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Il décida de rester à l’écart des routes, et il était plus de minuit quand il finit par entrer dans Meade. Au centre de la ville, juste un peu à l’écart de Main Street, il trouva un motel massif en briques qui s’appelait le Scioto Inn. Il arborait encore la pancarte CHAMBRES LIBRES. C’était la première fois qu’il entrait dans un motel. Le réceptionniste, un garçon à peine plus âgé que lui, regardait d’un air las un vieux film, Deux nigauds et la momie1, sur une petite télé noir et blanc posée dans un coin. La chambre coûtait cinq dollars la nuit. « On change le linge tous les deux jours », dit le réceptionniste.

Une fois dans sa chambre, Arvin se déshabilla et resta longtemps sous la douche, pour essayer de se sentir propre. Nerveux et épuisé, il s’allongea sur le dessus de lit et but une pinte de whisky. Il était sacrément content d’avoir pensé à la prendre. Il remarqua sur le mur une petite image de Jésus sur sa croix. Quand il se leva pour aller pisser, il retourna l’image. Elle lui rappelait trop celle de la cuisine de sa grand-mère. À trois heures du matin, il était assez ivre pour s’endormir.

Le lendemain, il s’éveilla vers dix heures après avoir rêvé de la femme. Dans son rêve, elle tirait sur lui avec le pistolet comme elle l’avait fait la veille, sauf que cette fois elle le touchait en plein front, et que c’était lui qui mourait, et pas elle. Les autres détails étaient flous, mais il pensa que peut-être elle le prenait en photo. Quand il alla à la fenêtre et regarda à travers le voilage, s’attendant à moitié à voir le parking rempli de véhicules de police, il regrettait presque que ça ne se soit pas passé comme ça. Tout en fumant une cigarette, il regarda la circulation sur Bridge Street, puis il prit une autre douche. Une fois habillé, il alla à la réception et demanda s’il pouvait garder la chambre un jour de plus. Le garçon de la nuit était toujours de service. Il était à moitié endormi, mâchonnant distraitement une boule de bubble-gum rose. « Vous devez manquer de sommeil », dit Arvin.

Le garçon bâilla et acquiesça, inscrivit une autre nuit dans le registre. « À qui le dites-vous ! Cet endroit appartient à mon vieux, alors quand je ne suis pas à la fac, je suis quasiment son esclave. » Il rendit à Arvin la monnaie de vingt dollars. « Mais c’est quand même mieux que d’être expédié au Vietnam.

— Oui, je suppose », dit Arvin. Il remit les billets flasques dans son portefeuille. « Autrefois, il y avait un snack qui s’appelait le Wooden Spoon. Il existe encore ?

— Sûr. » Le garçon se dirigea vers la porte et montra le haut de la rue. « Continuez jusqu’au feu, et ensuite à gauche. Vous le verrez, en face de la gare routière. Ils font un bon chili. »

Il resta quelques minutes devant la porte du Wooden Spoon, les yeux fixés sur la gare, en face, essayant d’imaginer son père descendant d’un Greyhound et voyant sa mère pour la première fois, il y avait plus de vingt ans. Une fois entré, il commanda des œufs, du jambon et des toasts. Il n’avait rien mangé depuis la friandise de la veille, mais il s’aperçut qu’il n’avait pas très faim. Au bout d’un moment, la vieille serveuse s’approcha et enleva son assiette sans un mot. Elle le regarda à peine, mais, quand il se leva, il lui laissa quand même un dollar de pourboire.

Au moment où il sortait, trois véhicules de patrouille fonçaient à toute allure vers l’est, tous gyrophares allumés, toutes sirènes hurlantes. Il eut l’impression que son cœur s’arrêtait un instant de battre, puis repartait, très rapide. Il s’appuya au mur de brique et essaya d’allumer une cigarette, mais ses mains tremblaient trop pour qu’il pût frotter une allumette, exactement comme la femme. Les sirènes s’éloignèrent, et il se calma suffisamment pour pouvoir l’allumer. À cet instant, un car s’arrêta dans le passage à côté de la gare routière. Il vit en sortir une dizaine de voyageurs. Deux d’entre eux portaient des uniformes militaires. Le chauffeur, un homme aux grosses bajoues, à l’air renfrogné, en chemise grise et cravate noire, s’enfonça sur son siège et baissa sa casquette sur ses yeux.

Arvin retourna au motel et passa le reste de la journée à arpenter la moquette verte râpée. Ce n’était qu’une question de temps avant que la police comprenne qu’il avait tué le pasteur Teagardin. Il réalisa soudain que le fait de quitter Coal Creek si brutalement était de loin la chose la plus stupide qu’il ait pu faire. Comment aurait-il pu mieux attirer l’attention sur lui ? Plus il arpentait la chambre, plus il lui devenait évident qu’en abattant le pasteur, il avait mis en mouvement quelque chose qui allait le suivre pour le restant de ses jours. D’instinct, il savait qu’il devait immédiatement essayer de quitter l’Ohio, mais il ne pouvait supporter l’idée de partir sans avoir revu une dernière fois la vieille maison et le tronc à prières. Quoi qu’il puisse arriver, se dit-il, il devait essayer de régler tout ce qui, à propos de son père, continuait à le ronger. De toute façon, il ne serait jamais libre avant de l’avoir fait.

Il se demanda s’il se sentirait jamais de nouveau propre. Il n’y avait pas de télévision dans la chambre, juste une radio. La seule station qu’il put trouver qui ne grésillait pas était une station de country. Il la laissa allumée tout doucement, tandis qu’il essayait de s’endormir. De temps en temps, quelqu’un toussait dans la chambre voisine, et ce bruit lui faisait penser à la femme étouffant dans son sang. Quand le matin arriva, il pensait toujours à elle.

1- Abbott and Costello Meet the Mummy (1956).