Peace Bridge, sur l’espace ouvert et venté du lac Érié, aussi vaste qu’une mer intérieure. Claudine blonde et rieuse dans une robe d’été translucide à demi boutonnée sur un deux-pièces rose à fleurs. Notre Betty Grable, disait-on de Claudine Burnaby pour la taquiner. Claudine au premier étage de la maison, en train de se changer, et elle appelait Dirk auprès d’elle ; il avait treize ans, seize, ou peut-être même dix-huit ans, étudiant, de retour chez lui pour quelques jours. Interdiction de regarder sa mère parce qu’elle se changeait. Interdiction de voir. De sa voix de téléphone enjouée, Claudine interrogeait Dirk – où avait-il passé la matinée ? avec qui ? où pensait-il aller ? quand pouvait-elle compter qu’il rentrerait, ce soir-là ? – un feu roulant de questions oiseuses. Ces échanges avaient laissé Dirk nerveux et anxieux, sexuellement excité et écœuré, impatient de fuir la pénombre, l’air parfumé, de la chambre à coucher de sa mère.

Il avait eu des petites amies, certaines « plus âgées » de quelques années décisives. Ces soirs-là, il avait satisfait son désir sexuel avec elles. À l’époque, il était trop jeune pour comprendre. À présent, adulte, bouillant de contrariété et d’impatience, il pensait comprendre.

Elle aurait voulu le garder jeune garçon. Un mâle immature au sang chaud. Il était un séducteur, un conquérant sexuel. Les rivales de Claudine étaient vaincues par son désir et par son indifférence à l’égard des objets de son désir. Lui, adulte sexuellement émancipé, il était néanmoins une sorte d’eunuque, un eunuque-pantin de sa mère.

 

« Non. Il faut que je parte. »

Elle l’implorerait pourtant de rester encore un peu, de rester pour la nuit. Comme elle le faisait chaque fois que Dirk s’apprêtait à partir, bien qu’ils fussent convenus au préalable du moment de ce départ. C’était une conversation qui, pour être comiquement habituelle et prévisible, n’en était pas moins pénible.

Il avait du travail, dit-il. Il s’était absenté de son bureau plusieurs jours pour se porter volontaire aux Chutes.

Claudine fronça le nez avec répugnance. Elle savait qu’il y avait eu un suicide, et se refusait à poser de questions. Elle ne demanderait pas à son fils s’il avait fait partie de ceux qui avaient découvert ou touché le corps.

Et elle ne poserait pas de questions sur… quelle ville, déjà ?… une petite ville du nord de l’État où les Burnaby ne connaissaient personne.

Claudine accompagna Dirk à sa voiture. Elle portait son chapeau de paille à voilette, un chapeau très séduisant, orné d’un ruban de velours bleu et de fleurs artificielles, et une robe bain de soleil bleue à imprimé floral qui flottait autour de son corps vieillissant. En lui disant au revoir, Dirk éprouva un pincement de pitié, et de contrariété, à voir Claudine continuer de se cacher sous cette voilette ridicule. Elle jouait le rôle de la recluse blessée, et peut-être était-elle prisonnière de ce rôle. La Dame de Shalott attendant d’être secourue. Attendant un amant qui la libérerait de l’enchantement ; ou qui, au moins, déchirerait la voilette.

Sur une impulsion, il tira dessus. « Mère, je t’en prie ! Tu n’as absolument rien à cacher. »

Claudine poussa un cri de surprise et de colère, et résista. Elle s’écarta brutalement, et Dirk suivit. Elle s’agrippait au chapeau des deux mains, et Dirk le fit basculer en riant. Était-ce un jeu ? D’accord : un jeu. Adroitement, il ôta le chapeau – et le voile – et découvrit une femme au teint pâle, à l’air hébété, qui fixait sur lui des yeux un peu injectés de sang ; ses cheveux blond fané tirés en arrière, lui faisaient un visage lisse mais cireux, figé et effrayé, à la bouche violemment rouge. Furieuse, Claudine le gifla, puis, comme il ne faisait qu’en rire, lui griffa la joue gauche de ses ongles. « Comment oses-tu, bon Dieu ! Fiche le camp ! Je te hais ! »

Dirk quitta Shalott en riant, et en tremblant.

 

Il était hanté par son expression de douleur, de désarroi, de fureur, de dépit. Et par son visage, dont la jeunesse inattendue l’avait troublé.