Delia est sur la ligne A, quand elle aperçoit le gros titre. Dans la rame, la ségrégation raciale est interdite par la loi, mais la loi est toujours à la traîne. La couleur de la rame change au gré des immeubles qui se trouvent au-dessus, à l’air libre. Sécurité, confort, calme – le froid réconfort de quartiers choisis et imposés. En ces derniers jours de guerre, la lisière entre ce que l’on choisit et ce qui vous est imposé se brouille facilement. Récemment, Delia a approché de près la limite incertaine entre ces deux notions – on finit par croire qu’on a choisi ce qui nous a été imposé ; et on doit défendre ses choix avec une telle ardeur qu’ils finissent par paraître imposés.
Mardi matin. David est à la maison avec les garçons. Elle sort vite, juste une minute, acheter un sac de glace pour le petit. Il est tombé de l’escalier, devant la maison, et s’est fait mal à la cheville. Il a poussé un seul cri, puis plus rien. Mais la cheville a terriblement enflé, elle est plus épaisse que son poignet à elle. Et il n’y a que le froid qui puisse soulager le malheureux.
Elle descend à la deuxième station. C’est là que se trouve la pharmacie qui acceptera de la servir. On la connaît, là-bas – Mme Strom, la mère des petits garçons. Deux stations – cinq minutes. Mais elle lit le gros titre en un clin d’œil. Trois lignes épaisses qui prennent toute la page. Elles ne sont pas aussi grosses que les titres de mai dernier, qui déclaraient la fin du calvaire en Europe. Mais elles jaillissent de la page en une explosion plus silencieuse encore.
Le type au teint d’ébène assis à côté d’elle est comme hypnotisé par les mots inscrits sous ses yeux, il secoue la tête, il voudrait les faire disparaître. La nuit a apporté une « pluie de ruines ». Une seule bombe s’est écrasée avec la force de vingt mille tonnes de TNT. L’équivalent de deux mille B-29. Elle essaye d’imaginer une tonne de TNT. Deux tonnes. Vingt… quelque chose comme le poids de cette rame de métro. Et puis dix fois ça. Puis dix fois ça, et encore dix fois ça.
Le regard de l’homme reste braqué sur le gros titre. Ses yeux repassent dans un sens puis dans l’autre, le texte l’oblige à un mouvement saccadé de la tête, comme un signe de dénégation. Il lutte, non pas avec les mots, mais avec les idées que ces mots sont censés exprimer. Les mots n’existent pas encore pour appréhender la réalité que ces mots ne font qu’effleurer. Elle lit en douce par-dessus les épaules agitées par les secousses de la rame. UNE NOUVELLE ÈRE. Le regard de l’homme ne dévie pas d’un pouce. LA VILLE A DISPARU SOUS UN NUAGE DE POUSSIÈRE IMPÉNÉTRABLE. Delia pense : cette ville-ci. LES SCIENTIFIQUES STUPÉFAITS PAR L’ÉCLAIR AVEUGLANT. UN SECRET TELLEMENT BIEN GARDÉ QUE MÊME SES ARTISANS IGNORAIENT LA FINALITÉ DU PROJET.
Ils ont appris la nouvelle hier soir à la radio. La confirmation de ce qu’on savait depuis longtemps à la maison. Mais l’histoire ne devient réalité pour elle que maintenant, alors qu’elle voit les mots imprimés, dans cette rame de métro où il n’y a que des Noirs. La JOURNÉE DE L’ÉNERGIE ATOMIQUE commence pour les gens qui sont dans ce métro semblable à celui d’hier. L’homme à la peau de jais, à côté d’elle, secoue la tête, il porte le deuil de dizaines de milliers de morts, tandis que pour le reste de la rame, la vie passe comme la veille. Une femme assise en face, coiffée d’un chapeau de soie rouge, s’inspecte les lèvres dans un miroir de poche. Le garçon au borsalino froissé, à sa gauche, examine son ticket de tiercé. Une fillette d’une dizaine d’années, qui n’est pas à l’école pour cause de grandes vacances estivales, remonte la travée en sautillant et trouve une étincelante pièce de dix cents qu’un malchanceux a fait tomber.
Silencieusement, elle crie à l’intention de toute la rame : Vous ne voyez donc pas ? C’est terminé. Ça signifie que la guerre est finie. Mais la guerre n’est pas finie, pas pour eux en tout cas. Elle ne le sera jamais. Ce n’est qu’un article de plus, imprimé sur une page usée qu’on tourne, car on finit toujours par tourner la page. LE MAJOR BONG PÉRIT DANS L’EXPLOSION D’UN AVION. LA VILLE DE KYUSHU RASÉE. LES CHINOIS POURSUIVENT LEUR INVASION SUR LA CÔTE. Encore une dépêche de guerre abrutissante, après une vie entière de guerre.
MÊME SES ARTISANS IGNORAIENT. Comment les journalistes peuvent-ils affirmer cela le lendemain de l’explosion ? Elle, elle savait. Cela faisait presque un mois qu’elle savait, depuis les essais secrets dans le désert. LES SCIENTIFIQUES STUPÉFAITS PAR L’ÉCLAIR AVEUGLANT. Elle sait très exactement à quel point les scientifiques sont stupéfaits, aveuglés par l’éclair de ce qu’ils ont fabriqué. Dans le nuage qui l’enveloppe, Delia manque presque son arrêt. Elle se précipite vers les portes qui sont déjà en train de se refermer. Elle remonte à la surface et se rend à sa pharmacie habituelle. Quelques instants auparavant, elle avait un but. Mais lorsque le pharmacien lui demande ce qu’elle veut, elle ne s’en souvient plus. Quelque chose pour son enfant malade. La blessure la plus bénigne qu’on puisse imaginer, et un remède plus bénin encore.
Un objet de couleur glaise fondue. En caoutchouc gris, solide, avec un bouchon dur de couleur blanche. Elle s’y cramponne pendant tout le trajet du retour, comme à un petit chien écorché sur ses genoux, moitié plus petit que son petit dernier, et deux fois plus résistant. Une fois rentrée à la maison, elle applique le sac sur la jambe blessée. Il fait chaud déjà, on a disposé le lit du blessé dans le décrochement de la fenêtre, le petit pied gonflé presque contre la moustiquaire. Le petit Joey ne comprend pas pourquoi sa maman veut lui imposer ce froid glaçant. Mais il supporte la torture avec un sourire qui voudrait l’absoudre.
Son mari, le scientifique stupéfait, la retrouve dans la cuisine, en train de récurer le fond d’une casserole. « Tout va bien ? »
Elle lâche le grattoir et s’agrippe au rebord de l’évier. Elle est de nouveau enceinte, elle en est au cinquième mois, les premières affres de la révolte du corps sont passées. C’est un vertige différent. « Tout va, dit-elle, comme d’habitude. »
Deux ans auparavant, quand Charlie était encore vivant, à l’époque où cela aurait pu protéger les siens, elle avait voulu cette bombe. Maintenant, elle veut juste récupérer son mari, juste récupérer le monde qu’elle connaît. Ces centaines de milliers de corps bruns. Parmi eux combien d’enfants, aussi petits ou plus petits que son JoJo ? Des centaines d’hommes sont impliqués : des scientifiques, des ingénieurs, des administrateurs. Il n’a pas pu apporter quoi que ce soit de décisif. Les autres auraient tout à fait pu se passer de lui. Il ne lui a jamais dit sur quel aspect il avait travaillé. Même maintenant, elle ne peut se résoudre à le lui demander.
Le soir, au lit, elle veut chuchoter : Est-ce que tu savais ? Évidemment qu’il savait. Mais ce que sait son David, ça, elle ne peut que le deviner. Il n’a jamais rien fait d’autre que jouer avec le monde, cette radieuse babiole hypnotique. Comme Newton, dit-il : ramasser de jolis coquillages sur la plage. L’œuvre de sa vie, choisie parce qu’elle était moins utile encore que la philosophie. Éviter les ennuis, échapper aux efforts de détection, expulsé quand même. Les juifs et la politique ne font pas bon ménage. Elle se rappelle son entretien avec cette société universitaire honorifique : « Êtes-vous un juif pratiquant ? » Il avait presque menti, par principe, uniquement pour les obliger à sortir de leur tanière. Ils avaient tout de même refusé son intégration, faisant valoir qu’ils « n’acceptaient pas les gens qui renoncent à la foi qui leur a été donnée ».
Elle le regarde se déshabiller, il suspend son pantalon froissé à une chaise, il expose sa blancheur choquante, qui est plus étrange encore que ce qu’elle soupçonnait avant qu’ils ne se marient. Plus étrange même que l’étrangeté des hommes. Elle partage sa chambre avec ce Blanc, cet homme, ce juif non pratiquant, cet Allemand. Mais le plus étrange, c’est la chambre qu’ils partagent.
La contribution de David à cette bombe ne peut avoir été décisive. On ne peut pas transformer un atome en vingt mille tonnes de TNT à partir de quelque chose d’aussi irréel que le temps. Il lui a expliqué comment il est devenu expert de manière fortuite : son talent inattendu lorsqu’il s’agit d’imaginer ce qui se passe à l’intérieur du plus petit noyau de matière. Et pourtant, elle ne voit toujours pas le rapport. Ses collègues ont fait en sorte qu’il reste dans les parages – à Columbia, Chicago, au Nouveau-Mexique, tous ces trajets ferroviaires épiques – la joyeuse mascotte qui résout les énigmes, rien d’autre. Celui qui aide les autres à trouver ce qu’ils cherchent.
Quatre mois auparavant, il a été titularisé, devenant ainsi le professeur qui a le moins publié de tout le département. Ses collègues ont contourné le règlement, ils lui ont obtenu la titularisation en se fondant essentiellement sur l’unique article qu’il a publié alors qu’il était encore en Europe, lequel, selon ses amis, devrait assurer sa notoriété pour des années. Elle a essayé de le lire, mais a glissé sur les pages comme sur les parois d’une montagne de verre.
Depuis son arrivée en Amérique, il n’a publié que deux articles. Et encore, il les a rédigés uniquement parce qu’il était cloué au lit par la mononucléose. L’œuvre américaine ne s’est tout simplement pas matérialisée. Les découvertes qui devaient logiquement affluer n’existent que dans son esprit.
Le département de la faculté lui a tout de même offert la sécurité à vie, pour des raisons avant tout égoïstes. Même ceux qui estiment que l’œuvre de David n’aboutira pas n’ont jamais tiré autant profit d’un collègue. D’abord, il y a les étudiants. Les timides, ceux qui ne parlent pas anglais, même lorsque l’anglais est leur langue natale. Ceux qui se montrent en public comme on escalade un échafaudage. Ceux qui portent la même chemise blanche à manches courtes et le même pantalon de coton, même au plus froid de l’hiver. Ils vénèrent cet homme et se pressent à ses conférences. Ils donneraient leur vie pour lui. Ils décrochent déjà des postes prestigieux – Stanford, Michigan, Cornell – et leurs travaux se nourrissent de la perspicacité de leur vénéré professeur.
« Quel est ton secret ? » lui a-t-elle demandé une fois. Elle aussi a des élèves.
David a haussé les épaules. « On ne peut rien enseigner à ceux qui ne sont pas doués. Et ceux qui sont doués n’ont pas besoin d’apprendre. »
La faculté aurait pu le garder uniquement pour la qualité de son enseignement. Mais il y a autre chose – quelque chose de bien plus important. Il rôde dans les couloirs du bâtiment avec un stylo-plume et, sous le bras, une partition de Solomon, attendant que les bureaux s’ouvrent au bruit de ses pas, et qu’on le fasse entrer. Ou alors il s’installe dans la cafétéria et parcourt sa partition, fredonnant jusqu’à ce qu’un collègue en panne s’affale à côté de lui pour lui faire part de la dernière équation sur laquelle il bute. Puis, pour le prix d’une tasse de café, il les conduit jusqu’à la réponse, en gribouillant le canevas sur une serviette en papier. Non pas qu’il résolve le problème. Hors de son pré carré, sa maîtrise des autres domaines est au mieux poussiéreuse. Il a peu de talents pour les équations, même s’il apprécie le jeu qu’ils ont tous baptisé « problèmes de Fermi » : quelle distance parcourt un corbeau au cours de sa vie ? Combien de temps faudrait-il pour manger tous les bols de céréales produits par un champ de maïs de cinquante hectares ? Combien de notes Beethoven a-t-il écrites dans toute sa vie ? Chaque fois qu’il l’importune avec des questions de ce genre, elle réplique : « Loin. » « Un bon paquet de jours. » « Juste assez pour qu’on les écoute. »
Mais pour le prix d’un café, il leur offre quelque chose d’invisible. Ils repartent en s’agrippant à la serviette magique. Ils observent les gribouillis avant qu’ils s’estompent, convaincus qu’avec un peu de temps eux aussi auraient fini par trouver. Mais c’est plus rapide ainsi, plus net, plus clair. Personne ne peut dire exactement comment travaille David. Rien de rigoureux. Il se contente de les déplacer. Il leur fait contourner l’espace récalcitrant jusqu’à ce qu’ils trouvent la porte cachée. Il gribouille sur la serviette blanche, s’appuyant davantage sur des images que sur des équations. Ce n’est pas vraiment du raisonnement, se plaignent ses collègues. Ils l’accusent de se projeter en avant dans le temps jusqu’au point où le chercheur a déjà résolu le problème, puis de revenir en arrière avec la description sommaire des solutions qui restent encore à trouver.
Ses images sont des traces aplaties qu’il rapporte de mondes à venir : des diablotins qui montent et descendent les escaliers. Deux queues qui serpentent devant un cinéma, attendant d’entrer par deux portes séparées. Des flèches en zigzag dont les pointes et les queues s’accrochent les unes aux autres pour former des écheveaux inextricables : la numérotation expérimentale étendue. Ensuite, ceux dont il arrive à démêler le travail viennent toujours l’importuner ; ils ont besoin de savoir comment il fait pour toujours finir par trouver le bon angle qui fait que tout coïncide.
« Il faut apprendre à écouter », dit-il. Si les particules, les forces et les champs obéissent à la courbe qui régit le flux des nombres, alors, ils doivent ressembler à des harmonies dans le temps. « Vous pensez avec vos yeux, c’est ça votre problème. Personne ne peut voir quatre variables indépendantes se déployer en surface dans cinq dimensions ou plus. En revanche, l’oreille aguerrie peut entendre les accords. »
Ses collègues n’y croient pas trop, pour eux ce n’est qu’une métaphore. Ils pensent qu’il cache quelque chose, qu’il dissimule quelque part sa méthode secrète, jusqu’à ce qu’elle révèle l’indice lumineux qu’il recherchait. À moins qu’il fasse cela pour les innombrables tasses de café gratuites.
Delia, pourtant, le croit, elle sait comment ça se passe. Pour aller de l’avant, son mari se guide à l’oreille. Les mélodies, les intervalles, les rythmes, les durées : la musique des sphères. Les autres lui apportent leurs impasses – des particules qui tournent à l’envers, des apparitions fantômes en deux endroits à la fois, des gravités qui implosent. Même lorsqu’ils décrivent leurs mystères inextricables, son David entend la richesse du contrepoint encodé sur la partition du compositeur. Voilà, se dit-elle, allongée au lit pendant qu’il se déshabille, comment il les a aidés à construire leur bombe. Son seul vrai travail a consisté à libérer les pensées des hommes qui ont conçu ce projet. Ce sont tous des gamins grisés par la performance pure. Le désir permanent d’explorer, de trouver du neuf.
Son mari défait le col de sa chemise et retire avec difficulté les manches. Les plis du tissu disparaissent sur le cintre improvisé. Elle remettra de l’ordre dans son armoire le matin, juste après son départ pour l’université. Il déambule dans la chambre, en tee-shirt et caleçon, les yeux remplis de la paix de cette soirée. La guerre est finie, ou le sera bientôt. Le travail peut reprendre, affranchi des politiques nuisibles, des épreuves de force avec le pouvoir, des maléfices attenants. Lui, le juif séculaire épris de connaissance, ne se serait jamais mêlé à ça volontairement. La vie peut enfin reprendre en toute tranquillité, à défaut de redevenir un jour comme elle était avant. Cet homme qui s’avance vers le lit à pas feutrés, c’est son mari, qui franchit une distance plus difficile à évaluer que n’importe quel problème de Fermi.
Elle veut demander : Est-ce cela que tu avais imaginé ? Un simple rouage dans le plus grand projet d’ingénierie ayant jamais existé. Rien. Elle veut lui demander ce qu’il a fait exactement, quelle partie de cette invention il a rendue possible. Mais il a parcouru la distance qui les séparait avant qu’elle ait trouvé le courage de parler. Il s’installe sur le lit de tout son poids et, exactement comme chaque soir, leurs deux couleurs de peau soudain côte à côte se révèlent mutuellement. Les yeux de David scrutent le plus grand des mystères. Il pose la main sur la partie du corps de sa femme devenue plus ample – c’est la troisième vie qui commence à cet endroit-là. Il murmure quelque chose qu’elle ne saisit pas, ce n’est ni de l’anglais ni de l’allemand, mais une langue bien plus ancienne, une des toutes premières bénédictions.
En ce mois d’août, il fait trop chaud pour la moindre caresse. Il la frictionne avec un peu d’alcool sur une serviette de coton qu’ils conservent sur la table de nuit. Pendant une minute, elle ressent une impression de fraîcheur. « Tu n’as pas eu de nausées aujourd’hui ? »
Comme elle ne lui ment pas, elle répond en s’adressant à la carte routière qui se dessine au plafond. « Un peu. Mais ce n’était pas le bébé. »
Il lui lance un regard. Est-il au courant ? Toujours la même question. Et personne ne peut lui fournir une réponse qui, enfin, n’en appellera pas d’autres. Il détourne son regard du ventre épanoui de sa femme. Il hisse les pieds sur le lit, enlève son maillot de corps, dénude cette poitrine qu’elle n’arrive toujours pas vraiment à cerner. Il s’allonge, les épaules sur les draps, le bassin décollé du matelas, comme un lutteur essayant de se dégager d’une prise. D’un geste fluide, il fait glisser son caleçon le long des jambes. Une dernière contorsion de poisson, et le voilà nu ; le sous-vêtement, tel un missile à la trajectoire molle, vient se poser sur la chaise. Combien de soirs l’a-t-elle vu se déshabiller ? Plus que de kilomètres parcourus par un corbeau en toute une vie. Combien de soirs lui sera-t-il encore donné ? Moins qu’il n’y a de notes dans un allegro de Beethoven.
Elle est allongée dans le lit, à vingt centimètres d’un homme qui a contribué à… à quoi ? À inaugurer une ère nouvelle. À aider ses amis béats, fascinés, à concevoir l’inconcevable, de façon que cela existe en ce monde. Elle pourrait l’interroger et n’obtiendrait rien de plus qu’une confusion plus grande encore. Elle ne peut faire mieux que se couler tout contre lui. Tout être humain est une espèce distincte. Chacun d’entre nous est un moi impénétrable pour les autres. Comment cet homme a-t-il trouvé son chemin jusqu’à ce lit ? Et elle ? Après un peu plus de cinq ans de mariage, ils n’ont déjà plus aucun espoir de répondre à cette question. Encore moins de chances de dire où ils en seront dans cinq ans. Elle se projette – sa propre espèce solitaire – d’encore cinq années en avant dans cette ère nouvelle. Puis cinquante années de plus, et plus loin encore. Elle se voit stoppée, disloquée, elle se voit devenir quelque chose de nouveau. Elle comprend ce que cet homme impénétrable affirme si souvent avec insistance : « Tout ce que les lois de l’univers n’interdisent pas doit finalement advenir. »
Il est allongé nu à côté de sa nudité à elle. Sur le drap ; elle à moitié dessous. Elle n’arrive pas à dormir sans être couverte d’une façon ou d’une autre, même lorsque la nuit est terriblement chaude. Cent mille personnes ont disparu dans un éclair venu du ciel, et il lui faut un drap pour dormir. Elle aussi a voulu ce dispositif. Elle aussi lui a demandé de se dépêcher. Un maléfice suffisamment puissant pour mettre un terme au plus puissant des maléfices. Maintenant la guerre est finie et la vie recommence, sans qu’ils sachent pour l’instant ce qu’ils vont en faire. Maintenant la paix doit faire oublier les horreurs de la guerre. Maintenant le monde doit former un seul peuple. À défaut d’un peuple, des milliards de peuples.
La personne unique qu’est son mari s’étire de tout son corps. Il glisse les paumes derrière la nuque, les coudes pointent en avant comme la proue d’un navire, et son visage constitue la figure de proue. De profil, il paraît étrange, d’une autre espèce. Se serait-il aventuré dans ce mariage s’il avait su ce qui l’attendait ? Leur bataille incessante juste pour sortir de la maison, descendre dans la rue, faire les courses. Les fois où ils sont obligés de faire semblant d’être des étrangers, de vagues connaissances, un patron et sa domestique. Les attaques passives et la violence à demi-mots auxquelles il croyait échapper en venant dans ce pays. La guerre de basse intensité qu’aucun éclair aveuglant n’arrêtera jamais.
Elle n’aurait jamais dû le laisser faire, sachant toutes ces choses qu’il ignorait. Tout ce dans quoi elle l’a entraîné. Tout ce qu’elle a rendu impossible. Et pourtant, il y a les enfants, aussi inévitables que Dieu. Maintenant qu’ils vivent, le chemin paraît tout tracé depuis le début. Ses deux petits hommes, son JoJo, qui n’aurait pas pu ne pas être. Et cette troisième vie en route, qui dort en elle, douce et rebondie comme un tumulus indien : c’est déjà une histoire qui a toujours existé. Leur unique mission, à elle et à cet homme, est de garantir l’existence de ces trois êtres.
Son mari se tourne vers elle. « Qu’est-ce qu’on va faire pour leur scolarité ? »
Il lit dans ses pensées, comme il le fait chaque jour depuis qu’ils se sont rencontrés. Pour elle, c’est une preuve suffisante. Cette guerre est la leur, c’est celle à laquelle ils étaient destinés. L’école les tuera. Leurs leçons quotidiennes dans le quartier seront de la rigolade comparées à la cour de récréation. Son JoJo, comme ces illusions d’optique dans les magazines : blanc comme du papier dans un contexte donné, noir comme du carbone dans un autre. Déjà, ils n’appartiennent à aucun groupe. L’aîné a l’oreille absolue. Elle l’a déjà testé : infaillible. Il semble entraîner son frère dans son sillage. Ils jouent ensemble, font de la peinture, ils arrivent à tenir la mélodie même dans les canons les plus complexes. Ils s’adorent, adorent leurs parents, ne voient pas la différence de couleur entre eux. La brutalité de l’école mettra un terme à tout cela.
« On pourrait les scolariser à la maison. » Elle dit ce qu’elle a en tête, après avoir lu dans les pensées de David.
« On pourrait leur faire l’école nous-mêmes. Toi et moi, ensemble.
— Oui. » Elle lui cloue le bec. « À nous deux, on peut leur apprendre beaucoup. »
Il se rallonge tranquillement, satisfait de leurs projets. C’est peut-être le fait d’être blanc, le fait d’être un homme. Il se sent en sécurité, même en un jour comme celui-ci. En dépit de tout ce qui est arrivé à sa propre famille. En une minute, sa satisfaction mène aux choses habituelles : la soirée commence, il entonne un air. Elle ne peut pas dire ce que c’est. Son esprit ne l’a pas encore nommé, mais elle retient intérieurement la phrase. Quelque chose de russe : les steppes, les dômes bulbeux. Un monde aussi éloigné du sien que ce monde le lui permet. Et le temps que ce chant langoureux de la Volga arrive à la deuxième mesure, elle est au déchant.
C’est leur jeu, chaque soir, ils s’y prêtent plus souvent qu’ils ne font l’amour, et cela leur apporte tout autant de réconfort. L’un des deux commence ; l’autre harmonise. Trouve un accompagnement, même s’il n’a jamais entendu l’air, même quand l’air sort du grenier d’une culture moisie, et que personne ne songerait à le revendiquer. Le secret est dans les intervalles, il s’agit de trouver une ligne à moitié affranchie de la mélodie, et qui pourtant se trouve déjà en son sein. De la musique à partir d’une seule note, donnée pour parcourir des mesures qui se déploient.
Chantonner au lit : plus moelleux que l’amour, pas trop fort pour ne pas réveiller les deux enfants endormis. La musique ne dérangera pas le petit troisième, dans le ventre de Delia. Delia chante au diapason de cet homme qui a aussi peu d’idées de son passé à elle qu’elle n’en a de ces accords qui évoquent quelque fantôme tsariste. Toute la famille de David a disparu, sans rien laisser derrière pour l’aider à faire son deuil. Il a laissé son empreinte sur une bombe qui a emporté cent mille vies. C’est le mois d’août, il fait trop chaud pour se toucher. Mais une fois que les voix se sont tues, lorsqu’ils sont sur le point de s’endormir, aucun ange ne veillant sur eux, les phalanges de David effleurent le bas du dos de Delia et les doigts de Delia se posent, pour la demi-heure à venir, sur la cuisse de David, si étrange, si familière.
Le père de Delia écrit à David une longue lettre, commencée le lendemain de la seconde bombe et achevée trois semaines plus tard. « Cher David. » Leurs lettres débutent toujours ainsi. « Cher William. » « Cher David. »
Cette nouvelle incroyable explique tout ce que vous n’avez pu me dire, ces deux dernières années. Cela m’a conduit à apprécier ce que vous avez dû si longtemps porter en vous, et je vous remercie de m’en avoir autant révélé.
Je me joins au reste de l’Amérique pour louer la puissance, quelle qu’elle soit, qui a mis un terme à ce sinistre chapitre de l’histoire humaine. Croyez-moi, je sais que cela aurait pu encore durer longtemps si la science n’avait pas réussi à produire cette « bombe cosmique ». Je vous remercie, ne serait-ce qu’au nom de Michael. Mais il y a tellement d’autres choses qui m’échappent, au sujet de cette affaire, que je ressens le besoin de vous écrire pour obtenir des éclaircissements.
Delia regarde son mari lire, il plisse les yeux comme chaque fois qu’il bute sur des mots.
J’accepte sans problème la première explosion. Elle me semblait politiquement nécessaire, triomphale au plan scientifique et moralement justifiée. Mais la seconde n’est rien moins que barbare. Quel peuple civilisé pourrait défendre un tel acte ? Nous avons pris des dizaines de milliers de vies supplémentaires, sans même accorder à ce pays une chance de comprendre ce qui l’avait frappé. Et dans quel but ? Simplement, semble-t-il, pour faire montre d’une supériorité définitive, autrement dit la même volonté de domination mondiale à laquelle, me semble-t-il, nous voulions mettre un terme en participant à cette guerre…
David Strom regarde bouche bée la fille de son accusateur. « Je ne comprends pas. Il veut dire que je suis responsable de cela ? » Il tend la lettre à sa femme. Elle la lit rapidement. « Ce n’est pas à moi de m’exprimer à propos de cette bombe. Oui, j’ai travaillé pour le Bureau de recherche et de développement scientifique. Mais comme la moitié de nos scientifiques. Plus de la moitié ! J’ai un peu réfléchi à l’absorption des neutrons. Et j’ai aidé des gens à résoudre un problème en rapport avec l’implosion. J’ai travaillé davantage sur des mesures défensives en électronique, qui n’ont jamais été développées, que sur cet engin. »
Delia tend la main et effleure le bras de son mari. Quel effet ce contact peut-il avoir sur lui ? Les mots qu’il vient de prononcer la soulagent un peu ; ils suggèrent des réponses sans qu’elle ait à poser de questions. Mais maintenant, il y a cette lettre entre eux, une simple feuille de papier. La question de son père lui pèse sur la conscience depuis des semaines. Et son mari, elle le voit bien, ne s’est pas encore posé cette question. David lui reprend la lettre, et reprend sa pénitence au rythme d’un lecteur étranger :
Ce pays doit savoir le danger qu’il y a à persévérer dans cette voie. Il comprend certainement comment cet acte sera perçu au regard de l’Histoire. Aurait-il lâché cette bombe sur l’Allemagne, le pays des Bach et autres Beethoven qui vous sont si chers ? L’aurions-nous utilisée pour annihiler une capitale européenne ? Ou bien cette arme a-t-elle été conçue depuis le début pour être utilisée contre des individus d’une autre couleur de peau ?
C’en est trop pour David. « Oui ! » s’écrie-t-il. Elle n’avait encore jamais senti une telle tension en lui. « Évidemment. Bien sûr que j’utiliserais ça contre l’Allemagne. Réfléchissez à ce que l’Allemagne a fait à tous les gens de ma famille ! Nous avons bombardé toutes les villes allemandes, de jour comme de nuit. Rasé toutes les cathédrales. Ç’a été la course contre la montre pour fabriquer cette bombe avant Heisenberg. Alle Deutschen… »
Elle opine et prend le coude de David au creux de sa main. Son père avait félicité David pour sa participation à l’effort de guerre, compte tenu du peu qu’il savait. Le médecin, également, appelait de tous ses vœux l’Amérique du futur, aussi vite que possible. Mais son père soutenait une cause invisible aux yeux de David.
Sachez que je ne vous en veux pas, mais j’ai tout de même besoin de vous soumettre ces quelques réflexions. Vous avez vu de près ce sur quoi je ne peux que spéculer. J’avais en tête une victoire différente, une paix différente, qui eût mis un terme définitif à la suprématie. Nous luttions contre le fascisme, le génocide, tous les maux du pouvoir. Maintenant, nous avons rasé deux villes pleines de civils jaunes abasourdis… Peut-être ne comprenez-vous pas ma façon d’appréhender ces bombardements en termes de race. Il faudrait que vous passiez un mois à ma clinique, ou bien un an dans les quartiers voisins du mien, pour comprendre ce que je voulais que cette guerre détruise. J’espérais quelque chose de mieux de ce pays. Si c’est ainsi que nous avons choisi de mettre un terme à ce conflit, quels espoirs pouvons-nous nourrir pour les temps de paix ?
Sans aucun doute, cette extraordinaire séquence d’événements vous apparaît sous un jour différent, David. C’est pour cela que je vous écris. Si vous pouviez m’expliquer ce que je n’ai pas réussi à comprendre, je vous en saurais gré.
En attendant, sachez que je ne vous identifie ni à la suprématie, ni au pouvoir, ni à la barbarie, à l’Europe, à l’Histoire ni à quoi que ce soit d’autre. Vous êtes mon gendre, vous vous occupez de ma fille et de mes deux incroyables petits-fils, et pour cela, j’ai toute confiance en vous. Je vous souhaite une agréable fête du Travail à tous. J’ai hâte d’avoir de vos nouvelles en retour. Cordialement, William.
David termine et ne dit rien. Il écoute ; elle aimera toujours cela en lui. Toujours à tendre l’oreille, à guetter une pointe d’harmonie. Il attend d’entendre la musique qui réponde à sa place. « Je peux prendre le train. » Sa voix est une corde effilochée. « Aller le voir à Philadelphie.
— Ne dis pas de bêtises », lui dit-elle.
Elle essaye de le consoler et aboutit au résultat contraire.
« Mais il faut que je lui parle. Il faut que nous essayions de régler cela en tête à tête. Comment veux-tu que je le fasse par écrit, alors que rien de ce que je dois dire n’est dans ma langue ? »
Elle le prend dans ses bras. « Le médecin peut bien se fendre d’une consultation à domicile, s’il a envie de discuter. Quand est-ce qu’on l’a vu pour la dernière fois ? Il peut venir voir ses garçons et sentir le petit dernier. Ensuite, ces messieurs pourront boire du cognac et décider comment préparer au mieux l’avenir de la civilisation.
— Je ne bois pas de cognac. Tu le sais. » Elle ne peut s’empêcher de se moquer de sa mine piteuse. Mais son rire ne le déride pas.
Cette idée la séduit. Elle lance une invitation au moment où le Dr Daley hésite à aller assister à la grande conférence d’après-guerre organisée par l’hôpital Mount Sinai et Columbia sur les derniers développements en matière de sulfamides et d’antibiotiques. Mêler l’utile à l’agréable, l’idée plaît au médecin, qui a le sens de l’efficacité. Il arrive à la maison un soir de septembre. À peine a-t-il frappé que Jonah et Joseph sont debout et se précipitent vers la porte. Ils chantent « Grand-Papa » à tue-tête, toute la journée ils ont guetté l’arrivée de leur grand-père. Delia regarde dans le couloir juste au moment où ils déboulent, chacun essayant d’attraper la poignée pour ouvrir la porte. Joseph souffre encore de sa foulure à la cheville. Ou peut-être se l’imagine-t-elle. Elle a dans les mains une louche et une cuiller à jus pour le rôti, mais elle se débarrasse de tout ça en un éclair, et file jusqu’à la porte, à deux pas seulement derrière ses garçons.
À l’instant où son père pénètre dans la pièce, Delia lit sur son visage toute la violence qu’il a en lui. La première chose qui lui vient à l’esprit : Cette bombe, cette question de morale dont il est venu discuter avec David. Mais il s’est passé quelque chose, c’est tout récent. Il ne se penche pas pour prendre les enfants dans ses bras. Tout juste s’il les laisse s’accrocher à ses jambes. Enragé, il s’engage dans le couloir, il irradie la fureur.
Elle a déjà vu ça, plus de fois qu’elle ne veut bien s’en souvenir. La première fois, elle n’était guère plus âgée que Joseph. Sur la figure des enfants, la graine de l’arbre empoisonné : Qu’est-ce qu’on a fait ? Cette question à laquelle elle-même n’a jamais pu répondre. Désormais, c’est au tour de ses garçons de souffrir de cet héritage dont elle ne peut les protéger.
Son père s’approche d’elle, elle tente de l’étreindre. Il lui dépose une petite bise sur le menton. Elle sent qu’il s’efforce, avec la dernière trace de dignité qui reste si puissante en lui, d’étouffer cette colère et de l’avaler d’un coup, comme ces capsules de cyanure qu’on donne aux agents infiltrés pour le cas où ils se feraient prendre par l’ennemi. Elle sait qu’il n’en sera pas capable. Il luttera et échouera, d’une manière non moins spectaculaire que le monde a échoué pour lui. Entre-temps, elle ne peut pas demander, elle ne peut rien faire d’autre que jouer le jeu, faire preuve de gaieté et de bonne humeur en attendant que l’enfer éclate.
Il faut attendre la fin du dîner. Le repas en lui-même – de la dinde, des brocolis et du maïs à la crème – est courtois, quoique tendu. David ne remarque pas, ou alors il est plus perspicace que Delia ne l’a jamais supposé. Il s’enquiert de la conférence sur les sulfamides, et William répond en style télégraphique. William, en revanche, essaye de revenir sur le cafouillis de Potsdam et le programme de réhabilitation des taudis de Truman qui est un échec. David se contente de sourire, il en sait aussi peu sur l’un et l’autre sujet. Delia sent qu’ils s’efforcent tous deux de rester loin du Japon, de l’ombre atomique, de l’aube du nouvel âge cosmique. L’affaire dont la rencontre de ce soir était censée débattre.
Après la compote de pommes, les enfants quittent la table pour se retrouver à l’épinette. Le cadeau de mariage offert par le Dr Daley est sans nul doute leur jouet favori. Ils s’amusent avec des gammes en octaves. « Jouez-moi une jolie chanson du bon vieux temps, leur dit le Dr Daley. Vous pouvez faire ça, les garçons ? Jouer un petit air pour votre grand-papa ? »
Les deux garçons – quatre et trois ans – s’affalent sur le banc et jouent un choral de Bach : « O Ewigkeit, du Donnerwort. » Jonah se charge de la mélodie, évidemment. Joseph, de la basse. C’est comme ça que ça se passe : deux garçons découvrent le secret de l’harmonie, ils se régalent en transcendant la dissonance, cabriolent au-dessus du fouillis des lignes mélodiques en mouvement, s’ébattent au fil de la gamme transformée. « Ô Éternité, parole foudroyante ! Ô glaive qui transperce l’âme ! Ô commencement sans fin ! Ô Éternité, temps intemporel, Reçois-moi, si Tu le veux ! » Personne dans la pièce ne connaît les paroles. Ce soir, il n’y a que les notes. Les garçons tressent leurs mélodies, les poignets se heurtent, les mollets pendent dans le vide et se cognent, ils s’écartent du clavier dans le crescendo de la progression harmonique, puis ils ralentissent imperceptiblement le tempo et terminent. La musique est en eux. Juste en eux, ce florilège d’accords qui s’ouvre comme un chrysanthème. Ça les rend heureux, de jongler avec ces mélodies distinctes, qui néanmoins s’emboîtent l’une dans l’autre. D’introduire cette solution parfaite, dans une lumière qui n’appartient à personne.
Un soir, une vie s’élèvera qui n’aura aucun souvenir de son origine, qui aura oublié ce qui se sera passé en chemin. Ni vols, ni esclavage, ni meurtres. Quelque chose aura alors été gagné, et beaucoup aura été perdu, avec la mort du temps. Mais ce soir, on n’en est pas là. William Daley regarde ces petits garçons faire leurs acrobaties sur le choral. Ses yeux révèlent toutes les variations que la musique ne dit pas. Il secoue la tête, et chacun de ses mouvements de tête tente de nier la réalité. Les garçons pensent qu’il est content, voire même stupéfait, comme tous les adultes qui les ont jamais entendus. Ils descendent du banc et partent gaiement vers d’autres découvertes. William se tourne vers sa fille et la regarde fixement, comme il avait jadis regardé son fils Charles lorsqu’il avait joué des chansons de brave Nègre sur le piano droit du salon, à la maison. Le regard pénètre en elle, complice, accusateur. Tout ce que tu veux. N’était-ce pas la profession de foi ? L’égale de n’importe quel maître. Les plus grands maîtres tu égaleras. Le Dr Daley arrête soudain de secouer la tête.
« Qu’est-ce que vous allez faire d’eux ? » Il leur laisse peut-être le choix. Tout ce qu’ils veulent.
Delia se lève pour débarrasser la table. « David et moi avons décidé de leur faire l’école à la maison. » À la fin de la phrase, elle est presque dans la cuisine.
« Tiens donc !
— On y a réfléchi, Papa. » Elle revient à la table. « Où est-ce qu’ils auront un meilleur enseignement ? David sait tout ce qu’il y a à savoir en sciences et en maths. » Elle fait un signe en direction de son mari, qui baisse la tête. « Moi, je peux leur enseigner la musique et les arts.
— Tu vas leur apprendre l’histoire ? » Dans sa voix qui claque comme un fouet, il y a toute l’histoire à laquelle il fait allusion. Ses doigts se cramponnent au verre d’eau pour empêcher que sa fille ne le lui vole. « Où apprendront-ils qui ils sont ? »
Elle se coule à nouveau sur sa chaise, sans un bruit. Elle se fond dans ce rôle, comme M. Lugati lui a appris à se tenir sur scène. Nous travaillons dur pendant d’innombrables répétitions, afin d’être bien en nous-mêmes, libres, pour cet unique concert. Elle plonge en elle pour trouver cette colonne d’air. « Là où moi j’ai appris, papa. Là où toi tu as appris. »
Les yeux de William projettent des étincelles vert-de-gris. « Tu sais où j’ai appris qui je suis ? Où moi j’ai appris ? » Il se tourne vers David – qui, lui, a appris ailleurs. Un crime impardonnable, Delia le voit. « Vous m’avez demandé comment s’était passée la conférence ? Vous voulez savoir comment s’est passée la conférence ? »
David cligne juste des yeux. Finis les sulfamides. Finis les antibiotiques.
« J’aimerais pouvoir vous le dire. Vous voyez, j’en ai manqué l’essentiel. J’ai été retenu en bas dans le couloir, d’abord par le flic de l’hôtel, et ensuite par une escorte policière, peu nombreuse mais efficace. Un léger malentendu. En effet, je ne pouvais pas être le Dr William Daley de Philadelphie, en Pennsylvanie, puisque le Dr Daley, lui, est un vrai médecin diplômé de la faculté, alors que, moi, je ne suis qu’un Nègre qui glisse sa tête crépue dans un symposium civilisé réservé aux professionnels de la médecine.
— Papa. On ne prononce pas ce mot dans cette maison.
— Tiens donc ! Tes garçons vont pourtant devoir l’apprendre, entre deux jolis petits hymnes à quatre mains. La définition du dictionnaire. Tu peux compter là-dessus. L’école à la maison ! »
Delia s’enflamme, les murs se resserrent sur elle. « Papa, tu… Je ne te comprends pas. Tu m’as élevée…
— Exact, mademoiselle. Je t’ai élevée. Nous sommes d’accord là-dessus. »
Elle voit son teint clair dans l’amande des yeux de son père. A-t-il oublié ? Croit-il qu’elle est passée de l’autre côté, qu’elle est devenue adepte d’un système aussi inacceptable que celui qu’on leur a imposé ?
« “Tu es une chanteuse, le cite-t-elle. Tu vas t’élever. Tu deviendras tellement bonne qu’ils seront obligés de t’entendre.” »
Il projette brusquement les paumes en avant. Écoute ! « Ça fait cinq ans que tu as arrêté les études. Où en est ta carrière ? »
Elle esquisse un mouvement de recul, giflée en pleine figure.
« Elle a été très occupée, répond David. Elle est femme et mère de deux enfants. Avec un autre qui arrive.
— Et vous, votre carrière, comment va-t-elle ? Les obligations familiales ne vous ont pas empêché d’être titularisé, on dirait.
— Papa. » L’intensité de l’avertissement lui vient du fond de la gorge. Elle en est surprise elle-même.
Personne ne le remettra à sa place, pas deux fois dans la même journée. Il se tourne vers elle. « Je vais te dire, moi, où elle en est, ta carrière. Elle t’attend dans la ruelle, derrière la salle de concert. L’entrée réservée aux “gens de couleur”. Barricadée de planches dans un avenir prévisible.
— Je n’ai pas vraiment passé d’auditions.
— Qu’est-ce que tu veux dire, “pas vraiment” ? Ou bien tu en as passé, ou bien tu n’en as pas passé.
— J’en passerai davantage quand les garçons auront grandi.
— Combien de temps dure une voix ? »
Il y a tant d’accusations qui lui pleuvent dessus d’un coup qu’elle ne les compte plus. Elle qui était le plus intelligent des bébés à la ronde n’est pas devenue avocate, ne s’est pas présentée au Congrès, n’est même pas devenue une musicienne de concert honorable. N’a pas fait avancer la Cause d’un cran. Tout ce qu’elle a fait, c’est élever deux petits garçons, et encore, apparemment, pas si bien que ça.
La voix de son père devient soudain grave ; elle ne l’avait encore jamais entendue descendre si bas. Le timbre s’enlise dans la terre glaise jaune de la Caroline de sa mère, un endroit où il n’a pas été depuis plus de quinze ans, sauf pour une visite à contrecœur. Laissez tomber le tabac, laissez tomber le coton : la terre est trop aride pour produire autre chose que de misérables haricots et des cacahuètes. Une terre trop pauvre pour payer son propre loyer. La voix de William ressemble à un pastiche parfait de son beau-père, celui que Delia n’a rencontré que trois embarrassantes fois dans cette vie. Sauf que l’humeur n’est pas au pastiche. « Ces gens te laisseront jamais chanter.
— Ils ont bien laissé Mlle Anderson chanter.
— Certes. Ils l’ont laissée chanter, là-bas, à la maison des maîtres, pour une soirée de divertissements. Faire deux pas de danse aussi, si elle en a envie. Du divertissement ! Des chiens qui font du vélo. Juste s’assurer qu’elle réintègre le quartier des moricauds, une fois son numéro terminé. »
Delia reste assise, les mains pétrifiées, sur la table à moitié débarrassée. Son père s’est métamorphosé en un vulgaire gangster de rue, cet homme qui a lu Ulysse, qui est en contact épistolaire avec des présidents d’université, qui a demandé à David de l’éclairer sur la théorie de la relativité spéciale. L’homme qui a passé sa vie d’adulte à soigner des malades. Viré de sa clinique, séparé de sa femme, jeté de ce quartier où depuis des années on le considère comme un dieu de la guérison, montré du doigt dans un couloir d’hôtel, et suspecté comme un voyou minable ou un toxicomane. Ce que le monde voit détruira toujours ce que cet homme brûle de lui montrer. Il n’y a pas de parade, il n’y a que cet effondrement qui, avec le temps, emporte tous les gens. L’identité.
Le Dr Daley s’avance jusqu’à l’épinette. Il joue de mémoire le choral des garçons. Il vient à bout des quatre premières mesures, assez proches de ce que le cantor rural de Leipzig avait écrit. Delia est choquée de voir qu’il est si bon. Il joue comme quelqu’un qui a perdu sa langue natale. Mais il joue. Elle ne l’a jamais entendu jouer autre chose que des bribes de Scott Joplin. « Les pleurs de ce bébé semblaient venir / De quelque part près de l’Arbre sacré. » Un petit boogie-woogie éreinté pour les funérailles de Charlie. Et maintenant ça. À l’oreille. Uniquement à l’oreille.
Les mains de William abandonnent ces accords luthériens en dents de scie, comme si le couvercle du piano venait de les mordre. « Tu sais ce que j’entends lorsque j’entends cette musique ? J’entends : “Maudit soit Canaan”, j’entends : “Les Blancs, le bon clan ; les Noirauds, au cou le garrot ; les Noirs, au revoir.” »
Delia lève ses yeux anéantis jusqu’à croiser le regard de son père. Elle fait un essai piano. En douceur, c’est plus difficile qu’en force, comme disait toujours Lugati. « Je suis navrée qu’il y ait eu des imbéciles à la conférence, papa. » Raison de plus, veut-elle ajouter, pour les battre à leur propre jeu.
« L’hôpital Mount Sinai. Ce ne sont pas des imbéciles. C’est l’élite. » Les yeux de William se perdent au loin, il envisage les punitions extrêmes qui ne lui ont pas encore été infligées. Tout se dérobe si facilement, il n’en voit pas le fond. Retenu et humilié une heure durant : ce n’est pas un tel châtiment. On peut en rire. On s’époussette, et on poursuit sa route. Mais si cela est possible, alors pourquoi ne pas se retrouver enfermé aux vestiaires, enchaîné au stand de cireur de chaussures à la gare de Penn Station, analphabète, interdit des bureaux de vote, tabassé pour avoir pris la mauvaise ruelle, pendu haut et court à un sumac ? Même la personnalité la plus opiniâtre doit endurer l’identité qu’on lui impose.
David, qui s’était jusqu’alors réfugié dans le silence comme sous un châle de prière, prend la parole. « J’ai réfléchi. Ce qu’on vous a fait aujourd’hui. C’est une erreur statistique. »
William réagit sans attendre. « Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ce sont des hommes qui ne calculent pas du tic au tac. »
Le Dr Daley dévisage cet homme. Il se tourne vers sa fille, il ne saisit pas. Delia fait la moue. « Il veut dire du tac au tac.
— C’est ça, du tac-tac. Ils prennent des raccourcis, ils court-circuitent des étapes du raisonnement. Ils ne voient pas un cas spécifique, ils font seulement des paris en fonction de ce qu’ils croient que leur disent les probabilités. Ils pensent en termes de catégories. C’est ainsi que procède la pensée. Ça, nous ne pouvons rien y faire. Mais on peut changer leurs catégories.
— Au diable les probabilités. Ce n’est rien d’autre que de la haine animale. Deux espèces. Voilà ce qu’ils voient. Voilà ce qu’ils ont l’intention d’encourager. Et bon sang, c’est ce qui va finir par arriver. Ils ne voyaient pas mes vêtements. Ils ne m’entendaient pas parler. J’ai cité des chapitres entiers de la septième édition de cette connerie de manuel de médecine…
— Mon père m’a dit que ça arrivait. » Spinto, la voix de Delia navigue malgré la houle. Il suffit qu’elle résiste à la tempête. « Mon père m’a appris à vivre en dépit de cela. À faire en sorte que je sois trop importante pour qu’on me balaye comme ça d’une pichenette.
— Et que diras-tu à tes enfants ? »
Jonah choisit cet instant pour réapparaître. Et lorsqu’il est là, Joey n’est jamais loin derrière. Deux enfants qui s’aventurent dans les bois, s’enfoncent dans les fourrés vains de l’âge adulte. William Daley saisit l’aîné de ses petits-enfants par les épaules. Dans la lumière de la pièce, le teint beige de l’enfant est déconcertant. Quelque part entre au cou le garrot et le bon clan. Une note d’harmonica un peu flottante, ni dièse ni bémol. Entre deux : comme un rhéostat, l’imperceptible glissement d’un curseur radio, captant simultanément deux stations. Comme une pièce de monnaie s’immobilisant de manière saugrenue sur la tranche, avant que les lois de la statistique ne la condamnent à retomber sur une face ou sur l’autre. Il regarde ce garçon et voit une créature du monde à venir. Quelque chose lui revient, un aphorisme inutilisable qu’il a glané pendant qu’il perdait son temps chez Emerson. « Dans ce qu’il sera, tout homme contemple un ange en devenir. »
« Joseph, dit-il.
— Jonah. » Le garçon ricane.
Le docteur se retourne vers sa fille. « C’est infernal, pourquoi leur avez-vous donné le même nom ? » Il se tourne de nouveau vers le garçon : « Jonah. Chante-moi quelque chose. »
Le petit Jonah commence un long canon endeuillé. « By the waters, the waters of Babylon. We laid down and wept, and wept for thee, Zion. » Allez savoir la signification que les syllabes ont pour lui. Le petit Joey, d’un an le cadet, entend le début du canon et attend son tour, puis il entre dans la ronde, comme il le fait avec ses parents, soir après soir. Mais ce soir, aucun des deux parents ne se joint à eux, et le canon s’essouffle assez rapidement.
« Chantez-m’en une autre », ordonne Grand-Papa. Et les garçons, ravis de lui faire plaisir, entament un autre canon : « Dana nobis pacem ». William brandit l’index en l’air, et les interrompt avant que les trois mots ne soient prononcés. « Et notre musique à nous ? » Il regarde les garçons. Mais c’est leur mère qui répond.
« Mais quand a-t-elle été la nôtre, Papa ? » La nôtre : l’aristocratie noire, la soi-disant élite intellectuelle noire. Les plus méprisés des plus méprisés sur terre.
Il se lance dans la rhétorique. « Avant les Pèlerins, dit-il, tout en regardant toujours ses petits-enfants. Nous étions ici, avec notre musique.
— Je veux dire, quand est-ce que ça a été à toi ? À nous. À la maison. Quelle musique a jamais été à nous ? Moi, j’avais les chants sacrés de Maman, tout ce qui venait du livre de cantiques de son église. Et puis j’avais ta collection de 78 tours, “Apprenez vous-mêmes les classiques”. Avec Charlie, on allait en douce écouter les sonorités endiablées de New York et de Chicago. Tout ce qu’on n’avait jamais le droit d’écouter à la radio. “La meilleure façon de se faire traiter comme un sauvage, c’est de faire de la musique de sauvage.” Je savais quelle musique te faisait peur et quelle musique tu pensais devoir connaître. Mais à part quelques ragtimes du début du siècle que tu mettais quand tu croyais que personne ne t’écoutait – oh, ce que j’adorais, quand tu mettais ça ! –, je n’ai même pas su quelle musique tu appréciais. J’ignorais même que tu étais capable de… » Elle indique l’épinette, l’objet du délit.
« Tu veux que ces garçons chantent ? Tu veux que ces garçons aiment… Ce garçon. » Il indique le plus mat des deux. Il fend l’air de la main, il tâche de lutter contre cette effrayante prophétie qui s’impose à lui. Il ne peut assumer la déclaration qu’il va prononcer. « Ce garçon sera arrêté dans sa course, d’ici un quart de siècle. En pénétrant dans une salle de concert. On lui dira qu’il y a eu une erreur. Qu’il s’est trompé, que c’est dans la salle à l’autre bout de la ville qu’il doit aller. Ici, ce n’est pas de la musique comme ça qu’on écoute. Ce sont des œuvres complexes, pour un public cultivé. Il ne comprendrait pas.
— Dein, was du geliebt, was du gestritten. » Les paroles sortent de nulle part, de personne. « T’appartient ce que tu as aimé, ce pour quoi tu t’es battu. »
Le Dr Daley se retourne pour faire face au défi. Il y eut un temps où il aurait demandé d’où venaient les paroles. À présent il dit : « Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? »
Delia se lève, comme pour le jour de la Résurrection. Elle glisse tel un fantôme jusqu’à son père. Avant qu’il puisse s’esquiver, elle est derrière lui, une main posée sur l’arrondi massif des épaules, l’autre suit les motifs de la calvitie, à la crête du crâne majestueux. « Qu’est-ce que tu aimes, Papa ? Quelle musique aimes-tu ?
— Quelle musique ? Quelle musique j’aime ? »
Elle opine, en une série de hochements de tête ; malgré les larmes, elle sourit. Elle entonne à voix basse les premières mesures de quelque chose. Prête à être de nouveau sa petite fille, il n’a qu’un mot à prononcer.
« Quelle musique ? » Il réfléchit tellement longtemps qu’il épuise le catalogue. « J’aimerais sincèrement que ce soit la question. » Il se laisse caresser par sa fille, mais seulement par distraction. « Tu as lâché tes enfants exactement entre les deux, non ? À mi-chemin. En plein no man’s land. »
Elle baigne dans un calme surnaturel. « Nous étions déjà entre les deux, Papa. Nous avons toujours été entre deux.
— Pas toujours. »
Et là, elle commet une erreur : « Tout le monde est entre deux. Tout le monde est toujours à mi-chemin. » Elle croit prononcer les mots avec la voix de sa mère.
Mais son père se révolte avec une telle vigueur qu’effrayée elle retire ses doigts. Avec douceur et civilité, il rétorque d’une voix sifflante : « Non, ma petite chanteuse d’opéra à mi-chemin. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a des gens qui ne sont même pas ce qu’ils sont. Tu crois que parce que leur père est un homme blanc, le monde va…
— Un homme blanc ? s’esclaffe Jonah. Un homme ne peut pas être blanc ! Tu veux dire comme un fantôme ? »
William Daley, arrêté dans sa course, observe Delia. Le visage figé, il attend une explication. Mais, pétrifiée par ce pianissimo, par ce que ses mots ont fait, elle ne peut rien dire.
Le garçon s’amuse. « Comment est-ce qu’un homme peut être blanc ? C’est idiot.
— Chantez quelque chose pour votre grand-papa, dit leur mère. Chantez donc This Little Light of Mine.
— Qu’est-ce que tu leur apprends ? » La voix paternelle s’élève des entrailles de la terre et lui arrive en pleine figure. Une voix qui met un terme à la chanson. La voix de Dieu s’élevant pour demander à Adam et Ève ce qu’ils croyaient pouvoir dissimuler. Adam et Ève… il lui vient cette idée : ces deux-là devaient former un « couple mixte ». Sinon comment ? Quelle autre configuration aurait laissé un monde si haut en couleur ?
« Nous y avons réfléchi, Papa.
— Vous y avez réfléchi. Et à quoi votre réflexion a-t-elle abouti ? »
David sort du sous-bois en s’ébrouant. Il se penche en avant pour s’expliquer. Mais Delia lève la main pour l’arrêter. Sois leur égale, donne ta propre explication. « Nous avons décidé d’élever les enfants en dehors des considérations de race. »
Son père tressaille, il agite les oreilles, abasourdi. Quelque chose d’impitoyable lui infecte la tête. « Tu peux répéter ?
— D’ici un quart de siècle… » commence David. Les deux Noirs l’ignorent.
« Nous avons fait un choix. » Chaque mot semble trop mesuré, même pour Delia. « Nous refusons de leur imposer une couleur. Ce sont eux qui choisiront. » Tout ce qu’ils veulent. « Nous allons les élever en vue du jour où tous les gens seront au-delà de la couleur de peau.
— “Au-delà de la couleur” ? » Le médecin articule chaque mot, il les répète à voix haute, comme il répète à voix haute les symptômes de ses patients. « Vous voulez dire que vous allez les élever comme des Blancs. »
Les garçons ont perdu tout intérêt à la conversation, si tant est qu’ils s’y soient jamais intéressés. Ils trottinent jusqu’au piano pour jouer un autre choral. Delia intervient. « Pas maintenant, JoJo. Allez plutôt jouer dans votre chambre. »
Elle ne leur avait encore jamais demandé d’arrêter de faire de la musique. Jonah commence à frapper les touches à toute vitesse, il double le tempo, le quadruple, il s’empresse de terminer le choral avant que l’interdiction prenne effet. Son frère regarde, horrifié. Delia s’approche du banc, soulève le renégat, l’agite comme un balancier, puis le pose au sol et le fait galoper vers la chambre des garçons. Elle lui tapote le derrière pour faire bonne mesure. Et l’offensé hurle dans le couloir, suivi de son petit frère qui, par solidarité, crie aussi, et clopine en se souvenant de sa cheville qui lui faisait si mal.
Au-delà de la couleur. Ma mère dit ces mots à mon grand-père à la fin du mois de septembre de l’année 1945. J’ai trois ans. Comment puis-je espérer me souvenir ? Mon frère est à plat ventre à l’entrée de notre chambre, il épie le monde adulte, à l’autre bout du couloir. Il ne pense qu’à une seule chose : comment retourner à ce piano pour encore faire du bruit. Comment reconquérir le trône sonore qui régit le monde et l’installe, lui, Jonah, au cœur de l’amour.
Mes parents et mon grand-père sont réunis autour d’un globe de lumière, au centre d’une obscurité qui s’étend à l’infini. Ils devraient savoir à quel point leur cercle est restreint, à quel point il fait noir tout autour. Mais quelque chose les pousse en avant, quelque chose qui n’est pas eux mais qui se fait passer pour eux. Leur besoin les happe si totalement qu’ils se retournent les uns contre les autres pour éviter de perdre pied. Je les vois au bout du couloir : une boule de soufre en combustion dans un cercle noir sans limite.
Maman dit : Il faut que d’une manière ou d’une autre on y arrive. Il faut que quelqu’un fasse le pas.
Grand-Papa dit : Au-delà de la couleur de peau ? Tu sais ce que ça signifie, au-delà de la couleur de peau ? Nous y sommes déjà. Au-delà de la couleur de peau signifie cacher l’homme noir. L’effacer. Que tout le monde prenne part à ce jeu de l’annihilation auquel le Blanc joue depuis…
C’est la fin du monde. Jonah et moi savons déjà cela, tout en ne sachant presque rien. Mon frère va arriver en courant au milieu d’eux, il va les séduire en chantant une chanson, et tout redeviendra comme avant. Mais même Jonah est comme ensorcelé, il veut se venger. Sa blessure est intime, plus profonde que celle du monde. Réprimandé injustement alors qu’il jouait.
Grand-Papa dit : Que crois-tu qu’ils apprendront à la minute où ils poseront le pied hors de la maison ?
Maman dit : Tout le monde sera mélangé. Personne ne sera plus rien.
Grand-Papa dit : Le mélange, ça n’existe pas.
Da dit : Pas encore.
Grand-Papa dit : Ça n’arrivera jamais. C’est soit l’un soit l’autre. Ils ne peuvent pas être la première chose, pas dans ce monde. Donc, c’est l’autre, ma fille. Tu le sais. Quel est ton problème ?
Maman dit : Il faut que les gens évoluent. Dans quel monde veux-tu vivre ? Il faut que les choses se transforment, qu’elles aillent dans une autre direction.
Grand-Papa dit : Les Noirs, on les transforme depuis le premier jour. Pour qu’ils aillent se faire voir ailleurs.
Maman dit : Les Blancs aussi. Il va falloir que les Blancs changent.
Grand-Papa dit : Les Blancs ? Changer ? Jamais, ou alors sous la menace des armes.
Maman dit : Si, ils y seront obligés.
Et Grand-Papa lui répond : Jamais. Jamais. Ce qui s’est passé ce matin, voilà tout l’avenir qui nous attend, nous autres.
Et puis le véritable orage. Je n’arrive pas à me rappeler comment ça arrive, pas plus que je n’arrive à me souvenir de moi à cette époque. Ils parlent depuis longtemps. Jonah s’est endormi par terre, à l’entrée de notre chambre. Moi, je ne peux pas, évidemment, pas tant que les adultes se disputent si fort. Grand-Papa fait les cent pas dans la salle à manger, un géant en cage. Il frappe les murs de sa paume. Au-delà de la couleur de peau, au-delà de ta propre mère. Au-delà de tes frères et sœurs, au-delà de moi !
Maman, d’un calme mortel. Ça ne veut pas dire ça, Papa. Ce n’est pas ce que nous sommes en train de faire.
Et qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce qu’il y a marqué sur le certificat de naissance ? Vous croyez pouvoir échapper à ça ?
Des mots encore, que je n’arrive pas à entendre, que je n’arrive pas à comprendre, dont je ne me souviens pas. Le ton monte entre les deux hommes. Pire que la colère. Des mots si durs qu’ils peuvent transpercer la peau. Ensuite, mon grand-père est devant la porte d’entrée. La porte est ouverte sur le mois de septembre, là devant eux, un néant béant et froid. Jamais, commence-t-il. Et comment peut-il poursuivre ? C’est toi qui fais ce choix, pas moi. Au-delà de moi, dit-il. Et Maman dit quelque chose, et Da dit quelque chose, et Grand-Papa dit : Comment osez-vous ? Et le voilà parti.
Je me souviens seulement de mes parents qui se retournent, la porte vient de claquer, ils tremblent tous les deux. Ils me voient en train de les regarder, debout dans l’encadrement de la porte, mon sac de glace à la main. Je le tiens en l’air, pour le cas où quelqu’un en aurait besoin.
Après cela, Maman est malade pendant une longue période. Elle est grosse, elle attend un autre bébé. Je la regarde manger, hypnotisé. Elle me voit en train de la regarder, elle sait ce que je pense, et elle essaye de sourire. Elle décide d’avoir un bébé, ensuite elle se met à manger pour deux. Et le bébé est là, dans son ventre, attrapant la moitié de la nourriture.
Nos vies ont été privées de quelque chose et je ne sais pas de quoi. Je pense que le bébé nous redonnera ce qui nous manque. C’est pour cela qu’ils voulaient l’avoir. Pour que la joie de Maman revienne, pour réparer ce qui s’est cassé.
Je demande ce que sera le bébé. Qu’est-ce que tu veux dire ? demandent-ils. Tu veux dire un garçon ou une fille ? Ils disent que pour l’instant personne ne peut savoir ce que sera l’enfant. Je demande : Il n’est pas déjà quelque chose ?
Oui, il est déjà quelque chose. Ils rient. Mais on ne peut pas savoir. Il faut qu’on attende. Qu’on attende de voir ce qui va arriver.
Nous attendons jusqu’à octobre, puis novembre, étranges territoires aux noms plus étranges encore. Je n’ai jamais été aussi malheureux. Le bébé n’est pas encore là ? Il ne viendra jamais à la maison ?
Demain, peut-être, disent-ils. Il faut attendre jusqu’à, demain.
Et plusieurs fois par jour, je demande : Est-ce qu’on est déjà demain ?
Pendant des semaines, ce n’est jamais demain. Puis en un éclair, c’est hier. Tout date d’hier, tout est désormais trop loin pour être saisi. Et mon père est sur son lit de mort à l’hôpital Mount Sinai. Je ne veux savoir qu’une seule chose : ce qui s’est passé ce soir-là. Mais il est trop mal en point, trop abruti par les médicaments, rivé par la gravité – et ensuite, trop libre – pour se souvenir.