30

Quand l’Ohio commença à se réchauffer et à reverdir, Carl entreprit sérieusement de préparer le prochain voyage. Cette fois-ci, il envisageait d’aller dans le Sud, pour changer un peu du Midwest. Il passait ses soirées à étudier son atlas routier : Géorgie, Tennessee, Virginie, les deux Caroline. Deux mille kilomètres par semaine, c’est toujours ce qu’il prévoyait. Même si, en général, ils changeaient de voiture au moment de la floraison des pivoines, il avait décidé que le break était en assez bon état pour une sortie supplémentaire. Et Sandy ne rapportait plus l’argent qu’elle rapportait quand elle faisait le tapin régulièrement. Lee avait veillé à ça.

Allongée sur son lit, tard, un mercredi soir, Sandy dit : « J’ai réfléchi à ce pistolet, Carl. Tu as peut-être raison. » Elle ne l’avait pas précisé, mais elle avait aussi beaucoup réfléchi à la serveuse du White Cow. Elle s’y était même arrêtée, une fois ; elle avait commandé un milk-shake, pour observer la fille. Elle aurait préféré que Lee ne lui en parle pas. Ce qui l’ennuyait le plus, c’était que la fille lui rappelait ce qu’elle était elle-même avant que Carl n’entre dans sa vie : nerveuse, timide, cherchant à faire plaisir. Puis, quelques soirs plus tôt, en remplissant un verre pour un homme avec qui elle avait récemment baisé pour rien, elle n’avait pu s’empêcher de remarquer que maintenant, il ne la regardait même plus. En voyant l’homme s’en aller quelques minutes plus tard en compagnie d’une bimbo aux grandes dents et en fausse veste de fourrure, il lui vint à l’esprit que Carl cherchait peut-être à la remplacer. Ça lui faisait mal de penser qu’il se détournait d’elle de cette façon, mais pourquoi serait-il différent de n’importe lequel des autres salopards qu’elle avait connus ? Elle espérait se tromper, mais après tout, avoir son pistolet à elle n’était peut-être pas une si mauvaise idée.

Carl ne dit rien. Il fixait misérablement le plafond, souhaitant la mort de la propriétaire. Il fut étonné que Sandy reparle du pistolet après tout ce temps, mais peut-être avait-elle enfin réfléchi. Qui n’aurait pas souhaité avoir une arme, en faisant ce qu’ils faisaient ? Il roula sur lui-même, rejeta de ses grosses jambes sa partie des draps. Il faisait vingt degrés dehors à trois heures du matin, et la vieille salope avait laissé le chauffage allumé. Il était certain qu’elle l’avait fait exprès. Ils s’étaient encore engueulés l’autre jour à propos du fait qu’il chante la nuit. Il se leva, ouvrit la fenêtre, et resta là à se laisser rafraîchir par une brise légère. « Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda-t-il.

— Oh, je ne sais pas. On ne sait jamais ce qui peut arriver, c’est toi qui l’as dit, non ? »

Il contempla l’obscurité, frotta le début de barbe sur son visage. Il redoutait de retourner dans le lit. Son côté était trempé de sueur. Peut-être allait-il passer la nuit sur le sol, près de la fenêtre, pensa-t-il. Il s’appuya près de la porte-moustiquaire défoncée et respira plusieurs fois à fond. Merde, il avait l’impression de suffoquer. « Elle fait juste ça par malveillance, nom de Dieu.

— Quoi ?

— Laisser ce putain de chauffage. »

Sandy se souleva sur les coudes et contempla sa forme sombre tapie près de la fenêtre, comme une créature mythique, menaçante, prête à étendre ses ailes et à s’envoler. « Mais tu me montreras comment tirer, hein ?

— Bien sûr, dit Carl. C’est pas très compliqué. » Il l’entendit frotter une allumette derrière lui, tirer une bouffée de cigarette. Il se tourna vers le lit. « Un jour, quand tu es de repos, on l’emportera dans la campagne. Pour que tu puisses tirer quelques balles. »

Le dimanche, ils quittèrent l’appartement vers midi et roulèrent jusqu’au sommet de Reub Hill, puis redescendirent de l’autre côté. Il tourna à gauche sur un chemin boueux, et s’arrêta quand ils arrivèrent à la décharge, tout au bout. « Comment tu connais cet endroit ? » demanda Sandy. Avant de rencontrer Carl, elle avait passé plus d’une nuit à se faire sauter ici par des garçons dont elle n’avait maintenant aucune envie de se souvenir. Elle avait toujours espéré que si elle couchait avec le prochain, il la traiterait comme sa petite amie, l’emmènerait peut-être danser au Winter Garden ou à l’Armory, mais ça n’était jamais arrivé. Dès qu’ils jouissaient, ils en avaient fini avec elle. Deux d’entre eux lui piquèrent même ses pourboires, l’obligeant à rentrer chez elle à pied. Elle regarda par la fenêtre et vit, dans la rigole, une capote usagée étalée sur le dessus d’une bouteille de Boone’s Farm. Les garçons, autrefois, surnommaient cet endroit la « voie ferrée ». Apparemment, c’était toujours le cas. En y réfléchissant, elle s’aperçut que jamais de sa vie elle n’était allée danser.

« J’ai découvert ce coin un jour par hasard, dit Carl. Ça m’a rappelé cet endroit, dans l’Iowa.

— Tu veux dire avec l’Épouvantail ?

— Ouais. Salut Californie, j’arrive, cette tête de nœud. » Il se pencha par-dessus Sandy et ouvrit la boîte à gants, où il prit le .22 et un paquet de cartouches. « Allons, on va voir ce que ça donne. »

Il chargea le pistolet et posa quelques vieilles boîtes de conserve rouillées sur le dessus d’un matelas humide et taché. Puis il recula jusqu’à l’avant de la voiture et tira six balles à une dizaine de mètres. Il fit tomber quatre boîtes. Après lui avoir montré à nouveau comment charger, il lui tendit le pistolet. « Cette saloperie tire un peu à gauche, dit-il, mais c’est bon. N’essaie pas de viser, mais essaie plutôt de pointer, comme avec ton doigt. Respire à fond, appuie sur la gâchette, et laisse aller. »

Tenant le pistolet à deux mains, Sandy visa. Elle ferma les yeux et appuya sur la gâchette. « Ne ferme pas les yeux », dit Carl. Elle tira cinq balles aussi vite que possible. Elle fit plusieurs trous dans le matelas. « Eh bien, tu te rapproches », dit-il. Il lui tendit la boîte de cartouches. « Cette fois, c’est toi qui charges. » Il sortit un cigare et l’alluma. Quand elle toucha la première boîte, elle couina comme une petite fille qui a trouvé un œuf de Pâques. Elle loupa la suivante, puis en toucha une autre. « Pas mal, dit-il. Voyons, que je vérifie. »

Il venait de finir de recharger le pistolet quand ils entendirent un pick-up descendre rapidement la route dans leur direction. Le véhicule s’arrêta dans une embardée à quelques mètres d’eux, et un homme entre deux âges, au visage émacié, en sortit. Il portait un pantalon de costume bleu, une chemise blanche, et des souliers noirs cirés. Il avait sans doute passé toute la matinée coincé à l’église, assis sur un banc avec sa femme au gros cul, pensa Carl. Et maintenant il se préparait à manger un poulet rôti, et à faire une petite sieste si cette vieille truie voulait bien fermer sa gueule cinq minutes. Et demain matin, retour au boulot, et pas pour rigoler. On pouvait presque admirer quelqu’un qui était capable de se contenter de ça. « Qui vous a donné la permission de tirer ici ? » dit l’homme. Sa voix rude suggérait qu’il n’était pas très content.

« Personne. » Carl regarda autour de lui et haussa les épaules.

« Merde, mon pote, c’est juste une décharge.

— C’est mon terrain, voilà ce que c’est, dit l’homme.

— On s’entraîne juste à tirer sur une cible. J’essaie d’apprendre à ma femme à se défendre. »

L’homme secoua la tête. « Je ne permets pas qu’on tire sur mon terrain. Hé, mon gars, j’ai du bétail par là. En plus, vous savez pas que c’est le Jour du Seigneur ? »

Carl poussa un soupir et jeta un regard sur le champ brun qui entourait la décharge. Aucune vache en vue, nulle part. Le ciel était une basse canopée grise infinie, immuable. Aussi loin qu’il fût de la ville, il pouvait percevoir dans l’air l’odeur âcre de la fabrique de papier. « D’accord, j’ai compris. » Il regarda le fermier retourner à son pick-up en secouant sa tête grise. « Hé, m’sieur », appela Carl soudain.

L’homme s’arrêta et se retourna. « Qu’est-ce qu’il y a, maintenant ?

— Je me demandais, dit Carl en faisant quelques pas dans sa direction. Ça vous dérangerait si je vous prenais en photo ?

— Carl… », dit Sandy. Mais, de la main, il lui fit signe de se taire.

« Pourquoi diable vous feriez une chose pareille ? dit l’homme.

— Eh bien, je suis photographe. Je pensais juste que ça ferait une bonne photo. Mince, je pourrais peut-être la vendre à un magazine, ou je ne sais quoi. Je garde toujours les yeux à l’affût pour les bons sujets comme vous. »

L’homme regarda Sandy debout à côté du break. Elle allumait une cigarette. Il n’approuvait pas les femmes qui fument. La plupart de celles qu’il avait connues étaient des roulures, mais il imaginait qu’un homme qui prenait des photos pour vivre ne pouvait sans doute pas trouver une fille décente. Difficile de dire où il l’avait ramassée. Quelques années auparavant, il avait trouvé dans sa porcherie une certaine Mildred McDonald, à moitié nue, en train de déguster une sucette à cancer. Elle lui avait dit qu’elle attendait un homme. Elle avait dit ça tout naturellement, puis avait essayé de le pousser à s’allonger avec elle dans la boue. Il jeta un coup d’œil au pistolet que Carl tenait dans sa main, et remarqua que son doigt était toujours sur la gâchette. « Vous feriez mieux de vous tirer d’ici, dit l’homme qui commença à avancer rapidement vers son pick-up.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? Appeler les flics ? » Carl regarda Sandy, derrière lui, et lui fit un clin d’œil.

L’homme ouvrit la portière et plongea la main dans sa voiture. « Hé, mon gars, pour m’occuper de vous, j’ai pas besoin d’un pourri de shérif. »

En entendant ça, Carl se mit à rire, puis regarda autour de lui et vit le fermier debout derrière la portière du pick-up, un fusil pointé dans sa direction à travers la vitre ouverte. Son visage buriné était éclairé d’un large sourire. « C’est de mon beau-frère que vous parlez, lui dit Carl, sa voix devenue sérieuse.

— Qui ? Lee Bodecker ? » L’homme tourna la tête et cracha. « À votre place, je m’en vanterais pas. »

Carl resta immobile au milieu de la route, le regard fixé sur le fermier. Il entendit un grincement derrière lui quand Sandy entra dans la voiture et claqua la portière. Pendant une seconde, il envisagea de lever le pistolet et de le décharger sur ce salopard, une fusillade à la régulière. Sa main commença à trembler un peu, et il respira à fond pour essayer de se calmer. Puis il pensa à l’avenir. Il y avait toujours la prochaine chasse. Encore quelques semaines, et Sandy et lui seraient à nouveau sur la route. Depuis qu’il avait entendu les républicains discuter au White Cow, il pensait à tuer l’un de ces cheveux longs. Selon les informations qu’il avait vues à la télé récemment, le pays prenait le chemin du chaos. Et il voulait être là pour assister à ça. Rien ne lui ferait plus plaisir que de voir un jour tout ce merdier partir en flammes. Et Sandy, ces temps-ci, mangeait mieux, commençait à s’épaissir. Elle perdait rapidement sa beauté – ils ne lui avaient jamais fait soigner les dents – mais ils avaient encore quelques bonnes années devant eux. Inutile de gâcher tout ça parce qu’un imbécile de fermier avait des états d’âme. Dès qu’il eut pris sa décision, sa main cessa de trembler. Il se retourna et commença à se diriger vers le break.

« Et que je ne vous revoie jamais par ici, compris ? » entendit-il l’homme lui crier quand il prit place sur le siège avant et tendit son pistolet à Sandy. En démarrant, il se retourna une dernière fois, mais il ne voyait toujours pas ces putains de vaches.