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À la fin du mois de mai, Arvin fut diplômé du lycée de Coal Creek en même temps que neuf autres élèves de terminale. Le lundi suivant, il alla travailler sur un chantier de construction chargé de poser un nouveau revêtement sur la portion de la Route 60 qui traversait Greenbrier County. C’est un voisin de l’autre côté de la colline, un certain Clifford Baker, qui l’avait embauché. Le père d’Arvin et lui avaient l’habitude de faire les 400 coups ensemble avant-guerre, et Baker estimait que ce gosse méritait une chance autant qu’un autre. C’était un boulot bien payé, presque au tarif syndical, et bien qu’il s’agît d’un boulot de manœuvre dont on disait que c’était le pire travail de l’équipe, Earskell avait déjà fait travailler Arvin plus dur que ça dans le petit jardin derrière la maison. Le jour où il reçut son premier chèque, il prit au Slot Machine deux litres de bon whisky pour le vieil homme, commanda pour Emma une machine à tambour sur le catalogue Sears, et acheta à Lenora chez Mayfair, le magasin le plus cher trois comtés à la ronde, une nouvelle robe pour aller à l’église.

Tandis que la jeune fille essayait de trouver quelque chose qui lui aille, Emma dit : « Seigneur, je l’avais pas encore remarqué, mais tu commences à avoir des formes. » Lenora se retourna vers le miroir et sourit. Elle avait toujours été étroite, pas de hanches, pas de poitrine. L’hiver dernier, quelqu’un avait scotché sur son casier une photo de Life Magazine montrant un tas de victimes d’un camp de concentration, et avait écrit à l’encre « Lenora Laferty », avec une flèche dirigée sur le troisième cadavre à droite. S’il n’y avait pas eu Arvin, elle n’aurait même pas pris la peine de retirer la photo. Enfin elle commençait à ressembler à une femme, ainsi que le lui avait promis le pasteur Teagardin. Elle le retrouvait maintenant trois, quatre, parfois cinq après-midi par semaine. À chaque fois elle se sentait mal, mais elle ne pouvait pas lui dire non. C’était la première fois qu’elle se rendait compte à quel point le péché pouvait être puissant. Pas étonnant qu’il soit si difficile d’aller au Paradis. Chaque fois qu’ils se retrouvaient, Preston voulait essayer quelque chose de nouveau. Hier, il avait apporté un tube de rouge à lèvres de sa femme. « Je sais que ça semble idiot, avec ce qu’on a fait, dit-elle timidement, mais je ne crois pas qu’une femme doive se peindre le visage. Tu n’es pas fâché, n’est-ce pas ?

— Allons, bien sûr que non, chérie, pas de problèmes, lui dit-il. Merde, j’admire tes croyances. J’aimerais bien que ma femme adore Jésus comme toi. » Puis, dans un grand sourire, il remonta sa robe, glissa son pouce dans le haut de sa culotte, et la fit descendre. « En plus, de toute façon, je pensais te peindre autre chose. »

 

Un soir, alors qu’elle faisait la vaisselle du dîner, Emma regarda par la fenêtre et vit Lenora sortir du bois de l’autre côté du chemin, en face de la maison. Ils l’avaient attendue quelques minutes, puis avaient commencé à manger. « C’est sûr que ces temps-ci, cette petite passe pas mal de temps dans les bois », dit la vieille femme. Arvin était appuyé au dossier de sa chaise, en train de terminer son café et de regarder Earskell qui essayait de se rouler une cigarette. Le vieil homme était penché sur la table, une expression d’intense concentration sur son visage ridé. Arvin observa ses doigts qui tremblaient, et se demanda si son grand-oncle ne commençait pas à baisser un peu.

« Telle que je la connais, dit Arvin, elle doit être allée parler aux papillons. »

Emma regarda Lenora escalader le talus qui menait à la maison. À voir son visage, on aurait dit qu’elle avait couru. Au cours des dernières semaines, la vieille femme avait remarqué de grands changements en elle. Un jour elle était heureuse, et le lendemain complètement désespérée. Un tas de filles deviennent un peu folles pendant un moment quand leur sang commence à couler, raisonnait Emma, mais ça faisait deux ans que Lenora était passée par là. Cependant, elle la voyait toujours plongée dans sa bible, et elle semblait plus que jamais aimer aller à l’église, même si, pour ce qui était de faire un bon sermon, le pasteur Teagardin n’arrivait pas à la cheville d’Albert Sykes. Parfois, vu la façon dont il perdait le fil de ses idées, comme s’il avait la tête ailleurs, Emma se demandait si cet homme trouvait le moindre plaisir à prêcher l’Évangile. Voilà qu’elle était encore toute retournée à propos de ces foies de volaille, se dit-elle. Il faudrait qu’elle mentionne ça dans ses prières, ce soir, avant de se coucher. Elle se retourna et regarda Arvin. « Tu ne penses pas qu’elle puisse avoir un soupirant, non ?

— Qui ? Lenora ? » Il fit les yeux ronds comme s’il n’avait jamais rien entendu de plus grotesque. « Je ne pense pas que tu devrais t’inquiéter pour ça, grand-mère. » Il jeta un coup d’œil sur Earskell qui avait raté sa cigarette et qui restait assis là, la bouche ouverte, fixant les dégâts sur la table. Le garçon tendit la main vers le petit sachet de tabac et les feuilles de papier à rouler, et commença à en préparer une nouvelle pour le vieil homme.

« La beauté n’est pas tout, dit sévèrement Emma.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire », bredouilla Arvin, honteux d’avoir plaisanté à propos de Lenora. Il y avait déjà trop de gens qui le faisaient. Il se rendit compte soudain que bientôt il ne serait plus au lycée pour la défendre. L’automne prochain, ça allait être dur pour elle. « C’est juste que je pense qu’il n’y a dans le coin aucun garçon qui l’intéresse, c’est tout. »

La porte-moustiquaire de devant s’ouvrit et se referma dans un grincement, puis ils entendirent Lenora fredonner. Emma écouta attentivement, et reconnut « Poor Pilgrim of Sorrow ». Provisoirement satisfaite, elle plongea les mains dans l’eau tiède, et commença à récurer une poêle. L’attention d’Arvin revint à la cigarette. Il lécha le papier, effectua une torsion supplémentaire, puis la passa à Earskell. Le vieil homme sourit et fourragea dans sa poche pour trouver une allumette. Il chercha longtemps avant d’en trouver une.