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AUTOMNE 1945
 

Elle se retourne et aperçoit son JoJo, le petit, sur le seuil de sa chambre, qui applique le sac de glace contre son entorse inguérissable. La porte d’entrée tremble encore, sous l’impulsion de son père. Delia Strom s’en détourne, vacillante, et son cadet est là, déjà handicapé par son altruisme, il observe cette chose même qui le foulera aux pieds. Il reste debout, il s’offre, terrifié, prêt à tout donner. Sacrifié pour quelque chose qui dépasse la famille. Quelque chose de plus fort même que le sang.

Elle attrape le garçon et l’étreint en sanglotant. Cela fait plus peur à l’enfant que ce qui vient de se passer. Maintenant l’aîné aussi est levé, il s’accroche à sa jambe et lui dit que ça va aller. David, l’homme qui résout des équations, se tient derrière elle, il regarde à travers la vitre de la porte, guettant une ombre qui se déplacerait dans la rue. Elle se tourne vers lui. Il a une main sur la poignée, il est prêt à pourchasser dans la rue le père de Delia. Mais il ne bouge pas.

Aucun des deux garçons ne demande où est son grand-papa. C’est peut-être déjà demain pour eux. C’est peut-être déjà la semaine prochaine. Grand-papa ici ; grand-papa parti. Ils sont encore pris au piège de l’éternel présent. Mais ils la voient pleurer. Ils ont entendu l’hostilité, même s’ils n’ont pas compris. Elle déjà est en train de les perdre, ils sont happés par cette chose plus grande qu’eux, cette « invention » qui les emmènera au loin. Déjà, ils ont été identifiés. Déjà, la séparation, déjà, l’entrée à part, le calcul qui déclenche la fragmentation.

« Rien », dit David en regardant par le carreau. Elle ne comprend pas ce qu’il entend par là. Le père de Delia l’a laissée avec cet homme, cet homme décoloré qui parle avec un accent, qui a aidé à fabriquer cette arme définitive d’un blanc si aveuglant. « Il n’y a rien. Viens. Nous allons tous au lit. Les ennuis attendront demain. Darüber können wir uns morgen noch Sorgen machen. »

La langue de Hitler. Durant toute la guerre, pas une seule fois cette pensée ne lui a effleuré l’esprit. Elle est restée à ses côtés et a chanté des lieder – des airs germaniques, des paroles en allemand – pendant quatre longues années, avec la peur d’être entendue et dénoncée par les voisins. Néanmoins, elle a veillé sur leurs chants à plusieurs voix, et s’est assurée du bon usage de cette musique. Tous deux ont salué cette guerre : guerre contre la suprématie de la race « pure », guerre contre le cauchemar final de la pureté. Ce que les Alliés ont tué à Berlin aurait dû périr ici aussi. Mais au pays, rien n’a péri. Rien, hormis l’ignorance entêtée de Delia. Son père est parti de chez elle en claquant la porte. Il est parti de chez elle parce qu’elle a oublié une guerre cent fois plus longue et plus destructrice, l’annihilation progressive d’un peuple. Il est parti de chez elle parce qu’elle était partie. Tu as choisi ton camp. Choisi de quel côté tu voulais être. Mais elle n’a rien choisi, rien si ce n’est le désir d’en finir avec la guerre, et de vivre la paix pour laquelle elle et les siens ont déjà payé tant de fois.

La paix n’existe pas. Les ennuis attendront demain. Le lendemain – c’est déjà demain –, ils ont tellement honte qu’ils n’osent même pas se regarder dans les yeux. David part travailler ; quant à savoir de quel travail il s’agit exactement, elle ne peut que le deviner. Il la laisse seule avec les deux enfants, tout comme son père à elle l’a laissée seule avec la famille qu’elle a faite. Seule avec deux enfants, à qui elle doit cacher tous ses doutes. Elle leur fait la lecture, dans des livres écrits par d’autres. Elle joue avec eux – petits camions en métal et jeux de construction issus des rêves architecturaux de quelqu’un d’autre. L’après-midi, ils chantent ensemble, rivalisant pour identifier les notes et les jouer. Si son père a raison, alors le monde entier, dans son erreur, a raison. Si son père a raison, il faut qu’elle commence à dire à ses enfants : ceci n’est pas à vous, ni ceci, ni ceci, ni ceci… Elle ne peut sacrifier ses enfants à ce lynchage par anticipation, ni aujourd’hui ni un autre jour. Mais si son père a raison, il faut qu’elle les prépare. S’il a raison, alors toute l’histoire, dans sa permanence, a raison ; on n’y échappe pas.

Mais la décision de son père ne fait que conforter Delia dans sa position. Elle ne cédera sur rien. Certes, bien sûr, elle leur apportera toute la chaleur nécessaire, elle se prêtera avec bienveillance au petit air joyeux des questions et des réponses, elle leur fera faire un plongeon dans cette rivière assez profonde pour y jouer toute la vie. Il faut qu’elle leur donne toutes les richesses auxquelles ils ont droit. Noir. Américain. Bien entendu, il faut qu’ils sachent le long chemin funeste parcouru par ces mots. Mais elle refuse qu’ils soient obligés de s’affirmer par la négative. Pas ce vieux message destructeur, comme quoi tout ce qui les concerne a déjà été décidé pour eux. Tout ce qu’elle peut leur donner, c’est le choix. Qu’ils soient aussi libres que quiconque, qu’ils soient libres de posséder, de s’attacher à n’importe quelle musique qui séduira leur oreille interne.

Mais peut-être son père a-t-il finalement raison. C’est peut-être seulement leur teint clair qui leur confère une petite marge de manœuvre. Avoir le choix, ce n’est peut-être qu’un mensonge de plus. Il existe des libertés qu’elle ne souhaite à personne. Elle emmène ses garçons dehors, vers l’ouest, vers le fleuve, vers l’espace vert le plus proche au milieu de toutes ces pierres, tous trois à découvert, sous le regard de tout le monde. Elle voit cette triade de nuances qu’ils forment dans les regards des gens, au parc. Son corps tressaille, comme toujours sous l’agression. Elle entend les voisins qualifier cette liberté qu’elle veut donner. Se prennent pour qui ? Se croient plus malins ? Iront jusqu’où, comme ça ? Mais qu’en est-il de l’autre famille de ses garçons, cette généalogie dont elle ne sait rien, nettoyée, effacée par ce monde qui ne souffre aucune complication ? Cette famille-là n’est-elle pas tout autant la leur ?

Au parc, ses garçons escaladent une volée de marches en béton, comme si c’était le terrain de jeux le plus grandiose jamais construit. Chaque marche est une note qu’ils chantent à tue-tête en sautant dessus. Ils transforment l’escalier en un orgue géant, ils arpentent la gamme, sautent en tierces, martelant des airs simples. Deux autres enfants, blancs, voyant à quel point ils s’amusent, se joignent à eux ; ils montent et descendent la volée en hurlant joyeusement leurs notes à eux, jusqu’à ce que leurs parents viennent les chercher – leurs regards fuyants s’excusent auprès de Delia, l’enfance est une erreur universelle.

L’incident ne diminue en rien la joie de son JoJo. La séance d’escalade musicale se poursuit avec la même intense excitation. Elle peut leur dire maintenant ou bien attendre que les Blancs – et leur art de la simplification – s’en chargent plus tard. Voici le choix qui ne lui laisse aucun choix. Elle sait ce qui est le plus prudent, elle connaît la meilleure défense contre le pouvoir qui sinon les lynchera. À la première attaque, à la première syllabe haineuse chuchotée, on leur donnera d’office un nom. Ils souffriront plus que leur mère a jamais souffert, ils paieront surtout de ne pas être identifiables. Mais quelque chose en Delia a besoin de croire : un garçon apprend par cœur la première chanson qu’il entend. Et la première chanson – la première – n’appartient à personne. Elle peut leur donner un air qui soit plus fort que le fait d’appartenir. Plus robuste que l’identité. Une chanson singulière, un moi plus solide que n’importe quelle armure. Leur apprendre à chanter comme ils respirent, les chansons de tous leurs ancêtres.

Lorsque David rentre à la maison, elle le reconnaît à nouveau. À eux deux, ils constituent un tout. Tout son corps tremble de soulagement, comme si elle venait de s’extirper d’une congère où elle aurait été enfoncée jusqu’au cou. Elle se précipite au bout du couloir pour l’empoigner. Assurément, si deux personnes aiment la même chose, il doit y avoir un peu d’amour entre eux. Il la prend dans ses bras devant la porte, avant même d’ôter son chapeau. « Ce n’est pas définitif, dit-il. Nous repasserons tous une fois au même endroit. » Sauf qu’ils ne peuvent pas repasser à un endroit où ils n’ont jamais été. Pas au même endroit. Pas même une seule fois.

Après le dîner et le chant, après la radio et la lecture aux garçons, ils se mettent au lit. Ils se parlent jusque tard dans la nuit, après que les garçons se sont endormis. Cependant Delia sait que son JoJo entend quand même. Les mots de cette conversation vont directement se loger dans des rêves qui les contrarieront toute leur vie.

« Il m’en veut, dit David. Pourtant, je n’ai pas le sentiment d’avoir tort. Je n’ai fait que ce que mon pays m’a demandé de faire. N’importe qui aurait fait ça. »

Cela contrarie Delia. Son père aurait tort. Un des deux hommes doit présenter ses excuses à l’autre, même si c’est celui qui a été blessé. Précisément parce qu’il a été blessé. L’espace d’un instant, elle les déteste tous les deux, de ne pas l’avoir laissée en dehors de tout ça. « C’est à moi qu’il en veut », chuchote-t-elle en retour. Mais elle ne dit pas pourquoi. Cela, également, est une perte de confiance : penser que jamais David ne comprendra.

« Nous pouvons l’appeler demain. Expliquer qu’on s’est mal compris. Un Missverständnis.

— Mais non, souffle-t-elle. Vous ne vous êtes pas mal compris. » Elle sent le corps de son mari qui se crispe, la première trace de colère tournée contre elle, contre son désaccord. Personne n’est donc au-dessus de ce besoin de rédemption ?

« Mais alors, qu’est-ce que c’est ?

— Je l’ignore. Je m’en fiche. Tout ce que je sais, c’est que j’en ai marre. Je veux que tout ça soit terminé. »

La main de David glisse sur le drap et finit par la trouver. Il pense qu’elle parle de la dispute de la veille. De cette guerre privée. « Ça va se terminer. Obligatoirement. Comment est-il possible qu’une telle colère dure éternellement ? »

Il croit qu’elle veut dire Rassenhass. « Elle est déjà finie. »

Il l’écoute. À défaut d’autre chose. « Tu voudrais que ça se termine. Mais comment veux-tu que ça se termine ? Comment le monde devrait-il être, idéalement ? Je veux dire, d’ici mille ans ? D’ici dix mille ans ? Qu’est-ce que l’endroit idéal ? L’endroit que nous devons essayer d’atteindre ? »

Elle n’a jamais vraiment eu à le formuler, ni pour elle-même, ni pour qui que ce soit d’autre. Dans tous les endroits idéaux qu’elle commence à nommer, quelque chose de malfaisant se glisse déjà à l’intérieur. Elle a envie d’arrêter de parler, de se retourner et de s’endormir. Elle n’a aucune réponse. Mais il lui pose la question. C’est la conversation, les termes du contrat qu’ils doivent improviser.

« L’endroit idéal… L’endroit où je veux… Personne ne possède qui que ce soit. Personne n’a de droit sur quoi que ce soit. Personne n’a de compte à rendre à quiconque. Chacun décide pour soi et est unique. »

Elle ferme les yeux en serrant les paupières. Voilà le seul endroit où elle trouve quelque répit. Le seul endroit où elle peut vivre. Le seul endroit où elle puisse sereinement atterrir. Si c’est l’endroit idéal pour les mille ans à venir, pourquoi ne le serait-ce pas pour ses enfants ? Parce que la patience est synonyme de soumission, et parce qu’on a beau attendre, ça n’arrive jamais.

« Eh bien, c’est là que nous irons vivre, alors. Nous appellerons ton père demain.

— Il ne… comprendra pas.

— Nous l’appellerons. Nous lui parlerons. »

Quelle ignorance. Son père a raison : raison sur toute la ligne. C’est elle qui essaye de biaiser, qui essaye de tordre la vérité. Elle n’a pas le droit de l’appeler pour lui parler. Tout ce à quoi elle a droit, c’est une bonne réprimande.

« Souviens-toi de ce que nous avons vu, dit David. Souviens-toi de ce qui va arriver. »

Elle ne parvient plus à se décider : est-ce que ce qu’ils ont vu appartenait même à ce monde ? Non : c’est trop tôt pour cette vie-là, trop loin pour qu’aucun de leurs enfants ne l’atteigne un jour. Quelque chose ici-bas a besoin de la race. Un tribalisme ancestral, quelque chose dans l’âme qui se sent menacé par tout bouleversement, petit ou grand. Le jour où la violence les rattrapera, le jour où ses garçons rencontreront tous ces siècles de massacres, ce jour-là, ils la détesteront de ne pas leur avoir donné la caste que ce pays obsédé par les castes exige. Mais en attendant, elle va leur donner une identité – illusoire ou maudite soit-elle. Et l’image remplacera la chose elle-même.

Elle ne les coupera pas de leur famille. « Nous appellerons demain », dit-elle. Mais le lendemain arrive, et elle n’appelle pas. La honte les paralyse, les souvenirs coupables. Elle ne pourrait supporter une nouvelle fois ces paroles, ces accusations qui la touchent au plus profond. Elle n’a d’autre réponse que ce pillage délibéré, ce saut criminel dans l’inconnu, ce raccourci pour gagner mille ans.

Le bébé arrive. « Le bébé arrive » : c’est le remède universel de son Joseph, sa réponse à toute chose. L’enfant s’est emparé de ce mystère, de cette vie nouvelle venue de nulle part. Il veut que Delia mange davantage, que le bébé arrive plus vite. Il veut savoir quel jour arrivera le bébé, et quand ce jour deviendra aujourd’hui.

Trois semaines passent, sans contact avec Philadelphie. Puis un mois. Cette même fierté implacable qui a, permis à son père de survivre dans ce pays s’emploie à présent à survivre à sa fille. Elle ne peut pas le supporter, alors que le nouveau bébé est en route. Il se passe quelque chose d’horrible, quelque chose qu’alimente l’amour, quelque chose qu’elle n’arrive pas à définir en elle, ni en son père, une terreur aussi féroce que la terreur de se perdre soi-même, de sombrer.

Elle prend sur elle et finit par céder. Elle écrit à sa mère. C’est le premier recours de l’enfant : jouer sur le plus faible des deux parents. Il y a de la lâcheté dans cette lettre. Elle la tape à la machine et ne fait pas figurer l’adresse de l’expéditeur, de manière que son père ne la jette pas à la poubelle sans l’ouvrir. Elle l’expédie du New Jersey, pour ne pas être immédiatement trahie par le cachet de la poste. Elle ment dès la première ligne : elle ne sait pas ce qui s’est passé, dit-elle, elle ne comprend pas. Elle dit à sa mère qu’elle a besoin de parler, qu’il faut essayer de recoller les pots cassés. « Où tu veux. Je vais venir à Philadelphie. Pas obligatoirement à la maison. Un endroit où l’on puisse parler. »

Elle reçoit une réponse. À peine plus qu’une simple adresse – Haggem’s, une sandwicherie en bordure de son ancien quartier, où sa mère avait coutume de l’emmener lorsqu’elles allaient faire des courses, accompagnée d’une date et d’une heure. « Tu as raison. Pour le moment, à la maison, ce n’est pas une bonne idée. »

La phrase anéantit Delia. Elle est déprimée, jusqu’au moment de monter dans le train pour Philly. Maintenant ça se voit vraiment qu’elle en attend un autre, elle est énorme. Il faut qu’elle se réconcilie avec sa famille avant d’accoucher. Même si ce n’est pas avant plusieurs semaines, avec le poids qu’elle a pris, elle a l’impression qu’elle pourrait accoucher d’un instant à l’autre. Elle emmène les garçons avec elle dans le train – elle ne peut pas les laisser si longtemps chez Mme Washington. Sa mère voudra les voir. Avec eux, la rencontre sera plus facile.

Elle arrive chez Haggem’s avec un quart d’heure d’avance. Elle est surprise en voyant sa mère entrer avec les jumelles. Elles viennent de faire des courses. Delia a l’impression incompréhensible qu’on lui appuie sur la poitrine. Sa mère a un air mystérieux, conspirateur. Mais le plaisir de voir ses petits-enfants est si fort que sa mine renfrognée disparaît,

Lucille et Lorene : cela fait donc si longtemps ? Quelques mois seulement, mais il y a du nouveau en elles, quelque chose d’adulte, une expression de sérieux dans les jupes longues et les blouses plissées, leur pas plus assuré. « Comment avez-vous grandi si vite, les filles ? Tournez-vous. Tournez-vous, que je vous regarde ! Où est-ce que vous avez pris cette silhouette, comme ça, du jour au lendemain ? »

Ses sœurs regardent Delia comme si elle les avait trahies. Papa a dit quelque chose. Mais elles observent également son ventre rond, et tout se mélange, la jalousie, la peur, l’espoir. Nettie Ellen s’installe dans le box en face de Delia et des garçons. Elle tend les bras et prend leurs têtes pâles dans ses mains. Mais tout en les caressant, elle murmure à l’intention de sa fille : « Grand Dieu, mais qu’est-ce que tu es allée raconter à ton père ?

— Maman, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé.

— Ça s’est passé comment, alors ? »

Delia se sent plus lasse et plus vieille que la terre entière. Embourbée, lente et sinueuse comme une rivière aux mille méandres. Mais traitée injustement, aussi. Trahie par ceux en qui elle avait une confiance inébranlable. Blessée par deux hommes qui la savent blessée. Cette horrible soirée : David et son père qui se lançaient des accusations à la figure : les Jeux olympiques de la souffrance. La supériorité morale que procure cette souffrance. Deux hommes incapables de comprendre combien ils sont proches l’un de l’autre. C’est eux qui devraient être assis dans ce box, l’un en face de l’autre. Et non pas cette bonne vieille alliance de dernier recours : les mères contre les hommes. Delia glisse un regard à sa mère, juste un rapide coup d’œil pour lui montrer que l’alliance tient toujours. « Il n’aime pas ma façon d’élever mes petits.

— Il aime pas que tu grattes ces léopards pour faire disparaître leurs taches.

— Maman », supplie-t-elle. Elle baisse les yeux.

« Les filles ? Emmenez donc vos neveux chez Lowie, à la machine à chewing-gums. » Elle pêche dans sa poche deux petites pièces, que ses petits-enfants donneront en pâture au bras mécanique distributeur de chewing-gum. Le même rituel préhistorique du samedi auquel elle se livrait avec Delia.

Delia se précipite sur son sac pour prendre sa mère de court. « Attendez, tenez. Tenez. Prenez ça. »

Les jumelles n’acceptent pas qu’on leur donne des pièces. « On n’est plus des gamines », dit Lucille.

Lorene lui fait écho : « Allons, Maman. On sait très bien ce qui se passe. »

Nettie Ellen adresse un geste de conspiratrice à l’adolescente. « Comme si je savais pas ! C’est pour tes petits neveux que je dis ça, il faut bien s’occuper d’eux. »

Les jumelles ne résistent pas. Elles s’emparent des garçons, comme elles faisaient pendant la guerre, lorsqu’elles les emmenaient faire le tour du pâté de maisons en poussette. Elles essayent d’impressionner leur grande sœur, de lui prouver à quel point l’amour doit être ardent. Delia et sa mère se retrouvent en tête à tête. Seules comme le jour où, dans le grenier aménagé en salle de chant, Delia avait pour la première fois parlé de l’homme qui avait conquis son cœur. Sa mère s’était magnifiquement comportée, une fois le premier choc passé. Quelle femme admirable, à qui le temps n’offre aucune raison de ressentir autre chose que de la méfiance. Tout le monde dans sa famille avait si bien réagi. Une femme noire, assez généreuse pour absorber tous les aléas.

« Je suis tellement fatiguée, Maman.

— Fatiguée ? Qu’est-ce qui te fatigue ? » La mise en garde est sans équivoque : Moi, j’étais fatiguée avant que tu naisses. Je t’ai pas élevée pour que tu cèdes à la fatigue.

« Je suis fatiguée de toujours avoir à réfléchir en termes de racisme, Maman. » L’oiseau et le poisson peuvent tomber amoureux l’un de l’autre. Mais le seul nid possible est pas de nid.

Une serveuse au teint bronze foncé s’approche pour prendre leur commande. Nettie Ellen commande ce qu’elle commande toujours à Haggern’s, depuis l’aube des temps. Café, sans lait, et une part de tarte aux myrtilles. Delia commande un beignet au chocolat et un petit verre de lait. Elle n’en veut pas et ne peut pas le manger. Mais il faut bien qu’elle le commande. Chaque fois qu’elles sont venues ici, c’est ce qu’elle a commandé. La serveuse s’éclipse, et Nettie Ellen la suit des yeux. « Tu es fatiguée d’être une personne de couleur. Voilà de quoi tu es fatiguée. »

Delia envisage cette accusation comme elle essaierait un habit. Un uniforme de prison. Quelque chose avec des rayures. « Je suis fatiguée de tous ces gens qui croient savoir ce que ça-signifie, être de couleur. »

Sa mère jette un regard alentour. Un adolescent en chemise et pantalon blancs, coiffé d’un petit képi en papier, façon infanterie, s’occupe du gril. Deux serveuses d’un certain âge, aux jambes maigres, prennent les frites sur le comptoir et les apportent aux tables en bois. Dans le box d’à côté, un jeune couple partage un soda. « Qui te dit ça ? Personne ici ne viendra te dire ce que ça signifie d’être de couleur. Y a guère que les o-fay qui croient savoir ça. »

Sa mère a prononcé le mot interdit. Jadis, lorsqu’elle avait douze ans, Delia s’était fait nettoyer la bouche au savon pour avoir prononcé ce mot. Quelque chose s’est brisé : les règles, ou bien sa mère. « Mes garçons sont… différents.

— Regarde autour de toi, ma fille. Tout le monde ici est différent. Être différent, rien de plus banal.

— Il faut que je leur offre la liberté d’être… »

Le visage de sa mère se crispe. « Me parle pas de liberté, je te prie. Ton frère est mort à la guerre – pour ce mot. Un Noir qui s’est battu pour que des gens dans d’autres pays obtiennent une liberté que lui n’aurait jamais eue dans son pays à lui, même s’il était revenu vivant.

— Il y a beaucoup de gens qui sont morts à la guerre, Maman. Des Blancs. Des Noirs. Des Jaunes. » L’autre famille de ses garçons.

« Pas ton mari. Ton mari… »

Elle s’interrompt, incapable de dire du mal du père de ses petits-enfants.

« Maman. Ce n’est pas ce que tu crois. »

Sa mère la fouille du regard. « Oh, comme si je savais pas. Rien n’est jamais comme je crois.

— La question n’est pas d’être pour ou contre. On ne retranche rien. On donne. On leur donne de l’espace, le choix, le droit de se faire une vie où qu’ils…

— C’est pour ça que tu as épousé un Blanc ? Pour faire des bébés à la peau assez claire pour faire ce que toi, t’as pas pu faire ? »

Delia sait pourquoi elle a épousé un Blanc. Elle sait précisément à quel instant elle s’est sentie unie à lui. Mais jamais, au grand jamais, elle ne pourra expliquer à sa mère ce qui s’est passé ce jour-là, sur le Mail, l’avenir qu’elle y a vu.

Sa mère regarde défiler les passants, dehors. « Tu aurais pu rester avec nous, chanter chaque jour pour Dieu et pour les gens qui ont besoin de L’entendre. Pourquoi avoir besoin d’une luxueuse salle de concert, où on peut pas bouger, où personne peut participer ? Y a tellement d’endroits pour chanter avec nous ; en une vie, tu n’en aurais pas fait le tour. Si tu veux chanter, y a plus d’endroits ici que là-haut, aux deux. »

Les éloges que… la musique que j’ai étudiée… Chaque réponse que Delia envisage s’effondre sous son propre poids. Elle est sauvée par la serveuse, qui arrive avec la commande. La part de tarte de Nettie Ellen est encore tiède. La serveuse la pose devant elle. « Regardez-moi ça ! Cette tarte se cachait au fond du four. Se croyait trop bien pour sortir se faire grignoter.

— Vous l’avez goûtée ? demande Nettie Ellen.

— Oh ! Vous croyez que c’est comme ça qu’on traite le personnel, ici ?

— Allez donc vous prendre une part. Vous leur direz de mettre ça sur ma note. Allez-y !

— Merci mille fois, madame, mais faut que je surveille ma ligne. Mon homme aime bien que je sois toute mince. “Comme un bout de savon en fin de mois.”

— Le mien est toujours à essayer de me faire grossir.

— Bah, dites donc. Il a un fils ?

— Oui, un. » Deux, naguère. « Mais va falloir que vous attendiez encore deux, trois ans avant qu’il sorte du four.

— Vous viendrez me chercher. » D’un signe de la main, la serveuse se retire, congédiant du même geste toute la folie du monde. « Je serai ici. »

Delia mourra de son exil. Elle a vécu ici autrefois. Ses garçons, eux, jamais ne vivront ici. Jamais ils ne connaîtront le culot jubilatoire d’une nation qui ne se laisse pas duper par la prétention. Une nation où il existe plus d’endroits pour chanter que là-haut, aux cieux. « Il faut que les gens de couleur prennent davantage d’importance, Maman. » C’est ce que son père lui a dit toute sa vie.

« Les gens de couleur, plus d’importance ? Les gens de couleur ont pas la place pour prendre plus d’importance. Les gens de couleur se sont fait réduire à ce qui est le moins important, au-dessous, y a rien. C’est le Blanc qui est obligé de prendre toujours plus d’importance. Le Blanc a jamais eu de la place que pour sa pomme. »

Elles picorent en silence. Si seulement les enfants pouvaient revenir. Pour leur prouver à toutes les deux que rien n’a changé. Ils sont toujours tes garçons. Toujours tes petits-enfants.

« Blanc, c’est juste une seule couleur. Noir, c’est tout le reste. Tu vas les élever pour qu’ils aient le choix ? Ce n’est pas à toi de choisir. Ce n’est même pas à eux. Le choix, tout le monde le fera pour eux ! » Nettie Ellen pose sa fourchette. Elle se reflète dans l’œil de sa fille. « Ma propre mère. Ma mère. Son père était blanc. »

Ces mots ébranlent Delia. Pas tant le fait en lui-même, qu’elle avait fini par deviner dans les interstices de l’histoire familiale. Mais le fait que sa mère le dise, ici, à voix haute. Elle ferme les yeux. La douleur l’emmène très loin. « À quoi… à quoi ressemblait-il, Maman ?

— Ressemblait ? On n’a jamais posé un regard sur cet homme. Il est pas venu une seule fois nous montrer son visage. A même jamais aidé à payer pour l’éducation des enfants. Ça aurait pu être n’importe qui. Aussi bien, ç’aurait pu être le grand-père de ton homme. »

Delia est prise d’une épouvantable quinte de toux, un gloussement rauque.

« Non, Maman. Le grand-père de David… n’a jamais mis les pieds en Caroline.

— Te paye donc pas ma tête. Tu écoutes quand je te parle.

— Oui, Maman.

— Voilà ce que j’ai jamais compris. Si le Blanc est si terriblement puissant, comment se fait-il que quinze de leurs ancêtres égalent même pas un des nôtres ? »

Delia ne peut s’empêcher de risquer un sourire. « C’est exactement ce que je suis en train de dire, Maman. Jonah et Joey, la moitié de leur monde… Est-ce qu’ils ne viennent pas tout autant de…

— Vous avez des nouvelles de ses parents à lui ? »

David a écrit des centaines de lettres, a sondé des dizaines de morgues : Rotterdam, Westerbork, Essen, Cologne, Sofia, systématiquement toutes les archives allemandes de l’abîme. « Rien pour l’instant, Maman. On continue les recherches. »

Les deux femmes baissent la tête. « Ce sont des Blancs qui ont tué leurs grands-parents. Tu peux pas leur mentir à ce sujet. Prépare-les. C’est tout ce que dit ton père, ma fille.

— Ce ne sera pas toujours comme ça. Les choses sont en train de changer, même maintenant. Il faut qu’on commence à bâtir l’avenir. Il n’y a que comme ça que ça arrivera.

— L’avenir ! Il faut déjà tenir ici, dans le présent. On n’a même pas un présent où vivre. »

La fille détourne le regard. Elle contemple cette salle pleine de gens qui n’ont pas de présent. Elle ignore en vertu de quel miracle, mais lorsqu’elle entend ses garçons raconter leurs aventures minuscules, en chantant en canon et en chœur, elle trouve que le présent, ici, est assez grand pour y vivre.

En vertu de ce terrible droit du sang auquel sa mère a eu si souvent recours quand Delia était petite, elle lit dans les pensées de sa fille. « Ça m’a toujours été égal, ce que tu chantais, comme musique. Moi, je ne l’ai jamais comprise. Mais tout ce que tu chantais me convenait, du moment que tu chantais avec tout ce qui était en toi. Et tant que tu te prenais pas pour ce que tu n’étais pas. Tu vas leur dire de se définir comment ?

— Maman. C’est justement ça. On ne les oblige pas à se définir. Comme ça, ils n’auront jamais à dire d’une autre personne ce qu’elle est.

— Blancs ? Tu les élèves comme des Blancs ?

— Ne sois pas idiote. Nous essayons de les élever… au-delà des considérations de race. » Le seul monde stable où il soit possible de survivre.

« “Au-delà de”, ça veut dire blanc. C’est les seuls qui puissent se permettre “au-delà de”.

— Maman, non. Nous les élevons… » Ni comme des Noirs, ni comme des Blancs. Elle cherche le mot, et ne trouve que le mot rien. « Nous les élevons tels qu’ils sont. Eux-mêmes avant tout.

— Personne est précieux au point de se mettre comme ça en avant.

— Maman, ce n’est pas ce que je veux dire.

— Personne est bon à ce point. » Quatre longues mesures de silence. Puis : « Qu’est-ce que tu vas leur donner pour compenser tout ce que tu leur enlèves ? »

Et si c’était du vol ? Du meurtre ? Les enfants reviennent, et du même coup épargnent à Delia le besoin de trouver une réponse. Ils sont hilares, tous les quatre. Les filles font semblant d’être des bras mécaniques géants, et leurs neveux aux cris perçants sont les misérables boules de gomme. Nettie Ellen les rappelle à l’ordre d’un sévère froncement de sourcils.

« Grand-Mam’, dit Jonah. Les taties sont folles ! » Elle passe ses bras autour du garçon et lui caresse ses cheveux ni lisses ni crépus. « Comment ça, elles sont folles, mon petit ?

— Elles disent qu’un lézard, c’est rien qu’un serpent avec des pattes. Elles disent que chanter, c’est rien d’autre que parler, mais en plus vite. »

La serveuse vient voir si les enfants désirent quelque chose. En les regardant, elle tombe en arrêt. Delia voit la femme tiquer sur le teint de ses petits gars, cherchant Dieu sait quelle explication. La serveuse montre Jonah du doigt. « Je ne suis pas censée le servir, lui, si ? »

Nettie fait non de la tête. Delia baisse les yeux, en larmes.

Les enfants ont leur part de tarte. Pendant un quart d’heure encore, elle, sa mère, ses sœurs, et ses enfants, restent tous là, à bavarder, sans avoir besoin de nommer quoi que ce soit, hormis la personne qu’ils ont devant eux. Delia et sa mère se disputent pour payer la note. Elle laisse sa mère gagner. Elles sont sur le trottoir, devant Haggern’s. Delia se mêle à ses sœurs, elle attend qu’on l’invite – bien sûr, ma fille ! – à revenir dans la grande maison située à seulement quelques rues d’ici. La maison où elle a grandi, son foyer. Et là, dans l’agitation de la rue, dans un malaise grandissant, elle attend une éternité.

« Maman », commence Delia. Elle a la voix aussi nouée que pour son premier cours de chant professionnel. « Maman, j’ai besoin que tu m’aides. Fais en sorte que je me réconcilie avec mon père. »

Nettie Ellen l’attrape par les coudes, son assurance la rend virulente. « Tu peux revenir. D’ailleurs, tu n’es pas exclue. C’est juste un moment difficile entre vous deux. Il est écrit dans la Bible : “Ceci également passera.” Appelle-le au téléphone et présente-lui tes excuses. Dis-lui que tu sais que tu as tort. »

Delia se raidit. C’est donc ça, le prix à payer, pour faire partie de la famille : ce qu’elle et son mari ont choisi, ce à quoi ils ont réfléchi, il faut que cela soit considéré comme une erreur. Elle a peut-être tort, tort dans tout ce qu’elle a décidé, tort pour chaque chose qu’elle a choisie, mais elle a raison lorsqu’elle revendique son droit à exister. Dans le seul monde souhaitable, toutes les chansons appartiennent à tout le monde. C’est ce que son père a défendu auprès d’elle il y a bien longtemps, et maintenant il voudrait lui faire dire qu’elle a tort ?

Leurs chemins se séparent. Nettie et les jumelles prennent la direction de la maison du médecin. Delia et les garçons retournent à la gare. Delia étreint ses sœurs avant qu’elles ne s’en aillent. « Bon, maintenant, arrêtez de grandir si vite. Je veux pouvoir vous reconnaître la prochaine fois. »

Elle essaye – essaye d’appeler son père. Elle attend encore une semaine, dans l’espoir que sept jours de plus rendront les choses plus faciles. Mais le coup de fil démarre de façon catastrophique et, à partir de là, les choses ne font qu’empirer. Alors, elle aussi, à son tour, dit des choses terribles au téléphone, des choses qu’elle ne se croyait pas capable de dire, des choses dont la seule utilité est de leur laisser des regrets éternels.

C’est pour bientôt. Elle veut se transformer en pierre. Elle a envie de rester allongée au lit et de ne plus jamais avoir à se relever. Il n’y a que les garçons qui l’aident à tenir le coup. Et puis ce coup d’œil vers le futur, en direction de l’enfant qui arrive pour leur tenir compagnie. Elle envoie une autre lettre à Nettie Ellen. Une fois de plus, de la mère à la fille.

 

Maman,

Le bébé arrive. Ce sera cette semaine ou la suivante. Si ça dure plus longtemps, je ne tiendrai pas. Celui-là, c’est un costaud. Tient de son grand-père, je suppose, et ça m’épuise. J’aimerais tant que tu puisses à nouveau m’aider, comme tu l’as fait avec Jonah et Joey. Ce serait tellement bien d’avoir une femme pour s’occuper des garçons. Tu sais comme les bonshommes sont empotés pour les choses importantes. David adorerait, lui aussi. Dis-moi ce que nous pouvons faire pour que cela soit possible. Ce serait moche que ton nouveau petit-enfant arrive sans que tu sois là ! Avec tout mon amour, Dee.

 

Elle a eu recours à toutes les manipulations possibles. Elle n’exclut rien de ce qui pourrait lui apporter la rédemption. Mais elle n’est pas prête pour la lettre qu’elle reçoit en réponse.

 

Ma fille,

Ça a pas été facile pour moi d’épouser ton père et d’avoir ses enfants. Peut-être que tu n’y as jamais songé. Lui et moi on venait de mondes différents, aussi différents que la situation où tu es allée te fourrer. Mais j’aimais cet homme, et je lui ai fait une promesse, conformément à ce que dit la Bible : « Ne me demande pas de te quitter, ni de cesser de te suivre, car où tu iras, j’irai. Et où ta maison sera, sera ma maison. Les tiens seront les miens et ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai, et là je serai enterrée. » Pour moi, il y a rien au-dessus de ça, alors me demande pas. Je comprends que tu doives faire la même promesse à toi-même et à ton mari. Je te bannis pas, et tu sais que nous serons toujours prêts à te reprendre, quand tu le voudras et quand tu en auras besoin.

 

C’est signé : « Affectueusement, Mme William Daley. » À la fin de la lettre, Delia est prise de convulsions. Quand son mari la retrouve, l’accouchement a commencé. Il est obligé d’appeler une ambulance, il emmène la mère et la fille précipitamment à l’hôpital. Elle ne lui parlera jamais de la lettre. C’est la seule fois qu’elle lui cachera la vérité. Quand on lui dit que c’est une fille, elle répond : « Je sais. » Et quand son mari lui demande : « Comment allons-nous l’appeler ? » elle répond : « Elle s’appelle Ruth. »