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Ô TOI
 

L’enfant est perdu, il se précipite dans un sens puis dans l’autre au milieu de la foule indifférente, sur le point de hurler. Un garçon de la même couleur qu’elle. Il court dans un sens, s’arrête, paniqué, puis repart dans l’autre sens. La foule n’est pas hostile. Seulement ailleurs.

Son Allemand, cet étranger qui ne comprend rien à rien, et à qui elle vient juste de dire adieu, lui lance : « Quelque chose ne va pas ? » Et le garçon manque de prendre ses jambes à son cou, et de se perdre pour de bon.

« Ça va aller. » Une voix parle en elle, très ancienne. « On ne te fera pas de mal. »

Alors il vient les voir. Comme si sa mère ne l’avait jamais mis en garde contre les inconnus. Il vient les voir, frappé par quelque chose de tellement étrange que c’est plus fort que lui. Elle ne peut imaginer ce qui fait naître un tel étonnement sur le visage du garçon. Et puis elle finit par comprendre, bien sûr.

Il demande d’où elle vient. « De pas loin », lui dit-elle, tout en devinant la question qu’il a vraiment en tête.

« Mon frère a disparu.

— Je sais, mon grand. Mais on va t’aider à le retrouver. »

Il lui dit son nom. Un nom qu’elle n’avait jamais entendu. Elle demande à l’enfant de leur montrer à quel endroit il a perdu son frère. Mais le garçon est complètement dérouté par les longues files de gens de Washington qui s’éloignent, la foule qui se disperse et sa peur grandissante. Il les emmène quelque part, change d’avis, les emmène ailleurs.

La jeune femme en oublie son propre sentiment d’égarement. Elle marche d’un pas incertain, elle est encore dans les nuages, sous le charme surnaturel de Mlle Anderson. Elle reste imprégnée de sa musique, comme une toile d’araignée qu’elle essaye d’épousseter mais dont elle ne peut se débarrasser. Il y a quelque chose d’impérieux entre elle et cet homme, ils viennent de partager quelque chose et elle ne veut pas s’en approcher, même pas en pensée. Pas un lien, mais un amour commun du répertoire. Pas une force, mais cette voix qui les a fait tous deux vibrer. Mais ce n’est pas tout : il l’a entendue chanter en même temps que la cantatrice, toute seule, à voix haute, et il a pris cela comme un don, une donnée acquise. Le choc que cela représente, d’être considérée juste une fois ni comme d’une autre espèce, ni comme tout à fait identique. D’être entendue simplement comme quelqu’un capable de chanter les notes justes. Quelqu’un qui a le droit et le devoir de produire ces notes.

Elle est contente qu’ils aient ce garçon. L’urgence de la situation les retient ensemble encore un peu. Ils se sont déjà dit au revoir. L’ignorance de l’Allemand est un continent vaste comme ce doux pays de liberté qui lui nie toute possibilité de compréhension, et qui s’étend, infranchissable, devant eux. Elle ne peut pas être celle qui lui expliquera. Qui lui dira dans quel guêpier il vient de se fourrer, les guerres qui l’attendent, remplaçant celles auxquelles il vient d’échapper. La liste de ce qu’ils ne pourront jamais savoir l’un de l’autre est plus longue que l’infini. Comme toujours, la curiosité doit être étouffée au berceau. Mais l’espace de ces quelques instants, ils ont en commun ce garçon égaré.

L’Allemand fascine cet Ode. Il y a quelque chose qu’il ne peut pas saisir, et qui met un terme à tous ses questionnements. « Et toi, t’es d’où ? » demande-t-il, et l’homme répond du tac au tac : « New York.

— Ma maman est de New York. Tu connais ma maman ?

— Ça ne fait pas très longtemps que j’y suis. »

Le garçon marche entre eux, il leur donne la main. La peur le rajeunit. Il a tellement peur qu’on ne lui donnerait pas plus de sept ans. Il parle de manière saccadée, il est incompréhensible.

« J’aimerais beaucoup vous revoir », dit David par-dessus la tête du garçon.

Elle le craignait, elle le savait. Elle avait espéré que ça ne se produirait pas, tout en espérant que ça arrive. « Pardonnez-moi, dit-elle, incapable d’en faire autant. C’est impossible. » Elle a envie de dire : C’est une loi de la matière, comme celles que vous étudiez. Rien à voir avec vous ou moi. C’est la physique du monde auquel nous appartenons. La notion certitude la plus simple.

Mais le physicien ne répond pas. Il indique le mémorial où résonne encore le chant de Mlle Anderson. « C’est là-bas que nous devons aller. Nous pourrons voir tout le monde, et réciproquement. Sous la statue de cet homme. »

Ode est choqué qu’il ne connaisse pas Lincoln. Delia est choquée que le garçon traite l’Émancipateur de raciste. David Strom est trop dérouté pour être choqué par quoi que ce soit.

Ils s’installent sur les marches. Sa mission à elle consiste à repérer un Noir paniqué à la recherche d’un membre égaré de sa famille. Sa mission à lui est de rassurer le garçon. Tâche dont il s’acquitte avec une facilité déconcertante. Car l’homme y prend autant de plaisir que le garçon. Au bout d’une minute, ils parlent étoiles et planètes, fréquences et longueurs d’onde, des distances tellement grandes qu’aucun message ne peut les traverser et être décrypté, une matière si dense que l’espace s’y engloutit, des endroits où les règles de la longueur et de la profondeur se plient et se tordent dans le miroir déformant du Créateur. Elle entend l’homme dire au garçon : « Chaque chose en mouvement a sa propre horloge. » Puis elle l’entend revenir sur ce qu’il a dit. Le temps n’existe pas, dit-il, le temps est juste un changement inchangé, ni plus ni moins.

Le garçon est tellement fasciné que, pendant une minute, il en oublie qu’il est perdu. Des millions de questions enfantines lui viennent à l’esprit – l’audace subversive des vaisseaux spatiaux, la vitesse de la lumière, l’espace courbe, le déploiement de l’espace-temps, les messages gelés qui se libèrent. Comment ? Où ? Qui ? Elle les observe tous les deux, occupés à préparer des voyages vers d’autres dimensions. Elle entend en elle ses propres préjugés : Qu’est-ce qu’il a, ce petit Noir, à perdre son temps avec des choses comme ça ? Mais ensuite : Est-ce que les Blancs possèdent aussi les deux, comme ils possèdent O mio Fernando ?

Le garçon commence à avoir des idées saugrenues. Elle entend l’homme répondre, non pas à coups d’impossible, mais avec le même peut-être en suspens avec lequel il a écouté l’impossible contralto. De la même façon qu’il a écouté Delia elle-même : d’abord les notes, l’air ensuite. Elle fronce les sourcils : Évidemment que le temps n’existe pas. Évidemment que le changement est permanent. La musique sait cela, chaque fois. Chaque fois qu’on se met à chanter.

Il est assis sur les marches, dans son costume froissé, il bavarde avec le garçon. La chose la plus simple au monde. La plus naturelle. Et la mine du garçon s’éclaire, il s’émerveille, pose ses questions, franchit les obstacles. Elle le voit ainsi dans les années à venir – des garçons assis à une table, des questions et des réponses. Et puis elle ne le revoit plus. Son cœur se serre, se referme sur une mort tellement réelle qu’elle n’y peut rien.

Le garçon sursaute, inquiet, il en oublie sa joie : « Comme se fait-y que vous êtes ensemble, vous deux ? Vous êtes pas au courant, pour les Noirs et les Blancs ? »

Elle est au courant. De l’autre côté du Potomac, à quelques centaines de mètres de là où ils sont assis, l’amour entre un homme blanc et une femme noire est un crime pire que le vol, pire qu’une agression, puni aussi durement qu’un homicide involontaire. David Strom interroge Delia du regard, la priant de lui expliquer – la version officielle des adultes. Elle n’a aucune explication à lui fournir.

Le garçon la dévisage, incrédule. Elle devrait savoir. « L’oiseau et le poisson peuvent tomber amoureux. Mais où vont-ils construire leur nid ? »

Là, c’est l’Allemand qui sursaute, un choc au-delà du réflexe. « Où as-tu entendu ça ? » Le garçon blottit ses mains sous ses aisselles, apeuré. « C’est un dicton juif.

— Comment as-tu appris ce dicton ? »

Le garçon hausse les épaules. « Ma maman le chantait. Mon oncle.

— Tu es juif ? »

Delia laisse échapper un rire, avant que l’horreur ne le brise. Les yeux de cet homme réclament une explication. Elle pourrait renoncer à sa vie maintenant ; facilement.

Le scientifique n’arrive pas à comprendre. « C’est un dicton juif. Ma grand-mère disait ça. Ma mère. Elles voulaient dire que les gens ne doivent jamais… Elles pensaient que le temps… »

Mais elle sait ce qu’elles pensaient. Elle connaît le peuple de cet homme – pas besoin de mots. Tout se lit sur son visage : l’extinction dont ils ont essayé de se protéger avec cet interdit et ce même interdit qui a fini par les tuer.

Il est émerveillé. « Comment peux-tu savoir ça, sans… C’est remarquable. Vous aussi ? »

Tout se lit sur le visage de cet homme et de cette femme : un danger si grand qu’il a imposé un interdit. Aucune menace n’est plus grande que l’extinction du fait de la promiscuité. La menace qui a contraint la voix du siècle à chanter dehors. La menace que représente l’acte de chanter. Nous ne craignons pas la différence. Ce que nous craignons le plus, c’est de nous perdre dans la ressemblance. Voilà ce qu’aucune race ne peut supporter.

Elle se souvient de tout, de tout ce qui doit leur arriver. La musique est partout en elle. Maintenant, c’est juste dans sa tessiture : mon pays, ô toi ; ô toi. Elle connaît ce garçon. Il lutte pour accéder à l’existence, et il leur demande de poursuivre dans cette voie.

« L’oiseau et le poisson peuvent faire un poiseau. Le poisson et l’oiseau peuvent faire un oisson. » Il psalmodie ces mots, les scande sur un rythme qui galope désespérément. Un continent émerge. Des notes syncopées dans le temps. Tout ce qu’il veut, c’est continuer à jouer. Toutes les combinaisons possibles. Qu’il continue de chanter jusqu’à exister, et mette ainsi en route mon morceau, ma chanson.

Cette pulsation turbulente, possédée, secoue l’homme blanc. Lui aussi reconnaît le garçon. Qui d’autre ? Quoi d’autre ? L’inévitable le pénètre avec toute la force de la découverte. « L’oiseau peut faire son nid sur l’eau. »

Ma mère contemple la vaste étendue devant eux. « Le poisson peut voler. » Elle baisse les yeux et pique un fard.

« Vous rougissez ! » s’exclame mon père. Il est déjà en train d’apprendre.

« Oui. » Ma mère approuve. Elle est d’accord, et plus encore. « Oui. Nous avons ça, aussi. »