À la mi-août, Lenora comprit qu’elle était dans le pétrin. Elle n’avait pas eu ses règles depuis deux mois, et la robe qu’Arvin lui avait offerte ne lui allait quasiment plus. Teagardin avait rompu avec elle quelques semaines plus tôt. Il lui avait dit qu’il craignait, s’ils continuaient à se rencontrer, que sa femme ne l’apprenne, et peut-être même les fidèles. « Et on veut pas que ça se passe comme ça, ni toi ni moi, hein ? » dit-il. Elle passa devant l’église pendant plusieurs jours avant de l’y trouver, la porte maintenue ouverte et sa petite voiture à l’ombre de l’arbre. Quand elle entra, il était assis dans la pénombre, vers l’avant, la tête inclinée. Comme la première fois qu’elle était venue à lui, trois mois auparavant, sauf que cette fois il ne sourit pas quand il se retourna et vit qui arrivait. « Tu n’es pas supposée te trouver là », dit Teagardin. Mais il n’était pas autrement surpris. Certaines filles sont incapables d’arrêter brutalement.
Il ne put s’empêcher de remarquer la façon dont ses nichons étaient maintenant comprimés dans le haut de sa robe. Il avait vu ça parfois, la façon dont leurs jeunes corps se remplissent une fois qu’elles commencent à baiser régulièrement. Jetant un coup d’œil à sa montre, il vit qu’il lui restait quelques minutes. Il était en train de se dire qu’il pourrait peut-être la sauter une dernière fois, une bonne fois pour toutes, quand Lenora lâcha, la voix brisée, hystérique, qu’elle portait son enfant. Il bondit, puis se précipita vers la porte et la ferma. Il baissa les yeux sur ses mains, épaisses mais douces comme celles d’une femme. Le temps de prendre une profonde inspiration, il se demanda s’il pourrait l’étrangler avec ces mains-là, mais il savait trop bien qu’il n’avait pas assez de cran pour ce type de tâche. En plus, si, par hasard il se faisait prendre, la prison, en particulier une forteresse répugnante de Virginie-Occidentale, serait beaucoup trop dure pour quelqu’un d’aussi délicat que lui. Il devait exister un autre moyen. Mais il fallait qu’il réfléchisse rapidement. Il envisagea la situation, une pauvre orpheline en cloque et à moitié folle d’inquiétude. Toutes ces pensées lui couraient dans la tête tandis qu’il prenait le temps de verrouiller la porte. Puis il avança vers l’avant de l’église, là où elle était assise sur un banc, des larmes coulant sur son visage tremblant. Il décida de commencer à parler, ce qui était ce qu’il faisait le mieux. Il lui dit qu’il avait entendu parler de cas comme le sien, où une personne était si perturbée, si malade d’une chose qu’elle avait faite, d’un péché si terrible qu’elle avait commis, qu’elle commençait à imaginer des choses. Et oui, il avait lu ça à propos de gens simples, certains à peine capables d’écrire leur propre nom, qui étaient convaincus d’être le président, ou le pape, ou même une star de cinéma. Ces gens-là, l’avertit Teagardin d’une voix triste, finissaient en général dans un asile de fous, où ils étaient violés par des infirmiers et obligés de manger leurs propres excréments.
Lenora avait cessé de sangloter. De la manche de sa robe, elle s’essuya les yeux. « Je ne comprends pas de quoi tu parles, dit-elle. Je suis enceinte de ton bébé. »
Il leva les mains, poussa un soupir. « D’après ce que j’ai lu, le fait même de ne pas comprendre fait partie de la maladie. Mais réfléchis un peu. Comment pourrais-je être le père ? Je ne t’ai pas touchée, pas une seule fois. Regarde-toi. J’ai une femme qui m’attend à la maison et qui est cent fois plus jolie, et qui fait tout ce que je lui demande. Et je dis bien absolument tout. »
Elle leva sur lui un regard interloqué.
« Tu veux dire que tu ne te rappelles plus tout ce qu’on a fait dans ta voiture ?
— Je dis que tu dois être folle pour entrer dans la maison du Seigneur et raconter des saloperies pareilles. Tu imagines que quelqu’un croira ta parole plus que la mienne ? Je suis un pasteur. » Seigneur Jésus, pensait-il, debout au-dessus de cette petite harpie pleurnichante au nez rouge, pourquoi ne s’était-il pas retenu, n’avait-il pas attendu que la fille Reaster se pointe ? Pamela s’était avérée le meilleur coup qu’il ait eu depuis ses premiers jours avec Cynthia.
« Mais c’est toi le père, dit Lenora d’une voix douce et absente. Il n’y a eu personne d’autre. »
Teagardin regarda de nouveau sa montre. Il fallait qu’il se débarrasse rapidement de cette pute, ou tout son après-midi serait gâché. « Ce que je te conseille, ma fille, dit-il d’une voix soudain devenue basse et haineuse, c’est d’imaginer un moyen de t’en débarrasser, enfin, si t’es en cloque comme tu le dis. Si tu le gardes, ça sera juste un petit bâtard avec comme mère une putain. Et pense au moins à cette pauvre vieille femme qui t’a élevée, qui t’amène à l’église chaque dimanche. Elle en mourrait de honte. Et maintenant tire-toi avant de causer davantage de problèmes. »
Lenora ne dit pas un mot de plus. Elle regarda la croix accrochée au mur derrière l’autel, puis se leva. Teagardin déverrouilla la porte et la tint ouverte, un air menaçant sur le visage. Elle passa devant lui la tête basse, entendit la porte se refermer rapidement derrière elle. Elle se sentait faible, mais réussit à marcher quelques centaines de mètres avant de s’effondrer sous un arbre à quelques pas du bord du chemin gravillonné. De là où elle était, elle voyait toujours l’église, cette église qu’elle avait fréquentée toute sa vie. À maintes reprises elle y avait perçu la présence de Dieu, mais, elle y pensait seulement maintenant, pas une seule fois depuis l’arrivée du nouveau pasteur. Quelques minutes plus tard, elle vit Pamela Reaster arriver depuis l’autre extrémité de la route et entrer dans l’église, une expression joyeuse sur son joli visage.
Ce soir-là, après dîner, Arvin conduisit Emma pour le service du jeudi soir. Lenora avait dit qu’elle était malade, qu’elle avait l’impression que sa tête allait exploser. Elle n’avait pas touché à son dîner. « Ça, c’est sûr que t’as pas l’air bien, dit Emma en lui touchant les joues pour voir si elle avait de la fièvre. Reste à la maison ce soir. Je ferai dire une prière pour toi. » Lenora attendit dans sa chambre d’avoir entendu démarrer la voiture d’Arvin, puis elle vérifia qu’Earskell dormait toujours dans son rocking-chair sur la véranda. Elle sortit, alla au fumoir et ouvrit la porte. Elle resta là jusqu’à ce que ses yeux se soient habitués à la pénombre. Elle trouva un bout de corde roulé dans un coin derrière un piège à vairons, et fit un nœud rudimentaire à une extrémité. Puis elle tira un seau à saindoux vide au centre de la petite cabane. Elle monta dessus, et, avec l’autre extrémité de la corde, elle fit sept ou huit fois le tour d’une des poutres du plafond. Puis elle sauta du seau et ferma la porte. Maintenant, il faisait noir dans le fumoir.
Remontant sur le seau métallique, elle passa le nœud autour de son cou, et le serra. Un filet de sueur coula sur son visage, et elle se surprit à penser qu’elle aurait dû faire ça au soleil, dans la chaleur de l’air d’été, voire attendre un ou deux jours de plus. Peut-être Preston changerait-il d’avis. C’est ce qu’elle allait faire, pensa-t-elle. Il ne pouvait penser ce qu’il avait dit. Il était bouleversé, voilà tout. Elle commença à détendre le nœud, et le seau commença à tanguer. Puis son pied glissa, le seau roula et la laissa suspendue dans l’air.
Elle n’était tombée que de quelques centimètres, ce qui était loin d’être suffisant pour lui briser nettement le cou. Elle pouvait presque toucher le sol des orteils, il ne s’en fallait que de trois ou quatre centimètres. Agitant les jambes, elle saisit la corde et fit tout son possible pour se hisser jusqu’à la poutre, mais elle n’était pas assez forte. Elle essaya de crier, mais les sons étouffés qu’elle produisait ne franchissaient pas la porte de la cabane. Tandis que la corde lui écrasait peu à peu la trachée, elle devenait de plus en plus frénétique, s’enfonçait les ongles dans le cou. Son visage devint pourpre. Elle eut vaguement conscience de l’urine qui coulait le long de sa jambe. Les vaisseaux sanguins de ses yeux commencèrent à éclater, et tout devint de plus en plus sombre. Non, pensa-t-elle, non. Je peux avoir ce bébé, mon Dieu. Je peux partir d’ici, partir comme papa. Je peux juste disparaître.