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BIST DU BEI MIR
 

Nous rentrâmes à la maison avec Da. Je dis « la maison » mais l’endroit avait disparu. Nous restâmes devant le bâtiment dont il ne restait plus que les quatre murs, à regarder le givre qui recouvrait la pierre de taille noircie. Je me juchai sur un monticule de gravats, à la recherche de l’endroit où j’avais passé mon enfance.

Je persistai à penser que nous étions une rue trop au sud. Le feu avait carbonisé les deux entrées de part et d’autre de la nôtre. Notre bâtiment semblait avoir été la cible d’un obus d’artillerie égaré. Du bois, de la brique, de la pierre et du métal – autant de matériaux qui ne pouvaient pas provenir de notre maison – s’amoncelaient en un tas inextricable. Mais tout le monde – nos voisins, notre propriétaire invalide, Mme Washington, et même le terrier de Mme Washington – s’en était tiré indemne. Toutes les créatures vivantes, sauf ma mère.

Nous restâmes si longtemps devant la ruine que nous faillîmes geler sur pied. Je n’arrivais pas à détourner le regard. Je cherchai la petite épinette autour de laquelle nous avions coutume de nous réunir pour chanter, mais rien, dans ce monceau crasseux, n’y ressemblait, et de loin. Blottis l’un contre l’autre, Jonah et moi tapions des pieds, soufflant de la vapeur. Nous restâmes jusqu’à ce que le froid et un sentiment de futilité l’emportent. Da finit par nous obliger à nous détourner pour de bon de cette vision.

Ruth ne nous accompagna pas pour cet ultime coup d’œil. Elle avait déjà bien assez regardé. Rootie avait été la première à voir la maison en flammes. Le bus de ramassage scolaire, n’ayant pu s’engager dans notre rue barricadée, l’avait déposée au coin. Elle ignorait quel bâtiment était en feu jusqu’à ce qu’elle fût arrivée auprès des pompiers attroupés. Ils durent forcer la fillette de dix ans qui hurlait à s’éloigner du brasier. Elle mordit un des hommes à la main jusqu’au sang en essayant de se libérer.

Elle me hurla dessus également, dès que nous la vîmes. « J’ai essayé de la retrouver, Joey, j’ai essayé d’aller à l’intérieur. Ils ont pas voulu me laisser y aller. Ils l’ont laissée mourir. Je les ai regardés.

— Du calme, Kind. Ta mère était déjà morte depuis longtemps bien avant que tu arrives. » Da dit cela pour la consoler, j’en suis sûr.

« Elle brûlait, dit Ruthie. Elle était en feu. » Ma sœur était devenue quelqu’un d’autre. Le plus vieil enfant sur terre. L’air entrait et sortait d’elle en une sorte de râle. Elle tremblait devant quelque chose qu’aucun d’entre nous ne pouvait percevoir. Je posai mon bras sur elle, elle ne réagit même pas.

« Chut. Personne ne pouvait être à l’intérieur d’un brasier comme ça et ressentir encore quoi que ce soit. » Da avait trop longtemps vécu dans l’univers de la mesure. Pour lui, même une fillette de dix ans n’avait besoin de rien de plus que la vérité.

« Je l’ai entendue, dit Ruthie, à personne en particulier. Ils m’ont empêchée. Ils n’ont pas voulu que j’aille jusqu’à elle.

— Le Heizkörper a explosé, expliqua Da.

— Le quoi ? Le corps bouillant ?

— Le bouillir, dit Da. Le chauffage. » Il ne savait plus parler la langue. Il ne savait plus parler aucune langue.

« La chaudière, traduisis-je.

— Il y a eu une fuite, très probablement. La chaudière a explosé. C’est pour ça qu’elle n’a pas pu échapper au feu, même si c’est arrivé en milieu de journée. »

C’était la théorie qui coïncidait le mieux avec toutes les preuves. Pendant des semaines, dans mes rêves, les choses explosèrent. Et en plein jour, aussi. Des choses que je ne pouvais nommer, et auxquelles je ne pouvais échapper.

Nous emménageâmes dans un minuscule appartement de Morningside Heights qu’un collègue loua à mon père en attendant qu’il se retourne. Nous vécûmes comme des réfugiés, tributaires des dons d’autrui. Même nos camarades de classe de Boylston nous envoyèrent des cartons de vieilles nippes, ne sachant trop quoi faire d’autre.

Mon père arrangea un service funèbre. De sa vie, c’est le premier et le dernier événement social complexe qu’il ait jamais réussi à organiser sans l’aide de ma mère. Il n’y avait pas de cercueil à regarder, pas de corps à enterrer. Ma mère avait déjà été incinérée, quelqu’un d’autre en avait donné l’ordre. Toutes les photos d’elle que nous avions avaient disparu dans l’incendie. Les amis apportèrent les objets qu’ils avaient conservés pour dresser une table du souvenir. Ils furent disposés sur un buffet, près de la porte : des coupures de presse, des programmes de concert, des bulletins paroissiaux – plus de traces de ma mère que je n’en reverrais jamais.

Je ne pensais pas que la petite salle que nous avions louée serait remplie. Mais les gens se mirent à affluer jusqu’à ne plus pouvoir entrer. Même mon père avait sous-estimé cela, et il dut faire chercher d’autres chaises pliantes. Je fus abasourdi de découvrir que ma mère avait connu tant de gens, et qu’en plus elle arrivait à les faire sortir de chez eux par un dimanche après-midi maussade en plein hiver. « Jonah ? ne cessai-je de demander à mon frère à mi-voix. D’où viennent tous ces gens ? » Il regarda en secouant la tête.

Certaines personnes vinrent pour mon père. Je reconnus plusieurs de ses collègues de l’université. Ici et là des kippas noires cramponnées aux couronnes des crânes dégarnis. Da en arbora une brièvement. D’autres vinrent pour Ruth, des élèves de son école, des voisins que nous n’avions jamais vraiment connus, mais avec qui elle était devenue copine. La plupart toutefois étaient des gens que ma mère avait connus personnellement : des élèves, des collègues du circuit des églises avec qui elle chantait, son improbable assortiment d’amis. Dans mon esprit enfantin, j’avais toujours considéré Maman comme en exil, interdite d’accès dans un pays qui aurait dû être le sien. Mais elle avait aménagé cet exil, elle l’avait suffisamment aéré pour y faire sa vie.

Installé au premier rang, je me retournai pour observer en douce les gens. Je notai toutes les nuances de couleur. Toutes les teintes que j’avais pu voir auparavant étaient quelque part dans cette pièce. Les visages derrière moi offraient une palette de dégradés, des coloris fragmentés se reflétant telles les incrustations d’une mosaïque éclaboussée de lumière. Chacune insistant sur sa propre spécificité. Des éclats de chair en tous sens, acajou par ici, noix ou pin par là. Des bouquets de bronze et de cuivre, des étendues pêche, ivoire et nacre. De temps en temps, des extrêmes : la pâte décolorée des pâtisseries danoises, ou bien la cendre nuit noire de la salle des machines d’un paquebot de l’histoire. Mais dans le milieu du spectre, majoritaire, toutes les traces et les nuances imaginables de marron s’entassaient sur les chaises pliantes. Ils se révélaient mutuellement, par contraste. Le brun-gris taupe révélant l’ambre, l’ocre révélant le fauve, les roses, les roux et les teks faisant mentir tous les noms dont on les avait toujours affublés. Toutes les proportions de miel, de thé, de café, de crème – fauve, renard, ivoire, chamois, beige, baie : j’étais incapable de distinguer un marron d’un autre. Marron comme les épines de pin. Marron comme le tabac séché. Des tons qu’il aurait sans doute été impossible de distinguer à la lumière du jour – châtaigne, roux, rouan – devenaient perceptibles grâce à ceux à côté desquels ils se trouvaient, sous les lampes basses.

L’Afrique, l’Asie, l’Europe et l’Amérique se percutaient et ces nuances éclatées constituaient les incrustations de cet impact. Jadis, il y avait eu autant de couleurs de peau qu’il y avait de coins isolés sur terre. À présent, les combinaisons s’étaient multipliées. Combien de gradations un être humain pouvait-il percevoir ? Ce morceau polytonal et polyharmonique joué pour un public sourd comme un pot, qui n’entendait que les toniques et les dominantes, et tremblait même à l’idée de distinguer entre les deux. Il n’empêche, pour ma mère, toutes les notes de la gamme chromatique étaient présentes, et bon nombre de micro-tons intermédiaires.

Voilà pour le regard furtif que je lançai à la dérobade. À mes côtés, Jonah ne cessait de se tordre le cou, de gigoter sur sa chaise, de scruter le public à la recherche de quelqu’un en particulier. Da finit par lui dire, plus sèchement qu’il ne nous avait jamais parlé : « Arrête, maintenant. Reste tranquille.

— Où est la famille de Maman ? » La voix de Jonah était repassée soprano. Il avait le visage zébré de marques, vestiges de sa tentative de rasage. « C’est eux ? Ils sont ici ? Normalement ils devraient venir pour ça, quand même, non ? »

Da lui redemanda de se taire, en allemand cette fois-ci. Ses mots flottèrent dans le vide sans point d’appui, ils se répandirent à travers tous les endroits où il avait vécu. Il parla rapidement, oubliant que sa langue maternelle n’était pas la même que celle de ses garçons. Je crus comprendre que ceux de Philadelphie auraient leur propre cérémonie, afin que tout le monde pût y assister. Jonah n’en comprit pas davantage que moi.

Mon père portait le même genre de complet croisé gris, passé de mode de plusieurs années, qu’à son mariage. Il fixa ses genoux avec ce sourire ahuri qu’il avait eu pour nous annoncer la mort de notre mère. Ruth était assise à côté de Da, elle tirait sur le velours noir de sa robe en marmonnant toute seule, les cheveux en bataille.

Un pasteur plein de bonne volonté, quoique désorienté, raconta l’histoire de la vie de ma mère, dont il ne savait rien. Puis des amis tentèrent de réparer le panégyrique catastrophique qui venait d’être prononcé. Ils racontèrent des histoires sur son enfance – un mystère pour moi. Ils nommèrent ses parents et leur donnèrent un passé. Ils évoquèrent ses frères et sœurs, et se rappelèrent la maison à deux étages de Philadelphie, une forteresse familiale que je m’imaginais comme une version plus ancienne en bois de notre bâtisse de grès brun, disparue avec elle dans les flammes. Ceux qui prirent la parole semblaient presque sur le point d’en venir aux mains pour savoir ce qu’ils avaient le plus apprécié en elle. La grâce, dit un premier ; l’humour, dit un deuxième. Sa conviction folle que le pire en chacun de nous pouvait être amélioré, dit un troisième. Aucun ne dit ce qu’il avait sur le cœur. Aucune allusion aux gens qui vous crachaient dessus dans les ascenseurs. On ne parla pas des lettres de menaces, ni des humiliations quotidiennes. Pas d’allusion au feu, à l’explosion, ni au fait qu’elle avait brûlé vive. Les gens dans le public venaient à la rescousse à chaque pause, se joignant aux refrains, comme dans ces congrégations où ma mère avait chanté naguère. J’étais assis devant, à opiner à chaque témoignage, à sourire lorsque je pensais qu’il le fallait. Si cela avait été en mon pouvoir, j’aurais dit à tout le monde de ne pas se fatiguer, à chaque orateur de s’asseoir, j’aurais dit qu’ils n’étaient pas obligés de dire quelque chose.

Un élève de ma mère, une basse-baryton du nom de M. Winter, raconta qu’elle avait été refusée à la première école où elle avait voulu faire ses études. « Pas un cours n’a passé pour moi sans que je bénisse ces malheureux bâtards d’avoir placé Mme Strom sur une autre voie. Mais si j’étais juge fédéral, je les condamnerais à un après-midi. Juste un. À écouter la voix de cette femme. »

Puis ce fut au tour de mon père de parler. Personne n’en attendait tant, mais il insista. Il se leva, son costume partait dans tous les sens. Je tâchai d’arranger un peu sa tenue pendant qu’il se levait, ce qui déclencha un rire nerveux dans toute la salle. J’avais envie de mourir. J’aurais donné toutes nos vies pour qu’elle vive, et je serais volontiers parti en tête.

Mon père s’avança derrière le pupitre. Il inclina la tête. Il adressa un sourire au public, un rayon pâle visant d’autres galaxies. Il ôta ses lunettes et les essuya avec son mouchoir, comme il le faisait toujours lorsqu’il ne maîtrisait pas la situation. Comme toujours, il ne réussit qu’à étaler la saleté sur ses verres. Pendant un moment, il cligna de l’œil, incapable de voir, on aurait dit un poisson blanc bouffi, poché, perdu dans cette mer bigarrée. Comment ma mère avait-elle pu voir au-delà d’une telle peau ?

Da remit ses lunettes, et redevint notre Da. L’épaisseur de ses lunettes lui fit pencher la tête de côté. La partie relevée de sa tête se tordit en un épouvantable sourire. Il brandit la main droite et l’agita en l’air, sur le point de commencer une de ses conférences sur la relativité en racontant une histoire drôle de montres dans des trains en mouvement, ou de jumeaux dans des fusées voyageant presque à la vitesse de la lumière. Il secoua de nouveau la main, la mâchoire inférieure tomba, se préparant pour le premier mot. Un claquement sec sortit de sa gorge. Sa voix envisagea des milliers d’attaques possibles, tous les chants à plusieurs voix qu’il avait entamés avec elle. Il se figea sur la levée du temps.

Enfin, le premier mot passa le larynx obstrué. « Il y a un vieux proverbe juif. » Ce n’était pas mon père. Mon père était dehors face à un vent formidablement violent. « Un proverbe qui dit “Le poisson et l’oiseau peuvent tomber amoureux…” »

La mâchoire retomba et le claquement réapparut – le frisson de roseaux secs en bord de rivière. Il demeura muet pendant si longtemps que même mon embarras, comparé à ce claquement sec, se dispersa dans le silence, tout comme la gêne ressentie par chacun dans la pièce. Mon père releva le menton et sourit. Sur ce, dans un froissement en guise d’excuses, il se rassit.

Nous chantâmes : le seul moment de la journée qui aurait pu plaire à ma mère. M. Winter interpréta « Lord God of Abraham », extrait du Elias de Mendelssohn. La meilleure élève de ma mère se risqua à l’Ave Maria de Schubert, le morceau emblématique de Mlle Anderson, que ma mère aimait tant qu’elle ne l’avait pas chanté depuis sa jeunesse. L’élève ne contrôla pas une seule note au-dessus du deuxième mi. Le chagrin déchira son vibrato et, néanmoins, elle n’avait jamais été si proche de l’interprétation parfaite.

L’une après l’autre, puis en groupe, les voix avec lesquelles ma mère avait chanté se mirent à chanter à tour de rôle, sans elle. La pièce fut jonchée de bribes d’Aïda. Ils chantèrent des mélodies russes dont les paroles étaient une aquarelle phonétique. Ils chantèrent des spirituals, la seule musique folk qui s’harmonisait toujours, qu’il y ait quatre, cinq, ou six voix séparées. Debout, ils chantèrent des fragments spontanés de gospel, toutes les bribes disponibles de salut improvisé.

Pendant un bref et fugitif instant, je l’entendis à nouveau, le jeu des Citations folles – l’éternel rituel séducteur de mes parents, et la première école de chant de leurs enfants. Si ce n’est que là, le contrepoint ralentit pour ne former qu’une seule voix. La profondeur devint largeur, les accords se changèrent en lignes de chant. Il n’empêche, il demeurait quelque chose de ce vieil empilement mélodique. Et ce quelque chose qui demeurait, c’était ma mère. Elle comptait dans ses origines plus de territoires que même ses enfants hybrides ne pourraient en connaître, et chacun de ces lieux discordants avait sa chanson attitrée. Jadis, ces accents avaient lutté pour entrer simultanément dans l’oreille. À présent, ils avaient abandonné et attendaient leur tour, enfin polis, dans la mort, chacun faisant de la place pour l’autre, s’étirant en longueur, au fil du testament du temps.

Mon père n’essaya pas de chanter. Il était trop avisé pour ça. Mais il ne resta pas non plus silencieux. Il avait composé un pot-pourri de trois minutes, réminiscence de nos séances en famille, ces soirées qui avaient jadis paru interminables, à présent disparues. En l’espace de trois minutes, il y fit entrer toutes les citations susceptibles de s’intégrer à la progression harmonique initiale. Il était impossible, ce n’était tout simplement pas concevable, qu’il ait composé ce morceau dans les quelques jours qui avaient suivi la mort de notre mère. Et pourtant, s’il avait composé cette œuvre à l’avance, ce ne pouvait être qu’avec cette occasion en tête.

Il avait écrit la partition à cinq voix, comme si nous étions encore les chanteurs. Aussi bien, il aurait pu composer une aria que Maman en personne aurait interprétée. Un quintette ad hoc composé d’amis à elle et d’élèves se leva à notre place, tandis que nous restions assis au-devant du public muet. Pour une pièce préparée en si peu de temps, ce fut un véritable miracle. Ils interprétèrent tous les pastiches dingues de Da, donnant à l’ensemble la virtuosité d’un au revoir éthéré. S’ils avaient compris ce dont il s’agissait réellement, ils n’en seraient jamais venus à bout : c’était l’offrande musicale de nos veillées familiales, le merci que nous scandions pour un don qui, pensions-nous alors, serait nôtre à jamais.

Da avait réussi une véritable prouesse de reconstruction musicale. Tous nos anciens jeux de citations étaient morts, engloutis dans les flammes, aussi sûrement que n’importe quel album de famille. Et pourtant, il y en avait un, ici, qui restait intact, le collage exact que nous avions chanté un soir, fidèle à tout, sauf à ses détails. Da, d’une certaine manière, avait retrouvé ce nom, trop familier pour qu’il s’en souvînt. Il était le transcripteur, mais jamais il n’aurait pu composer ce morceau seul. Elle était là en contrepoint de chaque voix. Note pour note, il l’avait ramenée d’entre les morts. Le Baume à Gilhead de Maman caréné dans son Cherubini à lui. La Rhapsodie pour alto de Brahms, de Maman, se mêlant au grognement klezmer de Da. Debussy, Tallis, Basie : pendant la durée du collage, ils créèrent un État souverain où aucune loi n’empêchait ce type d’amalgame, ces harmonies si profanes. C’est la seule composition que Da consigna jamais sur papier, son unique réponse à la question assassine. À quel endroit le poisson et l’oiseau pouvaient-ils construire leur impossible nid ?

Il était prévu qu’après le morceau de Da, ce serait au tour de mon frère et moi. Je risquai un coup d’œil à Jonah, tandis que le groupe mettait le cap vers l’inévitable conclusion de l’œuvre surprise. Son visage était un nid de guêpes. Il n’avait pas envie de se lever pour chanter devant ce public. Il ne voulait pas chanter pour eux. Ni maintenant, ni jamais. Mais nous étions obligés.

Le piano de cette salle de location avait un son étouffé et rétif. La voix de mon frère était minée par le refus. Il avait choisi un morceau qu’il n’était plus capable de chanter, un morceau de son enfance bien trop aigu pour sa tessiture actuelle. J’avais tenté par tous les moyens possibles de l’en dissuader. Mais Jonah n’avait pas voulu en démordre. Il voulait absolument chanter ce Mahler que Maman et lui avaient jadis interprété en audition. « Wer hat dies Liedlein erdacht ? » « Qui a conçu cette chansonnette ? »

C’est ainsi qu’il voulait se souvenir d’elle. Deux ans après que leur performance conjointe lui avait permis d’intégrer le prestigieux établissement, Jonah lui avait demandé de ne pas venir le chercher pour les vacances. À présent, la source de tout son amour et de toute sa honte était morte avant que Jonah n’ait pu délivrer sa mère de ce bannissement. Cela, il le porterait avec lui toute sa vie. Même le chant ne pourrait l’évacuer.

Deux soirs plus tôt, il avait eu l’idée monstrueuse de chanter tout le morceau falsetto dans la tonalité soprane d’origine du Cor magique de l’enfant, à la manière d’un contre-ténor grotesque tendu vers un impossible retour en arrière. Je lui en fis entendre l’absurdité. Nous attaquâmes une octave plus bas et, à part la dissonance – les paroles innocentes chantées dans l’exil de ce registre –, nous en vînmes à bout. Les amis de la défunte ne comprirent sans doute pas l’hommage qui venait de lui être rendu. Qu’est-ce que cette fillette chérie dans son chalet de montagne avait à voir avec cette femme noire impertinente et vigoureuse de Philadelphie, brûlée vive avant d’atteindre l’âge de quarante ans ? Pourtant la fillette de la chanson était ma mère. Qui pouvait juger de la façon dont ses fils la voyaient ? La mort brouille les pistes. Maintenant, plus que jamais, elle était cette fillette, guettant pour toujours la verte prairie originelle.

Notre maison avait brûlé et notre mère était morte. Mais nous n’avions pas de corps pour le prouver. Je n’étais pas assez âgé pour croire sans avoir vu. Pour moi, tous ces gens s’étaient rassemblés pour chanter. Ils répétaient pour le premier anniversaire à venir du retour de l’absente. Qui avait conçu cette chansonnette ? C’est seulement lorsque la fillette cachée de la montagne prit le visage de ma mère qu’elle m’apparut enfin. Et il n’y avait guère que dans la langue torturée de conte de fées de mon père que wund rimait avec gesund :

 

Mon cœur saigne

Viens, Trésor, et soigne-le !

Tes yeux marron foncé

M’ont blessé.

 

Ta bouche vermeille

Réconforte les cœurs

Assagit les garçons

Réveille les morts…

 

Qui, alors, a conçu cette jolie chansonnette ?

Trois oies l’ont portée sur l’eau,

Deux grises et une blanche.

Et pour ceux qui ne savent chanter cette chansonnette,

Les oies la siffleront.

 

Je pressai les touches que ses doigts avaient jadis pressées, dans le même ordre qu’elle. Jonah parcourut la chansonnette en sifflotant les notes, la réinventant au fur et à mesure. Je l’accompagnai, à la mesure près. L’octave supplémentaire dans ses cordes vocales épaissies s’était effacée. Il chanta aussi facilement que d’autres pensent. Sa voix venait aux notes comme une abeille à la fleur, étonnée par la précision de sa propre envolée : légère, authentique, spontanée, condamnée. Tout fut bouclé en une minute et demie.

Tu as une si belle voix. Je veux que tu chantes à mon mariage. Elle ne sut jamais combien la plaisanterie me terrifiait. Bon, je suis déjà mariée. Ça ne m’empêche pas de vouloir que tu chantes à mon mariage. Même morte, peut-être ne cesserait-elle pas de vouloir. Peut-être était-ce là le mariage auquel elle voulait qu’on chante.

Ses yeux marron foncé auraient peut-être réconforté nos cœurs, et nous auraient assagis. Nous auraient peut-être fait revenir d’entre les morts, si elle n’était pas morte la première. Qui peut dire pourquoi elle aimait tant cette chansonnette ? Elle n’était pas pour elle. Elle était d’un autre monde. Cette vie ne lui avait pas permis de la chanter. Les trois oies de Maman – deux grises et une blanche – lui rapportaient la chanson au-dessus de l’eau, là où il ne lui avait jamais été donné de vivre.

Je jouai encore une fois ce jour-là, un accompagnement final pour clore la cérémonie. Pendant tous les discours et toutes les chansons, Rootie resta assise sur la chaise en bois, à côté de Da, à tripoter les genoux de ses bas, à éplucher les semelles de ses souliers, ses mains rétives suppliant sa mère de sortir de la maison en feu pour venir les frapper. Pendant des nuits et des nuits après l’incendie, Ruth était allée se coucher en larmes, se réveillait dans les cris. Elle s’étouffait en demandant où était Maman. Elle n’arrêta pas de pleurer jusqu’à ce que je lui dise que personne n’en savait rien. Au bout d’une semaine, ma sœur se transforma en un kyste dur et solidement refermé sur lui-même, occupé à retourner son secret dans tous les sens. Le monde lui mentait. Pour des raisons inconnues, personne ne lui disait ce qui s’était réellement passé. Les adultes la mettaient à l’épreuve, et pour cela, elle était totalement seule.

Déjà, à la cérémonie, Ruth travaillait sur ce mystère. Elle était assise sur sa chaise, à tripoter son ourlet jusqu’à en faire des rubans, à retourner la preuve en tous sens. En plein jour, à la maison, et tout le monde s’en était sorti, sauf une personne. Ruth connaissait sa Maman. Maman ne se serait jamais laissé surprendre comme ça. Tout au long de la commémoration, Rootie poursuivit un dialogue inaudible avec ses poupées désormais volatilisées, les questionnant tout en jouant à la dînette. De temps en temps, elle griffonnait avec l’index des notes indélébiles dans sa paume, à même la peau : tout ce qu’il ne faudrait jamais oublier. Je me penchai pour écouter ce qu’elle se murmurait. D’une toute petite voix, elle répétait : « Je ferai en sorte qu’ils te trouvent. »

Si impardonnable que cela fût, nous gardâmes ma sœur pour la fin. Ruth était la meilleure mémoire de notre mère, l’être au monde qui ressemblait le plus à Maman. À l’âge de dix ans, elle commençait déjà à avoir la voix de Maman. Ruth avait toutes les qualités : une justesse qui valait celle de Jonah, la richesse de timbre de Maman, un phrasé bien supérieur à tout ce que moi je pouvais produire. Dans un autre monde, elle aurait pu aller bien plus loin que nous tous.

Elle chantait cette chanson de débutant, de Bach sans être de Bach, l’air le plus simple au monde, trop simple pour que Bach lui-même l’ait composé tout seul. Il figurait dans le carnet de notes de la femme de Bach, où elle griffonnait toutes ses leçons. Ruth le tenait de Maman, sans avoir eu besoin de l’apprendre.

 

Bist du bei mir, geh’ ich mit Freuden

zum Sterben und zu meiner Ruh’

Ach, wie vergnügt wär’ so mein Ende,

es drückten deine lieben Hände

mir dir getreuen Augen zu !

 

Si tu es à mes côtés, j’irai joyeux

rejoindre ma mort et mon repos.

Ah, comme ma fin sera plaisante,

avec tes mains chéries fermant

mes yeux fidèles !

 

Root chanta comme si elle et moi étions les deux seuls survivants. Sa voix était menue mais aussi limpide qu’une boîte à musique. Je ne me servis pas de la pédale du milieu, de sorte que chaque accord sonnât de manière presque timide, en utilisant non pas la pression des doigts sur la touche mais leur relâcher. Les notes qu’elle tenait flottaient au-dessus de mes modulations prudentes, comme un clair de lune sur un petit esquif perdu. J’essayai de ne pas écouter, hormis pour rester dans son faisceau lumineux.

L’air le plus simple au monde, aussi simple et étrange que la respiration. Qui sait ce que la salle entendit ? Je ne suis même pas sûr que Rootie comprenait les paroles. À l’origine elles avaient peut-être été destinées à Dieu. Mais ce n’est pas à Lui que Ruth les adressa.

Nous restâmes assis dans la pièce silencieuse. Ruth ne chanta plus jamais dans la langue de son père. Plus jamais elle ne chanta en public la musique européenne adorée de sa mère. Plus jamais, jusqu’au moment où elle y serait obligée.

La pièce elle-même se mit à résonner au son de On That Great Gettin’ Up Morning. Le morceau ne figurait pas au programme, mais il s’imposa presque comme par enchantement. Les amis de ma mère se laissèrent aller dans le majeur syncopé le plus ensoleillé. Un regard échangé suffit pour s’entendre sur le tempo de départ. Les voix s’entremêlèrent et s’enroulèrent, sachant que cette version serait unique. Les improvisations se firent vertigineuses, et je consultai Jonah pour voir si nous ne pourrions pas ajouter quelques ornements à l’ensemble. Il se contenta de me regarder les yeux gonflés et dit : « Vas-y si tu veux. »

Après cela, les gens se réunirent autour du buffet et se ruèrent sur les petits sandwichs avec un appétit qui me les rendit tous détestables. Les quelques enfants présents tournèrent autour de Ruth, laquelle ne pouvait se décider entre jouer avec eux et se tenir à l’écart. Jonah et moi étions appuyés contre le mur, à regarder les gens sourire et s’apprécier. Lorsqu’une personne arrivait pour présenter ses condoléances et dire combien elle était navrée, Jonah remerciait mécaniquement, et je leur disais que ce n’était pas leur faute.

Un type s’approcha. Je ne l’avais pas vu pendant la cérémonie. Il semblait d’un âge aussi indéterminé que n’importe quel autre adulte. La trentaine, autrement dit, dix ans de trop, un âge indécent. À mes yeux, il était d’une couleur parfaite, le côté cannelle du clou de girofle, juste comme il fallait. Il s’avança, timide, résolu, curieux, les yeux cerclés de rouge. « Les gars, vous dépotez », dit-il. Sa voix était sur le point de vaciller. « Vous assurez vraiment, les gars. »

Il n’arrivait pas à sourire. Il regardait sans cesse autour de lui, prêt à déguerpir. Je n’arrivais pas à comprendre comment quelqu’un que je ne connaissais pas pouvait ressentir tant de chagrin pour ma mère.

« C’est bien ou mal ? demanda Jonah.

— Vraiment bien. Y a pas mieux. Vous vous souviendrez que je vous l’ai dit. » Il pencha ses yeux injectés de sang à notre hauteur. Il nous regarda en fouillant dans ses souvenirs. « Toi, fit-il en tendant sur Jonah un index accusateur. Toi, ta voix ressemble à la sienne. Mais toi – sa main décrivit un lent quart de cercle –, toi, tu es comme elle. Et je parle pas de la couleur. »

L’homme se redressa et nous dévisagea. Je sentis Jonah reprendre du poil de la bête avant même qu’il ne parle. « Comment vous pouvez savoir ? D’abord, est-ce que vous nous connaissez ? »

L’homme brandit ses paumes nues. Elles ressemblaient aux miennes. Ses paumes n’auraient pas été différentes s’il avait été blanc.

« Hé, hé. Relax, camarade. » Thad et Earl auraient adoré pouvoir adopter une intonation comme la sienne. « Je sais, c’est tout, je sais. »

Jonah entendit, lui aussi. « Vous étiez proche d’elle ou quelque chose dans le genre ? »

L’homme se contenta de nous regarder, inclinant la tête d’un côté, puis de l’autre. Nous le surprenions, mais j’étais incapable de dire en quoi. Il ne pouvait pas accepter notre existence, mais il trouvait cela merveilleux, voire comique. Il posa les mains sur chacune de nos têtes. Je le laissai faire. Jonah, lui, se dégagea.

L’homme recula, sans avoir cessé de secouer la tête, pris d’un triste émerveillement. « Vous dépotez vraiment, tous les deux. Rappelez-vous ça. » Il lança un nouveau regard dans la pièce, de peur de se faire prendre, ou peut-être parce qu’il voulait se faire prendre. « Vous direz bonjour à votre Da, là. De la part de Michael, d’ac’ ? » Puis il fit volte-face et quitta la pièce.

Nous retrouvâmes notre père en train de tracer des diagrammes de Feynman sur l’envers d’une serviette de table pour deux de ses collègues de Columbia. Ils discutaient de la réversibilité dans le temps des interactions entre particules élémentaires. Cela semblait obscène qu’ils parlent d’autre chose que de la mort ou de Maman. Peut-être, pour Da, étaient-ils en train de parler des deux.

Jonah interrompit la session. « Da, c’est qui, Michael ? »

Notre père se détourna de ses collègues, une expression vide lui barrait le visage. Nous étions juste les suivants dans la file de ceux qui lui soumettaient un problème à résoudre. « Michael ? » Il n’arrivait pas à situer le nom de cette nouvelle particule élémentaire. Il nous dévisagea, nous identifia. Un processus se mit en branle. Il prit peur et se montra excité. « Ici ? » Jonah opina. « Un homme grand ? Environ cent quatre-vingt-dix centimètres ? » Nous nous regardâmes, pris de peur. Jonah haussa les épaules. « Un homme de belle allure ? Visage étroit ? Une de ses oreilles fait ça ? »

Da rabattit le haut de son oreille droite pour imiter le pli que nous avions tous deux remarqué. Il ne fit pas allusion au teint cannelle. La première chose que quiconque aurait mentionnée. Notre père n’avait même pas demandé

« Oui ? demanda-t-il. C’est lui ? » Toujours heureux, toujours apeuré. Il chercha dans la salle, le même regard furtif que Michael précédemment. « Où est-il ? »

Jonah haussa une nouvelle fois les épaules. « Il est parti.

— Parti ? » Le visage de Da devint aussi livide que le jour où il était monté à Boston nous annoncer ce qui était arrivé à Maman. « Vraiment ? »

Je répondis par un hochement de tête à cette question idiote. Quelque chose s’était mal passé et c’était la faute de Jonah et la mienne. Je fis oui de la tête, tâchant de rattraper le coup. Mais Da ne me vit pas. Notre père n’était jamais chez lui dans son corps. C’était une chose courtaude, et son âme était déliée. Quand il se déplaçait, il déambulait cahin-caha à côté de lui-même, comme une valise trop remplie. Mais, cette fois-ci, il courut. Il traversa les pièces si vite que les conversations alentour en furent soufflées. Jonah et moi lui emboîtâmes le pas en nous bousculant.

Da se précipita dehors, dans la rue, prêt à fendre les passants. Il alla jusqu’à la première intersection. Je l’observai, un demi-pâté de maisons derrière lui. Il faisait tache dans ce quartier. Dans le large spectre de cette rue, il n’avait même pas sa place.

Le brouhaha des conversations continuait de se répandre depuis la petite pièce de location derrière nous. Da se retourna et nous rejoignit, abattu. Nous rentrâmes tous trois. Les discussions cessèrent. Da regarda autour de lui, s’efforçant toujours de sourire.

Jonah demanda : « C’était quelqu’un qu’on connaissait ou quoi ?

— Il a dit que je ressemblais à Maman. » Je parlais comme un môme.

« Vous ressemblez tous les deux à votre mère. » Da refusait de nous regarder. « Vous trois. » Il enleva ses lunettes et appuya sur ses yeux. Il remit ses lunettes en place. Le sourire, le rictus incrédule, sa façon de secouer lentement la tête : tout cela disparut. « Mes garçons. » Il voulut ajouter : « Mon JoJo », mais en fut incapable. « Mes fistons. C’était votre oncle. »