Quelques jours plus tard, Carl conduisit Sandy à son travail en lui disant qu’il fallait qu’il sorte de l’appartement un moment. Il était tombé plusieurs centimètres de neige la nuit précédente, et, le matin, le soleil parvenait enfin à percer l’épaisse couche de nuages gris qui avaient flotté sur l’Ohio comme une malédiction lugubre, incessante, pendant plusieurs semaines. À Meade, tout, même la cheminée de la fabrique, étincelait de blancheur. « Tu veux entrer une minute ? lui proposa-t-elle quand il s’arrêta devant le Tecumseh. Je t’offre une bière. »
Carl regarda autour de lui les véhicules sur le parking couvert de neige fondue. Il était surpris qu’il y ait autant de monde en milieu de journée. Il était resté si longtemps enfermé dans l’appartement que, pour sa première sortie dans le monde réel depuis Noël, il imaginait ne pas pouvoir supporter autant de monde. « Non, je ne pense pas. Je pensais juste rouler un moment, et essayer de rentrer avant la nuit.
— Comme tu veux, dit-elle en ouvrant la portière. Mais n’oublie pas de venir me prendre, ce soir. »
Dès qu’elle fut à l’intérieur, Carl prit le chemin de l’appartement de Watt Street. Il resta assis à la fenêtre de la cuisine jusqu’à ce que le soleil se couche, puis alla à la voiture. Il mit son appareil photo dans la boîte à gants, et le pistolet sous le siège. Il y avait la moitié d’un plein dans le réservoir, et dans son portefeuille cinq dollars qu’il avait pris dans leur cagnotte. Il se promit qu’il n’allait rien faire de particulier, juste rouler un peu en ville et faire semblant. Parfois, cependant, il lui arrivait de regretter d’avoir fixé ces satanées règles. Merde, dans le coin, il pourrait sans doute tuer un plouc tous les soirs, s’il en avait envie. « Mais, bon Dieu, c’est justement pour ça que tu as fixé des règles, Carl, se dit-il en commençant à descendre la rue. Pour pas tout foutre en l’air. »
En passant devant le White Cow Diner, sur High Street, il vit son beau-frère debout à côté de sa voiture de patrouille, à la lisière du parking, en train de parler à quelqu’un qui était assis au volant d’une Lincoln noire rutilante. Étant donné la façon dont Bodecker agitait les bras, ils avaient l’air de s’engueuler. Carl ralentit et les regarda dans son rétroviseur aussi longtemps qu’il le put. Il pensa à une chose que Sandy lui avait dite, un soir, quelques semaines plus tôt, que s’il n’arrêtait pas de traîner avec des types comme Tater Brown et Bobo McDaniels, son frère allait finir en prison. « C’est qui, ces types ? » avait-il demandé. Il était assis à la table de la cuisine, en train de déballer un des cheeseburgers qu’elle avait rapportés de son travail. Quelqu’un en avait déjà pris une bouchée. De son canif, il gratta l’oignon coupé en dés.
« Ils dirigent tout de Circleville à Portsmouth, lui dit-elle. Enfin, tout ce qui est illégal.
— D’accord, dit Carl. Et comment tu sais ça, toi ? »
Elle rentrait toujours à la maison avec une nouvelle idiotie qu’un ivrogne lui avait fait gober. La semaine dernière, elle avait parlé à quelqu’un qui avait participé à l’assassinat de Kennedy. Parfois, le fait qu’elle soit aussi crédule l’énervait un maximum, mais, enfin, il savait que c’était sans doute l’une des principales raisons pour lesquelles elle était restée avec lui tout ce temps.
« Eh bien, parce que ce type s’est arrêté au bar aujourd’hui, juste après que Juanita fut partie et il m’a donné une enveloppe pour Lee. » Elle alluma une cigarette et souffla de la fumée en direction du plafond constellé de taches. « Elle était bourrée de fric, et c’était pas des billets d’un dollar. Il devait y avoir là-dedans quatre ou cinq cents dollars, peut-être plus.
— Seigneur ! T’en as pris un peu ?
— Tu te fous de moi, non ? C’est pas le genre de type à qui on pique des trucs. » Elle prit une frite dans la boîte en carton grasse posée devant Carl, la trempa dans une petite flaque de ketchup. Toute la soirée, elle avait pensé à sauter dans la voiture et à se tirer avec l’enveloppe.
« Mais c’est ton frère, merde. Il te ferait rien.
— Carl, vu comment Lee est maintenant, je pense pas qu’il y réfléchirait à deux fois avant de se débarrasser de nous. Avant de se débarrasser de toi, en tout cas.
— Eh bien, alors, qu’est-ce que t’en as fait ? Tu l’as toujours sur toi ?
— Bien sûr que non. Quand Lee est arrivé, je la lui ai donnée, et j’ai fait l’idiote. » Elle regarda la frite qu’elle tenait dans la main, la laissa tomber dans le cendrier. « Mais il avait pas l’air très content », ajouta-t-elle.
Pensant toujours à son beau-frère, Carl tourna dans Vine Street. Chaque fois qu’il tombait sur Lee, ce qui, Dieu merci, n’arrivait pas souvent, ce fils de pute lui demandait : « Alors, tu travailles où, Carl ? » Il aurait donné n’importe quoi pour le voir dans une merde dont il ne pourrait pas se tirer en se contentant de montrer furtivement son putain d’insigne. Devant lui, il vit deux garçons, âgés peut-être de quinze ou seize ans, avancer lentement le long du trottoir. Il se rangea, coupa le moteur, baissa la vitre et aspira de grandes goulées d’air frais. Il les regarda se séparer au bout de la rue, l’un s’éloignant vers la droite, l’autre vers la gauche. Il baissa la vitre côté passager, démarra, roula jusqu’au stop, et tourna à droite.
« Salut, dit Carl en s’arrêtant à côté du gamin maigre qui portait une veste bleu marine au dos de laquelle on lisait, cousus en lettres blanches, les mots Meade High School. Tu veux que je fasse faire un petit bout de chemin ? »
Le garçon s’arrêta et regarda le conducteur de ce break misérable. Le visage de l’homme, luisant de sueur, brillait à la lueur des lampadaires. Un chaume brun couvrait ses joues grasses et son cou. Il avait les yeux perçants et cruels, comme ceux d’un rongeur. « Qu’est-ce que vous avez dit ? demanda le garçon.
— Je fais un tour dans le coin, dit Carl. On pourrait peut-être aller prendre une bière. » Il déglutit et se reprit avant de commencer à supplier.
Le garçon eut un sourire suffisant. « Vous vous êtes trompé de client, m’sieur, dit-il. Je suis pas comme ça. » Puis il se remit à marcher, accélérant le pas.
« Alors va te faire foutre », dit Carl dans sa barbe. Il resta assis dans la voiture et regarda le garçon disparaître à l’intérieur d’une maison à quelques portes de là. Il était un peu déçu mais, surtout, soulagé. Il savait que s’il était parvenu à faire monter ce voyou, il n’aurait pas pu se maîtriser. Il visualisait presque ce qui se serait passé, ce petit saligaud allongé dans la neige, éventré. Un jour, pensa-t-il, il faudrait qu’il photographie une scène d’hiver.
Il retourna au White Cow Diner, vit que Bodecker n’était plus là. Il se gara et entra, s’assit au comptoir et commanda une tasse de café. Ses mains tremblaient toujours. « Qu’est-ce qu’il peut faire froid, dehors, dit-il à la serveuse, une grande fille maigre avec un nez rouge.
— On est dans l’Ohio, dit-elle.
— Je n’en ai pas l’habitude.
— Ah bon ? Vous êtes pas du coin, alors ?
— Non, dit Carl, prenant une gorgée de café et sortant une de ses bites de chien. Je ne fais que passer en rentrant de Californie. » Puis il fronça les sourcils et baissa les yeux sur le cigare. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait dit ça, à moins que peut-être il ait voulu impressionner la fille. En général, la seule mention du nom de cet État le rendait malade. Sandy et lui s’y étaient installés quelques semaines après leur mariage. Carl pensait qu’il y rencontrerait le succès, qu’il prendrait des photos de stars de cinéma et de gens célèbres, qu’il trouverait à Sandy un travail de modèle, mais ils avaient terminé fauchés et affamés, et il avait fini par la vendre à deux hommes qu’il avait rencontrés devant les bureaux d’un imprésario louche, et qui avaient l’intention de réaliser un film porno. Au départ, elle avait refusé, mais ce soir-là, après qu’il l’eut gavée de vodka et de promesses, ils avaient gravi avec leur vieux tacot les collines brumeuses d’Hollywood et s’étaient arrêtés devant une petite villa sombre avec des journaux scotchés sur les fenêtres. « C’est peut-être l’occasion de notre vie, avait dit Carl en la conduisant à la porte. De nous faire des relations. »
En plus des deux hommes avec lesquels il avait passé le marché, il y en avait sept ou huit autres debout le long des murs jaune citron du salon, totalement vide en dehors d’une caméra sur un trépied et d’un lit double couvert de draps froissés. Un homme tendit un verre à Carl, et un autre, d’une voix douce, demanda à Sandy de retirer ses vêtements. Deux hommes la prirent en photo pendant qu’elle se déshabillait. Personne ne disait mot. Puis quelqu’un claqua dans ses mains et la porte de la salle de bains s’ouvrit à la volée. Un nain à la tête rasée beaucoup trop grosse pour son corps fit entrer dans la pièce un homme grand à l’air hébété. Le nain portait un beau pantalon roulé à une dizaine de centimètres au-dessus de ses chaussures italiennes à bouts pointus, et une chemise hawaïenne, mais l’homme qu’il conduisait était nu comme un ver, un long pénis veiné de bleu aussi large qu’une tasse à café se balançant entre ses jambes bronzées et musclées. Quand elle vit le nain, avec un grand sourire, détacher la laisse du collier de chien autour du cou de l’homme, Sandy roula hors du lit et commença à saisir frénétiquement ses vêtements. Carl se leva et dit : « Désolé, les gars. La dame a changé d’avis.
— Faites-moi sortir ce connard », grommela l’homme derrière la caméra. Avant que Carl ait pu comprendre ce qui lui arrivait, trois hommes l’avaient tiré vers la porte et déposé dans sa voiture. « Maintenant, t’attends là, ou alors elle aura vraiment mal », lui dit l’un d’eux. Carl mâchonnait son cigare et regardait des ombres se déplacer derrière les fenêtres bouchées, essayant de se persuader que tout allait bien se passer. Après tout, on était dans le milieu du cinéma, il ne pouvait rien arriver de trop grave. Deux heures plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit et les trois mêmes hommes portèrent Sandy à la voiture, la jetèrent sur le siège arrière. L’un deux fit le tour côté chauffeur et tendit vingt dollars à Carl. « Ça fait pas le compte, dit Carl. On avait dit deux cents.
— Deux cents ? Merde, elle en valait même pas dix. Dès que ce gros fils de pute lui est entré dans le cul, elle s’est évanouie et elle est restée là comme un poisson mort. »
Carl se retourna et regarda Sandy allongée sur le siège. Elle commençait à revenir un peu à elle. Ils lui avaient renfilé son corsage à l’envers. « Ça suffit, ces conneries, dit-il. Je veux parler aux types avec qui j’ai passé le marché.
— Tu veux dire Jerry et Ted ? Hé, ça fait une heure qu’ils sont partis, dit l’homme.
— Je vais appeler les flics, voilà ce que je vais faire.
— Non, tu vas pas appeler les flics », dit l’homme en secouant la tête. Puis il passa la main par la fenêtre, empoigna Carl à la gorge et serra. « Si tu veux tout savoir, si t’arrêtes pas de râler et que tu te casses pas immédiatement, je vais te ramener à l’intérieur, et dire à ce vieux Frankie qu’il se lâche sur ton gros cul. Je les laisserai se faire cent dollars de plus, Tojo et lui. ». Tandis que l’homme retournait vers la maison, Carl l’entendit ajouter, dans son dos : « Et essaie pas de nous la ramener. Elle a pas ce qu’il faut pour ce genre de boulot. »
Le lendemain matin, Carl sortit et, avec les vingt dollars que lui avait donnés le type, acheta un Smith & Wesson .38 d’apparence antique chez un prêteur sur gages. « Comment je suis sûr qu’il marche, ce machin ? demanda-t-il.
— Suivez-moi », dit l’homme. Il conduisit Carl dans une pièce à l’arrière et tira deux balles dans un tonneau rempli de sciure et de vieux magazines. « Ils ont arrêté de fabriquer ce modèle en 1940, ou dans ces eaux-là, mais c’est toujours une sacrée bonne arme. »
Il retourna au Blue Star Motel, où Sandy trempait dans une baignoire d’eau bouillante et de sel d’Epsom. Il lui montra son arme et lui jura qu’il allait plomber les deux salauds qui les avaient piégés. Mais quand il sortit, il remonta la rue et s’assit sur un banc dans le parc, où il passa le reste de la journée à se demander s’il n’allait pas plutôt se flinguer. Ce jour-là quelque chose s’était brisé en lui. Pour la première fois, il réalisait que sa vie n’avait aucun sens. La seule chose qu’il sût faire, c’était se servir d’un appareil photo, mais qui avait besoin qu’un type quelconque et obèse, aux cheveux clairsemés, prenne d’ennuyeuses photos de chiards pleurnichards, de pouffiasses en robe de bal de promotion, de couples mariés moroses célébrant vingt ans de misère ? Ce soir-là, quand il rentra dans leur chambre, elle était déjà endormie.
Ils reprirent la route de l’Ohio l’après-midi du lendemain. Il conduisait, et elle était assise sur les oreillers qu’ils avaient volés dans la chambre du motel. Il se rendait compte qu’il avait du mal à la regarder dans les yeux, et ils se dirent à peine deux mots pendant tout le trajet à travers le désert, jusque dans le Colorado. Alors qu’ils commençaient à s’élever dans les Rocheuses, son saignement finit par cesser et elle lui dit qu’elle préférait conduire que de rester assise comme ça à penser qu’elle avait été violée par l’esclave drogué de ce nain, pendant que tous ces hommes se moquaient d’elle. Quand elle fut derrière le volant, elle alluma une cigarette et mit la radio. Il leur restait quatre dollars. Deux heures plus tard, ils prirent un homme qui sentait le gin et qui faisait du stop pour rentrer chez sa mère, à Omaha. Il leur raconta qu’il avait tout perdu, y compris sa voiture, dans un bordel – à vrai dire, juste une caravane, avec trois putes qui se relayaient, une tante et ses deux nièces – au milieu des dunes, au nord de Reno. « La chatte, dit l’homme. Ça a toujours été mon problème.
— C’est comme une espèce de maladie qui s’empare de vous ? dit Carl.
— Mon pote, je croirais entendre ce docteur pour la tête que j’ai dû aller voir une fois. ». Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes, puis l’homme se pencha en avant et posa nonchalamment les bras sur le haut du siège avant. Il leur proposa de prendre une gorgée dans sa flasque, mais ni l’un ni l’autre n’était d’humeur à faire la fête. Carl ouvrit la boîte à gants pour sortir l’appareil. Il se disait qu’il ferait aussi bien de prendre quelques photos du paysage. Il y avait une bonne chance pour qu’il ne revoie jamais ces montagnes. « C’est votre femme ? demanda l’homme après s’être renfoncé sur son siège.
— Ouais, dit Carl.
— Je vais vous dire une chose, mon ami. Je ne sais pas quelle est votre situation, mais je vous donne vingt dollars pour un coup rapide avec elle. Pour tout vous dire, je ne pense pas pouvoir tenir jusqu’à Omaha.
— Ça suffit », dit Sandy. Elle appuya sur les freins et mit son clignotant. « J’en ai plein le dos des fils de pute comme vous. »
Carl jeta un coup d’œil au pistolet, à moitié dissimulé par une carte dans la boîte à gants. « Attends une minute », dit-il à Sandy à voix basse. Il se retourna et regarda l’homme, vêtements chics, cheveux noirs, teint olivâtre, pommettes saillantes. Un soupçon d’eau de Cologne se mêlait à l’odeur du gin. « Je croyais que vous aviez perdu tout votre argent.
— En fait, c’est vrai, tout ce que j’avais sur moi, en tout cas, mais quand je suis arrivé à Vegas, j’ai appelé maman. Cette fois-ci, elle n’a pas voulu me racheter de voiture, mais elle m’a envoyé quelques dollars pour rentrer à la maison. Pour les trucs comme ça, elle est très bien.
— Si on disait cinquante ? proposa Carl. Vous les avez ?
— Carl ! » hurla Sandy. Elle était sur le point de lui dire qu’il pouvait tirer son gros cul de là, lui aussi, quand elle le vit sortir furtivement l’arme de la boîte à gants. Elle tourna à nouveau les yeux sur la route, et reprit une vitesse de croisière.
« Je sais pas, mon vieux, dit l’homme en se grattant le menton. Sûr, je les ai, les cinquante dollars, mais pour ce prix-là, on peut s’offrir un feu d’artifice. Vous voyez ce que je veux dire ? Ça vous dérangerait qu’elle fasse quelques extras ?
— Non, tout ce que vous voulez », dit Carl. Sa bouche devenait sèche tandis que son cœur battait de plus en plus vite. « Il faut juste qu’on trouve un endroit tranquille pour s’arrêter. » Il rentra son ventre et glissa le pistolet dans son pantalon.
Une semaine plus tard, quand il trouva enfin le courage de développer les photos qu’il avait prises ce jour-là, Carl sut, au premier coup d’œil, avec une certitude qu’il ressentait pour la première fois, que le début de l’œuvre de sa vie lui retournait son regard depuis le bain de fixateur, dans la casserole. Même si ça lui faisait mal de voir, une fois de plus, Sandy les bras autour du cou de ce chasseur de putes, dans les transes de son premier véritable orgasme, il savait qu’il ne serait jamais capable d’arrêter. Et l’humiliation qu’il avait ressentie en Californie ? Il se jura que ça ne se reproduirait jamais. L’été suivant ils partirent en chasse pour la première fois.
La serveuse attendit que Carl ait allumé son cigare, et demanda : « Alors, qu’est-ce que vous faites dans le coin ?
— Je suis photographe. Surtout des stars de cinéma.
— Vraiment ? Vous avez déjà pris une photo de Tab Hunter ?
— Non, je peux pas dire ça, dit Carl. Mais je parie que ça serait agréable de travailler avec lui. »