La voix du malin Hänsel a mué, elle s’est cassée et ne redeviendra plus jamais comme avant. « La cassure, lui dit Da, c’est la flèche du temps. C’est comme ça qu’on peut savoir dans quel sens va la mélodie. La cassure, c’est ce qui transforme hier en demain. Soprano avant ; ténor après. Un principe physique fondamental ! »
C’est le credo de notre Da. Tout le reste peut changer, mais le temps, lui, demeure identique. « Un désordre croissant : c’est comme ça qu’on voit le temps qui passe. Non seulement manger n’est jamais gratuit ; mais en plus, c’est chaque jour un peu plus cher. C’est l’unique règle certaine du cosmos. Toute autre certitude pourra un jour ou l’autre être échangée contre une autre. Mais si tu mises contre le Second Principe, tu es fichu. Le nom n’est pas assez fort. Ce n’est pas le second je ne sais pas quoi. Pas une loi de la nature. C’est la nature. »
Ils nous élèvent avec cette théorie. « Les choses tombent et se brisent encore plus. On va vers davantage de métissage. Le métissage nous indique le sens du temps. Ce n’est pas une conséquence de la matière ou de l’espace. C’est ce qui donne forme au temps et à l’espace. » Qui sait ce qu’il entend par là ? Notre Da est un pays indépendant à lui tout seul. Tout ce qu’on sait, c’est que quiconque enfreint le Second Principe ne s’en sort pas vivant. Au même titre qu’on n’accepte pas les bonbons offerts par un inconnu. Comme on regarde dans la rue avant de traverser. Ou comme le proverbe qui prétend qu’on peut tuer avec des mots, une loi que je ne comprendrai que longtemps après que tous les mots auront été prononcés.
Et pourtant, il y a un hic dans le credo inébranlable de notre père. Il cache derrière sa science un embarras qui l’absorbe jour et nuit, comme s’il était le comptable de Dieu et ne pourra dormir tant que les colonnes débit et crédit ne seront pas équilibrées. « Au cœur de ce système magnifique, une petite crise cardiaque. Eine Schande. Au secours, fiston ! » Mais je ne peux rien pour lui. Le décalage le rend chaque jour un peu plus dingue. Ce scandale est sa flèche, elle lui indique dans quel sens il avance.
Je le surprends un soir à travailler là-dessus, alors que je suis de retour à la maison pour Noël. Il est dans sa grotte, penché sur une ramette de papier quadrillé griffé de carrés bleus. Des dessins partout, comme un illustré. « Tu travailles sur quoi ?
— Travailles ? » Il lui faut toujours un moment pour remonter à la surface. « Je ne travaille sur rien. C’est ce satané truc qui me travaille ! » Il aime dire ce mot quand maman est hors de portée. « Tu sais ce qu’est un “paradoxe” ? Eh bien, c’est le plus grand satané paradoxe que les êtres humains aient jamais construits. » Je me sens coupable, responsable. « La mécanique, en laquelle je crois absolument, dit que le temps peut s’écouler dans n’importe quel sens. Mais la thermodynamique, en laquelle je crois encore plus… » Il fait claquer sa langue et agite un doigt en l’air, tel un flic chargé de la circulation. « Einstein veut tuer l’horloge. Le quantum en a besoin. Comment est-il possible que ces deux belles théories soient justes en même temps ? Et maintenant – d’ailleurs, va savoir ce que signifie maintenant ! – la notion de temps n’est même plus identique pour l’un et pour l’autre. C’est pas bon, ça, Yoseph. Tu imagines. Un conflit de famille en public. Le sale petit secret de la physique. Personne n’en parle, mais tout le monde sait ! »
Il se tient la tête, penché au-dessus de son papier millimétré, il a honte. Il fait le clown pour moi, mais il n’en souffre pas moins. Le monde est plein de pièges. Les Russes ont la bombe. Nous sommes en guerre avec la Chine. Des juifs sont exécutés pour espionnage. Des universités refusent mon père en tant que conférencier. Son mariage fait de lui un criminel sur les deux tiers du territoire américain. Mais là, le Zeitgeist paternel est en crise ; ce hic, cette tache qui souille tout le clan des scientifiques, dans toute la création, dont ils font le ménage, ça le chamboule complètement.
Notre famille aussi est toute retournée. La voix de Jonah a baissé d’une octave. Elle a mué, elle gît, brisée au fond d’un puits. La mienne vacille, sur le point elle aussi de suivre le même chemin. Nous sommes de nouveau à la maison, ce sont sans doute mes deuxièmes vacances d’été. Da traverse une phase de profonde mélancolie joviale. Ma petite sœur est assise dans son bureau avec lui, elle partage sa misère frénétique, son papier quadrillé, ses ustensiles à dessin. Elle se frotte le menton, le visage, fait semblant de réfléchir. Maman le titille, ce qui me fend le cœur, compte tenu de l’évidente détresse de Da. Il y a quelque chose dans ses preuves qui cloche horriblement.
« Pourquoi continuer à y croire si ça te contrarie ?
— C’est des mathématiques, tonne-t-il. La croyance n’a rien à voir avec les nombres.
— Corrige les nombres, alors. Fais en sorte qu’ils t’écoutent. »
Da pousse un soupir. « C’est exactement ce qu’ils ne feront pas. »
Je suis en enfer. Mes parents ne se disputent même pas. Pire. Pour se disputer, il faudrait qu’ils se comprennent. Notre Da ne peut plus rien comprendre. Il en est arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas de temps.
« Pas de temps pour quoi ? » je demande.
Il secoue la tête, accablé. « Pour tout. Du tout.
— Oh mince ! s’exclame ma mère en rigolant, et Da tressaille en l’entendant. Où est passé le temps ? Il était là il y a une minute ! »
Il n’existe pas, dit Da. Pas plus, apparemment, que le mouvement. Il n’y a que du plus probable et du moins probable, des choses dans leurs configurations, des milliers, voire des millions de dimensions, figées et inamovibles. Nous les classons.
« On a l’impression que c’est un fleuve. En réalité, il n’y a que l’océan. » Et mon père sombre tout au fond. « On ne devient pas. On est, et c’est tout. »
D’un geste de la main, maman réfute tout cela et file faire le ménage dans la pièce de devant. « Excuse-moi. Ma poussière m’attend. Appelle-moi quand tu auras redémarré l’univers. » Elle glousse au bout du couloir, son rire se perd dans le grondement de l’aspirateur-balai.
Je reste seul avec Da dans son bureau, mais je ne lui suis d’aucun réconfort. Il me montre les calculs indiscutables. Tout coïncide jusque dans les moindres détails, comme la réduction d’orchestre d’une symphonie évidente. Il s’adresse moins à cet amphithéâtre composé d’un seul étudiant désemparé qu’à quelque examinateur caché. « En mécanique, le film peut défiler à l’envers. En thermodynamique, c’est impossible. Toi, tu le saurais immédiatement, rien qu’en sentant la force du courant, si tu nageais ou pas à contre-courant du temps. Mais Newton, lui, ne pourrait pas le dire. Einstein non plus !
— Faut pas les laisser dans l’eau », je suggère.
Il indique une minuscule équation enterrée dans la pagaïe orchestrée de ses notes. « C’est la fonction ondulatoire atemporelle de Schrodinger. »
Ce n’est pas atemporel qu’il veut dire. Qui sait ce qu’il veut dire ?
« C’est le seul moyen qu’on ait. La seule chose qui permette de rattacher l’univers à ses particules subatomiques. La seule qui permette de satisfaire aux contraintes de Mach. La fonction censée connecter l’infiniment grand à l’infiniment petit. »
Il semble important à ses yeux que la chose soit mobile. Mais la fonction ondulatoire de l’univers reste immobile. La partition est en suspension dans l’éternité, incapable de progresser du début à la fin, hormis en une représentation imaginée. Le morceau, partout, toujours existe déjà. Nos soirées musicales en famille l’ont conduit à cette certitude. La musique, ainsi que le dit son héros Leibniz, est un exercice de mathématiques occultes, exécuté par une âme qui ignore qu’elle est en train de compter.
« C’est nous qui faisons le processus. Nous nous rappelons le passé et nous prédisons l’avenir. Nous sentons que les choses vont de l’avant. On ordonne l’avant et l’après. Mais dans l’autre côté…
— D’un autre côté, Da. » Toujours en train de lui enseigner.
« D’un autre côté, les nombres ne savent pas… » Il s’interrompt, déconcerté. Mais, fidèle aux feuilles couvertes de symboles, il reprend : « Les lois du mouvement planétaire ne nous disent pas si ça tourne dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens inverse. Aussi bien l’année pourrait tourner dans le sens été, printemps, hiver, automne, et nous ne verrions pas la différence ! La batte qui envoie la balle en avant revient au même que la balle envoyant la batte en arrière. C’est ce qu’on entend quand on dit d’un système qu’il est prévisible. Selon un monde déterministe. On peut faire l’impasse sur le temps, comme une variable non nécessaire. Avec Einstein, aussi. Il y a un ensemble d’équations réversibles qui fixe pour nous à l’avance toute la série du temps non accompli. Tu introduis une valeur à n’importe quel instant donné, et tu connais les valeurs à tous les autres instants, avant et après. On dit que le présent est totalement la cause de l’avenir. Mais c’est une drôle de chausse.
— Chose, Da. Une drôle de chose.
— C’est ce que j’ai dit ! Une drôle de chausse, du point de vue mathématique ? On peut dire aussi que le présent détermine le passé. C’est un chemin qu’on prend dans un sens ou dans l’autre. » Les doigts de sa main droite font le geste de se frayer un chemin dans la paume gauche. Puis il inverse le mouvement. « Ce n’est même pas que le destin a déjà été décidé. Cette idée en elle-même est encore trop prise au piège dans la notion d’un flux qui s’écoule. »
Il travaille encore sur d’autres questions plus mouvantes. Il résout un millier de problèmes impossibles, des travaux où son nom n’apparaît nulle part, si ce n’est dans les remerciements. Grâce à lui, ses collègues continueront de publier longtemps après que son flux à lui aura cessé. Ses collègues sont en extase devant lui, ils lui doivent tellement que jamais ils ne seront quittes. Ils affirment qu’il ne travaille pas à partir des problèmes qu’ils lui soumettent. Il se projette dans le futur, où il entrevoit les réponses. Puis de là, il revient comme il peut vers l’ici et maintenant.
« Vous pourriez faire fortune, lui disent-ils.
— Ha ! Si je pouvais recevoir des messages du futur, l’argent serait bien la dernière chose avec laquelle je perdrais mon temps ! »
Maman dit qu’il résout seulement les problèmes de ses collègues, pas les siens. « Oh, mon amour ! Tu n’arrives pas à percer le mystère des problèmes qui te tiennent à cœur. Ou peut-être que tu t’intéresses exclusivement à ceux que même toi tu n’arrives pas à saisir ? »
Pas une seule fois il n’a essayé de résoudre la question de l’impact que le temps a sur nous, sur notre famille. Il bataille, dans son bureau, pour évacuer le temps. Mais avant que cela ne se produise, le temps nous aura évacués tous les cinq, s’il le peut. La partition gribouillée de Da l’afflige plus que n’importe quelle insulte qu’on lui ait jamais lancée à la figure. Il étudie sa pile de griffonnages de la même manière qu’il lit ces lettres envoyées d’Europe, ces éternelles réponses qui ne sont pas des réponses aux questions qu’il pose, dans ces missives qu’il réécrit et renvoie, chaque année, à des adresses différentes, à l’étranger. Il a perdu sa famille. Sa mère et son père, sa sœur, Hannah, et son mari, qui n’était même pas juif. Personne n’est en mesure de dire à Da qu’ils sont encore en vie. Mais personne ne lui dira qu’ils sont morts.
Maman dit qu’ils nous auraient retrouvés, à l’heure qu’il est. Si les officiels allemands à qui Da écrit ne peuvent pas dire où ils sont, alors tout est dit. « On ne peut pas parler de ce qu’on ne connaît pas », rétorque Da. Moyennant quoi il n’en dit pas davantage.
En Europe, me dit-il, les courses de chevaux se déroulent à l’envers sur la piste. J’imagine qu’on commence par donner ses gains, qu’ensuite on attend que la course arrive au point de départ pour voir combien on parie. J’adore cette idée : Jonah et moi, déjà avec lui, en Europe, avant même que Da n’ait débarqué en Amérique et rencontré Maman. Pour elle, ce serait une belle surprise. Je ris à l’idée de rencontrer tous les gens de la famille de Da qui ne répondent pas à l’appel ; à l’idée qu’ils fassent notre connaissance, avant même notre naissance, avant qu’ils aillent tous là où Maman nous dit qu’ils sont presque certainement allés.
Mais pour les réponses dont il a besoin, il n’y a pas de certitude. Da reçoit une autre lettre purement administrative. Il secoue la tête puis, sans espoir, en renvoie une autre. « C’est là qu’est né Heisenberg, dit-il. Et le chat de Schrödinger. » Dans ce même bureau, un an plus tard, il me dit : « On n’a pas accès au passé. Tout notre passé est contenu dans le présent. Nous n’avons rien d’autre que des documents. Rien d’autre que l’échantillon suivant avec toutes ses archives. »
Il se tient la tête en regardant les schémas qu’il a dessinés, ces schémas qui tuent le temps. Il cherche la faille dans ce qu’il vient juste, craint-il, de démontrer. Il marmonne dans sa barbe, évoque la récurrence de Poincaré, selon laquelle tout système isolé revient à son état initial un nombre infini de fois. Il parle d’Everett et Wheeler, de l’univers entier qui génère des copies de lui-même à chaque observation. Parfois il en oublie que je suis là. Une demi-décennie plus tard, il est toujours à son bureau. Moi, je suis à l’université. Maman a fini de passer l’aspirateur pour de bon, elle en a fini pour de bon avec tout le nettoyage. Je suis debout derrière Da, à masser ses épaules voûtées. Il chantonne avec une gratitude préoccupée, mais en mineur. Il est possible que le temps existe à nouveau, si on en croit les nombres. Il n’en est pas persuadé. Il est encore moins persuadé qu’il faille s’en réjouir.
De plus en plus – la flèche du temps – il ne fait pas la distinction entre l’absurde et le profond. Son univers a commencé à se rétracter, le temps défile à l’envers vers un jour antérieur au Big Crunch. Il y a des secrets enterrés dans la relativité gravitationnelle que même son découvreur n’avait pas anticipés. Des secrets que d’autres ne perceront pas au grand jour avant des années. Or, lui les anticipe. Il dessine ce à quoi la gravité quantique devra ressembler. Il décompte toutes les dimensions enroulées dont nous aurons besoin, uniquement pour survivre aux quatre dimensions dans lesquelles nous sommes déjà enfermés.
La cassure, c’est ce qui donne son sens au courant. Les voix cassées. Les promesses cassées, le blanc cassé, le casse-tête, le casse-pipe. Qu’il existe ou pas, le temps a fait des heures supplémentaires.
Il planche sur son système à lui, dans un état proche de la transe, égaré aux confins de quelque nulle part temporel. Il introduit des variables dans un tableau de distribution qu’il ne prend plus la peine de m’expliquer. « Saint Augustin disait qu’il savait ce qu’était le temps tant qu’il n’y réfléchissait pas. Mais dès l’instant où il se posait la question, il ne savait plus. »
Il se tourne vers moi. Il a des traits de plus en plus épais, un air de deuil jovial, ses yeux sont au fond d’un tunnel creusé par tous les moments examinés. Il me toise, juché sur l’autre rive de son paradoxe insoluble. Les quatre doigts noueux de la main droite s’élèvent pour essuyer son front, suivant le même sentier réflexe emprunté cent fois par jour, chaque jour de cette vie. Ses yeux brillent du plaisir de l’étrangeté irréfutable que chaque jour lui apporte. En fait, si le temps existe encore, ce doit être un bloc, une résonance créée par cette équation d’onde constante. Les vies qu’il lui reste à vivre sont déjà en lui, aussi réelles que celles qu’il a menées jusqu’à maintenant.
« Un espace courbe », dit-il. Je ne sais pas s’il en a trouvé un, perdu un, ou s’il est en train de négocier la courbe. « Le temps doit être analogue aux accords. Même pas une série d’accords. Une énorme grappe polytonale à l’intérieur de laquelle s’entasse toute la mélodie horizontale. »
Le temps ne s’est pas du tout écoulé – pour ainsi dire. Je considère son profil, son menton dressé comme un bouclier, la proue de son nez, ce menton déterminé qui m’est aussi familier que le mien. Les cheveux ont pratiquement disparu à présent, les yeux se logent dans un renfoncement cireux. Mais je vois la foi qui subsiste encore dans les replis de ses paupières : les temps – passé, présent, futur – sont une illusion bornée. Aucun élément de ce trio impie ne possède d’existence mathématique distincte. Le passé et le futur se trouvent tous deux repliés dans cette fausse piste qu’est le présent. Ce sont juste trois coupes différentes tranchées dans la même carte. Était et sera : tous sont des coordonnées fixes, perceptibles, sur la surface plane où figurent tous les maintenant en mouvement.
J’arrive à la trentaine. Je ne sais pas où est ma sœur. Mon frère m’a abandonné. Toutes les grandes villes d’Amérique ont brûlé. La maison est maintenant une sorte de hideux pavillon de banlieue dans le New Jersey où aucun d’entre nous n’a jamais vécu. Da est dans son bureau, penché sur encore davantage de schémas. Il besogne furieusement sur l’unique problème que j’ai besoin qu’il résolve. Mais comme toujours, il ne peut pas résoudre ceux qui lui tiennent à cœur. Il me dit : « La race, la couleur de peau, ça n’existe pas. La race n’existe que si tu arrêtes le temps, si tu inventes un point zéro pour ta tribu. Si tu fais du passé une origine, alors tu figes l’avenir. La couleur de peau est variable dans le temps. C’est un chemin, un processus en mouvement. Nous nous déplaçons tous selon une courbe qui se brisera comme une vague et nous reconstruira tous. »
Il est impossible que lui et moi soyons de la même famille. Personne, me connaissant, moi ou ma famille, ne peut raisonnablement penser ça. Mais tous ceux qui auraient pu le lui dire sont morts. Maman est morte, Jonah a émigré, et Ruth se cache. C’est à moi, et à moi seul, qu’il échoit de rappeler à mon père tout ce qu’il a oublié depuis l’époque où il avait mon âge, tout ce qui était clair et évident et dont il s’est écarté, emporté par le temps mathématique. Sa famille perdue. Ce qui a causé sa perte. La femme qu’il a épousée. La raison pour laquelle il l’a épousée. L’expérience qu’ils ont tentée. Les chances qu’il a de survivre à sa propre expérience.
Mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il essaye de me dire. Je me penche en avant et pose ma tête sur son épaule. Ma main remonte sur sa poitrine pour l’empêcher de tomber dans cet endroit qu’il habite déjà à moitié.
Il est sur son lit de mort, juste avant le grand voyage. À l’hôpital, revenu à Manhattan, à dix minutes de taxi du bureau où il ne retravaillera plus jamais. Il est en train de me parler des mondes multiples. « L’univers est un orchestre qui, à chaque intervalle, se sépare en deux formations, chacune jouant un morceau différent. Autant d’univers complets qu’il y a de notes dans l’univers que nous connaissons ! »
J’ai besoin de savoir s’il n’a pas complètement perdu la boule, à l’intérieur de cette carapace souriante, diminuée. Savoir s’il n’a pas sacrifié tout notre avenir – pire, nos passés – pour quelque chose d’aussi ténu que l’arithmétique.
« Ha ! » vocifère-t-il en faisant sauter ma tête de son épaule, et ma main vient se reposer par réflexe sur mon giron. Il a trouvé quelque chose, une disparité que personne n’avait repérée. Un terme caché qui aplanit toutes les asymétries. Ou bien simplement une douleur abdominale insupportable.
J’attends une journée où il ne souffre pas trop, et je demande : « Finalement, est-ce que tu as décidé qui l’emportait ? »
Il sait immédiatement à quoi je fais allusion : la mécanique ou la thermodynamique ? La relativité ou la physique quantique. L’infiniment grand ou l’infiniment petit. Le fleuve ou l’océan. Le flux ou l’immobilité. Le seul problème sur lequel il ait jamais travaillé. Celui qui l’occupe, y compris en ses dernières heures. Il essaye de me sourire, doit économiser ses forces pour articuler le monosyllabe : « Quand ?
— À la fin.
— Ach ! Mon Yoseph. » Son bras affaibli, jaunâtre, essaye de saisir ma nuque pour me rassurer. « S’il n’y a pas de début, comment peut-il y avoir une fin ? » Je vais devenir dingue. Les muscles de son épaule se chevauchent et dessinent un nœud que même l’équation la plus subtile ne saurait définir.
Jamais je ne serai plus proche de lui que maintenant. Il considère sans détour ma question pressante, mais refuse d’acquiescer ou de nier. Quelle que soit l’issue, il est prêt. Ravi, même, de la confusion qu’il a créée. Les jeux sont faits. Les résultats commencent à apparaître. Quelque part, notre avenir est déjà réalité, même si nous ne pouvons savoir à quel point, coincés que nous sommes dans le miroir aux alouettes du présent. Il hausse à nouveau les épaules, main en l’air, en chef d’orchestre. Ses yeux rient du monde qui se dévide. Son air veut dire : Comment veux-tu que les choses se terminent ? Que feras-tu s’il n’y a pas de fin ?
« Dans un mouchoir de poche, dit-il. Photo à l’arrivée. Sur la ligne d’arrivée. »
Nous laissons passer une succession de moments aussi figés que cette photo. Il ne va pas mieux. Une nuée de médecins nous tourne autour, en quête de données, des cliniciens qui usent de tous les sortilèges qui sont en leur pouvoir, tâchant d’influer sur le résultat couru d’avance. Da va s’en aller et je serai à jamais dans le noir. C’est l’unique prédiction que je formule avec certitude. Le monde me fera endurer toutes les ignorances possibles.
« Sais-tu ce qu’est le temps ? » Sa voix est si douce que je crois l’avoir inventée. « Le temps est notre manière d’empêcher que tout se produise d’un coup. »
Je lui réponds ainsi qu’il me l’a appris, il y a longtemps, l’année où ma voix a mué. « L’heure qu’il est ? Tu sais ce qu’est le temps ? Le temps, c’est juste une chose après l’autre. »