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DEEP RIVER
 

Ainsi file le temps : comme un gamin survolté, mort de trouille pour son premier concours musical amateur. Un coup d’œil au public, là-bas, au-delà de la rampe, et tous les mois de pratique au métronome disparaissent presto en cavalcade. Le temps n’a pas le sens du tempo. Pire que Horowitz. Les indications sur la partition ne signifient rien. J’arrivai à Oakland, et ma vie se mit à battre sur un rythme deux fois plus rapide.

Je m’installai au premier étage d’une maison tarabiscotée et délabrée, à dix rues de chez ma sœur, près de l’autoroute. Je pouvais me rendre à pied à Préservation Park en vingt minutes. Mais la nuit, par temps clair, je pouvais également voir l’étoile du berger à l’œil nu. De Fremery Park était bien plus proche. Les cours d’autodéfense des Black Panthers n’étaient plus que de l’histoire ancienne, mais les rassemblements avaient encore lieu, aussi intemporels que les crimes qu’ils dénonçaient.

Je parcourais East Bay tel un personnage masqué à une soirée costumée au quatrième acte. Les premières semaines, en traversant de nuit mon nouveau quartier pour rentrer à la maison, je ressentis toutes les terreurs que mon pays avait imposées à ma conscience. Je vis à quoi je ressemblais, comment je m’habillais, l’impression que je donnais, et comment je me déplaçais. Jamais je n’avais été aussi voyant, même en Europe. Même moi, je me serais repéré comme étant le type à dégommer.

Mais, en fin de compte, personne ne voit les autres. C’est notre tragédie et c’est ce qui, en définitive, nous sauvera peut-être. On ne se guide que d’après les points de repère les plus grossiers. Prenez à gauche, à « perplexité ». Continuez tout droit jusqu’à atteindre « désespoir ». Arrêtez-vous à « oubli total », faites demi-tour, et vous y êtes. Au bout de six mois, je connaissais le nom de tous mes voisins. Au bout de huit, je savais ce qu’ils attendaient du monde. Au bout de dix, je savais ce que j’attendais d’eux. Cela aurait pu prendre plus de temps, mais j’étais né dans le club des outsiders. L’unique surprise concernant Oakland fut de constater à quel point la notion d’outsider était répandue et si bien partagée.

Depuis le début, le spectacle que Jonah et moi donnions avait été blanc : notre rôle le plus difficile à rendre crédible et digne d’être écouté. Maintenant, c’était un autre concert : la soirée en bas de l’immeuble, pour ceux qui n’ont rien, où on vous laissait entrer si vous vous donniez la peine de venir.

Oncle Michael donna des nouvelles avant que l’année ne s’achève. Le Dr Daley était mort dans son sommeil, juste avant son quatre-vingt-onzième anniversaire. « La seule chose qu’il ait jamais faite qui n’ait pas nécessité de travail », écrivit Michael.

 

Quant à moi, rien de ce que je fais ne sera plus jamais sans effort. J’ai l’impression d’avoir douze ans et d’être complètement démuni. Son époque se termine avec lui. Maintenant, nous sommes tous à la dérive… Lorene dit qu’il a attendu de faire la connaissance de ses petits-enfants qui manquaient à l’appel… Nous vous épargnerons toutes les surprises trouvées en fouillant dans ses affaires. En mourant, on dévoile tout. Mais il y a une chose qui va vous intéresser. Tu te souviens du bureau en acajou où il travaillait, Ruth ? On voulait le garder, avec les autres meubles qui méritent d’être conservés. En déplaçant le bureau du coin, on a trouvé un classeur jaune, coincé contre le mur. C’étaient tous vos articles de presse, Joseph, tous les articles à propos de toi et de ton frère. Il les a mis de côté pendant des années, pour que Maman ne les trouve pas. C’est resté caché tellement longtemps qu’il a oublié…

Si vous ne vous êtes pas encore pendus, j’ai gardé le plus terrible pour la fin. J’ai aidé les filles à vider les placards de Maman, il y a deux ans, à sa mort. Elle aussi avait conservé un classeur d’articles de presse caché. Des souvenirs secrets. On ne l’a jamais dit à Papa. Vous voyez comment ça se perpétue, les querelles de famille. Est-ce que les Blancs aussi s’infligent ça ?

 

La lettre me fit l’effet d’une opération du poumon. Un homme et une femme, unis pendant des décennies, qui avaient constitué leur propre nation : séparés par l’expérience de mes parents. Il ne restait plus personne pour se faire pardonner. Je n’avais personne auprès de qui expier, hormis moi-même. Après avoir lu la lettre, je restai au lit une bonne partie du week-end, incapable de me lever. Mais quand, finalement, je fus debout, je sentis que j’avais besoin d’un vrai travail.

Et Ruth m’en trouva un. Elle avait arraché à l’académie une dizaine de professeurs parmi les plus compétents de la baie de San Francisco – tous étaient de vieilles connaissances. Ils n’attendaient qu’elle ; eux aussi étaient victimes de l’enseignement contemporain, au même titre que les laissés-pour-compte les plus endurcis. Il y avait dans cette équipe tellement d’expérience accumulée que la théorie ne risquait pas de venir s’y nicher. Ils firent jaillir des sommes d’argent de sous les pierres et de sous les matelas des veufs. Rien ne les rebutait : demandes de bourse improbables, aumône auprès de la ville, ventes de charité et, bien sûr, l’extorsion traditionnelle. Un important don anonyme, sans contrepartie, nous permit d’obtenir une dotation permanente. Nous nous installâmes dans un ancien magasin d’alimentation, pour un loyer à peine plus cher que le coût de l’assurance et des taxes. L’école élémentaire du Nouveau Jour – de la maternelle jusqu’au CE2 – ouvrit en 1986, et obtint toutes les accréditations en trois ans. « Les quatre premières années sont décisives », dit Ruth. Les frais de scolarité étaient proportionnels aux revenus des familles. Bon nombre des parents s’en acquittaient sous forme de travail volontaire.

Elle me prit à l’essai, jusqu’à ce que j’obtienne les diplômes requis, comme tous les autres. J’enseignais pendant la journée, et je prenais des cours le soir. J’obtins une maîtrise d’enseignement musical pendant que Ruth terminait son doctorat. Pas une semaine ne passa sans que ma sœur m’étonne. Jamais je n’avais imaginé contribuer à la réalisation d’un projet dans le monde réel. Jamais il n’était venu à l’idée de Ruth de faire autre chose. « C’est une petite chose. Une fleur qui pousse à travers le béton. Elle ne brisera pas le bitume. Mais ça prépare le terrain. »

J’appris plus au cours de mes quatre premières années d’enseignement au Nouveau Jour qu’au cours des quarante années qui avaient précédé. Tout ce qui arrive à un air lorsqu’il revient au do. En fin de compte, il semblait qu’il me restait du temps pour goûter des sons qui n’étaient pas les miens, pour étudier leurs gammes et leurs rythmes, les hymnes nationaux de tous les pays où je n’avais pu me rendre, compte tenu de mon lieu d’origine. Au Nouveau Jour, nous eûmes une idée qui était la simplicité même. Il n’y avait pas différents publics. Il n’y avait pas différentes musiques.

Nous enseignions des mots, de la phonétique et des cadences de phrases. Des nombres, des schémas et des formes rythmiques. On parlait et on criait. Chants d’oiseaux et vibrations ; des airs pour planter et des airs pour être protégé ; des prières du souvenir et de l’oubli, des bruits pour toutes les créatures vivantes, pour chaque invention sous le ciel et pour tous les objets qui tournoyaient dans ce ciel. Tous les sujets se répondaient via les notes dans le temps. On faisait les tables de multiplication en rap. On déclamait les verbes irréguliers. Il y avait des sciences, de l’histoire, de la géographie, ainsi que tout autre cri formulé, qu’il soit de douleur ou de joie, ayant jamais figuré sur un bulletin scolaire. Mais on n’enseignait pas un cri distinct des autres qui se serait intitulé « musique ». Juste des chansons partout, chaque fois qu’un enfant tournait la tête. Les mathématiques occultes d’une âme qui ignore qu’elle est en train de compter.

« Je ne cherche pas à faire des miracles, me dit Ruth. Je veux seulement avoir plus de gamins sachant lire correctement qu’on a de familles au niveau de vie moyen. »

Nous n’avions pas beaucoup d’argent pour les instruments. Ce qui nous manquait, nous le fabriquions. Nous avions des tambours métalliques et des harmonicas de verre, des guitares à base de boîtes à cigares et des carillons faits main. Nous écrivions nos propres arrangements, que chaque nouvelle vague d’enfants apprenait. Chaque année apportait sa moisson de compositeurs, de chœurs, de prime donne et d’accompagnateurs compétents. Mes mômes criaient pour moi presque comme ils l’auraient fait si je n’avais pas été là. Je ne faisais rien d’autre que leur donner de la place.

Ruth me mit une fois au défi. « Joey, laisse-moi t’emmener dans un magasin de disques. On dirait que l’année où tu es parti en Europe, tu as arrêté d’écouter…

— Plus de place, Ruth. Mes partitions sont saturées.

— N’importe quoi. Tu vas adorer ce qui se fait en ce moment. Et tes mômes seront très…

— Je t’arrête tout de suite. Le marché est le suivant. » Elle vit que je tremblais et me prit le bras. Je baissai le ton de plusieurs décibels. « Voilà ce que je peux faire pour toi. Je donne à ces mômes quelque chose que personne au monde ne leur donnera. Personne d’autre au monde, à part moi. »

Elle me caressa le bras, tout aussi effrayée que je l’étais. « Tu as raison, Joey. Je suis navrée. C’est toi, le prof de musique. Et je ne suis pas flic. » Ce fut la seule fois qu’un différend concernant le programme nous opposa.

J’aurais alors pu me marier. La photo de Maman que Grand-Papa m’avait donnée était encadrée sur une étagère pleine de textes pédagogiques sur la musique. La femme avec qui j’avais passé ma vie, le fantôme qui m’avait empêché d’épouser Teresa, était rentrée à la maison. Je vivais à présent entouré de femmes qui avaient connu les mêmes expériences que ma mère, qui elles aussi avaient passé des auditions, mais qui ne s’étaient pas arrêtées en chemin ; des femmes susceptibles de me sortir des cauchemars que je n’étais même pas conscient de faire, des femmes dont les vies partagées auraient pu coïncider avec la mienne. Mais je n’avais pas le temps de fréquenter une femme et de lui faire la cour. Tout mon temps allait aux enfants et à leurs chansons.

Je travaillais encore plus pour Ruth que je n’avais travaillé pour Jonah. Ma tâche m’absorbait complètement et, pour la première fois de ma vie, je me consacrai à un travail qui n’aurait pas été fait si je ne m’y étais pas collé. Cela aurait dû suffire ; j’avais désormais tout ce qui manquait à ma vie en Europe. Pourtant cela ne suffisait pas. Quelque chose en moi avait encore besoin de s’échapper. L’endroit d’où je venais se mourait, faute de coïncider avec le lieu où je vivais.

Je n’étais pas le seul à être échoué dans le présent immédiat. Mon neveu Kwame ne fréquenta jamais l’école du Nouveau Jour. Lorsque l’établissement fut mis en route, il était trop âgé. Je ne le voyais qu’une ou deux fois par mois, en venant déjeuner chez Ruth le dimanche. La vérité, c’est que Ruth donnait tant d’elle-même à ses fleurs de bitume que son propre garçon vint grossir les rangs des enfants sans surveillance après l’école. Entre onze ans et treize ans, il doubla de volume. Sa voix dégringola dans les graves jusqu’à traverser le plancher, et devint si épaisse que j’avais du mal à le comprendre. Il commençait à me faire peur, rien qu’à sa façon de parler et de se tenir. Oakland le chercha, le trouva et résolut la question de la mort de son père. Il fut libéré par le rythme : la magie dont il est la promesse. Il revêtit les couleurs de la rage, en apprenti criminel, des mètres de voilure flottante noire en guise de tee-shirt, un jean mille fois trop grand et une casquette à l’effigie des Dodgers, dont la visière était rabattue sur sa nuque massive. Ou, plus tard, un bas sur la tête. Il fendait l’air de ses doigts écartés, tendus comme des baguettes, façon rappeur. Il ne lui manquait plus qu’un flingue à canon court.

J’essayai de lui donner des leçons de piano. Ce ne fut même pas un désastre. J’étais son oncle, quoi que cela pût signifier. Il sentait trop la présence du fantôme de son père pour me manquer de respect de manière frontale. Mais ma musique n’avait aucune valeur à ses yeux. Pour lui, j’étais tellement à côté de la plaque qu’il ne pouvait même pas me débiner. Les mains de mon neveu couvraient une dixième sur le clavier – magnifique. Mais dix minutes de piano par semaine, c’était au-delà de ses forces. Autant demander à quelqu’un de porter une pierre partout où il va, juste pour contribuer au salut de son âme.

Chaque leçon nous obligeait à avancer un peu plus à découvert. « Ce truc, là, ça joue “Dopeman” ? Ça joue “Fuck da Police” ? »

Il ne m’aurait pas comme ça. Je m’étais déjà fait avoir, il y avait bien longtemps. « Ça joue tout ce que tu veux. Il suffit d’être assez bon pour le maîtriser. »

Qu’est-ce qui nous possède ? Qu’est-ce que nous pouvons posséder ? Kwame essaya de cogner sur les touches son rap impossible à transcrire. C’était comme faire de la sculpture à la truelle. Les résultats ne le rendirent que plus furieux. Il apporta un disque, pour qu’on travaille dessus. Pour me contrarier, en fait. « Ça, tu vas aimer. Wreckin’ Cru. Un vieux truc. Ils utilisent encore des claviers. »

Je regardai la date. Vieux de dix-huit mois. Il me passa un morceau avec un riff de synthétiseur bancal. Je le reproduisis pour lui, note pour note. Cela me vida littéralement.

« La vache », s’exclama Kwame tout bas, sur un ton monocorde et dénué d’affect.

Plus par curiosité que pour l’impressionner, je réessayai le riff, mais cette fois-ci gonflé à bloc, martelé, assorti d’une bonne basse continue baroque. Puis je tâchai de le fuguer. J’échantillonnai l’échantillonneur. Le système entier fonctionne sur la base du pillage. Dis-moi ce qui n’a pas encore été pillé ?

Quand j’en eus fini, mon neveu me dévisagea en secouant la tête. « Tu sais que tu assures ?

— Grave ! »

Certes, il jouait un rôle, mais ce n’était pas du bidon – ce fils « gangsta » d’une titulaire de doctorat. Il adoptait le style qui le servait au mieux. Au moins Kwame brûlait-il de la flamme de la colère, cette flamme qui m’avait toujours fait défaut. Nous traversons nos vies en jouant notre propre rôle. Noir, c’est ça et c’est pas ça. D’ici dix ans, cette musique lui échapperait aussi. Tous les mômes blancs aisés de Vancouver à Naples l’écouteraient.

Ses deux oncles avaient jadis chanté ce pillage, un vieil air décharné aux paroles plus vieilles encore. Nous l’avions interprété à La Haye, dans une ancienne maison de négoce qui avait amassé des fortunes grâce au commerce triangulaire : il nous reste ce que nous aimons. Kwame rappa pour moi : des morceaux qui parlaient de tuer la police ou les Coréens, de remettre les femmes à leur place. Quand j’attirai son attention sur les paroles, il se contenta de ricaner. Je n’étais pas sûr qu’il sache ce que ça voulait dire. Moi, en tout cas, je ne comprenais pas. Mais son corps savait, dans chaque ondulation de ces rythmes sinueux et cinglants : c’était le seul espace qu’il avait pour vivre.

Il arrivait aux leçons avec les yeux rouges, le corps lourd, les muscles du visage apathiques mais amusés par tout ce que les Blancs possédaient. Ses vêtements dégageaient une odeur doucereuse et âcre de corde brûlée qui me rappela les virées de mon frère au Village, un quart de siècle plus tôt. Jonah avait eu sa période d’expérimentation, lui aussi, puis il était passé à autre chose. Kwame, me dis-je, ferait pareil. J’envisageai d’en parler à Ruth. Mais cela aurait détruit le peu de confiance qui s’était établi entre son fils et moi.

Ruth vint me voir chez moi, assez tard, un soir de l’hiver 1988, traînant Robert derrière elle. L’enfant n’avait que quatre ans, mais il était déjà assez futé pour deviner ce que les adultes avaient vraiment en tête quand ils gazouillaient à son intention. Il était debout près de Ruth, tirant sur ses genoux, essayant de la faire rigoler. Elle ne le sentait même pas.

« Joey, ce môme a bousillé ma voiture. Encastré le pare-chocs dans un poteau téléphonique, à deux rues de la maison. Son voyou de copain, Darryl, était à côté de lui sur le siège passager, avec une bouteille de bière ouverte. Dieu sait où ils sont allés voler ça.

— Rien de cassé ?

— Rien de cassé jusqu’à ce que je lui mette la main dessus. Il a de la chance qu’on les ait retrouvés avant la police. » Elle faisait les cent pas dans mon minuscule salon. Je la connaissais suffisamment pour savoir qu’il était inutile d’essayer de la consoler. Tout ce qu’elle voulait, c’était une oreille vivante. « Il me file entre les doigts. Mon aîné est en train de me filer entre les doigts.

— Mais non. Tu connais les enfants, Ruth.

— Il a commencé à me filer entre les doigts quand Robert s’est fait tuer.

— C’est juste un truc de gosses. L’époque est à la rébellion. Avec l’âge il passera à autre chose. » Elle secoua la tête, elle me cachait quelque chose. « Dis-moi », fis-je.

Elle se tordait sur place. « Te dire quoi ?

— Ce que tu ne veux pas me dire. »

Elle expira profondément, et s’installa entre moi et son fils cadet. « Il a commencé à… m’insulter. » Elle dut faire un effort pour que sa voix ne flanche pas. Elle regarda le petit Robert qui, ayant saisi le message, partit jouer dans ma chambre. Ruth se pencha vers moi. « Nous nous sommes disputés. Il m’a traitée de “blanche”. Blanche ! “Ce que tu peux être blanche, bonne femme. Un petit accrochage. Le nigga va pas se prendre la tête pour une vieille caisse.” D’où ça vient ? Ce gamin a quatorze ans et il me balance ses gènes à la figure ! Il me déteste parce que je l’ai contaminé. »

Elle était prise de tremblements comme si elle gelait. Je n’avais rien à lui offrir. Aucune consolation, même lointaine. « Attends, dis-je. Attends encore deux ans. Seize ans, dix-sept ans. Quand ça va vraiment commencer.

— Oh, non, Joey. Non. S’il fait pire que ça, je vais en mourir. »

Elle n’en mourut pas. Et pourtant, Kwame y mit du sien. Tandis que l’école de Ruth décollait – remportant des prix, décrochant des subventions, faisant l’objet d’un reportage à la télévision régionale –, son fils adolescent, lui, courait sous ses propres couleurs. Je n’eus même pas droit à la moitié des histoires ; Ruth avait honte de me raconter. Je ne vis plus Kwame. Il avait cessé de venir à ces leçons de piano qui nous faisaient enrager tous les deux. Six semaines plus tard, Ruth me demanda comment se passaient les leçons.

Kwame se fit tatouer TOUS LES MOYENS SONT BONS en travers du ventre. Il sculpta des formes géométriques dans ses cheveux coupés en brosse et portait un tee-shirt avec MA MUSE EST inscrit derrière, et MALADE sur le devant. Il rentrait à la maison avec des notes en chute libre, des farandoles d’absences non excusées. Plus Ruth faisait d’efforts pour le comprendre, plus il s’enfermait.

Jusqu’au jour où Kwame et quatre copains – dont son copilote Darryl – se firent prendre dans les toilettes du collège avec assez d’amphétamines flottant au fond de la cuvette pour tuer un cheval de course. Quant à savoir lesquels étaient les chanteurs principaux et lesquels étaient les choristes, ce n’était pas clair. L’argument de Ruth, lorsqu’elle vint témoigner au collège, consista à dire que ce dont son fils avait le plus besoin, c’était d’une vraie discipline, ce qui ne serait nuisible ni à lui ni à son école. Mais lorsque, pour sa propre défense, Kwame cita des paroles d’Ice Cube, le principal opta pour l’expulsion.

Ruth lui trouva un établissement privé qui acceptait les élèves mis à l’épreuve. Une pension, comme les établissements fréquentés par ses oncles des siècles auparavant, mais avec un programme sensiblement différent. Celui-ci offrait un enseignement strictement professionnel. Ruth n’avait pas les moyens d’y envoyer Kwame, même avec ma participation financière. Mais en le laissant dehors elle courait à la banqueroute.

« Chaque soir, me dit-elle, c’est la même chose. Je rêve que quelqu’un en uniforme lui colle la tête par terre avec un flingue. »

Le nouvel établissement sembla avoir sur lui un effet bénéfique. Lorsque je revis Kwame, je le sentis plus léger, moins à cran, moins à fleur de peau. Il continuait de cisailler l’air autour de lui, les avant-bras repliés, les doigts pointés vers les aisselles en une attitude défensive. Mais son humour était plus vif, et il n’hésitait, pas à faire de lui-même la cible de ses sarcasmes. Lui et deux amis montèrent un groupe qui s’appelait N Dig Nation. Kwame rappait et s’occupait des platines. « Je fais les uns et deux. » Ses rythmiques étaient si denses et hachés que je ne pouvais pas les retranscrire, et encore moins les taper dans les mains. Le groupe jouait pour des rassemblements électriques de lycéens, et le public venait de plus en plus nombreux, de plus en plus hypnotisé.

À chaque anniversaire et chaque Noël, j’envoyais une carte à Jonah et Céleste. J’écrivis quelques vraies lettres, où je lui parlais de notre aventure : l’inépuisable énergie de Ruth, les difficultés de Kwame, les jeux pédagogiques que j’avais mis en place, la nouvelle moisson de génies en cours préparatoire, l’assortiment d’instruments de percussion que nous avions réussi à acheter pour ma classe. Je ne fis pas allusion à ma vacuité persistante. J’envoyai tout à Brandstraat. Pendant un an, je n’eus aucune nouvelle en retour. Je n’étais même pas sûr qu’il vivait encore en Europe.

Il m’appela en mars 1989. Juste après minuit. Je décrochai et entendis retentir le grand cor du troisième mouvement de la Cinquième de Beethoven. Au bout de quatre notes, j’étais censé faire mon entrée à la tierce au-dessous. Je restai silencieux. Je me contentai de l’écouter chanter encore deux mesures. Il se tut et lâcha sur un ton réprobateur : « Quelle honte, quelle honte ! La prochaine fois, on te donnera une mesure de plus pour que tu puisses entrer.

— Ou alors tu essayeras un autre morceau, dis-je, encore à moitié endormi. Quoi de beau, frangin ?

— Tu es un mec au poil, Joey. OK, j’ai quelques lettres de retard. Du coup, c’est moi qui appelle ! Voilà ce qu’il y a de beau.

— Qui est mort ?

— Tous ceux que je connais ou qui comptaient pour moi. On débarque aux États-Unis. Le groupe.

— Sérieux ? Toi ? Ici ?

— Je t’appelle à l’avance, comme ça tu ne pourras pas te plaindre.

— Voces Antiquæ fait sa première tournée nord-américaine.

— Ça fait des années qu’on aurait pu la faire. Tout est une question de timing. Est-ce que tu as aimé le Gesualdo ? » Mon silence fut si long que nous sûmes tous deux à quoi nous en tenir. « Tu ne l’as pas acheté. Tu ne l’as même pas cherché en magasin de disques ? Et le truc d’avant ? Roland de Lassus ? Les recueils de hockets ? »

Je pris une inspiration. « Jonah. Lassus ? Hockets ? Pas là où j’habite. Pas dans mon quartier.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu vis dans la baie de San Francisco, non ? Ils ne vendent pas de disques à Berkeley ?

— J’ai été très occupé. Ce boulot de prof, c’est comme deux carrières à plein temps. Je suis incapable de te dire à quand remonte la dernière fois où je suis allé ailleurs qu’à l’école, à l’épicerie ou au Lavomatic. En fait, je suis même incapable de te dire à quand remonte la dernière fois que je suis allé au Lavomatic. Berkeley, pour moi, c’est Zanzibar.

— Mais enfin ! Tu enseignes la musique, non ?

— C’est un domaine immense, tu sais… Bon, parle-moi de cette tournée. Je n’arrive pas à y croire : tu vas enfin donner à tes compatriotes une nouvelle chance de t’apprécier.

— Douze villes, huit semaines. » Il était vraiment blessé, et faisait tout pour que cela ne s’entende pas. « Je suppose que je dois m’estimer heureux qu’il reste encore douze villes aux États-Unis pour programmer nos vieilleries, pas vrai ?

— Quand tu dis ça, tu comptes Dallas et Fort Worth comme deux villes différentes, hein ?

— On joue dans ton petit bled début juin.

— “Mon petit…” Pas possible.

— Comment ça “pas possible” ? Tu crois que je ne sais pas où on est programmés ?

— Je te dis que ça m’étonnerait que vous veniez chanter à Oakland.

— Oakland, San Francisco. C’est du pareil au même, non ? »

Mon rire éclata comme si j’avais avalé de travers une gorgée de thé bouillant. « Tu viendras voir, je te ferai visiter. Bon, comment ça va, dans le groupe ? Comment va Céleste ? » Cette fois-ci, c’est son silence à lui qui en dit long. Avec un temps de retard, je demandai : « Depuis combien de temps ?

— Voyons voir. Courant de l’année dernière. Ça va. Consentement mutuel. Comment dit-on ? À l’amiable.

— Que s’est-il passé ?

— Tu sais ce que c’est, ces mariages mixtes. Ça ne marche jamais.

— Est-ce qu’il… y avait quelqu’un d’autre, dans l’histoire ?

— Ça dépend ce que tu entends par “dans l’histoire”. » Il me raconta par le menu. Kimberly Monera, le fantôme blond anémique et exsangue, avait repris contact avec lui. Avec un enfant basané dans les bras, son mariage tunisien en miettes, le célébrissime paternel qui l’avait reniée, elle avait déboulé en Europe du Nord. Elle avait retrouvé Jonah pour lui dire que, pendant toute sa vie ruinée par la musique, elle n’avait cessé de penser à lui, lui seul et personne d’autre. « Je n’ai pas levé le petit doigt, Joey. Je ne l’ai même pas touchée, si ce n’est pour lui faire faire demi-tour et la renvoyer en Italie, avec une tape amicale sur les épaules en guise d’au revoir.

— Je ne comprends pas.

— Tu crois que moi, je comprends ? » Il avait la voix de ses quatorze ans. « À partir du moment où je l’ai renvoyée… plus rien.

— Comment ça, “plus rien” ?

— Je veux dire que je n’ai plus rien ressenti. Zéro. Anesthésie totale. Je ne voulais même plus regarder Céleste. Je ne voulais même plus m’asseoir dans la même pièce qu’elle. Je ne lui en veux pas d’avoir mis les bouts. Et ce n’était pas seulement elle. Dormir, manger, boire, jouer, chanter : tout ce qui auparavant était source de plaisir. Envolé.

— Combien de temps ça a duré ?

— Combien de temps ? Quelle heure est-il, là ? »

Je fus pris de panique, comme si ma mission était encore de faire marcher le spectacle. « Mais tu enregistres encore. Tu montes encore sur scène. Tu t’apprêtes à commencer ta tournée américaine.

— C’est drôle. Trouve les disques. Écoute. Va savoir pourquoi, ça a fait des merveilles sur ma voix. »

Je me sentis à nouveau happé dans son orbite. Il fallait que je résiste. « Envoie-m’en un. Bon sang, tu as mon adresse. Envoie-m’en un, et j’écouterai. »

Il demanda des nouvelles de Ruth, puis de ses neveux. Je lui donnai une version courte. Lorsqu’il raccrocha, je me sentis happé par la torpeur qui l’avait englouti. Nos mondes ne communiquaient plus, nos radars ne captaient plus les signaux de l’autre. Son spectacle à San Francisco aurait pu avoir lieu sans que j’en entende parler, même en passant.

Trois semaines plus tard, un paquet de disques arriva. À l’intérieur, il y avait un message bref. « Je demande qu’on vous envoie des billets. Pour vous quatre, ou ceux à qui vous les refilerez. On se voit en juin. »

La photo de la pochette du Gesualdo me choqua. L’équipe au grand complet du Voces Antiquæ reconstitué, saisie en plan américain, se tenait debout devant le portail d’une église gothique. Ils étaient tous blancs. À cette distance, tous sans exception. Je réussis à sortir le disque de son emballage plastique et à le poser dans le lecteur. Mais je ne pus me résoudre à l’écouter.

Je suppliai Ruth : « Accompagne-moi. Pas pour lui. Pour moi. Quand est-ce que je t’ai demandé un service pour la dernière fois ?

— Chaque semaine tu me demandes quelque chose, Joseph. Tu me demandes plus de matériel que mes professeurs de science.

— Je veux dire, pour moi. »

Elle prit la pochette du Gesualdo. Ses mains tremblaient, comme s’il était capable de la rejeter même à travers cet objet. Ses yeux parcoururent la photo du groupe. Sa bouche se tordit un peu. « Lequel est Jonah ? Je plaisante… » Elle sortit la pochette intérieure et lut le premier paragraphe. La cadence des mots la mit en colère, et elle me rendit le disque.

« Qu’est-ce que tu en dis ? Juste histoire d’entendre. »

Sa voix était en lambeaux. « Demande aux garçons. »

Un vrai CD dans un vrai boîtier cristal : Kwame fut intrigué.

« J’ai un oncle dans un groupe ? Ça tue ! Vas-y, frangin, mets-le. Laissons le frangin faire son truc. » Mon neveu ne tint pas jusqu’à la première hémiole. « Oh, putain, c’est blême ! »

Petit Robert, à côté de lui, couina de plaisir. « Ouiii ! Y a un butin blême ! » Je me tournai vers lui. Il sourit d’un air satisfait et se claqua une main sur la bouche.

Je retournai voir Ruth. « Alors, qu’est-ce qu’ils ont dit ? » demanda-t-elle. Pendant un moment, elle sembla espérer un avis favorable.

« Qu’ils préfèrent attendre le clip. »

Elle leva les mains en l’air. « Tu t’attendais à quoi, Joe ? Pas notre monde !

— Notre monde, il est partout où on va.

— Ils ne veulent pas de nous, là-bas. Alors on n’a pas de temps à perdre avec ça.

— Ça ne peut pas être les deux à la fois, Ruth. Ceux qui décident, ça ne peut pas être à la fois eux et nous. » Elle ne broncha pas. « Il a envie que tu viennes. Il a envie qu’on y soit tous. »

Je sortis les billets que Jonah avait envoyés. Elle les regarda sans y toucher. « Quarante-cinq dollars ? Est-ce qu’on ne peut pas juste empocher le liquide à la place ? Pense à tous les tickets-repas…

— Ruth ? Fais ça pour moi ! Ça me démange. »

Elle envisagea de m’accompagner. Sérieusement. Mais toute la tristesse de ma vie était bien peu de chose, comparée à ce qui pesait encore sur elle. Elle eut un vague sourire, mais ce sourire ne m’était pas destiné. « Est-ce que tu nous imagines, Robert et moi, mettre nos beaux habits pour assister à un spectacle comme ça ? Pas sans un sac à main rempli de bombes fumigènes, mon chéri ! » Puis, sans me regarder, me pardonnant mes offenses : « Vas-y si tu veux. Je pense que tu devrais. » Je pivotai sur mes talons, prêt à m’en aller. « Il peut toujours venir nous faire une petite visite, s’il a envie. »

Le vendredi du concert, je traversai seul la baie pour me rendre à la Grace Cathedral. Je connaissais trop bien l’usage pour essayer de contacter Jonah avant le concert. Bien sûr, lui ne me contacta pas. Je m’installai incognito dans la nef, imitation Île-de-France, étonné que tant de gens viennent assister à l’événement. Tout au long de ma vie de musicien classique, le public avait été composé de mécontents et d’agonisants. Essentiellement d’agonisants. Ou bien l’art appartenait réellement à une époque perdue, ou bien il y avait certains êtres humains qui s’éveillaient un jour vieux, perclus, avec le désir désespéré d’apprendre un répertoire plus lourd que le reste de l’existence, avant que la mort nous enlève à toutes nos tribus. Une musique presque aussi vieille que la mort elle-même, une musique qui n’avait jamais été la leur, une musique qui n’appartenait plus à personne. En effet, que peut signifier la notion d’appartenance, pour les morts ?

Mais ce public-ci était jeune, plein de vie, manucuré – au fait des dernières nouveautés. Dans l’excitation d’avant le concert, j’écoutai deux couples installés derrière moi comparer les vertus des Tallis Scholars et du Hilliard Ensemble, comme on comparerait deux bourgogne gouleyants. Je ne pouvais pas suivre leurs références discographiques. J’avais été absent trop longtemps. Je me retournai sur mon siège pour observer la foule de plus en plus nombreuse. Il n’y avait guère plus de douze visages noirs présents. Mais bien sûr, c’était un décompte auquel personne ne pouvait se livrer d’un simple coup d’œil.

La salle se tut et le groupe fit son entrée d’un pas nonchalant. Les applaudissements m’abasourdirent. L’église était remplie de fans, des gens qui avaient attendu des années pour goûter cette décoction. Montée de panique : je n’étais pas en tenue. Je ne connaissais pas le programme. Si je montais sur scène, j’allais me couvrir de honte. Une seconde plus tard, ô bonheur, j’étais de nouveau personne.

Les six voix – dont deux inconnues de moi – prirent leurs marques sur la scène, apparemment au hasard. Ils étaient vêtus de manière plus seyante que nous ne l’avions été à l’époque. À part cela, ils cherchaient toujours à provoquer le même choc simple et chorégraphié. Mon frère s’arrêta et tourna la tête pour regarder dans le public. Les autres semblaient empreints d’un calme insondable. Ils restèrent ainsi pendant un moment terriblement long, comme nous-mêmes sans doute naguère, prenant leur respiration, concentrés. C’est alors que les premières quintes se matérialisèrent, cristallisées.

Ils furent tous les six plus que sublimes. Mais Jonah flotta au-dessus de la scène. Il chanta comme quelqu’un au-delà de la tombe, qui aurait réussi à revenir un dernier instant, afin de revêtir encore une fois l’enveloppe de la chair. Dans la cathédrale, ils étaient tous enfoncés sur leurs bancs. Mon frère m’avait révélé la source de cette perfection, quand nous nous étions parlé au téléphone. Il puisait dans le pur pouvoir voluptueux de l’indifférence, tous ces sons qui seront exquis lorsque nous serons au-delà.

Après la deuxième salve d’applaudissements, il parut me voir, à une dizaine de bancs de la scène. Mais le sourire était trop ténu, même un professionnel n’aurait pu l’identifier avec certitude. Pendant tout le reste du spectacle, il ne donna aucun autre signe qu’il ressentait autre chose qu’une grâce désincarnée. Il avait non seulement dépassé la question de la race. Il avait dépassé le fait d’être quoi que ce soit, tout simplement.

Mon impatience me gâcha un peu la seconde moitié de ce programme superbe. Plus la musique était délicieuse, plus je m’en voulais de rester assis à écouter. Au deuxième rappel, le In manus tuas de John Sheppard, je me repassai mentalement chacune de toutes les menues trahisons que j’avais jamais commises. Le public applaudit avec une telle frénésie que le groupe fit encore deux rappels.

Le temps de trouver la file des auditeurs venus féliciter les chanteurs, j’étais une épave. Jonah fit un bond lorsqu’il m’aperçut. Mais, comme il s’approchait, la lumière qui éclairait son visage se ternit un peu. « Tu es tout seul ? Désolé, Joey. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Évidemment que je suis tout seul. On l’est toujours, non ?

— Ils n’ont pas voulu venir ? » Cela semblait confirmer ses pires craintes.

Tous les mensonges que nous nous étions racontés me vinrent à l’esprit. Je les lui épargnai tous.

Nous étions entourés d’une meute de gens envieux, qui voulaient juste se tenir à proximité de ces chanteurs qui s’étaient libérés de toutes les chaînes et étaient capables d’émettre des sons dont les autres gens ne pouvaient que rêver. Toutes les têtes alentour nous épièrent en prenant l’attitude caractéristique de ceux qui écoutent, tout en faisant semblant de ne pas écouter. Jonah me regarda droit dans les yeux. « Pourquoi ? Pourquoi n’a-t-elle pas voulu venir ? Combien de temps… » Je levai les paumes, implorant. Il pinça les lèvres. « Bien. » Il posa la main sur mon épaule et me conduisit vers les autres voix antiques. « Alors, qu’est-ce que tu as pensé du Taverner ? Est-ce que tu as jamais entendu quelque chose d’aussi proche de Dieu ? »

Et puis il y eut les autres. Hans Lauscher me salua avec une affection gênée. Marjoleine de Groot jura que je paraissais plus jeune que quand j’étais parti. Peter Chance me donna une tape dans le dos. « Ça remonte à quand ? »

Je souris du mieux que je pus. « Au moins 1610. »

Chacun voulait que ces retrouvailles se terminent le plus vite possible. Jonah devait retourner s’occuper de ses fans. Il était la grâce en personne. Il signait des programmes et souriait pour les photographes en présence des plus généreux donateurs. De parfaits inconnus voulaient l’inviter à des dîners extravagants, le présenter à des célébrités, organiser des fêtes en son honneur. Il s’agissait d’un travail de groupe où les individualités étaient reléguées au second rang, mais, même sans avoir d’oreille, on entendait bien d’où provenait la magie. Les nobliaux de la génération silicium voulaient que mon frère les aime, comme eux déjà l’aimaient. Resté à ses côtés, j’observai Jonah charmer ses admirateurs, tel un guérisseur accompli. Il était minuit passé quand nous nous retrouvâmes seuls.

« Tu m’avais promis une visite de ton bled, dit Jonah.

— Pas à cette heure-là. C’est un coup à se faire descendre. Viens dire bonjour à Ruth. Demain matin. »

Il fit non de la tête. « Elle n’en a pas envie.

— C’est elle qui n’en a pas envie ? Ou c’est toi ? Il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas, Jonah. »

Il posa les mains sur ma poitrine. « Dis donc, tu as gagné du coffre. » Son sourire disparut devant mon silence. Il retira sa main. « Je ne peux pas. Je ne peux pas m’imposer à eux.

— Passe à l’école lundi. Tu rencontreras les élèves. Elle y sera. Ce sera facile.

— J’aimerais bien. Mais on repart demain. » Sauvé par le gong.

« Passe au moins dans la matinée. Pas de piège. Je te paye le petit déjeuner.

— Entendu. Fais-moi un plan. »

 

Il vint chez moi. Le temps que j’ouvre la porte, il avait réussi à se composer une mine normale. « On a connu pire, lui rappelai-je.

— En fait, c’est mieux que là où j’habite actuellement. Céleste a gardé la maison de Brandstraat. » Il s’extasia sur toutes les choses typiquement américaines de ma cuisine – beurre de cacahuète, épis de maïs, céréales pour le petit déjeuner. « Regarde-moi ça ! » Il prit une boîte de flocons d’avoine en carton avec l’image de deux petits métis. PAQUET JUMEAU, pouvait-on lire à côté de leurs visages souriants.

« Le métissage est à la mode, lui dis-je.

— Ç’a été notre problème, Mule, il y a un million d’années. On n’a pas eu le bon marketing ! »

Après avoir changé d’avis cent fois, je l’emmenai là où je prenais habituellement mon petit déjeuner. Nous nous y rendîmes à pied. Jonah observa les pâtés de maisons qui s’effritaient ou au contraire s’embourgeoisaient, qui s’élevaient glorieusement vers le ciel ou bien succombaient à une guerre livrée porte à porte, une guerre qu’il avait passé sa vie à éviter. Il marchait à côté de moi en hochant la tête. Je lui fis les commentaires d’usage – qui s’était fait expulser, qui s’était fait arnaquer, qui s’était fait arrêter. Mes voisins firent signe de la main ou lancèrent un salut amical de début de week-end. Je répondis sans faire les présentations.

« Ça me rappelle l’ancien quartier, dit Jonah.

— Quel ancien quartier ?

— Tu sais. Hamilton Heights. Notre enfance ? »

Je m’arrêtai, bouche bée. « Ça n’a rien à voir avec New York. Impossible d’imaginer plus éloigné de notre enfance !

— Je sais, Joseph. Ça ne signifie pas que ça ne peut pas m’y faire penser. »

Chez Milky, ce fut le carnaval habituel du samedi matin. Les parents de mes élèves, mes collègues, mes voisins, le personnel et les habitués : tout le monde demanda des nouvelles de Ruth et des garçons, ce que donnaient les récents projets d’agrandissement de l’école, comment j’allais et, bon sang, qui était cet étranger ? Milky en personne vint nous saluer – pyjama chinois de soie verte, avec un caban de la marine par-dessus. « Ton frère, tu dis ? On n’embrouille pas un embrouilleur, Joe Strom. »

Une fois que nous eûmes réussi à nous glisser dans un box, je pus enfin respirer. Jonah me sourit de l’autre côté de la table couverte de lino. « Eh ben, mon colon. Tu es plus connu que moi. » Il insista pour commander exactement la même chose que moi. « Ce soir, c’est Denver. Les Alpes. Tel que c’est parti, je vais avoir du mal à respirer. »

Pendant tout le petit déjeuner, il voulut que je lui parle de ses neveux. Je lui dis ce qu’il en était : le rap de Kwame en guerre contre le monde entier, tapant sur les barreaux de sa cage. Petit Robert qui lisait, écrivait et surtout calculait à la vitesse de la lumière. Jonah acquiesçait, et en réclamait davantage.

En sortant, nous ne pûmes échapper au rituel des au revoir. À présent, le drôle d’étranger au tee-shirt repassé et au pantalon en toile à plis faisait partie des habitués, et tous mes amis le pressèrent de revenir la semaine prochaine.

« J’y serai, mentit Jonah de but en blanc. Vous pouvez me mettre de côté la même chose. » Milky et compagnie rigolèrent, et moi, j’en voulus à mon frère. En deux semaines, lui aussi aurait fait partie des meubles.

« Viens chez Ruth, dis-je une fois que nous fûmes dehors.

— Impossible. Je dois retrouver le groupe à l’aéroport dans cinquante minutes.

— Tu n’y seras jamais.

— Je changerai l’heure de ma montre. » Nous reprîmes ma rue ; Jonah était absorbé dans ses pensées. « Donc, ça va, pour toi ? Alors voilà ? C’est tout ce dont tu as besoin ? »

Je fis oui de la tête, j’étais prêt à lui mentir. Ruth, l’école, mes élèves : ils occupaient pour moi une place considérable. Mais, en vérité, ce n’était pas tout ce dont j’avais besoin. Il me manquait quelque chose que je ne pouvais même pas nommer. Quelque chose dans mon passé attendait l’autorisation. Il y avait une mélodie en moi qui avait besoin d’être couchée sur la partition, celle que j’avais jadis promis à Will Hart d’écrire. Mais je ne savais plus dans quelle direction pointaient mes notes. J’avais laissé passer l’occasion de les composer.

Nous nous arrêtâmes sur le trottoir devant mon immeuble. Je regardai mon frère, ses vêtements frissonnaient dans la brise. En fait, ça n’allait pas pour moi. Pas du tout. Je travaillais de nouveau pour quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre de la famille qui exerçait son ascendant sur moi. Mais je n’avais pas l’intention de donner à Jonah la satisfaction d’entendre cela. « Ouaip, dis-je. Et voilà. Que demander de plus ?

— Qu’est-ce que tu leur enseignes ? À tes cours moyens ? Quel genre de musique ?

— De la maternelle au cours élémentaire. Je leur enseigne tout.

— Tout, tu dis ?

— Tu sais bien. Les choses importantes. Les notes dans le temps.

— Quel genre de tout ? » Il m’avait à l’œil. Je ne pouvais pas esquiver. Il regarda sa montre, déjà il s’échappait.

« Je leur donne ce qui est à eux. Leur musique. Leur identité.

— Qu’est-ce qui est à eux, Joey ? Si tu dois le leur donner… Tu leur donnes leur musique ? Leur identité ? Identique à quoi ? La seule chose à laquelle on soit identique, c’est à soi-même, et encore, seulement les bons jours. Des stéréotypes. Voilà ce que tu leur donnes. Personne n’est quelqu’un d’autre. Leur musique, c’est tout ce que personne ne peut leur donner. Et pour trouver ça, bonne chance. »

Il n’était pas encore totalement mort. Le contrat de vente de son âme avait été signé et paraphé, mais il n’avait pas encore été mis à exécution. Je l’attrapai par le coude. « Maestro. Du calme, d’accord ? Je leur demande de m’apprendre les chansons qu’ils connaissent. Je les échange contre quelques vieux airs. Des trucs que personne d’autre ne connaît. Je leur donne toutes sortes de sons – un petit crescendo gospel, un petit blues des familles, voire une petite bêtise des Pères Pèlerins, de temps en temps. À eux ? Pas à eux ? Qui diable suis-je pour le dire ? Ce n’est que de la musique, nom de Dieu. »

Je lui fis signe de monter un moment chez moi. Jonah remua la tête. Il jeta un regard alentour. « Incroyable, Joey. Tu ressembles à un gars du cru. Vraiment, tu ressembles à un local. Tu te souviens, on a dit de Jonah Strom qu’il était le Fischer-Dieskau noir ?

— Personne ne t’a jamais appelé comme ça, Jonah. C’est de toi, ça.

— En tout cas, tu es devenu le Joseph Strom noir. » Il serra mes épaules et retourna à sa voiture de location. Il y avait de la fierté ; il y avait de la jalousie. Pas encore mort. Sur les sept péchés capitaux, ça en faisait au moins deux. « T’en fais pas, vieux frère. Je ne dirai rien à personne. »

Je ne pus m’empêcher de regarder les critiques de New York, là où se terminait la tournée de Voces Antiquæ. Ce fut leur heure de célébrité, ou tout du moins leur quart d’heure de gloire. Les critiques new-yorkais ne tarirent pas d’éloges, chacun déclarant à sa façon que c’était ce qu’il avait attendu depuis si longtemps. Jonah m’envoya la coupure du Times – « Du neuf dans l’ars antiqua » – de peur que je le loupe. Le critique disait qu’il était probablement la voix masculine la plus limpide en musique ancienne, tous pays confondus. Aucune allusion à la couleur, hormis la couleur vocale. Il avait agrafé sa carte de visite au coin de l’article élogieux et gribouillé : « Salutations chaleureuses, signé le meilleur soliste noir. »

Enfin, la justification si longtemps recherchée. Il était adulé par tous ceux qui savaient écouter, ayant mis au point un son unique, qui ne revendiquait rien d’autre que ce qu’il était. Mais nous savions tous deux que la chaleur de cet « art neuf » provenait d’un astre déjà éteint.

Et pourtant, son aventure prit un dernier tour imprévu. Maintenant qu’il ne représentait plus que lui-même, il appartenait à tout le monde, il ne s’appartenait plus. Il devint la sensation du moment, et tout un chacun put interpréter sa musique. La renommée est une arme de dernier recours que la culture utilise pour neutraliser les fugitifs. Quelques mois après que son groupe fut passé à New York, leur enregistrement de Gesualdo remporta un Grammy. En décembre de l’année 1990, ils se virent décerner la très oxymoronique distinction de « meilleurs interprètes de musique classique de l’année ». Je tombai même sur une affiche d’eux, qui ressemblait à une photo de suspects de la police, dans un magasin de musique du centre d’Oakland où je m’étais rendu pour acheter des maillets.

Le coup de grâce vint six mois plus tard, trois mois après que Rodney King eut commencé à être vu tous les soirs en train de se faire tabasser, sur une cassette vidéo fantôme. Ruth apparut un matin dans le placard à balais qui me servait de bureau, agitant le dernier numéro d’Ebony. « Je n’arrive pas à y croire. Je ne peux pas supporter. » Elle jeta le magazine sur mon bureau, elle était toute tremblante. Elle serrait les lèvres pour s’empêcher de pleurer. J’ouvris à l’article annoncé en couverture : « 50 leaders pour l’Amérique de demain. » Je passai la liste en revue, des scientifiques, des ingénieurs, des physiciens, des athlètes et des artistes, en tâchant d’estimer le pouvoir offensif de chacun. Je parcourus le tableau entier avant de tomber sur lui. Je levai les yeux, mon regard croisa celui de ma sœur. Elle était en larmes. « Comment, Joey ? Dis-moi comment ? » Elle frappa du pied. « C’est pire que les minstrels noirs qui divertissaient les Blancs. »

Il fallut que je regarde à nouveau cette page incroyable. « J’ignore comment. Il n’est même pas en Amérique, ce bâtard. Au moins il est enfoui à la quarante-deuxième place, là où il ne fera de mal à personne. »

Elle laissa échapper un couinement terrifiant. Il me fallut deux secondes pour décider que c’était un rire. Maniaque. Elle tendit les mains. « Rends-le-moi. Il faut que je le montre à mes fils. »

Je dînai avec eux ce soir-là lorsqu’elle leur montra. « Quelqu’un de votre famille, dit-elle. J’ai connu ce garçon, il n’était pas plus grand que vous. Vous voyez jusqu’où on peut aller, en faisant un peu d’effort ? Regardez toutes les vedettes avec qui il est. Toutes les belles choses accomplies.

— La moitié sont blancs, en réalité », déclara Kwame.

Ruth le regarda droit dans les yeux. « Quelle moitié ? Dis-moi.

— Tous ces blancs-becs technocrates. Regarde cet enculé de sa mère : il sait même pas qu’il est fils de Nathan. PDG ? Tu parles, Pédégé bounty, oui !

— Pédégé bounty ?

— Bounty : chocolat à l’extérieur, tout blanc à l’intérieur.

— Lui ? » dit le petit Robert, en montrant du doigt tout en faisant un petit sourire. « Lui, il est vraiment blanc ?

— Qu’est-ce qui fait qu’ils sont blancs ? s’enquit Ruth sur un ton de défi.

— Ça, dit Kwame, en condamnant en bloc le magazine entier. Ce baratin d’homme des cavernes. Toutes les conneries diaboliques du pouvoir blanc.

— Et si je te disais que la moitié des Blancs ont du sang noir et ne le savent même pas ?

— Je dirais que tu débloques. Que tu dérailles grave avec tes enfants. »

Sa mère me lança un appel silencieux. « Elle a raison, dis-je. Pour être blanc, il faut le prouver en remontant jusqu’aux origines. Qui peut faire ça ? »

Mon neveu me jaugea : complètement taré, irrécupérable. « C’est du bidon. Tu sais même pas de quoi je cause. »

Petit Robert leva les deux bras en l’air. « Toute la race humaine a commencé en Éthiopie. »

Kwame coinça la tête de son frère en une clé de bras et lui frictionna le cuir chevelu à l’indienne jusqu’à ce que le garçon de sept ans hurle de plaisir. « Tu l’as dit, petit haricot. Tu es tout ça à la fois. Tu es mon Top 50 pour demain, tout en un. »

 

Robert était le genre d’enfant pour qui l’école de Ruth avait été inventée. Il avalait d’une bouchée les matières enseignées chaque jour, médusant ses camarades de classe hébétés. Dès qu’il s’agissait d’apprendre, il était aux anges. Les histoires le laissaient béat de plaisir. « C’est vrai ? voulait-il savoir, à propos de tous les livres lus au cours des séances de lecture. C’est déjà arrivé ? »

Il reprenait le rôle de sa mère, imitant les voix des uns et des autres, penchant la tête et plissant les yeux comme le plus ridicule des adultes. Il construisit un robot ambulant en Lego qui, pendant une demi-heure, tint tout le cours préparatoire en arrêt. Les maths étaient son bac à sable. Il résolvait des puzzles logiques que l’on donnait deux classes au-dessus de la sienne. Sans rien d’autre que des jetons de poker et une carte du monde, il inventa des jeux de commerce complexes. Il adorait dessiner. L’histoire le rendait maladivement attentif ; il ne savait pas encore que ces récits étaient déjà terminés. Il pleura en entendant parler des bateaux, de l’enfermement dans les soutes, des ventes aux enchères, des familles détruites. Pour Robert, tout ce qui s’était passé était encore en train d’arriver, quelque part.

Mais il ne réussissait que lorsqu’on ne faisait pas attention à lui. Dès l’instant où on s’intéressait de trop près à lui, il se regardait faire et échouait. L’éloge que le monde fait d’un enfant noir est porteur d’une surprise annihilante. Toute mon enfance, je l’avais su. Il suffisait que Robert entende dire qu’il s’apprêtait à faire quelque chose de remarquable pour se confondre en excuses. Il voulait seulement qu’on l’apprécie. Être spécial, c’était être dans l’erreur. Dans ma classe, il étincelait comme l’aurore boréale. Sa voix servait de point de repère à toute la section d’alto. Mais chaque fois que ses camarades émerveillés se moquaient de son talent, il s’éteignait pendant plusieurs semaines.

Pour un exposé à présenter en classe sur le musicien de son choix, il apporta le numéro d’Ebony, qui datait de plusieurs mois, mais qu’il n’avait pas oublié. Pendant qu’il parlait, la classe chahuta et je ne fis qu’empirer les choses en leur demandant de se taire. Tous ces Noirs qui faisaient l’avenir – cinquante en tout. Et l’un d’eux était prétendument l’oncle de Robert, qui avait changé l’avenir d’une musique vieille de mille ans. Un frère noir, lui avait dit sa mère, pouvait tout faire. Robert parla avec cet élan de fierté déjà criblé par la gêne et le doute.

Deux semaines après son exposé, il entra dans ma classe avec une liasse de feuilles couvertes d’une éruption de hiéroglyphes tracés à l’encre de couleur. « C’est à moi. C’est moi qui ai écrit ça. » Il s’empressa de m’expliquer le système de notation élaboré qu’il avait mis au point, permettant de décrire les changements subtils de hauteur de son et de durée, une notation qui conservait beaucoup de ce qui se perdait avec les portées standard. Il avait écrit des parties indépendantes, pensant non seulement en termes de mélodies sur l’horizontale, mais aussi en une série de structures verticales. Ses accords tenaient la route – ils se prolongeaient, se répétaient et retournaient sur eux-mêmes avant de revenir à la tonique. Son frère avait vendu le petit clavier électrique que je leur avais donné pour se faire un peu d’argent de poche. Ruth n’avait pas d’autre instrument à la maison. Robert n’avait donc pas seulement inventé un système de notation à partir de rien ; il avait également transcrit tout son travail d’harmonie à l’oreille.

« Comment est-ce que tu t’y es pris ? D’où est-ce que ça vient ? » ne pus-je m’empêcher de lui demander.

Il haussa les épaules et se recroquevilla, gêné par mon admiration. « C’est venu de moi. Je l’ai juste… entendu. Tu trouves que ça ressemble à quelque chose ?

— Il faut qu’on voie. Nous allons le jouer. » L’idée le rendit agréablement malade. « C’est pour quoi ? » Il resta planté là, dérouté par ma question. « Je veux dire, pour quels instruments ? »

Il haussa les épaules. « Je ne pensais pas à des… instruments.

— Tu veux que ce soit chanté, alors ? » Il opina. La première fois qu’il y pensait. « Tu as des paroles ? »

Il fit non de la tête et balaya l’air de la main. « Pas de paroles. Juste de la musique. » Des paroles chantées auraient empoisonné l’ensemble.

Il montra à la classe comment lire sa notation, et nous interprétâmes l’œuvre à la réunion de l’école. Robert fit le chef d’orchestre. Tant que dura sa musique, son âme grimpa sur un éclair jaune moutarde dans un ciel d’un bleu glacial. Cinq groupes vocaux se répondirent, exactement comme l’indiquaient ses notes, en se percutant et en se mêlant. Son contrepoint chahuteur venait d’une autre orbite jusqu’alors invisible. La musique dans sa tête l’empêcha d’entendre le brouhaha du gymnase. Mais au moment où le morceau s’acheva, le bruit fondit sur lui.

Dans le déchaînement des applaudissements, Robert eut du mal à reprendre sa respiration. Il écarquilla les yeux, en quête d’une issue de secours. Les gamins sifflèrent et le huèrent, pour le taquiner. Il se courba et fit tomber le pupitre du chef d’orchestre. L’assemblée explosa de rire. Je crus qu’il allait étouffer sur place. Chaque muscle de son visage se tendait pour dire : Rien de spécial. Rien qui sorte de l’ordinaire. Il tressaillit et brava toute l’admiration qu’on lui vouait en sautant sur place pour voir par-dessus les têtes de ses camarades, essayant de traquer la seule opinion qui importait à ses yeux : celle de son frère adoré.

Sur ce, Kwame s’avança de sa démarche pesante dans un jean qui lui tombait sous la ceinture. Il avait sauté une journée à son école pour être présent. Ses bras dessinaient ces mouvements tournants saccadés que je n’arrivais pas à décoder, mi-éloge, mi-dérision. Il plissa un côté du visage. « T’appelles ça comment ? »

Robert fut à la torture. « Je l’appelle “Légende”.

— Quelle légende ? Tu te prends pour une légende ? Pas de gun, pas de fun. Et puis d’abord, t’es dans quel camp ? » Aucun des deux garçons ne m’accorda un regard. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient se le permettre.

Je crus que le petit allait s’effondrer, là, devant toute l’école du Nouveau Jour assemblée. Kwame aussi le vit. Il donna une petite tape sur le nez de son cadet pétrifié. « Hé. Dis, hé. C’est d’équerre. Ça dépote. Prochaine fois que Dig est là, tu viens marner avec mes potes. On verra comment tu te débrouilles avec le vrai G-funk. »

Maintenant que Kwame était en dernière année du lycée technique, son groupe avait fini par occuper l’intégralité de son horizon. Ils étaient arrivés à une sorte d’excellence, et si leurs paroles m’échappaient totalement, je ne pouvais nier que leurs morceaux bouillaient d’une énergie palpitante. Il n’avait aucune autre flèche à son arc. Ruth essayait de ne pas trop se laisser distancer, elle faisait en sorte qu’il soit responsable, tout en l’épaulant sans qu’il s’en rende compte. « Et après l’école, tu y penses ?

— Commence pas, maman.

— Je commence pas. Je t’aide à y voir plus clair.

— Moi et la Nation. On peut cartonner. Je parle pas juste blé. Juste cartonner.

— Tu veux rapper, alors trouve-toi des concours entre rappeurs. Il faut que tu trouves un truc qui te fasse tenir en attendant de devenir le meilleur. »

En privé, elle me fit cette confidence : « Bon Dieu, je peux te dire que si je n’étais pas dans l’éducation, je lui collerais une raclée jusqu’à ce qu’il rentre dans le droit chemin. »

Au mois d’août, à Brooklyn, une des voitures du cortège d’un rabbin hassidique grilla un feu rouge, percuta un autre véhicule, fit une embardée sur le trottoir et tua un garçon guyanais de l’âge de Robert. Pendant trois jours, Crown Heights fut à feu et à sang. Kwame et N Dig Nation écrivirent un long rap qui rejouait la folie ambiante de tous les points de vue possibles. Le titre s’intitulait Black Vee Jew. Le morceau participa-t-il de l’événement ? Le révéla-t-il ? Avec l’art, on ne sait jamais.

« Ton grand-père était juif, lui dis-je. Tu es un quart juif.

— Je t’entends. C’est mortel. Tu penses quoi de ce titre, oncle frangin ? »

Le texte était ce qu’il était, il n’empêche, le groupe eut droit à sa première diffusion radio – une vraie radio, sur toute la baie. Kwame en fut tout enivré. « Mieux que tout ce que tu peux toper avec de l’oseille. » Dans le groupe, chacun empocha cinq cents dollars. Avec sa part Kwame acheta du matériel audio neuf.

Fin septembre, Ruth m’appela, hors d’elle. Les trois membres de N Dig Nation avaient été arrêtés pour avoir cambriolé un magasin de musique de West Oakland. Ils s’étaient fait la malle avec plus d’une vingtaine de CD. « Ils vont l’achever. Pour eux, ce n’est qu’un bout de bidoche. Ils vont le tuer, et personne ne le saura. » Il me fallut un quart d’heure pour arriver à la calmer, et je lui donnai rendez-vous au commissariat où Kwame était en garde à vue. Ruth s’effondra de nouveau en entrant, quand elle vit son fils menotté.

« On chourait rien du tout », nous dit Kwame. Il était assis derrière la rambarde en métal où étaient entreposées les armes ; une ecchymose lui couvrait une partie du visage, côté mur, quand les flics l’avaient immobilisé. La peur de la mort le rendait fanfaron. « Juste une petite virée en caisse. »

Je crus que Ruth allait le tuer de ses mains. « Tu vas parler la langue que je t’ai apprise !

— On lui achète tout le temps des trucs, à ce type. La porte était grande ouverte. On allait juste écouter un coup et ensuite lui rapporter les skeuds.

— Des disques ? Tu as volé des disques ? Mais c’est du suicide…

— Des CD, maman. Et on en a volé aucun.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris de vouloir voler des disques ? »

Il la regarda avec une incompréhension telle que c’en était presque de la pitié. « On est en pleine ascension. Faut qu’on balourde not’ science. Qu’on nique ceux qui nous niquent. Tu vois ce que je veux dire ? »

Au tribunal, Ruth fut impeccable. Elle réclama une peine susceptible de sauver une vie et non pas la gâcher. Mais le juge étudia de près ce qu’il appelait les « antécédents » de Kwame, et il décida que la meilleure façon de servir la société était de mettre à l’écart cette menace juvénile pendant deux ans. Il insista sur le fait que le cambriolage était un délit sérieux, alors que Kwame répétait : « Y a pas eu effraction. » La propriété était au cœur de la société, poursuivit le juge. Le vol était un crime qui revenait à détruire ce cœur. Pendant qu’on lisait sa sentence, Kwame marmonna juste assez fort pour que j’entende : « C’est un fils de Nathan, ce type. C’est un homme mort, je te dis même pas. »

Deux jours plus tard, ma sœur fit ses adieux à son fils qui partait pour la prison. « Ton père a été une fois en prison. Tu te souviens pourquoi. Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? Voilà ce qu’on veut savoir. » Elle pleurait en parlant, elle pleurait pour tout ce qui était arrivé à son garçon, en remontant aux générations d’avant sa naissance. Kwame ne put relever la tête suffisamment longtemps pour croiser le regard de sa mère. C’est elle qui lui releva la tête. « Regarde-moi. Regarde-moi. Tu n’es pas tout seul au monde. »

Kwame acquiesça. « Entendu. » Sur ce, il lui fit au revoir d’un signe de la main.

Une fois seule avec moi, Ruth explosa. « Quand un ado blanc va en taule, ça s’inscrit au crayon sur son CV, à la rubrique jeunesse désinvolte. Une péripétie dont on rigolera plus tard. Quand un ado noir va en prison, c’est un coup fatal. Un jugement qu’on porte sur la race entière. Un trou dont il ne ressortira jamais. C’est ma faute, Joseph. C’est moi qui l’ai plongé là-dedans. Je n’étais pas obligée de les élever dans cette marmite. J’aurais pu les installer dans une banlieue résidentielle somnambule.

— Pas ta faute, Ruth. Ne te flagelle pas pour un demi-millénaire…

— Tu vois ce qu’il a fait à Robert. Son grand frère va être le héros de sa vie. Un modèle, le rôle exemplaire sur mesure. Ce môme invente dans sa chambre des règles d’arithmétique complètement nouvelles sur les doigts de ses mains. Il apprend tout seul la géométrie plane. Mais il sera incapable de compter correctement jusqu’à vingt si son frère le regarde de travers. Il ne veut pas être ce qu’il n’est pas censé être. Et pourtant, ce gamin pourrait faire tout ce qu’il veut. Tout ce qu’il veut… »

Nous entendîmes tous deux au même moment, à l’instant où les mots sortirent de sa bouche. Ruth me regarda, les narines épatées. « Son fils a quitté le pays et son petit-fils est en prison. » Puis sa gorge se creusa et elle poussa un cri. « Qu’est-ce qu’on a fait à notre mère, Joey ? »

Robert était en CE2 à l’école du Nouveau Jour ; il poursuivrait bientôt son cursus ailleurs. Il arriva à cet âge où il ne fallait surtout pas que Ruth l’encourage en quoi que ce soit. Chaque fois qu’elle l’encourageait ou le félicitait, il laissait tomber. Il remplissait, par exemple, une page blanche de journal de formes géométriques surprenantes, sans y accorder d’importance. Qu’elle vienne à accrocher l’œuvre au mur, illico il la déchirait et la brûlait.

« Je vais le perdre, Joseph. Le perdre plus vite que Kwame.

— Tu n’as pas perdu Kwame. » Kwame avait d’ailleurs commencé à suivre des cours de dessin industriel en prison.

Nous allions le voir presque tous les week-ends. « Ici, c’est pour les gogos », me dit-il. Il découvrait cela avec une certaine incrédulité. « Tu sais quoi ? Ils ont construit cette prison pour nous. Et ensuite, ils nous ont fabriqués pour qu’on aille dedans. Pas pour moi, mon oncle. Une fois que je m’en serai sorti, cette taule pourra bien pourrir, et mon histoire avec. » Chaque fois, au moment de se dire au revoir, Kwame et sa mère se livraient à un petit rituel. Combien de temps ? Pas longtemps. Rendez-vous dans le nouveau monde ancien.

 

Début 1992, Jonah écrivit pour dire qu’il passerait fin avril chanter au festival de Berkeley. Voilà à quel point les distances s’étaient réduites. Je lui répondis par courrier sur une des cartes postales dont nous nous servions pour nos collectes de fonds : « C’est moi qui suis venu t’écouter la dernière fois. » Et sous l’adresse de l’école, j’écrivis la date de son concert, l’heure, 13 h 30, et le numéro de ma salle de classe.

Ma classe n’avait pas particulièrement besoin d’un public. Il n’y avait pas de public, tout le monde faisait partie de la chorale. Nous continuions de travailler notre partition, sans tenir compte de qui voudrait bien se présenter tel ou tel jour. J’étais professeur de musique en école primaire. Je vivais pour ça, et c’était exactement ainsi que mes gamins chantaient. Et pourtant, j’avais donné à Jonah l’heure et le numéro de salle de ma meilleure classe – de vrais as de la voltige, avec parmi eux son neveu, Robert, qu’il n’avait jamais rencontré. Je leur annonçai que nous aurions peut-être la visite de quelqu’un. Le simple fait de leur dire ça me parut déplacé.

Je fis tout pour que ce jour soit le plus ordinaire possible. Aucune chance qu’il vienne : je m’en étais assuré en choisissant la date. Il ne faisait jamais rien dans l’après-midi, quand il chantait le soir. Mais si, par miracle, il faisait l’effort de venir, nous étions prêts. Notre musique allait le méduser.

Le temps de me préparer pour ce cours de l’après-midi, je fus pris d’un trac plus violent que cette crise qui avait failli jadis nous coûter le premier concours important de Jonah. Rien n’échappe aux enfants, et les miens laissèrent échapper des explosions taquines, toutes chantées, bien entendu, conformément au règlement de la classe. Je les fis revenir sur terre en commençant par notre traditionnel échauffement de gammes. « I’m still standing » jusqu’au plus haut de leur tessiture, ce qui les faisait rigoler chaque fois, puis redescente en douceur dans les graves. Mon frère ne vint pas. Il ne pouvait pas venir. En dehors de la salle de concert, il ne restait plus rien de lui. Il avait disparu dans la perfection. Mon corps commença à ressentir le soulagement de ne pas avoir à le rencontrer ce jour-là.

Nous commençâmes nos exercices habituels. Non pas malgré tout. Non pas quand même. Nous n’avions personne à impressionner et nous nous régalions : c’est tout ce qu’on a vraiment, quand tout est déjà réglé. Nous suivîmes les étapes habituelles conduisant à l’extase quotidienne. Nous commençâmes par poser la pulsation de base – ce que mon père avait appelé, des années plus tôt, « les lois du temps ». Deux gamins aux tam-tams nous fournirent un groove implacable, qui tiendrait jusqu’à l’extinction des feux. Sur cette couche rythmique venue du Burundi, nous déployâmes un long cycle décontracté à 24 temps, avec une autre demi-douzaine de musiciens aux percussions – ils auraient été ravis de faire ce métier jusqu’à la fin de leurs jours, voire un peu plus longtemps.

Une fois la machine lancée, nous nous mîmes à décortiquer quelques mélodies. Mes gamins connaissaient l’exercice. Ils l’avaient fait suffisamment souvent pour arriver à ce que l’école élémentaire peut considérer comme la perfection. Installé au piano, je dirigeai au doigt : je désignai une fillette en survêtement vert menthe, les cheveux nattés façon rangs de maïs ; elle sourit, elle s’était choisie avant même que je lui fasse signe.

« À quoi tu penses quand tu te réveilles ? » Je lançai la question par-dessus la transe des pulsations cycliques. La fillette, Nicole, ma balise, était prête.

 

Le petit déjeuner est prêt et

Je vais manger comme une reine !

 

C’était un peu chaotique, mais la rythmique tenait bon. Elle partit en solo, puis se stabilisa dans son propre cycle. Nous prîmes sa note comme tonique et y installâmes notre camp de base. Je montrai du doigt un autre de mes préférés du premier rang, Judson, un garçon dégingandé et impatient dont les baskets tapant par terre étaient grosses comme sa poitrine. « À quoi as-tu pensé hier soir en t’endormant ? » Judson savait déjà.

 

Mon ami, j’ai couru

dans un long tunnel d’argent,

plus vite que tout le monde.

 

Ils tournèrent l’un autour de l’autre, trouvèrent leurs entrées, harmonisant notes et syncopes pour que l’ensemble coïncide. J’en fis rentrer quelques autres dans ce registre. « Pour toi, quel est l’endroit le plus sûr au monde ? »

 

Il y a un endroit sur la colline

au bout de ma rue

d’où je peux

tout voir.

 

« Qu’est-ce que tu as vu en venant à l’école ? Quand es-tu le meilleur ? Qui seras-tu à cette heure-ci, l’année prochaine ? » Je les fis entrer en coupant une phrase ici, en en faisant ressortir une autre là, en les faisant accélérer ou ralentir, de manière à ce que la sauce prenne. Une demi-douzaine de chanteurs se tinrent ainsi en équilibre dans le vide, accrochés les uns aux autres, se métamorphosant constamment tout en restant inchangés. Je les amenai diminuendo au silence, puis en fis démarrer cinq autres. Je jouai au piano la nouvelle tonique, et hissai un groupe à la dominante. Tes cinq mots préférés. Le samedi après-midi de rêve. Ton nom si ton nom était différent. Je leur fis signe d’alterner : un-cinq, cinq-un.

Puis on passa aux changements de tonalité. J’appuyai sur une touche et désignai trois chanteurs qui transposèrent leur phrase ailleurs sur la gamme. À l’âge de huit ans, ils savaient encore : à chaque endroit où nous allons correspond une note.

Les membres du chœur eurent un sourire satisfait, mais ce sourire ne m’était pas destiné. Leurs bouches béaient, on eût dit des poissons dans un aquarium – il y avait quelque chose derrière mon épaule. Tout en gardant la mesure, je me retournai. Jonah se tenait dans l’encadrement de la porte, lui-même bouche bée. Une véritable leçon vivante : comment ouvrir la gorge assez grand pour exprimer le ravissement. Je ne pus m’interrompre pour le saluer ; j’avais des notes plein les mains. Il me fit signe de me retourner et de maintenir cette plume en équilibre, dans le souffle de Dieu.

Je ramenai au silence les deux premiers groupes et les conduisis à l’écart, tout en en préparant un troisième à entrer dans la relative mineure. La plus grande peur que tu aies jamais eue. Cinq mots que tu ne veux surtout pas entendre. Je fis virevolter mon doigt en l’air, à la recherche de quelqu’un pour chanter Ce qui te pèse le plus, pour finalement désigner Robert. Deux mesures suffirent. Lui aussi m’attendait.

 

Mon papa est mort

et mon frère est en prison.

 

Quel est le point zéro du changement ? L’endroit du temps où le temps commence ? Pas le « big bang », ni même le « little bang ». Ce n’est pas lorsqu’on apprend à scander son premier air. Ni ce premier maintenant qui se retourne sur lui-même. Tous les moments partent de cet instant où l’on voit comment tous doivent se terminer.

Robert déroula le fil et fit des boucles et des boucles, jusqu’à plonger dans la pulsation de base. Un nuage passa sur la chorale, mais notre chant avait déjà anticipé ce changement de lumière. J’avais maintenant tous les accords nécessaires pour aller partout où les notes voudraient bien nous porter. J’accentuai et effaçai des lignes mélodiques, je fis monter le volume puis diminuer de nouveau, ralentir puis accélérer, hacher les notes et les étirer, je cueillis un solo et assemblai des quatuors, je déplaçai l’ensemble librement d’une tonalité à l’autre.

 

Mon papa est mort

Et j’ai couru.

Jusqu’à cet endroit sur la colline.

Où le petit déjeuner est prêt et d’où je peux

tout voir,

Mais mon frère est en prison.

 

Ils savaient comment ça fonctionnait. Ils avaient cessé de se soucier de cet adulte étrange, ils ne le remarquaient même plus. Nous restâmes dans le crescendo, à faire tourner nos rondes préférées, revenant, chaque fois que nous allions trop loin, à un « I’m still standing », lancé en chœur par l’ensemble de la chorale. Je faisais tout ce que je pouvais, tout ce que chacun de mes élèves m’avait appris sur le fonctionnement de la musique. J’étais honteux d’avoir tant besoin de l’impressionner. Comme si la joie avait besoin de se justifier, ou pouvait justifier quoi que ce soit. Et ma honte me poussa à faire monter toutes mes voix plus haut dans les aigus.

Nous nous élevâmes plus haut que jamais. Nous nous engouffrâmes en nous-mêmes, et je remuai les eaux, déclenchant une dernière grande marée avant de revenir au niveau de la mer. Mais tandis que nous franchissions une ultime fois la crête de la vague, j’entendis comme un tintement de cloche. Une attaque dont seuls les éléments naturels étaient capables. Je n’y étais pour rien ; ce carillon était hors de la tessiture de mes élèves, mais il vint s’incruster dans leurs harmonies déployées – des notes tellement tenues qu’elles en étaient presque arrêtées. Il me fallut un instant, une éternité, pour le situer : mon frère chantait Dowland. Le morceau datait d’une autre vie. Les mots d’hier :

 

L’oiseau et le poisson peuvent tomber amoureux.

 

Je me retournai pour regarder, mais Jonah me fit de nouveau signe de rester assis. Il vint se placer au bout du dernier rang de la chorale. Il libéra une vibration sonore pareille à un gong. Mais mes gamins savaient quand ils faisaient quelque chose de bien. Je continuai à diriger, et ils poursuivirent de plus belle. Je lançai un regard furtif à Jonah. J’eus droit en retour à un froncement de sourcil, comme à la grande époque. Et ce fut l’envolée.

Partout où j’amenai ma classe, il trouva le moyen de suivre. Cette fois-ci, je l’obligeai à lire dans mes pensées. Je le forçai à m’accompagner. Des bribes de feux follets, de poèmes amoureux, de chants d’un enfant mort, de Dies irae, de chants miséricordieux en mille fragments : il les intégra dans le chœur, modifiés par tout ce qu’ils harmonisaient. Il leur offrit de quoi jouer. Sa voix était comme un scalpel de lumière, clair, acéré, inévitable ; il avait passé sa vie entière à la perfectionner. Même les enfants ressentirent cette puissance. Toujours les huit mêmes mots, en scat si nécessaire, comme s’il était né pour eux.

Nous tournoyâmes sur un courant d’air ascendant, dérivant au fil des tonalités. Sa voix, parmi les voix de mes enfants, était comme un phare dans la nuit. Nous aurions pu rester là-haut pendant des années, si nous avions pu éviter l’accident. En se glissant dans la salle de classe, Jonah n’avait pas refermé la porte. Si bien que chaque envoi de « I’m still standing » – un peu plus fort maintenant ; un peu plus doux maintenant – se déversa en dehors de la salle de classe, et libre à quiconque passant dans le couloir de se l’approprier. Je ne me rendis pas compte de la perturbation que nous occasionnions jusqu’à ce que le chœur derrière moi se joigne à ma classe.

Le professeur d’histoire-géographie, venu gravement réclamer le silence, resta chanter. La prof de maths du cours préparatoire invita tout le monde à taper dans les mains. Des gamins se pressèrent dans la salle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des places debout. Pas un seul ne fut simple auditeur. Plus le chœur prit de l’ampleur, plus il attira de monde. C’est alors que, l’espace d’une mesure, notre montagne sonore diminua ; ce n’est pas moi qui en avais donné le signal. Dès la levée du temps, je sus de quoi il retournait. Je la vis dans l’encadrement de la porte, avant même de me retourner : la directrice de l’école.

J’ignore ce que Ruth entendait. Son visage ne trahissait rien. Mais ses gamins étaient là, qui chantaient, c’était la dernière fois qu’ils étaient petits, et son frère était là, qui chantait pour elle : la première fois depuis qu’ils étaient petits. Chaque son dans toute sa densité restait intact au sein de l’accord changeant. Auquel s’ajouta une mélodie obbligato. Qui savait d’où provenait cet air ? Elle l’avait inventé. Improvisé. Les paroles, en revanche, on les lui avait données :

 

Mais où construiront-ils leur nid ?

 

La voix de Ruth me transperça comme la mort. Refus, lamentation : la seule réponse à l’optimisme persistant de son frère aîné. J’eus la même impression que quand je l’avais entendue à Philadelphie. Une infinie dépossession. Sa voix, même brisée, était encore assez belle pour prouver que le rêve de musique n’avait jamais été plus que cela.

Les unes après les autres, je fis revenir les voix à la tonique. Les cycles rythmiques se turent, la pulsation se dénoua et la salle explosa, s’applaudissant elle-même. Les gamins se déchaînèrent de toute part, une révolte spontanée décrétant le reste de l’heure fête nationale. Un attroupement se forma autour de Jonah. « Comment vous avez fait ça ? » l’assiégea Judson. En guise de réponse, Jonah lâcha un éclair de Monteverdi.

Dans la salle en fête, ma famille se replia sur elle-même. Robert se glissa aux côtés de sa mère – coupable, pris en flagrant délit. Ruth se rapprocha furtivement de moi, comme si, de toutes les personnes présentes, j’étais celui qui pouvait lui offrir la sécurité. « Robert, dit Ruth au garçon, prise de cette même peur lasse avec laquelle elle avait éconduit l’oiseau et le poisson sans leur avoir trouvé de maison, c’est ton oncle.

— Je sais », marmonna le garçon. Dans son excitation, il essayait d’éviter les yeux de tous les adultes. Il me montra du doigt. « Ton frère. »

Puis Jonah nous rejoignit. « Vous avez entendu ça ? Est-ce que vous avez entendu ? » Il s’approcha pour prendre sa sœur dans ses bras.

Ruth recula. « Non ! Trop longtemps. Tu ne peux pas simplement… » Elle perdit le contrôle de sa voix. Mais elle refusa de pleurer.

Robert se raidit, prêt à la protéger. Jonah effleura le bras de Ruth, une consolation qui ne coûtait rien. Puis il se retourna pour me lancer une claque sur l’épaule. « Tu es un génie. Le von Karajan de la musique. Ça, c’est ce que j’appelle se servir d’une baguette. » Il considéra la silhouette modèle réduit qui lui arrivait à la taille. Il fut frappé par la ressemblance. « Mon petit neuv’, dit-il, en explorant l’étendue de son propre étonnement.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Robert, toujours friand de devinettes. Un peu comme un neveu ? »

Jonah opina sobrement. « Beaucoup comme un neveu. » Il leva la tête et regarda Ruth. « Incroyable. Il est beau.

— Qu’est-ce qu’il y a d’incroyable ? » Froide comme le souvenir.

« Rien. C’est moi qui ai une chance incroyable. »

Robert fit une grimace. « Ta voix fait de drôles de trucs. »

« C’est le fait que je sois là. Que je te voie. »

Ruth détourna brusquement la tête. « Tu as forci », dit-elle. Elle regarda de nouveau. Jonah écarta les bras et observa son corps. « Je veux dire… » Elle indiqua sa propre gorge.

« On ne dit pas forci. On dit enrichi.

— Pourquoi es-tu ici ? Pourquoi es-tu revenu ? »

La chorale enfantine quitta la classe à contrecœur pour assister au cours suivant. Mes élèves. Jonah courut jusqu’à la porte pour leur taper dans les mains. Cela lui fit gagner un peu de temps. Il revint et s’adressa à Robert en jetant un regard circulaire dans la salle. « Regardez-moi ça ! Je ne me doutais pas du tout. Alors, c’est ton école !

— L’école de ma maman, dit Robert.

— Ton école », dit Ruth à son fils. En larmes à présent. Mais c’était bien sa voix.

« Fantastique, dit Jonah. Je ne me suis pas autant amusé à chanter depuis… » Il regarda Robert. « Depuis l’époque où j’étais toi. Tu as entendu ce que ça donnait ? C’est ça. Ça va marcher. Les gens n’ont jamais rien entendu de tel. »

Ruth rit, incrédule. « Peut-être pas vous autres.

— Je suis sérieux. Quel son ! On pourrait y arriver. Mettre ce machin en place. Jouer partout. Je te le dis. C’est de ça que les gens ont besoin. »

Ruth secoua la tête, sa bouche crispée lui tirait le visage jusqu’aux oreilles. « Ça existe depuis toujours, les gens ont toujours fait ça.

— Pas moi.

— Exactement.

— Ruth. Je suis venu. Je te le demande. Tu ne peux pas me laisser en plan.

— Tu nous as quittés.

— Tu as ton travail », dis-je.

Il écarta mon objection. « Nous sommes en pilote automatique depuis presque deux ans. C’est quasi terminé, l’Antiquité. La musique des cieux a fait son temps. J’ai besoin de quelque chose de plus proche.

— Toi ? » Je cherchai à déceler la pointe d’ironie, mais il était sérieux. « Tu ne peux pas abandonner. C’est un art en péril. Si toi, tu abandonnes, qui donc le maintiendra en vie ?

— N’aie crainte. La musique de concert occidentale est en de bonnes mains. Des millions de Coréens et de Japonais s’en occupent. »

Ruth éprouva alors elle aussi ce que j’avais ressenti. Le puits sans fond dans lequel il était tombé. Ma sœur tenait son fils par les épaules, devant elle, comme une armure. Elle tendit les bras par-dessus Robert et prit la nuque de Jonah au creux de sa main. « Il y en a qui meurent comme ils sont nés.

— Tout le monde », dis-je.

Jonah sourit. Sa sœur lui adressait la parole. Le touchait. Peu importait ce qu’elle disait, peu importaient les piques qu’elle lui envoyait.

« Neuv’ ? » Jonah posa les yeux sur Robert. La cour d’appel du futur. « Tu veux chanter avec moi ?

— Ma maman dit que tu es un pays à toi tout seul. Que tu vis selon tes propres règles.

— Où est-ce que tu as entendu ça ? dit Ruth. Jamais de la vie je…

— Tu as déjà été hors la loi ? »

Jonah contempla son image en chair et en os à l’échelle un demi. « Tout le temps. Moi et ton oncle JoJo, là ? On les a tous arnaqués. Des hors-la-loi de première. On a enfreint des lois dont tu as même jamais entendu parler. »

Robert me lança un regard sceptique. Mais ses doutes se dissipèrent quand il vit que la mémoire me revenait. « Déjà allé en prison ? »

Jonah fit non de la tête. « Ils nous ont jamais attrapés. On a été dans le journal quelquefois, principaux suspects. Mais ils nous ont jamais rattrapés. » Il fit un signe au garçon, pour lui faire jurer que ça resterait entre eux.

« Tu as déjà tué quelqu’un ? »

Jonah réfléchit. Obligé d’avancer à découvert. « Deux fois. Poussé une femme dans un four, une fois. Je n’étais pas beaucoup plus vieux que toi. »

Le garçon lança un regard inquisiteur à sa mère. Ruth porta la main à sa lèvre tremblotante. Robert me regarda, j’étais le dernier rempart du bon sens. J’indiquai d’un geste de la main la salle désertée. « Il va falloir que je fasse un peu de rangement. »

Ruth sortit à grand-peine de ses pensées. « Et moi, j’ai une école à faire tourner. Quant à toi, jeune homme, tu ne devrais pas être quelque part ? Mme Williams, en maths ? Hmm ?

— Tu sais ce que tu devrais faire, aussi ? » Je l’entendis dans la voix de Jonah. Il se raccrochait désespérément aux branches. « Prendre un nom africain. Comme ton frère. »

La mère et le fils en restèrent pantois. Ruth dévisagea son frère aîné. « Qu’est-ce que tu y connais en noms africains ? » Comment es-tu au courant, pour son frère ?

« Oh, je t’en prie. Je suis allé plusieurs fois en Afrique. En tournée. Sénégal, Nigeria, Zaïre. Ils nous adorent, là-bas. Nous sommes plus populaires à Lagos qu’à Atlanta. » Il prit son neveu par les épaules. « Moi, je vais t’appeler Ode. Un bon nom du Bénin. « Ça signifie “né en route”. »

L’enfant lança un regard scrutateur à sa mère. Ruth leva la main. « S’il le dit.

— Que signifie Kwame ?

— Aucune idée. Ode est le seul que je connaisse. C’est comme ça qu’ils m’ont appelé, la dernière fois que j’y étais.

— Ode ? répéta Robert, sceptique.

— OK, dit son oncle.

— Ode », fit Robert en pointant le doigt sur moi. Pigé ?

J’indiquai d’un geste que je n’y voyais pas d’objection. « Ça ne me dérange pas. À partir de maintenant. Jusqu’à ce que tu me dises d’arrêter. »

Terriblement en retard, il se dépêcha d’aller à son dernier cours de la journée. Laissés à l’abandon, les adultes se turent. Ruth et Jonah échangèrent quelques regards lourds de sens, chacun essayant farouchement d’enjamber une vingtaine d’années. Nous raccompagnâmes Jonah jusqu’au parking, où il revint à la charge :

« Allons. Oiseau & Poisson Inc. Qu’est-ce que vous en dites ? Fabriquer une nouvelle espèce ? C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures. Chantons au Seigneur un chant nouveau. Ce serait génial pour les gamins. Un super-enseignement. Ça pourrait être la meilleure chose qui arrive à ton école.

— Comment est-ce que ça pourrait apporter quoi que ce soit à cette école ? » Même le scepticisme de Ruth paraissait d’ordre administratif. J’observai ma sœur dans les yeux écarquillés de Jonah.

Il la regardait ; la confusion entre eux ne pouvait être dissipée. « Allons. Le classique descend dans la rue. Faites de votre bébé un être plus à la page et plus intelligent. Il y a un marché tout prêt. Le pays n’attend que ça. »

Elle inclina la tête et la secoua, interloquée par la distance qui les séparait. Elle ne put s’empêcher de laisser échapper un petit rire moqueur. « Qui n’attend que ça ? Tu le penses sérieusement, hein ? » Elle leva les yeux au ciel. « Ô, mon Dieu. Par où je commence ? »

Il lui rendit son sourire, désemparé. « Commence par choisir tes meilleurs gamins et laisse-moi nous trouver un promoteur.

— Mais où est-ce que tu vis ? Tu n’as donc pas d’yeux pour voir ?

— Mes yeux sont assez médiocres. Mes oreilles, en revanche, sont extraordinaires.

— Dans ce cas, écoute, bon sang. Écoute, pour une fois.

— J’ai écouté. C’est bien, Ruth. Mieux que “soit l’un soit l’autre”. Mieux que l’identité. La vigueur hybride. »

Face à un cas si désespéré, elle baissa les épaules. Il voulait que ce soit une capitulation. Mais il vit ce que c’était. En un instant, il sut : c’était pour ce chœur qu’il s’était exercé toute sa vie. Et d’une certaine manière, le travail de toute sa vie – sa volonté intransigeante, son besoin de liberté, toujours tendu vers un but invisible, écrit nulle part, cette façon d’avancer note par note pour parfaire sa propre mélodie – était précisément ce qui l’empêcherait toujours d’intégrer cette chorale polytonale.

Quand il parla, ce fut comme un enfant, brisé et mis à nu. « Réfléchis-y. Rien ne presse. Je vais gamberger là-dessus. Je t’appelle avant qu’on parte pour LA. »

Ruth aurait pu l’achever avec un monosyllabe du plus petit calibre. Mais elle ne le fit pas. Jonah se tenait devant elle. « Vingt ans. Pourquoi ? » Elle se mordit la lèvre et secoua la tête – elle ne disait pas non à sa question, mais à lui tout entier. Il opina. « La prochaine fois, on n’attendra pas aussi longtemps. » Il la prit dans ses bras, elle se laissa faire et resta accrochée lorsqu’il voulut se dégager. Il ne me prit pas dans ses bras ; nous, ça ne faisait que trois ans. À la place, il me fourra dans la main un article qu’il avait découpé dans le New York Times de la veille. Le 24 avril : « Comment le temps a-t-il commencé ? Des scientifiques rapportent d’importantes découvertes. »

— Il faut que tu lises ça, Joey. Un message que Da nous envoie d’outre-tombe. »

Jonah monta dans sa voiture et disparut. Ruth agita un peu la main, une fois qu’il fut trop loin pour voir. Elle n’éprouva même pas le besoin de reparler du projet de Jonah. Nous étions l’avenir de notre frère. Mais lui n’était pas notre avenir.

 

Il ne nous appela pas avant de partir pour LA. Il fut pris dans le tourbillon du spectacle. Selon tous les professionnels, le festival de Berkeley fut une conquête. L’avant-dernier jour d’avril, lui et Voces Antiquæ prirent l’avion pour Los Angeles. Leur avion fut l’un des derniers à atterrir à l’aéroport de LAX, avant que les événements n’entraînent l’annulation de tous les atterrissages prévus.

C’est Ruth qui, la première, appela, ce mercredi soir. Elle parla si doucement au téléphone que je crus qu’il y avait un problème sur la ligne. « Joey, répéta-t-elle. Joey. » Je fus persuadé que l’un des garçons était mort. « Ils les ont libérés. Tous les quatre. Aucune charge n’a été retenue. Frappé cinquante-six fois, filmé en vidéo. Le monde entier a pu voir, et c’est comme s’il ne s’était rien passé. C’est pas possible. Même ici. »

Avec l’article du New York Times que Jonah m’avait remis, c’était la première fois depuis des mois que je relisais la presse. J’avais laissé tomber l’actualité. Les nouvelles n’étaient rien d’autre à mes yeux qu’une blague cruelle. Rien d’autre que l’illusion qu’il se passait encore des choses. J’avais mis une croix dessus. Toutes les nouvelles d’importance, pour moi, avaient trait à l’école du Nouveau Jour. J’en avais même oublié que le verdict concernant Rodney King devait tomber. Lorsque Ruth m’annonça l’acquittement, je ne fus pas surpris par la suite : je l’avais déjà entendue, mot pour mot, bien avant.

À présent j’étais de nouveau happé par l’actualité. Ruth était encore au bout du fil, j’allumai ma télé. Une vidéo prise d’hélicoptère montrait ce que je crus tout d’abord être King. Mais c’était un autre homme, de l’autre couleur, tiré hors de sa camionnette et lapidé en direct pour les caméras. « Tu vois ce qui est en train de se passer ? » lui demandai-je. Quelque chose en moi voulait qu’elle ait mal. Tuer son auto-complaisance, jusqu’à ce que son électrocardiogramme soit aussi plat que le mien. « Tu vois où ça nous mène, ces histoires d’appartenance ?

— Ça ne finit jamais », répéta ma sœur dans le combiné. Mais c’était en train de finir.

Au Nouveau Jour, la télévision resta allumée pendant toute la journée du jeudi, dans la salle des professeurs. Personne ne fit vraiment cours. Nous vînmes constamment regarder. Même pas horrifiés. Simplement abasourdis, happés dans ce lieu qui nous réclamerait toujours. Des panaches de flammes zébraient l’horizon de la ville à l’agonie, les incendies échappaient à tout contrôle. La police se retira, abandonnant les rues à toutes sortes de pilleurs. La Garde nationale tenait sur ses positions, mais ne pouvait avancer, faute de munitions. Les magasins s’enflammèrent comme des copeaux dans un four céramique. Le bilan des victimes s’aggrava. Une des enseignantes de CE2 alluma un téléviseur en classe, estimant que ce serait instructif. Elle éteignit cinq minutes plus tard. Trop instructif. Ce fut la débâcle totale, et le deuxième jour, tandis que la nuit tombait, l’enfer se propagea si vite qu’on eût dit que c’était le fruit d’une volonté délibérée.

Ruth refusa de rentrer seule à la maison. Elle insista pour que je reste manger avec elle. Tandis que nous dînions, tout espoir se calcinait. « Qu’est-ce qu’ils font ? demanda mon neveu. Qu’est-ce qui se passe là-bas, ils font la guerre ? » Pendant tout le dîner, ma sœur suivit les informations en se mordant la lèvre. Je ne l’avais jamais vue refuser de répondre aux questions de Robert.

« Où est ton frère ? demanda-t-elle. Bon sang, pourquoi est-ce qu’il ne nous appelle pas ? » Je me gardai bien de lui dire qu’il était allongé par terre à South Central, qu’il déchiffrait la partition céleste. Moi aussi, je laissai la question de Ruth sans réponse.

Il appela, avec des réponses, dans la nuit du vendredi, à 2 h 40. Je devais rêver, parce que j’étais en train de lui parler avant même d’entendre le téléphone sonner. Il semblait électrisé, sur le point de faire une énorme découverte. « Joey ? Mule ? Je suis ici. Je suis de retour. » Il me fallut quelques instants pour me rendre compte qu’il était en état de choc. « Tu comprends ce que ça veut dire ? De retour en plein cœur des choses. J’ai entendu tout le truc, enfin, jusqu’à ce qu’ils me chopent l’oreille. Chaque mélodie. Dis-lui, il faut qu’elle le sache. »

Je m’extirpai du sommeil et essayai de le calmer. « Jonah. Dieu merci, tu es sain et sauf. C’est bon, maintenant. Ils l’ont dit ce soir aux informations. Les choses reviennent à la normale.

— La normale ? Ça, c’est normal, Joey. » Hurlant : « Ça !

— Jonah. Écoute-moi. Ça va. Tu es à l’hôtel ? Reste à l’intérieur. L’armée…

— À l’intérieur ? À l’intérieur ? Tu n’as jamais rien pigé, hein ? Espèce d’idiot ! » J’entendis son état de dénuement. Pendant toute la vie que nous avions vécue ensemble, il m’avait pris pour un idiot. Et il avait eu raison. Mais il fonçait en avant, incapable de nous attendre. Il avait du mal à respirer. « Je suis au milieu de tout ça depuis hier après-midi. J’y suis allé, Mule. J’ai cherché ce que j’étais censé faire. J’ai fait tout ce que je sais faire. Je me suis posté à un coin de rue en flammes et j’ai essayé de monter un chœur improvisé de “Got the whole world in his hands”. Il faudra que tu lui dises, qu’elle le sache. Elle a tort. Elle se trompe sur mon compte. Ne la laisse pas penser ce qu’elle pense. » Sa voix vibrait – il venait de donner le concert de sa vie. Il revenait à la leçon ancienne que son professeur et amante lui avait jadis donnée : Si tu n’es pas capable d’être quelqu’un d’autre, en plus de toi-même, ce n’est même pas la peine de songer à monter sur scène.

« Je lui dirai, Jonah. » Je fus obligé de répéter, jusqu’à ce qu’il se calme suffisamment pour parler intelligiblement.

« Ils ont annulé le concert, gloussa-t-il. Je suppose que le public de la musique ancienne a eu peur de sortir pour le Jugement dernier. Les Européens ont flippé. Pris au piège dans le pays de leurs pires cauchemars. Ils se sont barricadés dans l’hôtel. Moi, il a fallu que j’y retourne, Joey. C’était toi et moi, le soir de l’enregistrement de notre premier disque. » La courbe de sa vie lui demandait d’en retrouver la trace, là, quelque part dans les rues en feu.

Il s’était jeté au cœur de la violence, il se dirigeait vers la note de détresse maximale, avec pour seul radar ses oreilles surentraînées. « Tu étais comment ? demandai-je.

— Comment ? Comme moi ! » Il lui fallut un moment ; il était encore secoué. « Pantalon de toile et une chemise vert-bleu de chez Vroom et Dreesmann. Je sais : du pur suicide. Oh, dessous, un tee-shirt bien noir, avec marqué dessus : L’ART NE ME FAIT PAS PEUR. La limousine n’a pas voulu m’emmener au-delà de l’autoroute 10. J’ai dû faire les trois derniers kilomètres à pied. Peux pas me souvenir de tout. Je suis à l’ouest, Joey. Cette foule. Tu te rappelles. J’ai déraillé. Je me suis enfoncé dans la mer. Ma première leçon de chant. Dim, dam, dom. Il n’y avait rien. Rien d’autre que des feux. Un Götterdämmerung avec deux milliards de dollars de budget. Mule. Moi qui croyais que l’opéra était le cauchemar de quelqu’un d’autre. Je n’avais pas compris que ce quelqu’un d’autre, c’était moi.

« J’ai juste suivi la fumée. Je t’ai cherché partout. Je me suis retrouvé dans un centre commercial en flammes. Il n’y avait plus une seule vitre debout alentour, le verre étincelait comme de la colophane. Au croisement, des morceaux de béton gros comme la paume volaient. Pas pu dénombrer les forces en présence. Latinos, Coréens, Noirs, Blancs en uniforme. J’étais peut-être bien en train de chanter. Debout au milieu des feux croisés. Je me suis pris un pavé de la taille de mon talon de chaussure au coin de la figure. M’a défoncé la tempe. J’ai claqué des doigts, d’un côté de la tête puis de l’autre. Sourd de l’oreille gauche. Moi, Joey. J’entends que dalle ! Écoute ! » Il passa le téléphone sur son autre oreille. « T’as entendu ? Rien !

« À ce moment-là, je me ressaisis. Je me mets à courir. Du sang dégouline de mon oreille défoncée. M’auront pas deux fois. Je me dis que je suis hors de danger, non ? Vont pas me courir après. Qui sait de quelle couleur je suis ? Je suis personne. Plus en sécurité que depuis… Il y a quelque chose qui me pousse en avant, comme du Brahms. Comme si ça recommençait, pour l’éternité. Je ne suis pas revenu pour rien. De l’autre côté de la rue, au bout du pâté de maisons, des mômes sont en train de piller une quincaillerie, ils en sortent les bras pleins. Tu te souviens ? Des perceuses. Un établi. Une scie électrique. Ils me voient là, les bras ballants. On tape du matos, fais pas la fine bouche, enculé de ta mère. L’un d’eux s’arrête et je me dis qu’il va m’étaler. Me tirer dessus. Il s’arrête et me file un pot de peinture avec une poignée de pinceaux. Comme s’il était Dieu, et que tout ça, c’est pour moi. Je veux le payer. Payer pour le magasin mis à sac. Il se contente de crier et de me rire au nez.

« Comme si c’était ma vocation, Joey. J’étais hors de moi ! J’ai commencé à me balader et à marquer les gens. À commencer par moi. Je me suis pris pour l’ange du Seigneur, à faire des marques sur tous les gens que je croisais. La Pâque juive. Tout le monde allait finir marron clair. En tout cas, c’était l’idée. Il y a quelqu’un qui n’a pas voulu que je le peinturlure. M’a balancé contre un mur, m’a renversé dessus toute la peinture qui restait. Ensuite, sans transition, un agent me plaque le cou au sol avec sa matraque. Ils me jettent dans un van blindé et m’emmènent au poste. Là ils prennent ma déposition. J’aurais dû leur mentir. Leur dire que j’étais quelqu’un d’autre. Putain, ils ont même pas voulu me coffrer. Je n’ai même pas été capable de me faire arrêter. Ils gardent des milliers de gens pour violation du couvre-feu, et moi, ils me relâchent. Trop de vrais criminels. Tu chantes quoi ? Tu habites  ? Et ils m’ont cru. Se sont dit que personne ne pouvait inventer un truc aussi dingue. Et ils m’envoient à l’hosto ! Qu’ils aillent se faire voir. Je ne suis pas resté. Je suis revenu direct et je t’ai appelé. »

Il me fit promettre à nouveau de tout raconter à Ruth, demain matin à la première heure. Je lui dis d’aller à l’hôpital et de se faire ausculter l’oreille dès que nous aurions raccroché. Et de m’appeler dès qu’il aurait vu un médecin.

« Un médecin, Joey ? Ils sont tous sur la brèche. Pour de vrais tracs. La mort, etc. Pas pour l’oreille abîmée d’un étranger. » Il suffoqua. À l’autre bout de la ligne médiocre, il eut une crise d’étouffement. Celle dont toutes les crises d’angoisse de sa jeunesse depuis le début n’avaient été que la réminiscence.

Comme je l’avais fait si souvent par le passé, je lui parlai jusqu’à ce qu’il se calme. Je le fis marcher dans sa chambre d’hôtel. Une fois un peu apaisé, il voulut discuter jusqu’au bout de la nuit. Je lui répétai d’appeler un médecin, mais il ne voulut pas raccrocher. « Dis-lui, Joey. Qu’elle sache que j’y étais. Dis-lui que c’est fini pour personne. Que tout le monde va ailleurs. La prochaine fois. La prochaine fois. »

Je réussis enfin à le faire raccrocher. « Un médecin, Jonah. Ton oreille. » J’essayai de dormir, en vain. Dans mes rêves éveillés, les carapaces à l’intérieur desquelles nous étions enfermés se craquelaient comme des chrysalides, et le liquide que nous étions remontait à l’air libre, comme une pluie à l’envers.

Hans Lauscher le trouva le lendemain matin, peu après dix heures. Jonah n’était pas descendu au petit déjeuner. Il était allongé sur son lit, tout habillé sur le couvre-lit. En voyant le filet de sang séché sur l’oreiller, Hans pensa qu’il avait dû faire une hémorragie. Mais mon frère avait simplement cessé de respirer. La télévision de sa chambre d’hôtel était allumée, branchée sur la chaîne d’informations locales.