Jonah connut la célébrité à l’âge de vingt-quatre ans. On avait l’impression qu’il chantait depuis une éternité. En fait, selon tous les critères en vigueur – le talent mis à part –, c’était encore un enfant.
Son talent s’était fortifié, chaque professeur ayant apporté un élément à l’édifice. Mais Jonah sut conserver la même fraîcheur que quinze ans auparavant, quand il avait impressionné mes parents en se joignant à leur jeu des citations. Il montait sur scène, ébahi, devant des publics de plus en plus nombreux qui avaient entendu dire, par le bouche à oreille, que quelque chose de remarquable était en train de se produire. Il regardait partout dans la salle, on l’eût dit sur le point de demander son chemin au premier placeur. Mes mains se posaient sur les touches, et il s’ouvrait comme une fleur, stupéfait.
Et Jonah arrivait à convaincre le public que lui aussi était précisément ce soir-là en train de découvrir la pureté de son timbre. Son visage s’illuminait, comme saisi par cet accident merveilleux. La salle retenait collectivement sa respiration, témoin de cette naissance. Il se livrait à une sorte de pieuse arnaque esthétique, le tout au service supérieur de la musique. J’arrive à voler ! Cinquante fois par an, il réalisa ce tour de force, et chaque fois, j’en eus le souffle coupé.
Ses passages rapides restaient suspendus en l’air, immobiles, chaque note parfaitement audible, et l’on pensait à ces arrêts sur image qui saisissent un mouvement : la balle de pistolet en train de transpercer l’épaisseur d’une carte à jouer, le lait juste au moment où la gouttelette rebondit à la surface. Il avait davantage de puissance à présent, tout en ayant conservé sa justesse inouïe. Il avait résolu le mystère de la sonorité, dont tous ses professeurs lui avaient rebattu les oreilles, chacun d’eux entendant par là quelque chose de différent. Son chant était confiant. Jamais il ne défaillait, jamais ne vous donnait l’impression que c’était à vous de vous concentrer pour éviter le désastre. Même au plus haut de sa tessiture, il flottait d’une mesure à l’autre, sans effort. Sa chaleur se glissait dans votre oreille comme une confidence chuchotée, comme un ami retrouvé.
La splendeur n’est peut-être rien d’autre qu’une convention. Peut-être l’âme corrompue sait-elle encore imiter celle du saint. Qui sait comment nous entendons la sollicitude et comment nous appréhendons la consolation ? Mais toutes ces qualités, Jonah les possédait quand il chantait, même lorsqu’il le faisait dans des langues qu’il ne parlait pas. En chantant, il s’appropriait ce qui lui échappait quand il parlait. En l’espace d’une heure, sur quelque trois octaves, mon frère construisait la grâce.
En février 1965, trois hommes noirs tirèrent sur Malcolm X, à quelques rues de là où Da nous avait fait goûter au Mandelbrot et nous avait initié aux secrets du temps. Le soir de son assassinat, nous donnâmes un récital à Rochester, dans l’État de New York. Tandis que des milliers de personnes défilaient de Selma à Montgomery, nous roulions en voiture d’East Lansing à Dayton. Le soir où Rochester explosa, nous chantions à Saint Louis. Quand Jacksonville brûla, nous jouions à Baltimore.
Pour chacune de ces soirées, Jonah utilisa le secret du temps selon Da. Quitte la terre à une vitesse impensable et tu pourras faire irruption dans le futur d’une autre planète. La beauté de Jonah, cette année-là, tint à sa capacité à annuler tout ce qui n’était pas beau. Pendant qu’il chantait, rien d’autre n’importait.
J’aurais pu vivre cette vie éternellement – les villes universitaires payaient grâce aux subventions, les bourgades de taille moyenne se constituaient un capital culturel en faisant venir d’obscurs talents de premier plan à des tarifs de troisième zone. Cela me suffisait. La musique s’échappait de nous soir après soir, et cela satisfaisait tous mes besoins. Mais Jonah, lui, voulait davantage. Sur scène, il avait beau chanter :
Hélas, combien maigre est mon trésor !
Certes je ne m’en plaindrai jamais,
Une seule brebis pour moi serait de l’or
Au milieu de ces troupeaux tant aimés,
une fois qu’il avait quitté la scène, ses yeux étaient happés par tout ce que la musique professionnelle comptait de scintillant. Tout autour de lui, des carrières décollaient. L’adolescent André Watts se produisait en solo avec Bernstein et le Philharmonique de New York. « Bon sang, Mule. Qu’est-ce qu’il a que tu n’as pas ?
— Le feu, l’intensité, la passion, la célérité, la beauté, la puissance. À part ça, je joue exactement comme lui.
— C’est un sang-mêlé, lui aussi. Mère hongroise. Ne me raconte pas de sornettes. Tout ce que ce gars fait, tu peux le faire. »
Sauf voler de mes propres ailes. Mais Jonah était de ces gens qui considèrent que quiconque choisissait de sauter du haut de la falaise pouvait prendre son envol.
Grace Bumbry figurait en tête de la liste de ses obsessions en matière de carrière, notamment après que Die schwarze Venus avait fait scandale à Bayreuth. Nous l’entendîmes interviewée pour la télévision allemande à ce sujet. « Bon sang, Mule. Elle parle mieux allemand que toi et moi confondus. » Jonah épingla une sensationnelle photo d’elle sur la porte de son placard. « Pour une fois qu’une vedette de l’opéra est aussi sexy que les rôles qu’elle joue. Le Carnegie à vingt-cinq ans. Le Met à vingt-huit. Il me reste quatre ans, Joey. Quatre ans, sinon je suis fini. »
Mais cette créature fabuleuse était à des kilomètres du type de femme qui attirait Jonah dans la vraie vie. Elle était diamétralement opposée à la femme dont il convoquait chaque soir le souvenir pour conduire ses passages les plus âpres vers la dissonance. Depuis qu’il s’était séparé de Lisette, nous n’étions plus sur le circuit des soirées, et nous bûchions comme nous n’avions pas bûché depuis notre sacre à l’America’s Next Voices. Jonah se recentrait sur lui-même, il se préparait, se concentrait, fomentant sa vengeance avec les seuls moyens dont il disposait.
En dépit de son appétit, Jonah était suffisamment malin pour ne jamais presser M. Weisman. Notre agent en savait plus sur le business de la musique que nous deux réunis n’en saurions jamais. Il savait lancer une rumeur, en l’alimentant au fil des semaines. Nos contrats se multipliaient. Nous chantions dans des villes où jamais je n’aurais pensé qu’on nous laisserait chanter. Nous chantâmes à Memphis – jamais nous n’étions descendus si au sud. Jusqu’au moment de monter sur scène, je fus persuadé qu’on nous annulerait. Je ne cessais de scruter la salle, attendant que mes yeux s’ajustent à la pénombre, pour voir la teinte dominante dans le public. Ils étaient de la même couleur que d’habitude.
Dans un brouillard indistinct Memphis se transforma en Kansas City, les Quad Cities, Saint Louis. Nous arpentâmes Beale Street, où le bébé blues avait été abandonné hurlant sous la pluie. C’était une petite rue, peu sûre d’elle-même – des bars à musique sur une centaine de mètres, on aurait dit un parc à thème, l’équivalent du quartier colonial de Williamsburg, dédié au seul art authentiquement américain.
À l’instar de l’Amérique, il fallait constamment qu’on nous « découvre ». M. Weisman, en chef d’orchestre avisé qui fait monter un long crescendo, nous fit nous rapprocher peu à peu de notre ville natale en vue d’une « révélation », mise en scène de main de maître. Au fil des mois, il posa les jalons pour notre percée. Il nous réserva Town Hall pour début juin. Nous payâmes les dépenses de notre poche. Les ventes de billets ne couvriraient qu’une partie des coûts. Nous grattâmes ce qui restait de l’argent de l’assurance de Maman pour le donner aux gérants de la salle. Il resta juste de quoi financer une bien modeste promotion. En tendant le chèque, Jonah arborait un mince sourire cinglé de joueur. « Si on foire notre entrée, cette fois, il faudra chercher un vrai boulot. »
Nous ne foirâmes aucunement notre entrée. Le Schubert était mieux passé dans l’Ouest, et le Wolf n’atteignit jamais l’intensité des plus grands soirs. Mais ce concert à Town Hall fut au-delà de tout ce que Jonah avait jusqu’alors accompli. Juste avant le lever de rideau, mon cerveau s’emballa sous l’effet de l’adrénaline. Mais Jonah, lui, ne paraissait jamais si calme et si démonstratif que lorsqu’il était à bout de nerfs. Pour moi, les projecteurs de la scène de Town Hall étaient comme les lampes d’un interrogatoire. Jonah s’avança, rayonnant, scrutant l’auditorium tel un jeune aventurier.
Pour le programme nous avions longuement tergiversé, hésitant entre sécurité et prise de risque. Nous débutâmes finalement avec Le Roi des Aulnes. Nous avions besoin de quelque chose de sûr, et nous avions fait ce morceau si souvent qu’une fois lancé, il aurait pu nous jeter bas et galoper tout seul. Puis, Goethe nous servant de pont, nous enchaînâmes avec les trois arrangements du Harfenspieler par Wolf. À chaque intonation de ces textures complexes, la catastrophe nous pendait au nez. Puis nous fîmes trois des opus 6 de Brahms.
« Quel est le rapport ? lui avais-je demandé pendant l’établissement du programme.
— Comment ça, “quel est le rapport ?” Wolf détestait Brahms. Ils sont siamois. »
Le rapprochement était pour lui bien suffisant. En fait, Jonah conçut tout le récital comme un gigantesque arc de la mort et de la transfiguration. La première partie était notre retraite du monde dans la solitude esthétique. La seconde partie était une course vigoureuse, un retour dans le tumulte de la vie. Brahms eut le dernier mot, à la fois sur la beauté du XIXe siècle et sur notre première partie. Après l’entracte, nous ressaisîmes le public en ressuscitant Wachet auf. Jonah avait dans l’idée que cet ancien prélude de choral – toujours interprété par un rang de choristes – ferait un solo parfait. Pour mon frère, l’évidence du morceau coulait de source. « Sion, entends le gardien chanter. »
Au plus profond de son oreille, Jonah entendit le gardien l’appeler si lentement que ça ressembla à une corne dans la nuit. À ce tempo, les quatre notes les plus aiguës de l’accord parfait, au début de l’œuvre, se mirent à ressembler au rayonnement fondamental de l’univers. La plupart des auditeurs ignorent combien il est plus difficile d’effleurer un son plutôt que de le marteler. Un démarrage sur les chapeaux de roues fera toujours plus d’effet, sur scène, qu’un legato, plus difficile à tenir. Ralenti au point de presque s’arrêter, le morceau de Bach, avec sa masse énorme en expansion, était le plus terrifiant de tout le concert. Jonah voulait que mon prélude se déploie si progressivement que le public en oublie la mélodie, jusqu’au choc du retour de la voix. Jonah et moi passâmes alternativement au premier plan, devenant tour à tour la mélodie et l’accompagnement, le ciel et la terre. Les neuf phrases nues de Jonah glissèrent sur mes élaborations comme une calotte glaciaire sur un continent oublié.
Après les glaciations de Bach, nous passâmes au succès assuré des trois œuvres de Charles Ives. Nous les interprétâmes tambour battant, avec toute l’âpreté qu’impose le Nouveau Monde. Jonah transforma le dernier, Majority, en une tonitruante facétie. Le public était trop absorbé dans le tumulte de l’Amérique, abasourdi, pour songer à nous le reprocher. Jonah campa si parfaitement les personnages, que nous allâmes jusqu’à déclencher des rires et des sifflets, lorsque nous conclûmes ce défilé ancien.
Puis nous piquâmes un sprint jusqu’à la ligne d’arrivée, après quoi chacun pourrait regagner ses pénates en chantonnant. Jonah voulait un morceau d’un registre différent, en partie pour montrer qu’il en était capable, en partie pour présenter au moins une œuvre que nous n’avions jamais interprétée en public. « C’est bon, ça vous trempe le caractère. Ça oblige à conserver la fraîcheur, Giuseppe. » Nous arrangeâmes tous deux Fascinatin’ Rhythm, le saupoudrant de toutes les citations folles que nous pouvions nous rappeler, lorsque nos parents chantaient ce morceau usé jusqu’à la corde. Notre gimmick fut un accelerando régulier, suffisamment lent pour paraître capricieux au début, terminant à si vive allure, au dernier couplet, enchaînant les syncopes à une telle vitesse, que ce fut un miracle que Jonah arrive seulement à épouser des lèvres les formes successives des syllabes. Par pure nervosité, je poussai le bouchon encore plus loin que prévu. Mais Jonah, éberlué, me lança un sourire de remerciement pendant les applaudissements.
Nous finîmes avec le Baume à Gilhead. Le public voulait que Jonah termine sur un exploit aérien de ténor, quelque chose d’étrange, d’ardu, d’éblouissant. Il leur offrit la chanson la plus simple qu’il eût jamais chantée, dans le registre vocal qui lui posait le moins de difficulté. Ce choix me sidéra. Maman chantait cet air quand nous étions petits, mais pas plus souvent qu’un million d’autres. C’est seulement au concert que je fis le rapprochement. Il avait choisi cette chanson pour Ruth. Mais Ruth n’était pas là. Da était devant, au centre, à côté de la patiente Mme Samuels. Le siège de Ruth était vide, et j’étais le seul à savoir à quel point l’absence de sa sœur le blessait. « Il existe un baume à Gilead qui guérit les blessés. » Il chanta avec timidité, comme pour voir si cela était encore vrai. Au deuxième couplet, le verdict sembla se jouer à pile ou face. Il termina au-delà de tout jugement, son chant étant la seule chose qui s’approchât d’une preuve de cette promesse.
La fin la plus douce possible, le début le plus simple qui fût. La salle explosa avant que mon dernier accord ne se soit estompé. Nous n’avions pas prévu de rappel ; Jonah refusait de tenter le diable. C’est donc une fois seulement que les applaudissements se furent tus, et que nous nous retrouvâmes brutalement seuls sur scène, que Jonah murmura : « Dowland ? » J’opinai sans réfléchir. Heureusement, il annonça son choix au public. Et le temps s’immobilisa une nouvelle fois, comme chaque fois que mon frère en décidait ainsi.
Les débuts de Jonah furent incontestablement parmi les plus étranges que New York eût jamais connus. J’aurais dit que c’était du courage s’il avait su ce qu’il risquait. Il avait seulement choisi ce qu’il aimait chanter.
J’aperçus Lisette Soer au fond de la salle, tandis que nous saluions. Il est impossible de distinguer les visages quand vous avez les spots dans la figure. Mais c’était elle. Elle n’applaudissait pas. Elle avait une main sur la bouche, et l’autre sur la poitrine, un geste victorieux mêlant la crainte et l’admiration. Si Jonah la repéra, il n’en laissa rien paraître.
Dans les coulisses, ce fut vertigineux. Un film documentaire dont nous étions les sujets principaux. Chaque année de notre vie était représentée par tranches. À un moment donné, je me vis en train de serrer énergiquement la main d’un inconnu qui me félicita copieusement, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il s’agissait de M. Bateman, celui qui avait pendant longtemps été mon professeur de piano à Juilliard. Jonah fit pire : une femme entre deux âges l’accula dans un coin en répétant : « Tu ne sais pas qui je suis, hein ? Tu ne me reconnais pas ! » Jonah séchait, gigotait sur place en souriant, jusqu’à ce qu’elle se mette à gazouiller. Sa voix usée laissait deviner une gloire passée, que seule l’accumulation des jours avait fini par saper. « Wir eilen mit schwachen, doch emsigen Schritten », s’empressa-t-elle de déclamer. Nous nous hâtons de nos pas faibles mais empressés. Jonah ne se rappelait toujours pas le nom de Lois Helmer, même si l’empreinte de sa voix lui revenait soudain à l’esprit. Il se rappela cette première prestation publique mais ne put se souvenir du garçon qui avait chanté ce jour-là. La joie, la confiance, l’inconscience totale : rien de tout cela ne demeurait, avec la distance. Tout ce qui lui restait, c’étaient les lignes mélodiques de ce duo grandiose. Tous deux chantèrent de mémoire les quatre premières mesures, au milieu du brouhaha ambiant d’un public soudain gêné. L’une des deux voix piquait du nez, tandis que l’autre filait en haute mer, au-delà du point le plus élevé que la première avait jadis pu atteindre.
Un type mince doté d’un bouc peu fourni mais néanmoins luxuriant errait aux confins de la foule. Au milieu d’un océan de costumes sombres, il faisait tache avec son jean noir serré et sa chemise vert et bleu à fleurs, à vous coller le mal de mer. Profitant d’une accalmie, il traversa la pièce vers moi, souriant derrière la pilosité de son visage. « Strom Deux. Ça biche, vieux frère ?
— Mon Dieu. Thad West ! » On aurait dit un personnage d’opéra bouffe ayant quitté la scène en catimini pour venir me saluer dans la salle. Je le saisis par les coudes, qui étaient relâchés et souples. « Bon sang, Thad. Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— Fallait bien que je vous entende jouer, les gars. Vous avez assuré grave, tous les deux. Vraiment assuré.
— Tu habites où ?
— Oh, tu sais. Ici et là. Mount Morris Park. »
Soudain je réalisai : il voulait dire dans le parc. « Tu habites à New York ? Et tu n’as jamais… Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Oh. Je fais de la musique. Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ?
— Vraiment ? Tu joues quoi ? »
Il me cita quelques noms dont je n’avais jamais entendu parler. Il fit référence à plusieurs clubs, me donna des adresses. Je ne savais comment réagir. J’observai mon ancien cothurne. L’âge adulte me tombait dessus comme un crapaud. « On viendra bientôt t’écouter. » Dans une autre vie, mieux interprétée.
« Entendu. Dépêchez-vous de venir. On vous jouera un truc cool.
— Est-ce que Jonah t’a vu ? Est-ce qu’il sait que tu es là ? » Je le cherchai dans la foule et l’aperçus, déjà entouré d’anciens camarades de Juilliard.
« Je tâcherai de causer au master quand il sera moins courtisé. » Il ne l’avait pas dit méchamment, mais je vis bien qu’il n’avait pas avalé mon bobard. Thad adorait toujours mon frère. Mais, simplement, ils étaient engagés dans des voies trop différentes.
Je sentis que mon sourire s’élargissait trop. « Bon, et où est Earl quand on a besoin de lui ?
— Earl est au Nam, mon pote.
— Au Vietnam ?
— Non, mec. L’autre. »
Là, je ne saisis pas. Earl l’irrévérencieux, l’invincible, pris dans quelque chose d’aussi stupidement réel. « La conscription ?
— Oh, non. Earl s’est engagé. Voulait voir le monde. Maintenant, il est aux premières loges, je suppose. »
La joie que j’éprouvais à replonger tête baissée dans mon propre passé se volatilisa totalement. « Thad, Thad, Thad. Je passerai entendre ce que tu goupilles. »
Il sourit, il n’était pas dupe. Puis, passant du coq à l’âne, il dit : « Tu te rappelles ce truc qu’ils avaient peint sur votre porte ? Au vernis à ongle rouge ? » Ce dessin était enfoui dans l’enfance, et pourtant il était encore présent, dix ans plus tard, défigurant la porte de notre chambre. « Tu te rappelles ? Nigel. » Je n’avais même pas besoin de faire oui de la tête. « C’était la première fois qu’un truc dans le genre vous arrivait ? »
Je haussai les épaules, tournai les paumes au ciel. C’est toujours la première fois. Pour lui, c’était encore le frisson, cette agression anonyme. Un honneur suprême. Opprimé par procuration. Il ne se rendait absolument pas compte. Il refusait l’idiotie humaine au quotidien. Il voulait une souffrance plus sombre, plus intérieure, une affliction grandiose pour racheter la futilité de son passé en Ohio. À présent, il avait tout cela : il vivait à Mount Morris Park, jouait du cool, tirait le diable par la queue. La seule chose, c’est que lui, une fois qu’il aurait eu son content, il pourrait s’en aller quand il voudrait.
Thad fit un geste circulaire pour désigner tous les vieux en costume. Il secoua la tête. « Regarde-toi, Strom Deux. Putain, ça rime à quoi ? Que dirait Nigel ? »
Je baissai la tête pour contempler l’éclat de mes chaussures italiennes. Je voulais qu’il soit fier de moi. Lui, il voulait que je sois de ma race. Lui aussi voulait que je laisse Town Hall à ses propriétaires.
« Fais-moi plaisir, Strom Deux. » Il regarda autour de lui dans la salle, souriant du coin des lèvres. « Fais en sorte que cette scène continue à groover, d’accord ? Tout ce truc est en train de pourrir sur pied.
— Groover !
— Exactement. » Thad claqua la main que je lui tendis et disparut.
Jonah et moi ne rentrâmes à la maison qu’à trois heures du matin passées, épuisés et pourtant encore sur les nerfs. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’essayer de dormir, tout en espérant qu’on aurait droit à un entrefilet dans le journal. Pas nécessairement un bon. Juste une trace qui prouverait qu’il s’était passé quelque chose. Jonah avait pu chanter à en décrocher les étoiles, mais si le critique de la maison était mal luné, alors la ligne vitale qui se déroulait sous nos yeux s’effilocherait. Ma mission du lendemain consista à m’aventurer dehors pour acheter tous les journaux que je trouvai. Jonah, pendant ce temps, resterait au lit pour savoir comment nous allions faire pour gagner désormais notre vie. Gardiens de nuit, cette idée l’obnubilait.
Il était encore prostré, à fomenter ses plans d’avenir, lorsque je lui lançai le New York Times déjà déplié. « Wachet auf, espèce de saligaud. Section Culture, page quatre. Howard Silverman.
— Silverman ? » Il parut effrayé. Non, prétendrait-il par la suite. Juste sonné. Il tourna les pages avec précipitation et trouva la brève chronique. « “Une voix presque parfaite, et le ‘presque’ de M. Strom n’est nulle cause de regret.” » Il me regarda par-dessus le journal. « Nom d’une pipe, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je pense que c’est censé être positif. »
En fait, ça donnait l’impression que le type avait écrit avec un œil sur le baratin publicitaire figurant sur le premier enregistrement de Jonah. « “Quoique servie par une technique accomplie, la voix de ce jeune homme recèle quelque chose de plus profond et de plus précieux que la simple perfection.” » Les yeux de Jonah étincelaient comme s’il venait de commettre un larcin. « La vache !
— Poursuis ta lecture. Ça s’améliore. »
Silverman continuait en notant le parti pris aventureux de notre représentation. Il qualifiait la seconde partie de « bouffée d’air frais en provenance du Nouveau Monde, un refus convaincant de l’approche actuelle par trop prévisible de la musique ». Il émit quelques chicaneries prévisibles : un phrasé occasionnellement excentrique, un velours qui se perdait un peu dans les passages rapides. La principale réserve venait juste avant la fin. À en croire Silverman, la magie juvénile de Jonah avait besoin de plus amples incursions dans la vraie vie, de davantage se colleter avec l’expérience, pour mûrir et aboutir à une pleine complexité émotionnelle. « “M. Strom est jeune, et son charme un tantinet novice a besoin de mûrir. Les amoureux de la voix attendront avec impatiente de voir si la fraîcheur de cette sonorité remarquable survivra à la maturité des ans.” »
Jonah arriva enfin à la conclusion. « “Cela étant dit, la clarté proprement picturale de M. Strom, sa justesse dans l’articulation et la pureté si brillante, quoique sombre, de son timbre, le placent incontestablement au rang des meilleurs chanteurs contemporains de lieder européens de son âge. Il est toujours hasardeux de se risquer à des prédictions, toutefois, il n’est pas difficile d’imaginer que M. Strom devienne l’un des plus grands solistes noirs que ce pays ait jamais produits.” »
Jonah laissa tomber les pages sur le lit.
« Oublie ça, lui dis-je. Ça n’a pas d’importance. Le reste de l’article est une véritable lettre d’amour. Il te sert une carrière sur un plateau ! »
Il essaya de réfléchir à la généreuse insulte : « Il est toujours hasardeux de se risquer à des prédictions. » Il se gargarisa de chaque mot, transformant la promesse en menace. Mon frère n’avait jamais essayé de se faire passer pour un Blanc, mais il était ébranlé de découvrir que ce n’était pas possible. Je me préparai à recevoir tout le fiel que Jonah allait sûrement déverser.
Mais il était au-delà du mépris, obnubilé par ce mot, cet adjectif imposant qui figurait dans le « journal de référence » et qui décrivait quelque chose, quelque chose d’aussi réel que « lyrique », « spinto » ou « ténor ». Il mettait dans la balance ce qualificatif éminemment restrictif, et plus grands jamais produits. Plus grands que ce pays ait jamais produits. Il oscillait entre les temps, ressentant pour la première fois ce que cela signifiait d’ouvrir à coups de pied des portes qui ne cessaient de se refermer, indépendamment du nombre de héros qui les avaient déjà franchies. Il ressentait ce que cela signifiait d’être expulsé du moi que l’on s’était forgé soi-même, ce que cela signifiait d’être obligatoirement un emblème, un symbole de fierté, un traître à la cause. Il ressentit ce que cela signifiait d’être classé de force dans une catégorie, indépendamment de la façon dont il chantait.
« Da et Maman auraient dû m’appeler Heinrich.
— Ça n’aurait rien changé. »
Il avait été « négrifié » bien avant, et de manière plus brutale. Mais pas par l’un des critiques musicaux les plus en vue, dans le journal le plus sérieux du pays. Il était allongé sur le lit dans sa robe de chambre en tissu écossais rouge et vert, sous une masse de pages de journal, secouant la tête. Puis la perplexité se transforma en rage. « Toute cette condescendance… Non mais il se prend pour qui, ce saligaud…
— Jonah ! C’est un triomphe. Howard Silverman dit le plus grand bien de toi dans le New York Times. »
Il s’interrompit, surpris par ma virulence. Il se remit à contempler le plafond, à contempler tous les gens qui n’arriveraient pas même à franchir cette porte réservée à une catégorie bien spécifique. Il vit notre mère revenir à la maison après son audition au conservatoire. La meilleure vocaliste qu’il eût jamais connue. Il balança la tête avec une immense lassitude. Il me regarda, me fit son numéro de cabotin aux yeux noisette. Ils ne s’approchent pas assez pour voir la couleur de vos yeux, quand ils viennent mettre le feu à votre maison. « Tu fais partie de ces types comme Satchmo qui veulent y aller en douceur avec un grand sourire, c’est ça ?
— Dis donc, c’est toi qui as voulu terminer avec ce satané spiritual. »
Il y eut une pause embarrassée, durant laquelle nous recherchâmes un nouveau tempo. Il aurait pu me tuer en ne disant rien. Pendant un long moment, c’est ce qu’il fit. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut dans le registre fleuri de Dowland : « Ne discute pas avec moi, misérable humain. Je suis l’un des plus grands solistes noirs que ce pays produira jamais.
— “Ait jamais produits.” Grosse différence. Demande à ton père. » Nous nous réfugiâmes dans une salve de ricanements nerveux. « Finis l’article. Le saligaud condescendant t’a réservé un finale grandiose. »
Jonah lut les dernières phrases à voix haute de sa diction étudiée. « “Si cet excitant jeune ténor a une limite, c’est peut-être seulement celle de la taille. Tous les autres fondamentaux sont en place, et chacune de ses notes retentit d’une grisante liberté.” »
Exactement le genre de louanges détournées que les critiques adoraient manier. Qui savait ce que cela voulait bien dire ? C’était plus que suffisant pour lancer une carrière.
« Je suis l’Aksel Schiotz noir. Je serai le Fischer-Dieskau noir.
— Fischer-Dieskau est un baryton.
— C’est pas grave. Je ne suis pas sectaire. Certains de mes meilleurs amis sont barytons.
— Oui, mais accepterais-tu que ta sœur en épouse un ? »
Jonah me scruta. « Tu sais qui tu es ? Tu es le Franz Rupp noir. » Il reprit l’article et le parcourut à nouveau. « Hé ! Il ne cite même pas l’accompagnement.
— Tant mieux. Quand on évoque l’accompagnement, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche.
— Mule ! Je te dois tant. Je n’aurais même pas mis les pieds là-bas si… » Il réfléchit à ce qu’il allait dire et n’acheva pas sa phrase. « Comment puis-je te remercier ? Que veux-tu ? Ma paire de Red Bail Jets ? Mes vieux 78 tours ? Tout ça est à toi. Tout.
— Et si tu t’habillais et que tu me payais un petit déjeuner. Bon, disons un déjeuner. »
Il sortit tant bien que mal du lit, enleva sa robe de chambre et déambula dans la pièce aux rideaux ouverts, exhibant son corps poids welter à la vue de tous les passants. Tout en enfilant un caleçon, un pantalon en toile et une chemise de golf, il demanda : « Comment se fait-il que Ruth ne soit pas venue ?
— Jonah. Je n’en sais rien. Pourquoi tu ne l’appelles pas ? »
Il fit non de la tête. Estimait qu’il n’avait pas à le faire. Ne voulait pas savoir. Ne pourrait pas supporter la réponse. Il se rassit sur le lit défait. « La pureté foncée : c’est moi* 1. La seule question qui subsiste maintenant, c’est de savoir qui sera le Jonah Strom blanc ?
— Enfile tes chaussures. On y va. »
Il n’enfila pas ses chaussures, et nous n’y allâmes pas. Tandis qu’il traînait, le téléphone commença à sonner. La détonation du New York Times retentissait dans un million de cuisines, atteignant tous les gens dont nous avions pu faire connaissance. Les premières félicitations enthousiastes, Jonah s’en chargea. La deuxième vague déferla dès qu’il eut raccroché. La troisième avant qu’il ait pu retraverser la pièce. C’était M. Weisman. Il avait reçu une proposition d’enregistrement. Le label Harmondial voulait presser notre récital sur vinyle, exactement tel que nous l’avions interprété.
Jonah me fournit les détails à mesure que M. Weisman les donnait. Mon frère mugit en entendant cette offre, il était prêt à signer et enregistrer l’après-midi même. M. Weisman conseilla de ne pas le faire. Il suggérait que nous fassions deux années supplémentaires de concerts, que nous donnions quelques récitals de prestige, puis que nous décrochions un contrat à plus long terme avec une meilleure maison de disques. Il cita RCA Victor comme étant du domaine du possible. Cela modéra un instant les ardeurs de Jonah.
Mais Jonah s’éloignait de la terre à une vitesse que le vieux M. Weisman ne pouvait soupçonner. Il était résolu à sauter à pieds joints dans le destin de ses contemporains, et l’enregistrement d’un disque lui offrait cette occasion. Rendre cet instant permanent, distendre ce maintenant à l’agonie afin qu’il devienne un à jamais : et Jonah se fichait de savoir qui faisait la proposition. Harmondial était une petite maison, jeune, ce qui motivait un avis doublement défavorable de la part de M. Weisman, alors que mon frère y voyait au contraire une chance. Ils pourraient monter en puissance ensemble. À vingt-quatre ans, Jonah était encore immortel. Il pouvait s’écraser et renaître à volonté, puisant dans un temps et un talent infinis.
« On ne débute qu’une seule fois », ne cessait de répéter M. Weisman. Mais Jonah n’était pas sensible à cet avertissement. La proposition de Harmondial se situait au-delà de tout ce qu’il avait imaginé. Aucune des objections de M. Weisman ne pouvait altérer son sentiment ; pour lui, cette proposition ne présentait aucun inconvénient. C’était un cadeau bonus, un prix gagné à la loterie, ça ne coûtait rien d’essayer.
Nous prîmes l’avion pour Los Angeles afin d’enregistrer. Harmondial utilisait son studio de Californie essentiellement pour le catalogue pop et les « petits classiques ». Jonah décréta que c’était exactement ce qu’il lui fallait. Nous partîmes début août, tels deux papes en classe économique, à ricaner comme des criminels pendant toute la traversée du continent.
Nous fîmes connaissance avec Los Angeles dans une brume éveillée, sillonnant Hollywood et Westwood au volant d’une Ford Mustang de location. Il y avait des mômes partout, l’oreille collée à leurs transistors, comme si on annonçait la nouvelle d’une invasion extraterrestre. L’invasion, en fait, en était déjà à un stade avancé. Lors de nos tournées dans des lieux obscurs de la côte Est, nous n’avions pas vu les signes. À présent, nous roulions tranquillement dans Ventura, en victimes retardataires de l’épidémie, presque paralysés. Il y avait du son partout, bien plus que nous ne pouvions en absorber.
« Dis donc, Joey ! C’est pire que le choléra. Pire que le communisme. Le triomphe absolu de la chanson à trois accords ! » Pressé de goûter à ce frisson si longtemps tenu à distance, Jonah tournait le bouton de la radio et tombait sur les airs que nous entendions à tous les coins de rue. Certaines chansons s’aventuraient bien au-delà de la trilogie, tonique, sous-dominante, dominante. C’étaient ces chansons-là qui l’effrayaient. C’étaient ces chansons-là dont il ne se lassait pas.
Il me confia le volant, me guidant dans la ville au son des succès de l’année 1965 : « Stop ! In the name of love. Turn ! Turn ! Turn ! Over and over ! » Et après avoir réussi à totalement nous égarer : « Help ! I need somebody. Help ! » Le temps que nous trouvions le studio pour la première session, Jonah était déjà en train de broder sur de petits airs intégrés en une seule écoute. All we need is music, sweet music. À Chicago. À La Nouvelle-Orléans. À New York. They’re dancing in the streets. En l’entendant, les ingénieurs du son en devinrent zinzins. Ils lui firent faire les équilibrages en chantant : « My baby don’t care », dans toutes les nuances de son registre, du plus aigu que le haute-contre jusqu’au plus grave que le baryton.
« Pourquoi tu te prends le bourrichon à chanter du Schubert ? lui demanda l’un des gars. Avec une puissance vocale comme la tienne, tu pourrais vraiment te faire du pognon. »
Jonah ne leur dit pas que l’avance de douze cents dollars de Harmondial lui faisait l’effet d’une petite fortune. Et personne ne souleva ce problème : il avait rendu le I Hear a Symphony des Supremes… eh bien, symphonique. C’était la perle rare, mon frère, une merveille de justesse, un souffle sans pareil pour les lieder R&B et les motets de la Motown.
Nous en restâmes à Schubert et, à la quatrième prise, les ingénieurs du son changèrent d’avis : dans la bouche de Jonah, ces airs morts redevenaient chanson populaire. Sur ces enregistrements, il y a quelque chose d’insistant dans sa voix qui semble dire : Nous sommes encore jeunes. Dans cette session sur plusieurs jours, il y a quelque chose qui semble affirmer que les siècles ne sont que des notes de passage de retour vers la note initiale.
Je l’entends encore sur le disque. La voix de ma mère est là, à l’intérieur de la sienne, mais celle de mon père y est aussi. L’origine n’est jamais définie. Nous arpentons sans cesse notre lignée, d’une fracture l’autre, à travers tous les territoires dont nous avons été dépossédés. Mais nous nous dénouons à chaque moment, sans cesse. Arrête-toi et regarde : tel est le message que, depuis la ligne d’arrivée, cette voix transmet vers le passé.
Quand il entendit ses premières prises, mon frère ne put s’empêcher de se fendre d’un petit rire moqueur. « Écoute ça ! C’est exactement comme un vrai disque. Allez, on le refait. À l’infini. »
Jonah percevait des choses sur la bande que les ingénieurs du son ne pouvaient entendre. Nous passâmes deux journées de plus en plus tendues, à batailler entre des considérations de coût et la recherche d’une perfection inaudible. Les producteurs furent estomaqués en entendant les premières prises, lesquelles ne provoquèrent chez Jonah qu’une moue de dégoût. Ils nous expliquèrent qu’ils pouvaient faire une épissure dans la bande pour rectifier un infime décalage de tempo. Jonah en fut outragé. « C’est comme si tu collais des plumes d’aigle sur le premier crétin venu et que tu appelais ça un ange. »
Jonah apprit à séduire le micro et à maîtriser la brutalité de ses attaques. Sous la pression du compromis, nos prises ressemblèrent à des concerts en live. Dans la pièce insonorisée où se trouvaient les baffles, Jonah devint incandescent. En chantant, il offrait sa voix à des gens qui se trouvaient à des siècles de l’instant présent.
Le troisième soir, après avoir mis dans la boîte le Wolf tel qu’il le voulait, à quelques vibrations près, nous fîmes la connaissance de l’attachée de presse de Harmondial. La jeune fille sortait tout juste du jardin d’enfants. « Je suis si contente que vous soyez frères ! »
Je gobai l’air ambiant, comme un poisson échoué sur l’embarcadère. Jonah réagit différemment : « Nous aussi, on est contents.
— Le coup des frères, c’est bien. Les gens aiment les frères. » Je crus qu’elle allait demander : Et vous avez toujours été frères ? Comment êtes-vous devenus frères ? Mais elle demanda : « Comment vous êtes-vous intéressés à la musique classique ? »
Nous restâmes muets. Comment as-tu appris à respirer ? Je compris. L’histoire que cette fille avait déjà imaginée allait être retranscrite dans les communiqués de presse et au dos de la pochette ; les informations que nous lui fournirions n’y changeraient rien. Nous aurions beau lui parler de nos soirées à chanter en famille, elle n’entendrait pas. Jonah me laissa le loisir de l’affranchir dans les grandes lignes. « Nos parents ont découvert notre aptitude musicale quand on était petits. Ils nous ont envoyés dans une école de musique privée à Boston.
— École privée ? » Voilà qui troublait notre attachée de presse.
« Une pension qui préparait au conservatoire. Oui.
— Est-ce que vous… vous avez eu des bourses ?
— Partiellement, dit Jonah. Nous lavions la vaisselle et faisions les lits pour payer le reste. Tout le monde s’est montré très généreux avec nous. » Je faillis m’étrangler. Jonah me lança un regard offensé, et la pauvre fille en perdit les pédales.
« Est-ce que la musique que vous avez étudiée dans cette école… était très différente de la musique que vous écoutiez étant petits ? »
Jonah ne put se retenir. « Eh bien, les tempi traînaient un peu à Boylston, parfois. Ce n’était pas la faute de l’établissement. Certains élèves étaient issus de milieux musicalement arriérés. Les choses se sont un peu améliorées une fois que nous sommes rentrés à Juilliard. »
Elle griffonnait dans un cahier jaune canari. Nous aurions pu lui raconter n’importe quoi, et Jonah ne s’en priva pas. « Y a-t-il eu des personnalités qui vous ont influencés ? Je veux dire, en ce qui concerne le chant… en musique classique ?
— Paul Robeson », répondit Jonah. La jeune fille nota le nom. « Pas tant pour sa voix. Sa voix était… disons potable, je dirais. Nous aimions ses prises de position politiques. »
Elle sembla étonnée d’entendre qu’un chanteur de renom puisse avoir des opinions politiques. M. Weisman avait raison. Ce n’était pas RCA Victor. On ne débute qu’une fois dans le métier. Je ne pus qu’observer en spectateur impuissant les réponses de Jonah se transformer en informations aussi immuables que les sons que nous venions d’enregistrer.
La jeune fille demanda des photos pour la promo. Nous lui remîmes la chemise avec tous les articles de presse. « Tout ça ! » Elle choisit la photo que je savais qu’elle choisirait, celle qui mettait l’accent sur l’étrange nouveauté que Harmondial venait juste d’acquérir. Quelque chose qui distinguerait leur catalogue de tous les autres labels bourgeonnants : des frères, noirs mais charmants. Elle chercha la pose correcte avec juste ce qu’il fallait d’aise et d’assurance, la pose qui disait : Tous les Noirs n’aspirent pas à détruire les valeurs qui vous tiennent à cœur. Certains sont même des fantassins résolus de la culture.
Dans la voiture, en route vers l’hôtel, Jonah chanta : « J’aimerais qu’elles soient toutes des California girls.
— God only knows… Dieu seul sait ce qu’elle aurait voulu qu’on soit. » En revanche, nous savions tous deux, à présent, quelle phrase du New York Times avait motivé notre contrat. Le nouveau label de disques qui montait voulait cette voix noire pleine de promesses : le prochain marché porteur, encore inexploité à ce jour. Les droits civiques nouvellement proclamés allaient contribuer à créer des marchés nouveaux. C’était la même réflexion qui avait conduit Billboard à combiner le classement R&B et leur classement rock and roll. Chacun finirait par chanter et écouter de tout, et Harmondial comptait bien capitaliser sur cette tendance lourde.
Nous achevâmes l’enregistrement deux jours plus tard, un mercredi soir. Le producteur voulait que le Dowland soit le dernier titre du disque. Je m’installai devant le piano de rechange du studio, une rare combinaison de sonorités étouffées et de touches raides, qui contribua à suggérer les frettes du luth. De nos jours, il serait impensable d’enregistrer du Dowland sur un piano. Il y a un tiers de siècle, l’authenticité était encore ce que vous vouliez qu’elle soit. Time stands still. Le temps s’immobilise. Mais jamais longtemps de la même façon.
La première prise de Jonah semblait impeccable, mais l’ingénieur aux manettes fut tellement subjugué en goûtant pour la première fois cette saveur d’éternité qu’il ne remarqua pas les vumètres dans le rouge. La deuxième prise fut lourde comme du plomb ; le temps que Jonah se remette de la première. Les cinq prises suivantes partirent à vau-l’eau. Nous arrivions à la fin d’une semaine difficile. Il réclama dix minutes. Je me levai pour aller faire quelques pas dans le couloir, afin de lui laisser un moment de solitude.
« Joey ! lança-t-il. Ne me laisse pas tout seul. » Comme s’il craignait que je le laisse tomber dans l’oubli. Il voulut que je demeure assis sans prononcer un mot. Il était pris de panique à l’idée d’envoyer un message au-delà de sa propre mort. Nous restâmes cinq minutes silencieux, et les cinq minutes devinrent dix. Ce fut la dernière année à nous laisser profiter d’un aussi long moment de calme. Les ingénieurs réapparurent, bavardant de la récente mission du programme Gemini. Je m’assis et Jonah ouvrit la bouche, libérant le son qui prédisait tout ce qui allait lui arriver.
« Le temps s’immobilise et contemple cette jeune femme au beau visage. » Pendant que mon frère chantait, à quelques minutes en voiture du studio, un policier blanc à moto arrêta un conducteur noir – un type de l’âge de notre sœur – et lui fit passer un alcootest. À l’angle d’Avalon et de la Cent Seizième Rue, un quartier composé de maisons de plain-pied et d’immeubles bas. Il faisait chaud, ce soir-là, et les gens étaient assis dehors. Alors que Jonah finissait d’immobiliser le temps sur le mi, ré, do du début, des gens se rassemblèrent autour du conducteur qui venait de se faire arrêter. Les cinquante badauds étaient trois cents quand apparurent les renforts de police.
La mère du jeune homme arriva et se mit à réprimander son fils. La cohue, les policiers, l’homme, sa mère, son frère, tous au coude à coude. Les policiers en plus grand nombre, la foule à cran du fait du contexte social, la température qui monte. Il y eut une échauffourée, le début le plus simple du monde. Un coup de matraque dans la figure, dont l’impact est ressenti par tous les badauds.
Il y eut bientôt un millier de personnes, et les policiers appelèrent des renforts. Il était aux environs de 19 h 30, nous étions alors en train d’écouter la bande : « Ni les heures, ni les minutes, ni les ans n’ont de prise sur son âge. » Le producteur en avait les larmes aux yeux, tout en maudissant Jonah, qui se fichait de lui.
Du côté d’Avalon, toute musique avait cessé. Quelqu’un cracha sur les policiers qui emmenaient au poste le conducteur incriminé, sa mère et son frère. Deux agents s’avancèrent, pistolets en l’air, pour disperser la foule. Sur le coup de 19 h 40, heure à laquelle Jonah et moi étions sur le trottoir brûlant devant le studio, les policiers battirent en retraite sous une nuée de cailloux.
Dans la voiture, nous tombâmes par hasard sur les informations. Des flashs d’information sur l’émeute interrompirent le hit-parade. Jonah me regarda dans les yeux, pris de l’envie de se mettre au diapason. « Allons voir.
— Voir ? Tu plaisantes.
— Allez. De loin. De toute façon, c’est terminé, à l’heure qu’il est. » C’est moi qui étais au volant. Quelque chose en lui eut raison de mes réticences. Il tendit le doigt vers le sud, naviguant en combinant les flashes d’information et la rumeur de la rue. Il nous fit prendre South Broadway, puis Imperial Highway, en direction de l’est. Il m’obligea à m’arrêter sur le bas-côté, et à sortir de la voiture. Il resta là, sur le trottoir, à écouter. « Joey. Tu entends ça ? » Je n’entendais que la circulation, le brouhaha habituel de cris et de sirènes, la démence urbaine ordinaire. Mais mon frère captait des pans entiers de la gamme que je n’arrivais pas à distinguer, de même que, durant la semaine, il avait entendu sur bande des sons que nous autres n’avions pu saisir. « Écoute ! Tu es sourd ? »
Nous remontâmes dans la voiture et il me guida vers le nord-est. Nous fîmes un crochet à droite, et soudain la folie se matérialisa devant nous. Le quartier était prêt à exploser, les rues pleines de gens qui n’attendaient qu’une étincelle. Nous bifurquâmes vers l’est. Je m’arrêtai sur le bas-côté pour regarder le plan de la ville, comme s’il y avait une chance que l’émeute y figure. La Mustang était un piège mortel, nous n’aurions pu choisir automobile plus malvenue. Dans la rue en face de nous, juste de l’autre côté du pare-brise, une masse se condensait, dérivant de rue en rue, ils arrêtaient les voitures, les lapidaient : la seule alternative à la justice. Les rues étaient comme pratiquement partout à LA – des îlots de petites habitations familiales aux murs blancs. Si ce n’est que dans celle-ci, un monstre sorti d’un rêve cinématographique avançait à pas lourds. Les lois de la physique semblaient vouloir gondoler l’air autour de nous. C’était comme observer une volée de sansonnets tournoyant dans le ciel et obscurcissant le soleil. Comme regarder le rouleau d’un ouragan souffler une maison sur son chemin.
La foule rencontra un obstacle sur sa trajectoire et changea de direction. Jonah était hypnotisé par le mouvement, électrifié. Ils s’en prenaient à toutes les voitures en mouvement qu’ils bombardaient de pierres. D’un instant à l’autre, ils sentiraient les dernières notes de Dowland sur notre peau, et chargeraient. J’aurais dû faire demi-tour et partir en quatrième vitesse. Mais cette cohue qui progressait méthodiquement était tellement au-delà des lois de la vie ordinaire que je restai assis, paralysé, à attendre de voir ce qui allait se passer. On aurait dit un essaim d’abeilles énervées. Ils attaquèrent sans vergogne un cordon de policiers. Face à cette agression, les agents rompirent les rangs et se dispersèrent. Personne ne donnait d’ordre, mais la masse se déplaçait comme sous l’égide d’un commandement unique. L’aile avant s’engagea vers l’ouest, dans notre direction. C’est alors que je repris mes esprits, et fis faire un brusque demi-tour à la voiture en coupant à travers la maigre circulation des automobilistes stupéfaits.
« Qu’est-ce que tu fabriques ? s’écria Jonah. Où vas-tu comme ça ? » Pour la première fois de ma vie, je fus sourd à ses paroles. Je ne sais trop comment je réussis à nous faire revenir sur Harbor Highway, en direction du nord. Notre hôtel, près de View Park, parut plus irréel que la transe dont nous venions d’être témoins. Aucun de nous deux ne ferma l’œil de la nuit.
Les journaux du matin ne parlèrent que de ça. Mais ce dont ils parlaient n’était pas ce que nous avions vu. Les rapports officiels étaient truqués, trompeurs, irréels. Les radios rivalisèrent héroïquement en matière de déni. À l’hôtel, tout le monde avait son mot à dire. Les rues, ce jeudi matin, arboraient une gaieté claire forcée, qui avait de la peine à masquer toute l’excitation de l’attente. La ville avait beau prêcher l’apaisement, déjà elle se préparait mentalement à affronter la nuit.
Nous nous présentâmes au studio à midi pour les ultimes retouches. Mais tout était impeccable : les prises de la veille semblaient encore meilleures à la lumière du jour. Je me réjouissais de la chance que nous avions ; Jonah aurait été incapable de réenregistrer le morceau, après ce qui s’était passé la nuit précédente. Même les gens de Harmondial virent à quel point il était secoué. Personne n’arrivait à assimiler la nouvelle. Les ingénieurs du son plaisantaient nerveusement avec nous, comme s’ils craignaient que les troubadours élisabéthains qu’ils avaient sous leurs yeux ne se métamorphosent en pillards sans foi ni loi. À quatre heures de l’après-midi, les producteurs prirent congé à grand renfort d’accolades et de prédictions grandioses concernant notre premier disque. Nous étions prêts à repartir à l’aéroport LAX, pour un vol du soir. Nous avions deux heures devant nous.
« Joey ? » Sa voix était plus effrayée par elle-même que par toute autre chose. « J’ai besoin de retourner voir.
— Retourner… Oh, non, Jonah. Ne sois pas idiot.
— Juste un détour en allant à l’aéroport. Joey, je n’arrive pas à me sortir ça de la tête. Tu sais, ce qu’on a vu, hier soir… Ça ne ressemblait à rien de ce que j’ai pu approcher de ma vie.
— Et alors ? Une fois suffit. On a eu de la chance de s’en tirer sans incident.
— Sans incident ? »
Je baissai la tête. « Je veux dire pour nous. Quant au reste – qu’est-ce qu’on était censés… ? » Mais ma plaidoirie n’intéressait pas Jonah. Il était déjà en quête de l’élément qui manquait à son éducation, ce qu’aucun professeur ne lui avait encore apporté. Il sentait que les années à venir essayaient de lui envoyer des messages. Il avait besoin d’y retourner, pour entendre. Il ne faisait plus confiance à rien d’autre qu’à cette sensation qui finirait par le tuer.
Jonah prit le volant – j’étais tellement en rage qu’il me concéda au moins ça. Nous arrivâmes dans le quartier de la veille peu après cinq heures de l’après-midi. Les immeubles qui donnaient sur la voie rapide auraient dû lui suffire. Les rues étincelaient des éclats de vitrines brisées, un tapis de faux diamants. Ici et là, la suie des feux éteints recouvrait le stuc et le béton. Des grappes d’adolescents arpentaient les trottoirs. Les seuls Blancs visibles étaient armés et en uniforme. Jonah gara la Mustang sur un terrain vague désert. Il coupa le moteur et ouvrit sa portière. Je ne fis aucune objection ; il n’y a rien à objecter à une chose dont la réalité nous échappe totalement.
Il ne me regarda même pas. « Allons, frangin. » Il était déjà à l’autre bout du terrain vague jonché de détritus avant que j’aie eu le temps de lui crier après. Je verrouillai ma portière – ridicule jusqu’au bout – et courus pour le rattraper. La foule s’était rassemblée, ils étaient des milliers à nouveau, le double de la veille. Déjà l’esprit de groupe prenait le dessus. Les forces de police étaient perdues, pire encore que ce que racontèrent les journaux. Cela se voyait sur les visages : On leur a tellement donné ; pourquoi est-ce qu’ils font ça ? Leur stratégie consista à délimiter un périmètre, à contenir la violence dans les quartiers immédiatement limitrophes, et à attendre la Garde nationale. Jonah partit en éclaireur vers le cordon de police, repérant un interstice entre un magasin d’alcool et une gargote qui avait été incendiée. Après avoir passé vingt-quatre années caché, mon frère avait choisi ce soir-là pour faire sa sortie.
Nous nous engageâmes dans la ruelle, profitant de la brèche dans le cordon policier. La rue juste devant nous était une hallucination mouvante. Trois voitures retournées crachaient en l’air des flammes noircies. Les pompiers tentaient de s’approcher pour éteindre le feu, mais la foule les faisait reculer à coups de pierres, protégeant les foyers d’incendie et les entretenant.
Personne n’avait prémédité le chaos. Il se déployait simplement autour de nous en un ballet large comme l’horizon. Une trentaine de personnes se matérialisèrent devant nous, venues détruire un magasin de fruits et légumes. Les corps se mirent à l’œuvre sans excitation ni grand souci d’efficacité. La cohésion s’affirmait dans l’action : un groupe d’improvisateurs méticuleux se passaient le matériel – marteaux, haches, bonbonnes d’essence – comme dans une course de relais. La cadence était étrange, c’était une rage lente, résistante, sous-marine, qui se déployait à pas mesurés, laborieuse, comme si les projets de l’Apocalypse avaient été préparés depuis des générations.
Jonah hurla par-dessus les sirènes assourdissantes. « De la folie pure, Mule. Dancing in the streets ! » Son visage rayonnait, enfin il approchait ce qu’il avait recherché. Deux mille émeutiers passèrent devant nous. À quatre pas devant moi, Jonah ralentit l’allure pour se mettre à marcher. Tout ce qui me vint à l’esprit, tandis que l’enfer était en irruption autour de nous, fut : Il a la peau trop claire pour être ici. C’était un garçon frêle, vulnérable, qui écoutait les yeux grands ouverts les Walkyries chevauchantes que notre radio avait captées.
Jonah ralentit et se retourna pour observer les flammes qui montaient en flèche à cinq mètres sur sa gauche. Inconsciemment il replia les doigts et leva les mains sur les côtés, il s’adressait aux meutes errantes, commandant leurs entrées et leurs attaques. Il était le chef d’orchestre. Il marquait la mesure, articulait le chaos en phrases musicales, comme toujours lorsqu’il écoutait les compositions qui l’émouvaient le plus. J’arrivai à côté de lui ; il était en train de fredonner. Lorsqu’il en donna l’ordre, un bourdonnement monta derrière nous, au diapason mais modulé, en phase avec sa pulsation à lui, un mélange hybride de rythme et de mélodie. Le son se propagea à travers la masse humaine qui se déployait. Je me rappellerai ce son-là jusqu’à ma mort.
La police concentra ses forces de manière que la violence ne déborde pas du côté des quartiers blancs. Les pompiers limitèrent la casse. Ils avaient renoncé à éteindre les voitures renversées et concentrèrent leurs efforts sur les magasins en feu, afin que les flammes ne se propagent pas davantage. Le rugissement des pompes à eau et les cris aigus de la foule se mêlèrent pour former un unique chœur. Jonah n’en manqua pas une miette, absorbé dans une quelconque interprétation que je ne pus deviner. La tension lui tournait la tête. C’était l’effondrement total : des vies passaient devant nous en ricochant, des bombes artisanales explosaient, les lois de la raison se liquéfiaient.
Il s’arrêta devant l’échoppe d’un prêteur sur gages ; une demi-douzaine d’enfants étaient en train de forcer le verre de la porte à l’aide d’une poubelle en fer. Ils jetèrent la ferraille et reculèrent en courant, revinrent, lancèrent de nouveau et reprirent leurs jambes à leur cou. Le verre s’effondra en mille morceaux. L’un après l’autre, les pillards disparurent à l’intérieur. Jonah resta immobile, attendant la révélation. Au bout d’un moment qui se prolongea comme une nausée, la troupe des excavateurs ressortit avec une télévision, une stéréo, une lampe en cuivre, des chapeaux neufs pour tous, et deux armes de poing. De quoi réparer trois siècles de souffrances.
Je restai dans mon coin, à deux boutiques de là. Jonah était plus loin devant, à cinq ou six mètres de la porte défoncée. Il se tenait les pieds écartés, aspiré par le chaos. Il regarda la ribambelle quitter le magasin en courant, comme si, ici, à l’heure du dénouement, toute l’Histoire dépendait de ces marchandises qui leur avaient été si longtemps refusées, et qu’ils embarquaient maintenant. Sortant de ce rêve synchronisé, l’un des gars nouvellement armés aperçut mon frère qui observait. Il courut vers Jonah, brandissant son arme à canon court comme une raquette de ping-pong. Toute force abandonna mon corps, j’étais à quinze mètres de là, un continent. J’essayai de crier, mais je n’avais plus de gorge. Le gars courut en hurlant. Ses paroles éclatèrent en l’air, brutes et incohérentes, comme une nuée incontrôlable de clous. Ses amis éparpillés se retournèrent pour voir qui était ce type qui osait les défier. L’autre gars armé braqua son arme sur Jonah. Le bras s’abaissa à cause du poids : trop lourd pour lui, pas le bon choix.
« Qu’est-ce tu veux, là ? » Le premier gars arriva devant Jonah, qui se tenait pétrifié, les bras écartés sur les côtés. « Casse-toi. C’est pas un coin pour les Blancs, ici. » Le canon balayait le vide devant lui, on aurait dit un charmeur de serpents. Il avait les mains qui tremblaient. Jonah adopta la même posture que sur scène, dans le renfoncement d’un piano à queue imaginaire, prêt à se lancer dans un gigantesque cycle de lieder. Winterreise. Comme si je me trouvais juste derrière lui, au piano.
Le deuxième gars les rejoignit en un clin d’œil. Il ne resta pas longtemps immobile, il cogna Jonah au flanc, le tabassa jusqu’à ce qu’il s’écroule sur la chaussée. La douleur força mon frère à se recroqueviller, puis il demeura allongé sur le béton, le bras entaillé.
« L’enculé, y t’a touché ? » hurla le second gars au premier. Ils étaient tous les deux au-dessus de lui, le canon braqué, tout tremblants, à sautiller sur place. « Retourne sur les Collines, enculé ! Retourne à Bel Air ! » Comme si c’était la destination que la mort réservait à cet intrus.
Je retrouvai ma voix. « Il est noir. C’est un Black. » J’étais trop loin. Avec le bruit ambiant, ils ne pouvaient pas m’entendre. Ma voix se lézarda puis se brisa. Je n’avais jamais eu beaucoup de coffre. « C’est mon frère. »
Les deux gars armés me dévisagèrent. L’un des deux pointa son arme sur moi. « Ça ? C’est pas un frangin.
— C’est un Noir. »
Jonah choisit ce moment, comme si quelque chose en lui voulait vraiment mourir, pour relever la tête. Il regarda le ciel en fumée. Ses lèvres remuèrent. Peut-être les suppliait-il, ou disait-il une prière. Il n’émit aucun son, hormis un étrange gémissement monocorde.
Je sus alors que l’un des excités allait le tuer. Un meurtre ici, ce ne serait rien : un aléa de plus, maintenant qu’était arrivée la fin des temps. Jonah bougea les lèvres, marmonna quelque chose, il préparait son final. Mais cet éclat monocorde qui provenait du corps étalé sur le trottoir déstabilisa ses assaillants. Les deux adolescents noirs reculèrent en entendant cette complainte vaudoue. Derrière eux, leurs camarades avec le téléviseur et la chaîne stéréo leur criaient de se disperser. Les flics étaient là, et ils tiraient sur la foule. Les deux gars armés me regardèrent, regardèrent Jonah, puis levèrent la tête, observant la volute de fumée funéraire pour laquelle mon frère chantait. Ils firent volte-face sans cesser de regarder et s’enfuirent en courant.
Je tombai à genoux sur le trottoir à côté de lui, je sanglotais en l’attrapant par sa chemise déchirée. Il hocha la tête. Mon soulagement se mua en rage. « Mais bon sang, qu’est-ce qu’on fout ici ? Il faut qu’on s’en aille. Maintenant. » Je me retins de ne pas rouer Jonah de coups de pied, tant qu’il était à terre.
Il leva les yeux et me dévisagea, choqué. « Quoi ? » Du sang imbibait sa manche et lui coulait le long du bras. Sa plaie s’emplissait de cendres. « Quoi ? On répète, Joey. Répétition. » Il amorça un petit rire moqueur puis grimaça de douleur.
Je le fis asseoir sur son séant, toujours en hurlant après lui. Je lui enroulai le bras dans un morceau de chemise. « Nom de Dieu. Ils allaient te tuer !
— J’ai vu. » Sa mâchoire tremblait, incontrôlable. « Ici même. Mais tu leur as dit, pas vrai ? » Sa voix se tut, sa respiration se bloqua. Il rit et essaya de s’excuser. Mais une quinte de toux l’en empêcha.
Je l’aidai à se relever et le forçai à marcher. À deux cents mètres sur notre gauche, un cordon de policiers avançait en direction d’une barricade de fortune derrière laquelle s’étaient postés des lanceurs de pierres. J’emmenai Jonah sur notre droite, et nous reprîmes vers l’ouest après avoir passé Albion, la rue que nous avions empruntée pour entrer dans l’inferno. L’air était suffocant, et le sol sous nos pieds se transformait en goudron fondu. Jonah respirait avec de plus en plus de difficulté. Nous dûmes ralentir le pas. Il s’arrêta à un coin de rue et tendit la main, me rassura, luttant contre la suffocation. « Continue à marcher, ne t’arrête pas. »
Je l’appuyai contre un mur, afin qu’il reprenne sa respiration. Comme nous étions ainsi, debout, Jonah penché en avant, et moi le retenant, un homme entre deux âges, clair de peau, passa tout près en nous effleurant le dos. Je me retournai : cet homme à la chevelure grise, un pot de peinture et un gros pinceau à la main, s’éloignait déjà d’un pas placide. Sur le dos nu de Jonah et sur les pans de ma chemise, il avait laissé une traînée marron tachetée. L’homme disparut dans la foule, laissant sa marque sur tout ce qui restait immobile assez longtemps.
Jonah vit ma chemise, mais pas son dos. « Moi non plus, il m’a pas loupé ?
— Non. Il ne t’a pas loupé. »
Sa respiration se fit plus légère. « Alors, c’est bon, Mule. Passeport tamponné. Visa. La voie est libre. » Il se remit à chantonner. Je pris son bras valide et nous nous remîmes en marche. Il semblait encore plus bancal que la réalité. Nous prîmes la Cent Douzième Rue vers l’ouest, où nous serions en sécurité. Sauf que nous ne serions jamais plus en sécurité. J’aperçus, à deux rues de là, le périmètre policier que nous avions franchi pour entrer. Il s’était étoffé. Trois rangées d’agents luttaient contre l’offensive des lanceurs de pierres. Des bouteilles enflammées décrivaient des lires en l’air et s’écrasaient au sol dans des éclaboussures de flammes. Watts essayait de propager la douleur à Westmont, Inglewood, Culver City. Là où les flammes auraient quelque chose de cher à brûler.
« On y va, Mule. » Il paraissait ivre. « Continue. On va passer à travers, on leur expliquera. » Il avait du mal à articuler. Je savais ce que les policiers feraient si seulement nous nous approchions. Pas question de franchir cette limite. L’ensemble du quartier était bouclé par un millier d’agents de police, maîtrisant le troupeau au pistolet. Derrière le mur de policiers, il y avait la Garde nationale. Et derrière la Garde, la Quarantième Division blindée. Nous étions coincés, pris au piège, parqués à perpétuité. Mon frère avait la peau trop claire pour survivre à l’intérieur, et moi, j’étais trop foncé pour nous sortir d’ici.
Je tirai Jonah vers le sud, dans une ruelle parsemée de mauvaises herbes qui débouchait sur une rue longeant la voie ferrée. Des coups de feu dispersés se répercutèrent sur les bâtiments autour de nous, crépitant dans toutes les directions en même temps, irréels, avec ce bruit que font les plombs de carabine à air comprimé sur des poubelles. Je pris vers le sud-ouest jusqu’à me rendre compte que nous foncions droit sur Impérial Highway. Nous débouchâmes en plein capharnaüm.
Une bande d’émeutiers avait traversé la première ligne du cordon policier et se répandait dans les rues au-delà. En guise de représailles, les agents fondirent sur un groupe de passants comme des chiens lâchés parmi les écureuils et cognèrent tous ceux qu’ils purent attraper. Des gens furent projetés sur le trottoir, coincés contre les murs, des coups de feu retentirent, des vitres se brisèrent, et la foule, mise en déroute de toutes parts, courait dans les cris.
Jonah, suffocant, recula en titubant dans l’entrée couverte d’un bâtiment. Il se pencha en avant, pour réduire la pression sur sa poitrine. Son bras gauche soutenait son bras abîmé. D’un air effaré, il désigna ma jambe. Je baissai la tête. La jambe droite de mon pantalon était déchirée, du sang coulait de mon tibia. Nous restâmes sur place, tandis que des silhouettes passaient en trombe devant nous, comme des planètes prenant la tangente en quittant leur orbite, si près de nous qu’il aurait suffi de tendre la main pour les toucher.
Un cri retentit dans notre direction. Un agent de police blanc, matraque à la main, poursuivait deux Noirs entre deux âges, en sang, qui se dirigeaient vers notre porte. En nous apercevant, ils bifurquèrent. Le flic à leurs trousses resta une seconde interdit avant de nous repérer. Je nous vis tels qu’il nous voyait : moi et ma jambe blessée, Jonah plié en deux, la chemise à moitié arrachée, le bras entaillé, tous deux haletants, maculés d’une traînée de peinture. Il nous chargea, matraque en avant. Je levai les mains pour amortir le coup. Jonah, étouffant, délirant, eut une réaction purement instinctive : il se redressa et poussa une sorte de contre-si. Ce son aigu déstabilisa le flic. Sa voix nous évita la matraque en pleine figure.
Le flic recula comme il put, l’une de ses mains cherchant son revolver. Je fis en sorte que mon frère lève les mains. Encore plus abasourdi que nous ne l’étions nous-mêmes, le flic nous menotta ensemble. Il nous fit traverser deux rues jusqu’à une fourgonnette de police, en nous poussant avec sa matraque. Il maîtrisait la situation, nous obligeant à rester devant lui, nous étions ses prisonniers. Jonah retrouva l’usage de sa voix. « Attends un peu que ta sœur entende ça. C’est reparti, elle va nous adorer. Comme à la grande époque. »
L’agent nous faisait avancer à petits coups dans le dos, se demandant encore pourquoi il ne nous avait pas assommés pour de bon. Pourquoi la voix l’avait arrêté.
Nous fûmes emmenés en fourgonnette avec une douzaine d’autres dans une prison auxiliaire d’Athens Avenue. Toutes les autres prisons étaient bondées. Des milliers de gens avaient été arrêtés. Tous les Noirs de Los Angeles étaient sous les verrous. Pourtant, les émeutes continuaient. Nous passâmes la nuit dans une cellule exiguë en compagnie de vingt hommes. Jonah adora. Il cessa de se plaindre que son bras le lançait. Il tendit l’oreille, écoutant chaque inflexion de voix, chaque mot séditieux, comme s’il s’agissait d’une répétition en vue d’un nouveau rôle lyrique.
Dans la cellule, ce que nous entendions était un mélange âpre de menaces et de prédictions. Ceux qui s’exprimaient le mieux au sein du groupe témoignaient : « Ils peuvent plus nous arrêter. Ils le savent. On a déjà gagné, même s’ils nous coffrent tous et jettent la clé. Ils ont été obligés de faire appel à l’armée, mon pote. Ils ont besoin de l’armée contre nous. Tout le monde sait, maintenant. Et personne n’oubliera. »
On nous garda jusqu’au lendemain en fin d’après-midi. Notre agent de police se présenta et reconnut que nous n’avions fait que nous retrancher dans l’entrée d’un bâtiment. La moitié de ceux qui étaient encore prisonniers n’avaient rien fait de pire. Notre histoire tenait debout – la compagnie discographique, la voiture de location, Juilliard, notre agent, America’s Next Voices – tout, sauf la raison pour laquelle nous nous étions retrouvés sur les lieux de l’émeute. Nous étions nécessairement des incitateurs, appartenant à une conspiration de Noirs-presque-blancs, cultivés, infiltrés dans la poudrière, pour qu’elle s’enflamme. À la façon dont les policiers nous traitaient, il était clair que nous étions coupables de bien pire que pillage, incendie criminel et voies de fait combinés. Nous avions tout – les avantages, les chances, on nous avait fait confiance. Nous étions l’espoir, l’avenir, et nous avions trahi. Notre crime était d’être venus faire du tourisme, d’être venus voir la ville qui partait en flammes. Les policiers nous insultèrent, nous poussèrent dans nos retranchements et menacèrent de nous garder en vue de nous faire passer en jugement. Mais finalement, dégoûtés, ils nous relâchèrent.
La police n’avait pas de temps à perdre avec nous. Le vendredi soir, il sembla évident que la nuit du jeudi n’avait été qu’un prélude. C’est le vendredi que le véritable incendie éclata. Les violences commencèrent tôt le matin, et gagnèrent en intensité tout au long de la journée. Le vendredi soir, Los Angeles s’enfonça dans le tourbillon infernal.
Nous l’entendîmes à la radio en nous rendant à l’aéroport. Aucun avion ne s’envola ni ne décolla cette nuit-là. On craignait qu’ils ne se fassent canarder. Nous restâmes pétrifiés à suivre les reportages, à regarder le brasier se propager. Rien en Asie du Sud-Est ne pouvait égaler cela. Les affrontements se déplacèrent de Watts au sud-est de la ville. Des tireurs embusqués visaient les policiers. Les forces de police tiraient sur les civils. Les policiers se tiraient dessus et accusaient les émeutiers. Six cents bâtiments furent totalement dévastés ; deux cents furent littéralement rasés. Des dizaines de personnes périrent de blessures par arme à feu, de brûlures, ou sous des bâtiments écroulés. Des milliers de membres de la Garde nationale se déversèrent dans les rues, au coude à coude, engendrant encore davantage d’anarchie. Jonah écouta les reportages, les lèvres comme plombées.
Nous demeurâmes toute la nuit à l’aéroport, en dormant encore moins que la veille dans notre cellule. Ce n’est que le samedi soir que nous pûmes avoir un avion pour New York ; treize mille membres de la Garde nationale avaient alors pris possession des rues de Los Angeles. La rébellion allait durer encore deux jours.
Pendant le long trajet du retour, Jonah tripota l’entaille qu’il avait au bras. Il regardait fixement l’arrière du siège devant lui en tremblant. Nous étions au-dessus de l’Iowa quand je trouvai le cran de lui demander : « Quand tu étais allongé par terre, là-bas ? Tes lèvres remuaient. »
Il attendit que je termine, mais j’avais déjà terminé. « Tu veux savoir ce que j’ai chanté ? » Il regarda autour de lui. Il se pencha en avant et murmura : « Tu ne peux pas savoir. Toute la partition était là, juste devant moi. Je n’ai eu qu’à la lire. Ça rendait bien, Joey. Vraiment bien. Je n’ai jamais rien entendu de tel. »
Après cette nuit-là, il n’a plus jamais eu la même voix. J’ai les enregistrements pour le confirmer.