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Une semaine environ après les funérailles, Tick Thompson, le nouveau shérif de Greenbrier County, attendait près de la voiture d’Arvin que le jeune homme quitte son travail. « Il faut que je te parle, Arvin, dit le policier. C’est à propos de Lenora. » C’était l’un des hommes qui avaient aidé à sortir son corps du fumoir quand Earskell avait vu la porte entrebâillée et l’avait découverte. Au cours des années, on l’avait appelé pour plusieurs suicides, des hommes la plupart du temps, qui s’étaient fait sauter la cervelle à propos d’une femme ou d’une mauvaise affaire, mais jamais pour une jeune fille qui s’était pendue. Quand il avait posé la question juste après le départ de l’ambulance, ce soir-là, Emma et Arvin avaient tous les deux dit que ces temps-ci elle paraissait plus heureuse. Il y avait quelque chose qui ne collait pas. Il n’avait pas bien dormi de toute la semaine.

Arvin jeta sa gamelle sur le siège avant de la Bel Air. « Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Je pensais qu’il valait mieux que je te parle à toi plutôt qu’à ta grand-mère. D’après ce que j’ai entendu dire, elle ne prend pas tout ça très bien.

— Me parler de quoi ? »

Le shérif retira son chapeau, le garda entre les mains. Il attendit que deux autres hommes soient à l’intérieur de leurs voitures, puis s’éclaircit la gorge. « Eh bien, je ne sais pas trop comment dire ça, Arvin, à part le dire carrément. Savais-tu que Lenora attendait un enfant ? »

Arvin le dévisagea pendant une longue minute, l’air abasourdi. « C’est des conneries, dit-il enfin. Un mensonge de sale fils de pute.

— Je comprends ce que tu dois ressentir, je comprends vraiment. Mais je sors du bureau du coroner. Le vieux Dudley est peut-être un alcoolique, mais c’est pas un menteur. Pour autant qu’il puisse le dire, elle était enceinte de trois mois. »

Le garçon se détourna du shérif, prit un mouchoir sale dans sa poche de derrière et s’essuya les yeux. « Seigneur Jésus, dit-il en faisant tout son possible pour empêcher sa lèvre supérieure de trembler.

— Tu crois que ta grand-mère le savait ? »

Arvin inspira profondément et expira lentement, puis dit : « Si ma grand-mère entendait ça, Shérif, ça la tuerait.

— Enfin, est-ce que Lenora avait un petit ami, est-ce qu’elle fréquentait quelqu’un ? » demanda Tick Thompson.

Arvin repensa au soir, il y avait quelques semaines, où Emma lui avait posé la même question. « Pas que je sache. Mince, j’avais jamais vu quelqu’un d’aussi religieux. »

Tick remit son chapeau. « Écoute, voilà comment je vois les choses, dit-il. Personne est forcé de savoir ça, à part moi, toi, et Dudley, et il ne dira rien, je te le garantis. Alors pour l’instant, on la boucle. Ça te va ? »

S’essuyant à nouveau les yeux, Arvin acquiesça. « Merci, dit-il. Ça a déjà été assez dur que tout le monde sache ce qu’elle s’était fait à elle-même. Mince, on n’a même pas pu obtenir que ce nouveau pasteur… » Soudain son visage s’assombrit. Il détourna les yeux, et regarda Muddy Creek Mountain, dans le lointain.

« Qu’y a-t-il, fiston ?

— Rien, dit Arvin en regardant de nouveau le shérif. On n’a pas pu obtenir qu’il dise quelques mots aux funérailles, c’est tout.

— Tu sais, sur des sujets comme ça, il y a des gens qui sont bornés.

— Oui. Je suppose que c’est vrai.

— Alors tu n’as aucune idée du gars avec qui elle pouvait sortir ?

— La plupart du temps Lenora restait toute seule, dit le garçon. En plus, qu’est-ce que vous pourriez y faire ? »

Tick haussa les épaules. « Pas grand-chose, je suppose. Je n’aurais peut-être pas dû t’en parler.

— Je suis désolé, je voulais pas vous vexer. Et je suis content que vous me l’ayez dit. Au moins, maintenant, je sais pourquoi elle a fait ça. » Il fourra le mouchoir dans sa poche, et serra la main de Tick. « Et merci d’avoir pensé à ma grand-mère, aussi. »

Il regarda le shérif s’éloigner, puis monta dans sa voiture et roula jusqu’à Coal Creek, à une vingtaine de kilomètres. Il mit la radio à fond, et s’arrêta à la cabane du bootlegger, à Hungry Holler, pour acheter deux pintes de whisky. Quand il arriva à la maison, il entra et alla voir comment allait Emma. Pour ce qu’il en savait, elle n’était pas sortie de son lit de toute la semaine. Elle commençait à sentir mauvais. Il lui apporta un verre d’eau et la força à boire un peu. « Écoute, grand-mère, je veux que tu sortes du lit, le matin, et que tu nous prépares le petit-déjeuner, à Earskell et moi.

— Laissez-moi rester comme ça », dit-elle. Elle roula sur le côté, ferma les yeux.

« Encore un jour, pas plus, dit-il. Je ne plaisante pas. » Il alla à la cuisine, fit des pommes de terre sautées, et prépara un sandwich à la mortadelle pour Earskell et un pour lui. Quand ils eurent mangé, Arvin lava la poêle et les assiettes et alla à nouveau voir Emma. Puis il sortit les deux pintes sur la véranda et en tendit une au vieil homme. Il s’assit dans un fauteuil et s’autorisa enfin à réfléchir à ce que lui avait dit le shérif. Enceinte de trois mois. Ce n’était pas un garçon du coin qui avait mis Lenora enceinte, c’est sûr. Arvin connaissait tout le monde, et il savait ce que chacun pensait d’elle. Le seul endroit où elle aimait aller, c’était l’église. Il repensa à l’arrivée du nouveau pasteur. Ça devait être en avril, il y avait un peu plus de quatre mois. Il se rappela l’excitation de Teagardin quand les deux filles Reaster étaient arrivées au repas, ce soir-là. En dehors de lui, personne ne paraissait l’avoir remarqué, sauf la jeune épouse. Lenora avait même cessé de mettre ses bonnets peu après l’arrivée de Teagardin. Il avait pensé que c’était parce qu’elle avait fini par en avoir assez de se faire charrier au lycée, mais peut-être avait-elle une autre raison.

Il secoua son paquet pour en faire sortir deux cigarettes, en tendit une à Earskell. Le jour précédant les funérailles, Teagardin avait dit à certains membres de la congrégation que, face à un suicide, il ne se sentait pas à l’aise pour prêcher. Il demanda à son pauvre vieil oncle malade de dire quelques mots à sa place. Deux hommes avaient porté Albert sur une chaise de cuisine. C’était le jour le plus chaud de l’année, et l’église était comme une fournaise, mais le vieil homme s’était hissé à la hauteur de la situation. Quelques heures plus tard, Arvin sortit rouler sur les petites routes, ce qu’il avait l’habitude de faire quand il avait des problèmes. Il passa devant la maison de Teagardin, vit le pasteur se diriger vers les toilettes, vêtu de chaussons et d’un chapeau rose mou qu’une femme aurait pu porter. Sa femme prenait un bain de soleil en bikini, étendue sur une couverture dans le jardin envahi par les mauvaises herbes.

« Merde, qu’est-ce qu’il fait chaud, dit Earskell.

— Oui, dit Arvin au bout d’une minute ou deux. On pourrait peut-être dormir dehors, ce soir.

— Je ne sais pas comment Emma peut tenir dans cette chambre, on se sent comme dans un four, là-dedans.

— Demain matin, elle se lèvera pour préparer le petit-déjeuner.

— Vraiment ?

— Ouais. Vraiment. »

Et c’est vraiment ce qu’elle fit : elle prépara des biscuits, des œufs et une sauce blanche, elle était debout avant qu’ils ne s’arrachent de leurs couvertures, sur la véranda. Arvin remarqua qu’elle s’était lavé le visage, qu’elle avait changé de robe, et mis un fichu propre autour de ses fins cheveux gris. Elle ne dit pas grand-chose, mais quand elle s’assit et commença à se servir, il comprit qu’il pouvait maintenant cesser de s’inquiéter pour elle. Le lendemain, quand le contremaître sortit de son pick-up et pointa un doigt sur sa montre pour indiquer que c’était l’heure de cesser le travail, Arvin se hâta vers sa voiture et passa à nouveau devant chez Teagardin. Il se gara sur la route cinq cents mètres plus loin et revint sur ses pas en coupant à travers bois. Assis dans la fourche d’un caroubier, il observa la maison du pasteur jusqu’au coucher du soleil. Il ne savait pas encore ce qu’il cherchait, mais il avait une idée de l’endroit où il le trouverait.