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PRINTEMPS 1940-HIVER 1941
 

David Strom épousa Delia Daley à Philadelphie le 9 avril 1940. Tandis qu’ils se juraient amour et fidélité dans la piteuse salle de la mairie de la Septième Circonscription, les nazis déferlaient sur le Danemark et la Norvège.

La cérémonie fut modeste, sans éclat. Les jumelles arboraient des vestes tricotées assorties par-dessus de fines robes lie-de-vin. Charles s’était mis sur son trente-et-un. Michael avait les jambes et les bras qui dépassaient de deux bons centimètres du costume bleu qui lui allait pourtant encore à Noël, à peine quatre mois plus tôt. Le smoking majestueux du Dr Daley était encore plus beau que le costume du marié, qui néanmoins s’était surpassé avec son complet gris croisé. La mère de la mariée portait la robe en soie verte étincelante dans laquelle elle voulait être enterrée. La mariée était radieuse en blanc.

Indépendamment de ce qu’elle pensait de ce mariage, Nettie Ellen avait toujours cru qu’il se déroulerait à l’Alliance Béthel, où elle et Williams s’étaient mariés. L’église où elle avait élevé ses enfants. L’église où Delia avait appris à chanter.

« Ils ne voudront pas, dit Delia.

— Le révérend Frederick ? Un peu qu’il le fera. Cet homme t’a baptisée.

— Oui, maman. Mais il n’a pas baptisé David. »

Nettie Ellen réfléchit à cette considération technique. « Il peut d’abord faire ça, et ensuite s’occuper de vous deux. »

« Ma mère veut que tu te convertisses. » Delia marmonna cet avertissement de dernière minute, en le serrant contre elle, dans la pénombre du minuscule appartement de Washington Heights. Elle s’efforça d’en rire, mais n’y parvint guère. « Pour qu’on puisse se marier dans son église à elle. »

La réponse de David, lorsqu’elle vint, décontenança Delia. « Une fois, j’ai failli me convertir. Quand j’étais petit. Mon père enseignait les mathématiques au lycée. Ma mère travaillait à la maison, elle était couturière. Avant la guerre, ils étaient heureux de tout simplement pouvoir travailler. Mais sous Weimar, pendant une période brève, les temps ont été meilleurs pour les juifs. Rathenau est devenu ministre des Affaires étrangères. Les israélites plaçaient la voie.

— Traçaient.

— Oui, traçaient. Puis, de nouveau, les temps ont changé. Les gens ont raconté que les juifs avaient fait perdre la guerre à l’Allemagne. Ils avaient “vendu” le pays : on dit comme ça ? Sinon, comment les Allemands auraient-ils pu perdre un tel conflit ? Même mon père devenait antijuif. Il perdait patience avec les traditions. Pour lui, tout était question de raison et d’équations. Sa famille était allemande depuis deux cents ans. Cela faisait longtemps déjà qu’ils étudiaient le réel et la logique, et non pas la religion. Et puis, quand j’ai eu onze ans, les antijuifs ont forcé l’auto de Rathenau à quitter la route, et ils l’ont criblé de balles. Ils ont même bombardé l’auto, pour être sûr. »

Delia serra plus fort ses poignets. Il la serra à son tour : elle était tout ce qu’il avait dans la vie, hors du monde des idées.

« Après cela, le chemin est bloqué pour la plupart des gens qui sont juifs, y compris les juifs pas juifs, comme mon père. Ils n’ont plus que des boulots sans intérêt et sans valeur. Comme la physique théorique ! Et même là, la voie est souvent barrée. Mon père voulait nous donner toutes les chances pour l’avenir. Ma sœur est devenue employée de bureau. Il espérait que moi, je terminerais le Gymnasium. Même un rêve comme cela, c’était tenter le diable. J’ai terminé le Gymnasium deux ans en avance, et regarde où j’en suis : encore à l’école. Et Max Strom, qui avait définitivement renoncé au judaïsme, et sa Rebecca, ils sont tous deux… »

Il se replia en un endroit sombre, se tapit dans un pays neutre, où Delia le suivit. Ce chemin, elle le connaissait, elle n’avait qu’à remonter le cours de sa mémoire.

« Toujours il en a été ainsi, pour nous ! Une chose amusante, pourtant. Quand j’étais encore petit, eh bien, mon père m’a dit : va de l’avant. Convertis-toi. Devient quelqu’un. J’ai lu vos Évangiles. J’y ai trouvé beaucoup de vérité. “Rien ne sert d’amasser les trésors du monde terrestre, mieux vaut amasser les trésors du monde céleste.” Ces paroles m’ont profondément ému. Mais elles m’ont laissé dans un paradoxe. »

Elle secoua la tête, qu’elle avait posée contre la poitrine de David. « Je ne comprends pas.

— Si je veux aller de l’avant, je dois devenir chrétien. Mais si je me sers de ma chrétienté pour aller de l’avant, alors je perds mon âme ! »

Elle rit un peu avec lui, tout en se moquant. « Un gain léger entraîne de lourdes pertes.

— Un gain léger ? C’est de toi, ça ? » Il se redressa en position assise et griffonna la phrase dans un carnet aux pages cornées, accompagné d’un diagramme. Pour montrer à son père, un jour, de l’autre côté de la lumière.

Elle l’observa, fascinée. « L’industrie du calepin va exploser, une fois que vous m’aurez épousée, Mr. Strom.

— Toi, tu es chrétienne ? demanda-t-il. Tu crois aux Évangiles ? »

Personne ne lui avait jamais demandé cela de but en blanc. Jamais il ne lui était venu l’idée de se poser ainsi la question. « Je crois… qu’il doit y avoir quelque chose de plus grand et de meilleur que nous.

— Oui ! » David exultait. « Oui. C’est ce que je crois.

— Mais toi, tu ne l’appelles pas Dieu. »

Les yeux de David la vénéraient. « C’est tellement grand, il n’y a pas de nom. C’est mieux. »

Elle lui caressa le front du dos de la main, titilla ses paupières de l’extrémité du doigt, et le regarda droit dans les yeux. « Je croyais que c’étaient les mathématiques qui régissaient tout, pour ton peuple.

— Mon peuple ? Mon peuple ! Oui, certainement. Mais qu’est-ce qui régit les mathématiques ? »

Plus tard, juste avant qu’elle s’en aille passer la nuit chez sa cousine de la Cent Trente-Sixième, à la hauteur de Lenox, il demanda : « Comment allons-nous élever nos enfants ? »

Désormais plus rien ne serait jamais acquis. À partir de maintenant, tout ne serait que lenteur, hésitation, expérimentation, avec au mieux une heure d’avance sur leurs certitudes. L’oiseau et le poisson pouvaient tomber amoureux. Mais la construction du nid durerait éternellement. Chaque réponse était une mort, semblait-il. Enfin elle dit : « Faisons en sorte qu’ils puissent choisir. »

Il opina. « Je peux devenir chrétien.

— Pourquoi ? » Elle remit les lunettes de David en place et lui ramena sa mèche folle sur le dessus du crâne. « Pour qu’on puisse se marier dans une église ? Ça, c’est un gain bien léger, si tant est que c’en soit un !

— Pas pour l’église. Ni pour ta mère. »

Pour elle, c’était plus puissant que les Évangiles. Elle voulut lui dire : Tu es plus chrétien que les chrétiens. Mais cette année-là le compliment eût été pour lui une damnation. « Non. Faisons un mariage civil. Nous réglerons d’abord l’aspect terrestre. Nous aurons tout le temps ensuite pour les cieux. »

Ils se marièrent à la mairie pendant que l’Europe brûlait. Il ne savait pas combien de Strom seraient venus, s’il avait pu les joindre. Quelques années auparavant, alors qu’il était à l’université, sa sœur Hannah avait épousé un intellectuel bulgare. Il avait fallu traîner sa mère au mariage. Un socialiste slave athée : ce n’est pas rien ! Où vivront-ils ? Qui seront-ils ?

Les Daley, eux, se présentèrent en nombre, y compris les cousins de Delia. La salle bruissait d’une allégresse forcée que l’adjoint, un vieil Espagnol à la peau plus mate que celle de Delia, accueillit d’une moue réprobatrice. Le couple était-il sûr ? demanda-t-il. Mais c’était la question qu’il lui fallait poser à tout le monde. Et tout le monde, les épaules affaissées et vaincues de l’adjoint l’attestaient, était toujours sûr.

Trois collègues de Strom, des physiciens de Columbia – trois émigrés d’Europe centrale, qui partageaient sa passion pour la musique –, arrivèrent ensemble. « Pour consoler la pauvre jeune mariée. » Le joyeux sorcier griffonneur de serviettes de table avait aidé chacun d’eux à résoudre quelque problème retors à dimensions multiples, et ils lui en étaient redevables. Une journée à Philadelphie, voilà qui ressemblait presque à des vacances. Mais en les voyant arriver, Strom sentit monter des larmes de gratitude. Ils s’assirent au fond de la salle pendant la cérémonie éclair, communiquant entre eux en une langue qui ressemblait à du grec, ne se taisant que quand l’adjoint leur adressa un regard furieux.

Franco Lugati, le professeur de chant de Delia, était le seul autre Blanc, si tant est que juifs et autres nomades des sciences eussent droit à cette qualification. Il suivit les Daley chez eux pour la réception. En guise de cadeau aux jeunes mariés, il fit venir un orchestre de chambre – hautbois, basson, deux violons, alto et basse continue – pour accompagner l’air nuptial de Bach qu’il chanta, O Du angenehmes Paar. La bienheureuse paire était bien trop surexcitée pour entendre la musique. Le Dr Daley se tint au garde-à-vous devant les instrumentistes. Les musiciens ne firent pas de vieux os. Un verre de punch en vitesse après la cadence finale, et ils s’éclipsèrent. Lugati, mêlant allègrement excuses et vœux de bonheur, prit congé peu après.

Une fois les musiciens partis, la vraie musique commença. Les jumelles se lancèrent dans une revue burlesque à moitié improvisée de l’art de prédilection de leur sœur, sans omettre les nombreux changements de costumes : une parodie si évidente que même David sut à quel moment il devait rire. Puis, sachant que leur père pouvait difficilement l’interdire face à un tel public, elles se lancèrent au piano dans une grille de blues chatoyante et sombre, tandis que Michael improvisait sur le thème des chagrins matrimoniaux et de la fin de la liberté. Charles courut à l’étage et redescendit avec son sax ténor. Delia Daley Strom était alors trop ravie pour faire mine de s’y opposer. Elle alla même jusqu’à reléguer ses sœurs dans les tons plus graves pour pouvoir elle-même improviser gaiement dans les aigus.

Un fredonnement commença quelque part au sein de l’assemblée. Personne en particulier n’en fut à l’origine, mais tout le monde, collectivement, le reprit. Strom saisit quelques mots – des bribes éparses du Cantique des cantiques, transportées aussi loin que possible de Canaan. Mais au milieu du plus vieux chant nuptial du monde, vinrent des paroles qu’il n’avait encore jamais entendues. « Mon frère, es-tu là pour l’aider ? Donne-moi la main et prions. Ma sœur, es-tu là pour l’aider ? Donne-moi la main et prions. »

Sans concertation préliminaire, ceux qui étaient venus souhaiter les vœux de bonheur formèrent en chœur un crescendo soul à cinq voix, bordé néanmoins d’une réminiscence en septième mineure qui, même dans la plus grande liesse, jamais ne disparaîtrait. Pour la première fois de sa vie, Strom se sentit entouré d’un halo de bien-être. Avant de s’achever le morceau s’éleva en une pure pulsion rythmique, étage après étage, chaque ornement étant unique en son genre.

Pendant tout le temps où on chanta, les collègues de Strom restèrent en groupe sur le canapé des Daley, leurs petites assiettes de charcuterie en équilibre instable sur les genoux. « Vous êtes impolis, leur dit David. C’est un mariage. Kommen Sie. Allez immédiatement parler aux autres avant que je vous fiche dehors par la peau des fesses. »

Mais ils se tournèrent vers lui, émerveillés, et lui racontèrent les évolutions toutes récentes du cyclotron de Berkeley et les derniers essais en date – les traces d’un élément, l’uranium, qui emportait la matière au-delà du terminus de la nature. La jeune épouse de Strom dut venir l’extraire de la surchauffe spéculative qui s’ensuivit pour le ramener à sa propre fête.

Le Dr Daley, les yeux sur le groupuscule de Blancs, entendit subrepticement la nouvelle. « Êtes-vous en train de dire, messieurs, que nous avons réussi la transmutation de la matière ? L’homme arrive-t-il enfin à fabriquer de nouveaux éléments ? »

Oui, lui répondirent les Européens. Tout avait été réécrit. L’espèce humaine venait d’entrer dans une phase de création absolument nouvelle. Ils firent une place au docteur sur le canapé, lui dessinèrent des diagrammes, ébauchèrent les tables des poids et de numéros atomiques. Et c’est ainsi que la pièce se scinda en deux. Non pas Blancs d’un côté et Noirs de l’autre, ni indigènes et immigrés, ni même les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, mais les chanteurs contre les sculpteurs, personne ne sachant quel était l’art le plus dangereux des deux, ni lequel était le plus à même d’inverser enfin le cours des souffrances infligées au monde.

Les vivres vinrent à manquer et les convives commencèrent à se disperser. Le calme enveloppa les invités qui étaient restés, un calme qui fut rompu quand Nettie Ellen poussa un cri d’outre-tombe. Elle disparut dans la cuisine et en rapporta un balai richement décoré. « On était censés le faire au moment où vous entriez tous les deux dans la maison ! »

Elle disposa les invités en cercle, ne manquant pas d’inclure les amis prométhéens du jeune marié. Elle attrapa son mari. « Rends-toi utile, pour une fois. » Et lui mit d’autorité le balai entre les mains.

Tout le monde rigola, à l’exception de la mariée étonnée. Le balai – un vague cimeterre en paille, de fabrication maison – était orné de fleurs et de rubans multicolores, c’était l’œuvre de Lorene et Lucille, sous la haute autorité de leur mère. Aux rubans étaient accrochés des dizaines de breloques magiques : la cuiller de Delia bébé, une boucle de ses cheveux quand elle avait dix ans, la bague qu’elle avait portée pendant toute l’école primaire, une photo d’elle en train de pousser le landau des jumelles, une croche en papier aluminium, le programme roulé de son premier récital à l’église. Il y avait aussi sur le balai quelques éléments concernant son mari : les aiguilles d’une montre-bracelet cassée, arrêtée sur trois heures pile, un bouton de manchette solitaire estampillé Columbia University lui ayant été dérobé par un tour de passe-passe, et une minuscule étoile de David telle qu’il n’en avait jamais porté, récupérée dans une brocante de Southwark.

Le Dr Daley commença l’invocation d’une voix large et froide comme un fleuve. « Chaque couple a besoin de ses amis et de sa famille pour arriver ensemble au bout du voyage. Ce couple-ci… » Il attendit en silence que sa voix revienne. « Ce couple-ci aura besoin de chacun d’entre eux. »

Pendant le discours du docteur, mari et femme furent invités à attraper le manche du balai et parcourir le cercle complet. Ils firent deux fois le tour, après avoir balayé les heures d’une journée complète. Les poils du balai décoré faisaient de chaque personne présente un témoin solennel.

« Pour rester un couple, il ne suffit pas de le vouloir. »

Quelqu’un dans le cercle lança : « Continue.

— Un couple doit être à la fois moins que deux et beaucoup plus que deux.

— C’est vrai, dit Nettie Ellen, tandis que le balai passait devant elle.

— C’est une étrange mathématique – une géométrie non euclidienne de l’amour ! »

David Strom leva les yeux vers son beau-père, le sourire jusqu’aux oreilles. Delia aussi scruta son père, la tête penchée comme une porte moustiquaire qui aurait perdu son ressort. Son médecin de père, homme de raison s’il en fut, se révélait prédicateur en chambre.

« Ces deux-là pourraient être emprisonnés pour ce qu’ils font. Mais pas dans cet État !

— Que non !

— Ni dans l’État dans lequel ils ont choisi de vivre.

— L’État de grâce, lança quelqu’un.

— Allez en paix, longue route à vous », conclut William Daley, si calmement qu’aucun des deux jeunes mariés ne se rendit compte qu’il avait fini. Il fut demandé au mari fraîchement adoubé de poser le balai par terre devant sa femme, dans le sens de la longueur. On compta jusqu’à trois, et ils sautèrent par-dessus pour atterrir de l’autre côté.

Des rires et des applaudissements éclatèrent. « Qu’est-ce que ça signifie ? » s’enquit le jeune marié.

C’est la mère de la mariée qui répondit. « Ça signifie que tout a été nettoyé. Ça signifie que la maison dans laquelle vous allez emménager est propre, de fond en comble. Toutes les mauvaises choses du passé : ouste, du balai ! »

Sa fille secoua la tête, faisant acte de désobéissance pour la première fois de sa vie. Elle avait les yeux humides ; non, imploraient-ils. « Ça signifie… Ça signifie qu’on n’aurait… qu’on n’aurait même pas… »

David Strom avait le regard rivé au sol, il fixait le balai en paille. Les mots de sa femme lui parurent soudain clairs. Des siècles en dehors des lois, exclus de la vue de Dieu, dépouillés du droit humain le plus élémentaire : se marier. Il regardait par terre, cette cérémonie civile, cette église, ce balai, cette promesse sommaire, cet accord secret, illégal, cette clause sacrée plus forte que n’importe quel contrat signé, plus durable que le pacte le plus officiel, le vœu de se montrer à la hauteur de l’âme purifiée…

Les derniers invités s’en allèrent, ne laissant derrière eux que leurs bons vœux. Les enfants Daley se montrèrent soudain timides et renfrognés, ils comprenaient seulement maintenant l’ampleur de l’acte que venait d’accomplir leur sœur. Le Dr Daley et Nettie Ellen firent asseoir le couple sur le canapé du salon, dans la pièce de devant. Ils firent apparaître une enveloppe décorée que Delia ouvrit. À l’intérieur se trouvait la photo d’une épinette.

« On va vous la faire livrer », dit le Dr Daley. Et sa fille éclata en sanglots.

Ils prirent congé après de sobres embrassades. Le nouveau couple quitta la maison des parents. David portait les bagages, et Delia se cramponnait au balai. Ils regagnèrent New York dans une voiture de location. Pour leur lune de miel, ils ne pouvaient aller nulle part ailleurs que dans l’appartement de célibataire de David. Nulle part ailleurs on ne les accepterait. Mais dans l’horizon qu’ils partageaient ce premier soir, leur joie était plus forte que les chutes du Niagara.

Ils évoluèrent avec une perplexité prudente – un petit duo plein de sollicitude, mené allegro. La vie ensemble était quelque chose que ni l’un ni l’autre n’aurait pu anticiper. Cela les fascinait, toutes leurs hypothèses si erronées, c’en était comique. Ils s’observaient à table, par-dessus les plats, dans la salle de bains, dans la chambre à coucher, dans l’entrée de l’appartement, toutes leurs habitudes bouleversées. Il leur arrivait parfois de rire, parfois ils étaient incrédules, prenant de temps à autre du recul pour goûter une révélation tardive. Dans l’âpre négociation de l’amour, ils étaient chanceux, car ce qui était règle d’or pour l’un des deux, souvent n’avait aucune importance pour l’autre.

Apprendre et comprendre l’autre était une entreprise de longue haleine, mais pas plus difficile, après tout, que le métier de vivre. Les malentendus semblaient laisser toujours assez de force à celui qui avait été lésé pour réconforter le coupable. Le dégoût que l’extérieur leur renvoyait ne faisait que rendre plus solide l’abri qu’ils se fabriquaient. En chantant, ils parlaient le même langage. En musique, ils trouvaient toujours la tonalité juste. Personne dans leur cercle d’amis musicaux ne les entendit jamais se quereller. Et pourtant, ils ne s’appelaient jamais autrement que par leurs prénoms. Le simple fait de s’identifier, c’était ce que l’amour pouvait réserver de mieux. Ils pouvaient être facétieux l’un avec l’autre, faire preuve d’insolence et de railleries, feindre le chagrin. Mais leurs paroles les plus affectueuses n’étaient pas faites de mots.

Au bout de deux mois de vie commune, ils furent évincés de leur appartement. Ce soufflet, ils s’y étaient attendus. Delia prit son courage à deux mains, elle enfila sa plus belle robe, la bleue aux épaules évasées, et arpenta le quartier de City College à la recherche d’un endroit où on les laisserait vivre. Elle dut élargir sa quête plus au nord, traversant des quartiers aux frontières floues. Son mari avait entrevu quelque chose. « L’oiseau et le poisson construiront leur nid à partir de rien ! » Pendant encore un certain temps, cette pensée la réconforta.

Le nid apparut par magie. Une femme que Delia avait rencontrée dans une chorale qui payait mal les guida jusqu’à une sainte parmi les saintes, toutes espèces confondues : Mme Washington possédait une maison en pierre de taille du New Jersey, dans le quartier de Hamilton Heights. Reconnaissante, Delia tomba aux pieds de la femme et lui offrit gratuitement ses services – décapage du sol, replâtrage des murs – jusqu’au jour où même la logeuse ravie ne put en toute bonne foi la laisser trimer plus longtemps.

Pendant des mois, ils vécurent dans un présent bienheureux et paisible. Puis, un beau jour, Delia rentra de chez le médecin en arborant un sourire terrifié. « Nous allons être trois, David. Comment allons-nous faire ?

— Tu sais bien, comment ! Tu l’as déjà vu », dit-il. Effectivement, elle l’avait déjà vu.

Elle chanta pour son premier enfant alors qu’il était encore dans son ventre. Elle inventa des opéras entiers constitués de syllabes dénuées de sens. Le soir, installés à l’épinette que les parents de Delia leur avaient offerte, ils chantaient des morceaux à deux voix. Elle appuyait l’abdomen contre le bois vibrant, laissant les ondes des harmonies se diffuser en elle.

David posait l’oreille sur sa rondeur et écoutait pendant des minutes entières. « Il y a déjà du monde, là-dedans ! » Il entendait des fréquences inaudibles à l’oreille, tout en se livrant à des calculs de projection dans le temps. « Ténor, prédit-il.

— Seigneur, j’espère. C’est toujours eux qui ont les meilleurs rôles. »

Au lit, sous la couverture en laine grise, dans une pénombre telle que même Dieu ne pouvait les épier, elle lui dit ses peurs. Elle parla à son mari de son doute permanent, de cette circonspection quotidienne tellement enracinée en elle. Elle parla des fois où elle devait se détourner face aux provocations, ses sourires face aux humiliations mesquines, ne sachant jamais sur quel pied danser, épuisée à force d’être obligée, à chaque minute de sa vie, d’incarner tout sauf elle-même. Son effroi, comme elle l’appelait, était plus gonflé que son ventre. « Comment pouvons-nous espérer les élever ?

— Femme. Ma superbe épouse. Personne ne sait comment élever des enfants. Pourtant il semble que les gens le font depuis la nuit des temps.

— Non. Je veux dire, que vont-ils être ? » Et ensuite : que ne seront-ils pas ?

« Je ne comprends pas. » Évidemment. Comment aurait-il pu ?

« Oiseau ou poisson ? »

Il opina et lui ouvrit ses bras. Et comme désormais elle n’avait plus d’autre endroit, elle se laissa prendre dans ses bras.

« Est-ce qu’on a vraiment notre mot à dire ? » demanda-t-il. Elle rit contre sa clavicule. « L’enfant aura quatre choix. » Elle se dégagea d’une secousse et l’observa, étonnée. « Je veux dire, c’est juste une question mathématique ! Ils peuvent être A et pas B. Ils peuvent être B et pas A. Ils peuvent être A et B. Ou bien ils peuvent être ni A ni B. »

Trois choix de plus que ce qu’aurait jamais cet enfant. Le choix et la couleur de peau étaient deux notions mortellement opposées, plus éloignées l’une de l’autre que Delia et l’homme qu’elle avait épousé ne l’étaient. Une autre mathématique lui vint à l’esprit : qu’il ait ou non le choix, leur enfant serait différent de l’un de ses parents au moins.

Delia retourna à Philadelphie pour accoucher. La maison de son père était vaste, et l’expérience de sa mère plus vaste encore. Son mari suivit, dès que ses obligations à l’université le lui permirent. Coup de chance, David arriva à temps pour la naissance. C’était la fin du mois de janvier 1941, à l’hôpital où William exerçait, à un kilomètre de l’hôpital de meilleur standing où Delia avait naguère travaillé.

« Qu’est-ce qu’il est clair, chuchota la mère ébahie, lorsqu’on lui laissa prendre le bébé dans ses bras.

— Il foncera avec le temps, lui dit Nettie Ellen. Attends un peu, tu verras. » Mais l’aîné de Delia ne fit jamais ce qu’il était censé faire.

David annonça par courrier la nouvelle à ses parents, comme pour le mariage. Il leur raconta tout sur leur nouvelle belle-fille et sur leur petit-fils, ou presque tout. Il lui tardait que vienne le jour où, enfin, ils se retrouveraient tous. Puis il envoya la lettre vers ce vide, qui chaque jour semblait plus vaste encore. La forteresse de Hollande était tombée. Rotterdam, où ses parents s’étaient réfugiés, avait été détruite. Il écrivit à Bremer, le vieux proviseur de son père, à Essen, lui posa toutes les questions en phrases codées, ne citant aucun nom. Mais il n’eut aucune nouvelle en retour, de nulle part.

Les nazis s’emparèrent du continent, de la Norvège aux Pyrénées. La France et les Pays-Bas avaient disparu. Chaque semaine, le silence s’abattait sur un nouveau théâtre – la Hongrie, les Balkans, l’Afrique du Nord. Enfin un mot arriva – une note gribouillée de la main de Bremer, qui avait échappé aux censeurs via l’Espagne :

 

J’ai perdu leur trace, David – Max et Rachael. S’ils sont quelque part, ils sont revenus en Allemagne. Un voisin du NSB à Schiedam, où ils étaient partis se cacher, les a dénoncés au Arbeiteinsatz. Je ne peux pas non plus joindre ta sœur ; elle et son Vihar se sont peut-être échappés. Mais, où qu’ils soient, ce n’est qu’une question de temps… C’est la fin, David. Peu importe ce que tu écris, ça n’a plus d’importance. Vous serez bientôt tous rassemblés et simplifiés. Ne restera personne, vous n’aurez même pas eu votre grand moment au sommet du mont Masada.

 

David montra le message à sa femme – tout cela, il s’en doutait depuis longtemps. Chacun maintenant savait combien la vie de l’autre n’était que ruines. Sous cet auspice – Ta famille, disparue – chacun devint la raison d’être de l’autre.

Et le garçon, à son tour, devint la raison d’être de ses parents. Terrifiés par les menaces contenues dans chaque rafale de vent, minuscules, innombrables, réchauffant son lait au demi-degré près, ils apprirent au fil des semaines que les enfants survivent même aux meilleures intentions des parents.

« Il a déjà sa personnalité, s’émerveillait Delia. C’est déjà un petit homme ! Quelqu’un d’entier, indépendamment de notre volonté. Tout ce comportement de bébé, c’est juste pour nous faire plaisir. Pas vrai ? Oh oui, c’est vrai. »

Face à toutes les craintes de ses parents, le bébé gazouilla. Ils le ramenèrent à Philly à l’âge de trois mois. Le garçon chanta pour ses grands-parents, il babillait avec une telle justesse que le grand-père se transforma en une boule de fierté anxieuse. Le vieux médecin de famille faisait les cent pas tout en se rongeant les sangs. « Attention ! Attention à sa tête !

— Vous devriez penser à le faire baptiser, dit Nettie Ellen. Il grandit terriblement vite. Oh, oui, c’est que tu grandis vite, hein ! »

Delia répondit en toute simplicité ; cela faisait des semaines qu’elle s’y préparait. « Il pourra se faire baptiser quand il sera plus vieux, maman. S’il en a envie. ».

Nettie leva la main, repoussant d’emblée d’improbables credo. « Mais alors vous allez l’élever selon quelle confession ? La confession juive ?

— Non, maman. Non. »

Nettie Ellen tenait son petit-fils contre son épaule et regardait alentour, prête à s’enfuir avec lui. « Il faut qu’il entende parler de Dieu. »

Delia adressa un sourire à son mari, à l’autre bout de la pièce. « Oh, il entend parler de Dieu pratiquement chaque soir. » Elle ne précisa pas : en lydien, en dorien, en allemand et en latin.

Le médecin s’abstint de poser la question que Delia savait imminente. Question qu’elle réussit à éviter, à force de volonté, jusqu’à ce qu’elle ait enfin trouvé une réponse. Le jour où l’étrange mathématique de sa famille serait en mesure d’inventer un cinquième choix.