Et pourtant cela arriverait : en septembre 1961, Dirk Burnaby se chargerait finalement de l’affaire « perdue d’avance ». L’action en justice d’abord connue sous le nom d’affaire Olshaker ; puis, de façon plus notoire, sous celui de « Love Canal ».
Très vite – avec incrédulité ! – la nouvelle se répandit dans Niagara Falls. Dans la petite communauté juridique étroitement soudée où tout le monde connaissait tout le monde, ou souhaitait le croire ; à la mairie et aux tribunaux municipal et de comté ; dans le milieu social auquel Dirk Burnaby appartenait, ou aurait appartenu si sa femme rousse excentrique avait été plus sociable. Certains accueillirent la nouvelle avec incrédulité, d’autres avec indignation.
« Dirk Burnaby ? Est-ce qu’il est fou ? Il doit savoir que c’est ingagnable. »
Et : « Burnaby ! Ce type a du cran, il faut lui reconnaître ça. »
Et : « Burnaby ! Ce salopard. Traître à sa classe. C’est la fin de sa carrière. »
Love Canal. Comme le dirait Dirk Burnaby : « Ce n’est pas un canal. Cela n’en a jamais été un. Et cela n’a rien à voir avec l’amour. »
Il croyait avoir pris sa décision : ne pas parler à la Femme en noir. (Dont il semblait incapable de se rappeler le nom.) Il fuyait cette femme impétueuse lorsqu’elle osait s’approcher de lui à la sortie de son cabinet et il refusait de répondre aux appels qu’elle passait à son bureau et à la mi-juin 1961 elle avait cessé d’essayer de le contacter. Elle avait cessé de lui apparaître à la façon furtive d’un vautour, des apparitions qui s’insinuaient dans son sommeil ; qui contaminaient ses rêves et le faisaient gémir tout haut comme un enfant effrayé. Lorsqu’elle l’entendait, Ariah le secouait en exigeant de savoir ce qui n’allait pas, s’il faisait un cauchemar, une crise cardiaque ? En pleine nuit, dans leur lit tout en haut de la maison, Ariah posait une main anxieuse sur sa poitrine, sur les poils rudes de son torse, sur sa peau moite de la sueur des cauchemars ; où, quelques centimètres à l’intérieur, son cœur cognait comme le battant d’une cloche.
Dirk murmurait : « Non, Ariah. Ce n’est rien. Rendors-toi, chérie. »
Il avait pris une décision, croyait-il. Quoi qu’il en soit, la Femme en noir avait disparu de sa vie. Si elle avait fini par trouver un avocat, Dirk n’en savait rien. Il redoutait de le découvrir.
Puis, fin juin, un jour où il rentrait chez lui sous un orage soudain, sous un ciel assombri et mouvementé, Dirk attendait que le feu passe au vert à l’intersection des rues Main et Ferry, près de l’hôpital St. Anne, quand il vit une jeune femme et une petite fille blotties sous un parapluie, à un arrêt de bus. Elle n’avaient pas d’imperméables, portaient de simples vêtements d’été. L’orage était arrivé soudainement, comme d’habitude : en l’espace de quelques minutes, la température clémente du mois de juin avait chuté d’une dizaine de degrés. La pluie fouettait comme des rafales de mitraillette, les caniveaux roulaient une eau sale. Courbée au-dessus de l’enfant, la femme tentait d’incliner le parapluie de façon à la protéger mais sans grand succès. Une pluie violente, presque horizontale, les cinglait. Dirk se gara le long du trottoir et dit : « Je peux vous déposer quelque part ? Montez. » La femme n’hésita qu’un instant avant de prendre place sur le siège de la grande voiture de luxe, d’installer la petite fille grelottante sur ses genoux et de replier le parapluie. Sa respiration était précipitée et elle semblait un peu désorientée. « Dis merci au gentil monsieur, Alice ! Vous êtes un vrai Samaritain, monsieur. » Elle essuyait le visage de la petite fille, écartait de ses yeux des mèches de cheveux mouillés couleur caramel. Les siens étaient très noirs, tortillonnés et trempés. Elle devait avoir dans les vingt-huit ans, donnait une impression de vigueur, d’énergie ; elle avait une peau pâle olivâtre, ne portait pas de maquillage ; ses yeux étaient sombres, vifs et scintillants comme des minéraux ; des cernes pareils à des meurtrissures marquaient ses yeux mais, cela mis à part, elle avait plutôt bonne mine. Étant donné les circonstances.
Elle, ou la petite fille, sentait une odeur fruitée de chewing-gum ou de sucette Popsicle, à laquelle se mêlait une odeur désagréable de désinfectant.
Dirk demanda poliment où il pouvait les déposer, et la femme lui donna une adresse en s’excusant que ce fût si loin. « Pourquoi ne pas nous emmener simplement à la gare des bus, monsieur ? Ce serait très aimable à vous. » L’adresse fit grimacer Dirk. C’était une partie de Niagara Falls qu’il ne connaissait pas, des kilomètres à l’est de la ville. Ce no man’s land de nouveaux lotissements, d’usines et d’entrepôts, de terre éventrée et d’arbres arrachés. Mais il ramènerait cette pauvre femme et sa fille chez elles, bien entendu. C’était le moins qu’il puisse faire, dans sa coûteuse Lincoln Continental vert d’eau dernier modèle, avec ses pneus à flancs blancs, sa boîte automatique, son intérieur capitonné de velours qui donnait l’impression à Ariah, comme elle en avait souvent fait l’observation, d’être dans un cercueil de luxe. Il plaignait cette femme séduisante et sa fille, elles sortaient sûrement de l’hôpital, obligées de prendre les bus de la ville par un temps pareil. Il remarqua une alliance au doigt de cette femme ainsi qu’une bague de fiançailles ornée d’une pierre de la taille d’un pois, et éprouva un pincement de désapprobation, presque de répugnance morale, à l’idée qu’un homme, un mari, ne puisse pourvoir un peu mieux aux besoins de sa femme et de son enfant.
Voyons, Burnaby : les gens pauvres n’y peuvent rien.
Il devait souvent se rappeler ce fait. Si c’en était un. Sous l’orage violent, Dirk suivit Ferry Street en direction de l’est, dépassa la 10e Rue, Memorial Parkway, Hyde Park qui semblait flotter comme une île d’un vert lumineux dans la lumière déclinante, puis pénétra dans cette partie de sa ville natale qu’il connaissait si peu, où l’air commençait à sentir, en plus intense et en plus décapant, le curieux parfum de ses passagers. Une odeur douceâtre avec, au-dessous, quelque chose de désagréablement chimique. Les essuie-glaces de la Lincoln peinaient à nettoyer le vaste pare-brise. Dirk sentait avec gêne le regard insistant de la jeune femme brune sur son profil.
Avec un étonnement enfantin dans la voix, elle dit : « Monsieur B… Burnaby ?
– Oui ? Vous me connaissez ? »
Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent. Elle eut un magnifique sourire. « Si je vous connais ! Je suis cette femme culottée qui a essayé pendant des semaines d’obtenir que vous lui parliez. Vous vous rappelez ? »
Dirk la regarda avec stupéfaction. La Femme en noir ! Et il ne l’avait pas reconnue.
Elle s’appelait Nina Olshaker, elle n’était pas en noir, mais portait des vêtements d’été ordinaires, une chemise et un pantalon en coton, des sandales de paille à ses pieds nus, trempées par la pluie. Il n’y avait rien de réprobateur dans son attitude, rien qui évoque un vautour, juste de l’ardeur et de l’appréhension.
Dirk avait honte de s’être exagéré à ce point la menace représentée par cette pauvre femme. Elle avait porté une robe noire ou des vêtements sombres, plus cérémonieux, chaque fois qu’elle était venue à son cabinet, une tenue de femme en deuil. Parce qu’elle était en deuil.
Après ce coup d’œil qu’il lui avait jeté, des semaines plus tôt, Dirk n’avait pas voulu en voir davantage. Il avait su qui elle était ou avait cru le savoir. Il avait su ce qu’elle voulait de lui ou l’avait cru. Et comme un lâche il avait évité de croiser son regard.
« Je vous dois des excuses, je pense.
– À moi ? Me devoir des excuses ? Non, monsieur Burnaby. »
Il était trop embarrassé pour s’expliquer, et il acquiesça donc à son destin. Cela se ferait très vite. Plus tard il se rappellerait qu’il avait eu la possibilité de laisser cette femme à la gare des bus, en ville ; il avait eu la possibilité, arrivé chez elle, de la déposer à sa porte en refusant son invitation à entrer. Et après être entré et avoir écouté son plaidoyer passionné, il avait eu la possibilité de lui dire qu’il réfléchirait à son affaire, et de battre en retraite. Autant de possibilités qu’il avait laissées passer dans son empressement à bien agir.
Car cette femme l’avait touché au cœur. Elle, et la belle petite fille pâle aux cheveux caramel qui semblait anormalement léthargique et passive.
Quelle différence avec son fils de trois ans, Royall, à l’énergie et à la bonne humeur illimitées !
Donc, Dirk raccompagna Nina Olshaker et sa fille chez elles, un petit bungalow à charpente en bois situé 1182, 93e Rue, près de Colvin Boulevard et d’un cours d’eau saumâtre appelé Black Creek. Jaune pâle avec des fenêtres et une porte vert foncé, la maison se dressait au fond d’une étroite cour tronquée, tout près de la rue, dans un quartier, ou plutôt un lotissement, de pavillons à bas prix. On aurait dit un jouet ou une maquette, tant elle était compacte. Elle aurait tenu sans mal dans le garage double du 22, Luna Park.
« Colvin Heights », tel était le nom de ce lotissement à l’est de Niagara Falls. Dans les années et les décennies qui suivraient, cependant, par une sorte de raccourci brutal, on appellerait ce quartier et le phénomène qu’il représentait : « Love Canal ». À l’époque de sa visite, Dirk ne savait rien de ce canal ; aucun canal n’était visible. Aucun canal n’existait. Colvin Heights semblait de construction récente, il poussait peu d’arbres dignes de ce nom dans les quadrilatères identiques des propriétés, et ceux que vit Dirk avaient l’air rabougris, des feuilles fines comme du papier. Il avait conscience d’une atmosphère marécageuse, d’une odeur douceâtre de soufre, comme s’il descendait peu à peu dans sa grande Lincoln luxueuse, une gondole vert d’eau faite pour flotter. Lorsqu’il quitta le sanctuaire de sa voiture, une pluie noire cinglante le frappa au visage, mais il poussa une exclamation enjouée et rit comme si c’était un jeu réjouissant, puis fit le tour de la voiture avec son grand parapluie de golf noir pour tenter d’abriter Nina Olshaker et sa fille jusqu’à la porte de leur maison.
Une maison où Dirk resterait près de deux heures. Dans son empressement à agir bien, en gentleman.
« Ariah ? C’est moi. Je vais rentrer tard, ma chérie. Une urgence. »
Ariah éleva un peu la voix, comme si elle se trouvait à des centaines de kilomètres, et non à moins de dix. « Une urgence ?
– Rien de grave, dit aussitôt Dirk. Rien de personnel.
– Bon, très bien, alors. Rentre quand tu peux, Dirk. Les enfants dormiront sans doute. Je garderai ton dîner au chaud. »
Dirk éprouva une vague nausée. Pas d’appétit !
« C’est très gentil de ta part, ma chérie. Merci beaucoup. »
Ariah rit. « Eh bien, nous sommes mariés. Je suis ta femme. C’est mon devoir de garder les choses au chaud, non ? »
Dirk apprendrait : Nina Olshaker était mariée depuis dix ans à Sam Olshaker, qui travaillait de nuit à l’usine Parish Plastics, l’une des plus importantes du comté. Ils s’étaient installés à Colvin Heights six ans auparavant. Ils avaient un fils de neuf ans, Billy, la petite Alice qui avait six ans, et ils avaient eu une autre fille, Sophia, morte de leucémie en mars 1961, à l’âge de trois ans. « Cet endroit l’a empoisonnée, monsieur Burnaby. Je ne peux pas le prouver, les médecins ne veulent pas le dire, mais je sais. »
Les familles de Nina et de Sam étaient de la région. Sam était né à Niagara Falls, et son père travaillait pour Occidental Petroleum ; Nina était née à North Tonawanda où son père avait travaillé vingt-cinq ans à l’usine Tonawanda Steel et était mort d’emphysème l’été précédent, à l’âge de cinquante-quatre ans. Elle dit, avec amertume : « Et la mort de mon père aussi. De minuscules bouts d’acier dans les poumons. Il toussait du sang. Il pouvait à peine à respirer, à la fin. Il savait à quoi c’était dû, tous les ouvriers de l’aciérie le savent, ils y sont résignés. La paie est bonne, c’est ça le piège. Peut-être aussi que tout en sachant ce qui leur arrive, ils n’y croient pas vraiment. C’est ce qui s’est passé pour nous avec Sophia. Elle était de plus en plus faible, elle maigrissait, ses globules blancs baissaient, mais on continuait à prier et à penser qu’elle finirait par aller mieux. Pareil pour ma fausse couche. Je me disais, c’est juste celle-là. Quelque chose s’est mal passé, juste cette fois. Un coup de malchance. La prochaine fois, ce sera différent. Lorsque Sophia est morte, je voulais qu’on l’autopsie, je croyais que je le voulais, en tout cas, mais quand on m’a expliqué ce qu’est une autopsie j’ai changé d’avis. Aujourd’hui, je me demande si j’ai bien fait. Si c’était juste une leucémie, quelque chose qu’on hérite dans le sang, comme le Service de la santé du comté nous l’a dit, ou s’il y avait aussi autre chose ? Un poison, ici, dans le quartier ? Moi, je le sens. Quand le temps est humide comme aujourd’hui. Mais on nous a dit qu’il n’y avait rien, pas de poison dans l’air ni dans l’eau potable, on a fait des tests. C’est ce qu’ils prétendent, en tout cas. Oh ! je me fais un souci terrible pour Alice, monsieur Burnaby. Elle ne grossit pas, elle n’a pas beaucoup d’appétit, je l’emmène faire des analyses de sang et elle a une “baisse fluctuante du nombre des globules blancs”… Qu’est-ce que ça veut dire ? Et Billy attrape des migraines à l’école, il a mal aux yeux et il tousse beaucoup. Et Sam… » Elle se tut brusquement, en pensant à Sam.
Dirk murmura des condoléances. Il était navré, profondément navré. Mais sa voix était bien faible, tandis que Nina poursuivait d’un ton impatient :
« Je ne veux que la justice, monsieur Burnaby. Je ne veux pas d’argent, je veux que justice soit rendue à Sophia. Je veux que Billy et Alice soient protégés. Je veux que ceux qui sont responsables de la mort de Sophia, de la maladie et de la mort d’autres enfants de ce quartier, reconnaissent leur responsabilité. Je sais qu’il y a quelque chose qui ne va pas, ici. On le sent, il y a des moments où ça vous brûle les yeux et les narines. Dans le jardin de derrière, dans beaucoup de jardins ici, une espèce de boue noire dégoûtante monte du sol, un peu comme du pétrole, mais plus épaisse. Je vous montrerai, il y en a dans la cave. Quand le temps est humide, elle suinte des murs. Si vous appelez la municipalité, vous tombez sur une secrétaire ou sur quelqu’un d’autre qui vous dit d’attendre, et quand vous avez bien attendu, ça coupe. Alors, vous allez à l’hôtel de ville, et vous attendez. Vous pouvez attendre des semaines, des mois. Vous pourriez attendre des années, je crois, si vous viviez assez longtemps. À l’école de la 99e Rue, monsieur Burnaby, les gamins se rendent compte que l’eau potable a un goût qui n’est pas normal. Quand ils jouent à l’extérieur, dans la cour de récréation, leurs yeux, leur peau, les brûlent. Il y a un champ à côté de l’école, et un fossé, et quand les garçons vont y jouer, ils se brûlent. Billy a rapporté ces “pierres brûlantes” à la maison, un genre de pierre phosphorescente de la taille d’une balle de base-ball. Quand on les jette par terre, elles claquent comme des pétards et elles fument. Vous trouvez normal que des gosses jouent avec ça ? J’ai parlé au directeur. Il n’est pas sympathique, pas compréhensif du tout. On pourrait s’attendre qu’il se soucie de la santé des élèves de son école, hein, mais non, il est presque grossier avec moi, comme si j’étais une mère teigneuse, déséquilibrée, dont il n’a pas le temps de s’occuper. Il dit que Billy doit rester dans l’enceinte de l’école et ne pas aller jouer dans ce fossé et ce champ, mais en fait, quand les enfants jouent dans la cour de récréation, cette boue noire remonte par les fissures. J’ai des photos de tout ça, monsieur Burnaby. J’ai des photos de Sophia que je voudrais que vous voyiez. Billy ? Viens ici, Billy. »
Un garçon renifleur aux cheveux cendrés, qui hésitait sur le seuil de la salle de séjour, s’avança à contrecœur pour saluer M. Burnaby… « Ce monsieur est avocat, Billy. Un avocat célèbre. »
Dirk fit la grimace. Célèbre !
« Je voudrais faire transférer Billy dans une autre école, mais ils refusent. Parce que pour céder à un seul parent, il faudrait qu’ils admettent qu’il y avait une raison de céder, et ils ne veulent pas le faire. Parce que alors tout le monde voudrait faire transférer ses enfants dans une école plus sûre. Parce que alors ils seraient peut-être “responsables” devant la loi… l’administration scolaire, le Conseil de l’éducation, le maire ? Ils se protègent tous les uns les autres, on voit bien qu’ils se défilent et qu’ils mentent, comme au Service de la santé, mais comment faire ? Nous habitons ici, nous arrivons tout juste à payer les mensualités de la maison et de la voiture et s’il y a des dépenses médicales supplémentaires – pour emmener Alice à l’hôpital St. Anne par exemple, et pas là où ils veulent qu’on aille faire des analyses, à la clinique médicale du comté –, tout s’additionne, le salaire de Sam n’y suffit pas et, si quelque chose lui arrive, il y a l’assurance maladie de Parish Plastics, et la retraite, Sam a peur que, si nous causons des ennuis, l’usine exerce des “représailles” contre lui… est-ce que c’est possible, monsieur Burnaby ? Même avec le syndicat… l’AFL ? »
Dirk fronça les sourcils, feignant de réfléchir. Mais il savait : oui, c’était possible. Parish Plastics était l’un des employeurs coriaces de la région, Dirk connaissait le vieux Hiram Parish, un ami de Virgil Burnaby, comme Mme Parish avait été une relation appréciée de Claudine, il connaissait la réputation des usines Parish, Swann, Dow, OxyChem et de quelques autres. L’économie locale avait beau être en plein boom, les syndicats n’avaient pas obtenu de ces sociétés les contrats qu’ils souhaitaient. Dirk Burnaby ne s’occupait pas des négociations salariales, mais il avait des collègues qui le faisaient : payés par les sociétés. Si Dirk avait choisi le droit du travail, qui ne l’avait jamais tenté, il serait peut-être en train de travailler pour Parish, Inc. Il dit : « C’est possible, madame. Il faudrait que j’examine le contrat de votre mari pour en avoir une idée. »
Était-ce là le premier pas fatal ? se demanderait Dirk. Le geste involontaire. L’entrée de moi, Dirk Burnaby, dans la vie d’inconnus.
« Monsieur Burnaby ! Merci. »
Nina Olshaker posait sur lui ses yeux-minéraux à l’éclat sombre, souriant comme si les paroles de Dirk Burnaby signifiaient davantage que ce qu’elles signifiaient en réalité.
Dirk garderait du reste de sa visite le souvenir de fragments décousus tels ceux d’un rêve interrompu. Nina lui parla d’un ton animé et agressif, comme si quelque chose avait été décidé entre eux.
Elle lui raconta l’« erreur tragique » de la maison : ils avaient pris un crédit de trente ans. Une maison qu’ils avaient d’abord adorée, dans un quartier « agréable », « chaleureux », « amical », habité par des couples comme eux, beaucoup d’enfants, Billy pouvait aller à pied à l’école, il y avait un jardin assez grand pour que Sam y fasse un potager. « Ça le rend si heureux, si vous le voyiez. Ça doit être un gène, non ? Moi, je ne l’ai pas, en tout cas. Quand je plante des graines, je me dis qu’elles ne vont sûrement pas pousser. Et si par hasard elles poussent, que des bestioles vont finir par les avoir. » D’un geste à demi conscient, Nina passa une main sur son ventre. Elle pensait à sa fausse couche, peut-être. Ou à la petite fille qui était morte.
Dirk écoutait. Il posa peu de questions, ce soir-là. Il était fasciné par Nina, qui ne ressemblait à aucune femme qu’il eût fréquentée de près. Ses cheveux étaient si noirs et si mats qu’elle avait peut-être du sang tuscarora dans les veines. Ses yeux, cernés de fatigue et d’inquiétude, brillaient cependant d’un savoir sombre et scintillant qui captivait Dirk. Elle avait l’attitude nerveuse et combative d’un garçon manqué. Sa peau brune était un peu granuleuse mais attirante. Oh ! Dirk Burnaby trouvait Nina Olshaker attirante. Il devait le reconnaître. Elle était singulière, se pensait singulière. Elle avait une mission ; même dans la défaite elle aurait une mission. Ces vêtements d’été bon marché, pieds nus au milieu du désordre douillet de sa maison et aussi peu embarrassée par ses pieds (pas très propres) que par le désordre, le nez coulant de ses enfants ou les odeurs prenantes de moisi et de pourriture qui flottaient dans l’air : elle raconta son histoire à Dirk Burnaby sans avoir aucune conscience d’être d’un genre et d’une classe qui lui étaient d’ordinaire invisibles.
Ce qui ne signifiait pas que Dirk Burnaby ne croyait pas à la démocratie. Que tous les hommes, et quelques femmes, naissaient égaux. Aux yeux de Dieu. (Sinon de l’économie.) Nantis du droit, garanti par la constitution des États-Unis, à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Sinon au bonheur lui-même. (Quoi que soit le bonheur. Une maison douillette faite d’un matériau compacté imitant la brique.)
Comme le remarquait Claudine Burnaby avec un humour narquois Ces gens-là n’existent pas. Et s’ils existent, quel rapport ont-ils avec nous ?
Nina était en train de dire que la maison s’était transformée en piège, elle avait rendu Sophia malade, elle les rendait tous malades, et maintenant certains voisins s’en prenaient à Nina en disant qu’avec le tapage qu’elle avait fait à l’école elle effrayait les gens, elle encourageait l’« hystérie » et « faisait baisser la valeur de leurs maisons »… ils allaient même jusqu’à accuser Sam et elle d’être communistes. « Vous vous rendez compte, monsieur ? Sam et moi ? Vous ne trouvez pas ça absurde ? Nous sommes catholiques. »
Dirk dit : « Oui. C’est absurde.
– C’est vraiment absurde ! Ce sont des idioties. Tout ce que nous voulons, c’est des réponses honnêtes à nos questions, pas des mensonges. En quoi est-ce que ça fait de nous des communistes, bon Dieu ? »
Dirk pensait avec un certain malaise aux épithètes lancées aux avocats qui avaient défendu les hommes et les femmes mis sur liste noire ou « soupçonnés de subversion » au début des années 50. Les rares professeurs de l’université de Buffalo qui avaient refusé de signer des serments de loyauté. Un pasteur protestant, un chroniqueur de la Gazette, des responsables syndicaux locaux. Ils n’étaient pas nombreux. Les avocats qui les avaient défendus s’étaient vus traités de cocos, de rouges, de Juifs.
Dirk dit avec entrain : « Mais nous sommes en 1961, aujourd’hui, Nina. Nous sommes bien plus avancés. »
Nina Olshaker montra ensuite à Dirk un portfolio. Les yeux humides, tremblante. Elle avait envoyé Billy et Alice manger un ragoût réchauffé et regarder la télé dans une autre pièce, elle ne voulait pas qu’ils voient ces photos. Dirk s’arma de courage pour regarder une succession de photos de la jolie Sophia disparue. Nouveau-née, faisant ses premiers pas, petite fille toute en jambes dans les bras musclés bronzés de son papa qui la soulevait dans les airs avec fierté. (Sam, un jeune homme maigre et nerveux, souriant au soleil ; une casquette de base-ball sur la tête, en tee-shirt et short. Dirk éprouva une pointe de jalousie sexuelle.) Sur les photos suivantes, l’enfant était sur un lit d’hôpital, peau blanche translucide, yeux bleu pâle voilés. Puis elle était morte, une poupée à la peau cireuse dans un cercueil tapissé de satin blanc. Dirk ferma à demi les yeux, sans plus écouter la voix tremblante de Nina Olshaker.
Il pensait à sa fille, Juliet. Âgée de six semaines à peine. La gorge serrée, parcouru par un frisson de terreur.
Dirk avait déjà oublié qu’il n’avait pas eu très envie d’un autre enfant. Il avait été épouvanté par le désir cru de sa femme. Elle lui avait fait un peu peur.
Fais-moi l’amour ! Pour l’amour du ciel, fais-le ! Fais-le !
Pas Ariah, mais la femelle féroce, vorace. Pas l’Ariah qu’il avait épousée, mais une autre à sa place.
Pourtant : Juliet était née de cette union.
« J’ai une fille, moi aussi.
– Ah oui ! Comment s’appelle-t-elle ?
– Juliet.
– Quel joli prénom ! Qu… quel âge a-t-elle ?
– Elle vient de naître. »
Bizarre qu’il eût dit cela ! Ce n’était pas tout à fait vrai. La vie d’un nourrisson lui paraissait soudain si fragile. Sa survie si précaire. Tétant le sein de sa mère ou un biberon, entièrement dépendant des autres, sans force, sans mobilité ni langage. Un court instant, il éprouva la peur absurde que, en son absence, pour le punir de ne pas être rentré directement chez lui, quelque chose arrive à sa fille.
Nina lui montrait des photos qu’elle avait prises à l’école de la 99e Rue. La cour de récréation où une « boue » noire remontait par les fentes de l’asphalte. Le fossé à la « boue nauséabonde ». Le champ de mauvaises herbes et de chardons, imbibé d’une eau fétide. Les yeux rougis et gonflés de Billy Olshaker, ses mains « brûlées » et les mains « brûlées » d’autres enfants. « Le directeur nous a dit : “Veillez à ce que vos enfants se lavent les mains, et vous n’aurez plus de problèmes” », remarqua Nina avec colère. Elle étala sur la table beaucoup d’autres photos, prises dans le quartier, et dans la cave et le jardin de derrière des Olshaker. Dirk les étudia avec consternation. Au cours des années précédentes, des plaintes avaient été déposées contre certaines sociétés chimiques, Dow, Swann, Hooker, OxyChem, des actions pour dommages corporels engagées par des ouvriers et qui étaient presque toujours rejetées par les juges de district ou réglées à l’amiable pour des sommes non divulguées, jamais très élevées. Il était entendu que vous couriez un risque en travaillant dans certaines usines et, pour ce risque, on vous payait.
Pas assez, bien entendu. Jamais assez. Mais c’était une autre question.
La pollution d’un quartier, de la terre, du sol, de l’eau, et ses effets ultérieurs sur les individus, était quelque chose de très différent, et de nouveau. Dirk Burnaby n’y avait jamais vraiment réfléchi. Sa pratique du droit n’avait rien à voir avec ce genre d’affaire informe. Il était entraîné à plaider des points mineurs mais dévastateurs en s’appuyant sur le droit écrit de l’État de New York. Ses clients étaient d’ordinaire des hommes d’affaires fortunés qui souhaitaient protéger ou améliorer leur statut. De temps à autre, Dirk représentait un client en faillite et, de temps à autre, il faisait gratuitement un travail caritatif. Mais ce n’était pas sa partie. Il était un maître ès échecs sur un échiquier qu’il connaissait intimement et sur lequel lui-même était connu, respecté et redouté.
Il éprouva un frisson d’excitation et d’appréhension. Un nouveau jeu ! Celui-là aussi, Dirk Burnaby s’en rendrait maître.
« Dans ma propre ville natale. »
Il avait dû parler tout haut, car Nina Olshaker dit, la mine sombre : « Oui ! Dans votre ville natale. »
Certaines des photos étaient tombées par terre, et Dirk les ramassa. Le sang lui battait le visage. Nina poursuivait : « Ça devrait être des preuves, vous ne pensez pas, monsieur Burnaby ? Dans un tribunal, si les jurés les voyaient, elles devraient compter. Les enfants devraient compter. La vie des gens devrait compter. » Dirk se disait que non, ce qui compterait, ce dont on pourrait tirer parti, ce seraient les preuves scientifiques, le témoignage de médecins. Le témoignage à la barre d’une mère affligée mais calme qui décrirait ces événements, qui décrirait la mort de sa petite fille, les maladies dont souffraient ses enfants et elle.
« Monsieur Burnaby ! Venez par là. Avant de partir. » Nina prit Dirk par le bras et le conduisit dans la cuisine, fit couler l’eau des deux robinets dans un verre, lui demanda de sentir, de goûter. Dirk sentit mais refusa de goûter, quoique (à son avis) l’eau n’eût pas une odeur très différente de celle que sa famille et lui buvaient à Luna Park. Nina rit et vida le verre dans l’évier. « Pourquoi la boiriez-vous, effectivement ? Ce n’est pas moi qui vais vous le reprocher. » Puis Nina l’entraîna dans la cave, Dieu ! quelle puanteur dans cet escalier, et les marches de bois mal ajustées grinçaient sous leur poids. Dans la lumière brutale de l’ampoule, la cave était une horrible grotte qui sentait les égouts bouchés et une odeur écœurante de goudron. Sur le sol, un entrelacs de traînées sombres, qui luisaient. Des ruisselets d’eau de pluie, de petites flaques. Les murs de béton, hauts d’un mètre quatre-vingts à peine, sécrétaient une espèce de saleté visqueuse. Une pompe aspirante fonctionnait bruyamment, comme un cœur près d’éclater. « Lorsqu’il pleut fort comme aujourd’hui, l’eau inonde la cave. C’est Sam qui s’occupe de la pompe mais le temps qu’il rentre elle sera peut-être cassée. Zut ! » Nina haletait d’indignation. Elle serrait le bras de Dirk comme pour l’empêcher de s’enfuir. « Vous voyez, monsieur Burnaby ? Je n’imagine rien. Les gens du quartier disent que c’est “juste ce qui se passe” à Niagara Falls quand il pleut, même Sam essaie de dire ça, il dit qu’il est né ici, que ç’a toujours été comme ça, personne ne veut admettre que c’est quelque chose de différent, ils ont peur de faire “baisser la valeur des propriétés”… Des conneries ! Ce qu’on a là, c’est autre chose que de l’eau de pluie et de la terre, autre chose que des égouts qui refoulent, il faudrait que ce soit analysé, la terre et l’eau, ici, à Colvin Heights, devraient être analysées, je me tue à le dire aux gens. Je n’ai jamais été quelqu’un de maladif. Je ne suis pas quelqu’un de maladif mais j’attrape des migraines à vivre ici, j’ai de l’asthme comme ce pauvre Billy et comme Sam, je ne parle pas beaucoup de moi parce qu’on s’en moque, ce n’est pas de moi, c’est des enfants qu’on devrait s’occuper, vous ne croyez pas ? Sam s’énerve contre moi, il dit que j’imagine tout ça mais je n’ai pas imaginé ma fausse couche, hein ? Je n’ai pas imaginé la leucémie de ma fille, hein ? Hein ? »
Nina s’essuyait les yeux, bouleversée. Le chagrin, la rage lui déformaient le visage. Dirk, qui s’efforçait de ne pas respirer dans cet endroit fétide, ne put la réconforter, il dut remonter précipitamment l’escalier, au sommet duquel il trouva le petit Billy, accroupi.
Bon Dieu ! Il l’avait échappé belle, un peu plus et il vomissait. Un mal de tête soudain s’était déclaré entre ses yeux. Et ses yeux lui cuisaient.
Nina le rejoignit dans la cuisine et s’excusa. « Je suis habituée à l’odeur, je suppose. Je n’ai aucune idée de l’effet que ça peut faire à quelqu’un d’autre. » Elle eut un rire gêné.
Lorsque Dirk partit, pressé à présent de s’échapper, Nina l’accompagna. La pluie tombait moins fort. Dirk ne prit pas la peine d’ouvrir son parapluie. Dieu merci, on respirait de nouveau. Après la puanteur de cette cave, qu’il n’était pas près d’oublier, l’air visqueux d’East Niagara Falls semblait presque revigorant.
Et c’était un air, un début de soirée, qui avait une étrange luminescence, où dominaient des odeurs de goudron, de marécage. Marbré de nuages, le ciel se dégageait un peu à l’ouest, du côté canadien, où le soleil commençait à décliner. C’était le début de l’été, le solstice d’été, et la nuit tombait lentement dans cette zone urbaine, avec ses cheminées cerclées de flammes, ses vastes étendues semées de lumières.
Devant la voiture de Dirk, Nina continua à lui parler, plus rapidement, comme si elle sentait qu’elle l’avait peut-être offensé, qu’elle l’avait peut-être chassé. « Les gens disent qu’il y a par ici un vieux canal que l’on a comblé, personne ne sait exactement où il se trouve. Près de l’école, à mon avis. Et il traverse Colvin Heights. Il a été comblé avant que le promoteur commence à construire le lotissement, après la guerre, et je me dis… avec quoi a-t-il été comblé, ce canal ? Peut-être avec autre chose que de la terre ? Avec des déchets ? Des produits chimiques ? Swann Chemicals se trouve à deux pas de Colvin Boulevard, de l’autre côté de Portage Road. Personne ne veut nous parler de ça. J’ai posé la question au Service de la santé et à la municipalité. J’ai posé la question à la Gazette. Voilà pourquoi j’essaie d’intéresser un avocat à cette affaire. Tout le monde dit que vous êtes le meilleur avocat de Niagara Falls, monsieur Burnaby. »
Dirk fronça les sourcils. C’était peut-être vrai. Sur son échiquier, en jouant selon les règles qu’il connaissait, Dirk Burnaby était probablement imbattable, au zénith de sa carrière comme il l’était de sa vie.
« Je sais que nous ne pouvez pas dire “oui” tout de suite, monsieur Burnaby. Mais ne dites pas “non”, s’il vous plaît. Je vous en prie ! Je sais que vous devez réfléchir à tout ça. Et je sais que vous savez que nous n’avons pas beaucoup d’argent. Nous pourrions réunir tant bien que mal, avec ceux des voisins que ça intéresse… autour de deux mille dollars. Je sais que vous prenez beaucoup plus. Cette gentille femme, à votre cabinet, a essayé de me l’expliquer. Mais je voulais vous parler, et je l’ai fait. Merci !
– Je reprendrai contact avec vous, madame Olshaker. Vous m’avez donné matière à réflexion. »
Hardiment, Nina prit sa main dans les deux siennes et la serra fort. Dans ses yeux minéraux scintillait une sorte de désespoir charmeur. En baissant la voix, elle dit : « J’ai un aveu à vous faire, monsieur Burnaby. Ne soyez pas fâché ! Ne m’en veuillez pas ! J’ai prié pour ça, vous comprenez. Cette soirée. J’ai prié pour vous. Dieu vous a envoyé à moi. »