Notre-Dame-des-Chutes

« Pourquoi cela ne peut-il pas être vrai ? Pourquoi ne pouvons-nous pas y croire ? Certaines des choses auxquelles nous ne croyons pas doivent être vraies… »

Au printemps 1891 vivait à Niagara Falls une jeune laitière de quinze ans, installée depuis peu dans la région avec sa famille qui venait du County de Cork, en Irlande. On disait cette jeune fille « neutre » sur le plan religieux : elle croyait dans la Sainte Église catholique et romaine et dans ses sacrements, mais ne faisait pas partie de ces croyants passionnés qui assistent à la messe et communient d’autres jours que le dimanche.

Un an après son arrivée à Niagara Falls, la jeune laitière était profondément perturbée, pâle et égarée, elle ne dormait plus. Subitement, elle se mit à éviter la compagnie bruyante de sa famille. Elle fut attirée vers les Chutes pour expier son péché qui était un péché charnel commis sur elle par le fils du propriétaire de la laiterie. Ce jeune homme dans les premiers temps de leur relation avait juré qu’il aimait la jeune laitière ; plus tard, il jura qu’il l’étranglerait de ses mains endurcies à force de traire les pis glissants de vaches qui meuglaient et beuglaient du désir d’être traites comme (croyait grossièrement le jeune homme) la jeune laitière avait désiré être « traite » par son amant : recevoir en elle son sperme crémeux tandis qu’elle gémissait et sanglotait de douleur, se débattait avec violence, se mordait la lèvre assez fort pour la faire saigner.

Cette jeune fille, vierge avant d’être ainsi séduite et engrossée, n’était pas la cause de ce péché ; elle en portait pourtant la conséquence dans son ventre, dure comme une noix impossible à déloger. (À sa grande honte, la jeune fille essaya pourtant de se débarrasser de ce bébé indésirable. Oh ! elle essaya, elle essaya ! Elle frappa le sol de ses talons, se martela le ventre de ses poings, courut jusqu’à s’effondrer haletante comme une biche poursuivie. Et pour cela elle se savait doublement pécheresse, et justement méprisée par Dieu.) À bout de tristesse, de dégoût d’elle-même, mal nourrie, au troisième mois de sa grossesse, alors que tous ceux qui la connaissaient l’évitaient et que le propriétaire de la laiterie lui interdisait sa propriété, la jeune fille honteuse alla à pied jusqu’au Niagara et jusqu’aux Chutes, dont elle avait entendu dire que c’était un endroit où les pécheurs pouvaient se purifier en débarrassant le monde de leur personne. Elle ôta ses chaussures pour marcher comme une pénitente à travers les herbes hautes, sur la terre, les pierres coupantes, jusqu’au bord du fleuve tumultueux, qui exerça sur elle l’effet d’un charme. Jamais elle n’avait contemplé un tel spectacle, les rapides, les Chutes, la brume tourbillonnant dans les gorges comme des nuages de vapeur qui dans son état d’égarement lui semblaient « bouillants, sortis des entrailles de l’enfer ».

La jeune laitière avait pris sa décision et agissait avec calme. Elle se livrerait au fleuve comme, avait-elle entendu dire, beaucoup d’autres l’avaient fait, et serait précipitée dans les Chutes. De la sorte elle épargnerait à sa famille le fardeau de honte qu’elle leur apporterait nécessairement, et l’enfant bâtard indésirable que personne (sauf peut-être la jeune laitière) ne pourrait aimer. Pourtant, alors qu’elle contemplait les nuages de brume, la jeune laitière sourit en apercevant de petits arcs-en-ciel chatoyants dans les minces rayons de soleil qui filtraient du ciel couvert. Et cet innocent sourire aux lèvres, elle sentit son « cœur bondir » et il lui fut accordé la vision d’une silhouette féminine rayonnante qui s’éleva au-dessus de la grande gorge à une dizaine de mètres devant elle et flotta dans les airs. Les pieds de cette femme disparaissaient dans la brume qui montait des Horseshoe Falls, et sa tête auréolée touchait le ciel. La jeune laitière, frappée au cœur, tomba à genoux en s’exclamant Sainte Marie, Mère de Dieu, car elle avait aussitôt reconnu la Vierge à son beau visage serein et à sa robe bleu roi qui tombait en plis gracieux autour de son corps mince. Comme on le lui avait enseigné dans son enfance dans la grande église de son baptême, la jeune laitière s’abandonna à cette vision sans un instant d’hésitation ni de doute, et pria d’une voix forte, en extase, Sainte Marie, Mère de Dieu ! Prie pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort, amen.

La jeune laitière supplia ensuite la Vierge Marie de lui pardonner, et la Vierge lui sourit avec douceur et lui parla si bas que le grondement des Chutes couvrit ses paroles mais leur sens fut transmis à la jeune laitière aussi nettement que si la Vierge lui avait murmuré à l’oreille Il n’y a rien à pardonner, mon enfant. Aime, et tu fais la volonté de Dieu.

À ces mots, la jeune laitière tomba en pâmoison et perdit connaissance et ne fut découverte sur la rive du fleuve que bien des heures plus tard ; puis elle délira, en proie à une forte fièvre, pendant des jours. Transportée dans une maison voisine de Prospect Avenue, elle fut soignée par un médecin et se réveilla en pleurant de joie ; elle raconta à ses sauveteurs la vision de la Vierge qui lui avait été accordée, et répéta maintes fois son histoire à tous ceux qui voulaient l’écouter, ainsi qu’aux prêtres de l’Église catholique qui avaient été appelés sur-le-champ. La jeune laitière irlandaise était sans instruction et illettrée, et, assuraient cependant les témoins, elle parlait avec tant de certitude, le visage rayonnant, qu’il était impossible de croire qu’elle ne disait pas la vérité. On voyait presque la Vierge par ses yeux, tant elle communiquait remarquablement la vision miraculeuse qui lui avait été accordée et son message pour les croyants. Il n’y a rien à pardonner. Aime, et tu fais la volonté de Dieu.

 

Sur une colline, à cinq kilomètres au nord des Chutes, on édifia une chapelle pour commémorer la vision de la jeune laitière : la basilique de Notre-Dame-des-Chutes. Peu à peu, en raison des nombreuses « guérisons » miraculeuses et des « révélations » qui s’y produisaient, la basilique prit de l’importance et, en 1949, une nouvelle statue de la Vierge Marie, haute de neuf mètres, en marbre du Vermont et passant pour peser plus de vingt tonnes, fut érigée en un lieu où elle était visible à des kilomètres à la ronde, un peu comme une vision, le visage tourné vers la ville de Niagara Falls et vers le fleuve. Tu as vu, et tu voulais croire. Tu as vu, et tu as détourné la tête, tu as ri, et un acide brûlant a coulé au fond de ta bouche, tu étais écœurée et honteuse et pourtant : tu voulais croire. Guéris-moi.