Delia Daley était claire de peau. Dans le regard de ce pays : pas tout à fait claire. L’Amérique dit « clair » pour signifier « foncé, mais pas complètement ». Aux dires de tous, sa mère était encore plus claire. Aucun Daley n’abordait jamais la question de savoir d’où l’on tenait ce teint clair dans la famille. Ça venait de l’endroit habituel. Les trois quarts de tous les Noirs américains ont du sang blanc – et la plupart d’entre eux ne l’ont pas choisi. C’était le cas de la mère de Delia, Nettie Ellen Alexander, l’éblouissant trophée conjugal du Dr William Daley, la perle raffinée de sa vie. Il fit sa connaissance à Southwark, ce secteur de la ville où sa famille aussi avait vécu, à l’origine. « À l’origine » est un terme un peu exagéré. Mais les Daley y avaient vécu suffisamment longtemps, en remontant l’échelle des souvenirs, pour que l’endroit soit peu ou prou considéré comme l’origine.
William lui-même était l’arrière-petit-fils de James, un esclave domestique affranchi. La propriétaire de James, l’héritière Elizabeth Daley, de Jackson, Mississippi, après la mort en 1843 de son mari millionnaire, eut une révélation à peine moins décisive que celle de Saül le persécuteur sur la route de Damas. Une fois le choc passé, Elizabeth découvrit qu’elle était devenue quaker. La vérité, elle l’apprit de première main de la Société des Amis : posséder des êtres humains ruinerait son âme aussi sûrement que le corps de ceux qu’elle avait possédés avait été ruiné en ces temps de grande confusion.
Elizabeth Daley se mit à disperser les biens de la plantation de son mari avec la même férocité qu’il avait déployée pour les accumuler. Elle répartit l’essentiel de la fortune de cet homme entre les dizaines d’actionnaires involontaires qui, en définitive, par leur labeur, avaient fait sa fortune. Tous les esclaves Daley affranchis, à l’exception d’un seul, prirent leur part de cette manne et partirent via l’American Colonization Society pour le cap Mesurado – Christopolis, Monrovia – cette diaspora dans la diaspora. La réimplantation en Afrique promettait de résoudre tous les problèmes – ceux des maîtres, comme ceux des esclaves – en les exportant chez les Krus et les Mandingues, dont les terres devinrent le théâtre d’une série de déplacements de populations en succession rapide.
L’unique esclave domestique Daley à rester à la traîne était clair. Presque aussi clair que son ancienne propriétaire. James Daley n’avait guère l’âme voyageuse. Il soupçonnait que presque noir au Liberia ne serait pas un sort plus enviable que presque blanc en cette patrie qui lui avait été imposée. Aussi choisit-il le périple le plus court : il accompagna Elizabeth à Philadelphie, fruit de la tentative malheureuse de William Penn en matière d’amour fraternel.
Elizabeth accorda à James une modeste rente. À presque tous les égards elle le traita comme s’il était son fils – douce contrariété, compte tenu de l’identité du père de cet homme. James avait sans doute hérité du sens des affaires de la famille ; il utilisa en effet sa part de la fortune Daley comme capital de base pour faire affaire. James n’aurait jamais abandonné Elizabeth, mais elle n’eut de cesse de l’implorer en ce sens. Elle insista pour qu’il apprenne un métier. Il fit un apprentissage chez un coiffeur noir qui avait une clientèle blanche, non loin du cœur de la vieille ville. Les journées de travail étaient terriblement longues et atrocement sous-payées, mais James les trouva formidablement lucratives, au regard de son passé professionnel. Elizabeth accueillit par des larmes l’annonce de la fin de son apprentissage. Elle mourut peu après que James eut monté son propre salon. Il se mit à couper les cheveux des Blancs aisés des beaux quartiers.
Il y avait encore trop peu de Noirs en ville pour susciter une panique blanche. Et depuis sa plus tendre enfance, James savait comment dissiper la frousse des Blancs. Ses clients se montraient loyaux avec lui et le gratifiaient même de pourboires. Il ne retourna jamais dans le Sud, pas plus qu’il ne conserva une seule trace de l’esclavage qu’il avait enduré. Si ce n’est chaque nuit, dans le noir, quand le travail ne l’aidait plus à contenir ses souvenirs. Toute la nuit, les rivières pleuraient dans ses rêves.
Tandis que la plupart de ceux de son espèce constituaient encore une main-d’œuvre corvéable à merci, James Daley, lui, était à son compte. C’était son unique revanche sur ceux pour qui il avait jadis travaillé. Il coupait les cheveux de sept heures du matin à neuf heures du soir. Lorsque la boutique fermait, il faisait des livraisons, traînant son fardier parfois jusqu’au lever du soleil. Il se contentait de peu, de sorte que ses fils disposeraient d’un peu plus. Il forgea le tempérament de ses fils dans le fourneau de sa volonté. Libre de se faire cracher dessus, leur enseigna-t-il. Libre de se faire légalement escroquer. Libre de se faire tabasser. Libre d’être pris au piège et de se faire avoir à chaque tournant. Libre de décider comment réagir face à une telle liberté. Habité d’une volonté inflexible, James-de-fer et ses fistons en acier repoussèrent les assauts, ils trimèrent, se ménagèrent un petit espace de vie et développèrent l’affaire. Après un démarrage délicat, celle-ci dégagea un bénéfice modeste chaque année de la vie de James.
Le salon de coiffure et soins Daley continua sur sa lancée, non loin des rives du Delaware. D’un fauteuil, on passa à deux. Les fils fourbirent leurs ciseaux sur des chevelures lisses et claires comme le sable. Ils ne pouvaient pas couper les cheveux de leurs amis ou des gens de leur famille dans leur propre salon, ni même se couper les cheveux entre eux, hormis à la nuit tombée, une fois le store tiré. Ils pouvaient parler à l’homme blanc, même le toucher, du moment qu’ils avaient les ciseaux à la main. Mais dès qu’ils posaient les ciseaux et que la journée était terminée, le simple fait de frôler une épaule devenait une agression caractérisée.
Le deuxième fils de James, Frederick, fit des journées encore plus longues que son père. Il releva suffisamment la tête pour envoyer son propre fils Nathaniel faire des études à l’Ashmun Institute – ce qui revenait à forcer les portes du paradis – dans la ville voisine d’Oxford, à la nouvelle université pour gens de couleur, qui serait bientôt rebaptisée université Lincoln. Nathaniel finança ses frais de scolarité en chantant au sein d’une chorale noire. À son retour, il marchait d’un pas inimaginable pour son père, et tout simplement inconcevable pour son grand-père esclave.
L’université ne permit pas de résoudre le problème de la double filiation des Daley ; les deux pôles n’en furent que plus écartelés. Nathaniel obtint tambour battant son diplôme, parlant de la médecine, de l’art de soigner – qui pendant des siècles avait été le lot des coupeurs de cheveux, à l’époque où les coiffeurs étaient en même temps dentistes, et parfois même chirurgiens. « Docteurs en robe courte », dit-il à ses frères, déclenchant brutalement leur hilarité. Mais l’idée fit son chemin, et ils se turent. « C’est ce qu’on faisait, avant. C’est ce qu’on était. C’est ce qu’on va être à nouveau. »
James-de-fer mourut, éberlué par la distance parcourue en une vie. Mais, avant de passer de vie à trépas, il put voir son petit-fils échanger l’enseigne familiale du coiffeur contre celle d’une petite pharmacie. Cela se passait plusieurs décennies avant la Grande Migration, à l’époque où les Daley pouvaient encore s’asseoir n’importe où dans les trains, faire leurs courses dans les grands magasins qui acceptaient de bon cœur leur argent, voire envoyer leurs enfants dans les écoles privées blanches. La question raciale n’était pas encore ce qu’elle allait devenir. La pharmacie Daley était ouverte aux Noirs comme aux Blancs, chacun sachant apprécier les décoctions de qualité au bon prix. C’est seulement après le raz-de-marée venu du Sud que la clientèle se scinda de manière irrémédiable.
Nathaniel Daley apporta à sa famille une forme de légitimité qu’aucun Daley noir n’avait jamais connue. Il consolida l’affaire avec les mêmes astuces légales qu’utilisaient les Blancs rusés – des gens qui de temps en temps lui mettaient des bâtons dans les roues. Le temps passa, et la pharmacie survécut à tous les coups fourrés des Blancs. Les Daley commencèrent à penser qu’ils allaient peut-être pouvoir tirer leur épingle du jeu.
William, l’arrière-petit-fils, alla jusqu’à surpasser les espoirs les plus optimistes de Nathaniel. Il s’aventura jusqu’à Washington, la tour de guet à la frontière du Vieux Sud, où il suivit les cours de l’université Howard. Il revint au pays presque une décennie plus tard, avec en poche un diplôme de docteur en médecine, devenu membre émérite de l’élite intellectuelle noire. Jamais il n’évoqua ces années qui, à deux reprises, le firent plonger dans un état d’effondrement mental. La faculté de médecine était capable de briser ceux qui avaient survécu à la politique de ségrégation raciale. Mais William tint bon jusqu’à la fin du cursus. Il apprit la nature de chaque muscle, de chaque artère, de chaque nerf composant l’anatomie divine de chaque humain.
Le Dr William Daley finit son internat dans l’hôpital réservé aux Noirs que les membres de sa propre famille avaient longtemps fréquenté en tant que patients modèles. Médecin noir : il accueillait avec un grand calme toutes les expressions de surprise et de panique. Plus encore : aux côtés de dizaines d’individus de son rang, il participa à la lutte, dans toute la ville, visant à accéder à des postes à responsabilité dans les institutions où ils n’étaient que de simples pions. Le progrès, insistait-il, n’était qu’une question de persévérance. Mais certains soirs, lorsqu’il se mettait à gamberger, William trouvait l’air difficilement respirable, à ces altitudes nouvelles, et la tête lui en tournait.
Si James avait rejoint le pays où toutes les âmes ont la même couleur, Frederick, lui, vécut suffisamment longtemps pour voir son petit-fils s’établir comme modeste médecin de famille dans un quartier résidentiel, où la population était mélangée, dans la septième circonscription, au sud du centre-ville. C’est là qu’une certaine Nettie Ellen Alexander engloutit William, telle l’inondation de Johnstown faite femme. Il n’eut pas à lui courir après, pas plus qu’il ne s’était préparé à cette irruption inopinée dans sa vie. Elle apparut et se mit à le hanter, cette jeune femme de tout juste vingt ans, aux traits plus fins que toutes les créatures qu’il lui avait été donné d’ausculter, toutes couleurs confondues. Pendant ses huit longues années d’études à l’école de médecine, hormis dans les manuels d’anatomie il n’avait pas accordé le moindre regard aux femmes. Maintenant que le hasard lui amenait cette jeune fille, il voulait rattraper toutes ces années perdues, tout concentrer en ce premier après-midi où il posa les yeux sur elle.
Nettie lui sourit avant même de le connaître vraiment. Elle lui adressa un étincelant sourire ivoire, comme pour dire : Tu as pris ton temps, pas vrai ? Elle lui sourit justement parce qu’elle ne le connaissait pas, tout en sachant qu’elle allait faire sa connaissance. Sur le visage de la jeune femme, le fouillis de muscles se contracta pour exprimer un tel plaisir de le voir, que la bouche exaltée de cet homme en fit de même. Le sourire de Mlle Alexander libéra en lui un banc de poissons d’argent. Des muscles qui ne figuraient sur aucune planche d’anatomie se mirent à tressaillir, pire que les fléchisseurs des cadavres sur la table de dissection, ramenés à la vie grâce à une pile électrique, ce gag bien connu des étudiants en médecine du monde entier.
La médecine ne lui fut d’aucun recours pour expliquer son état. Tapotant le thorax de ses patients, il se surprit à penser à celui de la jeune femme. Dans son dos, le plat de l’omoplate était d’une perfection telle qu’un sculpteur aurait pu s’escrimer trente années durant, à biseauter, sabler et polir, sans jamais la reproduire aussi fidèlement. En haut de sa colonne vertébrale, la sixième cervicale saillait à la base de la nuque tel un bourgeon annonçant l’éclosion prochaine d’une paire d’ailes. Chaque fois qu’elle respirait, William humait un parfum de liqueur de framboise, bien qu’elle se défendît d’en avoir jamais bu une goutte.
L’air pétillait autour d’elle, y compris dans le petit salon des Alexander, où le couple se retrouvait, toutes lumières éteintes – mesure d’économie que le père de Nettie imposait pour arriver à tenir d’un mois sur l’autre. Les yeux de Nettie faisaient éclore des lucioles dans l’esprit de William, ou des poissons lumineux des grands fonds, ayant vécu si longtemps dans l’obscurité la plus totale qu’il leur fallait diffuser leur propre lumière afin de pouvoir pratiquer un peu leur pêche de subsistance. Pour le docteur, cette incandescence était insondable. Comment faisait-elle ? C’était un mystère.
Nettie était claire. Certains jours, il était intimidé par cette pâleur. Il en était ébranlé et en perdait son sang-froid. Il sentait que les gens se retournaient sur eux – Ces deux-là ? Un couple ? Chaque fois qu’ils se montraient ensemble au grand jour. La clarté de Nettie amena William à se lancer dans des prouesses d’érudition : chaque fois qu’il lui rendait visite, il se parait de l’armure du savoir. La perspective d’éclaircir sa lignée ne l’enchantait guère. Café au lait, se dit-il, cela n’avait aucun sens. Il se dit qu’il fallait voir au-delà de sa couleur, appréhender les teintes de son esprit. Oui, cette femme était claire, mais cela provenait de la lumière qui brillait en elle partout où elle allait.
Il n’empêche, cette splendeur dorée l’aveuglait. Que ce soit le cuivre de sa peau ou les ondulations de sa chevelure, son port, ses courbes ou son maintien, ou quelque chose de plus fantomatique, de plus subtil, Nettie Ellen était celle que William avait reconnue, c’était le joyau qu’il avait recherché sans le savoir, jusqu’à ce qu’elle se tienne rayonnante devant lui, à portée de ses doigts tremblants.
Mais les mois passèrent et les mains de William paniquaient, apeurées à l’idée de se refermer sur un objet si précieux. Et s’il commettait une erreur ? Et si les étincelles de la dame se diffusaient sur tout un chacun de manière indifférenciée ? Et si la chaleur que lui témoignait Nettie était davantage de l’amusement que du désir ? La graine de joie qu’elle avait déposée en lui était bien réelle, il le sentait. Mais cette femme clouait sûrement sur place tous les gaillards sur qui elle posait son rayon double.
En sa compagnie, William se montrait excessivement sérieux. Il l’adorait avec une gravité qui frisait le deuil. La dignité, s’imaginait-il, était le seul cadeau qu’il pourrait lui offrir et qu’aucun autre homme ne penserait à lui offrir. Lui seul dans tout Philly était conscient de la valeur de cette femme, lui seul connaissait le prix de cette perle rare. Ses visites étaient révérencieuses, sa figure se creusait de rides tant il la vénérait.
Nettie trouvait le bonhomme gai comme un nuage de pluie menaçant, le tonnerre et l’éclair en moins. Il lui fit la cour pendant quatre mois, quatre mois aussi stériles qu’une clinique. Il la traîna à des conférences, dans des musées, ne manquant jamais d’adjoindre son commentaire éclairé. Il lui fit sillonner Fairmont Park de long en large, arpenter les berges dans un sens puis dans l’autre, l’étouffant sous les projets de progrès personnels, jusqu’à ce qu’elle le supplie d’apprendre à jouer aux cartes, et là, elle se mit gaiement à le battre à plates coutures.
Mais William voyait en cette reine du jeu de cartes un être authentiquement royal. Il trouva de la dignité jusque dans sa manière de hennir en regardant les petits films de Bill Foster. Il lui décrivit son cabinet, le travail qu’il faisait, l’avenir plus sain que la médecine moderne pouvait apporter aux gens en difficulté de Southwark et de Society Hill, une fois que les pauvres et les ignorants n’en auraient plus peur et la laisseraient entrer chez eux.
Qui dit vénération dit chapelle, et celle de William était le petit salon des parents de Nettie. La pièce débordait de chintz, de coupes en verre taillé et de fauteuils à oreillettes, pour lesquels il fallait des têtières en si grand nombre que William finit par saisir l’allusion et diminuer les quantités de brillantine. Lors de ses visites, les parents de Nettie disparaissaient au fond de la maison, laissant juste pour les chaperonner le plus jeune fils, que William soudoyait avec des friandises et autres bâtons de réglisse. Puis la pièce devint leur théâtre, leur salle de conférences, leur Oldsmobile spirituelle. William y pérorait en rhéteur solennel, et Nettie Ellen souriait aux paroles de cet homme, comme s’il était possible que tout cela eût un sens.
Un soir qu’il discourait sur la récente description clinique de la drépanocytose du Dr James Herrick – encore un fléau qui provoquait chez ce Noir un excès d’enthousiasme –, Nettie enfin se pencha au-dessus du jeu de backgammon qui leur servait de barrière et susurra à l’intention du bon docteur : « Z’allez donc jamais poser la main sur moi ? » Sa voix traduisait simplement une considération d’ordre pratique ; la nuit était froide, et les parents de Nettie faisaient à nouveau des économies sur le chauffage. À quoi bon avoir un homme qui vous faisait la cour s’il ne vous tenait même pas chaud ?
Le docteur resta interloqué, sa bouche se mit à ressembler à son épingle de cravate opale. William Daley, l’apôtre de l’élévation, en fut pétrifié, déconcerté. Alors la jeune femme fit ce que la situation imposait, elle se pencha plus en avant encore et colla le M de sa lèvre supérieure sur le O étonné que dessinaient celles de cet homme.
Une fois que Nettie eut enseigné au gaillard ce qu’il cherchait, le rythme de croisière de leur aventure galante s’accéléra un tantinet. Le Dr William Daley et Nettie Ellen Alexander se marièrent dans l’année. Après quoi la charge des leçons de morale se répartit entre eux de manière plus équitable. À coups d’encouragements stratégiques, elle l’aida à avancer dans ses discours. La portée et la variété des enseignements qu’elle dispensait ne manquèrent jamais d’étonner le médecin.
À partir du moment où elle fut sienne, William chérit encore davantage son spécimen sublime. Sa nouvelle femme choisit le mobilier de la maison de Catherine Street, avec sa tourelle percée d’une baie vitrée. En génie de l’efficacité, elle s’installa au centre de la maisonnée. À la fin de la guerre en Europe, elle se mit à tenir la comptabilité. Animée d’une efficacité altruiste, elle s’employa à peupler le foyer. Elle perdit son premier-né, James, abandonné trop vite à Dieu qui, après l’armistice et pour des raisons impénétrables, répandit la grippe de par le monde, frappant le quartier des Daley avec une vigueur toute particulière.
Mari et femme firent front pour résister à cette perte, ils se cramponnèrent l’un à l’autre. Mais la mort de James leur coûta une partie d’eux-mêmes. À défaut de se durcir, Nettie devint plus réservée. Puis arriva Delia, dotée de puissants poumons, formidable consolation pour sa mère, et chacun de ses gémissements était source de joie. Après une longue période d’inquiétude, interprétée de manière si différente par William et Nettie qu’ils cessèrent d’en parler, vint la série des jeunots : Charles, Michael et, pour finir, les jumelles, Lucille et Lorene.
En dépit des objections de son mari, Nettie s’arrangea pour que les enfants fréquentent assidûment l’église. Tous les dimanches, elle leur mettait leurs beaux habits et les traînait au catéchisme. Bien avant le mariage, elle avait su que, de l’esprit libre-penseur de William, jailliraient de temps en temps des bêtises au sujet de la foi, et qu’il lui faudrait les contourner en manœuvrant habilement. Il n’était pas question qu’elle élève ses enfants dans l’ignorance, en sauvages sans foi ni loi. La mère et sa couvée partaient donc assister à l’office, tandis que le docteur restait travailler à la maison. Mais à l’occasion des fêtes, même lui n’y coupait pas, il était sommé de venir. Il se tenait parmi les croyants, chantant goulûment, allant même jusqu’à réciter le Credo, même s’il toussait chaque fois qu’il y avait une référence à la divinité.
Nettie travailla comme réceptionniste au cabinet de William, accueillant les interminables processions de souffrants et d’infirmes qui y défilaient. Femme d’un homme prospère, et de peau claire de surcroît : avec cette combinaison, elle avait peu de chances de se faire apprécier dans ces quartiers où la vie était si dure. Pourtant, cette femme n’avait qu’à ouvrir la bouche et chuchoter un mot onctueux pour que ceux qui l’approchaient tombent sous le charme.
Elle cuisinait pour les patients de son mari. Elle faisait les visites avec lui dans ce voisinage aux abois, distribuant de généreuses doses de son remède à elle, l’écoute du malade, dans les quatre districts adjacents. Elle faisait en sorte que son mari reste attaché à ses patients, qu’il se montre impliqué et demeure compréhensible. Elle se rappelait tous les noms pour lui. « Faites ce que le Dr Daley vous dit, leur disait-elle quand celui-ci avait le dos tourné. Mais appliquez-vous donc en plus ce petit cataplasme. Seigneur, vous n’en mourrez pas, et ça pourrait bien vous soulager. » Comme la réputation du docteur croissait, il en attribuait les mérites à ses efforts constants pour se tenir au courant des plus récentes avancées en matière médicale. Mais ce prudent diagnostic n’appartenait qu’à lui seul.
Elle vénérait son mari, mais ne manquait pas de le titiller parfois aussi. Tous deux en revenaient toujours à la même question. « Tu m’émerveilles, William C. Daley, lui déclara-t-elle, un soir tard, en apportant du bromure à son cabinet. Et maintenant, qu’est-ce que tu es en train d’étudier ? La Nature humaine et le Comportement. Des variétés de l’expérience religieuse. La Patati-et-Patata-ologie de la vie quotidienne. Oh-hisse, de James Joyce. Hou la la ! Un joli bateau noir qui croise au milieu de cette glace bien blanche, bien froide. Mais fais attention de ne rien heurter, tu partirais par le fond, et tout ton équipage avec. »
Il se leva, droit comme un i, sérieux comme la justice. « Je ne suis pas plus noir que tu ne l’es. La semelle de mes chaussures est noire, ça, d’accord. Le charbon qu’on achète tous les mois, et qu’on paie trop cher, est noir. Regarde-moi, femme. Regarde-toi. Regarde n’importe lequel de nos frères dans toute cette race bannie. Tu vois du noir, toi ?
— Je vois que certains prennent de grands airs. Voilà ce que je vois.
— C’est le camp d’en face qui fait que nous sommes noirs. Le camp d’en face veut savoir ce que ça fait d’être un problème. » Car au milieu de toute cette littérature blanche perfide comme un matin de givre, il avait aussi lu Du Bois, ce sang-mêlé au teint clair. « Noir, c’est ce que le monde veut qu’on soit. Comment pouvons-nous seulement exister si nous n’arrivons même pas à nous voir ? »
D’un geste, elle le fit taire. Comme toujours quand ils abordaient des sujets de ce genre, Nettie se contenta de secouer la tête en entendant ces théories fumeuses. « On est ce qu’on veut bien être, je suppose. Et je ne sais pas ce que c’est, Dr Daley, mais en tout cas tu es mon homme à moi, d’un genre à part. »
Dans le long crescendo qui vit devenir folles les années vingt, tout ce que le Dr Daley touchait se levait et marchait. La clinique prospéra grâce au bouche-à-oreille. Les nouveaux patients se présentèrent dans de telles proportions que, malgré l’avis défavorable de Nettie, il se mit à consulter le dimanche. Il eut la chance de réinvestir dans la maison juste au bon moment. Il avait beau avoir cinq enfants, il avait beau refuser que ses clients les plus misérables le payent, il se trouva à la tête d’un capital en augmentation. Les dettes contractées pendant ses années d’études et les frais engagés pour s’installer furent remboursés. Il acheta des bons de l’État. Sa collaboratrice tenait la comptabilité et gérait la maison avec toute la parcimonie des Alexander. Le seul cadeau que William s’offrit fut une Chrysler Six tout juste sortie de l’usine.
Pourtant, dans sa course folle, le reste du pays conservait son avance. C’est que le Blanc connaissait un passage secret qu’il n’avait même pas besoin d’interdire aux gens de couleur. Le Dr Daley étudia le racket de la prospérité – le jeu des vrais riches, et non pas l’avancement laborieux obtenu à la sueur de son front, qui jusqu’alors avait été son lot. La réponse était là, à portée de quiconque se donnait la peine de regarder : les actions. Le pays en engloutissait comme autant de fortifiants. N’importe quel fils d’immigrant irlandais un tant soit peu gangster le savait : achetez américain. Et finalement, c’est exactement ce que fit le Dr Daley. Tout d’abord en dépit des cris scandalisés de Nettie, puis par la suite, à son insu. Choisir des actions cotées en Bourse était autrement plus facile qu’exercer la profession de médecin. Pas de quoi en faire un plat, vraiment. Vous achetiez. Le prix montait. Vous vendiez. Vous trouviez un autre investissement, un petit peu plus cher, pour mettre à l’abri l’argent ainsi accumulé. Le processus s’entretenait de lui-même, aussi longtemps que vous vouliez jouer.
Le combat quotidien pour une existence décente se transforma graduellement en une lutte d’un autre genre. En 1928, il envisagea d’acheter le tout dernier modèle de De Soto et puis, pourquoi pas, une petite résidence secondaire à la campagne, quelque part.
« Une maison de campagne ? s’exclama Nellie Ellen en riant. Une maison de campagne ? Alors qu’il y a des dizaines de milliers de gens de couleur qui essayent de quitter la campagne pour venir là où nous habitons ? »
Sa femme lui reprocha ses richesses mal acquises, qui continuaient de s’accroître. L’année suivante, par une chaude soirée du début du printemps, alors qu’il faisait sa petite promenade vespérale dans le quartier, il réalisa soudain que tremper dans la Bourse – ou plutôt, s’immerger jusqu’au cou dans la Bourse, puisque telle était devenue sa pratique –, ce n’était pas bien. Non pas, comme le pensait sa femme, parce que le Seigneur abhorrait les jeux d’argent. Son Seigneur à elle, après tout, s’était bien risqué au lancer de dés le plus ancien et le plus important qui soit. Non : gagner de l’argent uniquement en spéculant, c’est cela qui était mal, William s’en rendait compte à présent, et ce pour deux raisons indiscutables. D’une part, chaque gagnant à ce jeu l’était au détriment d’un perdant. Or, le Dr Daley n’avait plus l’intention de dérober quoi que ce soit à un autre homme, fût-il blanc. Et même si la seule chose qu’il avait volée était une chance, il n’était pas question d’en profiter. Car voler une chance, c’était bien ça, le péché originel.
En outre : aucun homme égaré dans la loterie divine n’avait le droit de tirer profit d’autre chose que de la sueur de son front. Le travail était l’unique activité humaine capable de créer de la richesse. Toute autre accumulation n’était qu’une variante déguisée du système des plantations. En cette soirée de printemps où il prenait l’air, en saluant les voisins qui se prélassaient dans leurs fauteuils à bascule, sur les vérandas, William jura non seulement de ne plus jamais toucher à la Bourse, mais également de ne plus faire appel aux banques et autres caisses d’épargne, ni à toute autre institution qui promettait quelque chose contre rien.
Dans la semaine, il revendit tous ses titres, et acheta un coffre-fort Remington ignifugé pour y placer toutes ses liquidités. À l’automne de cette année-là, lorsque la pyramide nationale de la spéculation s’effondra, il se retrouva seul assis au milieu d’une cité dévastée.
En cas de coup dur, l’homme de couleur est toujours aux premières loges. En l’espace de deux ans, la moitié de la population noire de Philadelphie se retrouva sans moyens de subsistance. L’Agence pour l’amélioration de l’emploi, quand elle fut mise sur pied, payait aux gens de couleur seulement une fraction des salaires versés aux Blancs, et encore, quand elle employait des gens de couleur. À présent au chômage, l’Amérique blanche se révélait encore plus vicieuse que lorsque la vie avait été clémente. Les lynchages triplèrent. Herndon fut pendu et les Scottsboro Boys eurent droit à un procès expéditif. Harlem s’enflamma ; bientôt ce serait Philly. Catherine Street fut ébranlée, et menaça de prendre le même chemin que tout Southwark.
La médecine, au moins, résista à la Dépression, même si les patients n’étaient plus solvables. Les gens payaient en légumes frais, en conserves de fruits, en faisant des courses et en petits boulots. Dans cette économie de troc en chute libre, le liquide du coffre-fort Remington se réduisait un peu plus au fil des mois vides. William et sa Nettie abasourdie regardaient autour d’eux, pour se retrouver sur un promontoire protégé qui surplombait tout le quartier dévasté.
Leurs enfants iraient à l’université. Depuis deux générations, c’était le privilège des Daley. Nettie Alexander, elle, s’était contentée d’en rêver, sans le moindre espoir de voir ce rêve se réaliser. Ils transmirent à leurs enfants l’idée d’ascension sociale des opprimés : Tout ce qu’on a déjà fait, en étant à l’intérieur du tombeau. Tout ce qu’on pourrait encore faire, avec juste un peu d’espace pour vivre.
Tel fut l’espoir bridé dont hérita Delia à la naissance. Le premier enfant de William à avoir survécu était sa fierté et sa religion. « Tu es ma pionnière, mon trésor. Une fille de couleur, qui apprendra tout ce qu’il y a à apprendre, une fille de couleur qui ira à l’université, qui aura une profession, qui changera les lois de ce pays. Qu’est-ce qui cloche dans cette idée ?
— Rien ne cloche, Papa.
— Bien sûr que rien ne cloche. Qui empêchera ça ?
— Personne », répondait Delia en soupirant.
Ils pouvaient l’empêcher d’aller découvrir Mickey dans Steamboat Willie et Skeleton Dance au cinéma Franklin. Ils pouvaient la cantonner aux films de la Colored Players Film Corporation, ou lui demander de dégager. Ils pouvaient l’empêcher d’acheter un soda à la glace, au drugstore, à dix rues de chez elle. Ils pouvaient l’arrêter si elle franchissait la frontière invisible du quartier. Mais ils ne pouvaient pas l’empêcher de faire plaisir à son père.
Il lui exposa la marche à suivre. « Il faut que tu travailles au miracle. Comment ce miracle ne se produirait-il pas ?
— Aucun risque que le miracle ne se produise pas.
— Je reconnais là ma fille. Maintenant réponds-moi, ma talentueuse progéniture. Qu’est-ce qu’il y a que ton peuple ne peut pas faire ? »
Son peuple pouvait tout faire. La semaine ne se terminait jamais sans qu’une nouvelle preuve soit fournie. En faisant exactement le même travail qu’un Européen, le Noir le surpassait déjà, car si l’un aménageait sa maison de haut en bas, en commençant par le grenier, l’autre installait ses meubles de bas en haut, en partant de la cave. Les Noirs n’avaient pas encore atteint leur plein potentiel. Le temps jouait pour eux. Tous ensemble, ils allaient provoquer des secousses.
« Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grande, ma fille ?
— Tout ce que je veux.
— Tu le sais bien, beauté. T’a-t-on déjà dit que tu ressembles beaucoup à ton paternel ?
— Berk, papa. Jamais. »
Mais cinq bonnes réponses sur six, ce n’était pas mal du tout.
À l’âge de treize ans, le destin de son peuple pesait sur ses épaules. Seule sa mère consola Delia. « Prends ton temps, ma chérie. T’en fais donc pas, de pas tout savoir. Jusqu’à maintenant, personne a jamais tout su, et ça risque pas d’arriver avant le Jour dernier, quand les machins que personne peut imaginer seront étalés sur la table. Y aura même quelques surprises pour ton père. »
La fillette avait la musique en elle. Tant de musique que ses parents en étaient effrayés. À la naissance de Delia, le Dr Daley avait installé un piano dans le petit salon, c’était une façon de dire merci à la prospérité, et aux ancêtres, auxquels on rendait hommage, façon rag-time, en toute discrétion, une fois que tous les patients avaient regagné leurs pénates. Sa petite perle noire se hissait sur le banc et attrapa des mélodies avant même de savoir lire l’alphabet.
Il fallait qu’elle prenne des leçons. Ses parents trouvèrent une professeur de musique qui avait fréquenté l’université, et qui donnait des cours chez les meilleures familles du quartier. La professeur de musique s’émerveilla devant le docteur des dispositions de sa fille qui avait des chances d’être meilleure que n’importe quelle fillette blanche de son âge. Avait même des chances, d’ici quelques années, d’être meilleure que la professeur de musique qui avait fréquenté l’université, soupçonnait William.
Une fois par semaine, la mère de Delia emmenait les cinq enfants, qui s’escaladaient les uns les autres, à l’Alliance Béthel. Dans l’allégresse hebdomadaire de la foi et de la parole divine, Delia se mit à adorer le chant. Le chant pouvait donner un sens à la vie. Le chant pouvait donner un sens peut-être plus profond à la vie que la vie elle-même.
Delia chantait sans retenue. Elle balançait la tête en arrière et trouvait la note juste avec la précision d’un tireur d’élite au ball-trap. Elle chantait avec un tel abandon que la congrégation ne pouvait s’empêcher de se retourner pour regarder l’adolescente, au lieu de regarder vers le ciel.
Le chef de chœur lui demanda de chanter pour la première fois en soliste. Delia hésita. « Maman, qu’est-ce que je dois faire ? Ça ne se fait pas vraiment, si ? De se mettre en avant, comme ça ? »
Nettie Ellen secoua la tête et sourit. « Si les gens te le demandent, ton choix est déjà fait. Tout ce qu’il te reste à faire, c’est laisser monter la lumière que Dieu a placée entre tes mains. Cette lumière ne t’appartient pas, de toute façon. Tu n’as donc pas à la cacher. »
C’était exactement la réponse que Delia escomptait. En guise de répétition, elle chanta à la réunion des classes de catéchisme. Elle prépara l’une des New Songs of Paradise, de M. Charles Tindley, le fameux compositeur de l’Église méthodiste épiscopale d’East Calvary : « We’ll Understand it Better by and by ». Elle se lança franchement, sans complexe. Ici et là, des mains s’envolaient – à moitié pour retenir la vague glorieuse qui gonflait, à moitié cédant au charme, succombant aux louanges. Après ce témoignage de splendeur, Delia chercha quelque chose de plus grave. M. Sampson, le chef de la chorale junior, lui trouva un morceau intitulé Ave Maria, d’un Blanc mort depuis longtemps, un certain Schubert.
En chantant, Delia sentit que les cœurs de la congrégation exultaient et s’envolaient avec elle, tandis qu’elle savourait la progression du morceau. Par sa voix, elle protégeait ces âmes et les maintenait dans la même immobilité que les notes elles-mêmes, à l’abri, si près de la grâce. Le public respirait avec elle, les cœurs battaient à sa mesure. Elle avait assez de souffle pour arriver au bout de la phrase la plus longue. Ses auditeurs étaient en elle, et elle en eux, aussi longtemps que duraient les notes.
Quand elle eut fini, les membres de la congrégation relâchèrent leur respiration comme un seul homme. Les poumons se vidèrent en un soupir collectif, réticents à quitter le sanctuaire de la musique. L’exaltation que ressentit Delia quand la dernière mesure s’éteignit surpassa tous les plaisirs qu’elle avait jusqu’alors pu connaître. Son cœur battait à l’unisson des applaudissements terrestres qui ne faisaient qu’imiter ce battement.
Ensuite, elle se tint à côté du pasteur pour recevoir les compliments des gens qui faisaient la queue, encore secouée, encore en train de chantonner. Des gens qu’elle ne connaissait que de vue la prirent dans leurs bras et l’étreignirent, lui serrèrent énergiquement la main, comme si elle leur avait rendu leur propre cœur. Delia en parla à sa mère sur le chemin du retour. « Trois personnes différentes ont dit que je serais notre prochaine Marian.
— Écoute-moi bien, petite demoiselle. L’orgueil précède… N’oublie jamais ça. L’orgueil précède la chute, toutes les chutes que tu peux imaginer. Et crois-moi, toutes les chances que tu penses avoir de t’élever sont dérisoires par rapport aux occasions de chuter. »
Delia ne demanda pas d’explications. Il en fallait beaucoup pour exaspérer sa mère, mais une fois que la coupe était pleine, il n’y avait plus de négociation possible. « Tu n’es pas notre prochaine je ne sais qui, marmonna Nettie Ellen, qui voulait éviter le mauvais œil, tandis qu’elles arrivaient sur la route. Tu es notre première Delia Daley. »
Delia interrogea son père sur le nom magique.
« Cette femme est notre pionnière culturelle. La lumière la plus brillante qu’on ait eue depuis bien longtemps. Les Blancs disent qu’il nous manque le talent ou la volonté pour reprendre le meilleur de leur musique. Cette femme leur prouve le contraire. Ils n’ont pas une seule chanteuse de ce côté-ci de l’Enfer, a fortiori sûrement pas dans le Mississippi, qui lui arrive à la cheville. Tu m’entends, ma fille ? Il est important que tu le saches. »
Sa fille voulait plus que savoir. Mais déjà elle était à des kilomètres au-dessus du discours de son père. Des années. Elle se construisit une image de cette voix avant même de l’entendre. Quand elle l’entendit finalement pour de bon, à la radio, ce n’est pas tant que la voix de la vraie Mlle Anderson correspondît à celle qu’elle avait imaginée. C’était précisément cette voix.
« Tu veux chanter ? lui dit son père après cette diffusion. Eh bien, voilà ton professeur. Étudie donc cette femme. »
Et c’est ce que fit Delia. Elle étudia tout, elle dévora tout, chaque fragment de musique qu’elle pouvait trouver. Elle épuisa un professeur de chant du quartier et en réclama un autre. Elle intégra la Société chorale populaire de Philadelphie, la meilleure chorale noire de la ville. Elle se mit à fréquenter l’Église baptiste unie, qui était le véritable aimant musical du Philadelphie noir, où elle chanta tous les dimanches, baignant dans le ravissement même qui avait donné des ailes à Mlle Anderson.
Sa mère en fut ébranlée. « Tu t’acoquines avec les baptistes ? Et ta véritable Église, tu en fais quoi ? Nous, on a toujours été affiliés à l’Église épiscopale méthodiste d’Afrique.
— C’est le même Dieu, Maman. » Suffisamment proche, en tout cas, pour les oreilles humaines.
William Daley prit conscience de la flamme qu’il avait déclenchée chez sa fille, mais trop tard. Il tenta futilement d’éteindre cet embrasement. « Tu as un devoir, ma fille. Un potentiel que tu n’as même pas encore découvert. Il faut que tu fasses de ton avenir quelque chose de digne.
— Chanter, ce n’est pas indigne.
— Certes chanter a son utilité. Mais bon sang, c’est ce qu’on fait pour clore une bonne journée de travail.
— Mais c’est le travail de toute une journée, Papa. Ma journée. Mon travail.
— Ce n’est pas comme ça qu’on gagne sa vie. Tu peux prétendre à mieux. » La longue et prudente ascension des Daley menaçait de s’effondrer. « Ce n’est pas une vie.
Tu ne peux pas gagner ta vie en chantant, pas plus que tu ne le peux en jouant aux dominos.
— Je peux gagner ma vie en faisant tout ce que je veux, Papa. » Elle passa les doigts dans la chevelure paternelle dégarnie. C’était un taureau, prêt à charger. Néanmoins, elle le caressa. « Mon papa à moi m’a appris que personne n’empêcherait mon miracle de se produire. »
Leur bataille prit une tournure féroce. Il annonça qu’il ne lui donnerait plus d’argent pour les cours de chant. Si bien qu’en entrant au lycée, elle dut prendre un travail : changer les draps à l’hôpital. « Femme de chambre ! dit William. Moi qui espérais ne jamais voir aucun de mes enfants faire ce genre de travail. »
Il recourut à toutes les prouesses rhétoriques possibles. Il n’alla pas toutefois jusqu’à lui interdire la voie qu’elle avait choisie. Aucun Daley n’aurait plus jamais de maître, même à la maison. La vie de sa fille n’appartenait qu’à elle, elle était libre de progresser ou de s’éparpiller. Cependant, une partie de lui-même – grosse comme un grain de sable, irritante – était interloquée ; il était impressionné que la chair de sa chair coure si gaiement à sa ruine, avec autant de détermination que le Blanc opulent le plus têtu.
Elle postula au grand conservatoire de la ville. On la convoqua pour passer une audition. Les professeurs de Delia et ses chefs de chœur firent de leur mieux pour la préparer. Elle révisa les chants sacrés qui mettaient le mieux en valeur sa maîtrise calme et soutenue. En guise de complément plus spectaculaire, elle travailla une aria – « Sempre libera », extraite de La Traviata. Elle l’apprit à l’oreille sur un vieux 78 tours, en s’efforçant de deviner les syllabes les plus exubérantes.
Delia choisit de chanter a cappella, plutôt que de risquer d’être compromise par la maladresse du premier accompagnateur venu, sans doute fervent, mais dont la maîtrise risquait d’être approximative. Ce pouvait être considéré comme un excès de confiance en soi, un risque calculé. Les professionnels secoueraient sans doute la tête face à son manque de pratique. Mais Delia le compenserait par la pureté de sa voix. Sa botte secrète était son excellence à tenir les notes du registre aigu. Elle se laissait alors emporter, ce qui ne manquait jamais de conquérir tout public un tant soit peu chauffé, à l’exception toutefois de ses sauvages de petits frères. Elle se sentait prête à affronter n’importe quelle épreuve, y compris le déchiffrage, qui était son point faible.
Elle choisit puis élimina une demi-douzaine de tenues – trop normale, trop simple, celle-ci était trop sexy, celle-là ressemblait à un sac. Elle opta finalement pour une robe à manches bouffantes avec des motifs blancs aux poignées et au col : classique, avec un soupçon de fantaisie. Elle avait si belle allure que Nettie Ellen, un peu anxieuse, la prit en photo. Delia arriva une demi-heure en avance au conservatoire, offrant un sourire radieux à quiconque traversait le foyer, persuadée que le premier venu pouvait être Leopold Stokowski. Elle se présenta à l’accueil en se composant un sourire confiant. « Je m’appelle Delia Daley. Je viens pour une audition de chant à quatorze heures quinze… »
Aussi bien, elle aurait pu être la statue de pierre du Commandeur faisant irruption chez Don Juan. La réceptionniste tressaillit. « Quatorze heures… quinze ? » Elle consulta vaguement, au hasard, les papiers qu’elle avait sous la main. « Est-ce que vous avez une lettre de confirmation ? »
Delia montra la lettre, une sensation de froid lui monta dans les bras. Pas ça. Pas ici. Pas dans le temple de la musique. Ses explications fusaient loin devant, tandis que sa raison restait à la traîne, coupable, arrêtée.
Elle tendit la lettre, et dut forcer ses doigts gourds à lâcher prise. La réceptionniste parcourut un épais dossier, impeccablement polie, un modèle d’efficacité. « Ça ne vous ennuie pas de vous asseoir ? Je reviens vous voir dans un instant. » Elle disparut, ses talons hauts cliquetant un tempo à la croche dans les couloirs où la musique jaillissait de toutes parts. Elle revint avec un petit homme courtaud, à la calvitie avancée, aux lunettes à monture d’écaille.
« Mlle Daley ? dit-il tout sourire. Je suis Lawrence Grosbeck, doyen et professeur de chant. » Il ne lui tendit pas la main. « Veuillez nous excuser. Une lettre aurait dû vous parvenir. Dans votre tessiture toutes les places ont déjà été attribuées. Il semble également que nous soyons sur le point de perdre l’un de nos professeurs sopranos. Vous êtes… Vous… »
Elle devint écarlate, ça monta de l’abdomen et se répandit par vagues. Une sensation de brûlure qui lui monta aux joues, aux paupières, jusqu’à la pointe des oreilles. De futiles bonnes manières et un vain instinct de conservation l’empêchèrent de réagir à cet affront par la violence. Au bout du couloir, la soprano qui l’avait précédée avançait laborieusement dans le morceau qu’elle avait préparé. À l’accueil, la soprano qui la suivait présentait sa convocation. Delia continuait d’adresser un regard radieux à cet homme, ce pouvoir épais, énorme, impénétrable. Elle sourit, tâchant encore de le conquérir, tout en sentant sa tête s’abaisser sous le poids de la honte. Le doyen, lui aussi, entendait les preuves affluer de toutes parts. « Bien entendu, si vous… voulez néanmoins… chanter pour nous, vous êtes la bienvenue. Si vous… le désirez. »
Elle résista à la tentation de l’envoyer se faire voir pour toujours, lui et ceux de son espèce. « Oui. Oui. J’aimerais chanter. Pour vous. »
Son bourreau la conduisit dans le couloir. Elle suivit d’un pas mal assuré, incrédule. Discrètement elle fit courir un doigt le long des murs lambrissés dont elle avait rêvé. Elle ne les toucherait plus jamais de sa vie. Ses chevilles s’amollirent ; elle tendit la main pour ne pas perdre l’équilibre. Elle baissa la tête, regarda son corps, tout le torse tremblait. Elle était prise sous une congère dans la nuit de janvier, son corps frissonnait, bêtement elle ne se rendait pas compte qu’elle était déjà morte. Tout ce pour quoi elle avait travaillé était perdu. Et elle venait juste de donner son accord pour que ses destructeurs aient une chance supplémentaire de se moquer d’elle.
En arrivant dans la salle où devait avoir lieu son audition inutile, truquée, elle fut prise de tremblements. Quatre visages blancs la fixaient, installés derrière une longue table encombrée de papiers, des visages remontés comme des montres, comme autant de masques passifs exprimant une perplexité policée. Le doyen était en train de lui dire quelque chose. Elle ne l’entendit pas. Son champ de vision se réduisit à un nuage d’à peine trente centimètres de large. Elle perdit pied, rechercha le morceau qu’elle avait préparé, incapable de s’en souvenir.
Puis un son. Sa voix d’abord hésitante reprit de son autorité initiale. Son chant arrêta ses auditeurs, les bruissements se turent. Sa justesse lui fit défaut. Elle s’entendit perdre le ton assuré qui avait été le sien à chaque répétition. Pourtant cela sortait d’elle comme un déchirement, c’était la performance de sa vie. Elle chanta malgré leur pouvoir de lui faire honte, elle obligea les membres du jury à se souvenir. Ce morceau ; celui-ci.
L’aria de Verdi, pour une fois, sonna comme l’acte d’accusation qu’elle était, la condamnation cachée sous un hymne affolé au plaisir. Quand elle eut fini, le jury répondit par le silence. Ils poursuivirent leur mascarade en lui donnant une aria de Händel à chanter en déchiffrant : « Comme la colombe se lamente sur son amour », tirée d’Acis et Galatée. Delia s’en sortit à la perfection, elle espérait encore prendre la réalité à rebrousse-poil. Elle sourit jusqu’à la double barre.
Le doyen Grosbeck prit finalement la parole. « Merci, mademoiselle Daley. Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez ajouter ? »
Vidée, elle n’avait pas droit à un rappel. « I’ve Been ‘Buked » – « J’ai été rejetée » – monta en elle jusque dans sa bouche, mais elle se tut. Pas de vengeance, juste le refus. En quittant la salle d’audition, les places de soprano étant toujours toutes pourvues, elle vit les yeux de l’une de ses examinatrices, une frêle dame blanche de l’âge de sa mère, émue aux larmes par la musique et la honte.
Elle retraversa la ville tant bien que mal, rentra à la maison. Son père était assis dans son bureau, il lisait dans son fauteuil en maroquin rouge.
« Ils m’ont recalée avant même que j’ouvre la bouche. »
Tous les vains recours défilèrent sur le visage paternel comme une bande d’ouvriers agricoles saisonniers : les pétitions bloquées, les procès disqualifiés, l’humiliante persévérance. Il se leva de son fauteuil et s’approcha d’elle. Il la prit par les épaules et la regarda au plus profond d’elle-même, la dernière leçon de l’enfance : le dernier passage au four, pour que la couche extérieure soit bien dure. Dans ce vieux fourneau qu’ils partageaient désormais.
« Tu es chanteuse. Tu vas monter en puissance. Tu finiras par être tellement bonne qu’ils ne pourront pas ne pas t’entendre. »
Delia avait tenu bon pendant le supplice de l’après-midi. À présent, sous le regard affectueux de son père, elle s’effondra. « Comment ça, papa ? Où ? » Et elle s’écroula dans ce feu qui l’achevait.
Il l’aida à trouver une école de musique qui accepterait de l’écouter. Une école au moins correcte. Il assista à l’audition d’admission et se tint immobile, les mains crispées dans le vide, tandis qu’elle était admise avec une bourse. Il paya le reste de ses frais de scolarité. Elle conserva quand même son travail pour payer les leçons supplémentaires dont il ne voyait pas l’intérêt. Il assista à la totalité de ses récitals. Debout à applaudir avant que la dernière tonique tenue ne se soit entièrement évaporée. Mais le père et la fille savaient tous deux, sans pour autant l’admettre l’un à l’autre, qu’elle ne suivrait jamais un enseignement à la hauteur de son talent, et encore moins à la mesure de ses rêves.