Plus tôt ce même jour, à Meade, Ohio, le shérif Lee Bodecker était assis à son bureau sur un fauteuil de chêne pivotant, en train de manger une barre chocolatée tout en feuilletant de la paperasse. Ça faisait deux mois qu’il n’avait pas pris un verre d’alcool, même pas une simple bière, et le médecin de sa femme lui avait dit que les sucreries lui en ôteraient l’envie. Florence en avait mis partout dans la maison, elle avait même glissé des biscuits de marin sous son oreiller. Parfois, la nuit, il se réveillait dans un craquement, la gorge aussi collante qu’un papier tue-mouche. Sans les comprimés de somnifères rouges, jamais il ne se serait endormi. La voix préoccupée de Florence, la façon dont, maintenant, elle le maternait, ça le rendait malade de voir jusqu’à quel point il avait pu se laisser aller. Les élections du comté étaient dans plus d’un an, mais Hen Matthews se montrait mauvais perdant. Son ancien patron lui faisait déjà des crasses, racontant des saloperies à propos d’hommes de loi aussi incapables d’arrêter des truands que de tenir l’alcool. Mais chaque barre chocolatée que mangeait Bodecker lui donnait envie d’en manger dix autres, et son ventre commençait à pendre par-dessus sa ceinture comme un gros sac de grenouilles mortes. À ce train-là, le temps qu’il recommence à faire campagne, il serait devenu un mollasson aussi gras que son beau-frère Carl, avec son visage de cochon.
Le téléphone sonna, et avant qu’il ait eu le temps de dire allô, la voix flûtée d’une vieille femme, à l’autre bout du fil, demanda : « Vous êtes le shérif ?
— Oui, c’est moi, dit Bodecker.
— Vous avez une sœur qui travaille au Tecumseh ?
— Peut-être, dit Bodecker. Je ne lui ai pas parlé depuis longtemps. » Au ton de la femme, il comprenait qu’il ne s’agissait pas d’un appel amical. Il posa ce qui restait de sa barre chocolatée sur la pile de paperasses. Ces temps-ci, parler de sa sœur rendait Lee nerveux. En 1958, quand il était rentré chez lui après l’armée, il aurait explosé de rire si quelqu’un lui avait dit que la maigre et timide Sandy allait se déchaîner, mais c’était avant sa rencontre avec Carl. Maintenant, il la reconnaissait à peine. Il y avait quelques années de ça, Carl l’avait convaincue de quitter son travail au Wooden Spoon et de s’installer en Californie. Ils ne restèrent absents que quelques semaines mais, à leur retour, il y avait en elle quelque chose de différent. Elle avait pris un boulot de serveuse au Tecumseh, le rade le plus mal famé de la ville. Maintenant elle se baladait en jupes courtes qui lui couvraient à peine le cul, le visage peint comme celui des putes qu’il avait virées de Water Street quand il avait été élu pour la première fois. « J’ai été trop occupé à poursuivre les mauvais garçons », plaisanta-t-il pour essayer d’apaiser un peu l’humeur de son interlocutrice. Il baissa les yeux, et remarqua une éraflure sur l’une de ses bottes marron toutes neuves. Il cracha sur son pouce, se pencha, et essaya de l’effacer.
« Oh, je veux bien le croire, dit la femme.
— Vous avez un problème ? dit Bodecker.
— Pour sûr que j’en ai un, dit méchamment la femme. Votre sœur, ça fait plus d’un an qu’elle vend son cul juste à la porte de derrière de cet endroit dégueulasse, mais pour autant que je sache, shérif, vous avez jamais levé le petit doigt pour arrêter ça. Difficile de dire combien de bons mariages elle a brisés. Comme je le disais à Mr Matthews, pas plus tard que ce matin, on se demande comment vous avez pu être élu, avec une famille pareille.
— Merde, qui est au bout du fil ? dit Bodecker, se penchant en avant sur son fauteuil.
— Ah ! dit la femme. Je tombe pas dans ce piège. Je sais comment la loi fonctionne, dans Ross County.
— Elle fonctionne parfaitement.
— C’est pas ce que dit Mr Matthews. » Et sur ces mots elle raccrocha.
Reposant violemment le récepteur, Bodecker repoussa sa chaise et se leva. Il jeta un coup d’œil sur sa montre et pris ses clefs sur le dessus du classeur. Quand il arriva à la porte, il s’arrêta et revint à son bureau. Il fourragea dans le tiroir du haut, trouva une boîte de caramels ouverte. Il en fourra une poignée dans sa poche.
Quand Bodecker, en sortant, passa devant la réception, le répartiteur, un jeune homme aux yeux verts exorbités et aux cheveux en brosse, leva les yeux de la revue cochonne qu’il était en train de lire. « Tout va bien, Lee ? » demanda-t-il.
Son gros visage rouge d’exaspération, le shérif continua son chemin sans un mot, puis s’arrêta à la porte et regarda derrière lui. Maintenant, le répartiteur tendait le magazine en direction du plafonnier, étudiant une forme féminine nue solidement attachée par des courroies de cuir et du fil de nylon, une petite culotte roulée en boule enfoncée dans la bouche. « Je ne veux pas que quelqu’un entre et te trouve plongé dans ce foutu bouquin de cul, Willis, dit Bodecker. Tu m’entends ? J’ai assez d’emmerdes comme ça.
— Pas de problème, Lee. Je ferai attention. » Il commença à tourner une autre page.
« Nom de Dieu, mec, t’es vraiment pas capable de comprendre ? hurla Bodecker. Pose ce fichu bouquin. »
Tout en roulant vers le Tecumseh, il suça un de ses caramels et pensa à ce que la femme, au téléphone, lui avait dit à propos de Sandy qui se prostituait. Même s’il soupçonnait Matthews d’avoir provoqué cet appel juste pour l’enquiquiner, il devait bien admettre qu’il n’aurait pas été à ce point surpris de découvrir que c’était vrai. Un couple de traîne-savates camés était assis sur le parking, à côté d’une motocyclette incrustée de boue séchée. Il retira son chapeau et son insigne, et les enferma dans la voiture. La dernière fois qu’il était venu là, au début de l’été, il avait vomi son Jack Daniel’s sur la table de billard. Sandy avait chassé tout le monde plus tôt que prévu et fermé la gargote. Il était allongé sur le sol collant, au milieu des mégots, des mollards et de la bière renversée, pendant qu’elle épongeait avec des serviettes les dégâts qu’il avait faits sur le tapis vert. Puis elle installa un petit ventilateur sur l’extrémité sèche de la table, et le mit en marche. « Quand il verra ça, Leroy va en faire une attaque, dit-elle, les mains sur ses hanches maigres.
— S’fairfout’ c’tenculé, marmonna Bodecker.
— Ouais, pour toi, c’est facile de dire ça, dit Sandy en l’aidant à se relever et à s’asseoir sur une chaise. Tu travailles pas pour ce connard.
— Je ferai fermer ce trou, dit Bodecker en agitant furieusement les bras. Je jure que je le ferai.
— Calme-toi, grand frère. » Elle lui essuya le visage avec un torchon humide et lui prépara une tasse de café instantané. Quand il essaya d’en avaler une gorgée, Bodecker laissa tomber la tasse. Elle explosa sur le sol. « Seigneur, j’aurais dû m’en douter, dit Sandy. Allons, viens, je ferais mieux de te ramener chez toi.
— Avec quel tacot tu roules, en ce moment ? bredouilla-t-il tandis qu’elle l’aidait à monter sur le siège avant.
— C’est pas un tacot, mon cœur. »
Il regarda l’intérieur du break, essaya de ne plus voir trouble. « Alors c’est quoi, putain ? dit-il.
— C’est une limousine », dit Sandy.