39

Ce jour-là, Roy finit de cueillir des oranges aux alentours de cinq heures, et reçut sa paie, qui était de treize dollars. Il entra dans le magasin, au croisement, et acheta une demi-livre de pickle loaf1, une demi-livre de fromage, une miche de pain de seigle, deux paquets de Chesterfield et trois bouteilles de porto blanc. C’était agréable d’être payé chaque jour. Quand il revenait à l’endroit où Theodore et lui campaient, il se sentait riche. Le patron était le meilleur qu’il ait jamais eu, et ça faisait trois semaines d’affilée que Roy faisait la cueillette. Aujourd’hui, l’homme lui avait dit qu’il n’y avait peut-être plus que pour quatre ou cinq jours de travail. Theodore serait content de l’apprendre. Il avait terriblement envie de retourner près de l’océan. Ils avaient mis de côté près de cent dollars le mois dernier, plus d’argent qu’ils n’en avaient eu depuis bien, bien longtemps. Ils avaient prévu d’acheter des vêtements corrects et de recommencer à prêcher. Roy pensait qu’ils pourraient trouver deux costumes chez Goodwill2 pour dix ou douze dollars. Theodore ne pouvait plus jouer de la guitare comme avant, mais ils s’en sortiraient quand même.

Roy traversa un fossé d’écoulement et se dirigea vers leur campement, sous un petit bosquet de magnolias chétifs. Il vit Theodore endormi sur le sol à côté de son fauteuil roulant, sa guitare posée près de lui. Roy secoua la tête, et sortit une des bouteilles et un paquet de cigarettes. Il s’assit sur une souche et avala une gorgée avant d’allumer une cigarette. Il avait bu la moitié de la bouteille quand il finit par remarquer que le visage de l’invalide grouillait de fourmis. Se précipitant vers lui, Roy le roula sur le dos. « Theodore ? Hé, allons, mon pote, réveille-toi », supplia Roy, le secouant et chassant les fourmis. « Theodore ? »

Quand il essaya de le soulever, Roy comprit qu’il était mort, mais il batailla quand même pendant un quart d’heure pour le remettre dans le fauteuil roulant. Il commença à le pousser sur le terrain sablonneux en direction de la route, mais ne fit que quelques pas avant de s’arrêter. Les autorités lui poseraient un tas de questions, pensa-t-il en regardant une belle voiture passer au loin. Il parcourut des yeux le campement. Ça serait peut-être mieux de le laisser là. Theodore adorait l’océan, mais il aimait bien l’ombre, aussi. Et ce bosquet était autant un foyer que tout ce qu’ils avaient pu connaître depuis la fête foraine de Bradford.

Roy s’assit sur le sol à côté du fauteuil. Ils avaient fait pas mal de mauvais coups au fil des ans, et il passa les heures qui suivirent à prier pour l’âme de l’invalide. Il espérait que, quand son heure arriverait, quelqu’un en ferait autant pour lui. Aux alentours du crépuscule, il finit par se lever et se prépara un sandwich. Il en mangea une partie et jeta le reste. Il avait fumé la moitié d’une cigarette quand il lui apparut qu’il n’avait plus à fuir. Maintenant il pouvait rentrer chez lui, se dénoncer à la police. Ils pourraient bien lui faire tout ce qu’ils voudraient, à condition qu’il puisse voir Lenora encore une fois. Theodore n’avait jamais pu comprendre ça, à quel point pouvait manquer à Roy quelqu’un qu’il ne connaissait pas vraiment. Il pouvait à peine se rappeler le visage de sa petite fille, c’est vrai, mais pourtant il s’était demandé mille fois ce qu’avait été sa vie à elle. Le temps qu’il termine sa cigarette, il répétait déjà quelques mots qu’il lui dirait.

Cette nuit-là, il s’enivra une dernière fois avec son vieil ami. Il construisit un feu, et parla à Theodore comme s’il était encore vivant, lui répéta encore et encore les mêmes histoires, les histoires de Flapjack et de Lady Flamant Rose, et les histoires du Mange-Boutons, et de toutes les autres âmes perdues qu’ils avaient rencontrées sur la route. Plusieurs fois, il s’aperçut qu’il attendait que Theodore se mette à rire, ou ajoute un détail qu’il avait oublié. Au bout de quelques heures, il n’y avait plus d’histoires à raconter, et Roy se sentait plus seul que jamais. « Ça fait un sacré bout de chemin depuis Coal Creek, hein, mon gars ? » Tels furent les derniers mots qu’il prononça avant de s’allonger sur sa couverture.

Il s’éveilla juste avant l’aube. Il humecta un chiffon avec de l’eau de la cruche qu’ils gardaient toujours attachée à l’arrière du fauteuil roulant. Il essuya la crasse du visage de Theodore, le peigna et, du pouce, lui ferma les yeux. Il restait une goutte de vin dans la dernière bouteille, et il la posa sur les genoux de l’invalide, lui mit sur la tête son chapeau de paille défraîchi. Puis Roy emballa dans une couverture le peu d’affaires qu’il possédait, et resta debout un instant, la main sur l’épaule du mort. Il ferma les yeux et dit encore quelques mots. Il comprit qu’il ne prêcherait jamais plus, mais tant pis. De toute façon, il n’avait jamais été très bon pour ça. La plupart des gens voulaient juste entendre la guitare de l’invalide. « J’aimerais bien que tu viennes avec moi, Theodore », dit Roy. Il avait déjà fait trois kilomètres le long de la route quand il réussit à se faire prendre en stop.

1- Tourte contenant de la viande, des cornichons et des piments hachés.

2- Équivalent américain des Compagnons d’Emmaüs.