Le tour de garde de Lee Bodecker était sur le point de se terminer quand l’appel radio arriva. Encore vingt minutes, et, après avoir pris au passage sa petite amie, il aurait suivi Bridge Street en direction du Johnny’s Drive-in. Il était mort de faim. Chaque soir, après son service, Florence et lui se rendaient soit au Johnny’s, soit au White Cow, soit au Sugar Shack. Il aimait passer la journée sans manger, puis engloutir des cheeseburgers, des frites et des milk-shakes, et terminer avec quelques bières glacées le long de River Road, adossé à son siège pendant que Florence le branlait dans son gobelet de Pepsi vide. Elle avait la poigne d’une laitière amish. Tout l’été avait consisté en une succession de nuits quasiment parfaites. Elle réservait le grand jeu pour le voyage de noces, ce qui convenait parfaitement à Bodecker. À vingt et un ans, ça ne faisait que six mois qu’il avait terminé son service militaire, et il n’était pas pressé de se trouver coincé par une famille. Il n’était shérif adjoint que depuis quatre mois, mais il avait déjà vu bien des avantages à être représentant de la loi dans un endroit comme Ross County, Ohio. Si on faisait attention et qu’on ne chopait pas la grosse tête, comme son patron, il y avait de l’argent à se faire. Ces temps-ci, trois ou quatre fois par semaine, et souvent sans raison particulière, on voyait la gueule ronde et stupide du shérif Hen Matthews photographiée en première page de la Meade Gazette. Les citoyens commençaient à en plaisanter. Bodecker préparait déjà sa stratégie de campagne. Tout ce qu’il avait à faire, c’était balancer quelques saloperies sur Matthews avant la prochaine élection, et quand ils finiraient par convoler en justes noces, il pourrait emménager avec Florence dans une de ces nouvelles maisons qu’on construisait sur Brewer Heights. Il avait entendu dire que la moindre d’entre elles possédait deux salles de bains.
Il fit faire demi-tour à la voiture de patrouille dans Paint Street, près de la fabrique de papier, et prit Huntington Pike en direction de Knockemstiff. À cinq kilomètres de la ville, il passa devant la petite maison de Brownsville où il habitait avec sa mère et sa sœur. Il y avait de la lumière dans le salon. Il secoua la tête et prit une cigarette dans la poche de sa chemise. Pour l’instant, c’est lui qui payait la plupart des factures, mais quand il était rentré du service, il leur avait clairement fait comprendre qu’elles ne pourraient compter sur lui beaucoup plus longtemps. Son père les avait quittés des années auparavant ; il s’était rendu à l’usine de chaussures, un matin, et n’était jamais revenu. Récemment, ils avaient entendu dire qu’il vivait à Kansas City, où il travaillait dans une salle de billard, ce qui paraissait logique si jamais on avait connu Johnny Bodecker. Les seules fois où cet homme souriait, c’était quand il cassait un paquet de boules, ou qu’il menait à une table. Cette nouvelle avait été pour son fils une grosse déception. Rien n’aurait pu rendre Bodecker plus heureux que d’apprendre que cet enculé gagnait encore sa vie quelque part à coudre des semelles à des mocassins dans un miteux bâtiment de brique rouge bordé de hautes vitres sales. À l’occasion, quand il roulait dans sa voiture de patrouille et que tout était calme, Bodecker imaginait son père revenant faire un petit tour à Meade. Dans son imagination, il suivait le vieil homme dans la campagne, loin de tout témoin, et l’arrêtait pour une accusation bidon. Puis il le tabassait à coups de matraque, ou avec la crosse de son revolver, avant de le conduire sur Schott’s Bridge et de le pousser par-dessus la rambarde. Ça se passait toujours après de fortes pluies ; Paint Creek était grosse, l’eau coulait rapide et profonde, vers l’est, jusqu’à la Scioto River. Parfois il le laissait se noyer, d’autres fois il lui permettait de nager jusqu’à la rive boueuse. C’était une façon agréable de passer le temps.
Il tira une bouffée de sa cigarette tandis que ses pensées passaient de son père à sa sœur, Sandy. Elle venait juste d’avoir seize ans, mais Bodecker lui avait déjà trouvé un boulot de serveuse, le soir, au Wooden Spoon. Il avait arrêté, quelques semaines auparavant, le propriétaire du diner pour conduite en état d’ivresse. C’était la troisième fois de l’année que ça lui arrivait, à cet homme, et une chose menant à une autre, avant d’avoir eu le temps de s’en apercevoir, Bodecker était plus riche de cent dollars, et Sandy avait du boulot. Elle était aussi timide et angoissée en public qu’un opossum à la lumière du jour, elle avait toujours été comme ça, et Bodecker ne doutait pas que, pendant les quinze premiers jours, apprendre à s’occuper des clients avait été pour elle une torture, mais la veille le propriétaire lui avait dit que maintenant elle paraissait arriver à s’en sortir. Les soirs où il n’avait pas pu passer la chercher au travail, le cuisinier, un homme trapu aux yeux bleus endormis qui aimait dessiner sur sa toque de chef des reproductions cochonnes de personnages de bandes dessinées, l’avait ramenée à la maison, ce qui l’inquiétait un peu, surtout parce que Sandy avait tendance à suivre tous ceux qui le lui demandaient. Bodecker ne l’avait jamais entendue élever la voix, et pour ça, comme pour beaucoup d’autres choses, il en voulait à son père. Mais cependant, se disait-il, il était temps qu’elle commence à apprendre à se débrouiller toute seule. Elle ne pouvait pas passer sa vie à se planquer dans sa chambre et à rêver éveillée. Et plus tôt elle commencerait à rapporter un peu d’argent, plus tôt il pourrait partir. Quelques jours auparavant, il avait été jusqu’à suggérer à sa mère qu’elle laisse Sandy quitter le lycée et travailler à plein temps, mais la vieille dame ne voulait pas entendre parler de ça. « Pourquoi pas ? avait-il demandé. De toute façon, une fois que quelqu’un se sera rendu compte à quel point elle est facile, elle se fera mettre en cloque, alors quelle importance qu’elle connaisse ou non l’algèbre ? » Elle ne lui avait pas donné de raison, mais maintenant qu’il avait semé le doute il savait qu’il lui suffisait d’attendre un jour ou deux avant de remettre ça sur le tapis. Ça pouvait prendre un moment, mais Lee Bodecker obtenait toujours ce qu’il voulait.
Il tourna à droite dans Black Run Road et roula jusqu’à l’épicerie de Maude. L’employé était assis sur le banc, devant la boutique, en train de boire une bière tout en parlant à un jeune garçon. Bodecker sortit de son véhicule sa lampe torche à la main. Hank était un connard désabusé, mais l’adjoint du shérif estimait qu’ils devaient pourtant avoir à peu près le même âge. Il y a des gens qui naissent juste pour être enterrés ; sa mère était comme ça, et il avait toujours pensé que c’est pour ça que son vieux s’était tiré, même si lui-même ne valait pas grand-chose. « Et bien, que se passe-t-il, cette fois-ci ? demanda Bodecker. J’espère que ce n’est pas encore un de ces voyeurs pour qui vous n’arrêtez pas d’appeler. »
L’employé se pencha et cracha sur le sol. « J’aimerais mieux ça, dit-il. Mais non, c’est à propos du père de ce garçon. »
Bodecker dirigea sa lampe sur le garçon maigre aux cheveux noirs. « Eh bien, que se passe-t-il, fiston ?
— Il est mort, dit Arvin en levant une main pour protéger son visage de l’éclat de la lampe.
— Et ils viennent juste d’enterrer sa pauvre maman, aujourd’hui, ajouta Hank. C’est vraiment une catastrophe.
— Alors ton papa est mort, c’est ça ?
— Oui monsieur.
— C’est du sang que tu as sur le visage ?
— Non. Quelqu’un nous a déposé une tarte.
— C’est pas une plaisanterie, hein ? Tu sais que si c’est le cas, je te mets en prison ?
— Pourquoi vous pensez que je mens ? » dit Arvin.
Bodecker regarda Hank, qui haussa les épaules, renversa sa bière et la vida. « Ils habitent au sommet de Baum Hill, dit-il. Arvin pourra vous montrer. » Puis il se leva, rota, et s’apprêta à faire le tour du magasin.
« J’aurai peut-être quelques questions à vous poser tout à l’heure, cria Bodecker.
— C’est vraiment une catastrophe, ça, je peux vous le dire. »
Bodecker installa Arvin sur le siège avant et prit le chemin de Baum Hill. Arrivé au sommet, il s’engagea sur un étroit chemin de terre bordé d’arbres que le garçon lui indiqua. Il avançait au ralenti. « Je n’avais jamais pris ce chemin », dit l’adjoint. Il se pencha et ouvrit silencieusement son holster.
« Ça fait un moment que personne de nouveau n’est passé par ici », dit Arvin. Quand, par la fenêtre latérale, il plongea son regard dans les bois sombres, il s’aperçut qu’il avait laissé sa lampe au magasin. Il espéra que le vendeur ne la vendrait pas avant son retour. Il jeta un coup d’œil au tableau de bord vivement éclairé. « Vous allez mettre la sirène ?
— Inutile de faire peur à quelqu’un.
— Il n’y a plus personne à qui faire peur, dit Arvin.
— Alors c’est ici que tu habites ? » demanda Bodecker quand ils s’arrêtèrent devant la petite maison carrée. Il n’y avait pas de lumière, aucun signe de vie, en dehors d’un rocking-chair sur la véranda. Dans le jardin, l’herbe était haute d’au moins trente centimètres. Sur la gauche se trouvait une vieille grange. Bodecker se gara derrière un pick-up rouillé. Juste les détritus habituels des péquenauds, pensa-t-il. Difficile de dire dans quel merdier il allait se fourrer. Son estomac vide gargouilla comme une chaise percée.
Arvin sortit sans répondre et resta debout devant la voiture de patrouille, attendant le policier. « Par ici », dit-il. Il fit demi-tour et commença à contourner la maison.
« C’est loin ? demanda Bodecker.
— Pas très loin. Peut-être dix minutes. »
Bodecker alluma sa torche et suivit le garçon le long d’un champ qui avait trop poussé. Ils pénétrèrent dans les bois et suivirent sur plusieurs centaines de mètres un sentier battu. Soudain le garçon s’arrêta et désigna un point dans l’obscurité. « Il est juste là », dit Arvin.
L’adjoint du shérif dirigea sa torche sur un homme en chemise blanche et pantalon de costume, effondré sur un tronc. Il se rapprocha de quelques pas, distingua une entaille dans le cou de l’homme. Le devant de sa chemise était couvert de sang. Il renifla, et suffoqua. « Mon Dieu, ça fait combien de temps qu’il est comme ça ? »
Arvin haussa les épaules. « Pas longtemps. Je me suis endormi un petit moment, et je l’ai trouvé là. »
Bodecker se pinça les narines, essaya de respirer par la bouche. « Alors d’où vient cette puanteur ?
— C’est eux, là-haut », dit Arvin en montrant les arbres.
Bodecker leva sa torche. Des animaux à divers stades de décomposition étaient suspendus autour d’eux, certains dans les branches, d’autres sur de grandes croix de bois. Un chien mort au collier en cuir était cloué très haut sur l’une des croix, comme une hideuse image christique. La tête d’un cerf était posée aux pieds d’une autre. « Nom de Dieu, mon garçon », dit-il en retournant la torche sur Arvin à l’instant où un asticot blanc en train de se tortiller tombait sur une épaule du garçon. Il le balaya comme si de rien n’était, comme on aurait balayé une mauvaise herbe. Bodecker, en commençant à reculer, fit un grand geste de son revolver.
« C’est un tronc à prières », dit Arvin. Sa voix maintenant n’était plus qu’un murmure.
« Quoi ? Un tronc à prières ? »
Arvin acquiesça, fixant le corps mort de son père. « Mais il ne marche pas », dit-il.