Malgré le sacrifice de l’avocat, les os de Charlotte commencèrent à se briser quelques semaines plus tard, de petites explosions écœurantes qui la faisaient hurler et lui déchiraient les bras. Chaque fois que Willard essayait de la déplacer, elle s’évanouissait de douleur. Une escarre suppurante apparut dans son dos, et s’étendit jusqu’à atteindre la taille d’une assiette. Sa chambre avait une odeur aussi rance et fétide que le tronc à prières. Il n’avait pas plu depuis un mois, et la chaleur se maintenait. Willard acheta d’autres agneaux au parc à bestiaux, et versa des seaux de sang autour du tronc jusqu’à ce que cette pâtée boueuse leur monte par-dessus les chaussures. Un matin, pendant qu’il était absent, un bâtard boiteux et affamé, couvert d’une douce fourrure blanche, s’aventura timidement sur le porche, la queue entre les jambes. Arvin lui donna quelques rogatons sortis du réfrigérateur et, au retour de son père, il l’avait déjà baptisé Jack. Sans un mot, Willard entra dans la maison et en ressortit avec son fusil. Il écarta Arvin du chien, puis l’abattit d’une balle entre les deux yeux pendant que le gamin le suppliait de ne pas faire ça. Il le tira dans les bois, et le cloua à l’une des croix. Après ça, Arvin cessa de lui parler. Il écoutait les gémissements de sa mère pendant que Willard errait dans le coin, en quête de nouvelles victimes pour ses sacrifices. Bientôt l’école allait reprendre et, de tout l’été, Arvin n’était pas descendu une seule fois de la colline. Il s’aperçut qu’il souhaitait que sa mère meure.
Quelques nuits plus tard, Willard se précipita dans la chambre d’Arvin et le secoua pour le réveiller. « Va tout de suite au tronc », dit-il. Le garçon s’assit, regardant autour de lui d’un air confus. Le couloir était allumé. Dans la chambre, de l’autre côté, il entendait sa mère suffoquer et siffler pour trouver de l’air. Willard le secoua à nouveau. « N’arrête pas de prier jusqu’à ce que je vienne te chercher. Il faut qu’Il t’entende, tu comprends ce que je te dis ? » Arvin enfila ses vêtements à la hâte et se précipita à travers le champ. Il pensait qu’il avait souhaité sa mort, à sa propre mère. Il courut encore plus vite.
À trois heures du matin, il avait la voix rauque et la gorge en feu. À un moment donné, son père arriva et lui versa un seau d’eau sur la tête, le suppliant de continuer à prier. Mais Arvin avait beau hurler pour implorer la pitié du Seigneur, il ne sentait rien. Rien ne venait. Certains des habitants de Knockemstiff fermèrent leurs fenêtres, malgré la chaleur. D’autres gardèrent la lumière allumée toute la nuit, et offrirent leurs propres prières. Agnes, la sœur de Snook Haskins, resta assise dans son fauteuil à écouter cette voix pitoyable et à penser aux maris fantômes qu’elle avait enterrés dans sa tête. Arvin leva les yeux sur le chien mort, son regard vide fixant les bois sombres, son ventre gonflé, prêt à éclater. « Tu m’entends, Jack ? » dit-il.
Juste avant l’aube, Willard recouvrit sa femme d’un drap blanc propre et traversa le champ, engourdi par la perte et le désespoir. Il se glissa silencieusement derrière Arvin, écouta une minute ou deux les prières du garçon, maintenant à peine plus qu’un murmure étouffé. Il baissa les yeux, réalisant avec écœurement qu’il tenait son canif ouvert à la main. Il secoua la tête et l’écarta. « Viens, Arvin, dit-il, et pour la première fois depuis des semaines il s’adressait à son fils d’une voix douce. C’est fini. Ta maman est partie. »
Charlotte fut enterrée deux jours plus tard dans le petit cimetière de Bourneville. Sur le chemin du retour des funérailles, Willard dit : « J’ai pensé qu’on pourrait faire un petit voyage. Descendre voir ta grand-mère à Coal Creek. Peut-être y rester un moment. Tu ferais connaissance avec Oncle Earskell. La fille qui vit avec eux doit être juste un peu plus jeune que toi. Ça te plaira, là-bas. » Arvin ne dit rien. Il n’avait toujours pas pardonné à son père pour le chien, et il était certain qu’il ne pardonnerait jamais pour sa mère. Pendant tout ce temps, Willard lui avait promis que s’ils priaient avec assez de conviction, elle guérirait. Quand ils arrivèrent à la maison, ils trouvèrent sur le porche, près de la porte, une tarte aux myrtilles enveloppée dans un journal. Willard alla traîner dans le champ derrière la maison. Arvin entra, ôta ses beaux habits, et s’allongea sur le lit.
Quand il se réveilla, au bout de plusieurs heures, Willard n’était pas encore rentré, ce qui convenait parfaitement au garçon. Arvin mangea la moitié de la tarte et mit le reste dans la glacière. Il sortit sur la véranda, s’assit sur le rocking-chair de sa mère et regarda le soleil de fin d’après-midi s’enfoncer derrière la rangée d’arbres à feuilles persistantes, à l’ouest de la maison. Il pensa à la première nuit de sa mère sous terre. Comme il devait faire sombre. Il avait entendu un vieil homme debout à l’écart sous un arbre, appuyé sur une pelle, dire à Willard que la mort était soit un long voyage, soit un long sommeil. Son père avait froncé les sourcils et s’était éloigné, mais Arvin pensait que le vieil homme avait sans doute raison. Pour le bien de sa mère, il espérait que c’était un peu des deux à la fois. Il n’y avait qu’une poignée de gens aux funérailles : une femme avec qui sa mère travaillait au Wooden Spoon, et quelques vieilles dames d’une église de Knockemstiff. Elle était censée avoir une sœur quelque part dans l’Ouest, mais Willard ne savait comment la contacter. C’était la première fois qu’Arvin assistait à des funérailles, mais il avait l’impression que celles-là n’avaient pas été formidables.
Tandis que l’obscurité s’étendait sur le jardin en friche, Arvin se leva, fit le tour de la maison, et appela plusieurs fois son père. Il attendit quelques minutes et pensa retourner se coucher. Pourtant, il rentra dans la maison et prit la lampe torche dans le tiroir de la cuisine. Après avoir regardé dans la grange, il prit le chemin du tronc à prières. Ni lui ni son père n’y avaient été depuis trois jours que sa mère était morte. Maintenant, la nuit tombait rapidement. Dans les champs, des chauve-souris descendaient en piqué sur des insectes ; un rossignol le regarda depuis son nid sous une charmille de chèvrefeuille. Il hésita, puis pénétra dans les bois et suivit le chemin. S’arrêtant au bord de la clairière, il promena sa torche autour de lui. Il aperçut Willard à genoux devant le tronc ; l’odeur de putréfaction le suffoqua, et il crut qu’il allait vomir. Il sentait la tarte remonter à ses lèvres. « Plus jamais je ne ferai ça », dit-il à son père à voix haute. Il savait que ça allait faire des histoires, mais il s’en fichait. « Plus jamais je ne prierai. »
Il attendit une réponse quelques instants, puis dit : « Tu m’entends ? » Il fit un pas vers le tronc, dirigea la lueur de la torche sur la forme agenouillée. Puis il toucha les épaules de son père et le canif tomba sur le sol. La tête de Willard bascula sur un côté, révélant la plaie sanglante qui, d’une oreille à l’autre, lui barrait la gorge. Du sang coulait le long du tronc et tombait goutte à goutte sur son pantalon de costume. Une légère brise soufflait sur la colline et rafraîchissait la sueur sur la nuque d’Arvin. Des branches craquèrent au-dessus de lui. Une touffe de fourrure blanche flottait dans l’air. Certains des os attachés par des clous et du fil de fer s’entrechoquaient doucement, produisant une musique triste, creuse.
À travers les arbres, Arvin apercevait quelques lumières briller à Knockemstiff. Il entendit claquer une portière de voiture quelque part dans le val, puis un fer à cheval cogner contre un piquet de métal ; il attendit un autre choc, mais rien ne vint. On aurait dit que mille ans avaient passé depuis le matin où les deux chasseurs, en ce même endroit, les avaient surpris, Willard et lui. Il se sentait honteux, coupable de ne pas pleurer, mais il ne lui restait plus de larmes. La longue agonie de sa mère l’avait laissé à sec. Ne sachant quoi faire d’autre, il contourna le corps de son père et dirigea la torche devant lui. Il commença à s’avancer à travers bois.