Arvin vit le journal sur le présentoir devant la boutique de beignets quand il alla prendre un café, le lendemain matin. Il en acheta un exemplaire qu’il emporta dans sa chambre, et lut que la sœur du shérif du coin et son mari avaient été retrouvés assassinés. Ils rentraient de vacances à Virginia Beach. On ne mentionnait aucun suspect, mais une photo du shérif Lee Bodecker accompagnait l’article. Arvin reconnut le même homme qui était de service le soir où son père s’était suicidé. Nom de Dieu, murmura-t-il. Il remballa rapidement ses affaires et commença à se diriger vers la porte, puis s’arrêta et fit demi-tour. Il retira du mur l’image du Calvaire, l’enveloppa dans le journal et la fourra dans son sac.
Arvin prit Main Street, en direction de l’est. Aux abords de la ville, il se fit prendre par un camion chargé de bois qui se dirigeait vers Bainbridge et le laissa au croisement de la 59 et de Blaine Highway. Il traversa à pieds Schott’s Bridge, qui enjambait Paint Creek, et une heure plus tard il arrivait en lisière de Knockemstiff. En dehors de quelques maisons nouvelles, dans le style ranch, se dressant dans ce qui était autrefois un champ de maïs, tout ressemblait beaucoup au souvenir qu’il en avait gardé. Il avança un peu plus loin, puis franchit la petite colline au milieu du vallon. Le magasin de Maude était toujours au coin, et derrière le magasin il y avait la même caravane qu’il y a huit ans. Il fut content de la voir.
Quand il entra, le commis était assis sur un tabouret derrière la vitrine des bonbons. C’était toujours le même Hank, juste un peu plus vieux, un peu plus décrépit. « B’jour », dit-il en baissant les yeux sur le sac de sport d’Arvin.
Le garçon fit un signe de tête, posa son sac sur le sol de ciment. Il entrouvrit le couvercle de la glacière, en sortit une bouteille de root beer1. Il l’ouvrit, et avala une longue gorgée.
Hank alluma une cigarette et dit : « On dirait que vous avez fait de la route.
— Ouais, dit Arvin en s’appuyant contre la glacière.
— Vous allez où ?
— Je sais pas vraiment. Il y avait une maison au sommet de la colline, derrière, qui appartenait à un avocat. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Bien sûr, je vois. Sur les Mitchell Flats.
— J’y habitais autrefois. » Dès qu’il eut prononcé ces mots, Arvin aurait voulu pouvoir les reprendre.
Hank l’observa un moment, puis dit : « Que je sois damné ! Vous êtes le petit Russell, n’est-ce pas ?
— Oui. Je me suis dit que j’allais m’arrêter pour revoir les lieux.
— Fiston, ça me peine de te dire ça, mais cette maison a brûlé il y a deux ans. On pense que ce sont des gamins qui ont fait ça. Plus personne n’y a habité après tes parents et toi. La femme de cet avocat et son amant noir ont été mis en prison pour son assassinat, et pour ce que j’en sais, depuis, tout a été bloqué par le tribunal. »
Une vague de déception balaya Arvin. « Il ne reste plus rien du tout ? demanda-t-il en essayant de garder la voix ferme.
— En gros, juste les fondations. Je crois que la grange est peut-être encore là, du moins en partie. Maintenant tout est recouvert de mauvaises herbes. »
En finissant son soda, Arvin, par l’ouverture vitrée, regardait fixement en direction de l’église. Il pensait au jour où son père avait traîné le chasseur dans la boue. Après tout ce qui lui était arrivé au cours des deux derniers jours, ce n’était plus un aussi bon souvenir. Il posa des crackers sur le comptoir, et demanda deux tranches de mortadelle et du fromage. Il acheta un paquet de Camel et une boîte d’allumettes, et une autre bouteille de soda. « Bon, dit-il quand le commis eut fini de mettre le tout dans un sac, je pense que je vais quand même monter jusque là-haut. Mince, je suis venu de si loin. On peut toujours monter par la forêt derrière ?
— Ouais, coupe par le pré de Clarence. Il dira rien. »
Arvin mit ses achats dans son sac de sport. De là où il était, il apercevait le haut de la vieille maison des Wagner. « Il y a toujours une fille qui s’appelle Janey Wagner, dans le coin ?
— Janey ? Non, elle s’est mariée il y a deux ans. La dernière fois que j’ai entendu parler d’elle, elle vivait à Massieville. »
Le garçon secoua la tête, commença à se diriger vers la porte, puis s’arrêta. Il se retourna et regarda Hank. « Je ne vous ai jamais remercié pour le soir où mon père est mort. Vous avez été sacrément gentil avec moi, et je veux que vous sachiez que je l’ai pas oublié. »
Hank sourit. Il lui manquait deux dents du bas. « Tu avais de la tarte sur le visage. Ce satané Bodecker croyait que c’était du sang. Tu te souviens ?
— Oui, je me souviens de tout ce qui s’est passé ce soir-là.
— Je viens d’entendre à la radio que sa sœur avait été assassinée. »
Arvin tendit la main vers le bouton de la porte. « C’est vrai ?
— Je ne la connaissais pas, mais sans doute que ça aurait mieux valu que ce soit lui qui soit tué plutôt qu’elle. On ne fait pas pire vaurien, et c’est lui qui représente la loi dans ce comté.
— Eh bien, dit Arvin en poussant la porte, je repasserai peut-être vous voir.
— Reviens ce soir, on s’assiéra à côté de la caravane et on boira une bière.
— D’accord.
— Hé, il faut que je te demande quelque chose, dit Hank. T’as déjà été à Cincinnati ? »
Arvin secoua la tête. « Pas encore, mais j’en ai beaucoup entendu parler. »
1- Boisson gazeuse à base d’extraits végétaux.