Nous sommes tous les quatre à la maison pour Noël, les deuxièmes vacances d’hiver de Ruth depuis qu’elle est entrée à l’université. C’était il y a un tiers de siècle. Les années soixante commencent juste à swinguer. Les classements du Billboard sont trustés par des Anglo-Saxons hirsutes en costumes edwardiens qui viennent juste de découvrir tous les accords tabous avec lesquels les Noirs américains jonglent depuis déjà plusieurs décennies. Un poète noir parvient en dansant à décrocher le titre mondial des poids lourds. Pour Noël, Ruth m’offre un magazine consacré au boxeur poète, et elle rigole comme une démente quand je l’ouvre. Ensuite, elle me donne mon vrai cadeau : un livre illustré sur l’histoire du blues. Moi je lui offre le pull-over qu’elle m’avait demandé, qu’elle ne quittera pas pendant deux jours, même pas pour dormir.
Elle passe les doigts dans mes cheveux « Quand tu te peignes, pourquoi tu les aplatis comme ça ? demande-t-elle.
— Peigne ? » reprend Jonah d’un ton narquois.
Je ne sais pas quoi dire. « C’est comme ça qu’ils poussent.
— Tu devrais les redresser. Ça t’irait beaucoup mieux. »
Jonah pouffe. « Tu as un autre boulot en tête pour lui ?
Quelque chose a été détruit entre mon frère et ma sœur. Je mets ça sur le compte de l’époque. Celui qui succède à l’homme à la casquette, à la tête du pays, est mort – tous ses atermoiements et ses explications ont éclaboussé la banquette d’une décapotable. Un an plus tard, notre père le pleure encore. Celui qui le remplace a signé les droits civiques, ils sont désormais garantis par la loi, mais c’est déjà trop tard pour empêcher l’été de s’embraser, le premier d’une longue série.
C’est Harlem qui a donné le coup d’envoi, et ma sœur était là. Il y a cinq mois, un agent de police a tué un garçon noir de deux ans plus jeune que Ruth, à une dizaine de rues de là où notre famille habitait naguère. Le CORE – le Congrès pour l’égalité raciale – a organisé une manifestation, et un groupe d’étudiants de NYU Uptown étaient présents, dont ma sœur, dans sa panoplie nouvelle d’activiste. Ils ont commencé à défiler dans Lenox, un modèle de manifestation pacifique. Mais ça a déraillé lorsque les manifestants ont croisé les forces de police. Le défilé s’est disloqué et la folie s’est répandue partout, avant que Ruth ou qui que ce soit comprenne ce qui se passait.
Comme elle nous le raconte, au dîner du réveillon de Noël, il a suffi de quelques secondes pour que tout le monde se disperse dans les cris. La foule s’est éparpillée. Ruth a essayé de retourner en courant là où les cars étaient garés mais, dans le chaos, elle est partie dans le mauvais sens. « Quelqu’un m’a poussée. Complètement prise de panique, j’ai heurté un policier qui était sur le trottoir et qui tabassait tout ce qui bougeait. Il est arrivé avec sa matraque, et m’a frappée exactement là. » Elle me montre, en m’attrapant le haut du bras.
Plus terrifiée que blessée, elle a plongé dans un océan de jeunes gens qui tous couraient pour sauver leur peau. Elle a réussi à traverser ce capharnaüm et à retrouver son chemin jusqu’à la maison. Cinq mois plus tard, elle ne sait toujours pas comment elle s’en est sortie. Encore un enfant de Harlem mort, et des centaines de manifestants blessés. Pendant deux journées et deux nuits, tout le monde est descendu dans la rue. Ensuite le feu s’est propagé à Bedford-Stuyvesant, puis, au cours des semaines suivantes de ce sale été, a gagné Jersey City et Philadelphie. Tout cela juste un an après qu’un quart de million de personnes – dont Da et Ruth – furent descendues sur le Mail pour entendre le plus beau discours improvisé de toute l’histoire de ce pays. « “I have a dream”, dit ma sœur en secouant la tête. Tu parles, plutôt un cauchemar, si tu veux mon avis. »
Après que l’émeute se fut calmée toute seule, Ruth et son bras amoché retournèrent à University Heights, où elle s’empressa de changer de filière : elle laissa tomber l’histoire et choisit le droit. « Il n’y a que le droit qui puisse avoir prise sur ce qui est en train de se passer, Joey. » À ses yeux, l’histoire n’était plus en mesure de prédire ce qui allait lui arriver.
L’histoire, aujourd’hui, c’est uniquement nous quatre. Da fait les cent pas dans son bureau. Jonah est allongé par terre, il fait un nouveau puzzle que Da lui a offert pour Noël. Moi, je suis assis sur le canapé à côté de Ruth, qui a manœuvré toute la journée pour en arriver à une question précise. « Qu’est-ce que tu te rappelles de Maman ? » me demande-t-elle, en essayant encore d’arranger ma coupe de cheveux. Comme si elle réclamait un vieux numéro de danse. Qu’est-ce que tu te rappelles ? Elle veut vraiment savoir, même si elle a déjà décidé de la réponse.
Jonah et moi avons ménagé cette pause au milieu de notre tournée des petites villes – dix-huit concerts dans tous les auditoriums pleins de courants d’air de la côte nord du Pacifique – afin de renouer le contact avec notre famille. Cela fait des mois que je ne me suis pas assis pour discuter avec Ruth. Elle a vécu une émeute, ne met plus que des vêtements noirs serrés, a changé de filière à la fac, déborde d’idées entendues là-bas. Elle lit des livres écrits par des sociologues de renom dont je n’ai jamais entendu parler. Elle m’a dépassé dans tous les domaines, hormis la musique. Elle me fait l’impression d’être une cousine exotique, inconnue, qui aurait beaucoup voyagé. Jadis, elle avait presque mon âge. À présent, elle s’amuse de ma sénilité gâteuse.
« De Maman ? » je réponds. Un vieux truc de Maman, ça : toujours répéter la question, pour gagner du temps. « Tu sais bien. La même chose que toi : rien de plus. »
Ruth arrête de me tripoter les cheveux. Elle ramasse le livre sur le blues, le cadeau qu’elle m’a fait, et le feuillette. « Je veux dire, avant que je naisse.
— Tu devrais demander au bonhomme. » D’un geste du pouce j’indique notre père qui, dans un état de perturbation quantique, fait les cent pas, tout excité, en traçant un ovale délimité par la salle à manger d’une propreté d’hôpital et son bureau rongé par le chaos. Ruth se contente de lever les yeux au ciel. Da est déjà hors d’atteinte, à mi-chemin entre ici et la dimension que Maman occupe à présent, quelle qu’elle soit. Il sait tous les messages que Maman, au-delà du souvenir, pourrait nous communiquer, mais il ne peut pas nous les transmettre. De temps en temps, tout en faisant les cent pas, il grommelle une vague syllabe à l’intention de personne en particulier, puis s’effondre devant son bureau et consigne sur le papier une cavalcade de symboles. Récemment, le mystère de la très ancienne énigme qui se pose à lui s’est épaissi. Fitch et Cronin, deux collègues basés à Princeton, qui travaillent à Brookhaven sur une problématique identique, viennent de briser la carapace du passé : la symétrie temporelle est violée au niveau subatomique. Les équations du monde ne sont plus nettement réversibles. Da tourne en boucle dans les pièces du rez-de-chaussée de cette nouvelle maison, il secoue la tête en chantonnant : « Ah, le doux mystère de la vie ! » Cet air commence à tous nous taper sur le système.
Nous ne sommes plus que quatre dans une maison qui n’appartient à personne. L’ancienne maison de Hamilton Heights est bannie sur quelque planète du souvenir qu’aucun de nous ne peut plus atteindre. Notre père a acheté celle-ci, juste après le Washington Bridge, à Fort Lee, dans le New Jersey, sur un coup de folie, celui de croire que nous, les enfants, aurions à cœur ce nid transplanté. Il ne nous voit plus. Ce quartier fait passer ses trois rejetons pour les élèves d’un programme d’échanges culturels étrangers. Ruth en particulier fait penser à une déléguée à l’ONU de l’un de ces pays nouvellement décolonisés dont personne n’a entendu parler.
Même ces retrouvailles à la faveur des vacances de Noël sont tristement artificielles. Ruth a trouvé une guirlande et quelques loupiotes, mais personne n’était d’humeur à se lancer dans de la décoration. La première soirée d’Hanouka s’est terminée en plateaux télé. Pour Noël, nous avons commandé des plats chinois à emporter. Les anges messagers du jour sont partis sous d’autres cieux, sur un autre flanc de colline, à des kilomètres des Palisades, où ils annoncent le mystère de la naissance à d’autres bergers, plus enclins à apprécier les bonnes nouvelles.
C’est la dernière fois que nous serons ensemble comme ça. C’est à chaque fois la fin de quelque chose, mais cette fois, même moi, je sens la fin d’un monde. Ruth est assise sur le canapé, à bichonner son bras – six mois plus tard, l’ecchymose est encore tendre. Quelque chose que je n’arrive pas à nommer lui est arrivé depuis qu’elle est partie à l’université. Quelque chose à l’œuvre dans tout le pays, et qui déjà se déplace trop vite pour que je le voie. L’horloge du pays s’est arrêtée, et la mienne poursuit sa course. Maman a toujours dit que, dès la naissance, j’étais très vieux. « Celui-ci aura été un patriarche dès la naissance, a-t-elle murmuré un jour à Da, croyant que je m’étais endormi. Et il sera de plus en plus vieux à chaque fois que l’humanité lui fera rentrer du plomb dans la cervelle. »
À présent, je suis devenu le grand-père de Ruth. Elle me regarde et quémande des souvenirs que je suis le seul à pouvoir évoquer, en raison de mon grand âge. Je suis pour elle le seul lien fiable lui permettant de retrouver une pièce que les murs coulissants du temps ont hermétiquement fermée, à laquelle elle n’a plus accès. Elle a changé, pendant que nous étions en tournée. Ruthie, Root, tout ça, c’est terminé. Elle porte des jeans noirs serrés et ce pull-over noir au col en V. Elle essaye de se coiffer en relevant ses cheveux, mais ils sont trop fins. On dirait qu’elle a voulu traverser à la nage les courants puissants de la mode, avant de paniquer et de faire demi-tour. Son corps est devenu parfait depuis la dernière fois que je l’ai vue. Je détourne les yeux quand elle se penche vers moi pour me demander : « Comment on était, tous, quand j’étais petite ?
— Tu étais capable de déchiffrer une partition avant même d’ouvrir les yeux. Tu étais la meilleure, Ruth. Tu étais inégalable. »
Nous n’avons pas chanté ensemble, en famille, de toutes les vacances. Chacun de nous n’a pensé qu’à ça, mais personne ne l’a proposé. Jonah et moi répétons quotidiennement, mais cela ne compte pas. Les seules autres notes viennent de Da : ses millions de refrains en boucle de « Ah, doux mystère ». « Ah, doux mystère… de la vie… Enfin je t’ai trouvé ! » Ce à quoi nous autres, les enfants, n’ajoutons aucune harmonie.
« Joey, espèce d’andouille ! » L’accent de Ruth a traversé le fleuve vers Brooklyn, comme si nous n’avions pas eu la même éducation. Ce qui est le cas, je suppose. « Je n’ai pas besoin de savoir des choses sur moi ! »
Nous nous tournons tous les deux vers Jonah, le seul à être vraiment assez âgé pour disposer de données solides. Il est allongé par terre, il est occupé par son puzzle et chantonne dans sa barbe l’aperçu arpégé du paradis à la fin du Requiem de Fauré. Ses sourcils se froncent tandis que nous focalisons notre silence sur lui – Hmm ? – comme s’il ne nous avait pas entendus. Il a enregistré chaque mot. « Une contralto ! explose-t-il. Nous affons besoin d’une contralto en plusse ! » La caricature de Da, consacrée par l’usage, et qui date de nos toutes premières années. L’accent est tellement juste que même Da cesse de faire les cent pas dans la salle à manger pour nous sourire en utilisant ce qui, jadis, a été son corps.
« Une contralto ! » J’y vais, à mon tour, de ma consciencieuse imitation. « Femmeu, quand me feuras-tu uneu condralto ? »
Ruth sourit en entendant ce gag canonique. Mais elle n’ajoute pas de tirade de son cru. Ruth, la contralto, n’a pas chanté une seule note depuis qu’elle est partie pour l’université. Elle se pince les joues en signe de frustration. « Non ! Non, bande de blancs-becs imbéciles. » Elle gifle le canapé de sa paume ouverte. Elle m’attrape l’avant-bras et le mord. « De quoi vous souvenez-vous à propos de Maman ? »
Durant toutes les vacances, c’est la seule question de ma sœur – ma sœur qui avait à peine dix ans quand le monde qu’elle veut retrouver s’est prématurément achevé. Elle fut la première à découvrir le feu dans lequel brûlèrent toutes nos photos. À présent, tous ses souvenirs se sont étiolés, ils ne sont pas fiables, à l’exception du souvenir de l’incendie proprement dit. Elle pense que Jonah et moi y avons encore accès. Notre sœur veut retrouver un lieu sans dimension, clos, sans même aucun rapport avec celui qu’elle nous demande maintenant d’inventer pour elle.
J’attends que Jonah réponde. Ruth le pousse de la pointe de l’orteil. Mais il s’est remis à chantonner la messe funèbre douceâtre de Fauré, tout en faisant glisser les pièces de son puzzle. C’est à moi qu’il échoit, dans cette vie, de m’assurer que tous ceux que j’aime ne repartent pas sans réponses à leurs questions. Ce Noël-ci, plus que jamais, c’est une situation sans issue. Il faut que je commence à chercher un meilleur boulot. « Tu veux des histoires qui remontent à l’époque d’avant ta naissance ?
— Avant. Après. Je ne suis pas en position de faire la difficile. » Ma sœur parle à ses mains occupées à déplumer un coussin à pompons qu’elle a choisi comme cadeau de Noël pour Da. Lie-de-vin et or, des coloris qui jamais ne franchiraient le seuil de son appartement à elle. « Nom de Dieu, Joey ! Donne-moi ce que tu as ! » Sa voix est un halètement rauque de contralto. « Maman est floue, elle m’échappe. Je n’arrive pas à la retenir. »
Ce que je sais avec certitude, ma sœur n’en a pas besoin. Les choses dont elle a besoin, je n’en suis plus sûr. Je fouille dans le désordre de la boîte à chaussures du passé, toutes mes propres photos ont brûlé. Une ombre de milieu de journée tombe en travers du canapé, entre nous. Maman est ici. Je la vois : son visage, que jadis je pris pour mon propre reflet, sa bouche, l’idée de toutes les bouches, ses yeux, tous les yeux. Mais pour moi aussi elle est floue, à présent. Je ne suis plus sûr des traits de son visage. Comme je n’ai plus aucun élément pour vérifier, je ne peux pas savoir le traitement que je lui ai infligé. « Elle te ressemblait, Ruth. Toi en légèrement plus grande, légèrement plus pleine. »
Jonah se contente de grogner. Ruth baisse les yeux, troublée et sceptique. « Sa voix était comment ? »
Le timbre de sa voix vibre dans les os de mon crâne. Il est là, si proche, que je n’arrive pas à l’atteindre. Le son de sa voix est une seconde nature, mais essayer de le décrire serait pire qu’un enregistrement médiocre. Pas ceci ; pas cela. Je suis incapable de dire à quoi ressemblait la voix de ma mère, tout comme je suis incapable de m’entendre chanter. Même Jonah ne saurait pas la reproduire.
« Elle… Je ne sais pas. Elle avait l’habitude de nous appeler “JoJo”. Nous deux. » Je donne un coup de pied à mon frère immobile. « Comme si nous étions un seul enfant avec deux corps.
— Je me souviens. » Ruth se tortille sur place. Ce n’est pas ce qu’elle veut.
« C’était un professeur fantastique. Elle arrivait à nous féliciter et à nous corriger dans le même souffle. “JoJo, c’est magnifique. C’était presque parfait. Essaye deux ou trois fois et je suis sûre que tu maîtriseras le saut d’octave.” »
Jonah hoche juste la tête. Il n’a jamais été chaud pour les rôles de comprimario. S’il n’occupe pas le centre de la scène, ces temps-ci, il ne prend même pas la peine de faire son entrée.
« Est-ce qu’elle avait des élèves ?
— Tout le temps. Des adultes doués, qui revenaient à la musique. Des adolescents et des gamins plus âgés du quartier.
— Noirs ou blancs ? » Tout ce que demande ma sœur, c’est ce que lui demandent les gens. C’est la seule question intéressante, dans le Bronx, à NYU Uptown. Dans les rues survoltées de Harlem. L’ancien quartier.
Je me retourne sur le canapé, en amazone, pour regarder par la baie vitrée. On ne peut faire une rue plus blanche. Je m’imagine gamin dans ce quartier, un petit banlieusard, qui se serait baladé à vélo dans ces rues proprettes, à jouer au ballon sur sa parcelle de terrain, participant à l’exode, loin des centres-ville. Même s’ils l’avaient voulu, nos parents n’auraient pas pu vivre ici. Gamin, je n’aurais pas pu déambuler dans ces rues sans me faire trucider. Même maintenant, à l’occasion de cette brève visite familiale, il y a déjà un voisin au téléphone en train d’appeler la police. Ce soir, si je fais un tour à pied dans le coin, ils m’arrêteront pour interrogatoire.
Je me rends soudain compte à quel point Jonah et moi quittions rarement la maison, même en ville. Nous restions chez nous, blottis contre le piano, autour de la radio ou bien de l’électrophone. Il fallait que Maman nous oblige à sortir. Je fais le compte : combien parmi les tortionnaires de notre enfance étaient noirs, combien étaient blancs, combien étaient aussi ambigus que nous l’étions. Toute la gamme était représentée. « Les deux, je crois. Surtout des Noirs, peut-être ? »
Je jette un coup d’œil à Jonah, la seule véritable autorité en la matière. Cette différence d’un an entre nous était alors presque comme un siècle. Jonah laisse son puzzle et d’une profonde voix de gospel entonne : « Rouge et jaune, noir et blanc, ils sont égaux à Ses yeux. Jésus aime tous les petits élèves de ce monde. » Ruth rit, malgré elle. Elle se penche au-dessus de lui et le frappe dans le bas-ventre. « Tu es un vrai connard. Tu le sais, ça ? »
C’est censé être taquin. Il lève les yeux sur elle, impassible. Je me jette à l’eau avant qu’un incident se produise. « Elle-même prenait encore des leçons, tu sais. À Columbia, quand on était petits. Elle a même brièvement suivi des cours avec Lotte Lehmann.
— C’est censé être un truc spécial ? »
Je retombe en arrière, bouche bée. « Lotte Lehmann ? » Je ne trouve rien d’autre à dire. Un nom que je connais mieux que les gens de ma famille. « Tu ne…
— Nan, dit Jonah qui se relève et s’étire. Rien de spécial. Juste une salope de diva. »
Ruth l’ignore. C’est le mieux qu’elle puisse faire avec lui, ces temps-ci. « Qu’est-ce qui a fait que Maman s’est intéressée au classique ? Est-ce que tu vois une quelconque raison pour laquelle elle aurait choisi… » Ruth tourne autour de la question, hésitant à livrer bataille sur un terrain où elle n’est pas certaine de l’emporter. « Et d’ailleurs, est-ce qu’elle était vraiment douée ? »
J’ai envie de lui dire : Comment oses-tu demander ? « Enfin, tu ne sais donc pas ? Tu as dû l’entendre à peu près tous les soirs pendant dix ans ! » Les mots sortent de ma bouche plus crûment que je n’en avais l’intention. Ruth les prend en pleine figure. Je recommence, avec plus de douceur. « Elle était… » La voix à l’aune de laquelle j’évalue toutes les autres. Une musique qui a toujours été mon modèle. Une richesse de timbre que même Jonah n’a jamais eue, et qu’elle possédait du fait d’avoir tout abandonné. « Sa voix était chaleureuse. Haute et claire, mais pleine de vie. Jamais une once de servilité. » J’entends le mot avant de pouvoir le réprimer.
« Le soleil qui se lève sur un champ de lavande », dit Jonah. Et là, je me souviens pourquoi je ferai toujours tout pour lui.
Voilà qui donne presque satisfaction à Ruth. Mais elle nourrit en son sein un démon plus avide, un démon dont l’appétit augmente quand les plus petits démons sont repus. « Comment était-elle ? »
Même Jonah lève la tête en entendant la pointe de détresse dans sa voix. Je sais exactement ce que Ruth veut nous entendre dire. Mais je ne peux pas lui donner la Maman dont elle a besoin. « Quand on était petits, elle nous faisait faire des tours, les pieds posés sur les siens. À chaque pas il y avait une mesure d’un de nos airs préférés. Comme si ce qu’elle chantait était le moteur de cette grande machine ambulante. »
La figure de ma sœur est une aquarelle détrempée. « Je me souviens. “I’m Tram-pin’. I’m Tram-pin’ ”.
— Elle découpait des petites étoiles dans du papier alu et les collait au plafond de notre chambre en forme de constellations. Avec elle on faisait pousser des pommes de terre et des haricots de Lima dans des verres d’eau. Elle sauvait tout le temps des moineaux. On avait un compte-gouttes toujours rempli de lait stérilisé, prêt pour toute créature estropiée entre Broadway et Amsterdam.
— Nous, les garçons, elle nous tapait avec des planches hérissées de clous, confie Jonah. Au moment où toi, tu es arrivée, elle s’est drôlement adoucie.
— Ce n’est pas vrai, dis-je. Jamais rien de plus long que des pointes à moquette. »
Ruth lève les bras en l’air en signe de dégoût et se met debout, prête à partir. Je la retiens et la fais rasseoir. Elle obtempère. À des kilomètres à la ronde, elle n’a nulle part où aller.
Je caresse son bras contusionné. « Elle se faisait de la bile pendant deux jours si le préposé du métro la regardait de travers quand elle introduisait sa pièce dans la fente du portillon. Elle était plus robuste que Jésus. Elle était incapable d’en vouloir à quelqu’un plus de quelques instants. Elle adorait avoir des gens à la maison. Du moins pour chanter. »
Rien de tout cela ne présente la moindre utilité pour Ruth. « Elle était très black ? » finit-elle par demander. Elle scrute mon visage, pour y guetter la moindre tricherie, en examinatrice indépendante et impitoyable.
Black est le terme que l’on utilise à présent. Ruth s’est mise à l’utiliser peu de temps après avoir entendu le jeune John Lewis à la manifestation de Washington. Le terme Negro est réservé à ceux qui prônent un changement en douceur, aux partisans de l’apaisement, et aux prêtres baptistes. Black, c’est du sérieux. Et le terme s’impose après ce qui s’est passé cette année à Harlem, à Jersey City et à Philadelphie. Le pays continue de changer le nom du problème tous les dix ans, tel un menteur élaborant son excuse. Je ne suis pas sûr de savoir quel est le mot pour « mulâtre » en ce moment. Ça aura changé d’ici l’année prochaine, ou la suivante.
Je ne risque même pas un regard du côté de Jonah. Je connais sa réponse. « Très noire ? » Une goutte suffit, ai-je envie de lui répondre. C’est la règle en vigueur. Pas d’échelle, pas de fractions, pas de combien. Dans ce pays, ce n’est pas une chose que l’on vous laisse facilement graduer. Le seul langage que reconnaissent les Américains, c’est celui de la taille unique, de l’oppression unique. Cela, Ruth le sait depuis qu’elle a dix ans. Mais maintenant elle a décidé qu’il fallait qu’elle en sache davantage. Elle a besoin d’une autre échelle, d’une échelle qui permette de mesurer les degrés. Je la regarde dans les yeux. « Qu’est-ce que tu demandes, exactement ?
— À ton avis ? Ne sois pas idiot, Joe.
— Idiot ? » Je retire mon bras. « Tu es tranquillement assise à me poser des questions sur ta propre mère, tout en me traitant, moi, d’… »
Ruth tourne la tête. Son cou a la couleur superbe d’une noix polie. De la main, elle me tend une perche imaginaire. « Entendu. Je m’excuse. » Elle ne se battra pas contre moi. Je suis le pacificateur, le conciliateur, la passerelle entre deux mondes, autant de termes qu’elle n’est pas encore prête à utiliser à mon sujet. Je tends la main et prends ses longs doigts fins. Elle se retourne pour me regarder fixement, elle secoue un peu la tête, blessée, perplexe. Elle a besoin que je sois avec elle sur ce coup. Comme avant, dit-elle en silence.
Jonah cesse de chantonner, mais ses mots sont presque scandés. « Tu veux savoir si elle parlait p’tit nèg’, avant ta naissance ? Si elle se nourrissait de tripailles et de croûtons de maïs ? »
Elle ne se retourne même pas. « Qui t’a sonné, msieu Smoking ? Y a quelque chose là-dedans qui te défrise ? Ça te complexe, que je pose des questions ? »
Défrise, complexe : les expressions du moment. Ma sœur est, comme toujours, en avance sur son temps. Du moins en avance sur moi. Il y a une partie de moi, la partie blanche, simplificatrice, qui voudrait que Da n’entende pas. Mais je ne demanderai pas à ma sœur de chuchoter ; je ne parlerai pas moins fort moi non plus. Nous sommes morts en même temps que Maman ; il n’y a plus personne à protéger.
Il suffit d’un air suppliant sur le visage de ma sœur, et je redeviens son frère. Ruth attend de moi quelque chose que personne d’autre au monde ne peut lui donner. Grâce à ces quelques années supplémentaires vécues avec ma mère, elle croit qu’il est possible que je détienne le secret de l’essence black. Elle sait que ce n’est pas Jonah qui le lui révélera. Mais moi, elle imagine que je peux lui montrer comment se glisser dedans, comme s’il s’agissait d’une vieille combinaison de Maman que Ruth aurait trouvée suspendue dans le placard de ses rêves. Mon refus de le lui dire relève de la simple perversité.
« Qu’est-ce que je peux te dire, Ruth ? Son père était médecin. Il n’y en avait qu’une vingtaine dans tout Philadelphie. Encore plus cultivé que Da. Sa famille à elle était plus aisée que sa famille à lui. Tu sais bien ce qu’ils ont dû endurer, Ruth. Pas la peine de chercher une appartenance à je ne sais quelle société secrète ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ? »
Je suis déjà en train de le lui dire, avec tout ce que je n’arrive pas à exprimer. Elle était très noire. D’un noir tellement noir qu’il n’a rien à voir avec la couleur de ses mulets de fils. D’un noir imposé, d’un noir comme un refuge. Noire par la mémoire et noire par l’invention. Chaque jour sur la défensive, à esquiver avec le sourire. Le fruit de vingt générations de violence intégrée, à ployer sous les coups, même quand on croyait ne pas ployer. Pas une journée ne passait sans qu’elle ait à ravaler sa salive, sans qu’elle soit obligée de se remémorer ce joyau intérieur qui la protégeait. Et pourtant, elle était claire de peau, de chevelure, de traits, d’aspect extérieur… comme sa fille métis qui se déteste de n’être pas plus simple.
« Noire, Ruth. Elle était noire.
— Noir, c’est cool, dit Jonah. Certains de mes meilleurs gènes sont noirs. »
Ruth ne bronche pas. Elle envisage cette possibilité : la vérité est trop monochrome et trop bête pour pouvoir être appréhendée. Elle s’engage dans un vaste retour vers l’Afrique de ses origines, n’allant pas plus loin dans le futur que nos parents avaient imaginé. Que ce pavillon pour jeune couple dans le désert de la banlieue résidentielle du New Jersey, où aucun de nous ne peut habiter.
« Tu te rends pas compte, Joey. Un an et demi à faire la navette, à traverser la Harlem River pour aller à University Heights… Mes cours sont pleins d’étudiants blancs en économie et commerce, les cheveux coupés en brosse, tous prêts à ramener leur fiancée à la maison, dans leurs banlieues aseptisées. Ceux qui sont gentils me regardent comme si j’étais asexuée, et les imbéciles viennent me voir comme si j’étais une sorte de machine à plaisir exotique à culbuter dans la grange. Ou alors ils veulent savoir comment ça se fait que je parle comme ça. Ils me demandent si je suis adoptée. Si je suis perse, pakistanaise, indonésienne. Ou alors ils ont peur de me demander, peur de m’offenser.
— Dis-leur que tu es maure, dit Jonah. Ça marche à tous les coups. »
Elle me regarde, les yeux en larmes, comme si je pouvais la sauver. La sauver de l’Amérique, ou du moins de son frère aîné. « À la fac, personne ne sait sur quel pied danser avec moi. Il y a les bandes de petites boulottes, les Irlando-Italiano-Suédoises, qui me parlent tout doucement, avec des sourires d’un kilomètre de large, et me jurent qu’elles ont toujours été tellement proches de leurs domestiques. Mais dans les meetings afro, il y a toujours une frangine qui se plaint à voix haute de l’infiltration d’espionnes au faciès suspect qui causent comme des Blanches. » Elle hoche la tête pour s’assurer que j’ai bien compris : C’est pas vrai ? C’est pas vrai ? Jamais nos parents ne nous ont clairement dit de quel côté de la barrière nous étions.
Voilà ce qu’elle apprend en cours. Chaque jour elle brave un quartier qui fuit devant cette fille à l’origine inconnue. Ceux qui habitaient la résidence l’année dernière sont déjà en route vers White Plains. L’université a essayé de sauver le campus uptown, en engageant Marcel Breuer pour apporter le sceau de l’ultra modernisme européen. Mais les plaques de béton brut greffées sur les arcades à l’italienne de McKim, Mead & White, ne font que confirmer aux yeux de tous que la partie est jouée. Bientôt University Heights bradera ses bâtiments à un collège communautaire dit « de transition ».
Et ma sœur sait qu’elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Je pose la main sur son épaule, sur le nœud supérieur de la clavicule. À quinze centimètres de là où l’agent de police l’a frappée. « Ruthie. Ne les laisse pas faire. Ce n’est pas ta faute.
— Garde ta condescendance pour toi, Joey. Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ?
— Joey ? dit Jonah. Joey est une autorité en la matière. C’est lui qui a écrit ce satané bouquin, L’Enfant gris. »
Ruth se contente de grogner. Ma sœur estime que je suis de l’autre côté de la barrière, aussi pâle que Jonah, tout ça parce que je trottine avec lui sur scène soir après soir, sous les applaudissements d’octogénaires presque aveugles. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’à côté de Jonah, je parais plus mat, qu’il y a plus de différence qu’entre elle et moi.
« Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? Je n’en sais rien, Ruth. Rien de rien.
— Eh bien, bon sang, où étiez-vous tous les deux, alors, quand moi j’étais petite ? Vous auriez pu intervenir. Vous auriez pu me dire ce que… »
Je suis incapable de répondre. Tant d’eau a coulé sous les ponts.
« Portez vos propres couleurs, dit Jonah. Portez vos propres couleurs. » Je me redresse brusquement et le fais taire, espérant que Da ne l’a pas entendu pousser le bouchon si loin. Ma famille se défait plus vite qu’elle ne s’est défaite la première fois. Les paroles de Ruth restent en suspens. Elle a passé le stade de l’accusation première, elle en est à la suivante : sous la peau maintenant. Où étions-nous quand elle était petite ? Quelque part dans les limbes, en train de chanter. Qui a décidé que nous passerions notre enfance loin de chez nous ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à me souvenir de ma sœur quand elle avait entre huit et dix-huit ans ? Elle est en train de disparaître dans un gouffre, celui-là même dans lequel je suis tombé il y a quelques années, à ceci près qu’il est aujourd’hui bien plus profond qu’il ne l’a jamais été.
Ma sœur ouvre la bouche, mais rien n’en sort. Elle essaye à nouveau. Enfin, elle articule d’une voix râpeuse : « Doux Jésus. C’est de l’histoire ancienne.
— C’était déjà de l’histoire ancienne quand Maman était petite.
— À quoi est-ce qu’ils pensaient ? »
Jonah dit : « Je ne suis pas certain que penser soit le terme adéquat. »
Je prends une inspiration. « Il voulaient qu’on grandisse en croyant… » Mais ce n’est pas tout à fait exact. « Ils voulaient pouvoir nous élever au-delà… »
La bile qui lui obstruait la gorge jaillit en un rire acide. « Au-delà ? Là, on peut dire qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient, non ? »
Je fronce les sourcils. « Moi, je devais avoir sept ans quand je me suis rendu compte que Da et Maman n’avaient pas la même couleur de peau.
— Oui, mais toi, Joey, tu es au-delà de l’au-delà. » Ma sœur secoue la tête, elle me plaint. Mais, dans les plis autour de ses yeux, je lis comme une reconnaissance.
« Ils voulaient que nous incarnions l’étape suivante. La transcendance. Ils ne voulaient pas qu’on remarque les différences entre les races. Ne voulaient même pas qu’on utilise le mot.
— C’est Da qui ne voulait pas », dit Ruth.
Jonah se remet à son puzzle, et à Fauré. Alors Ruth se couvre les oreilles et pousse un cri perçant. J’attends qu’elle s’arrête pour ajouter : « Ils croyaient à fond en l’avenir. Ils pensaient que si on ne sautait pas dedans à pieds joints, le futur n’arriverait jamais.
— Ah, on a sauté dans quelque chose, ça c’est sûr. » Ruth retrousse le nez. « Quelque chose de mou, de tiède, de nauséabond ? C’est ça, l’avenir dont on parlait ?
— Il y a des parents qui ont fait pire, dis-je.
— Qu’est-ce qu’elle a fait de ses racines noires ? Après s’être mariée ? Après nous avoir eus tous les trois ? »
Ses racines noires : une breloque égarée, un trousseau de clés, un message gribouillé. Jonah entend mes ruminations. « Elles sont encore sûrement par ici, quelque part. »
Ruth se prend la tête entre les mains. « On dirait que vous les avez enfouies tellement profond tous les deux que vous n’arrivez plus à les retrouver. »
Je ne peux pas tout lui dire, et c’est ma faute. Mais elle est ma sœur, et où qu’elle aille, je la retrouverai. Je tourne autour de la seule chose essentielle qu’il faudrait que je lui dise – même si elle risque de l’interpréter complètement de travers. Et pourtant, quoi que Ruth puisse en penser, il faut que je lui transmette cela. Car cela lui appartient déjà.
« C’est vrai. Elle riait plus, au début. Elle dansait. Comme s’il y avait tout le temps eu de la musique, même quand il n’y en avait pas. »
Ruth acquiesce d’un mouvement de la tête, elle enregistre ce que je lui concède, elle m’en sait gré. Aucun d’entre nous n’est le propriétaire exclusif du souvenir de cette femme. Mais, à la manière dont Ruth exécute ce sobre hochement, je revois exactement Maman. Elle entre dans la peau de notre mère sans le savoir, elle la réincarne, corps pour corps, hochement de tête pour hochement de tête. Elle se meut de la manière dont Maman se mouvait, les soirs où notre famille chantait, à l’époque où cinq voix s’envolaient dans toutes les directions.
Ensuite, Ruth reste immobile. « Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » Sa voix s’éteint. L’espace d’un instant, je comprends de travers. C’est une question que j’ai rêvé, moi, de lui poser à elle, cent fois par an depuis la mort de notre mère. J’ai rêvé de poser la question à Ruth, elle qui a vu, de près, avec les yeux d’une enfant de dix ans, qui s’est tenue devant la maison tandis que Maman brûlait. Puis je reprends mes esprits. Elle veut dire : que lui est-il arrivé, avant ce qui lui est arrivé.
« Je pense… » Au bout de deux notes, je dois m’arrêter. La respiration, ça a toujours été mon point faible. Jonah, lui, est capable de partir dans des phrases interminables sans avoir besoin de reprendre son souffle. Moi, une mesure et demie de moderato, et je suis déjà en train de suffoquer. « Je pense que ça l’a usée. Éreintée de toutes parts, à chaque minute, même lorsque personne ne disait rien. Son crime était pire que d’être noire. En se mariant, elle a fait tomber les barrières : la pire chose que deux individus puissent faire. Une fois, en allant chez le dentiste, on sortait de l’ascenseur, et une bonne femme lui a craché dessus. Maman a essayé de nous faire croire que c’était un accident. Tu te rends compte ?
— Moi, je pense que c’en était un, Joey, dit Jonah. Je crois que c’est toi qu’elle visait, la bonne femme.
— Elle se fait cracher dessus, et il faut encore qu’elle nous empêche de penser qu’il y a quelque chose qui cloche. Ça a fini par l’user complètement. Même quelqu’un comme elle ne pouvait pas survivre face à toute cette merde.
— Joey a dit “me-erde”, na na nère ! » lance Ruth. Le plus beau cadeau de Noël que je pouvais lui faire. Et cet éclat de joie : c’est le plus beau cadeau qu’elle pouvait m’offrir, et m’offrira jamais.
« Son visage a changé, avec l’âge. Comment dirais-tu, Jonah ? Groggy. Comme si elle ne s’était jamais doutée que ce serait si difficile. Elle ne pouvait même pas nous emmener dans un magasin nous acheter des vêtements pour l’école sans qu’un agent de sécurité vienne nous coincer. Pas eu d’autre solution que de nous envoyer loin de la maison. »
Le visage de Ruth s’empourpre en entendant cela, comme si ces horreurs apportaient de l’eau à son moulin. Elle s’adosse à nouveau au canapé, tout son corps se détend à l’écoute de cette confirmation. Elle savoure cette preuve irréfutable des racines noires de notre mère, cette identité fondamentale où elle retrouve sa mère. Elle me fixe de ses yeux bruns ronds comme des billes. « Combien de frères et sœurs avait-elle ? »
Je consulte Jonah. Ses mains se lèvent et ses paupières tombent, façon Pagliaccio, il mime l’ignorance innocente.
« Où habitent-ils ? »
Jonah est debout. Pour se dégourdir les jambes, il file dans la cuisine, en quête des restes du poulet au sésame du réveillon de Noël. Ruth se retourne en le voyant soudain décamper et, pendant une seconde, je lis sur son visage : Ne me laissez pas toute seule. Qu’est-ce que j’ai fait ?
« La plupart sont encore à Philadelphie, je suppose. Elle nous a emmenés voir sa mère, une fois. Juste après la guerre. On s’est retrouvés dans une gargote. On n’était pas censés aller dans ce genre d’endroit. C’est tout ce dont je me souviens. »
Jonah revient de la cuisine, la bouche pleine de poulet qu’il mange à même le carton de livraison. Ruth ne lui accorde même pas un regard. Elle ne s’adresse maintenant plus qu’à moi. « Ç’a été la seule fois ?
— Son frère est venu aux funérailles. Tu te rappelles.
— Nom de Dieu. Regarde-nous ! Comment se fait-il qu’on ne connaisse pas nos grands-parents ? »
La tonalité de sa voix brise le sourire de Bouddha qui s’étale sur le visage de Jonah. « Ça, il faudrait demander à Da, dis-je.
— Ça fait dix ans que je lui demande. Je lui demande tous les trois mois et, chaque fois, il se contente de m’adresser un sourire niais. Bon sang, je lui ai demandé de toutes les manières possibles, et en retour je n’ai jamais rien entendu d’autre que des conneries évasives prononcées sur un ton détaché. “Tu les as déjà rencontrés, tes grands-parents. Tu les reverras un jour.” Ce mec est en orbite au-delà de la nébuleuse du Crabe. Si on disparaissait tous les trois pendant vingt ans, il ne s’en rendrait compte que le jour de notre retour. Ce mec se fiche de ce qui nous arrive et de là où nous allons. Il est perdu dans son charabia. “Le temps ne s’écoule pas. Les instants ne se succèdent pas ; ils sont, tout simplement.” Espèce d’intellectuel arrogant, auto-satisfait… »
Jonah pose l’emballage carton du poulet au sésame. Peut-être a-t-il besoin de ses deux mains pour lui parler. Peut-être a-t-il juste fini de manger. « Hé, Rootie. » C’est au tour de ma sœur de sursauter en entendant un mot tabou. « Hé, l’écureuil. » Jonah aussi, en un sens, croit que les instants sont, tout simplement. Il se rassoit sur le canapé, à côté de Ruth. Il lui frôle l’épaule droite, c’est l’un de nos anciens jeux, on se l’envoie en la faisant pencher d’un côté puis de l’autre, comme un métronome. Jadis, ce jeu nous a occupés pendant d’interminables moments : on augmente légèrement la vitesse, Jonah indique les tempi, moi, je tiens le rythme, Ruthie pouffe, prise dans cet accelerando à taille humaine, jusqu’à ce qu’on atteigne un : « Prestissimo ! » affolé. Jonah la pousse à présent et, prise par surprise, Ruth se laisse un peu aller. Alors je la pousse à mon tour mais, malgré ce départ plutôt prometteur, nous la sentons se raidir. Elle ne joue plus. Jonah a déjà augmenté le tempo andante quand il se rend compte que c’en est fini de ce petit jeu-là. Je vois aussi une expression de peur passer en un éclair sur le visage de mon frère : Je te ferai du mal avant que tu réussisses à me filer entre les doigts.
Ruth nous arrête tous les deux du plat de la main. Une dernière poignée de main secrète pour nous dire qu’elle ne fait plus partie de la bande. On a beau ne plus tellement se ressembler, ni même tellement se sentir frères et sœur, elle n’a pas le choix, elle doit compter avec nous. Car nous sommes les seuls sur cette terre à avoir, à l’intérieur, la même couleur qu’elle. Elle me tapote l’épaule : pas de message particulier, juste une brève tentative pour qu’on n’en reste pas là. Le tapotement se transforme en riff, à raison d’une mesure par syllabe – pour aboutir en pointillé à l’incontournable Motown, la seule musique qu’elle écoute ces temps-ci. « Comment s’est-elle mise à une musique qui, à cette musique qui…
— Qui n’était pas la sienne ? » La voix de Jonah lui lance un défi paresseux. Si elle y tient, il est prêt à s’y coller.
« Ouais. » Ce courage né de la terreur, lorsque vient l’épreuve de force. « Ouais. Qui n’était pas la sienne.
— Elle appartient à qui ? Qui en est propriétaire, jeune fille ?
— Des intellectuels juifs allemands blancs. Comme toi et Da. »
Notre père, qui est dans son bureau, croit qu’on l’appelle. Il répond sur le ton de la moquerie feinte. « Oui ? Qu’est-ce que c’est, cette fois ? »
Jonah jauge Ruth, il en tremble presque. Et dans un vibrato à la Brahms : « Tu as chanté avant de savoir parler. Tu as lu la musique avant de savoir lire. Et tu crois que parce que quelqu’un a mis contre son gré notre arrière-arrière-arrière-grand-père sur un bateau européen, on n’a pas le droit de toucher à mille ans de musique écrite ? »
Ruth l’arrête d’un geste de la main. « Okay. Du calme.
— Quelle musique crois-tu qu’elle aurait dû…
— J’ai dit : “Du calme.” Ferme ta… » Elle s’interrompt. Elle n’ira pas jusqu’au point de rupture avec lui. Pas ces vacances-ci. Pas cette année. « Dis-moi juste… » Elle détourne les yeux de Jonah et, faute de mieux, se tourne vers moi. « Pourquoi a-t-elle arrêté de chanter ? »
Je sursaute. « Qu’est-ce que tu racontes ? Elle n’a jamais arrêté de chanter !
— Si elle s’était à ce point engagée sur cette voie, si elle était aussi bonne que vous voulez bien le dire tous les deux, si elle a continué à prendre des cours… Si elle a enduré tous ces malheurs, pourquoi s’est-elle arrêtée à mi-chemin ? Pourquoi n’a-t-elle pas fait carrière ?
— Elle a fait une carrière, dit Jonah.
— Églises. Mariages. » Des mots de dédain dans la bouche de ma sœur. J’ai envie de lui dire : Si pour toi cela n’a aucun sens, alors tu ne connaîtras jamais cette femme. « Moi, je parle d’une véritable carrière. Des récitals. Comme vous faites tous les deux.
— Je suppose que c’était à cause de nous. Elle nous a eus, et ç’a été la fin des récitals. » Je le ressens pour la première fois : nous avons été un frein pour elle. « Je ne suis pas certain qu’elle ait jamais ressenti cela comme un manque. La fierté, c’est ce que l’on fait. Elle disait toujours ça.
— Qu’est-ce que vous me racontez ? Évidemment qu’elle a dû ressentir un manque. » Mais avant que Ruth ne monte sur ses grands chevaux, Da sort de son bureau en vacillant, le sourire aux lèvres : le vacancier typique des Catskills, bedonnant et pâlichon, qui vient de terminer une joyeuse partie de palet. Son pantalon noir jadis repassé, ses chaussettes à losanges marron, ses mocassins gris, sa ceinture brune, sa chemise bleu clair, son tee-shirt blanc et le cardigan couleur rouille ne sont plus que le pâle fantôme des vêtements que Maman lui a achetés voilà quinze ans. De grandes boucles de fil se défont de son pull reprisé au petit bonheur. Il s’est bricolé un foyer dans un monde dénué de tout autre confort. Il fait une embardée dans notre direction dans un état de grande excitation, il s’attend – non, il sait – que ses enfants partageront le plaisir de cette révélation nouvelle. Da ne fait pas beaucoup d’erreurs de calcul. Mais quand il se trompe, c’est dans les grandes largeurs.
Ses mains parlent. De la gaieté jaillit du lutin joufflu, roi de l’empirisme. Il teste sur nous, ses trois derniers contacts avec le monde extérieur, la dernière histoire à s’arracher les cheveux que la physique a concoctée. « C’est incroyable ! » Sa joie et sa colère sont les enfants d’un mariage mixte. L’argenterie donne une représentation grandiose de Faust. Il songe au dernier tour que lui a joué le monde quantique, et il en a la larme à l’œil. « La nature n’est pas invariante au regard du temps. Le miroir du temps est brisé ! »
Jonah brandit les deux mains en l’air. « C’est pas nous, papounet. Nous, on n’a rien cassé. »
Da hoche la tête et la secoue en même temps. Il enlève ses lunettes et se frotte énergiquement les yeux. On dirait un futur jeune marié obligé d’endurer ses amis qui trinquent à sa santé, la veille de la cérémonie. « C’est inouï. » Il avance les deux mains pour empêcher les forces invisibles de la nature de lui faire révéler trop vite le fin mot de l’histoire. « Le kaon électriquement neutre. »
Jonah pince son petit sourire narquois entre le pouce et l’index. « Ah, oui ! Le Kaon Électriquement Neutre. Le nouveau groupe pop britannique à la mode, c’est ça ?
— Oui, bien sûr ! Un groupe rock ! » D’un geste de la main, notre père désamorce toute velléité de plaisanterie. Il enlève de nouveau ses lunettes et recommence. « Ce kaon passe de la particule à l’antiparticule d’une manière qui devrait être réversible avec le temps. Sauf que non. » L’accent s’épaissit au fur et à mesure que la terminologie se fait plus technique. « Imaginez ! Une étrange particule, une particule anti-étrange, qui, d’une certaine manière, arrive à distinguer le mouvement en avant du mouvement en arrière. La seule chose dans l’univers qui connaisse la différence entre le passé et le futur !
— La seule chose dans ton univers.
— Ruth ! Qu’est-ce que tu dis ?
— Dans mon univers à moi, tout le monde connaît la différence entre le passé et le futur. À part toi. »
Da hoche la tête, essayant de l’amadouer. « Laisse-moi t’expliquer ça. »
Ruth est debout. Elle est Maman, juste un peu plus mate. Plus rapide. « C’est moi qui vais t’expliquer ça. J’en ai ras le bol de ce repli sur soi perpétuel. »
Da lance un regard à Jonah, le point de repère le plus stable du monde extérieur. « Quelle mouche l’a piquée ? » La tournure familière enveloppée dans l’accent teuton fait penser à un leader de big band affublé d’une perruque de Beatles.
« Ruthie veut savoir si elle est une Schwarze, une demi-Schwarze, une anti-Schwarze ou quoi.
— Connard ! »
Da n’entend pas, ou alors il fait semblant de ne pas entendre. Les particules se désintègrent, de manière irréversible, sur tout son visage. Mais il n’en reste pas moins un génie du calcul rapide. Il regarde sa fille, trop tard, et alors il voit. « De quoi s’agit-il, ma chérie ? »
Elle est désespérée, elle supplie, en larmes. « Pourquoi as-tu épousé une femme noire ? »
Leurs deux regards se rivent l’un à l’autre. Il déjoue cette attaque subreptice. « Je n’ai pas épousé une femme noire. J’ai épousé ta mère.
— Je ne sais pas qui tu crois avoir épousé. Mais ma mère était noire.
— Ta mère est qui elle est. D’abord. Elle-même, avant toute chose. »
Ruth a un mouvement de recul en entendant le présent qu’il a employé. Elle se précipiterait dans les bras de son père pour y trouver protection. « Il n’y a que les Blancs qui peuvent se payer le luxe d’ignorer la couleur de peau. »
Da fait marche arrière, cerné par le danger. Ce n’est pas l’itinéraire vers lequel son esprit incline spontanément. Son visage formule une objection. « Je ne suis pas un Blanc ; je suis un juif. » La main illustre le propos, elle commence à s’élever en une volée de significations. Mais il est suffisamment intelligent pour suspendre ce vol. Ses paroles s’avancent à petit pas dans le paysage, rampent à la recherche d’une cachette. « Abraham a épousé une concubine noire. Joseph… » Il me montre du doigt, comme si j’étais responsable de mon illustre homonyme, « Joseph a épousé une prêtresse égyptienne. Moïse a dit que l’étranger qui vient vivre avec toi, qui adoptera ta famille, sera comme quelqu’un né dans ton propre pays. Salomon, nom de Dieu ! Salomon a épousé la fille de Pharaon. »
Je ne connais pas cet homme. Des générations entières disparues, des ancêtres dont je n’avais jamais imaginé l’existence, sortent de leurs tombes jonchées de gravier. Mon père, lui qui n’a jamais été garant de la moindre doctrine, lui qui ne croit en rien hormis en la causalité, se transforme sous mes yeux en commentateur de la Torah. Je ne peux pas supporter le silence de Ruth. Je laisse échapper : « Goodman, Goodman et… Schwerner. » Je me surprends à me rappeler les noms de ces militants en faveur des droits civiques, pourtant c’est seulement l’été dernier qu’ils sont morts – l’Été de la Liberté, tandis que Jonah et moi donnions un concert dans le Wisconsin.
« Eh bien, quoi ? rétorque Ruth sur un air de défi.
— Deux hommes blancs. Deux juifs, comme Da. Comme nous. Deux hommes qui ne se sont pas permis le luxe… dont tu parlais.
— Tu ne connais rien du luxe, toi, hein, Joey ? Ces types n’étaient pas plus vieux que vous deux. Ils avaient votre âge, et ils étaient là-bas, aux premières lignes. Chaney est mort parce qu’il était noir. Les deux autres parce qu’ils étaient dans la ligne de mire. »
Ma gorge voudrait bien émettre des sons, mais je n’arrive pas à leur donner forme.
« Les juifs ne peuvent pas nous aider, dit Ruth. Ce n’est pas leur combat. » Sa voix trahit l’immensité de ce qu’elle exige de Da. L’immensité qu’il ne peut lui donner.
« Pas notre combat ? Pas notre combat ? » Notre père vacille, à la lisière de l’irréversible. « S’il suffit d’une goutte pour être un Schwarze, alors… nous sommes tous des Schwarzen.
— Pas tous. » Ma sœur soudain rend les armes. Elle a de nouveau dix ans. Elle s’effondre. « Pas tous, Da. Pas toi. »
C’est ainsi que ma famille passe le Noël de l’année 1964. J’allais dire notre dernier, mais le mot ne veut rien dire. Puisque chaque dernier en ébauche un suivant. Et puisque même les dernières choses durent éternellement.