Pour les quinze ans d’Arvin, Oncle Earskell lui tendit un pistolet emballé dans un morceau de tissu et une boîte de cartouches pleine de poussière. « C’était à ton papa, dit le vieil homme. C’est un Luger. Il l’avait acheté en rentrant de la guerre. Je suppose qu’il voudrait que tu l’aies. » Earskell n’avait jamais eu l’usage d’un pistolet, et il avait caché l’arme sous une planche du fumoir dès que Willard était parti pour l’Ohio. Depuis, les rares fois où il l’avait touchée, c’était pour la nettoyer de temps en temps. Quand il vit le regard ravi du garçon, il fut content d’avoir tenu bon et de ne pas avoir vendu le Luger. Ils venaient de finir de souper et il restait sur le plat, au milieu de la table, un morceau de lapin grillé. Earskell se demandait s’il allait garder ou pas la cuisse pour son petit-déjeuner, puis il la prit et commença à mastiquer.
Arvin déballa soigneusement le Luger. La seule arme à feu que son père avait à la maison était un fusil, un .22, et Willard ne lui permettait jamais d’y toucher, et encore moins de s’en servir. Earskell, de son côté, trois ou quatre semaines à peine après qu’Arvin fut venu vivre chez eux, avait tendu au garçon un Remington calibre 16 et l’avait conduit dans les bois. « Dans cette maison, à moins que tu ne veuilles mourir de faim, tu ferais mieux de savoir te servir d’un fusil, lui avait dit le vieil homme.
— Mais je ne veux pas tirer sur les animaux, avait répondu le garçon ce jour-là, quand Earskell s’arrêta et lui montra deux écureuils gris qui sautaient dans les hautes branches d’un noyer blanc.
— Je t’ai bien vu manger une côtelette, ce matin ?
— Ouais. »
Le vieil homme haussa les épaules. « Quelqu’un a bien dû tuer ce cochon et le découper, non ?
— Je suppose que oui. »
Alors Earskell leva son propre fusil et fit feu. Un des écureuils tomba sur le sol, et le vieil homme se dirigea vers lui. « Essaie juste de pas trop les amocher, dit-il dans son dos. Il faut qu’il reste quelque chose à mettre dans la casserole. »
À la lueur oscillante des lampes à kérosène qui pendaient aux deux extrémités de la pièce, la couche d’huile faisait briller le Luger, comme s’il était neuf. « Je l’ai jamais entendu parler de ça, dit Arvin en soulevant le pistolet par la crosse et en le pointant vers la fenêtre. D’avoir été dans l’armée, je veux dire. » Il y avait un certain nombre de choses dont sa mère l’avait averti à propos de son père, et le fait de poser des questions sur ce qu’il avait vu pendant la guerre était très haut sur la liste.
« Oui, je sais, dit Earskell. Je me souviens que quand il est rentré, je voulais qu’il me parle des Japs, mais à chaque fois que je mettais ça sur le tapis, il recommençait à parler de ta mère. » Il finit sa cuisse de lapin et posa l’os sur son assiette. « Mince, je pense qu’à ce moment-là il savait même pas comment elle s’appelait. Il l’avait juste vue servir à table dans une gargote pendant son voyage de retour.
— Le Wooden Spoon, dit Arvin. Quand elle a été malade, il m’y a emmené, une fois.
— Je crois qu’il a vu pas mal de choses dures pendant la guerre », dit le vieil homme. Il chercha des yeux un torchon, puis s’essuya les mains sur le devant de sa salopette. « J’ai jamais su s’ils les mangeaient morts ou vivants. »
Arvin se mordit la lèvre et déglutit. « C’est le plus beau cadeau que j’aie jamais eu. »
À cet instant, Emma entra dans la cuisine, portant un simple gâteau jaune sur une petite poêle. Une unique bougie était plantée au milieu. Lenora la suivait, vêtue de la longue robe bleue et du bonnet qu’en général elle ne portait qu’à l’église. Elle tenait une boîte d’allumettes dans une main, et dans l’autre sa bible au cuir craquelé. « Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Emma quand elle vit le Luger entre les mains d’Arvin.
— C’est le pistolet que Willard m’a donné, dit Earskell. J’ai pensé que c’était le moment de le transmettre au petit.
— Oh », dit Emma. Elle posa le gâteau sur la table et saisit l’ourlet de son tablier à carreaux, pour essuyer une larme. Le fait de voir le pistolet lui rappelait son fils, une fois de plus, et la promesse qu’elle n’avait pu tenir, il y avait tant d’années. Parfois elle ne pouvait s’empêcher de se demander s’ils auraient tous été encore en vie aujourd’hui si seulement elle était parvenue à convaincre Willard de rester là et d’épouser Helen.
Ils restèrent silencieux un moment ; on aurait dit qu’ils savaient à quoi pensait la vieille femme. Puis Lenora frotta une allumette et dit d’une voix chantante : « Bon anniversaire, Arvin. » Elle alluma la bougie, la même dont ils s’étaient servis pour fêter son quatorzième anniversaire, quelques mois plus tôt.
« Il peut pas servir à grand-chose, continua Earskell, montrant le pistolet sans faire attention au gâteau. Pour toucher quelque chose avec ça, il faut être juste à côté.
— Vas-y, Arvin, dit Lenora.
— Autant jeter une pierre, plaisanta le vieillard.
— Arvin ?
— Le fusil te sera plus utile.
— Fais un vœu avant que la bougie soit finie, dit Emma.
— Ces cartouches de neuf millimètres, dit Earskell en les montrant, Banner en vend pas au magasin, mais il peut en commander spécialement.
— Dépêche-toi, cria Lenora.
— O.K., O.K. », dit le garçon en posant le pistolet sur le tissu. Il se pencha et souffla sur la mince flamme.
« Alors c’était quoi, ton vœu ? » demanda Lenora. Elle espérait qu’il avait un rapport avec le Seigneur, mais tel qu’elle connaissait Arvin, elle n’allait pas retenir son souffle. Chaque soir, elle espérait qu’il se réveillerait avec l’amour de Jésus-Christ dans le cœur. Elle n’aimait pas imaginer qu’il allait finir en enfer comme cet Elvis Presley et tous ces autres pécheurs qu’il écoutait à la radio.
« Tu sais bien qu’on ne demande pas ça, dit Emma.
— C’est bon, grand-mère, dit Arvin. J’ai fait le vœu de pouvoir tous vous amener en Ohio, et vous montrer où on vivait. C’était joli, là-haut, sur la colline. Enfin, c’était joli avant que maman tombe malade.
— Je t’ai déjà dit que j’ai habité à Cincinnati ? » demanda Earskell.
Arvin fit un clin d’œil aux deux femmes. « Non, dit-il. Je me souviens pas.
— Pitié, Seigneur, pas encore une fois », marmonna Emma tandis que Lenora, souriant pour elle-même, ôtait du gâteau le moignon de la bougie et le mettait dans la boîte d’allumettes.
« Ouais, j’ai suivi une fille là-haut, dit le vieillard. Elle était de Fox Knob, elle avait été élevée à côté de chez Riley. Sa maison est plus là. Voulait faire une école de secrétariat. J’étais pas plus vieux que tu l’es maintenant.
— Qui voulait faire une école de secrétariat ? demanda Arvin. Toi ou la fille ?
— Ah ! Elle, bien sûr », dit Earskell. Il inspira longuement, puis expira lentement. « Elle s’appelait Alice Louise Berry. Tu te souviens d’elle, hein, Emma ?
— Oui, je me souviens d’elle, Earskell.
— Alors pourquoi t’es pas resté là-bas ? » demanda Arvin sans réfléchir. Il avait entendu cent fois des fragments de cette histoire, mais il n’avait encore jamais demandé au vieil homme pourquoi il avait fini par revenir à Coal Creek. En vivant avec son père, Arvin avait appris qu’il ne faut pas trop fouiller dans les affaires des autres. Chacun, lui compris, a des choses dont il n’aime pas parler. Depuis cinq ans que ses parents étaient morts, pas une seule fois il n’avait évoqué le fait qu’il en voulait à Willard de l’avoir abandonné. Et maintenant il se trouvait tout bête d’avoir ouvert la bouche et mis le vieil homme mal à l’aise. Il commença à remballer son pistolet dans son tissu.
Earskell parcourut la pièce d’un regard trouble, voilé, comme s’il cherchait une réponse dans le papier peint à fleurs, alors qu’il connaissait bien la raison de son retour. Alice Louise Berry était morte au cours de l’épidémie de grippe espagnole de 1918, en même temps qu’à peu près trois millions d’autres malheureux, quelques semaines après le début de ses cours à la Gilmore Sanderson Secretarial School. Si seulement ils étaient restés dans les montagnes, pensait Earskell, elle serait peut-être encore en vie. Mais Alice avait toujours été ambitieuse, c’était une des choses qu’il aimait en elle, et il était content de ne pas avoir tenté de la convaincre de rester. Il était persuadé que ces journées qu’ils avaient passées à Cincinnati au milieu des hauts buildings et des rues grouillantes avant qu’elle n’attrape la fièvre avaient été les plus heureuses de la vie d’Alice. Et de la sienne aussi, d’ailleurs. Au bout d’une petite minute, il cligna des yeux pour chasser ces souvenirs, et dit : « Ce gâteau m’a l’air vraiment très bon. »
Emma prit son couteau et le coupa en quatre parts, une pour chacun.