16

Quand ils quittèrent le Sundowner, il était midi. Sandy s’était réveillée à onze heures, puis avait passé une heure à se préparer dans la salle de bains. Elle n’avait que vingt-cinq ans, mais ses cheveux bruns commençaient déjà à avoir des mèches grises. Carl s’inquiétait pour ses dents, qui avaient toujours été ce qu’elle avait eu de mieux. Elles étaient tachées d’un jaune sale à cause des cigarettes. Il avait aussi remarqué que, maintenant, elle avait toujours mauvaise haleine, quel que soit le nombre de pastilles de menthe qu’elle puisse sucer. Quelque chose commençait à pourrir dans sa bouche, il en était certain. Quand ils seraient rentrés chez eux, il la conduirait chez un dentiste. Il n’aimait pas penser à ce que ça coûterait, mais un beau sourire était un atout important sur les photos ; il fournissait un plaisant contraste avec toute la douleur et la souffrance. Il avait eu beau essayer encore et encore, Carl n’avait pu obtenir d’un des modèles qu’il mimât un petit sourire quand il saisissait son arme et commençait à les travailler. « Je sais que parfois c’est dur, ma fille, mais pour qu’elles soient réussies, j’ai besoin que tu aies l’air heureuse, disait-il à Sandy à chaque fois qu’il faisait à l’un des hommes une chose qui la contrariait. Pense juste à ce portrait de Mona Lisa. Fais comme si tu étais suspendue au mur de ce musée. »

Ils n’avaient fait que quelques kilomètres quand Sandy freina brutalement et entra sur le parking d’un petit diner appelé le Tiptop. Il avait à peu près la forme d’un wigwam, et était peint de différentes nuances de rouge et de vert. Le parking était presque plein. « Qu’est-ce que tu fous ? » dit Carl.

Elle coupa le moteur, sortit de la voiture, fit le tour jusqu’à la portière passager. « Je ne fais pas un kilomètre de plus avant d’avoir pris un vrai repas. Ça fait trois jours que je ne mange que des sucreries. Merde, mes dents commencent à branler.

— Seigneur Jésus, on vient juste de se mettre en route, dit Carl tandis qu’elle se dirigeait vers la porte du diner. Attends, cria-t-il. J’arrive. »

Après avoir verrouillé la voiture, il la suivit à l’intérieur. Ils trouvèrent un box près de la fenêtre. La serveuse leur apporta deux tasses de café et un menu en lambeaux éclaboussé de ketchup. Sandy commanda du pain perdu et Carl du bacon. Elle mit ses lunettes de soleil, regarda un homme au tablier taché essayer d’installer un nouveau rouleau de papier dans la caisse enregistreuse. Cet endroit lui rappelait le Wooden Spoon. Carl regarda autour de lui la salle bondée, principalement des fermiers et des vieux, deux représentants de commerce aux traits tirés étudiant une liste de clients. Puis il remarqua un jeune homme, sans doute une petite vingtaine d’années, assis au comptoir en train de manger un morceau de tarte au citron meringuée. Robuste, avec d’épais cheveux ondulés. Un sac à dos sur lequel on avait cousu un petit drapeau américain était appuyé contre le tabouret à côté de lui.

« Alors ? dit Carl quand la serveuse eut apporté les assiettes. Tu te sens mieux, aujourd’hui ? » Tout en parlant, il gardait un œil sur l’homme au comptoir, et l’autre sur leur voiture.

Sandy déglutit et secoua la tête. Elle versa un peu de sirop d’érable sur son pain perdu. « Il y a une chose dont il faut qu’on parle, dit-elle.

— De quoi s’agit-il ? » demanda-t-il, en arrachant la partie grillée d’une tranche de bacon et en se la fourrant dans la bouche. Puis il prit une cigarette dans le paquet de Sandy et la roula entre ses doigts. Il poussa vers elle ce qui restait dans son assiette.

Elle prit une gorgée de café, jeta un coup d’œil sur les occupants de la table à côté de la leur. « Ça peut attendre », dit-elle.

Le jeune homme au comptoir se leva et tendit de l’argent à la serveuse. Puis, avec un grognement las, il glissa le sac à dos sur ses épaules et se dirigea vers la porte, un cure-dent dans la bouche. Carl le regarda aller se mettre au bord de la route et essayer de se faire prendre en stop par une voiture qui passait. La voiture continua sans s’arrêter, et l’homme, sans se presser, commença à marcher vers l’ouest. Carl se tourna vers Sandy et fit un signe de tête en direction de la fenêtre. « Ouais, je l’ai vu, dit Sandy. Tu parles. Il y en a partout. Ils sont comme des cafards. »

Pendant que Sandy finissait de manger, Carl surveillait la circulation sur la route. Il réfléchit à sa décision de rentrer à la maison aujourd’hui. Hier soir, les signes lui paraissaient évidents, mais aujourd’hui, il n’en était plus certain. Un modèle de plus gâcherait les trois six, mais ils pouvaient rouler une semaine sans en trouver un autre qui fût aussi beau que ce garçon. Il savait qu’il ne fallait pas jouer avec les signes, puis il se rappela que sept était le numéro de leur chambre de motel. Et pas une seule voiture n’était passée depuis le départ du garçon. Maintenant, il était près d’ici, sous le soleil brûlant, attendant de se faire prendre.

« D’accord, dit Sandy en s’essuyant la bouche avec une serviette en papier. Maintenant, je peux conduire. » Elle se leva et prit son sac à main. « Mieux vaut ne pas faire attendre ce connard. »