Il me retrouva à l’aéroport Zaventem de Bruxelles, tel un chauffeur de limousine venu chercher son client. Il brandissait un panonceau sur lequel figurait l’inscription PAUL ROBESON en lettres manuscrites. Sa grande tournée des capitales d’Europe n’avait pas arrangé son sens de l’humour.
À vrai dire, j’étais bien content qu’il me fournisse cet indice. Dans la cohue, je l’aurais sans doute loupé, s’il n’avait agité son carton stupide devant le monde entier. Il s’était fait pousser un petit bouc, à mi-chemin entre Du Bois et Malcolm X. Ses cheveux lui arrivaient presque aux épaules, des cheveux plus raides que je ne l’aurais imaginé. Il avait forci, et pourtant son poids n’avait pas changé depuis ses années à Juilliard. Une veste d’un vert marin brillant et un pantalon gris acier complétaient le tableau. Il paraissait plus pâle. Mais il faut bien dire qu’il vivait désormais dans un pays où le soleil annulait les apparitions plus souvent qu’une diva hypocondriaque. Il ressemblait au Christ tel qu’on aurait dû le dépeindre ces deux derniers millénaires : non pas un Scandinave en toge, mais un Sémite négligé, accroché à la lisière nord-est de l’Afrique, la frontière la plus anciennement contestée entre deux continents entrés en collision.
Il était plus excité de me voir que je ne m’y attendais. Il agitait sa pancarte en l’air tout en esquissant les pas d’une petite allemande. Je laissai tomber mes bagages à ses pieds et lui arrachai la pancarte des mains. « Mule, Mule. » Il me prit dans ses bras, me frictionna le cuir chevelu. « Nous y revoilà, frangin. » J’avais quelque chose à lui offrir. Mais j’ignorais quoi. Il s’empara de la plus grosse de mes valises et poussa un grognement en la soulevant.
« C’est ta faute, dis-je. Ils ont failli ne pas me laisser passer la douane, avec tout le beurre de cacahuète. »
Il renifla la valise. « Ah ! La contribution suprême de mon pays à la culture mondiale. Étalé sur une bonne baguette, on va se régaler, avec ce truc.
— J’ai été obligé de renoncer à la moitié de ma garde-robe pour faire de la place.
— De toute façon, il va falloir qu’on te resape, ici. » Il se moqua de mes habits. Je remarquai qu’en termes de coloris, les mâles alentour arboraient d’élégantes variantes plus vives des nuances verdâtres que Jonah avait sur le dos. Nous quittâmes la foule agglutinée dans la zone d’arrivée. « Ça s’est bien passé ? »
Je haussai les épaules. J’avais quitté Teresa en ayant l’impression d’avoir balancé les jambes hors du lit pour piétiner le colley qui montait fidèlement la garde à mon chevet. De la clavicule aux genoux, j’avais le sentiment d’avoir été gratté à vif avec du papier de verre. Avec ses talents d’infirmière, Teresa m’avait bichonné pendant toute la période d’anesthésie consécutive à la mort de mon père, pour que j’en arrive à ressentir ceci : une vertigineuse descente en toboggan au-dessus du néant jusqu’à l’autonomie totale. Tout ce sur quoi je posais le regard avait des allures funèbres. Même cet aéroport avait les couleurs blafardes d’une crucifixion gothique.
Au-dessus de l’Atlantique, dans l’avion, pris au piège au cœur d’un cumulus vaporeux, j’avais cru sentir ma peau s’en aller par plaques. Tout s’atomisait, le plateau escamotable, le livre de poche auquel je me cramponnais, le siège sous moi. Ma décision d’aller en Europe se refermait sur moi, comme la mer Rouge à l’envers. J’avais abandonné une femme qui m’était dévouée, pour me dévouer à nouveau à mon frère. J’avais fini par cesser d’espérer que ma sœur me contacte, et je ne lui avais laissé aucune adresse où me joindre. Après un tel départ, plus rien ne pourrait être à nouveau complètement positif. Je n’avais jamais eu autant le cafard de ma vie. Et je ne m’étais jamais senti aussi libre.
Jonah vit combien j’étais tremblant. J’ouvris la bouche pour répondre à ses questions, mais aucun mot distinct n’en sortit. Autour de nous, une épaisse fumée de cigarette, le remugle salé des bonbons au réglisse, des affiches pour des produits au prix fixé dans d’improbables monnaies, dont je ne pouvais que deviner l’usage, des bouts d’une langue opaque dans la sono de l’aéroport, des costumes en cuir et des robes pastel aux coupes déchiquetées et grotesques, tout tournoyait en une valse pour moi illisible. Je ne vivais nulle part. J’avais quitté ma compagne. Tout ce qui était correct et sûr, je l’avais brûlé. Personne ne pouvait me sauver de l’isolement qui m’avait toujours guetté, hormis mon frère, pourtant lui-même encore plus affranchi de toute attache. J’ouvris la bouche. Mes lèvres menacèrent de continuer à s’ouvrir jusqu’à s’envoler. Pas le moindre son.
« Elle ne va pas en mourir », dit Jonah. Il passa son bras autour de moi, et scanda un organum vibrant que je ne pus identifier. « Ne change pas ton argent ici. C’est du vol. Céleste attend dans la voiture. On est mal garés. Toute l’Europe est mal garée. Allez, viens. J’ai hâte que tu fasses sa connaissance. »
Il régnait cette odeur universelle de désinfectant que l’on retrouve dans tous les aéroports, avec ici une nuance mentholée. Des conversations venaient s’échouer sur nous, comme si un parterre de journalistes radio couvrait en direct la chute de Babel. Un bouquet de visages surnaturels, genre éoliennes avec chapeaux de paille, me firent penser Hollandais, jusqu’à ce que fuse une invective en portugais. Des contrebandiers basanés, aux fronts barrés de sourcils buissonneux, qui ne pouvaient être qu’albanais, se mirent à s’insulter dans un danois chantant. Des Turcs, des Slaves, des Hellènes, des Tartares, des membres de la tribu des Hiberniens : tous impossibles à distinguer. J’avais le sentiment d’être revenu à New York. Il n’y avait guère que les Américains que l’on reconnaissait à mille lieues. Même s’ils baragouinaient en lituanien, j’arrivais à reconnaître mes compatriotes. C’étaient ceux aux baskets blanches et aux autocollants J’AIME LA FRANCE collés sur leurs bagages.
Jonah me traîna à travers la zone d’arrivée, comme à travers un film de la Nouvelle Vague. L’Europe. J’aurais dû ressentir quelque chose, le choc d’une contrée que l’on reconnaît : j’avais passé ma vie dans les sauvages terres coloniales à recréer cet endroit. Mais non ; pas la moindre étincelle. Aussi bien, j’aurais pu avoir été parachuté au cœur de l’Antarctique. Un froid d’hôpital me remonta le long des jambes quand nous descendîmes l’escalier roulant. Nous sortîmes de l’aérogare. Les premières brises printanières des Flandres me fondirent dessus, et je crus que j’allais suffoquer. J’avais besoin de Teresa comme j’avais besoin d’air. Et je m’étais délibérément rendu à un endroit d’où je ne pourrais plus l’atteindre.
Nous traversâmes le parking. Jonah arrêta la circulation d’une main, comme Karajan imposant à toute la cavalcade du Philharmonique de Berlin un brusque ritardando. Des rangées de Peugeot et de Fiat étaient garées le long du trottoir, chacune d’une longueur n’excédant pas la largeur d’une vraie voiture. Devant nous, un père de famille, avec la cigarette pendue au bec, et une mère élégante au regard scrutateur faisaient monter leurs enfants pastel dans une auto plus petite que celles des Shriners au défilé du 4 Juillet. Cinq voitures miniatures plus loin, une femme ébène, en chemisier d’un blanc éclatant et jupe portefeuille rouge, était appuyée contre une Volvo verte. Je ne pus m’empêcher de la dévisager. L’ensemble – le rouge du péché, le blanc de la neige, le vert de la forêt et le brun-roux foncé de sa peau – évoquait le drapeau de quelque pays fraîchement libéré. Elle était d’une beauté à couper le souffle, bien plus noire que ce que je m’étais attendu à trouver en Belgique. Moi qui avais eu la naïveté de penser que je serais l’entité la plus voyante de ce côté-ci de l’Oural. Je souris en me rendant compte des cartes provinciales erronées que j’avais en tête. Quel que soit l’itinéraire que cette femme avait emprunté pour arriver ici, son trajet était au moins aussi improbable que le mien.
Nous continuâmes à traîner mes bagages en direction de la jeune femme, jusqu’à ce que j’aie le sentiment répugnant que Jonah s’apprêtait à la draguer, alors que sa compagne française l’attendait, tout près. Je poussai gentiment son épaule pour le faire dévier de sa course, mais il s’obstina. Pas pour mon premier jour, me dis-je. Quand nous fûmes à dix pas d’elle, la femme se tourna vers nous, nous étions trop près pour esquiver. Avant que je ne puisse plaider l’innocence, elle se fendit d’un sourire vertigineux. « Enfin ! Enfin ! »
Sans même poser ma valise, Jonah se confondit en excuses et lui dit en français : « Désolé du retard, Céle. Il a eu du mal à passer la douane. »
Elle répondit sur un débit si rapide que je ne pus distinguer un seul mot. Elle paraissait contente de me voir, mais énervée contre lui. Quant à Jonah, le monde entier l’amusait. J’étais quelque part entre les Açores et les Bermudes. Ma Céleste à la chevelure noisette, au chemisier à rayures et au chapeau de feutre mou glissa son joli cou dans une guillotine improvisée et me dit bonjour. Je m’avançai pour serrer la main de Céleste Marin, la seule Céleste au monde. Elle prononça des mots de bienvenue, mais le seul son que j’entendis fut celui de ses lèvres. « Enchanté », marmonnai-je, pire que le pire larbin de chez Berlitz. Elle gloussa, m’attira à elle et m’embrassa quatre fois sur les joues, en alternance.
« Seulement trois fois en Belgique ! » La réprimande de mon frère était d’une justesse irréprochable, on eût dit une chanson impérieuse de Massenet. Après tant d’années à prendre des cours de chant, son oreille surdéveloppée lui permettait de passer pour un gars du cru. Céleste jura dans un langage fleuri. Ça, au moins, je comprenais. Mais lorsqu’elle se tourna vers moi et me posa une longue question, à laquelle je ne pouvais répondre ni par un oui ni par un non choisi à pile ou face, je ne pus qu’incliner la tête, en une posture susceptible de passer pour de la sophistication, du moins l’espérais-je, et je me fendis d’un : « Comment ? »
Céleste ne cacha pas son désarroi. Jonah rit. « Elle te parle en anglais, Mule, espèce de métayer crépu. » Céleste envoya une nouvelle salve de jurons à destination de mon frère. Il gazouilla pour la tirer de sa mauvaise humeur. « Encore une fois. »
Averti à présent, je tendis l’oreille, et compris ce qu’elle me disait. « Quel effet ça fait de quitter votre pays pour la première fois ?
— Je n’ai jamais rien ressenti de comparable », lui assurai-je.
On enfourna les bagages dans le coffre et la voiture démarra. Céleste s’installa à l’avant sur le siège passager, et je me terrai sur le siège arrière. Tout au long des cinquante kilomètres d’une autoroute qui eût aussi bien pu être l’I-95, si ce n’est que la signalisation était écrite en trois langues, et que les bourgs aux toits de tuiles arboraient des flèches gothiques, mon frère me cribla de questions sur ce qui s’était passé récemment aux États-Unis. Questions auxquelles, pour la plupart, j’étais incapable de répondre. De temps à autre, Céleste se retournait pour me proposer du fromage ou des oranges. Lorsqu’elle regardait droit devant elle, je m’abandonnais dans son époustouflante chute de cheveux. Il me fallut trente kilomètres avant de rassembler suffisamment de français pour lui demander d’où elle venait. Elle dit un nom de ville – pour moi, sa réponse se composait juste de jolies syllabes. Je reposai ma question : Fort-de-France.
« Est-ce que cela est près de Paris ? » tentai-je à nouveau en français.
Mon frère faillit partir dans le décor. « Tout près, Mule. En Martinique. »
Par bonheur, nous arrivâmes assez vite à Gand. Les amis de Mijnheer Kampen leur avaient loué un pavillon, dont la dernière rénovation remontait au XVIIe siècle. « Cinquante biftons par mois. Ils veulent juste empêcher qu’elle soit squattée. Brandstraats, annonça Jonah. “La rue du feu”. » Il parut prendre un certain plaisir à prononcer le nom. Il y avait juste assez de place pour y faire entrer un clavecin à deux claviers. Mais la baraque était tout en hauteur, trois étages en tout. Il était prévu que je m’installe tout en haut, dans le nid d’aigle, équipé d’un lit, d’un lavabo, d’une coiffeuse et de deux étagères de livres que je ne pouvais lire. Jonah me conduisit en haut de l’escalier et s’assit un moment.
« Elle est époustouflante, dis-je.
— J’ai remarqué.
— Que pense-t-elle de ton métier ?
— Mon métier ? Je ne t’ai pas dit ? C’est notre soprano lyrique. »
Je passai deux jours complets à dormir dans ce grenier. Lorsque je revins à la vie, nous chantâmes. Jonah m’emmena dans un entrepôt aménagé, initialement occupé par une maison de négoce, à deux cents mètres de Brandstraat, que le cercle de Kampen louait comme espace de répétition. Et là, mon frère me montra ce qui lui était arrivé. Il jeta son cardigan par terre, et laissa tomber les épaules, comme un cadavre se préparant pour des funérailles en mer. Il fit des mouvements d’assouplissements de la nuque – trois tours complets de la tête. Puis, tel le cygne d’argent, il libéra sa gorge silencieuse.
J’avais oublié. Peut-être n’avais-je jamais su. Il chanta dans cet entrepôt vide comme je ne l’avais jamais entendu chanter depuis l’enfance. Sa voix avait été brûlée jusqu’au dernier lambeau, purgée de toute impureté. Il avait enfin trouvé le moyen de transmuer toutes les bassesses pour retrouver l’essence première. Une partie de lui avait déjà quitté cette terre. Mon frère, la bête à concours, qui avait enregistré des lieder, le soliste avec orchestre, avait enfin trouvé comment dire non de manière retentissante. Il chanta Pérotin, que nous n’avions vu à l’école qu’en cours d’histoire, l’homuncule encore informe, précurseur de ce qui allait se produire par la suite. Mais, chez Jonah, tout se retrouvait inversé : il y avait davantage de sève dans le bourgeon que dans la fleur épanouie. Il avait trouvé la fraîcheur du toujours, du presque. Avec lui, ce grand pas en arrière sonnait comme un bond en avant. Toute l’invention de la gamme diatonique, tout ce qui avait eu lieu après la crise d’adolescence de la musique avait été une terrible erreur. Il se rapprochait du tube de bois ou de cuivre, au plus près de ce que la voix humaine permettait. Son Pérotin transformait l’entrepôt abandonné en crypte romane, le son d’un continent encore recroquevillé sur lui-même, et qui dormirait encore un siècle entier, avant l’expansion et le contact avec l’extérieur. Ses longues phrases modales tournoyèrent lentement pour éclater et se résoudre en aucune autre harmonie qu’elles-mêmes, indiquant un infini à portée de main.
Sa voix avait l’éclat de l’essence originelle. Il avait transcendé le symbole que les autres avaient fait de lui. Aux États-Unis, on lui avait reproché son teint trop foncé et sa voix trop claire. Ici, dans l’enceinte de la cité médiévale de Gand, la lumière et l’obscurité se perdaient dans des ombres plus longues. Sa voix revendiquait une chose à laquelle le monde avait renoncé. Quoi que cette musique eût jadis pu signifier, il l’avait transformée. Nos parents avaient tenté de nous élever au-delà de la notion de race. Jonah avait décidé de revenir par le chant à une période antérieure, pour s’insinuer dans ce moment qui précède la conquête, avant le commerce des esclaves, avant le génocide. Voilà ce qui arrive quand un garçon apprend l’histoire uniquement dans les écoles de musique.
Sa voix était celle de l’enfant avec qui j’avais naguère chanté, lorsque nous en étions aux premières mesures de nos vies. Mais sur le libre envol du petit garçon, il avait greffé un élan plus lourd que l’air, qui n’en était que plus enivrant, empli de la déchéance de l’âge adulte. Ce qui avait jadis été de l’instinct relevait désormais de l’acquis. Grâce à d’intenses assouplissements, sa tessiture avait gagné dans les aigus. Le temps était déjà en train de moudre sa voix, le ramenant à la terre et à l’amnésie. Avec le temps, toutes les voix s’usent, et cette usure se faisait déjà entendre alors qu’il était au summum de son art. Mais ses phrases paraissaient plus sûres encore, plus affinées, précises comme un radar – la soudaine lévitation d’un moine dans sa cellule.
Il me fit découvrir sa voix nouvelle, et du même coup exposa sa blessure sensible. On aurait dit qu’il avait échappé à un accident, pour en sortir transfiguré. Il ne chanta qu’une trentaine de secondes. Sa voix était si concentrée qu’elle pouvait aller partout, aucun endroit ne lui était inaccessible. Elle s’imposait d’elle-même, comme une déchirure dans l’air. Tout ce qui nous était arrivé, et tout ce qui ne nous arriverait jamais, me revenait, et je me mis à pleurer en me souvenant. Cette fois-ci, il ne se moqua pas de moi, il se contenta de rester là, les épaules tombantes, la tête penchée en avant, dans la direction où la musique s’en était allée. « À toi, Joey.
— Jamais. Jamais.
— Exactement. C’est jamais que nous recherchons. »
Il me brisa, toute la journée, et la suivante. Nous travaillâmes pendant des heures avant qu’il ne me laisse prononcer un mot. Il me dépouilla jusqu’à l’os, en me rappelant : « Laisse tout tomber. Tu ne sauras pas tout ce que tu portes tant que tu ne t’en seras pas déchargé. Laisse pendre ton squelette à partir de la base de ta tête. Tu savais le faire, il y a des années. Un bébé se tient avec plus de grâce que n’importe quel adulte. Ne fais pas d’effort », chuchota-t-il au-dessus du champ de bataille. « Tu es trop. Fais en sorte de n’être rien. Laisse aller. Laisse-toi couler dans ta propre carcasse. » Il me vida du plus profond de mon être jusqu’à ce que je ne sois plus qu’un tuyau vide. Que de travail il fallut pour fonctionner sans effort. Nous y passâmes des journées entières, jusqu’à ce que je ne l’entende plus, jusqu’à ce que je n’entende plus en moi qu’une voix qui répète : Fais de moi un instrument de ta paix.
Le troisième jour, il dit : « Souffle une note. » Je savais alors qu’il était inutile de lui demander quelle note. Il me tira de ma transe paisible pour me conduire à une simple vibration. « Le diapason de Dieu ! » Il visait seulement la solidité, la note tenue. Il me transforma en menhir solitaire, en pleine verdure, son fondement, sa basse, le roc sur lequel il pourrait construire de parfaits châteaux d’air.
Tout ce que je savais sur le chant était erroné. Heureusement, je ne savais rien. Jonah n’insista pas pour que j’oublie tout ce que j’avais appris en musique. Uniquement pour que j’oublie tout ce que j’avais appris depuis l’école à la maison.
Il me fit ouvrir la bouche et, à mon plus grand étonnement, le son fut au rendez-vous. Je tins la note sur quatre mesures d’andante, puis sur huit, puis sur seize. Nous arrivâmes à tenir des rondes pendant une semaine, et puis une autre, jusqu’à ce que je ne puisse plus dire depuis combien de temps nous y travaillions. Nos voix s’entrecroisèrent de façon cyclique, jusqu’à se fondre. Ma mission consistait à faire coïncider l’imprécision de ma couleur avec l’impeccable justesse de sa teinte. Il me fit parcourir toute ma tessiture, du plus aigu au plus grave. Je sentis chaque fréquence sortir de moi avec précision, formée et concentrée, une force de la nature. Nous tînmes des notes à l’unisson jusqu’au lendemain, sans interruption. J’avais oublié ce qu’était la félicité.
« Pourquoi es-tu étonné ? dit-il. Évidemment que tu sais faire ça. Dans une vie antérieure, tu le faisais tous les soirs. »
Je n’eus pas le droit d’assister aux répétitions du groupe. Il voulait que je ne pense à rien d’autre qu’aux notes pures et tenues. Lorsque Céleste ou les autres disciples de Kampen – une soprane flamande qui s’appelait Marjoleine de Groot, Peter Chance, un étonnant haute-contre britannique, ou Hans Lauscher, d’Aix-la-Chapelle – se réunissaient à l’entrepôt pour faire des essais de chant dans différentes configurations, j’étais renvoyé dans mon grenier pour méditer sur le do situé une octave au-dessous du do du milieu.
De temps en temps, Jonah me laissait faire une pause. Muni d’un plan touristique, je me lançais à la découverte de ma nouvelle ville. Jonah m’avait remis une feuille avec des informations écrites de sa main, à montrer aux gens du cru si jamais je venais à me perdre. « Fais gaffe. Ne va pas courir n’importe où. Pas un mot en turc. Ils te dérouilleraient jusqu’au sang, comme au pays. »
À cent pas de notre porte d’entrée, on aurait pu se trouver à n’importe quelle époque. Je me résolus à appréhender les Flandres, ainsi que le flamand, à la manière dont Jonah m’avait appris à appréhender ma propre voix. J’avalai les rues au hasard, errant en une cité qui n’avait fait qu’aller de mal en pis depuis 1540. Des fragments de Gand dépassaient de la masse encrassée du passé, des pépites que l’histoire avait oublié de dépenser avant de mourir. Je passai devant les maisons des confréries sur le Koomlei, et errai dans le musée de la torture du château Gravensteen. J’entrai par hasard dans la cathédrale Saint-Bavon pour me retrouver devant la plus grande œuvre d’art jamais peinte. Dans L’Agneau mystique qui se déployait sur trois fois ma hauteur, je perçus le silence mythique que mon frère voulait chanter.
Rien ici ne permettait que je me sente chez moi. Mais en Amérique non plus, je ne me sentirais plus jamais chez moi. J’avais simplement échangé l’inconfort de la citoyenneté contre la facilité du statut d’étranger résident. J’adoptai la tenue vestimentaire des autochtones, me débarrassai de mes chaussures de tennis, et ne parlai jamais à voix haute si on ne me le demandait pas expressément. À sept mille kilomètres et huit cents ans de distance, je vis à quoi j’avais dû ressembler, dans les yeux de mon pays d’origine.
Au bout de deux mois, nous essayâmes un chant, « O ignis spiritus paracliti, vita vite omnis creature » de l’abbesse Hildegarde : « Ô feu de l’esprit consolateur, vie de la vie de toute créature. » Jonah entonna et je me joignis à l’unisson. Nous effaçâmes le chant immobile. Puis nous nous engageâmes dans un canon de mille ans d’âge. Jonah voulait revivre la naissance de la musique écrite, tendre vers l’extrême de ce que nous n’étions pas, une chose qu’en mille ans nous n’aurions jamais dû être capables d’identifier. Mais l’identification se produisit, à l’identique. Il avait besoin que je réponde à son chant, que nos voix fusionnent en une source unique, afin de ranimer, en ce lieu étranger, notre ancienne et authentique télépathie. Après les années passées en tournées, nos esprits étaient encore capables de se rencontrer sans qu’un seul mot soit prononcé. Nous tournions aussi serrés que des poissons en banc, non pas moi avec lui ou lui avec moi, mais nous deux comme un seul homme.
Au piano, mes doigts obéissaient généralement à ma tête. Mais ma voix, beaucoup plus proche du cerveau, en était rarement capable. Parfois Jonah se débarrassait de moi comme on éjecte, dans la cour de récréation, le gamin en queue de farandole. Mais notre callisthénie me remit à la bonne cadence, la cadence immobile de l’envolée stellaire de l’abbesse Hildegarde : vita vite omnis creature.
Et c’est ainsi qu’un beau jour, des années avant le moment où ça aurait dû raisonnablement se produire, je retrouvai une voix. Le chanteur que j’avais été au début de ma vie revenait d’entre les morts. Jonah était allé me repêcher au fond de moi, quasi intact. « Comment le savais-tu ? Comment pouvais-tu être sûr que j’étais encore là ?
— Avant, tu chantais. Tout le temps. Dans ta barbe. Au piano.
— Moi ? Jamais. Tu mens.
— Je te dis, Joseph. Je ne mens plus. Je t’ai toujours entendu. »
Peu importait comment il savait, ou ce qu’il croyait avoir entendu. J’arrivais à chanter. Je faisais l’affaire : une version plus foncée de son matériau génétique, assez solide pour porter la basse. Quand enfin je fus prêt – confirmant objectivement ce qu’il avait entendu intérieurement –, Jonah fit intervenir Céleste. Pour la première fois depuis nos années d’études, mon frère et moi fîmes de la musique avec quelqu’un d’autre.
Je n’étais pas plus proche de Céleste que je ne l’avais été sur le parking de l’aéroport, le jour où ils étaient venus me chercher. Elle et mon frère avaient une relation qui ne peut exister qu’entre deux personnes ne se comprenant pas. Ils parlaient tout le temps, mais jamais de la même chose en même temps. Lorsque nous étions tous les trois, le français fusait trop vite pour que je parvienne à retrouver les syllabes élidées. Puis Céleste s’adressait à moi dans un anglais si joyeusement artisanal que tout ce que je pouvais faire, c’était acquiescer en disant silencieusement une prière. Le soir, dans notre pavillon ancien, je les entendais faire l’amour, trois étages plus bas. Ils chantaient l’un pour l’autre, comme une lamentation de Penderecki, comme Reich, Glass, les nouveaux minimalistes, la dernière coqueluche des cercles éclairés. Leurs voix s’élevaient en noires glissantes, qui culminaient en intervalles dissonants tenus, puis retombaient en appoggiatures. Ils s’efforçaient de se transformer en une nouvelle espèce et, pour cela, ils avaient besoin d’un nouveau chant de séduction.
J’avais donc entendu Céleste Marin chanter, avant que nous chantions ensemble. Cette fille des élites commerciales des Caraïbes – des générations de magnats du rhum de sang mêlé – chantait avec un abandon tout antillais. Mais je n’étais pas prêt pour nos trios du XIVe siècle français. Lorsque nous fîmes tous trois notre première tentative pour harmoniser, je m’interrompis au bout de huit notes. Sa voix était celle de Jonah, celle qu’il avait eue, soprano, à la période qui avait précédé sa mue irréversible. J’ignorais à quoi la voix de Céleste avait pu ressembler à l’époque où elle fréquentait le Conservatoire de Paris, avant qu’elle ne rencontre Jonah, mais à présent elle évoquait davantage un Jonah au féminin que Ruth ou Maman.
Nous tentâmes une pièce de Solage, Deceit Holds the World in Its Domain. Nous filâmes jusqu’au bout, comme portés par un délice grandissant. La dernière note se mourut, des grains de poussière en suspension dans la légèreté de la lumière. Je n’étais plus moi-même. Cela faisait des siècles que je n’avais ressenti un tel sentiment d’élévation, une telle peur. Ce soir-là, je ne pus dormir, sachant ce que nous avions entre les mains. Jonah, non plus, n’arrivait pas à trouver le sommeil. Je l’entendis gravir l’escalier en bois jusqu’à mon nid de corneille. Il entra dans ma chambre sans frapper et s’assit dans le noir au pied de mon lit. « Bon sang, Joey. On y est. On a touché au but. » Je le vis, en ombre chinoise, frapper dans le vide comme un adolescent se retrouvant seul, le ballon à la main, dans la zone de but. « Toute ma vie. Toute ma vie, j’ai attendu ça. » Mais il était incapable de dire en quoi « ça » consistait.
« Et les autres ? » J’étais pris d’une sorte d’appétit. J’étais prêt à les pousser sur le bas-côté plutôt que de les laisser nous ralentir d’une mesure.
Jonah rit dans l’obscurité. « Tu vas voir. »
Et effectivement je vis, la semaine suivante, quand les six voix sélectionnées par Jonah se retrouvèrent pour une séance de déchiffrage. Cela faisait deux ans que les autres chantaient ensemble au sein de diverses formations, à fourbir leurs armes. Ils avaient testé leurs voix unies sur les publics de villes fantômes gothiques des Pays-Bas, de France et d’Allemagne. Ils savaient ce dont ils étaient capables ensemble, et avaient du mal à garder le secret pour eux. Mais cinq sixièmes, c’est aussi proche de la perfection que n’importe quelle autre fraction. Chaque nouvelle voix transforme un groupe et le fait recommencer de zéro.
Je me rendis à cette première répétition laminé par le trac. Ces gens possédaient un monde que je n’avais qu’entr’aperçu de loin. Ils avaient passé leur vie à chanter ; j’étais un pianiste convalescent. Les langues dans lesquelles nous chantions étaient leurs langues maternelles ; moi, c’était à force de phonétique et de prières que j’en venais à bout. Mon frère risquait sa réputation avec moi. Tout coïncidait pour que je me casse proprement la figure. Tout ce dont je disposais, c’était d’un fragment de prophétie, les jours traversés pour arriver jusque-là.
Nous déchiffrâmes une chanson de Dufay – Se la face ay pale – puis la plus ancienne des parodies de messe, fondée sur le même air. J’avais l’impression d’entrer par effraction dans un tombeau scellé depuis un demi-millénaire. Dix ans plus tard, la quête enragée d’authenticité pousserait jusqu’à prohiber toute voix féminine. Mais, pour un bref instant, nous crûmes avoir le futur en ligne de mire et le passé nettement identifié.
Lorsque le corps se libère de son enveloppe, il s’élève. Combien de gens, pris au piège dans le courant du temps, ont l’impression, parfois juste un instant, d’être sortis du courant pour grimper sur les berges ? Jonah prit le ténor et les femmes s’élevèrent, trois petits pas et un saut en apesanteur, égratignant la clé de la voûte la plus haute. Leur assurance me donna des forces, et les notes s’envolèrent de la page, sans que j’aie grand-chose à faire hormis les repérer.
Le mélange était tellement serré que chaque nouvelle harmonie imitative ressemblait à la même voix revenue sur elle-même. Je me tenais devant la glace d’une loge où j’éclatais en mille morceaux, en une multitude de sociétés. De temps en temps, nos mélodies s’effondraient pour revenir à l’unité qui les avait enfantées. L’univers, Da l’avait jadis prouvé pour sa plus grande satisfaction, pouvait être décrit par un seul électron, voyageant aller-retour sur un chemin infiniment noué, dont les formes qui en résultaient, en reliant les points les uns aux autres, constituaient toute la matière existante.
Quand nous eûmes fini, le silence que nous avions suscité résonna comme une cloche. Peter Chance, qui chantait comme un ange de Van Eyck, mais qui parlait comme un Anthony Eden prépubère, sortit un crayon et procéda à de menues réprimandes. « Quelqu’un serait-il prêt à prendre un pari modeste sur notre avenir ? »
Céleste réclama la traduction auprès de Jonah. Marjoleine, tout sourire s’en chargea, car Jonah s’abîmait dans la contemplation des poutrelles du toit, il exultait. Nous nous regardâmes comme les musiciens savent le faire, de guingois, mais en voyant tout, chacun de nous étant terrifié à l’idée d’essayer de nouveau. Nous avions envie de poser les partitions et de décamper, afin de préserver à jamais ce moment. Jonah redescendit sur terre et sortit une autre messe de son classeur. « On essaye le Victoria ? »
Le Victoria alla encore plus loin que Dufay, en dépit de toutes les notes loupées. Le flux sonore de notre tentative initiale laissa la place à un galop d’essai en groupe. Les cieux dardaient leurs signaux par intermittence, comme une station FM dans la tempête. Mais, en chacun de nous, le message était clair. Nous nous détendîmes soudain, cabriolant, gigotant sur place. J’étais leur homme. Mon frère avait vu juste. Quand les notes cessèrent, Hans Lauscher fixa l’arête de son nez et déclara : « Vous êtes engagé. Combien demandez-vous de l’heure ? » Son accent me choqua : le fantôme de celui de mon père.
Céleste me remercia à profusion dans son argot des îles. Marjoleine, avec toute l’exubérance que son climat natal l’autorisait à manifester, me passa son bras de Flamande autour de l’épaule et me tapota comme si je venais de placer un but de la tête dans un match de qualification contre les Pays-Bas. « Tu ne peux pas savoir combien de basses on a déjà essayées ! De bonnes voix, en fait, mais qui ne nous convenaient pas. Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu plus tôt ? Nous aurions gagné beaucoup de temps. » Je regardai Jonah. Il souriait sans la moindre gêne, aussi satisfait de sa duplicité que de la brillante intuition qu’il avait eue.
La fusion de six fortes personnalités en une seule ne se fit pas en un jour. La délicate danse des tensions négociées obéissait à son propre langage musical. Nous eûmes nos doses quotidiennes d’éclats et de crises de nerfs réparés. Nous répétions derrière des pupitres noirs placés en rond, tous en chaussettes, à l’exception de Hans le délicat. Il nous arrivait de nous enregistrer sur un vieux magnétophone à bandes ; ensuite nous nous allongions tous les six sur le dos à même le parquet de la scène de notre entrepôt, en chefs d’orchestre de nos vies antérieures, chantant nos encouragements à l’unisson de cet enregistrement fossilisé.
Nous étions un ballet sous-marin synchronisé. Dix mains évoluaient dans le vide, dessinant des notes rétives, frémissant comme un champ de blé dans le vent des Flandres. Céleste et Marjoleine, particulièrement, avaient besoin de danser, l’arc de la musique et la ligne de leurs muscles se croisant et s’entrelaçant. Peter Chance, qui avait passé ses années d’enfant de chœur au King’s College, puis était resté à Cambridge quand sa voix avait mué, se réjouissait de la liberté nouvelle que le groupe lui offrait. Hans Lauscher se contentait de remuer les épaules, ce qui, pour un Rhénan, était presque Le Lac des cygnes. Même Jonah, qui avait jadis intimé à Maman de cesser de gigoter quand elle chantait, et qui, durant ses années de lieder, avait tenu à rester d’une immobilité cadavérique dans la courbure du piano, s’assouplissait maintenant. Il fléchissait les genoux et se penchait en avant jusqu’au sommet de sa phrase, prêt à s’élever jusque dans des espaces vides et à poursuivre son ascension. La musique sert à nous rappeler que le temps où nous disposons d’un corps est très bref.
Quand nous avancions à plein régime, Jonah nous bénissait. Arrimés à sa voix omnipotente de ténor, nous pouvions nous transporter n’importe où, courir tous les risques. Mais quand nous nous trompions, retombant sur terre, tel Icare, en une boule de feu, il perdait très vite patience. Alors, six ego meurtris passaient des heures à essayer de réinsuffler de la vie dans la satanée carcasse.
Nous étions comme une communauté, ou une église naissante : chacun selon ses capacités. Hans était un puits de science teutonne, une bibliothèque d’incunables ambulante, au même titre que Vienne ou Bruxelles. Peter Chance, qui avait étudié l’histoire de la Renaissance à King’s College, faisait autorité en matière de pratique de la scène. Céleste était notre professeur d’articulation : elle adoucissait nos voyelles, les refermait, les décontractait, tout en resserrant notre intonation et les textures polyphoniques. Marjoleine était notre expert linguistique, elle commentait la signification et explicitait les accentuations, quelle que fût la langue dans laquelle nous chantions. Je me chargeais des analyses structurales ; à moi de trouver la manière la plus heureuse de juxtaposer les valeurs de notes longues et les passages rapides, ou de faire ressortir les subtiles ondulations rythmiques.
Mais Jonah était notre maître à tous. Son visage, notre point de convergence, était habité d’une volonté inflexible. Les années pendant lesquelles nous avions été séparés ne suffisaient pas à expliquer l’étendue de ses connaissances. Ma seule hypothèse était que tout cela, il ne l’avait pas appris. Il s’en souvenait, il faisait renaître un monde défunt, comme s’il lui avait toujours appartenu. Grâce à Kampen, il avait acquis la compréhension d’un idiome ancien. Une semaine de déchiffrage d’un morceau suffisait pour qu’il trouve le meilleur moyen de faire sonner ses échos singuliers. Il arrivait à saisir l’univers caché de toute œuvre, il trouvait la mesure propre à chaque voix, il faisait jouer le texte, l’harmonie et le rythme des voix les unes par rapport aux autres, révélant le message qui n’existait que dans la tension entre elles. Il nous guidait à travers une forêt de contrepoints jusqu’à ces moments de convergence que la vie lui avait refusés.
Il façonna le groupe comme un kyrie. Il repoussa à plus tard notre première apparition scénique. Lorsque enfin nous nous produisîmes, nous étions prêts depuis des mois. Chaque vocaliste alla travailler en dehors du groupe. Marjoleine s’occupait de trois chœurs d’église. Céleste brailla des chœurs dans nombre d’hymnes pop européens à la radio. Hans et Peter chantaient et enseignaient tous deux. Jonah accepta plusieurs engagements : il donna quelques concerts de musique ancienne, en particulier avec Geert Kampen, dont le Kampen Ensemble – des vieux de la vieille, maintenant – était notre étoile polaire. Mais nous six, ensemble, nous nous retenions le temps d’une dernière mesure encore, réticents à l’idée de laisser échapper ce moment où nous étions les seuls à connaître tout notre potentiel.
Nous chantâmes pour Kampen dans le chœur de Saint-Bavon. La cathédrale était déserte, à l’exception de quelques touristes éberlués. Nous eûmes le sentiment de chanter pour Josquin en personne. Quand nous eûmes terminé, M. Kampen resta assis dans la stalle du chœur, sa tignasse blanche retombant sur son front. Je crus qu’une de nos interprétations l’avait offensé. Il se contenta de rester assis cinq pleines mesures lento, jusqu’à ce que, derrière ses minuscules lunettes de grand-mère, pointe une larme. « Qui vous a appris ça ? demanda-t-il à Jonah. Certainement pas moi. » Et malgré les protestations horrifiées de mon frère, il proclama : « Maintenant, il faut que vous m’appreniez. »
Voces Antiquæ fit ses débuts au Flanders Festival de Bruges et enchaîna avec le Holland Festival d’Utrecht. Nous commençâmes avec le XVe siècle – Ockeghem, Agricola, Mouton, Binchois, un assortiment hétéroclite de styles régionaux. Mais notre morceau fétiche était la messe de Palestrina Nigra sum sed formosa, une petite plaisanterie entre Jonah et moi. C’est un truc spécifique aux Daley-Strom ; vous ne pouvez pas comprendre. Jonah insista pour que nous fassions tout de mémoire. Il voulait du danger. Les solistes jouent tout le temps sans partition. Mais s’ils s’égarent, ils peuvent se rattraper aux branches, et hormis le petit malin du quatrième rang, qui suit sur la partition de poche, personne ne le remarquera. Avec les ensembles, la carte mémorielle de chaque musicien doit être identique. Celui qui s’égare n’a aucun moyen de refaire surface.
La musique écrite ne ressemble à rien d’autre – c’est un index du temps. L’idée est tellement bizarre qu’elle en est presque miraculeuse : des instructions figées indiquent comment recréer la simultanéité. Comment produire un flux, à la fois en mouvement et instantané, à la fois volume et débit. Pendant que toi, tu fais ceci, toi, toi et toi, vous faites autre chose. La partition ne définit pas réellement les mélodies elles-mêmes ; elle précise les espaces entre les points en mouvement. Et le seul moyen pour savoir en quoi consiste une œuvre est de la recréer. Ainsi, nos performances rejoignaient ces innombrables cérémonies de mariage, naissance et funérailles où cet atlas des instants présents en mouvement se déployait toujours.
Dans les lignes universelles esquissées sur ces partitions, Jonah atteignit enfin son moment d’expiation et de plénitude. Ses six voix étaient prises dans un même mouvement circulaire, en une synchronie débridée, chacune suscitant les autres en leur apportant l’espace nécessaire. Nous chantâmes le Palestrina, un morceau qui, pour user du genre d’estimation approximative dont Da raffolait, avait été joué environ cent mille fois. Ou nous fîmes revivre le manuscrit de Mouton que Hans Lauscher avait découvert, lequel n’avait pas donné lieu à la moindre interprétation musicale depuis sa première représentation, il y a cinq cents ans. Dans les deux cas, nous donnâmes une interprétation bien différente de toutes les précédentes.
Voilà pourquoi Jonah insistait pour que nous laissions tomber la sécurité de la partition. Nous vivions, mangions et respirions au rythme des instructions écrites, jusqu’à ce qu’elles disparaissent, jusqu’à ce que nous recomposions nous-mêmes l’œuvre avec une plus grande fraîcheur, lors d’une deuxième interprétation. Il voulait que nous entrions sur scène, que nous ouvrions nos bouches et que les notes soient juste là, comme un médium possédé par l’âme avec laquelle il entre en contact. Il nous fit commencer de toutes les manières possibles dans nos habits de tous les jours, comme si nous venions de nous rencontrer par hasard dans la rue. C’était encore l’époque où l’on se produisait sur scène avec des cravates noires. Cela faisait des années que Jonah portait des costumes de pingouin. Pour lui, le plus grand choc possible était l’ordinaire. Nous nous contentions d’apparaître, aussi impromptus que le don des langues. Nous étions là, déployés sur le plancher, aussi éloignés que possible les uns des autres, comme un problème de physique à n corps. Ce qui créait un espace maximum entre les voix, et toute la profondeur requise. Cela rendait le mélange, la justesse des attaques et la projection de la voix d’autant plus difficiles à réussir, et chaque soir nous frôlions le désastre. Mais cet espace nous transformait en six solistes formant par hasard un monocristal.
Les sons que nous produisions étincelaient comme le meilleur rempart contre toutes les autres monnaies dévaluées. Jonah voulait que chaque intervalle soit honoré. Toute suspension résolue triomphait comme une tragédie évitée ; tout faux mouvement était la dérive d’une âme en souffrance ; chaque tierce « picarde » ouvrait sur une vie au-delà de celle-ci. Un journaliste de De Morgen, encore ébranlé par ce qu’il avait entendu, exprima la plus forte réserve qui nous fût adressée : « En tout état de cause, le sentiment divin en vient à saturer les sonorités. Trop de sommets ; pas assez de vallées. »
Même cette pique était empreinte de gratitude. Partout, ne serait-ce que pour un moment, les gens voulurent être sauvés. Notre brusque popularité fut une surprise pour tout le monde, sauf pour Jonah. En un an, tout festival européen bénéficiant de subventions voulut nous programmer. Dans ce monde agonisant des plus sélects, nous incarnions le goût du jour. Notre enregistrement des messes de Palestrina chez EMI – un label qui aurait pu acheter et vendre cent fois Harmondial – remporta deux prix et se vendit suffisamment pour payer le loyer de Brandstraat jusqu’au siècle suivant.
Mille ans de musique jusqu’alors négligée refaisaient partout surface en même temps, dans une dizaine de pays. Pas seulement notre groupe : Kampen, Deller, Hamoncourt, Herreweghe, Hillier. Le désir de refaire le passé avait eu un effet boule de neige. Certes, les conservateurs avaient défendu depuis des décennies une musique défunte, et chacun promouvait sa nouvelle version d’une histoire annihilée. Mais pendant tout ce temps le public n’avait jamais considéré ces reprises du passé comme autre chose que du papier peint exotique. Notre nouvelle génération de chanteurs était plus acérée, bénéficiait d’une aura plus forte, et fut davantage soutenue par les recherches musicologiques. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi, pendant quelques années, le Creator Spiritus fut si près de ressusciter.
« J’ai une théorie, dit Hans Lauscher dans un hôtel à Zurich.
— Attention, prévint Marjoleine. Un Allemand avec une théorie. »
Jonah leva la main, tel un arbitre. « Du calme, messieurs dames. Nous sommes en Suisse. Territoire neutre. »
Hans esquissa un sourire théorique. « Pourquoi un tel engouement pour une musique disparue qui ne peut avoir de sens pour qui que ce soit ? J’accuse l’industrie du disque. Épuisement capitaliste par saturation du marché. Combien de Requiem de Mozart peut-on encore faire ? Combien d’Inachevée de Schubert ? Plus on nous gave, plus on a d’appétit. Il faut constamment donner de la nouveauté aux acheteurs.
— Même si c’est de l’ancien, dit Peter Chance.
— Toute musique est contemporaine », dit Jonah. Et c’est comme ça qu’il voulait que nous chantions : comme si le monde jamais n’abandonnerait cet instant précis.
Je nous revois tous les six après un concert au castello di San Giorgio, à Mantoue, bien après minuit, par un chaud mois de mai. Les lumières de la ville mettaient en valeur la silhouette enchantée du château et du palais ducal. Nous débouchâmes sur une place, inchangée depuis que la cour des Gonzague avait découvert le madrigal. Nous traversâmes cette fantasmagorie intacte, comme nous eûmes parcouru une scène. « Quelle veine ! s’exclama Céleste. On a vraiment de la veine !
— Effectivement, reprit Peter Chance en écho. Nous sommes suprêmement vernis. » Comme toujours, j’étais le seul à avoir du mal à comprendre leur anglais.
« Comment en sommes-nous arrivés là ? demanda Marjoleine. J’ai appris l’opéra. Il y a encore quelques années à peine, je ne connaissais rien d’antérieur à Lully. » Elle se tourna vers Hans, notre érudit en matière de manuscrits.
Il brandit les deux mains en l’air. « Je suis luthérien. Mes parents se retourneraient dans leur tombe s’ils apprenaient que je chante des messes en latin. C’est toi ! dit-il en pointant un doigt sur mon frère. C’est toi qui nous as corrompus. »
Jonah regarda la place éclairée par la lune de Gonzague, dont il avait évoqué ce soir même l’inconstance en chanson. « Pas ma faute. Je ne suis qu’un pauvre petit Black de Harlem. »
Peter Chance émit un drôle de bruit, mi-gloussement, mi-coup de sifflet de censeur. Dans le clair de lune, il secoua discrètement la tête en direction de Céleste, un geste que tout le monde pouvait décrypter. Jonah avait retourné en dialecte américain l’incrédulité du choriste de Cambridge. Et là, sur la piazza Sordello, dans la douceur du clair de lune, il y eut comme un déclic, qui retentit dans cinq langues.
« Tu te paies notre tête ? » Chance sonnait plus Oxbridge que jamais. « Ce n’est pas possible, tu plaisantes ! »
— Vous ne saviez pas ? Vous ne saviez pas ! » Entre l’amusement et la déconfiture.
« Ma foi, je savais que… que tu avais des ancêtres, bien sûr. Mais… tu n’es pas noir, pour l’amour du ciel.
— Ah bon ?
— Eh bien, pas comme, disons…
— Nous avons fait le décompte, se vanta Céleste. Apparemment j’ai autant d’arrière-grands-parents blancs que ces messieurs ici présents. »
Peter me scruta. Moi aussi, j’étais en train de le trahir. « Et combien, exactement ? »
Jonah ricana. « Eh ! c’est ça, d’être noir, tu vois. Difficile de dire exactement. Mais plus de blancs que de noirs.
— C’est bien ce que je veux dire. Comment peux-tu prétendre que tu es… vu ta couleur… ?
— Bienvenue aux États-Unis.
— Mais nom d’une pipe, nous ne sommes pas aux États… » Peter Chance tombait des nues. Tout secoué, il demanda : « Vous en êtes sûrs ?
— Est-ce que nous en sommes sûrs, Joseph ? » Le sourire de Jonah était une paisible mer des Sargasses.
Je repensai à une soirée perdue, la dernière fois que j’avais vu mon grand-père. « C’est ce qui est inscrit sur nos certificats de naissance.
— Mais je croyais… J’avais le sentiment que vous étiez… juifs ?
— Allemands », dit Hans. Appuyé contre un mur rustique, il examinait un fil de sa manche. J’étais incapable de dire combien de catégories avaient été lancées sur la table.
Jonah opina. « Pensez à Gesualdo. À Ives. C’est un idiome moderne. Totalement archaïque. C’est la mode de l’avenir », ajouta-t-il en français.
Céleste l’attrapa par le dessous du bras. Elle émit un claquement de langue, en signe de lassitude. « C’est presque banal, dit-elle en français.
— C’est la même chose », proposai-je. J’en mourrais, à force de jouer à ma façon le jeu des Blancs. À ma façon bien à moi.
Nous restâmes tous les six sous l’arcade du palais ducal. Peter Chance nous considérait déjà d’un autre œil. Jonah avait envie de dire quelque chose qui ferait éclater le groupe et ficherait en l’air tout ce qu’il avait construit. Mais il avait déjà mis le feu à tous les autres endroits où il aurait pu vivre. Je crus que les autres, gênés, allaient s’éclipser sur la pointe des pieds, que chacun irait rejoindre les siens. Mais ils tinrent bon. Sur la piazza, Jonah faisait penser à un duc sur le point de souhaiter bonne nuit à ses courtisans. « Je propose que ce boom de la musique ancienne soit la faute des Anglais et de leurs satanés enfants de chœur.
— Pourquoi pas ? » Hans Lauscher saisit sa chance au vol. « Ils ont eu entre les mains les certificats de propriété du monde entier, à un moment ou à un autre.
— Un complot britannique, enchérit Marjoleine. N’ont jamais été capables de chanter avec du vibrato. »
La conversation de cette soirée ne changea rien, en tout cas rien de visible. Les Voces Antiquæ continuèrent de chanter ensemble, de manière plus incroyablement synchronisée que jamais. De l’Irlande à l’Autriche, nous eûmes droit à ce qui passait pour de la gloire dans les cercles de la musique ancienne. Nous y étions condamnés. Ce que Jonah avait besoin de trouver dans ce son translucide, plein d’échos, c’était l’anonymat, échapper au fer rouge, larguer les amarres, s’éloigner le plus possible du regard des autres. Mais pour la dernière fois, la musique n’exauça pas son souhait.
Depuis que je m’étais installé en Europe, je ne m’étais pas tenu au courant de ce qui se passait aux États-Unis. Je ne suivais plus les informations, et encore moins ce qui se faisait en musique. Je n’avais pas le temps, vu le travail que je devais fournir afin de ne pas être un boulet pour les autres. Le peu que j’entendis confirma mes craintes : là-bas, les choses devenaient plus étranges que je ne pouvais l’imaginer. L’appétit de police et de répression devenait aussi insatiable que le goût pour la drogue et le crime. Je lus dans un magazine wallon qu’un Américain avait plus de chances d’aller en prison que d’assister à un concert de musique de chambre.
Dans un hôtel à Oslo, je fus attiré par le gros titre d’un journal anglais : QUATORZE MORTS À MIAMI AU COURS D’ÉMEUTES RACIALES SUITE À L’ACQUITTEMENT DES POLICIERS. Je savais de quoi les policiers avaient été acquittés, avant même de lire l’article. Le journal datait d’un mois, ce qui ne faisait qu’ajouter à l’horreur. Depuis, il avait pu arriver pire, et quand j’en entendrais parler, il serait trop tard. Jonah me trouva dans le couloir. Je lui montrai l’article. Lui tendre un journal, c’était comme offrir à Gandhi une pile de magazines érotiques. Il lut en opinant et en bougeant les lèvres. Je l’avais oublié : mon frère remuait les lèvres en lisant.
« On est partis depuis moins longtemps qu’on pourrait le croire. » Il replia proprement le journal en trois dans le sens de la hauteur. « Mais nous sommes attendus à la maison, c’est quand on veut. »
Deux soirs plus tard, à Copenhague, je compris pourquoi il m’avait fait traverser la planète pour le rejoindre. Nous étions au milieu de l’Agnus Dei de la Messe à cinq voix de Byrd, disséminés sur toute la scène, chantant avec autant de chaleur que les étoiles éparpillées dans les nuages gazeux de la nébuleuse du Crabe. Il envoyait un message à d’autres créatures qui ne comprendraient jamais l’espace qu’il y avait entre nous. Pour cela, il avait besoin de moi. J’étais censé apporter à cet ensemble monastique une touche d’audace. Jonah nous avait engagés pour livrer une bataille visant à faire honte à la honte, pour voir quelle musique – celle du passé resplendissant ou la sirène stridente du présent – survivrait à l’autre.
On gagnait de l’argent, mais Jonah ne voulut pas quitter Brandstraat. Au lieu de déménager, il dépensa une fortune pour rénover la bicoque, qu’il remplit de gravures sur bois et d’instruments d’époque dont nous ne savions pas jouer. Les crises d’angoisse et autres difficultés respiratoires qui l’avaient tracassé pendant des années avaient pratiquement disparu. Toute sa terreur de jeunesse, dont ces maux étaient la réminiscence, avait été surmontée.
Voces Antiquæ utilisait deux photos promo, toutes deux noir et blanc. Dans la première, une astuce d’éclairage nous conférait à tous à peu près le même teint. La seconde nous parachutait sur toutes les latitudes, d’une Céleste Marin équatoriale jusqu’à un Peter Chance en mal de soleil, au cercle polaire. La plupart des magazines diffusaient la seconde, jouant sur le côté « Nations Unies » du groupe. Une publication bavaroise dit de notre musique qu’elle était « impériale sacrée non romaine ». Un critique britannique survolté inventa le terme de « polytonalité polychromale ». Journaleux et publicistes embrayèrent : notre identité multiethnique prouvait l’attrait universel et transcendant de la musique classique occidentale. Ils ne notèrent jamais que les antécédents de notre musique étaient aussi moyen-orientaux et nord-africains qu’européens. Jonah s’en fichait. Il avait un son qui lui était propre, un son qui s’affinait au fil des mois, gagnait en limpidité et échappait de plus en plus aux étiquettes.
Un jour d’hiver 1981, lui et Céleste rentrèrent à la maison en gloussant comme des écoliers tombés sur le dictionnaire des mots tabous. Elle avait sur la tête une guirlande de pâquerettes immaculées que sa chevelure transformait en floraison de serre tropicale. « Joseph Strom Ier, me salua Jonah. Nous avons un secret.
— Que tu meurs d’envie d’annoncer à la terre entière.
— Peut-être. Mais est-ce que tu devines, ou tu veux un indice ? »
Je le regardai, je n’arrivais pas à y croire. « Votre secret. Est-ce qu’il se célèbre avec du Mendelssohn ?
— Dans certains pays. »
Céleste s’avança d’un air coquin et m’embrassa. « Mon frère ! »
Cela faisait quatre ans que je chantais avec elle, nous avions parcouru dix pays ensemble, et pourtant elle me semblait encore plus éloignée que la Martinique.
Ils partirent en voyage de noces au Sénégal : des vacances dans leur pays d’origine imaginé. « C’est sidérant, disait sa carte postale envoyée de Dakar. Mieux que Harlem. Partout où tu regardes, des visages plus noirs que le tien. Je ne me suis jamais senti aussi à l’aise de ma vie. » Il n’empêche, ils en revinrent secoués. Quelque chose se produisit pendant ce voyage, dont ils ne parlèrent jamais. Ils avaient visité une prison envahie par la mousse sur la côte, ancien théâtre de la traite des Noirs. C’est là que jadis la marchandise était entreposée. Ce que Jonah avait recherché en Afrique, il l’avait trouvé. Il n’était pas près d’y retourner.
Nous enregistrâmes deux autres disques. Nous remportâmes des prix, des bourses, et des concours. Nous animâmes des ateliers, jouâmes en direct à la radio, fîmes même quelques apparitions à la BRT, la NOS et sur la RAI. Tout cela était irréel. Je ne vivais que pour la musique, je prenais seulement soin d’être à l’heure pour les trains et les avions. Au fil des mois de travail, ma voix de basse s’était améliorée, elle était devenue plus simple, plus fluide.
J’atteignis cet âge où c’est votre anniversaire toutes les six semaines. J’eus quarante ans, et je ne le sentis même pas passer. Je fus frappé par le fait que j’avais consacré l’essentiel de mes années de trentenaire à mon frère, comme jadis je lui avais donné mes vingt ans. Jonah avait parié sur mon retour au chant, et nous avions fait de ce pari un succès. Je ne serais jamais une basse transcendante ; je m’y étais mis des lustres trop tard. Mais j’étais devenu la pierre angulaire de Voces Antiquæ, et notre musique était le fruit de nos six voix conjuguées. Pourtant, tout en atteignant mon summum en termes vocaux, je sentais ma voix se désagréger, concert après concert, accord après accord. Si l’on se penche sur les sorts peu enviables, celui des chanteurs n’est pas aussi cruel que celui des basketteurs. Mais l’éternité que nous fabriquons chaque soir pendant cinquante minutes ne dure, si le vent nous est favorable, qu’une vingtaine d’années.
Je m’aperçus avec stupéfaction que j’étais en Europe depuis plus de cinq ans. Au cours de la première année, j’avais appris ce que signifiait être américain. Au cours des deux suivantes, j’appris à dissimuler cette identité. Puis, à un moment donné, je franchis une ligne invisible, et je fus incapable de dire à quel point j’avais dérivé par rapport à mon point de départ. Pendant tout ce temps, nous ne mîmes pas les pieds sur notre propre continent. Il n’y avait pas assez de dates pour justifier une tournée, et nous n’avions aucune autre raison de revenir. Le pays avait nommé un acteur à la barre, qui avait proclamé l’aube d’une nouvelle ère pour l’Amérique et faisait une sieste presque tous les après-midi. Nous ne pourrions plus jamais y retourner.
Je pouvais désormais suivre la conversation dans cinq langues et me débrouiller dans trois, sans compter l’anglais et le latin. Lorsque nous étions en tournée, je faisais du tourisme, puisque je n’étais plus obligé de passer chaque heure de veille à vocaliser.
Visiter des monuments en ruine devint mon passe-temps préféré. Parfois, je fréquentais des femmes. Dans les moments de solitude insupportable, je pensai aux années où j’avais vécu avec Teresa. Alors, le fait d’être seul me semblait bien assez complexe. J’étais un homme de quarante ans vivant dans un pays qui m’acceptait comme travailleur immigré, avec mon frère âgé de quarante et un ans et sa femme de trente-deux ans, qui me traitaient comme leur fils adoptif.
Tout ce que j’avais lui appartenait. Mes plaisirs, mes anxiétés, mes réussites, mes échecs : tout cela était à mon frère. Il en avait toujours été ainsi. Les années passeraient, et je travaillerais toujours pour lui. Et puis, un beau jour, j’eus besoin d’un projet secret, sous peine de disparaître complètement dans son sillage. La nature du travail importait peu. Tout ce qui comptait, c’était que ce travail reste invisible aux yeux de mon frère, irrécupérable, et qu’il ne puisse le parrainer.
Cette fois-ci, mes fournitures furent plus modestes. Je me mis à transporter à travers toute l’Europe un simple cahier A4 relié en toile, à huit portées vierges par page. Lors des longs périples en train pour nous rendre aux lointains concerts, dans les hôtels et les loges, pendant ces temps morts de quinze ou trente minutes qui ravagent la vie d’un homme de scène, je glanais en moi les mélodies qui méritaient d’être couchées sur le papier. Ce n’était pas de la composition. Je fus davantage un voyant, un médium, notant ce que l’au-delà lui dictait. Je voltigeais avec mon crayon sur les lignes vierges de mon grand cahier, et j’attendais. Ce n’était pas tant l’apparition d’une idée que la révision d’un souvenir que j’attendais.
Exactement comme lorsque j’avais essayé de composer, aux États-Unis, tout ce que j’écrivais était un morceau de mes jeunes années, juste assez modifié pour être méconnaissable. En étudiant assez longtemps ce que j’avais noté, je retrouvais toujours la source enfouie, qui se dérobait tout en aspirant à être retrouvée. Si ce n’est qu’à présent, au lieu de me sentir misérable, comme à Atlantic City lorsque j’avais découvert cela, je ressentais un soulagement intense à regarder ces proies s’échapper. En l’espace de trois après-midi de relâche, j’œuvrai sur un passage assez long, et ce n’est qu’une fois que j’en fus libéré que je reconnus une des fantaisies de chambre de Wilson Hart, celle qui m’avait frappé comme étant une refonte de Motherless Child. Je lui avais juré de retranscrire un jour ce qu’il y avait en moi, et je ne réussissais qu’à réécrire ce qui autrefois avait été en lui.
Mais les gribouillages étaient de moi, et cela devait suffire. Mon cahier se remplit de fragments flottants, disparates, chacun réclamant une révision urgente qu’il n’obtiendrait jamais. Ces airs épelaient l’histoire de ma vie : pour moitié telle que les choses m’étaient arrivées, pour moitié comme j’aurais aimé que les choses se passent. Je savais qu’aucune de ces pièces ne deviendrait jamais le mystère auquel elle aspirait. Tout ce que je pouvais espérer, à force de tâtonnements, c’était arriver à faire enfin sortir ces chansons de leurs cages.
Jonah me vit souvent en plein travail. Un jour, il me demanda même : « Alors, c’est quoi, toutes ces cachotteries, Joseph ? Travail ou loisir ?
— Des trucs, lui dis-je. Inachevés.
— Tu nous composes une bonne messe vieille de mille ans qu’on pourra chanter ?
— On n’est pas assez bons », dis-je. Je fus ainsi assuré qu’il ne reviendrait pas à la charge.
Dans le monde où nous vivions, notre avenir était fixé et nous n’y pouvions rien. Mais le passé était infiniment malléable. Nous étions au cœur d’un mouvement qui ne cessait de réviser l’histoire. Chaque mois apportait une nouvelle révolution musicale, redéfinissant constamment le point d’origine de la musique. La moitié de ces révolutions étaient difficilement justifiables, et les experts les houspillaient avec la même furie que pour un débat préalable à un traité sur les missiles antibalistiques. Voces Antiquæ avait une longueur d’avance concernant les derniers développements d’une pratique scénique séculaire. Chaque voix chantait une mélodie trois cents ans après – et cinq ans avant – que ce soit à la mode. Jonah appliqua ce son éthéré à tout ce qui daignait rester immobile suffisamment longtemps. Il souscrivait pleinement à la théorie explosive de Rifkin selon laquelle Bach voulait que sa musique fût chantée à raison d’une voix par partie. Jonah ne jurait que par le rendu sonore ; aucune masse de documents dans un sens ou dans l’autre ne pourrait altérer sa conviction.
Il voulait interpréter les six motets de Bach – seulement nous et une paire de carillonneurs pour compléter cette extravagance à huit voix, Singet den Herrn ein neues Lied. Les autres – Hans en particulier – étaient contre cette idée. Cette musique était postérieure d’un bon siècle au dernier morceau que nous avions chanté, et se situait très loin du champ que nous maîtrisions. Notre manque de témérité horripilait Jonah. « Allons, bande d’idiots. Un chef-d’œuvre mondial qui n’a pas été chanté correctement depuis deux cent cinquante ans. Je veux entendre ça au moins une fois avant de mourir, d’autant que ce n’est pas du second choix, genre tank Sherman avec une chenille en moins.
— C’est du Bach, objecta Hans. D’autres personnes se le sont déjà approprié. Les gens connaissent ces œuvres sur le bout des doigts.
— Ils croient les connaître, c’est tout. Comme ils croyaient connaître Rembrandt, jusqu’à ce qu’on fasse disparaître les couches de saleté. Allons, “chantons au Seigneur une chanson nouvelle”. Johnny Bach, entendu pour la première fois. »
Cela devint le slogan de notre projet, celui avec lequel EMI fit la promotion de notre disque. Si la légitimité de notre interprétation était discutable, notre dextérité la justifiait. Ce qui se passe avec Bach, c’est qu’il n’a jamais écrit pour la voix humaine. Il envisageait un médium moins rigide pour diffuser son message. Ses voix sont totalement indépendantes. Une dimension supplémentaire se dégage entre les lignes harmoniques. La plupart des interprétations aspirent à la majesté et finissent en gadoue. Voces Antiquæ aspirait à la légèreté et se retrouvait en orbite. La marge de manœuvre du groupe, même lancé à grande vitesse, était sidérante. Nous faisions entendre un contrepoint que même Hans n’avait jamais entendu. Chaque note était audible, même celles enterrées dans ce fourmillement d’inventivité. Nous flirtions avec le vertige, et nous nous coulions dans le passage des dissonances. Nous ramenions ces motets à leurs racines médiévales, et les poussions en avant vers le radicalisme de leurs enfants romantiques. À la fin, personne ne pouvait dire de quel siècle ils dataient.
Notre disque connut la notoriété dès le jour de sa sortie. Il déclencha une guerre fort venimeuse, compte tenu du faible enjeu et du petit nombre de gens concernés. Ce ne fut certes pas Le Sacre du printemps. Mais il ne passa pas inaperçu. La nouveauté avait perdu sa capacité à choquer ; seul l’ancien pouvait encore déconcerter les gens. Nous fûmes critiqués pour avoir émasculé Bach, et nous eûmes droit à des louanges pour avoir décapé un monument qui n’avait pas été rafraîchi depuis fort longtemps. Jonah ne lut pas une seule critique. Il estimait que nous nous en tirions bien, voire magnifiquement. Néanmoins, il n’était pas satisfait. Il avait souhaité que cette musique livre ses secrets. Mais si cela devait se produire un jour, ce ne serait que longtemps après notre mort.
Nous partîmes en tournée avec nos motets, mais au bout d’un certain temps, nous retournâmes à nos racines. Nous ressuscitâmes la Renaissance dans toutes les bourgades d’Allemagne. Nous chantâmes à Cologne, Essen, Göttingen, Vienne – toutes les villes dont Da nous avait parlé. Mais aucun membre de notre famille ne vint jamais du public après un concert pour se faire connaître. Nous chantâmes dans la chapelle du King’s College, un retour au point de départ pour Peter Chance, et une première ahurissante pour les frères Strom. Jonah frôla le torticolis à force d’admirer la voûte en éventail, si remarquable qu’aucune photo ne peut en altérer la beauté. Ses yeux se mouillèrent et ses lèvres se retroussèrent amèrement. « Le lieu de naissance de tout le tralala anglican. » Il était en pèlerinage dans un lieu qui jamais ne serait le sien.
Nous passâmes cinq jours en Israël. J’imaginais que nos messes de la Contre-Réforme et nos chansons de courtisans paraîtraient bien absurdes dans ce monde où la guerre faisait constamment rage. Mais on ne nous laissa pas une seule fois quitter la scène sans plusieurs rappels. Miracles de la mémoire. Elle pouvait saisir n’importe quel colifichet balayé par le vent et le tresser avec le reste du nid. À Jérusalem, lors du dernier concert de la tournée, nous chantâmes dans un auditorium futuriste aux garnitures boisées, qui aurait pu aussi bien se trouver à Rome, à Tokyo ou à New York. Le public était bigarré : deux sexes, trois confessions, quatre races, une dizaine de nationalités, et autant de raisons d’écouter le chant de la mort que de sièges dans la salle.
De mon emplacement au bord de la scène, je repérai une femme au deuxième rang, dont le corps portait les messages d’un État vieux de soixante ans, et dont le visage était un inventaire de l’efficacité de la collectivité. Au bout de quatre accords du Kyrie de Machaut que nous chantions en premier, l’évidence me sauta aux yeux : c’était ma tante. La sœur de mon père, Hannah, la seule de sa famille dont la mort pendant la guerre n’avait pas été confirmée. Elle et Vihar, son mari bulgare, étaient passés dans la clandestinité avant ma naissance, et la piste s’arrêtait là. Mon père, en empiriste opiniâtre, n’avait jamais pu se résoudre à la déclarer morte. À l’aune de l’Histoire, Hannah était une particule si infime qu’on ne pouvait retracer son chemin. L’Holocauste avait annihilé tous les liens. Néanmoins, la tante Hannah était là, réapparue grâce à notre concert. Elle avait dû voir les affiches annonçant notre tournée. Elle avait vu le nom, son nom à elle, deux hommes dont l’âge et l’origine correspondaient… Elle était venue au concert, avait acheté une place assez près de la scène pour pouvoir scruter nos visages et y déceler un lien familial. Sa ressemblance avec Da était troublante. Rien, ni le temps, ni le lieu, ni même le gouffre horrifiant entre leurs itinéraires respectifs, rien ne pouvait effacer leur lien de parenté. Elle ressemblait tellement à Da, je savais que Jonah s’en rendrait compte, lui aussi. Mais tout au long de la première moitié du concert, son visage ne révéla rien. Entre cette inconnue familière qui scrutait mon visage, et mon frère qui refusait de me regarder dans les yeux, je dus faire appel à toute mon expérience pour continuer à chanter.
Je coinçai Jonah lors de l’intermède. « Tu n’as rien remarqué ?
— J’ai remarqué que tu papillonnais.
— Tu ne l’as pas vue ? Une femme grisonnante, assez forte, au deuxième rang.
— Joseph. Il n’y a que des femmes assez fortes et grisonnantes, au deuxième rang.
— Ta tante. » Si j’avais perdu la tête, je tenais à ce que mon frère le sache.
« Ma tante ? » Il porta les doigts à la poitrine, et fit le calcul. « Impossible. Tu en es conscient ?
— Jonah. Tout est impossible. Regarde-nous. »
Il s’esclaffa. « Certes, certes. »
Nous reprîmes. À la première mesure de silence partagé, je le surpris à lorgner. Il m’adressa un bref regard périphérique. Si notre tante existe sur cette terre, ça ne peut être qu’elle. Elle, de son côté, nous transperçait d’un regard au scalpel. Elle ne me quittait des yeux que pour dévisager Jonah. Lorsque nous revînmes sur scène pour saluer, elle me fixa avec un regard qui excluait que l’on puisse un jour oublier : Strom, mon garçon. Tu as cru que jamais je ne te retrouverais ?
Ce soir-là, une file interminable de gens vinrent nous féliciter. Des dizaines et des dizaines de personnes continuant de savourer l’heure immobile qu’ils venaient de vivre, et qui essayaient, en restant auprès de nous et en nous serrant la main, de retarder un tant soit peu leur retour au mouvement. Je n’arrivais pas à me concentrer sur les compliments. Je lançais des regards dans la foule, sur le point de retrouver une famille, même réduite et lointaine. Mon excitation n’était que de la terreur n’ayant pas encore imaginé sa propre fin.
Les gens se dispersèrent peu à peu, et je la vis. Elle se tenait en retrait, elle attendait que ça se calme. J’attrapai Jonah et le poussai avec moi en direction de cette femme, la chair de notre chair, me servant de lui comme d’un bouclier. Elle sourit comme nous nous rapprochions d’elle, dardant un rayon de joie qui ne demandait qu’à se fixer.
« Tante Hannah ? Ist es möglich ? »
Elle répondit en russe. Dans un sabir empruntant à plusieurs langues, nous parvînmes tous trois à nous comprendre. Elle ne connaissait le nom Strom que par nos enregistrements. Elle ferma les yeux lorsque nous lui racontâmes notre histoire, lorsque nous lui expliquâmes pour qui nous l’avions prise. Ses yeux fermés étaient les yeux de mon père.
« Cette tante à vous, j’en ai connu des milliers comme elle. J’étais avec elles. » Elle inspira, puis rouvrit les yeux. « Mais maintenant je suis ici. Ici pour vous le dire. »
Chaque muscle de son visage était un muscle de notre visage. Nous insistâmes, il devait bien y avoir un lien de parenté : des noms de villes, ce que nous savions des racines russes de notre grand-mère, n’importe quoi pour établir un lien. Elle sourit en secouant la tête. Cette façon de secouer la tête, c’était du Da tout craché. Je le reconnus dans ce tremblement. Le chagrin juif. Un chagrin si grand qu’il ne donnait jamais de réponse quand on abordait la question des parents, se contentant de nous préserver de ce chagrin.
Son anglais était limité, et l’allemand lui donnait des frissons. Le peu de russe que nous savions provenait de Rachmaninov et de Prokofiev. Mais ses mots étaient clairs comme le silence : Vous êtes des nôtres, pour toujours. Pas selon la loi, mais la loi n’est qu’un détail administratif. Vous pourriez vous convertir. Vous joindre à nous. Réapprendre, même pour la première fois. « Vous savez, nous dit-elle en guise d’au revoir, si vous cherchez de la famille dans cette salle, la moitié des gens sont de votre famille. »
Fin juillet 1984, nous chantions au palais des Papes, au festival d’Avignon, lorsque ma famille me retrouva. L’information fut transmise par notre agent à Bruxelles, lequel avait reçu un télégramme de Milton Weisman, notre ancien agent. M. Weisman allait mourir l’année suivante, sans jamais avoir possédé ni fax ni entendu parler de courriel. Milton Weisman : le dernier homme du monde civilisé à envoyer des télégrammes.
Le télégramme était glissé à l’intérieur d’une enveloppe, que l’on avait fait suivre jusqu’à notre hôtel en Provence. Je le reçus à la réception en même temps que la clé de ma chambre, pensant qu’il s’agissait d’un contrat que j’avais oublié de signer. Je ne le lus pas avant d’être dans ma chambre.
Mauvaises nouvelles de la maison. Votre frère a été tué. Appelez votre femme dès réception du présent. Regrets. N’en veuillez pas au porteur de ce message. Cordialement. Milton.
Je le relus, et le sens m’échappa encore plus qu’à la première lecture. L’espace d’un fol intervalle, ce fut vraiment Jonah qui était mort, dans un monde parallèle qui venait d’entrer en collision avec le mien, remplaçant celui dans lequel j’avais eu bêtement confiance. Puis ce ne fut plus Jonah, mais un autre frère que je n’avais jamais connu. Puis ce ne fut même plus moi, mon frère, ma femme, mais une autre famille Strom, prise au piège derrière une vitre insonorisée, cognant dessus en silence, horrifiée.
J’allai jusqu’à la chambre de Jonah et Céleste, au bout du couloir. Mes mains tremblaient tellement que je dus m’y reprendre à deux fois pour frapper à leur porte. Jonah ouvrit et lut immédiatement sur mon visage. Je ne pus rien faire d’autre que lui jeter le message dans les mains. Je le suivis dans sa chambre. Jonah posa le télégramme sur son lit, sans le quitter des yeux. Il leva les paumes en l’air. « Ce type est bien plus vieux qu’à l’époque où on travaillait avec lui. Ça doit être ça.
— “N’en veuillez pas au porteur de ce message” ? »
Jonah opina, acquiesçant sur un aspect que je n’étais même pas conscient d’avoir soulevé. « Eh bien, appelle.
— Appeler qui ? Ma femme ? » Mais je savais à qui Milton Weisman faisait allusion. Il appartenait à une autre époque, c’était un homme de moralité. Sa façon de nommer les choses était aussi datée que la musique qu’il défendait. Il n’avait pas joint de numéro de téléphone. Il s’était dit que je m’en souviendrais.
Je restai quelques minutes assis sur le lit de Jonah, les yeux fermés, le combiné dans la main, en une parodie de prière, essayant de me rappeler le numéro de téléphone d’Atlantic City, ce numéro que j’avais jadis connu aussi bien que les changements d’accords de Honeysuckle Rose. La mémoire exige qu’on oublie tout, en particulier l’espoir de se souvenir. Ce furent mes doigts qui finalement composèrent le numéro, encore inscrit dans mes muscles, de la même façon que certains morceaux de piano vivaient encore au bout de mes doigts, longtemps après que j’avais tout oublié d’eux. Un cliquetis caractéristique retentit au bout de la ligne, qui annonçait les États-Unis. Des couleurs enfouies en moi remontèrent à la surface en même temps que la tonalité. Je les savourai – Coltrane, la glace extra-crémeuse, l’édition dominicale du New York Times, un accent de la côte Atlantique. J’étais comme un ivrogne en train de baver devant la vitrine d’un magasin d’alcool.
Il n’y avait plus d’abonné à ce numéro. Une opératrice à l’accent espagnol m’en donna un autre. Je composai l’autre numéro, le courage commença à me manquer. C’est alors qu’elle décrocha. Pendant un instant, je l’avais appelée pour lui dire que je serais en retard pour le petit déjeuner. La mémoire musculaire, aussi, ne s’arrête pas tant que les muscles fonctionnent. Je m’entendis dire : « Teresa ? » Une seconde plus tard, avant que je puisse dire quoi que ce soit, je m’entendis reposer la question. Ma voix me revint avec un décalage affolant : le temps qu’il fallait au mot pour faire la boucle depuis l’Europe jusqu’à l’espace, puis se rendre en Amérique, remonter jusqu’au satellite de communication et redescendre à nouveau à la surface de l’Europe. Un canon à l’unisson.
Il ne lui en fallut pas davantage. Elle eut de la peine à prononcer les syllabes de mon nom, et elle n’y parvint pas vraiment. Elle finit par émettre un drôle de « Jo-ey ! » étouffé. Le surnom dont elle ne m’affublait que rarement – elle m’aimait trop pour cela. Elle éclata de rire, mais cette petite musique aussi se brisa rapidement, et devint sur-le-champ périmée.
« Teresa. Ter. Je viens de recevoir un message très étrange. De la part de Milton Weisman… » Je pouvais à peine parler, distrait par l’écho de ma propre voix qui me revenait comme un contrepoint affolé, imitant mes propres paroles.
« Joseph, je sais. Je lui ai dit de t’écrire. Je suis navrée. C’est tellement horrible. »
Ses mots étaient pure dissonance. Je n’arrivais pas à en trouver la tonalité. Je dus m’obliger à attendre, afin que nos paroles ne se percutent pas dans l’écho du satellite. « Mais quoi ? Son télégramme ne précisait… »
Je la sentis se figer. Elle manœuvrait comme un énorme cargo se retournant pour venir me repêcher. « C’est ta sœur. Elle m’a appelée. C’est moi qu’elle a appelée. Elle devait se rappeler mon nom de la fois où… » De la fois où je n’avais pas fait les présentations. L’idée d’avoir enfin des nouvelles d’une femme que Teresa avait voulu aimer la faisait maintenant pleurer.
« Ruth ? » En entendant cette syllabe, Jonah bondit de son fauteuil. Il s’approcha et se pencha vers moi. Je contins ses ardeurs d’un mouvement de paume. « Que s’est-il passé ? Est-ce que… ?
— Son mari, sanglota Teresa. C’est terrible. Il paraît qu’il a été… Il n’a pas survécu, Joseph. Il n’est pas… Il n’a jamais… »
Robert. La vague de soulagement – Ruth vivante – fit place à l’horreur. Robert mort. Le coup de fouet me cloua le bec, je ne pouvais plus respirer. Teresa reprit la parole avant que je me remette à écouter. Elle expliqua quelque chose qu’il faudrait par la suite me réexpliquer à plusieurs reprises. Aujourd’hui encore. Elle entra ensuite dans les détails – des détails qui ne pouvaient que lui échapper, et qui se révélèrent tout aussi inutiles à ma compréhension.
Je dus certainement l’interrompre. « Est-ce qu’il y a moyen que je la contacte ?
— Oui. » Tout excitée, honteuse. Elle faisait enfin partie de la famille. « Elle m’a donné un numéro, au cas où… Une minute. » Et pendant les quelques secondes qu’il fallut à Teresa pour trouver son carnet d’adresses, je vécus toutes les vies que la mienne m’avait refusées. Je restai assis à patienter, interdit. Robert Rider était mort. Le mari de ma sœur – tué. Ruth, de nulle part, voulait que je sache. Elle avait remonté ma piste jusqu’à cette femme qui saurait toujours où me trouver, la femme avec qui le fidèle Joseph était sûr de rester éternellement. Sauf que, depuis des années, j’avais condamné cette femme à l’oubli.
Au cours des secondes pendant lesquelles j’attendis que Teresa revienne, elle devint à mes yeux infiniment vulnérable, infiniment bonne. Je l’avais blessée au-delà de l’imaginable, et voilà comment elle était : heureuse, le moment venu, de pouvoir me venir en aide. Toutes les bonnes choses se dispersaient. Plus la mort dévorait, plus elle était vorace. On ne tire rien de rien ; une poignée de semaines. Ce qu’on a de mieux se brise, ou bien on s’en débarrasse stupidement. Teresa reprit le téléphone et me lut le numéro. Je le notai, à l’aveuglette. J’avais oublié qu’il y avait tant de chiffres dans un numéro de téléphone américain. Teresa rectifia les chiffres que j’avais mal notés, et ce fut terminé.
« Je t’aime », lui dis-je. En retour, j’eus droit au silence. Cela ne faisait pas partie des paroles qu’elle était susceptible de prononcer. « Teresa ?
— Je… je suis navrée, Joseph. Je ne les ai jamais rencontrés. Je le regrette. Je suis aussi désolée que s’il avait été… » Quand elle reprit, ce fut avec un naturel forcé. « Est-ce que tu es au courant que je me suis mariée ? » Je ne pus même pas m’exclamer. « Eh oui, mariée ! À Jim Miesner. Je ne sais pas si vous vous êtes déjà rencontrés, tous les deux. » Le type à tête d’obus avec qui elle venait dans mon bar, avant moi. « Et j’ai la plus belle petite fille au monde ! Elle s’appelle Danuta. J’aimerais tant que tu la rencontres.
— Quel… Quel âge a-t-elle ? »
Elle marqua un temps d’arrêt. Les satellites n’y étaient pour rien. « Cinq ans. En fait, bientôt six. » Elle se tut, sur la défensive. Mais il faut bien que s’accomplisse le destin de chacun. « Je… je me suis réconciliée avec ma famille. Avec mon père. Tu avais raison à propos de tout ça. »
Je pris congé, poli jusqu’à l’hébétude. Je me relevai, chancelant. Jonah me regardait, il attendait. « C’est Robert.
— Robert.
— Robert Rider. Ton beau-frère. Il s’est fait tirer dessus par un policier, il y a un peu plus d’un mois. Pendant une arrestation. Il y a eu un cafouillage. Je… je n’ai pas compris tous les détails. »
Les épaules de Jonah se crispèrent. Quels détails ? La mort s’était occupée de tous les détails. Sur son visage, je lus l’étendue de son bannissement. Ruth avait essayé de me contacter. Les appels, les messages : uniquement pour moi. Pas une seule fois elle n’avait essayé de le contacter, lui. « Comment va-t-elle ?
— Teresa ne sait pas.
— Je veux dire Teresa. » Il fit un geste des doigts indiquant sa poitrine : allez, donne. Je ne compris pas ce qu’il voulait jusqu’à ce que je baisse la tête et voie le numéro de téléphone froissé dans ma paume. Je le lui tendis. « Préfixe régional 215. C’est où, ça ? »
Un endroit où je n’avais jamais vécu. Il fit mine d’attraper le téléphone. Je secouai la tête. J’avais besoin de temps. Le temps nécessaire pour rassembler tout le temps qui venait de se désagréger.
Ce soir-là, nous chantâmes. Compte tenu de ma concentration, je courais à la catastrophe. Mais nous parvînmes tout de même à survivre, portés par la pratique. Nous fîmes le Josquin le plus lent de l’histoire. Dans le public, les gens qui n’étaient pas scandalisés et ne s’ennuyaient pas à cent sous de l’heure se fondirent dans le plancher de l’auditorium et s’enfoncèrent dans les failles de l’espace. Quel qu’en fût le verdict, personne ne réentendrait jamais une telle interprétation.
Allongé dans mon lit ce soir-là, je songeai à Ruth. Notre sœur avait été formidablement en avance sur nous. Elle avait sauté dans l’avenir bien avant que Jonah et moi n’ayons accepté le présent. Elle avait vu ce qui se tramait. Elle était au cœur du cauchemar avant que ses frères aînés ne s’éveillent de leur rêve. Je m’étais toujours imaginé que la souffrance de Ruth provenait de ce qu’elle était trop claire de peau pour mériter les pires blessures de la race. Ce soir-là, dans un hôtel bondé d’Avignon où la plupart des clients me croyaient originaire du Maroc, je compris finalement. En matière de couleur de peau, les pires blessures ne font pas de discrimination.
Jonah non plus n’arrivait pas à dormir. Ce n’était pas à cause de Josquin. À trois heures du matin, je l’entendis faire les cent pas dans le couloir devant ma porte, il hésitait à frapper. Je l’appelai, et il entra, comme pour un rendez-vous. « Pennsylvanie », dit-il. Je me contentai de cligner de l’œil dans l’obscurité. « Préfixe régional 215. La partie est de la Pennsylvanie. » J’essayai de faire coïncider cette information avec ma sœur. La dernière hallucination de Da l’avait envoyée en Californie. C’est là que je l’avais toujours imaginée. Jonah ne s’assit pas. Il alla à la fenêtre et tira le rideau. À l’horizon, le palais des Papes brillait comme un énorme manuscrit gothique enluminé. « J’ai réfléchi. » Il ramena les mots de cet après-midi des années en arrière. « Elle doit avoir raison. Ruth doit avoir raison. Je veux dire, à propos de… l’incendie. Ce n’est pas possible autrement. »
Il regarda par la fenêtre, contemplant toute la violence qu’il avait si longtemps et si superbement niée. Jonah n’avait rencontré Robert que par mon intermédiaire. Les détails de la mort de Robert restaient pour nous aussi obscurs que le mystère divin. Mais cette mort était la confirmation du fait central de nos vies, que nous avions maintenu aussi abstrait que l’art auquel nous nous consacrions. Nous avions vécu comme si, dans notre pays d’origine, le meurtre n’était pas une constante. Nous avions trouvé refuge dans les salles de concert, en un sanctuaire qui nous protégeait du bruit véritable du monde. Mais trente ans plus tôt – la durée d’une vie –, longtemps avant que nous sachions comment déchiffrer cette histoire, une haine aléatoire nous avait dispersés aux quatre vents. Tandis que Jonah prononçait ces mots, cela devint soudain une évidence. Et, tout aussi évident : quelque chose en moi l’avait toujours cru.
Il resta longtemps debout sans rien dire. Je n’avais rien à lui dire non plus. Mais Jonah était mon frère. Nous avions, à un moment ou à un autre, tout joué ensemble. À défaut de connaître autre chose, nous nous connaissions mutuellement. Il m’avait appris – et je le lui avais appris également – que toute musique vivait et mourait dans les pauses. Vers quatre heures du matin, il dit : « Appelle-la. » Il n’avait pas quitté la pendule des yeux, en pensant au décalage horaire, il avait attendu le tout dernier moment avant qu’il soit impoli d’appeler.
D’un bond, je sortis du lit, enfilai une robe de chambre et m’assis, un téléphone à la main. Je lui tendis l’écouteur, mais il refusa. Ce n’était pas lui qu’elle avait appelé. Je composai le numéro, avec application, comme si je faisais mes gammes. À nouveau la tonalité américaine, suivie de son écho transatlantique. Entre les sonneries, j’écartai un millier de formules introductives. Rootie. Root. Mlle Strom. Mme Rider. Riant, en deuil, la suppliant de me pardonner. Rien ne semblait réel. Ruth. C’est Joseph. Ton frère.
Puis le déclic du combiné que l’on décrochait sur cet autre continent, un grain de voix qui réduisit à néant tout ce que j’avais pu préparer. Au lieu de ma sœur, un vieillard. « Allô ? » Un homme qui semblait avoir cent ans. Je fus pétrifié en entendant sa voix, pire que le trac avant de monter sur scène. « Allô ? Qui est à l’appareil ? Qui est-ce ? » Au bout du fil, dans la pièce derrière lui, des voix plus jeunes demandèrent s’il y avait quelque chose qui clochait.
Les formules auxquelles j’avais pensé s’effondraient toutes. « Docteur Daley ? » demandai-je. Quand il eut acquiescé d’un grognement, je dis : « C’est votre petit-fils à l’appareil. »