Jonah quitta les États-Unis à la fin de l’année 1968. Dans les revues et journaux culturels, pas une brève ne fit état de son départ. Au moment où presque tous les autres artistes noirs, chanteurs, interprètes, peintres ou écrivains célébraient l’avènement d’une nation, mon frère, lui, abandonnait le pays. Il écrivit de Magdebourg : « Ils m’adorent, ici, Joey. » Ç’aurait pu être Robeson lors de sa première visite en Union soviétique. Tout ce qui se passait là-bas tendait à tourner en dérision ce qui se passait ici. « En Allemagne de l’Est, quand ils me regardent, ils voient un chanteur. Il aura fallu que je m’en aille pour mesurer le regard que les Américains portaient sur moi. C’est chouette de savoir l’effet que ça fait, pour un temps, d’être autre chose qu’un bronzé. »
À lire Jonah, le festival de Magdebourg était un camp d’entraînement militaire consacré à la culture. « Les conditions de vie sont un peu spartiates. Ma piaule me rappelle notre chambrée à Boylston ; si ne n’est qu’ici je n’ai pas à ramasser tes petites affaires. » De la part d’un individu dont j’avais lavé le linge aussi longtemps que nous avions vécu ensemble ! « La nourriture se compose de légumes récalcitrants tellement bouillis qu’ils en crèvent. Pour compenser toutes ces épreuves, heureusement, il y a un flux continu de charmantes mélomanes. C’est ça que j’appelle la culture. »
Il était impressionné par l’envergure de ce festival, par tous les chanteurs de classe mondiale que l’événement rassemblait. Plusieurs l’avaient franchement médusé. Mais c’était surtout le défi de chanter au sein d’un ensemble vocal qui semblait le stimuler. Il était le gamin qui toute son enfance avait joué au basket dans sa cour, et qui se retrouvait enfin sur le terrain. Il adorait se mettre en phase avec une dizaine d’autres musiciens, ne faire plus qu’un avec ces inconnus.
Les journalistes européens voulaient savoir pourquoi ils avaient dû attendre si longtemps avant d’entendre parler de lui. Il ne les dissuada pas de faire allusion au racisme américain dans leurs articles. Il eut des propositions pour jouer dans une dizaine de villes, dont Prague et Vienne. « Vienne, Mule. Pense aux perspectives que ça ouvre. Plus de boulot qu’un cuistot dans une gargote de Fort Lauderdale pendant les vacances de Pâques. Il faut absolument que tu viennes. C’est mon dernier mot. »
Il fallut des semaines pour que sa lettre m’arrive, car j’avais déménagé. Je n’avais pas les moyens de rester seul dans notre appartement du Village. Je m’installai brièvement à Fort Lee chez Da, pour son plus grand plaisir, et à sa surprise, chaque soir, quand il rentrait dans le New Jersey et me trouvait encore là. Je l’entendais se déplacer dans la maison au milieu de la nuit, tout en bavardant avec maman, avec qui manifestement il était plus facile de discuter qu’avec son fils.
Je ne pouvais pas rester dans cette maison. Le bavardage nocturne de mon père avec une morte ne me dérangeait pas. Mais la suspicion que ma simple présence suscitait dans le quartier chic de mon père m’était insupportable. La police m’accorda une semaine avant de décider que je ne pouvais être le jardinier du physicien. La première fois qu’ils m’emmenèrent au poste et me fouillèrent, je n’avais pas de pièce d’identité, et mon histoire était des plus improbables : un pianiste classique au chômage ayant abandonné ses études à Juilliard, le fils noir d’un physicien allemand blanc qui enseignait à Columbia, Même après qu’ils eurent finalement accepté de faire venir Da au poste pour qu’il confirme mon histoire, je dus attendre toute la nuit avant d’être libéré. La deuxième fois, deux semaines plus tard, je me tenais prêt avec un portefeuille rempli de documents. Mais ils ne me laissèrent même pas passer un coup de téléphone. Ils me gardèrent toute la nuit et me relâchèrent le lendemain matin à neuf heures, sans explication ni excuses.
Je ne sortais plus de la maison. Pendant deux mois, je restai à l’intérieur pour répéter. Je fis savoir à toutes mes relations que Jonah était parti. Que je ne faisais rien et que j’étais prêt à jouer avec tout le monde, quelle que soit la paie. J’entendis Jonah me souffler : Tu ne sais pas te vendre. Fais en sorte qu’ils t’entendent.
En toute logique, j’aurais dû continuer à faire ce que j’avais toujours fait. Mais cela impliquait que je m’occupe de mon frère. Jonah et moi avions vécu pendant des années dans un isolement propice à la perfection. À présent, quel que fût le niveau de perfection que je pouvais espérer atteindre, il me manquait les contacts dont tout musicien a besoin pour survivre.
Je fis un certain nombre d’essais, pour voir. Rendez-vous était pris en studio de répétition, en ville, avec une mezzo-soprano ou un baryton confirmés. Lorsque je me présentais, le chanteur ou la chanteuse esquissait par réflexe un mouvement de repli embarrassé : il doit sans doute y avoir erreur. Ils faisaient des efforts faramineux pour déchiffrer la partition avec moi. C’était tout juste s’ils ne m’indiquaient pas où se trouvait le do.
Difficile de bien jouer, quand on a l’impression d’être un poisson sur des échasses. Et difficile de chanter quand tous les points de repère se dérobent. La plupart du temps, l’essai se terminait sur des congratulations mutuelles et une poignée de main gênée. Je jouai pour une soprano somptueuse, une sosie de von Stade, qui aima ce que je fis pour elle. Aucun pianiste d’accompagnement, dit-elle, ne lui avait apporté une telle sensation de liberté et de sécurité. Mais je sentis qu’elle réfléchissait à tous les problèmes liés au fait d’avoir à sillonner l’Amérique avec un Noir. Et, franchement, je ne me vis pas non plus sillonner l’Amérique à ses côtés. Nous prîmes congé avec enthousiasme. Elle retourna à sa carrière modeste mais lucrative, et moi je retournai chez moi, à mes nouilles froides et à mes chères études.
Je jouai pour Brian Barlowe, trois ans avant que quiconque entende parler de lui. Quand il chantait, on aurait dit le soldat romain au pied de la croix. Il avait cette même confiance en soi que Jonah avait eue jadis, la conviction profonde que le monde l’aimerait pour ce qu’il savait faire. Sauf que la confiance de Brian Barlowe était mieux placée que celle de Jonah. En comparant chacun au sommet de son art, j’aurais opté pour la voix de Jonah sans hésiter une seule seconde. Mais Barlowe était déjà intégré, on le situait facilement. Ses auditeurs n’avaient pas à réfléchir, les sons qui sortaient de sa bouche venaient confirmer ce qu’ils savaient déjà. Ils venaient assister à un récital de Barlowe, en ayant la conviction toujours plus forte que cette beauté leur revenait de droit.
Nous jouâmes ensemble trois fois sur une période d’un mois. Brian était pour le moins prudent, et il avait l’intention de chorégraphier son ascension vers la gloire avec une précision absolue. Chaque fois que je me présentai, je voulus absolument lui prouver que je pouvais lire dans son esprit et le rendre encore meilleur qu’il ne l’était. Mais lorsque Barlowe fut convaincu par mon jeu – et qu’il eut en outre constaté que le frisson de transgression que j’apportais mettrait une petite étincelle à son spectacle –, lorsqu’il me fit une offre dont il était certain que je ne pourrais la refuser, je n’avais déjà plus le cœur à ça. Le plaisir de suivre Brian Barlowe autour du monde jusqu’au pinacle de la gloire n’était pas aussi intense que le plaisir de lui rendre ses partitions et de décliner son offre.
C’est alors que l’évidence m’apparut : il n’y avait que mon frère que je pusse accompagner. Lorsque je jouais pour d’autres, pour ceux qui faisaient de la musique sans craindre qu’elle leur soit confisquée, le morceau ne décollait jamais de la page écrite. Avec Jonah, un récital était toujours un vol qualifié. Avec les enfants d’Europe, c’était un achat à crédit. La joie de jouer s’était dissipée, même si la froide excitation des notes demeurait intacte.
Je développai deux gros ganglions, un sur chaque poignet : deux kystes pleins de fiel, rêches comme des stigmates. Faire du piano me devint insupportable. J’essayai tous les ajustements de posture possible, y compris penché sur le piano, en prenant un tabouret bas, mais rien n’y fit. Peut-être allais-je être obligé de faire une croix sur la musique, me dis-je. Pendant des semaines, je ne fis rien d’autre que manger, dormir, et m’occuper de mes poignets. Chaque fin de semaine, je passais au peigne fin les offres d’emploi. J’envisageai de devenir gardien de nuit dans des bureaux au sommet d’un gratte-ciel. Je ferais ma ronde une fois l’heure, avec ma lampe de poche, au milieu de salles désertes ; le reste du temps, je resterais assis à un minable bureau en bois, penché sur un tas de partitions Norton.
J’avais besoin de sortir de New York. J’appris par hasard qu’on cherchait des pianistes de bar à Atlantic City, pour la saison. Le fait d’être noir serait presque un avantage. Je me présentai dans un club qui avait passé une petite annonce : The Glimmer Room. Le bar semblait englué dans les fosses à bitume de La Brea – une véritable faille temporelle. Rien n’avait changé depuis Eisenhower. Les murs étaient couverts de photos promotionnelles signées par des comiques dont je n’avais jamais entendu parler.
Je passai une audition de cinq minutes avec un homme du nom de Saul Silber. Mes poignets m’incommodaient encore, et je n’avais pas improvisé depuis Juilliard, avec Wilson Hart. Mais M. Silber ne recherchait pas un Count Basie. La fréquentation du Glimmer Room avait constamment décliné depuis l’invention du transistor. Woodstock était un pieu en bois qui lui avait été enfoncé en plein cœur. L’endroit dépérissait encore plus vite que la ville elle-même. M. Silber ne comprenait pas pourquoi. Il voulait juste trouver un moyen d’endiguer l’hémorragie.
Cet homme avait une trogne de chou-fleur. « Joue-moi ce qu’écoutent les kids. » Il aurait pu être l’oncle de mon père, en mieux assimilé. Il avait l’accent – les intonations fantomatiques du yiddish passées au filtre de Brooklyn – que les enfants de Da auraient pu conserver, si Da était resté parmi les siens, et s’il avait eu des enfants différents. « Un machin bath, voilà par quoi tu pourrais commencer. »
J’attendis qu’il me cite un morceau, mais il se contenta de me faire un signe de la main pour que j’y aille, tenant son cigare dans le poing comme un chef d’orchestre brandit sa baguette. Je me lançai dans un Sittin’ on the Dock of the Bay charpenté, une chanson que j’avais entendue à la radio dans la voiture, en venant. Puisque mon frère m’avait abandonné pour un autre pays, je pouvais désormais me permettre d’aimer ça. Je savourai la descente chromatique de la main gauche, jouant les octaves avec fougue. Au bout de quelques mesures, M. Silber grimaça et agita les mains pour que je m’arrête.
« Nan, nan. Joue-moi le truc qu’on entend partout. Celui avec le quatuor à cordes. » Il fredonna avec un sentimentalisme débordant les trois premières notes de Yesterday, en retard de trois ans, ou bien trente ans en avance. J’avais entendu la chanson des milliers de fois. Mais je ne l’avais jamais jouée. Là, au Glimmer Room, j’étais au sommet de mon art musical. J’aurais pu reproduire n’importe quel mouvement de n’importe quel concerto de Mozart à la première écoute, à supposer qu’il y en ait que je ne connaisse pas. Le problème avec les morceaux pop, c’est que lors des rares moments où je les recréais au piano, quand j’interrompais momentanément mes études, j’avais tendance à embellir les séquences d’accords. Yesterday bénéficia d’un traitement moitié basse continue baroque, moitié orgue de stade de base-ball. Je dissimulai mon indécision sous une rafale de notes de passage. M. Silber dut croire que c’était du jazz. Lorsque j’atteignis la note finale, j’eus droit à un sourire show-biz. « Je peux te donner cent dix dollars la semaine, plus les pourboires, et autant de ginger ale que tu veux à moitié prix. »
Ça semblait faire beaucoup d’argent, comparé à un boulot de plonge. Je ne pris même pas la peine de négocier. Je signai un contrat sans consulter qui que ce soit. J’avais trop honte pour le soumettre à Milton Weisman qui, dans un monde plus juste, aurait dû toucher son pourcentage.
Je louai un studio situé à deux pas du Glimmer Room. Je récupérai les affaires de l’appartement du Village entreposées au garde-meuble, et fis transporter le piano chez mon père. Il avait maintenant deux pianos, et personne pour en jouer. J’installai notre vieille radio AM à côté du lit, calée sur une station du hit-parade. Avec le salaire de mes deux premières semaines, je m’achetai une pleine corbeille de vinyles – pas une seule chanson antérieure à 1960. Et avec cela, je commençai mon éducation dans le domaine de la vraie culture.
Je jouais de huit heures du soir à trois heures du matin, avec dix minutes de pause toutes les heures. Les premières semaines, mes prestations furent approximatives. M. Silber me reprocha de jouer trop de Tin Pan Alley. « On en a soupé, de la musique de vieux. Basta, Gershwin. Gershwin, c’est pour les gens qui se blessent en jouant au palet, là-bas, au Nevele. Ici, il nous faut de la nouveauté, des trucs dans le vent. » Il esquissa un petit pas de danse qu’il prit à tort pour du frug. Si j’avais été capable de me lancer dans un assourdissant Purple Haze, je l’aurais fait, uniquement pour que M. Silber me supplie de lui jouer du Irving Berlin.
J’appris plus de mélodies en un mois que je n’en apprendrais jamais. Je pouvais écouter un album de funk, de folk ou de fusion un après-midi entier, et en donner le soir même une version raisonnablement fidèle. Mon problème, ce n’étaient jamais les notes. Mon problème consistait à jouer de manière aussi libre et décontractée que les originaux. Jusqu’à minuit, ce que je faisais était pathétiquement soigné. Mais je comptais sur la fatigue de fin de soirée pour m’aider à trouver un certain déhanché. Les morceaux que je jouais après minuit tendaient vers des harmonies qui, pour l’essentiel, échappaient au public. Je laissais les clients avides, fébriles et sourds d’oreille.
Il me fallut des mois au Glimmer Room avant de me rendre compte que ce que la plupart des gens attendaient de la musique, ce n’était pas de la transcendance, mais une simple compagnie : une chanson tout aussi empreinte de pesanteur que les auditeurs l’étaient, guillerette sous sa lourdeur écrasante. Ce que nous demandons finalement à nos amis, c’est de ne pas en savoir plus que nous. De toutes les chansons, seules les joyeusement amnésiques vivent pour l’éternité dans le cœur de leurs auditeurs.
J’avais une pause toutes les heures, et j’en profitais pour écouter la radio. Il fallait que je rattrape le temps perdu, j’avais deux vies de retard. Pendant que mon frère était à l’autre bout du monde, je passais mes journées à fredonner les airs à la mode. Après avoir réussi à prendre le dessus sur mon horloge interne et avoir percé les secrets du travail nocturne, je pus jouer jusque tard dans la nuit, ne craignant plus d’être entendu. Parfois, mon clavier semblait être en carton, comme ceux qu’utilisent en leçons collectives les professeurs de musique des écoles démunies. Même les soirs de grand calme, le Glimmer Room était si saturé de bruits de verres, de sifflements de réprobation, de sifflotements d’admiration à l’attention des filles, de rires rauques, de quintes de toux enfumées, de commandes des serveuses au bar, de la climatisation qui ne cessait de s’arrêter et de redémarrer, du brouhaha enivré des histoires sans queue ni tête, que, même en tendant l’oreille, à supposer qu’on fût pris de quelque nostalgie alcoolisée, on ne pouvait m’entendre. Je faisais juste partie du bruit de fond général. C’est ce que M. Silber recherchait. Il ne voulait même pas que j’utilise la béquille sur le demi-queue. Vautré sur mes touches, je doutais parfois que le moindre son sortît de mon instrument.
Malgré cela, je me sentais coupable si, d’un soir sur l’autre, je jouais une chanson dans la même version. On ne savait jamais ce que quelqu’un pouvait entendre de manière fortuite. Je dus réinventer toutes les antisèches du parfait pianiste de bar, en remontant jusqu’à l’époque de l’esclavage. Un Misty façon neige carbonique. Un I Feel Good légèrement dyspepsique. Un Love Child acceptant de renoncer à tout procès en paternité.
Le Glimmer Room était blanc, aussi blanc que cette station balnéaire à l’agonie qu’Atlantic City prétendait être. Mais, comme tout le reste de cette blancheur à l’agonie, le Glimmer Room refusait cette réalité. Le temps d’une soirée habillée au moins, les clients aisés voulaient sortir de leur longue maladie, se défaire de cette rectitude qui avait maintenu leurs dos si raides et préservé leurs droits pendant des générations. Ils voulaient passer une soirée qui sorte de l’ordinaire. En me voyant, ils avaient envie d’entendre le blues qui avait déserté les bastringues quinze ans plus tôt. Incapables de saisir la moitié des notes à cause du vacarme ambiant, ils croyaient pouvoir distinguer les accords de la soul authentique.
Je leur jouais ce que j’imaginais qu’ils voulaient. Mes seules ressources étaient un demi-queue désaccordé et un enseignement inachevé à Juilliard. Mais avec la musique, la trousse à outils est très réduite. Tout vient de partout. Il n’existe pas deux chansons qui soient plus éloignées l’une de l’autre que des demi-cousins nés d’un accouplement incestueux. Une tierce augmentée, une quinte augmentée, le bémol ajouté à une neuvième, une syncope qui traîne la patte, une croche à contretemps, et n’importe quel morceau bascule de l’autre côté. La musique en soirée dans un bar bruyant ne s’arrêtait pas à deux tons ; elle comprenait plus de nuances que la boîte à couleurs la plus délirante. Si les Supremes étaient capables de faire le petit livre d’Anna Magdalena Bach, alors même moi, je pouvais reprendre les Supremes.
Relégué dans un coin du Glimmer avec ma lampe de pupitre, un gobelet de ginger ale et une soucoupe pour les pourboires où traînaient quelques impudents billets de un dollar, je regardais défiler les semaines. Je souffrais moins des poignets et goûtais au réconfort de l’anonymat. Le grand ennemi, c’était deux heures du matin : je me heurtais alors à un mur, la cervelle déliquescente et les doigts gourds. J’étais en train de jouer un morceau d’un quintette de sixième zone persuadé d’avoir inventé la sixte, quand soudain je perdais complètement pied. Mes doigts continuaient machinalement, après que l’air m’eut échappé, puis je retombais, par un improbable jeu d’associations, du côté des études de Czemy, à moitié oubliées. Faute de disposer d’un nombre suffisant de chansons, je soumettais les accords d’un amour malheureux à des augmentations et des diminutions, des stretti et des inversions, comme s’ils s’étaient échappés du Clavier bien tempéré. J’allais pêcher de vieux morceaux de Schubert qui remontaient à l’époque de Jonah, et je les maquillais comme des succès du Top 40. Voilà comment je meublais mon set jusqu’à l’heure de la fermeture. Puis je rentrais à mon studio et dormais jusqu’à l’après-midi.
Lorsque mes cocktails de tonalités devenaient par trop étranges, Saul Silber me ramenait dans le droit chemin. « Joue ce que les kids veulent entendre. » Les kids, en l’occurrence, étaient des couples prospères, la trentaine bien tassée, en quête de glamour dans cette bourgade clinquante. « Joue donc des trucs chocolat. Des machins acajou. » Silber commandait de la musique comme un décorateur d’intérieur achetait des livres pour les bibliothèques des nouveaux riches : au mètre, selon la taille et la couleur des tranches.
Les « machins acajou » étaient trop riches pour que je leur rende justice. Mais parfois, à l’heure de la fermeture, lorsque les quelques derniers poivrots s’envoyaient une ultime tournée, je me lançais dans l’un des morceaux demandés par M. Silber, jusqu’à m’y perdre. J’y ajoutais des couches de contrepoints improbables jusqu’à ce que je revienne dans l’appartement de mon enfance d’avant l’incendie, à l’époque où mon père et ma mère mêlaient tous les airs et toutes les époques. J’avais la sensation d’être assis sur le banc, aux côtés de Wilson Hart, dans une salle de répétition de Juilliard, remontant le cours de généalogies enfouies. Et puis, un beau jour, tandis que mes doigts étaient sur le point de faire sécession de mes mains pour enfin retrouver la source de toute improvisation – l’esclave en fuite –, je levai la tête et l’aperçus. Assis dans son coin, le premier Noir à avoir jamais franchi le seuil du Glimmer Room pour autre chose que faire la plonge ou jouer du piano.
Il était plus corpulent que la dernière fois que je l’avais vu, presque dix ans plus tôt. Il avait le visage plus plein et plus triste mais, au vu de ses habits, il s’en était manifestement bien sorti. Un fin sourire triste aux lèvres, il était la seule personne dans cet endroit qui écoutait chacune des notes que je jouais. Je fus tellement surpris de le voir que je m’interrompis en plein milieu d’un accord, et poussai un cri, dans la bonne tonalité. Je décollai de mon banc. Wilson Hart, l’homme qui m’avait appris à improviser, s’était débrouillé pour retrouver ma piste, jusque dans cet endroit paumé. Il m’avait retrouvé là où moi-même j’avais réussi à me perdre.
Mes doigts se remirent en branle, bégayant de honte. Je lui avais jadis fait la promesse, dans une salle de répétition de Juilliard, de coucher par écrit toutes les notes qu’il y avait en moi. De composer quelque chose, de laisser une trace sur une partition. Et voilà où j’en étais, à gâcher mon talent avec une sébile sur le pupitre, à jouer dans un cabaret oublié dans un repli temporel, à me décomposer lentement. Mais Wilson Hart avait retrouvé ma trace. Il était venu écouter, comme si le temps n’avait pas passé depuis la dernière fois que nous nous étions assis pour improviser ensemble. Toutes ces notes étaient encore quelque part en moi, intactes. Tout ce que j’avais pu perdre allait me revenir, à commencer par cet homme que je n’avais pas remercié pour tout ce qu’il m’avait montré. Je ne laisserais pas passer ma chance une deuxième fois.
Mes mains, qui s’étaient envolées au-dessus des touches, atterrirent pile sur l’accord en suspension et le firent éclater. J’étais en train de dévider une version nonchalante de When a Man Loves a Woman, essentiellement parce que je pouvais le faire durer un bon quart d’heure : l’antidote parfait au morceau poids plume de Nancy Sinatra qu’un ivrogne avait réclamé avant de mettre les bouts. En reposant les doigts sur le clavier, je repris la chanson en main et la servis à mon vieil ami sur un plateau d’argent. Je fus Bach à Potsdam, Parker à Birdland : à partir de cette simple séquence d’accords, je pouvais tout faire. J’y incrustai tous les thèmes que Wilson et moi chérissions alors. Je jetai quelques notes de Rodrigo dans la trémie, de ce William Grant Still que Wilson aimait tant, et même des bribes des propres compositions de Wilson, sur lesquelles il avait si méthodiquement travaillé pendant les années où je l’avais connu. Je saupoudrai des citations que lui seul pouvait resituer. L’espace de quelques mesures, tout en maintenant cet ostinato aussi régulier qu’un battement de cœur – « When a man loves a woman, clown deep in his soul » –, j’aurais pu prendre n’importe quelle mélodie pour qu’elle s’emboîte dans celle-ci, et la complète.
À l’autre bout de la pièce plongée dans la pénombre, Wilson dévorait mon numéro. Son sourire avait perdu sa tristesse. Ses longs bras se cramponnèrent à la table et, à un moment, je crus bien qu’il allait la soulever en l’air et la faire tourner en rythme. Il avait reconnu tous les messages que je lui avais subrepticement glissés. J’emmenai l’ensemble dans une dernière ligne droite hilarante, pour terminer sur une généreuse cadence plagale, un bon gros amen qui poussa mon vieil ami à secouer la tête de plaisir. Dans la pénombre du Glimmer Room, ses yeux me demandèrent : Mais où donc as-tu appris à jouer comme ça ?
D’un bond, je quittai mon banc et me précipitai vers lui. Ce n’était pas l’heure de la pause, mais M. Silber n’avait qu’à me remplacer par n’importe quel aficionado du Top 40. Tandis que je m’approchais, son mouvement de tête s’amplifia et, au fur et à mesure, je me rendis compte à quel point sa générosité m’avait manqué, cette espèce d’amour charitable qu’il éprouvait pour l’espèce entière – il était le seul homme avec qui je m’étais jamais senti totalement à l’aise. Plus la distance qui nous séparait diminuait, plus augmentait la perplexité de son sourire, un sourire qui ne disparut que lorsqu’il vit le mien s’effriter et se volatiliser. À la lueur de la bougie sur sa table, Wilson Hart s’éclipsa et devint un individu de Lahore ou de Bombay – un endroit où je n’avais jamais mis les pieds. Je m’arrêtai à trois mètres de lui, mon passé brisé devant moi. « Je… je suis navré. Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre.
— Mais je suis quelqu’un d’autre, protesta le gars, dérouté, avec un accent impossible à situer. Et vous, vous jouez comme personne d’autre !
— Pardonnez-moi. » Je retournai penaud à l’abri de mon piano. Bien sûr, ce n’était pas Wilson Hart. Jamais Wilson Hart ne serait entré dans un club comme celui-ci, même pas par hasard. Il aurait été intercepté avant de franchir le seuil. Je me laissai retomber sur mon banc et entamai un Something brutal, humilié. Lorsque j’osai relever la tête, à la fin de la chanson, l’étranger était parti.
Peut-être n’avaient-ils jamais entendu de citations aussi folles, ou peut-être pensaient-ils à tort que j’étais en train d’inventer quelque chose ? Toujours est-il qu’un petit groupe de clients se mit à réellement tendre l’oreille. Ils prirent l’habitude de s’installer aux tables proches du piano, et de se pencher en avant quand je jouais. Je crus tout d’abord que quelque chose clochait. Je m’étais habitué à propulser mes phrases musicales dans les recoins les plus lointains de la galaxie. Désormais, les gens s’étaient passé le mot. Je n’étais pas tout à fait certain d’apprécier le fait d’avoir un public. Cette écoute avide me rappelait trop le monde d’où je venais. J’en étais déconcerté.
Un soir, vers la fin de l’été, M. Silber me prit à part avant que je m’en aille. La saison s’achevait, et je n’avais rien prévu pour l’hiver à venir. Je me sentais incapable de quitter Atlantic City. J’étais même incapable d’envisager de chercher à nouveau du travail. Revenir à la musique que j’avais trahie était impossible. Je ressentais une lassitude infinie, bien plus pesante que mon corps. Pour la première fois depuis ma naissance, j’avais l’impression qu’il eût été plus simple de ne pas vivre du tout. M. Silber me prit par l’épaule en m’examinant. « Mon gars », me dit-il. Ou peut-être dit-il « mon garçon ». Il disait les deux. « Tu as un truc. » Il essayait d’adopter un ton d’approbation en tâchant de ne pas dévoiler son jeu. « Je sais que notre contrat portait seulement sur la haute saison, mais si tu ne t’en vas pas, on devrait pouvoir continuer à t’utiliser. »
Je ne m’en allais pas. Ni cette année ni jamais. Tout ce que je voulais, c’était qu’on m’utilise.
« Vu comment tu joues, on peut faire venir du monde toute l’année.
— Je suis à court d’idées, le prévins-je. Et puis je ne suis plus dans le coup.
— Tu sais les trucs que tu as joués, là ? Les trucs dingues ? Ta musique ? Contente-toi de laisser couler. Partout où l’esprit te conduira ! Invente au fur et à mesure ; ensuite ne change pas une seule note. Bon, je vais être obligé de te descendre à cent dollars, pendant la basse saison, bien entendu. » Mais prenant les devants, de crainte que je reprenne la route et ne rejoue plus au Glimmer Room, il me promit que le ginger ale serait dorénavant à discrétion, et pour toujours.
L’été s’acheva et les touristes disparurent. La ville se fit plus dure, se replia sur elle-même. Mais M. Silber avait vu juste : les gens continuèrent de venir en assez grand nombre au Glimmer Room pour soutenir la musique vivante. Je finis par retenir les visages des multirécidivistes. C’étaient des résidents d’Atlantic City : le concept paraissait infiniment triste, bien que je fusse l’un d’eux, désormais. Il arrivait parfois que les habitués m’approchent pendant les pauses. Ils parlaient en peu de mots, des mots prononcés avec soin, considérant à l’évidence que j’avais du mal à comprendre leur langue. Comme si, nécessairement, j’étais un héroïnomane chronique, toujours entre deux cures. Je fis de mon mieux, parlai à voix basse, et je truffais mes réponses de bribes d’argot made in Brooklyn. Marmonner fait toujours des miracles – c’est la garantie de l’authenticité.
Une femme se mit à venir tous les soirs de fin de semaine. Je la remarquai la première fois qu’elle vint, au bras d’un type à la tête de maillet qui mesurait dix centimètres de moins qu’elle. J’avais cessé de faire attention aux belles femmes au bout de quelques mois, mais celle-ci me séduisit. Elle avait cet air de fleur de serre meurtrie qui ne manquait jamais d’attirer l’œil de Jonah. J’avais envie de courir le chercher, de le faire revenir en Amérique grâce à une description alléchante de cette créature sculptée comme une figurine d’échecs. Elle avait un petit visage couleur barbe à papa impeccable, de hautes pommettes et un nez comme dans les magazines. Sa chevelure d’un noir brillant, raide, déconcertante, retombait en un casque coquin à la Prince Vaillant. Sa tenue vestimentaire était d’un autre temps, les couleurs dataient. Elle avait un goût pour les chemisiers blancs, les jupes vert chasseur au-dessus de collants sombres et de bottes de grand-mère.
Elle donnait l’impression d’être à côté d’elle-même, comme sur une photo encadrée. Peut-être était-elle venue à Atlantic City pour un concours de beauté, et puis n’était jamais repartie. Elle était peut-être la fille d’un pêcheur de praires, troisième génération, ou bien la descendante d’une famille de joueurs ruinés. Chaque soir, j’imaginais une hypothèse différente. Je me sentais devenir joyeux quand elle arrivait. Rien de plus. Simplement une sensation chaude et confortable de pouvoir jouer à ma guise, comme si le meilleur de la soirée pouvait maintenant commencer. Je fus bien content aussi quand le petit bonhomme à la tête de maillet arrêta de venir. Je n’aimais pas la façon qu’il avait de la piloter, de la pousser dans le bas du dos comme un gouvernail. Appelez ça du racisme, il n’empêche, je n’aimais pas qu’un type de son acabit aime ma musique.
Elle s’asseyait à une minuscule table pour deux, presque dans la cambrure du piano. Les hôtesses lui gardaient la place. Elle restait là, faisant durer pendant des heures un cocktail amer à base de liqueur d’amaretto. Des hommes venaient tenter leur chance avec elle, ils s’installaient à la petite table, en me tournant le dos. Mais elle se débrouillait toujours pour les faire partir au bout d’un quart d’heure. Elle voulait rester seule. Pas solitaire, mais en compagnie des chansons. Cela faisait des semaines que je l’avais remarqué. Même quand elle avait les yeux perdus dans le vide, et que ses cheveux noirs m’empêchaient de voir son profil, je le voyais bien. Elle chantait en même temps que la musique. Sur pratiquement toutes les chansons que je jouais, j’avais beau enfouir la mélodie, elle la retrouvait et la déterrait. Elle connaissait même les deuxièmes couplets.
Je la mis à l’épreuve, l’emmenant en virée sans même qu’elle s’en rende compte. Son répertoire était immense, plus vaste que le mien. J’apprenais parfois les morceaux l’après-midi même, juste avant de venir travailler. La femme aux cheveux de velours les connaissait déjà tous. Lorsque je glissais une version jazz traficotée de Schubert ou de Schumann – deux imposteurs de passage pour un soir dans cette salle enfumée –, elle écoutait, inclinait la tête, intriguée qu’il puisse exister un joli air qu’elle ne connaisse pas. J’étudiais les reprises qu’elle aimait, celles qui illuminaient son pâle visage. Elle chuchotait presque gravement sur Incense and Peppermints. Mais sur The Shoop Shoop Song, elle gigotait littéralement sur place. Monday, Monday la laissait rêveuse, tandis que Another Saturday Night l’électrisait littéralement. Il me fallut un certain temps pour découvrir le truc. Mais, à partir de ce moment-là, le schéma échoua rarement : sa passion musicale obéissait aux règles les plus simples du monde. Elle voulait du boogie-woogie avec les basanés.
Une fois que j’eus cerné ses chansons préférées, je les lui offris. Sans échanger un regard – car elle avait le chic pour regarder au loin chaque fois que je levais la tête –, je lui fis savoir que c’était pour elle que je jouais. Je me livrai à d’exhaustifs commentaires musicaux de sa soirée : je jouais Respect quand un type essayait de la draguer, Shop Around quand je la surprenais à regarder les hommes, I Second That Emotion quand il commençait à se faire tard et qu’elle étouffait un bâillement. Elle adorait mes plongées dans les années trente et quarante – Horne, Holiday, tout le répertoire de contrebande que M. Silber avait mis sur la liste des interdits. Elle restait là, immobile, sculpturale, articulant les paroles de chansons qui remontaient à l’année de ma naissance. Elle-même ne pouvait être née une minute avant 1950. Mais plus je remontais dans le temps, plus elle appréciait le voyage.
En procédant par élimination, je tombai finalement sur sa chanson de prédilection. Cela faisait environ trois mois que je jouais pour elle, peut-être une vingtaine de soirées en tout. Nous n’avions rien échangé de plus qu’un ou deux sourires accidentels, immédiatement effacés. Et pourtant, je savais que cela faisait des semaines qu’elle pensait à moi, peut-être pour la simple raison qu’il était rare que, moi, je ne pense pas à elle. Un destin s’offrait à nous et nous tournions autour de ce destin, cherchant un moyen de nous en saisir.
J’avais essayé de muscler mon jeu de main gauche pour imiter Fats Waller, mais le résultat était mitigé. En hiver, lorsque la clientèle devint nostalgique, M. Silber se montra plus tolérant vis-à-vis des vieilleries. Je pus me risquer à en jouer quelques-unes chaque soir sans m’attirer de réprimandes. Il ne me manquait que Jonah pour ressusciter les paroles grandioses d’Andy Razaf, le prince de Madagascar, et transformer mon petit coin de feu en brasier ardent. Je les chantais moi-même, à voix basse, ou bien je les regardais se former sur les lèvres de cette reine blanche des échecs au casque noir jais. « Oh what did I do to be so black and blue ? » Égrenant ce somptueux catalogue, j’en vins à Honeysuckle Rose. Mon arrangement était tellement gorgé de nectar, de pistils et d’étamines que, si par mégarde il avait tendu l’oreille, M. Silber n’aurait pas pu reconnaître la chanson. Mais l’effet sur ce public privilégié composé d’une seule personne fut électrique. Comment s’était-elle approprié la chanson, impossible à deviner. Mais, dès les premiers accords, elle se métamorphosa en la plus sensuelle des sirènes silencieuses. La chanson pénétra directement en elle, ce fut plus fort qu’elle. L’heure de la pause approchant, ce fut le moment qu’elle choisit pour me sourire en me regardant droit dans les yeux, les fossettes relevées un brin malicieusement, les lèvres annonçant : Pas besoin de sucre ; tu n’as qu’à toucher ma corolle.
La vôtre ? s’enquirent mes sourcils. Elle sourit, un peu timide et complètement terrifiée. Oui, la mienne.
D’un imperceptible mouvement de tête, je lui proposai de se lever et de venir chanter. Ma main droite partit sur un motif au clavier ; ma main gauche étant libérée, d’un geste de l’index, je lui fis signe d’approcher. Elle se montra du doigt, et j’opinai gravement. Elle indiqua le sol – ce drôle de geste réflexe pour dire maintenant ? J’opinai de nouveau, encore plus grave : sinon, quand ? Je tournai en improvisation autour de l’harmonie principale, faisant du remplissage sur deux mesures en attendant qu’elle trouve le courage de se lever. Je ne savais pas trop ce qui l’inquiétait. Elle portait une longue robe fourreau droite lie-de-vin, qui la moulait goulûment ; elle s’avança comme un poulain qui découvre pour la première fois qu’il a des jambes. Elle pénétra dans la cambrure du piano et se lança d’une voix de contralto suave, claire et robuste. « Every honeybee fills with jealousy. » Une friandise, ô Seigneur ! Ma honeysuckle rose.
Un ou deux amateurs de cocktails, surpris par le son de cette voix qui chantait, firent crépiter des applaudissements quand elle eut fini. Elle se fendit d’une rapide révérence, en rougissant, et jeta un regard alentour pour échapper à ce traquenard. Je me levai et lui tendis la main avant qu’elle déguerpisse. « Je m’appelle Joseph Strom.
— Oh ! Je sais !
— Vous savez ? Eh bien, moi pas.
— Pardon ? » Je fus choqué par sa voix lorsqu’elle ne chantait pas. Un nasillement du New Jersey qui passait totalement inaperçu quand elle chantait.
« Je ne sais pas qui vous êtes, je veux dire. »
Elle dégageait un parfum sucré difficile à situer. Elle rougit jusqu’à devenir de la couleur de l’hibiscus, et enroula une boucle de cheveux d’un noir infini autour d’un doigt tremblotant. C’est alors que Teresa Wierzbicki me dit son nom.
L’hiver s’était alors âprement installé ; la ville était morte. Mais nous commençâmes à nous promener ensemble au bord de l’Océan, comme au cœur du printemps. Elle avait passé son enfance pas loin de la ville, et travaillait la journée dans une usine de confiseries qui fabriquait une spécialité de la région : les caramels salés. Avec les fruits de mer, c’était ce qui avait permis à l’endroit de se développer. Elle était parfumée au caramel vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle sortait du travail à cinq heures, nous nous retrouvions à six heures, nous promenions jusqu’à sept heures, et j’allais au travail à huit heures. Sans que nous l’ayons prévu, cela devint notre routine bihebdomadaire. Je ne me lassais pas de l’écouter, ni de la regarder bouger. Elle marchait en crabe, me dévisageant comme si elle craignait que je disparaisse, elle se mouvait avec un étonnement soyeux, maladroit.
J’essayai de l’emmener dîner une fois ou deux, mais elle ne semblait pas manger. Elle était intimidée avec moi. « Je déteste la voix que j’ai quand je parle », s’excusa-t-elle en s’adressant au sable sous ses pieds. « Parle, toi. J’adore quand tu parles. » Pour l’essentiel, Teresa voulait arpenter dans un sens et dans l’autre le rivage venteux et désert, maigre et pas assez habillée, penchée en avant pour lutter contre le vent, chantonnant constamment. Quant à moi, jamais je n’avais eu aussi froid, jamais je n’avais eu autant l’impression de me faire remarquer.
J’avais peur d’être vu avec elle. Cette ville n’était pas New York, et déambuler sur la plage, c’était aller au-devant des ennuis. En pleine saison, je me serais fait lyncher, Teresa aurait été renvoyée à ses escapades solo sur la plage, et M. Silber aurait été forcé de fermer boutique. À la morte saison, il y avait moins de gens concernés. Et pourtant, nous attirâmes suffisamment de regards venimeux pour concurrencer pendant plusieurs années l’élevage de serpents du New Jersey. C’était ce que mes parents avaient enduré chaque jour de leur vie. Il n’y avait pas assez d’amour en moi pour survivre à cela.
La seule fois où nous fûmes réellement accostés, par un type bedonnant entre deux âges qui semblait avoir peu à craindre de la menace que représentait le métissage, Teresa déversa un tel torrent d’invectives – une histoire de Christ sur la croix, de gonades et d’un crochet de boucher – que même moi, j’eus envie de prendre mes jambes à mon cou. Devant ces cris, l’homme recula, les bras en l’air. Nous nous éloignâmes, affectant la décontraction. J’étais si abasourdi que je ne pipai mot, jusqu’à ce que Teresa s’esclaffe.
« Mais, bon sang, où est-ce que tu a appris à faire ça ?
— Avant, ma mère était nonne », expliqua-t-elle.
Mais elle était innocente. Elle aurait pu se glisser sous la soutane du pape que je n’aurais pas changé d’avis. Nous ne nous touchions pas. Elle avait peur de moi. Je croyais savoir pourquoi. Mais je ne le savais pas, et il fallut des semaines avant que je m’en rende compte. J’étais inaccessible pour elle, une étoile dans le bol à punch renversé qu’était son firmament. Mon nom apparaissait dans les publicités du Glimmer Room, dans les journaux. Il y avait beaucoup de gens en ville qui savaient qui j’étais et m’avaient même entendu jouer. Mais, surtout, j’étais un vrai musicien, je lisais les notes, tout ça, j’étais capable de jouer, après une seule écoute, les chansons telles qu’on les entendait à la radio.
Terrie ne lisait pas la musique. Mais je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi musical. Elle écoutait les bluettes de trois minutes du hit-parade avec une solennité que la plupart des gens réservent à la pensée de leur propre mort. Un accord diminué au bon endroit pouvait lui transpercer les côtes et libérer son âme. La musique s’élevait du sol et pénétrait en elle par les pieds. Quand elle en était privée, même pour une courte période, elle devenait apathique. Le va-et-vient le plus insipide de la tonique à la dominante pouvait la ragaillardir.
Elle se nourrissait de chansons, et y puisait jusqu’à la dernière calorie. Dieu sait qu’il fallait bien qu’elle se nourrisse de quelque chose. Elle vivait de changements d’accords et des relents de son usine de confiserie. Elle cuisinait pour moi, dans son appartement, les week-ends. Elle passait tout le dimanche avec la radio de la cuisine allumée, préparant d’épaisses soupes à la crème ou des nouilles aux fruits de mer. Elle faisait les linguini à la sauce blanche et aux praires, comme on en servait en Atlantide avant que le continent disparaisse. Puis elle s’asseyait face à moi à la table branlante en carton, avec une bougie entre nous, mon assiette remplie à ras bord, la sienne avec un petit brin de quelque chose qu’elle remuait jusqu’à ce que le maigre aliment se volatilise.
Chaque fois que je lui rendais visite, il fallait que je me réhabitue à l’odeur. Le parfum de caramel salé, toutes les confiseries qu’elle fabriquait à la chaîne, s’était incrusté dans les meubles et sur les murs. Lorsque toute cette douceur concentrée m’étouffait, je suggérais une autre balade sur la promenade glaciale. Nous partions pour de longues virées dans sa Dodge, descendant jusqu’à Cape May ou bien remontant jusqu’à Asbury Park. Nous utilisions la voiture comme base radio mobile. La Dodge avait la radio à ondes moyennes, avec cinq boutons en forme de chewing-gum Chiclet qui, lorsqu’on appuyait fort dessus, faisaient sauter l’aiguille en plastique rouge sur ses cinq fréquences favorites. Elle aimait tenir le volant de la main droite tout en tripotant la radio de l’autre – en croisant les bras, comme pour une délicate sonate de Scarlatti – afin de trouver la bande-son idéale pour chaque paysage que nous traversions : country & western, rock’n’roll, rhythm & blues, ou, plus fréquemment, jazz enfumé, vieux de plusieurs décennies. Elle pouvait écouter n’importe quoi et l’apprécier, du moment qu’il y avait du sentiment. Et avec sa voix claire, fragile, elle arrivait à me faire aimer la plus banale des chansons.
Sa collection de disques était colossale, comparée à celle que Jonah et moi avions assemblée depuis notre enfance. Comme sa manière de conduire, ça partait dans toutes les directions. Sa méthode de classement était complexe et je tentai pendant plusieurs semaines de la comprendre. Lorsque enfin je baissai les bras et lui demandai, elle me répondit dans un rire honteux : « Ils sont classés au bonheur. »
Je regardai à nouveau. « Au petit bonheur ? »
Elle fit non de la tête. « Selon le degré de bonheur qu’ils me procurent.
— Vraiment ? » Elle opina, sur la défensive. « Est-ce qu’il leur arrive de changer de place ? » Je scrutai de plus belle, et tous les disques se mirent à constituer un hit-parade géant, trahissant à la perfection l’esprit de cette femme.
« Bien sûr. Chaque fois que j’en sors un pour l’écouter, je le remets à une autre place. »
Je l’avais vue faire, sans y prêter attention. Je ris, puis m’en voulus immédiatement en voyant l’effet de mon hilarité sur son visage. « Mais comment arrives-tu à retrouver ce que tu cherches ? »
Elle me dévisagea comme si j’étais insensé. « Quand j’aime une chose, je sais à quel point, Joseph. »
C’était vrai. Je la regardai faire. Elle n’hésitait jamais, ni pour trouver un disque ni pour le remettre à une autre place.
J’examinai le panorama de son bonheur un dimanche soir, pendant que Teresa préparait un jambon caramélisé dans la cuisine. La règle que j’avais pu observer au Glimmer Room s’illustrait sous mes yeux. Petula Clark était consignée au purgatoire, complètement à gauche, tandis que Sarah Vaughan trônait en position dominante sur la droite. Cette jeune femme se préoccupait peu de paillettes, de nouveauté et de légèreté. Ce qu’elle voulait était profond et enfumé ; plus c’était fumé, asséché, macéré, mieux c’était.
Je m’abîmai en de ténébreuses pensées. J’étais un imposteur dans cet appartement, où une femme induite en erreur me cuisinait un jambon. Je ne m’étais pas posé la question de savoir à quel jeu nous jouions tous les deux, tant elle s’était fait d’idées à mon sujet, et ce avant même que nos mains se frôlent. Je vis celui pour qui elle avait dû me prendre pendant toutes ces semaines, l’imposteur le moins crédible au monde, et je sus ce qui se passerait lorsqu’elle découvrirait qui j’étais vraiment.
J’inspectai la partie où étaient classés ses disques préférés, le summum de son panthéon personnel : de la musique qui avait été faite à quelques rues de là où j’avais habité, pendant que je consacrais mon enfance à Byrd et Brahms, cette Expérience Strom ingurgitée à forte dose. Elle adorait toute cette musique que je n’avais fait qu’effleurer au cours de ces quelques mois, à l’époque où Jonah ne tenait plus en place et où nous avions arpenté les clubs de jazz du Village, en quête de transgression facile. Teresa pensait que la musique m’appartenait, que j’avais ça dans le sang, que je la maîtrisais sur le bout des doigts, alors qu’en fait je ne faisais que pasticher des morceaux entendus sur disque, souvent l’après-midi même, avant d’arriver au club, que je me contentais de rejouer. Mon sentiment de la duper était tellement grand et mon amour-propre pesait si peu que, lorsqu’elle arriva dans le séjour les bras chargés du repas du dimanche, je lâchai : « Tu aimes la musique noire. »
Elle posa les plats sur une table dressée avec les moyens du bord. « Comment ça ?
— La musique noire. Tu la préfères… tu la préfères à… » À ta propre musique, voilà ce qui me venait à l’esprit. Comment as-tu fait pour te l’approprier ?
Teresa me regarda avec un air que je n’avais encore jamais vu sur son visage, un regard auquel j’avais eu droit de la part de commerçants, de contrôleurs et d’inconnus depuis que j’avais l’âge de treize ans, un regard qui savait que, lorsque viendrait l’heure de la révolution, je reprendrais tout ce qui m’avait été volé au fil des siècles. Elle s’approcha et examina sa collection comme cela ne lui était encore jamais arrivé. Elle resta debout, secouant la tête, animée à l’extrémité droite de sa collection de disques – son Top of the Pops personnel. « Mais tout le monde aime ces chanteurs. Ce n’est pas parce qu’ils sont noirs. C’est parce qu’ils sont les meilleurs. »
Pendant le repas, j’étais tellement agité que je ne pus rien avaler. Nous nous retrouvâmes installés face à face à la table à pousser nos palets de porc roses dans nos assiettes. Je ne pouvais pas demander ce que je voulais. Mais je ne supportais pas le silence. « Comment as-tu découvert ces vieux trucs ? Je veux dire, Cab Calloway ? Alberta Hunter ? On ne vous a donc pas prévenue, jeune fille ? On ne vous a pas dit qu’il ne fallait faire confiance à personne de plus de trente ans ? »
Son visage s’éclaircit, elle m’était reconnaissante de lui avoir posé une question facile. « Oh ! C’est mon père. » Elle avait prononcé le mot avec cette attention contrite que nous réservons à ceux qui ont commis l’erreur de jugement grossière de devenir nos parents. « Tous les dimanches matin de ma vie. La semaine n’était pas terminée qu’il était déjà en train de passer ses disques préférés. J’avais horreur de ça. Quand j’avais douze ans, je courais hors de la maison en criant. Mais il faut croire qu’on finit par aimer ce qu’on connaît le mieux, pas vrai ?
— Que lui est-il arrivé ?
— À qui ?
— Tu as dit “passait”.
— Oh. Mon père ? » Elle considéra son assiette éclaboussée de nourriture. « Il passe toujours des disques. »
Et moi, j’avais l’impression que quelque chose ne passait pas. Teresa sentait que j’étais tendu. Je dirai toujours cela à propos d’elle. Elle arrivait à m’entendre, même quand je ne jouais pas. « Tu aimerais qu’on fasse un tour en voiture ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Pourquoi pas ? À moins que tu préfères écouter quelque chose ici ? »
Nous étions à contretemps l’un de l’autre. « Écouter quoi ?
— Ce que tu veux. Tu choisis. »
Elle s’approcha de la pile de disques et hésita. J’avais modifié son classement, pour toujours. Elle alla sur la droite et sortit un Ella Fitzgerald chantant Gershwin, Carmichael et Berlin, reprenant ainsi le magot aux pilleurs. Dans un craquement de vinyle, l’aiguille tomba sur une voix emportée en plein scat, comme si tous les êtres de la création récupéreraient leur dû le jour du Jugement. Elle ondula un peu en suivant le rythme, chanta en play-back, comme toujours. Elle ferma les yeux et posa les mains sur ses hanches, elle était son propre partenaire de danse. De temps à autre, un pianissimo involontaire sortait d’elle, tâchant de retrouver sa propre innocence éparpillée aux quatre vents.
Elle chanta pour elle-même, tout en dérivant vers le sofa usé couleur brique. Au bout d’une chanson, je vins m’asseoir avec elle. Cela la surprit. Elle se tint immobile. Elle n’avait jamais dit un mot sur le fait que nous ne nous touchions jamais. Je pense qu’elle serait restée avec moi éternellement, à portée de main, respectant cette distance implicite dont j’avais besoin, estimait-elle – mais pas un centimètre de plus. Elle laissa échapper un souffle vaste comme un ciel. « Ah, dimanche.
— Peut-être lundi », répondis-je en chantant, reprenant l’air et les paroles de The Man I love.
Teresa enchaîna : « Peut-être pas. » Elle se tourna vers moi, ramena les pieds sous elle, sur le canapé. Elle considéra ses cuisses, un peu de guingois, qui avaient la couleur délicate de la porcelaine tendre. Ses lèvres remuaient en silence, comme depuis si longtemps dans la pénombre du club, me tenant compagnie chaque soir. La chaleur de l’enregistrement s’échappait de sa bouche silencieuse. Et pourtant, je suis sûre de le rencontrer un jour, mardi sera peut-être le jour de la bonne nouvelle. Ma main droite descendit sur sa jambe, jouant l’accompagnement. Je fermai les yeux et improvisai. Des accords, je passai à une imitation libre, tout en prenant soin de rester dans une zone décente, entre le genou et l’ourlet remonté sur la cuisse.
Teresa retint sa respiration et devint mon instrument. Je jouai chaque note exactement comme si elle avait été réelle. Elle sentit ma première envolée vibrer dans sa peau. Je la vis réagir à mes grappes de notes. À peu près au moment de nous construirons une maison pour deux, je développai une ligne obbligato tellement juste que je fus surpris qu’elle ne figure pas dans l’original. À partir de dont jamais je ne m’échapperai, je fis une échappée un peu au-delà du raisonnable pour franchir l’octave de l’ourlet. Teresa se joignit à moi sur les deux derniers vers en une harmonie flûtée, une harmonie qu’elle avait chantée toute seule une centaine de fois, ici même, peut-être même avec quelqu’un d’autre, avant que j’apparaisse.
Lorsque la chanson s’acheva, ma main resta sur les touches muettes de sa jambe. Je ne sentais plus mes doigts, je ne pouvais les enlever. Les muscles de Teresa tressaillirent, pris d’une joyeuse terreur. Je sentis mes propres battements de cœur résonner jusque dans ma paume. Teresa se leva. Ma main, un fossile, se détacha d’elle. « J’ai quelque chose pour toi. » Elle traversa la pièce jusqu’au vaisselier couvert de bibelots. De derrière un éléphant indien sculpté, elle prit une enveloppe qui se trouvait là peut-être depuis des semaines. Elle me la rapporta et me la remit. Le nom Joseph figurait sur la face blanche, gribouillé en lettres rondes comme des ballons, enfantines. Je l’ouvris, les mains tremblantes, comme après les concerts cruciaux avec Jonah. Je dus me faire violence pour en extraire le contenu sans déchirer l’enveloppe. Teresa s’assit à côté de moi, tendit le bras et me frôla le cou du dos de la main. L’impression d’enfiler une nouvelle cravate en soie.
Je m’escrimai sur cette enveloppe jusqu’au moment où je crus qu’elle allait me la reprendre pour l’ouvrir. Je finis par retirer la carte qui se trouvait à l’intérieur. Ter l’avait faite elle-même. C’était un dessin humoristique représentant deux tigres qui se pourchassaient craintivement autour de ce qui ressemblait à un palmier. De la même écriture enfantine que sur l’enveloppe, il y avait marqué : « C’est oui pour moi si c’est oui pour toi. »
Elle aurait pu éternellement rester cachetée sur le vaisselier, à attendre que ma main vienne frôler la sienne, même accidentellement. Mais, le moment venu, elle était prête. Soudain, me rendant compte de toute la patience qu’il y avait dans cette prédiction dessinée de sa main, je me rassis droit sur le canapé et fondis en larmes. Elle me conduisit jusqu’à son lit et m’installa sous ces draps qui sentaient le caramel salé. Elle se débarrassa de ses vêtements et se tint là, offerte. J’étais incapable de détourner le regard. Assis au sommet d’un rocher à pic, je contemplai la surprise d’une vallée où serpentait une rivière. J’avais cru qu’elle serait crème, mousseline, porcelaine. Mais son corps – mince, penché, ondulant – était de toutes les teintes existantes. Je m’approchai d’elle, me guidant au toucher, le visage explorant chaque pouce de terrain, l’azur clair de ses veines au-dessous du cou, l’ocre brun de ses tétons, la traînée vert pois d’une contusion au-dessus de la hanche. J’étudiai goulûment cet arc-en-ciel qui se révélait au fur et à mesure. Mais elle fut de nouveau intimidée en voyant le plaisir que me procurait cette exploration, aussi se pencha-t-elle pour éteindre la lumière.
Durant toute la nuit elle me rendit à moi-même. J’étais au lit avec une femme. Je n’avais encore jamais entendu l’intégralité de la chanson, du début jusqu’à la fin. Je connaissais néanmoins quelques mesures, de quoi faire illusion. Je sentis les muscles derrière les cuisses se cabrer de surprise au contact de ma main. Nos peaux se pressèrent l’une contre l’autre, et même dans le noir, le contraste des teintes fut un choc. Elle fredonnait, la bouche sur mon ventre, sans que j’arrive à deviner la chanson. Sa bouche s’ouvrit en une expression de stupéfaction lorsque je la pénétrai. Sa gorge palpitante marquait une mesure infinie, et chacun de ses murmures était au diapason.
Ensuite, elle se cramponna à moi, sa découverte. « À ta façon de jouer. Je l’ai su. Rien qu’à ta façon de jouer.
— Il faudrait que tu entendes mon frère, lui dis-je, à moitié endormi. Un authentique musicien. Des comme lui, on n’en croise pas deux en une vie. »
Je perdis conscience et dormis d’un profond sommeil, tandis que les mains de Teresa faisaient fondre les crevasses de mon dos. Au réveil, elle planait au-dessus de moi telle Psyché, un verre de jus d’orange à la main. La chambre flamboyait. Elle était entièrement vêtue, elle avait ses habits pour l’usine de confiserie. Ma honeysuckle rose. Je lui fis de la place au bord du lit. « Je suis presque en retard. La clé est dans la boîte à musique de ma commode si tu en as besoin. »
Je pris sa main, comme elle se levait. « Il faut que je te dise quelque chose.
— Chut. Je sais.
— Mon père est blanc. »
Ce n’était pas ce qu’elle attendait. Mais sa surprise s’évanouit assez vite pour me surprendre. Elle leva les yeux au plafond. Solidarité des opprimés. « M’en parle pas. Le mien aussi. » Elle se pencha de nouveau et m’embrassa sur la bouche. Je sentis le goût de ses lèvres, tout en me demandant quel goût avaient les miennes.
« Est-ce que tu viens ce soir ? lui demandai-je.
— Ça dépend. Tu vas jouer des bons trucs ?
— Si tu chantes.
— Oh, fit-elle, en se dirigeant vers la porte. Je chanterai tout ce que tu voudras. »
Je m’habillai et fis le lit, tirai les draps sur nos traces encore fraîches. Je déambulai dans son appartement en joyeux criminel, me contentant d’observer ce nouveau monde. Je contemplai ses trésors accumulés, m’offrant une visite privée d’un musée ethnographique lointain. Sa vie : grenouilles en céramique, horloge en forme de soleil, savonnettes mauves et éponges, pantoufles aux yeux qui louchent cousus sur le dessus, un livre sur les granges pittoresques de l’Ohio, agrémenté de l’inscription : « Joyeux anniversaire de la part de tante Gin et oncle Dan. N’oublie pas que tu as promis de bientôt nous rendre visite ! » Chacun est un étranger pour les autres. La couleur de peau ne fait que rendre cela plus visible.
J’ouvris la penderie et observai sa garde-robe. Des jupons étaient suspendus à des crochets sur une des cloisons, des gaines noir et blanc, dont j’avais aperçu l’ourlet pointer sous ses robes, qui épousaient ses formes au point de les imiter. Je me rendis dans la cuisine, et me coupai des tranches du jambon de la veille pour le petit déjeuner. Je mangeai froid, de peur de salir une de ses poêles. J’étais souvent venu chez elle, mais jamais seul. Je savais ce que ferait la police si quelque voisin respectueux des lois indiquait ma présence ici. Le simple fait d’être chez cette femme si différente de moi signifiait une condamnation à perpétuité. Pour ma sécurité, mieux valait que je m’en aille. Mais je n’avais nulle part où aller, hormis retourner à ma vie.
Je m’approchai de sa collection de disques, c’était sans doute l’endroit le plus sûr dans cet endroit piégé. Il n’y avait pas un seul exemplaire de musique classique, excepté quelques pillages enthousiastes d’airs depuis longtemps dans le domaine public. Je partis des sommets de son classement, en quête d’un morceau à lui jouer au club, le soir même, quelque chose que je pourrais apprendre uniquement pour elle. Je passai un disque de Monk, et je compris que tout ce qui s’y trouvait était bien au-delà de mon pauvre talent d’imitateur. Oscar Peterson : j’éclatai de rire au bout de quatre mesures, hilare et démoralisé. Je mis un enregistrement « Hot Seven » d’Armstrong. Teresa l’avait tellement écouté qu’elle en avait presque gommé les sillons. Tout ce que je croyais savoir de cet homme et de sa musique s’effaça dans le fleuve sonore. Je choisis des gens que je ne connaissais que de réputation : Robert Johnson, Sidney Bechet, Charles Mingus. Je me laissai envahir par les chorus amples et affolants de Thomas A. Dorsey. Je découvris le coin où Teresa cachait son blues : Howlin’ Wolf, Ma Rainey. L’harmonica de Junior Wells me hacha menu et me fit passer à travers ses lamelles. Au sommet de sa collection trônaient les très grandes dames ensorceleuses. Carter, McRae, Vaughan, Fitzgerald : en chacune, j’entendais Teresa tournoyer, pousser une lente complainte, se perdre dans une extase feinte, chaque soir, en rentrant à la maison après l’usine, seule dans le noir, à chanter jusqu’à ce que sa véritable image se mette à exister.
J’écoutai cette musique pendant plusieurs heures. Je changeai tellement vite les chansons qu’elles s’empilaient les unes sur les autres. L’intégralité étouffante du catalogue classique ne pouvait rien face à la profondeur et à l’amplitude de ce jaillissement. Un chœur d’alléluias massifs bouillonnait des haut-parleurs de Teresa, c’était un torrent qui emportait toutes les digues que le pays avait inventées pour le contenir. Ce n’était pas une musique. C’étaient des millions de musiques. Toutes ces chansons qui s’interpellaient, se hélaient et se répondaient, allaient et venaient dans cette fête célébrant la fin de toute célébration, jusqu’à l’aube d’une utopie nationale abolie. C’était la maison au bout de la longue nuit, accueillante, chaleureuse, ingénieuse et subversive. Et moi, je me retrouvais sur les marches, enfermé à l’extérieur, arrivé trop tard pour m’immiscer dans le bavardage de la fête, écoutant le son couler des fenêtres et illuminer les rues de toutes parts. De la ruelle, derrière la maison, j’entendais le jeu des voix à travers les volets. Je tendais l’oreille effrontément, et tant pis si je me faisais arrêter. J’étais emporté par un son qui, bien qu’étouffé par la distance, était plus vital et plus urgent, plus saturé de plaisir salvateur que tout ce que je jouerais jamais.
Dans cette allégresse de voyeur, une chanson dont le titre tenait en un mot, repérée sur un enregistrement de Cab Calloway et son orchestre daté de 1930, m’arrêta net dans mon élan. Je lus deux fois le titre, sortis le disque de sa pochette d’une main tremblotante, et parvins à poser le saphir sur la bonne plage sans trouer le vinyle. Calloway, dans une sorte de mauvaise imitation d’Al Jolson, poussait la complainte. La chanson s’intitulait Yaller.
Les Noirs, les Blancs, j’apprends beaucoup,
Tu sais ce que je suis, moi je sais ce que je suis pas,
J’suis même pas noir, j’suis même pas blanc,
J’suis pas comme le jour et j’suis pas comme la nuit.
Tout malheureux, coincé entre deux, je suis rien qu’un café-au-lait…
J’écoutai trois fois la chanson du début à la fin, l’apprenant par cœur comme si c’était moi qui l’avais composée. J’ignore ce qui m’a pris ce soir-là, mais je l’ai jouée au Glimmer, une fois Teresa arrivée. L’espoir n’est jamais plus stupide que lorsqu’il est à portée de main. Elle s’installa près du piano, toute resplendissante de notre nouveau secret. Elle était époustouflante dans une robe fourreau courte, marron, sans bretelles, que j’avais repérée dans sa penderie. Je glissai la chanson à la fin du dernier set, lorsqu’il ne restait plus qu’elle pour écouter. J’observai son visage, anticipant sa réaction. Ces lèvres qui, de toute la soirée, avaient articulé en play-back un morceau sur deux, ces lèvres qui avaient chantonné des paroles inintelligibles pendant que nous faisions l’amour, restèrent immobiles, pincées, exsangues, pendant tout le morceau.
À la fin du set, elle partit sans m’attendre. Mais elle revint le soir suivant, si timide et si embarrassée que j’eus envie de mourir. Je rentrai avec elle à son appartement. Nous n’avions que quelques heures avant qu’elle soit obligée de partir au travail. Nous nous allongeâmes une nouvelle fois ensemble, mais la chanson restait entre nous, comme un enfant mort-né. Le lendemain matin, après son départ, en regardant la collection de disques, je vis que le Calloway avait disparu.
Nous instaurâmes une tradition. Les soirs où elle venait au bar, je lui demandais de venir chanter au moins une chanson. Au début, cela irrita M. Silber au plus haut point. « Tu ne crois tout de même pas que j’ai assez d’argent pour payer deux musiciens le même soir ? » Je lui assurai qu’il obtenait précisément ce que les collègues de mon père jugeaient impossible dans ce petit coin d’univers : quelque chose de gratuit. Lorsque M. Silber vit combien les vieilles chansons mélancoliques de cette jeune fille nerveuse et émue plaisaient au public, il en rajouta une couche. « Mesdames et messieurs, se mit-il à annoncer, je vous demande maintenant d’accueillir le Duo musical du Glimmer Room ! »
Nous ne répétions jamais. Elle connaissait toutes les chansons par cœur, et moi, c’était d’elle que je tenais tous ces airs. J’arrivais à anticiper sur ce qu’elle allait faire et, dans les rares occasions où son enthousiasme fébrile menaçait de nous faire passer par-dessus bord, il était aisé de remettre notre esquif à flot. Ce n’était pas du Scriabine, après tout. Mais Teresa puisait dans une extase musicale que Scriabine n’avait pu que suggérer. Tout son corps palpitait en mesure. Sur la solide fondation de mes accords, elle se lâchait – sensuelle, torride, comme quelqu’un qui fait la fête pour la première fois. Sa tessiture était plutôt dans les graves, un grognement presque androgyne. Le public la dévorait sur place et, quand elle chantait, il y avait au moins deux types dans la pénombre qui se seraient damnés pour un petit supplément.
Un soir, elle était en piste, et chantait You Really Got a Hold on Me de Smokey Robinson, comme s’il s’agissait d’une substance interdite. Nous avions trouvé le cap, nous voguions allègrement, lorsque soudain notre coque heurta un récif, m’obligeant à lever la tête. Teresa retrouva la mesure presque immédiatement ; hormis le pianiste qui l’accompagnait, personne n’avait remarqué son petit cafouillage. Elle resta tendue jusqu’à la fin du morceau. Je trouvai l’origine de cette étrange tension dans la présence d’un homme d’un certain âge, entré au milieu de la chanson, qui s’était assis dans le fond. Un type au regard perçant que Teresa s’appliqua méticuleusement à éviter.
Ce n’était pas l’homme à la tête de maillet que j’avais vu la première fois avec elle. Mais c’était un autre Blanc, un type avec qui manifestement il s’était passé quelque chose – même le pianiste s’en était rendu compte. Teresa chantait : « I don’t like you, but I love you. » Je suivais, gommant les dissonances vagabondes, me demandant si ses atermoiements m’étaient destinés ou bien si c’était pour cet autre type, que je n’avais encore jamais vu, et que je n’avais aucune envie de revoir. « You really got a hold on me », « Tu as vraiment prise sur moi ». Tous les démons que la musique était censée exorciser, toutes les choses qui avaient prise sur elle se retrouvaient dans la mélodie. Elle parvint tant bien que mal jusqu’au bout, soufflant la dernière phrase presque dans un murmure, sans oser lever la tête. Lorsque enfin elle s’y résolut, l’homme était debout. Il parut se pencher en avant et cracher, bien que rien ne sortît de sa bouche. Puis il prit la porte.
Teresa se tourna vers moi et dit quelque chose. Entre sa panique et les applaudissements, je n’entendis pas. Elle répéta : « Ain’t Misbehavin’. » Ce fut la seule fois qu’elle me donna un ordre. J’entamai le morceau en infligeant à mes doigts une marche forcée. Mais c’était trop tard. Le type était parti. Maintenant que Teresa avait commandé la mélodie, il fallait bien qu’elle s’exécute. Elle chanta jusqu’au bout. Mais l’innocence de la chanson sortit comme pervertie de sa bouche.
Ensuite, elle m’attendit comme si rien ne s’était passé. Je supposai que c’était le cas : il ne s’était rien passé. Mais cela me rongea, et lorsqu’elle me demanda, à sa manière timorée et craintive, si je voulais venir chez elle, je répondis : « Je ne crois pas que tu en aies envie. »
Elle me dévisagea comme si je venais de lui faire un œil au beurre noir. « Pourquoi tu dis ça ?
— Je pense que tu as envie d’être seule. »
Elle n’en demanda pas davantage et s’en alla en silence. Ce qui suffit à me mettre en rogne. Elle revint au club quelques soirs plus tard, mais je l’évitai pendant les pauses, et pas une seule fois je ne lui demandai de venir chanter. Elle ne revint pas pendant une semaine. Je tins bon, j’attendis qu’elle appelle. Comme elle n’appelait pas, je me dis que les jeux étaient faits. On ne sait jamais. Personne ne sait jamais rien sur quiconque.
En arrivant au travail, la semaine suivante, je la vis qui m’attendait devant le club. Elle avait ses vêtements de l’usine de confiserie. Je l’aperçus de loin, si bien que j’eus le temps de me préparer, pour entrer sur le premier temps. « Tu n’es pas censée être au travail ?
— Joseph. Il faut qu’on parle.
— Ah bon ? »
Soudain, je devins le malotru qui nous avait agressés sur la plage glaciale, l’hiver précédent. Elle se recroquevilla sur elle-même et me jeta ses paroles à la figure. « Espèce de petit fils de pute prétentieux. » Elle m’attrapa par le paletot et me poussa. Puis elle prit appui sur la façade du club et se mit à sangloter.
Je m’interdis de la toucher. Je faillis en mourir, mais je tins bon. Je lui aurais tout donné, et pourtant, elle refusait toujours de me parler. La vertu me prenait à la gorge. J’attendis qu’elle reprenne son souffle. « Est-ce qu’il y a quelque chose que tu veux me dire ? »
Ce qui redéclencha ses sanglots. « À propos de quoi, Joseph ? À propos de quoi ?
— Je ne t’ai jamais rien demandé, Teresa. Il y a dans ta vie des histoires qui ne sont pas réglées ? Le moins que tu puisses faire est d’avoir la décence de m’en parler.
— “Pas réglées ?…” »
Elle refusa de passer aux aveux. Je me sentis trompé – par elle, par les règles de la décence, par son joli brin de voix, par le paysage en arc-en-ciel. « Tu veux me parler du type ?
— Du type ? » Elle nageait en pleine confusion. Puis son visage soudain s’éclaircit. « Joseph ! Oh, mon Joe. Je croyais que tu savais. Je croyais…
— Quoi ? Croyais quoi ? Pourquoi, au moins, n’as-tu pas dit quelque chose ? À moins que ça fasse encore partie du grand secret indicible ?
— J’ai cru… Je n’ai pas voulu en faire… » Elle se figea, honteuse. Honteuse pour nous deux, je suppose. « C’était mon père. »
Je fis un bond sur place. « Ton père est venu t’écouter ?
— Nous, croassa-t-elle. Nous écouter. » Et il avait fichu le camp, dégoûté, avant qu’elle puisse le faire changer d’avis en lui chantant sa chanson préférée. Je ruminai en silence ce qu’elle venait de m’apprendre. Son père, qui lui avait fait écouter chaque dimanche une musique dont elle était tombée amoureuse, et qui maintenant la détestait pour cela. Son amant, qu’elle avait pris par erreur pour quelqu’un né dans cette musique. Ma propre musique du dimanche, qui n’aurait fait qu’aggraver le crachat invisible de l’homme. Un crachat qui m’était destiné, mais qui avait atteint sa fille.
Je m’appuyai contre les briques du Glimmer, à côté d’elle. « Est-ce que… Tu lui as parlé, depuis ? »
Elle ne put même pas secouer la tête. « Maman ne veut pas me le passer quand je les appelle. C’est tout juste si elle m’adresse la parole. Je suis allée chez eux, et ils – il est venu à la porte pour mettre la chaîne de sûreté. »
Elle s’effondra. Je la fis entrer dans le club vide et l’emmenai dans une arrière-salle où je pus lui passer un bras autour des épaules sans risquer de me faire arrêter. M. Silber entendit les sanglots de son précieux rossignol, et il s’empressa d’aller lui préparer une tasse de thé léger.
« Tu ne peux pas laisser faire ça. » Je lui caressai les cheveux, sans conviction. « La famille, c’est plus grand que… ça. Il faut vous réconcilier. Rien ne justifie une rupture aussi grave. »
Elle me regarda, elle avait le visage rouge, défait, mouillé. L’horreur s’y étalait, comme du vin renversé. Elle agrippa le haut de mon bras et le serra comme un garrot, en se pelotonnant contre ma poitrine. J’avais l’impression d’avoir écrasé un enfant avec ma voiture, et j’allais devoir passer le restant de ma vie avec ce souvenir en guise de pénitence.
Teresa ne retourna jamais cela contre moi, mais elle n’avait que moi. Moi et l’usine de caramels salés. Mes visites chez elle avaient un petit arrière-goût de charité. Nous nous trouvâmes à court de choses à nous dire, mais Teresa ne s’en rendit jamais compte. Elle était capable de sourire sans rien dire pendant si longtemps que j’en étais désemparé.
Son père se mit à m’obséder. Je glissai de menues questions à son sujet lors de nos conversations, à table. Cela l’irritait, mais je ne pouvais retenir ma curiosité. Où travaillait-il ? Il était réparateur en électroménager en ville. Où avait-il grandi ? Saddle Brook et Newark. Pour qui votait-il ? Pour les démocrates, depuis toujours, exactement comme mes parents. Elle se refermait comme une huître, avant que j’obtienne ce que j’avais besoin de savoir.
Nous nous trouvâmes à court de choses à faire ensemble, même dans les intervalles pourtant brefs où ni l’un ni l’autre ne travaillait. Je proposai que nous répétions un peu. Je pouvais lui donner quelques tuyaux. L’idée l’enchanta. Elle était insatiable. Elle voulut entendre tout ce que je savais sur la respiration, l’ouverture de la voix, la tessiture, toutes les bricoles que j’avais apprises de Jonah au fil des ans. « Le vrai chant. Le chant sérieux. » Elle avait le même appétit pour ces secrets professionnels que ses amies de l’usine pour les princes Charles et Rainier.
Je lui transmis ce que je savais. Mais tout ce que je lui appris la fit régresser. Elle chantait très bien quand elle m’avait rencontré. Mieux que bien : superbement. Elle rendait chaque mélodie vulnérable. Elle savait de quoi chaque chanson avait besoin. Elle charmait sans s’en rendre compte – avec fraîcheur, clarté, avec cette sensualité accidentelle, cette pétulance rythmique qui animait son corps et ne la lâchait pas tant que la chanson n’était pas terminée. Mais à présent, armée des leçons que je lui donnais, elle se mettait à avoir une voix bizarre : cabotine, lissée, arrondie. Je lui avais fait perdre son père. J’étais en train de lui faire perdre sa voix. Je lui avais probablement fait perdre les amis qu’elle avait eus avant de me rencontrer. Nous ne fréquentions personne, nous étions seuls l’un avec l’autre. Teresa ne dormit plus jamais d’une traite, la nuit, et elle ne mangeait plus que le strict minimum. J’étais en train de la tuer. Et je ne lui avais jamais rien demandé.
« Je veux consacrer plus de temps à mon chant, dit-elle. Peut-être que je devrais, tu sais, réduire mes heures de travail ? »
Entièrement ma faute. J’aurais dû m’en douter, ne pas me mêler de tout ça. Deux mois après que son père avait craché par terre au Glimmer, je la trouvai assise sur son canapé, en larmes. « Ils ont changé les serrures. Mes parents. »
Il y eut alors comme un déclic. La chanson qu’elle m’avait demandé de jouer lorsque le type avait quitté le club : c’était la préférée de son père. La chanson qu’elle reprenait en play-back, la chanson qui m’avait séduit en premier : les deux étaient signées du même duo. Les chansons de sa liturgie du dimanche matin, au cours du prêche paternel. « Comment t’appelait-il ? Ton père. Il avait bien un petit nom affectueux pour toi, non ? »
Elle ne voulut pas répondre. Dieu sait qu’elle n’était pas obligée.
Nous nous installâmes dans une étroite routine, suffisamment simple pour nous deux. Elle sacrifia son foyer à notre confort. Je me mis à faire attention à ce que je disais. Je lui avais dit que son pâté de viande à la sauce tomate était exquis. Du coup, j’y eus droit pendant trois semaines d’affilée. Un jour, je lui dis sans faire attention que le bleu clair était ma couleur préférée. Le samedi suivant, je la trouvai en train de repeindre la cuisine. Nous n’allions que rarement à mon appartement. Pour autant que je me souvienne, nous n’y passâmes jamais une seule nuit. Sans poser de questions, elle mit une croix sur tous les endroits où je ne l’emmenais pas. Je savais que c’était de la honte ; mais honte de quoi ? Je l’ignorais. Je l’aimais vraiment.
J’étais seul dans mon appartement, un après-midi de l’été 1970. On frappa à la porte, ce qui m’arrivait rarement, quelle que fût la saison. J’ouvris la porte, troublé, et il me fallut trois bonnes secondes pour reconnaître ma sœur et Robert, son mari, mon beau-frère, avec qui j’avais passé en tout quarante minutes de ma vie, trois ans auparavant. Je restai planté devant la porte, à les dévisager, hésitant entre la peur et la joie, jusqu’à ce que Ruth se racle la gorge. « Joey, tu peux nous laisser entrer ? »
Je leur souhaitai la bienvenue, submergé par l’émotion. J’étreignis Ruth jusqu’à ce qu’elle me supplie d’arrêter. Je ne cessai de répéter : « Je n’y crois pas ! » Ruth ne cessait de répéter : « Crois-y, mon frère. »
Robert demanda : « Croire quoi ? » Malgré le trouble, sa voix trahissait un certain amusement.
« Comment m’avez-vous retrouvé ? » Je me dis qu’elle avait dû reprendre contact avec Da. Ils se parlaient à nouveau. Personne d’autre n’aurait pu lui dire où j’étais.
« Te retrouver ? » Ruth adressa à Robert un rictus triste. Elle posa la main sur mon front, comme si j’avais la fièvre. « Retrouver, c’est facile, Joey. Te perdre, en revanche, c’est mon problème depuis toujours. »
Je ne savais toujours pas ce que je lui avais fait. Ça m’était égal. Elle était revenue dans ma vie. Ma sœur était là. « Quand êtes-vous arrivés en ville ? Où habitez-vous, ces temps-ci ? »
Leur silence me mit terriblement mal à l’aise. Ruth observa la cellule minuscule qui me servait d’appartement, terrifiée par quelque chose qui, elle en était certaine, allait jaillir d’un placard. « Habiter ? Ces temps-ci ? C’est drôle que tu poses la question. »
Robert s’assit sur la maigre chaise pliante de la cuisine, la cheville droite appuyée sur le genou gauche. « Est-ce qu’il serait possible que tu nous héberges ? Juste un ou deux jours. »
Ils n’avaient pas de bagages. « Évidemment. Tout ce que vous voulez, tant que vous voudrez. »
Je ne les assaillis pas de questions, et ils ne furent pas pressés de me donner des nouvelles. Leurs poursuivants, quels qu’ils fussent, n’étaient qu’à cinquante mètres derrière, dans la rue, de l’autre côté de l’autoroute. Je les vis échanger un regard silencieux. Ils n’étaient pas près de faire de moi un de leurs complices. « Assieds-toi, Ruth. Bon sang, ça fait plaisir de te voir. Allez, assieds-toi. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? »
Ma sœur m’attrapa les poignets comme une infirmière chaleureuse, souriante, tâchant de m’apaiser. « Joey, c’est juste nous. »
Robert, l’homme auquel ma sœur avait lié son destin, un géant que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, me fixait de ses yeux rayons X. Il semblait être tout ce que je n’étais pas : solide, substantiel, dévoué, plein de dignité. Son aura emplissait la pièce. « Ton show, ça marche ? »
J’inclinai la tête. « C’est de la musique. Je joue ce qu’on me demande. Et vous ?
— Hein ? » Il se mit les mains sur la tête, comme pour réfléchir à une question tout à fait inopinée. « Nous aussi. On fait ce qu’on nous demande.
— Huey a été libéré, d’après ce que j’ai lu », dis-je.
De la cuisine où elle était en train de tripoter les rideaux, Ruth lança : « Joey ! Comment est-ce que tu as trouvé le temps de lire ça ? Moi qui te croyais accaparé par ta boîte de nuit. »
Elle avait dû passer à proximité du club. Voir les affiches. « J’ai des maîtres éclairés. Ils me laissent lire les journaux pendant mes pauses.
— Huey a été libéré. Exact. » Robert me dévisageait en plissant les yeux, comme s’il jaugeait mon poids. « Mais tout ce que cet homme a essayé de mettre en place – tout le mouvement – part à vau-l’eau.
— Robert ! intervint Ruth.
— Qu’est-ce que ça change ? Ce truc est de notoriété publique. »
J’avais suivi ce qui s’était passé, en pensant à eux, justement. La fusillade à UCLA. Hampton et Clark, les deux organisateurs des Black Panthers, tués dans leur sommeil lors d’un raid illégal de la police. L’État du Connecticut avait intenté un procès à Bobby Seale pour avoir tué un informateur de la police. Le FBI se livrait à une guerre acharnée. Des centaines de Panthers abattus, jetés en prison, ou contraints de fuir le pays. Eldridge Cleaver à Cuba. J’avais longtemps pensé que Ruth et Robert, comme Jonah, étaient peut-être partis à l’étranger. En les voyant se réfugier ici, je regrettai que ce n’ait pas été le cas.
« Tu es au courant de la rafle de New York ? » La puissance du regard de Robert me cloua sur place.
« J’ai lu… D’après les journaux… » Je n’avais pas pu gober la version officielle. Vingt et un Black Panthers arrêtés, accusés d’avoir préparé un plan visant à faire sauter une série de bâtiments administratifs et à assassiner des dizaines de policiers. La cellule que ma sœur et son mari avaient contribué à mettre sur pied.
« Les journaux, mon pote. Il faut que tu te décides, ou tu es avec les journaux, ou tu es avec le peuple. » Il redressa la tête, aux abois, un as de la rhétorique vieux de mille ans, écœuré par le désastre que ce pays avait infligé à tout ce qui était humain. Je n’étais pas avec les journaux. Je n’étais pas avec le peuple. Je n’étais même pas avec moi-même. Je voulais être avec ma sœur.
« Je meurs de faim », dit Ruth.
Cette remarque fut comme un don du ciel. J’allais pouvoir me rendre utile. « Il y a un restaurant italien, juste au bout de la rue. »
Robert et Ruth me regardèrent, gênés par mon empressement. Robert fouilla dans sa poche et en sortit quatre billets froissés de un dollar. « Est-ce que tu pourrais nous rapporter quelque chose ? Peu importe ce que c’est, du moment que c’est chaud. »
Je lui fis signe de garder son argent : « Je reviens dans une minute avec la meilleure soupe aux palourdes que vous ayez jamais mangée. »
Sa gratitude m’accabla. « On te doit une fière chandelle, mon frère. »
Ses paroles me tournèrent dans la tête pendant tout le trajet jusqu’à l’Océan, aller et retour. À mon retour, je les surpris en pleine dispute. Ils s’interrompirent à la seconde où j’introduisis la clé dans la serrure. « Vous allez m’en dire des nouvelles », dis-je, passant pour un crétin, y compris à mes propres yeux. Mais Ruth était pleine de reconnaissance. Elle m’embrassa la main, puis me la mordit. Ils se ruèrent sur la nourriture. Leur dernier repas était manifestement un vieux souvenir. J’attendis qu’ils soient rassasiés. Puis j’essayai de faire parler Robert. Un élève ayant fréquenté Juilliard qui commence sur le tard son éducation.
Robert se prêta au jeu. Nous parlâmes de tout ce qui s’était passé depuis la dernière fois où je les avais vus, de la bataille des trois dernières années. Je défendis le principe de la résistance non violente. Robert ne me rigola pas au nez, mais il refusa d’encourager cet espoir. « Un petit groupe nous tient tous à sa merci au fond de la cale, ils surveillent les écoutilles avec des flingues. Plus ça durera, plus ils seront obligés de durcir leur position. »
Ma sœur agita les mains en l’air. « Pas seulement les gens qui sont au pouvoir. Il y a aussi les immigrants de la deuxième génération, qui sont coincés avec nous dans la cale. Le premier mot qu’ils apprennent quand ils posent le pied dans ce pays, c’est Nègre. Des gens qui n’ont rien et qui se retournent les uns contre les autres. On est en plein système kapo. »
J’écoutai, je me contentai d’écouter, incapable d’ajouter un mot. Lorsque les palourdes furent terminées, il y eut un moment d’accalmie.
« Joey, dit Ruth. Tu couches avec quelqu’un.
— Comment as-tu deviné ? » Je scrutai l’appartement à la recherche des indices qui m’avaient trahi : photos, messages, brosse à dents supplémentaire. Il n’y avait rien de tout cela chez moi.
« Tu as l’air en forme. En bonne santé. » Ruth paraissait soulagée. À l’instant où ma sœur prononça ces mots, je sentis que j’aimais Teresa plus que je ne l’avais aimée depuis qu’elle avait chanté avec moi la première fois. « Une Blanche ? »
Robert se leva et s’étira. « Écoute, ça suffit. Laisse-le souffler un peu.
— Quoi ? C’est une question légitime. Quand un type conduit une voiture toute neuve, tu lui demandes la marque et le modèle. »
Le regard de Robert croisa le mien. « C’est pas grave, mon frère. Moi, je couche bien avec une Allemande.
— Mon cher mari, si je la trouve, je vous bute tous les deux.
— Son père l’a reniée, dis-je. Le père de Teresa, je veux dire. » Ça paraissait tout à fait anecdotique, comparé à ce que Robert et Ruth devaient affronter.
Robert frotta la masse épaisse de sa coupe afro. « Pas de pot. On va voir si on peut pas la nommer membre honoraire.
— Teresa. » Ruth tenta de sourire poliment. « Quand est-ce qu’on la rencontre ? » Ma sœur avait envie de me rencontrer quelque part. De trouver un endroit dans ce monde, suffisamment grand pour que nous puissions y cohabiter.
« Quand tu veux. Ce soir.
— Peut-être à notre prochaine visite, dit Robert. Cette fois-ci, on n’est pas vraiment venus faire des mondanités. »
Ces mots les firent brusquement sortir de mon petit univers confortable, et tous deux redevinrent des fugitifs. Nous restâmes assis en silence, écoutant la circulation, au-dehors. Ruth finit par dire : « Ce n’est pas qu’on ne te fasse pas confiance, Joey.
— Je comprends », mentis-je. Il n’y avait guère que leur tempo que je comprenais, leur panique animale.
Robert joignit les mains et parla dans le bout de ses doigts. « Moins on en dit, mieux tu te porteras. » Il avait le ton d’un professeur d’université.
Ruth se cala sur son siège en soupirant. Ma petite sœur, désormais plus âgée que moi de plusieurs décennies, et qui s’éloignait à une allure de plus en plus vertigineuse. « Bon, et comment va le Caruso noir ? » Elle se crispa en posant la question.
« Qu’est-ce que je peux dire ? Il chante. Quelque part en Europe. En Allemagne, aux dernières nouvelles. »
Elle opina, elle en voulait davantage, mais elle ne voulait pas demander. « C’est probablement là-bas qu’il est le plus à sa place. »
Son mari se leva et regarda à travers les rideaux de la cuisine. « Moi, je partirais en Allemagne, tout de suite.
— Vraiment ?
— Sans hésiter. »
L’idée amusa Ruth. Elle lui roucoula quelques mots en allemand, tous les mots doux que Da avait jadis utilisés pour Maman.
« Il faut que j’aille travailler, dis-je. Gagner ma croûte, tout ça. » Je tendis les mains, pianotai dans le vide et me mis machinalement à chantonner Honeysuckle Rose,
« J’aimerais pouvoir t’entendre jouer ça, dit Ruth.
— Tu m’étonnes.
— Le petit Joey Strom, en train d’apprendre de quel côté la tartine est beurrée. »
Je la dévisageai, ses deux yeux bruns comme deux meurtrissures. « N’aie pas honte de moi, Ruth.
— Honte ? » Son visage se renfrogna. La maison était en feu à nouveau, et elle se tenait sur le trottoir gelé, à mordre le pompier. « Honte ? Toi-même, n’aie pas honte de moi !
— Oh ! Comment peux-tu… Tu te… Tu te consacres à des choses dont je n’aurais rien su si tu ne m’en avais pas parlé. »
Ma sœur se mordit l’intérieur des joues. Je crus un instant qu’elle allait éclater. Mais le spasme passa et elle se reprit. Cette fois-ci, elle ne m’offrit pas d’intégrer le Mouvement, ni ne suggéra que ce monde en guerre pourrait avoir besoin de quelqu’un de ma trempe. Mais elle tendit la main et posa une paume rose à plat sur ma poitrine. « Alors, qu’est-ce que tu joues ?
— Dis-moi ce que tu veux, et je t’en ferai une petite version. »
Elle sourit jusqu’aux oreilles. « Joey est un Noir.
— Uniquement à Atlantic City.
— La moitié d’Atlantic City est noire, dit Robert. Ils ne le savent pas encore, voilà tout.
— Si tu écoutes mon homme, toute l’Amérique est africaine. Allez, chéri. Fais-lui ta petite conférence. »
Robert sourit en entendant le mot qu’elle avait choisi. « Demain. Ce soir, j’ai besoin de me reposer. J’ai la cervelle en compote.
— Prenez mon lit, tous les deux. Je dormirai chez Teresa.
— Teresa. » Ma sœur rit. « Teresa quoi ? » Il fallut que j’épelle Wierzbicki pour elle. Ruth rit de plus belle. « Est-ce que ton père est au courant que tu te tapes une catholique ? »
Le lendemain, en rentrant de chez Teresa, j’achetai quantité de bière, de poulet, de pain frais et de magazines – autant de produits d’agrément que je n’avais jamais à la maison. Mais quand je pénétrai dans l’appartement, il était vide. Une demi-page de mon papier à musique était posée sur la table de la cuisine, couverte de l’écriture de ma sœur.
Joey,
On a dû partir. Crois-moi, c’est moins risqué comme ça. Ils sont à nos trousses, mieux vaut que tu ne sois pas plus impliqué que tu ne l’es déjà, simplement parce que tu es le frère de ta sœur. Ça nous a sauvé la vie que tu nous héberges. Et ça m’a fait plaisir de voir que tu n’étais pas complètement brisé. Du moins pour l’instant ! Robert dit que tu es un chic type, et moi, j’apprends à ne pas discuter avec mon mari, parce que, figure-toi, mon grand, il ne me laisse jamais gagner.
Prends bien soin de toi, et on fera de même. Qui sait ? Si ça se trouve, on vivra tous assez longtemps pour se refaire ensemble un repas de palourdes.
La familia c’est la familia, pas vrai, vieux frère ?
Mieux vaut balancer ce message une fois que tu l’auras lu.
Elle n’avait pas signé. Mais tout en bas, comme une pensée après coup, elle avait ajouté : « Travaille ton frère au corps pour nous, d’accord ? »
Tout en tenant le message à la main, je le sentis se graver en moi. Après l’avoir lu, je ne l’ai pas détruit. Je l’ai laissé sur la table de l’entrée. La familia c’est la familia. Si un représentant de la loi s’introduisait chez moi, je voulais que le message soit facile à trouver. Je refusai de réfléchir à ce que ces deux-là avaient bien pu faire, quel prétendu crime, dans quel pétrin ils s’étaient fourrés. Nous étions nés dans l’illégalité. Le simple fait de demander que la loi change était criminel. Tout ce que je pouvais faire, c’était attendre qu’ils me redonnent des nouvelles, qu’ils refassent surface, où que ce soit, n’importe quand. J’allais devoir attendre longtemps.
Je n’ai jamais parlé à Teresa de leur visite. Je n’aurais jamais réussi à les présenter. J’aurais rebondi entre l’une et l’autre, protégeant l’une des attaques de l’autre, de la même façon que Jonah avait tenté de tromper ses deux professeurs de chant. Jamais je ne serais entier. Les parties dont j’étais constitué ne s’emboîtaient pas. Je ne voulais pas qu’elles s’emboîtent.
Juste après cette visite – suffisamment peu de temps après pour que mon cerveau tortueux imagine un lien entre les deux –, Da me fit suivre une lettre de Jonah. Première fois que j’avais de ses nouvelles depuis Magdebourg. Le lustre du communisme s’était écaillé. Il avait traversé l’Allemagne de l’Est – « Fait le pèlerinage de Leipzig sans toi, Mule » –, il avait chanté à Berlin – « Mais pas de lieder ; tu vois, je ne te fais pas d’infidélités ! » – puis était retourné à l’Ouest faire Das Lied von der Erde à Cologne. Il était ensuite allé jusqu’en Hollande où il avait décroché un prix prestigieux au concours des Hertogenbosch.
Pour la suite, je ne sais pas trop. Maintenant que toutes les portes s’ouvrent, j’ai l’impression que le monde est mon huître, comme on dit, ou plutôt ma moule de Zeeland. Personne n’a l’idée de cantonner ma voix à une catégorie autre que la musique, même si je dois admettre que je ne comprends que quarante pour cent de ce qui se raconte autour de moi, donc possible qu’on me traite de Prince des Ténèbres, pour ce que j’en sais. Je te dis, Mule, aux États-Unis, tu es prisonnier. Encore esclave, un siècle plus tard. Tu ne peux même pas soupçonner le joug qui pèse sur toi avant d’en être libéré. Tu veux savoir ce que ça fait de ne pas avoir les jambes entravées pour la première fois de ta vie ? Viens donc, avant que l’invasion globale de la culture américaine ne nous transforme en moricauds, même par ici.
Il donnait l’adresse d’une agence artistique à Amsterdam, où l’on pouvait toujours le joindre. La portée de « toujours » selon mon frère était toutefois assez limitée.
Dans l’enveloppe contenant la lettre de Jonah, Da en avait inclus une autre rédigée par ses soins. Il n’était pas venu de New York pour m’entendre jouer, et je l’avais dissuadé de le faire. Il n’avait aucune idée du répertoire que je jouais chaque soir – les hymnes surf, les apologies à peine voilées de la drogue, les chansons d’amour dédiées aux voitures, aux sèche-cheveux, et autres engins motorisés. Dans l’esprit de Da, j’étais un pianiste de concert. La lettre qu’il m’adressait était brève et factuelle. Il avançait dans son travail, le problème dont il se souciait depuis trois décennies. « Là où Mach rencontre la physique quantique, on doit être hors du temps ! » Des choses folles se produisaient de nouveau en physique, les choses folles qu’il avait prédites trente ans plus tôt. Des univers à fragmentation multiple. Des trous de vers. Rien, bien entendu, au sujet des choses folles qui laminaient ce monde-ci.
Dans le dernier paragraphe de sa lettre, presque comme une pensée qui lui était venue après coup, histoire d’étoffer sa trop brève missive, il ajoutait : « Je vais à l’hôpital dans deux jours pour subir une exploration. Ne t’inquiète pas. Mes symptômes sont trop déplaisants pour être décrits sur papier. Les médecins ont juste besoin de savoir ce qui se passe à l’intérieur, et pour cela il faut qu’ils m’ouvrent ! »
Le courrier m’arriva le lendemain de l’intervention. Je téléphonai à la maison, mais il n’y avait personne. Il ne mentionnait aucun autre contact, pas même l’hôpital où il devait être opéré. Je joignis Mme Samuels, qui me donna un numéro à l’hôpital. Je sus à sa voix qu’elle ne voulait pas être celle qui annoncerait la nouvelle. J’allai voir M. Silber pour obtenir un congé de deux jours.
« Et qui va jouer pour mes clients ? Tu veux peut-être que ce soit moi, le jazzman ? Tu veux que je fasse semblant de jouer comme Satchmo Paige ? »
Je ne parlai pas de mon père à M. Silber. Il suffisait que je dise mon père est à l’hôpital pour qu’il pense : Gros Noir en train de mourir des complications d’un diabète de type 2. Si je lui disais cancer du pancréas, il voudrait des détails. Je ne voulus pas de ça avec M. Silber. Ton père, un juif ? Je ne pouvais pas lui imposer cette parenté entre lui et moi.
En revanche, j’en parlai à Teresa. Elle voulait m’accompagner, même pour ce premier voyage. « Tu n’es pas obligée, dis-je. Mais je risque d’avoir besoin de toi à un moment donné. » Inutile de lui demander d’être patiente. Elle savait combien le temps était long. Elle avait passé sa vie entière à attendre.
À l’hôpital, j’eus droit au sketch habituel. Son fils ? Le chirurgien de Mount Sinai ne prit pas la peine de dissimuler sa surprise. Son incrédulité avait commencé bien avant, au moment de l’incision. « Ce cancer est à l’œuvre depuis longtemps. Des années, peut-être. » Cela semblait plausible. « Je n’arrive pas à comprendre comment quelqu’un a pu vivre avec ça si longtemps et ne se manifester que maintenant…
— C’est un scientifique, expliquai-je. Il n’est pas de cette planète. »
Je trouvai Da assis dans son lit ; en guise de bienvenue, il m’adressa un sourire penaud. « Il ne fallait pas faire tout ce voyage ! » Il agita les paumes vers moi, rejetant tous les diagnostics. « Tu as une vie à mener. Tu as ton boulot, là-bas, à Ocean City. Qui donc fera de la musique pour tes auditeurs ? »
Je passai deux jours avec lui. J’y retournai la semaine suivante, avec Teresa, cette fois. Elle fut une sainte. Elle m’accompagna une demi-douzaine de fois au cours des quatre mois qui suivirent. Rien que pour cela, j’aurais dû l’épouser. C’était en situation de crise qu’elle se révélait. Elle s’occupa de tout – de tous les détails du quotidien, dont je m’étais habituellement chargé pour Jonah, quand nous étions en tournée, et que je ne pouvais maintenant plus assumer. Elle n’était pas obligée de m’accompagner. N’était pas obligée d’être à mes côtés, pendant que je regardais mon père disparaître. Je lui avais déjà fait perdre le sien. Cela ne faisait que me paralyser davantage, de la voir insister de si bon cœur pour m’aider tandis que je perdais le mien.
Da l’appréciait énormément. Il adorait l’idée que j’aie trouvé quelqu’un – cet être si rayonnant en particulier. Au début, nos visites le culpabilisèrent. Mais petit à petit il y prit goût. Da quitta l’hôpital, rentra chez lui, et Mme Samuels s’installa dans la maison de Fort Lee, ainsi qu’elle l’avait déjà fait en rêve depuis de nombreuses années. Chaque fois que Teresa et moi venions, elle se faisait oublier. Cette femme, je ne l’ai jamais connue. Mon père et Mme Samuels se seraient peut-être mariés, si seulement l’un d’entre nous leur avait prodigué le moindre encouragement dans ce sens. Mais je ne voulais pas d’une belle-mère blanche. Et Da non plus n’aurait jamais pu franchir la ligne de conduite qu’il s’était fixée. Comment aurait-il pu expliquer à sa seconde femme qu’il tenait encore des conversations nocturnes avec sa première épouse ?
Terrie et moi étions à ses côtés lorsqu’il commença à vraiment décliner. Il dut percevoir notre présence vigilante comme une sentence. J’attendis jusqu’à ne plus pouvoir, en toute bonne foi, attendre davantage. Alors j’écrivis à Jonah, aux bons soins de l’agence artistique d’Amsterdam. Je ne pouvais pas dire « mourir » dans la lettre, mais j’essayai par tous les moyens de convaincre Jonah que c’était le moment de rentrer à la maison. Si la lettre devait le pourchasser sur les scènes d’Europe, cela risquait de prendre des semaines avant qu’il nous contacte. Je n’avais aucun moyen de retrouver Ruth, ni aucune idée de la façon dont elle prendrait la nouvelle.
Da appréciait notre compagnie, pour ce qu’elle valait. En fait, nous ne passions pas beaucoup de temps ensemble, lorsque Teresa et moi lui rendions visite. Dans la dernière ligne droite, il devint furieusement préoccupé. Il continua à travailler jusqu’à la fin, plus farouchement que je me rappelai l’avoir jamais vu travailler. La science était pour lui un moyen de rallonger ses jours désormais comptés. Il travailla jusqu’à être tellement abruti par les médicaments qu’il ne se rendait même plus compte qu’il était en train de travailler. Il essaya de m’expliquer ce qui était en jeu. Certaines semaines, il semblait désespéré. Il avait besoin de prouver que l’univers avait un sens de rotation préférentiel. Je ne pouvais même pas imaginer ce qu’une telle chose pouvait bien signifier.
Il avait besoin de prouver qu’il y avait plus de galaxies en rotation dans un sens que dans l’autre. Il recherchait une asymétrie fondamentale : plus de galaxies tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre que dans l’autre sens. Il accumula de vastes catalogues de photos astronomiques et travaillait d’arrache-pied à des mesures avec crayon et rapporteur, estimant les axes de rotation et rassemblant ses données dans des tables colossales. Cette tâche était un marathon qu’il avait besoin de gagner. Il en fit chaque jour un peu plus, avec un peu moins de force.
Je lui demandai pourquoi il avait absolument besoin de savoir. « Oh, je pense que c’est déjà le cas. Mais en avoir la confirmation mathématique, ce serait merveilleux ! »
Je lui demandai le plus humblement possible : « Pourquoi est-ce que ce serait si merveilleux ? » Quel besoin pouvait-on avoir de quelque chose d’aussi terriblement éloigné ? J’ignore s’il entendit la note que j’y mis – le ressentiment que j’éprouvais à le voir vivre et mourir au rythme d’une autre horloge, dans un autre champ gravitationnel, ma colère à force de le voir écouter des sons issus d’un temps à venir, trop éloignés pour être entendus par des oreilles humaines. Son obsession aurait dû me paraître inoffensive. Il ne mettait personne en esclavage, n’exploitait la misère de personne. Mais il ne contribuait en rien à diminuer cette misère, il ne participait à la libération d’aucune âme. Maintenant que j’avais un élément de comparaison, je m’aperçus que mon père était l’homme le plus blanc au monde. Quant à savoir comment Maman avait pu concevoir de l’épouser, et comment tous deux avaient pu envisager de faire leur vie ensemble dans ce pays, c’est un secret qu’il emporterait dans la tombe.
Lorsque Teresa et moi montions chez Da, nous finissions par jouer aux cartes dans le séjour, pendant qu’il se consacrait à ses calculs désespérés dans son bureau. Pendant des heures, je demandai à ma sainte Polonaise de bien vouloir m’excuser, de mille façons obliques.
« Ça n’a pas d’importance, Joseph. Ça me fait tellement de bien, juste de voir où tu as grandi.
— Combien de fois t’ai-je dit où j’ai vraiment grandi ? Je préférerais avoir grandi en enfer plutôt qu’ici. »
Elle s’empressa de rectifier son erreur, mais trop tard. « Est-ce qu’on peut aller à New York ? Voir ton ancien… » Elle s’interrompit à mi-chemin, se rendant compte qu’elle ne faisait qu’aggraver son cas. Nous retournâmes à notre partie de cribbage, c’est elle qui m’avait appris ce jeu de cartes, elle avait l’habitude d’y jouer avec sa mère. Le jeu le plus triste, le plus blanc, le plus impénétrable que l’esprit humain eût jamais inventé.
Un soir, nous nous assîmes ensemble sous le globe d’une lampe, pour regarder les photos qui avaient survécu à l’accident de ma famille. Il y en avait une demi-douzaine, antérieures à l’incendie. Pendant un quart de siècle, elles étaient restées épinglées dans le bureau de mon père, à l’université. Maintenant elles étaient revenues à la maison, sauf qu’aucune personne figurant sur les photos n’aurait reconnu cette maison. Sur l’une de ces photos, on voyait un couple tenant un bébé. Un type râblé, coupe courte, et qui commençait déjà à perdre ses cheveux, se tenait à côté d’une femme mince dans une robe en tissu imprimé, la chevelure ramenée en chignon. Elle tenait un paquet dans une couverture duveteuse. Teresa fit planer un ongle au-dessus du nourrisson emmitouflé. « C’est toi ? »
Je haussai les épaules. « Jonah, probablement. » Après une pause délicate : « Qui sont ces deux-là ? »
J’étais incapable de le lui dire. J’avais un vague souvenir de cet homme, mais ce souvenir provenait peut-être de la photographie elle-même. « Mes grands-parents. » Puis, pris d’une inspiration stupide : « Les parents de ma mère. »
Au bout d’un certain temps, mon père fut trop malade pour travailler. Certes, il s’isolait encore avec ses cartes du ciel et ses tables numériques, la tête penchée sur ses sinueuses équations, mais il n’avait plus la force de se lancer dans les calculs. Plus que blessé, il en était perplexe. Avec les médicaments, il se trouvait au-delà de la douleur. Ou peut-être était-il déconcerté par l’incapacité des faits à avancer à la même allure que la théorie.
« Alors ? fis-je. Est-ce que l’univers a un sens de rotation préférentiel ?
— Je ne sais pas. » Sa voix trahissait le même sentiment d’incrédulité que s’il avait découvert que lui-même n’avait jamais existé. « Il semble n’exprimer aucune préférence pour un sens plutôt que pour un autre. »
Vers la fin, il voulut chanter. Cela faisait des années que nous n’avions pas chanté. Je ne pouvais même pas dire quand nous avions chanté pour la dernière fois. Maman était morte. Jonah était devenu professionnel. Ruth avait laissé tomber avec une sorte de dégoût sa voix angélique. C’est ainsi que la musique familiale avait pris fin. Et puis un jour, au milieu du premier hiver de cette nouvelle étrange décennie, mon père mourant voulut rattraper le temps perdu. Il tira une liasse de madrigaux d’une des montagnes de paperasses couvertes de gribouillis dans son bureau. « Viens. On chante. » Il nous confia à chacun une partie.
J’adressai un coup d’œil à Teresa. Elle chercha du regard un endroit où disparaître. « Teresa ne lit pas la musique, Da. »
Il sourit de notre petite plaisanterie. Puis son sourire s’évanouit quand il comprit. « Comment est-ce possible ? Tu as dit qu’elle chantait avec toi ?
— Oui, elle chante avec moi. Elle fait tout à l’oreille. Par cœur.
— Vraiment ? » L’idée le réjouit au plus haut point, comme si cette éventualité ne l’avait jusqu’à maintenant jamais effleuré. L’une de ces révélations inopinées sur le lit de mort. « Vraiment ? C’est bien ! Nous allons apprendre cette chanson pour toi, par cœur. »
Je n’avais aucune envie de chanter en trio entre l’agonisant et la terrifiée. Moi aussi, j’avais perdu ma foi initiale en la musique. À nous trois, nous ne pouvions pas apporter à Da ce dont il avait besoin – en l’occurrence, entrevoir un monde disparu. La musique avait toujours été sa manière à lui de célébrer le caractère improbable de son évasion, c’était son Kaddish à la mémoire de tous ceux dont il aurait dû partager le destin. « Qu’est-ce que tu dirais si T. et moi nous te chantions quelque chose ? Tout droit sorti du Glimmer Room, à Atlantic City !
— Ce serait encore mieux. » Sa voix s’étiolait, elle en était presque inaudible.
J’ignore comment elle fit, mais sainte Teresa releva le défi. Elle, au moins, croyait encore en la musique. Je m’assis au piano installé depuis des années à Fort Lee, sans que personne y touche. Et la fille de camionneur, la catholique blanche de l’usine de caramels salés, chanta comme une sirène. Je sortis de mon brouillard pour la rejoindre. Nous commençâmes avec Satin Doll, aussi éloigné qu’il était possible des airs de Monteverdi que Da avait choisis. Comme le créateur de la poupée de satin l’avait dit jadis, il n’y avait que deux types de musique. Et là, ce fut la bonne.
Da avait un teint de cendre et le rire dans ses yeux était figé. Mais lorsque Teresa et moi atteignîmes notre vitesse de croisière, quelque part vers le deuxième couplet, il s’illumina une dernière fois. Pour mon père, la musique avait toujours été la joie d’un univers composé – fabriqué, élaboré, complexe, les différents arcs d’un système solaire tournant dans un même espace, chaque arc étant tracé par la voix d’un élément proche. Mais le plaisir qui l’avait uni à sa femme avait été une chasse au trésor spontanée. Tous deux allèrent à la tombe en jurant que deux mélodies, quelles qu’elles soient, pouvaient être combinées – il suffisait pour cela de trouver le bon tempo et la bonne tonalité. Et ce credo – cela me frappa, tandis que Teresa et moi étions lancés dans le morceau d’Ellington – était aussi proche du jazz que des mélodies écrites depuis des milliers d’années, dans lesquelles puisait leur jeu.
Tandis que ma pâle fille aux caramels voguait sur la mélodie avec une douceur plus exquise que jamais, je forai dans un courant souterrain pour faire remonter à la surface quelques éclats, des motifs de Machaut à Bernstein, que je mêlai à mon accompagnement. Teresa dut entendre que la musique sur laquelle elle chantait tournait au bizarre. Mais elle continua sur sa lancée. Qui sait combien de ces citations Da saisit ? Les airs étaient là, incrustés ; ils s’emboîtaient à merveille. C’était tout ce qui comptait. Et au cours des sept minutes et demie pendant lesquelles ma compagne et moi fîmes durer le morceau, ma famille aussi fut présente au sein de notre musique.
Baby, shall we go out skippin’ ? Prends la route, goûte à la liberté avant de mourir. Oui, disait la chanson, nomme ton extase. Même une mélodie écrite devait être réinventée, sur le vif, à chaque lecture. La petite cabriole swing du thème avait été chantée de toutes les manières imaginables, des millions de fois, avant que cette femme et moi l’entendions pour la première fois. Mais Teresa la chanta pour mon père d’une manière totalement inédite. Il n’y avait plus que cette rencontre unique entre nous et les notes. Ces notes au moins savaient qui était mon peuple, toutes ces vies vécues entre la création et l’écriture sur la partition. Nous parlons tous la langue de nos origines. Chante où tu es, même si le sol se dérobe sous tes pieds. Chante toutes les choses que cette vie t’a refusées. Personne ne possède la moindre note. Rien ne l’emporte sur le temps. Chante pour te consoler, disait la chanson, parce que personne d’autre ne le fera pour toi. Speaks Latin, that satin doll. Elle parle latin, cette poupée de satin.
Dans le meilleur des mondes, Da aurait écrit de la musique, au lieu de se contenter de l’apprécier. Mais mon père se révéla, in extremis, un public tout à fait décent. Il ne bougea guère, hormis en son for intérieur. Son visage s’ouvrit. Lorsque nous parvînmes au pont, il sembla prêt à rejoindre tous les points lumineux virevoltants qui figuraient dans son catalogue de galaxies. Nous terminâmes, Teresa et moi, souriant et martelant la cadence. Nous étions sortis de nous-mêmes pour pénétrer dans la mélodie. Da se dandina pendant encore deux ou trois mesures, selon une pulsation que nous autres, les vivants, n’avons pas le loisir d’entendre. « Ta mère adorait cette chanson. »
Cela me paraissait impossible. Je n’arrivais pas à remonter jusqu’à ce point. Je n’étais même pas certain que mon père avait reconnu le morceau.
L’état de Da empira, et je n’avais toujours aucune nouvelle de Jonah. Il me venait cent hypothèses par jour, chacune moins généreuse que la précédente. Vers le nouvel an, Da demanda si je savais où était Jonah. « Je crois qu’il chante Mahler à Cologne. » Plus la mort approchait, moins j’avais de réticence à mentir. À m’entendre, le concert avait lieu dans la semaine. Mon père nous avait dit une fois qu’il n’y avait pas de maintenant, maintenant.
« À Köln, tu dis ? Oui, bien sûr.
— Da ? Pourquoi “bien sûr” ? »
Il me regarda bizarrement. « C’est le berceau de ma famille.
— Vraiment ? dit Teresa. Vous avez de la famille en Allemagne ? On devrait aller leur rendre visite ! »
Je passai un bras autour d’elle, tuant gentiment tous ses rêves dans l’œuf. Je n’avais jamais su qu’elle voulait voyager. Nous n’avions jamais abordé la question.
Da, de son côté, voyageait, en remontant le temps, plus vite que la lumière. « La famille de mon père. Depuis des siècles en Rhénanie. La famille de ma mère, c’étaient des émigrants, vous savez. »
Moi, je l’ignorais. Mon ignorance était sans borne.
« Ils arrivaient de l’est. Je ne sais même pas comment on appelle cette région aujourd’hui. L’Ukraine, quelque part ? Les choses… n’étaient pas bonnes pour eux, là-bas. Alors ! » Il poussa un petit rire, le rire le plus sec qu’il eût jamais émis. « Alors : Sie bewegen nach Deutschland. »
Son horizon s’arrêtait à ses trois enfants. Cela, également, avait été son choix : conserver le passé en le faisant fusionner dans une autre dimension. Je me rendis soudain compte de tout ce que j’avais perdu. « Tu aurais dû nous en parler, Da. Au moins aux membres de notre famille. »
Ses yeux clignèrent un peu en envisageant l’éventualité que toutes ses équations aient été erronées. Son visage se figea devant sa propre colossale trahison. Puis, à la lisière de la mort, il redevint à nouveau lui-même. Il me tapota le bras. « Je te présenterai. Ils te plairont. »
Aucun médecin ne m’avait préparé à un déclin si abrupt. Da m’avait une fois demandé, des siècles auparavant : « Quelle est la vitesse du temps ? » À présent, je savais : jamais un glissement régulier de seconde en seconde. La vie de mon père lui filait brutalement entre les doigts. En l’espace de quelques jours, il passa des déambulations à la maison à son dernier lit tubulaire en métal, à l’hôpital Mount Sinai. J’envoyai en toute hâte un nouveau message à Amsterdam. « Si tu as l’intention de rentrer, c’est maintenant. » Je renvoyai Teresa à Atlantic City, en dépit de ses objections. Il fallait qu’elle conserve son boulot ; je lui avais déjà fait perdre tout le reste. Je devais encore demander certaines choses à Da, et cela ne pouvait se produire qu’à l’intérieur du cercle le plus restreint qui soit : un père et son fils.
J’abordai la question avec lui, un après-midi que le goutte-à-goutte de morphine le maintenait à peu près à flot, entre rigueur et improvisation, entre évasion et évanouissement. Il devait alors se rendre compte que je serais le seul de ses enfants à être présent à cette dernière étape.
« Da ? » J’étais assis à côté de son lit, sur un siège en plastique moulé, nous observions tous deux le mur en parpaing vert citron, à deux mètres de nous. « Ce soir-là ? Quand toi et… mon grand-père… »
Il opina – non pas pour me couper, mais pour m’éviter de le dire à haute voix. Son visage se chiffonna en quelque chose de pire que le cancer. Une vie entière à refuser d’en parler, et maintenant sa bouche s’ouvrait et se refermait, comme une truite sur le pont d’un bateau, suffoquant dans cette atmosphère vaste comme la mer. Il fit un tel effort pour trouver la première syllabe que je faillis lui dire de laisser tomber. Mais maintenant, le besoin était aussi fort pour l’un que pour l’autre. Plus fort que la nécessité de sceller un dernier moment d’intimité. Mon père m’avait fait perdre la famille de ma mère et n’avait jamais dit pourquoi. L’effort qu’il dut alors faire, sur son lit de mort, fut pire que ce qu’aucun sauvetage pouvait justifier. Je restai immobile, en jury impassible, attendant de voir comment il allait se trahir.
« Je… j’adorais ton grand-père. C’était un homme énorme. Non ? Grosszügig. Noble. Son esprit voulait tout embrasser. Il aurait fait un parfait physicien. » L’espace d’un instant, le visage ravagé de mon père retrouva du plaisir. « Je comptais à ses yeux, je crois. J’étais plus que le mari de sa fille. Nous discutions souvent, de beaucoup de choses, à New York, à Philadelphie. Il était tellement acharné, toujours prêt à se battre pour défendre le droit de ta mère à être heureuse, partout dans le monde. Le jour où nous lui avons dit que ton frère était en route, il a grogné. “Il est trop tôt pour faire de moi un grand-père !” Vous, les bébés, on vous emmenait à Philadelphie pour les vacances. Tout ce que nous faisions était bien accueilli. Oui, bien sûr, il y avait des problèmes avec – comment ? – l’Übersetzung.
— La traduction.
— Oui. Bien sûr. Mon anglais disparaît. Des problèmes de traduction. Mais il me connaissait. Il me reconnaissait.
— Et toi, tu le reconnaissais ?
— Ce qu’il ignorait à mon sujet, moi aussi je l’ignorais ! Il avait peut-être raison. Oui, peut-être. » Mon père se mit à rêvasser. Je crus qu’il voulait dormir. J’aurais dû l’obliger à dormir, mais je restai assis là. « Il remettait en question mon travail de guerre. Tu sais, j’avais résolu des problèmes pendant la guerre. J’avais aidé pour ces armes. »
J’acquiesçai. Nous n’en avions jamais parlé. Mais je savais.
« Il remettait ça en question. Il a dit que ces bombardements étaient aussi racistes que Hitler. J’ai dit que je n’avais pas travaillé sur les bombardements. Je n’avais strictement rien à voir avec ces décisions. J’ai dit que ces actes n’avaient rien à voir avec les Blancs et les Jaunes. Il a dit que tout – le monde entier – avait à voir avec le Blanc contre les gens de couleur. Seulement le Blanc ne le savait pas. J’ai dit que je n’étais pas blanc ; que j’étais juif. Il ne pouvait pas comprendre cela. J’ai essayé de lui dire la haine dont j’avais souffert dans ce pays, dont je n’avais jamais parlé à qui que ce soit. Nous lui avons dit que vous, les enfants, ne seriez pas blanc-contre-couleur. Ton grand-père était un esprit gigantesque. Un homme puissant. Mais il a dit que nous nous trompions, à vouloir élever ainsi nos enfants. Il disait que c’était un… Sünde.
— Péché. Que vous péchiez.
— Péché. Ein Zeitwort ?
— Oui, c’est un nom, aussi.
— Que nous péchions, à vous élever, vous les garçons, comme si blanc contre tous les autres, ça n’existait pas. Comme si nous étions déjà arrivés à notre propre futur. »
Je fermai les yeux. Le futur envisagé par mon père n’était pas de ceux dans lesquels l’espèce humaine risquait de tomber un jour. Si mon grand-père, si mon propre père… Les mots jaillirent hors de moi avant même que je les formule. « Ce n’était pas obligé que ce soit tout ou rien, Da. Vous auriez pu au moins nous dire… Nous aurions pu au moins être…
— Tu vois. Dans ce pays, ici même ? Tout est déjà tout ou rien. L’un ou l’autre. Rien ne peut être deux choses à la fois. Nous sommes aussi tous les deux coupables de ça, ta mère et moi.
— Nous aurions pu au moins en parler. En tant que famille. C’étaient toutes nos vies.
— Oui, bien sûr. Mais avec les mots de qui ? C’est ce que ton grand-père… ce que William voulait savoir. Nous avons essayé d’en parler, en tant que famille, ce soir-là. Mais une fois que ces choses ont été dites, une fois qu’on en est arrivés là… »
Il refaisait tout le chemin jusqu’à cet endroit. Le cancer n’avait pas réussi à faire apparaître la douleur sur son visage ; le souvenir maintenant s’en chargeait. J’étais de nouveau ce garçon qui épiait ses parents, tapi à la porte de ma chambre, assistant à l’écroulement de mon monde, à l’écroulement du monde de mon père, de ma mère.
« Il a dit qu’il y avait une lutte. Une lutte à laquelle nous – comment ? – “tournions le dos”. Ta mère et moi avons dit non ; cette lutte, c’était nous-mêmes. Cela : nous faisions de vous des enfants libres, libres de se définir. Libres de tout. »
La formule « ta mère et moi » ne semblait plus maintenant former un tout. Quant à « libres de tout », on aurait dit une sorte de sentence de mort.
Mon père était assis très droit dans son lit – ce genre de lit électrique que l’on peut régler dans n’importe quelle position, hormis la position confortable. Il parla en n’ouvrant quasiment pas la bouche, les yeux clos, confiné en un lieu où je l’avais banni. « Des choses atroces, on a dites, ce soir-là. Des choses terrifiantes. On a joué à : “À qui appartient la douleur ?”, “Qui a souffert des pires dommages ?” Je lui ai dit que les Noirs n’avaient jamais été décimés comme les juifs. Il a dit que si. Je ne comprenais pas cela. Il a dit qu’aucune tuerie ne pouvait être pire que l’esclavage. Des siècles durant. Que les juifs n’avaient jamais été réduits en esclavage. D’un seul coup, je suis devenu sioniste. Mais si, j’ai dit, ils ont bel et bien été réduits en esclavage. Cela remonte à trop longtemps pour qu’on en tienne compte, il a dit. Il faut remonter à combien de temps pour que ça compte ? je lui ai demandé. Oui, combien de temps ? Quand est-ce que le passé est terminé ? Peut-être jamais. Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec nous deux – cet homme et moi ? Rien. Nous étions supposés vivre maintenant, dans le présent. Mais nous n’arrivions tout simplement pas à y accéder. »
Je posai la main sur son épaule frêle qui pointait à travers la fine blouse d’hôpital. Tu peux t’arrêter, disait mon geste. Tu n’es pas obligé de faire ça. Mais Da comprit le contraire.
« Ta mère est restée silencieuse. Tout se détruisait devant ses yeux. Son père et moi avons assez parlé pour toute l’humanité. Il… Il m’a traité de membre de la race des assassins. Moi… j’ai cité ma famille. Mes parents et ma sœur dans les fours. Je me suis servi d’eux comme preuve. Preuve de quelque chose. La haine que je me suis attirée en étant pris pour quelqu’un que je n’avais jamais été.
— Je comprends, Da. » J’aurais fait n’importe quoi pour que cette boîte se referme.
« Lorsque William est parti ce soir-là, il a dit qu’il y était contraint. Il a dit que nous ne voulions pas que vous deux fassiez la connaissance de votre famille de Philadelphie. “Puisqu’ils ne seront pas noirs, ces garçons, eh bien, ils ne pourront pas avoir de famille noire.” Ce qui a rendu ta mère furieuse. Elle a dit des choses regrettables. Tout ce que son père lui avait toujours enseigné, tout ce en quoi il croyait… Mais nous ne t’avons jamais dit ça. Nous n’avons jamais dit que vous ne seriez pas noirs. Seulement que vous seriez qui vous étiez : avant tout un processus. Plus important que tout. Cette idée, il a dit que c’était “le mensonge des Blancs”.
— Un quart de siècle ? On ne coupe pas les ponts à cause d’une seule soirée. Parce qu’on a eu des mots. Dans toutes les familles, il y a de la colère. Dans chaque famille, il se dit des choses regrettables.
— Ta mère et moi, tous les deux, nous savions ce qui allait se passer. Votre avenir nous avait déjà parlé. Votre avenir nous avait construits ! Et nous obligeait à choisir. Nous pensions savoir ce qui vous attendait. Mais ton grand-papa… » Il se rembrunit. Des messages manquaient, disparaissaient, des messages non ouverts, non envoyés. « Ton grand-papa ne voyait pas cela. »
Il y avait quelque chose de plus fort que la famille, plus sauvage que l’amour, pire que la raison. Suffisamment grand pour tous les réduire en lambeaux et les laisser pour morts. Toute ma vie, cette chose m’avait cloué. Les infirmières à la solde de cette chose ne voulaient pas me laisser entrer dans cette chambre d’hôpital, ne pouvaient pas accepter que je sois le fils de cet homme mourant. Et pourtant, j’ignorais encore ce que cette chose exigeait de nous, j’ignorais comment cette chose avait pu devenir si réelle. « Alors c’est ça, Da ? La folie d’une soirée a déclenché une rupture permanente ? À cause de cette soirée-là, nous – Maman n’a plus jamais revu sa famille ?
— Eh bien, tu sais, c’est drôle. Je n’ai pas vu que cette soirée serait une rupture. Et William non plus. Pendant longtemps, je pensais qu’il reviendrait vers nous, que nous avions raison et qu’avec le temps il finirait par tomber d’accord avec nous. Mais lui aussi a dû nous attendre. Et chacun est resté sur son quant-à-soi. » Il ferma les yeux pour réfléchir. « En ruminant sa honte. C’est nous-mêmes que nous n’arrivions pas à trouver. Nous n’avions plus le cœur d’aller à la rencontre de nous-mêmes. C’est ça, la force d’être de quelque part. Après cela, après la mort de ta mère… » Je posai de nouveau ma main sur lui. Mais il avait déjà été déclaré coupable. « Après la mort de ta mère, je n’ai plus pu. La dernière chance était passée. J’avais trop honte pour même implorer le pardon du grand homme. Je leur ai appris la nouvelle, évidemment. Mais j’ai pensé… j’avais peur qu’elle soit morte à cause de moi. »
J’aurais hurlé : Impossible, sauf que sa propre fille avait dit la même chose. Il me regarda d’un air implorant. Je ne pouvais ni disculper ni condamner. Mais je pouvais peut-être faire quelque chose. « Da ? Je pourrais… les trouver. Maintenant. Leur dire.
— Leur dire quoi ? » Alors, il entendit ce que je demandais. Sa tête retomba sur l’oreiller. Tout ce qu’il savait sur le temps le portait à croire que seule notre perception séparait le futur du passé. Ses yeux clignotèrent, comme si notre famille était déjà ici, dans cette chambre aux murs verdâtres, toutes les fausses perspectives désormais redessinées. Puis ses lèvres se crispèrent, ses sourcils et ses joues s’effondrèrent, et son visage devint livide, déchu. Il secoua la tête. Et, dans ce mouvement, il laissa échapper le dernier filin par lequel la vie le retenait.
Après cela, il déclina très vite. Il alterna les périodes de conscience et d’inconscience. Nous ne parlâmes plus beaucoup, sauf pour échanger des considérations d’ordre pratique. Il annonça deux jours plus tard, le matin, en proie à une souffrance aveuglante : « Il y a quelque chose qui cloche. Nous avons fait une terrible erreur. Nous avons réduit toute la maison en petit bois pour le feu. » Ses yeux continuèrent de me regarder, mais ils étaient habités d’une incompréhension tellement animale qu’ils ne me connaissaient plus. Il était écartelé entre la maladie et la morphine. Le lacis de muscles autour de ses yeux indiquait qu’il entendait toutes sortes de sons, une musique pleine de gloire. Mais il ne pouvait pas franchir ce mur du son. Ses yeux implorèrent dans le vague, sans pouvoir se fixer sur un point précis, me demandant si je me rappelais. Sur son visage se lisait le soupçon horrifié qu’il avait inventé tout cela.
Je me souvins du jour où il nous avait emmenés à Washington Heights chercher cette substance magique, Mandelbrot. Le jour où il nous avait dit que tout objet dans l’univers se mouvait selon sa propre horloge. Je n’eus qu’à regarder brièvement son visage pour voir à quel point nos horloges respectives n’étaient plus synchrones. Au cours des cinq secondes que dura ce coup d’œil, des décennies furent happées dans le silence de son cri. Pendant mes quelques respirations, il eut le temps d’auditionner la totalité du répertoire disponible. Ou peut-être que, tandis que je me précipitais en avant, avec mon horloge qui bourdonnait devant lui, la sienne s’était déjà arrêtée, le laissant échoué sur le temps faible d’un concert en plein air sur ce Mail de son imagination.
Et puis, une dernière fois, le temps se remit en marche. J’étais assis à côté de son lit, en train de feuilleter un numéro vieux de six mois de Forme & Santé, que l’hôpital laissait traîner dans les chambres comme autant de bons de souscription. Je pensais que ce serait peut-être pour aujourd’hui. Mais je m’étais fait la même remarque les trois matins précédents. Cela faisait une éternité que Da n’avait rien dit. Je lui parlai comme s’il était encore là, sachant que mes paroles devaient résonner pour lui comme des galaxies tournoyantes. J’étais là, avec mon magazine étalé sur la table roulante, en train de lire un article sur les souffrances de l’acné rosacée. J’avais une oreille tendue vers lui, guettant le moindre changement dans sa respiration. J’avais exactement la même sensation que pendant toutes ces années où j’avais accompagné Jonah, penché sur ma partition, à guetter le signe silencieux m’indiquant que le morceau s’apprêtait à partir vers des eaux inconnues.
Et puis cela se produisit. Da se pencha en avant et ouvrit les yeux. Il grogna quelque chose que je mis quelques secondes à comprendre. « Où est ma chérie ? » J’attendis, paralysé. Le tremblement allait l’achever, le briser à nouveau. Puis, sur un ton plus âpre, plus terrifié, il explosa : « Wo ist sie ? Où est mon trésor ? »
Je me levai pour l’apaiser et lui faire reposer la tête sur l’oreiller. « C’est bon, Da. Tout va bien. Je suis ici. C’est Joseph. »
Il me lança un regard étincelant de colère. Mon père, qui de toute sa vie ne s’était jamais mis en colère contre moi. « Est-ce qu’elle est à l’abri ? » Sa voix était celle d’un autre. « Il faut que tu me dises. »
Devant moi, deux vies entraient en collision, et je ne savais quel parti prendre. « Da. Elle n’est plus là. Elle… est morte. » Même à ce moment-là, je n’arrivai pas à dire brûlée.
« Morte ? » Sa voix suggérait un malentendu, probablement simple, qu’il n’arrivait pas à démêler.
« Oui. Ça va aller.
— Morte ? » Alors, tout son corps se cabra sous le coup de l’électrochoc. « Morte ? Mon Dieu, non ! Mon Dieu ! Ce n’est pas possible. Tout… » Il se mit à gesticuler, secoua ses bras criblés d’aiguilles et de sondes, et balança un pied hors du lit. Je fis le tour du lit avant qu’il ait bougé davantage et je l’immobilisai. Il s’écria : « Elle ne peut pas. Das ist unmöglich. Quand ? Comment ? »
Je repoussai sur le lit ses cinquante kilos décharnés. « Dans un incendie. Quand notre maison a brûlé. Il y a quinze ans.
— Oh ! » Il m’attrapa le bras. Tout son corps se relâcha, reconnaissant. « Oh ! Dieu merci. » Il reposa la tête sur l’oreiller, satisfait.
« Doux Jésus, Da ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
Il ferma les yeux et l’ombre d’un sourire joua sur ses lèvres. Il agita sa main dans le vide jusqu’à ce qu’elle trouve la mienne. « Je veux dire ma Ruth. » Il reposa les épaules sur le lit. « Comment va-t-elle ? » Ces mots l’avaient épuisé.
« Elle va bien, Da. Je l’ai vue il n’y a pas longtemps.
— Vraiment ? » Le plaisir le disputait à l’irritation. « Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
— Elle est mariée. Son mari s’appelle Robert. Robert Rider. Il est… “Un grand homme. Un homme énorme.” Grosszügig. »
Da acquiesça. « Je m’en doutais. Où est-elle maintenant ?
— Da. Je n’en suis pas sûr.
— Elle n’a pas d’ennuis ?
— Rien de grave. » Ma carrière de concertiste était terminée, mais j’avais appris à improviser.
Il eut une montée de morphine et partit à la dérive. Je crus qu’il s’était endormi. Mais au bout d’un moment il dit : « Californie. Peut-être elle est en Californie.
— Peut-être, Da. Peut-être en Californie. » Il acquiesça, apaisé. « Je m’en doutais. » Quand il rouvrit les yeux, ils étaient de sel. « Elle m’a renié. Elle a dit que son combat n’était pas le mien. » Son visage s’emplit de sel, comme si ce qui s’annonçait pouvait une nouvelle fois détruire tout ce qui avait déjà été détruit. Il avait du mal à respirer. Je tentai de l’apaiser, comme j’avais coutume d’apaiser Jonah lors de ses crises. « Quand tu la verras, il faudra que tu lui dises. Dis-lui… » Il luttait pour être clair, il attendit que ce message du passé le rattrape. Puis il ferma les yeux et sourit. « Dis-lui que la longueur d’onde est différente chaque fois que tu déplaces ton télescope. »
Par trois fois, il me fit promettre de le lui dire. Ce soir-là, sans avoir reparlé, mon père mourut. Ce fut un peu comme une hémiole, un changement de mesure. Un changement de tonalité impromptu. Dans tout morceau de musique digne de ce nom, il y a un moment où les accords sont propulsés vers l’avant, où l’air se resserre brièvement, jusqu’au silence infini, bien ordonné, au-delà de la double barre.
Da mourut. Il n’y eut ni râle de mort, ni relâchement des boyaux. Je lui dis qu’il pouvait partir. Au lieu de faire le petit pas suivant dans son avenir immédiat, il fit demi-tour pour retourner à jamais là où il avait déjà été. J’appelai les infirmières. Et ma propre trajectoire continua de s’éloigner de la sienne pour pénétrer dans un endroit inconnu.
Je pensais que la mort ne serait pas pareille, cette fois-ci, puisque je savais à l’avance. J’avais raison. Ce fut plus brusque. Maman n’avait jamais eu le loisir de disparaître, tant sa mort avait été instantanée. Elle ne mourut vraiment, pour moi, que lorsque l’homme qui papotait avec elle dans la cuisine, au milieu de la nuit, quinze ans après sa mort, l’eut rejointe. Da s’en était allé, emportant avec lui tout ce qui me liait à elle, tout ce qui me liait à nous. Lorsque sa vie prit fin, mon passé également prit fin. Tout était figé désormais, plus rien n’évoluerait. L’oiseau et le poisson peuvent tomber amoureux, mais leur seul nid possible est la tombe.
Je me retrouvai impuissant face aux dizaines de démarches et de corvées qu’impose la mort. L’hôpital m’aida ; ils avaient déjà vu cela auparavant, apparemment. Da ne m’avait rien dit de ce qu’il voulait. Il n’avait fait aucun préparatif en vue de l’inévitable. Jonah et Ruth n’étaient nulle part. L’incinération semblait être le plus simple. Comme pour Maman. C’était le choix le plus simple. Au moment où j’avais le plus besoin d’être en dehors de ce monde, d’être là-haut dans la carte des étoiles, parmi les galaxies en rotation, je fus ramené au sol de force pour prendre d’innombrables décisions concernant des choses dont je me contrefichais. Tout le monde avait besoin de signatures : l’université, l’État, le gouvernement fédéral, la banque, le quartier – toutes ces entités inquiètes que Da avait supportées toute sa vie, essentiellement en les ignorant.
Teresa m’aida à tenir le coup en appelant d’Atlantic City. Elle monta pour un long week-end. Elle semblait gagner en assurance et en efficacité au fur et à mesure que je m’effondrais. Tout ce qu’elle fit était autant que je n’avais pas à faire. « Tu t’y prends bien, Joseph. Tu fais ce qu’il faut. » Elle prodigua un flux régulier de conseils pratiques à l’héritier d’une famille qui avait toujours été l’ennemie jurée des questions pratiques. Elle resta à mes côtés pour prendre les millions de décisions définitives que la survie exige.
Après que j’eus fait les choix les plus irréversibles qu’exigeait la mort de mon père, Jonah téléphona. Sa voix était pleine de parasites et d’échos. « Joey. Je viens juste d’avoir ton message. J’étais parti. Je ne suis… plus avec l’ancienne agence.
— Putain, Jonah, tu étais où ?
— Ne sois pas grossier, Joey. Je suis en Italie. Je chante à la Scala. »
La seule nouvelle susceptible de racheter la mort de Da : mon frère avait suivi la voie pour laquelle nos parents nous avaient élevés. « La Scala ? Sérieux ? Pour chanter quoi ?
— Ça… ça n’a pas d’importance, Joey. Rien. Parle-moi de Da. »
C’est seulement alors que je ressentis le choc. Jonah n’était pas au courant. Moi qui pensais que la nouvelle serait en lui, comme la migration est dans l’oiseau. Il aurait dû savoir, à l’instant où cela s’était produit. « Il est mort. Il y a une semaine, mercredi dernier. »
Pendant un long moment, il n’y eut qu’une respiration et de la friture transatlantique sur la ligne. Dans un silence aussi long qu’un chant funèbre, Jonah rejoua cette vie. « Joey. Ô, mon Dieu. Pardonne-moi. » Comme si le fait d’avoir été loin avait provoqué ce qui s’était passé.
Je l’entendis au bout du fil, son souffle se fit plus court, il était au bord d’une grave crise de suffocation. Il cherchait un moyen d’arrêter ce qui avait déjà eu lieu. Lorsqu’il put parler à nouveau, il voulut des détails, tous les non-événements des derniers jours de Da. Il exigea de savoir tout ce que notre père avait dit. Tout ce que Da avait pu laisser derrière lui, quelque chose qui eût pu lui être destiné. Je n’avais rien. « Il a… il m’a fait promettre de transmettre un message à Ruth.
— Quoi ?
— Il a dit : “La longueur d’onde est différente chaque fois que tu déplaces le télescope.”
— Qu’est-ce que c’est que ce baratin, Joey ?
— Il… un truc sur lequel il travaillait, je crois. Il était encore occupé. Ça a un peu aidé.
— Pourquoi Ruth ? Quel intérêt peut-elle bien… » Elle l’avait trahi de nouveau, en lui dérobant l’ultime message de Da.
« Jonah. Je n’en sais rien. Entre les médicaments et la maladie, il est parti bien avant de nous avoir quittés.
— Est-ce que Ruth est là ? »
Je lui dis que je n’avais eu aucune nouvelle d’elle depuis sa visite surprise. Il écouta, ne dit rien.
« Qu’est-ce que tu as fait du corps ? » Comme s’il s’agissait d’une pièce à conviction dont il fallait que je me débarrasse.
Je lui dis toutes les décisions que j’avais prises. Jonah ne broncha pas. Son silence était désapprobateur. « Que voulais-tu que je fasse ? Tu nous as tourné le dos. Tu m’as laissé me dépatouiller tout seul pendant que tu…
— Joey. Joey. Tu as très bien fait. C’est parfait. » Le chagrin sortit de lui par sanglots staccato. Presque un rire. Quelque chose venait de lui être enlevé, une absence qu’il regretterait à jamais. « Tu veux que je rentre ? » Ses mots s’agglutinaient. « Tu veux ?
— Non, Jonah. » Je voulais qu’il rentre, plus que tout au monde. Mais pas parce que je le lui demanderais.
« Je peux arriver d’ici la semaine prochaine.
— Ça ne servirait à rien. Tout est fait. Fini.
— Tu n’as pas besoin d’aide pour les trucs ? Que vas-tu faire de la maison ? » La maison du New Jersey où nous aurions tous pu habiter – dans un autre univers imaginé par Da.
« Le testament dit que la décision revient à la majorité de ses enfants. »
Quelque chose le chiffonnait. « Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
— Vendre.
— Évidemment. À n’importe quel prix. »
Da se tenait là, gigantesque, entre nous. Notre père voulait que je demande. Quelque part, il voulait savoir. « Qu’est-ce que tu chantais à la Scala ? »
Le silence inonda la ligne. Il pensait qu’il était trop tôt pour revenir à cette vie-là. Mais j’étais désormais son seul lien. Moi et Ruth, qu’aucun de nous ne pouvait joindre.
« Joey ? Tu ne vas jamais me croire. J’ai chanté sous la direction de Monera. »
Le nom venait de si loin que je fus sûr que lui aussi devait être mort. « Mince alors. Il a su qui tu étais ?
— Un ténor américain au teint foncé…
— Est-ce que tu lui as demandé des nouvelles de…
— Ça n’a pas été nécessaire. Je l’ai vue. Elle est venue en coulisses le soir de la première. » Il marqua un temps d’arrêt, il se dépêchait, à présent. « Elle est… vieille. Adulte. Et mariée. À un homme d’affaires tunisien qui travaille près de Naples. C’est mon portrait craché. En plus mat. »
J’étais de nouveau son accompagnateur ; j’attendis la césure, cramponné au vide, jusqu’à ce qu’il prenne une inspiration qui nous fasse tous deux redémarrer.
« Elle m’a présenté ses excuses. En anglais, que son mari ne parle pas. “J’aurais dû t’écrire.” Quel âge avions-nous, Joey ? Quatorze ans ? L’année où Maman… Le jour où Da… » Fallait-il qu’il se soit exercé sa vie entière pour ne pas rester sans voix. « Les vrais Noirs meurent de blessures par balles, pas vrai ? D’overdose. De malnutrition. D’empoisonnement par le plomb. Mais les sang-mêlé, Joey, de quoi meurent-ils ? Personne ne meurt d’engourdissement, si ?
— Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? Tu vas jouer d’autres opéras ? » Il y avait quelque chose en moi qui ne devait pas perdre le fil. Cette voix qui voulait toujours donner des nouvelles à Da, le rassurer.
« Mule ? » Il voyageait hors de mon atteinte, à une vitesse qui anéantissait toute possibilité de mesure. « L’opéra n’a rien à voir avec ce qu’on croyait. Absolument rien. Il a fallu que je me rende à la source, que j’aille sur place, en Italie. Auprès de ceux qui parlent la langue, de ceux à qui appartient l’opéra. L’opéra, c’est l’enfance d’un autre. C’est le cauchemar d’un autre. Je crois que je vais aller à Paris pour un bout de temps.
— En France ? » Le français était la langue qu’il chantait le moins bien. Il avait toujours ironisé sur la France. « Pour quoi faire ? Revenir aux lieder ? » Je m’efforçai de garder un ton neutre. Telle une ex-femme encourageant son mari à sortir avec d’autres femmes.
« J’en ai marre, Joey. Marre de chanter seul. À moins que tu… Où donc trouverai-je un autre accompagnateur avec qui je puisse communiquer par télépathie ? »
Je n’arrivai pas à savoir s’il me demandait ou non de le rejoindre. « Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? » Je le vis chanter du Maurice Chevalier dans le métro parisien, tendant un feutre pour glaner des petites pièces.
« Il doit bien y avoir une vie au-delà de l’opéra et des lieder. Ta mère ne te l’a donc jamais dit ? Que chaque garçon serve Dieu à sa façon.
— C’est quoi, la tienne ? » Chaque réponse semblait plus assassine que la précédente.
« J’aimerais bien le savoir. Elle doit bien exister. » Il redevint silencieux, honteux d’avoir survécu. Je sentis qu’il s’apprêtait de nouveau à me demander de venir le rejoindre. Mais je n’eus pas le loisir de décliner son offre. Lorsqu’il reprit la parole, il ne s’adressait pas seulement à moi. « Joey ? Qu’on lui fasse une petite cérémonie. Juste nous ? Qu’on lui joue quelque chose de bien. Quelque chose du bon vieux temps.
— On l’a déjà fait. »
Je le sentis traverser : le coup de poignard de cette liberté qu’il avait tant recherchée. « Tu es certain de ne pas vouloir que je revienne ?
— Tu n’es pas obligé. » Je ne lui accordai pas davantage.
« Joey, pardonne-moi. »
Cela aussi, je le lui accordai.
Il me fallut plusieurs jours pour me rendre compte que je n’avais plus besoin d’aller à l’hôpital. Il n’y avait plus rien à faire, hormis fermer la maison de Da. Je sortis prendre l’air, je feuilletai les journaux, je me remis à jour, lus ce qui s’était passé pendant que je m’étais absenté dans la salle d’attente de la mort. La Garde nationale avait tué quelques étudiants. Le FBI arrêtait des prêtres qui aidaient les gens à brûler leurs ordres d’incorporation. J. Edgar Hoover lança un avertissement à la nation contre « toutes les organisations extrémistes de Noirs qui appellent à la haine ». Il voulait dire ma sœur et son mari – tous les éléments criminels qui sapaient mon pays.
Je voulais quitter Fort Lee au plus vite. Mais il fallait d’abord que je fasse l’inventaire de la maison. Les quelques objets qui avaient de la valeur, je les plaçai en garde-meuble. La garde-robe du paternel, inchangée depuis 1950, j’en fis un paquet pour l’Armée du Salut. Je vendis le piano que Da m’avait acheté, ainsi que les quelques meubles, et je déposai le liquide sur un compte, avec un certificat de dépôt pour Ruth et Robert Rider.
Je fouillai dans le désordre des dossiers de mon père à la recherche de l’adresse de la famille de ma mère. J’en trouvai une dans sa liste de contacts, une liasse de cartes retenues par un élastique épais. La carte, que mon père avait griffonnée à la main, était plus récente qu’elle ne le paraissait. Elle était cornée, avec des traces de doigts et assez tachée pour ressembler à un faux document d’époque. En haut, sur la double ligne rouge, se trouvait le nom DALEY. Au-dessous figurait une adresse avec une rue de Philadelphie. Il n’y avait pas de numéro de téléphone.
Je sortis la carte du paquet et la laissai sur la table de la cuisine. Je la regardai cent fois par jour pendant trois jours. Un coup de fil aux renseignements et, en deux minutes, je pouvais parler à ces gens de ma famille que je ne connaissais pas. Bonjour, c’est votre petit-fils. C’est votre neveu. Ton cousin. Ils me demanderaient : Et tu habites où ? Comment vas-tu ? Comment se fait-il que tu parles comme ça ? Que faire ensuite ? Je ne pouvais pas me servir de la mort de Da comme excuse pour reprendre contact. Leur fille était morte, et cela ne nous avait pas rapprochés. Chaque fois que je regardais l’adresse, je sentais la distance s’accroître à chaque année de ma vie. La brèche s’était tellement creusée que je ne savais plus de quel côté je me trouvais. Le gouffre était trop profond pour faire autre chose qu’en rester là.
Dans le paquet, il n’y avait pas de carte avec le nom STROM. Cela m’avait choqué, tandis qu’il agonisait, de l’entendre même évoquer sa famille. Il n’y avait personne de son côté à qui annoncer la nouvelle. Vous pouvez sauter dans le futur, nous avait-il souvent dit, pendant notre enfance. Mais vous ne pouvez pas renvoyer un message vers votre propre passé. Tout ce que je pouvais faire de la mort de Da, c’était la classer : en faire un message pour un moi ultérieur qui, lui, saurait quoi en faire.
Pour les autres biens qui se trouvaient dans la maison, je fus sans pitié. Rien ne m’émut particulièrement, jusqu’à ce que je tombe sur les documents professionnels de mon père. J’ignorais tout de ses récents travaux, hormis le fait qu’il avait besoin de prouver que l’univers avait un sens de rotation préférentiel. Après plusieurs jours à examiner les piles branlantes de documents dans son bureau, je me rendis compte que je n’arriverais jamais à m’en sortir tout seul. Contrairement à la musique, la physique avait une signification dans le monde réel, quel que fût son degré d’abstraction. Il n’avait rien publié de consistant depuis des années. Mais j’étais terrifié à l’idée que ces gribouillis et les tables de chiffres éparpillées dans son bureau puissent dissimuler quelque fragment de valeur.
J’appelai Jens Erichson, le plus proche ami de Da à Columbia, un physicien énergique qui se trouvait être un chanteur amateur. Il était à peu près de la même génération que mon père. C’était le collègue le mieux placé pour estimer la valeur des gribouillis indéchiffrables des derniers mois. Il me remercia chaleureusement au téléphone. « Monsieur Joseph ! Oui, bien sûr, que je me souviens de vous, ça remonte à des années, avant que votre mère… Je venais parfois chez vous pour des soirées musicales. » Il était enchanté d’apprendre que j’étais devenu musicien. Je lui épargnai tous les détails embarrassants.
Je me répandis en excuses. « Je ne devrais pas vous coller ça sur le dos. Vous devez avoir bien assez de travail comme ça.
— Ne dites pas de sottises. Si le testament ne précisait pas le nom d’un exécuteur testamentaire professionnel, c’est que David comptait sur moi. Ce n’est rien. Dieu sait qu’il a résolu une quantité de problèmes pour nous tous, au fil des ans. »
Nous convînmes d’un rendez-vous. Je le fis entrer dans le bureau. Il poussa un soupir lorsqu’il vit ce qui l’attendait. Il n’avait pas soupçonné une tâche d’une telle ampleur. Nous passâmes deux journées, tels des archéologues, à étiqueter et à mettre en carton les documents. Cette entreprise nécessita des gants, une balayette et un appareil photo tout-terrain. Le docteur Erichson emporta les cartons avec lui à l’université, sous le flot de mes remerciements empreints de mauvaise conscience. Je mis la maison en vente et rentrai à Atlantic City.
Je me présentai au Glimmer Room. Je ne fus guère surpris d’apprendre que M. Silber n’avait plus besoin de mes services. Il avait engagé un autre musicien, un blond roux du nom de Billy Land, qui avait appris à pianoter sur un Hammond B3, et qui pouvait jouer tout Jim Morrison et les Doors dans au moins trois tonalités différentes, parfois les trois simultanément. Tout le monde avait ce qui lui fallait. J’étais enfin libre. J’envisageai de demander à Teresa de me trouver un boulot à l’usine de caramels salés.
Le docteur Erichson m’appela au bout de trois semaines. « Il y a quelques éléments intéressants dans les documents. Avec votre permission, je les transmettrai aux gens que ça peut intéresser. Quant aux quatre-vingt-dix pour cent restants… » Il ne savait trop comment me l’annoncer. « Votre père vous a-t-il jamais parlé du concept de rotation galactique préférentielle ?
— Souvent, oui.
— Il tenait le concept de Kurt Gödel, de Princeton. » C’était le réfugié que mon père avait qualifié de plus grand logicien depuis Aristote. « Ces recherches remontent à un quart de siècle. Gödel a trouvé des équations compatibles avec la théorie de la relativité générale d’Einstein. Je ne sais trop comment vous dire… Elles permettent au temps de s’enrouler sur lui-même. »
Des échos de mon enfance remontèrent à la surface. D’anciennes conversations à table, extraites d’une vie antérieure. « Des boucles temporelles refermées sur elles-mêmes. »
Le docteur Erichson parut à la fois étonné et gêné. « Il vous en a parlé ?
— Ça remonte à des années.
— Eh bien, il y est retourné, sur la fin. Du point de vue mathématique, ça se tient. C’est spécial, mais assez simple. Une fois les postulats précisés, on arrive aux solutions des boucles temporelles de manière assez logique. Aux confins de la gravitation, la relativité générale autorise, du moins au plan mathématique, la possibilité d’entorses aux règles de causalité.
— Je ne comprends pas.
— Votre père explorait les courbes dans le temps. À l’intérieur de telles courbes, les événements peuvent se déplacer continuellement vers leur propre avenir tout en revenant sur leur propre passé.
— Le voyage dans le temps. »
Le docteur Erichson gloussa. « Tout voyage est un voyage dans le temps. Mais oui. C’est sans doute cela qu’il recherchait.
— Est-ce que cette idée tient vraiment ? Ou bien est-ce que c’est juste des chiffres ?
— Votre père estimait que toutes les équations que la physique autorise étaient, en un certain sens, réelles. »
Toutes les choses possibles doivent exister. C’est ce qu’il avait dit toute sa vie. C’était son credo, sa liberté. C’était la chose qui, avec la musique, l’émouvait le plus. Peut-être était-ce même pour lui de la musique. Tout ce que les nombres permettaient devait se produire, à un moment ou à un autre. Je ne savais comment demander. « Ces boucles sont-elles réelles ? Selon la physique, c’est réellement possible ?
— Toute physique qui enfreint la relation de causalité est erronée. Tous les scientifiques que je connais en sont convaincus. C’est la loi sur laquelle s’appuient toutes les autres lois. Toutefois, en ce qui concerne la relativité générale, ces équations s’appliqueraient effectivement, dans un univers où les galaxies auraient un sens de rotation préféré. Si c’est le cas, la relativité générale mérite d’être revue et corrigée. »
La carte des étoiles. Les tables interminables. « Qu’a-t-il découvert ? Qu’en a-t-il… conclu ?
— Eh bien. Je n’ai pas de temps à y consacrer. À première vue, il semble qu’il n’avait pas encore détecté de préférence. »
Un sens de rotation différent selon l’endroit où l’on se plaçait. « Mais si ç’avait été le cas ?
— Ma foi, les équations existent. Le temps se refermerait sur lui-même. Nous pourrions vivre nos vies éternellement. Nous replier sur nous-mêmes à l’infini.
— S’il n’a pas trouvé de sens de rotation préférentiel, cela signifie-t-il qu’il n’y en a pas ?
— Là, je ne peux pas répondre. Je n’ai pas le temps de me consacrer à cette question comme votre père. Pardonnez-moi.
— Mais s’il y avait un pari à faire ? »
Il réfléchit longuement à ce problème pour lequel nous n’étions pas faits, quelle que soit la vitesse. « Même avec une boucle temporelle refermée sur elle-même... » Il faisait partie du même groupe de gens que mon père : il avait besoin que les choses soient claires. « Même dans ce cas, vous ne pourriez revenir dans un passé donné qu’à condition d’y avoir déjà été. »
Je formai une image correspondant à ces mots, qui devint autre chose au moment même où je la concevais. Mon père avait eu besoin de trouver un moyen de revenir auprès de ma mère pour lui délivrer un message, pour faire dévier et corriger tout ce qui nous était arrivé. Mais dans l’univers du docteur Erichson, l’avenir était aussi fluctuant que le passé était figé.
« Pas de voyage dans le temps ?
— En tout cas, pas d’une manière susceptible de vous aider.
— Ce qui se produit est définitif ?
— Il semble que ce soit le cas.
— Mais il est possible de changer ce qui n’a pas encore eu lieu ? »
Il réfléchit un long moment. Puis : « Je ne suis même pas certain de savoir ce que signifie une telle question. »