Rootie arrive. « C’est un miracle », dit Da. C’est évident, même pour moi. D’abord elle est pâle et laiteuse, comme une pomme de terre sans la peau. En l’espace de quelques semaines, elle devient brune, comme une pomme de terre avec de nouveau la peau. Rien ne reste de la même couleur bien longtemps. D’abord, Root est plus petite que le plus petit des violons, mais bientôt elle est trop grosse pour que j’arrive à la porter facilement. Exactement comme Maman était grosse avant que Ruth ne vienne au monde, et maintenant elle est redevenue petite.
Je demande à Maman si Root sera dans notre école. Maman dit qu’elle est déjà dans notre école. Maman dit que tout le monde est toujours à l’école. « Même toi ? » Cette idée me fait rire et me dérange. « Toi aussi, tu es encore à l’école ? » Elle sourit en secouant la tête, comme pour dire non. Mais ce n’est pas ça. Elle est en train de me dire le oui le plus triste que j’aie jamais entendu.
Jonah apprend plus vite que moi, mais quand je suis seul avec Maman, elle me dit que c’est parce qu’il a pris de l’avance au départ. Je fais de gros efforts, mais le résultat, c’est que mon frère fait encore plus d’efforts, juste assez pour conserver son avance sur moi. Chaque jour, nous faisons quelque chose de nouveau. Il y a des fois, même, où c’est aussi nouveau pour Maman. La petite Rootie est allongée à côté et se moque de nous. Da n’est pas là, il enseigne la physique à des adultes parce que tout le monde est toujours à l’école. Quand Da rentre à la maison, on joue encore à l’école jusqu’au dîner, et jusque dans la soirée où, pour finir la journée, on chante ensemble.
Mais même avant le chant à la fin de la journée, il y a des chansons. Des chansons sur les animaux et les plantes, les présidents, les États et les capitales. Des jeux de rythme et de mesure pour apprendre les fractions ; des accords et des intervalles pour les tables de multiplication. Des expériences avec des cordes qui vibrent pour le cours de sciences. On apprend les oiseaux d’après leur chant, et les pays d’après leurs hymnes nationaux. Maman a une musique pour chaque année du cours d’histoire. On apprend un peu d’allemand, un peu de français et d’italien grâce à des fragments d’aria. Un air pour toute chose, toute chose en chanson.
Nous allons dans les musées ou dans les parcs, nous ramassons des feuilles et des insectes. Nous passons des examens – des pages de questions sur du papier qui déteint, Maman dit que l’État en a besoin pour voir si on apprend autant que les autres garçons. Jonah et moi faisons ça à toute vitesse, en essayant de répondre au plus grand nombre de questions le plus vite possible. Maman nous fait revenir en arrière en chantant : « La course n’est point aux agiles. »
La vie serait un entraînement pour le paradis s’il n’y avait que ça. Mais il n’y a pas que ça. Lorsque les autres garçons de notre rue rentrent de l’école, Maman nous envoie dehors – « au moins une heure » – pour jouer. Les garçons nous cherchent toujours des noises, et nos châtiments sont toujours renouvelés. Ils nous bandent les yeux et nous tapent avec des bâtons. Ils se servent de nous comme poteaux de base-ball. Jonah n’est pas assez costaud pour oser refuser. Nous nous trouvons des cachettes dans les ruelles, inventant des histoires que nous raconterons à Maman une fois de retour à la maison. Nous passons l’heure à chanter en canon des chansons rigolotes et dissonantes, tout bas pour que nos tortionnaires n’entendent pas.
Maman a réponse à tout. Lorsque nous sommes ensemble chez le dentiste, à l’épicerie ou dans le métro, et que quelqu’un fait une remarque, ou bien nous jette un sale œil, elle nous dit : « Ils ne savent pas qui nous sommes. Ils nous prennent pour quelqu’un d’autre. Les gens sont dans un bateau qui prend l’eau. Ils ont peur de couler au fond. » Face à cette frousse, notre mère a une réponse. « Chantez mieux, dit-elle. Chantez davantage.
— Les gens nous détestent, lui dis-je.
— Ce n’est pas toi qu’ils détestent, JoJo. Ils se détestent eux-mêmes.
— On est différents, lui expliqué-je.
— Ce n’est peut-être pas ce qui est différent qui leur fait peur, mais plutôt ce qui leur ressemble. S’il s’avère qu’on est trop comme eux, alors qui seront-ils ? » Je réfléchis à ce qu’elle vient de dire, mais elle n’attend pas vraiment une réponse. Elle prend nos deux crânes dans le creux de sa main. « Les gens qui vous attaquent en disant que c’est impossible, en fait, ils ont peur que ce soit déjà possible.
— Pourquoi ? En quoi ça peut leur faire du mal ?
— Ils croient que toutes les bonnes choses sont comme des biens. Que si vous, vous en avez davantage, alors eux en auront moins. Mais tu sais quoi, JoJo ? N’importe qui peut créer plus de beauté, quand il le veut. »
Quelques mois plus tard : « Qu’est-ce qu’on fait s’ils nous attaquent ?
— Vous avez une arme plus forte que tout le monde. » Elle n’a pas besoin d’en dire plus, elle nous l’a dit si souvent. Le pouvoir de votre propre chant. Je ne la reprends pas. Je ne lui dis plus que je ne sais pas ce que ça signifie.
Je rentre à la maison un jour, la canine supérieure droite en moins : un grand de trois ans mon aîné m’a tapé dessus. Lorsqu’elle voit qu’il me manque une dent, elle s’écrie : « Tu grandis, dis donc, JoJo. Qu’est-ce que tu grandis vite. » Mais la nouvelle dent met un temps fou avant d’arriver. Je lui souris aussi souvent que je peux. Une fois, elle détourne le regard, en pleurs – je pense que c’est parce qu’elle a honte de son garçon à la denture en pointillé, honte de ce rire édenté. Il me faudra cinquante ans pour comprendre.
Pourquoi faut-il que nous allions dehors ? Voilà ce que nous voulons savoir, nous, les garçons.
Pourquoi ne pas rester à la maison, juste lire, écouter la radio, jouer à faire sauter des pièces de monnaie ? Ou sauter à la corde dans la cave, pour se dépenser, comme Joe Louis ? Chacun de mes parents lit dans les pensées de l’autre. Ils donnent toujours la même réponse à nos questions. Ils s’y préparent à l’avance. Ils savent quand l’autre a déjà pris sa décision, que ce soit oui ou que ce soit non.
« C’est pas juste, dans cette famille, dit Jonah. Pas une vraie démocratie !
— Si, c’en est une », lui dit Da. Ou Maman, peut-être. « Seulement la voix des grands compte double. »
L’un termine la phrase que l’autre a commencée, ou achève la phrase musicale que son conjoint a entamée. Parfois, comme ils fredonnent au petit déjeuner ou en faisant le ménage, ils tombent ensemble sur le premier temps d’une même chanson, un morceau que ni l’un ni l’autre n’a chanté depuis des semaines. Spontanément à l’unisson. Même tempo, dans la même tonalité.
Je demande à Da : « D’où est-ce qu’on vient vraiment, d’Allemagne ou de Philadelphie ? On parlait quelle langue avant d’apprendre l’anglais ? »
Il me dévisage pour voir ce que je demande vraiment. « Nous venons d’Afrique, dit-il. Nous venons d’Europe. Nous venons d’Asie, sachant que la Russie fait en réalité partie de l’Asie. Nous venons du Moyen-Orient, où sont apparus les premiers hommes. »
Alors Maman le réprimande. « C’était peut-être leur résidence d’été, chéri. »
Je connais dix noms : Max, William, Rebecca, Nettie, Hannah, Charles, Michael, Yihar, Lucille, Lorene. Je vois des photos de famille, mais pas tant que ça. Les mauvais soirs, quand Ruth est malade ou lorsque Maman et Da se sont disputés, j’envoie des messages à ces noms.
Jonah demande : « De quelle couleur était Adam ? » Il sourit d’un petit air satisfait, il sait qu’il enfreint la loi.
Maman lui adresse un regard de guingois. Mais le visage de Da s’illumine. « C’est une très bonne question ! Combien existe-t-il de questions où la science et la religion donnent exactement la même réponse ? Tous les peuples sur terre doivent avoir des ancêtres identiques. Si seulement la mémoire était un peu plus puissante.
— Ou un peu moins puissante, dit Maman.
— Imaginez un peu ! Ils sont apparus un jour, à un endroit donné.
— À part les étalons de Neandertal qui ont sauté par-dessus la barrière. »
Da se met à rougir, et nous, les garçons, on rit. On ne comprend pas, mais on devine que c’est une bêtise. « Avant ça, je veux dire. La première graine. »
Maman hausse les épaules. « Peut-être que celle-là a été apportée de l’extérieur par le vent, elle est peut-être entrée par la fenêtre.
— Oui, dit Da, un peu perplexe. Tu as probablement raison ! » Maman rit et lui assène un petit coup de coude, scandalisée. « Non, vraiment ! C’est plus probable que de penser qu’elle a poussé sur place. Compte tenu de la jeunesse de la Terre, imagine la taille de l’extérieur ! »
Maman secoue la tête, elle retrousse la bouche d’un côté seulement. « Bien, les enfants. Votre père et moi avons décidé. Adam et Ève étaient petits et verts. »
Nous, les garçons, nous rions. Nos parents ont perdu la boule. Racontent n’importe quoi. Nous ne comprenons pas un mot de ce qu’ils disent. Mais Jonah a saisi quelque chose qui m’échappe. Il est plus rapide, étant parti avec une bonne longueur d’avance. « Des martiens ? »
Ma mère acquiesce gravement, c’est notre grand secret. « On est tous des martiens. »
Les peuples du monde : on les étudie en géographie, en histoire. Des dizaines de milliers de tribus, et pas une seule qui soit la nôtre. « Nous, on n’appartient à aucun peuple », dis-je à mes parents un soir, avant d’aller au lit. Je veux qu’ils sachent. Pour les protéger, après coup.
« Nous sommes notre propre peuple », dit Da. Tous les mois, il écrit des lettres qu’il envoie en Europe. Il cherche. Depuis des années.
Maman ajoute : « Vous êtes en avance sur tout le monde. Tous les trois, attendez un peu, et le monde entier sera à votre image. » Nous bricolons un hymne national à partir de morceaux volés ici et là.
« Est-ce que nous croyons en Dieu ? » je demande.
Et ils disent : « Que chacun croie à sa manière. » Ou quelque chose dans le genre, tout aussi inutile, tout aussi impossible.
Ma mère chante dans les églises. Parfois elle nous emmène, mais Da, jamais. La musique, c’est quelque chose qu’elle connaît, et pas nous. « D’où est-ce que ça vient ? demande Jonah.
— D’où viennent toutes les musiques. »
Déjà, Jonah ne prend plus cela pour argent comptant. « Et ça va où ?
— Ah, dit-elle. Ça remonte jusqu’au do. »
Nous nous tenons à côté d’elle, sur les bancs d’église, les mains sur le plat de ses hanches, nous ressentons les vibrations qui passent à travers sa robe, ces fondamentales qui sortent d’elle avec une puissance si limpide que les gens ne peuvent s’empêcher de se retourner pour regarder d’où cela vient. Nous allons dans des églises où tout le monde fait semblant de ne pas regarder. Nous allons dans des églises où le son est pure extase, encouragé et scandé de mille manières, repris et enroulé en une douzaine de codas non prévues. Nous allons dans une église où le chœur qui tonne, s’emporte et se gonfle de béatitude, donne des convulsions à la grosse dame devant nous. Elle se penche en avant, et je crois qu’elle fait semblant d’être malade. Je ris, et puis je me tais. Son corps se trémousse de gauche à droite, de droite à gauche, d’abord dans le temps, puis deux fois plus vite, puis à la triple croche. Elle agite les bras comme une sprinteuse, et sa poitrine décolle et se balance comme un contrepoids. Une fille, la sienne peut-être, s’agrippe à elle et tangue avec elle, sans cesser de chanter avec la musique qui s’élève du chœur. « Le jour arrive. Le jour arrive. Où tous les murs tomberont. » La femme à côté d’elle, qui ne la connaît pas, l’évente avec un mouchoir en disant : « Ça va ; tout va très bien », sans même regarder. Elle se contente de suivre la vague musicale.
Elle est peut-être en train de mourir. Ma mère voit à quel point je suis terrifié. « Elle va bien, JoJo. Elle va y arriver.
— Arriver où ? »
Ma mère hausse les épaules. « Arriver là où elle était avant de venir ici. »
Chaque église où nous allons a un son particulier. Ma mère chante dans chacune d’elles, elle glisse sur la vague, au-delà du rouleau des notes. Elle brille comme cet horizon lointain, où vont toutes les notes. Ce que tu aimes plus que ta propre vie finira par t’appartenir. Ce que tu finis par connaître mieux que le chemin de ta maison t’appartient.
Le soir, nous chantons. La musique nous enveloppe. Elle a beau venir de loin, elle nous offre sa protection limitée, ici même, dans notre rue. Il ne me vient jamais à l’esprit que cette musique ne nous appartient pas, qu’elle est le dernier sursaut du rêve de quelqu’un d’autre, un rêve abandonné et moribond. Chaque mélodie que nous entonnons se met à exister devant nous, le soir où nous la chantons. Son pays : l’épinette ; son gouvernement : les doigts de ma mère ; son peuple : nos voix.
Maman et Da arrivent à chanter des morceaux à vue, et pourtant, à les entendre, on croirait qu’ils les connaissent depuis la naissance. Une chanson d’Angleterre : Come Again, Sweet Love Doth Now Invite. Bien vite nous escaladons ensemble cette gamme – « à voir, entendre, toucher, embrasser, mourir » – nous montons marche après marche jusqu’au sommet ; nous jouons avec le « mourir » au zénith de la phrase en nous accordant les uns aux autres. Cinq phrases pétillantes, innocentes, qui font revivre les soirées courtisanes de l’époque où le morceau fut conçu, cette beauté festive financée par le commerce des esclaves.
Jonah adore ce morceau. Il en veut d’autres du même compositeur. Nous en chantons un autre : Time Stands Still. Et ce n’est qu’aujourd’hui, tandis que je consigne ces mots, un demi – siècle plus tard, que je réussis à remonter jusqu’à cette chanson. Je vois le jour et le lieu vers lesquels nous avons envoyé des signaux chaque fois que nous avons emporté avec nous ce morceau sur la route. J’entends ce que laisse présager ce premier déchiffrage. Car la prophétie ne fait que rappeler à l’avance ce que le passé dit depuis longtemps. Nous ne faisons jamais qu’accomplir le commencement.
« Le temps s’immobilise et contemple son visage. » Je contemple, et le temps s’immobilise. Le visage de ma mère, si doux à la lumière de cette chanson. Nous chantons un arrangement à cinq voix. Jonah nous le fait prendre si lentement que chaque note reste comme suspendue en l’air, une colonne brisée sur laquelle pousse du lierre. C’est ce qu’il veut : arrêter la mélodie dans son mouvement et la fondre en un unique accord.
Il ne veut pas que nous terminions. Mais lorsque nous terminons, l’espace d’un instant aussi bref qu’illusoire, il est aux anges, habité par ce sentiment de plénitude qu’exprime l’accord. « Tu aimes les anciens ? » demande Da. Jonah fait oui de la tête, même s’il ne lui est jamais venu à l’esprit que certains de ces morceaux puissent être plus anciens que d’autres. Tous ont le même âge, comme nos parents : ils datent du jour juste après la création.
« Quel âge il a, ce morceau ? » je demande.
Notre père lance un regard au ciel. « Soixante-dix-sept Rootie trois quarts. »
Notre sœur pousse un cri de plaisir. Elle agite les mains en l’air. « Non, non ! » Elle applique la paume de sa main sur son menton, l’index sur la joue, le coude dans l’autre main, caricaturant la posture du penseur. Déjà elle est impressionnante, elle a l’art d’imiter poses et postures, elle saisit leur sophistication comme si elle les comprenait. « Je crois que… oui ! » Son doigt fend l’air, elle opine du chef, eurêka. « Soixante-seize Rootie trois quarts ! Sans compter la première Rootie.
— Combien de Maman ? »
Da n’a même pas à réfléchir. « Un peu plus de onze. »
Maman est offensée. Il veut la prendre dans ses bras, mais elle résiste. « Presque douze. »
Je ne comprends pas. « Quel âge a Maman ?
— Huit centièmes et demi de cette chanson.
— Et toi, tu fais combien ?
— Ah ! C’est une autre question. Je ne vous ai jamais dit l’âge de votre vieux papa ? » Si, il nous l’a déjà dit, un million de fois. Il a zéro an, il n’a pas du tout d’âge. Né en 1911 à Strasbourg, qui faisait alors partie de l’Allemagne, et qui se trouve aujourd’hui en France. Le 10 mars. Mais c’était pendant les heures qui furent à jamais perdues, quand l’Alsace capitula pour régler enfin ses pendules sur Greenwich. C’est la fable de sa naissance, le mystère de son existence. C’est ainsi que la vie d’un jeune garçon fut prise au piège du temps.
« Il n’y a même pas neuf Da, dit Maman moqueuse. Votre vieux papa est un bien vieil homme. Votre père n’a même pas eu neuf longues vies, et vous voilà à Dowland ! »
Mes parents ont des âges différents.
« Nan, dit mon père. On ne peut pas diviser par zéro ! »
Je ne demande pas combien de Jonah, combien de Joe.
« Finies les bêtises. » Maman est la reine suprême de tous les Strom américains, maintenant et à jamais. « Qui a laissé entrer toutes ces maths dans la maison ? Poursuivons avec le calcul. »
S’immobilise et contemple des minutes, des heures et des années, pour lui donner sa place. Notre père découvre que le temps n’est pas une corde mais une série de nœuds. C’est ainsi que nous chantons. Pas du début jusqu’à la fin, mais en nous retournant sur nous-mêmes, en harmonisant avec des bribes que nous avons déjà chantées, pour accompagner ces soirées à venir. C’est ce soir-là – ou ça pourrait tout à fait être ce soir-là – où Jonah perce le langage secret de l’harmonie en s’immisçant dans le jeu des citations improvisées de nos parents. Maman commence avec Haydn ; Da y applique une folle couche de Verdi. L’oiseau et le poisson, en quête d’une maison, tissent leur nid avec tout ce qui leur tombe sous la main. Et puis soudain, sans crier gare, Jonah ajoute avec une impeccable justesse sa version du Absalon, fili mi de Josquin. Ce qui lui vaut, à un âge si tendre, un regard effrayé de mes parents, plus effrayé que tous les regards d’inconnus auxquels nous ayons jamais eu droit.
Et plus tard, quand Einstein vient à la maison jouer du violon avec les autres musiciens physiciens, il lui suffit d’appuyer très légèrement sur la touche de la culpabilité pour que mes parents envoient leur garçon loin de la maison : « Cet enfant a un don. Vous ne vous rendez pas compte. Vous êtes trop proches. C’est impardonnable de ne rien faire pour lui. »
Ce que ma mère a donné pour lui, c’est sa propre vie. La chose impardonnable dont elle s’est rendue coupable, c’est le rythme régulier de son amour. « Cet enfant a un don. » Et d’après le grand homme à la crinière blanche, d’où le tient-il, ce don ? Chaque journée est mise à profit pour approfondir ce talent ; il en coûte à ma mère absolument tout ce qu’elle possède. Elle tire un trait sur son propre talent, sur ses propres progrès, sur sa propre justification. Mais c’est ça, aussi, être noir : vivre dans un monde de Blancs qui décrètent que vos efforts ne suffisent jamais, que vos voix ne sont pas satisfaisantes. Et qui vous disent d’envoyer le garçon loin de la maison, qu’il faut le vendre, là-bas il sera en sécurité, qu’il faut le laisser voler de ses propres ailes, le confier à ceux qui savent, le faire traverser ce fleuve par tous les moyens. Sans jamais vous dire sur quelle terre vous l’envoyez, là-bas, sur l’autre rive.
Peut-être en meurt-elle, de ne jamais poser de questions. De croire que l’ampleur du talent de son garçon lui a forcé la main. De croire à l’obligation de la beauté, victime consentante de la grande culture. Peut-être meurt-elle sans savoir qu’il n’existe pas de meilleure école que la sienne. Parce que voilà que son garçon, son aîné, vole les clés de la musique, de cette musique qui s’est refusée à elle. Je vois le regard que mes parents échangent alors, estimant le prix de l’expérience qu’ils ont conduite. Calculant le coût de leur union.
Et qu’en aurait-il été du talent de Ruth, si Maman avait vécu ? Ma sœur, à l’âge de quatre ans, est la plus vive de nous tous, elle saisit la mélodie la plus élaborée, elle la maintient haut et clair, indépendamment des intervalles qui changent autour d’elle. Bientôt, c’est une imitatrice de génie. Elle imite Da, elle imite Maman, elle dissèque avec une extraordinaire minutie les faits et gestes de ses frères. Elle singe la respiration asthmatique du postier. Elle bégaye sentencieusement à la manière du présentateur radio préféré de mes parents. Elle se dandine comme l’épicier du coin, jusqu’à ce que Maman, suffoquant de rire, la supplie d’arrêter. Ce n’est pas de la répétition de perroquet, c’est quelque chose de plus étrange. Root semble savoir des choses sur le mensonge humain que ses quelques années n’ont pas pu lui apprendre. Elle se glisse dans la peau des gens qu’elle incarne.
Mais ma sœur est plus jeune que nous d’une vie entière. Trois ans d’écart : un laps de temps assez long pour nous séparer et faire de nous des étrangers. Chacun d’entre nous est le fruit hasardeux d’un unique instant fragile. Dans quatre ans et demi, Maman sera en ce lieu où les années n’auront plus prise sur elle.
Sa mort nous envoie dériver dans le temps. À présent, j’ai presque deux fois l’âge de ma mère. Je suis passé par un trou de ver dans le temps, je me retourne pour voir à quoi elle ressemblait, éclairée dans la lumière de sa famille. Son visage s’immobilise et contemple tout ce qu’elle ne vivra pas assez pour voir. Maintenant ce visage est aussi jeune, aussi vieux que toutes les choses qui se sont arrêtées.
N’ayant aucun moyen de vérifier mes souvenirs, je ne peux me fier à rien. La mémoire est comme la préparation vocale. La note doit être placée mentalement avant que la voix ne s’en empare. Le son qui sort de la bouche a été déclenché bien en amont. Déjà elle se révèle à moi, dans ce regard qui met des années avant de me parvenir : sa terreur en entendant son fils prodige. C’est le souvenir que je projette en avant, l’idée que j’ai de cette femme, quand toutes les autres idées ont disparu depuis longtemps. Elle et mon père échangent un regard en voyant ce qu’ils ont fait – c’est un constat secret, terrible : notre enfant est d’une race différente de chacun de nous.
J’ai droit moi aussi à son regard, un regard que je place à côté du précédent. Un seul coup d’œil, si fugitif qu’il s’achève avant qu’elle ne me le lance. Mais impossible de s’y tromper. Cela se produit trois jours avant que je m’en aille rejoindre Jonah à Boston. Je suis en train de prendre ce que nous deux savons être ma dernière leçon avec elle. Nous travaillons sur le petit livre d’Anna Magdalena. La plupart des morceaux sont déjà trop faciles pour moi, mais je me garde bien de le dire. Même les grands pianistes continuent de jouer ces morceaux – c’est du moins ce que nous nous disons. C’est un carnet de famille, dit ma mère, quelque chose que Bach a écrit pour que sa femme ait une demeure dans la musique. C’est un album de famille, comme les Polaroid que mes parents conservent. Des cartes postales qu’on apprécie et qu’on garde en lieu sûr.
Da est à l’université. Ruth est par terre, à trois mètres du piano, elle s’affaire sur sa maison de poupée et sa famille en pinces à linge. Maman et moi tournons les pages de l’album. Nous sommes censés faire de l’histoire-géo – les pays en voie de développement – mais nous faisons l’école buissonnière, le temps passe si vite. Il n’y a personne pour nous réprimander. Nous jouons un bouquet de danses légères, nous les faisons durer, nous les modelons, jusqu’à atteindre la légèreté de la pluie dans le désert, qui se transforme en poussière avant de toucher les toits.
Nous passons aux arias, la partie du petit livre que nous préférons. Avec les arias, l’un de nous deux peut chanter, pendant que l’autre joue. Nous faisons le 37, « Willst du dein Herz mir schenken ». Maman chante, déjà elle est une créature d’un autre monde. Mais cela, je ne peux pas l’entendre d’ici, dans le seul monde où j’ai jamais vécu. Je commence le 25, mais nous n’avons pas encore atteint la troisième mesure que Maman s’arrête. Je m’arrête moi aussi pour voir ce qui cloche, mais d’un geste elle me fait signe de continuer à jouer. Root l’imitatrice se lève au-dessus de sa famille en pinces à linge, debout comme elle a vu Maman faire des milliers de fois, tenant la pose devant une pièce remplie de gens attentifs. C’est Maman en personne, trois fois plus petite. La voix de la petite Root figure l’âge adulte qui est déjà en elle. Elle se met à chanter le « Bist du bei mir » à la place de ma mère. Elle chante pour elle, elle endosse son rôle.
Ma sœur âgée de sept ans a appris phonétiquement l’enchaînement des mots allemands, juste en écoutant Maman chanter deux ou trois fois. Ruth ne comprend pas un mot de ce qu’elle chante dans la langue de son père. Mais elle chante en sachant où va chacun de ces mots. Elle chante le morceau que Maman et Da jouèrent dans le salon de mes grands-parents lors de la première visite de Da. Ach, wie vergnügt war’ so mein Ende. « Ah, comme ma fin sera plaisante. »
Je joue jusqu’au bout, et Rootie arrive à bon port. Maman reste immobile, les mains nouées devant elle, en chef d’orchestre. À la fin de la chanson, elle me regarde fixement, ébahie. Elle me demande une explication, à moi, la seule âme à portée. Puis elle s’approche de Ruth, émerveillée, elle roucoule, elle passe la main sur son visage, dans ses cheveux, elle est éblouie, elle n’en revient pas. « Oh, ma fille, ma fille. Tu sais donc tout faire ? »
Mais, pendant un moment, c’est moi qu’elle sonde. Da n’est pas là ; je suis le seul homme disponible. C’est peut-être moi – le moi qui la considère à présent, un demi-siècle plus tard – qu’elle recherche. Ses yeux sont animés d’une prophétie. Elle cherche dans mon regard une explication à ce qui va se passer. Elle l’a entendu dans la chanson de Ruth : elle entend ce qui l’attend. Dans son regard tourné vers le futur, paniqué, elle me fait promettre des choses que je ne peux lui garantir. Ses yeux me font faire ce vœu : il faudra que je m’occupe de tout le monde, de toute sa famille dévorée par le chant, quand je serai le seul à me rappeler ce présage des temps à venir. Surveille cette fillette. Surveille ton frère. Surveille cet étranger incapable de surveiller quoi que ce soit de plus petit qu’une galaxie. Elle me regarde droit dans les yeux, s’adressant à travers les années à mon moi futur d’adulte brisé, à moi qui suis la seule personne qui se tienne entre elle et la connaissance ultime. Elle entend les effets avant les causes, la réponse avant la question : sa propre fille est en train de lui chanter la seule chanson qui conviendra à ses funérailles.
Elle prépare mes valises pour Boston, où je vais rejoindre mon frère. Le jour du véritable départ, elle n’est que sourires attristés. Elle ne refait pas allusion à cet instant, même ses yeux ne la trahissent pas. Il me reste à penser que je l’ai inventé.
Mais j’étais là pour la répétition. Et là, de nouveau, avec Ruth, en concert. Et ici, encore, revenu pour faire un rappel, bien qu’aucune de mes performances n’ait jamais sauvé personne. Un demi-siècle après la mort de ma mère, j’entends sa cadence, ce jour-là. Ce n’est pas tant qu’elle anticipe ce qui va lui arriver, elle s’en souvient, plutôt. Car si la prophétie n’est que la musique du souvenir qui rejoint l’histoire établie, alors la mémoire contient nécessairement toutes les prophéties appelées ultérieurement à se réaliser.