Au sommet des Flats, Arvin prit vers le sud. Les buissons en lisière de la forêt étaient maintenant plus denses, mais il ne lui fallut que quelques minutes pour trouver la coulée de cerf que son père et lui suivaient pour aller au tronc à prières. Il aperçut le toit métallique de la grange, et il hâta le pas. La maison avait disparu, comme l’avait dit Hank. Il posa son sac et s’approcha de l’emplacement de la porte de derrière. Il traversa la cuisine, puis le couloir jusqu’à la chambre où sa mère était morte. Il écarta du pied des cendres et des morceaux de bois carbonisé, espérant trouver des reliques de sa mère, ou l’un des petits trésors qu’il gardait sur la fenêtre de sa chambre. Mais en dehors d’un bouton de porte rouillé et de ses souvenirs, il ne restait plus rien. Quelques bouteilles de bière vides étaient soigneusement alignées dans un angle des fondations de pierre, là où quelqu’un, un soir, s’était installé pour boire.
La grange n’était plus qu’une coquille. Tout le placage de bois extérieur avait été arraché. Le toit, par endroits, était percé de rouille, la peinture rouge délavée et écaillée par les intempéries. Arvin pénétra dans l’ombre de la grange, et là, dans un coin, se trouvait le seau pour le bétail dans lequel, un jour, Willard avait transporté son précieux sang. Arvin l’approcha de l’entrée, et s’en servit comme d’un siège pendant qu’il déjeunait. Il regarda un faucon à queue rouge dessiner dans le ciel des cercles nonchalants. Puis il sortit la photo de la femme et de l’homme mort. Pourquoi les gens faisaient-ils des choses pareilles ? Et il se demanda à nouveau comment la balle de la femme avait pu le manquer, alors qu’elle n’était pas à deux mètres de lui. Dans le silence, il entendit la voix de son père : « C’est un signe, mon garçon. Il faut être plus attentif. » Il mit la photo dans sa poche et cacha le seau derrière une balle de foin moisie. Puis il traversa à nouveau le champ.
Il retrouva la coulée de cerf et arriva bientôt à la clairière à laquelle Willard avait tant travaillé. Elle était maintenant presque entièrement envahie de fougères sauvages, mais le tronc à prières était toujours là. Cinq croix se dressaient encore, striées d’un rouge terne à cause de la rouille des clous. Les quatre autres étaient tombées sur le sol, des bignones aux fleurs orange entortillées autour. Quand il vit une partie des restes du chien encore suspendus à la première croix que son père avait dressée, son cœur s’emballa une seconde. Il s’appuya contre un arbre, repensa aux journées qui avaient précédé la mort de sa mère, au si grand désir qu’elle vive qui était celui de Willard. Il aurait tout fait pour elle ; tant pis pour le sang et la puanteur et les insectes et la chaleur. Tout, se dit Arvin. Et soudain, debout une fois de plus dans « l’église » de son père, il comprit que Willard avait éprouvé le besoin d’aller où que soit allée Charlotte, de façon à pouvoir continuer à veiller sur elle. Pendant toutes ces années, Arvin l’avait méprisé pour ce qu’il avait fait, comme s’il se fichait complètement de ce qui pouvait arriver à son fils après sa mort. Puis il repensa au trajet de retour du cimetière, quand Willard avait parlé d’aller voir Emma à Coal Creek. C’était la première fois que ça lui venait à l’esprit, mais son père ne pouvait pas lui dire plus clairement que lui aussi allait partir, et qu’il était désolé. « Peut-être y rester un moment, lui avait dit Willard ce jour-là. Ça te plaira, là-bas. »
Il essuya quelques larmes, posa son sac de sport sur le tronc puis fit le tour et s’agenouilla au pied de la croix du chien. Il écarta quelques feuilles mortes. Le crâne était à moitié enfoui dans le terreau, le petit trou qu’avait fait la balle de .22 encore visible entre les orbites vides. Il trouva le collier moisi, une petite touffe de poils encore collée au cuir autour de la boucle de métal rouillée. « Tu étais un bon chien, Jack », dit-il. Il rassembla tous les restes qu’il put trouver sur le sol – les minces côtes, l’os iliaque, une unique patte – et détacha les fragments cassants encore fixés à la croix. Délicatement, il en fit un petit tas. À l’aide de ses mains et de l’extrémité pointue d’une branche, il creusa un trou dans la terre noire humide au pied de la croix. Il creusa une cinquantaine de centimètres, puis installa soigneusement le tout au fond de la petite tombe. Puis il alla à son sac et en sortit l’image de la Crucifixion qu’il avait prise au motel et la fixa à l’un des clous de la croix.
Il fit à nouveau le tour du tronc et s’agenouilla à l’endroit où, autrefois, il priait à côté de son père. Il sortit le Luger de son jean et le posa au sommet du tronc. L’air était épais et immobile de chaleur et d’humidité. Il regarda Jésus sur la croix et ferma les yeux. Il fit de son mieux pour visualiser Dieu, mais il avait du mal à fixer son attention. Il finit par y renoncer, trouva plus facile d’imaginer plutôt ses parents le regardant de là-haut. Il semblait que toute sa vie, tout ce qu’il avait vu, ou dit, ou fait, menait à cet instant : seul, enfin, avec les fantômes de son enfance. Il commença à prier, pour la première fois depuis la mort de sa mère. « Dis-moi ce que je dois faire », murmura-t-il plusieurs fois. Au bout de quelques minutes, une soudaine rafale de vent descendit la colline derrière lui, et certains os encore accrochés aux arbres commencèrent à s’entrechoquer comme des carillons éoliens.