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MON FRÈRE EN ÉNÉE
 

À mes oreilles, quand il avait quatorze ans, son rire n’avait pas encore de trace d’amertume. J’aurais juré qu’il était encore heureux à Boston, entre les murs de notre école de musique. Heureux, ou du moins occupé à prouver qu’il était capable de séduire les gens, quelle que soit leur couleur de peau. Et il fallait en priorité qu’il séduise János Reményi. Durant ses années de lycée, l’approbation du Hongrois importait même davantage à ses yeux que l’aval de Da ou de Maman. Et mon frère devait aussi sacrément importer aux yeux de Reményi. Une fois que Jonah eut mué, le principal passe-temps de János fut de transformer le soprano virginal en ténor confirmé.

À partir du moment où la mue a commencé, la plupart des adolescents traversent une période de plusieurs mois pendant laquelle la voix déraille et se tord comme un tuyau de pompiers que personne n’a la force de maîtriser. Jonah entra dans ce purgatoire vocal. Il fit d’énormes efforts pour s’installer dans son nouveau registre et reprendre le contrôle de ses cordes vocales épaissies par les hormones. Mais au terme d’un délai remarquablement court, on put entendre que le minerai, passé dans le chaudron de l’adolescence, s’était transmué en un éclatant fragment d’or.

La carrière personnelle de Reményi n’était alors plus qu’une relique, à l’exception de galas nostalgiques où il se produisait occasionnellement. Pendant toutes les années trente, il avait été un habitué de Bayreuth, enchaînant sans effort les trois soirées consécutives de Wotan. Il était un grand patron adulé du Walhalla, tyrannique avec les nains opprimés. Mais après la crise des Sudètes, il cessa de voyager en Allemagne. Par la suite, il refusa toujours de commenter cette décision, et la presse musicale conclut qu’il avait choisi de se sacrifier. À la vérité, en 1938, il était bien trop tard pour faire preuve de courage politique.

Pendant toute la guerre, Reményi travailla à Budapest, interprétant des rôles dans des œuvres sans risque, telles que Bánk Bán de Ferenc Erkel et La Tour du voïvode de Dohnányi. Lorsque les salles de concert du pays furent bombardées, il passa à l’enseignement. Il tenta un retour à l’opéra en voyageant dans une Italie décimée, mais son tempérament – trop impassible pour le bel canto, trop sombre pour l’opéra bouffe – lui valut une descente en flammes dans la presse de Naples et de Milan. Il resta en Europe centrale suffisamment longtemps pour voir les soldats de toutes races de l’infanterie alliée défiler dans Bayreuth, coiffés des casques de Walkyrie et parés de toges de Brunehilde qu’ils avaient pillés. Il en vit même dans son vieux costume de Wotan. Il s’enfuit en toute hâte aux États-Unis dans le raz-de-marée de la fin des années quarante. Il y monta la Boylston Academy, et s’attira les bonnes grâces de riches Américains en jouant sur leur infériorité culturelle. Ses discours, lors des banquets qu’il donnait, rapportaient à l’école des dollars par milliers, en suggérant qu’aux Jeux olympiques culturels du monde, la musique vocale était une discipline où les États-Unis ne pouvaient même pas prétendre rapporter une médaille de bronze.

À Boylston, Reményi était dans son élément, totalement redevenu Wotan. Les élèves faisaient tous grand cas de lui. János m’a demandé de passer une audition pour l’ensemble vocal à la session de printemps. János m’a fait des compliments aujourd’hui sur ma gamme de do majeur. Personne n’aurait osé lui donner autre chose que du Monsieur. Mais dans le bruissement des conversations de la cafétéria, nous l’appelions tous par son prénom.

Il donnait ses cours dans le studio le plus somptueux, en retrait, tout au bout du premier étage. Le sol était recouvert de tapis de Tabriz et des kilims d’Anatolie étaient suspendus aux murs, pour être sûr qu’aucun élève ne compte sur la résonance. Pendant les leçons, il était assis derrière un bureau Biedermeier, dans son fauteuil à oreillettes. S’il avait besoin de faire une mise au point musicale, il s’avançait dans le coin où se trouvaient les deux Bechstein, chacun emboîté dans la courbe de l’autre.

Pendant mes leçons, il brassait de la paperasse et signait des documents. Il arrivait que je termine une étude et qu’il continue à travailler pendant quelques minutes avant de s’en rendre compte. Il relevait la tête pour reprendre sa respiration. « Continue, continue », ordonnait-il, comme si c’était par pure facétie que je m’étais arrêté. Il ne se souciait que de ceux dont les voix permettaient d’envisager une carrière. Moi, je ne l’intéressais pas, sauf dans la mesure où je contribuais au bien-être de mon frère. Sans doute voyait-il en moi une énigme clinique : comment les mêmes gènes pouvaient-ils produire d’un côté tant de brio et de l’autre un niveau simplement suffisant ? Il se posait un instant la question, puis me faisait signe de continuer et retournait à ses paperasses.

Avec Reményi, seules les leçons de Jonah dépassaient les cinquante minutes officielles. Mon frère disparaissait dans la tanière de Reményi et des heures s’écoulaient avant qu’il n’en sorte. Je me faisais un sang d’encre. La porte du studio de Reményi était percée d’un panneau de verre armé (c’était désormais la politique de l’école depuis un incident qui avait impliqué un ancien membre du corps enseignant et une jeune pousse de quinze ans). En me mettant à bonne distance sur la pointe des pieds, dans le couloir, j’arrivais à percevoir, sans me faire repérer, une fine tranche de ce qui se passait à l’intérieur.

Le professeur, de l’autre côté, était méconnaissable. János, debout, paumes au ciel, faisait de grands mouvements de bras, la bouche occupée à produire un flot de triolets staccato, dirigeant tout l’orchestre du Metropolitan. Jonah l’imitait, le torse bombé comme un héros de guerre. À travers la vitre j’apercevais un théâtre de poupées grandeur nature, Papageno et Papagena.

János, transporté, faisait travailler mon frère dans sa nouvelle tessiture. Il montrait à l’adolescent comment ouvrir son instrument, de manière que cette nouvelle puissance s’installe en lui. Tout ce que Jonah avait perdu en justesse, il le récupérait largement en couleur et en amplitude. La mue était comme une de ces rénovations heureuses, quand le plâtre effrité révèle le marbre splendide qui se cachait dessous. L’innocence émouvante de ses aigus de jadis, ces aigus qui donnaient aux auditeurs, honteux, l’envie de mourir, avait à présent cédé la place aux trésors de l’éveil adulte.

Certes, des années entières de dur labeur l’attendaient. Mais de tous les élèves de János en phase de maturation, Jonah, disait-il, était celui qui avait le moins besoin de désapprendre. Le Hongrois disait avoir pris le garçon au moment où la musique était en lui, avant que quiconque ne le sabote. La vérité, c’est que la musique et nous ne formons jamais un tout. Rien de notre passé animal ne nous prédestine à quelque chose d’aussi gratuit que le chant. Nous devons nous en revêtir, nous y enrouler comme dans un firmament froid, sombre. La sonorité de Jonah était en partie due à ses poumons formidables, à l’onctuosité de son larynx, au flûté de ses cordes vocales, aux qualités vibratoires de sa boîte crânienne. Mais l’essentiel de son don avait été le fruit d’un apprentissage. Et seul un couple violant les lois en vigueur avait pu lui dispenser un enseignement aussi approfondi.

Jonah se serait sans doute épanoui sous la houlette de n’importe quel professeur. Une fois qu’il eut quitté le charme des motets familiaux, il se transforma en éponge, absorbant tout ce que les gens pouvaient lui apporter et se réservant le droit, tout en faisant montre d’une joyeuse docilité, de deviner à l’avance tout ce qu’on lui donnait en pâture. Jonah dérobait ce qu’il y avait de meilleur en chacun – l’expérience de Reményi, la précocité de Kimberly Monera, l’avant-gardisme de Thad et Earl, mon sens de l’harmonie – jusqu’à ce que tous ces domaines annexés lui appartiennent. Mais dans l’histoire qu’il s’inventait pour lui-même, Jonah voyageait en solitaire, indépendamment des généreux donateurs dont il croisait la route.

La voix de l’adolescent surgit de la dépouille de l’enfance. En l’espace de quelques mois, János perçut les premiers indices qui laissaient présager les merveilles de l’âge adulte. Le matériau brut de ce garçon, formé grâce à une immersion précoce, aspirait à des zones que Reményi lui-même n’avait jamais abordées. La seule question était de savoir jusqu’où un professeur pouvait enseigner au-delà de sa propre compétence. Tant que Jonah restait obéissant, tout allait bien. Ses cours avec Reményi progressaient, le maître projetant d’une main mon frère vers l’extérieur, tout en le retenant inconsciemment de l’autre.

Jonah n’était pas insensible au ravissement de son professeur, et il arrivait même qu’il lui rende la pareille. En me hissant sur la pointe des pieds, devant la salle, je les apercevais dans leurs rituels, se livrant à des exercices mis en scène par un professeur que je n’avais jamais rien vu faire de plus vigoureux que de manipuler de la paperasse. Et là, je voyais János se laisser tomber à genoux pour figurer la chute du larynx, orientant les mains avec la précision d’un gant de base-ball, pour que les notes de Jonah atteignent leur cible, plaçant les bras de manière à figurer un tube dans lequel Jonah enfilait ses pianissimi de trente secondes.

En matière de justesse de la note, le maître de Boylston était un monstre. Seul Jonah avait une idée de ce que Reményi entendait par ce terme. Une fois, en classe d’histoire-géo, à cinquante mètres de là où mon frère travaillait dans l’antre de Reményi, au bout du couloir, j’entendis le maître aboyer : « Mais, nom de Dieu ! Laisse donc porter la note sur ton souffle comme un ballon sur un jet d’eau. » Plus proche de l’invective que de la consigne donnée à l’élève. Mes camarades de classe se tournèrent vers moi en m’adressant des regards compatissants, la tête basse, comme si la défaillance de Jonah était un châtiment à nous tous adressé. Puis nous entendîmes une note aiguë forte comme aucun adolescent n’en avait jamais sorti. « Voilà ! C’est ça ! » glapit le Hongrois encore plus fort.

Même quand il était enchanté, le maître gardait sa réserve. La plupart du temps, il affectait une bienveillante neutralité. Sa méthode pédagogique était tout à la fois archaïque et iconoclaste. Il gavait mon frère de buffets entiers de vocalises de Concone et d’exercices tortueux de Garcia : des triolets, des gammes de quatre notes, des arpèges. Il lui faisait chanter avec deux doigts dans la bouche des passages rapides saturés de paroles. Désormais Jonah ne négligeait plus sa propre langue. János lui imposait des legato melismata à débiter à la mitraillette sforzando. Il fallait que Jonah place chaque note avec une précision parfaite, sinon Reményi lui faisait reprendre la séquence entière. Le professeur et l’élève faisaient équipe pour donner naissance à des bouquets de sensations, emportés par le plaisir de la chasse.

Pour notre Wotan, aucun élève ne pouvait exceller dans la technique vocale si celle-ci n’était pas liée à des connaissances culturelles plus larges. C’est ce qu’il nous annonça à l’hiver 1955, à l’occasion du rassemblement des élèves. « Le chant est une forme raffinée de la parole, une langue qui transcende toutes les langues humaines. Mais si vous voulez parler avec les mots du cosmos, vous devez vous entraîner à utiliser des mots terrestres. Pour vous préparer à l’interprétation de la Missa solemnis ou de la Messe en ré mineur – ces sommets de l’art occidental – vous devez commencer par lire toute la poésie européenne et toute la philosophie que vous pourrez trouver. » L’humanisme transcendantal de Reményi éclaira nos cieux telle une nova. Nous ne pouvions pas savoir que, telle une nova, l’étoile qui diffusait cette splendeur était déjà morte.

L’approche radicale de János Reményi fit moins de dégâts chez Jonah que ne l’eût fait n’importe quelle méthode artificielle pour améliorer la technique. Il avait beau s’époumoner en parlant de justesse, Reményi savait qu’il ne pouvait rien faire de mieux pour la voix de mon frère que de la libérer. Le garçon était le golem de cet homme vieillissant, son Adam américain, sa tabula rasa hantée par l’Illumination, une graine susceptible d’être améliorée dans des conditions de serre. L’Europe venait à nouveau de se retirer de la course, ses opéras rococo soufflés par la déflagration finale de la grande culture. Mais c’est en ce lieu reclus, au charme monastique, dont le meilleur novice surpassait tous ceux avec qui Reményi avait pu travailler dans l’Ancien Monde, que la basse-baryton âgée vit l’occasion de tenter une dernière fois Erhabenheit, et peu importe la couleur de peau de son disciple.

C’est l’année où János organisa le premier concours de chant de l’école. Il y inscrivit Jonah avec les élèves de terminale. Il choisit le morceau que mon frère interpréterait – « Süsse Stille », de Händel – et voulut également désigner le pianiste qui l’accompagnerait. Mais Jonah refusait de chanter sans moi. À la fin du premier round, même les gladiateurs descendus dans l’arène avec les plus farouches ambitions baissèrent les bras.

Une semaine plus tard, notre porte fut peinturlurée. Un raid nocturne prémédité, sinon les peintres n’auraient jamais pu réaliser cela. L’œuvre était un portrait grotesque : des lèvres visqueuses, une chevelure gominée. Un fils bâtard à qui la famille Smith, sous le coup de la culpabilité, envoyait une pension. Les artistes durent se flanquer la frousse eux-mêmes avec leur cérémonie vaudoue, car la légende sous la peinture n’était pas allée plus loin qu’un N, un I et un G déchiqueté. Le tout réalisé avec du vernis à ongles rouge.

C’est Thad qui découvrit le portrait en revenant du petit déjeuner. « Nom d’un petit bonhomme ! »

Earl marmonna un « Ouahou ! » stupéfait.

Jonah et moi vîmes l’œuvre en même temps. Jonah reprit ses esprits plus vite. Il éclata d’un rire dément. « Qu’en dites-vous, les gars ? Réalisme ? Impressionnisme ? Cubisme ? »

Lui et Thad achevèrent l’œuvre à la main : ils peignirent un béret, une paire de lunettes noires, et une cigarette roulée accrochée aux lèvres copieuses. Ils baptisèrent leur beatnik Nigel. Rien n’aurait pu enchanter davantage Earl et Thad : eux aussi se trouvaient discriminés, à coups de vernis à ongles, avec en plus un peu de dégradation de matériel.

Des adultes impassibles vinrent retirer la porte de ses gonds, et la remplacer par une autre, immaculée. Jonah fit un petit numéro pour montrer combien il était déçu. « Nigel nous quitte. Nigel a obtenu son diplôme.

— Nigel va faire péter la baraque, ajouta Thad. Nigel change de scène. » La scène à laquelle nos coturnes rêvaient de se frotter.

Pendant longtemps, ensuite, je me réveillais une heure après m’être endormi, j’entendais frotter à la porte.

D’une certaine manière, János semblait apprécier le fait que son élève prodige ne fût pas blanc. La dissonance ne faisait qu’ajouter au frisson qu’il éprouvait à présenter au monde un phénomène aussi rare et aussi novateur. Comme la plupart des champions de la culture occidentale, Reményi prétendait qu’il n’existait pas vraiment de races – géants, nains et Walkyries mis à part. Il saisissait les obscures subtilités d’un Parsifal plus facilement qu’il ne pouvait imaginer les humiliations qu’avait endurées notre mère, simplement parce qu’elle voulait chanter de la musique européenne. János Reményi n’avait pas plus d’idées sur son pays d’adoption que le reste du corps enseignant blanc de Boylston. Il pensait que la musique – sa musique – appartenait à toutes les races, à tous les temps, à tous les lieux. Qu’elle s’adressait à tous les peuples et apaisait toutes les âmes. C’était le même homme qui avait chanté Wotan jusqu’en 1938, sans jamais soupçonner l’avènement du crépuscule des dieux.

Il s’en tenait à son idée impériale : on ne faisait progresser une voix singulière qu’en libérant l’esprit universel. Reményi faisait travailler mon frère à partir des ruines de cet acte de foi. Mais, à l’automne 1955, l’esprit de mon frère se mit à évoluer dans une direction que son professeur aurait immédiatement réprouvée s’il avait pu déceler le phénomène à temps.

Lorsque la voix de Jonah mua, les barrières entre lui et Kimberly Monera cédèrent. Une fois qu’il fut devenu ténor, la déroutante question « Et maintenant ? » qui divisait les deux prépubères les assaillit, à la différence qu’à présent, ils avaient la réponse. Un été avait suffi pour que Kimberly change elle aussi, à en devenir méconnaissable. À la rentrée des classes, elle était éclatante. Elle avait passé les vacances à Spoleto, le camp de base estival de son père. Là-bas, elle avait d’une certaine manière appris à chanter. Au deuxième acte, l’albinos vaguement monstrueuse s’était transformée en cygne.

À son retour, sa silhouette s’était tellement épanouie qu’elle-même dut en être apeurée. Son corps, encore malingre et en retard au printemps dernier, était à présent fuselé, une puissance nouvelle s’en dégageait. J’étais assis derrière elle en histoire de la musique, me demandant pourquoi sa mère ne lui achetait pas des vêtements plus confortables. Sous la matière extensible, comme étonnée, la surface de peau nouvelle se préparait à l’usage. À travers le citron vert ou les motifs ancolie de ses chemisiers tendus, je regardais pendant des éternités les petites bandes de son soutien-gorge, les trois zébrures en relief des attaches métalliques : des miracles d’ingénierie. Chaque fois qu’elle croisait ses jambes de Nylon j’entendais des doigts monter et descendre sur les cordes d’un violon.

En sa présence, Jonah se montrait protecteur, galant, stupide. La solidarité solitaire de notre club sur le toit se dissolvait à jamais. Earl et Thad le poussaient à jouer au Jeu de la vérité. Mais loyal à sa Chimère, et devenu sage du jour au lendemain, Jonah ne disait rien. Et l’absence d’indices était exactement ce dont nous avions besoin pour parvenir aux conclusions les plus folles.

Thad le cuisinait. Dans la pénombre, il s’en léchait les babines par procuration. « Bon sang, Strom Un, qu’est-ce que tu fabriques, ces temps-ci ?

— Rien. On répète, c’est tout. » Le chat avait des plumes dans la gueule et jurait ignorer où était passé le canari.

— On répète, Strom Un ? Pigé. »

Jonah poussa un hennissement. « On répète le chant.

— Pas d’observation ? » Earl se réveillait parfois de son coma, prêt à tailler une bavette pendant toute la nuit.

« Pas d’observation ? » La question choquait Thad. « Huber, t’es maboul. Est-ce qu’il ressemble à un gus qui reste en fond de terrain ? Débordement dans la surface de réparation, position de tir…

— C’est vous qui avez tous perdu la boule. » Jonah intercepta mon regard. Avertissement de me taire. « Vous êtes tous complètement tarés.

— C’est cool », décida Earl.

Jonah nous faussa compagnie pendant toute la soirée d’Halloween. Il ne réapparut qu’après minuit. J’ignore comment il échappa à l’appel du soir sans se faire repérer. Longtemps après le couvre-feu, il gratta à la porte pour qu’on le fasse entrer. Il était comme sonné mais ne pipa mot. Earl Huber entreprit de lui remonter les bretelles. « Fais gaffe à pas mettre ta nana dans le pétrin, Strom. »

Jonah soutint son regard. « Tu ne sais même pas de quoi tu parles. »

Thad intervint : « Strom Un, mec, nous sommes de loyaux sujets, tes humbles vassaux. Toujours nous exécuterons tes ordres. Je t’en supplie. C’est comment ? »

Mon frère s’arrêta d’enlever son pantalon bleu-noir de l’école, s’interrompit. « Qu’est-ce qui est comment ?

— Strom, mec. Joue pas à ça. Tu nous tortures.

— C’est… comme rien de ce que tu peux connaître. »

Thad se rallongea sur son lit et donna des coups de pied dans le vide en hurlant.

Mon frère leva la main pour obtenir le silence. « C’est quelque chose d’absolu, de continu… C’est comme du Wagner. »

Un nom que jusqu’alors nous n’avions pas osé citer.

« Nom de Dieu ! s’écria Thad. Dans ce cas je n’ai rien loupé. Je déteste ce truc.

— C’est comme se branler sur quelqu’un, expliqua Earl, quelqu’un qui justement se branle sur toi. »

Jonah s’assombrit tellement que son teint parut se fixer définitivement. S’il faisait du mal à Kimberly, je le tuerais. Je refermerais les doigts sur son cou doré et on serait débarrassé de sa voix une fois pour toutes.

Quoi qu’ils fissent lors des rares moments qu’ils passaient ensemble, leurs rendez-vous amoureux rendaient Kimberly lumineuse. Thad lui-même remarqua la transfiguration. « Est-ce une sorte d’opérette légère, Strom Un ? Je veux dire, nom de Dieu, regarde-la. Elle n’était pas comme ça, avant Halloween. »

Jonah ne tomberait pas dans le panneau. Dorénavant, la Chimère n’était plus un sujet qui dût souffrir nos commentaires interminables. Lui et celle qu’il avait choisie se faisaient invisibles, fomentant quelque intrigue secondaire et secrète, en attendant qu’une modulation ensoleillée en mi majeur les transforme de hors-la-loi en héritiers.

Jusqu’à ce qu’un professeur les surprenne, assis sur l’herbe derrière les treillages, dans le jardin des roses des Fens. Ils étaient penchés sur une partition – le Werther de Massenet. Mais la posture exacte dans laquelle ils se trouvaient au moment où ils furent découverts fut l’objet d’interminables spéculations. Des élèves vinrent me voir pendant des jours pour que je mette un terme à leurs spéculations enfiévrées.

À la suite du scandale, Kimberly retomba dans son anémie congénitale, persuadée qu’ils se feraient tous deux renvoyer de l’établissement. Mais même le corps enseignant ne pouvait les imaginer tous deux commettant une telle transgression. Ils s’en tirèrent sans blâme.

Kimberly était tellement effrayée que, par anticipation, elle griffonna en vitesse une note à l’attention de son père, à Salzbourg, lui expliquant son point de vue des choses. Le grand homme accueillit la nouvelle avec bonhomie. « Sempre libera », lui dit-il en traçant quelques notes de l’aria sur une portée griffonnée dans la marge de sa lettre. « Choisis avec discernement tes camarades du moment, et fais en sorte qu’ils méritent les quelques faveurs que tu choisiras de leur accorder. “Di gioia in gioia, sempre lieta !” » Elle montra la lettre à Jonah, lui faisant solennellement jurer de garder le secret. Jonah me le dit néanmoins, parce que moi, je ne comptais pas.

János réprimanda mon frère pour s’être penché sur du Massenet alors qu’il ne figurait pas au programme. Le savon qu’il lui passa fut sec et dédaigneux ; Jonah ne sut probablement jamais à quel point János avait voulu se montrer sévère. Il commença à emmener Jonah avec lui, lorsqu’il était engagé en ville comme chef d’orchestre. Il voulait que mon frère soit tout le temps occupé.

Peu après l’incident du jardin des roses, ce fut à mon tour d’être sur la sellette. Sous l’impulsion de Thad West. « Cette Malalai Gilani en pince pour toi, Strom Deux.

— C’est vrai, mon pote, ajouta le fidèle Earl. C’est vrai. »

L’accusation était sans fondement. Un raid de police contre des passants innocents. « Je n’ai strictement rien fait. Je ne lui ai même jamais dit bonjour.

— Oh si, tu lui fais quelque chose, Strom Deux. Ça on le sait. Y a pas à discutailler. »

J’ignorais tout de cette fille, à part les détails évidents. C’était l’élève la plus foncée de l’école, elle avait la peau plus noire que Jonah et moi réunis. Je ne sus jamais d’où elle venait – de l’un de ces pays mythiques entre Suez et Cathay. Toute l’école avait envie de nous accoupler : deux ethnies qui posaient problème, et qui perdaient leur nocivité en s’appariant.

C’était une contralto d’un bon niveau, aussi cristalline qu’un carillon en hiver. Elle avait un sens ahurissant de la mesure, elle entrait toujours dans le temps, même dans les œuvres compliquées du XXe siècle. Elle avait ce genre de voix que les ensembles de qualité cherchent à s’attirer. Et, effectivement, elle m’avait remarqué. Le matin, il m’arrivait de rester au lit, paralysé par le poids qui pesait sur mes épaules.

À partir du moment où nos coturnes m’ouvrirent les yeux, une reconnaissance mutuelle s’établit entre Malalai Gilani et moi. Aux répétitions de la chorale, lors des concerts que nous donnions et dans la grande classe où nous nous retrouvions ensemble, un pacte se scella entre nous, sans que nous ayons eu jamais à échanger plus d’un seul coup d’œil, et encore. Mais avec ce seul regard, je contresignai ce pacte en lettres de sang.

Le jour où je m’assis à côté d’elle à la cafétéria, poussé par mes camarades, elle sembla ne pas avoir remarqué. « Tu n’es pas obligé », furent ses premiers mots. Elle avait quatorze ans. Cela me lia à elle, pire que des chaînes.

Nous ne fîmes jamais rien ensemble. Elle ne faisait rien avec personne. Une fois, en allant donner un concert à Brookline, nous partageâmes une banquette dans le bus scolaire. Mais cela nous valut tant d’insultes pendant ce court trajet que nous ne refîmes jamais cette erreur. Nous ne nous adressions pas la parole. Elle semblait ne pas avoir très confiance en l’anglais, hormis dans les films et les chansons. Il nous fallut des semaines avant que nos mains moites ne se frôlent furtivement. Et pourtant nous faisions la paire, assurément.

Une fois, elle me regarda et me confia en s’excusant : « Je ne suis pas vraiment africaine, tu sais.

— Moi non plus », dis-je. Ce qui pouvait facilement être compris de travers. Tout ce que voulait l’école, c’était éviter les ennuis.

Je lui demandai d’où elle venait. Elle ne voulut pas me le dire. Elle ne me posa jamais la question – ne m’interrogea pas sur ma patrie, ni ma famille, ni mes cheveux. Pas plus qu’elle ne chercha à savoir comment il se faisait que je sois à Boylston. C’était inutile. Elle le savait déjà mieux que moi.

Ses lectures portaient sur les sujets les plus étranges – la Maison des Windsor, Maureen Connolly, les Sept Sœurs. Elle adorait les magazines de mode, les magazines pour la maison, les magazines sur le cinéma. Elle les étudiait furtivement, en penchant la tête avec étonnement, élucidant les mystères d’une civilisation fabuleuse. Elle savait tout sur la Cuisine du futur. Elle adorait la façon dont Gary Cooper commençait à trembler un peu dans Le train sifflera trois fois. Elle suggéra que ça m’irait bien de me laisser pousser les cheveux en me les lissant à la brillantine.

Ava Gardner la fascinait. « Elle est en partie noire », expliquait Malalai. C’était à l’époque où Hollywood pouvait monter une comédie musicale parlant de Noirs et de Blancs mais sans acteur noirs. Mon père croyait que le temps ne passait pas. Il devait avoir raison.

Thad et Earl étaient intenables. « Qu’est-ce qu’elle te veut, Strom Deux ?

— Veut ?

— Tu sais bien. Vous avez discuté des conditions ? Qu’est-ce qu’elle attend ?

— De quoi tu parles ? Elle pique vaguement un fard quand on se croise dans le couloir, c’est tout.

— Oh oh, fit Thad. C’est du sérieux.

— L’heure de l’emprunt logement a sonné, confirma Earl, en scandant les syllabes façon be-bop.

— T’as intérêt à te dégoter un bon boulot, Strom Deux. Chef de famille, tout ça. »

Juste avant les fêtes de Thanksgiving, j’achetai dans un drugstore de Massachusetts Avenue un bracelet pour Malalai Gilani. Je pris le temps d’étudier les options et me décidai finalement pour une gourmette en argent toute simple. Le prix – quatre dollars et onze cents – était plus que ce que j’avais jamais dépensé de ma vie, hormis pour mes partitions de poche chéries et un recueil des cinq concertos pour piano de Beethoven.

Mes mains tremblaient tellement au moment de payer que la caissière en rigola. « Ne t’en fais pas, mon grand. Dès que tu auras passé le pas de la porte, j’aurai oublié que tu as acheté ça. » Un demi-siècle plus tard, je l’entends encore.

Je repoussai le moment d’offrir son cadeau à Malalai. J’avais besoin d’en parler d’abord à mon frère. Le simple fait d’aborder le sujet de Malalai Gilani paraissait déloyal. J’attendis un soir que Thad et Earl soient sortis écouter du jazz dans la salle commune. Jonah et moi étions seuls dans notre cellule. « Est-ce que tu as acheté quelque chose à Kimberly pour Noël ? »

Jonah sursauta. « Noël ? Quel mois sommes-nous ? Bon sang, Joey. Me fiche pas la trouille comme ça.

— Je viens d’acheter une gourmette… pour Malalai. » Je relevai la tête et attendis ma pénitence. Personne d’autre ne pouvait comprendre l’ampleur de ma traîtrise.

« Malalai ? » Je vis dans ses yeux le reflet de mon visage se décomposer. Il haussa les épaules. « Qu’est-ce que tu lui as acheté ? »

Je lui tendis le petit boîtier de la bijouterie, qui faisait penser à un œuf blanc, carré. Il regarda à l’intérieur, tout en contrôlant l’expression de son visage. « C’est chouette, Joey. Ça va lui plaire, c’est sûr.

— Tu crois ? Ce n’est pas trop… ?

— C’est parfait. C’est tout à fait elle. Assure-toi juste que personne ne te voie lui donner. »

Il me fallut des jours avant d’arriver à lui offrir mon cadeau. J’avais l’objet sur moi, dans ma poche, c’était ma pénitence plombée. Bien avant les vacances, je la croisai par hasard dans la cour – c’était, de loin, la meilleure occasion qui se présenterait jamais. La gorge me remonta dans le crâne. J’eus soudain un trac terrible, pire que ce que j’avais pu ressentir en montant sur scène. « Je t’ai acheté… ça. »

Elle prit le cadeau que je lui offrais d’une main tremblante, le visage figé entre plaisir et souffrance. « Personne ne m’avait encore jamais offert quelque chose de ce genre.

— Quel genre ? Tu ne l’as pas encore ouvert ? »

Malalai ouvrit le boîtier, son plaisir silencieux était insoutenable. Elle laissa échapper un cri d’animal en voyant l’éclair argenté. « Mais c’est magnifique, Joseph. » C’était la première fois qu’elle prononçait mon nom. J’hésitai entre fierté et annihilation. Elle prit le bracelet. « Oh ! » fit-elle. Et là, je sus que j’avais commis une bourde.

Je pris la breloque. Elle était impeccable, comme au magasin.

« Il n’y a rien marqué dessus. » Elle baissa les yeux, ma leçon éclair en matière d’intimité. « C’est une gourmette. Normalement il y a un nom dessus. »

L’idée de faire graver un nom ne m’avait tout simplement pas effleuré. La vendeuse n’avait rien dit. Mon frère n’avait rien dit. J’étais un lamentable imbécile. « Je… Je voulais d’abord savoir si ça te plaisait avant de faire mettre ton nom dessus. »

Elle sourit, tressaillant en entendant ce que je venais de lui dire. « Pas mon nom. » Elle avait dû apprendre ça dans les magazines. Elle en savait plus que ce que je n’en saurais jamais sur les us et coutumes de mon pays. C’est mon nom à moi qu’il fallait. C’est mon nom qui devait être enchaîné à son poignet, jusqu’au jour où l’écriture serait détrônée. Et moi, je n’avais rien fait. Rien fait de mal.

Malalai plaça la gourmette scintillante sur son poignet presque noir. Elle joua avec la plaque immaculée, dont la fonction était à présent tellement évidente, même à mes yeux.

« Je vais faire graver le nom. » Je pouvais emprunter du liquide à Jonah. Au moins de quoi faire inscrire J-O-E.

Elle fit non de la tête. « Je l’aime bien comme ça, Joseph. C’est chouette. »

Elle arbora la gourmette vierge comme un prix qu’elle aurait remporté. Les filles avaient maintenant de quoi se moquer encore plus d’elle : une gourmette sans nom ! Malalai dut se dire que je ne voulais pas qu’on la voie avec mon nom au poignet. Mais le simple fait d’avoir cette gourmette constituait déjà un contact plus intime que ce qu’elle avait jamais espéré, dans un endroit comme ici. Notre relation changea peu. Nous parvînmes à nous asseoir côte à côte à un rassemblement d’élèves, et à la faveur d’un repas de fête. Notre lien silencieux lui plaisait. Lorsque nous discutions, le seul sujet que j’étais capable d’aborder était la musique de concert. Elle aimait la musique, comme n’importe quel élève de Boylston. Mais cela ne la médusait pas autant que les films, les magazines ou la Cuisine du futur. Bien avant moi elle avait compris que la musique classique ne permettait pas de faire de vous un Américain. Bien au contraire.

Ça m’échappa un beau jour, après une de ses paisibles confidences – quelque chose en rapport avec son admiration pour la Nash Rambler décapotable de 1950. J’éclatai d’un rire moqueur. « Comment est-ce que tu as fait pour atterrir dans un endroit comme Boylston ? »

Elle porta la main à la bouche, tâchant d’effacer, d’annuler. Mais elle ne pouvait pas faire disparaître ma question. Pas plus qu’elle ne pouvait l’entendre comme autre chose qu’une agression. Elle ne pleura pas tout de suite ; d’abord, elle disparut de ma vue. Elle réussit tout de même à m’éviter jusqu’à la fin du trimestre. Je ne fis rien pour l’en empêcher. Fin décembre, avant les vacances, elle me renvoya le boîtier blanc comme un mausolée, avec le bracelet vierge dans son tombeau. Un disque, également, « Musique d’Asie centrale », avec une note : « J’avais l’intention de t’offrir ça. »

L’école proposait une série de concerts annuels au moment des fêtes. C’était à Boylston l’équivalent des examens de fin d’année dans les écoles ordinaires. Jonah et Kimberly figuraient en tête d’affiche des récitals, comme solistes. Moi, je ramais parmi les galériens. János Reményi nous emmena en autocar dans les écoles de la région – Cambridge, Newton, Watertown, et même Southie et Roxbury. Des gamins de notre âge étaient assis dans des gymnases obscurs, aussi stupéfaits par notre musique qu’ils l’eussent été par un orchestre de singes jouant de l’orgue de Barbarie et saluant avec le chapeau. Une fois la musique terminée, dans leurs discours, un ou deux proviseurs locaux semblèrent vouloir adresser une mention spéciale à Jonah, le citant comme une illustration de tolérance ou d’opportunité qu’il fallait savoir saisir. Mais notre nom de famille, combiné à l’inexplicable visage pâle de Jonah, les faisait bafouiller ou les coupait dans leur élan.

Avant notre spectacle à Charlestown – c’était la première fois que nous tous, nous trouvions du mauvais côté de Boston Harbor –, notre chorale était prise de la frousse caractéristique d’avant les concerts, quand János vint me chercher. Je crus qu’il venait me réprimander pour les deux notes que j’avais loupées au concert de Watertown, la veille. Je m’apprêtai à assurer à M. Reményi que l’inexcusable ne se reproduirait pas.

Mais Reményi se fichait pas mal de ma dernière performance. « Où est ton frère ? »

Il se renfrogna quand je lui dis que je n’en avais pas la moindre idée. Kimberly Monera était absente, elle aussi. János sortit en trombe, comme il était entré, le visage aussi fermé que quand il dirigeait des triples forte. Il était résolu à arrêter la catastrophe avant qu’elle ne se produise. Mais cela nécessitait une célérité que János ne posséderait jamais.

La déchéance de mon frère : il en existe plus de versions que d’opéras inspirés de l’œuvre de Dumas. János trouva son élève prodige et la fille du grand chef d’orchestre enfermés dans un cagibi, derrière la scène, en train de se tripoter. Il intervint au moment où le pelotage atteignait un seuil critique. Nus, debout, ils s’apprêtaient à commettre un acte irréparable.

Concernant l’acte lui-même, il ne s’agissait pour moi que d’une supposition, déduite des allées et venues en coulisse pendant les matinées Puccini. Lorsque Jonah réapparut, un regard suffit à me signifier que ce n’était pas la peine de l’interroger à ce sujet. Je savais seulement que les trois personnages principaux avaient fui la scène à la manière des trios explosifs du troisième acte : János furieux, Kimberly brisée, et mon pauvre frère humilié.

« Ce salaud », murmura Jonah à un mètre du groupe bruissant de nos camarades enchantés. Je fus pétrifié en entendant les mots qui sortirent ensuite de sa bouche. « Je vais l’achever. »

Il ne m’a jamais révélé ce que le bonhomme lui avait dit, et jamais je ne le lui ai demandé. Je ne savais même pas en quoi consistait le crime de mon frère. Tout ce que je savais, c’est que je n’avais pas été là pour le protéger. Notre vie durant, nous nous étions mutuellement protégés. Maintenant, moi aussi, j’étais à découvert.

Le concert de Charlestown ne laissa pas un souvenir impérissable. Néanmoins, il est possible que les élèves se soient mépris, qu’ils aient cru que notre musique était joyeuse. János s’inclina, rayonnant, et de ce geste ample des mains, invita la chorale à faire de même. Kimberly réussit à arriver au bout de sa partie. Au moment où Jonah se leva pour faire les prouesses que nous avions entendues des centaines de fois, il me vint à l’esprit, en une sorte de vision au ralenti qui s’impose à ceux sur le point d’avoir un accident, qu’il allait se venger. Tout ce qu’il avait à faire était de retenir sa respiration. Résistance non violente. Ce petit ritardando qu’il aimait prendre juste avant de se lancer, la pause brève qui éveillait l’attention du public, et que même notre chef d’orchestre savait respecter, s’étira dans le temps. Le silence – l’urgence vide qui précède tout rythme – menaça de durer éternellement, comme un sort jeté sur le royaume entier des auditeurs.

Pris de panique devant le tour que Jonah nous jouait, mon cerveau se mit à diviser et subdiviser les temps. János se contenta d’attendre que l’interminable hésitation prenne fin, les mains en l’air, refusant même de blêmir. Jonah ne lui accorda pas un regard, pas plus qu’il ne détourna les yeux. Il resta à l’intérieur de son silence parfait, figé, suspendu à la lisière de nulle part.

Et puis… le son. La toile se déchira, et mon frère était en train de chanter. Une mélodie familière me rappela du bout du monde. Personne dans le public ne ressentit autre chose qu’un suspense accru. János était là, aux côtés de Jonah, pour faire entrer le chœur juste sur le premier temps de la mesure à la fin de la cadence silencieuse de mon frère.

Vers la fin du morceau – un de ces pots-pourris composés de titres issus de la musique populaire anglaise, qui incarnait pour l’Amérique des années cinquante le summum de la nostalgie saisonnière –, c’est tout le chœur qui s’enflamma. L’étincelle rebelle de Jonah éveilla leur sens de la performance et l’accord final acheva de méduser la salle.

János passa le bras autour des épaules de son prodige et l’étreignit devant tout le monde, ce garçon, son protégé ; l’idée d’une brouille entre eux semblait aussi inepte que le père Fouettard.

Jonah sourit et s’inclina, tolérant l’étreinte du maître. Mais quand il se détourna des applaudissements du public, ses yeux cherchèrent les miens. Il me lança un regard sans la moindre ambiguïté : Tu as entendu, c’était moins une. Il n’y a pas plus facile au monde… Un jour…

Dans le tohu-bohu qui suivit le concert, je tâchai de le retrouver. Les mômes de Charlestown venaient voir s’il était bien réel, lui toucher les cheveux, sympathiser avec lui. Jonah les ignora superbement. Il m’attrapa par le poignet. « Est-ce que tu l’as vue ?

— Qui ? » dis-je. Il claqua la langue de dégoût et détala. Je le pourchassai au milieu de la foule. Il fonça sur le parking des bus, puis rentra en rafale dans l’enceinte de l’établissement, comme un pompier courant après la médaille, ou bien au-devant de sa propre immolation. Un des élèves de Boylston finit par nous dire qu’il avait vu Kimberly emmenée de force dans la voiture de János.

De retour à l’école, Jonah continua de la chercher. Il y était encore lorsque le surveillant de nuit vint annoncer l’extinction des feux. Allongé dans l’obscurité, Jonah maudit János, maudit Boylston, avec des mots que je n’avais jamais entendus dans sa bouche, ni dans celle de personne d’autre. Il continua de s’agiter jusqu’au moment où je me dis qu’il allait falloir l’attacher avec les draps.

« Ça va la tuer, répétait-il sans cesse. Elle va mourir de honte.

— Elle survivra, lança Thad de l’autre bout de la pièce plongée dans l’obscurité. Elle va vouloir terminer ce que vous deux avez commencé. » Les jazzeux se délectaient du drame. Le scandale de Jonah, c’était leur scène. C’était maintenant. Un opéra pour l’âge nouveau – belles bouilles, papouilles, dérouille. Nigel et la blonde. Quel autre spectacle pouvait-on demander ?

Au matin, Jonah était une pelote de nerfs. « Elle va se faire du mal. Les adultes n’ont même pas remarqué qu’elle était absente !

— Se faire du mal ? Comment ça ?

— Joey, marmonna-t-il. Tu es absolument irrécupérable. »

Elle réapparut l’après-midi suivant. Nous étions à la cafétéria quand elle fit son entrée. Jonah était dans un sale état, prêt à bondir vers elle. Elle, l’étoile polaire de son enfance. Tous les yeux de l’école étaient braqués sur eux. Kimberly n’accorda même pas une œillade à notre table. Elle traversa la salle et s’assit aussi loin de nous que possible.

Mon frère ne put le supporter. Il s’approcha de la table où elle s’était installée, indifférent aux conséquences de ses actes. Elle tressaillit et se recroquevilla, alors qu’il était encore à plusieurs mètres d’elle. Il s’assit et essaya de parler. Mais ce qui avait pu exister entre eux deux jours auparavant appartenait désormais à un autre livret.

Il retraversa la cafétéria dans l’autre sens, comme un enragé. « On dégage », lança-t-il, plus pour lui-même que pour moi. Il se précipita à l’étage. Je tâchai tant bien que mal de le suivre. « Je vais le tuer, ce salaud. Je le jure. » Sa menace n’était qu’un artifice d’opérette, un canif en fer-blanc à lame escamotable. Mais, de mon fauteuil au deuxième balcon, je suffoquai déjà en imaginant l’objet d’argent s’enfonçant jusqu’à la garde dans la poitrine du mentor.

Mon frère ne poignarda pas János Reményi. Pas plus que János ne refit allusion à l’incident. Un désastre avait été évité, la décence préservée, mon frère souffleté. Reményi se contenta de lui imposer davantage d’exercices de phrasé du Concone.

Jonah se mit en quête de Kimberly. Il la trouva une fin d’après-midi, pelotonnée dans un fauteuil du salon des deuxièmes années, en train de lire E.T.A. Hoffmann. Elle se crispa en l’apercevant, sur le point de détaler, mais en voyant l’urgence qui habitait Jonah, elle se retint. Il s’assit à côté d’elle et lui demanda de sa voix la plus fluette : « Tu te souviens de notre promesse ? »

Elle ferma les yeux de toutes ses forces et respira avec le bas du ventre, comme János le leur avait appris à tous les deux. « Jonah. On est encore des enfants. »

Et, en cet instant, ils ne l’étaient plus.

Il aurait renoncé à tous ses dons pour revenir en arrière : au puéril engagement secret, à l’écoute et au déchiffrage ensemble, les instants blottis au-dessus des partitions, les projets de tournées mondiales à deux. Mais elle l’avait rejeté à cause de ce que les adultes lui avaient dit. Quelque chose à quoi elle n’avait jusqu’alors pas pensé. Elle l’écouta encore une fois, mais uniquement pour faire pénitence. Elle lui permit même de prendre sa main de marbre, mais la sienne resta inerte. Pour la pâle Chimère européenne blanche, toute la douceur de ce premier amour, toutes les découvertes partagées, étaient souillées par la maturité.

« Qu’est-ce que tu racontes ? lui demanda-t-il. On ne peut pas être ensemble ? On ne peut pas s’adresser la parole, pas se toucher ? »

Elle ne voulut pas répondre. Et il ne voulut pas entendre ce qu’elle ne voulait pas dire.

Il insista. « Si nous avons tort, alors, la musique a tort. L’art a tort. Tout ce que tu aimes a tort. »

Les mots qu’il prononçait la tueraient avant de la convaincre. Quelque chose en Kimberly s’était brisé. Quelque chose avait souillé le duo secret qu’ils avaient créé devant une salle vide. Deux semaines auparavant, elle s’imaginait faire son entrée dans la vie. À présent, elle était au fond de l’auditorium, comme le public, et elle voyait la faiblesse de sa propre prestation.

Jonah errait dans l’établissement comme un animal domestique puni pour avoir fait le numéro pour lequel il avait été dressé. Ses gestes se firent plus lents et plus réfléchis, comme si ce qui venait de se décider ici, à la faveur de la répétition générale, scellait le reste de sa vie. Si cela pouvait lui être ôté, alors rien ne lui appartenait réellement. Et surtout pas la musique.

En fin de semaine, Kimberly Monera était partie. Elle avait récupéré ses affaires et s’était éclipsée. Ses parents la retirèrent de Boylston en milieu d’année scolaire, quelques jours seulement avant la fin du premier trimestre. Mon frère me l’annonça dans un gloussement falsetto affolé. « Elle est partie, Joey. Pour de bon. »

Il resta éveillé pendant trois jours, pensant à chaque minute avoir de ses nouvelles. Puis il conclut qu’elle avait déjà dû écrire, que les troupes de choc de l’école interceptaient ses lettres et les détruisaient. Il retourna les preuves inexistantes dans tous les sens et elles finirent par se désintégrer au toucher. Ses explications se saturèrent d’appoggiatures. Et moi, j’étais censé écouter chaque ornement.

« János a dû lui raconter je ne sais quel bobard à mon sujet. L’école a dû écrire à son père. Qui sait quelle calomnie ils sont allés lui raconter, Joey ? C’est une conspiration. Les maestros et les maîtres ont dû s’associer pour la faire fuir avant que je l’empoisonne. » Jonah se tortura en envisageant même la possibilité que Kimberly elle-même ait demandé à être expulsée. Il s’enfonça dans une brume de théories. Je lui rapportai toutes les bribes de potins de troisième main que je pouvais trouver. Il rejeta toutes mes propositions ; tout cela, disait-il, était inutile. Et pourtant, plus je devenais inutile, plus il avait besoin que je sois près de lui. Moi, l’auditeur silencieux de ses élucubrations toujours plus élaborées.

Vers la fin décembre, il signa pour nous deux une déclaration de sortie, sous prétexte que nous allions au musée des Beaux-Arts voir une exposition de photographies européennes. Il faisait froid, ce jour-là. Il avait son manteau en velours côtelé vert et une toque russe dont la fourrure noire lui retombait sur les yeux. Je n’arrive pas à me rappeler ce que moi, je portais. Je ne me souviens que du froid glacial. Il marchait à mes côtés, silencieux. Nous nous retrouvâmes à Kenmore Square. Il me fit asseoir sur le bord du trottoir à l’entrée de la ligne T. Un courant d’air glacial remontait par la bouche de métro.

Jonah ne ressentait rien, Jonah était enflammé. « Tu sais ce qui s’est passé, en fait, Joey ? Tu sais pourquoi ils l’ont éloignée de moi ? » Tu le sais. Je le savais. « La seule question, c’est… la seule question, c’est : est-ce que c’est elle qui l’a décidé ? »

Mais ça aussi, je le savais. Elle avait été à lui. Ils avaient appris des partitions ensemble, ils s’étaient épanouis ensemble. Rien n’avait changé si ce n’est qu’ils avaient été surpris dans un cagibi. « Jonah. Elle savait… qui tu es. Dès l’instant où elle a fait ta connaissance. Elle avait des yeux pour voir.

— Un Maure, tu veux dire ? Elle a pu voir que j’étais un Maure ? »

Je n’arrivais pas à savoir à qui il s’en prenait : à Kimberly, à moi ou à lui-même. « Je le dis juste. Ce n’est pas comme… si elle ne savait pas. » La plaque de glace sur laquelle j’étais assis me brûlait.

« Son père ne savait pas. Tant que son père a cru que le lauréat de la Boylston Academy of Music était un petit Blanc inoffensif, l’amourette de sa fille ne posait pas de problème. Il lui a dit d’en profiter. Sempre… »

Il parlait comme un vieux. La connaissance, telle une maladie, s’était abattue sur lui du jour au lendemain, pendant mon sommeil. Je posai un bras sur son épaule. Il ne réagit pas, alors je l’enlevai. Je ne savais plus quelle sensation lui procurait mon contact. Toutes les certitudes basculaient dans le cauchemar de la croissance. « Jonah. Tu n’en sais rien. Tu ne peux pas être certain que ça s’est passé comme ça.

— Évidemment, que ça s’est passé comme ça. Que veux-tu que ce soit d’autre ?

— Son père ne voulait pas qu’elle… ne voulait pas que vous deux… » Je n’arrivais pas à formuler ce que son père ne voulait pas. C’est que moi non plus, je ne l’avais pas voulu.

« Il lui a écrit une lettre qui lui disait d’y aller. De vivre sa vie à fond.

— Il pensait peut-être… Il ne savait peut-être pas vraiment… » Je voulais dire jusqu’où.

« Joey. Finies les bêtises. »

Je regardai ailleurs, vers l’embranchement de deux avenues, le kiosque à journaux miteux adossé aux grilles du métro, la gargote de l’autre côté de Beacon Street avec ses guirlandes criardes de Noël en travers de la devanture. Il avait commencé à neiger. Peut-être neigeait-il déjà depuis un certain temps.

« Elle est partie trop vite pour que ça puisse être quoi que ce soit d’autre. Il n’y a qu’une chose au monde qui rende les gens dingues à ce point. János a dû appeler Monera. Il lui a raconté ce qui s’était passé. Le chef d’orchestre de réputation internationale ne peut pas laisser sa petite fille chérie batifoler avec un petit métis. »

Mon frère avait toujours incarné ma liberté intime, un refuge essentiel où l’insouciance était possible. Les gens et leur aveuglement avaient été placés sur terre strictement pour son divertissement. C’est toujours lui qui avait décidé comment les gens le considéreraient. Jusqu’à ce jour, les humiliations ambiguës et les lynchages voilés lui avaient glissé dessus. Maintenant il y avait de la fièvre sur le visage de mon frère : le vaccin de notre enfance avait provoqué une inflammation.

« Regarde-nous, Joey ! » Cette voix émanait d’une gorge qui s’était tue bien avant que la sienne ne s’ouvre. « Qu’est-ce qu’on fabrique ici ? Une paire de monstres. Tu sais ce qu’on aurait dû être ? »

Ses paroles m’éparpillaient sous les pieds de la cohue qui sortait en masse du métro. Nous étions sans domicile. Nous nous étions installés sur ce bord de trottoir, sans chaleur, sans aucun foyer où retourner. Tout ce que j’avais pris pour des certitudes se dissolvait aussi rapidement que les onctueux flocons de neige qui se posaient sur le visage de mon frère.

« Nous aurions dû être de vrais Nègres. Vraiment noirs. » Ses lèvres étaient gelées ; les mots s’écoulaient de sa bouche comme de l’œuf baveux. « Noir comme poix. Noir comme les dièses et les bémols. Noir comme ce type là-bas. » Son pouce mima le mouvement d’une petite détente de pistolet et il braqua le doigt sur un homme qui coupait à travers Brookline en diagonale. Je lui saisis la main. Il se retourna, tout sourire. « Tu crois pas, Joe ? On aurait dû être complètement, simplement noirs. Comme l’Éthiopie pendant une panne de courant. » Il regarda autour de lui, il cherchait des noises à tout Kenmore Square, indifférent. « Au moins, on saurait à quoi s’en tenir. Nos petits camarades gosses de riches égoïstes nous auraient lapidés à mort. János ne nous aurait même pas acceptés dans sa putain d’école. Personne n’aurait pris la peine de faire appel à moi. Je n’aurais pas à chanter.

— Jonah ! grondai-je en relevant la tête. Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’ils n’attendraient pas d’un Noir qu’il chante ? »

Jonah éclata d’un rire dément. « Je vois ce que tu veux dire. Pas sans danser. Et pas les conneries qu’ils me font chanter actuellement.

— Conneries, Jonah ? Conneries ? » Tout ce que nous adorions, tout ce que nous avions toujours adoré depuis notre plus tendre enfance.

Jonah se contenta de ricaner. Il leva les mains en l’air, en victime innocente. « Tu sais bien ce que je veux dire. Nous ne serions pas… là où nous en sommes. »

Nous restâmes assis dans notre repaire irréel, pelotonnés en pleine cohue. La neige s’entassait à nos pieds. Mon esprit tournait à cent à l’heure. Je devais faire en sorte que nous restions ici. La musique classique était la seule chose que je savais faire. « Les vrais Noirs… les gens très noirs, ils chantent ce que nous chantons.

— C’est ça, Joey, c’est ça.

— Regarde Robeson.

— Regarde Robeson toi-même, Joey. Moi, j’en ai assez de regarder.

— Et Marian Anderson ? » La femme qui, selon nos parents, les avait réunis. « Elle a chanté au Met il n’y a pas si longtemps. Maintenant la brèche est ouverte. Le temps que nous… »

Jonah haussa les épaules. « La plus grande contralto du XXe siècle. Et ils lui jettent un petit os à ronger, une scène de second plan, quinze ans après qu’elle a atteint son apogée. »

Je fonçai tête baissée, m’engageant sur un sentier sans grande visibilité. « Et Dorothy Maynor, qu’est-ce que tu en fais ? Mattiwilda Dobbs ?

— Tu as fini ?

— Il y en a d’autres. Beaucoup d’autres.

— Beaucoup, ça fait combien ?

— Plein, dis-je en m’enfonçant. Camilla Williams. Jules Bledsoe. Robert McFerrin. » Je n’avais pas besoin de les énumérer. Lui aussi les avait tous en tête. Tous ceux qui nous avaient constamment fourni des raisons de ne pas renoncer.

« Continue.

— Jonah. Les Noirs se lancent tout le temps dans la musique classique. Cette femme qui vient juste d’interpréter Tosca à la télévision nationale.

— Price. » Il ne put réprimer un sourire de plaisir. « Eh bien, quoi ? » Il leva les bras dans ma direction. « Regarde-nous. Deux moitiés de rien. À mi-chemin de nulle part. Toi et moi, Joey. Ici, perdus au milieu de… » Il balaya de la main la place en angle délimitée par les bâtiments. Les gens pressaient le pas sous la neige. « On aurait mieux fait de rester en dehors de tout ça. Personne ne voudra de ce qu’ils ne peuvent même pas…

— Elle avait envie de toi. » Je ne pouvais me résoudre à prononcer le nom de cette fille pâlichonne. « Elle savait qui tu étais. Elle savait que tu… n’étais pas blanc.

— Ah bon ? Ah bon ? Alors, dans ce cas, elle a vingt-cinq coups d’avance sur moi.

— Ne te torture pas, Jonah. Tu ne sais pas. Ils ont aussi bien pu la retirer de l’école pour n’importe…

— Elle aurait écrit. » Il était furieux de me voir afficher une telle confiance, un tel aveuglement. « Joey. Est-ce que tu sais comment ils ont trouvé le terme “mulâtre” ? »

Je mis du temps à répondre. « Tu me prends pour un idiot ou quoi ? Tu me prends pour un crétin toujours à la traîne ? » J’essayai de me relever, mais je n’y parvins pas. J’avais des jambes de statue. Mes fesses étaient scellées au trottoir. Lorsque je réussis par un mouvement de balancier à commencer à me redresser, il me retint d’un geste de la main. Son visage était émerveillé, il se rendait compte de tout ce que j’avais engrangé en silence, pendant des années.

« Je ne pense pas du tout cela, Joseph. Je pense juste que tes parents t’ont élevé dans un rêve.

— C’est drôle. Moi je me disais ça de tes parents. Alors, dis-moi. D’où vient le mot ? » Ce mot que je détestais, quelle que soit son origine.

« Mulatto est le terme espagnol pour dire “mule”. Tu sais pourquoi on nous appelle comme ça ?

— Un croisement entre un cheval et… je ne sais plus quoi.

— Tu es vraiment un gars de la ville. » Il tendit la main et me rabattit mon couvre-chef sur les yeux. « Ils nous traitent de mules parce que nous ne pouvons pas nous reproduire. Réfléchis-y. Peu importe qui tu épouses…

— Tu ne l’aurais jamais épousée, Jonah. C’était juste un jeu. Aucun de vous deux n’a jamais cru que vous alliez… Juste une petite opérette à laquelle vous vous êtes tous les deux essayés. » Avec toutefois une fin écrite par quelqu’un d’autre.

C’était la première fois que j’osais lui répondre. Je restai tranquillement assis en attendant la mort. Mais il ne m’avait même pas entendu. Il recommença, résigné. « Toi et moi, Mule. Nous deux : on est d’un genre à part. » Elle nous avait toujours dit ça, notre mère. Ce lien secret dont nous avions été si fiers, pendant toute notre enfance. « Un couple d’ours à la noix sur patins à roulettes, voilà ce qu’on est. »

Une paire de chevilles apparut à ma gauche. Je levai la tête et aperçus un policier, il nous dévisageait. Le nom sur son badge semblait italien. Il était aussi mat de peau que l’un et l’autre d’entre nous. La couleur de la peau n’a jamais été la vraie question.

L’Italien à la peau mate grogna. « Les gars, vous gênez le passage. »

Jonah leva la tête, parfaitement attentif, attendant juste que la baguette s’agite pour se relever et chanter une aria.

« Vous m’entendez ? »

J’opinai bêtement, pour nous deux.

« Alors, fichez le camp, pronto. Avant que je vous embarque au poste. »

Avec une main et les deux pieds au sol, Jonah se redressa. « Je n’arrive pas à bouger », fis-je d’une voix chevrotante. J’étais littéralement pris dans la glace. J’étais condamné à rester assis, à geler jusqu’à ce que mort s’ensuive, comme un héros maudit de Jack London.

« Tu m’entends ? dit l’agent. Tu es sourd ? » Un teint olivâtre. Peut-être avait-il un ancêtre turc embusqué dans les feuillages de son arbre généalogique. Il m’attrapa par l’épaule et me tira jusqu’à ce que je me rétablisse sur mes pieds. Il me tordit le bras tellement fort que, si j’avais été mon petit-fils, j’aurais eu matière à lui intenter un procès.

Jonah s’en prit à l’agent. « Je suis un mulatto castrato de bel canto avec un legato smorzato. » Je le poussai. Il me poussa à son tour et se pencha vers le flic en agitant le doigt. « C’est mon dernier mot obbligato, Otto.

— Bon, eh bien, Gesundheit, alors. » L’homme se désintéressa de Jonah illico. Il en avait vu d’autres, et des plus fous. À chaque heure, dans ce travail, il avait affaire à la lie de la maladie humaine, à chaque rue, chaque jour. Il nous adressa une vague menace en levant le dos de la main. « Tirez-vous, bande de voyous. » Nous nous éloignâmes en clopinant, j’avais encore les membres engourdis. Nous étions à une centaine de mètres quand il s’écria : « Joyeux Noël ! » Soucieux de le remercier pour son indulgence, je lui retournai la politesse.

L’une de mes jambes était totalement ankylosée. Je criai à Jonah de marcher moins vite. Nous remontâmes par Yawkey Way, en passant devant le stade de baseball. Parfois, au début de l’automne, nous entendions de notre chambre les cris des tribunes en délire. Le Fenway était à présent abandonné, un taudis décrépit en plein hiver.

Jonah marchait deux pas devant moi, les mains dans les poches. Les mots qu’il prononçait formaient dans l’air des bulles de vapeur glacée. « Je me fais du mouron pour elle, Joey. Ses parents… Son père a peut-être… »

Je voulais lui dire. Mais j’étais son frère, avant tout.

Le temps que nous retournions au conservatoire, la neige nous avait recouverts tous les deux d’une croûte blanche. Les routes qui entouraient les Fens baignaient dans la lumière basse, grise, rasante, brumeuse typique des exercices de défense civile. Sur la ouate étalée, les voitures se déplaçaient deux fois moins vite qu’à l’accoutumée. Nous ne pûmes distinguer l’école avant d’y avoir pénétré.

Nous entrâmes dans une atmosphère d’excitation silencieuse. Dans le couloir, les élèves eurent un mouvement de recul. Pendant un moment, nous fûmes cette espèce croisée et stérile que mon frère avait évoquée. Un gars que nous ne connaissions pas s’adressa à nous. « Vous êtes dans la mouise. Ils vous cherchent partout.

— Qui ? » fit Jonah sur un ton de défi. Mais le gars haussa juste les épaules en indiquant le bureau de l’administration. Ses yeux brillaient un peu à l’idée que ce Jonah Strom à la voix d’ange soit déchu.

Nous nous ébrouâmes pour faire tomber la croûte blanche, et nous dirigeâmes vers le bureau de l’administration. J’avais envie de courir ; plus vite nous passerions aux aveux, plus légère serait la sentence. Mais rien ne pouvait affecter la démarche de Jonah lorsqu’il déambulait dans les couloirs. Une fois dans le bureau, les adultes eux-mêmes parurent effrayés par notre présence. Lors de notre brève promenade, nous étions sans doute allés trop loin pour eux, voyageant jusqu’à un endroit qu’ils n’étaient pas prêts à atteindre. Le surveillant général attaqua bille en tête. « Où étiez-vous ? On a passé tout l’établissement au peigne fin.

— On était de sortie, on a signé le papier », répondit Jonah.

Son affolement était disproportionné par rapport à notre forfait. « Votre père vous attend. Il est à l’étage, dans votre chambre. »

 

Nous échangeons un regard qui nous cloue tous deux sur place. Un regard que nous échangerons à jamais. Nous grimpons les marches au pas de course, deux par deux. Mon frère file en tête, sans s’essouffler le moins du monde, alors que moi, je tire déjà la langue. Il pourrait s’arrêter et sortir un contre-la de quinze secondes sans le moindre effort.

J’atteins le sommet à bout de souffle. Mon frère court déjà dans le couloir. Je suis Jonah jusque dans notre chambre, et j’arrive à temps pour l’entendre demander à Da : « Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tu fais ici ? » Il a déjà différentes idées sur la question. Il paraît plus excité qu’essoufflé.

L’homme assis sur le lit d’Earl Huber n’est pas notre père. Cet homme est voûté, ratatiné, il ressemble plus à un vagabond qu’à un physicien mathématicien. Sa peau est exsangue. Sous son gilet de laine détonnant, sa poitrine tressaille. Il tourne le visage vers moi, il cherche désespérément le lien de parenté. Mais c’est une figure qu’il ne m’a encore jamais été donné de voir. Derrière ses lunettes à monture d’écaille, sous le front cubique, les muscles s’affaissent. Notre père croit être en train de nous adresser un sourire. Un sourire implorant, qui se transforme en supplication. Un sourire qui s’élargit et s’installe en moi et me chasse de l’enfance.

« Comment allez-vous, les garçons ? Comment allez-vous tous les deux ? » L’accent allemand est épais comme du gruau, le comment s’évase pour sonner comme gomment. Dieu merci, nous sommes seuls, nous n’avons pas d’explication à donner aux coturnes de l’Ohio.

« Da ? fait Jonah. Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout est okay ?

— Okay ? » répète notre père en écho. L’empiriste ramène tout aux données de base. Okay ne se mesure pas. Okay est un mètre pliant qui se réduit suivant la vitesse de celui qui mesure. Il inspire. Ses mâchoires tombent pour former un mot. Mais le souffle de la consonne se cramponne au fin rebord de sa gorge, le saut du suicide, le son refuse de sortir. « Il y a eu ein Feuer. Une explosion. Tout… a brûlé. Elle est… » Tous les mots qu’il passe en revue, et rejette, restent suspendus dans l’air entre nous. Et mon père sourit encore, comme si, d’une certaine manière, il était capable d’accepter ce qu’il ne peut même pas nommer.

« Que lui est-il arrivé ? hurle Jonah. Où est-ce que tu as entendu ça ? »

Mon père se tourne vers son fils aîné et penche la tête, tel le clebs perplexe en entendant la voix de son maître sortant du phonographe. Il tend la main pour transpercer la confusion ambiante. La main, trop petite pour être d’une quelconque utilité, retombe sur son giron. Il sourit toujours. Tout partout est déjà. Il opine. « Votre mère est morte.

— Oh », dit mon frère. Et, un instant trop tard, son soulagement se métamorphose en horreur.