Par une claire soirée de mars, Arvin était appuyé à la rambarde rugueuse de la véranda, regardant les étoiles suspendues au-dessus des collines, dans leur mystère lointain, leur éclat solennel. Avec Hobart Finley et Daryl Kuhn, ses deux meilleurs amis, ils avaient, un peu plus tôt dans la soirée, acheté une bonbonne au Slot Machine, un bootlegger manchot qui opérait à Hungry Holler, et il sirotait ce qu’il en restait. Le vent était mordant, mais le whisky lui tenait assez chaud. À l’intérieur de la maison, il entendait Earskell gémir et marmonner quelque chose dans son sommeil. Par beau temps, le vieil homme dormait dans un appentis ouvert à tous les vents qu’il avait fabriqué à l’arrière de la maison de sa sœur lorsqu’il s’y était installé, quelques années auparavant, mais quand il se mettait à faire froid, il s’allongeait sur le sol, à côté du poêle à bois, sur un grabat fait de couvertures maison, des couvertures rêches qui sentaient le kérosène et l’antimites. En bas de la montagne, garé sur le petit parking derrière la Ford d’Earskell, se trouvait le bien le plus cher d’Arvin, une Chevy Bel Air 1954 à la transmission molle. Il lui avait fallu quatre ans à faire tous les petits boulots qu’il pouvait trouver – couper du bois, réparer des enclos, ramasser des pommes, nettoyer des porcheries – avant d’économiser assez d’argent pour l’acheter.
Un peu plus tôt ce jour-là, Arvin avait conduit Lenora au cimetière sur la tombe de sa mère. Il ne voulait pas l’admettre, mais la seule raison pour laquelle il l’accompagnait là-bas, c’était qu’il espérait qu’elle se rappelle un souvenir enfoui de son père ou de l’invalide avec lequel il s’était enfui. Il était fasciné par l’énigme de leur disparition. Même si Emma et bien d’autres à Greenbrier County semblaient convaincus qu’ils étaient tous deux en vie, Arvin trouvait difficile à croire que deux salopards aussi dingues que Roy et Theodore étaient réputés l’être aient pu se volatiliser sans qu’on n’entende plus jamais parler d’eux. Si c’était aussi facile, il imaginait que beaucoup plus de gens feraient la même chose. Bien des fois il lui était arrivé de souhaiter que son père ait pris le même chemin.
« Tu ne trouves pas ça drôle, la façon dont tous les deux on s’est retrouvés orphelins, et qu’on vive dans la même maison ? » lui avait dit Lenora en entrant dans le cimetière. Elle posa sa bible sur une tombe voisine, desserra un peu son bonnet et le tira en arrière. « C’est presque comme si tout s’était passé de façon qu’on puisse se rencontrer. » Elle était debout à côté de la tombe de sa mère, les yeux baissés sur la plaque carrée posée sur le sol : HELEN HATTON LAFERTY 1926-1948. Un petit ange muni d’ailes mais dépourvu de visage était gravé dans chaque angle supérieur. Arvin avait fait une moue embarrassée et jeté un coup d’œil autour de lui, sur les restes fanés des fleurs de l’an passé ornant les autres tombes, sur les mottes d’herbe et la clôture métallique rouillée qui entourait le cimetière. Quand Lenora disait des choses pareilles, ça le mettait mal à l’aise, et elle le faisait beaucoup plus souvent depuis qu’elle avait eu seize ans. Ils n’étaient pas du même sang, mais il ne supportait pas de penser à elle autrement qu’à sa sœur. Bien qu’il se rende compte que les chances étaient infimes, il espérait bien qu’elle trouverait un petit ami avant de lui dire une chose vraiment stupide.
Quand il alla s’asseoir dans le rocking-chair d’Earskell, il tanguait un peu. Il commença à penser à ses parents, et soudain il eut la gorge serrée, sèche. Il adorait le whisky, mais parfois ça suscitait en lui une profonde tristesse que seul le sommeil effacerait. Il avait envie de pleurer, mais il souleva la cruche et prit une autre gorgée. Un chien aboya quelque part derrière la butte, et ses pensées vagabondes l’amenèrent à Jack, le pauvre bâtard inoffensif que son père avait tué juste pour avoir un peu plus de cette saloperie de sang. Dans son souvenir, ça avait été l’une des pires journées de cet été-là, presque aussi mauvaise que le jour où sa mère était morte. Bientôt, se promit Arvin, il retournerait au tronc à prières pour voir si les ossements du chien étaient toujours là. Il voulait les ensevelir correctement, faire son possible pour réparer un peu de ce qu’avait fait son cinglé de père. Même s’il vivait cent ans, jura-t-il, jamais il n’oublierait Jack.
Il se demandait parfois s’il n’enviait pas simplement Lenora dont le père était encore vivant, alors que le sien était mort. Il avait lu tous les vieux articles de journaux, il avait même passé au peigne fin le bois où l’on avait retrouvé le cadavre d’Helen, dans l’espoir de découvrir une preuve quelconque que tout le monde avait tort : une fosse peu profonde avec deux squelettes s’élevant lentement côte à côte à travers la terre, ou un fauteuil roulant rouillé marqué de traces de balles caché tout au fond d’un ravin négligé. Mais la seule chose sur laquelle il était jamais tombé, c’était deux cartouches de fusil usagées et un emballage de chewing-gum Spearmint. Comme, ce matin-là, Lenora ignorait ses questions à propos de son père et continuait à blablater sur le Destin, les amants maudits et toutes ces conneries romantiques qu’elle lisait dans des bouquins empruntés à la bibliothèque du lycée, il se dit qu’il aurait mieux fait de rester à la maison et de travailler sur sa Bel Air. Depuis qu’il l’avait achetée, elle n’avait jamais marché correctement.
« Merde, Lenora, arrête un peu ces conneries, lui avait dit Arvin. En plus, peut-être que t’es même pas orpheline. Pour tous les gens du coin, ton papa est encore vivant, et en pleine forme. Mince, il pourrait apparaître n’importe quand et danser une gigue sur la colline.
— Je l’espère. Je prie tous les jours pour ça.
— Même si ça veut dire qu’il a tué ta mère ?
— Je m’en fiche. Je lui ai déjà pardonné. On pourrait tout recommencer.
— C’est dingue.
— Non, c’est pas dingue. Et ton père ?
— Quoi, mon père ?
— Eh bien, s’il pouvait revenir…
— La ferme, fillette. » Arvin commença à se diriger vers le portail du cimetière. « Tu sais aussi bien que moi que ça n’arrivera jamais.
— Je suis désolée », dit-elle, sa voix finissant dans un sanglot.
Arvin respira à fond, s’arrêta et se retourna. Parfois, on avait l’impression qu’elle passait la moitié de sa vie à pleurer. Il tenait dans sa main les clefs de sa voiture. « Écoute, si tu veux que je te dépose, amène-toi. »
À son retour à la maison, il nettoya le carburateur de la Bel Air à l’aide d’une brosse métallique trempée dans de l’essence, puis ressortit juste après dîner pour prendre Hobart et Daryl. Il s’était senti abattu toute la semaine, pensant à Mary Jane Turner, et il éprouvait maintenant le besoin de se défouler un peu. Il n’avait pas fallu longtemps au père de Mary pour s’apercevoir que la vie dans la marine marchande était sacrément plus facile que celle consistant à labourer des rochers et à s’inquiéter de savoir s’il allait pleuvoir suffisamment ou pas, et dimanche, dans la matinée, il avait remballé sa famille et pris la direction de Baltimore et d’un nouveau bateau. Arvin l’avait courtisée dès leur premier rendez-vous, mais maintenant il était content que Mary Jane ne l’ait jamais laissé explorer l’intérieur de sa culotte. Lui dire adieu avait déjà été assez difficile comme ça. « Je t’en prie », l’avait-il suppliée tandis qu’ils se tenaient sur le pas de la porte, la veille de son départ. Elle avait souri, s’était dressée sur ses orteils et, pour la dernière fois, lui avait murmuré des mots cochons à l’oreille. Daryl, Hobart et lui avaient réuni leurs économies pour la bonbonne, un pack de douze, quelques paquets de Pall Mall et un bidon d’essence. Puis jusqu’à minuit ils avaient sillonné les mornes rues de Lewisburg, écoutant la radio tantôt à fond, tantôt tout bas, et se confiant ce qu’ils feraient une fois le lycée terminé, jusqu’à ce que la fumée, le whisky et les grandioses projets d’avenir aient rendu leurs voix aussi rugueuses que du gravier.
Adossé au rocking-chair, Arvin se demandait qui habitait maintenant son ancienne maison, si le commis vivait toujours tout seul dans sa petite caravane, et si Janey Wagner était maintenant en cloque. « Fourrer le doigt », marmonna-t-il. Il repensa à la façon dont l’adjoint Bodecker, après qu’il l’eut conduit au tronc à prières, l’avait enfermé à l’arrière de la voiture de patrouille, comme si le policier avait peur de lui, un gamin de dix ans au visage couvert de tarte aux myrtilles. Cette nuit-là, ne sachant pas quoi faire de lui, ils l’avaient mis dans une cellule vide, et l’assistante sociale était venue le lendemain avec certains de ses vêtements et l’adresse de sa grand-mère. Levant la bouteille, il vit qu’il ne restait plus que quelques centimètres au fond. Il la mit sous le fauteuil, pour Earskell, le lendemain matin.