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MON FRÈRE EN PRINCE ÉTUDIANT
 

Jonah s’installa à la Boylston Academy of Music à l’automne 1952. Avant de partir, il me confia le bonheur de notre famille. Cette année-là, je restai à la maison, le poste le plus difficile, faisant la vaisselle du soir pour soulager ma mère, jouant avec Ruth, feignant joyeusement de comprendre les diagrammes de Minkowski que mon père griffonnait à table. Maman accepta davantage d’élèves en cours privés, et elle parla de reprendre elle-même des études. Nous chantâmes encore ensemble, mais moins souvent. Et lorsque cela arrivait, nous nous gardions bien d’élargir notre répertoire. C’eût été inconvenant. Maman, en particulier, ne voulait pas apprendre quoi que ce soit sans Jonah.

Cette année-là, Jonah rentra trois fois à Hamilton Heights, d’abord pour les vacances de Noël. Pour mes parents, il restait sans doute le garçon qu’il avait été, comme s’il n’était jamais parti. Dès l’instant où il gravit les marches de l’entrée, Maman voulut l’avaler tout entier. Elle l’attrapa dans l’embrasure de la porte et le serra dans ses bras au point de l’étouffer. Et Jonah se laissa faire. « Dis-nous tout », demanda-t-elle lorsqu’elle relâcha son étreinte pour qu’il reprenne sa respiration. « À quoi ressemble la vie, là-haut ? » Même moi, qui me tenais derrière dans l’entrée, j’entendis le ton prudent dont elle usa, anticipant la réponse.

Mais Jonah savait ce dont elle avait besoin. « Ça va, je dirai. Ils t’apprennent un paquet de trucs. N’empêche, pas autant qu’ici. »

Maman se remit à respirer et le fit entrer dans une pièce qui sentait bon les biscuits au gingembre. « Accorde-leur un peu de temps, mon fils, ils s’amélioreront. » Elle et mon père échangèrent un rien à signaler, un regard à la dérobée qui n’échappa ni à Jonah ni à moi.

Les quelques jours qu’il passa à la maison furent les plus joyeux de toute l’année. Maman fit des pommes de terre braisées au jambon et Ruth lui montra les portraits qu’elle avait crayonnés de mémoire pendant des semaines. C’était le retour du héros. Il nous fallut rattraper tout notre ancien répertoire. Pendant que nous chantions, il était difficile de ne pas s’arrêter pour écouter les changements dans sa voix.

À Noël, nous déchiffrâmes en son entier la première partie du Messie. Pendant les vacances de printemps, nous fîmes la seconde partie. Je vis Jonah scruter Da tandis qu’il parcourait le texte. Même Da remarqua qu’il le regardait de travers. « Quoi ? Tu crois que je ne peux pas être chrétien, moi aussi, pendant la durée du morceau ? Ignores-tu que les bègues ne bégayent jamais quand ils chantent ? On ne t’a donc pas appris ça, là-bas, à ton école ? »

Jonah insista pour que je le rejoigne à Boylston. Maman dit que c’était à moi de décider ; personne ne voulait m’imposer quoi que ce soit. À l’âge de dix ans, prendre une décision était pire que la mort. Maintenant que Jonah était parti, j’avais les leçons de Maman presque pour moi tout seul, je ne la partageais qu’avec Ruthie. Au piano, mes progrès étaient considérables. Le tourne-disque et la collection de ténors italiens m’étaient réservés. En trio, c’est moi qui chantais la mélodie aiguë. J’étais l’étoile montante de nos soirées de Citations folles. En outre, j’étais persuadé que je ne réussirais jamais le concours d’entrée à Boylston. Maman se moquait de mes doutes. « Comment peux-tu savoir, si tu n’essayes pas ? » Si j’échouais, au moins, les choses seraient claires. Je n’aurais plus constamment le sentiment pesant – autrement plus lourd que mon propre corps – que, quoi que je fasse, il y aurait quelqu’un que je décevrais.

Aux auditions, je chantai trop haut. Les examinateurs écoutèrent probablement avec une grande indulgence, car ils tenaient à ce que mon frère reste dans l’établissement. Peut-être pensaient-ils qu’avec l’âge, je prendrais le même chemin que lui, que c’était juste une question d’années de pratique. Peu importe. Toujours est-il que je fus reçu. Ils proposèrent même à mes parents une bourse de scolarité, mais pas aussi importante que celle de Jonah, bien entendu.

Je fis part de ma décision à Maman et Da de la manière la plus calme possible. Ils parurent ravis. Comme ils me félicitaient, je fondis en larmes. Maman m’attira contre elle. « Oh, mon chéri. Je suis si contente à l’idée que mon JoJo soit de nouveau réuni. Vous deux, vous pourrez veiller l’un sur l’autre, à cinq cents kilomètres d’ici. » Un espoir honnête et plein de bon sens, je suppose. Pourtant, elle aurait dû savoir.

Ils avaient dû penser que nous scolariser à la maison serait notre première et meilleure forteresse, que ce serait la préparation idéale. Mais déjà, à New York, avant même que Jonah s’en aille, nous avions commencé à repérer des fissures dans leur enseignement. À six rues de notre maison d’Hamilton Heights, le moindre exercice pratique dans le quartier contredisait les leçons apprises à la maison. Le monde n’était pas un madrigal. Le monde était un hurlement. Mais, depuis tout petits, Jonah et moi dissimulions nos ecchymoses. Nous nous gardions bien de faire part à nos parents de nos examens extrascolaires, et nous chantions comme si la musique constituait la seule armure dont nous aurions jamais besoin.

« C’est mieux à Boylston », me promit Jonah, un soir, derrière la porte close de notre chambre où, imaginions-nous, nos parents ne pouvaient nous entendre. « Là-haut, ils ne cassent la figure qu’à ceux qui ne savent pas chanter. » À l’entendre, nous étions aux avant-postes du paradis, et l’oreille absolue était la clé pour entrer dans ce royaume. « Une centaine de gamins qui adorent les mélodies compliquées et mouvantes. » Mon petit doigt me disait que c’était un leurre, qu’il n’aurait pas tant besoin de moi, si l’endroit était tel qu’il le décrivait. Mais mes parents avaient moins besoin de moi, semblait-il, et mon frère était là, à me chanter Allez viens.

« Vous deux, mes garçons – Maman essayait de sourire en nous disant au revoir –, vous deux, les garçons, vous êtes d’un genre à part. »

Rien de ce que Jonah m’avait raconté ne m’avait préparé à l’endroit. Boylston était un des derniers bastions de la culture européenne. Cette culture qui, dix ans plus tôt, s’était une nouvelle fois immolée. Elle s’inspirait des manécanteries, et entretenait des liens privilégiés avec le conservatoire, à l’autre bout des Fens. Les élèves étaient logés dans un bâtiment de quatre étages avec une cour au milieu. L’édifice, tout comme la fantaisie de Mme Gardner située un peu plus loin dans le virage de Fenway, se rêvait en petit palazzo à l’italienne.

Tout ce qui, de près ou de loin, avait trait à Boylston était blanc. À la minute où ma malle fut installée dans le dortoir des plus petits, je vis de quoi j’avais l’air aux yeux de ceux qui avaient assisté bouche bée à mon arrivée. Mes nouveaux coturnes ne bronchèrent pas ; la plupart avaient côtoyé mon frère pendant un an. Mais le teint blé-miel de mon frère ne les avait pas préparés au lait boueux de ma peau. Ils en savaient déjà long sur mon compte, tous autant qu’ils étaient, ils formaient comme un mur en plâtre luisant, tandis qu’au bras de mon père je pénétrai dans le dortoir tout en longueur, façon hôpital. Jusqu’au moment où je défis mes bagages, sous les yeux d’une dizaine de gars curieux de savoir quel genre de fétiches j’allais sortir, j’avais ignoré ce qu’était la blancheur de peau – à quel point cela pouvait être concentré et dense, impassible, assuré de son bon droit. C’est seulement lorsque Da nous dit au revoir et reprit le chemin de South Station que je compris où mon frère avait vécu.

Et c’est seulement lorsque, d’un pas mal assuré, je quittai le dortoir pour rejoindre Jonah, que je vis l’effet que cette année loin de la maison, en ce lieu mythique, avait réellement eu sur lui. En une année, seul et sans protection, il avait plongé l’ensemble de la communauté des élèves dans une peur panique de l’infection. Comme il arpentait ces couloirs, penaud maintenant que je voyais comment c’était, je remarquai la claudication contractée l’année précédente, que je n’avais pas vue à la maison. Il ne me parla jamais de ces mois où il s’était trouvé livré à lui-même, pas même des années plus tard. Il faut dire que je n’ai jamais pu me résoudre à aborder le sujet. Il tenait à ce que je voie seulement ceci : les autres n’avaient aucune importance pour nous. Ils n’en auraient jamais. Il avait trouvé sa voix. Il n’avait besoin de rien d’autre.

Mon frère me fit visiter le bâtiment et ses mystères – les couloirs aux teintes de noix, avec les casiers individuels dans un état de décrépitude avancée, les colonnes des monte-plats, les salles de chant aux échos fantomatiques, les plaques d’interrupteurs branlantes qu’on déplaçait pour regarder à l’intérieur d’une pièce plongée dans l’obscurité totale, dont il jurait que c’était le dortoir des filles de cinquième. Il avait gardé le meilleur pour la fin. Avec une solennité précautionneuse, nous montâmes jusqu’à une porte secrète qu’il avait découverte à l’occasion de ses jeux en solo. Nous accédâmes au toit, avec vue sur les terrains de Victory Gardens, ces espaces réquisitionnés sur le front domestique, et qui avaient survécu à la guerre qui les avait engendrés. Mon frère se métamorphosa en professeur Sarastre. « Joseph Strom, au regard de votre grand talent, et compte tenu de votre comportement irréprochable, nous faisons de vous notre Égal, et vous autorisons par conséquent à nous rejoindre lors de tous nos rendez-vous au Sanctuaire. Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer ! »

La question que je lui posai l’accabla. « Entrer où ? » Le château où j’étais accueilli en si grande pompe se révéla un débarras de concierge aux murs dépouillés. Nous nous y entassâmes tant bien que mal. Nous, les deux gars de trop, blottis pour un rendez-vous urgent sans ordre du jour. Et là, donc, nous nous assîmes, Égaux en ce Sanctuaire. Jusqu’à ce qu’il faille à nouveau émerger, nous mêler de nouveau à la plèbe des non-initiés.

Au réfectoire, cette première semaine, un blondinet récemment arrivé lâcha : « Vous avez du sang noir, tous les deux, hein ? Moi j’ai pas le droit de manger avec des gens qui ont du sang noir. »

Jonah se planta une fourchette à cornichons dans le doigt. Il tendit le bout ensanglanté, et le fit pivoter en un mouvement qui suggérait quelque rituel que Blondinet était censé ignorer. « Mange avec ça », dit-il, en étalant du sang sur la serviette du pauvre gars. Cela ne manqua pas de faire son petit effet. Lorsque le surveillant arriva, la tablée au grand complet, subjuguée, jura qu’il s’agissait d’un accident.

Je ne comprenais rien à cet endroit. Ni les noms interchangeables de ces garçons, ni leur dégoût ébahi, ni leurs dégaines de lin mou, ni le labyrinthe de ce bâtiment rempli d’élèves, ni le fait majeur, étrange, de mon existence nouvelle : mon frère – le gars le plus solitaire et le plus autonome au monde – avait appris à survivre à la compagnie d’autrui.

J’étais monté à Boston dans l’idée de venir en aide à Jonah. Il avait réussi à faire croire à nos parents que tout se passait à merveille là-bas, et nos parents avaient eu besoin de croire cela. Moi, je savais que la situation était tout autre et je m’étais sacrifié pour lui éviter la solitude. Quelques jours suffirent pour que la vérité m’apparaisse : mon frère avait consacré toute l’année précédente à planifier mon sauvetage.

Le soir, en allant me coucher, je me sentais plus coupable que jamais. Cet acte de trahison, je ne l’avais pas prémédité, mais cela importait peu ; je l’avais quand même commis. Au bout de quelques semaines, pourtant, je me mis à soupçonner que, pour un exil, il existait sur terre des endroits pires que Boylston. J’arpentai le bâtiment et le quartier des Fens, je participai aux rendez-vous d’urgence des Égaux du Sanctuaire et, avec le temps, j’en vins à me considérer plus comme exempté de la société qu’exclu. Au cours de cette phase de transition des derniers jours de l’enfance, j’appris quelle était ma place dans le monde.

Da et Maman nous avaient élevés pour que nous ayons davantage confiance dans les sons que dans les mots. Toute mon enfance, j’avais imaginé que les pièces vocales polyphoniques étaient le rituel intime de ma famille. Mais ici, dans les quatre étages de ce Parnasse sis au creux d’un méandre de la rivière Charles, Jonah et moi nous trouvâmes, pour la première fois, en compagnie d’autres enfants qui avaient eux aussi suivi une formation musicale classique. Il fallait que je fasse de gros efforts pour ne pas être distancé par mes camarades de classe, que je me dépêche d’acquérir toutes les phrases qu’ils savaient déjà dire, dans cette langue secrète que nous avions en commun.

Les élèves de Boylston avaient d’autres raisons de détester mon frère que la crainte d’une « contamination raciale ». Ils venaient des quatre coins de l’Amérique, ils se trouvaient coupés de leurs familles pour suivre une formation musicale qui faisait d’eux des gens à part et leur donnait une identité. Là-dessus, Jonah débarquait et leurs sublimes envolées étaient rabattues au sol – ils battaient nerveusement des ailes, blessés. La plupart avaient sans doute envie de le coincer dans le dortoir des moyens, et de lui coller un oreiller sur sa bouche de soprano. Entraver ces poumons jusqu’à ce que sa monstrueuse capacité respiratoire soit réduite à néant. Mais mon frère décollait de telle manière, s’étonnant lui-même des sons qu’il émettait, que même ses ennemis jugeaient préférable de devenir ses complices.

Ils craignaient ce qu’ils croyaient être son intrépidité. Personne n’était à ce point indifférent aux conséquences, à ce point incapable de faire la distinction entre le ressentiment et l’admiration. Il donna sur le toit une version scat de La Création de Haydn, qui attira une foule de badauds sur le trottoir, et lui eût assurément valu une punition, si ce concert impromptu n’avait été joyeusement chroniqué dans le Boston Globe. Pendant les récréations des répétitions de chœur, il se lançait dans l’hymne national en mode mineur, ou bien organisait un canon dément sur « Il était un petit navire » où chaque voix entrait de manière échelonnée, un cran au-dessus de la précédente. Son truc, c’était la dissonance dingue, il s’entraînait à conserver toute sa justesse pour les intervalles plus délicats qui l’attendaient.

Lui et ceux qui arrivaient à rester à son niveau se disputaient pendant des heures sur les mérites comparés de différents ténors. Jonah tenait Caruso en la plus haute estime parmi les vivants. Selon mon frère, l’art vocal n’avait fait que se détériorer depuis l’âge d’or, juste avant notre naissance. Les camarades discutaient jusqu’à finalement laisser tomber, le traitant de pervers, de taré, voire pire.

János Reményi, le directeur de Boylston, croyait dissimuler son favoritisme. Mais pas un seul élève n’était dupe. Jonah était le seul que Reményi appelait par son prénom. Bien vite, Jonah domina les récitals mensuels de l’école. En répétition, Reményi répartissait toujours démocratiquement les solos les plus importants mais, pour ce qui était des représentations publiques, il avait coutume d’invoquer quelque raison artistique pour que la pièce soit interprétée par une voix de la couleur exacte de celle de Jonah.

Nombreux étaient ceux qui auraient pu emmener mon frère sur le terrain de jeux pour le suspendre tête en bas aux barres d’escalade, jusqu’à ce qu’il vomisse ses poumons. Et si la voix de Jonah avait été simplement extraordinaire, ils seraient peut-être passés à l’acte. Mais finalement la fleur n’a rien à craindre de l’éclat du soleil. Ne nous contrarie que ce qui semble à portée de main. Sa voix le plaçait au-delà de la haine de ses camarades de classe, et ils écoutaient, pétrifiés, cette chose venue d’ailleurs, silencieux quand cet oiseau de feu venait becqueter leur mangeoire.

Quand Jonah chantait, la tristesse colonisait le visage de János Reményi. Le chagrin emplissait cet homme, comme s’il en était avide. En Jonah, Reményi entendait tout ce que plus jeune il avait failli être. Au son de la voix de mon frère, la pièce se remplissait de possibilités, chacun des auditeurs se rappelant tous ces endroits auxquels jamais ils n’accéderaient.

Avec le temps, les autres élèves m’acceptèrent comme le frère de Jonah. Mais jamais ils ne se départirent de cet air incrédule. J’ignore ce qui les ennuyait le plus : mon teint plus mat, mes cheveux plus bouclés, mes traits plus ambigus, ou bien ma voix appartenant obstinément à ce bas monde. Je parvins tout de même à provoquer quelque impression. Comparé à n’importe quel élève jusqu’en quatrième, j’étais capable de déchiffrer une partition les doigts dans le nez. Et puis j’avais un sens certain de l’harmonie, appris lors des longs après-midi au clavier avec Maman, ce qui me valut une sorte de sanctuaire, concédé à contrecœur.

L’école avait beau être officiellement accréditée, elle accordait peu d’attention aux matières autres que les arts de la scène. La plupart des cours que je pris cette année-là, je les avais déjà approfondis avec mes parents. Mais je dus pourtant tout refaire. L’horloge de la salle où je devais subir les leçons de grammaire était un instrument de torture. Ce n’était que lorsque l’aiguille des secondes avait parcouru une circonférence complète que l’aiguille récalcitrante des minutes, dans un déclic mat et granuleux, daignait avancer d’un cran unique en direction du salut. Dans l’intervalle qui précédait ce mouvement saccadé, tout se figeait, et tout changement était alors exclu. L’ennui fossilisait le temps jusqu’à en faire de l’ambre. L’aiguille des minutes restait en suspens, à la lisière du mouvement, refusant d’avancer en dépit de toute la force mentale que je déployais pour la faire bouger. L’heure d’anglais s’aplatissait, fine comme du papier, et s’étalait sur toute la surface du globe ; j’avais le temps de passer en revue les soixante prochaines années de ma vie, de mémoriser les visages de mes petits-enfants, tout cela avant que Mlle Bitner n’arrive à décortiquer jusqu’au bout la structure grammaticale de plus en plus atomisée de sa phrase.

Maintenant que notre père n’était plus là pour transformer le monde en puzzle, Jonah et moi désertâmes tous les terrains de jeux mentaux, à l’exception de la musique. Au bout de quelques mois, nous peinions à résoudre les devinettes qui avaient pourtant constitué jusque-là notre lot quotidien, à l’heure du repas. Notre professeur de sciences, M. Wiggins, connaissait le travail de notre père, et il nous traitait avec un respect aussi effrayant qu’immérité. Il fallait que je travaille pour deux, que je fasse les devoirs de Jonah en plus des miens, juste pour ne pas ternir le nom de la famille.

Les élèves de Boylston auraient sacré roi mon frère, si seulement il avait eu l’heur de leur ressembler un tout petit peu plus. L’élite des plus jeunes élèves tenta de lui faire découvrir Sinatra. Ils se retrouvaient dans le plus grand secret pour écouter le crooner, goûtant ce plaisir illicite à l’insu des professeurs. Après un bref sourire, Jonah gloussa de dégoût en écoutant ces insouciantes bluettes. « Il n’y a vraiment rien à tirer d’une chanson comme ça. Vous appelez ça une progression d’accords, vous ? Je peux vous dire où va la mélodie avant même qu’elle commence !

— Et la voix, qu’est-ce que tu en dis ? C’est bath, hein ?

— Le bonhomme se gargarise au sirop pour la toux, je suis sûr. »

Les enfants de chœur rebelles des banlieues résidentielles se figèrent entre deux claquements de doigts. L’un des plus âgés rétorqua d’un ton hargneux : « C’est quoi, ton problème, mec ? Moi, j’aime l’effet que ça me fait.

— Les harmonies sont faciles et bébêtes.

— Mais le groupe. Les arrangements. Le rythme…

— Les arrangements, on dirait qu’ils ont été écrits dans une usine de feux d’artifice. Le rythme ? Ma foi, ça sautille. Je te l’accorde. »

Ainsi parlait le jeune homme âgé de douze ans, implacable comme la mort. Les aînés essayèrent de lui faire découvrir Eartha Kitt. « C’est une Noire, non ? demandai-je.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Ça va pas ? C’est quoi, toi, ton problème ? » Et tous de me dévisager, y compris Jonah. « À t’entendre, tout le monde est noir. » Ils essayèrent de lui faire écouter des chanteurs encore plus dans le vent que Sinatra. Ils voulurent l’initier au rhythm and blues, au folk hillbilly, aux ballades larmoyantes. Mais aucun des morceaux qui ravissaient le grand public n’échappait à ses verdicts expéditifs. Jonah se bouchait les oreilles de douleur. « La batterie me fait mal aux oreilles. C’est pire que les canons des Boston Pops dans l’Ouverture 1812. »

Pour quelqu’un dont les muscles vocaux relevaient du miracle, il n’était pas habile de son corps. Il ne se sentait jamais à l’aise à bicyclette, même sur un large boulevard. Lorsque l’école nous obligeait à rester sur le terrain de soft-ball, moi, je me tenais désespérément dans le champ gauche, ramassant les balles perdues en essayant d’éviter de me faire mal aux doigts. Jonah, quant à lui, partait tout au fond à droite, pour observer les balles en cloche faire ploc par terre, autour de ses chevilles. Il aimait écouter les matchs à la radio ; voilà ce que ses camarades de classe avaient réussi à obtenir de lui. Souvent, quand il vocalisait, il laissait la radio allumée. « Ça m’aide à tenir ma ligne de chant dans le chœur, quand tout le monde s’agite. » Lorsqu’on passait l’hymne national, il y ajoutait de folles harmonies à la Stravinski.

Ces héritiers de la culture sans effort, ces garçons sous le charme qui n’avaient jamais parlé à quelqu’un d’une autre race, voulaient bien nous tendre la main, à condition que ce soient eux qui choisissent les termes de l’échange. Nous incarnions auprès de nos camarades l’espoir petit-bourgeois insensé que ce qu’ils craignaient le plus (les cohortes de gens différents, juste au bout de la ligne orange du métro, cette civilisation à part qui se moquait de tout ce qu’ils pouvaient bien raconter) se révélerait exactement identique à eux, après tout, prêts à être convertis en gentils petits chanteurs à la croix de bois si on leur donnait un solide enseignement et un tout petit peu leur chance. Nous étions des chanteurs prodiges, des ambassadeurs culturels insensibles à la question de la couleur. Des héritiers d’un long passé, porteur de l’avenir éternel. Même pas des adolescents. Nous ne savions rien.

Il refusait de regarder le football américain. « Les gladiateurs et les lions. Pourquoi est-ce que les gens aiment regarder d’autres gens se faire tuer ? » Mais le plus grand tueur de tous, c’était lui. Il adorait les jeux de société et les jeux de cartes, du moment qu’il y avait moyen de gagner au détriment de l’autre. Lors de sessions marathon de Monopoly, il écrasait ses camarades avec un zèle qui eût fait rougir Carnegie. Il ne nous achevait pas ; il continuait à nous prêter plus d’argent, avec intérêt, uniquement pour le plaisir de nous dépouiller davantage. Il devint si bon aux échecs que plus personne ne voulut jouer avec lui. Je le retrouvais souvent dans les salles de répétition du sous-sol, à faire ses vocalises sur d’interminables gammes chromatiques, tout en tirant des cartes d’un jeu de Solitaire sur le dessus d’un piano droit.

Il y eut une fille. La semaine de mon arrivée, il me montra Kimberly Monera. « Qu’est-ce que tu en penses ? » me demanda-t-il avec une note de dédain tellement évidente que c’était une invitation à y ajouter mon propre mépris. C’était une fille anémique, pâle à faire peur. Je n’avais jamais rien vu de tel, à l’exception de souris aux yeux rouges. « On dirait un glaçage pour pâtisserie », dis-je. Je fis en sorte que la blague soit juste assez cruelle pour lui plaire.

Kimberly Monera s’habillait comme une enfant souffreteuse de la noblesse Belle Époque. Crème de menthe et terre cuite étaient ses couleurs de prédilection. Tout ce qui était plus foncé transformait sa chevelure en ouate. Elle marchait avec une pile de dictionnaires invisibles sur la tête. En public, elle semblait se sentir nue si elle ne se coiffait pas d’un chapeau à large bord. Je me souviens de minuscules boutons sur une paire de gants, mais j’ai certainement dû les inventer.

Son père n’était autre que Frederico Monera, le vigoureux chef d’orchestre pour l’opéra, et compositeur encore plus vigoureux. Il faisait régulièrement la navette entre Milan, Berlin et l’est des États-Unis. Sa mère, Maria Cerri, avait été l’une des meilleures Madame Butterfly du continent avant que Monera ne l’accapare pour procréer. La présence de Kimberly à Boylston conférait à l’établissement un lustre dont chacun profitait. Mais Kimberly Monera souffrait de son statut. On ne pouvait même pas la considérer comme une paria. La majeure partie des élèves qui auraient pu se sentir menacés la trouvaient trop bizarre pour seulement se moquer d’elle. Dans les couloirs de l’école, Kimberly s’effaçait d’elle-même, s’éloignant avant qu’on ne l’approche à moins de six mètres. Je l’aimais rien que pour ce tressaillement perpétuel. Mon frère, lui, dut avoir des raisons bien différentes.

Elle chantait avec une conscience rare de ce qu’était la musique. Mais sa voix était gâtée par trop de culture prématurée. À commencer par cette coloratura truquée qui, chez une fille de sa taille et de son âge, paraissait tout simplement monstrueuse. Tout en elle était l’opposé de la joie bon enfant dans laquelle nos parents nous avaient élevés. Pendant fort longtemps, je craignis que cette voix seule ne fasse fuir Jonah.

Un dimanche après-midi, je les croisai par hasard, devant l’entrée principale. Mon frère et une fille blême, assis sur les marches : une image tout aussi surannée que n’importe quelle photo couleurs des années cinquante. Kimberly Monera ressemblait à une boule de crème glacée napolitaine. J’eus envie de glisser sous elle un bout de carton, pour éviter que son taffetas ne fonde sur le béton.

Épouvanté, j’observai cette fille bannie en train d’énumérer pour Jonah les opéras de Verdi, les vingt-sept sans en oublier un, d’Oberto à Falstaff. Elle connaissait même les dates de composition. Dans sa bouche, cette liste semblait être le but de toute civilisation. Son accent, à l’entendre rouler les syllabes sur la langue, était plus italien que tout ce que j’avais pu entendre sur disque. Au début, je crus qu’elle crânait, juste pour épater la galerie. Mais mon frère l’avait poussée dans ses retranchements. En fait, elle avait commencé par dire qu’elle ne savait rien sur Verdi. Elle avait laissé mon frère faire son petit topo, et souri de ses approximations, jusqu’à ce qu’elle se dise qu’avec Jonah, ses connaissances ne constitueraient peut-être pas le même handicap qu’avec le reste du monde étudiant. Et alors, elle n’y était pas allée de main morte.

Quand Kimberly Monera se lança dans sa récitation, Jonah tendit le cou et me fusilla du regard : nous n’étions tous deux que des amateurs provinciaux. Nous ne savions rien de rien. Les cours timorés que nous avions suivis à la maison nous laissaient terriblement démunis face aux hautes sphères musicales. Je ne l’avais pas vu aussi impressionné par une découverte depuis la fois où nos parents nous avaient offert l’électrophone. Kimberly maîtrisait si bien le répertoire que Jonah fut plongé dans un état d’alerte maximum. Pendant tout l’après-midi, il cribla la pauvrette de questions, tirant d’un coup sec sur sa main pâlichonne chaque fois qu’elle essayait de se lever pour s’en aller. Le plus triste, c’est que Kimberly Monera resta docilement assise pour endurer le terrible traitement qu’il lui infligea. Il était le meilleur soprano de l’école, celui que le directeur de Boylston appelait par son prénom. Ce dut être très important, pour elle, cette trace infime de gentillesse égoïste.

J’étais assis deux marches au-dessus d’eux, assistant à leur échange d’otages. Ils tenaient tous les deux à ce que je sois là, pour faire le guet, donner l’alerte si un des élèves bien intégrés de l’établissement se montrait. Lorsque le florilège de son érudition verbale vint à se tarir, nous jouâmes tous trois à Trouvez le titre ! C’était la première fois que quelqu’un de notre âge nous battait à ce jeu. Jonah et moi dûmes racler les fonds de tiroirs de nos soirées en famille pour trouver quelque chose que la Monera au teint pastel n’identifierait pas au bout de deux mesures. Même lorsqu’elle n’avait jamais entendu un air, elle parvenait presque systématiquement à en situer, par déduction, l’origine et le compositeur.

Son talent me fendit le cœur et rendit mon frère furieux. « C’est pas du jeu, si tu te contentes de répondre au hasard, sans être certaine.

— Je ne réponds pas juste au hasard », rétorquait-elle. Mais déjà, pour lui, elle était prête à renoncer à son érudition.

Il claqua la main sur les marches, un geste à mi-chemin entre l’outrage et le ravissement. « Moi aussi je pourrais faire ça, si mes parents étaient des musiciens connus dans le monde entier. »

Je le dévisageai, atterré. Il ne savait plus ce qu’il disait. Je me penchai pour lui toucher l’épaule et l’arrêter avant que ses propos empirent. Ses mots étaient une insulte à la nature – comme des arbres poussant à l’envers ou du feu sous l’eau. Quelque chose de terrible allait nous arriver, son manque de loyauté allait déclencher contre nous la colère de l’enfer. Une Studebaker allait faire une embardée sur le trottoir et nous écraser, nous faire disparaître à jamais de l’endroit où nous étions assis à jouer.

Mais la punition de Jonah se limita à la lèvre inférieure de Kimberly Monera. Celle-ci fut prise d’un tremblement, elle se mit à blanchir, jusqu’à devenir exsangue, tel un asticot sur la glace. J’eus envie de tendre la main pour faire cesser ce tressaillement. Jonah, indifférent, continuait de la presser de questions. Il ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas percé le secret de ses pouvoirs de sorcière. « Comment peux-tu dire qui a composé un morceau si tu l’as jamais entendu ? »

Le visage de Kimberly se fit taquin. Elle allait pouvoir encore lui être utile, se dit-elle. « Eh bien, d’abord, le style va t’indiquer la période à laquelle l’œuvre a été écrite. »

Ses paroles étaient comme un navire pointant à l’horizon. L’idée n’était jamais vraiment venue à Jonah. Gravée dans le flux des notes, accumulée dans les banques de l’harmonie, chaque compositeur laissait derrière lui une date-clé. Mon frère fit glisser la main le long de la balustrade en fer qui flanquait les marches en béton. Il était sidéré par l’ampleur de sa propre naïveté. La musique elle-même, tous les rythmes auxquels elle répondait, s’inscrivait dans la course du temps. Une œuvre était ce qu’elle était uniquement en fonction de toutes les œuvres qui l’avaient précédée, et de toutes celles qui lui étaient postérieures. Chaque chant proclamait le moment qui lui avait fait accéder à l’existence. La musique se parlait interminablement à elle-même.

Nous n’aurions jamais appris cela de nos parents, même si nous avions passé une vie entière à harmoniser. Notre père connaissait mieux que quiconque le secret du temps. Un seul aspect lui échappait : comment vivre dedans. Son temps à lui ne voyageait guère ; c’était un bloc composé de maintenant persistants. Pour lui, les mille années de musique occidentale auraient pu tout aussi bien avoir été composées ce matin. Maman partageait cette croyance ; c’était peut-être pour cela qu’ils s’étaient retrouvés ensemble. Le jeu des Citations folles de nos parents se fondait sur la notion selon laquelle un morceau de n’importe quelle période avait pour contrepoint la boîte à musique de toute l’histoire. À Hamilton Heights, n’importe quel soir, nous pouvions sauter d’un organum à l’atonalité, sans faire la moindre référence aux siècles morts de leur belle mort qui se situaient entre les deux. Nos parents nous avaient élevés dans l’amour de la pulsation, sans nécessairement un début ou une fin. Mais à présent, cette fille au teint pastel, fondante comme une crème glacée, venait d’activer un commutateur ; désormais la musique obéissait à un mouvement.

Si Jonah avait une qualité, c’était sa capacité à apprendre vite. Cet après-midi-là, assis sur les marches en béton de la Boylston Academy, en pantalon de coutil et chemise de flanelle rouge, aux côtés de la pâle Kimberly à l’élégant taffetas impeccablement repassé, il apprit autant sur la musique que pendant toute sa première année dans l’établissement. En un instant, il saisit la signification de ces mesures impaires que nous connaissions déjà d’oreille. Jonah s’empara de tout ce que cette jeune fille avait à offrir, et néanmoins continua de lui faire cracher ce qu’elle savait. Elle répondit à ses questions aussi longtemps que possible. Ce que Kimberly savait sur le plan théorique eût été déjà impressionnant chez quelqu’un de bien plus âgé. Elle avait des noms pour tout, des noms dont mon frère avait besoin, et que Boylston distillait trop lentement à son goût. Il voulait essorer cette fille jusqu’à la dernière goutte de musique.

Lorsqu’elle chantait pour que nous devinions un morceau, mon frère se montrait impitoyable. « Chante naturellement. Comment veux-tu qu’on dise ce que tu chantes, si ton vibrato déborde de partout ? On dirait que tu as avalé un hors-bord. »

Sa mâchoire fit son épouvantable trémolo. « Mais je chante naturellement. C’est toi qui n’écoutes pas naturellement ! »

Je me relevai tant bien que mal, prêt à foncer à l’intérieur du bâtiment. Déjà j’aimais cette fille surannée, mais j’étais au service de mon frère. Je ne voyais rien dans leurs manigances qui signifiât pour moi autre chose qu’une mort prématurée. Je n’avais pas le courage d’attendre le désastre. Mais un regard de mon frère suffit à me couper les jambes et me faire rasseoir. Il attrapa Kimberly par les deux épaules et se lança dans une de ses meilleures imitations de Caruso, incarnant Canio dans I Pagliacci, jusqu’au fameux éclat de rire affolé sur scène. Elle ne put s’empêcher de lui répondre par un pauvre sourire apeuré.

« Ah, Chimère ! On plaisantait, pas vrai, Joey ? » Je fis oui si vivement que ma tête se mit à bourdonner.

Le visage de Kimberly s’éclaira en entendant le surnom spontané dont elle venait d’être affublée. Une éclaircie aussi rapide qu’une tempête explosant chez Beethoven sur la modulation d’un seul accord. Elle lui pardonnerait toujours tout. Déjà, il le savait.

« Chimère. Ça te plaît ? »

Elle se fendit d’un sourire si ténu qu’il pouvait facilement se transformer en un refus. J’ignorais ce qu’était une chimère. Tout comme Jonah et Kimberly.

« Bien. À partir de maintenant, c’est comme ça que tout le monde t’appellera.

— Non ! dit-elle, paniquée. Pas tout le monde.

— Uniquement Joey et moi ? »

Elle acquiesça de nouveau, d’un mouvement plus ténu encore. Je ne l’ai jamais appelée comme ça. Pas une seule fois. Mon frère était le seul dépositaire de ce nom.

Kimberly Monera se tourna et nous dévisagea en plissant les yeux, un peu grisée par son nouveau titre. « Est-ce que vous êtes des Maures, tous les deux ? » D’une créature mythique, l’autre.

Jonah vérifia auprès de moi. Je brandis mes paumes désarmées en l’air. « Ça dépend, dit-il, de ce que ça peut bien vouloir dire.

— Je ne suis pas sûre. Il me semble qu’ils vivaient en Espagne et se sont installés à Venise. »

Jonah prit un air pincé et me regarda. Son index se mit à dessiner de rapides petits cercles autour de l’oreille, ce qui, cette année-là, était le geste consacré pour désigner les étranges géométries de la pensée qui, pour nos camarades, signifiaient « débile mental ».

« Ce sont des gens plus foncés, expliqua-t-elle. Comme Othello. !

— Il va bientôt être l’heure d’aller manger », dis-je.

Jonah se replia sur lui-même. « Chimère ? Ça fait une éternité que je voulais te demander. Est-ce que tu es albinos ? »

Son teint vira au saumon blafard.

« Tu sais ce que c’est ? poursuivit mon frère. Ce sont des gens moins foncés. »

Kimberly devint plus livide encore, perdant le peu de couleur que l’Italie lui avait apportée. « Ma mère était comme ça, elle aussi. Mais ensuite elle est devenue plus mate ! » Sa voix, qui ne faisait que répéter ce que ses parents lui avaient rabâché depuis la naissance, savait déjà que ce mensonge ne se réaliserait jamais. Son corps fut de nouveau pris d’étranges convulsions et, une fois de plus, mon frère la tira des flammes qu’il avait allumées sous elle.

Lorsqu’enfin nous nous relevâmes pour rentrer, Kimberly Monera s’interrompit entre deux marches, la main en l’air. « Un jour, vous saurez tout ce que je sais en musique, et même bien plus. » Cette prophétie la plongea dans une infinie tristesse, comme si elle était déjà arrivée à ce moment où leurs deux existences se sépareraient, elle, sacrifiée à la croissance dévorante de Jonah, la première d’une longue série de femmes qui, pour l’amour de mon frère, iraient à la tombe vidées de leur substance.

« Tu parles, dit-il. Le temps que Joey et moi on te rattrape, tu seras déjà loin. »

Ils devinrent d’étranges camarades, unis par la seule faculté de comprendre. Notre cité des enfants détestait jusqu’au lien tacite qui existait entre eux. Le camp des garçons, c’était la loi, ne fraternisait guère avec celui incompréhensible et lointain des filles, à l’exception d’inévitables négociations précipitées avec une sœur ou une partenaire de chant. La meilleure voix de l’école, indépendamment de son sang suspect, n’était pas autorisée à frayer avec la princesse furtive du bizarre. Les copains de classe de Jonah étaient persuadés que secrètement il se fichait d’elle, qu’il lui tendait un piège pour un beau jour l’achever en public. Comme l’humiliation rituelle tardait à se matérialiser, les moyens essayèrent de le ramener à la décence en lui faisant honte. « Tu travailles pour la SPA ? »

Mon frère se contenta de sourire. Sa propre solitude était trop profondément ancrée en lui pour qu’il comprenne ce qu’il risquait. L’indifférence totale comptait pour moitié dans la progression spectaculaire de sa voix de soprano. Lorsqu’il n’y avait pas d’autre public à séduire que la musique elle-même, la voix ne connaissait plus de limites.

Nous étions les Maures de Kimberly, ce qui, à Boylston, constituait une offense aux yeux de tous. Il reçut un message griffonné. « Trouve-toi une noiraude. » Nous rîmes tous deux de ce bout de papier et le jetâmes à la poubelle.

Quand nos parents vinrent nous chercher pour Noël dans une autre voiture de location rutilante – ma mère, comme toujours, installée à l’arrière, pour éviter une arrestation, voire pire –, Jackie Lartz est venu nous prévenir dans le foyer des premières où il ne restait plus grand monde. « Votre père, votre gouvernante et sa petite fille viennent d’arriver. » Il y avait dans sa voix cet accent typique de l’enfance : moitié défi, moitié timidité, genre vous me dites si je me trompe. J’ai passé ma vie entière à me demander pourquoi je ne l’ai pas repris ce jour-là. Pourquoi je n’ai rien dit. Quant aux raisons de mon frère, elles l’ont accompagné dans sa tombe. Certes, nous étions toujours en quête de sécurité, certes, nous cherchions encore à éviter les confusions, il n’en reste pas moins qu’à ces vacances de Noël, nous partîmes en en sachant bien plus qu’à notre arrivée.

Pendant toutes les vacances, Maman fut aux petits soins pour nous. Rootie nous grimpa dessus, elle ne cessa de parler, essayant de nous raconter ses quatre derniers mois d’aventure, avant que nous repartions. Elle m’imitait : ma façon de marcher, la folie de mes nouveaux acquis en chant. Da voulait savoir tout ce que Boylston m’avait appris, tout ce que j’avais fait pendant cette absence. J’essayai de ne rien oublier, et pourtant, j’avais l’impression de mentir par omission.

En retournant à Boylston, au moins nous savions ce qui nous attendait. Et si nous étions tous deux sujets à quelque contamination mauresque, la fille du célèbre chef d’orchestre était, elle, infectée par quelque chose de presque aussi terrible. Elle représentait tout ce qui clochait chez les albinos. Elle était l’Empire atteint d’hémophilie et de crétinisme. Elle dégoûtait même ses camarades précoces. Tous les opéras de Verdi, par ordre chronologique, à l’âge de treize ans : même l’élève le plus acharné était bien obligé de considérer cela comme monstrueux.

Mon frère aimait le monstre en elle. Kimberly Monera confirmait ses soupçons, à savoir que la vie était plus étrange que n’importe quel livret la décrivant. Lors de cet hiver, après la rentrée, elle lui montra comment lire les partitions d’orchestre, comment différencier les grandes masses sonores. Le jour de la Saint-Valentin, elle lui offrit sa première édition de poche, un cadeau timidement empaqueté dans du papier doré : Un Requiem allemand de Brahms. Il le conserva sur sa table de nuit. Le soir, après l’extinction des feux, il passait les doigts sur les portées imprimées, essayant de lire au toucher le relief de l’encre.

« C’est tout décidé », me dit Jonah par un froid matin du mois de mars, alors que j’avais accompli les trois quarts de ma première année à Boylston. Nos parents venaient juste d’empêcher János Reményi de faire passer à Jonah une audition pour Amahl avec Menotti, pour les émissions d’opéra de NBC ; ils croyaient pouvoir encore offrir une vie à moitié normale à leur enfant totalement anormal. « On a tout goupillé. » Il sortit de son portefeuille une photo que Kimberly lui avait donnée : une minuscule fillette en blouse devant La Scala. La preuve irréversible d’un pacte pour toute la vie. « Chimère et moi on va se marier. Dès qu’elle aura l’âge de se passer de la permission de son père. »

À partir de ce moment-là, je n’ai plus jamais regardé Kimberly Monera sans éprouver de la honte. J’ai essayé de ne plus du tout la regarder. Et lorsque cela se produisait, toujours elle détournait le regard. Je ne pouvais plus l’aimer, ni espérer désespérément que le monde, ou l’un d’entre nous, fût différent. Cette nouvelle affinité secrète m’inspirait néanmoins une étincelle de fierté. Elle appartenait désormais à notre petite nation. Un jour, elle chanterait avec notre famille. Nous l’emmènerions à la maison chez Maman et Da, et nous lui montrerions, à partir d’exemples faciles, comment chanter en toute décontraction.

Jonah et Kimberly se fiancèrent avec le sentiment de sérieux et d’éternité que seuls possèdent les adolescents la première fois. Leur pacte nous faisait passer tous trois dans la clandestinité. Personne d’autre ne devait savoir, hormis nous trois, et le secret nous conférait une gravité grisante. Mais après que Jonah m’eut informé de leurs fiançailles, lui et Kimberly eurent encore moins de contacts qu’auparavant. Il revint à notre fortin solitaire sur les toits, et Kimberly retourna à son étude solitaire des partitions. L’école fit de son mieux pour les gommer tous deux. Leurs grandioses et secrètes fiançailles restèrent confidentielles. Elle était sa promise, et voilà tout, car lorsque deux jeunes adolescents se promettent un amour éternel, qu’est-ce qu’il leur reste à faire ?