Emma et Arvin se tenaient devant le rayon boucherie de l’épicerie de Lewisburg. On était à la fin du mois, et la vieille femme n’avait pas beaucoup d’argent, mais le nouveau pasteur arrivait samedi. La congrégation avait prévu d’organiser à l’église, pour sa femme et lui, un dîner à la fortune du pot. « Tu crois que ça irait, des foies de volaille ? » demanda-t-elle après avoir effectué mentalement de nouveaux calculs. Les abats étaient moins chers.
« Pourquoi ça n’irait pas ? » dit Arvin. À ce stade-là, il aurait acquiescé à tout ; pour lui, même des museaux de porc auraient convenu. Ça faisait vingt minutes que la vieille femme regardait intensément les plateaux de viande sanguinolente.
« Je sais pas, dit-elle. Tout le monde dit qu’ils aiment bien la façon dont je les prépare, mais…
— D’accord. Alors, achète-leur à tous un gros steak.
— Pff. Tu sais bien que je ne peux pas me permettre une chose pareille.
— Alors on prend des foies de volaille, dit-il avec un geste vers le boucher au tablier blanc. Arrête de t’inquiéter pour ça, grand-mère. C’est juste un pasteur. À mon avis, il a mangé bien pire que ça. »
Ce samedi soir, Emma recouvrit d’un linge propre sa poêle remplie de foies, et Arvin la posa soigneusement sur le plancher à l’arrière de sa voiture. Sa grand-mère et Lenora étaient plus qu’un peu nerveuses. Elles avaient passé la journée à s’entraîner pour se présenter. « Ravie de faire votre connaissance », répétaient-elles à chaque fois qu’elles se croisaient dans la petite maison. Earskell et lui, assis sur la véranda, en gloussaient de rire, mais au bout d’un moment, ça commença à devenir pénible. « Seigneur Jésus, mon garçon, je peux plus supporter ça », finit par dire le vieil homme. Il se leva de son rocking-chair, fit le tour de la maison et pénétra dans les bois. Il fallut plusieurs jours à Arvin pour se sortir de la tête ces cinq mots, cette connerie de « Ravie de faire votre connaissance ».
À six heures, quand ils arrivèrent, le parking autour de la vieille église était déjà plein. Arvin portait la poêlée de foies, qu’il posa sur la table à côté des autres mets. Le nouveau pasteur, grand et corpulent, était debout au milieu de la pièce, serrant des mains en disant : « Ravi de faire votre connaissance », encore et encore. Il s’appelait Preston Teagardin. Ses cheveux blonds mi-longs étaient coiffés en arrière à l’aide d’une brillantine parfumée, une grosse pierre ovale scintillait à l’une de ses mains poilues, et à l’autre une mince alliance en or. Il portait un pantalon bleu pastel brillant trop étroit, des bottines et une chemise blanche ruchée qui, alors qu’on n’était qu’au premier avril et qu’il faisait encore frais, était déjà trempée de sueur. Arvin lui donnait une trentaine d’années, mais sa femme semblait nettement plus jeune, peut-être même qu’elle n’avait pas vingt ans. Elle était mince comme un roseau, avec des cheveux auburn partagés au milieu, et un teint pâle, avec des taches de rousseur. Elle se tenait à quelques pas de son mari, mâchonnant un chewing-gum et tirant sur la jupe à pois lavande et blanc qui n’arrêtait pas de remonter sur son cul mince et rond. Le pasteur la présentait invariablement comme « ma tendre et bonne épouse de Hohenwald, Tennessee ».
Le pasteur Teagardin essuya son front large et lisse avec un mouchoir brodé, et évoqua une église dans laquelle il avait servi pendant un moment, à Nashville, où il y avait l’air conditionné. Il était évident qu’il était déçu par l’installation de son oncle. Seigneur, il n’y avait même pas de ventilateur. En plein été, cette vieille bâtisse devait être une salle de torture. Son esprit se mit à vagabonder, et il commençait à paraître aussi somnolent et ennuyé que sa femme, mais Arvin remarqua qu’il se ragaillardit nettement quand Mrs Alma Reaster arriva accompagnée de ses deux filles adolescentes, Beth Ann et Pamela Sue, âgées de quatorze et seize ans. C’était comme si deux anges avaient voleté dans la pièce et s’étaient posé sur les épaules du pasteur. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à détourner les yeux de leurs corps fermes et bronzés, vêtus de robes assorties jaune pâle. Soudain inspiré, Teagardin commença à parler à tous ceux qui l’entouraient de constituer un groupe de jeunes, quelque chose de très efficace qu’il avait vu dans plusieurs paroisses de Memphis. Il ferait tout son possible, il le jurait, pour que les jeunes se sentent concernés. « Ils sont le sang de toute Église », dit-il. Puis sa femme s’avança d’un pas et lui murmura quelque chose à l’oreille tandis qu’elle fixait les filles Reaster qui avaient dû gravement le troubler, pensèrent certains membres de la congrégation, vu la façon dont, de ses lèvres rouges, il faisait la bouche en cul de poule et pinçait l’intérieur du bras de sa femme. Arvin avait du mal à croire que ce gros renifleur de chatte pût être parent d’Albert Sykes.
Il se glissa à l’extérieur pour fumer juste avant qu’Emma et Lenora se risquent à aller se présenter au nouveau pasteur. Il se demanda comment elles réagiraient quand le révérend les accueillerait de son « Ravi de faire votre connaissance ». Il se mit sous un prunier en compagnie de quelques fermiers vêtus de bleus de travail et de chemises boutonnées jusqu’au col, les écoutant parler du cours de la viande de veau tout en regardant quelques retardataires se dépêcher d’entrer dans l’église. Enfin, quelqu’un arriva à la porte et cria : « Le pasteur est prêt à manger. »
Les gens insistèrent pour que Teagardin et sa femme se servent les premiers ; le révérend prit donc deux assiettes et entreprit de faire le tour des tables, humant délicatement la nourriture, découvrant des plats, plongeant le doigt ici et là juste pour goûter, faisant son numéro devant les deux filles Reaster qui gloussaient en se chuchotant à l’oreille. Puis, soudain, il s’arrêta et tendit à sa femme ses assiettes toujours vides. Le pinçon sur le bras de celle-ci commençait déjà à bleuir. Teagardin regarda le plafond, les mains tendues très haut, puis désigna la poêlée de foies de volaille d’Emma. « Mes amis, commença-t-il d’une voix sonore, il ne fait pas de doute qu’ici, ce soir, dans cette église, nous sommes tous des gens humbles, et que vous avez tous été très gentils envers moi et ma jeune et tendre épouse. Je vous remercie du fond du cœur pour cet accueil chaleureux. C’est vrai, aucun de nous n’a tout l’argent et les belles voitures et les breloques et les beaux habits que nous aimerions tous avoir, mais, mes amis, la pauvre vieille âme qui a apporté ces foies de volaille dans une poêle cabossée, et bien, disons que je suis inspiré pour prêcher à ce propos pendant une minute avant que nous ne nous mettions à manger. Rappelez-vous, si vous le pouvez, ce que Jésus a dit aux pauvres de Nazareth, il y a tant de siècles. Bien sûr, certains d’entre nous sont plus riches que les autres, et je vois sur cette table beaucoup de viande blanche et de viande rouge, et je soupçonne que les gens qui ont apporté ces plats mangent en général plutôt bien. Mais les pauvres gens doivent apporter ce qu’ils peuvent se permettre, et parfois ils ne peuvent pas se permettre grand-chose. Aussi ces abats sont-ils pour moi un signe qui me dit que je devrais, en tant que nouveau pasteur, me sacrifier afin que vous puissiez tous avoir ce soir une part de la bonne viande. Et c’est ce que je vais faire, mes amis. Je vais manger ces abats afin que vous puissiez tous avoir votre part de ce qu’il y a de meilleur. Ne vous inquiétez pas, je suis comme ça, c’est tout. Chaque fois qu’Il m’en offre l’occasion, je prends modèle sur notre bon Seigneur Jésus, et ce soir Il m’a comblé d’une nouvelle opportunité de suivre ses pas. Amen. » Puis le pasteur Teagardin dit à voix basse quelque chose à sa femme rousse et elle se dirigea droit sur les desserts, chaloupant un peu sur ses hauts talons, et remplit les assiettes de tarte à la crème, de gâteau aux carottes et des biscuits de Mrs Thompson, pendant qu’il portait la poêle pleine de foies à sa place à l’extrémité de l’une des longues tables en contreplaqué installées pour le repas.
« Amen », répétèrent les fidèles. Certains paraissaient gênés, tandis que d’autres, ceux qui avaient apporté des bons plats, arboraient un grand sourire. Quelques-uns jetèrent un coup d’œil à Emma, debout à l’arrière avec Lenora. Quand elle sentit ces regards sur elle, elle commença à défaillir et la fille la prit par le coude. Arvin se précipita par la porte ouverte, et l’aida à sortir. Il l’assit sur l’herbe, sous un arbre, et Lenora lui apporta un verre d’eau. La vieille femme but une gorgée et se mit à pleurer. Arvin lui tapota l’épaule « Allons, allons, dit-il, ne t’inquiète pas pour ce gros lourdaud vaniteux. Il doit pas avoir deux sous devant lui. Tu veux que j’aille lui parler ? »
Elle se tamponna les yeux avec l’ourlet de sa robe du dimanche. « Je me suis jamais senti aussi gênée de ma vie, dit-elle. J’aurais voulu ramper sous la table.
— Tu veux que je te ramène ? »
Elle renifla encore un peu, puis soupira. « Je ne sais pas quoi faire. » Elle regarda en direction de la porte de l’église. « C’est sûr que c’est pas le genre de pasteur que j’espérais.
— Allons, grand-mère, cet idiot n’est pas un pasteur. Il est aussi mauvais que ceux qu’on entend à la radio qui supplient pour qu’on leur envoie de l’argent.
— Arvin, tu devrais pas parler comme ça, dit Lenora. Le pasteur Teagardin ne serait pas là si le Seigneur l’avait pas envoyé.
— Ouais, c’est vrai. » Il commença à aider sa grand-mère à se relever. « T’as vu la façon dont il a englouti ces foies de volaille ? plaisanta-t-il pour la forcer à sourire. Mince, ce type avait sans doute jamais rien mangé d’aussi bon. C’est pour ça qu’il a voulu tous les garder pour lui. »