« Je suis désolé, Lee, dit Howser quand Bodecker s’approcha. C’est une sacrée merde. » Il était debout à côté du break de Carl et Sandy. On était mardi, aux alentours de midi. Bodecker venait d’arriver. Un paysan avait découvert les corps une heure plus tôt environ, et avait hélé une camionnette Wonder Bread sur la route. Quatre voitures de patrouille étaient garées l’une derrière l’autre sur le chemin, et des hommes en uniforme gris, tout autour, s’éventaient avec leurs chapeaux, attendant des ordres. Howser était le premier adjoint de Bodecker, le seul homme sur lequel il pût compter pour quoi que ce soit en dehors des petits larcins et des contraventions pour excès de vitesse. Aux yeux du shérif, tous les autres n’étaient même pas capables de faire la circulation devant une école à une seule classe.
Il jeta un coup d’œil au cadavre de Carl, puis regarda sa sœur. L’adjoint, par radio, lui avait déjà dit qu’elle était morte. « Seigneur, dit-il d’une voix presque brisée. Seigneur Jésus.
— Je sais », dit Howser.
Bodecker respira profondément plusieurs fois pour se reprendre, et mit ses lunettes de soleil dans sa poche. « Laisse-moi un moment seul avec elle, dit-il.
— Bien sûr », dit l’adjoint. Il se dirigea vers les autres hommes, leur dit quelque chose à voix basse.
S’accroupissant à côté de la portière passager restée ouverte, Bodecker observa attentivement Sandy, les rides sur son visage, ses mauvaises dents, les bleus décolorés sur ses jambes. Elle avait toujours été un peu bizarre, mais c’était quand même sa sœur. Il sortit son mouchoir et s’essuya les yeux. Elle portait un short ultracourt et un corsage moulant. Elle s’habillait toujours comme une pute, pensa-t-il. Il monta sur le siège avant, la tira vers lui, regarda par dessus son épaule. La balle avait traversé son cou et était ressortie au sommet de son dos, à gauche de la colonne, quelques centimètres plus bas qu’elle n’était entrée. Elle avait pénétré dans le rembourrage de la portière côté conducteur. Il prit son canif pour l’extraire. On aurait dit une 9 millimètres. Il vit un calibre .22 à côté de la pédale d’embrayage.
« Quand vous êtes arrivés, la portière arrière était ouverte comme ça ? » cria-t-il à Howser.
L’adjoint quitta les hommes sur le chemin et trottina jusqu’au break. « On n’a touché à rien, Lee.
— Où est le fermier qui les a découverts ?
— Il a dit qu’il devait s’occuper d’une génisse malade, mais je l’ai bien interrogé avant qu’il parte. Il ne sait rien du tout.
— T’as déjà pris des photos ?
— Ouais, je venais de le faire quand t’es arrivé. »
Il tendit la balle à Howser, puis se pencha encore une fois sur le siège avant et prit le .22 avec son mouchoir. Il renifla le canon, puis libéra le cylindre, vit qu’il avait fait feu une seule fois. Quand il repoussa l’extracteur, cinq balles tombèrent dans sa main. Leurs extrémités étaient serties. « Merde, ce sont des balles à blanc.
— À blanc ? Pourquoi faire une chose pareille, Lee ?
— Je ne sais pas, mais c’était une grave erreur, ça c’est sûr. »
Il posa l’arme sur le siège à côté du sac à main et de l’appareil photo, puis il sortit de la voiture et se dirigea vers le corps de Carl. Le mort serrait toujours le .38 dans sa main droite, et dans l’autre un peu d’herbe et de terre. On aurait dit qu’il avait agrippé le sol. Des mouches grouillaient autour de ses blessures, et l’une était posée sur sa lèvre inférieure. Bodecker vérifia l’arme. « Et cet enculé, il n’a même pas tiré.
— L’un ou l’autre des trous qu’il a dans le corps doit expliquer ça, dit Howser.
— De toute façon, c’était pas difficile de descendre Carl », dit Bodecker. Il tourna la tête et cracha. « Jamais vu un bon à rien pareil. » Il prit le portefeuille posé sur le corps et compta cinquante-quatre dollars. Il se gratta la tête. « En tout cas, on dirait qu’il ne s’agissait pas d’un vol, non ?
— Tater Brown pourrait être pour quelque chose là-dedans ? »
Bodecker rougit. « Qu’est-ce qui peut bien te faire penser ça ? »
L’adjoint haussa les épaules. « Je ne sais pas. Je dis ce qui me passe par la tête. Je veux dire, qui d’autre dans le coin est capable d’une chose pareille ? »
Bodecker se releva en secouant la tête. « Non, ce genre de chose est trop voyant pour ce connard obséquieux. Si c’était lui qui avait fait ça, on les aurait pas trouvés si facilement. Il aurait fait en sorte que les asticots aient quelques jours seuls avec eux.
— Ouais, je suppose que t’as raison, dit l’adjoint.
— Où en est le coroner ? demanda Bodecker.
— Il doit être en route. »
Bodecker fit un signe de tête en direction des autres hommes. « Dis-leur de fouiller le champ de maïs, voir s’ils trouvent quelque chose, et guette le médecin-légiste. » Avec son mouchoir, il essuya la sueur sur sa nuque. Il attendit que Howser se soit éloigné, puis s’assit sur le siège passager du break. Il y avait un appareil photo à côté du sac à main de Sandy. La boîte à gants était ouverte. Sous quelques cartes froissées, il découvrit plusieurs pellicules, une boîte de balles de .38. Jetant un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que Howser parlait toujours aux adjoints, Bodecker fourra les pellicules dans la poche de son pantalon, puis regarda dans le sac à main. Il trouva un reçu d’un Holiday Inn à Johnson City, Tennessee, qui datait de l’avant-veille. Il repensa au jour où il les avait vus à la station-service. Ça faisait maintenant seize jours, calcula-t-il. Ils étaient presque rentrés chez eux.
Il finit par remarquer dans l’herbe ce qui ressemblait à des vomissures séchées, couvertes de fourmis. Il s’assit sur le siège arrière et plaça ses pieds sur le sol, de part et d’autre des vomissures. Il regarda, plus loin, son beau-frère allongé dans l’herbe. Celui qui avait vomi était assis sur ce siège, se dit Bodecker. Il y avait donc Carl à l’extérieur avec une arme, et Sandy à l’avant, et quelqu’un à l’arrière. Il observa encore le vomi quelques instants. Carl n’avait même pas eu la possibilité de faire feu avant que quelqu’un ait tiré trois coups. Et à un moment donné, sans doute une fois la fusillade terminée, celui qui avait fait ça avait été salement secoué. Il repensa à la première fois qu’il avait tué un homme pour Tater. Ce soir-là, il avait failli se vomir dessus. Il y a des chances pour que celui qui a fait ça n’ait pas eu l’habitude de tuer, pensa-t-il, mais ce salopard savait se servir d’une arme.
Bodecker regarda les adjoints traverser le fossé et se mettre à se déplacer lentement à travers les rangs de maïs, le dos de leur chemise noir de transpiration. Il entendit une voiture arriver, se retourna, et vit Howser commencer à longer le chemin à la rencontre du coroner. « Nom de Dieu, ma fille, qu’est-ce que tu foutais là ? » dit-il à Sandy. Tendant la main par dessus le siège, il retira rapidement quelques clefs suspendues au même anneau de métal que la clef de contact et les mit dans sa poche. Il entendit Howser et le légiste derrière lui. Quand il fut assez près pour voir Sandy sur le siège avant, le médecin s’arrêta. « Seigneur Jésus, dit-il.
— Je ne pense pas que le Seigneur ait quoi que ce soit à voir là-dedans, Benny », dit Bodecker. Il leva les yeux sur l’adjoint. « Fais venir Willis pour t’aider à trouver des empreintes avant qu’on déplace la voiture. Étudie de près le siège arrière.
— Qu’est-ce qui s’est passé, à votre avis ? » demanda le coroner. Il posa sa mallette noire sur le capot de la voiture.
« Selon moi, Carl a été abattu par quelqu’un qui était assis à l’arrière. À ce moment-là, Sandy a réussi à tirer une balle avec son .22, mais elle n’avait pas la moindre chance. Ce putain de flingue est chargé à blanc. Et à mon avis, vue la position du trou qu’a fait la balle en ressortant, le tireur était debout quand il a ouvert le feu. » Il montra le sol à quelques pas de la portière arrière. « Sans doute précisément ici.
— À blanc ? » demanda le légiste.
Bodecker ne lui répondit pas. « Ils sont morts depuis combien de temps, à votre avis ? »
Le coroner se mit sur un genou, et souleva le bras de Carl, essaya de le faire tourner un peu, appuya les doigts sur la peau tachetée de bleu et de gris. « Hier soir, je dirais. Enfin, en gros. »
Ils regardèrent silencieusement Sandy pendant une minute ou deux, puis Bodecker se tourna vers le médecin. « Assurez-vous qu’on prenne bien soin d’elle, d’accord ?
— Absolument, dit Benny.
— Et quand vous aurez fini, appelez chez Webster pour qu’ils viennent la chercher. Dites leur que je passerai plus tard pour régler le détail des obsèques. Il faut que je retourne au bureau.
— Et l’autre ? » demanda Benny tandis que Bodecker commençait à s’éloigner.
Le shérif s’arrêta, regarda le corps du gros homme et cracha sur le sol. « Arrangez-vous comme vous pourrez, Benny, mais assurez-vous bien que celui-là ait une tombe d’indigent. Pas de plaque, pas de nom, rien. »