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ÉTÉ 1941-AUTOMNE 1944
 

Elle a entendu cette chanson toute sa vie. Mais ce n’est qu’après avoir épousé cet homme que Delia Daley entend la pleine voix de la haine. Avec l’arrivée du premier enfant. C’est seulement alors que le chœur de la vertu s’abat sur elle et gifle les membres de sa famille pour le modeste crime d’amour qu’ils commettent au quotidien.

Elle est coupable de la plus grande des folies, et pour cela doit être punie. Pourtant elle se réveillera en sursaut au milieu de la nuit, se demandant qui sont ceux qu’elle a pu offenser à ce point, pour qu’ils la harcèlent ainsi. Qui sont ces accusateurs qui refusent de pardonner ? Chaque fois qu’elle pense à ses péchés, elle en revient toujours au même point. Elle sait que les reconnaître signifie davantage que le contraire. Que la race n’est en rien statistique. Que ce que feront nos enfants est notre seule valeur. Que le temps fait de nous une autre personne, un peu plus libre.

Le temps, comprend-elle, n’exerce aucun effet de ce genre. Le temps perd toujours face à l’histoire. Les blessures infligées ont seulement été recouvertes et continuent de suppurer. Il y a une part enfantine en elle, affranchie, qui a cru que leur mariage pourrait guérir le monde. Au lieu de cela, leur mariage ne fait qu’aggraver le crime en agressant toutes les parties blessées. Elle et David disent juste que la famille est plus importante que la culpabilité. Pour cela même, il faut que la culpabilité se soulève et les punisse.

De grands espaces de vie lui ont toujours été interdits. Mais ceux qui restent lui laissaient une marge de manœuvre bien suffisante. À présent, ses aspirations les plus simples sont hors de portée. Elle aimerait marcher dans la rue avec son mari sans avoir à jouer la domestique. Elle aimerait pouvoir lui prendre le bras en public. Elle aimerait qu’ils puissent aller au cinéma ensemble, ou aller dîner quelque part, sans se faire expulser comme des malotrus. Elle aimerait pouvoir asseoir son bébé sur ses épaules, l’emmener faire les courses sans pour autant que tout le magasin en soit pétrifié. Elle aimerait pouvoir rentrer à la maison sans être couverte de venin. Cela n’arrivera pas de son vivant. Mais il faudra bien que cela se produise du vivant de son fils. La rage l’agrippe chaque fois qu’elle quitte la maison. Il n’y a que l’instinct maternel pour contenir toute cette rage.

Naguère, elle avait estimé que le fanatisme était une aberration. Maintenant qu’elle a uni sa vie à celle d’un Blanc, elle se rend compte que c’est le fondement même de l’espèce. Toute haine revient à protéger les valeurs de la propriété. Une goutte de sang, et la propriété est garantie. La possession : c’est les neuf dixièmes de la loi.

Les Noirs, bien sûr, lui font de la place. Sa famille, sa tante à Harlem, le circuit des églises, ses amies de l’université. Mme Washington, cette sainte, grâce à qui ils ont un toit au-dessus de la tête. Cet arrangement n’enthousiasme personne, bien entendu. Mais si l’identité blanche se définit par rapport à ceux qu’elle exclut, l’identité noire est faite de tous ceux qu’elle doit inclure dans ses rangs. Son garçon n’a rien de spécial. Les trois quarts de ceux qu’on dit « noirs » ont du sang blanc. Les droits ancestraux de la plantation : le propriétaire nie, le père renie. La différence, cette fois-ci, c’est juste que le père de son enfant reste avec elle.

Tous les Blancs à qui ils ont affaire ne sont pas des cas désespérés. Le groupe de collègues émigrés de son mari ne la considère pas comme plus déplacée que n’importe quelle femme. Ils ont vu des alliances plus improbables, des couples plus disparates encore. Les musiciens parmi eux viennent volontiers passer une soirée à la maison, prêts à faire de la musique, sur n’importe quel ton. Avec eux, pas de souci. Finie, l’époque où ils l’épiaient en attendant de voir combien de temps elle arriverait à marcher sur ses pattes arrière sans perdre l’équilibre. Mais ces hommes ne font pas tout à fait partie de ce monde. Ils vivent reclus dans les interstices de l’atome, ou là-haut, sur la trace des galaxies. Les autres gens constituent à leurs yeux d’irréductibles complications. La plupart de ces hommes ont fui leur propre foyer. Avoir le droit de vivre est déjà pour eux quelque chose d’énorme. Un sur deux est un réfugié : Polonais, Tchèques, Danois, Russes, Allemands, Autrichiens, Hongrois. Jamais Delia ne se serait doutée qu’il existait autant de Hongrois. La grande nation unie, cosmopolite, des dépossédés, juifs pour la plupart. Où donc ce groupe d’infortunés vivrait-il, hormis là où vit son David à elle – dans l’État sans frontières qui ne reconnaît aucun passeport, le pays des particules et des nombres ?

Il y a M. Rabi, qui a engagé David, et dont David dit qu’il transformera Columbia en une banlieue de Stockholm. Il y a M. Bethe, M. Pauli, M. von Neumann – un trio d’étrangers insensés. Et M. Leo Szillard, qui est peut-être réellement fou, qui travaille nulle part, et dont toute la vie tient dans une valise, au King’s Crown, l’hôtel où David est descendu quand il a débarqué à New York. M. Teller, et ses sourcils en broussaille, qui joue Bach si merveilleusement que ce doit être quelqu’un de bien. M. Fermi et sa femme, la superbe et ténébreuse Laura : ils se sont perdus sur le chemin du retour dans l’Italie fasciste, après s’être rendus en Suède pour recevoir le prix Nobel ; ils se sont retrouvés à New York, à l’université de Columbia. Encore un des collègues révérés de son mari.

Delia a craint ces hommes pendant des mois, elle détestait même les rencontrer. Elle leur serrait la main et bredouillait des banalités idiotes, tandis qu’ils la scrutaient des pieds à la tête, et elle avait beau faire tous les efforts du monde, elle n’arrivait pas à saisir ce qu’ils lui marmonnaient. Lors de la première soirée musicale qu’elle et David organisèrent, elle passa des heures dans la cuisine, se cachant derrière la porte fermée, s’inventant des corvées, tandis que ces hommes causaient boutique en des termes que sa mère aurait attribués au diable. Elle fit tout un raffut avec les poêles et les casseroles – la domestique de la maison – jusqu’à ce qu’un quatuor fasse irruption, leurs vestes maculées de vin et de miettes de gâteaux secs, en disant : « Venez. La musique commence. »

Maintenant ils lui inspirent plutôt de la pitié, que ce soient ceux qui s’excusent lorsqu’ils traversent la pièce, ou ceux – comme M. Wigner de Princeton – dont chaque mouvement est handicapé par quelque mystère impénétrable. C’est ainsi que David lui dit, parfois, lorsqu’ils sont allongés l’un contre l’autre dans le noir : « Plus tu regardes en profondeur, plus le projet de Dieu s’éloigne. À la limite des mesures humaines, c’est l’étrangeté infinie. » Résider dans un endroit aussi étrange doit nécessairement émousser l’importance que l’homme accorde à la « tribu ».

Les scientifiques étrangers ne font pas de chichis en sa présence ; cette aisance naturelle tient plus de l’ignorance que d’autre chose. Ils ne sont pas entravés par ce crime ancien qui paralyse leur nouveau pays. Quand ils la regardent, ils n’ont pas le réflexe de sursauter. Ils n’ont pas besoin de se défendre vis-à-vis d’elle. Ils partagent un peu son statut tacite d’exilée. Et pourtant, même ces Européens déboussolés sont porteurs de la maladie. Ces esprits sceptiques, tous empiristes, ne s’en remettent pas moins à des règles statistiques bien ancrées en eux, règles certes invisibles mais induites par ce qu’ils voient. Une hypothèse universelle si profondément admise qu’ils en ont oublié que ce n’était qu’une hypothèse. Le fait est, tous sont sous le choc en l’entendant chanter la première fois.

Et s’ils avaient raison ? Raison de la considérer comme une truite à qui il pousse des ailes. Au bout de vingt générations, la différence devient réelle. Cela détruit l’âme, personne n’en réchappe. Pas une journée ne passe sans qu’elle soit obligée de rendre des comptes au sujet des airs qu’elle choisit de chanter.

Son mari ne peut absolument pas la comprendre. Elle sent bien à présent la distance qui existe entre elle et lui. Jamais elle ne l’aurait épousé s’il n’y avait eu le môme égaré, le futur dissimulé dans lequel ils avaient été aspirés tous les deux en entendant les mots du petit gars perdu, ce jour-là, à Washington. Elle savait ce qu’il en coûterait à cet homme d’endosser sa citoyenneté à elle, de partager ce dont elle avait hérité à la naissance. Elle ne pouvait pas espérer lui épargner la vengeance des Blancs. Aussi est-elle abasourdie, nuit après nuit, de redécouvrir ceci : plus la pression de leurs agresseurs est forte, plus ils se serrent les coudes.

Il l’aime avec une telle simplicité, il est tellement imperméable aux croyances et aux a priori. Elle a connu l’amour inconditionnel – l’attention sans faille de ses parents, plus âpre, compte tenu de ce qu’ils ont vécu, plus dure, compte tenu du chemin qu’elle prend. Avec David, il lui suffit d’être. Elle aime la femme qu’elle voit quand il la regarde – la perfection d’une constellation hivernale, l’alignement régulier d’étoiles qu’il sait toujours retrouver.

Elle aime l’étonnement dont il fait preuve avec elle, ses explorations attentives et sa reconnaissance surprise. La tendresse de David a mûri dans le fût de l’être. La fascination des doigts de David parcourant son ventre rond et résistant lorsqu’il contenait le fruit de leur union. Avec lui, elle ressent un calme pudique, la légèreté d’un jouet en fer-blanc. Quand ils sont allongés côte à côte, le garçon dans son berceau, au pied du lit, leur timidité accrue par cette compagnie inédite, cet hôte qui chantonne, alors ils ne sont rien de particulier. Ils sont ici et nulle part ailleurs. L’air qu’ils jouent ensemble est une modulation constante, des tonalités éloignées l’une de l’autre mais qui retombent toujours sur le do.

On ne peut pas dire que David excelle dans l’accomplissement des corvées quotidiennes. L’entretien de la maison, ce n’est pas son fort. Son sens de l’hygiène est plus aléatoire que ses verbes irréguliers. Ses habitudes la rendent folle. Il est capable de laisser un litre de crème glacée sur la table de la cuisine et de tomber des nues deux heures plus tard en la retrouvant collée à ses semelles toutes poisseuses. Mais il rit de bon cœur. Pour un homme de théorie, il est remarquablement patient. Et pour un homme tout court, elle n’a pas souvenir de tant de gentillesse.

Ça aide qu’il soit plus âgé qu’elle, qu’il soit capable de distinguer les vrais soucis des broutilles. Ça les sauve cent fois par mois qu’il ait des idées si peu arrêtées sur la manière dont les choses devraient se passer. Leurs petites divergences de chaque instant sont pour lui un délice. Il a jeté son dévolu sur l’une des phrases préférées de Delia, celle qu’elle a dite en s’exclamant le jour où elle l’a vu écrire le nombre sept. Il est rare qu’une semaine passe – il peut être en train de la regarder cuisiner un ragoût, payer une facture ou bien accrocher une photo – sans qu’il s’exclame : « Non, mais regardez-moi ça ! »

Auraient-ils connu moins d’étonnements complices qu’ils n’auraient pas tenu ensemble jusqu’à la première fête du Travail. Le gigantesque creuset qu’est New York est un véritable haut-fourneau ; cinq minutes passées dehors sur le trottoir menacent de les réduire en cendres. Mais chez eux, à l’intérieur, toutes les richesses leur appartiennent. Ils sont capables de reprendre n’importe quelle chanson ; ils n’ont pas de mal à faire coïncider harmonieusement deux airs choisis au hasard. Ils en viennent à aimer les mêmes compositeurs, au terme d’itinéraires tellement différents que chacun confirme la divergence de l’autre. Leurs accords tirent leur beauté de la dissonance ambiante.

Ils firent l’amour pour la première fois juste avant de se marier. Elle en fut étonnée, après tous ces mois d’une abstinence éprouvante pour les nerfs et d’étourdissants pelotages réprimés. C’est lui qui choisit le moment – Dieu sait qu’elle n’attendait pas de se faire passer la bague au doigt. Une fois qu’elle se fut officiellement prononcée, elle était à lui corps et âme. Toutes ces soirées où elle lui avait rendu visite à New York. Toutes ces soirées où il l’avait renvoyée chez sa tante. Toutes ces soirées où elle s’était dit : Est-il possible qu’il soit à ce point détaché des choses de ce monde ? Ou alors, se réserve-t-il pour moi ?

La semaine précédant le mariage, ils n’avaient toujours pas succombé. Tout en la caressant au-delà des limites jusqu’alors atteintes, David lui susurra : « La semaine prochaine, c’est la promesse officielle. Mais, ce soir, je fais ma promesse juste pour toi. » Quand ils eurent terminé, alors qu’elle était allongée, recroquevillée en elle-même, se demandant si c’était bien ce à quoi elle s’était attendue, incapable de se rappeler ce que ç’avait été, il lui sourit d’un sourire tellement confus qu’elle crut, l’espace d’un terrible instant, que quelque chose clochait.

Il agita la main derrière lui, comme pour saluer le passé. « Je sens un petit garçon assis sur mon épaule. Il est lourd. Comme un vieillard. Il veut que j’aille quelque part !

— Où ? demanda-t-elle en lui effleurant les lèvres.

— Sur le chemin que nous prenons ! »

Et puis ce petit garçon fut là. Et, à présent, un autre est en route. Plus leur famille grandira, plus ils seront à l’abri. David est tout aussi stupéfait par la deuxième grossesse de sa femme que par la première. Ils sont tous deux surpris par les humeurs et les désirs insatiables de la future maman. Elle devient impérieuse, placide, animiste, attentive à chaque craquement du parquet. Tout ce qu’elle veut, c’est se pelotonner contre son aîné, son deuxième dans son ventre, et que son mari monte la garde dans l’appartement, comme il surveillerait une tanière souterraine, confortable et sombre.

Attendre est tellement différent, la deuxième fois. Jonah donnait des coups de pied et protestait dans le ventre à toute heure du jour et de la nuit. Celui-ci ne cause pas le moindre souci. La première fois, les deux adultes étaient seuls. Cette fois-ci, ils ont ce bambin en or pour leur tenir compagnie et commenter leur étonnement. « Maman grosse. Fait un nouveau Jonah. Bébé arrive. »

David est un ange avec le garçon déboussolé. En fin d’après-midi, ils s’assoient ensemble sur le tapis du séjour, et construisent des villes à l’aide de paquets de flocons d’avoine et de boîtes de conserve, ils s’expliquent mutuellement comment fonctionnent les choses. Elle pourrait rester indéfiniment à les observer. Le garçon a les yeux de son père, la bouche de son père, l’air amusé et perplexe de son père. David arrive à comprendre les pensées les plus inarticulées de Jonah. Il tient l’enfant en haleine avec deux pinces à linge en bois et un bout de ficelle. Mais lorsque son petit garçon a peur ou est énervé, rien ne vaut de rester blotti contre sa mère, l’oreille contre sa poitrine, pendant qu’elle chante.

La guerre est finalement arrivée jusqu’à eux. Pearl Harbor est presque une déception ; elle et David l’attendaient depuis longtemps. Ce cataclysme est aussi une ligne de démarcation nette entre les deux naissances. Delia se force chaque jour à se rappeler qu’ils ont rejoint la catastrophe mondiale, tant sa vie a peu changé depuis que le Président a fait sa déclaration. Son pays est en guerre contre le pays de son mari, quand bien même il a renoncé à sa nationalité d’origine pour adopter la sienne. David, qui a prêté serment aux côtés d’une salle entière d’immigrants, tous souriants, forts de leurs connaissances de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, acquises de fraîche date. David a insisté pour qu’elle lui apprenne toutes les paroles de cet hymne national inchantable, des paroles qui la font rougir quand elle essaye de les lui expliquer. David, le logicien, bataillant pour obtenir un commentaire sur la Déclaration d’indépendance, pourtant limpide. « Mais est-ce que ça ne signifierait pas… ? » Elle l’avertit : qu’il n’essaye surtout pas d’aborder ce sujet avec le juge qui prononcera sa nouvelle nationalité.

Ils décident de parler uniquement anglais avec les enfants. Pour éviter toute confusion, disent-ils. D’autres leçons viendront plus tard. Pour l’instant, quel autre choix ? Charlie, le frère de Delia, s’engage. Son père et Michael feraient de même sans hésiter, si l’armée acceptait les vieillards et les enfants. La nuit, elle a peur que David ne soit appelé sous les drapeaux. Ils ne l’enverraient pas se battre contre l’Allemagne, mais ils pourraient l’affecter dans le Pacifique. Ils prennent des hommes avec une vue encore pire.

« Ne t’en fais pas, mon trésor », dit-il.

Ça la rend folle. « Ne me dis pas de ne pas m’en faire. Ils vont prendre tout le monde. C’est déjà assez terrible d’avoir un frère en Caroline du Nord. Alors pas question que je te laisse partir.

— Ne t’en fais pas. Ils ne me prendront pas. »

La manière dont il le dit apaise Delia. Quelque privilège lié à son rang ? Assurément les professeurs d’université ne seront pas exemptés. Ses collègues, ceux qui viennent aux soirées musicales, des hommes qui font la navette entre une dizaine d’universités, comme s’ils travaillaient tous pour le même employeur, ne partageant rien d’autre qu’un anglais chaotique, un amour pour les mystères, et leur haine de Hitler : eux, ne partiront-ils pas comme tout le monde ?

« On a besoin d’eux ici », lui dit David.

Comment donc ? Il lui a toujours dit qu’il n’y a pas de travail plus inutile, plus abstrait que le sien. À l’exception peut-être de la musique.

Les trois dernières semaines de la deuxième grossesse de Delia sont pénibles. Sa voix devient plus grave, elle passe ténor. Elle interrompt ses leçons et abandonne même ses activités au sein de la chorale de l’église. Elle ne peut plus rester assise, ni debout, ni allongée. Elle ne peut pas tenir son enfant sur ses genoux. Elle est énorme. « Ma femme, la titille David, elle commence comme une bagatelle de Webern et devient une symphonie de Bruckner. » Delia essaye de sourire, mais la peau lui manque.

Dieu merci, il est là quand ça arrive. Les contractions commencent à deux heures du matin, le 16 juin, et le temps que David l’emmène à l’hôpital, à dix rues de la maison, elle a presque accouché dans le couloir. C’est un garçon, un autre magnifique garçon. « Ressemble à sa mère, fait remarquer l’infirmière.

— Ressemble à son frère, dit la mère, encore dans les limbes.

— Nous sommes quatre, répète le père, médusé. Nous sommes un quatuor. »

Une nouvelle fois, l’État indique « de couleur » sur le certificat de naissance. « Et si l’on mettait “mixte” cette fois-ci ? demande-t-elle. Pour ne pas privilégier l’une des deux parties. » Mais « mixte » n’est pas une catégorie.

« Discret et non continu. » C’est son mari le physicien qui parle.

« Et les deux ne sont pas symétriques ?

— Non », répond-elle.

Voilà qui rend son mari perplexe. « La blancheur est récessive. Le noir est dominant. »

Elle rit. « Je ne dirais pas tout à fait ça.

— Mais réfléchis. La blancheur est perdue. C’est la catégorie d’exception. Le sogenannt cas de la pureté. Le noir, c’est tout ce qui n’est pas blanc. Ce sont les Blancs qui décident de cela, oui ? »

Les Blancs, entend-elle dire à son frère Charlie, décident de tout.

« Les Blancs devraient comprendre qu’avec le temps, c’est une idée qui les conduit à leur perte. Ils s’éliminent eux-mêmes, même si c’est au rythme d’une fraction de un pour cent chaque année ! »

Elle est trop épuisée, trop anesthésiée, trop extasiée, pour poursuivre cette conversation. Son bébé est son bébé. Son propre cas unique. Race : Joseph. Nationalité : Joseph. Poids, taille, sexe : rien d’autre que son bébé, son nouveau JoJo.

Mais l’hôpital se trompe aussi sur la couleur de ses yeux. Elle leur dit de rectifier : vert, pour la sécurité de son fils. Juste au cas où l’erreur reviendrait le hanter par la suite. Mais ils ne veulent pas rectifier. Ils ne voient pas le vert. Pour eux, la feuille et l’écorce sont de la même couleur.

Le bébé arrive à la maison pour que Jonah procède à l’inspection. La déception du frère aîné est infinie. Cette nouvelle créature ne veut rien faire d’autre que dormir et téter, téter et dormir. Une perversité totale, et ce qui enrage le plus l’enfant de dix-sept mois, c’est que les deux parents se font totalement avoir. Ils prennent tous deux soin de venir à tour de rôle auprès de Jonah, pendant que l’autre prend la relève auprès du nouveau bébé.

C’est tout ce que Delia souhaite. Tout ce qu’elle peut imaginer désirer. S’ils pouvaient figer le temps exactement ici. Fredonner pour chacun des enfants, les entendre fredonner. Jouer la mélodie fondamentale des jours.

Le cadet devient un peu plus mat de peau, conformément aux prédictions de sa mère. Il est plus sombre que son frère, mais il s’arrête à crème, avec une goutte de café. Avant même de savoir marcher, il aime se rendre utile. Il ne veut pas déranger sa mère, même s’il a faim. Delia s’en émeut. Avant même de parler, le petit fait tout ce qu’on lui demande.

Tous les deux ou trois mois, ils emmènent les enfants à Philadelphie. Pour les parents de Delia, ce n’est pas assez. « Chaque fois que je les vois, ce ne sont plus les mêmes petits bonshommes », dit Nettie Ellen sur le ton de la réprimande. Les jumelles habillent les garçons et les emmènent faire le tour du pâté de maisons, elles en prennent chacune un, et les présentent à tous les voisins assez insensés pour s’arrêter. Même le Dr Daley – son propre fils Michael était encore en culottes courtes il n’y a pas si longtemps – se métamorphose en vieux grand-père gâteux, à roucouler et gazouiller avec ses descendants.

Delia et David font coïncider une visite avec la première permission de Charlie depuis son transfert. Le frère fait irruption en uniforme dans la pièce où tout le monde est assemblé et chacun en a le souffle coupé. Il est parti à Montford Point en tant que citoyen de seconde classe, il en revient marine. Tout du moins suit-il la formation pour le devenir. 51e bataillon de défense. Ce choix n’est pas motivé par quelque attachement romantique et enfantin à cette unité. Il y a quelques mois encore, on lui avait dit que ça lui serait impossible. Le Dr Daley se lève pour serrer la main de son fils. Ils restent un instant debout, les mains jointes, puis interrompent cette poignée sans un mot.

« Seigneur, ô Seigneur ! » Nettie Ellen tripote l’uniforme.

« Lui-même, en personne. Avec sur le dos les mêmes vieilles nippes qu’on était censés ne plus jamais remettre. Eh oui. Et voilà de retour le bon soldat noir à qui l’ami Roosevelt a donné le droit de se battre !

— Fais attention à ce que tu dis, dit sa mère. Je t’ai pas élevé pour que tu dises du mal du Président.

— Non, maman. » Pur acte de contrition, assorti d’un clin d’œil à Delia.

« Tu ne m’as pas élevé comme ça. »

Les jumelles se pâment autour de lui. « Qu’est-ce que tu es beau ! » « Tu es divin. » « C’est toi et personne d’autre. » « Y a pas plus chouette ! »

« Vous avez remarqué, on dirait que ça les étonne », dit Charbon à David.

Si ce n’est qu’il n’est plus Charbon. Cet homme a renié le garçon qu’il était en partant de la maison. Il est devenu plus âgé que David, maintenant il a facilement une décennie de plus. Il a vieilli du jour au lendemain, parce qu’il a vu des choses que même Philadelphie n’a jamais vues. Au dîner, il les tient en haleine en leur racontant l’enfer des classes. « Ensuite ils nous ont lâché au milieu d’un marécage en pleine nuit. Deux jours avec juste un canif et un bout de silex. » William Daley contemple son fils avec fierté, il éprouve pour lui une estime qui confine à la rivalité. Quant au petit Michael, il meurt de jalousie.

« Tu es passé voir ton oncle et ta tante ?

— Pas encore, maman. Ils ne nous laissent pas sortir beaucoup de la base. Mais j’irai. »

Après dîner, il sort s’asseoir sur la véranda avec sa sœur, fumer une cigarette.

« On apprend ça aussi, chez les marines ? demande-t-elle.

— M’ont appris à en rapporter à la maison, en tout cas. » Il fait une sale tête. Comme lorsque les Blancs changeaient de trottoir plutôt que d’avoir à les croiser.

« Alors, qu’est-ce qui se passe, Char ? Pourquoi tu leur dis pas ? »

Il lui jette un regard, prêt à tout nier, si elle n’arrive pas à le coincer. Mais elle y arrive. Il écrase le mégot contre le béton du trottoir. « C’est une plaisanterie, Dee. Une très mauvaise plaisanterie. On est déjà en guerre, et on n’a même pas quitté le terrain de manœuvres. »

Elle fait tanguer son aîné sur ses genoux. Le petit Joey est en de bonnes mains, à l’intérieur, avec sa grand-mère et ses tantes. Elle bouche les oreilles de Jonah, elle veut le protéger de la colère de son oncle. Elle regarde Charlie qui écrase sa cigarette, et écrase en même temps les espoirs que Delia avait pu nourrir au sujet de cette guerre.

Il prend une profonde inspiration. « Tu crois qu’à Philadelphie, c’est la merde ? Comparé à la Caroline du Nord, c’est le royaume de l’amour fraternel, ici. Comment est-ce que la famille de Maman a pu survivre là-bas toutes ces années ? Impossible de se faire servir à déjeuner ailleurs que sur la base. On peut même pas se déplacer à Camp Lejeune, même en uniforme, sans être accompagné d’un Blanc. Un général blanc vient à Montford Point pour s’adresser aux premiers marines noirs de l’histoire, et tu sais quoi ? Il finit par nous dire droit dans les yeux à quel point il est choqué de voir une bande de négros porter cet uniforme qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais été souillé. »

Charlie enlève son béret et frotte ses cheveux coupés en brosse. « Tu veux voir mon contrat d’engagé ? Dessus, ils ont tamponné DE COULEUR en grosses lettres majuscules. Au cas où on s’en rendrait pas compte. Tu sais à quoi ça revient, tout ça ? Ça veut dire que le Président peut les obliger à nous compter dans leurs rangs, mais qu’il ne peut pas les forcer à faire de nous des vrais marines. Devine ce qu’ils ont prévu pour le 51e ? Nous serons stewards. Vont nous envoyer dans le Pacifique pour qu’on joue les employés des wagons-lits des bataillons blancs. L’ennemi nous tirera dessus. Et nous, on se cachera derrière l’huile et le vinaigre, on se défendra en leur balançant des flageolets. »

Le petit Jonah se libère de l’emprise de Delia, il essaye d’attraper un écureuil gris. L’écureuil se précipite en haut d’un arbre. Dérouté et les mains vides, l’enfant s’échappe dans le jardin entouré d’une barrière. Charlie observe son neveu. Le garçon ne le distrait pas longtemps. « Même avec toutes les conneries qu’il a fallu endurer ici… Avec tout ce qu’on a dû subir, jamais je n’aurais cru ça possible. La vie dans ce pays est un cauchemar éveillé. Les États-Unis ont rien à envier à Hitler, Dee. Je suis même pas certain que tout le monde, de ce côté-ci de l’Océan, ait vraiment envie de faire tomber cet enculé.

— Chut, Charlie ! » Il se tait, mais uniquement parce qu’elle est sa sœur aînée. « Ne dis pas n’importe quoi. » Elle voudrait lui donner quelque chose, une vérité qui contrebalancerait tout ça. Mais à présent ils sont tous les deux trop âgés pour se bercer d’illusions. « C’est le même combat, Char. » Et, qui sait ? Peut-être qu’effectivement, c’est le même combat. « Tu es dedans. Tu te bats. C’est la guerre. »

Un sourire apparaît sur le visage de Charlie, qui n’a rien à voir avec elle. « À propos de guerre. Si ta petite terreur arrache encore une rose du jardin de Maman, on est tous morts. » Avant qu’elle puisse faire un pas en direction de Jonah, Charlie siffle. Le son perçant, d’une grande pureté, arrête immédiatement Jonah. « Hé, soldat. À vos rangs. Tout le monde au rapport ! » Le petit garçon sourit et, lentement, malicieusement, fait non de la tête. Charles Daley, 51e bataillon du corps des marines US, lui répond en faisant oui de la tête. « Il est vraiment clair de peau, ce môme, non ? »

Ils ne descendent pas à Philadelphie aussi souvent qu’ils le devraient. Elle compte les semaines d’après les poussées de croissance de ses garçons. Elle tâche de ralentir les changements qui s’opèrent en eux, mais en vain. Sa mère a raison : ce sont des petits bonshommes différents chaque fois qu’ils se présentent à la table du petit déjeuner. David aussi : c’est ça le plus effrayant. Il change trop vite, elle n’arrive pas à s’y faire. Ce n’est pas qu’il soit froid, il est seulement préoccupé. Chaque être humain dans le monde, lui dit-il, fonctionne selon sa propre horloge. Certains avec une heure ou deux de retard, certains avec des années d’avance. « Toi, lui dit-elle – à lui, une des sources de son amour –, toi, tu es ton propre méridien de Greenwich. »

À présent il est en avance sur elle – pas de beaucoup : cinq minutes, peut-être dix –, juste assez pour qu’elle le manque. Elle cherche au fond d’elle-même la raison. Le corps de Delia a un peu changé depuis qu’elle a eu les garçons. Mais ça ne peut pas être ça ; dans ces moments où ils se retrouvent, la paume de David se pose au creux de son dos. Le nez encore enfoui dans son cou, stupéfait, il remet sa pendule à l’heure de Delia, il se remet à son rythme, savourant la magie de l’instant d’après. Elle s’inquiète : et si, d’une certaine manière, c’étaient les garçons, avec leurs réclamations constantes ? Pourtant, il leur est plus dévoué que jamais, il relit interminablement à Jonah des comptines, il amuse Joey tout le dimanche avec le rayon lumineux dansant d’un miroir de poche.

Il voyage trop. Elle connaît par cœur les horaires des trains pour Chicago de la Broadway Limited. Son M. Fermi adoré a monté un labo là-bas, à l’université. David y va si souvent qu’il pourrait tout aussi bien être salarié de l’université de Chicago.

« On va déménager ? » demande-t-elle. Elle s’efforce d’être bienveillante, d’être une bonne épouse. Résultat : elle semble toujours se plaindre.

« Pas si tu ne le souhaites pas. » Ce qui, d’une certaine manière, effraie Delia encore davantage. Elle n’a jamais été du genre à laisser libre cours à son imagination. Mais son imagination n’a pas besoin de s’enfuir ; son imagination a tellement de temps libre désormais, qu’elle peut couvrir n’importe quelle distance au rythme tranquille de la promenade.

David est appelé à Chicago la veille du deuxième anniversaire de Jonah. Elle s’en étonne. « Comment peux-tu louper ça ? » Jamais elle ne s’est montrée aussi acide depuis qu’ils sont mariés.

Il baisse la tête. « Je leur ai dit. J’ai essayé de changer. Quatorze personnes ont besoin de moi ce jour-là.

— C’est qui, ces quatorze personnes ? »

Il ne le dit pas. Il ne veut pas parler de ce qui se trame. Il lui laisse imaginer le pire. Il fait un geste pour l’apaiser. « Ma Delia. C’est déjà demain, de l’autre côté du fuseau horaire. » Aussi font-ils une fête un jour plus tôt, avec des chapeaux en papier journal, et un orchestre de peignes et de papier ciré. Les enfants sont ravis, les adultes circonspects et malheureux.

Le lendemain, elle est seule avec les garçons. Ils sont au piano, Joey, sur ses genoux, essaye d’atteindre les touches, Jonah, assis sur le banc à côté d’elle, appuie sur les toniques pour accompagner le Happy Birthday qu’elle joue de la main droite. Elle fait plus de fausses notes que son fils. Elle sait ce qui se passe. C’est quelque chose de blanc. Aucun homme dans ce monde ne choisira de rester avec quelqu’un de foncé à moins d’y être obligé. Ce soir-là, elle s’endort sur cette pensée, et c’est cette même certitude qui la tire du sommeil à trois heures du matin. Il y a une femme blanche. Ce n’est peut-être pas sexuel. Juste une affinité. Quelque chose qui arrive simplement à David, quelque chose de confortable, de familier. Au bout de presque trois ans, il a découvert que le fait que sa femme soit noire est plus qu’une circonstance. Il ne suffit pas de nommer la distance pour la faire disparaître.

Ou bien ce n’est peut-être même pas une femme. Peut-être juste des simagrées de Blancs, des cachotteries de Blancs. Des choses qu’elle ne comprend pas, quelque chose dans la vie dont les Blancs l’ont toujours exclue. Ce monde-là, qu’a-t-il jamais fait d’autre que lui échapper ? Pourquoi cet homme serait-il différent ? Il aura repéré quelque défaut en elle, une imperfection qui confirme la règle. Quelle folie de la part de Delia d’avoir pensé qu’ils pouvaient sauter par-dessus le balai, de penser qu’ils pouvaient passer outre la loi du sang, tout ça au nom de quelque chose d’aussi fragile et d’aussi entravé que l’amour.

Ces pensées viennent se nicher en elle à cette heure indue, cette heure de la nuit où l’on a beau savoir qu’une pensée est folie pure, cela n’aide en rien à la bannir. La frousse est logée sous sa peau, elle la mutile. Le simple fait de ressentir cette mutilation prouve qu’ils ne devraient pas être ensemble, elle et lui, qu’ils n’auraient jamais dû essayer. Mais il y a aussi ses garçons, son JoJo. Eux aussi prouvent quelque chose, uniquement par leur physionomie : une preuve au-delà de toute preuve existant en ce monde. Elle se lève pour aller les regarder dans leur lit. Leur simple respiration pendant le sommeil aide Delia à tenir jusqu’au matin.

Maintenant qu’il fait jour, elle fait le vœu d’attendre que son mari aborde lui-même le sujet. Question de loyauté. Il finira par lui dire. Mais il ne lui a encore rien dit. Quand ils se sont mariés, ils ont fait vœu de ne laisser aucun mensonge s’immiscer entre eux. Maintenant, elle fait ce vœu plus modeste, uniquement pour qu’il trahisse ce vœu visiblement plus important qui l’oblige à garder le silence.

« Qu’est-ce que c’est ? » lui demande-t-elle. Il est à peine descendu du train qu’elle le coince. « Dis-moi ce qui se passe là-bas.

— Ma femme », dit-il. Il la fait asseoir. « J’ai un secret.

— Eh bien, tu as intérêt à me le raconter, sinon c’est avec saint Pierre que tu le partageras, ton secret. »

Il plisse le front, il essaye de savoir ce qu’elle a en tête. « J’ai prêté serment, je n’ai pas l’autorisation d’en parler. Pas même avec ton saint Pierre. »

Je croyais que c’était à moi que tu avais juré fidélité. Dans mon pays, on s’entraide pour échapper à la loi.

Dans le silence de sa femme, il entend ce qu’elle a à lui dire. Il lui dit ce qu’elle sait déjà. « Un travail en rapport avec la guerre. Un travail sous très haute sécurité.

— David, dit-elle, presque abattue. Je sais ce que tu étudies. Comment est-ce que ton travail pourrait avoir le moindre… ? »

Il rit avant même qu’elle ait formulé sa pensée. « Oui ! Inutile. Ma spécialité est absolument inutile. Mais ils ne se servent pas de moi pour ma spécialité. Ils se servent de moi pour que je les aide sur une idée qui en découle. »

Tout découle de sa spécialité. C’est comme ça qu’il a décroché son poste, pour commencer. Son aptitude légendaire à résoudre les problèmes des autres, à s’asseoir au déjeuner et à griffonner des pistes, des amorces de solution pour des questions sur lesquelles ses collègues séchaient depuis des mois.

« Laisse-moi deviner. L’armée est en train de te faire fabriquer une bombe à retardement. » Le visage de David se tord, pire que n’importe quelle angoisse de trois heures du matin. « Ô mon Dieu ! » Elle se couvre la bouche de la main. « Ce n’est pas possible. » Elle est prête à en rire, à condition qu’il veuille bien la laisser rire.

Il ne veut pas. Le serment les concerne maintenant tous les deux. Il lui raconte le secret qu’il n’a le droit de raconter à personne. Il ne laisse aucune preuve, ne dessine rien. Mais il lui dit. Oui, c’est une histoire de Blancs. Mais ça ne vient pas de lui. Il a été embarqué là-dedans, ainsi que des centaines d’autres gens. Une chose monstrueuse, une chose susceptible de mettre un terme au temps, construite dans le plus grand secret, ici, et puis là-bas, dans l’Ouest.

« Moi, je ne fais pas grand-chose. Juste les mathématiques.

— Est-ce que les Allemands sont au courant ? »

Il lui parle de ses vieux amis de Leipzig, Heisenberg et les autres, ceux qui n’ont pas émigré. « La physique – il hausse les épaules – est allemande. »

Il est obligé de faire le voyage chaque fois qu’on a besoin de lui. Sans discuter. Cela pourrait mettre fin à la guerre. Cela pourrait faire revenir Charlie, et tous les autres. Éviter le malheur à ses enfants.

« Maintenant, je suis ton prisonnier. Maintenant que je t’ai dit ça. Dès que tu voudras me faire… » Il se passe le doigt en travers de la gorge et émet un bruit d’étranglement. Elle lui arrête la main. Ne plaisante pas avec ça. Il reste avec elle un peu plus longtemps, ni l’un ni l’autre ne bougeront d’ici.

« Un beau jour, tu sais… dit-il. Il faudra que toi aussi tu me dises quelque chose. Quelque chose que tu ne peux raconter à personne.

— Je l’ai déjà fait. »

 

Joey fête son premier anniversaire. Cette fois-ci, David est à la maison. Toute la famille est assise au piano pour explorer Happy Birthday, chacun a une main sur les touches, et le jeune élu se joint aux autres en poussant des cris de joie.

Pendant tout l’été, David voyage beaucoup. Il est absent cette première soirée d’août, lorsque la police tire sur un soldat noir en uniforme, à l’hôtel Braddock. Delia a mis la radio, de la musique classique – c’est le rituel quand elle couche les garçons. Ils n’ont pas envie d’aller dormir avec cette chaleur. Il leur faut un ventilateur, de la musique et une fenêtre ouverte. Il est onze heures du soir passées, et elle dort, lorsque soudain on frappe à la porte. Elle se lève tant bien que mal et enfile une robe de chambre. Les coups sont de plus en plus frénétiques. De l’autre côté, elle entend une voix haletante. Terrorisée, elle s’approche à petits pas de la porte. « Qui est-ce ? » Son cerveau s’extirpe lentement du sommeil, comme on quitte un pays occupé. La porte s’entrouvre et elle pousse un cri. Les garçons se réveillent ; Joey se met à pleurer. « David ? » lance-t-elle dans le noir. « David ? C’est toi ? »

Son cœur se remet à battre, lorsqu’elle distingue Mme Washington, leur logeuse, encore plus paniquée que Delia. « Ô Seigneur, madame Strom. C’est partout. La ville est en feu ! »

Delia essaye de l’apaiser et la fait entrer dans le séjour. Mais Mme Washington refuse de s’asseoir. Si c’est la fin du monde, elle tient à rester debout. Les garçons se sont levés, ils s’agrippent à leur mère, pleurnichent. Ce qui a l’avantage de forcer Mme Washington à se reprendre pour aider à les consoler. Mais ensuite, à voix basse, comme pour s’assurer que les garçons ne l’entendent pas, elle confie à Delia : « Ils arrivent par ici. Je le sais. Ils vont s’en prendre aux belles maisons. Détruire ce qu’on a. »

Inutile de demander qui. La réponse la plus simple serait déjà démente. Les lois extérieures n’ont plus cours. C’est tout ce qu’ils ont le droit de savoir. Delia gagne la pièce qui donne sur la rue et tire les rideaux. Quelques personnes se retrouvent dehors, choquées, en peignoirs et robes de chambre. Delia commence à enfiler des vêtements à la hâte. Mme Washington s’écrie : « Surtout ne sortez pas ! Ne nous abandonnez pas ! » Les garçons se ressaisissent, prêts à la protéger. Mais un autre enfant l’appelle du dehors – une voix plus calme, plus effrayée. Quelqu’un qui a des ennuis, une fille dont elle connaît la voix, mais que pour l’instant elle n’arrive pas à reconnaître. Un son qui s’élève au-dessus du brouhaha, qui l’appelle par son nom, qui l’oblige à quitter son abri ; elle n’a pas le choix.

Delia sort de la maison, elle fait quelques pas sur le trottoir, comme tous les jours. Mais à l’extérieur, rien ne va plus. Elle s’enfonce dans une colonne d’air surchauffé, une chorale de sirènes proches et lointaines se déclenche, gémissant en vagues successives, telles des bêtes blessées. Au bout de la rue, vers l’est, elle voit un halo orange pâle collé au ciel. Derrière, une volute monte vers le sud. Elle entend un murmure, comme le ressac. Après avoir correctement tendu l’oreille, elle se rend compte que ce sont des gens qui hurlent.

Il y a de grands immeubles en feu. Le rougeoiement semble provenir de l’hôpital Sydenham. C’est un rugissement de sirènes, celles de la police, des pompiers et des dispositifs antiaériens : les premiers bruits de guerre qu’elle entend depuis ces vingt derniers mois. Harlem se soulève, bien décidé à faire subir au pays ce que celui-ci lui fait subir depuis toujours. Delia interroge tous ceux qui veulent bien s’arrêter, mais personne n’est au courant. Ou bien tout le monde est au courant, mais il n’y a pas deux récits qui concordent. La police a tué un soldat qui défendait sa mère, ils l’ont tué d’une balle dans le dos. Un groupe armé a encerclé le commissariat 28. Un millier de personnes. Trois mille. Dix mille. Une bataille rangée sur la Cent Trente-Sixième. La foule retourne des voitures, les saccage à coups de battes de base-ball. La vague de destruction se déplace d’une rue à l’autre en direction du sud. Non – du nord. Le fléau arrive par ici.

Elle regarde la foule devenir plus compacte. Même dans cette rue jusqu’à maintenant épargnée, des cercles se forment, les gens sont effrayés, électrisés. De jeunes gars se dirigent au pas de course vers les flammes. Des années de rage accumulée, refoulée les a métamorphosés en diamants : durs, incisifs. D’autres s’enfuient vers l’ouest, vers une ville en pleine dissolution. La plupart se tiennent immobiles, on a trahi leur confiance. Dans la fournaise de la nuit, l’air qui pénètre la bouche de Delia a un goût de brique incandescente, l’odeur des bâtiments incendiés. Elle se retourne et voit leur maison entièrement brûlée. L’image est tellement réelle qu’elle sait que c’est déjà arrivé. Elle pousse un cri qui vient s’ajouter au concert des voix de la rue, et part en courant, elle ne s’arrête qu’une fois barricadée à l’intérieur, les rideaux tirés.

« Écartez-vous des fenêtres », dit-elle aux enfants. Elle s’étonne de son propre calme. « Venez, tout le monde. Asseyons-nous dans la cuisine. On sera mieux là-bas.

— Ils arrivent par ici, s’écrie Mme Washington. Ils vont venir par ici et prendre les belles maisons. C’est ça qu’ils cherchent.

— Silence. C’est à des kilomètres. Ici, on ne craint rien. » Elle sait que c’est un mensonge au moment où elle le dit. Ce qu’elle a vu – sa maison incendiée dont il ne reste que les quatre murs – est maintenant aussi réel en elle que n’importe quel événement passé. Ils ne devraient pas se terrer ici, acculés, à attendre que la fin vienne les chercher. Mais où aller, sinon ? Harlem brûle.

Les garçons n’ont plus peur. La nuit est un jeu, on y enfreint clairement les règles. Ils veulent de la citronnade. Ils veulent de la glace au sirop. Elle leur apporte tout ce qu’ils réclament. Elle et Jonah montrent à Mme Washington comment ils chantent My Country, ’tis of Thee, en harmonie avec le petit Joseph qui marque la mesure en tapant sur une casserole retournée.

Elle tend discrètement l’oreille vers la pièce du devant, ses craintes se confirment : les cris se rapprochent dans la nuit. Elle maudit David d’avoir choisi ce soir pour s’absenter. Quand bien même elle saurait le joindre, elle ne le pourrait plus, maintenant. Et puis, soudain, elle se rappelle, et elle se rend compte de la chance qu’ils ont. S’il avait été là ce soir, c’eût été la fin pour eux tous.

« Rien ne changera jamais pour nous. » Mme Washington parle comme en prière. « Ça sera toujours comme ça.

— Je vous en prie, madame Washington. Pas devant les garçons. »

Mais les garçons se sont pelotonnés, chacun sur son petit tapis ovale, comme deux îles juchées au milieu de la mer immense du plancher. Delia fait le guet, prête à les faire sortir en vitesse par-derrière si l’émeute arrive jusqu’à eux. Pendant toute la nuit, elle entend quelqu’un au-dehors, dans la fournaise, qui l’appelle. C’est ainsi qu’ils restent tous les quatre assis, tandis que la marée de violence vient lécher le coin de leur rue, culmine en une vague de furie impuissante pour refluer juste avant l’aube.

Le jour se lève, silencieux. La furie de la veille s’est dissoute et n’a strictement rien changé. Delia se lève, hébétée. Elle s’avance jusqu’à la pièce qui donne sur la rue. Surprise : tout est encore là. Pourtant, Delia a vu. La maison avait disparu. Or, elle est de nouveau là. Comment faire coïncider ces deux certitudes ?

Mme Washington attire Delia contre elle, elle l’étreint de toutes ses forces avant de retourner chez elle. « Mille fois merci. J’étais morte de peur, et vous avez été là. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

— Oui », répond Delia, encore confuse. Puis : « Non ! Je n’ai rien fait. » C’est d’ailleurs ce qui a dû leur sauver la vie. Rester tranquilles, à attendre que le danger s’éloigne.

Quand David revient, deux soirs plus tard, elle essaye de lui raconter. « Est-ce que tu as eu peur ? » demande-t-il. Mais le poids de mots étrangers pèse tellement sur lui qu’il essaye à peine de comprendre ce que pourtant il faudrait qu’il sache.

« On est restés assis là, tous les quatre, à attendre. Je savais ce qui allait se passer. J’avais le sentiment que tout était décidé. Déjà fait. Et puis…

— Et puis il ne s’est rien passé.

— Et puis il ne s’est rien passé. » Elle secoue mollement la tête, refusant l’évidence. « La maison est encore là.

— Encore là. Et nous tous, encore là, aussi. » Il la prend dans ses bras, mais entre eux la confusion s’accroît. Il demande : « À cause de quoi, cette émeute ? » Elle répond : une arrestation dans un hôtel. Un soldat a essayé d’intervenir quand des policiers ont voulu arrêter une femme. « Six morts ? Des immeubles incendiés ? Tout ça pour une arrestation ?

— David. » Elle ferme les yeux, épuisée. « Tu ne peux pas comprendre. Tout simplement, tu ne peux pas comprendre. »

Elle voit que ça le pique au vif, que ça lui reste en travers de la gorge : c’est un jugement. Un reproche. En scientifique rationnel, il essaye de la suivre. Mais il ne peut pas. Il ne peut pas savoir la pression, les millions de vies entaillées, jusqu’à ne plus être qu’une fine pointe, la lame qui s’enfonce en vous chaque fois que vous essayez de faire un mouvement. Il ne peut même pas commencer à mettre cela en équation. C’est une histoire dans laquelle on fait irruption, qui a commencé bien des siècles avant notre naissance. Pour un Blanc, c’est juste une histoire de femme ivre qui n’a pas respecté la loi. Mais pour ceux que la loi efface, c’est à chaque fois la peine de mort qui prévaut, irrévocable.

David enlève ses lunettes et les essuie. « Tu dis que je ne peux pas comprendre. Mais est-ce que nos garçons pourront comprendre, eux ? »

Deux jours après l’émeute, les garçons ont déjà oublié. Mais il y a quelque chose en eux qui se rappellera cette nuit, cachés dans la cuisine, alors qu’ils étaient trop jeunes pour comprendre quoi que ce soit. Appréhenderont-ils l’émeute comme leur mère, ou bien comme leur père, lui qui ne peut pas comprendre ? « Oui, il le faudra. Quelque chose en eux le comprendra. » Comme s’ils avaient le choix, comme si ce sentiment n’était pas inscrit dans chacune des cellules de leur corps.

David lève les yeux, la supplie de l’admettre, lui. Ses fils ne seront pas les siens. Chaque recensement les séparera. Chaque inventaire. Elle voit le monde retirer à David ses enfants esclaves, ils se font enterrer vivants dans une tombe anonyme. Nous ne nous appartenons pas. Il faut toujours que d’autres nous gouvernent. David pince les lèvres jusqu’à ce qu’elles soient exsangues. « Folie. Toute l’espèce. » Elle écoute son diagnostic sans broncher, elle reste assise. Son homme souffre terriblement. La souffrance de sa famille, disparue à Rotterdam sous les bombardements. La souffrance de sa famille, qui se terre dans l’obscurité d’un Harlem en feu, pendant que lui est absent. « Rien ne change jamais. Le passé nous gouvernera toujours. Pas de pardon. On ne s’échappe jamais. »

Ces mots effraient Delia plus encore que les sirènes nocturnes. C’est la fin pour elle, cet homme vient de prononcer une condamnation globale, lui qui a tant besoin de croire que le temps est synonyme de rédemption pour tous. Et pourtant, elle ne peut pas le contredire. Ne peut pas lui offrir de refuge qui pourrait le protéger de l’éternité. Elle voit le mathématicien lutter contre la logique folle qui l’enferme : les gens de couleur ici, les Blancs là-bas. L’oiseau et le poisson peuvent construire leur nid. Mais l’endroit où ils s’installeront sera sapé à la base.

« Peut-être que nos garçons, ils n’ont pas quatre options. »

Elle lui effleure le bras. « S’ils pouvaient au moins en avoir une…

— L’appartenance nous tuera. »

Elle détourne la tête pour qu’il ne voie pas, et elle pleure. Il pose une main sur la nuque de sa femme, sur ses épaules, un roc. Il glisse la main en douceur, comme de l’eau sur ce rocher. Peut-être… si le temps des humains était celui de l’érosion… Si les humains pouvaient vivre à la vitesse des pierres. Elle ne lève pas la tête.

« Mon père en avait fini avec tout ça : “Notre peuple. Le peuple élu. Les enfants de Dieu.” Ceux qui en étaient et ceux qui n’en étaient pas. Cinq mille ans, ça suffisait. Un juif, ce n’était pas de la géographie, pas une nation, pas une langue, pas même une culture. Des ancêtres en commun, c’est tout. Il ne pouvait pas être identique à un juif de Russie, d’Espagne ou de Palestine, qui est en tous points différent, si ce n’est qu’il est de “notre peuple”. Il avait même convaincu ma mère, dont les grands-parents étaient morts dans les pogroms. Mais c’est là que c’est drôle. » Il se frotte les lèvres du bout des doigts, elles se contractent en un mouvement réflexe. Elle le sait ; elle le sait. Il n’a pas besoin de le dire. « Le plus drôle… »

C’est que ses parents sont quand même des élus.

Elle lève la tête pour le regarder. Elle a besoin de savoir s’il est encore là. « Delia, nous pouvons être notre propre peuple. » Et renouer avec leur vœu initial. Un vœu qui tout le temps se brise, tout le temps doit être régénéré. « Juste nous.

— Qu’est-ce qu’on dira à ces garçons ? »

Elle est unie à lui. Elle fera tout pour apporter de la joie à cet homme, à ce peuple solitaire fait d’une seule personne. Tout, y compris mentir. Aussi s’engage-t-elle en faveur de ce qui causera sa propre perte : l’amour. Elle pose la main sur la nuque de David, parachevant la symétrie qu’il a esquissée. « On leur parlera de l’avenir. » Le seul endroit supportable.

David laisse échapper un grognement. « Lequel ?

— Celui que nous avons entrevu. »

Puis il se rappelle. De nouveau il s’accroche à un rien, à un arbre sur une face de rocher, enraciné dans une maigre couche de terreau. « Oui. Là-bas. » L’avenir qui les a conduits jusqu’ici. L’avenir qu’ils initient. Le travail de toute sa vie doit leur permettre de trouver de tels points de jonction, de tels embranchements. Des dimensions inédites apparaîtront, parce que eux deux les auront parcourues. Ils peuvent en définir lentement la géographie, dessiner l’avenir le plus favorable. D’un mois sur l’autre, un enfant après l’autre. Leurs fils seront les premiers. Des enfants d’un nouvel âge. Les conquérants d’une nouvelle terre, au-delà des races, des deux races, d’aucune race, de l’espèce humaine simplement : un métissage uni, comme les notes qui se joignent pour former un accord.

 

L’Amérique doit elle aussi créer son propre avenir, s’y engager sans perdre une seconde. La transcendance nazie – l’ultime flambée de l’ordre mondial de la culture blanche – oblige le pays à procéder à un nettoyage général. Les troupes aéroportées de Tuskegee, la 758e division blindée, les 51e et 52e divisions de marines, et une flopée d’autres unités composées de Noirs sont envoyées sur tous les points sensibles. Quel que soit l’avenir sur lequel cette guerre débouchera, ce ne sera plus jamais l’avenir tel qu’on le concevait hier.

Delia reçoit une lettre de Charles en janvier de l’année 1944. Il a été affecté au groupe d’artillerie du littoral.

 

Nous entamons notre première offensive majeure — une invasion des forces ennemies fortifiées de Géorgie, d’Alabama et du Mississippi. Si nous arrivons à former une tête de pont et à avancer, nous projetons d’investir de dangereux territoires – le Texas, le Nouveau-Mexique et l’Arizona. Nous établirons alors un périmètre de sécurité à San Diego. De là, nous nous embarquerons pour faire connaissance avec les Japonais, ce qui devrait être du gâteau, comparé aux peuplades qui vivent dans ce coin.

 

Il envoie un autre message à la mi-février de Camp Elliott, en Californie :

 

Bons baisers de Tara West… On a ici une équipe spécialisée dans le quatre-vingt-dix millimètres, qui peut te dégommer une cible mouvante en moins d’une minute. Montre-moi une bande de Blancs qui sera capable d’en faire autant. Mais hier soir, figure-toi, quand les gradés ont décidé de nous projeter un film en plein air, cette même équipe dont je te cause, ainsi que l’ensemble du 51e, a été reléguée tout au fond, derrière des milliers de petits Blancs qui, je suppose, ont pas dû en mener large, coincés entre nous et l’actrice Norma Shearer, ici on ne mélange pas les races. (Prends pas ça pour toi, frangine.) Ensuite, nous autres, les marines, on n’avait plus trop envie de rentrer au bercail. Bref, on s’est fait jeter comme un seul homme. L’endroit s’est transformé en foire d’empoigne, et quelques dizaines de gaillards ont fini derrière les barreaux. On s’embarque demain sur le Meteor – et je peux te dire, c’est pas trop tôt, en ce qui me concerne. Je suis impatient de quitter ces côtes pour tenter ma chance dans les îles sauvages et non civilisées, tu peux même pas imaginer. Garde un œil sur le front domestique, Dee. Je veux dire, sois sur tes gardes.

 

Delia parle à David, au lit, ce soir-là, avant sa prochaine escapade dans l’Ouest. « Dépêche-toi de finir ton travail. » Ce rapide petit saut dans le futur qui sauvera tous ceux à qui elle tient. L’idée prend forme en elle, en cet espace qui précède la pensée. Il faut qu’elle protège ses garçons du présent, il faut qu’elle préserve ce bonheur universel, qu’elle refuse de le réduire à ce qu’ils sont, qu’elle leur apprenne à chanter pour franchir toutes les barrières derrière lesquelles l’esprit humain s’est toujours dissimulé.

Si bien qu’elle a l’impression que c’est un message venu de l’espace ; ça se passe un soir, en début d’année, le printemps fait craqueler la croûte d’un hiver devenu insupportable. Elle baigne Joey dans sa petite baignoire, David écoute le Philharmonique de New York, installé dans son fauteuil, le bras passé autour de Jonah, quand un morceau pour orchestre, intitulé Manhattan Nocturne, se faufile par le poste à galène jusque dans leur maison de location. Le morceau est délicieux, d’une sonorité ample et grandiose, tout en comportant des nuances anachroniques. Chantable, aussi. Vers la fin, elle fredonne en même temps, elle souffle le thème contre le ventre d’un Joey qui glousse, comme si le corps de son bébé était un kazou.

Elle perçoit la musique sans vraiment y prêter attention. Mais ce que dit ensuite le présentateur de sa voix suave la frappe comme un présage. Le compositeur est une fillette de treize ans, elle s’appelle Phillipa Duke Schuyler. Et comme si cela n’était pas déjà suffisamment improbable, la fillette est métisse. Delia manque de piquer son fils avec une épingle à nourrice, mais Joey ne lui en veut pas. Elle croit avoir mal entendu, jusqu’à ce que David fasse irruption dans la pièce, la mâchoire pendante. Ses yeux se remplissent d’une sorte de frayeur satisfaite. « Une centaine de compositions au piano avant l’âge de douze ans ! »

Delia regarde son mari, elle a l’impression qu’ils viennent d’échapper à la prison à laquelle les lois de dizaines d’États américains les condamnent tous les jours. La fillette a un QI de 185. Jouait du piano à l’âge de trois ans, et a commencé le circuit des concerts à l’âge de onze ans. Ainsi, quelqu’un est parti en éclaireur, a défriché le terrain de ces contrées nouvellement découvertes. Le continent existe déjà, et il est habité.

Le père de la fillette est journaliste, sa mère est la fille d’un fermier du Texas. Le père a écrit un compte rendu méticuleux sur son prodige dans le Courier, que Delia s’empresse de se procurer. Les principes sont simples. Lait cru, germes de blé, et huile de foie de morue. Enseignement intensif – des cours à la maison, dispensés sans interruption par les parents. Mais le véritable secret, c’est ce vieux truc connu de tous les éleveurs de l’Ouest : la vigueur qui découle de l’hybridation. C’est le b. a. ba de la reproduction agricole. Les enfants issus de parents de races différentes – cette fille de génie en est la preuve – représentent une nouvelle « lignée » aux traits panachés plus robustes que ceux de l’un ou de l’autre de ses parents. M. George Schuyler va plus loin. Les vigoureux enfants métis constituent l’unique espoir de ce pays, le seul moyen de se sortir de siècles de divisions qui, sinon, iront en s’accentuant avec le temps. Le simple fait d’écrire cela enverrait M. Schuyler derrière les barreaux dans un État comme le Mississippi, en vertu d’une loi pas plus vieille que sa fille. Mais ces mots arrivent à Delia comme de la nourriture tombée du ciel en plein désert.

Du lait cru, des germes de blé, le sang mêlé, des doses quotidiennes de musique, et la fillette est devenue un ange. Son Manhattan Nocturne pour cent instruments sidère l’Amérique en guerre. Le maire de New York décide même d’instaurer une journée Phillipa Duke Schuyler. Dès que la fillette joue, les sons du passé se dissipent. Delia achète toutes les partitions d’elle qu’elle peut trouver. Elle laisse en évidence sur le pupitre les Five Little Piano Pieces, composées à l’âge de sept ans. Ses garçons observent, captivés, la photo de la petite Phillipa sur la couverture, ils voient en elle quelque chose qu’ils mettront des décennies à reconnaître. Ces morceaux comptent parmi les premiers que les garçons apprendront – ils seront le fondement de la nouvelle école Strom.

D’autres ont déjà ouvert la voie : ça change tout, dans ce monde sans pitié. On commence consciencieusement les cours à la maison. Les garçons ingurgitent toutes les petites mélodies que Delia leur soumet. David se roule par terre avec eux, et leur propose de jouer avec ces drôles de cubes que seul un enfant plus âgé, plus triste, soupçonnerait d’être la base de la théorie des ensembles. David et Delia essayent même le germe de blé et l’huile de foie de morue. Mais là, les garçons ne sont pas d’accord.

« Kein Problem, dit David. Nous n’avons pas besoin d’un QI de 185.

— Exact. N’importe quel chiffre au-dessus de 150 fera bien l’affaire. » En fait, Delia commence à comprendre que tout enfant qui apprend à marcher et à parler a en lui le génie de galaxies entières, avant que la haine ne se mette à l’abrutir.

Elle est florissante, cette école à quatre, sans même que quiconque pense école. À l’extérieur, le monde leur envoie un signe qui confirme leur foi en l’avenir. La Cour suprême porte un coup à la perspective d’élections exclusivement blanches. Les Alliés débarquent en France et s’enfoncent vers l’est. Cette guerre interminable va se terminer, et l’Amérique, creuset des peuples, sera la force qui y aura mis un terme. Ce n’est qu’une question de temps. Ce ne sera jamais assez tôt. Pendant quatre ans, ils n’ont pas eu de nouvelles des parents de David. Sa sœur et son mari ont disparu, eux aussi, probablement en Bulgarie, au moment où le pays s’est effondré. Au fil des mois, Delia soutient son mari coûte que coûte. Le silence ne prouve rien, lui dit-elle. Mais finalement, à force, le silence fait office de preuve. Tous les messages échappés d’Europe convergent vers la même conclusion.

De son côté, elle sent qu’il la protège. En l’absence de preuve pour étayer l’hypothèse contraire, il se doute déjà de ce qui est arrivé à sa famille. Mais il ne le dira pas à Delia. « Tu as raison. Tout doit rester possible. » Jusqu’à ce que ça ne le soit plus.

Son mari recycle sa douleur en œuvrant à une riposte d’une ampleur inimaginable. Quand les Américains débarquent dans le bocage* français, David se crispe. Il laisse deviner à sa femme les craintes qu’il ressent, tout en essayant de tenir la promesse qu’il a faite au gouvernement. Elle sait qu’il éprouve une terrible appréhension. Ce fil de détente qui traverse la carte d’Europe – la Meuse, le Rhin – allait déclencher, côté allemand, un terrifiant feu atomique. La physique est chez elle en Allemagne. Une expérience quantique à l’échelon mondial : deux avenirs se présentent, chacun censé créer une situation dans laquelle l’autre n’existera plus.

L’automne tourne à l’amertume. L’avancée alliée atteint la Belgique. Les Britanniques et les Canadiens ouvrent Anvers à la navigation alliée, et toujours pas de représailles cosmiques. Pas le moindre indice laissant entendre que Heisenberg est près du but. Petit à petit, la conviction s’impose que la plus grande puissance scientifique sur terre – les collègues géniaux de David à Leipzig et Göttingen – a pris le mauvais virage à un moment donné.

Mais n’importe quel instant peut altérer tous les autres. Dès qu’elles commencent à se propager, les rumeurs se métamorphosent en faits. Certains jours, Delia sent que son mari devient fataliste ; il se replie sur lui-même et attend, en héritier passif d’événements dont la gestation a été trop longue pour qu’il puisse exercer dessus la moindre influence. D’autres jours, il est pris par l’urgence d’agir et alors il redouble d’efforts plus obscurs encore. C’est en ces instants que Delia l’aime le plus, lorsqu’il a tant besoin d’elle qu’il ne s’en rend même pas compte. Quelle consolation peut-elle lui apporter, lui qui est pris dans la course au salut ? Elle lui offre ici et maintenant la forteresse de leur maison en location.

Un soir qu’il fait lourd et chaud, que les garçons dorment d’un sommeil agité sur le canapé, devant la cage en métal du ventilateur posé par terre, le téléphone sonne. C’est un événement suffisamment rare en soi, et tellement surprenant à cette heure-là que Delia manque de se brûler avec le fer à défriser. David répond. « Oui ? Qui ? Mademoiselle ? Ah ! Bonsoir, William. »

Elle est debout. Son père ? Lui qui déteste le téléphone. Qui est persuadé que cet instrument rend les gens schizophrènes. Qui demande à sa femme de passer tous ses appels à sa place. Qui ne croit pas à l’interurbain. En deux enjambées, elle a rejoint David, elle tend la main pour attraper le combiné tandis que son mari s’abîme dans des marmonnements en allemand. Elle prend le téléphone, et de très loin, là-bas, tout petit dans son oreille, son père lui dit que Charlie est mort. Tué dans le Pacifique. « Sur un atoll de corail. » Son père s’égare. « Eniwetok. » Comme si le nom pouvait empêcher Delia de pousser un cri. « Ils étaient en train d’installer une garnison sur la base aérienne.

— Comment ça ? » Sa voix n’est pas la sienne. Elle a du mal à respirer, et la moindre pensée dure une éternité. Elle visualise la mort venant du ciel, l’ennemi vise son frère, son teint mat est une cible facile sur le fond de sable blanc du paradis.

La voix de son père attend qu’elle se reprenne, mais elle s’effondre davantage. « Tu n’as peut-être pas envie de…

— Papa, gémit-elle.

— Ils étaient en train de décharger d’un navire une batterie d’artillerie. Un câble a cédé. Il a été fauché… »

Elle ne l’interrompt pas, mais elle n’entend pas. Puis elle prend l’initiative, doucement, pour le ménager. Défaire en faisant. « Maman. Comment va Maman ?

— J’ai été obligé de lui donner un calmant. Elle ne me le pardonnera jamais.

— Et les petits ?

— Michael est… fier. Il croit qu’il est mort au combat. Les filles ne comprennent pas encore ce que ça signifie. »

Les filles ? Les filles ne comprennent pas ? Pas encore ? Tout en se cramponnant à ce mot, comprennent, elle s’écroule. Le sang lui monte au visage et ses yeux s’écarquillent. Des sanglots débordent. Pas possible qu’elle ait pu accumuler tant de larmes. Elle sent David qui prend le combiné, il discute brièvement de points d’organisation, et raccroche. Puis elle est dans ses bras, il essaye de la consoler. Les bras d’une blancheur fantomatique de cet homme qui ne sera jamais plus pour elle que quelqu’un d’à peine reconnaissable, un sang étranger, le père de ses enfants.

Ils se rendent à Philadelphie. Ils prennent le train tous les quatre, ce train qui jadis a emmené Delia en douce à New York, à l’insu de tout le monde, sauf de Charlie. Delia se tient devant la maison, sous cet arbre d’où Charlie était tombé à l’âge de huit ans. Il s’en était tiré avec le nez tordu et une clavicule mal remise. Sa mère sort de la maison et vient à sa rencontre. Elle se penche déjà, quelques mètres avant qu’elles soient dans les bras l’une de l’autre, et Delia doit la rattraper. Nettie Ellen porte la main à sa bouche, tremblotante, et étouffe mille prières. « Y peut pas s’en aller maintenant. Il a encore tant à faire ici-bas. »

Le médecin se tient derrière Nettie, aveuglé par la lumière du jour, ses cheveux sont devenus blancs du jour au lendemain. Ils se replient dans la maison, le Dr Daley soutient sa femme, Delia a son petit dans les bras, et l’homme blanc tient la main de son fils aîné, silencieux mais téméraire. Michael est à l’intérieur, il porte une veste marquée d’un blason des marines que son frère avait piquée pour lui en Caroline du Nord. Lucille et Lorene se chamaillent doucement sur le canapé, c’est tout juste si elles lèvent la tête quand leur sœur fait son entrée.

Son frère Charlie, à jamais stoppé dans son élan. Fini, les lettres à l’ironie amère, fini, les mises en boîte, fini, les shows improvisés de Charbon, fini, les sessions de musique et de tchatche, fini, les haussements d’épaules pour conjurer le sort. Le silence nouveau qui règne dans cette maison se referme sur Delia, absorbant tous les bruits.

Il n’y a pas de corps à enterrer. Ce qui reste de Charlie pourrit sur un atoll du Pacifique. « Ils ne veulent pas le renvoyer, dit le Dr Daley à Delia, à un moment où ils sont hors de portée des autres. Ils vont le laisser dans un trou dans le sable, sous vingt centimètres d’eau salée. De la pâtée pour les requins. Mon pays. J’étais ici avant les Pèlerins, et ils refusent de me renvoyer mon garçon. » Il montre du doigt l’étoile d’or que Nettie Ellen a fixée sur la fenêtre de devant. « Pour des babioles comme ça, par contre, ils payent. »

Ce soir-là, ils organisent une petite cérémonie. Uniquement la famille. Ils sont bien entourés. De nombreux voisins et amis sont déjà passés. On leur a apporté à manger, offert de l’aide, on leur a parlé, on est resté tranquille à leurs côtés. Mais ce soir, il n’y a que la famille, les seuls gens en qui le garçon avait confiance. Leur chagrin ne connaît d’autre remède que le souvenir. Chacun d’entre eux se rappelle quelque chose. Il y a des histoires qui n’ont besoin que de deux mots pour défiler à nouveau sous leurs yeux. Michael va chercher le vieux saxo de son frère et montre les riffs qu’il a appris de lui, rien qu’en l’observant. Le Dr Daley, assis au piano, commence un de ces strides de la main gauche pour lesquels il réprimandait son fils. Sur six mesures entières, il retrouve le même allant. Puis, en entendant ce que ses doigts veulent faire, il s’arrête.

Mais surtout, ils chantent – des airs larges et amples, aux accords riches, et dont les intervalles transcendent les générations. Des chansons de chagrin. Des chansons où l’on parle d’éternité, de s’en aller, de passer de l’autre côté. Puis des airs qui évoquent davantage le mariage que les funérailles. On remercie le garçon qui s’en est allé, pour le passé, pour la joie qu’il a apportée. Penser à cette joie les tuera. Chaque membre de la famille trouve sa ligne de chant sans que personne donne de directives. Même Nettie Ellen, qui n’a pas pu parler, trouve les harmonies qui lui conviennent, elle marque la mesure, elle donne le rythme de la délivrance, en frappant d’une main sur sa cuisse. Faut que ça vienne. Faut que ça vienne. Je ne peux pas rester à la traîne.

Jonah est assis, fasciné, sur les genoux de sa mère. Bouche bée, il essaye de se joindre aux autres. Joey s’agite, David le prend et l’emmène dehors, dans le jardin. C’est mieux ainsi, décide Delia. Grand Dieu, oui, c’est plus facile comme ça. Davantage de Canaan, de confort, sans avoir systématiquement à tout expliquer. Sans avoir à regarder la couleur dont Charlie avait coutume de dire qu’elle était trop claire pour connaître la douleur.

« Les gens vont vouloir venir. Ils préparent déjà à manger. » C’est bien le moins que Nettie Ellen puisse demander à sa fille : reste quelques jours. Nous avons besoin d’être un peu ensemble, de chanter pour faire revenir ce garçon à la maison. Reste, c’est tout – la vieille certitude de la race, ce confort qu’on ne trouve qu’ici, dans le cocon du nous. Ailleurs, partout on nous trahit. Mais Delia ne supporte pas d’entendre ces mots que personne ne prononce. Pas un jour de plus. Le fait d’appartenir à cette communauté lui broie les épaules. Elle n’en peut plus. Elle croule sous le poids d’histoires qui ont eu lieu des siècles avant même que son propre passé ait la chance de s’écrire. Elle va étouffer, ici, dans la salle à manger de sa mère, avec ses odeurs de décapant et de mélasse, de travail et de sacrifice, de croyance et de résignation, et, désormais, d’enfants morts. Elle a besoin de s’en aller au plus vite, de rentrer à la maison, de revenir au projet de sa famille à elle, à la liberté que sa nation à quatre a inventée. Se libérer ce soir. Demain il sera trop tard.

Elle s’apprête à dire à sa mère qu’elle doit partir. Mais cette femme l’entend avant que Delia prononce le premier mot. Une mélopée funèbre s’échappe sombrement de la bouche de Nettie, une marée composée de ce qui précède les mots, de cette matière plus épaisse dans laquelle sont taillés les mots. Les sanglots de sa mère marquent un rythme, son étroite poitrine se transforme en tambour. Le barrage cède, la rivière du deuil s’échappe d’un monde dont Delia ne connaît que des ombres, des débris du passé remontant à la surface, une langue qui n’est pas encore de l’anglais, une langue plus ancienne que la Caroline, plus ancienne que le terrible Passage du Milieu de cette vie qui, une fois encore, les asservit. La mère de Delia se laisse aller comme jamais elle ne s’est autorisée à le faire, dans aucune église. Elle se laisse aller et revient au point de départ, et cette mort est déjà là.

Puis la voilà dans les bras de Delia, sa fille agite les bras pour la consoler. Terrible renversement, la nature défile à l’envers. Elle est la mère de sa mère, à présent. Les petits regardent, effrayés par ce retournement de situation. Même le visage de William implore, il voudrait que sa fille défasse ce qui vient d’être fait. Toute la famille se tourne vers Delia, et c’est alors seulement qu’elle comprend. Ils pleurent une mort qui ne s’est pas encore produite, en plus de celle qui s’est déjà produite. Cinq personnes supplient Delia d’inverser le processus qu’elle a mis en branle. Dans les bras de sa fille, sa mère essaye de retrouver sa respiration. L’anglais revient, mais il est épais et lent, elle hésite sur les syllabes, maudit sa langue natale. « Pourquoi est-ce que mon garçon est mort ? Tout ce qu’ils ont toujours attendu de nous, c’est qu’on disparaisse. »

Le Dr Daley se cache le visage derrière un poing énorme. Ses enfants arrivent de toutes parts, ils se précipitent vers lui et il redresse la tête, horriblement exposé à la vue de tous. Il trouve en lui la force de refuser – cela passera pour de la dignité. Il se redresse et quitte la pièce. « Papa, lance Delia. Papa ? » Il ne se retourne pas.

La porte de derrière claque. Puis celle de devant s’ouvre. David et son bébé reviennent. Sa mère lui demande à nouveau : « Donne-moi une raison. Donne-m’en juste une. »

David embrasse du regard la famille chancelante. Joseph aussi : l’enfant solennel qui se retourne et observe. Delia voit la compréhension affleurer sur le visage de son mari, cette même expression qu’elle doit porter à chaque heure du jour. Tout ça n’est pas à toi. Tu n’es pas le bienvenu ici. Il la regarde dans l’espoir qu’elle lui fournisse un indice. Les yeux de Delia glissent brièvement sur la porte de derrière. Cet homme sans couleur, cet homme qu’elle a épousé, cet homme qui ne peut rien comprendre ici, il la comprend, elle. Il confie l’enfant aux jumelles et s’en va, comme le père de Delia vient de disparaître, et Delia lutte contre l’envie de lui dire de revenir.

Elle chantonne pour sa mère, elle lui berce la tête, comme si toutes ces années où elle avait reçu la même chose n’avaient été qu’une préparation pour le moment où elle donnerait en retour. Elle ne dit rien, elle parle avec ce vieil accent désuet qui lui revient si facilement. Elle rappelle à sa mère le ciel, le courage, et autres sottises, les grands desseins qu’une créature aussi insignifiante qu’un être humain ne peut saisir. Mais c’est aux hommes qu’elle pense. Dès qu’elle le peut, elle fait signe à Lorene d’aller voir ce qu’ils font. Sa petite sœur revient, en hochant la tête. Delia fronce les sourcils, mais n’obtient de la fillette d’autre éclaircissement qu’une grimace perplexe.

Delia tend le cou pour essayer de voir par la fenêtre du couloir de derrière. Rien. Elle saisit le premier prétexte – aller voir les tartes qui refroidissent – pour se glisser dans la cuisine. Elle jette un œil à travers la moustiquaire gondolée, la moustiquaire devant laquelle sa mère s’est tenue pendant des années, pour ne pas perdre de vue les enfants qui jouaient dehors. Delia s’approche et jette un regard en biais au-delà de la véranda en bois.

Les deux hommes sont assis par terre, immobiles, le dos appuyé contre l’érable rouge massif. De temps en temps, leurs lèvres bougent, formant des mots trop discrets pour être entendus à l’autre bout du jardin. L’un parle, et l’autre, après un long moment, répond. David ponctue ses paroles d’amples mouvements de la main, illustrant dans le vide quelque géométrie hésitante de la pensée. Le visage de son père se fripe, tant il lutte. Ses muscles disent toutes les feintes de l’animal acculé : d’abord la rage, puis il se barricade, puis il fait le mort.

Le visage de son mari aussi est piteux, en quête d’un éclaircissement inaccessible. Ses mains, en revanche, ne cessent de bouger, elles tracent des équations dans l’espace et aboutissent à une unique conclusion. Les doigts forment des boucles fermées, des lignes à l’intérieur d’elles-mêmes, qui retournent à leur point d’origine. Son père opine – ce sont des hochements de tête presque sans mouvement. Ni accord, ni acceptation. Il se contente d’acquiescer, il ploie comme la cime de l’érable au gré de la brise. Son visage se relâche. De si loin, à travers la moustiquaire, Delia pourrait se dire qu’il est calme.

Ils restent pour la nuit. Voilà ce que Delia accorde à sa mère, elle qui lui a tout donné. Qui a tout donné à Charlie, et dont la seule récompense est une étoile d’or sur la fenêtre de devant. Mais lorsque les gens commencent à arriver le lendemain matin – les tantes et les oncles courbés, les voisins avec de pleines casseroles de goûteuses volailles grillées ; les patients d’une vie entière du Dr Daley ; les enfants de ces patients, dont la moitié sont plus vieux que Charlie –, quand tous ceux qui n’ont jamais connu le garçon, et la moitié de ceux qui ne connaissaient de lui que son surnom, arrivent dans le séjour des Daley, et commencent à se regrouper telle la chorale d’une secte secrète, Delia rassemble ses ouailles et fiche le camp. Sa présence ici est une imposture, elle est une intruse à la veillée funèbre de son propre frère. Elle n’infligera pas ça aux autres, trop charitable pour nommer ce qui est déjà arrivé à leur petite Dee.

Ce jour-là, Nettie Ellen ne pleure pas. Ne proteste même pas contre la désertion de sa fille, si ce n’est pour lui dire, juste avant que les Strom ne partent pour la gare : « Tu es tout ce qui reste de lui, maintenant. » Elle embrasse ses petits-enfants et les regarde partir, calme comme une pierre, en attendant le prochain coup qu’il lui faudra encaisser.

Le Dr Daley plante un baiser sur la joue de sa fille et serre la main de ses petits-fils, intimidés. À David, il dit : « J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit. » Il marque une longue pause, coincé entre le doute et le besoin de s’exprimer. « C’est de la folie, bien sûr. » David opine et sourit, ses lunettes glissent sur l’arête de son nez. C’est suffisant, pour le médecin. Il n’insiste pas pour qu’on lui donne la raison. « Merci », ajoute-t-il seulement.

Ils sont tous les quatre dans le train, les garçons courent dans la travée centrale, à nouveau heureux, libérés de la mort, lorsque Delia pose la question à David. Tout le wagon les observe, comme toujours. On travestit sa curiosité, ou on fait savoir tout le dégoût qu’on ressent. Delia a le teint si clair que, dans le doute, les pur-sang apeurés laisseront sa famille rentrer tranquillement à la maison. Elle n’a pas le temps de considérer ces gens de l’extérieur. Les mots que son père a prononcés au moment de prendre congé de David l’obsèdent. De la folie. C’est de la folie, bien sûr. Il y a une partie d’elle qui veut laisser tomber ; après tout, son père et son mari peuvent bien au moins partager ce secret. Mais il y a une autre partie d’elle, plus importante, qui a besoin des mots de réconfort qu’ils ont échangés, limités soient-ils. Son père n’a jamais accepté de bon cœur d’être consolé. Mais là, il semble avoir été touché. Elle se retient de demander pendant tout le trajet. Et puis, tandis que le train entre à Penn Station, Delia entend sa propre voix, tout là-haut dans l’atmosphère : « David ? Tu sais, hier ? » Elle n’arrive pas à regarder son mari en face, il est trop près, assis à côté, c’en est choquant. « Quand tu as parlé à mon père. Je vous ai vus tous les deux, à travers la porte de derrière. Assis sous l’arbre rouge.

— Oui », dit-il. Elle lui en veut de ne pas prendre l’initiative. Pourquoi ne lit-il pas dans ses pensées ? Pourquoi est-elle obligée de s’expliquer ?

« De quoi parliez-vous ? » Elle le sent tourner la tête vers elle. Mais elle est toujours incapable de le regarder.

« On a parlé de la raison pour laquelle il fallait arrêter mon peuple. »

Elle se retourne. « Ton peuple ? » Il se contente d’opiner. Elle va mourir. Sur les traces de son frère. Disparaître dans le néant.

« Oui. Il m’a demandé pourquoi je ne me… battais pas dans l’armée.

— Mon Dieu. Est-ce que tu lui as dit ? »

Son mari lève les mains. Pour dire : Comment aurais-je pu ? Pour dire aussi : Pardonne-moi, oui.

Le train s’arrête. Elle rassemble ses garçons, tout le wagon se retourne encore à la dérobée pour voir si ces enfants sont vraiment les siens. Son Jonah se met plaisamment à chanter, il ne veut pas donner la main à sa mère, il sort vivement du train et se retrouve sur le quai. Mais son Joey lève la tête, lui, au contraire, il cherche à être rassuré, comme s’il venait juste de comprendre ce qui s’était passé : le voyage à Philadelphie, son oncle mort. Ses yeux se plantent dans ceux de Delia, son regard fuse en diagonale, il est déjà prématurément vieux, il hoche la tête en la regardant, de ce même hochement de tête immense, immobile, auquel le père de Delia a succombé, pas plus tard qu’hier.

Il faut qu’elle sache. Elle attend qu’ils soient sur le quai, une île de quatre personnes au milieu d’un océan bouillonnant. « David ? Est-ce qu’il y a eu autre chose ? »

Il la scrute en se laissant porter par le flot des voyageurs. Autre chose. Il y a toujours autre chose. « Je lui ai dit ce que… pense mon peuple. » Ces mots malaisés s’échappent du coin de sa bouche. Elle se dit qu’il l’a trahie, qu’il est devenu cruel. Il guide les garçons à travers la cohue, jusque dans la rue, en route vers de nouvelles humiliations publiques, il parle en marchant. « Je lui ai dit ce que raconte Einstein. Minkowski. La “physique juive”. Le temps en avant et le temps en arrière : toujours les deux en même temps. L’univers ne fait pas de différence entre l’un et l’autre. Il n’y a que nous qui faisons la différence. »

Elle lui attrape le coude, et le retient jusqu’à ce qu’il s’arrête. Les gens les dépassent. Elle n’entend pas leurs exclamations. Elle entend seulement ce qu’elle a entendu le jour où ils se sont rencontrés – le message de cet avenir promis il y a si longtemps et qu’elle a oublié.

« C’est vrai, dit son mari. Je lui ai dit que le passé continue. Je lui ai dit que ton frère existe encore. »