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Quelques minutes après que Bodecker eut fini de parler avec sa femme au téléphone, Howser entra muni d’une enveloppe en papier kraft contenant les balles que le légiste avait retirées du corps de Carl. Toutes deux étaient des 9 millimètres. « Les mêmes que celle qui a eu Sandy, dit l’adjoint.

— C’est bien ce que je pensais. Un seul tireur.

— Dis donc, Willis m’a dit qu’un policier de Virginie-Occidentale t’avait appelé. Ça avait un rapport avec ça ? »

Bodecker regarda la carte sur le mur. Il pensa aux photos dans le coffre de sa voiture. Il fallait absolument qu’il trouve ce garçon avant tout le monde. « Non. Juste des conneries à propos d’un pasteur. Pour tout te dire, je sais pas vraiment pourquoi il voulait nous parler.

— Bien.

— Vous avez trouvé des empreintes sur la voiture ? »

Howser secoua la tête. « On dirait que l’arrière a été soigneusement essuyé. Toutes les empreintes qu’on a trouvées étaient celles de Sandy et de Carl.

— Vous avez trouvé autre chose ?

— Pas vraiment. Il y avait une facture d’essence de Morehead, Kentucky, sous le siège avant. Des tas de cartes routières dans la boîte à gants. Un tas de saloperies à l’arrière, des oreillers, des couvertures, des bidons d’essence, ce genre de trucs. »

Bodecker acquiesça et se frotta les yeux. « Rentre chez toi et repose-toi un peu. On dirait que pour l’instant tout ce qu’on peut faire, c’est espérer que quelque chose nous tombe tout cuit dans le bec. »

Ce soir-là, il finit sa bouteille de whisky dans son bureau et le lendemain matin il se réveilla sur le sol avec la bouche pâteuse et un sacré mal de tête. Il se rappelait qu’à un moment donné, au cours de la nuit, il avait rêvé qu’il marchait dans les bois avec le jeune Russell, et qu’il tombait sur tous ces animaux en décomposition. Il alla aux toilettes, se lava, puis demanda au répartiteur de lui apporter le journal et deux aspirines. Il s’apprêtait à sortir sur le parking quand Howser l’intercepta et suggéra qu’ils fassent une vérification des motels et des stations-service. Bodecker réfléchit un instant. Il voulait s’occuper de cette affaire lui-même, mais il ne fallait pas que ce soit trop voyant. « C’est pas une mauvaise idée, dit-il. Envoie Taylor et Caldwell.

— Qui ? dit Howser en fronçant les sourcils.

— Taylor et Caldwell. Assure-toi juste qu’ils comprennent bien que ce putain de cinglé leur fera exploser la tête dès qu’il les verra. » Il se retourna et sortit avant que l’adjoint ait pu protester. Trouillards comme étaient ces deux-là, Bodecker pensait qu’une fois qu’ils auraient entendu ça, ils ne mettraient pas le nez hors de leur véhicule.

Il roula jusqu’au magasin d’alcool, acheta une pinte de Jack Daniel’s. Puis il s’arrêta au White Cow afin de prendre un café pour la route. Quand il entra, toutes les conversations s’arrêtèrent. Lorsqu’il se retourna pour partir, il pensa qu’il allait peut-être dire quelque chose, à propos du fait qu’ils faisaient leur possible pour trouver le tueur, mais il n’en fit rien. Il versa du whisky dans son café, et alla jusqu’à la vieille décharge sur Reub Hill Road. Ouvrant sa malle arrière, il en sortit le carton à chaussures rempli de photos et les parcourut encore une fois. Il compta trente-six hommes différents. Il y avait au moins deux cents photos, peut-être plus, retenues pas des élastiques. Il posa le carton sur le sol, déchira quelques pages tachées et froissées d’un catalogue Frederick’s of Hollywood1 qu’il trouva sur le tas d’ordures, et les fourra dans le carton. Puis il laissa tomber dessus les boîtes de pellicules et frotta une allumette. Debout sous le soleil brûlant, il but le reste de son café et regarda les photos se transformer en cendres. Quand la dernière eut brûlé, il sorti de son coffre un Ithaca 37. Il vérifia que le fusil était chargé, et le posa sur le siège arrière. Il sentait suinter par tous ses pores l’odeur de sa cuite de la veille. Il passa une main sur sa barbe. C’était la première fois depuis l’armée qu’il avait oublié de se raser le matin.

Quand Hank vit la voiture de patrouille s’arrêter sur le parking gravillonné, il plia le journal et le posa sur le comptoir. Il regarda Bodecker boire au goulot. La dernière fois que Hank se souvenait d’avoir vu le shérif à Knockemstiff, c’était un soir d’Halloween, devant l’église, quand il avait donné des pommes véreuses aux enfants, lorsqu’il faisait campagne pour son élection. Il tendit la main et baissa la radio. Les dernières notes du « You’re the Only World I Know », de Sonny James, se terminèrent à l’instant où le shérif arrivait à la porte-moustiquaire.

« Que se passe-t-il ? demanda le vendeur.

— Vous vous rappelez quand ce cinglé de salopard de Russell s’est tué, dans les bois, par-là, derrière ? Ce soir-là, son gamin était avec vous. Il s’appelait Arvin.

— Je me rappelle.

— Ce gamin est passé par là, hier soir ou ce matin ? »

Hank baissa les yeux sur le comptoir. « Je suis désolé pour votre sœur.

— Je vous ai posé une question, nom de Dieu.

— Qu’est-ce qu’il a fait, il s’est mis dans le pétrin ?

— On peut dire ça comme ça », dit Bodecker. Il empoigna le journal sur le comptoir, et brandit la Une sous les yeux de Hank.

Lorsqu’il relut une fois de plus les lettres noires de la manchette, Hank plissa le front. « C’est pas lui qui a fait ça, n’est-ce pas ? »

Bodecker laissa tomber le journal sur le sol, sortit son revolver et le pointa sur le commis. « J’ai pas de temps de temps à perdre avec des conneries, espèce d’idiot. Tu l’as vu ? »

Hank déglutit et tourna les yeux vers la vitrine, regardant la bagnole trafiquée de Talbert Johnson ralentir en passant devant le magasin.

« N’imagine pas que j’hésiterais, dit Bodecker. Une fois que j’aurai éclaboussé le casier à bonbons du peu de cervelle que t’as, je te mettrai ce couteau de boucher dans la main que tu as posée là près de ta trancheuse de merde. Ça sera un cas facile d’autodéfense. “Ce putain de cinglé essayait de protéger un tueur, monsieur le Juge.” » Il arma le pistolet. « Allez, prends soin de toi. C’est de ma sœur, qu’on parle.

— Ouais, je l’ai vu, dit Hank à contrecœur. Il est passé il y a un petit moment. Il a acheté une bouteille de soda et des cigarettes.

— Qu’est-ce qu’il conduisait ?

— J’ai pas vu de voiture.

— Il était à pied, alors ?

— Oui, je suppose.

— En sortant, il est allé dans quelle direction ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas fait attention.

— Ne me mens pas. Qu’est-ce qu’il a dit ? »

Hank regarda la glacière contre laquelle le garçon s’était appuyé pour boire sa bière. « Il a dit quelque chose à propos de la vieille maison où il habitait autrefois, c’est tout. »

Bodecker remit l’arme dans son holster. « Tu vois ? C’était pas si difficile hein ? » Il se dirigea vers la porte. « Un jour tu feras un bon petit indic. »

Hank le regarda monter dans son véhicule et s’engager sur Black Run Road. Il posa ses deux mains à plat sur le comptoir et pencha la tête. Derrière lui, d’une voix aussi ténue qu’un murmure, le présentateur de la radio lança une nouvelle chanson à la demande.

1- Marque de lingerie.