J’écoute l’enregistrement de Jonah et l’année me revient, intacte. Revient, comme si cette année s’était échappée quelque part pendant que moi, je restais immobile. L’aiguille du saphir n’a qu’à se poser sur cette galette de vinyle noir pour qu’il soit là, devant moi. Hormis les rayures, les sautes et les poussières incrustées dans l’ambre, qui s’accumulent au fil des années d’écoute, nous sommes revenus au jour où nous avons enregistré les morceaux : deux garçons sur le point de connaître le succès, à la veille des émeutes de Watts.
Da aimait à dire que l’on peut envoyer un message « dans le tube du temps ». Mais qu’on ne peut pas en recevoir en retour. Il ne m’a jamais expliqué comment envoyer un quelconque message, dans une quelconque direction, en espérant qu’il atteigne son objectif. Car même si le message arrive intact, tout ce dont il traite aura déjà changé.
Le premier disque de mon frère, Lifted Voice, une voix en vol – titre qu’il détestait –, recueillit dès sa sortie plusieurs critiques favorables, et certaines même dithyrambiques. Les puristes jugèrent que la sélection musicale eût davantage convenu à un chanteur en milieu de carrière qu’à un débutant. Certains chroniqueurs qualifièrent l’approche de « légère », considérant que Jonah aurait dû faire un cycle entier de lieder, ou alors proposer un choix de morceaux d’un même compositeur. En essayant de prouver qu’il savait tout chanter, ce garçon, d’une certaine manière, en faisait trop. Pour la plupart des critiques, néanmoins, le projet était convaincant.
La pochette du disque montrait un paysage menaçant de Caspar David Friedrich. Au dos de la pochette, des portraits de nous en noir et blanc et un plan américain de Jonah sur scène, en tenue de concert. Sur le devant de la pochette il y avait un médaillon argenté avec une citation extraite de l’article sur le récital de Town Hall, par Howard Silverman, du New York Times : « La voix de ce jeune homme recèle quelque chose de plus profond et de plus précieux que la simple perfection… Chacune de ses notes retentit d’une grisante liberté. »
Le disque se vendit tranquillement. Harmondial était satisfait et tablait sur un retour sur investissement à long terme. Le label considérait que Jonah prendrait de la valeur avec le temps. Quant à nous, nous étions stupéfaits que quiconque se donne la peine d’écouter la chose. « Bon sang, Joey ! Des milliers de gens nous ont ajoutés à leur collection de disques, et nous ne les connaissons même pas. À l’heure où je te parle, ma photo est peut-être tout contre celle de Geraldine Farrar.
— Ça te plairait, hein ?
— Une de ses premières photos promo. Une chouette petite Cho-Cho-San.
— Et ailleurs, tu affrontes la pointe de la lance de Kirsten Flagstad. »
Jonah s’imaginait que maintenant que nous avions réalisé un bon enregistrement, nous n’avions plus qu’à attendre que les propositions de boulot affluent. Certes, M. Weisman nous plaça plus régulièrement dans des villes importantes, et nous pouvions quasiment vivre de notre musique. Mais pendant des semaines et des semaines, nous continuâmes à donner la même série de concerts dans les universités et à sillonner les festivals, comme à l’époque où le disque n’était pas encore sorti.
Je pose l’aiguille au début du premier morceau – Le Roi des Aulnes de Schubert, un classique de Marian Anderson – et je replonge dans cette boucle fermée. Le disque tourne, le galop du piano reprend. Jonah et moi réitérons le message naissant de la chanson, inchangé. Mais les gens à qui nous pensions l’adresser ont disparu.
Le même président qui fit voter la loi sur les droits civiques força le Congrès à lui délivrer un chèque en blanc pour intensifier la guerre en Asie. Jonah et moi, en bons citoyens, avions avec nous notre carte de conscription. Mais l’ombre de la mobilisation passa au-dessus de nous sans s’arrêter. Nous traversâmes le champ de mines et en sortîmes indemnes, trop âgés pour être incorporés. L’été d’après l’enregistrement, ce furent les émeutes de Chicago. Trois jours plus tard, c’était au tour de Cleveland. De nouveau en plein mois de juillet, comme l’année précédente, lorsque nous avions enregistré nos morceaux. Et une nouvelle fois, les reporters abasourdis incriminèrent la chaleur. Les droits civiques remontaient vers le nord. Comme l’avait dit Malcolm X, c’était le retour à l’envoyeur. La violence nous accompagna, le soir, via la télévision dans les hôtels. J’observai l’hallucination collective, sachant que, d’une certaine manière, j’en étais l’auteur. Chaque fois que je posais notre disque sur la platine pour entendre ce que nous avions fait tous les deux, une autre ville brûlait.
« Ils vont être obligés de déclarer la loi martiale pour toute la nation. » L’idée sembla séduire Jonah, lui qui était resté à terre sur le trottoir de Watts, et dont les lèvres remuaient en déchiffrant quelque partition éthérée, en attendant de se faire tirer dessus. High Fidelity venait juste de publier un dossier intitulé « Dix chanteurs de moins de trente ans qui changeront votre manière d’écouter des lieder ». Jonah figurait en troisième position. Tout allait bien dans le pays de mon frère. La loi martiale pouvait même contribuer à nous assurer des cachets.
Depuis les étages élevés où se trouvaient nos chambres d’hôtel aseptisées, je contemplais une ronde de villes à feu et à sang dont les noms se confondaient, je guettais les prochaines volutes de fumée. La musique, cette année-là, était encore dans le déni – I’m a Believer ; Good Vibrations ; We Can Work it out. Si ce n’est que, cette fois-ci, des dizaines de millions de jeunes gens de vingt ans, à qui l’on avait menti depuis leur naissance, étaient dans la rue pour dire no, chanter power, et hurler burn. Je pose le saphir sur les plages de nos morceaux de Wolf et, pour la première fois, j’entends où nous nous trouvions tous les deux. Mon frère et moi, seuls, retournions dans cet immeuble en feu que le reste du pays évacuait en courant.
Nous appelâmes Da de San Francisco juste avant les fêtes juives. Non qu’il s’en souciât, d’ailleurs, le moins du monde. Les appels interurbains, à cette époque, relevaient encore des manœuvres de défense civile, trois minutes maximum que l’on réservait aux décès et aux vœux de bonheur débités à un rythme de mitraillette. Jonah se lança dans un récapitulatif prestissimo de nos récents concerts. Puis je pris l’appareil, et saluai Da en débitant les premières lignes de Kol Nidré en hébreu, que je venais d’apprendre en phonétique dans un livre. Mon accent était tellement mauvais qu’il ne me comprit pas. Je demandai à parler à Ruth. Da ne broncha pas. Je crus qu’il ne comprenait pas non plus mon anglais. Je répétai donc.
« Ta sœur a rompu avec moi.
— Elle quoi ? Qu’est-ce que tu racontes, Da ?
— Elle a déménagé. Sie hat uns verlassen. Sie ist weg.
— Quand est-ce arrivé ?
— À l’instant. » Pour Da, cela pouvait signifier n’importe quand.
« Où est-elle allée ? » Jonah, debout à côté, me questionnait du regard.
Da n’en avait pas la moindre idée.
« Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ? Est-ce que vous vous êtes… ?
— Il y a eu une dispute. » Je me surpris à prier pour qu’il ne me donne pas les détails. « Le pays entier est en rébellion. Tout est devenu révolution. Alors, évidemment, ça a fini par arriver jusqu’à nous.
— Tu ne peux pas obtenir son adresse en demandant à l’université ? Tu es son père. Ils seront obligés de te la donner. »
Sa voix s’emplit de honte. « Elle a laissé tomber la fac. » Son ton était plus douloureux que onze ans plus tôt, lorsqu’il nous avait annoncé, en ce jour de décembre, à Boylston, que notre mère était morte. Ce premier deuil avait encore sa place dans sa cosmologie. Mais cette nouvelle catastrophe le poussait vers un lieu qu’aucune théorie ne pouvait appréhender. Sa fille l’avait renié. Elle lui avait claqué la porte au nez, pour s’évaporer dans le repli d’une improbable discontinuité astrale que Da ne pouvait saisir, même s’il en était la victime.
« Da ? Que… que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as fait ?
— Nous nous sommes disputés. Ta sœur pense… Nous nous sommes disputés à propos de ta mère. »
Je lançai un regard à Jonah, ne sachant que faire. Il tendit la main pour prendre le combiné. Je m’agrippai à l’appareil, prêt à l’emporter dans la tombe.
« C’est moi le méchant. » La voix de Da se cassa. Il avait vu l’avenir, et l’avenir, c’étaient ses enfants. Mais cette catastrophe avait réussi à détourner sa vision. « Je suis l’ennemi. Je n’y peux rien. » Pendant toute notre vie, il nous avait dit : « Défendez vos propres couleurs. » À présent, il se rendait compte de l’inanité d’un tel conseil. Personne ne possédait sa couleur. Personne ne pouvait créer sa propre race. « J’ai tué votre mère. Je vous ai détruits tous les trois. »
J’entendais le sang affluer dans mes oreilles. Ruth avait dit cela à notre père. Pis : il était arrivé à la même conclusion. Je sentis mes lèvres bouger. Toute objection que je pourrais formuler ne ferait que le conforter. Je finis par dire : « Ne dis pas de bêtises, Da.
— Comment en sommes-nous arrivés là ? » répondit-il.
Je tendis le téléphone à Jonah et me postai à la fenêtre de l’hôtel. En bas, sur la place, dans la nuit tombante, deux clochards se disputaient. Jonah aligna plusieurs phrases de suite à l’intention de Da. « Elle reviendra. Elle va revenir. Dans deux semaines, maximum. » Après une brève pause pendant laquelle il écouta ce que Da lui disait, il ajouta : « Toi aussi. » Et la conversation fut terminée.
Jonah ne voulut pas en parler. Si bien que pendant un long moment, nous n’en parlâmes pas. Il voulait que nous répétions. Mon jeu fut aussi élégant que de la merde coulant dans une passoire. Il finit par me sourire et laisser tomber. « Joey. Du calme. Ce n’est pas la fin du monde.
— Non. Juste de notre famille. »
Quelque chose lui disait que cela faisait déjà des années que sa famille était finie. « Mule. C’est fait. Ce n’est pas ta faute. Qu’est-ce que tu peux y faire, maintenant ? Ça fait des années que Ruth rumine ça. Elle a juste attendu le moment de pouvoir tous nous punir pour ce que nous sommes. Nous coincer tous pour tout ce qu’on lui a fait. Ou pas fait. Peu importe.
— Je croyais que tu avais dit à Da qu’elle allait revenir. Tu as dit deux semaines.
— Je voulais dire deux semaines en années de Da. » Il secoua la tête, essayant de contrôler la furie en lui. La rage de la confirmation. « Notre petite sœur à nous. Pendant des années, elle nous en a voulu. Elle déteste tout ce qui a trait à nous de près ou de loin. Tout ce qu’on représente, selon elle. » Jonah s’agitait sur place, essayant de respirer normalement. Il secoua les épaules et brandit le poing en l’air. « La nuance au pouvoir ! Vive le café au lait !
— Elle est bien plus claire que le café au lait. » Avant qu’il ne me rabatte mon caquet, je m’empressai d’ajouter : « Pauvre Rootie. »
Jonah me regarda, rejeté. Puis il posa les doigts sur l’arête de son nez et acquiesça. « Pauvres de nous tous. »
Dès notre retour à New York, nous rendîmes visite à Da, dans le New Jersey. Nous arrivâmes pour le dîner – dîner qu’il tint absolument à préparer. Je ne l’avais jamais vu à ce point ébranlé. Quelle que fût la raison invoquée par Ruth pour laisser tomber ses études et couper les ponts avec lui, Da avait été anéanti. Ses mains tremblaient en passant les assiettes à disposer sur la table. Il tournait en rond dans la cuisine, le dos voûté, il s’en voulait d’être vivant. Il essaya de faire le ragoût tomates-poulet que Maman adorait préparer. Le sien avait une odeur de torchon humide.
Jonah imita une série de ténors italiens pour accompagner le dîner. Comme cette distraction ne marchait guère, il fit de son mieux pour lancer des sujets de conversation. Mais Da voulait parler de Ruth. Il était dans un sale état. « Elle dit que je suis responsable.
— De quoi ? »
D’un geste de la main, Da envoya ma question dans l’éther.
Jonah y alla de son petit sermon : « Laisse-la aller où elle a besoin d’aller. Ne te mets pas en travers de son chemin, et elle cessera de t’en vouloir. C’est tout ce qu’elle veut. Tu te rappelles comment Maman nous a élevés ? “À toi de décider ce que tu veux devenir.” » J’entendis au son de sa voix à quel point il se sentait trahi.
« Ce n’est pas ce que veut votre sœur. Elle m’a lancé à la figure que votre mère était morte… parce qu’elle m’avait épousé. »
Je posai brutalement ma fourchette dans l’assiette, en une gerbe d’éclaboussures. « Nom de Dieu ! Comment peut-elle oser… »
Da continua à parler, ne s’adressant à personne en particulier. « Ai-je fait une terrible erreur pendant tout ce temps ? Est-ce que votre mère et moi, nous nous sommes trompés en vous faisant, les enfants ? »
Jonah essaya de rire. « Tu veux qu’on te réponde franchement, Da ? Oui. Il aurait fallu que ce soit une autre paire de parents qui nous fassent.
— Peut-être, peut-être », se contenta de dire Da.
Nous expédiâmes la fin du dîner. Jonah et moi fîmes une rapide vaisselle, tandis que mon père restait à côté de nous, agitant les bras. Nous parlâmes un peu des concerts à venir. Jonah annonça à Da qu’il avait l’intention de passer une audition au Met au début du printemps. Première fois que j’en entendais parler. Mais, après tout, il avait pris l’habitude que son accompagnateur lise dans ses pensées.
Ruth ne revint dans la discussion qu’au moment du départ. « Fais-nous signe quand tu auras de ses nouvelles », dit Jonah. Il essaya de ne pas paraître trop empressé. « Fais-moi confiance. Elle refera surface. Les gens ne coupent pas les ponts comme ça avec leur famille, la chair de leur chair. » Jonah dut bien entendre ce qu’il était en train de dire. Mais il ne sourcilla même pas. Ses qualités d’acteur étaient à présent à la hauteur de ses qualités de chanteur. Mon frère était prêt pour toutes les auditions qu’il voudrait bien se donner la peine de passer.
Comme nous enfilions nos manteaux, Da s’effondra. « Fistons. Mes fistons. » Le mot, après toutes ces années, sonnait toujours comme « Méphiston ». « Je vous en prie. Restez ici cette nuit. Il y a tellement de place dans cette maison. Il doit être trop tard pour reprendre le métro. »
Je consultai ma montre. Neuf heures et quart. Jonah voulait s’en aller. Moi, j’étais pour rester. Nous avions deux programmes à peaufiner avant la semaine prochaine, que nous n’aurions jamais le temps de boucler. Mais je refusai de partir, et je savais que Jonah ne rentrerait pas seul. Da installa Jonah sur le canapé pliant du séjour et moi sur un matelas par terre, dans son bureau. Il ne voulait pas que l’un ou l’autre dorme dans la chambre de Ruth. On ne savait jamais, sa fille pouvait toujours revenir à la maison au beau milieu de la nuit.
Je m’éveillai en pleine nuit. Quelqu’un s’était introduit dans la maison. Dans mon état de semi-conscience, j’entendis la police perquisitionner à la suite d’une dénonciation : des fugitifs en situation illégale se cachaient dans le quartier. Puis ça prit la forme d’une discussion, des voix en sourdine, aux heures précédant l’aube. Ensuite, je crus que la radio était allumée, que c’était une émission avec un animateur doté d’un léger accent. L’accent était celui de mon père, et j’étais réveillé. Da parlait à quelqu’un, de l’autre côté du mur, dans la cuisine, à dix pas de moi. Un filet de lumière filtrait par la fente sous la porte. L’espace d’un instant, Jonah et moi étions en train d’espionner nos parents, ils chuchotaient dans la vieille cuisine de Hamilton Heights, le soir où la première demande d’inscription de Jonah en internat avait été refusée pour des raisons non précisées. À présent, mon père discutait à voix basse avec son fils aîné, et c’est moi qui écoutais aux portes, tout seul. Je m’imaginai Da et Jonah installés à la table du petit déjeuner en tête à tête. Mais ça clochait : mon frère avait toutes les peines du monde à se réveiller, le matin. Je jetai un œil par la fenêtre : l’aube ne pointait même pas. Ils ne venaient pas de se lever ; en fait, ils ne s’étaient pas encore couchés. Usant de quelque signe secret, ils s’étaient arrangés pour rester debout après que j’étais allé me coucher, afin de discuter en privé de choses qui ne me regardaient pas.
Je tendis l’oreille. Da s’expliquait. « Comment est-ce devenu plus important que la famille ? » Allongé dans le noir, j’attendis la réponse de Jonah, mais il n’y en eut pas. Après une pause, Da reprit la parole. « Ça ne peut pas être plus important que la famille. Ça ne peut pas être plus important que le temps. J’aurais pu lui dire ce qu’on a vu ce jour-là. Tu crois que j’aurais dû lui parler du petit gars ? » J’ignorais de quoi il parlait. À nouveau, j’attendis la réponse de Jonah, et à nouveau il ne répondit pas. Sans moi, il était complètement perdu.
Il y eut un son sinistre et discordant. À trois heures du matin, même « Joyeux anniversaire » est terrifiant. Il me fallut entendre encore quelques couinements pour décider : Da riait. Non, ce n’était pas un rire. Notre père délirait, et Jonah ne disait toujours rien. Je tendis encore davantage l’oreille avant de réaliser que Jonah n’était pas là. C’étaient les pas feutrés d’un homme seul, le tintement d’une seule petite cuiller dans une seule tasse, une seule respiration étouffée. Da était seul dans sa cuisine, au milieu de la nuit – une nuit parmi combien d’autres ? –, il se parlait à lui-même.
Il disait : « Je n’avais pas prévu ça. Ça, je ne l’ai jamais vu venir. » Puis il dit : « Est-ce qu’on a fait une erreur ? On a peut-être tout compris à l’envers ? »
Je me figeai sur mon matelas. Il ne pouvait s’adresser qu’à une seule personne. Quelqu’un qui ne pouvait pas répondre. Je luttai contre l’envie d’ouvrir la porte à toute volée. Tout ce qui se passait au-delà m’aurait tué. Tout ce que je pouvais faire, c’était rester allongé sur mon lit de fortune en osant à peine respirer ; tendre l’oreille pour entendre la réponse. Au bout d’un certain temps, j’entendis mon père changer de ton. À travers la porte, il semblait à présent d’humeur plus légère. Il dit : « Oui, effectivement. » D’une voix d’un calme terrible, il ajouta : « Oui, ça, je ne pourrai jamais l’oublier. » Je l’entendis se lever, se déplacer. Il posa la tasse dans l’évier. Il resta là un certain temps, regardant sans doute dehors dans la nuit, par la fenêtre au-dessus de l’évier. Un grognement lui échappa. « Mais notre petite fille, tout de même ! » Cette fois-ci, il n’attendit pas de réponse. Il sortit de la cuisine sur la pointe des pieds et remonta le couloir jusqu’à sa chambre.
Je fus incapable de retrouver le sommeil. À l’aube, je finis par m’habiller et aller dans la cuisine. Dans l’évier, tout était en double : deux tasses, deux soucoupes, deux petites cuillers.
Pendant tout le trajet du retour en bus, assis à côté de Jonah, je brûlai de lui demander s’il avait entendu quelque chose, tout en ne voulant pas le lui demander, au cas où il n’aurait rien entendu. Notre père parlait à un fantôme. Il avait servi une tasse de café à notre mère. Peut-être lui parlait-il tout le temps, la nuit, quand nous n’étions pas là, comme à l’époque où chacun racontait sa journée. Tant que Jonah et moi n’en parlions pas, je pouvais encore penser que tout cela était pure invention de ma part. En descendant du bus à Port Authority, Jonah dit : « Il n’aura plus jamais de nouvelles d’elle. » C’est seulement quand il ajouta : « Elle pourrait tout aussi bien être morte », que je me rendis compte qu’il parlait de Ruth.
Je me dis qu’elle allait nous appeler. Ce que Ruth pensait avoir subi, forcément nous l’avions subi aussi. Ce n’est qu’à ce moment que je me rendis compte à quel point nous nous étions éloignés d’elle au cours des trois dernières années, pendant que Jonah et moi étions sur la route. J’avais si peu appelé, juste pour les anniversaires et les fêtes. J’avais toujours eu la possibilité de contacter Ruth, même si je l’avais rarement fait. Je ne pouvais pas croire qu’elle voulût réellement faire du mal à l’un d’entre nous. Mais chaque jour qui passait, je commençais à voir davantage à quel point je l’avais niée, simplement en vivant comme j’avais vécu.
Les semaines passèrent, et nous n’eûmes pas de nouvelles. Je me dis qu’elle avait peut-être des ennuis. Chaque jour, les journaux rapportaient des incidents. Des gens se faisaient arrêter pour avoir tenu des discours, participé à des rassemblements, imprimé des tracts – toutes choses en quoi Ruth excellait, et auxquelles elle s’était consacrée depuis son entrée à l’université. Je fis des cauchemars, je la voyais enfermée dans une cellule souterraine, les gardiens refusaient de me laisser la voir, parce que le nom que je leur donnais ne correspondait pas à celui de leur liste.
Jonah passa son audition au Met. Je devais jouer pour lui les réductions du tutti d’orchestre. Je me fis l’impression d’être un joueur italien d’orgue de Barbarie. « Soyons clair. Je suis censé t’aider à me faire perdre mon job, c’est ça ?
— Je vais décrocher un contrat avec ces gens, Mule, et nous ferons de toi un honnête homme.
— Redis-moi pourquoi tu veux faire ça ? » Sa voix exprimait la lumière, l’air et les hautes altitudes, et non pas la puissance, la grandiloquence et l’histrionisme. Il chantait les lieder comme si Apollon lui susurrait à l’oreille en plein vol. L’opéra semblait pervers. C’était comme forcer un cheval de course magnifique à se parer d’une armure pour participer à un tournoi. Sans parler du fait que cela faisait des années qu’il n’avait pas étudié l’opéra.
« Pourquoi ? Tu plaisantes, j’espère. C’est l’Everest, Mule. »
Ce qui, pour lui, signifiait : élevé, blanc et froid. Ça signifiait aussi un travail régulier. Pendant des années, nous avions brisé des cœurs sur le circuit des récitals, et nous avions dépensé tout l’argent que Maman nous avait légué. Peut-être avait-il raison. Peut-être était-il temps que nous gagnions notre vie.
Jonah avait dû imaginer qu’il chanterait pour M. Bing en personne. Mais Sir Rudolph avait d’autres chats à fouetter le jour où Jonah fit son baptême du feu. Alertée par Peter Grau, l’ancien professeur de Jonah, l’équipe chargée de la sélection F écouta néanmoins avec une attention particulière. Jonah passa la plus grande partie de l’après-midi à se trimbaler d’une paire d’oreilles à une autre, arpentant les boyaux du nouveau Lincoln Center, pour chanter dans des espaces dont l’acoustique allait de la salle de sport à l’os creux. Parfois, je jouai pour lui. Parfois, il chanta a cappella. Ils lui firent déchiffrer toute une série de morceaux. Installé au piano, je savais que si je jouais, bien, ma récompense serait de ne plus jamais rejouer pour mon frère.
Je jouai bien. Mais pas aussi bien que mon frère chanta. Il donna tellement, cet après-midi-là, qu’on aurait dit qu’il s’était économisé au cours des six derniers mois sur la route. Pour séduire ses examinateurs, il en fit plus que devant des salles combles à Seattle et à San Francisco. Il éleva sa voix jusqu’aux sons les plus ronds qu’il fût capable de produire. Les membres blasés du staff de New York se trémoussèrent sur leur siège, s’ingéniant à faire comme s’il ne se passait rien de spécial. On ne cessa de lui demander où il avait chanté, quels rôles il avait interprétés, et sous la direction de qui. Tous furent abasourdis en entendant sa réponse. « Vous n’avez jamais été soliste dans une œuvre vocale ? Vous n’avez jamais chanté devant un orchestre ? »
Il eût probablement été astucieux de prendre quelque liberté avec la vérité. Mais c’était plus fort que Jonah : « Pas depuis mon enfance », reconnut-il.
On lui donna du Da Ponte-Mozart. Il s’en tira avec une aisance déconcertante. On lui donna du corpulent Puccini, qui exigeait un coffre énorme. Il n’en fit qu’une bouchée. On ne savait où le situer. Ils le confièrent à un responsable de la distribution, Crispin Linwell. Linwell se planta devant mon frère comme un type devant un présentoir de magazines, les talons de ses bottines en cuir noir bien écartés, ses lunettes à monture d’écaille remontées sur le front, les manches d’un cardigan nouées autour du cou. Il fit chanter à Jonah les premiers accords de « Auf Ewigkeit », dans Parsifal, pour l’interrompre au bout de quelques mesures. Il envoya son assistant à l’étage avec pour mission de ramener Gina Hills, l’une de ses sopranes préférées, alors en pleine répétition. Celle-ci fit irruption dans la pièce en jurant copieusement. Crispin Linwell la calma d’un geste. « Ma chère, nous avons besoin de vous pour procéder à une noble expérience. »
Mlle Hills se calma un peu en apprenant que ladite expérience impliquait le premier duo d’amour de l’acte deux de Tristan. Elle voulait absolument décrocher le rôle d’Isolde, et pensait que c’était pour elle qu’avait lieu cet examen impromptu. Linwell insista pour jouer la réduction pour piano. Il leur mitonna un tempo incandescent, puis les abandonna à leur sort.
Mon frère, bien entendu, avait souvent examiné la partition. Cela faisait dix ans qu’il connaissait la scène d’oreille. Mais il n’en avait jamais chanté la moindre note en dehors de ses leçons, ou alors sous la douche. Pire, cela faisait des lustres qu’il n’avait chanté quoi que ce soit avec quelqu’un. Lorsque Linwell annonça en quoi consistait sa fameuse expérience, je sus que c’était fichu. Jonah allait passer pour une de ces jolies voix, une de plus, incapable de fonctionner de conserve avec d’autres voix. Encore un soliste qui allait se prendre les pieds dans le tapis en voulant monter sur la grande scène.
Au bout de deux minutes environ, Mlle Hills commença à comprendre qu’elle était en train de jouer une scène d’amour avec un Noir. Elle s’en rendit compte progressivement, par ondes successives, au fil des accords flottants. Je vis l’incertitude se transformer en répugnance, tandis qu’elle essayait de comprendre pourquoi on lui avait tendu ce piège. Elle fit une entrée particulièrement pataude, et nous vécûmes un moment atroce où je fus persuadé qu’elle allait quitter la pièce en hurlant. Il fallut qu’elle pensât fort à sa carrière pour ne pas déguerpir.
C’est alors que le vieux philtre musical exerça une nouvelle fois son charme. Quelque chose s’envola de la bouche de mon frère, quelque chose que je n’avais jamais entendu. Huit mesures plus tard, Gina Hills fut frappée en milieu de phrase. Ce n’était pas une femme laide, mais elle était charpentée comme une chanteuse d’opéra. Son visage était comme sa voix : on l’appréciait mieux avec un peu de recul. Mon frère réussit à la transformer en Vénus. Il l’investit de toute sa puissance, et elle se nourrit de cette puissance. Avec la force d’attraction de ses phrases, mon frère attira cette femme dans son orbite. Ils commencèrent chacun à un bout du piano, à cinq mètres l’un de l’autre. Quatre minutes plus tard, leurs regards ne se quittaient plus, et ils commençaient à danser l’un autour de l’autre. Elle ne le touchait pas, mais tendait la main comme pour le faire. Il se gardait bien de faire ce dernier pas que leur duo pourtant franchissait allègrement. Faire fi du dernier grand tabou, au grand jour, et devant une poignée d’auditeurs, procura à cette femme un émerveillement qui ne fit qu’affiner sa voix de soprane.
Jonah commença en tenant la partition devant lui. Mais, tandis qu’ils galopaient à travers la scène, il en eut de moins en moins besoin, chantant par-dessus la page avant d’y renoncer totalement. Gina Hills arriva au point culminant d’une phrase soutenue, le sang lui montait au visage. Jonah continua à faire déferler vague sur vague, jusqu’à ce que la poignée d’auditeurs disparaisse et qu’il n’y ait plus que ce couple seul, nu, en apesanteur, portant le désir jusqu’au point le plus sublime que puisse supporter le corps humain. On était en 1967, l’année où la Cour suprême autorisa officiellement Jonah, y compris dans ce tiers du pays où c’était encore interdit, à épouser une femme de la couleur de cette Isolde, une femme blanche comme notre père.
Linwell termina avec un glissando, se leva du piano et fit un mouvement de vaguelettes du bout des doigts. « Bien, bien, messieurs dames. Fin du raid aérien. Retour à vos vies normales. » Il s’approcha de Gina Hills qui, obéissant aux règles d’un jeu secret de chaises musicales, refusa de regarder mon frère, une fois que la musique eut cessé. Linwell pinça les épaules de la soprane. « Vous étiez sur une autre planète, très chère. » Mlle Hills leva la tête, rayonnante et déconfite. Elle avait voulu ce rôle plus qu’elle n’avait voulu l’amour. Et puis, l’espace de dix minutes, elle l’avait habitée, cette légende antique du désastre provoqué par l’alchimie. Elle chancelait, encore sous le charme de cette drogue. Linwell eût pu lui promettre la soirée d’ouverture de la saison suivante, elle serait néanmoins sortie de cette salle de répétition dans un état second.
Lorsque la salle se fut vidée, Linwell se concentra sur nous. Il me fixa en plissant ses yeux d’Anglais, tout en se demandant s’il pouvait se permettre de me demander d’attendre dans le couloir. Mais il ne me demanda rien, se tournant vers mon frère pour ne plus s’intéresser exclusivement qu’à lui. « Qu’est-ce que nous allons faire de vous ? » Jonah avait une ou deux idées sur la question. Mais il les garda pour lui. Linwell secoua la tête et examina les notes et annotations prises tout l’après-midi. Je le vis faire son calcul : était-il encore trop tôt ? Est-ce que cela serait toujours trop tôt pour la scène d’un tel pays ?
Il posa les gribouillis et regarda mon frère droit dans les yeux. « J’ai entendu parler de vous, bien entendu. » On aurait dit un interrogatoire de police. Raconte pas de bobards, mon gaillard. On sait que tu prépares un mauvais coup. « Je croyais que vous chantiez des lieder. Ce n’est même pas tout à fait ça. J’ai entendu dire que vous faisiez du Dowland. » Il ne pouvait dissimuler son dégoût.
« Oui, je fais du Dowland », dit Jonah. Juste ça : je. Quant à moi, je serais confié à la première famille qui voudrait bien de moi.
Linwell resta assis en silence, en luttant contre l’embarras qu’il éprouvait. « Est-ce que vous… commença-t-il, comme pour réclamer quelque sordide faveur. Est-ce que ça vous ennuierait… » D’un geste, il indiqua le piano. Il me fallut un moment. Il ne nous croyait pas. Il lui fallait une preuve.
Nous nous mîmes à nos postes avec une telle nonchalance que je faillis saluer, par pure habitude. Jonah exécuta le virage à cent quatre-vingts degrés sans même y réfléchir. Il me regarda, prit une inspiration, se redressa imperceptiblement et, accrochés l’un à l’autre, nous partîmes sur le premier temps de Time Stands Still. Nous terminâmes dans ce silence que la musique exigeait. Je tapotai sur le couvercle du piano et regardai Crispin Linwell. Il avait les yeux humides. Cet homme, qui n’avait pas écouté de musique pour le plaisir depuis plus longtemps que j’étais en vie, se rappela, pendant trois minutes, d’où il venait.
« Pourquoi vouloir abandonner cela ? »
Jonah cligna de l’œil, tâchant de deviner le degré d’authenticité de la question. Il aurait volontiers répondu par un sourire, mais M. Linwell attendait une réponse. Un jeune homme se consacrant à sa vocation, un jeune homme capable d’apporter un fragment d’éternité sur terre, voulait tout laisser tomber pour participer à des spectacles artificiels et tapageurs. Moi, je ne voyais guère qu’une seule véritable raison. Les garçons, vous pouvez devenir tout ce que vous voulez.
Jonah prit appui sur le piano et porta la main à sa nuque. Ses sourcils jouèrent avec la question en toute innocence. « Oh, vous savez… » Je tressaillis et me ratatinai sur mon tabouret. « C’est plus marrant de chanter avec d’autres personnes. » Il passa en basso profundo : « Chuis fatigué-ééé de vivre seul. »
Crispin Linwell ne rit pas. Il ne sourit même pas. Il secoua seulement la tête. « Soyez bien sûr de ce que vous voulez. » Il fit descendre les lunettes de son front et tapa de la pointe de son stylo sur la pince de sa planchette – un rythme rapide et mécanique. Tout son corps se redressa sur son siège et il lâcha d’un ton détaché : « Nous pouvons trouver quelque chose pour vous. Vous chanterez avec nous. Avec… d’autres gens. Le numéro de votre agent figure sur le CV ?… Bien. Dites-lui que nous l’appellerons. » Il nous serra la main et nous donna congé. Mais avant que nous soyons partis, Linwell arrêta Jonah en lui posant une main sur l’épaule. Je sus ce qu’il allait dire avant qu’il ouvre la bouche. Je l’avais souvent entendu, dans une vie incroyablement lointaine, même si jusqu’alors la formule avait toujours été au pluriel. « Tu n’es pas comme les autres. »
Dehors sur Broadway, dans l’air de la fin de l’hiver, Jonah hurla comme une sorcière. « “Pas comme les autres”, Mule. “Nous vous appellerons.”
— Je suis bien content pour toi », lui dis-je.
Nous attendîmes l’appel pendant tout le printemps. M. Weisman nous contacta pour des festivals, des concours et des séries de concerts – Wolf Trap, Blossom, Aspen – mais aucune nouvelle du Met. Lorsque Jonah demanda à M. Weisman de relancer le bureau de Linwell, notre agent se contenta de rire. « Les rouages de l’opéra se mettent en branle avec une extrême lenteur, et il arrive qu’il y ait des ratés. Vous aurez de leurs nouvelles quand vous en aurez. En attendant, souciez-vous plutôt de ce que vous êtes en train de faire. »
Weisman nous appela au début de l’été ; Harmondial s’était manifesté. Les ventes du premier enregistrement étaient lentes mais régulières, et Harmondial avait commencé à dégager des bénéfices. Le disque en était au quatrième pressage. Il allait y avoir un chèque de royalties, pas de quoi payer les notes de téléphone, mais ça faisait tout de même une somme. Harmondial voulait discuter d’un deuxième album. Deux jours après que Jonah eut accepté au téléphone le principe d’un nouveau contrat, le centre de Newark fut incendié. Cette ville industrieuse se trouvait à quelques minutes en métro de là où nous habitions : il ne restait plus que les murs, comme les quartiers de Hanoi que Johnson avait pris pour cibles. Nous étions en juillet. Le centre de Détroit connut le même sort la semaine suivante. Quarante et un morts, et quarante kilomètres carrés de ville en cendres.
Je fus pris de panique. « On ne peut pas faire ce disque. Dis-leur qu’on ne le fait pas.
— Mule ! Tu es cinglé ? Notre public a besoin de nous. » Il me secoua par les épaules, façon farce bouffonne. « Qu’est-ce qui te tracasse ? Ne me dis pas que tu perds ton sang-froid ! Ce n’est tout de même pas un brin d’éternité qui va te coller les chocottes ? Les gens t’écouteront après ta mort, et alors ? On peut tout corriger, en enregistrant.
— Ce n’est pas ça.
— Alors, c’est quoi ?
— Dis-leur qu’on ne peut pas. Dis-leur qu’on ajuste besoin… d’un peu de temps. »
Il se contenta de rire. « Impossible, Joey. Déjà donné mon accord. Contrat oral. Tu es déjà légalement ligoté et bâillonné. Tu ne t’appartiens plus, frangin.
— Comme si je m’étais un jour appartenu. » Il était rare que ce soit lui qui détourne le premier le regard.
À peu près à la période où Jonah commença à préparer le deuxième album, nous commençâmes à recevoir des coups de téléphone anonymes : nous décrochions, et ça raccrochait à l’autre bout de la ligne. Il répondait, en pensant que c’était Weisman ou Harmondial, voire Crispin Linwell. Mais à l’instant où Jonah disait « allô », ça raccrochait. Il eut autant de théories qu’il y a de figurants dans Aïda. Il pensa même que ce pouvait être Gina Hills. J’étais seul à la maison, un après-midi du mois d’août lorsque le téléphone sonna. Jonah était sorti faire des vocalises dans une salle de répétition de NYU Downtown. Je répondis, et une voix plus familière que ma propre voix demanda : « Tu es seul ?
— Ruthie ! Ô mon Dieu, Ruthie, où es-tu ?
— Du calme, Joey. Je vais bien. Je vais très bien. Il est là ? Tu peux parler ?
— Qui ? Jonah ? Il est sorti. Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi est-ce que tu nous infliges ça ?
— Infliges ? Oh, Joey. Si tu ne comprends toujours pas… » Elle fit un effort pour contrôler sa voix. J’ignore lequel de nous deux était le plus mal à l’aise. « Joey, comment vas-tu ? Ça va ?
— Je vais bien. Nous allons tous bien. Da et Jonah. Tout… suit son cours. Si ce n’est qu’on se fait du souci pour toi, Ruth. On s’est énormément inquiétés…
— Arrête. M’oblige pas à te raccrocher au nez. » Je l’entendis éloigner le combiné, lutter pour ne pas éclater en sanglots. Elle se reprit. « J’aimerais te voir. » Elle demanda qu’on se retrouve dans un bar situé à l’angle nord-ouest d’Union Square. « Que toi, Joey. Je te jure, si tu viens pas seul, je fiche le camp. »
Je laissai un mot à Jonah, comme quoi je ne serais pas revenu pour le dîner. Je filai jusqu’à Union Square et cherchai fébrilement l’endroit qu’elle m’avait indiqué. Ruth était assise sur une banquette du fond. J’aurais sauté dans ses bras, si elle avait été seule. Elle avait amené un garde du corps. Elle partageait la banquette avec un type un peu plus âgé que Jonah, et nettement plus noir. Il arborait une coiffure afro de cinq centimètres de hauteur et une veste en jean, une chemise à fleurs, et une chaîne en argent au cou, à laquelle était suspendu un petit poing qui se refermait sur un symbole de paix.
« Joseph. » Ma sœur s’efforçait d’adopter un ton neutre et dégagé. « Je te présente Robert. Robert Rider.
— Enchanté. »
Robert Rider leva le menton, esquissant un demi-hochement de tête. « Pareillement », dit-il derrière un sourire dur. Je lui tendis la main, mais ses doigts enveloppèrent mon pouce, m’obligeant à en faire de même.
Je m’installai sur la banquette, face à eux. Ruth paraissait différente. Elle portait une minijupe vert vif et des bottes. J’essayai de me rappeler comment elle était habillée la dernière fois que je l’avais vue. Moi, cela faisait deux ans que j’avais la même chemise beige et le même pantalon noir. Il y avait quelque chose de bizarre dans sa coiffure. Je fis un signe de tête qui, je l’espérais, ressemblait à un assentiment. « Tu as changé. Qu’est-ce que tu as fait ? »
Elle grogna. « Merci, Joey. Ce n’est pas ce que j’ai fait. C’est ce que je ne fais pas. Fini le peigne à défriser. Finis les produits défrisants. Je suis ce que je suis, maintenant. »
À côté d’elle, Robert se fendit d’un large sourire. « Exact, baby. Nature, c’est pas dur. » Elle se blottit contre le type et colla sa paume dans la sienne.
Une serveuse vint prendre ma commande. Elle était noire, mignonne, devait avoir une vingtaine d’années. Elle et ma sœur avaient déjà sympathisé. « Mon frère », dit Ruth. La serveuse se mit à rire, comme si cela ne pouvait être qu’une plaisanterie. Je commandai un ginger ale, et la serveuse rit de plus belle.
« Tu es splendide, Ruth. » Je ne savais quoi dire d’autre. Effectivement, elle l’était. Elle semblait aller bien, en forme. Sauf qu’elle ne ressemblait pas à ma sœur.
« Faut pas que ça t’étonne à ce point. » Je le vis à sa façon de me dévisager : j’avais le teint pâle. Elle ne ferait aucune remarque.
« Ça va ? Où habites-tu ? Tu arrives à joindre les deux bouts ? »
Ruth me dévisageait, elle fit une grimace en secouant la tête. « Est-ce que moi, je vais bien ? Comment est-ce que moi, j’arrive à joindre les deux bouts ? Oh, Joey. Ce n’est pas pour moi que tu devrais te faire du mouron. Il y a vingt millions de gens dans ce pays dont les vies valent moins que ce que tu rapportes chaque fin de mois à la maison. » Elle lança un bref regard au type à côté d’elle. Robert Rider opina.
« Ce que je rapporte à la maison… » Je laissai tomber. Je me vis en agent double. Ma sœur voulait me parler. J’entendis dans sa voix tous les univers inédits qui s’ouvraient partout autour d’elle. Elle voulait me les donner. Il fallait que j’écoute en acquiesçant avec suffisamment d’enthousiasme, pour qu’elle continue. À force d’astuce, je lui ferais avouer son adresse actuelle et alors je préviendrais mon père et mon frère.
Elle se tourna vers Robert, qui examinait la bière posée devant lui. « Joey joue Grieg méchamment bien. Si les Noirs pouvaient voter, ils feraient de lui leur ambassadeur culturel. »
Robert cacha ses lèvres retroussées derrière son verre.
« Tu es encore à New York, Ruth ? » Je fis un geste de la main en direction de la baie vitrée. « Tu t’es installée en ville ?
— Oh, on habite ici et là. » J’adressai un bref regard à Robert. Mais ce « nous » semblait impliquer plus qu’eux deux. « De ville en ville. Exactement comme Jonah et toi. Peut-être pas le même standing. » Je sentis que je souriais trop. « Joey descend dans les hôtels », dit Ruth à Robert. « Z’ont-y parfois du mal à trouver une chambre pour vous, Joey ? Arrive-t-y qu’ils vous envoient voir ailleurs ? »
Je ne relevai pas. J’ignorais ce que je lui avais fait, hormis vivre. Par-dessus son regard de défi, les joues de Ruth tremblotaient. « Bon, quoi de neuf, Joseph ? Toi, ça va ? Tu t’en sors ? » Elle n’était pas venue pour se bagarrer. Si elle était ici, c’est qu’elle avait besoin de moi.
« Je vais bien. Si ce n’est que tu me manques. »
Elle détourna le regard. Sa figure était rongée de tics. Robert lui tendit un grand cartable noir en cuir. Ruth en tira une enveloppe en papier bulle. Elle la posa sur la table devant moi. « Robert m’a aidée à y voir un peu plus clair dans cette histoire d’incendie. »
J’envisageai différentes possibilités. Ma sœur était entrée dans une secte religieuse. Ou bien elle était passée dans l’illégalité. Mais en tendant la main pour attraper l’enveloppe, je sus de quel incendie elle parlait. À l’intérieur de l’enveloppe, il y avait tout un tas de photocopies de documents vieux d’une dizaine d’années. Ruth retint son souffle pendant que je les examinais. Il y avait du jugement dans l’air – tout le monde y passait, moi, eux deux, la nation, tout le passé et les erreurs cumulées. Je fis de mon mieux pour essayer de lire, mais j’avais du mal à me concentrer, avec ces yeux posés sur moi, qui me jaugeaient.
« On l’a eu tout le temps sous le nez. Je sais que tu t’es dit la même chose, souvent. Mais moi, il a fallu que je rencontre Robert, et que je lui raconte tout, à propos de Maman… C’est tellement évident, Joey. Tellement évident qu’il a fallu qu’on me mette le doigt dessus. »
J’avais entre les mains les copies des rapports de police concernant l’incendie de notre maison à Hamilton Heights. La maison dans laquelle nous avions grandi. La prose allait jusque dans les détails les plus pesants : mesures, heures, inventaire de ce qui avait été carbonisé. Je parcourus en diagonale la destruction de ma vie, telle que l’avait rédigée un comité de serviteurs de l’État. La fillette de dix ans qui avait mordu la main du policier qui l’empêchait de passer, alors qu’elle voulait secourir sa mère, n’aurait pas survécu à la lecture d’un seul paragraphe sans le soutien de quelqu’un. Je survolai les deux dernières pages avant de lever la tête. Ruth me dévisagea, pleine d’espoir, apeurée. « Tu vois ? Tu piges ce que ça veut dire ? »
Elle fouilla dans la masse de papiers pour finalement retrouver celui qu’elle cherchait. Elle me le tendit, indiquant du bout de l’ongle l’acte d’accusation. Dans les romans, il y a tellement d’histoires de métis, dont les ongles les trahissent comme étant vraiment noirs. L’ongle de Ruth soulignait le terme « produits inflammables ». Présence de traces de produits inflammables au niveau des fondations.
« Tu sais de quoi il s’agit ?
— Des chiffons graisseux. Des bonbonnes d’essence à moitié vides. Le genre de trucs que Mme Washington conservait dans son sous-sol. »
Elle frémit, regarda Robert, puis se reprit : « Des trucs placés délibérément pour activer l’incendie. »
Robert opina. « Quelqu’un a activé l’incendie.
— Où est-ce que… Comment est-ce que vous… » Je baissai à nouveau la tête et me remis furieusement à lire. « Il n’y a rien là-dedans qui permette d’affirmer quoi que ce soit de ce genre. »
Robert dit d’un ton mordant : « Mais c’est un fait avéré !
— Produits inflammables, ça veut dire incendie criminel », ajouta Ruth.
Je secouai la tête. « C’est écrit nulle part. Ce rapport ne fait même pas état de… »
D’un rire d’une note, sans gaieté, Robert me coupa la parole. J’étais un naïf irrécupérable. Pire : un musicien classique. Avec des frangins comme moi, l’incendie serait à jamais resté un accident, c’était exactement ce que souhaitaient les autorités.
« Et s’il s’agit d’un incendie criminel… » Ruth attendait que je lui emboîte le pas. Mais c’était un combat perdu d’avance, ses yeux le savaient.
Robert fixa au loin un horizon menaçant. « Si c’est un incendie volontaire, c’est un meurtre. »
Je baissai les yeux sur les photocopies maculées d’encre, en quête d’un fait sur lequel m’appuyer. « Ruth. Écoute ce que tu es en train de dire. C’est impossible. C’est de la folie.
— C’est le moins qu’on puisse dire », m’accorda-t-elle. Robert Rider restait immobile.
C’est alors que le feu qui avait emporté ma mère embrasa ma colonne vertébrale et m’explosa au cerveau. Le sol se déroba sous mes pieds. Je me cramponnai à la table, mes mains étendues comme en un accord plaqué, silencieux. Les cauchemars, vieux d’une décennie, où je voyais Maman suffoquer, refluaient dans la pleine lumière de ma vie adulte. Je ne pouvais pas me laisser gagner par cette pensée. Cette pensée que j’avais en tête.
Je levai les yeux sur Ruth. Son visage se brouilla. Elle vit ma panique animale. « Oh, Da n’avait rien à voir avec ça ! » Il y avait dans sa voix une dose de pitié, derrière le dégoût. « Le bonhomme n’est pas assez malin pour comprendre ce qui a déclenché l’incendie. N’empêche, il est responsable de sa mort, comme si c’était lui qui avait craqué l’allumette. »
La folie de ses propos me fit redescendre sur terre. « Ruth. Tu as perdu la tête. » Son regard me dit qu’elle voulait se protéger à tout prix. Je baissai les yeux sur les preuves inexistantes. « Si le rapport de police a trouvé des éléments indiquant que c’était un incendie criminel, pourquoi est-ce qu’il n’y a pas marqué incendie criminel en toutes lettres ?
— Pourquoi se compliquer la vie ? » Ruth balaya du regard la salle bondée. « Personne n’a été blessé. Juste une Noire.
— Mais alors, pourquoi se donner la peine de mentionner les produits inflammables dans le rapport ? »
Ruth se contenta de hausser les épaules, les yeux dans le vide. Mais Robert se pencha en avant. « Il faut savoir comment travaillent ces gens-là. Ils font figurer le minimum de faits, de manière à ne pas se faire choper si le dossier est rouvert. Mais ils ne mettront jamais un seul mot qui laisse entendre qu’il y a matière à ouvrir une procédure. Tant qu’ils ne sont pas obligés.
— Je ne comprends pas. Comment est-ce que ça aurait pu être un acte délibéré ? Qui aurait pu vouloir... »
Ruth se tenait la tête. « Un Blanc marié à une Noire ? À New York, six millions d’habitants avaient cette bombe à la main.
— Ruth ! Il n’y a pas eu de bombe. La chaudière a explosé.
— Le feu s’est propagé parce que quelqu’un avait placé quelque chose dans la maison. »
Certes, il y avait eu de la violence. Une violence régulière, depuis toujours. Des mots, des menaces murmurées, des bousculades, des crachats : tous ces actes confus que j’avais vus au cours de mon enfance, et que j’avais refusé de nommer. Mais pas ce niveau de folie. « Écoute. Si c’était une attaque qui visait un couple mixte, alors c’était également une attaque contre Da. Comment peut-on dire que l’agresseur était…
— Joey. Joey. » Les yeux de Ruth s’embuaient. Elle avait du chagrin pour moi. « Pourquoi est-ce que tu nies l’évidence ? Tu ne vois donc pas ce qu’ils nous ont fait ? »
Robert posa le tranchant de sa main énorme sur la table. « Si la police avait eu un suspect noir sous la main, le type passait à la chaise électrique dans les six semaines. »
Je dévisageai cet inconnu. Depuis combien de temps travaillaient-ils ensemble à cette théorie ? Comment s’étaient-ils procuré ces photocopies ? Ma sœur en avait plus dit sur la mort de ma mère à ce type extérieur à la famille qu’elle ne m’en avait dit à moi. Je restai là, essuyant les gouttelettes qui avaient glissé à l’extérieur de mon verre. Nous étions nés au même endroit, à quelques années d’écart, des mêmes parents. À présent ma sœur vivait dans un autre pays.
« Da a touché l’argent de l’assurance-vie de Maman. » Tout en parlant, j’observai ma sœur. C’est seulement alors que je me rendis compte combien nous avions été criminels envers elle. L’essentiel de cet argent avait été utilisé pour mettre notre carrière sur orbite, à Jonah et moi. Ruth n’en avait perçu qu’une fraction, qui avait servi à payer ses frais de scolarité à l’université. Et maintenant, elle avait quitté la fac. « Si la compagnie d’assurances avait eu seulement l’ombre d’un doute… »
Ruth regarda Robert. Leurs preuves vacillaient. J’avais juste voulu la réconforter ; j’avais atteint exactement le but contraire. Robert haussa les épaules. « Je suis persuadé que la compagnie d’assurances s’est penchée là-dessus, dans la mesure de ses moyens. Ils n’ont pas pu prouver qu’il y avait fraude. Une fois cela acquis, ils se fichaient pas mal de savoir comment cette femme était morte.
— Ruth. Écoute-moi. Tu sais que Da n’aurait jamais laissé passer ça sans faire une enquête. S’il y avait eu le moindre doute. Le moindre soupçon. »
Ruth me rendit mon regard appuyé. Je ne l’aidais pas, j’attaquais. Mais elle avait encore besoin de moi, pour une raison que j’ignorais. « C’est un Blanc. Des notions de ce genre lui échappent complètement. Il avait besoin que ce soit un accident. Sinon, il aurait eu sa mort sur la conscience. »
Ruth, quant à elle, avait besoin du contraire. Pour elle, il fallait que Maman eût été assassinée, et par quelqu’un que nous ne connaîtrions jamais. Quelqu’un qui peut-être ne nous connaissait même pas. C’était la seule explication qui lui laisserait un petit espace pour vivre en ce monde. Je soulevai le paquet de photocopies, leur dossier à charge. « Qu’est-ce que tu as l’intention de faire avec ça ? »
Ils échangèrent un regard, trop fatigués pour m’éclairer. Ruth secoua la tête, et la baissa. Robert grimaça. « Un Noir n’arrivera jamais à faire rouvrir un dossier de ce genre. »
J’eus la sensation étrange qu’ils voulaient que je fasse appel à Da – un Blanc – pour entamer une procédure. « Bon sang, mais qu’est-ce que tu veux de moi ? » J’entendis les mots sortir de ma bouche sans pouvoir les retenir.
Ruth appuya les doigts de son poing fermé sur ses lèvres. « T’inquiète pas, Joey. On ne veut rien de toi. » Robert bougea sur sa banquette. Il regarda le siège, entre eux, comme s’il avait fait tomber quelque chose. Je ressentis une bouffée d’admiration pour cet homme, une admiration fondée sur rien d’autre que sa détermination à être présent. « On s’est juste dit que tu voudrais savoir comment ta mère… » La voix de Ruth se liquéfia. Elle me prit les photocopies des mains et les remit dans le cartable.
« Il faut le dire à Jonah. »
Un mélange d’espoir et de haine apparut dans les yeux de ma sœur. « Pourquoi ? Pour qu’il me traite de dingue, comme son petit frère vient de le faire ? » Sa lèvre tremblait, et elle se la mordit, juste pour arrêter le tremblement.
« Il a plus l’esprit à… Il voudra savoir ce que tu penses de ça.
— Pourquoi ? » répéta Ruth, totalement sur la défensive. « Pendant des années j’ai essayé de lui dire des choses comme ça. Je peux lui dire que dalle sans qu’il se foute de moi. Ce type me méprise. »
Sa bouche se froissa comme une voiture emboutie. Ses yeux se gonflèrent, et une rainure luisante apparut sur sa joue de noix. Je tendis le bras et lui pris la main. Elle ne chercha pas à s’échapper. « Il ne te méprise pas, Ruth. Il pense que tu ne…
— La dernière fois que je l’ai vu ? » Elle indiqua d’un geste sa nouvelle coupe de cheveux. « Il a dit que je ressemblais à une choriste de doo-wop. Que ce que je racontais ressemblait au journal intime de Che Guevara. Il m’a ri au nez.
— Il a certainement ri pour le plaisir de rire. Tu connais Jonah… » C’est au beau milieu de ma phrase que je me rendis compte de ce que je venais d’entendre. « Attends. Tu veux dire que tu l’as vu récemment ? » Elle détourna le regard. « Il ne me l’a jamais dit… Et toi, tu ne m’en as pas parlé ! » J’enlevai ma main de la sienne. Elle la rattrapa.
« Joey ! Ça a duré cinq minutes. Une catastrophe. Je n’ai rien pu lui dire. Il a commencé à me crier dessus avant même…
— L’un de vous deux aurait pu me le dire. Moi, je croyais qu’il t’était arrivé quelque chose. Que tu avais peut-être des ennuis, que tu étais peut-être blessée… »
Elle baissa la tête. « Je suis désolée. »
Je l’observai. La petite fille qui avait chanté « Bist du bei mir » aux funérailles de sa mère. « Ruth. Ruth. » Une syllabe de plus et c’en était fini pour moi.
Sans relever la tête, elle fouilla dans le fond de son cartable pour attraper son porte-monnaie. Payer et s’en aller au plus vite. Puis elle s’arrêta et lâcha : « Joey, viens avec nous. »
J’écarquillai les yeux en indiquant le sol de la main droite : Maintenant ? Je me tournai vers Robert. Son visage prit une expression qui signifiait quelque chose comme : Quand donc, sinon maintenant ? L’incendie — leur théorie à ce propos, notre dispute – n’était qu’une étape dans un programme plus vaste. « Venir… Où allez-vous ? »
Ruth éclata d’un vrai rire de contralto qui venait de loin. Elle s’essuya les yeux. « Toutes sortes d’endroits, mon frère. Dis un nom, c’est là qu’on va. »
Un sourire large comme un soleil s’étala sur le visage de Robert. « Tout est en marche. Tout ce qu’on veut, si on bosse assez dur. »
Je restai silencieux. L’espace d’une seconde je fus simplement heureux d’avoir retrouvé ma sœur.
« On a besoin de toi, Joey. Tu es intelligent, compétent, tu as fait des études. Des gens meurent à Chicago, dans le Mississippi. Mon Dieu, même ici, à Bedford-Stuyvesant. Des gens meurent partout parce qu’ils refusent de mourir à petit feu.
— Qu’est-ce que vous… ?
— On travaille à l’avènement du grand jour, frangin. C’est facile. On est partout.
— Vous faites partie d’une organisation ? »
Ruth et Robert échangèrent des regards. Ils procédèrent à une négociation instantanée, évaluèrent mon cas, et décidèrent qu’il était préférable d’opter pour la discrétion. C’était sans doute Robert qui l’avait suggéré, et ma sœur était d’accord. Pourquoi me faire confiance, après tout ? J’étais manifestement dans l’autre camp. Ruth tendit le bras par-dessus la table et me prit le coude. « Joey, il y a tellement de choses que tu pourrais faire. Tellement pour des gens comme nous. Pourquoi est-ce que tu… ? » Elle adressa un regard à Robert. Il ne volerait pas à son secours. J’étais reconnaissant envers cet homme ; au moins ne me jugeait-il pas. « Tu es empêtré dans le passé, frérot. Regarde ce que tu colportes. Regarde qui achète. Tu ne vois même pas. Comment est-ce que tu peux faire le jeu des bourgeois quand ton propre peuple ne peut même pas décrocher un boulot, ni même compter sur les lois pour être protégé ? Tu fais le jeu de la haute, celui des oppresseurs… » Elle baissa le ton. « Est-ce que c’est le monde dans lequel tu veux vivre ? Tu ne préférerais pas œuvrer à la suite ? »
Je me sentis vieux d’un million d’années. « C’est quoi, la suite, Ruth ?
— Tu ne sens donc rien ? » Ruth fit un geste de la main en direction de la vitrine derrière moi – le monde de 1967. Je dus résister pour ne pas me retourner et regarder. « Tout est en train de changer, ça bouge. On est en plein dedans. Des sons nouveaux, partout. »
J’entendis Jonah chanter Dancin’ in the Streets en un falsetto funky. Je levai la tête. « Nous jouons beaucoup de musique moderne, tu sais. Ton frère est très progressiste. »
Le rire de Ruth fut cassant. « C’est fini, Joey. Le monde auquel tu as consacré ta vie a vécu. »
Je contemplai mes mains. J’étais en train de pianoter sur la table. À l’instant où je m’en rendis compte, mes mains s’immobilisèrent. « Qu’est-ce que tu veux que je fasse, à la place ? »
Ruth regarda Robert. L’avertisseur lumineux, à nouveau. « Il y a du pain sur la planche. »
Un sentiment terrible s’abattit sur moi. Je refusais de regarder les choses en face. « Vous n’êtes pas impliqués dans quoi que ce soit de criminel ? » Je l’avais déjà perdue. Je n’avais rien de plus à perdre.
Ma sœur eut un sourire crispé. Elle secoua la tête, pourtant ce n’était pas un geste de dénégation. Robert se jeta à l’eau en prenant un risque bien plus important que moi. « Criminel ? La question n’a pas de sens. Tu sais, ça fait tellement longtemps que la loi est contre nous. À partir du moment où la loi est corrompue, tu n’as plus à la considérer comme la loi.
— Qui décide de ça ? Qui décide quand la loi…
— C’est nous qui décidons. Le peuple. Toi et moi.
— Moi, je suis juste pianiste.
— Tu es ce que tu veux être, mec. »
Je m’appuyai au dossier. « Et toi, qui es-tu, mec ? »
Robert, sur le point de vaciller, me regarda, acculé. J’avais joué la colère ; en retour, j’eus la douleur. J’entendis ma sœur dire : « Robert est mon mari. »
Pendant un long moment, je fus incapable de produire le moindre son. Finalement, je réussis à articuler : « Félicitations. » Je ne trouvai aucune raison d’être content pour eux. J’aurais joué à leur mariage, toute la nuit, tout ce qu’ils auraient voulu. Tout ce que je pouvais faire à présent, c’était accepter la nouvelle. « C’est formidable. Depuis quand ? » Ruth ne répondit pas. Son mari non plus. Nous restâmes tous les trois, chacun à se tortiller sur place, chacun condamné à son propre enfer. « Tu avais l’intention de me le dire quand ?
— On vient juste de te le dire, Joe.
— Ça fait combien de temps qu’on est assis ici ? »
Ruth refusa de me regarder dans les yeux. Le regard de Robert croisa le mien, il murmura : « En fait, on n’avait pas l’intention de te le dire. »
Mon dos claqua contre le dossier. « Pourquoi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? »
Le visage de Ruth disait : Et toi, qu’est-ce que tu as fait pour moi ? Mais en voyant ma réaction, elle craqua : « C’est pas toi, Joey. On voulait pas que la nouvelle… remonte.
— Remonte ? Tu veux dire remonte jusqu’à Da ?
— À lui. Et… à ton frère.
— Ruth. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu leur fais ça ? »
Elle se pelotonna contre son homme et lui passa le bras autour du cou. Il la serra contre lui. Mon beau-frère. Pour la protéger contre les mots que je pourrais prononcer. Contre tout ce que nous autres avions fait pour la faire suer. « Ils ont pris position. Je ne suis plus rien à leurs yeux. »
Tout paraissait forcé et erroné, dans cette déclaration. Le mariage de ma sœur, l’idée même, semblait condamné d’avance. « Ils vont vouloir savoir. Ils seront contents pour toi. » Ma voix ne flancha même pas.
« Ils trouveraient un moyen de nous insulter, moi et mon mari. Je ne leur donnerai pas ce plaisir. Tu n’as pas intérêt à leur dire. Ni même que tu m’as vue.
— Ruth. Que s’est-il passé ? À quoi tu joues ?
— Je ne joue à rien, frangin. Tout était déjà joué. À la naissance. » Elle posa le bras sur la table pour que je l’examine. Que j’aie une preuve physique sous les yeux.
« Comment peux-tu traiter Da comme ça, Ruth ? Cet homme est ton père. Qu’est-ce qu’il t’a… »
Elle tapota le cartable : le dossier en papier kraft. « Il était au courant. Il a lu tous ces rapports un mois après que ça s’est passé.
— Ruth, tu ne le sais pas avec cer…
— Il ne nous en a jamais dit un mot. Ni à l’époque, ni plus tard. Tout n’a toujours été qu’un accident. Le destin, et rien d’autre. Lui et sa prétendue femme de ménage…
— Mme Samuels ? Qu’est-ce que Mme Samuels a à voir…
— Ces deux-là, qui nous élevaient comme trois gentils mômes blancs ? Les races ? Quelles races ? Quelles couleurs ? L’interminable, et humiliante, et quotidienne… » Son corps se mit à trembler. Robert Rider posa la main dans le creux de son dos, et elle s’affaissa. Elle se coula dans les bras de son mari. Robert resta impassible, caressant patiemment ces cheveux en pétard, désespérément raides. J’avais envie de tendre le bras et de lui prendre la main. Mais ce n’était plus à moi de la consoler.
« C’était leur façon de faire, Ruth. Faire avancer le monde. Un raccourci vers le futur, en une génération. Un saut… au-delà des races.
— Il n’y a pas de raccourci, siffla-t-elle. Pas de futur. » J’attendis qu’elle aille au bout de sa pensée. C’était chose faite.
« Si Da avait pu penser une minute que quelqu’un… » Je n’étais pas sûr de ce que j’avais l’intention de dire. « Quoi qu’il nous ait dit, ou pas dit, au sujet de l’incendie, je suis certain qu’il s’efforçait d’honorer sa mémoire. »
D’un geste de la main, Ruth me fit taire. Elle en avait assez de moi et de ceux de mon espèce. Elle s’extirpa de l’étreinte de son mari, enfonça la main dans la pièce montée de ses cheveux, et se tamponna les yeux à l’aide d’une serviette de papier. Quand elle posa la serviette, elle s’était recomposé un visage humain. Elle était prête à affronter tous les obstacles du monde dont ses parents avaient oublié de lui parler. Elle attrapa son cartable, se leva et, s’adressant plus à son bracelet-montre qu’à moi : « Il faut que tu laisses tomber ce type, Joey.
— Ce type ? L’abandonner ?
— Il n’a rien fait d’autre que t’exploiter. Depuis le début.
— Da ? M’exploiter, moi ?
— Non, pas Da ! » Sa bouche se tordit, elle était au supplice. Elle refusait de prononcer son nom.
« Jonah ? » D’un geste de la main, j’indiquai le cartable, le dossier. « Jonah ne sait rien de tout cela. Il ne peut pas réfuter ta théorie si tu ne veux même pas…
— Jonah, articula-t-elle à la manière d’un présentateur radio en direct du Met, ne sait pas grand-chose de ce qui se passe en dessous de son perchoir. » Robert pouffa. J’étais à deux doigts de faire pareil. La petite Rootie avait toujours eu un remarquable talent d’imitatrice.
« Il fait ce qu’il peut. Ce qu’il fait de mieux au monde.
— Être blanc, tu veux dire ? » Elle me fit taire d’un geste avant que je puisse ouvrir la bouche pour contre-attaquer. « Tu n’es pas obligé de le défendre, Joey. Vraiment, pas obligé. Il a un petit secret ? Eh bien, c’est pas moi qui irai le crier sur les toits !
— Une voix comme ça pourrait nous être utile. » À la manière dont Robert avait dit cela, je compris : il s’était glissé sur la pointe des pieds à un de nos concerts. Il avait entendu chanter son beau-frère, et ce qu’il avait entendu l’avait sidéré. « Le monde est à feu et à sang. Tout le monde peut se rendre utile.
— C’est lui qui finirait par se servir de nous », dit Ruth. Elle le détestait. C’était tellement inimaginable que je ne songeai même pas à lui demander pourquoi. « Alors, frangin ? » Elle sortit son portefeuille et y pécha quelques dollars. Je me demandai comment elle s’en sortait, financièrement. Je ne savais même pas comment mon beau-frère gagnait sa vie. « Tu as eu toutes les preuves sous les yeux. Les faits concernant ce qui nous est réellement arrivé. À toi de choisir.
— Ruth. Choisir quoi ? À t’entendre, on dirait qu’il s’agit d’une épreuve de force. » Elle me fixa en penchant la tête sur le côté, puis leva les sourcils. « Je suis censé choisir entre quoi et quoi ? Jouer du piano ou vous aider à sauver notre peuple ?
— Tu peux faire pencher la balance. Ou pas.
— Nom de Dieu. Tu ne veux même pas me dire où tu habites. Tu ne vas même pas me dire dans quoi tu es impliquée. Trafic de flingues, ou un truc dans le genre ? Explosion d’immeubles ? »
La main massive de Robert passa au-dessus de la table et atterrit sur mon poignet. Mais en douceur, avec assurance. Avec trop de grâce pour faire peur. Il aurait fait un superbe violoncelliste. « Écoute. Ta sœur et moi, on est maintenant au Parti.
— Au Parti ? Le Parti communiste ? »
Ruth ricana. Elle appuya les paumes de ses mains sur ses joues. « Irrécupérable. Ce garçon est irrécupérable. »
L’ombre d’un sourire apparut brièvement sur le visage de Robert. « Panthers. » Il se pencha en avant. « On travaille à l’installation d’une section à New York. »
Ruth avait raison. J’étais le bon Nègre au service du Blanc. Rien que d’entendre ce mot, ça me fichait la trouille. Je restai immobile un moment, à retourner le mot dans ma tête jusqu’à ce qu’il se désintègre. « Où est ton blouson en cuir noir ?
— Laissé à la maison. » Robert sourit, me lâcha le poignet et fit un geste de la main en direction de l’extérieur. « J’ai cru qu’il allait pleuvoir. »
S’était-elle radicalisée par amour, ou bien était-elle tombée amoureuse de lui surtout pour des raisons politiques ? « Vous allez tirer sur des gens ? » demandai-je à ma petite sœur.
J’avais formulé cette question comme une blague nerveuse. Ruth répondit : « C’est eux qui nous tirent dessus. » J’étais incapable d’articuler. Je ne pouvais même pas respirer sans trahir quelqu’un de ma famille.
Ma sœur vit mon malaise. Elle se raidit, prête à partir en guerre. Mais son mari s’interposa entre nous, d’une voix apaisante. « La terre, le fric, l’éducation, la justice et la paix. On ne parle de rien d’autre.
— Et le droit de se trimbaler en public avec des armes à feu. »
Ruth rit. « Joey ! Dis donc, tu lis les journaux. Les journaux blancs, évidemment. Mais quand même. »
Robert opina. « On milite pour ça, ouais. On est bien obligés. La police nous veut les mains vides. Les Blancs veulent être les seuls à posséder des armes. Pour continuer à faire de nous ce qu’ils veulent. » Pour moi, c’était de la folie. Le stade terminal de la folie, aussi chronique que les rues de Watts. Et pourtant, hormis cette unique soirée de cauchemar, je savais que ma vie était un rêve bien plus fou, bien plus protégé. « Chacun a le droit de se défendre, me disait mon beau-frère. Tant que la police continuera à nous tirer dessus à volonté, moi je militerai pour ce droit. Ils ont le choix : les États-Blanchis d’Amérique ou bien les États-Punis par le feu. »
Ses paroles étaient dénuées de toute emphase. Le son se dissipa dans le brouhaha de la salle. Je vis ce que Ruth appréciait chez cet homme. Moi aussi, j’avais besoin de son approbation, et pourtant je ne le connaissais même pas. Ruth fit mine de le secouer. « Allons, Robert. Joey est trop occupé. Trop occupé pour s’intéresser aux faits. Trop occupé pour voir ce qui arrive.
— Ruth ! » J’appuyai les poings de toutes mes forces sur mes yeux. « Tu vas me tuer. Qu’est-ce que ça a à voir avec… ? » J’indiquai d’un geste son cartable.
« Avec la façon dont ta mère est morte ? Je me suis dit que ça t’aiderait à comprendre de qui tu es le fils. C’est tout. »
Je suis le mignard à ma moman. Je me forçai à parler lentement, en essayant de trouver le tempo. « Ma mère a épousé mon père. Ils nous ont élevés comme ils ont cru bon de le faire. Elle est morte dans un incendie. » Ce n’est pas l’incendie qui l’a tuée.
« Ta mère a été victime de ce qui, fort probablement, était un acte de haine raciale. Chaque jour, quelqu’un, quelque part, meurt comme elle est morte.
— Ta mère… » Je n’en pouvais plus. Notre mère n’appartenait ni à Ruth ni à moi. Nous l’avions tous deux perdue. Je contemplai Ruth une dernière fois. « Maman chantait Grieg méchamment bien. »
Elle ne répondit pas. Une drôle d’expression lui traversa le visage. Je la vis clairement, mais je ne sus la déchiffrer. Elle laissa trop d’argent sur la table, et tous deux s’en allèrent. Je voulus me lever et les rattraper. Mais j’étais coincé dans le box, inutile, ne croyant plus en rien.
Je ne dis pas à Jonah que je l’avais vue. S’il le devina, il se garda bien de m’en faire part. Je ne parlai pas de la fois où lui l’avait vue. Je ne fis pas la moindre allusion à cette rencontre en présence de Da. Ma loyauté vis-à-vis de Ruth était plus forte que tout ce que je devais à mon frère et à mon père – je l’avais déjà si terriblement trahie. Chaque fois que je parlais à mon père, désormais, je voyais un tas de photocopies extraites du rapport de police, enfouies dans les fichiers de ses souvenirs. Savait-il ce qu’elles contenaient ? Pouvait-il dire ce qu’elles signifiaient ? Je n’étais même pas capable de formuler les questions dans mon esprit. Alors comment pouvais-je espérer l’interroger ? Mais Da m’apparaissait sous un autre jour, maintenant, comme filtré à travers toutes les choses qu’il ne m’avait pas dites, qu’il eût ou non le loisir de m’en parler.
Cette année-là est devenue floue comme un souvenir d’opéra. Trois astronautes périrent brûlés sur la rampe de lancement. Un chirurgien d’Afrique du Sud plaça le cœur vivant d’un homme dans le corps d’un autre homme. Israël balaya en six jours la puissance des armées arabes rassemblées, et même mon antisioniste de père craignit que cette victoire éclair ne manifestât quelque présage biblique.
Une pièce de théâtre mettant en scène un boxeur noir du début du siècle qui embrassait sa femme blanche scandalisa encore plus le public que le véritable boxeur qui avait inspiré la pièce, un demi-siècle plus tôt. Tracy et Hepburn étaient confrontés à la perspective d’avoir un gendre noir. Un Noir vint siéger à la Cour suprême, et je me demandai si le mari de ma sœur en éprouvait la moindre satisfaction. La nomination de Marshall, même à mes propres yeux, paraissait mesquine, trop tardive. Dans l’année, soixante-dix émeutes différentes se propagèrent dans une dizaine de villes. Le pays basculait, et ce bouleversement tenait en deux mots seulement : Black Power.
Étrangement, Jonah adorait cette appellation. Il adorait le désarroi que cela semait parmi les rangs de ces bons Américains qui ne s’occupaient que de ce qui les regardait. Il y voyait un théâtre de la guérilla, tout aussi déstabilisant sur le plan esthétique que le meilleur de Webern ou de Berg. Il arpentait l’appartement en brandissant son poing revêtu d’un gant de golf marron foncé, et s’écriait « Mulâtre Power ! Mulâtre Power ! » avec moi pour seul auditeur.
Néanmoins, la musique de cette année-là résonne encore, joyeuse, folle d’amour et gorgée de soleil. La musique blanche devint noire, en dérobant la sainte colère du funk. Le son de Motown envahit même les villes épargnées par les émeutes récentes. Au même moment, le festival de Monterey propulsa la pop à une altitude que même mon frère ne pouvait décemment tourner en ridicule. Jonah rapporta à la maison le premier album de rock qu’il eût jamais acheté de sa poche. Les Beatles posaient sur la pochette en costumes de musiciens militaires edwardiens résolument kitsch, au milieu d’une distribution d’enfer. « Il faut que tu écoutes ça. » Jonah m’installa sous les deux moitiés de melon des écouteurs molletonnés et me fit écouter le dernier morceau, cette lente montée orchestrale cacophonique qui débouchait sur un accord majeur joué forte qui se dissipait vers l’éternité. « D’où leur est venue l’idée, selon toi ? Ligeti ? Penderecki ? La pop pille à nouveau le classique, comme quand Tin Pan Alley pillait Rachmaninov. »
Il me fit écouter le disque entier, tout en mettant en avant ses titres préférés. Du music-hall anglais au raga indien, des citations de sonates à des gouffres sonores à ce jour inédits. « C’est tripant, hein ? » J’ignorais où il avait appris ce mot.
L’année se scinda en traînées vaporeuses aussi enchevêtrées que les trajectoires des chambres à brouillard que Da étudiait. La mode devint folle. Robes safari, chemisiers cosaques, vestes d’aviateurs, velours victorien, minijupes en vinyle de l’ère spatiale couleur métal argenté, gilets Nehru, bottes de combat avec bas résilles, jupes-culottes et capes : un éclatement grandiose en mille lieux et mille époques, hormis la nôtre. Cinquante mille personnes envahirent le Mail pour protester contre la guerre, et sept cent cinquante mille défilèrent sur la Cinquième Avenue, à New York, en faveur de la guerre. Coltrane mourut, et le gouvernement US reconnut officiellement le blues en envoyant Junior Wells en tournée de conciliation en Afrique. Che Guevara et George Lincoln Rockwell moururent tous deux de mort violente. Jonah et moi vécûmes entre les hippies et les meurtres d’infirmières en série, entre décolonisation et défoliant, entre Twiggy et Tiny Tim, entre Hair et Le Singe nu.
Nous étions dans une chambre d’hôtel quelconque à Montréal ou Dallas, en train de regarder les nouvelles, histoire de ne pas complètement nous détacher de la surface du monde. En plein reportage – un lancement de fusée dans l’espace ou une émeute, un love-in ou un massacre collectif, l’auto-couronnement d’un empereur ou une insurrection dans le tiers monde – et Jonah secouait la tête. « Qui a besoin d’opéra, Mule ? Pas étonnant que ce machin tombe en désuétude. Comment l’opéra peut-il sortir se mesurer avec ce cirque ? »
Nous assistâmes jusqu’au bout au spectacle de cette année tout en attendant que le Met appelle – ce qui, pour Jonah, signifierait la délivrance et, pour moi, une condamnation à mort. « Ça les inquiète que je n’aie jamais chanté avec un orchestre. » Il décida d’étoffer son CV en acceptant n’importe quel cachet de soliste avec orchestre symphonique. Il demanda à M. Weisman, décontenancé, de lui dégoter n’importe quoi, pourvu que ce soit avec une formation de musiciens. « J’ai du volume, vous le savez.
— Ce n’est pas une question de volume, fiston. » M. Weisman, dont la fille âgée de cinquante ans venait de mourir d’un cancer du sein, s’était mis à nous appeler ses fistons. « Il s’agit de te positionner. Faire en sorte que certaines personnes entendent ce que tu sais faire.
— Moi, je ferai tout ce que veut le public. Pourquoi leur faut-il une étiquette ? Est-ce qu’ils ne peuvent pas juste écouter ? »
Il ne supportait pas d’attendre pour trouver des jobs avec orchestre. « Ça n’en finit pas, Joey, nom d’une pipe ! Le filage, la première, le concert, etc. Non, il faut conserver la spontanéité. »
À Interlochen, il remplaça au pied levé le ténor qui devait chanter dans Das Lied von der Erde et qui avait attrapé la grippe. Le chef d’orchestre n’avait trouvé personne d’autre capable de monter sur scène dans un délai si court. Il fallut moins de cinq semaines à Jonah pour maîtriser les airs perfidement escarpés du ténor. « Je suis né en chantant ça, Joey. » J’assistai au spectacle parmi un public ému aux larmes. Da vint assister à la première. Il écouta son fils voguer ivre dans les vents silencieux de l’espace, et parodier la misère humaine : Dunkel ist das Leben, ist der Tod. « Sombre est la vie, est la mort. » Cette voix ne connaissait rien d’autre que sa propre flamme et changeait de cap avec une précision singulière, alimentée par un talent puisant aux extrêmes de la musique ; Was geht mich denn der Frühling an ? Laßt mich betrunken sein ! « Que peut signifier pour moi le printemps ? Laisse-moi à mon ivresse ! »
Les gens qui n’avaient jamais entendu parler de Jonah chanteur de lieder le découvrirent. Ils applaudissaient pour qu’il revienne sur scène interpréter la Symphonie des Mille en rappel. Le critique du Detroit Free Press le qualifiait d’« ange découvreur de planètes ». En vérité, ils avaient raison. Il n’était pas d’ici. Sa voix était constamment à la recherche d’un coin dans cette galaxie provinciale où il pourrait se poser pendant une ou deux éternités.
Juste avant Chicago et notre début à l’Orchestra Hall parut l’article désastreux dans Harper’s, qui le traitait de laquais à la solde de la culture blanche. Jonah crut sa carrière terminée. Quand les gens de l’Orchestra Hall découvriraient l’article, ils résilieraient son contrat. Il n’arrêta pas de me relire le passage qui le concernait. « “Et pourtant il y a de jeunes Noirs étonnamment talentueux qui essayent encore de jouer le jeu de la culture blanche, alors même que leurs frères meurent dans les rues.” C’est moi, mon gars, celui qui poignarde les autres dans le dos, et pas qu’un peu. Je te plante et je te laisse pour mort, si besoin est. »
L’Orchestra Hall ne résilia pas le contrat. Malgré notre dispute avant le concert au sujet de nos parents et d’Emmett Till, et malgré une crise d’étouffement juste une heure avant le concert, Jonah chanta comme jamais – Schumann, Wolf et Brahms – et provoqua le délire dans le public.
L’accusation du Harper’s le rongeait. Il avait échappé à tout cela, sans même s’en rendre compte. Tous les gars de son âge, brisés, expulsés, menacés, tabassés, tués, pendant qu’il avait la voie libre du fait de son teint pâle. Tous ces hommes en captivité, réprimés, obligés de creuser les fossés de la civilisation, à encaisser les coups, pendant que lui était sur scène, à agiter des napperons fleuris, à immobiliser le temps. Il avait lu l’article et hoché la tête : était-ce réellement possible ?
Il annula deux semaines d’engagements, sous prétexte de grippe. En fait, il avait peur de se montrer en public. Il ne savait plus comment les gens percevaient son visage. Pourtant, il ne s’était jamais grandement soucié de la façon dont les autres le voyaient. La musique était le lieu où l’apparence perdait toute son importance, et où seul le son était roi. Sauf que voilà, quelqu’un prétendait le contraire : la musique était aussi insignifiante que pouvait l’être l’interprète. La façon dont les auditeurs appréhendaient un air dépendait beaucoup de celui qui se trouvait sur scène.
Au bout d’un certain temps, l’horreur inspirée par l’article du Harper’s se mua chez Jonah en fascination. Il était stupéfait que l’auteur de l’article ait pris la peine de l’éreinter. Une telle attention le hissait à un niveau d’intérêt sans précédent ; il était acteur dans une dramaturgie plus vaste que toutes celles auxquelles il avait jusqu’alors participé. Un Noir « étonnamment talentueux » jouant le jeu de la culture blanche. Et gagnant. Il retournait la formule dans tous les sens. Puis, usant de l’art de la modulation où il excellait, il changea d’attitude. Après des jours et des jours à nier ce qui lui était reproché, Jonah prit le parti de s’en divertir.
Il revint au circuit des concerts, auréolé à présent de cette condamnation. Et quand M. Weisman appela, avec quelques offres sérieuses pour qu’il se produise comme soliste – avec orchestre ou chorale –, Jonah s’était fait une raison. Les gens sentaient venir l’opéra, et ils voulaient des billets. Harper’s allait lui apporter la notoriété.
« Remercie Notre Seigneur Tout-Puissant de nous avoir apporté la révolution, Mule. Le mouvement nous ouvre des portes. Notre peuple en bénéficie. Ça va nous valoir un coup de fil du Président Lincoln Center. » Il frotta mes cheveux coupés en brosse comme j’avais toujours détesté. « Hein, frangin ? Ça marche, la culture. Joie et élévation morale. Il faut bien que le Al Jolson des Noirs gagne sa croûte. »
Il se mit à lire au téléphone l’accusation du magazine à quiconque acceptait d’écouter. « Où est ta frangine au moment où on a besoin d’elle ? »
Il savait parfaitement ce qu’il en était. « Elle l’a vu. Je te parie tout ce que tu veux.
— Tu crois ? » Il paraissait content.
Il se demandait comment faire passer l’article à Lisette Soer, à János Reményi, et même à Kimberly Monera, qui, en un autre temps, avait voulu savoir s’il était maure. Je m’attendais à ce que la notoriété modifie sa voix. Je ne comprenais pas comment il pouvait monter sur scène, semaine après semaine, à ce point à cran et miné, tout en continuant de produire une perfection si soyeuse. Il chanta la Neuvième de Beethoven, à nouveau prévenu peu de temps à l’avance, avec l’orchestre symphonique des Quad Cities. À l’entrée du chœur – ce rêve discrédité de fraternité universelle, ces mêmes notes qu’il avait naguère gribouillées, de mémoire, sous la photographie de la nébuleuse nord-américaine accrochée au mur de notre chambre –, je m’attendis à ce que sorte de sa bouche un son hideux, qu’il braie un quart de ton trop haut, tremblant et impérial, comme ces pompeuses voix teutonnes de dindon gloussant que nous aimions tourner en ridicule quand nous étions enfants.
C’est exactement l’inverse qui se produisit. Il s’abandonna corps et âme à toute la corruption de ce classique. Seules la mort, la beauté et la feinte artistique étaient réelles. Ses notes se hissaient gracieusement au grand jour. Il avait forcé les portes de ce club très fermé, le paradis du grand art.
Pour le deuxième disque, il se mit en tête de faire un cycle de titres anglais – Elgar, Delius, Vaughan Williams, Stanford, Drake. Harmondial l’en dissuada. L’aura de suavité décadente qui collait à sa voix conférait aux morceaux une pureté monstrueuse, évoquant un enfant de chœur qui eût franchi toutes les étapes de la puberté, à l’exception de la dernière.
Le label voulait quelque chose de plus sombre, afin d’exploiter la controverse que suscitait Jonah. Ils choisirent le Winterreise de Schubert. C’était une œuvre pour hommes mûrs, à chanter lorsque l’interprète avait voyagé assez loin pour décrire en entier le voyage. Mais à peine avaient-ils formulé cette proposition, que Jonah l’accepta et signa.
Cette fois-ci, nous fîmes l’enregistrement à New York. Jonah voulait une patine plus âpre, plus évidente. Il avait chanté individuellement bon nombre de ces morceaux, à un moment ou à un autre. À présent, il les assemblait pour en faire une œuvre qui m’estomaque encore aujourd’hui. Au lieu de commencer le voyage dans l’innocence pour l’achever dans l’amertume de la passion, il ouvrit dans la légèreté ironique et finit très loin, nu, dépouillé, immobile, toisant le bord de la tombe.
Même aujourd’hui, je ne peux écouter l’ensemble d’une traite. En l’espace de cinq jours, à la fin de sa vingt-sixième année, mon frère sauta à pieds joints dans son propre avenir. Il envoya le message depuis l’année 1967, en direction d’une année où il ne serait plus capable de le décrypter. Faisant preuve d’une clairvoyance absolue, il annonça en chantant où nous allions, des choses qu’il ne pouvait savoir au moment où il les chanta, des choses que je ne comprendrais guère, même aujourd’hui, si son explication ne m’attendait pas, télégraphiée depuis un passé inachevé.
À ce moment-là, et pour deux ans encore, Jonah maîtrisait les choses. Il connaissait exactement la mission de chaque note au sein d’une phrase plus ample. Il savait l’inflexion précise de chaque chant du cycle, chaque nuance. C’était un ingénieur mécanicien implacable, bâtissant une passerelle pour l’hiver de la vie, il reliait la ligne de départ et le poteau d’arrivée avec quelques câbles suspendus et le tout formait un seul arc cohérent. Sa voix était plus assurée, mieux travaillée. Nous chantions dans notre ville, le soir, lorsque nous rentrions, nous filions au lit comme on regagne la terre ferme après une journée passée à cavaler dans les marécages. Il adorait le studio, les cabines en verre insonorisées qui l’isolaient du danger extérieur. Il aimait s’asseoir bien droit à la console, s’écouter chanter via les enceintes, écouter cet inconnu somptueux qu’il avait été quelques minutes auparavant.
Il en parla après une longue pause. « Tu te rappelles le signal du Spoutnik, il y a dix ans ? Et ce que je fais, là, ça sonnera comment, après ma mort ? »
Notre présent était scellé. Le message indiquant où nous allions n’arriverait jamais jusqu’à nous. Il paraissait de si belle humeur que je sentis que le moment était venu de poser la question. « Est-ce que tu ne t’es jamais dit qu’il y avait eu quelque chose d’étrange dans l’incendie ? » Plus de dix ans après les faits, et j’étais toujours incapable de nommer la chose.
Mais il ne lui en fallut pas davantage. « Étrange ? Quelque chose d’inexpliqué ? » Il se passa les deux mains sur le dessus du crâne. Ses cheveux noirs étaient assez longs pour qu’il y creuse des sillons. « Tout est inexpliqué, Joey. Il n’existe pas d’accidents gratuits, si c’est ce que tu insinues. »
Pendant vingt ans j’avais cru que le talent, la discipline et le fait de jouer selon les règles me garantiraient la sécurité. Je fus le dernier d’entre nous à le comprendre : la sécurité appartenait à ceux qui la possédaient. Jonah était assis, il sirotait de l’eau minérale avec un zeste de citron. J’avais enveloppé mes mains dans des serviettes chaudes, en bandage, comme si je m’étais blessé. Je me penchai en avant, cherchant une étincelle dans les yeux de Jonah. Nous nous étions trop éloignés l’un de l’autre pour pouvoir compter sur la bonne vieille télépathie de notre enfance. Sur scène, c’était encore possible ; mais d’ici un an ou deux, nous ne comprendrions plus rien à l’autre, hormis la musique. Cet après-midi-là, une dernière fois, il lut dans mes pensées.
« À une époque, j’y ai pensé tous les soirs, Joey. J’avais tout le temps envie de t’en parler.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— Je ne sais pas. Je me disais qu’en te le demandant, je risquais que ça devienne réalité. » Il se massa la nuque, explora sous les oreilles, remonta sous le menton, travaillant de l’extérieur les cordes qui le faisaient vivre. Son cou était foncé – la couleur masquait l’œuvre du temps sur lui. Personne ne pouvait dire, uniquement d’après cet indice, l’emprise que le temps avait sur lui. « Est-ce que c’est important, Joey ? Dans un sens ou dans l’autre ? »
Mes mains furent prises de tremblements, au point que j’en fis tomber les serviettes chaudes. « Est-ce que quoi ? Bon sang. Évidemment, que c’est important. » Il n’y avait rien de plus important. Meurtre ou accident ? Tout ce que nous pensions être, tout ce que ma vie signifiait, dépendait de ça.
Mon frère plongea les doigts dans l’eau citronnée et se frictionna le cou en laissant glisser quelques gouttes. « Écoute. Voilà ce que je pense. Ça fait douze ans que j’y réfléchis. » Sa voix était fluette, elle venait d’un endroit qui n’avait jamais connu le chant. « Tu veux savoir ce qui s’est passé. Tu crois que le fait de savoir ce qui s’est passé te dira… quoi ? À quelle sauce le monde te mangera ? Tu penses que si ta mère a été assassinée, si ta mère est vraiment morte par hasard… Supposons que l’incendie n’ait pas été fortuit. Supposons que des gens l’aient provoqué. Est-ce que ça apporte un élément de réponse ? Ce n’est même pas l’amorce de ce que tu as besoin de savoir. Pourquoi lui en voulaient-ils ? Parce qu’elle était noire ? Parce qu’elle était arrogante, parce qu’elle ne chantait pas ce qu’il fallait ? Parce qu’elle avait franchi la limite, épousé ton père ? Parce qu’elle ne courbait pas l’échine ? Parce qu’elle envoyait ses enfants mutants dans une école privée ? Était-ce un geste de menace, une manœuvre d’intimidation qui a dégénéré ? Savaient-ils seulement qu’elle était à la maison ? C’est peut-être Da qu’ils voulaient. C’était peut-être nous. Quelqu’un qui voulait aider le pays à retrouver sa pureté originelle. Tu veux savoir si c’était un dingue, un comité de quartier, un clan venu d’ailleurs, de vingt rues plus au nord ou plus au sud. Ensuite tu veux savoir pourquoi ton père n’a jamais… »
Il s’arrêta pour respirer, bien qu’il n’en eût guère besoin. Il aurait pu naviguer éternellement sur cette fontaine d’air.
« Ou disons que c’était la chaudière, rien que la chaudière. Personne n’a mis le feu, ce n’était la mission historique de personne. Pourquoi la chaudière ? Pourquoi habitions-nous cette maison et pas une autre ? Ils n’inspectent pas les chaudières dans les bons quartiers ? Comment serait-elle morte si elle avait vécu là-bas, dans un de ces quartiers branlants entre la Septième et Lenox ? Ils meurent du tétanos, là-bas. Ils meurent de la grippe. D’analphabétisme. Crèvent à l’arrière des bagnoles quand l’hôpital ne veut pas d’eux. Une femme comme Maman meurt dans ce pays, à son âge – il faut que ce soit la faute de quelqu’un. Qu’est-ce que tu as besoin de savoir ? Écoute, Joey. Est-ce que ça changerait ta façon de vivre si on fournissait avec certitude toutes les réponses à tes questions ? »
Je pensai à Ruth. Je n’avais rien à répondre à Jonah. Mais lui avait une réponse.
« Tu n’as pas besoin de savoir si quelqu’un l’a brûlée vive. Tout ce qu’il faut que tu saches, c’est si quelqu’un en avait l’intention. Et tu connais déjà la réponse à cette question. Tu la connais depuis – quoi, l’âge de six ans ? Donc quelqu’un a fait ce que tout le monde avait envie de faire. Ou peut-être pas. Peut-être que la mort de cette femme est indépendante de sa couleur de peau. Peut-être que ça arrive, des chaudières qui explosent. Tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir, et tu ne sauras jamais. Voilà ce que ça signifie, d’être noir, dans ce pays. Tu ne sauras jamais rien. Quand ils te rendent la monnaie et qu’ils refusent le contact physique avec ta main ? Quand ils changent de trottoir plutôt que de te croiser ? Peut-être qu’ils avaient juste besoin de traverser la rue. Tout ce que tu sais avec certitude, c’est que tout le monde te déteste, les gens te détestent quand tu les prends en flagrant délit de mensonge, un mensonge au sujet de ce qu’ils ont toujours pensé d’eux-mêmes. »
Il fit ce mouvement caractéristique des chanteurs pour se décontracter, remontant les épaules tout en roulant la tête en arrière. Prêt à se remettre à l’enregistrement, à poursuivre sa vie. « J’ai fait parler Da à ce sujet, une fois. Dieu sait où tu étais, Joey. Je ne peux pas te garder à l’œil tout le temps. Avant de se marier, apparemment, il avait établi quatre possibilités nous concernant, comme un problème de logique : A, B, A et B, ni A ni B. Il n’aimait pas les catégories classiques. Car elles ne tiennent pas compte du paramètre temps. Que savait-il de nous ? Pas plus que ce qu’on sait de lui. Ni l’un ni l’autre n’aimaient que la race l’emporte sur tout le reste. N’est-ce pas comme ça que l’histoire nous a pigeonnés, dès le départ ? Ils estimaient tous les deux que la famille devait l’emporter sur la race. Ils étaient comme ça. Voilà pourquoi ils nous ont élevés de cette manière. Une noble expérience. Quatre choix, chacun étant préétabli. Sauf que même les choses préétablies sont appelées à bouger. »
Il se redressa, leva les bras au-dessus de la tête, les replia en arrière jusqu’à, se toucher les omoplates : la base de ses ailes coupées. Lorsque j’écoute ce deuxième disque aujourd’hui, c’est ainsi que je le vois. Une lueur dans la prunelle, sur le point de se lancer dans un air symbolisant l’effondrement.
« N’empêche, tu sais quoi, Mule ? Ça n’arrive jamais. Les choses ne bougent pas. Les Blancs refusent de bouger, et les Noirs ne peuvent pas. Enfin, les Blancs déménagent quand les Noirs achètent une maison dans le quartier. Mais au-delà de ça, la race, c’est comme les pyramides. Plus ancienne que l’histoire, et faite pour survivre à l’histoire. Tu sais quoi ? Le fait même de penser qu’il y a quatre choix, c’est une plaisanterie. Dans ce pays, le choix ne figure même pas au menu.
— Ruth a épousé un Black Panther. » Ça aussi, d’une manière ou d’une autre, il le savait déjà. Peut-être le lui avait-elle dit quand ils s’étaient rencontrés. Il se contenta d’opiner. Je poursuivis, piqué au vif. « Robert Rider. Elle aussi en fait partie.
— Tant mieux pour elle. À chacun son art. »
Je tressaillis en l’entendant prononcer ce mot. « Elle a récupéré les rapports de police. Je veux dire, pour l’incendie. Elle et son mari… Ils sont persuadés : Ils disent que si le… que si Maman avait été blanche…
— Persuadés de quoi ? Persuadés de tout ce que nous savions déjà. Persuadés de savoir ce qui l’a tuée ? Tu ne sauras jamais. C’est ça, être noir, Mule, ne jamais savoir. C’est comme ça que tu sais qui tu es réellement. » Il se livra à un affreux petit numéro de claquettes, façon amuseur nègre. Quelques années plus tôt, j’aurais peut-être essayé de le raisonner, de le libérer de lui-même. À présent, je me contentai de détourner le regard.
« Si Maman et Da voulaient tous les deux une famille plus que… » La bile me remonta dans la gorge. « Nom d’une pipe, pourquoi est-ce qu’on n’a même pas notre famille ?
— Notre famille ? Tu veux dire celle de Maman ? » Il se tint immobile, scrutant le passé. Lui seul était assez âgé pour se rappeler nos grands-parents. « C’est pour ça que Ruth a mis les bouts, j’imagine.
— Ce n’est pas pour ça. »
Face à ma révolte, Jonah sourit. Ses mains jointes en forme de toit vinrent lui effleurer les lèvres. « Il y a eu une dispute. Tu te souviens, je te l’ai dit, Mule. On ne peut pas savoir. Ne l’ai-je pas dit ? La race l’emporte sur la famille. C’est plus fort que tout. Plus fort que mari et femme. Plus fort que frère et sœur… » Plus fort que les objets dans le ciel. Plus fort que le savoir. Et pourtant, il y avait une chose si petite qu’elle pouvait passer outre la couleur de la peau, sans qu’on s’en rende compte. Jonah passa son bras autour de mon épaule. « Allons, petit frère. On a du pain sur la planche. »
Nous retournâmes en studio et nous enregistrâmes « The Crow » en une seule prise – la seule fois de toute la session où nous atteignîmes du premier coup la perfection. Jonah réécouta inlassablement la bande master, en quête du moindre défaut. Mais il ne put en trouver aucun.
Une corneille m’a accompagné
Tandis que je quittais le bourg.
Jusqu’à maintenant, aller et retour,
Au-dessus de ma tête a volé.
Corneille, oh, étrange créature,
Laisse-moi en paix plutôt.
Attends-tu une proie ici, bientôt ?
Prendras-tu mon corps en pâture ?
Ma foi, on ne va guère plus loin
En ce voyage.
Corneille, sois-moi fidèle, je t’y engage
Jusqu’au caveau au moins.
Il conserva sa justesse de rayon laser, mais sa voix faisait fondre les notes, elle se glissait en elles avec quelque chose de Billie Holiday errant sur les lieux d’un lynchage. Il emmena les paroles jusqu’au fin fond de leur mystère.
Le soir où nous finîmes l’enregistrement, nous serrâmes la main aux techniciens puis retournâmes dans l’étrangeté de notre ville natale. Midtown brûlait, du combustible fossile. Nous descendîmes la Sixième Avenue à la hauteur des rues Trente et quelques, nous nous mêlâmes à la foule clairsemée encore présente à cette heure tardive. Dix rues plus loin, une sirène déchira l’atmosphère. J’attrapai Jonah. Je lui sautai pratiquement dessus.
« C’est juste un flic, Joey. Il pince un voleur à la petite semaine. »
J’avais un poids sur la poitrine, pis que le joueur d’orgue de Barbarie de Schubert. J’avais été conditionné. J’attendais le retour de manivelle, j’attendais qu’une autre partie de la ville s’enflamme. Je savais ce qui se passait chaque fois que l’on enregistrait la voix de Jonah pour la postérité. Nous fîmes tout le trajet à pied, des studios jusqu’au Village. Ce soir-là, il y eut à New York autant d’alarmes que n’importe quel autre soir. Je sursautai chaque fois, jusqu’à ce que l’amusement de mon frère se transforme en ras-le-bol. Arrivés à hauteur de Chelsea, nous étions en pleine dispute.
« Donc, Watts c’était ma faute ? C’est ce que tu penses ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce n’est pas ce que je pense. »
À la Quatrième Rue, il me planta là et ficha le camp. Je regagnai l’appartement et l’attendis toute la nuit sans fermer l’œil. Il ne réapparut que le lendemain. Le sujet était tabou. Plus jamais il ne me serait donné de lui poser des questions d’importance. Et jamais non plus il ne demanda comment j’avais été au courant, pour Ruth. Elle aussi était désormais un sujet tabou. Tous nos silences me laissaient un temps infini pour ressasser ce que j’avais dit à Jonah. Je me convainquis que je n’avais pas trahi Ruth. En fait, elle avait voulu que je parle à Jonah. Elle m’avait fait jurer que ça resterait un secret à la manière de Jésus interdisant à ses disciples de dévoiler qu’il faisait des miracles.
Chaque fois que l’on parlait des Black Panthers dans le journal, j’avais le sentiment dément qu’elle ou Robert figurerait parmi les victimes mentionnées en bas de page. Huey Newton, le fondateur du parti, fut arrêté pour avoir tué un agent de police à Oakland. Ruth était à peu près aussi proche de ce type que moi du président Johnson. Mais pendant deux semaines, je me dis que, d’une façon ou d’une autre, c’était elle qui avait appuyé sur la détente. Chacun a le droit de se défendre. Tant que la police continuera à nous tirer dessus à vue. Une partie d’un bâtiment administratif de l’État de New York, à Albany, s’effondra, à la suite du non-respect de certaines règles en matière de construction. Personne ne fut blessé, et aucun indice ne laissait supposer qu’il y avait derrière tout cela la moindre intention criminelle. Mais des politiciens nerveux tâchèrent de faire porter le chapeau à la cellule Black Panthers de New York, que Robert et Ruth Rider avaient contribué à mettre sur pied.
Le monde n’avait jamais eu beaucoup de sens pour moi, et encore moins ma vie. Mais maintenant, c’était du Meyerbeer sans les sous-titres. Ma sœur allait m’écrire. Elle et son mari, après être passés par une phase de militantisme, se rappelleraient d’où ils venaient. Ils iraient travailler, au service du Dr King. Voilà en quoi consistaient le plus souvent mes fantasmes ; je n’osais y croire évidemment. Mais il y avait certains jours où, tandis que j’interprétais une musique précieuse, vieille d’un siècle, pour des richards adorant entendre deux Noirs qui se tenaient à carreau, je me disais que Ruth devait attendre une lettre de ma part.
M. Weisman appela Jonah un mois après que nous eûmes terminé l’enregistrement. Il avait reçu une offre du Met. Jonah apprit la nouvelle au téléphone, comme s’il avait su depuis le début qu’elle allait arriver. « Génial. » Même réaction que si on lui avait offert une ristourne de 50 % sur la prochaine facture du pressing. « Qu’est-ce qu’ils ont en tête ? »
Weisman le lui dit. Jonah répéta l’offre à haute voix, afin que j’entende. « Poisson, dans Adrienne Lecouvreur ? » Je haussai les épaules, je ne voyais pas du tout. L’opéra était une vitrine pour les sopranes particulièrement talentueuses. Postillons de diva : c’est ainsi que nous avions toujours qualifié le genre. Aucun de nous deux ne s’était jamais donné la peine d’en écouter. « Quel rôle ? » lança Jonah au téléphone, sa voix grimpant dans les aigus.
Le rôle, lui dit M. Weisman, importait peu. Mon frère, à l’âge de vingt-sept ans, allait chanter sur la même scène que Renata Tebaldi. Lui, chanteur de lieder n’ayant pratiquement aucune expérience avec orchestre, avait voulu percer dans l’opéra. Et le monde de l’opéra acceptait de lui donner une chance.
Jonah raccrocha et me demanda mon avis. Je ne pus lui être d’aucun secours. Nous prîmes Les Plus Grands Livrets d’opéra du monde sur l’étagère. Nous courûmes jusqu’au magasin de disques La Flûte magique, et achetâmes un disque petit budget d’un enregistrement remasterisé des années 1940, avec une distribution distinguée, et nous écoutâmes le tout d’une traite. La musique se tut. « Tu appelles ça un rôle ? »
Je ne sus pas trop par quel bout le prendre. « Il faut bien que d’autres gens aient la vedette, tu sais.
— Les autres gens ne savent pas faire ce que moi, je fais.
— Ils commencent ailleurs. Tu pourrais chanter à Santa Fe. Tu pourrais chanter au Lyric à Chicago, ou à l’opéra de Boston, ou de San Francisco.
— Il y a beaucoup de gens qui commencent à New York.
— Le City Opera, alors. Le truc, c’est que tu n’as jamais chanté d’opéra. Or, tu veux tout de suite être au top. Tu ne seras pas une vedette du premier coup.
— Pas besoin d’être la vedette. Seulement, je n’ai pas envie de jouer les hallebardiers.
— Alors, accepte le rôle et fais-le briller. Si tu te fais remarquer, on te proposera… »
Il secoua la tête. « Tu ne comprendras donc jamais ? Il n’y a pas d’avenir pour ceux qui se contentent de pareille merde. C’est ça la vie en société. Tu commences petit poisson, tu finis petit poisson : si tu ne te fais pas bouffer avant. Si on te voit servile, on te verra comme ça éternellement. À qui appartiens-tu, Joey ? À cette putain de société, sauf si tu refuses. C’est tout ce qu’ils veulent : décider qui tu es, et quel type de menace tu représentes pour l’ordre établi. Dès l’instant où tu laisses quelqu’un te posséder, autant aller te foutre en l’air. Ta vie – ta vie à toi –, c’est bien la seule chose que tu sois en mesure de décider. »
Il demanda à M. Weisman de répondre au Met que Poisson n’était pas, à son avis, un rôle qui convenait à ses débuts lyriques. « Une putain d’insulte », dit-il à M. Weisman à l’autre bout du fil, cet homme de l’ancien monde, aux manières si dignes, dans son costume rayé de zazou. Jonah raccrocha. « Ils ont peur que ma voix soit trop pure. Ils ont peur que je n’arrive pas à remplir une grande salle avec mon petit organe pour lieder. Qu’est-ce que tu penses de ça, Joey ? Moi, je vais te dire. Ma voix est trop claire, et moi, je suis trop foncé. Poisson. Qu’ils aillent se faire foutre. »
En un sens, cette décision me réjouissait. Quiconque refusait une offre du Met n’aurait jamais une seconde chance. Nous allions pouvoir continuer à faire la seule chose que nous ayons jamais faite. À ceci près qu’il faudrait maintenant nous arranger pour que les tournées et les concerts nous rapportent de l’argent. Le concours de Naumburg approchait ; Jonah était capable de le remporter, s’il se concentrait un peu. Les occasions n’allaient pas manquer et j’étais prêt, si besoin était, à faire la plonge en plus des concerts.
Une fois de plus, Jonah avait vu juste. Le Met se manifesta de nouveau, et plus rapidement qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il avait remporté son pari, le défi qu’il leur avait lancé avait piqué l’intérêt des hautes instances de la musique. Ils lui firent une proposition bien plus intéressante. Ses débuts éclatants, il allait les avoir. Ils le voulaient pour le devant de la scène. Le Met lui proposait le rôle principal dans un opéra tout nouveau de Gunther Schuller, intitulé The Visitation.
Nous avions rencontré Schuller une fois à Boston, quand nous étions enfants. Des années plus tard, Jonah avait connu une phase Third Stream, et son enthousiasme avait duré plusieurs semaines. Un tel opéra serait forcément captivant. Une première de ce type, sur la plus prestigieuse des scènes d’Amérique du Nord, supposait une créativité supérieure encore à ce que Jonah pouvait espérer. Il aimait les défis, il était servi.
« Vous avez dû sortir le grand jeu, avec ce Linwell ! s’exclama M. Weisman quand il appela pour transmettre la nouvelle offre du Met. Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous lui avez chanté ?
— Ça parle de quoi, cet opéra ? »
Le livret, expliqua Weisman, était inspiré d’un conte de Kafka, transposé dans les bas-fonds des États-Unis contemporains.
« Et le rôle ? »
Mais M. Weisman ne savait rien du rôle. Il ne connaissait même pas le nom du personnage. Jonah comprenait-il bien ? C’était le rôle principal, pour la première d’une œuvre d’un compositeur majeur, une œuvre qui pendant une année entière avait électrisé le public de Hambourg.
Pourquoi diable toutes ces questions ? Un chanteur pouvait chanter comme un dieu vivant, enchaîner les triomphes dans des salles de taille respectable, dormir avec sainte Cécile en personne, une offre de ce niveau n’en resterait pas moins la chance de sa vie.
Mais Jonah voulait voir une partition avant de s’engager. Cela semblait être une précaution raisonnable. Quant à moi, après avoir lutté pendant des années contre le trac, je sentis poindre la terreur, à la simple idée que Jonah accepte quelque chose de cette ampleur devant tant de gens. J’espérais, d’une certaine façon, qu’en réclamant la partition il irriterait tellement les producteurs qu’ils retireraient leur proposition. Cela dit, au point où on en était, il se pouvait aussi que le pays entier s’effondre avant que la partition arrive.
Mais les États-Unis tinrent bon encore quelques semaines, et Jonah reçut son exemplaire de lecture de The Visitation. Nous passâmes deux jours merveilleux à le déchiffrer. À la fin du voyage, je devrai répondre de ce plaisir. Jonah était prodigieux à observer, enchaînant allègrement tous les airs tandis que je me lançais péniblement dans une réduction pour piano. Rien ne manquait, dans la partition : le sérialisme, la polytonalité, le jazz – un vrai cocktail de sons, bien frappé, purement américain. « Les Citations folles », déclara Jonah à un moment donné, alors que nous étions assis côte à côte au piano. « Comme nos parents faisaient à l’époque. »
Quant à l’histoire, Kafka mis à part, elle était aussi purement américaine. Un jeune étudiant jouisseur est arrêté et forcé de subir un procès surréaliste pour des crimes mystérieux qu’à sa connaissance il n’a pas commis. Il est déclaré coupable et lynché. L’homme n’est jamais nommé. Au fil de toute la partition, il est seulement identifié comme « le Noir ».
On lut jusqu’au bout, mais très vite nous avions compris. Aucun de nous deux ne ressentit le besoin d’en parler. Il avait probablement décidé avant la fin du premier acte. Nous poursuivîmes néanmoins sans que Jonah ne bronche. Je ne savais de quel côté penchait la balance. Lorsque nous eûmes terminé, il annonça : « Eh bien, Mule, nous y voilà.
— C’est de la bonne musique, dis-je.
— Ah ça, la musique est magnifique. Quelques vrais moments d’anthologie.
— Ça… ça pourrait être important. » J’ignore pourquoi je me donnais la peine de dire quoi que ce soit.
« Important, Mule ? » Il prit son temps, me flaira, se préparant pour la curée. « Important musicalement ? Ou important socialement ? » Il donna au mot une intonation qui n’était pas tout à fait du mépris. Le mépris eût trahi trop d’intérêt.
« C’est actuel.
— Actuel ? Qu’est-ce que ça veut dire, Mule ?
— Ça traite des droits civiques.
— Ah bon ? Je me disais bien que ça traitait de quelque chose.
— C’est sexy. » Le seul terme qui pouvait trouver en lui quelque écho.
« Certes. » Il hésitait manifestement, comme sur le point d’appeler M. Weisman pour lui demander qui lui donnerait la réplique. Puis toute notion de compromis s’effrita, et il fut à nouveau d’un seul bloc. « Pas question. Jamais de la vie.
— Jonah », fis-je pour calmer le jeu. Mais il était déjà parti à cent à l’heure.
« Suicide professionnel. Les Européens ont peut-être gobé ça tout cru. Mais ici, ça va être l’échec. Au final ça va apparaître comme…
— Un suicide ? L’occasion de chanter devant des milliers de personnes ? D’être chroniqué dans tout le pays ? Jonah, le public sait faire la différence entre le livret et l’interprète. S’ils n’aiment pas le spectacle…
— Ils n’aimeront pas. Je sais déjà ce qu’ils diront. Les gens ne payent pas rubis sur l’ongle pour voir et entendre ça. L’art ne peut pas battre ce pays à son propre jeu. L’art ne devrait même pas s’y frotter. »
Je ne demandai pas à quoi l’art était censé se frotter. Je ne cessai de m’interroger au sujet de Ruth, de ce qu’elle aurait dit de son frère incarnant « le Noir ». Qu’en penserait-elle, comparé à un Schubert pourtant plus criminel ? Rien de ce que Jonah ne chanterait n’aurait jamais le moindre impact sur la cause. Je me demandai quelle musique écoutaient les Black Panthers dans leurs voitures, dehors, dans la chaleur des rues, ou au lit, le soir. Assurément, Ruth et Robert, comme mon frère, savaient exactement, eux, à quoi l’art ne devait pas se frotter.
« Ça pourrait devenir quelque chose, lui dis-je. Quelque chose de bien. Tu pourrais faire… la différence. »
Il laissa échapper un soupir. « La différence ? La différence par rapport à quoi ? »
J’inclinai la tête. « Non, vraiment, Joey. La différence par rapport à qui ? Tu penses qu’il existe un seul mélomane qui changera d’avis à cause d’un opéra ? Ils ne viennent pas pour s’écouter eux-mêmes, Joey. Ils viennent pour le spectacle. Ils connaissent tout sauf eux-mêmes. C’est là que la pièce tombe à plat. Elle est trop bonne. Trop sérieuse. Elle surestime le public.
— Alors, tu insinues que s’ils te proposaient Rodolpho ou Alfredo…
— Ou Tristan. Oui, c’est ce que j’insinue. Qu’on me fasse chanter ce que j’ai passé ma vie à apprendre.
— Rodolpho ? Quand as-tu consacré une heure…
— Qu’on me fasse chanter les choses que je chanterai mieux que quiconque en ce bas monde. Des rôles qu’on confierait à n’importe quel autre ténor de mon envergure. Je blesse qui en faisant cela ?
— Qui blesses-tu en prenant ce rôle ?
— Quel rôle ? Le Noir ?
— Il y a une différence, Jonah.
— Assurément. Entre quoi et quoi ?
— Entre… se contenter d’une merde et faire des concessions à l’art. Entre décider de ta vie et obliger le monde à se plier à tes règles. » J’allais m’humilier devant lui, juste pour qu’il accepte un rôle que je n’avais même pas envie qu’il accepte. « Jonah, c’est bien. C’est bien de faire partie de quelque chose. De choisir d’être ceci ou cela. De rentrer à la maison, quelle qu’elle soit. D’être de quelque part.
— L’appartenance ? Faire partie des vedettes noires ? Une lumière pour mon peuple, tant que tu y es ? Un modèle ? » Sa voix était atroce. Il pouvait désormais chanter n’importe quoi. N’importe quel rôle, dans n’importe quel registre.
« Être autre chose que soi-même. »
Il hocha la tête, mais sans acquiescer. Je n’étais pas supposé parler tant qu’il n’aurait pas décidé de la meilleure manière de m’annihiler. « Pourquoi est-ce que le Met me propose ce rôle ? Je veux dire ce rôle-ci ? »
Tu ne sauras jamais. Voilà ce que signifie être « le Noir ». Je me jetai à l’eau. « Parce que tu es capable de le chanter.
— Je suis certain qu’ils ont plusieurs dizaines de vedettes dans leurs écuries, tout à fait capables de le chanter. Des hommes ayant une expérience lyrique. Pourquoi ne pas leur demander, à eux ? Ils font bien Otello en se passant le visage au charbon, non ? »
J’entendis une fillette minuscule, transparente, presque bleue, demander : Vous êtes maures, tous les deux ? Elle n’avait jamais existé. Nous l’avions inventée. « Accepterais-tu le rôle d’Otello si on te le proposait ? » Il faudrait alors aussi noircir le visage de Jonah, pour qu’il soit crédible.
« Je refuse d’être catalogué avant même d’avoir chanté une seule fois.
— On est toujours catalogué, Jonah. Toujours. C’est ainsi que fonctionne le cerveau humain. Cite-moi un chanteur qui n’incarne pas… personne, qui soit juste lui-même.
— Ça ne me dérange pas d’être un Nègre. Mais je refuse d’être le ténor nègre. » Il joua quelques accords au piano, quatre mesures qui évoquaient du Coltrane. Il aurait pu être un pianiste exceptionnel, s’il n’avait été si bon chanteur.
« Je ne comprends pas.
— Je ne veux pas être le Caruso de l’Amérique noire. Le Sidney Poitier de l’opéra.
— Tu ne veux pas être métis. » J’étais assis avec lui en haut des marches du métro, à Kenmore Square, à Boston. « C’est ce que tu veux dire.
— Je ne veux être d’aucune race.
— Ça… » J’allais dire : C’est la faute de tes parents. « Ça, il faut être un Blanc pur-sang, pour s’en tirer.
— Un “Blanc pur-sang ?” » Il rit. « Blanc pur-sang. Est-ce que c’est comme une soprane bien modulée ? » Notre salon était devenu une cage qu’il arpentait. Ç’aurait pu être un box en béton au zoo du Bronx, une couche de paille, un abreuvoir. Il se faisait les griffes sur les joints de mortier entre les briques du mur. Il aurait gratté jusqu’au sang si je ne lui avais saisi le poignet. Il retourna s’asseoir sur le banc du piano. À peine son corps effleura-t-il le bois qu’il se redressa immédiatement. « Joey, j’ai été un parfait idiot. Où sont les hommes ?
— Quels hommes ?
— Voilà. Je veux dire, nous avons Price, Arroyo, Dobbs, Verrett, Bumbry… toutes ces femmes noires qui arrivent des quatre coins du pays. Nom d’une pipe, où donc sont les hommes ?
— George Shirley ? William Warfield ? » Je peinai à en trouver d’autres, il fallait bien en convenir.
« Warfield. Étudions son cas. Voix sublime. L’opéra lui a fermé ses portes. Commence par chanter Porgy, et personne ne t’entendra plus chanter autre chose.
— Ce n’est pas dans la culture de ce pays. Un Noir, devenir chanteur d’opéra ? Admets que c’est une drôle d’idée !
— Ce n’est pas non plus dans la culture des femmes. Et elles ont déboulé de nulle part – de Géorgie, du Mississippi, de la Cent Onzième Rue. Elles raflent la mise, c’est sans commune mesure…
— Il y a toute la mythologie des divas. Qui ne fonctionne pas pour les hommes. Pense à toi lorsque tu étais à Juilliard. Question récitals, très bien. Mais personne ne t’a poussé à t’aventurer du côté de l’opéra.
— Exactement, exactement. C’est exactement ce que je veux dire. Et pourquoi ? La porte a été ouverte à coups de pied, l’homme ne la franchit pas. Les voilà sur scène, ce type blanc et cette femme noire, et que je t’embrasse, et que je roucoule, bon, c’est pittoresque, un peu désuet, de la pacotille de plantation – une vieille tradition. La même bonne vieille domination, sous un autre nom. Ensuite, il y a ce grand Noir et cette Blanche, et alors là ! Qui a laissé faire ça ? Coup de sifflet, qu’on arrête la pièce ! Tout revient à savoir qui baise qui et qui est…
— Jonah. » Je ne pouvais m’empêcher d’écarquiller les yeux. « Qu’est-ce que ça change ? Pourquoi as-tu besoin de ce rôle ? Tu as déjà fait carrière. Une carrière plus aboutie que n’en rêvent la plupart des chanteurs de n’importe quelle couleur. »
Il cessa sa déambulation, qui me donnait le tournis, et se planta derrière moi. Il posa les mains sur mes épaules. J’eus le sentiment que c’était la dernière fois qu’il faisait ça. « Il me reste quoi, Joey ? Une quinzaine d’années, peut-être, à être en possession de tous mes moyens ? » Le chiffre me choqua, une exagération insensée. Et puis je fis le calcul. « Je pensais juste que ce serait marrant de faire un peu de boucan avec d’autres gens. Un peu d’harmonie, tant que je suis encore en forme. »
Il déclina la proposition d’incarner le Noir. Il était celui qui avait dit non, tout en sachant parfaitement qu’on n’avait jamais droit à une troisième chance. Mais, s’il avait dit oui, il se serait sans doute retrouvé plus enchaîné encore. Ainsi, il gardait l’une de ses mains libres pour tenir ce qu’il croyait être le gouvernail.
Il eut raison sur toute la ligne. Le premier chanteur pressenti ayant refusé, le Met renonça à monter The Visitation. L’opéra s’installa néanmoins à New York, avec la distribution qui avait triomphé à Hambourg l’année précédente. Conformément aux prédictions de Jonah, les critiques new-yorkais s’en donnèrent à cœur joie : le livret fut taxé au mieux de manquer de pertinence, au pire de sentir le faux et le guindé. Si c’étaient les droits civiques qu’on voulait, il suffisait de lire les journaux ou de sauter dans un bus direction plein sud. Si on allait à l’opéra, c’était pour la passion et le sens du tragique. Les billets étaient trop chers pour toute chose autre.
La première américaine de The Visitation sur la côte Ouest se tint à l’Opéra de San Francisco. Le premier rôle fut confié au ténor Simon Estes. La pièce expressionniste fut donnée juste en face de l’endroit où avait eu lieu la fusillade entre Huey Newton et la police. Toute mise en scène d’une œuvre est un univers nouveau. San Francisco était plus éloigné de New York que Kafka ne l’était des droits civiques. Les critiques de la côte Ouest adorèrent le spectacle, et lancèrent M. Estes, qui était nettement plus noir que mon frère, dans une carrière distinguée, quoique singulière.
La carrière de Jonah ne stagnait pas pour autant. Seul le temps s’immobilise. Notre deuxième album sortit et, pendant les semaines qui suivirent, j’attendis en tremblant d’angoisse. Je me fichais des critiques ou des ventes ; je souhaitais que tout s’effondre et qu’on n’en parle plus. Jonah vit que j’étais à cran et se contenta d’en rire. « Qu’est-ce qui se passe, Joey ? Quels maléfices avons-nous lâchés sur le monde cette fois-ci ? »
Un mois passa, et rien ne se produisit. Notre petit tressaillement dérisoire n’avait pas provoqué de tremblement de terre. La commission Kemer publia son rapport sur la violence dans le pays. « Notre nation est en train de se scinder en deux sociétés, une noire et une blanche, séparées et inégales. » Mais, cette fois-ci, même les villes où notre disque se vendit bien restèrent paisibles.
Le magazine Gramophone publia une critique du nouveau disque, décrétant qu’un jeune homme aussi novice n’avait aucun droit de chanter le voyage hivernal de Schubert « tant qu’il ne serait pas à portée d’oreille de ladite saison ». Le chroniqueur n’était autre que le grand juge du talent vocal, Crispin Linwell. La chronique était d’une brutalité tellement irréelle qu’elle passa, dans les cercles musicaux, pour une querelle de rue. La controverse s’autoalimenta, et le disque fit l’objet de chroniques dans plus de grands quotidiens que je ne l’aurais jamais imaginé. Quelques protecteurs outragés de la culture mondiale se réfugièrent derrière le nom de Linwell, reprochant à l’interprétation de Jonah, au mieux de n’être pas assez mature, au pire de relever de l’effronterie. Quelques autres chroniqueurs, eux-mêmes trop jeunes pour savoir dans quoi ils mettaient les pieds, trouvèrent la relecture jouvencelle de Jonah aussi excitante que bouleversante. L’un des critiques, qui rendait compte autant de la polémique que du disque, fit valoir que Jonah Strom n’avait que quelques années de moins que Schubert lorsque celui-ci composa cette œuvre. Quand les commentateurs daignaient aborder le chant en lui-même, ils tournaient autour du terme « perfection », comme s’il s’agissait de quelque tiède réprimande.
Le premier à faire référence à la race fut un journaliste du Village Voice. Par sa vocation, le journal n’était pas le mieux placé pour traiter de Schubert. Le journaliste reconnaissait être un amateur de jazz qui ne pouvait écouter des lieder que sous l’emprise de substances chimiques. Mais la question, disait-il, ce n’était pas Schubert. La question, c’était que l’establishment culturel blanc essayait d’épingler un jeune chanteur noir de talent non pas parce qu’il était trop jeune pour chanter les maîtres, mais parce qu’il était trop arrogant. Le critique établissait la liste d’une demi-douzaine de chanteurs blancs tous plus jeunes que Jonah, qui s’étaient attelés à cette œuvre et n’avaient récolté que des lauriers.
Je montrai l’article à Jonah, m’attendant à ce qu’il soit furibond. Mais arrivé à la fin, il gloussa. « C’est lui ! Obligé. Le style intello ? Le coup du type qui ne peut écouter des lieder que lorsqu’il est défoncé ? » Je n’avais pas vérifié la signature. Jonah me tendit le journal. « T. West ! Qui d’autre cela peut-il être ? Le gars Thaddy. Cet enfoiré de Nègre blanc.
— Tu crois qu’on devrait l’appeler ? J’ai son numéro depuis déjà… un certain temps. » Une vieille promesse non tenue. Mais Jonah fit non de la tête, réticent, presque effrayé.
L’accusation de T. West braqua les lumières sur notre petit voyage d’hiver. Crispin Linwell était hors de lui : dans une réponse qui parut dans Gramophone, il nia formellement que la race ait la moindre influence sur la manière dont on pouvait percevoir n’importe quelle interprétation classique. Il avait travaillé avec des dizaines d’artistes noirs, et en avait même engagé un ou deux. Les journaux qui relayèrent la suite de la polémique tinrent généralement tous le même discours : dans la musique de concert, la question de la couleur de peau ne se posait tout simplement pas. Seul le talent comptait. Les monuments de la musique classique étaient daltoniens, ils ne s’embarrassaient jamais de telles futilités. Quiconque le méritait pouvait venir communier.
« C’est ce que croyaient ton père et ta mère », dit Jonah, tout en poursuivant sa lecture.
Un éditorial du Chicago Defender remerciait l’establishment culturel blanc d’être si indifférent à la couleur de peau : « Et ce doit bien être le cas puisque les élites culturelles arrivent à décréter, face au public, que la race n’est pas une question pertinente lorsqu’on traite de vérités éternelles. De fait, personne ne distingue trop les couleurs, lorsque les lumières sont tamisées. » Même cet éditorial ne parlait pas du chant de Jonah, hormis pour déclarer, de manière sibylline, que c’était une « source permanente d’étonnement ».
Pendant des semaines, notre album se vendit aussi bien que s’il était sorti chez une major. Nous reçûmes des lettres qui nous intimaient de nous en tenir à la musique de bamboula. Nous reçûmes des lettres – militantes, enthousiastes – de la part d’auditeurs sans visage et sans race proclamée, qui nous encourageaient à continuer d’insuffler de la vie au répertoire défunt, éternellement. Mais à ce stade des choses, qui sait comment le public percevait notre musique ? J’avais horreur de la notoriété, je continuais de croire qu’une fois que ce battage se serait calmé, nous pourrions revenir au royaume de nos concerts habituels. Jusqu’au dernier moment, je crus qu’un tel royaume existait.
Mais la controverse amorcée par Linwell parut aussi mettre un terme à notre malédiction. Je m’étais attendu à des émeutes, notre punition rituelle pour avoir de nouveau essayé d’arrêter le temps. Cette précieuse petite tempête, reprise dans des revues à faible tirage consacrées à un art mourant, c’était bien la seule émeute que notre enregistrement déclencherait, cette fois-ci. J’étais un beau nigaud. Je percevais toute l’étendue de ma vanité, cette vieille croyance animiste selon laquelle il fallait absolument que je marche en évitant les lézardes sur le trottoir, sinon le monde s’effondrerait.
Puis King fut assassiné. Il mourut sur le balcon du Lorraine Motel, à Memphis, à quelques rues de Beale Street, il venait juste d’achever son ascension. Cette voix de la réconciliation trouvait la seule issue qui lui fût permise. Il avait conduit une grève des éboueurs, et maintenant il n’était plus. Combien de temps ? Pas longtemps. J’entendis les nouvelles à la radio en faisant le ménage dans l’appartement. Le présentateur hébété intervint en plein temps fort de Lucia di Lammermoor de Donizetti. Il oublia de baisser progressivement le volume. Il arrêta la musique et jeta brutalement la nouvelle. Ensuite, il sembla ne plus savoir quoi faire. Impossible de revenir à Donizetti, quand bien même c’était l’un des compositeurs préférés du Dr King. Le silence dura si longtemps que je finis par me demander si l’antenne n’avait pas été coupée. En fait, l’animateur s’était simplement éloigné, passant dans la discothèque de la station afin de trouver le panégyrique approprié. Pour une raison qui ne regardait que lui, il choisit David’s Lamentation, la complainte hantée de William Billings : « Mon fils Absalom, mon fils Absalom, que ne donnerais-je pour être mort à ta place ? »
J’éteignis la radio et sortis. C’était déjà le soir. Instinctivement, je marchai vers le nord. Les rues, inchangées, paraissaient si prosaïques, alors que la plupart des passants étaient sans doute déjà au courant. Je marchai au hasard, à la recherche de Jonah, pressé de lui annoncer la nouvelle.
À Memphis, les bombes incendiaires commencèrent à exploser une heure après l’assassinat. À la fin de la semaine, cent ving-cinq villes étaient en guerre. Les incendies à Washington firent des dégâts pires qu’en 1812. La bataille de la Quatorzième Rue nécessita l’intervention de treize mille soldats des troupes fédérales. La ville instaura un couvre-feu et la loi martiale fut proclamée. Le maire de Chicago ordonna aux forces de l’ordre de « tirer pour tuer ». Le gouverneur du Maryland décréta un état d’urgence prolongé, tandis qu’un quart de Baltimore était en flammes. À Kansas City, la police lança des bombes lacrymogènes sur une foule enragée par la décision de maintenir les écoles ouvertes pendant les funérailles du Dr King. Nashville, Oakland, Cincinnati, Trenton : des émeutes partout.
Quatre étés consécutifs de violence : c’était la révolution. Et Jonah et moi restions plantés là à regarder, comme installés dans une loge de balcon pour une représentation du Requiem de Verdi. Nos concerts à Pittsburgh et Boston furent annulés et jamais reprogrammés : nous étions les victimes d’un conflit avec lequel la musique n’avait absolument rien à voir. Comment un brin de chansonnette pouvait-il entrer en compétition avec la forme artistique la plus aboutie du pays ?
Pendant quelques mois, notre vie avait paru de plus en plus irréelle. Au point que je ne savais même plus à quoi le réel était censé ressembler. Jonah, lui, savait. « C’est parti. C’est au grand jour, maintenant. Du tribalisme pur et dur – voilà ce que veut le monde. Une croyance solide. Ça fait un million d’années qu’on se tue pour des histoires d’appartenances imaginaires. À ce stade des choses, pourquoi changer quoi que ce soit ? »
Mon frère n’avait jamais eu une vision compliquée de l’espèce humaine. Elle s’était encore simplifiée pour aboutir à la perfection d’un point unique. Les gens préféraient mourir pour une sécurité illusoire plutôt que vivre dans une peur stimulante. Il en avait assez vu. Jonah avait tourné le dos à tout le cadre temporel de la politique en ce bas monde, et il n’y avait plus moyen de le ramener sur terre. Chaque jour qui passait ne faisait que le conforter dans ses convictions. Aucun de nous ne savait comment vivre ici, au train où allait la vie.
Nous étions en route pour Storrs, dans le Connecticut, dans une Impala empruntée – tout juste assez clairs pour nous faire arrêter et fouiller en bonne et due forme –, lorsque Jonah, sur le siège passager, se pencha vers moi et me confia : « Je sais pourquoi ils l’ont tué.
— Qui ça, “ils” ?
— Ils l’ont tué parce qu’il était à fond contre le Vietnam.
— Le Viet… C’est grotesque. »
Il balaya d’un geste de la main l’espace qui s’ouvrait devant nous, tout le panorama de l’autoroute. Danger tous azimuts. « Ses attaques, l’année dernière. “L’Amérique est le plus grand pourvoyeur de violence au monde.” On envoie des Noirs pour tuer des Jaunes. Enfin ! Trouve-moi un seul mec au pouvoir qui laisserait un prêcheur basané descendre en flammes leur mécanique. »
Je surveillai ma vitesse. « Tu es en train de dire que le gouvernement… La CIA… » Je me sentis tout bête, juste à prononcer ces lettres.
Jonah haussa les épaules. Il se moquait de savoir quel acronyme avait appuyé sur la détente. « Ils ont besoin de la guerre, Joey. C’est comme faire le ménage. Les forces du bien. Sécuriser le monde. Tous ensemble vers un monde meilleur. »
La peau de ma nuque se couvrit d’écailles. Il parlait comme tous les gens dans ce pays. Toujours grandiose, mon frère avait franchi cette dernière étape à contre-courant. D’une certaine façon, ses mots me rassuraient. Si lui aussi en était là, alors il n’y avait plus de conflit. Ruth pouvait revenir. Je pouvais lui dire ce qui était arrivé à Jonah. Nous allions de nouveau pouvoir nous retrouver, tous les trois, être ensemble comme jamais. Sans ennemi… hormis le monde entier. J’étais prêt à croire sur parole ce que l’un et l’autre voudraient bien me raconter.
La guerre ne m’inspirait pas de sentiments tranchés, si ce n’est que je tenais à l’éviter. Le choc sismique faisait des morts dans cent vingt-cinq villes à travers tout le pays. Chaque fois que nous faisions de longs trajets en voiture, Jonah cherchait à la radio les chansons les plus contestataires. Il tissait le cantus firmus d’un Dies Irae autour des mélodies, avec ce don du contrepoint qui avait subjugué nos parents lors de nos soirées musicales ; celui qui les avait convaincus de l’envoyer étudier en pension. Cette aisance fatale qui pesait sur toute sa vie. Et lorsque les trois ou quatre accords de funk ou de folk ne s’accommodaient pas à ses harmonies, il maudissait les arrangements balourds et menaçait de faire sauter le magasin de disques le plus proche.
Nous fûmes happés par la guerre. Tout et n’importe quoi se transforma en référendum sur la guerre. Festivals de l’amour, soirées fumette, sit-in, cartes de conscription brûlées, raouts de l’Upper West Side où se mêlaient militants radicaux et philanthropes impudents : tout devenait la guerre. Mon frère était assis à côté de moi sur un siège de Chevy rembourré, brodant ses contrepoints autour de ces paroles : « There’s something happening here. » L’ordre ancien, à l’agonie, poussait son dernier soupir ; un espoir nouveau poussait ses premiers cris. Mon frère chantonnait obbligato par-dessus : « Stop, hey : what’s that sound ? » Mais personne n’était capable de dire ce qu’était cet air, ni quel avenir il annonçait.
La guerre emporta Phillipa Schuyler. La petite fille prodige, le fruit d’une vigueur hybride, l’héroïne célébrée à l’occasion de la Journée Phillipa Duke Schuyler, elle dont les Five Little Piano Pieces comptaient parmi les premières œuvres que Jonah et moi avions apprises au piano, mourut à Da Nang. Le petit prodige musical fut brûlé vif lors d’un accident d’hélicoptère en zone de combat – elle revenait de Hué. Le pays avait aimé cette fille pendant un temps. Après quoi, la puberté faisant son œuvre, elle avait perdu son statut d’anomalie de la nature. La précocité étant dépassée, tous ceux que la vigueur hybride menaçait s’étaient retournés contre elle avec toute la force des pur-sang. Elle s’envola pour l’Europe, joua pour des têtes couronnées et des chefs d’État qui l’acclamèrent. Elle fit des tournées internationales sous le nom de Felipa Monterro, ambiguë par son métissage, sa nationalité, et son histoire. Elle publia cinq livres et écrivit des articles dans plusieurs langues. Elle devint correspondante de guerre. Et elle tomba du ciel, et mourut lors d’une mission humanitaire bâclée en venant au secours d’écoliers dont le village allait être envahi. Elle avait trente-sept ans.
Jonah fut anéanti en apprenant la nouvelle. Il avait aimé cette fillette, uniquement sur la foi de ses partitions et des récits de nos parents. Il s’était imaginé qu’un jour elle entendrait parler de lui, qu’ils se rencontreraient, qu’entre eux tout pouvait arriver. Moi aussi, je l’avais toujours pensé.
« Il ne reste plus que nous, maintenant, Mule », me dit-il. Plus que nous, et des dizaines de milliers exactement comme nous, que nous ne rencontrerions jamais.
En provenance de Hué et Da Nang – des villes qui ne figuraient sur aucun des atlas que nous possédions –, la guerre arrivait chez nous. À Columbia, ce qui avait commencé comme une manifestation organisée par les Students For A Democratic Society s’acheva par la proclamation d’une république populaire autonome, œuvre des jeunes qui avaient envahi, à la bibliothèque Low, le bureau du président. À l’autre bout du campus grand comme un timbre-poste, où travaillait notre père, la dernière révolution américaine en date se jouait en comité restreint. Une demi-douzaine de bâtiments furent occupés, assiégés, saccagés au cours de combats qui durèrent plus longtemps que la dernière guerre entre les Arabes et Israël.
Da n’avait pas à craindre pour son labo. Sa science, il l’avait toujours trimbalée dans sa tête. Pourtant, il ne parvint pas même à protéger cela. La bataille faisait rage à Morningside Heights depuis deux jours déjà, lorsqu’il franchit tranquillement la lisière sud du campus et remarqua au loin une perturbation. En empiriste distingué, il mena son enquête. Et en quelques minutes, il fut pris dans le chaos. En demandant à un millier de policiers d’évacuer les manifestants du campus, le président Kirk déclencha l’inévitable : gaz lacrymogène, jets de pierres, coups de matraque et corps valdinguant dans tous les sens. Da vit un agent frapper aux jambes un étudiant prostré, et il se précipita pour arrêter le carnage. Il se prit un coup de matraque en pleine figure et s’écroula au sol. Il eut de la chance que le policier survolté ne l’achève pas d’une balle.
L’une de ses pommettes fut complètement défoncée et il dut se faire opérer. Je n’avais aucun moyen de contacter Ruth, et je ne savais pas non plus si la nouvelle lui causerait la moindre inquiétude. Jonah et moi allâmes voir Da à l’hôpital après l’opération. Dans le couloir, une infirmière nous barra le chemin, jusqu’à ce que nous la convainquions que nous étions bien les fils de cet homme. Nous ne pouvions pas être ses fils, se disait-elle. Nous n’étions pas de la même couleur. Elle pensa peut-être que nous étions les voyous qui l’avaient expédié ici, venus achever le boulot.
Da était encore à moitié sous l’effet de l’anesthésie. Il nous vit à travers les bandelettes de gaze qui lui entouraient la figure. Il parut nous reconnaître, et essaya de s’asseoir dans le lit d’hôpital, pour chanter. Il porta une main affaiblie jusqu’à sa tête momifiée, et débita d’un ton monotone : « Hat jede Sache so fremd eine Miene, so falsch ein Gesicht ! » Le Mal du pays, de Hugo Wolf, un morceau que Jonah avait coutume de chanter, avant même d’en comprendre les paroles.
Chaque chose avait une allure si étrange, un visage si faux.
Jonah le salua. « Comment se porte la merveille-sans-les-joues ? Tu te sens mieux ? Que disent les toubibs ? »
La question amena Da à chanter de nouveau, du Mahler cette fois-ci :
Ich hab erst heut’ den Doktor gefragt
Der hat mir in’s Gesicht gesagt
« Ich weiss wohl, was dir ist, was dir ist :
Ein Narr bist du gewifi ! »
Nun weiss ich, wie mir ist !
Aujourd’hui j’ai enfin demandé au médecin.
Au visage il m’a lâché :
« Je sais bien ce qui t’arrive, ce qui t’arrive :
Tu es assurément un niais ! »
Maintenant je sais ce qui m’arrive !
Da chantait avec autant de grâce qu’un vol de mouettes en bord de mer. J’en eus des crampes à l’estomac. Jonah gloussa comme un dément. « Da ! Arrête. Arrête de bouger les mâchoires. Tu vas encore te ruiner le visage.
— Allons. Chantons. Faisons un petit trio. Où sont les contraltos ? Il nous faut des contraltos. »
Jonah l’encouragea franchement. Au bout d’un moment, Da s’apaisa. Il tendit le cou et dit « Mes fistons », comme si nous venions juste d’arriver. Il ne pouvait tourner la tête sans risquer de tout briser. Nous restâmes à son chevet jusqu’à ce que Jonah n’en puisse plus. Da se ragaillardit au moment où nous nous apprêtions à partir. « Où allez-vous ?
— À la maison, Da. Il faut qu’on répète.
— Bien. Il y a de la soupe froide dans le réfrigérateur. Du poulet de Mme Samuels. Et du Mandelbrot dans la panière, pour vous, les garçons. Vous aimez ça, hein, les garçons ? »
Nous nous regardâmes. J’eus beau essayer de le faire taire, Jonah lâcha quand même : « Pas cette maison-là. »
Da nous adressa un clin d’œil à travers ses bandages et balaya nos plaisanteries d’un geste de la main. « Dites à votre mère que je vais bien. »
Dehors, dans la rue, Jonah prit les devants. « Il est encore sous l’effet de l’anesthésie. Qui sait ce qu’ils lui ont filé ?
— Jonah.
— Écoute. » Sa voix m’arriva comme un poing en pleine figure. « S’il perd son boulot, là on pourra commencer à se faire du mouron pour lui. » Nous marchâmes en silence jusqu’au métro. Enfin, il ajouta : « Je veux dire, pour ce genre de boulot, la folie n’est pas vraiment un handicap. »
Nous nous produisîmes à Columbus, à l’université d’État de l’Ohio, un tout petit auditorium aux murs de lambris sombre. Il ne pouvait y avoir plus de trois cents personnes ce soir-là, dont la moitié au tarif étudiant, venues voir de plus près l’objet de controverse. Nous aurions perdu de l’argent sur cette date, si nous n’avions eu des engagements également à Dayton et Cleveland. Jonah dut sentir quelque chose, l’intuition de ce qui allait fondre sur lui. Là, dans cette salle quelconque, face à un public ébahi, pendant une heure et dix minutes, il chanta comme aucun être vivant.
Une fois, quand j’étais petit, avant la mort de Maman, j’avais rêvé que je me tenais sur le perron devant la maison de Hamilton Heights. En me penchant en avant sans descendre l’escalier, je décollai, surpris de constater que je volais. J’avais toujours su voler, simplement j’avais oublié. Tout ce que j’avais à faire, c’était me pencher en avant et laisser faire. Voler était aussi facile que respirer, c’était plus facile que marcher dans le quartier où mes parents habitaient. Eh bien, c’est ainsi que Jonah chanta ce soir-là, au cœur de cet Ohio lointain, déboussolé. Il fondit sur les notes les plus réticentes depuis un point élevé du ciel, tel un martin-pêcheur attrapant un poisson d’argent. Ses attaques, tout comme la fin de ses phrases, furent d’une netteté incisive. La lisière de chaque note était fuselée ou bien étirée, au gré de ses exigences les plus profondes. Sa mélodie se cabrait, chatoyante : un colibri virant avec aisance, voltigeant, immobile, battant des ailes, fendant l’air, volant en arrière. Sa voix se déploya au maximum, avec toute l’immensité d’un rapace, tout de précision acérée, sans le moindre effort ou le moindre tremblement. Ses ornements, onctueux et fluides, et les notes qu’il retenait résonnaient comme la mer prise au piège d’un coquillage.
Ce n’était plus la technique qui lui imposait les notes qu’il pouvait ou ne pouvait pas produire. Il s’était approprié la palette complète du chant humain. Chaque racket dont il avait été victime lui fournissait matière à chanter, un piège d’où s’échapper. Il avait toujours su atteindre la note. Désormais, il savait ce que signifiaient les notes. Dans sa bouche, l’espoir tenait bon, la crainte se recroquevillait, la joie se déchaînait, la colère se retournait sur elle-même, la mémoire se souvenait. La rage de 1968 l’alimenta puis s’évanouit, surprise par la place qu’il lui avait accordée.
Les sons qu’il distillait dirent : Arrêtez tout. Les voix sont acquises. Écoutons. Plus rien d’autre n’a d’importance. Je devais me forcer à continuer de jouer. Je trébuchai tant bien que mal, emmené dans son sillage. Afin de lui rendre justice, pour être à la hauteur de ce que j’entendais, mes doigts devinrent d’une fluidité extraordinaire. Pendant un très bref instant, moi aussi je pus tout dire sur l’endroit d’où nous venions. En jouant ainsi, je n’aimais pas Jonah parce qu’il était mon frère. Je l’aimais – j’aurais donné ma vie pour lui, d’ailleurs, je l’avais déjà fait – parce que, en quelques moments immuables, appuyé dans le renfoncement du piano, il fut libre. Il se dépouilla de tout ce qu’il désirait, de celui qu’il voulait être, il se débarrassa de la funeste enveloppe du moi. Sa voix s’envola vers une indifférence sublime. Et, pendant un court moment, il en offrit à ses auditeurs la description la plus précise.
C’est ainsi que la musique s’échappait de lui. Une obsidienne transperçant la soie. La charnière la plus minuscule d’un triptyque en ivoire sculpté, gros comme une noix. Un aveugle perdu à un coin de rue dans une ville en hiver. Le rond de la lune offensée, accrochée aux branches d’une nuit sans nuage. Il s’appuyait sur les notes, incapable de gommer l’excitation que lui-même éprouvait, tant il était grisé par sa propre puissance créative. Et lorsqu’il termina, lorsque ses mains retombèrent à hauteur de ses cuisses, et que la boule de muscle au-dessus de la clavicule – ce signal que je guettais toujours, comme on épie la pointe de la baguette du chef d’orchestre – enfin se relâcha, j’omis de relever mon pied de la pédale forte. Au lieu de conclure avec netteté, je laissai voyager les vibrations de ce dernier accord et, tout comme la trace de ses mots dans l’atmosphère, elles continuèrent de flotter jusqu’à leur mort naturelle. Dans la salle, on ne sut si la musique était terminée. Les trois cents auditeurs du Middle West refusèrent de rompre le charme, de mettre un terme à la performance, ou de la détruire avec quelque chose d’aussi banal que des applaudissements.
Le public ne voulut pas applaudir. Il ne nous était jamais rien arrivé de semblable. Jonah se tenait dans un vide grandissant. Je ne peux faire confiance à mon sens du temps qui passe ; mon cerveau était encore baigné par des notes glissant langoureusement à mon oreille comme autant de mini-dirigeables à une fête aérienne. Mais le silence fut total, allant jusqu’à gommer les inévitables quintes de toux et autres craquements de sièges qui gâchent tout concert. Le silence s’épanouit jusqu’au moment où il ne pourrait plus se métamorphoser en ovation. D’un accord tacite, le public se tint coi.
Après un moment qui dura le temps d’une vie – peut-être dix pleines secondes –, Jonah se relâcha et quitta la scène. Il passa juste devant moi, encore assis au piano sans même jeter un regard dans ma direction. Après une autre éternité immobile, je quittai la scène à mon tour. Je le rejoignis derrière le rideau, il tripotait les cordes de l’arrière-scène. Mes yeux posèrent cette question brûlante : Que s’est-il passé ? Et les siens répondirent : Qu’est-ce que ça peut bien faire ?
Le charme qui s’était emparé du public choisit cet instant pour se rompre. Les gens auraient dû rentrer chez eux en faisant durer ce silence, mais ils n’en eurent pas la volonté. Les applaudissements commencèrent, hésitants, chétifs. Mais, comme pour compenser le retard au démarrage, ils se déchaînèrent bientôt. La norme bourgeoise était sauve, une fois de plus. Jonah résista à la tentation de revenir sur scène s’incliner. Il en avait assez de Columbus. Il fallut que je le pousse, puis que j’attende qu’il fasse un pas avant de le suivre, le sourire aux lèvres. Nous fûmes rappelés quatre fois, et il y en aurait eu une cinquième, si Jonah n’avait refusé. À la troisième, traditionnellement, nous offrions une friandise en guise de rappel. Ce soir-là, un rappel était impossible. Nous ne nous regardâmes pas une seule fois. Il me traîna jusqu’à la plate-forme de déchargement avant que quiconque ne vienne nous congratuler en coulisses.
Nous regagnâmes au trot la chambre qui nous attendait sur le campus. Cinq ans auparavant, nous aurions probablement gloussé sur tout le trajet, après un tel triomphe. Mais ce soir-là, la transcendance nous rendit sombres. Nous arrivâmes en silence au bâtiment d’accueil. La créature irréelle redevint mon frère. Il défit son nœud papillon et ôta sa ceinture de smoking avant même que nous entrions dans l’ascenseur. Une fois dans la chambre, il s’abandonna corps et âme au gin tonic et aux jacasseries télévisuelles. Pendant un moment, il avait plané au-dessus du bruissement de l’être. Puis il repiqua dedans tête la première.
Le monde auquel nous retournâmes lui aussi s’effondrait. Je ne savais plus distinguer la cause de l’effet, l’avant de l’après. Robert Kennedy fut assassiné. Qui savait pourquoi ? C’était la guerre – une guerre quelconque. Retour de manivelle. Impossible de garder trace du futur qui s’esquissait et des comptes qui se réglaient. Désormais, toutes les décisions cruciales seraient prises par des tireurs embusqués. Paris fut en ébullition, puis Prague, Pékin, même Moscou. À Mexico, deux hommes parmi les plus rapides au monde brandirent en l’air leurs poings noirs, sur les podiums des Jeux olympiques, dans un cri silencieux qui fit le tour du monde.
Vers la fin de l’été, ce fut au tour de Chicago. La ville ne s’était pas encore remise de l’opération « tirer pour tuer ». Nous devions nous produire le 18 août dans le cadre du festival d’été de Ravinia. Jonah eut l’intuition d’annuler. Peut-être était-ce à cause de la menace lancée par les hippies de verser du LSD dans les canalisations d’eau de la ville. Nous restâmes à New York et assistâmes au spectacle à la télévision. La primaire des présidentielles tourna au bain de sang. Cela s’acheva comme toutes les récentes batailles en notre faveur s’étaient achevées : six mille soldats aéroportés, armés jusqu’aux dents, des lance-flammes aux bazookas. « La démocratie en action, ne cessait de répéter Jonah à l’écran scintillant. Le pouvoir du vote. » Paralysé par sa propre impuissance, il observa le pays descendre dans l’enfer qu’il s’était choisi.
En octobre, il quitta le navire. Il vint me voir en agitant l’invitation qu’il avait reçue pour une résidence musicale d’un mois à Magdebourg, qui débutait avant Noël et se terminait après le nouvel an. « Joey, tu vas adorer ça. Le millième anniversaire de l’archevêché. La ville est tout excitée à l’idée de célébrer ce bref instant où elle fut au centre de la civilisation.
— Magdebourg ? Tu ne peux pas y aller.
— “Pas y aller” ? Qu’est-ce que tu veux dire par là, frangin ?
— Magdebourg, c’est en Allemagne de l’Est. »
Il haussa les épaules. « Vraiment ? »
Peut-être ai-je utilisé le terme « rideau de fer ». C’était il y a longtemps.
« Bon et alors, où est le problème ? Je suis invité. C’est une occasion exceptionnelle. Je serai presque un invité officiel de l’État. Leur service diplomatique, ou je ne sais comment ça s’appelle, m’obtiendra un visa.
— Le problème n’est pas de se rendre là-bas. Le problème, c’est de revenir ici.
— Et pourquoi, précisément, voudrait-on revenir ?
— Je ne plaisante pas, Jonah. Intelligence avec l’ennemi. Ils te harcèleront pour le restant de tes jours. Regarde ce qu’ils ont fait à Robeson.
— Moi non plus, je ne plaisante pas, Joey. Si ça pose problème de rentrer, eh bien, je ne veux pas rentrer. » Je ne pouvais supporter de le regarder dans les yeux. Je me détournai, mais il esquissa une petite pirouette malicieuse pour que son visage reste face au mien. « Oh, nom de Dieu, Mule. Ce pays déconne complètement. Pourquoi vivre ici, si on n’y est pas obligé ? Quels sont les choix qui s’offrent à moi ? Je peux rester ici et me coltiner des idiots, et si je me tiens à carreau assez longtemps, on me décernera un certificat d’artiste noir. Ou alors je peux partir en Europe et chanter. »
J’attrapai ses poignets au vol. « Assieds-toi ! Assieds-toi. Tu me donnes le tournis. » Je le pris par les épaules et le poussai sur le banc du piano. D’un index menaçant, je balayai le vide devant lui – école de dressage des interprètes. « C’est très bien, l’Europe. De tout temps, des musiciens… comme nous ont choisi cette voie. L’Allemagne ? Pourquoi ne pas y passer quelque temps ? Mais va à Hambourg, Jonah. Va à Munich, si tu dois y aller.
— Munich n’a pas proposé de me payer le voyage et de m’héberger, en plus d’honoraires confortables.
— Magdebourg te propose tout cela ?
— Joey. C’est l’Allemagne. Deine Vorfahren, Junge ! Ils ont inventé la musique. C’est toute leur vie. Ils feraient tout pour la musique. C’est comme… comme les armes à feu ici.
— Ils se servent de toi. Propagande de guerre froide. Tu seras celui qu’on exhibe pour montrer comment l’Amérique traite ses… »
Il partit d’un rire sonore et pianota une parodie de L’Internationale façon Prokofiev. « C’est moi, Joey. Traître à mon pays. Moi et le commandant Bûcher. » Il leva la tête pour me regarder, les deux coins de sa bouche retroussés. « Arrête de jouer au gosse, mec ! Comme si les États-Unis ne s’étaient pas servis de nous, toute notre vie durant ? »
Les États-Unis lui avaient offert le rôle principal pour la création d’un opéra au Met. Néanmoins, il ne pouvait être artiste ici qu’en arborant le badge « différent ». La musique était censée être cosmopolite – passer librement les frontières. Mais c’était un sauf-conduit plus efficace pour pénétrer dans le dernier des États staliniens que pour se déplacer dans New York. Je le regardai, suppliant : moi, le pianiste d’accompagnement noir, l’Oncle Tom en nœud papillon et queue-de-pie, prêt à être exploité par n’importe qui – mais surtout par mon frère – pourvu que nous puissions continuer à vivre comme si la musique nous appartenait.
Il me frotta la tête, persuadé que cette humiliation rituelle nous unissait à la vie à la mort. « Viens avec moi, Joey. Allez ! Telemann y est né. Ça va être fabuleux. » Jonah détestait Telemann. Le plus grand exploit de ce type est d’avoir refusé un boulot qu’il a fallu ensuite confier à Bach. « Même si ce qu’on a gagné ces derniers mois ne le montre pas vraiment, il n’empêche qu’on vaut quelque chose, nous deux. Les gens payeront cher pour entendre ce qu’on fait. C’est subventionné par l’État, là-bas. Pourquoi est-ce que toi et moi, on n’en profiterait pas un peu, hein ? Nous sommes des descendants légitimes, après tout.
— À quoi tu penses, Jonah ?
— À quoi ? À rien du tout. Je dis, partons à l’aventure. On connaît la langue. Les indigènes seront médusés. De toute façon, ici, je ne risque pas de m’envoyer en l’air de sitôt. Et toi, Mule, tu n’as rien en vue, si ? Alors, allons voir ce que donnent les Fraülein, ces temps-ci. » Il m’examina assez longtemps pour voir l’impact produit par ses mots. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que je puisse dire non. Il changea de tonalité, modulant plus vite et plus loin que le Strauss des dernières œuvres.
« Allez, Joey. Salzbourg. Bayreuth. Potsdam. Vienne. Partout où tu veux aller. On peut filer sur Leipzig. Faire un pèlerinage à Thomaskirche. »
Il paraissait anxieux. Je n’arrivai pas à comprendre pourquoi. S’il était assuré de l’accueil que lui réserverait l’Europe, pourquoi avait-il besoin de moi ? Et qu’avait-il l’intention de faire de moi, une fois qu’il commencerait à être sollicité comme soliste avec orchestre, et même – puisque c’était le but ultime qu’il s’était fixé – pour l’opéra ? Je levai la main. « Qu’est-ce que Da en dit ?
— Da ? » Cette syllabe sortit de sa bouche comme un rire. Il n’avait même pas songé à en parler à notre père. Notre père, l’homme le moins politique qui eût jamais vécu, un homme qui jadis avait vécu à moins de cent kilomètres de Magdebourg. Notre Da, qui avait fait le vœu de ne plus jamais poser le pied dans son pays natal. Je ne pouvais pas y aller. Notre père aurait peut-être besoin de moi. Notre sœur voudrait peut-être reprendre contact. Personne ne serait là pour s’occuper de toutes ces choses si je laissais mon frère m’emmener loin d’ici pendant des mois. Jonah n’avait pas de projet, et il n’en avait pas besoin. Il n’avait besoin de presque rien, sauf, pour des raisons qui m’échappaient, de moi.
Je me demandai dans quelle mesure il s’attendait à ce que je laisse tomber. Comme je ne fis aucun geste volontaire, il parut désorienté. Son air du gars sympa qui vous convoque sous les drapeaux fut brouillé par la panique, puis se réduisit à une seule question accusatrice : « Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
— Jonah. » J’échappai à la pression de son regard et nous considérai tous deux, à une certaine distance. « Tu ne crois pas que tu m’as suffisamment trimbalé comme ça ? »
Une seconde passa sans qu’il m’entendît. Ensuite, tout ce qu’il entendit fut de la haute trahison. « C’est ça, Mule. Fais comme bon te semble. » Il s’empara de sa casquette et de sa veste en velours, et quitta l’appartement. Je ne le vis pas pendant deux jours. Il réapparut juste à temps pour notre concert suivant. Et trois semaines plus tard, il avait fait ses valises et était prêt à partir.
Il avait obtenu son visa, et un billet de retour open. « Quand reviens-tu ? » lui demandai-je.
Il haussa les épaules. « On verra comment ça se passe. » Nous ne nous étions jamais serré la main, et nous ne nous la serrâmes pas cette fois-ci. « Surveille tes arrières, Mule. Ne touche pas à Chopin. » Il n’ajouta pas : Décide ce que tu veux faire de ta vie. Ça, il s’en chargerait personnellement, comme toujours. Tout ce qu’il dit à cet égard fut : « Salut. Écris si tu trouves du travail. »