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La brise se calma et les os cessèrent de cliqueter. Arvin entendait maintenant d’autres sons, des petits bruits de tous les jours qui montaient du vallon : une porte-moustiquaire qui claquait, des enfants qui criaient, le ronronnement d’une tondeuse à gazon. Puis les cigales arrêtèrent un instant leur bourdonnement aigu, et il ouvrit les yeux. Tournant légèrement la tête, il crut entendre un léger bruit derrière lui, une feuille sèche crissant sous un pas, peut-être le craquement d’une brindille. Il n’en était pas certain. Quand les cigales recommencèrent, il empoigna le Luger sur le tronc. Accroupi, il fit le tour d’un buisson de rosiers sauvages sur la gauche de ce qui restait de la clairière, et commença à remonter la pente. Il avait fait vingt ou trente mètres quand il se rappela que son sac de sport était resté à côté du tronc à prières. Mais il était trop tard.

Il entendit une voix forte dans son dos. « Arvin Russell ? » Il plongea derrière un noyer blanc, et se redressa lentement. Retenant sa respiration, il jeta un coup d’œil de l’autre côté de l’arbre et vit Bodecker, armé d’un fusil. Sur le coup, il ne vit qu’une partie de la chemise brune et des bottes. Puis le policier avança de quelques pas, et il distingua la plus grande partie de son visage. « Arvin ? Je suis le shérif Bodecker, fiston, cria le shérif. Je suis pas là pour te faire du mal, promis. Je veux juste te poser quelques questions. » Arvin le vit cracher et essuyer la sueur qui lui coulait dans les yeux. Bodecker avança encore de quelques pas, et un coq de bruyère s’envola de sa cachette et traversa la clairière, battant furieusement des ailes. Levant brusquement son fusil, Bodecker tira, puis fit rapidement monter une autre cartouche dans le chargeur. « Merde, mon garçon, je suis désolé, cria-t-il. Ce fichu oiseau m’a fait peur. Maintenant, sors, qu’on puisse parler un peu. » Il avança à pas de loup, s’arrêta à la lisière de la clairière embroussaillée. Il vit le sac de sport sur le sol, l’image de Jésus, dans son cadre, suspendue à la croix. Peut-être que ce fils de pute est vraiment dingue, pensa-t-il. Dans la pénombre des bois, il distinguait encore des ossements suspendus à des fils de fer. « Je pensais bien que c’est là qu’on viendrait. Tu te souviens, le soir où tu m’as conduit là ? C’était terrible, ce qu’avait fait ton père. »

Arvin libéra le cran de sûreté du Luger et ramassa un morceau de bois sec à ses pieds. Il le jeta bien haut dans une ouverture au milieu des branches. Quand il rebondit sur un arbre en contrebas du tronc à prières, Bodecker tira encore deux balles en une succession rapide. Il fit monter une autre cartouche dans le chargeur. Des fragments de feuilles et d’écorce flottèrent dans l’air. « Sacré nom de Dieu, mon garçon, te fous pas de moi », hurla-t-il. Il pivota, regardant comme un fou dans toutes les directions, puis s’approcha un peu plus du tronc.

Arvin avança silencieusement dans le chemin derrière lui. « Vous feriez mieux de poser ce fusil, shérif, dit le garçon. J’en ai un pointé sur vous. »

Bodecker s’immobilisa à mi-pas, puis posa lentement le pied. Baissant les yeux sur le sac de sport ouvert, il vit, posée sur un jean, un exemplaire de la Meade Gazette du matin. En Une, sa photo lui retournait son regard. D’après le son de sa voix, il estima que le garçon était juste derrière lui, à six ou sept mètres peut-être. Il lui restait deux cartouches dans son fusil de chasse. Contre un pistolet, les chances étaient pour lui. « Fiston, tu sais que je peux pas faire ça. Merde, c’est une des premières règles qu’on vous apprend à l’école de police. On ne renonce jamais à son arme.

— Ce qu’on vous apprend, j’y peux rien, dit Arvin. Posez-le par terre et reculez. » Il sentait son cœur battre contre sa chemise. Soudain, toute l’humidité semblait comme aspirée.

« Alors quoi ? Tu veux me tuer comme tu as tué ma sœur et ce pasteur en Virginie-Occidentale ? »

La main d’Arvin commença à trembler un peu quand il entendit le shérif mentionner Teagardin. Il réfléchit une seconde. « J’ai dans ma poche une photo où elle est en train de caresser un type mort. Si vous lâchez ce fusil, je vous la montre ». Il vit le dos du policier se raidir, et il affermit sa prise sur le Luger.

« Espèce de petit salopard », dit Bodecker dans sa barbe. Il regarda à nouveau son visage sur le journal. La photo avait été prise juste après son élection. Le serment de faire respecter la loi ! Il y avait presque de quoi rire. Puis il leva l’Ithaca et s’apprêta à se retourner brusquement. Le garçon fit feu.

Le fusil de Bodecker partit, la chevrotine faisant un trou dentelé dans les rosiers sauvages à la droite d’Arvin. Le garçon tressaillit et appuya à nouveau sur la gâchette. Le shérif laissa échapper un cri aigu et tomba en avant dans les feuilles. Arvin attendit une minute ou deux, puis s’approcha prudemment. Bodecker était allongé sur le flanc, regardant le sol. Une balle lui avait fracassé le poignet et l’autre avait pénétré sous son bras. Apparemment, au moins l’un de ses poumons avait été percé. À chaque pénible respiration de l’homme, un jet de sang rouge imprégnait le devant de sa chemise. Quand Bodecker vit les bottes usées du garçon, il tenta de tirer le pistolet de son holster, mais Arvin se pencha, le saisit et le jeta à quelques pas.

Il posa le Luger sur le tronc et, aussi délicatement qu’il put, retourna Bodecker sur le dos. « Je sais que c’était votre sœur, mais regardez ça », dit-il. Il sortit la photographie de son portefeuille et la tendit devant le shérif pour qu’il la voie. « J’avais pas le choix. Je lui ai dit de poser ce fusil, je vous le jure. » Bodecker leva les yeux sur le visage du garçon, puis tourna le regard vers Sandy et l’homme mort qu’elle tenait dans les bras. Il grimaça et tenta de saisir la photo avec son bras valide, mais il était trop faible pour produire autre chose qu’un effort hésitant. Puis il se recoucha sur le dos et commença à cracher du sang, comme elle l’avait fait.

Arvin eut l’impression que des heures passaient tandis qu’il écoutait le shérif lutter pour rester en vie, mais en réalité il ne fallut à l’homme que quelques minutes pour mourir. Maintenant, plus moyen de revenir en arrière, pensa-t-il. Il ne pouvait pas non plus continuer comme ça. Il imagina la porte d’une pièce triste et vide se refermant avec un léger clic, pour ne plus jamais s’ouvrir, et ça le calma un peu. Quand il entendit Bodecker pousser son dernier râle, il prit une décision. Il saisit le Luger et s’approcha du trou qu’il avait creusé pour Jack. Se mettant à genoux dans la terre humide, il passa lentement la main sur le canon de métal gris, pensa à son père qui l’avait rapporté, il y avait tant d’années. Puis il le posa dans le trou à côté des ossements de l’animal. Avec ses mains, il remit toute la terre dans le trou, et l’aplanit. Il recouvrit la tombe avec des feuilles mortes et quelques branchages. Il décrocha l’image du Sauveur, l’emballa, et la mit dans son sac de sport. Peut-être aurait-il un jour un endroit pour l’accrocher. Ça aurait fait plaisir à son père. Il mit la photo de Sandy et les deux pellicules dans la poche de la chemise de Bodecker.

Arvin se retourna une dernière fois vers le tronc couvert de mousse et les croix grises pourrissantes. Il ne reverrait jamais cet endroit ; sans doute ne reverrait-il jamais non plus Emma et Earskell, d’ailleurs. Il fit demi-tour et prit la direction de la coulée de cerf. Quand il arriva au sommet de la colline, il frôla une toile d’araignée et sortit des bois obscurs. Le ciel sans nuage était du bleu le plus profond qu’il ait jamais vu, et le champ semblait flamber de lumière. On aurait dit qu’il s’étendait à l’infini. Il commença à marcher vers le nord, en direction de Paint Creek. En se dépêchant un peu, il pourrait être sur la 50 dans une heure. Avec un peu de chance, quelqu’un le prendrait.