C’était un matin froid de février, au début de 1966, la cinquième année que Carl et Sandy vivaient ensemble. L’appartement était froid comme une glacière mais Carl, s’il continuait à frapper à la porte de la propriétaire, en dessous, pour qu’elle monte le thermostat, craignait de craquer et de l’étrangler avec sa propre résille crasseuse. Il n’avait jamais tué personne en Ohio : on ne devait pas souiller son propre nid. Telle était la Règle # 2. Et donc Mrs Burchwell, même si elle le méritait plus que tout, était protégée. Sandy se réveillait un peu avant midi et se dirigeait vers le salon avec, drapée sur ses étroites épaules, une couverture dont elle tirait les extrémités à travers la poussière et la crasse du sol. Elle se lovait en une boule frissonnante sur le canapé et attendait que Carl lui apporte une tasse de café et allume la télé. Pendant les heures qui suivaient, elle allumait des cigarettes, regardait des feuilletons, et toussait. À trois heures, Carl l’appelait de la cuisine pour lui dire qu’il était temps de se préparer pour aller au travail. Sandy servait au bar six soirs par semaine et, quoi qu’elle fût censée relayer Juanita à quatre heures, elle était toujours en retard.
Avec un gémissement, elle s’assit, écrasa sa cigarette dans le cendrier et débarrassa ses épaules de la couverture. Elle éteignit la télé, puis alla en frissonnant jusqu’à la salle de bains. Penchée sur le lavabo, elle s’aspergea d’un peu d’eau. Elle se sécha le visage, se regarda dans la glace, essaya vainement de faire disparaître les taches jaunes sur ses dents. Elle se mit du rouge à lèvres, se fit les yeux, tira ses cheveux bruns en une queue de cheval flasque. Elle était endolorie, couverte de bleus. Hier soir, après avoir fermé le bar, elle avait laissé un employé de la fabrique de papier, qui avait récemment perdu une main dans une machine à rembobiner, la plier pour vingt dollars sur la table de billard. Ces temps-ci, depuis ce foutu coup de téléphone, son frère la surveillait de près, mais de quelque façon qu’on voie les choses, vingt dollars, c’était vingt dollars. Avec cet argent, Carl et elle pourraient traverser la moitié d’un État ou payer leur facture d’électricité. Ça l’agaçait toujours, qu’avec tous ces coups tordus dans lesquels Lee était mouillé, il trouve le moyen de s’inquiéter des votes que sa sœur risquait de lui coûter. L’homme lui avait dit qu’il banquerait dix dollars de plus si elle le laissait enfoncer en elle son crochet de métal, mais Sandy lui avait répondu que c’était un truc qu’il devait garder pour sa femme.
« Ma femme est pas une pute, dit l’homme.
— Ouais, c’est vrai, rétorqua Sandy en remontant sa culotte. Elle t’a épousé, non ? » Tout le temps qu’il la martelait, elle s’était accrochée aux vingt dollars. Ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas faite baiser de façon aussi dure. Ce vieux salopard en voulait pour son argent. À la façon dont il grognait et suffoquait, le froid crochet de métal s’enfonçant dans la hanche droite de Sandy, on aurait dit qu’il allait avoir une crise cardiaque. Lorsqu’il eut terminé, l’argent dans sa main était roulé en une petite boule, trempé de sueur. Quand il se fut écarté, elle lissa les billets sur le tapis vert et les glissa dans son pull. « En plus, dit-elle en s’approchant pour déverrouiller la porte et le laisser sortir, ce machin a pas plus de sensation qu’une canette de bière. » Parfois, après une nuit comme ça, elle regrettait presque de ne plus faire partie de l’équipe de jour au Wooden Spoon. Au moins, Henry, le vieux cuisinier, était gentil. Il avait été son premier, juste après qu’elle avait eu seize ans. Cette nuit-là, ils étaient restés longtemps allongés tous les deux sur le sol de la réserve, couverts de la farine d’un sac de vingt-cinq kilos qu’ils avaient renversé. De temps en temps, il s’arrêtait encore au bar pour tailler une bavette et la taquiner en parlant d’écraser encore un peu de farine.
Quand elle entra dans la cuisine, Carl était assis devant la cuisinière en train de lire le journal pour la deuxième fois ce jour-là. Ses doigts étaient noircis d’encre. Tous les brûleurs étaient allumés, et la porte du four était ouverte. Des flammes bleues dansaient derrière lui comme des feux de camp miniature. Son pistolet était posé sur la table, le canon pointé vers la porte. Le blanc de ses yeux était strié de veines rouges et, à la lueur de l’ampoule nue qui pendait au-dessus de lui, son visage pâle, gras, pas rasé, évoquait une étoile froide et lointaine. Il avait passé la plus grande partie de la nuit courbé en deux dans le minuscule placard du couloir dont il se servait comme d’une chambre noire, donnant vie à la dernière pellicule qu’il avait gardée de l’été précédent. Il détestait voir ça se terminer. Quand il avait développé la dernière photo, il en avait presque pleuré. Le prochain mois d’août était encore loin.
« Ces gens sont tellement timbrés, dit Sandy en fouillant son sac à la recherche de ses clefs de voiture.
— Quels gens ? demanda Carl en tournant une nouvelle page.
— Ceux qu’on voit à la télé. Ils savent pas ce qu’ils veulent.
— Merde, Sandy, tu fais trop attention à ces enculés, dit-il avec un coup d’œil impatient à la pendule. Tu crois qu’ils s’occupent de toi, eux ? » Ça faisait déjà cinq minutes qu’elle aurait dû être à son travail. Toute la journée il avait attendu qu’elle s’en aille.
« Et tu sais, s’il y avait pas le docteur, je ne le regarderais plus », dit-elle. Elle parlait toujours du docteur de l’un des feuilletons, un grand et bel homme dont Carl était persuadé qu’il devait être le salopard le plus chanceux de la planète. Cet homme pouvait tomber dans le trou le plus infect et en ressortir avec une mallette pleine de fric et contenant les clefs d’une El Dorado neuve. Depuis des années que Sandy le regardait, il avait dû accomplir plus de miracles que Jésus-Christ. Carl ne pouvait pas le supporter, ce nez refait de star de cinéma, ces costumes à soixante dollars.
« Alors, il a sucé la bite de qui, aujourd’hui ? demanda-t-il.
— Ah ! Toi, tu peux parler », dit Sandy en enfilant son manteau. Elle en avait ras-le-bol de devoir toujours défendre ses feuilletons.
« Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire tout ce que tu penses que ça veut dire, dit Sandy. T’as encore passé la nuit dans ce placard ?
— Je vais te dire une chose, j’aimerais bien le rencontrer, ce fils de pute.
— Sûr que tu voudrais bien.
— Je le ferais hurler comme un putain de goret, je le jure devant Dieu ! » hurla Carl tandis qu’elle claquait la porte derrière elle.
Quelques minutes après son départ, Carl cessa d’insulter l’acteur et éteignit les brûleurs. Il posa la tête sur ses bras et somnola un petit moment. Quand il se réveilla, la pièce était sombre. Il avait faim, mais il ne trouva au réfrigérateur que deux quignons de pain moisis et un morceau de fromage aux piments durci dans une boîte en plastique. Il ouvrit la fenêtre de la cuisine et jeta le pain dans la cour. Quelques flocons de neige voletaient dans le rayon de lumière provenant du porche. Il entendit quelqu’un rire dans le parc à bestiaux de l’autre côté de la rue, le claquement de métal d’un portail qu’on fermait violemment. Il se rendit compte que ça faisait plus d’une semaine qu’il n’avait pas mis le nez dehors.
Il ferma la fenêtre et alla dans le salon qu’il arpenta en chantant de vieilles hymnes religieuses et en agitant les bras dans l’air comme s’il dirigeait un chœur. « Bringing in the Sheaves »1 était l’un de ses préférés, et il le chanta plusieurs fois d’affilée. Quand il était enfant, sa mère le fredonnait en faisant la lessive. Elle avait une hymne particulière pour chaque tâche, chaque migraine, le moindre putain de truc qui leur arrivait après la mort du vieux. Elle faisait la lessive de gens riches, et la moitié du temps elle se faisait gruger par ces saligauds. Parfois il ratait l’école et se cachait sous la véranda pourrie en compagnie des limaces, des araignées et du peu qu’il restait du chat du voisin, et il passait la journée à l’écouter. Sa voix ne semblait jamais lasse. Il économisait le sandwich au beurre qu’elle lui avait préparé pour son déjeuner, buvait de l’eau sale dans une vieille boîte de soupe rouillée qu’il rangeait dans la cage thoracique du chat. Il faisait semblant de croire qu’il s’agissait de bouillon de bœuf ou de potage poulet-vermicelles, mais il avait beau faire tout son possible, elle sentait toujours la boue. Il regrettait bien de ne pas avoir acheté de la soupe la dernière fois qu’il avait été au magasin. Le souvenir de cette vieille boîte lui redonnait faim.
Il chanta pendant plusieurs heures, sa voix sonore résonnant à travers les pièces, le visage rouge et suant sous l’effort. Puis, juste avant neuf heures, la propriétaire commença à cogner furieusement au plafond avec un manche à balai. Il était en plein milieu d’une interprétation passionnée de « Onward Christian Soldiers »2. À tout autre moment, il l’aurait ignorée, mais ce soir-là il bredouilla et s’arrêta : il était d’humeur à passer à autre chose. Mais si elle ne montait pas rapidement ce putain de chauffage, il entreprendrait de la garder réveillée jusqu’à minuit. Il supportait plutôt bien le froid, mais les frissons et les plaintes perpétuels de Sandy lui portaient sur les nerfs.
Retournant à la cuisine, il prit une lampe de poche dans le tiroir à couverts et vérifia que la porte était bien fermée à clef. Puis il fit le tour de tous les rideaux, qu’il ferma, en finissant par la chambre. Il se mit à genoux et tâtonna sous le lit à la recherche du carton à chaussures. Il le porta dans le salon, éteignit toutes les lumières et s’installa sur le divan. Un filet d’air froid soufflait près des fenêtres disjointes, et il remonta la couverture de Sandy sur ses épaules.
Le carton sur les genoux, il ferma les yeux et glissa la main sous le couvercle. À l’intérieur, il y avait plus de deux cents photos, mais il n’en sortit qu’une seule. Il frotta lentement le pouce sur le papier glacé, essaya de deviner de quelle image il pouvait s’agir, un petit truc qu’il pratiquait pour faire durer les choses. Après avoir fait sa supposition, il ouvrit les yeux et alluma la lampe électrique juste une seconde. Clic, Clic. Un minuscule aperçu, et il posa cette photo de côté, referma les yeux, et en sortit une autre. Clic, clic. Des dos nus, des trous sanglants, et Sandy les jambes écartées. Il lui arrivait parfois de faire toute la boîte sans avoir émis une seule bonne supposition.
À un moment donné, il crut entendre un bruit, une portière claquer, des pas sur les marches de derrière. Il se leva et, sur la pointe des pieds, alla d’une pièce à l’autre, pistolet à la main, jetant un coup d’œil furtif à l’extérieur. Puis il vérifia la porte et retourna au divan. Le temps semblait se modifier, s’accélérer, ralentir, avancer, reculer, comme un rêve fou qu’il faisait en boucle. Une seconde il était debout dans un champ de soja boueux à la sortie de Jasper, Indiana, et le clic suivant de la lampe le conduisait au fond d’un ravin rocailleux au nord de Sugar City, Colorado. D’anciennes voix rampaient dans sa tête comme des vers, certaines remplies de malédictions, d’autres implorant encore sa pitié. À minuit, il avait parcouru une large portion du Midwest, revécu les derniers instants de vingt-quatre hommes étranges. Il se souvenait de tout. C’était comme s’il les ressuscitait à chaque fois qu’il sortait le carton, qu’il les excitait pour les éveiller, et leur permettait de chanter leur chant à eux. Un dernier clic, et il décida que c’était fini pour la soirée.
Après avoir remis le carton dans sa cachette, sous le lit, il ralluma les lumières et nettoya du mieux qu’il put la couverture avec le gant de toilette de Sandy. Pendant les heures qui suivirent, il resta assis à la table de la cuisine, graissant le pistolet, étudiant ses cartes routières et attendant que Sandy rentre du travail. Après avoir passé un moment avec le carton, il éprouvait toujours le besoin de sa compagnie. Elle lui avait parlé de l’homme de la fabrique de papier, et il y pensa un instant, ce qu’il ferait du crochet s’ils tombaient sur un auto-stoppeur comme ça.
Il avait oublié à quel point il avait faim jusqu’à ce qu’elle arrive avec deux hamburgers froids enduits de moutarde, trois bouteilles de bière et le journal du soir. Pendant qu’il mangeait, elle s’assit en face de lui et compta soigneusement ses pourboires, rangeant les nickels, les dimes, les quarters, en petites piles bien nettes, et il se rappela comment il s’était conduit, un peu plus tôt, à propos de son stupide feuilleton télé. « T’as fait une bonne soirée, aujourd’hui, dit-il quand elle eut enfin fini de compter.
— Pas mal pour un mercredi, je suppose, dit-elle avec un sourire fatigué. Alors, t’as fait quoi, aujourd’hui ? »
Il haussa les épaules. « Rien. J’ai nettoyé le frigidaire, chanté quelques chansons.
— T’as pas recommencé à enquiquiner la vieille dame, hein ?
— Je plaisantais, c’est tout. J’ai quelques nouvelles photos à te montrer.
— Duquel ?
— Celui qui avait un bandana autour de la tête. Elles sont bien.
— Pas ce soir, je pourrais pas m’endormir. » Puis elle poussa vers lui la moitié de la monnaie. Il la prit et la versa dans une boîte à café qu’il gardait sous l’évier. Ils mettaient toujours de l’argent de côté pour la prochaine bagnole, la prochaine pellicule, le prochain voyage. Il ouvrit la dernière bière, et lui servit un verre. Puis il s’agenouilla devant elle et lui retira ses chaussures, commença à masser ses pieds fatigués. « J’aurais pas dû te dire des trucs à propos de ton satané docteur, tout à l’heure, dit-il. Tu peux bien regarder ce que tu veux.
— C’est juste pour faire quelque chose, chéri. Ça me change les idées, tu comprends ? » Il acquiesça, passant délicatement les doigts sur la douce plante de ses pieds. Puis, quand elle eut terminé sa bière et une dernière cigarette, il souleva son corps mince et la porta, gigotante, dans le couloir, jusqu’à la chambre. Ça faisait des semaines qu’il ne l’avait pas entendue rire. Cette nuit, il lui tiendrait chaud, c’était le moins qu’il pût faire. Il était presque quatre heures du matin et, cahin-caha, avec beaucoup de chance et peu de regrets, ils avaient encore traversé une longue journée d’hiver.