Maintenant il y avait deux petits garçons dans la famille Burnaby, et Ariah se sentait plus seule que jamais : il lui manquait une fille.
Ce désir lui vint peu après que Royall eut été sevré. Oh ! allaiter un enfant lui manquait ! Donne-moi une fille, implorait-elle. Une fille qui me rachète, qui arrange les choses.
Car il lui semblait que d’une certaine façon elle avait échoué. Elle était une femme (manifestement !) et pourtant pas une femme féminine, pas une « bonne » femme.
Ariah devint si émotive à mesure que les mois passaient, les mois et les années, et elle était si terrorisée à l’idée de ne plus pouvoir avoir d’enfants, qu’elle faillit se confier à sa mère. « Est-ce que tu éprouvais la même chose, mère ? Est-ce que tu voulais une fille ? » Mais Mme Littrell se contenta de sourire en secouant la tête : « Ma foi, je “voulais” ce que Dieu m’envoyait, Ariah. Et ton père aussi. »
Une imbécile contente d’elle-même. Ariah la détestait.
(Non, Ariah n’était pas « proche » de sa mère, bien que les Littrell viennent souvent à Niagara Falls séjourner au 7, Luna Park, et que les Burnaby se rendent à Troy au moins une fois par an pour une « fête » ou une autre. Ariah serrait les dents et jouait son rôle de Fille devenue Mère, avec l’approbation de ses parents. Sans doute Mme Littrell croyait-elle qu’Ariah et elle étaient « proches », mais c’était une erreur de sa part. Ariah en avait parlé raisonnablement avec Dirk : « Il faut des grands-parents à Chandler et à Royall, et ceux-là leur sont très attachés. Je pense donc que nous devrions continuer à les voir pour le bien des enfants. » Dirk parut choqué par cet argument. « Mais je croyais que nous avions de l’affection les uns pour les autres, Ariah ? Je croyais que nous étions d’accord pour être tous amis ? » Ariah secoua la tête, déconcertée par l’affabilité de son mari. « Bien sûr que nous étions “d’accord”, chéri. Je suis toujours d’accord. Mais les choses ne sont pas ainsi. Nous faisons ce que nous faisons pour le bien des enfants. »
(Au moins n’y avait-il aucune possibilité de malentendu du côté de Claudine Burnaby. Voilà une femme qui s’était coupée entièrement d’Ariah. Quel soulagement !)
Deux petits garçons dans la famille Burnaby. L’un, le plus jeune, tenait manifestement de son père ; l’autre, l’aîné, ressemblait peut-être à sa mère. Par le caractère, au moins.
Chandler travaillait très bien à l’école. Il avait de bonnes notes mais ne semblait jamais s’en satisfaire. À l’école primaire déjà, il rendait souvent des devoirs supplémentaires à ses instituteurs, généralement sur des sujets scientifiques tels que la période glaciaire, les mammouths laineux et les tigres à dents de sabre, l’homme de Néanderthal, la comète de Haley, le système solaire. (Pour représenter le système solaire, Chandler fabriqua à l’aide de colle et de fil de fer une maquette ingénieuse où le soleil était un pamplemousse, et les planètes des fruits plus petits – le dernier, Pluton, étant un grain de raisin. Pour représenter l’orbite de la comète de Haley, Chandler conçut une maquette mobile encore plus ingénieuse où la comète était une bougie de voiture, et la Terre une balle peinte en caoutchouc. Cela lui valut de gagner un prix à la Science Fair du comté du Niagara, où concouraient des enfants de dix ans et moins. Dirk était fier de Chandler, et Ariah pensait l’être aussi. Mais elle le trouvait si agaçant ! Il avait beau ne pas avoir une once de talent musical, il était sans arrêt au piano, par désir d’imiter les jeunes élèves d’Ariah. Elle se bouchait les oreilles en le suppliant d’arrêter. « Mes élèves ne jouent pas mieux que toi, mon chéri, mais au moins, quand maman les écoute, elle est payée pour ça. » Les chemises de Chandler étaient souvent boutonnées de travers, même lorsque Ariah pouvait jurer les avoir boutonnées elle-même, et avec soin. Il revenait de l’école débraillé comme un gamin des rues, le pantalon couvert de vieilles taches de nourriture séchées, alors qu’Ariah l’y avait envoyé avec des habits lavés et repassés de frais. Ses chaussures étaient toujours crottées de boue, semblait-il, même par beau temps. Ses lacets étaient souvent défaits, ses pieds démesurément longs le faisaient trébucher ; il tomba un jour dans l’escalier et se fit au menton une terrible coupure qui se transforma peu à peu en une cicatrice blanchâtre, évoquant un fossile. Dans ce climat de ciels perpétuellement changeants, de pluies soudaines, de neige fondue, de grêle, où les natifs en bonne santé semblaient produire des anticorps contre les rhumes et les grippes, ce pauvre Chandler ne cessait d’attraper des maladies respiratoires et des grippes intestinales. Il avait de soudaines poussées de fièvre, par pure perversité, sachant la peur qu’avait sa mère de la méningite et de la polio. Mais même avec 39° de fièvre, Chandler insistait pour aller à l’école, pour faire huit pâtés de maisons sous la pluie, parce qu’il craignait de « prendre du retard » ; il y mettait tant de virulence qu’Ariah devait céder. « Mais si tu attrapes une méningite ou la polio, monsieur Chandler Burnaby, tu pourras aller tout seul aux urgences, et tu pourras creuser tout seul ta petite tombe, sur laquelle tu graveras : MONSIEUR JE-SAIS-TOUT. Moi, je m’en lave les mains. »
Dirk reprochait à Ariah de trop couver Chandler, d’accorder trop d’attention à sa santé, ce qui lui était facile à dire, Royall et lui débordaient de santé. Ariah protestait : « Qui d’autre va couver cet enfant sinon sa mère ? Qui sinon sa mère se soucie le moins du monde qu’il vive ou meure ? Parce que c’est elle qu’on blâmera s’il ne le fait pas. S’il ne vit pas. » Dirk se moquait d’elle, elle était plus drôle que l’actrice Lucille Ball à la télé, une rousse elle aussi mais moins batailleuse et moins brillante qu’Ariah. « Oh ! Ariah, que peut-il arriver à Chandler ? C’est un bon petit garçon en parfaite santé. Le torse un peu maigrichon, peut-être. » Ariah s’emportait : « Tu me reproches la maigreur de ton fils ? Tu penses qu’il est mal nourri ? Il ne mange rien, il a toujours le nez dans les livres. Il a peut-être le ver solitaire. »
Pis encore, Chandler était un enfant distrait. Alors que Royall vous regardait avec intensité, souriait et agitait la tête, alors qu’il s’était mis à « parler » à vingt mois et que, à trois ans, il savait serrer la main des visiteurs et leur demander comment ils allaient, Chandler déambulait souvent, perdu dans un brouillard de pensées intérieures ; on entendait presque ronronner son cerveau. Il partait vagabonder en ville ou près du fleuve au lieu de rentrer directement de l’école, et était ramené chez lui par une voiture de police ou par des inconnus immatriculés dans d’autres États. Les sentiers longeant le Niagara étaient interdits aux jeunes enfants non accompagnés, et notamment le pont menant à Goat Island, mais c’était évidemment là que l’on trouvait Chandler Burnaby ; il expliquait ensuite qu’il était « juste en train d’explorer, pour voir ce qu’il y avait autour ». À partir de son entrée au cours moyen, il fit également son apparition dans la bibliothèque publique de Niagara Falls, où les bibliothécaires ne le découvraient pas dans la salle des enfants où il aurait dû être mais entre les rayonnages pour adultes, « rôdant » parmi des livres qui « n’étaient pas faits pour les yeux d’un enfant ». Bien entendu, on demandait à sa mère embarrassée de venir le chercher. Ariah était furieuse contre Chandler mais pensait saisir le comique de la situation. « Si tu veux vraiment t’enfuir de la maison, monsieur, il va falloir que tu ailles beaucoup plus loin que le centre-ville. » Chandler s’excusait, mais si doucement et de façon si vague qu’Ariah savait qu’il écoutait à peine ses propres paroles.
Ce qui l’exaspérait le plus, c’était de le surprendre en train de lire alors qu’il était censé dormir. Chandler se faisait une petite tente de ses couvertures et, blotti dessous avec une lampe de poche, il lisait et, à n’en pas douter, s’abîmait les yeux. « S’il te faut des lunettes, un jour, tu ne viendras pas ronchonner. Et si tu deviens aveugle, monsieur, tu pourras te trouver une sébile et aller mendier dans les rues. Ne viens surtout pas pleurer dans mon gilet ! »
Chandler se recroquevillait, effaré par sa sa fureur. Mais aussitôt Ariah souriait et le serrait contre son cœur. « Hé ! petit, t’en fais pas. Maman t’aime. »