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MON FRÈRE EN OTHELLO
 

La Caroline demande : « Vous êtes quoi, exactement, les garçons ? » Et notre réponse nous tombe dessus du jour au lendemain : « America’s next voice », la nouvelle voix de l’Amérique. Pas l’actuelle ; seulement celle de l’avenir. Pas tout à fait la gloire, mais c’en est fini de l’obscurité et de sa liberté.

Nous quittons Durham avec toute une collection de cartes de visite : les gens veulent que nous les appelions. Ruth dit : « Regardez moi ça. Est-ce que ça veut dire que vous êtes des gens importants ? » Jonah ignore la question. Mais les paroles qu’elle vient de prononcer constituent la plus grosse pression professionnelle que je subirai jamais.

Jonah se retrouve dans une position de rêve : des gens des grandes villes dans tout le pays lui demandent de venir chanter, lui proposent même parfois de le payer suffisamment pour couvrir les frais. Soudain, il doit décider d’un avenir. Mais d’abord, il doit se trouver un nouveau professeur. Il a réussi sa sortie de Juilliard sur un beau pied de nez, remportant une compétition à l’échelon national contre d’innombrables chanteurs plus âgés et plus expérimentés, tout cela sans coach. Mais Jonah lui-même n’est pas fou au point de penser qu’il peut continuer à progresser seul. Dans sa branche, les gens continuent à étudier jusqu’à la mort. Prennent même encore des cours du soir, après ça.

Ce prix lui permet d’envisager de travailler avec les meilleurs ténors de la ville. Il pense à Tucker, à Baum, à Peerce. Mais, finalement, n’en retient aucun. Selon lui, son plus gros atout est la justesse, cette flèche d’argent aiguisée. Il a peur que des hommes si réputés, fassent de lui un pantin grotesque, et brisent cette force qu’il sent en lui. Il tient à rester clair, vif, léger. Il veut s’engager sur la voie des récitals, fourbir ses armes dans les salles de concert, revenir à son rêve d’opéra contrarié, quand il aura trouvé le moyen de s’étoffer tout en gardant intacte sa pureté.

Il choisit une femme comme professeur. Il la choisit pour toutes sortes de raisons, entre autres ses cheveux d’un roux flamboyant. Son visage est une proue de bateau qui fend les mers déchaînées. Sa peau, un rideau de lumière.

« Pourquoi pas, Joey ? J’ai besoin d’un professeur qui m’apporte ce que je n’ai pas encore. »

Ce dont il a besoin, ce que Lisette Soer peut lui apporter, ce sont des indications de jeu. C’est une soprano lyrique très prisée à San Francisco, Chicago et New York, et cependant elle n’est pas encore définitivement sur orbite. Mais la mise à feu de la fusée a commencé. Elle n’a que quelques années de moins que Maman à sa mort. Elle n’a qu’une douzaine d’années de plus que Jonah.

Si sa voix n’est pas à la hauteur des plus grandes divas, elle commence à obtenir des rôles dont l’attrait se limite d’ordinaire aux notes de programmes dithyrambiques. C’est plus une comédienne qui sait chanter qu’une chanteuse qui s’essaye à la comédie. Elle traverse les pièces comme une statue tout juste incarnée. Jonah revient de sa première leçon les poings sur les yeux, en grognant d’un bonheur suprême. Il trouve chez son nouveau professeur à la chevelure rousse l’intensité qu’il recherchait. Quelqu’un qui puisse lui enseigner tout ce qu’il a besoin de savoir sur la scène.

Mlle Soer approuve le projet de son nouvel élève. « L’expérience, c’est absolument essentiel, lui dit-elle. Va sur toutes les scènes possibles. East Lansing. Carbondale. Saskatoon dans le Saskatchewan. Partout où la culture est mise aux enchères pièce par pièce sur le marché au comptant. Qu’ils te voient nu. Le chagrin et la peur, tu apprendras cela in situ, et ce que tu n’auras pas acquis sur la route, ton professeur se chargera de te 1’enseigner à ton retour. »

Elle le lui dit de but en blanc : « Quitte la maison. » Il me transmet l’ordre, comme si c’était lui qui l’avait inventé. On ne peut espérer progresser dans le chant si l’on vit encore avec sa famille. On ne peut accéder au futur en vivant encore dans le passé. La flèche du progrès pointe dans un sens, elle est impitoyable.

Elle se débarrasserait bien de moi, aussi, j’en suis certain. Mais Lisette se garde bien de semer cette idée dans l’esprit de Jonah. Ensemble, ils décident qu’il faut que je parte avec lui, qu’on se trouve un endroit où mûrir et concrétiser nos espoirs. Ruth est assise dans la cuisine, elle tire sur ses nattes. « C’est idiot, Joey. Vous installer dans le centre alors que vous pouvez loger ici gratuitement ? » Da se contente d’opiner, comme si on le déportait et qu’il l’avait vu venir depuis le début. « Est-ce que c’est parce que je ramène des fois des copines à la maison ? demande Ruth. Vous essayez de vous éloigner de moi ? »

« Et notre studio ? » je demande à Jonah. Mais il est bien trop exigu pour qu’on y habite. « Que dirais-tu d’un appartement plus grand dans cet immeuble ?

— Pas bien situé, dit-il. C’est dans le Village que ça se passe. » Et c’est là que nous installons nos nouveaux quartiers. Le Village, c’est du pur théâtre, le meilleur entraînement, selon la formule préférée de Mlle Soer, à « vivre au niveau de désir maximum ».

Le désir maximum, voilà ce que Lisette est douée pour enseigner. Elle garde cela profondément ancré dans son corps. Sa voix est un rayon qui transperce le brouillard orchestral le plus profond. Mais ce n’est pas uniquement à sa voix qu’elle doit son succès. Le corps de danseuse ne nuit en rien. Elle rayonne de sensualité, même quand elle interprète des rôles masculins, et que sa chevelure irradiante est ramassée en boule sous une perruque poudrée, lourde, à portée de main, ambiguë. Sur scène, sa déambulation la plus banale est une hypnose satinée. Ses mouvements sont ceux d’un léopard. Voilà ce qu’elle a l’intention de transmettre à mon frère : une certaine intensité pour tremper sa justesse vocale si naturelle.

À la troisième leçon de Jonah, elle quitte la pièce sans un mot. Il reste perché devant son pupitre noir, à essayer de deviner le péché qu’il a commis. Il attend vingt minutes, mais elle ne réapparaît pas. Il revient à notre nouveau deux pièces de Bleecker Street dans un nuage d’innocence bafouée. Pendant tout le week-end, mon boulot consiste à lui dire : « Vous vous êtes mal compris, c’est tout. Elle est peut-être malade. » Jonah est allongé sur le lit, le ventre noué. Jamais je ne l’ai vu aussi contrarié par son corps.

Lisette se présente à la leçon suivante comme si de rien n’était, toute joviale. Elle traverse la pièce et lui dépose un baiser sur le front, ni pour lui demander pardon ni pour présenter ses excuses. Juste la vie dans son insaisissable plénitude, et : « Pouvons-nous reprendre le Gounod à ta deuxième scène, je te prie ? » Ce soir-là, il reste allongé au lit, en proie à une autre tornade de sentiments, cela fait longtemps que ses muscles n’avaient été sollicités de la sorte.

Chanter, lui dit Soer, n’est rien d’autre que tirer les bonnes cordes au bon moment. Mais jouer la comédie – c’est prendre part à la catastrophe humaine qui se poursuit sans discontinuer depuis un million d’années. Imaginons, par exemple, que les dieux ont conspiré contre toi. Te voilà seul, au milieu de la scène, face à cinq cents personnes qui te mettent au défi de leur prouver quelque chose. Attaquer les notes, ce n’est rien. Tenir un contre-ut, net, sur quatre mesures n’ira pas changer la Weltanschauung de quiconque. « Va là où le chagrin est réel », lui dit-elle. De la main droite, elle se griffe la clavicule en se remémorant l’horreur. Existe-t-il déjà un endroit, dans ta jeune vie, où tu l’as connue ?

Il connaît déjà l’endroit, sa résidence permanente. Bien plus qu’elle ne le croit. Il a passé des années à essayer d’échapper à la moindre bribe de ce souvenir. Mais à présent, sous l’impulsion de Lisette, il apprend à revisiter cette mémoire sur commande, à retourner le feu contre lui-même, et à la façonner à sa guise pour en faire la seule chose qu’il puisse en faire. Sous les doigts de cette femme, sa voix s’ouvre. Elle le prépare pour le Naumburg Award, pour Paris, pour tout concours où il se donnera la peine de s’inscrire.

Elle nous présente à un agent, Milton Weisman, un imprésario de la vieille école qui a signé avec son premier artiste avant la Première Guerre mondiale, et qui est toujours en activité, sans doute parce que c’est l’alternative la moins déplaisante à la mort. Il exige de nous rencontrer dans le capharnaüm de sa tanière située sur la Trente-Quatrième. Les photographies 20 5 25, sur papier glacé, que Lisette prend de Jonah, ne sont pas assez bonnes ; il veut nous voir en chair et en os. J’ai vécu toute ma vie dans l’illusion que la musique était une question de son. Mais Milton Weisman n’est pas de cet avis. Il a besoin d’un face-à-face avant de commencer à nous programmer.

M. Weisman porte un costume rayé croisé avec des épaulettes, quasi période Prohibition. Il nous fait entrer dans son bureau et nous demande : « Vous voulez un soda, les garçons ? Root beer, ginger ale ? » Jonah et moi portons des vestes noires légères et de fines cravates qui paraîtraient vieux jeu à quiconque de notre âge, mais qui, aux yeux de M. Weisman, nous cataloguent comme beatniks ou pire encore. Lisette Soer porte un ensemble diaphane à la Diaghilev, un fantasme de l’Inde des nababs. Un de ses amants, croyons-nous, est Herbert Gember, le styliste très en vue au City Center, même s’il n’est pas exclu que cette aventure relève du pur opportunisme. Elle est de ces personnalités d’opéra qui, par la force des choses, sont vêtues plus sobrement sur scène que dans la vie.

Nous discutons avec M. Weisman de la liste des clients qu’il a eus depuis l’âge d’or. Il a travaillé avec une demi-douzaine de ténors parmi les plus grands. Jonah veut en savoir davantage sur ces hommes : ce qu’ils mangeaient, combien d’heures ils dormaient, s’ils restaient muets, le matin, avant un concert. Il recherche la formule secrète, le petit détail significatif. M. Weisman est capable de continuer sur le sujet aussi longtemps qu’il aura des auditeurs. Moi, tout ce que j’ai envie de savoir, c’est si ces hommes célèbres étaient gentils, s’ils s’occupaient de leur famille, s’ils semblaient heureux. Ces mots ne viennent pas une seule fois dans la conversation.

Tout en parlant, Milton Weisman marche de long en large dans son bureau décrépit, il tripote les stores, nous scrute sous tous les angles. Il nous regarde rarement de face, mais il multiplie les coups d’œil obliques qui font mouche. Le vieil agent nous jauge pour savoir comment nous serons sous les feux de la rampe, il esquisse mentalement une carte géographique en y faisant figurer les limites de notre itinéraire : Chicago, certainement. Louisville, peut-être. Memphis, aucune chance.

Au bout d’une demi-heure, il nous serre la main et dit qu’il peut nous trouver du travail. Voilà qui me rend perplexe ; les propositions affluent déjà. Mais Lisette est aux anges. Pendant tout le trajet, elle ne cesse de pincer la joue de Jonah. « Tu sais ce que ça signifie ? Cet homme est une autorité. Les gens l’écoutent. » Tout juste si elle ne dit pas : Avec lui, ta carrière est faite.

Ils nous envoient en tournée donner des récitals dans les endroits les plus improbables. « Les lieder, insiste Lisette, c’est plus dur que l’opéra. Il faut transmettre les émotions au public sans autre accessoire que la voix. Chacun de tes gestes est menotté. Les paroles emplissent ta bouche, tu dois sentir ton corps bouger, et pourtant il ne peut pas bouger. Il faut que tu modèles le mouvement invisible, de manière à ce que ton public le voie. »

C’est sur ces belles paroles qu’elle nous lâche dans la nature, et ça marche. Comparé à l’habituel public collet monté des concerts classiques, dans les petites villes où nous nous produisons les spectateurs réagissent un peu comme des supporters à un match. Les gens viennent dans les loges. Ils veulent nous connaître, nous raconter les tragédies qui ont ruiné leurs vies. Jonah n’est pas insensible à l’attention qu’on lui porte.

M. Weisman a l’art de nous faire entrer et sortir des bourgades sans incident. Parfois, dans les villes plus importantes, il trouve des sommités culturelles locales, qu’il sait mettre en compétition pour savoir qui aura l’honneur de nous recevoir sous son toit. Dans les agglomérations plus petites, nous excellons bientôt dans l’art de choisir les hôtels qui n’importuneront pas de jeunes messieurs bien sous tous rapports et à la diction châtiée. Quand nous arrivons dans un hôtel, c’est Jonah qui s’adresse à la réception, et moi j’attends à l’écart. Quand nous sentons que ça risque de coincer, nous battons rapidement en retraite et nous installons alors un peu plus loin de la salle de concert où nous serons acclamés pour nos Dichterliebe de Schumann.

Nous nous produisons à Tucson, en Arizona – une salle d’adobe rose dont le balcon pourrait tout aussi bien faire office de chambre de passe au-dessus d’un saloon – le soir où nous apprenons que James Meredith a essayé d’entrer sur le campus d’Ole Miss. L’armée s’en mêle à nouveau, du moins cette partie de l’armée qui n’est pas déjà occupée à jouer les béquilles pour les dictateurs en difficulté de la terre entière. Vingt-trois mille soldats dépêchés, des centaines de blessés et deux tués, tout cela pour qu’un homme intègre l’université.

Nous sommes dans la loge – en l’occurrence, des parpaings peints en un vert absurde – au moment où Jonah me tend une partition en disant : « Laisse tomber le Ives. Voilà notre rappel. » Sans douter un seul instant qu’il y aura un rappel. Sans douter un seul instant que je serai capable de jouer le morceau de remplacement au débotté. De fait, comparé au délicat et polytonal Ives – une œuvre qui satisfait l’appétit de Jonah en matière d’avant-garde, tout en livrant au public des fragments nostalgiques de la chanson folklorique Turkey in the Straw –, ce nouveau morceau est d’une grande simplicité.

« Tu plaisantes, dis-je.

— Quoi ? Tu ne connais pas ? »

Je connais, évidemment. Un arrangement, signé du grand Harry Burleigh, de Oh Wasn’t Dat a Wide Ribber ?. Jonah a dû trimballer ça dans sa valise. L’arrangement est sans fioritures, et très pianistique. Il reste proche de la mélodie familière, mais il est parsemé de notes de transition inspirées qui réussissent à faire basculer la chanson sur un autre territoire. Un coup d’œil, et je pourrais la jouer sans partition.

« Bon sang, je connais le morceau, Jonah. C’est juste que je ne vois pas ce que tu as l’intention de faire avec.

— Je vais te dire ce que je pense. Sur-le-champ. » Il reprend la partition et la saupoudre d’annotations.

« On ne va pas se pointer et faire ça à froid.

— On est à Tucson, Arizona, frangin. Wyatt Earp. O.K. Corral. » Il prononce choral. Il continue d’annoter la partition. « C’est le Far West, ici. Faut pas qu’on se fasse choper en train de répéter. »

Je reprends la partition, désormais couverte de ses gribouillis. En filigrane de ses annotations, je lis les gros titres du jour. « Tu passes aux aveux, Jonah ? » Un coup bas, certes. Il n’a jamais essayé de dissimuler quoi que ce soit. Jamais essayé de passer pour autre chose que ce qu’il est : un bronzé, vaguement sémite, aux boucles amples, un môme métissé qui chante de la musique européenne sérieuse. Je me dégoûte moi-même à l’instant où les mots sortent de ma bouche. C’est le stress de la tournée, le long trajet depuis Denver, la veille au soir. Il lui faut un pianiste d’accompagnement qui ait le goût du spectacle, qui éprouve réellement du plaisir à se faire aimer de salles pleines d’inconnus.

Mais Jonah se contente d’un petit sourire narquois. « Je ne parlerais pas tout à fait d’aveux, Mule. Ce n’est qu’un rappel. »

Je sais ce qu’il veut sans avoir besoin qu’il me fasse un exposé. Après l’ovation debout et notre deuxième rappel, mon frère m’adresse un regard tandis que nous achevons notre révérence. T’es prêt ? Je suis la partition, je ne veux pas tenter le diable, mais je tiens aussi à ce que le public sache qu’on n’est plus dans l’ordre habituel des choses. Je sais ce que veut Jonah : que toutes ces douces dissonances jaillissent allègrement au grand jour. Il veut que je marque toutes les nuances tapies derrière cette joyeuse insouciance, que le côté enjoué prenne tout son relief. Peut-être même que j’y apporte quelques initiatives percutantes de mon cru. Il veut que le morceau soit limpide, joyeux, en majeur, et inondé d’un désastre discordant.

La salle de ce soir est trop petite pour que Lisette Soer s’y produise, trop petite, trop dure et trop lustrée pour que quiconque, hormis mon frère et moi, se rende compte de quoi que ce soit. Hurlez, hurlez : Satan s’approche. Encore une rivière à traverser. Fermez la porte, qu’il reste dehors. Encore un fleuve à traverser. Il y a ce type, Meredith, qui essaye de faire ses études, et puis il y a l’armée américaine, et des morts, comme l’année dernière, comme l’année prochaine. On n’y arrivera jamais. Encore un fleuve ; encore un Jourdain en temps de guerre. Et encore un après ça.

Dans le public, personne ne devine à quelle source il puise son chant. Les choses qui se passent dans le monde ce soir se déroulent ailleurs, toujours dans un autre État. Satan est proche, mais personne ne le voit. Encore un fleuve à traverser. Et pourtant le public entend la chanson : quelque chose de brutalement américain, après tout l’italien et l’allemand indéchiffrable que nous leur avons servis pendant le concert. Brûlant dans ce désert par quarante degrés, où même les ocotillos, les saguaros, crèvent de soif, où les rivières sont à sec depuis si longtemps qu’il y a deux mètres de ronciers sauvages dans leurs lits, les gens rentrent à la maison avec ce message ancien, dans leurs haciendas en stuc avec les gazons transplantés du Kentucky, dans leur ville qui s’est développée au détriment des réserves indiennes alentour : une terre doublement volée. Ils sont allongés chez eux, et cet artefact culturel les maintient éveillés. Encore un fleuve à traverser.

Le chant de Jonah ne résout pas le problème de l’université du Mississippi. Ne contribue pas à faire l’Amérique, ou la défaire. Meredith aurait sans doute détesté notre version. Mais le spiritual pourtant a un effet invisible sur une nation infiniment plus réduite. « Qu’est-ce que tu en as pensé ? » me demande Jonah en coulisses.

Et je lui réponds : « Ample comme le fleuve. »

À notre retour, il s’empresse de raconter l’histoire à Lisette Soer. Son visage devient de la couleur de ses cheveux quand elle apprend que nous avons modifié le programme sans la consulter. Elle s’adoucit, bien que toujours fâchée, en entendant les détails. Il existe des forces auxquelles même le method acting n’osera puiser. Des forces dont elle sait qu’il ne faut pas se mêler.

Ils deviennent de plus en plus dépendants l’un de l’autre, mon frère et Mlle Soer, liés comme ce n’était pas arrivé à Jonah depuis Reményi. Proches comme il ne l’a été de personne depuis l’incendie. Elle lui demande de chanter dans une master class, aux côtés de quatre cantatrices prometteuses. Elle tient à ce qu’il soit exposé aux oreilles agressives de la côte Est. Ils écoutent ensemble de vieux enregistrements, de grands ténors défunts – Fleta, Lindi – tard le soir jusqu’à ce que l’un de ses célèbres collègues et concurrents arrive chez elle et renvoie le garçon chez lui.

Ils ont une chaîne stéréo cinquante fois plus chère que celle que nos parents nous ont achetée il y a des années. Mon frère revient de ses séances d’écoute en secouant la tête, émerveillé. « Mule, on ne les a tout simplement jamais entendus, ces bâtards. Ce qu’ils font réellement, tu y croirais pas ! »

Au cours de ces séances, Lisette ne bronche pas, contrairement à ce que Jonah et moi avions coutume de faire, lorsque nous écoutions dans le noir. Elle interdit qu’on parle pendant la musique et pendant les quelques minutes qui suivent. Elle réduit tout commentaire à des pincements sur le bras de Jonah. Ses longs ongles lyriques s’enfoncent dans la chair, proportionnellement à la puissance et à la pure intensité dramatique du moment, revécu dans la tension électrique de l’appareil.

Elle connaît des vies entières de musique, car elle en a vécu plusieurs au fil de son tiers de siècle. Elle développe la voix de mon frère sans beaucoup la transformer. Mais les changements qu’elle provoque chez lui sont spectaculaires. Elle lui ouvre la voix, l’aide à colorer ses voyelles, les égalisant tout au long de sa tessiture. C’est le premier professeur à lui apprendre la forme de sa propre langue et de ses propres lèvres. La première à lui apprendre que trop de perfection tue. Mais la leçon principale est bien plus rude. Mlle Soer enseigne à mon frère ce qu’est l’appétit.

Je l’entends avant de le voir. Dans le Village, il s’agite en tous sens. Les choses n’arrivent pas assez vite. Les beatniks, c’est fini. La scène jazz, décrète-t-il, tombe dans le recyclage. Il épuise sa fascination pour l’avant-garde classique. « Ces plaisantins n’ont rien inventé de nouveau depuis Henry Cowell. » Cage et le public zen l’ennuient, et même en quadruplant l’ennui, cela ne change rien. Lorsque nous ne sommes pas sur la route, il erre dans les rues, à l’écoute d’autres voix, s’introduisant par effraction dans d’autres salles.

L’appétit qu’elle sème en lui est perceptible sur scène. Nous sommes à Camden, dans le Maine, sur une scène montée pour l’occasion qui tremble un peu au gré du ressac. Il est en train de chanter When I Am One and Twenty en y mettant tout ce qu’il peut, comme si la diction à elle seule pouvait transformer des paroles tourbeuses en diamant. Il exige quelque chose des paroles, des notes, du public, de moi. Lisette lui a appris la règle pour empêcher toute tension dramatique de verser dans la sentimentalité excessive. Au sommet de la phrase, au plus fort de la chanson, se rétracter. Ne pas devenir grandiloquent et embrouillé ; rentrer, contourner l’insupportable, jusqu’à ce que l’insupportable luise de sa plus petite lueur.

Son appétit se précise. Il lit à nouveau – Mann, Hesse –, ces œuvres que János Reményi lui avait fait lire, des siècles avant que Jonah ne puisse espérer les comprendre. Même à présent, il est encore bien trop jeune pour en saisir toute la portée. Mais il les a avec lui quand il part assister à ses cours, en se disant que cela fera plaisir à Soer. Elle en est horrifiée. Elle les trouve répugnantes, germaniques. Elle veut qu’il se mette à Dumas, au moins à Hugo.

« Savais-tu que Dumas était noir ? » Jonah l’ignorait. Il se demande pourquoi elle éprouve le besoin de le lui dire.

Il sait certainement ce qui va se produire. L’iceberg blanc ne va plus tarder à se consumer pour lui, même si un brouillard plus blanc encore le protège encore – pour combien de temps ? Mais je ne dis rien ; cette bonne femme en fait trop pour nous. Avec elle, j’en apprends des tonnes et des tonnes, des mondes entiers sur la musique, et plus encore sur le monde musical.

Nous sommes à un stand de pizzas sur Houston Street, nous nous faisons passer pour des étudiants, nous apprécions la soirée, cette manière qu’a la nuit de se dissoudre parmi les passants. « Mule ? Tu as couché avec une fille quand on était à la fac ? »

L’espace d’un instant, il prend l’intonation de la vieille épouse qui s’adresse à son mari en fin de soirée, le soupçon est trop ancien pour être soucieux, à présent, cela n’a plus guère d’importance.

« En dehors des actrices, des Gitanes, des phtisiques et des courtisanes au cœur d’or, tu veux dire ? »

Il relève la tête d’un mouvement brusque, puis me fait un doigt. « Je veux dire en vrai. Je ne parle pas de ton imagination de malade.

— Oh. En vrai. » Je me demande si j’en ai jamais eu envie, avec quiconque en vrai. Mon unique moment d’amour – la femme à la robe bleu marine, suivie sur vingt pâtés de maisons – ne risque pas de me compromettre. « Tu crois peut-être que j’aurais pu seulement y penser sans que tu le saches ? »

Ses lèvres se retroussent un peu, il les cache derrière une part de pizza. Il mâche, avale. « Ça t’est déjà arrivé d’être tout près ? »

Je fais semblant de délibérer, le sang tambourine dans mes tempes. « Non.

— Et depuis ?

— Non. » Tu ne m’as jamais quitté de l’œil. « Mais puisqu’on en parle…

— Combien… d’hommes elle a, selon toi ? » Une seule elle possible dans nos vies, actuellement. Il n’a pas vraiment envie que je fasse le décompte, et moi non plus.

Les difficultés respiratoires dont il a souffert pendant notre préparation au concours de l’America’s Next Voices refont leur apparition. Cela se produit avant un récital du dimanche après-midi à Boston, la première fois que nous y retournons depuis Boylston. Dix minutes avant notre tour, il se met à suffoquer, il manque de s’évanouir. Je demande à l’organisateur d’annuler et d’appeler un médecin. Jonah refuse, bien qu’il soit à deux doigts d’étouffer. Nous montons sur scène avec vingt minutes de retard. Le récital a lieu, inégal. Mais Jonah chante avec un désir maximum. Après coup, le public se rue dans les coulisses. Pas le moindre signe de Reményi, ni d’un seul professeur de Boylston, ni d’aucun de ceux qui jadis avaient été nos amis.

À notre retour à New York, Lisette l’oblige à passer une visite médicale. Elle propose même de lui avancer de l’argent. Je bénis cette femme d’arriver à lui faire faire ce que moi, je ne peux pas. Rien à signaler, dit le médecin. « Rien à signaler, Mule », répète Jonah en lançant des regards affolés aux quatre coins de la salle d’attente, comme si les murs se refermaient sur nous.

Je réagis mieux à ses crises de panique maintenant que je sais qu’elles sont passagères. En gardant mon calme, j’arrive à l’en faire sortir plus rapidement. Lui, il gère, il semble parfois presque les planifier de manière à éviter un désastre total : tôt dans l’après-midi, avant un concert, ou bien à la réception, juste après.

Rien qu’au mois de janvier 1963, nous jouons dans huit lieux différents : des grandes villes en quête de sang neuf, des villes de taille moyenne qui essayent de se faire aussi grosses que des grandes villes, des petites villes en quête de culture à un prix abordable, des petits bourgs qui, au hasard de quelque accident historique, s’accrochent à leurs racines européennes. Leurs grands-parents ont peut-être jadis acheté des places au poulailler du Stadtschauplatz, ou adoré les concerts gratuits du Rathaus, les jours de congé. Ainsi les descendants conservent les usages en dehors de tout contexte, comme les gens transforment les énormes consoles radio en placards à bibelots.

Nous ne savons rien du Project Confrontation jusqu’à en entendre parler à la télévision, dans le hall d’un hôtel deux étoiles de Minneapolis. Un commissaire de police du nom de Bull Conner accueille les manifestants à coups de lance d’incendie et de bergers allemands dressés à l’attaque, pour avoir chanté Marching to Freedom Land sans autorisation. La plupart des manifestants sont beaucoup plus jeunes que nous. Jonah suit cela depuis Minneapolis en chantonnant « Là-bas au sud à Birmingham, j’veux dire au sud en Alabam’ », il n’entend même pas.

Le pays qu’on nous présente à la télévision n’est pas le nôtre. Les images montrent la cohue dans les rues, comme dans une Europe de l’Est sous le joug d’un régime autoritaire. Les mômes matraqués sont embarqués dans les paniers à salade. Les corps roulent sous la pression des jets d’eau, écrasés à coups de canons à eau contre les murs de brique. Partout, ce ne sont que jets d’eau et chaos, membres entaillés et contusionnés, deux policiers blancs frappent un garçon au visage à coups de matraque, jusqu’à ce que le chasseur de Minneapolis, salarié à l’heure, noir, reçoive l’ordre de la direction de changer de chaîne, et Jonah et moi filons faire une balance de dernière minute avant de charmer les Villes jumelles.

Ce soir, nous faisons un autre rappel. Jonah me le chuchote tandis que nous nous inclinons sous les acclamations du public. Go Down Moses en mineur. Cette fois-ci, il n’a même pas la partition. Nous n’en avons pas besoin. Un vieil ami m’a appris à improviser, à saisir les notes au vol, avec un résultat aussi convaincant que lorsque tout est écrit. Jonah ne connaît pas tout à fait les paroles, mais il s’en sort fort bien, lui aussi. Il les chante au moment même où les enfants des cellules de la prison de Birmingham entonnent : « Je laisserai personne me marcher sur les pieds… »

Le public aussi a vu Birmingham, avec les commentaires du présentateur Walter Cronkite, plus tôt dans la soirée. Les gens savent ce qui se passe au loin, là-bas en Égypte. Ils se taisent au moment où Jonah termine, dur, lumineux, et piano. Mais ils ne savent comment appréhender ce mélange, cette cause qui se glisse jusque dans les confins de la beauté. Même les applaudissements enthousiastes semblent déplacés.

Nos engagements se font plus nombreux, les manifestations aussi. Elles déchirent des centaines de villes, au Nord comme au Sud, et éclatent même dans les villes de notre tournée. Pourtant nous manquons toujours les rassemblements, décampant un jour trop tôt, ou débarquant deux jours trop tard. Nous peaufinons notre nouveau rappel et l’ajoutons au répertoire fixe. Jonah n’en parle pas à Lisette.

Elle accorde une importance croissante à notre allure en public. « Jonie (eh oui, il accepte ce surnom), on commence à te remarquer. Ton nom devient synonyme de légèreté et de finesse. Il faut que tu te méfies de tout ce qui est lugubre. Trouve des œuvres qui te laissent voguer. » Elle s’oppose à toute velléité de chanter quoi que ce soit ayant été composé après 1930. Elle lui fournit un arsenal d’œuvrettes scintillantes, aucune n’excédant les deux minutes. Elle le nourrit de Fauré. Elle s’entiche de Delius – Maude et A Late Lark. Quand il les chante sur scène, Jonah semble porter un collant pastel.

Lisette élimine les petites tricheries auxquelles il a recours pour dissimuler les notes qui lui posent des difficultés. Elle le pousse à se forger un seul arc poli à partir des trois régions de sa voix. Personne n’a jamais entendu en lui ce qu’elle y entend. Personne n’a jamais osé le pousser à ce point. Pendant les leçons, elle lui répond en chantant. Lorsqu’elle le fait asseoir pour le reprendre, on dirait du cuivre après le bronze. L’instrument de Jonah est plus somptueux que celui de son professeur. Mais elle a une présence qui sidère mon frère. Elle a juste à penser les notes, et elles s’égrènent, comme un souvenir intérieur revenu sans effort. Elle chante, et Jonah entend son destin qui l’appelle. Même moi, je ne peux pas m’en détourner.

Elle se blottit contre lui quand il chante, se presse contre ses côtes, lui tapote les flancs, pose ses paumes fraîches sur son cou. C’est d’une cruauté affectueuse, elle le torture en le touchant. Mais c’est ainsi qu’ils apprennent le mieux, maintenant, accrochés l’un à l’autre, emboîtés en permanence, se transmettant les informations via la texture de la peau.

« Il faut que tu prennes de l’ampleur, lui dit-elle. Je ne parle pas de masse, ni même de volume. » Il doit apprendre à placer non seulement sa voix, mais aussi son âme dans les recoins obscurs des salles de concert les plus caverneuses. Elle le prépare : un jour, il se précipitera dans les arènes du lyrique et exigera qu’on l’écoute. Mais, en attendant, il lui faut parfaire la force claire et limpide des lieder, ce qui est une tout autre affaire.

Elle veut que nous entendions ce qu’est vraiment l’opéra, dans les tranchées, sous le feu. Elle nous offre deux billets pour son spectacle du moment – Fiordiligi dans Così, pour M. Bing. « Mozart ? s’étonne Jonah d’un air moqueur. Rappelle-moi, de quelle nationalité était-il, déjà ? »

Elle lui donne une petite tape sous le menton, comme Marie-Thérèse le faisait jadis au compositeur encore petit garçon. « Une chose est sûre, mon chéri, il n’était pas allemand. Il adorait les livrets italiens, tu remarqueras. Et s’il avait pu choisir, il aurait toujours vécu à Paris. »

Le flegme dont elle fait preuve trahit tout ce qui est en jeu. Un rôle dans Così, au Met. Elle semble, tout au plus, modérément crispée. « Les vies ne se réduisent pas à un moment », prétend-elle. Nous savons qu’elle ment.

Elle nous remet ces billets qui valent une fortune et nous fait signe de disparaître. « Amusez-vous bien, les garçons. Je serai celle avec une grande perruque et des jupons blançs. »

Nous sommes en tenue de concert pour l’événement. Un peu endimanchés, mais ça évite les ennuis à l’entrée. Nous nous dirigeons vers Broadway et la Trente-Neuvième, espérant pouvoir pénétrer sans esclandre. Les fauteuils que Lisette nous a réservés sont somptueux, à quelques rangs seulement de ceux qu’elle a offerts à sa famille. Jonah attend le lever de rideau, il se ronge les ongles jusqu’au sang. Il a un trac terrible, pire que tout ce qu’il a pu ressentir avant de monter lui-même sur scène. Ici, à hauteur des yeux, il peut voir ce que son professeur ne peut pas voir, là-haut, derrière les spots aveuglants.

« Tu sens ça ? » demande-t-il. J’opine, en pensant qu’il fait allusion à l’électricité ambiante. « Ils veulent sa peau, ils veulent que ça saigne. Ils veulent qu’elle explose en mille morceaux. »

C’est dingue. Il s’agit d’un rôle moyen dans un opéra « difficile » de Mozart, qui pose problème à tout le monde. Une catastrophe, au pis, la renverra à San Francisco pour quelques saisons. Un triomphe lui vaudra, au mieux, une autre chance de faire ses preuves auprès de Bing.

« C’est de la paranoïa, Jonah. Pourquoi est-ce que quiconque voudrait qu’elle échoue ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Pour l’excitation ! La tension dramatique absente de leurs vies à eux. Regarde autour de toi. Ces gens adoreraient un bon lynchage. Ça, ce serait de l’opéra authentique. »

Dès l’instant où le rideau se lève, Jonah cesse de se demander si son professeur va mourir et se met à se tourmenter pour savoir si elle restera fidèle à son amant inepte. Dès le premier thème de l’ouverture, il est dans les choux. N’est-elle pas amoureuse de son officier ? Pourquoi n’est-elle pas anéantie par le départ de cet homme ? Comment ne peut-elle y voir clair dans le jeu de ces Albanais enturbannés, attifés comme des Turcs à deux sous ?

Pendant l’entracte, il est trop laminé pour parler. Il est en rogne contre Despina et Alfonso. Il faut faire preuve d’une concentration pure et fidèle pour déjouer leur intrigue tortueuse. Mais tout autour de nous, les gens sont occupés à juger. Ils évaluent l’orchestre, le chef d’orchestre, les principaux personnages, Mozart – ils décident de ceux qui pourront survivre, et de ceux qui devront mourir pour racheter les péchés de l’humanité. Je sais d’expérience qu’il ne faut pas que je tousse, de crainte de me faire expulser à coups de lance à incendie. La matrone à côté de moi parcourt son programme en le froissant bruyamment. « Qui est cette créature sublime qui joue le rôle de la fidèle ? »

Le cadavre qui l’accompagne tousse. « Soer, tu veux dire ? Elle a déjà quelques heures de vol. Une valeur montante. Genre deuxièmes rôles. Risque d’aller loin.

— Elle est bien, tu ne trouves pas ? » Je regarde Jonah, mais il est trop occupé à déjouer les dangers du premier acte, protégeant la chasteté de son professeur. « Le livret n’indique pas d’où elle vient. Est-elle française ou quelque chose comme ça ? »

Le cadavre se contente de grogner. « Lisa Sawyer. Originaire de Milwaukee, où, si j’ai bien compris, son père fabrique un breuvage qui passe pour de la bière. J’insiste sur passe. » Il cherche dans son propre programme, en faisant la moue. « Tiens. Ils n’en parlent pas ? »

La femme lui assène un petit coup sec sur l’épaule. « Méchant. C’est sa vraie couleur ?

— Alors ? Se teint les cheveux ou pas ? D’après ce qu’on dit, il n’y a que la moitié de la ville qui le sait avec certitude. »

Elle fait un rouleau de son programme et lui tape le poignet.

Jonah sort de sa transe. « Que penses-tu des tempi ? » lui demandé-je. Il les rectifie tous, de mémoire.

Le rideau se lève, deuxième acte, nous replongeons, c’est la vie ou la mort. Jonah s’agrippe à l’accoudoir pendant toute la deuxième aria de Lisette, anticipant les descentes en piqué d’une octave et demie, certain qu’elle va céder et s’envoyer en l’air avec ce pseudo-Albanais, le fiancé de sa sœur, le meilleur ami de son propre fiancé. Elles font toutes comme ça. Aime-t-elle cet autre homme ? Pourquoi sa chute est-elle bien plus exquise que son vœu ancien de chasteté ? Cet avilissement poignant fait frémir tout le corps de Jonah.

Lisette n’est pas toujours au summum. Dans les aigus, son souffle manque parfois de soutien, et elle escamote un peu ses brefs passages en plongée. Néanmoins, elle est surnaturelle. Elle habite la scène, n’a jamais vécu ailleurs que dans cette histoire, n’a jamais vécu autre chose que cette nuit de renouveau. Fiordiligi a attendu patiemment qu’un corps aussi souple se réveille après une longue hibernation. Jamais chanteur n’a éprouvé aussi effrontément un tel plaisir physique dans un rôle. Lisette est déchaînée, consumée, consommée par la chance improbable de pouvoir tenir ce rôle. Au moment de son « Per pietà », Jonah est absolument conquis, et même moi je lui pardonne tout.

« C’est vrai qu’elle est marrante à regarder, concède l’homme cadavérique pendant la salve prolongée d’applaudissements. Sacré châssis. Enfin, sacré chassé-croisé, j’entends. » Sa compagne le tape à nouveau, avec le bout des phalanges, cette fois-ci.

À partir du célèbre quatuor et jusqu’au dénouement trébuchant, Lisette irradie, divinement humaine. Elle est proprement charismatique, incapable d’exister autrement que pour ceux qui se trouvent devant elle, de la fosse au poulailler. Elle a besoin de la société, se nourrit des autres, et pourtant son art se déploie dans un espace complètement hermétique. La lutte de 1963 n’est rien pour elle, elle n’est même pas irréelle. Ce pourrait être le Burgtheater, à Vienne, en 1790 : une répétition générale au paradis, le matin après la dernière révolution.

Ce soir, elle est la chérie du monde privilégié. Les applaudissements ne cessent de faire revenir toute la distribution. Des gerbes de roses flottent jusqu’à elle sur la scène, plus que pour Dorabella et Despina réunies. Tout en se livrant à ses révérences, elle nous repère et ne nous quitte plus des yeux : Vous voyez, maintenant ? Le maximum du désir ? Un vieux truc auquel recourent tous ceux qui vivent de l’amour du public : elle sait regarder de telle manière que chacun dans la salle a le sentiment que c’est à lui qu’elle s’adresse.

Nous n’envisageons même pas de faire la queue pour la féliciter. Lisette Soer est célébrée par le Tout-New York, ce soir, jusqu’à ce que demain la remplace. Elle ne nous reconnaîtrait même pas, au milieu de la cohue des adorateurs. Le couple à côté de moi y renonce également, mais ils sont encore en train de parler d’elle en sortant, devant nous, prêts à se livrer à l’autopsie de la première, comme le font les gens de leur acabit.

Dans le couloir, la voix de Jonah change d’intonation. « Elle va s’en choisir un, ce soir, pas vrai, Mule ? » Il n’attend pas de réponse. Il attend juste que je le ramène à la maison, sur Bleecker. « Prenons un taxi.

— Entendu », dis-je, mais je le conduis jusqu’à la bouche de métro.

Lorsque Jonah se présente pour sa leçon du mercredi, elle est en rage. « Je t’offre des billets pour la première, le plus grand rôle de ma carrière, et monsieur ne daigne même pas venir en coulisse me dire ce qu’il en a pensé ? Allez. Va-t’en, Fiche le camp ! » Elle lui ferme la porte du studio au nez et refuse d’ouvrir.

En rentrant à la maison, il est au supplice. Il me fait asseoir et me dicte une chronique de la prestation de Lisette, à la note près, jusqu’au moindre tressaillement musculaire. Sa lettre est un chef-d’œuvre d’exactitude musicologique. Ses observations vont au-delà de ce que les chroniqueurs patentés peuvent même avoir entendu. Ses appréciations s’appuient sur des connaissances musicales d’une telle pertinence qu’elles prennent une allure de vérité universelle.

« J’avais peur de venir vous voir après coup, me fait-il écrire. J’avais juste envie de ressentir votre transcendance un peu plus longtemps, avant de retomber sur terre. »

Elle lui répond par écrit. « Ta lettre figurera dans mon précieux album, aux côtés du message de Bernstein. Tu as raison : nous devons faire durer l’aura aussi longtemps que possible. Je regrette de ne pas l’avoir fait durer plus longtemps, avec toi. Le meilleur de mes élèves acceptera-t-il une leçon particulière – ma façon à moi de lui présenter mes plus sincères excuses ? »

La dignité n’a jamais signifié grand-chose pour Jonah. À présent, elle n’est même pas un obstacle. « Dis-moi qu’elle est diabolique, Mule. » Nous essayons de répéter. Il est incapable de se concentrer. Son esprit vagabonde, il se contente de marquer les notes sur quelques mesures, avant de se rappeler où nous en sommes. J’ai appris à faire avec ses absences. Mais lorsqu’il parle, je m’arrête. « Dis-moi que cette bonne femme est malsaine.

— Elle n’est pas diabolique. Seulement manipulatrice. Elle connaît toutes les ficelles de… la scène. Mais elle ne sait pas grand-chose des gens.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » Il paraît blessé, prêt, au coup de gong, à jaillir de son coin de ring.

« Elle veut que tu l’adores. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour que tu restes à genoux devant elle. »

Il m’observe par-dessus le pupitre. Son visage est un masque. Encore une chose qu’elle lui a apprise : ne jamais télégraphier ses émotions. « Putain, mais qu’est-ce que tu en sais, toi ?

— Rien, Jonah. Je sais que dalle. »

Je regarde les touches du piano, Jonah me regarde fixement. Nous restons assis un long moment, donnant une version assez honorable du 4’33” de John Cage. Je regrette seulement que nous n’ayons pas de magnétophone ; notre première prise aurait été la bonne. Je ne parlerai pas le premier. J’ai l’impression qu’il me dévisage. Avant de me rendre compte qu’il est juste ailleurs. Enfin, il murmure : « Ça me déplairait pas d’être à genoux devant elle, maintenant que j’y pense. »

Je me lance à brûle-pourpoint dans du Scriabine, Le Poème de l’extase. Il n’a pas besoin des notes du livret. Il hoche la tête, il se fend d’un sourire secret. « Tu sais où est le problème, Mule ?

— Où est le problème, Jonah ?

— Le problème, puisque tu me poses la question, c’est qu’elle est manipulatrice. »

J’entame une « Danse des sept voiles » langoureuse, aguichante, prêt à jeter l’éteignoir à la première amorce d’un froncement de sourcils.

« Je sais, je sais, il faut que je prenne ma vie en main. Sinon… » Il tapote sur le pupitre ; notre répétition en pointillé est terminée. « Sinon, on risque de ne plus jamais pouvoir rejouer du Schubert en toute bonne foi ! » Il glousse comme un dément. Pendant un moment terrible, je crois que je vais devoir appeler Da, ou l’hôpital psychiatrique de Bellevue. Ma panique n’arrange pas les choses. « Ouais, je suis fichu, dit-il lorsqu’il revient sur terre. Il faut que j’arrête de penser à cette bonne femme.

— Il y a un moyen. Elle bluffe, à toi de ne pas tomber dans le panneau.

— Oh », dit-il pianissimo. « Il se trouve… que ce n’est pas du bluff. » Il pose une main sur mon épaule, penaud à présent, prenant la mesure des dégâts. « Je suis navré, Mule. Je voulais te le dire. J’ai essayé il y a déjà un moment. Je ne savais pas comment m’y prendre.

— Est-ce que vous… Depuis combien de temps ?

— Je ne sais pas. Des semaines ? Écoute. Je t’ai dit que je suis navré. Inutile d’essayer, Mule. Tu ne peux pas me rendre plus mal que je ne le suis déjà. »

Mais je ne suis pas en colère. Je ne me sens même pas trahi. Me voilà en apesanteur, lâché dans l’inconcevable. Mon frère a appris la comédie. Il voulait me le dire. A essayé mais n’a pas pu. Il a couché avec une créature sortie tout droit d’un conte de fées sinistre, une créature plus proche de l’âge de notre mère que du nôtre. Et moi, je n’ai rien voulu voir : ni sa distraction maniaque, ni la tension croissante entre nous depuis quelques semaines. Il me fournit les détails, que j’aurais dû deviner voici des semaines. J’écoute en flottant dans un nuage d’incrédulité.

 

La première fois, c’est comme si cela faisait partie de la leçon. Elle lui montre The Floral Bandit de Holst, comme toujours, avec les mains. Elle appuie d’un côté, pousse de l’autre. Que chaque muscle soit au service des paroles. Eh bien, ces paroles sont au mieux moisies et suspectes. Elle sait qu’il n’y croit pas. « M. Strom. » Elle lui pince le flanc, une moue agressive lui tord les lèvres. « Si tu ne crois pas à la chanson, comment peux-tu demander à toute une salle entière d’y croire ? Oui, je sais. Ce sont des bêtises sentimentales, déjà dépassées à l’époque où cet homme les a écrites, il y a cinq mille ans. Mais que dirais-tu si ce n’était pas le cas ? Et si cette poésie était le centre du monde, et si le soleil se mettait à tourner autour ?

— Vous appelez ça de la poésie ?

— Tu ne comprends pas. » Elle se tient à quinze centimètres de lui, l’attrape par les aisselles, et le secoue comme une mère terrifiée secouerait son enfant qui vient juste d’échapper à la mort. « Et tu ne seras rien de plus qu’un garçon avec un beau brin de voix tant que tu n’auras pas compris. Ton goût personnel ne signifie rien. Ce que tu penses de ces balivernes à fanfreluches ne compte pas. Tu dois devenir le porte-parole, l’instrument d’un autre. Un autre avec ses peurs, ses besoins, différents des tiens. Si tu te renfermes sur toi-même, alors l’art peut aller se faire foutre. Si tu n’es pas capable d’être quelqu’un d’autre en plus de toi-même, ce n’est même pas la peine d’envisager de monter sur scène. »

Elle l’attire à elle, pose les deux paumes sur la poitrine de Jonah. Elle l’a déjà fait auparavant, mais jamais aussi tendrement que maintenant. « La musique, ce n’est pas toi. Ça vient de l’extérieur et ça doit y retourner. Ton boulot, c’est de l’oublier. » Elle le pousse, puis le rattrape par le col, chancelant. « Voilà pourquoi nous nous donnons la peine de chanter. Quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf (elle laboure son torse avec l’extrémité de chaque doigt) pour cent de ce qui s’est passé ici-bas est arrivé à quelqu’un qui n’est pas toi et qui est mort depuis des siècles. Mais tout revit en toi, à condition que tu arrives à libérer suffisamment d’espace pour le supporter. » Elle lui assène un direct au sternum, et il lui attrape la main. « Ah ! » dit-elle, ravie, tordant le bras pour échapper à son étreinte. « Ah ! Tu veux te battre avec moi ? »

Il lui lâche le poignet, surpris.

« Oh ! Pas cette fois-ci ? » Elle reprend la main de Jonah, redresse la tête, et regarde dans la pièce d’un air distrait. « L’avez-vous vue ? Comment s’appelle-t-elle ? »

Il pense qu’elle a perdu la tête, encore une Ophélie tarée, qui s’est brisée sur les récifs capricieux de la grande culture occidentale. C’est alors qu’il y revient, à ce satané Bandit floral. Le pâle, misérable et mièvre voleur de printemps.

Elle pose la main de Jonah sur son coussin moelleux. Le parfum de jasmin, c’est sa sueur. Elle prend au piège le regard de Jonah. Ses yeux incroyables sont de jade sur le fond ambre de sa chevelure, verts comme les paroles de la chanson avec laquelle elle l’avilit à présent. « Qui est cette dame ? Que fait-elle ? La Sylvie que tous nos soupirants adorent ? » Juchée sur la pointe des pieds, elle lui sourit, fait glisser un doigt sur sa gorge, le long de la falaise. Elle lui pince la pointe du menton, balance la main de Jonah dans la sienne, comme une fillette, celle anémique et innocente à qui il s’est jadis uni.

C’est un boulot d’esclavagiste. Cet art ne s’épanouit qu’en niant le désespoir. Mais il sent sur lui le souffle de cette femme et reste silencieux, comme le condamné. Elle pose ce doigt qui dit non sur les lèvres de Jonah. « Car la langue humaine s’efforcerait en vain de dire les bourgeons qui s’y défroissent. »

Un sourire éclaire de rides chaque coin de son visage. Elle remonte jusqu’à être à la hauteur de ses yeux. Il l’entend ajouter : « Tu as envie de moi ? » Elle niera avoir jamais dit cela, pourtant il n’a pu le confondre avec aucun vers du poème.

La voici, sa leçon pour que les chansons deviennent réalité. Et ce qui se passe ensuite est une autre leçon. Lorsqu’il se pelotonne dans ses bras, il se croit audacieux. Elle va se retirer, offusquée. Mais elle ne se retire pas. Sa bouche attend, elle a l’habitude. Il colle sa peau contre la sienne. La goûter une seule fois l’aurait marqué pour l’éternité, or il en obtient le double. Lorsqu’ils s’arrêtent, il détourne la tête. Elle l’oblige à la regarder. C’est elle. Toujours elle. Toujours en train de sourire. Tu vois ?

Il est trop petit pour vivre cela. Il peut la regarder. Toutes les rides soulevées par son sourire lui renvoient son regard, saluent sa victoire, le provoquent, lui demandent, Tu veux en voir plus ? Tout est pour toi, pour le plaisir du regard et du toucher. S’il avait un peu moins peur, il mourrait de joie. Les cours ont ensuite lieu sur le divan, une sorte de vieille fougère viennoise qui se déplie, et dont la fonction dans ce studio a toujours fait rêver Jonah. Elle lui montre comment la dévêtir. Pendant ce temps, elle raconte des choses insensées, des phonèmes à demi chantés, des gouttelettes de mots extraits de ce satané poème. « Car personne ne connaît son registre, ni ne peut deviner la moitié des phrases de son babil. »

La perfection de cette femme va au-delà de ce qu’il avait pu imaginer dans ses rêves les plus fous. Une peau aussi claire que la première fille anémique sur laquelle il a posé les yeux. Le profil de cette femme le surprend, le contour de ses seins, les fossettes derrière le haut des cuisses. C’est ainsi qu’on doit l’examiner, en plein soleil, au milieu de son studio. Il ne se sent pas à la hauteur, ses bras trop maigres, son torse imberbe, c’est un petit garçon entre les mains d’une femme. À peine le prend-elle, le corps ondulant un premier grognement, qu’il se répand sur elle. Même cela l’émerveille, si bien que le ravissement qu’elle éprouve dissout la honte qu’il ressent. « Deuxième leçon la prochaine fois », promet-elle. Elle pose un doigt sur les lèvres du garçon, le fait taire et le rhabille, elle a un autre étudiant qui arrive. Cette dame qui pour chaque homme interrompt sa musique en plein milieu.

Elle l’invite chez elle, pour un rendez-vous en soirée dont il ne doit parler à personne d’autre qu’à moi. Il veut me le dire mais ne me le dit pas. C’est la musique. C’est son boulot. D’être quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne soit pas lui. Si tu ne peux pas être quelqu’un d’autre que toi, ce n’est même pas la peine d’envisager de monter sur scène. L’antre de cette femme est plein de secrets musicaux. Les murs sont couverts de documents précieux – son triomphe à Paris, une page manuscrite de Verdi, une photo de Gian Carlo Menotti passant le bras autour de sa taille juvénile. Le mobilier évoque quelque musée où Da aurait pu le traîner, voici une éternité. Elle lui montre le virginal du XVIIIe siècle, avec l’intérieur du couvercle qui arbore encore la peinture d’origine, et tapote une cadence langoureuse et trompeuse.

Il entend l’invitation timide que murmurent ces accords et s’approche d’elle, debout en train de jouer. Elle recule, les mains en l’air. « Tu n’as même pas encore chanté pour moi ! » Elle renverse la tête en arrière, le défiant du menton. « Comment puis-je savoir ce que tu vaux ? »

Il chante le Holst à nouveau. Mais, cette fois, il chante comme si sa vie en dépendait. Elle le récompense en se récompensant elle-même, semble-t-il. Elle veut quelque chose qu’il a en lui : cette chose qui passe en lui et qui chez elle fait résonner les notes les plus hautes du désir.

Elle est sa première. J’en suis abasourdi. Pendant des années, je l’ai imaginé multipliant les aventures. Mais il se réservait, fidèle à cette femme avant même de l’avoir rencontrée. Ils s’améliorent, cours après cours. Ils s’y emploient, en partant des premiers braillements à gorge déployée jusqu’aux murmures les plus subtils. Il leur faut toujours étudier davantage. Elle fait preuve d’une générosité inespérée : tout ce que la vie peut offrir de sublime s’offre à lui. Ils découvrent de nouvelles terres. Elle le fabrique, le façonne, le familiarise avec cet art nouveau. Lui apprend de quelle manière la toucher, elle se tend et vocalise intérieurement, s’attendrit dans ses mains, sforzando, comme si, toute sa vie, elle avait attendu que quelqu’un la fasse vibrer exactement ainsi.

Sa première : elle ne peut pas se rappeler ce que cela signifie. Elle est trop loin sur le chemin de l’expérience. À force de raffiner ses plaisirs, elle en avait oublié la fraîcheur et c’est cette sensation qui réapparaît lorsqu’elle voit le visage en sueur de ce garçon, étincelant au-dessus du sien. Le corps du jeune homme sur le sien est comme figé, bouleversé par ce qu’il découvre. Cet émerveillement qu’elle fait naître la ramène, une nouvelle fois, à cet instant où les choses semblent enfin pouvoir être différentes, comme si un nouveau départ était possible. Comme si tout n’était pas irrémédiablement figé.

« Tu entends ? lui demande-t-elle un soir avant de se rhabiller et de le renvoyer chez lui. Tu entends à quel point elle devient plus grosse, plus ample ? »

Il ricane, un vrai gamin. « J’ignorais que tu pouvais entendre ça. »

Elle lui donne une tape sur les fesses. « Je parle de ta voix. Nous sommes en train de la faire grandir. »

Il balance entre l’impossible et l’insupportable. Trop, trop peu : les quelques minutes de jeu auxquelles elle le cantonne après chaque cours. Jonah ne parvient pas à maintenir son regard sur elle. Sa blancheur arctique l’aveugle. Il est son chiot, il renifle ses cuisses, il hume le jasmin de sa chevelure jusqu’à ce qu’elle pouffe – « Arrête, tu chatouilles ! » – et le repousse d’une petite tape. Les mains de Jonah explorent les lieux les plus improbables de sa peau : le cou-de-pied, la pliure derrière le genou, le creux sous les fesses, les fines plaques des clavicules, saillant du continent de son dos. Il n’a de cesse d’inspecter chaque pouce d’elle. Elle en vient à tamiser les lumières, un frêle bouclier pour se protéger du feu de son regard.

Dans la pénombre, il allonge les bras à côté des siens. Il voit par contraste comment il apparaît aux yeux de cette femme. Et pourtant, en comparant l’intérieur des poignets, il y a moins de différence qu’entre un frère et une sœur. Là où leurs hanches se rejoignent dans l’obscurité, pas la moindre différence. La seule différence est l’itinéraire qui les a menés jusqu’ici.

Elle le surprend en train de pratiquer ses mesures et, tout à sa joie, se juche sur lui. « Toi ! Comment puis-je te montrer ? » Elle est comme une enfant avec lui. Elle le lèche comme un chaton, éperdue, convaincue qu’il ne remarquera pas, ou comme s’il n’était pas là. Puis tout son corps se tend, frissonne et s’abandonne à nouveau. Cela se produit si aisément maintenant, qu’il n’a qu’à l’effleurer. Elle est allongée la figure dans l’oreiller, elle parle, ses mots s’effacent. Impossible de dire à quel public elle s’adresse. Il l’entend dire : « J’adore ton peuple. »

Il s’immobilise. Il a envie de dire : Répète ça ! Mais il n’ose pas.

Elle parle comme bâillonnée, en sourdine, ivre, elle apprécie le flou des mots. Le bras de Jonah, enroulé sur la nuque de cette femme, se relâche tandis que se déverse ce flot incohérent de paroles. Elle se retourne, prête à jouer encore, appuie de la paume sur le frêle torse nu de Jonah. « Comment puis-je te garder ainsi ?

— Avec des potions, lui dit-il. Des sorts et des élixirs.

— Peux-tu m’emmener chez toi, un jour ? » La main de Jonah, qui flâne entre ses jambes, se raidit à nouveau. « Pas en tant que… Personne n’aura à… Je suis ton professeur, après tout. » Il retire la main, comme un fil électrique se déconnecte soudain de la batterie. Le courant ne passe plus. Elle ne remarque pas, ou elle ne veut pas l’admettre. « Vous possédez quelque chose à quoi… nous n’avons pas accès. Quelque chose de si riche, de si plein. J’aimerais juste m’asseoir et savourer cela un moment. »

Quelque chose ? Des richesses ? C’est qui, vous ? Il la détaille dans un reflet de lumière : une touriste au pays de la famine. Un vampire venu s’encanailler dans les taudis, se nourrissant de la douleur de ses victimes. Il s’écarte d’elle, mais pas avec suffisamment de force pour se libérer. Au moment où il se dégage, il réalise combien la fuite est difficile, un couloir glacé, irrespirable. Où pourrait-il aller s’il s’en allait maintenant, tout habillé, s’il quittait cet appartement au mobilier baroque ? La folie de cette femme est aussi celle de l’opéra, l’univers auquel il aspire. Fuir tout cela, oui, mais pour aller où ?

Pour cette femme, il est un joujou basané, excitant, une aventure à laquelle elle n’a pas accès. Il ne peut pas lui dire à quel point son analyse est erronée. Le peuple qu’elle adore n’est pas son peuple à lui. Il la déteste déjà d’aimer en lui un peuple et non de l’aimer pour lui-même. Mais il n’arrive pas à s’élever à la hauteur de sa détestation, à incarner cette nation composée d’un seul individu qu’il sait être.

Il attend un autre soir, alors qu’elle est nue et satisfaite, dans ses bras. « Tu as dit que tu aimerais venir à la maison un jour. »

Elle se retourne, lui effleure les lèvres. Elle ne se souvient pas. Puis : « Oh. Cette maison-là. » Elle ne dit rien. Elle joue un rôle différent, elle est maintenant une lointaine beauté asiatique, une frêle chinoiserie.

« On peut. Si tu veux.

— Mon Jonie. » Il sent son cœur battre la chamade. « C’est où, la maison ?

— En haut de Manhattan », répond-il d’un air vague. Elle opine, elle sait. Il sent qu’elle se prépare à lui demander dans quel quartier. Dans quelles rues hautes en couleur la conduira-t-il ? « Il n’y a… plus que mon père, maintenant. Et il faut que je te prévienne. Il n’est… pas d’ici.

— Vraiment ? » Son enthousiasme est ravivé.

« Il est allemand. »

Elle est frappée de plein fouet. Même la comédienne est prise de court. « Ah bon ? Quelle ville ? »

Il sent qu’elle lui échappe, comme un public venu pour du Canteloube à qui l’on sert du Chostakovitch. Elle demande ce qui a amené son père ici. « Les nazis », dit-il. Maintenant, le visage de Lisette est un masque de cire.

« Tu n’es pas juif ? »

C’est ce qui le poussera à me raconter, finalement. Il retourne à un lien plus vital que n’importe quelle alliance secrète qu’eux deux auraient pu développer. « Dis-moi qu’elle est diabolique, Mule. Dis-moi que cette femme ne vaut rien. »

Je le lui dis. Et il m’ignore.

« Elle va me poignarder, dit-il. Je vais me traîner pendant une demi-heure au quatrième acte, à cracher tout le sang de mes tripes.

— L’important, c’est le soutien du souffle. » Je ne sais pas ce que je peux lui apporter d’autre. Il en a les larmes aux yeux. Il s’efforce de rire et de m’envoyer paître en même temps. On se remet au travail. Sur la musique de quelqu’un d’autre. D’un autre peuple.

Cela a un effet galvanisant sur sa voix. Il parvient à vous déchirer le cœur à présent, à vous laisser pour mort. Son passaggio est plus limpide que jamais. Mais ses phrases le poussent vers de nouvelles régions terribles. En tournée, il chante les mêmes airs, pour tomber chaque fois sur des extases plus fortes. Il ne se pose plus avec une voix délicate sur les longues et sombres suspensions de Brahms. Il tranche dans le vif et les laisse dans le vide, abasourdies.

Nous faisons The Floral Bandit – une œuvre légère qui n’a pas laissé un souvenir impérissable – juste avant l’entracte. Un soir, dans une petite salle de campus nichée au fin fond des boyaux de l’Ohio, nous quittons discrètement la scène pour aller ouvrir les veines de ce bandit. Je suis pourtant toujours installé au piano, à enfoncer les touches. Des sons sortent sans doute de l’instrument, mais je ne les entends pas. Il n’y a plus que Jonah, cette voix dépouillée capable de faire ressentir du remords au plus irrécupérable des multi-récidivistes. Ses notes flottent dans l’éther, et restent en suspens au cœur même du son, là où tout est immobile.

« Bon sang, mais qu’est-ce que c’était ? » demandé-je après coup, me cachant sur le côté de la scène pour échapper aux applaudissements. Il secoue juste la tête, puis retourne sur scène en titubant, et s’incline à nouveau.

Les chroniqueurs qui, un an auparavant, stigmatisaient sa froide précision, louent désormais la passion qui l’anime. Parfois un article fait allusion à moi : « Une synchronie qui ne peut exister qu’entre membres d’une même famille. » Mais la plupart du temps, ils écrivent comme si Jonah pouvait chanter des lieder accompagné d’un vulgaire orgue de foire. « Que d’émotion, quelle profondeur ! dit le Hartford Courant, un aperçu des profondeurs et des sommets qui sont en chacun de nous. » Tout cela, c’est à Lisette qu’il le doit. Aucun professeur ne lui a jamais autant apporté.

Mais son instruction n’est pas encore terminée. De nouveau les cours ont lieu au studio, l’appartement est réservé pour les leçons particulières. Celles-ci prennent un rythme nouveau. Il peut encore venir danser mais c’est elle qui donne le la. Et elle continue de danser avec lui. Quelque chose en lui la stimule encore. Elle a besoin de lui, ce garçon grâce auquel elle se remémore ce qu’exclusivement signifie, ce que toujours fut. La force du désespoir de Jonah, voilà ce qui émeut encore son professeur.

Elle continue de lui toucher le corps quand il chante, elle l’aide à localiser des muscles dont il ignorait l’existence. Elle lui fait miroiter de nouveaux rôles : Don Carlos, Pelléas, de savoureux rôles de ténors que des hommes de dix ans ses aînés craignent d’aborder. Un après-midi, elle lui dit : « Il faut que nous te trouvions quelqu’un.

— Quelqu’un pour quoi ?

— Quelqu’un pour toi, Jonie. »

Sa voix l’abandonne. « Un autre professeur, tu veux dire ? »

Elle émet un miaulement qui reste dans sa gorge, et pose une main sur la sienne. « Tu auras probablement un truc ou deux à enseigner à cette brave femme.

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu racontes ?

— Oh, caro ! Ne t’en fais pas. » Elle se penche en avant et lui chuchote à l’oreille : « Tout ce que tu apprendras d’elle, tu viendras me le montrer. »

Pendant une semaine, il est en dessous de tout. Je n’arrive pas à le faire sortir du lit avant midi, puis il faut encore deux bonnes heures pour qu’il daigne se traîner jusqu’à la table du petit déjeuner. Je suis obligé d’appeler M. Weisman pour annuler deux concerts. Je lui dis que Jonah a une bronchite. Weisman est furieux.

Soer appelle. Je suis à deux doigts de refuser de lui passer Jonah. Mais Jonah sait, avant même que je puisse dire deux mots à son professeur. Il est sur pied et m’envoie bouler pour attraper le combiné. Il est habillé et à la porte en quelques minutes.

« Il faut qu’on répète, dis-je. On est à Pittsburgh la semaine prochaine.

— Mais on répète. Qu’est-ce que tu crois que je suis en train de faire ? »

À son retour, après minuit, il est à nouveau remonté à bloc. À la répétition du lendemain, sa voix semble assez forte pour guérir le monde de tous ses péchés.

Mais le monde ne tient pas à être guéri. Au mois de juin, alors que nous tâtonnons sur le transistor pour capter la diffusion du Philharmonique, nous entendons Kennedy faire un discours en faveur des droits civiques. Quatre heures plus tard, le secrétaire général du NAACP du Mississippi est assassiné devant chez lui d’une balle dans le dos, par un tireur embusqué. Il travaillait à une campagne de sensibilisation en faveur du vote. L’assassin est libéré. En cours de procès, le gouverneur de l’État pénètre dans la salle du tribunal et lui serre la main.

Cette fois-ci, Jonah et moi ne chantons aucun rappel particulier. « Dis-moi ce que nous sommes censés faire, Mule. Cite-moi un titre, et je le chanterai. » J’ignore ce que nous sommes censés faire. Nous continuons de faire ce pour quoi nous avons été préparés. Holst et Brahms.

Jonah et Lisette se disputent sur la question de savoir s’il doit faire des auditions pour des rôles à l’opéra. L’argent de l’assurance de notre mère, qui venait en complément de nos maigres cachets et nous aidait à payer le loyer, se tarit. Jonah commence à avoir le sentiment de tourner en rond avec les récitals de lieder du XIXe siècle.

« Pas encore, caro. Tu es en bon chemin. Pour l’instant ta voix est parfaite pour les lieder.

— Mais elle commence à être plus pleine, plus charpentée. Tu l’as dit toi-même.

— Tu es en train de te constituer un public. Tu récoltes de bonnes critiques. Prends ton temps. Apprécie. On ne fait ses débuts qu’une fois.

— Ma voix s’épanouit.

— Et elle continuera de s’épanouir pendant encore une trentaine d’années, si tu en prends soin. Tu es presque prêt.

— Je suis prêt maintenant. Tellement prêt, tu ne peux pas savoir. J’ai besoin de passer des auditions. Je me fiche de l’endroit. Je peux décrocher un petit rôle d’opéra.

— Pas question que tu chantes un “petit rôle d’opéra”, comme tu dis. Pas tant que je serai ton professeur. Le jour où tu te lanceras, ce ne sera pas pour un “petit rôle d’opéra”.

— Tu as peur que je décroche un rôle en or, c’est ça ?

— Mais tu es un type en or, doré sur tranche. Jonie ? Sois patient. »

Il regimbe, mais finit par suivre les conseils de son professeur. Malgré tout ce qui s’est passé, il a confiance en cette femme. « C’est ma seule amie véritable, me dit-il.

— Je vois », dis-je.

Nous deux qui sommes constamment en transit, à parader devant des salles pleines de monde, sommes à la merci des moindres caprices de Lisette. Les vieux compères de Juilliard – ceux qui sont restés en ville, ceux qui n’ont pas bifurqué vers l’enseignement ou les assurances – essayent de le faire revenir au Sammy’s pour des retrouvailles. Brian O’Malley, qui chante dans les chœurs du City Center, préside toujours. De la bande, Jonah est le seul billet de loterie susceptible de mener à la gloire. Mais eux aussi sentent le changement : il s’est assombri. Nous ne côtoyons personne, hormis Da et Ruth, uniquement des salles bondées d’inconnus qui nous admirent. Les seuls appels téléphoniques que nous recevons sont de M. Weisman et de Lisette Soer.

Néanmoins nous sortons beaucoup. Lisette nous traîne à des soirées – des fêtes hautement culturelles où plusieurs systèmes solaires mondains se répartissent dans les différentes pièces, avec leurs diverses planètes en orbite, depuis le soleil du moment, au centre, jusqu’aux astéroïdes glacés les plus éloignés. Jonah et moi sommes habituellement en retrait, bannis quelque part entre Neptune et Pluton. À l’une de ces soirées, un invité s’adresse à nous dans un espagnol hésitant, supposant que nous sommes deux Portoricains décidés à gravir les échelons.

Nous sommes en train de nous habiller pour l’une de ces vaines sauteries, une réception en l’honneur de The Ballad of Baby Doe, lorsque je m’interromps. « Qu’est-ce qu’on va encore foutre dans ce genre de sauterie, Jonah ? Ça va nous prendre trois heures, au bas mot. C’est trois heures pendant lesquelles on pourrait travailler un nouveau répertoire.

— Mule, on décroche des boulots, dans ces soirées.

— On décroche des boulots quand les gens nous entendent.

— Ces soirées grouillent de personnalités du monde de la musique parmi les plus influentes de tout le pays. » Ce pourrait être Lisette qui parle. « Ils ont besoin de nous voir de près.

— Pourquoi ?

— Pour être sûrs qu’on n’est pas des sauvages. Ils n’ont pas envie qu’on se glisse en douce derrière la civilisation occidentale pour la braquer avec un flingue.

— Ceux qui me voient de près remarquent surtout à quel point je suis basané. »

Mon frère, en veston noir, tripote sa cravate. Il aplatit les revers et étudie le résultat. Il se retourne et s’approche de moi jusqu’à presque coller son visage au mien. Il me dévisage, mesure l’ampleur du problème. « Ça alors ! Pourquoi tu me l’as pas dit avant, Joey ?

— Tu as sacrément confiance en certaines personnes pas très recommandables, mon vieux.

— Allons, frangin. Nous incarnons l’avenir. Nous sommes le progrès moral. La nouvelle coqueluche.

— Pas envie d’être la nouvelle coqueluche, Jonah. »

Il bascule la tête en arrière. « Mais alors, qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux juste jouer la musique que je sais jouer.

— Allons, Joey. » Il me prend la cravate des mains, me l’enroule autour du cou, et se met à serrer. « On leur dira que tu es mon chauffeur, je sais pas. »

À l’une de ces soirées, fin juin, je me tiens dans un coin, barricadé derrière un sourire, à détailler ce qui reste du buffet, en attendant que Jonah soit prêt à partir. Par-dessus le grasseyement des conversations, quelque chose me frappe, comme la plainte d’une station radio à travers la friture. La bande-son de la soirée, reléguée en bruit de fond, soudain je n’entends plus que ça. Le jazz qui sort des haut-parleurs dernier cri de notre hôte est du made in Greenwich Village, cette musique neuve à laquelle Jonah et moi avons succombé il y a quelques mois.

J’écoute la mélodie qui se dérobe comme un nom trop connu pour me revenir. Je ferme les yeux, à la merci de ce sentiment angoissant d’inconnu familier. Je suis certain d’avoir déjà entendu ce morceau, j’anticipe chaque modulation, mais je suis tout aussi certain de n’avoir rien écouté de tel auparavant. Je m’approche de la platine. La perspective d’avoir la réponse en trichant tue toute chance de deviner le titre du morceau.

Un grand type à veste verte et lunettes à monture d’écaille, maigre et pâle, même selon les critères en vigueur dans ces soirées, se tient à côté de la chaîne stéréo, opinant en rythme avec la musique. « C’est quoi, ça ? » L’urgence de mon ton nous surprend tous les deux.

« Ah ! C’est le gars Miles.

— Davis ? » Le trompettiste qui a abandonné Juilliard dix ans avant notre arrivée pour transformer le be-bop en cool. Celui qui, à peine quelques années plus tôt, a été roué de coups par la police et jeté en prison pour s’être trouvé devant un club dans lequel il était programmé. Un homme tellement noir que même moi je traverserais la rue si je le voyais.

« Qui d’autre ? répond Veste Verte.

— Un ami à vous ? » Il l’a appelé par son prénom. Après tout, ce n’est pas improbable dans cette soirée où se presse l’élite musicale.

Mais le visage derrière les lunettes à monture d’écaille devient hostile. « Sa musique me branche, mon pote. Ça te pose un problème ? »

Je recule, mains en l’air, tout en jetant un regard circulaire alentour à la recherche de mon frère. Pour qui se prend-il, ce pâlot maigrichon ? Même moi, je pourrais lui coller une dérouillée. Je sens la colère monter en moi, une colère sans issue. Ce tocard me doit des excuses, excuses qu’il se croit en droit d’attendre de moi. Mais pendant tout ce temps, autre chose me turlupine : quelque chose de plus irritant que l’humiliation que je viens d’essuyer de la part ce Nègre blanc. Cette musique. J’ai besoin de savoir pourquoi je la connais. Du Miles Davis, j’en ai entendu beaucoup, mais jamais ce truc. Pourtant, ces grappes d’accords décharnés, modaux, ataviques, défilent dans ma tête comme si je les avais composés. Et c’est alors que ça me revient : la transcription. Ce n’est pas un morceau pour trompette ; c’est pour guitare. Ce n’est pas Miles que je reconnais. C’est Rodrigo.

Je prends la pochette de disque des mains du pâlot. L’excitation qui m’anime le dissuade de me balancer un coup de poing. Je veux en savoir plus, savoir s’il est possible que deux individus sans aucun lien tombent chacun de son côté sur la même chose, un peu à la façon de ces âmes qui errent dans les grands espaces scientifiques dont Da avait coutume de nous parler, le soir, à table. D’après la pochette, la musique s’intitule Sketches of Spain. Je suis le dernier sur terre à en entendre parler. Aranjuez adapté par un type qui a abandonné Juilliard. La musique, il faut qu’elle ait reposé au moins une centaine d’années avant que je la comprenne. J’ai l’impression que c’est précisément le temps qui s’est écoulé depuis la fois où je me suis assis avec Wilson Hart pour voir ce qui se cachait dans cette œuvre, que plus d’un siècle s’est écoulé depuis que nous avons joué à quatre mains, le jour où j’ai appris à improviser.

Will avait raison à propos de la Reconquista, il avait raison à propos de la façon dont cette musique demandait à être métamorphosée. Mais tout, dans ces croquis conduits par la trompette, est différent de ce que Will et moi avions fait ce jour-là – tout hormis le thème. Les lignes mélodiques font l’aller-retour entre l’Andalousie et le Sahara, voire plus au sud, toutes les cultures piquent dans les poches les unes des autres, y compris dans les poches de ceux qui se contentent d’écouter.

J’écoute, en larmes, je me fiche bien de savoir si ce Nègre blanc me voit. J’entends l’homme le plus solitaire qu’il m’ait été donné d’approcher, planté seul à la lisière de deux mondes, faisant l’amour à une musique apatride, replié dans une salle de répétition, à écrire des suites pour orchestre qui, il le savait, seraient tournées en ridicule par n’importe quelle formation à qui il les montrerait. Et il me les avait montrées. Un type qui m’avait fait promettre de coucher sur papier la musique qu’il y avait en moi. Et à ce jour, je n’ai pas écrit une seule note – c’est exactement ce qu’il y a en moi.

J’entends cela dans chaque note espagnole retravaillée : je n’ai pas su devenir l’ami de mon ami. J’ignore pourquoi. Je n’ai pas essayé de le contacter depuis notre au revoir, et je sais que je ne le ferai pas, même pas ce soir, quand nous serons rentrés à la maison, alors que cet homme a une place dans mon cœur. J’ignore pourquoi. Je sais exactement pourquoi. C’est pas grave, frangin Joe. À chacun de louer Dieu à sa façon. Ma façon à moi, ce sont des récitals de lieder à Hartford et à Pittsburgh, et des soirées guindées dans l’Upper East Side que fréquente le gratin de la musique. La pochette cartonnée du disque tremble dans mes mains. L’Andalousie via East Saint Louis se déverse par les enceintes, inexorablement la trompette découvre sa voie, et moi, tout ce que je fais, c’est rester droit comme un i, à secouer la tête en sanglotant. « Ça va, dis-je à Veste Verte, dont le regard furieux est maintenant traversé par la peur. C’est cool. Il n’existe pas un seul cheval vivant qui soit pur-sang. »

 

Nous voyons Da et Ruth au moins une fois par semaine, là-haut, à Morningside, pour le dîner du vendredi, lorsque nous ne sommes pas sur la route pour un concert. Ruth grandit vite, sous la houlette de notre père et de sa femme de ménage, Mme Samuels, contre qui Ruthie est désormais constamment en guerre. Elle a une horde innombrable de copines qui essayent de coiffer sa chevelure désespérément hybride pour en faire une sorte de globe légèrement avachi, et l’habillent façon vinyle brillant, ce que Mme Samuels qualifie de « criminel ».

Ruth est prête à intégrer à l’automne l’université de NYU Uptown, où elle a l’intention de faire des études d’histoire. « L’histoire ? demande Jonah surpris. À quoi est-ce que ça peut bien servir d’étudier ça ?

— Nous ne pouvons pas tous être aussi utiles que toi, Jonah », rétorque-t-elle en imitant de sa plus belle voix le ton d’un animateur de radio FM.

Nous faisons la connaissance de ses plus proches camarades, un soir qu’elles passent à la maison pour emmener notre sœur au cinéma : trois filles de noir vêtues. La plus claire d’entre elles donne à Ruthie un air vaguement latino. Elles ont du mal à contenir leur hilarité en nous voyant, Jonah et moi, et elles se mettent à pousser des gloussements aigus dès l’instant où Ruth les suit en dehors de l’appartement et referme la porte. Ruth est de plus en plus proche d’elles, les sorties du week-end, malgré les objections de Da, deviennent régulières et il est rare, alors, qu’elle soit encore là quand Jonah et moi revenons pour les dîners du vendredi. De tout l’été, nous n’arrivons à nous retrouver tous ensemble que trois fois. Néanmoins, nous sommes tous les quatre assis à la même table, avec Mme Samuels, début août, lorsque Da annonce : « Nous allons à Washington ! »

Jonah est en train de grignoter du latke avec le bout de son couteau. « Comment ça, “nous”, Da ?

— Nous. Toute cette famille.

— Première nouvelle.

— Qu’est-ce qu’il y a, à Washington ? demandé-je.

— Plein de marbre blanc, répond Ruth.

— Il va y avoir un grand mouvement de contestation. »

Jonah et moi échangeons un haussement d’épaules. Mme Samuels glousse. « Les garçons, vous n’avez pas entendu parler de la grande marche ? Où est-ce que vous vous êtes terrés pendant tout ce temps ? »

Il s’avère qu’à part nous, le monde entier est au courant. « Dites donc, vous deux. Il y a des tracts partout en ville ! » Ruthie exhibe un petit badge en métal, qui lui a coûté vingt-cinq cents, et dont l’argent sert à financer l’opération. Elle en a acheté un pour chacun d’entre nous. J’accroche le mien. Jonah tripote le sien, et fait des tours de magie avec, comme s’il s’agissait d’une pièce de monnaie.

Da tend les dix doigts. « Les cent ans de l’Émancipation.

— Qui n’a libéré personne, évidemment », dit notre sœur. Da baisse les yeux.

Jonah fronce les sourcils, son regard va des uns aux autres. « Est-ce que quelqu’un peut nous en dire un peu plus ? Non ? Personne ? S’il vous plaît ! »

Ruthie se dévoue. « La Marche sur Washington pour le Travail et pour la Liberté. M.A. Philip Randolph a organisé…

— Je vois, dit Jonah. Et y a-t-il quelqu’un qui sache quand exactement cette manifestation est prévue ? »

Le visage de Da s’éclaire à nouveau. « Nous descendons le 28. Vous venez à la maison la veille, pour qu’on attrape le bus qui part tôt le matin de Columbia. »

Jonah me lance un regard. Le mien confirme le sien. « Pas possible, Da. »

Notre père, spécialiste de la résolution de puzzles cosmiques, paraît plus déconcerté que jamais. « Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ils sont occupés, décrète Ruth d’un air méprisant.

— On est pris, dit Jonah.

— Vous avez un concert ? Il n’y a pas de concert le 28 août sur la liste que vous m’avez donnée.

— Pas vraiment un concert. Juste une obligation musicale. »

Da fait la grimace. Il ressemble au fameux buste de Beethoven, mais encore plus en colère. « Quel genre d’obligation ? »

Jonah ne le dit pas. Je pourrais me désolidariser, dire que moi, je n’ai pas d’obligation. Moi, je veux bien défiler pour le travail et pour la liberté. L’instant s’éternise, comme figé par la fidélité que j’éprouve envers les uns et les autres. Puis l’instant passe, et je manque l’occasion de dire quelque chose.

« Vous devriez laisser tomber cette obligation musicale. Vous devriez venir avec nous pour cette Marche sur Washington.

— Pourquoi ? demande Jonah. Je ne comprends pas.

— Il n’y a rien à comprendre, dit Ruthie. Tout le monde y va.

— Ce sont les droits civiques, lui dit Da. Ça te concerne.

— Moi ? » Jonah pointe le doigt sur sa poitrine. « Comment ça ? » Il essaye de faire dire à Da ce qu’il ne s’est jamais résolu à nous dire.

« Cette marche, il faut la faire. Moi, j’y vais. Votre sœur y va. » Ruth, prise à partie, tripote son badge à vingt-cinq cents pour la Marche de la Liberté.

« Da ! » dit Jonah. Je me lève et commence à empiler les assiettes sales. « À ton âge, tu te lances dans la politique ? »

Le regard de Da nous échappe, il se pose un quart de siècle plus tôt. « Ce n’est pas de la politique.

— Et puis votre père n’est pas vieux », dit Mme Samuels.

Ruth lance un regard noir à cette femme. « Qu’est-ce qui vous gêne avec la politique ? »

Une semaine après le désastreux dîner, Jonah revient tard de chez Lisette Soer. Il s’est passé quelque chose. Il se tient dans l’encadrement de la porte, tout tremblant. Tout d’abord, je crois qu’il lui a dit que, finalement, nous n’irons pas à sa petite réception, que nous devons aller à Washington avec notre famille pour une manifestation qui nous concerne. Peut-être se sont-ils disputés à ce sujet, voire séparés. J’ai envie de le soutenir, de lui dire à quel point il a toujours été bon. Aussi bon que sa voix. Peut-être même meilleur. Mais son regard me coupe dans mon élan.

« Ma foi. » Sa voix est tremblotante, elle paraît indomptée. « Ce qui devait arriver… Elle attend un gamin. »

Sur le coup, je pense : Elle a séduit quelqu’un d’encore plus jeune que lui. Puis je comprends. « Elle est enceinte ? » Jonah ne prend même pas la peine d’acquiescer. « Est-ce que tu es certain d’être… »

Il m’interrompt d’un froncement de sourcils. « Tu essayes de sauver ma réputation, Mule ? »

Je lui prépare un jus de citron vert dans de l’eau bouillante, et je m’assois par terre, face à lui. Ce n’est pas ce que je pense.

« Un bébé, Mule. Tu imagines ! » Il a la voix du garçon qui jadis avait griffonné « L’Hymne à la joie » sous une photo remplie d’étoiles. « Je lui ai dit : si tu m’épouses, je pourrai passer pour le père, quelle que soit la couleur de l’enfant. » Ses yeux étincellent comme lorsqu’il est sur scène. Ses narines s’enflent de cette intensité affolée qu’elle lui a enseignée. « On ne peut pas dire ça de tout le monde, Joey ! » Il ricane et fait tomber la tasse, qui se brise. Il rigole de plus belle. Je ramasse les morceaux et je balaye, pendant que Jonah continue de parler. « Elle est devenue folle. Elle a perdu la boule. Elle n’a pas arrêté de hurler, “Tu sais ce que ça va faire à ma voix ?” »

Les jours suivants, il n’arrête pas de l’appeler, en vain. « Elle refait Così. Je vais aller l’attendre à la sortie.

— Jonah. Ne fais pas l’idiot. Un Noir qui attend dans la rue à la sortie des artistes du Met ? On n’a pas de quoi payer la caution, si tu te fais coffrer. »

Je le convaincs d’attendre la réception de Lisette, cette soirée intime d’une centaine de personnes, quelques-uns de ses amis les plus proches, cette sauterie qui nous empêche d’aller avec Da et Ruth à la manifestation de Washington. À l’heure où nous nous présentons au cauchemar verdien, la soirée bat son plein. Lisette se déplace dans la pièce ceinte d’un fourreau violet sans bretelles qui tient sur elle en vertu de quelque magie animale. Elle semble n’avoir jamais été touchée par l’homme. Elle papillonne d’un convive à l’autre, répand auprès des uns et des autres un sentiment de liberté et de joie – clamant presque l’aria qui fatalement brisera son cœur affaibli.

Un regard dans la pièce me suffit pour savoir que nous n’aurions jamais dû venir. Nous filons furtivement vers le buffet, nous ne nous quittons pas. Un Noir impeccablement vêtu, cravate noire, se tient derrière la table. Il prend nos commandes, nous évitons tous trois de nous regarder dans les yeux. Jonah ne cesse de jeter des coups d’œil en direction de son secret ambulant, en attendant une occasion de la coincer. Elle marque une pause dans sa ronde. Alors, il traverse le brouhaha vaporeux des cocktails et se matérialise à côté d’elle. La main de Lisette s’appuie sur la poitrine de Jonah pour le repousser, mais je n’arrive pas à décrypter le sens de ce geste. La pièce est striée de conversations parallèles : une dizaine de thèmes survoltés se chevauchent. Mais la mélodie de sa voix de ténor se dégage en contrepoint du chœur bruyant.

« Est-ce que ça va ?

— Magnifiquement. Pourquoi demandes-tu ?

— Est-ce que tu crois que tu devrais…

— C’est Regina Resnik là-bas. Adorable, n’est-ce pas ? Je suis tellement contente qu’elle soit passée mezzo. C’est tellement bien pour elle. Viens, mon grand. Je vais te présenter.

— Lisette. Stop. Je vais te tuer. Je le jure.

— Oh oh. Où as-tu appris toute cette fougue ? »

Ils prennent tous deux appui contre le mur, chacun faisant semblant d’être à l’aise. Ils se parlent en chuchotant, mais la voix d’un chanteur porte loin, même lorsqu’elle est chuchotée. Il lui attrape le poignet. Derrière Lisette, une photo d’elle en Didon est accrochée au mur, en train de chanter « Quand on me mettra en terre ». « Parle-moi, lui ordonne-t-il.

— Du calme. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Prends un verre. Amuse-toi.

— Lisette. Tu ne resteras pas toute seule. Je peux m’occuper de l’enfant tant que tu es à ton apogée. Ensuite, moi, j’arriverai en vitesse de croisière au moment où…

— Au moment où quoi ? Au moment où moi je commencerai à décliner ?

— Tu me l’as dit toi-même : je vais aller loin, très loin. Je suis un bon cheval, Lisette. Avec moi tu seras à l’abri du besoin.

— Tu me protégeras – c’est ce que tu es en train de dire ? Tu t’occuperas de moi et veilleras sur ma pauvre petite progéniture quand je serai vieille ?

— Je sais que tu me prends encore pour un môme. Mais un jour, nous aurons le même âge.

— Un jour, tu auras l’âge que moi j’ai aujourd’hui. Et alors, tu entendras à quel point ce que tu dis est puéril.

— Épouse-moi, Lisette. Je peux être un bon mari. Je peux être un bon père pour cet enfant.

— Mari ? Père ? » Ces mots lui restent en travers de la gorge.

Un trio de voix aiguës turbulentes s’approche, tout le monde parle en même temps. « Que se passe-t-il ici ? Un cours particulier ? Un tête-à-tête ? On dirait que vous êtes sur le point de faire quelque chose d’illégal, tous les deux. »

Lisette en profite pour s’esquiver, le trio devient quatuor. Je traverse la pièce et rejoins Jonah. « Allons-nous-en. »

Sa tête vacille. Pourtant il n’est pas encore prêt à partir. Il la traque à travers l’appartement bondé, il s’y prend maladroitement, il va contre le vent, chaque fois il effraie sa proie sans pouvoir l’aborder. Je me tiens à la lisière des gens agglutinés, je me noie dans l’hilarité générale. Il n’y a pas moyen de venir à sa rescousse. Il l’attrape enfin, par accident, alors qu’elle repartait dans la mauvaise direction. Il lui saisit le haut du bras. « On peut faire ça comme tu veux. Mais je t’ai dit, Lisette. Je ne te laisserai pas te débrouiller toute seule.

— Et je vous ai dit, Mr. Strom. Tout va bien. Il n’y a pas de problème. Me comprends-tu ? Pas de problème ! »

Je ne suis plus le seul à les écouter. Le tapage des conversations alentour s’estompe. Lisette tapote la tête de Jonah d’une manière comique, ce qui lui vaut des rires en cascade. Jonah fait de son mieux pour sourire. Nous décampons dès que c’est possible sans que l’humiliation soit trop cuisante. Il la couvre d’injures sur tout le trajet du retour.

Le lendemain matin, il n’a qu’une idée en tête, l’appeler. J’arrive à le faire patienter trois heures durant, jusqu’à neuf heures du matin. Elle lui répète au téléphone ce qu’elle lui a déjà dit la veille : il n’y a pas de problème. Il faut qu’elle le lui dise plusieurs fois et de plusieurs manières pour qu’il comprenne. Pas de problème : pas de bébé.

Il prend plus de temps pour raccrocher qu’il n’en faut à Mahler pour résoudre un accord. Il m’appelle par mon nom, pourtant je suis juste à côté de lui. « Joey. Je ne comprends pas.

— Fausse alerte. Vous devriez être tous les deux soulagés.

— Ce n’est pas ça. Sinon elle l’aurait dit. »

Je ne suis pas lent. Juste idiot. « Elle l’a perdu. » J’entends les mots. Elle l’a perdu, dans sa négligence.

« Quand ? Une demi-heure avant la soirée ? C’est ce qui lui donnait cet éclat incandescent ? » Il veut que je la boucle, que je me taise à jamais. Mais le silence va l’achever. « Elle trouvera quelqu’un pour le faire, Joey. Si elle n’est pas déjà en route à l’heure qu’il est. Elle adore mon peuple. Mais elle préfère tuer mon bébé plutôt que…

— Jonah. Écoute. Même si c’est le tien…

— C’est le mien.

— Même si c’est le cas… Pour autant, tu ne sais pas si… »

Il sait tout. Il sait où nous avons vécu nos vies.

Da appelle pour nous raconter ce que nous avons loupé à Washington. « Le monde entier d’un coup, qui descendait Independence Avenue ! » Jonah écoute jusque dans les moindres détails, indifférent, avide de distraction.

Le temps confirme les dires de Lisette Soer. Pas de problème : pas de bébé. « C’est réglé », me dit Jonah. Il y a quelque chose en lui qui est réglé, aussi. La différence d’âge entre eux s’est atténuée, plus rapidement qu’il ne l’avait prédit. Il est assis sur le banc du piano, le menton sur les genoux, en position fœtale. Mais désormais plus âgé qu’elle.

« Elle ne voulait pas gâcher les plus belles années de sa carrière », dis-je. Chaque mot que je prononce le pousse à me détester un peu plus. « Elle ne voulait pas que les hormones détruisent sa voix. » Ne voulait pas de bébé. Ne voulait pas de mari de douze ans son cadet. Ne voulait pas de mari. Ne voulait pas de lui.

Il hoche la tête, et refuse chacune de mes tentatives pour lui remonter le moral. « Elle ne veut pas de Noir. Elle ne veut pas d’un môme lippu. Pourquoi prendre des risques avec ta vie ? Une fois qu’il y a du noir dans ton sang, c’est la roulette russe. »

Le soir, il brise tout ce qui lui tombe sous la main. Il jette violemment par la fenêtre une assiette de spaghettis que je venais de préparer. Elle éclate dans la rue, manquant de peu un piéton. Maintenant que nous aurions besoin de voyager, il n’y a pas un seul récital de prévu. De toute façon, il serait bien incapable de chanter. Sa tessiture s’en ressent, il perd deux notes dans les aigus. Il sort seul et revient empestant la marijuana. Je bavarde avec lui de tout et de rien jusqu’à ce qu’il soit l’heure de se coucher. Jonah, le visage affaissé, méconnaissable, reste assis à ricaner. Je parle à un type incapable de répondre, terrifié pendant tout ce temps à l’idée que la fumée qu’il a inhalée ait déjà ravagé ses cordes vocales.

Une semaine plus tard, l’église baptiste de la Seizième Rue de Birmingham explose. Nous voyons la scène à la télévision, puis dans les deux journaux que nous achetons le lendemain. L’église n’est plus qu’une vomissure de briques, de verre et de métal tordu. Je me tiens sur le trottoir calciné, gelé devant chez nous, ce jour-là, huit ans plus tôt, pendant que la voiture attend, j’essaye de reconnaître ma vie. J’observe cette photo, j’essaye de ravaler ce goût qui me monte à la gorge, mi-souvenir, mi-prédiction.

Les poseurs de bombe ont attendu la Journée de la jeunesse que l’église organise chaque année. L’explosion souffle la cave de l’église où les enfants répétaient leur spectacle. Quatre fillettes sont tuées, trois de quatorze ans et une de onze ans. Mon frère ne peut plus détacher son regard de leurs photos, il fait glisser les doigts sur leurs visages rayonnants jusqu’à faire déteindre le papier. C’est un garçon de dix ans, qui chante un duo euphorique pour les gens à l’église, trop contents d’avoir un petit Noir qui leur chante du Bach. Il voit sa propre petite fille, dans dix ans, celle qui vient juste de lui être enlevée. En voyant ces quatre fillettes mortes : Denise, Cynthia, Carole et Addie Mae.

Sept bombes en six mois. Des batailles sanglantes éclatent dans les rues de Birmingham, cela ressemble à ce que les États-Unis exportent ordinairement à l’étranger. Le révérend Connie Lynch déclare au monde entier : « S’il y a quatre Nègres de moins ce soir, alors moi, je dis : “Merci à ceux qui ont posé la bombe !” » Deux autres enfants noirs sont tués, un de treize ans tué par balle par deux miliciens, et un de seize ans assassiné par un agent de la circulation.

La nation où j’ai vécu est morte. Le Président parle de loi et d’ordre, de justice et de tranquillité. Il appelle les Blancs et les Noirs à laisser de côté la passion et les préjugés. Deux mois plus tard, lui aussi est mort. Malcom déclare : Qui sème le vent récolte la tempête.

Lisette Soer appelle mon frère mais tombe sur moi. Elle veut savoir pourquoi il a manqué trois leçons. Elle veut qu’il la rappelle. La première fois, je dis que Jonah est au lit à cause d’un virus. Elle lui fait porter des marguerites. La deuxième fois, je lui dis qu’il est parti en Europe et ne reviendra pas avant longtemps. Mon frère est assis à trois mètres, tout juste capable de hocher la tête. Mlle Soer encaisse la nouvelle avec une rage stupéfaite. Lisa Sawyer, la fille d’un brasseur de Milwaukee, me traite de singe menteur.

« Je ne vois pas ce que vous voulez dire », lui dis-je. Mais, désormais, ce singe en a une idée assez claire.