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Roy souleva Theodore du fauteuil roulant et le porta à travers le sable sale. Ils se trouvaient à l’extrémité nord d’une plage publique à St. Petersburg, un peu au sud de Tampa. Les jambes inutiles de l’invalide se balançaient d’avant en arrière comme celles d’une poupée de chiffon. Il se dégageait de lui une odeur fétide, une odeur de pisse, et Roy remarqua qu’il ne se servait plus de sa bouteille de lait, qu’il se contentait de tremper ses salopettes pourries à chaque fois qu’il en avait envie. Il dut poser Theodore plusieurs fois pour reprendre son souffle, mais il parvint finalement à le porter au bord de l’eau. Deux fortes femmes aux chapeaux à large bord se levèrent et les regardèrent, puis elles ramassèrent précipitamment leurs serviettes et leurs lotions et prirent la direction du parking. Roy retourna au fauteuil et prit leur dîner, deux litres de porto blanc et un paquet de jambon blanc. Ils avaient piqué ça dans une épicerie à quelques rues de là, après avoir été déposés par un routier qui transportait des oranges. « On n’a pas été bouclés ici quelque temps, une fois ? » demanda Theodore.

Roy avala sa dernière tranche de jambon et acquiesça. « Oui. Trois jours, je crois. » Les flics les avaient embarqués pour vagabondage, juste avant la nuit. Ils prêchaient à un coin de rue. L’Amérique devenait pire que la Russie, leur avait hurlé un homme à la calvitie naissante tandis que, ce soir-là, ils avaient été escortés jusqu’à leur cellule et étaient passés devant la sienne. Pourquoi la police avait-elle le droit de jeter un homme en prison juste parce qu’il n’avait pas de fric, ni d’adresse ? Et si cet homme ne voulait pas de putain de fric, ni de putain d’adresse ? Où était toute cette liberté dont ils se vantaient tellement ? Chaque matin, les flics sortaient le protestataire du bloc, et l’obligeaient à passer la journée à monter et à descendre l’escalier, chargé d’une pile d’annuaires. Selon d’autres prisonniers, l’homme avait été arrêté vingt-deux fois pour vagabondage au cours de la seule année passée, et ils en avaient marre de nourrir ce salopard de Communiste. Au moins, il allait devoir en suer pour mériter sa mortadelle et son gruau.

« Je n’arrive pas à me souvenir, dit Theodore. Elle était comment la prison ?

— Pas mal. Je crois qu’on avait du café après les repas. » La deuxième nuit qu’ils avaient passée là, les flics avaient amené un grand malabar au visage couturé de cicatrices, surnommé le Mange-Boutons. Juste avant l’extinction des feux, ils l’avaient mis avec le Communiste, dans la cellule au bout du couloir. Dans la prison, tout le monde, sauf Roy et Theodore, avait entendu parler du Mange-Boutons. Il était célèbre tout le long du golfe du Mexique. « Pourquoi on l’appelle comme ça ? avait demandé Roy au spécialiste des chèques en bois, un type à la moustache en guidon de vélo, dans la cellule voisine de la leur.

— Parce que cet enfoiré vous saute dessus et, si vous en avez, il vous fait éclater vos boutons. » L’homme avait tortillé l’extrémité de sa moustache noire cirée. « Heureusement pour moi, j’ai toujours eu une belle peau.

— Pourquoi diable fait-il une chose pareille ?

— Il aime les manger, avait dit un autre homme depuis une cellule de l’autre côté du couloir. Y’en a qui disent qu’il est cannibale et qu’il a enterré des restes humains dans toute la Floride, mais j’y crois pas. Si vous voulez mon avis, il veut juste attirer l’attention.

— Seigneur, un fils de pute comme ça, il faudrait le tuer », avait dit Theodore avant de jeter un coup d’œil aux cicatrices d’acné sur le visage de Roy.

Le moustachu avait secoué la tête. « Il serait difficile à tuer. Vous avez déjà vu un de ces attardés capables de porter une voiture sur leur dos ? Ils en avaient un comme ça dans cette ferme de crocodiles où j’ai travaillé un été, près de Naples. Une fois qu’il avait démarré, on n’aurait pas pu arrêter ce salaud-là même avec une mitraillette. Le Mange-Boutons, il est comme ça. » Puis ils avaient entendu de l’agitation au bout du couloir. Apparemment, le Communiste n’allait pas se laisser faire aussi facilement, et ça avait un peu rassuré Roy et Theodore, mais au bout de quelques minutes ils n’avaient plus entendu que ses gémissements.

Le lendemain matin, trois costauds en tablier blanc étaient arrivés avec des matraques et avaient traîné le Mange-Boutons en camisole de force jusqu’à un asile de fous de l’autre côté de la ville. Le Communiste, après ça, avait cessé de dire du mal de la loi, il ne s’était pas plaint une seule fois des marques sur son visage, ni de ses ampoules aux pieds, et s’était contenté de monter et de descendre ses annuaires comme s’il était reconnaissant aux flics de lui avoir confié une tâche utile.

Theodore soupira, regarda le golfe bleu, l’eau aussi lisse ce jour-là qu’une plaque de verre. « Ça paraît bien, du café au dessert. Peut-être qu’on pourrait les laisser nous boucler un peu, pour faire une petite pause.

— Merde, Theodore, je veux pas passer la nuit en prison. » Roy gardait un œil sur le nouveau fauteuil roulant. Quelques jours plus tôt, quand les roues du précédent avaient lâché, il s’était glissé dans une maison de retraite et l’avait emprunté. Il se demandait sur combien de kilomètres il avait poussé Theodore depuis qu’ils avaient quitté la Virginie-Occidentale. Il n’était pas doué pour les chiffres, mais il estimait qu’ils ne devaient pas être loin du million.

« Je suis fatigué, Roy. »

Theodore agissait bizarrement depuis qu’il leur avait coûté leur boulot à la fête foraine, l’été précédent. Un jeune garçon, cinq ou six ans peut-être, en train de manger de la barbe à papa, était entré dans la tente pendant que Roy se trouvait à l’extérieur en train d’essayer d’attirer quelques spectateurs. Theodore avait juré que le garçon lui avait demandé de l’aider à remonter sa fermeture éclair, mais même Roy n’avait pu croire une chose pareille. En quelques minutes, Billy Bradford les avait chargés dans sa Cadillac et les avait largués à quelques kilomètres de là, en pleine campagne. Ils n’avaient même pas pu dire adieu à Flapjack ni à Lady Flamant Rose. Depuis, ils avaient essayé de s’intégrer à plusieurs équipes, mais, parmi les montreurs de monstres, la rumeur s’était répandue à propos de l’invalide pédophile et de son copain mangeur d’insectes. « Tu veux que j’aille chercher ta guitare ? demanda Roy.

— Non, dit Theodore. Aujourd’hui, je sens pas la musique en moi.

— T’es malade ?

— Je sais pas, dit l’invalide. C’est comme si ça finissait jamais.

— Tu veux une des oranges que le routier nous a données ?

— Surtout pas, merde. J’ai mangé assez de ces saloperies pour me durer jusqu’au Jugement Dernier. Elles me filent la chiasse.

— Je pourrais te déposer à l’hôpital, dit Roy. Et revenir te prendre dans un jour ou deux.

— Les hôpitaux, c’est pire que les prisons.

— Tu veux que je prie pour toi ? »

Theodore se mit à rire. « Ah ! elle est bien bonne, Roy.

— C’est peut-être ça qui va pas chez toi. Tu ne crois plus.

— Recommence pas avec ces conneries, dit Theodore. J’ai servi le Seigneur de différentes manières. Et mes jambes sont là pour le prouver.

— Il te faut juste un peu de repos. Avant qu’il fasse nuit, on va se trouver un bon arbre pour dormir dessous.

— Ça paraît bien, quand même. Qu’ils donnent du café après les repas.

— Seigneur Jésus, si tu veux une tasse de café, je vais t’en chercher une. On a encore un peu de monnaie.

— J’aimerais bien être encore avec la fête foraine, soupira Theodore. On n’a jamais été aussi bien.

— Ouais, si c’est ce que tu penses, t’aurais pas dû approcher tes mains de ce gamin. »

Theodore prit un galet et le jeta dans l’eau. « Ça amène à se poser des questions, non ?

— Quoi ? demanda Roy.

— Je sais pas, dit l’invalide avec un haussement d’épaules. Ça amène à se poser des questions, c’est tout. »