32
 
REQUIEM
 

Nous enterrâmes Jonah à Philadelphie, dans le cimetière de famille. Un mois plus tard, Ruth et moi prîmes l’avion pour chanter à l’occasion de ses funérailles européennes. La cérémonie se tint à Bruxelles, dans une demi-douzaine de langues, toutes chantées. Il n’y eut pas de panégyrique, pas de commémoration, uniquement de la musique. Des dizaines de personnes chantèrent, des gens avec qui Jonah avait travaillé au cours des dernières années de sa vie. Notre morceau était le plus récent en date, et c’était assurément le plus animé. Ruth chanta « Bist du bei mir », ce petit air de Bach que Bach n’a pas composé :

 

Si tu es à mes côtés, j’irai joyeux

rejoindre ma mort et mon repos.

Ah, comme ma fin sera plaisante,

avec tes mains chéries fermant

mes yeux fidèles.

 

Nous chantâmes comme si nous n’avions plus fait de musique depuis les funérailles de notre mère. Comme si nous étions les découvreurs fébriles de la musique, les premiers à être tombés par hasard sur cet art. Comme si nous risquions de ne plus jamais revenir à la tonique. Comme si la tonique s’enfuyait au loin, un do toujours en mouvement. Comme si, avant la fin, tout le monde devrait posséder toutes les chansons. Ruth chanta comme elle se souvenait de lui, hors de toute censure. Et il fut présent dans sa voix.

C’était la première fois que ma sœur voyageait à l’étranger. Elle grimpa au sommet du mont des Arts, le Kunstberg, s’émerveillant des choses les plus banales. Pendant un long moment, elle ne comprit pas le sentiment qui l’envahissait. Puis, au milieu de la Grand-Place, nous entendîmes un couple noir, clair de peau, aux traits anguleux, s’extasier en portugais devant l’hôtel de ville.

« Personne n’a la moindre idée d’où je viens. Tout le monde se fiche de savoir comment je suis arrivée ici. Les gens n’essayent même pas de deviner. Je pourrais être n’importe qui. » Cette liberté vertigineuse la terrifiait. « Il faut qu’on rentre en Amérique, Joey. » Notre utopie infernale, ce rêve du temps. La chose pour laquelle le futur avait été inventé, pour être cassé et reconstruit.

« L’Allemagne, c’est loin ? » Je lui répondis, et elle secoua la tête, déstabilisée. « La prochaine fois. »

Petit Robert se présentait à tous les étrangers sous son nom africain. Il était tout excité qu’on lui demande s’il venait du Congo. Dans l’avion pour San Francisco, il papota avec le personnel de bord à la fois en français et en flamand.

 

Notre père pensait que le temps ne s’écoule pas ; il est. Dans un tel univers, nous sommes faits de tout ce que nous avons été et de tout ce que nous serons jamais. Mais alors, dans un tel univers, qui sommes-nous, sinon toutes ces choses ?

Donc, je suis au bord du bassin aux mille reflets avec mes deux neveux. Nous avons laissé leur mère au Smithsonian, en dépit de ses objections. « Je ne vois pas pourquoi je ne peux pas me balader comme ça dans la foule, à côté de toi. Je ne dirai pas un mot.

— On en a déjà parlé un million de fois, répète son aîné. Tu m’as promis, avant qu’on parte.

— Dans quelle mesure cette manifestation peut-elle prétendre à l’unité si les femmes doivent rester à la maison ?

— Les femmes ne doivent pas rester à la maison. Les femmes peuvent aller où elles veulent dans la capitale de notre nation. Pourquoi est-ce que tu ne passes pas voir Howard ? Ton grand-papa n’a-t-il pas…

— Maya Angelou sera là. C’est une femme. Elle va faire un discours.

— Maman. Tu as promis. Accorde-nous… juste ça. »

Nous ne sommes donc que nous trois, les trois hommes, sur le Mail. Je vais être découvert et renvoyé à la maison. D’un moment à l’autre, mes neveux me demanderont d’aller les attendre dans la chambre d’hôtel.

Kwame se tient dans cette foule énorme, effrayée par sa propre splendeur. Malgré la température clémente d’octobre, il frissonne. Il vacille sur ses jambes, comme une paillotte sur la plage, un jour de grosse marée. C’est son projet à lui, son expiation, son plan d’évasion, et il mise sur le fait que tout va bien se passer. N’empêche, il est sidéré par le nombre de gens qui eux aussi ont misé sur cette journée.

Il a réussi à rester dans le monde libre pendant deux années entières. Une amende pour excès de vitesse par-ci, une éviction de son appartement par-là, mais fini l’esclavage. « C’est terminé, me dit-il. Ce moi est mort. » Ça fait deux ans qu’il est sorti et, pendant cette période, il a eu quatre boulots et joué avec trois nouveaux groupes différents. Les boulots sont devenus plus durs et la musique sensiblement plus mélodique. Il y a deux mois, il a commencé à travailler comme soudeur. Lorsqu’il a décroché ce poste, il m’a dit : « Je vais le garder un certain temps, celui-là, oncle JoJo. » Je n’en doute pas, lui ai-je dit.

Il se tient dans les remous de la foule, il parle à un inconnu, un type au teint cuivré qui a presque mon âge et arbore un sweat-shirt University of Arizona, avec un fils plus jeune que Robert. « Je suis pas sûr d’être fan du bonhomme, dit l’inconnu sur un ton d’excuse.

— Personne n’est fan du bonhomme, le rassure Kwame. Ce type incite à la haine. Mais tout ce mouvement le dépasse.

— Est-ce que tu savais que Farrakhan avait une formation de violoniste classique ? » C’est moi qui dis cela, au risque d’irriter Kwame. Une insulte et un hommage. En souvenir de toutes les choses qui disparaissent.

« Arrête ! Sans déconner ? » Les deux hommes s’en amusent – tout ce mélange de dignité et de ridicule.

« Comment peut-on jouer du violon avec un nœud papillon si énorme ? » C’est la dernière chose que prononce notre ami inconnu avant que la foule ne l’engloutisse.

Kwame regarde l’homme disparaître en tenant la main de son fils. Soudain, mon neveu se souvient, il se sent fautif et lance : « Robert !

— Ode, lui répond une voix furibarde, à deux mètres derrière lui.

— Comme tu veux, frangin. Mais t’éloigne pas, t’entends ?

— Je t’entends », répond le garçon de onze ans sur un ton renfrogné. Mais seulement parce que son frère est le chef.

Kwame est un dieu aux yeux du garçon, et l’aîné n’y peut rien. Quand Kwame est allé en prison, le petit Robert a inventé des jeux à base de nombres complexes, des systèmes entiers de calcul. Quand il est revenu, son petit frère ne voulait rien d’autre que dévaler la pente derrière lui jusqu’à la damnation. « L’école, c’est pour les bêtas », lui a dit l’enfant. Résolu, fier et aussi astucieux que le dieu qu’il a pris pour modèle. « Pour les bêtas et les nègres domestiques.

— Qui t’a dit ça ? Tu donneras à ce Nègre des champs l’adresse du patron. Va falloir qu’on cause un peu. »

Mais le garçon prenait chaque parole de son frère comme un rite initiatique, un test pour voir s’il était vraiment cool. « Tu te fiches de moi. Si tu aimes tant que ça l’école, comment ça se fait que tu y sois plus ? » Si tu aimes les Blancs à ce point, comment se fait-il que tu aies un casier judiciaire ?

« Referme pas tes bouquins trop vite, petit haricot. Arrête de faire le nigaud. Ton père. Ton père a fait des études de maths, Haricoti. Tu savais pas ? » Et ton grand-père. Tu crois tenir ça de qui ?

Le petit frère s’est contenté de hausser les épaules. La montée en puissance mondiale de la culture hip-hop démontre la futilité de toutes ces hypocrisies. Ça, c’était avant. Maintenant, les choses sont différentes.

« Haricoti. C’est grâce à toi que je vais avancer. Finies, les grandes ambitions ? »

Ode s’est contenté de sourire, il a vu clair dans la manigance de son frère. Il n’y avait rien de plus grand à ses yeux. Rien de plus grand que son ex-malfrat de frère.

C’est la pénitence de l’aîné de mes neveux, la raison pour laquelle nous sommes ici. Il ne nous aurait pas fait prendre l’avion jusqu’à Washington, n’aurait même pas traversé la rue pour quelque chose d’aussi fumeux que « l’affirmation de soi », si ce n’avait été pour son frère. Kwame n’a pas besoin de s’affirmer. Nous sommes ici uniquement pour Robert, qui menace toutes les deux minutes de disparaître dans la foule, pour aller là où il y a vraiment de l’action.

Je me retourne pour regarder, tout au bout du grand bassin, les marches du monument commémoratif. La femme qui avait chanté sur ces marches, à défaut de pouvoir chanter à l’intérieur, est morte il y a deux ans, en avril, au moment où Kwame est sorti de prison. Une contralto interprétant des bribes de Donizetti et de Schubert a changé la vie de mes neveux. Non, ce n’est pas ça. Son concert impromptu ne les a pas changés. Il les a faits.

Kwame suit mon regard à travers le Mail. Mais il ne peut pas voir le fantôme. À la vue du Lincoln Memorial, les traits de mon neveu se crispent. « Ce mec avait la haine des Nègres. Pourquoi on le vénère encore ? Libéré les esclaves ? L’enfoiré, il a rien libéré du tout.

— On verra », dis-je. Kwame me regarde comme si j’avais fini par perdre la boule. Je lui secoue l’épaule. « Entre un blanc-bec raciste et un pasteur antisémite, que choisir ? Que veux-tu qu’ils fassent, les frangins ? »

Les frangins sur notre droite nous lancent un regard. Ceux devant nous se retournent, en souriant.

Le podium s’anime, c’est l’heure des grands discours. Dans un instant, Kwame et Robert vont demander à s’avancer, juste un peu, sans moi. On se comprend tacitement : Ne le prends pas mal, oncle frangin, mais toute cette histoire de guérison, c’est pas vraiment pour toi. Mais j’ai beau m’y préparer, dans cette vie, cette requête ne viendra pas.

Les journaux feront le décompte – deux cent mille personnes, au maximum. Mais si ce sont des hommes, pourquoi pas un million ? Pourquoi pas des dizaines de millions ; des vies à l’infini. Je n’avais encore jamais assisté à un rassemblement si énorme. Je m’attendais à ressentir de la claustrophobie, de l’agoraphobie, l’étouffement du bon vieux trac avant de monter sur scène. J’ai seulement une impression d’immensité temporelle ; les choses se rejoignent enfin elles-mêmes. Ce sentiment enfle, étrange et magnifique et souillé, comme tout ce qui est humain, mais à une bien plus grande échelle.

Je ne peux pas dire ce que mes neveux voient. Leurs visages ne traduisent que de l’excitation. Un million, pour eux ce n’est rien. Ce n’est rien, à l’échelle du monde qui leur a été transmis : les écrans géants, les concerts monstres en son surround, les émotions globales que leur monde diffuse au quotidien. Mais peut-être en sont-ils au même point que moi, subjugués par cette tentative improbable de rassembler un million d’hommes, cette volonté de rédemption. Peut-être comprennent-ils aussi que la ressemblance l’emporte sur les différences, tout cela par pure terreur. Sans mélange, pas de mouvement. Voilà ce que veut dire le pasteur avec son million d’hommes, en dépit de ce qu’il croit raconter. Qui peut se contenter d’être seulement égal à lui-même ? Tant que nous ne viendrons pas de tous les endroits où nous avons été, nous n’atteindrons pas notre but.

Kwame tend le cou pour voir le podium et observer les haut-parleurs. Robert – Ode –, lassé par tous ces discours, se trouve un copain de son âge. Ils se jaugent d’un coup d’œil et s’avancent dans le creux entre les gens pour se montrer les mouvements qu’ils savent faire. Les célébrités, chanteurs et autres poètes se succèdent, puis cèdent la place au pasteur. Il cajole la foule. Il évoque Moïse, Jésus, Mahomet. Il n’épargne ni Lincoln, ni les Pères fondateurs, et Kwame ne peut que l’acclamer. Tous les prophètes ont leurs défauts, dit-il. Il dit que nous sommes plus divisés aujourd’hui que nous ne l’étions la dernière fois que nous nous sommes tous réunis ici. Il se met à radoter, à invoquer de douteuses coïncidences numérologiques. Mais tous les chiffres se réduisent à deux, au bout de la longue division.

« Nous sommes donc ici aujourd’hui, en ce moment historique. » Le son se déploie, étriqué, métallique, perdu dans l’espace infini qu’il faut remplir. « Nous sommes ici pour tous ceux qui n’ont pas pu venir aujourd’hui. Nous sommes ici pour le sang de nos ancêtres. »

Les gens tout autour de nous lancent des noms. Une immense église. Mes neveux connaissent déjà ce rituel, d’une autre manière. « Robert Rider », s’écrie Kwame. Sa voix se brise, non pas parce qu’il se rappelle, mais parce qu’il n’y arrive pas. « Delia Daley », ajoute-t-il. Il pourrait remonter plus loin.

« Nous sommes ici pour le sang de ceux qui ont péri au cours du Passage du Milieu… au cours des luttes fratricides… »

Les gens autour de nous déclinent les noms de leurs morts. Comme il me sait à ses côtés, mon neveu ajoute : « Jonah Strom. »

L’idée est tellement folle que je suis obligé d’en rire. Transfiguré par la mort : les débuts de mon frère à l’opéra, enfin. Puis j’entends le petit Robert se vanter auprès de son nouveau camarade : « Mon oncle est mort dans les émeutes de Los Angeles. » Et je me dis que, d’une certaine manière, c’est ce qui s’est passé. Le dernier concert d’une longue vie passée à se chanter soi-même.

« Vers une union plus parfaite. » Le pasteur ne sait pas de quoi il parle. L’union détruira tous ses appels à la loyauté, si la loyauté ne nous détruit pas avant. Je me tiens au milieu de cette masse d’un million d’hommes, à un milliard de kilomètres de distance, souriant comme l’idiot que je suis, comme mon frère l’avait toujours su. Un vieux juif allemand me l’a prouvé, il y a des lustres : le mélange nous indique le sens dans lequel avance le temps. J’ai vu le futur, et c’est un bâtard.

Kwame choisit cet instant pour me murmurer à l’oreille : « Ce type vaut que dalle. Suffit d’avoir un petit peu de jugeote, ça crève les yeux. Y a qu’une seule solution. Tout le monde aura un peu de sang de toutes les provenances. Qu’est-ce que ça peut foutre ? Moi, je dis allons-y, faisons ça, qu’on en finisse. »

Je secoue la tête et lui demande : « Selon toi, tu tiens ça de qui ? »

Le pasteur est parti pour battre un record. Mais la foule est là pour l’aider. Nous agitons les mains en l’air. Nous donnons de l’argent par poignées. Nous embrassons des inconnus. Nous chantons. Puis cet homme qui a suivi une formation classique de violon nous dit : « Rentrez chez vous. Retournez à la maison pour œuvrer à cette expiation… Rentrez chez vous. » Ça se termine comme tous les glorieux changements avortés du passé, et de tous les passés à venir. À la maison : le seul endroit où retourner quand il n’y a plus d’autre endroit où aller.

Mais notre garçon a d’autres destinations en tête, des destinations plus lointaines. Les discours cessent et la foule se replie sur elle-même ; c’est l’étreinte. Kwame m’attire dans ses bras, en une sorte de promesse maladroite. Nous nous écartons l’un de l’autre, embarrassés, et nous regardons autour de nous, à la recherche de Robert. Mais il a disparu. Nous voyons le camarade avec qui il jouait tout à l’heure, mais le garçon n’a aucune idée de là où Robert a bien pu aller. Kwame le secoue, il crie presque, et l’enfant effrayé se met à pleurer.

Mon neveu plonge dans son pire cauchemar récurrent. Et le mien. C’est lui qui a fait ça. Lui qui a amené son frère ici, le grand frère protecteur, dans l’idée de défaire l’influence qu’il exerce sur lui. Il a fait taire Ruth et ses mises en garde. « Il ne peut rien lui arriver », lui a-t-il mille fois promis. Au milieu de cette foule énorme, il n’a pas quitté le garçon d’une semelle. Et là, au premier moment d’inattention, nous avons perdu l’enfant, comme s’il avait attendu l’occasion pour prendre sa liberté.

Kwame ne tient plus en place. Il court dans tous les sens, se précipite sur toute silhouette lui arrivant à la taille, il pousse des types au passage. Au début, j’essaye de ne pas le perdre. Mais soudain, je m’arrête, envahi d’un sentiment de paix tellement fabuleux que je crois qu’il va m’être fatal. Je sais où Robert est allé. Je pourrais le dire à Kwame. J’ai l’œuvre entière sous les yeux, la partition se déploie, il n’y a qu’à la déchiffrer, le cycle entier est là, intact. L’œuvre que j’ai écrite, l’œuvre qui a commencé à m’écrire avant même ma propre naissance. L’hymne à ce pays en moi, luttant pour venir au monde.

J’essaye de le dire à mon neveu, mais je ne peux pas. « Pas de panique, lui dis-je. Restons groupés. Il ne doit pas être loin, quelque part. » En fait, je sais exactement où il est. Aussi près qu’une promesse à un ami oublié de longue date. Aussi près que la trace d’une mélodie qui s’impose enfin à moi, et me supplie de la composer.

« Putain, ferme-la ! s’écrie Kwame. Faut que je réfléchisse. » Mon neveu n’arrive même pas à s’entendre. Il fait défiler toutes les options qui obscurcissent son cerveau paniqué. Il envisage tous les scénarios, persuadé qu’en définitive, c’est toujours le pire qui arrive aux gens comme nous. Il a perdu son frère parmi un million d’hommes en train de se disperser. C’est sa punition finale, pour tout ce qu’il a fait, et tout ce qu’il n’a pas encore fait.

Et alors son frère émerge des enfers, juste là, devant nous. Il dévale les marches du Lincoln Memorial. Il nous fait signe malicieusement, comme si son escapade avait été préméditée, pas plus de cinq minutes. En vérité, ça n’a pas dû être beaucoup plus long. Pour Kwame, ça a duré une peine de prison supplémentaire. La perpétuité.

Le soulagement se mue en rage. « Putain, t’étais où, Haricoton ? Qu’est-ce que t’essayes de me faire, là ? » À cran, orphelin de père. À la merci de n’importe quel passé. Il giflerait le môme, si je n’étais pas là.

Disparue, l’expression de grande aventure qu’il y avait sur le visage de Robert. Il contemple l’endroit d’où il vient. Il hausse les épaules et replie les bras sur sa poitrine, en guise de bouclier. « Nulle part. Juste là, je discutais. Rencontré des gens. » La question qui lui brûlait les lèvres se meurt sans avoir été posée. Kwame aussi, tête baissée, entend déjà toutes les promesses qu’il vient de faire se moquer de lui, aussi vaines que toute musique.

 

« Alors ? » Ruth nous accueille, prête à entendre toutes nos histoires. « Comment vous avez trouvé ça ? Ça a été incroyable ? »

Nous restons tous trois silencieux, chacun pour des raisons qui lui sont propres.

« Allez. Racontez-moi. Qu’est-ce qu’ils ont dit ? Est-ce que c’était tout ce que vous… ?

— Ruth », je l’avertis.

L’aîné pose le menton sur le dessus de la tête de sa mère et fond en larmes.

 

Ode attend le voyage du retour, au-dessus du continent, pour poser la question. Et ce n’est pas à nous qu’il la pose, mais à sa mère. Nous arrivons à l’aéroport au crépuscule et, pendant tout le vol, il fait nuit noire. Nous nous élevons au-dessus de la couche nuageuse, il n’y a rien d’autre au-dessus de nous que l’obscurité. Kwame, installé à côté de moi, de l’autre côté de l’allée centrale, écrit une chanson sur la manifestation. Besoin de marquer le coup. Il a le morceau entier dans la tête. Il me tend les écouteurs de son lecteur CD. « Écoute-moi ce truc. Nouveau groupe de LA. Écoute un peu la basse, c’est de la bombasse. »

En deux notes, je retrouve la source. « Cantus firmus grégorien. » Le Credo qui avait déjà mille ans d’âge quand Bach l’a repris.

« Sans déconner ? » Une étincelle brille dans ses yeux, il essaye de capter mon regard. « Cet enfoiré a samplé un truc mortel. » Il reprend les écouteurs, et tape sur ses cuisses un rythme décousu, envoûtant. La panique de la journée n’est déjà plus qu’un vieux souvenir. Toutes les notes changent à nouveau. « Moi et ma bande, on va s’y mettre, ça va puiser. »

Ça aussi, c’est toujours vrai. « La mienne aussi », lui dis-je. Le morceau est en moi, prêt à être couché sur le papier – ce même morceau qui, il y a bien longtemps, m’a composé. Ma « bande » est en moi, ça va enfin puiser. Et la première pulsation, comme toujours, prendra la forme d’un bond en arrière.

Petit Robert est assis à côté du hublot, sa mère est à côté de lui. De l’Ohio jusque dans l’Iowa, il gigote sur place, il tord le cou pour essayer de voir quelque chose à travers la vitre. Mais il ne voit rien d’autre qu’une paroi noire opaque.

« Qu’est-ce que tu regardes, mon chéri ? »

Il se fige, tout honteux d’être pris sur le fait.

« Qu’est-ce que c’est ? Tu vois quelque chose là-haut ?

— Maman, on est à quelle altitude ? »

Elle n’en sait rien.

« On est à quelle distance de Mars ? »

Elle n’a jamais pensé à se poser la question.

« Combien de temps ça prendrait… ? Maman ? »

Il ne lui avait pas posé autant de questions depuis l’âge de sept ans. Elle voit l’ancien amour des maths qui tâche de se ranimer en lui. C’est un signal. Elle se prépare pour la question suivante, priant pour ne pas sécher sur toutes.

« Maman, une longueur d’onde, c’est comme une couleur, hein ? »

Elle en est presque sûre. Elle opine lentement, prête à improviser si nécessaire.

« Mais le son, c’est une longueur d’onde, aussi ? »

Elle opine plus lentement encore cette fois-ci. Mais c’est encore oui.

« Tu penses qu’il y a quoi, comme longueurs d’onde – sur les autres planètes ? »

Le visage de Ruth se crispe. La réponse, gardée si longtemps en elle, remonte laborieusement à la surface. Ma sœur entend les mots, des mots que j’avais oubliés depuis des années. Des mots qui attendaient que le passé les rejoigne. Elle se redresse sur son siège, on dirait qu’elle s’apprête à arrêter l’avion, à faire demi-tour, à sauter en parachute sur le Mail. Pas de temps à perdre. « Mais où est-ce que tu as entendu… ? Qui est-ce qui… ? »

Elle sent son fils se recroqueviller dans son armure, et elle se tait. Un rire blessé, une mélodie inachevée. Quelqu’un marche vers elle, qu’elle croyait enterré. Bien sûr. Le message était pour lui, pour son enfant. Pas au-delà de la couleur ; mais dans la couleur. Non pas soit l’un soit l’autre, mais l’un et l’autre. Et d’autres « et » à l’infini. Dans quel autre endroit un garçon comme lui pourrait-il vivre ?

Elle se penche sur lui et essaye de le dire. « Plus de longueurs d’onde qu’il n’y a de planètes. » Sa voix part dans tous les sens, elle ne trouve pas le ton juste. « Une longueur différente chaque fois que tu déplaces ton télescope. »