Nettie Ellen apprend la nouvelle en silence, c’est ainsi qu’elle réagit à tout ce que le monde blanc a infligé depuis la captivité. Ce n’est pas un silence haineux, juste un silence mort. Un aut’ chagrin qu’arrive. Un aut’ bout de chair arrachée.
Toutes les questions qu’elle était venue poser à sa fille dans le grenier n’ont plus de sens à présent. Elle n’aiguise pas son silence pour le coup de grâce. Mais le silence, même émoussé, fait son œuvre. Elle reste assise, elle ne bouge plus. Elle ne bouge plus, comme en dehors du temps.
Sa fille, trop tard, se repent, regrette ce sentiment qu’elle n’a jamais demandé à éprouver. Mais trois fois sur cinq, l’amour dure plus longtemps que le repentir. Quelque chose travaille Delia Daley de l’intérieur, qui réclame l’ancienne absolution, la première. Maman, ne me laisse pas. Je suis toujours ta fille. Elle sait que ça aussi, c’est un mensonge : un mensonge avant tout sur la question de savoir laquelle quitte l’autre.
Delia, elle aussi, reste tranquille. Mais debout dans ce calme, elle tend la main pour recouvrir le bras de sa mère. Le bras ne ressent rien, si ce n’est un surcroît de poids. Sa mère envisage cette nouvelle épreuve qu’elle n’aurait jamais dû avoir à envisager. Le revoilà, le vieux père Fouettard, auquel ils avaient presque échappé, il a fait le tour, il est entré par la porte de derrière.
La femme, Nettie, contemple la chair de sa chair. Elle ne peut plus exiger qu’on enlève la tasse, maintenant qu’elle l’a renversée sur sa belle robe du dimanche. Ne peut même pas demander pourquoi Delia a fait cela. Sa fille a déjà fourni des tonnes d’explications. Dès que Nettie Ellen peut à nouveau parler, elle se contente de dire : « Tu ferais mieux d’aller le dire à ton père. »
En apprenant la nouvelle, le père se lève, solennel. Il fait les cent pas, se retourne, le danger est là, dans la pièce, avec eux, si près de là où se tient sa fille, qui a du mal à lui parler. « Quelle sorte d’autosatisfaction tu… Seigneur Dieu Tout-Puissant, qu’est-ce qui te prend ?
— Papa, réplique-t-elle. Tu crois en Dieu, maintenant ?
— Ne joue pas à la maligne avec moi, ma fille. Sinon tu regretteras toute ta vie d’être si maligne. »
Elle s’effondre comme une chiffe molle, son « oui, père » disparaît dans l’obscurité. La veille, elle aurait vu son père sourire comme un diablotin devant son impudence. Aujourd’hui, il reste de marbre. À cause d’elle.
Il arpente le bureau rempli de livres, il réfléchit. Elle l’a déjà vu comme ça, avec des patients au corps et à l’esprit si délabrés que celui qui devait les soigner se voit métamorphosé en héraut meurtrier. « Faut-il que tu sois possédée pour te mettre du côté de ceux qui ont provoqué ta propre…
— Papa. Je ne me mets du côté de personne. »
Il tourne sur lui-même. « Que fais-tu exactement ? »
Elle ne sait pas. Elle avait espéré que lui saurait, peut-être.
« Tu es une femme de couleur. De couleur. Je me fiche de savoir à quel point tu as le teint clair. J’ignore à quoi l’univers de cette musique blanche t’a conduite…
— Papa, tu m’as toujours dit que c’était la blancheur qui faisait qu’on était noirs. Que c’était la blancheur qui faisait de nous un problème. »
La semelle de ma chaussure est noire. Le charbon qu’on consomme en excès est noir. « Comment oses-tu utiliser mes propres paroles contre moi ? Comment oses-tu prétendre que tu ne sais pas ce que tu es en train de faire ? Une affirmation publique qu’aucun des hommes accomplis de ta race n’est digne de t’épouser…
— Ce n’est pas une histoire de race. »
Il cesse de faire les cent pas et se laisse couler dans le fauteuil en maroquin rouge. Il la regarde droit dans les yeux, comme il dévisagerait une patiente simulatrice. « Pas… ? Va dire ça aux Blancs. Et il le faudra bien, ma jeune dame. À chaque minute de ta vie. Tu ne peux même pas imaginer. »
Elle essaye de soutenir son regard, mais il la met à nu. Il faut qu’elle détourne les yeux, sinon elle va se désintégrer. Ses yeux qui viennent de faire baisser ceux de sa fille renferment quatre cents ans de violence venue de tous les horizons.
« Pas une histoire de race ? Mais alors, c’est une histoire de quoi ? »
Elle veut dire d’amour. Deux personnes, aucune n’a cherché cela. Ni l’une ni l’autre ne sait quoi faire, ni comment bâtir un foyer assez grand pour contenir la peur qu’ils éprouvent à présent.
Il tourne la tête du côté de ses livres. Il ouvre violemment son agenda sur le bureau et s’empare de son stylo, comme s’il s’apprêtait à entériner une rupture définitive. Sa main voltige un instant en l’air et s’abat sur le buvard. Il se retourne pour à nouveau lui faire face. Il parle à voix basse, et son ton de confiance et d’intimité accroît la menace. « Mais alors, c’est une histoire de quoi ? Dis-moi, puisque c’est toi l’experte. Tu imagines essayer de prouver quoi ? »
Quoi qu’elle ait voulu prouver, il l’a déjà réfuté. Pourtant, il la dévisage, terriblement déstabilisé, il la supplie de faire quelque chose. Tu n’as donc aucune fierté ? Pendant toutes ces années, je ne t’ai donc rien appris ?
« Une fille de couleur », dit-elle en oubliant tout ce qu’elle a appris en cours de chant – le placement, la justesse, le soutien –, et sa voix s’effondre. « Une fille de couleur qui grandit, qui va à l’université, qui apprend ce qu’elle veut, qui prend ce dont elle a besoin, qui devient ce qu’elle veut, qui change les lois de ce pays… » Sa voix devient presque inaudible. Mais elle ne se brise pas. « Qu’est-ce qui va l’arrêter ? Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? »
Les mots de son père lui reviennent, portés par sa voix à elle. Il entend ce que cela coûte à sa fille de risquer cet écho. Elle a une volonté qu’elle ne tient pas de lui. Il observe un moment de silence, attentif. Il est au premier rang, il passe sa vie en revue, des événements étranges mais familiers, écrits à l’avance, et pourtant à l’issue incertaine. La voix de sa fille reste suspendue en l’air. Toute la musique que cette voix pourra encore créer. Tout le travail que cette musique pourra encore accomplir. Ses épaules s’affaissent. La prise qu’il avait sur l’Histoire lui échappe. Il ne s’incline pas pour quémander le pardon, pas plus que le Blanc lui pardonnera de se souvenir. « Rien, dit-il, et il détourne le regard. Il n’y a rien de mal à ça. »
Le pire n’est pas terminé ; rien de ce cauchemar ne sera jamais terminé. Elle aura toujours ce poids sur les épaules, autant le poids des preuves que de leur contraire. Mais elle n’en mourra pas. La chair de sa chair ne la reniera pas. Le sang de son sang ne la désavouera pas. Tant de gratitude cherche à s’échapper d’elle d’un seul coup. Sa bouche se confond en mercis muets, glacés, et elle s’effondre sous le fardeau de son appartenance.
Il lui propose un mouchoir, mais pas son épaule. Ce n’est qu’une accalmie, la menace rôde toujours, elle sera toujours là. Lorsque les pleurs de sa fille se sont dissipés, il demande : « Que fait cet homme ? »
Elle grogne. Elle ne peut pas s’en empêcher. « Papa, j’aimerais bien le savoir. »
La colère revient à l’assaut.
« Dois-je comprendre que c’est une sorte de parasite ? Ou un play-boy des grandes écoles qui n’a jamais eu à travailler ? »
Elle étouffe un petit gloussement. « Non, papa. Il est professeur à Columbia. C’est un scientifique. Il gagne sa vie en étudiant le temps. » Elle s’efforce de garder un visage présentable, que ces courbes qui s’absorbent elles-mêmes et qui, selon son David, se logent dans les lignes les plus droites, ne viennent pas envahir ses traits. « Il travaille sur la théorie générale de la relativité. »
Son père trahit le même genre d’incrédulité qu’elle-même lorsqu’elle a entendu que cela pouvait être un métier. Le doute et l’effroi, les deux vieux frères métis, se mêlent sur le visage du Dr Daley. Les secrets qui l’obsèdent sont aussi subtils que ceux qu’il ignore. « Je croyais qu’une demi-douzaine d’hommes au monde seulement étaient capables de comprendre ça.
— Oh, probablement. » Elle lutte pour cacher son espoir. La rencontre aura lieu. Son père l’autodidacte a quelques questions à poser à l’autorité. « Peu importe leur nombre, en tout cas, David en fait partie.
— David ? » Le père se bagarre avec la physique. Avec l’optique. Cela fait maintenant des générations que c’est ce qui compte en secret pour eux, et c’est ce qui l’a attiré chez la future mère de Delia. Avoir la peau aussi claire que possible, au plus près de la lisière visible, mais sans jamais franchir la limite. Franchir la limite, c’est une trahison impensable, bien que la loyauté n’ait jamais été mise en question durant ces années. Les yeux de son père trahissent sa réflexion : supposons que ce soit n’importe qui d’autre qui ait à se prononcer, qui décide d’imposer sa loi et d’empêcher une telle union. N’importe qui d’autre qui déclare que les échelons supérieurs de la blancheur, ses mystères métaphysiques sont hors de portée de ses enfants. Alors il serait prêt à donner sa vie pour que sa fille ait le droit d’avoir cet étranger, manifestement inapte à tenir sa main. « Que dit sa famille ? » D’une voix crispée, craignant la réponse, l’éternelle déconvenue.
« À propos de quoi ? » bluffe-t-elle. Mais elle baisse les yeux.
L’homme ignore où se trouve sa famille. Ils ont fui la vallée du Rhin pour rallier la Zélande, et gagner du temps, quelques mois tout au plus. Il a écrit en Europe plusieurs fois, il n’a pas obtenu de réponse satisfaisante. Si la famille de David entend un jour parler de sa compagne, ce sera comme une nouvelle d’une autre galaxie : glaçante, étouffée, non pertinente.
« Il est juif, papa. »
Son père digère l’information. « Est-ce que ta mère est au courant ? »
Delia marmonne à voix basse. « Un étranger juif athée.
— Tant qu’on y est, hein. Mais où donc as-tu rencontré cet homme ? »
C’est ce qu’elle aimerait se rappeler. À un moment elle était toute seule en train de chanter, en admiration devant la déesse, Mlle Anderson, et l’instant d’après, elle et l’Allemand se connaissaient depuis des décennies. Non : un moment était passé entre les deux, un de ces fragments géométriques dont il avait le secret, et qu’elle n’arrivait pas à saisir – fini, mais divisible à l’infini.
Il est arrivé quelque chose. À elle. À son pays. En chantant, la contralto l’a fait naître. La foule l’avait absorbée, une créature vibrante qui retenait son souffle, formée de 75 000 cellules individuelles que cette voix avait fait fusionner. L’homme était resté tout le temps à côté d’elle, et elle ne l’avait pas vu. N’avait pas vu la moindre trace de pigment différent dans cette étendue longue d’un kilomètre et demi jusqu’à ce qu’il lui effleure l’épaule.
Vous êtes professionnelle ?
Delia avait cru qu’il parlait allemand. Les inflexions, la cadence caractéristique de cette langue qui lui avait donné du fil à retordre, ces trois dernières années.
Professionnelle… Le premier mot qu’elle lui ait dit.
Sa prononciation avait dû être à peu près passable, car il avait répondu : Sängerin ?
Elle exultait. Pas encore. Elle avait baissé les yeux, cherché ses mots : Noch nicht.
Mais vous aimeriez être ? Dans le futur ?
Elle comprit alors. Comment… Oh, non ! Vous m’avez entendue ? Pendant tout ce temps ?
Il essaya de résister, mais finit par sourire. Pas… tout le temps. Je n’ai pas pu entendre « O mio Fernando ». Noch nicht, vorläufig.
J’ai chanté tout haut ?
Il avance le menton : ne te laisse jamais inquiéter par le monde. Sotto voce. J’ai été obligé de me pencher pour entendre.
Mon Dieu ! Tous ces gens autour !
Très peu ont pu entendre.
Pourquoi vous ne m’avez pas dit de me taire ?
Il haussa les épaules, ressentant cette paix que seule la musique peut apporter. La voix de Mlle Anderson… est celle du paradis. Mais elle était loin, et vous… étiez juste à côté.
Il se présenta. Elle ressentit une telle honte qu’elle se présenta à son tour. Personne parmi la foule qui se dispersait ne leur prêta attention. Les milliers de gens qui passaient devant étaient encore possédés par la musique qui les avait unis. L’humanité formait une matière hétérogène, un précipité qui ne s’était pas encore sédimenté.
La pression de la foule les obligea à bouger. D’un geste de la main, elle dit au revoir à la conversation la plus intime qu’elle eût jamais eue avec un Blanc. Mais cet homme, David Strom, pressé par la cohue, resta à ses côtés. Elle l’entendit dire : J’ai déjà entendu Mlle Anderson chanter. À Vienne, quelques années en arrière.
Vous l’avez entendue ? Dans l’excitation du moment, Delia en oublia qu’elle-même venait juste de goûter ce plaisir inoubliable. Dans un élan tellement spontané qu’elle en était encore mystifiée, ils se mirent à parler des cantatrices. Est-ce que Flagstad était une Sieglinde aussi bonne que le prétendaient les revues ? Qui était sa Norma préférée, son choix de prédilection pour Manon ? Elle semblait faire du rentre-dedans, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Les questions qu’elle posait ouvraient des parenthèses plus rapidement qu’il ne pouvait les fermer. Quels disques conseiller à quelqu’un qui ne pourrait cette année en acheter que deux ? Quelle puissance de voix fallait-il avoir pour emplir, disons, la Scala ? Avait-il déjà entendu la légendaire Farrar ?
Il la reprit. Farrar a arrêté de chanter en 1922. Je suis un peu plus jeune que j’en ai l’air.
Elle s’arrêta pour examiner son visage. Il n’avait pas du tout l’âge de son père ; au maximum dix ans de plus qu’elle. Il portait un costume gris, une chemise blanche et une étroite cravate bordeaux, mal nouée. Il tenait à la main son feutre bleu-gris, aplati comme une tourte. Chaussettes et chaussures marron, le pauvre bougre. Il avait dû enfiler tout ça dans l’obscurité. Il n’était pas bel homme, quels que fussent les critères. À la lisière d’un front bombé, l’implantation de cheveux en dents de scie annonçait un début de calvitie. L’arrête du nez était trop haute, comme à la suite d’une fracture.
Il avait des yeux trop grands, qui lui donnaient l’air d’être en permanence dérouté. Elle se passa deux doigts dans les cheveux et effleura prestement ses joues. Les muscles de ses lèvres se contractèrent, de cette manière qui énervait toujours M. Lugati, son professeur. Avec ses yeux trop grands, l’homme la contemplait. Elle : rien de plus vaste. Rien d’autre qu’elle. Elle qui avait à peine dix ans de moins que lui.
Elle se laissa regarder. Le besoin de s’échapper s’était dissipé. Elle avait baissé sa garde à un moment donné, dans la foule, dans cet espace public, elle avait cessé de se surveiller. La faute à Mlle Anderson. Sotto voce, avait dit l’homme. Mais clairement pas assez sotto. Chanter à tue-tête, le pire crime imaginable. Tandis qu’il l’observait toujours, prenait trop son temps avant de dire quelque chose, elle articula : Verzeihen Sie mir.
Était-il possible qu’il existât des Blancs qui, finalement, ne la détestent pas d’emblée pour l’impossible pardon qu’ils attendaient d’elle ? Manifestement cet homme ne savait rien de son pays à elle, si ce n’est ce qu’il ressentait à être ici. Ici, sur le Mail, à Pâques cette année, pas pour l’Histoire, ni pour voir le résultat de plusieurs siècles passés à faire du pire enfer un paradis. Ici juste pour entendre Mlle Anderson, la voix qu’il avait entendue à Vienne, une voix qu’avec de la chance on entend une fois tous les cent ans.
Il la regarda à nouveau, et elle se perdit. Quel point de repère pouvait-elle avoir sur son territoire à lui ? Il avait un regard qui semblait libéré de tout, hormis de lui-même. Elle s’y sentait libre de toute attache. Lui, il ne l’avait vue qu’ici, là où Mlle Anderson avait chanté à peine plus d’une heure auparavant. My country. Sweet land.
Ils suivaient le mouvement. La nation des auditeurs rentrait à contrecœur à la maison, comme eux deux, maintenant, allaient devoir le faire. Mais d’abord, l’Allemand avait cent questions à lui poser. Quelle était la meilleure façon d’élargir les notes du haut de la tessiture ? Qui étaient les meilleurs compositeurs américains actuels ? C’était quoi, exactement, ce Gospel Train, et s’arrêtait-il quelque part dans les environs ?
Elle lui demanda s’il était musicien. Peut-être, dans une autre vie. Elle lui demanda ce qu’il faisait dans celle-ci. Il le lui dit, et elle se mit à rigoler. Quelle absurdité, gagner sa vie à étudier quelque chose d’aussi insaisissable.
D’un accord tacite, ils longèrent le bassin chatoyant, en direction du monument où la foule se pressait encore, cet endroit tout récemment touché par la grâce. Ils discutèrent de Vienne et de Philadelphie, comme si chacun avait été envoyé de son côté afin d’assister à tous les concerts auquel l’autre n’avait pas pu se rendre. Elle se dit de ne pas oublier cette coda à une journée au demeurant inoubliable. Leur discussion s’alimenta tout naturellement jusqu’au monument, la destination qu’ils s’étaient fixée, la lisière du monde qu’ils avaient en commun.
Elle regarda de nouveau cet homme. Elle sentit qu’il lui retournait le même regard, vide de toute histoire. Merci pour cette conversation sur la musique, dit-elle. Ce n’est pas souvent…
C’est moins que pas souvent, renchérit-il.
Wiedersehen, dit-elle. Lebewohl.
Yes, répondit-il. Good-bye.
C’est alors qu’ils aperçurent l’enfant. Un garçon qui ne pouvait avoir plus de onze ans, il s’était perdu, pleurnichait, courait dans un sens, puis dans l’autre au milieu d’une foule indifférente, selon le parcours panique des égarés. Il se lança d’un côté, appela des noms inintelligibles, scruta les visages de ces adultes qui passaient devant lui. Puis, la terreur montant, il repartit en courant dans l’autre sens, pour chercher à nouveau.
Un garçon de couleur. L’un des miens, se dit-elle, et elle se demanda si ce monsieur allemand pensait la même chose. Mais ce fut David Strom qui s’adressa à l’enfant. Quelque chose ne va pas ?
L’enfant leva la tête. En voyant cette figure blanche, en entendant les intonations hachées de l’Allemand, le garçon détala, puis il regarda par-dessus son épaule ses poursuivants immobiles. Tout aussi instinctivement, Delia lança : C’est bon, t’inquiète pas. On va pas te faire de mal. Elle fut alors happée dans une brèche du passé de sa mère, en Caroline, juste à cause du front bombé du garçon. Le garçon aurait pu être de South Chicago, Détroit, Harlem, Collingwood au Canada – le terminus de l’Underground Railroad. Il aurait pu être issu d’un milieu bien plus aisé qu’elle. Mais c’est ainsi qu’elle le vit.
Le garçon s’arrêta et la regarda du coin de l’œil. Il se rapprocha, en créature capricieuse et affamée observant l’appât censé l’attirer dans le piège. Fasciné et soupçonneux, il jaugeait le Blanc à côté d’elle. Son regard se posa sur Delia. Vous êtes du coin ?
Elle fut surprise par son accent ; un accent qu’elle ne put identifier. Pas loin, répondit Delia, en esquissant un geste vague. David Strom eut l’intelligence de demeurer silencieux. Et toi ?
À ces mots, la voix du garçon s’emballa. Delia pensa Californie, mais entre l’aspect improbable de la chose et les sanglots du garçon, elle n’en était pas certaine.
Tout va bien se passer. On va t’aider à retrouver tes parents.
Le visage du garçon s’illumina. Mon frère a disparu, lui dit-il.
Delia glissa un coup d’œil à David Strom. Elle dut faire un effort terrible pour que les muscles de ses joues ne forment pas un sourire. Mais sur le visage du scientifique, pas la moindre trace d’amusement parasite. Seul signe lisible : résolution d’un problème. Et c’est à cet instant qu’elle décida : elle ne partagerait peut-être rien d’autre avec cet homme dans cette existence inventée, si ce n’est la confiance.
Je sais, mon grand. Mais on va t’aider à le retrouver.
Il fallut parler un certain temps au garçon avant qu’il se calme. Enfin, la panique qui s’était abattue sur lui commença à se dissiper. Il arriva à leur raconter, sans trop se contredire, comment la catastrophe s’était produite. Il n’y avait pas de repère, ici, et puis avec la foule qui se dispersait, il était tout désorienté. On était là-bas ! s’écria-t-il. Mais lorsqu’ils s’approchèrent, la joie s’évanouit. C’est pas là.
Delia continua de parler, pour endiguer la terreur du petit gars. Elle lui tendit la main, et le garçon, dans toute l’inconstance de son jeune âge, la lui prit, comme s’il l’avait tenue toute sa vie. Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle.
Ode.
Jody ?
Ode.
Vraiment ! Elle tâcha de ne pas paraître trop étonnée.
Ça veut dire que je suis né sur la route.
Ça vient d’où ?
Il haussa les épaules. Mon oncle.
Ils rebroussèrent chemin en longeant le bassin. La distance jouait des tours à Ode, l’obligeant tous les cinquante pas à réviser sa géographie, tandis que l’horizon s’éloignait en se courbant. Mais au fur et à mesure qu’ils marchaient tous trois, la peur du garçon diminuait. Le Blanc le fascinait. Ode ne cessait de lancer à David Strom des regards à la dérobée, et Delia y ajoutait ses propres coups d’œil furtifs. Elle regardait l’enfant lutter pour essayer de cerner cet homme. Chaque fois que l’Allemand parlait, le garçon faisait un pas de côté, dérouté.
T’es d’où ? demanda-t-il.
New York, répondit Strom.
Ode rayonna. New York ? Ma maman est de New York. Tu connais ma maman ?
Ça ne fait pas très longtemps que j’y suis, s’excusa Strom.
Delia se cacha derrière une quinte de toux qui se termina en vocalise. Ode sourit, désireux d’être la cible des moqueries amusées de la dame. Il leva la tête pour observer le Blanc. Tu es pas obligé de la supporter, tu sais. Il avait entendu les adultes dire ça.
Strom lui répondit par un sourire timide. Oh, mais je la supporte !
Sans réfléchir, le garçon tendit à l’homme sa main libre. Ils marchèrent ainsi – deux adultes dans un état de grande agitation, tenant chacun une main d’enfant apeuré.
Ode jacassa avec tant de nervosité que Delia dut lui demander de se calmer pour se concentrer sur leur recherche. Elle ne comprenait pas plus de la moitié de l’argot paniqué du garçon. Ils flottèrent dans un sens puis dans l’autre sur le Mail, tel un navire encalminé.
J’aimerais beaucoup vous revoir, déclara David Strom par-dessus la tête d’Ode. Sa voix tremblait d’une peur unique. Par l’intermédiaire du bras du garçon, Delia sentit les frissons de l’homme, comme une branche frémissante annonçant l’hiver.
Il ne savait pas. Il ne pouvait pas savoir. Pardonnez-moi, dit-elle. Impardonnable : deux fois depuis qu’elle l’avait rencontrée. C’est impossible.
Ils marchèrent le long des arbres qui formaient une enfilade de piliers dans cette église sans toit, une nef trop large pour être traversée. Son impossible s’épaississait dans l’air autour d’eux. Chaque pas plus difficile que le précédent. Elle ne pouvait pas lui dire. Elle n’avait aucun désir de lui prouver cette impossibilité, ni maintenant ni plus tard.
Quelle que fût la signification que le mot pouvait avoir pour un physicien, le physicien se tut. David Strom montra du doigt le monument. La foule qui s’était attardée à l’endroit où avait eu lieu le miracle commençait à se dissiper. C’est là qu’il faut aller. Où nous pouvons voir tout le monde, et où tout le monde peut nous voir. Sous la statue de cet homme.
Delia rit à nouveau ; cette fois-ci, le poids sur ses épaules la fit suffoquer. Ode se moqua avec elle de cet étranger. Vous savez pas qui est Lincoln ? Le garçon tourna franchement la tête de côté. Vous avez été où, toute votre vie ?
Ah, fit Strom, tâchant de rassembler tout ce qu’il savait de l’histoire américaine.
Lincoln détestait les Nègres, leur dit le garçon.
Strom lança un regard à Delia Daley. Ein Rassist ? Delia fit oui et non de la tête en même temps. L’Allemand leva les yeux pour observer le monument, embarrassé. Pourquoi un pays quel qu’il soit voudrait immortaliser ?…
C’est ça, un raciste.
C’est faux ! le réprimanda Delia. Qui donc t’a appris ça ?
Tout le monde le sait.
Qu’est-ce que tu racontes ? Il a libéré les esclaves.
Jamais de la vie !
Delia dévisagea l’homme blanc qui faisait de gros efforts pour comprendre. Le trio joint par les mains continuait d’avancer en direction de ce monument, qui était le plus proche. Ils firent le tour de la scène qui avait été montée pour l’occasion, et s’approchèrent de la masse de marbre. C’est à ce moment-là qu’ils durent sortir du temps, par un tour de physique que le scientifique avait déclenché, sans doute de la magie noire de laboratoire qu’une élève de conservatoire ne pourrait jamais comprendre. Le temps se dilata et les emporta avec lui. Ils grimpèrent les marches pour se trouver le plus près possible de l’énorme statue. Ils firent des marches en pierre blanche un avant-poste d’observation, installant le garçon le plus en hauteur, de manière qu’il puisse voir la totalité du monde visible, tout en étant lui-même bien repérable.
C’est là qu’ils se heurtèrent à la gravité de cet « impossible », une force à laquelle même le temps ne pouvait échapper. Delia ne sentit pas son horloge se modifier. Ils discutèrent – des minutes, des heures, des années – mais ils ne reparlèrent plus de musique. Ils parlèrent en contournant l’impossible, dans un code improvisé, afin d’éviter que le garçon ne les comprenne. Mais le garçon comprenait. Il comprenait même mieux qu’eux. Assis sur les marches de marbre, le garçon et l’homme discutèrent alors planètes, étoiles, les lois de l’univers en expansion. Elle fut bouleversée par la vue de ces deux silhouettes assises côte à côte. Et lorsque le garçon égaré bondit et appela, le temps s’étant remis en marche au son de sa voix, des vies entières s’étaient écoulées.
Le garçon vit son frère avant que son frère ne le voie. Puis Ode fut en train de courir, c’était indéniablement le message de la journée. Delia et David hélèrent le garçon, mais il était en de bonnes mains à présent, trop loin. Ils s’avancèrent jusqu’au bord du monument, tendant le cou pour voir l’enfant retrouver les siens, mais ils n’assistèrent pas aux retrouvailles dans la foule. Ils restèrent sur les marches blanches, abandonnés, sans un merci ni la garantie que tout était rentré dans l’ordre.
Tous deux, seuls, alors. Elle ne pouvait pas le regarder. Elle ne pouvait se résoudre à voir si son visage confirmait ce futur fluide qu’ils venaient juste de traverser. Déjà cet endroit se fermait à elle, et elle n’avait plus le cœur de le retrouver. Elle eut la sensation qu’il la dévisageait, et elle regarda au loin.
Il se fait tard, dit Delia. Il faut que je rentre, sinon je vais me faire enguirlander.
Ce n’est pas bien ?
Non. Pas bien du tout. Elle jeta un œil à sa montre. Ô, mon Dieu. Ce n’est pas possible !
Elle secoua sa montre, la colla contre son oreille pour écouter le mouvement qui lui avait échappé. Ils n’étaient pas restés avec l’enfant plus d’un quart d’heure, entre le moment où ils l’avaient trouvé et le moment où son frère avait reparu. Elle aurait dit des heures. Ces heures, elle les avait ressenties dans son corps. Rien que sur les marches du monument, ils étaient restés bien plus longtemps.
Oui, dit-il de très loin. Ça fait ça parfois.
Comment ça se fait ? Elle leva les yeux pour le regarder, malgré elle. Oui, il avait ressenti la même chose. La trace de ce long passage. Elle vit cela encore en lui : la preuve objective qu’elle n’avait pas rêvé.
Il tourna les paumes au ciel. Nous, physiciens, parlons de dilatation du temps. Une courbure. Dirac suggère même deux échelles de temps différentes. Mais là — il baissa la tête, ce poids fragile –, c’est davantage une question pour les psychologues.
Mon Dieu. Je n’y crois pas.
Il rit un peu, mais il était tout aussi déconcerté. Puisqu’il est plus tôt que vous ne le pensiez, on pourrait trouver un café où s’asseoir.
Je suis navrée. C’est le premier des impossibles.
Ils descendirent les dernières marches, chacune plus dure que la précédente, quittant ensemble cet endroit qui s’était volatilisé.
Pardonnez-moi, dit-elle pour la troisième et dernière fois. Il faut que je rentre à la maison.
Où est la maison ? Votre nid ?
À ce mot qui lui évoqua l’endroit qu’ils quittaient, elle ressentit à nouveau une bouffée de chaleur. La maison, c’est là où il faut que je retourne.
La maison, c’est là où il faut qu’il la suive, si elle veut survivre.
Qu’ils soient arrivés jusque-là, c’est un miracle. Elle ne peut expliquer à son père ce qu’elle ne peut s’expliquer à elle-même. Bon sang, où a-t-elle rencontré cet homme ? Où, en effet ?
« Je l’ai rencontré à… un récital vocal, papa.
— Et comment as-tu réussi à passer à côté de l’évidence même ? »
Elle fait la sotte. « Nous aimons les mêmes choses. » Cela, également, un mensonge tissé de vérité littérale.
« Oh ? Et de quelles choses s’agit-il ?
— La musique, papa. Elle n’appartient à personne.
— Ah bon ? Et tu mangeras de la musique quand tu auras faim ?
— Il est professeur dans l’une des meilleures…
— La musique vous protégera quand on commencera à vous jeter des pierres ? Tu chanteras quand le monde te lynchera ? »
Elle baisse la tête. La haine du monde n’est rien. Alors que la moindre réprimande de cet homme la tuera.
Son père s’appuie de tout son poids sur les accoudoirs du fauteuil en cuir rouge. Sa main droite explore la première avancée que la calvitie a dessinée dans sa couronne de cheveux en brosse. Il se laisse retomber au fond du fauteuil. Elle sait qu’il s’agit pour lui du dernier stade de résistance, quand il n’y a plus rien à faire contre l’amertume, hormis la nommer. Il observe sa fille, avec dans le regard un manque d’éclat pire que la plus froide de ses colères.
Elle lui fait mal, de manière irréversible. La douleur qu’elle cause à son père est pire que la haine. La défaite se mire dans les replis de son regard qui porte au loin. Elle lui fait plus mal que le fameux conservatoire de Philadelphie lui avait fait mal jadis. Pour couronner le tout, elle s’est approprié ses mots et les a retournés contre lui.
William Daley lève la main à la hauteur de son propre visage et la fait tourner. Devant, derrière. Devant, derrière. Il forme une boucle avec ses doigts, presque un geste de prière. « Tu penses que ton physicien mélomane se sentira à l’aise en entrant dans une maison de Nègres ? »
Son physicien mélomane n’a jamais été à l’aise nulle part dans le champ gravitationnel terrestre. « Il ne voit pas les différences entre les races, papa.
— Alors il faut qu’il aille chez l’oculiste. Moi, je suis médecin de famille. Je ne m’occupe pas des yeux. » Il se lève et quitte la pièce. La première fois que c’est lui qui quitte la pièce.
Elle annonce le repas trois semaines à l’avance. Trois semaines : un délai suffisant pour que ceux qui sont impliqués remettent leurs pendules à l’heure. Le grand soir venu, les parents gesticulent dans la maison, raides et accablés. Ils sont tous les deux habillés des heures avant l’arrivée prévue de David Strom.
« Il… il n’accorde pas beaucoup d’importance à sa tenue vestimentaire », essaye d’expliquer Delia. Mais cela ne change rien. Par-dessus son bel habit du dimanche, Nettie Ellen attache deux tabliers, un devant et un derrière. Elle file à la cuisine où elle a passé la journée à concocter des plats d’après le trésor des vieilles recettes ancestrales d’Alexander : porc aux légumes verts sauce piquante, comme on en faisait autrefois en Caroline.
Le frère Michael retrousse le nez. « Qu’est-ce que tu fais ? C’est censé être un plat juif ? »
À la vérité, c’est un de ces plats que William Daley autorise rarement à sa table. Mais aujourd’hui, le médecin de Philadelphie est justement là, dans la cuisine, à ajouter des épices, à surveiller le fond de sauce aux côtés de son épouse. Et, pour une fois, la femme ne chasse pas le mari de la cuisine.
Charles inspecte les casseroles. « Le monsieur a droit aux petits plats dans les grands, hein ? » Sa mère essaie de lui donner une petite tape, sans l’atteindre. Charles passe les bras autour des épaules de sa sœur, en un geste à la fois de consolation et de torture. « Ça t’embête pas si je joue un peu de banjo avant le repas ?
— Ouais, s’enthousiasme Michael. On veut le show de Charbon ! »
Delia le tape, elle ne loupe pas sa cible. « On a besoin du show de Charbon autant que de la peste. Que je t’entende l’appeler Charbon quand M. Strom est là, et je te ligote, et je t’enferme dans le buffet en cèdre.
— Pourquoi il peut pas m’appeler Charbon ? C’est mon nom, ma petite fille. »
Nettie Ellen braque la cuiller en bois sur son fils aîné. « Ton nom, c’est ce qui est marqué sur ton certificat de naissance !
— Dis-lui, maman. » Delia essaie à nouveau de taper Michael, qui évite le coup de justesse et répète : Char-bon, Char-bon. Elle s’approche de lui, menaçante.
Michael se défile. « Achtung, Achtung. Voilà les Boches ! »
Lucille et Lorene suivent Delia d’une pièce à l’autre. « Est-ce qu’il est grand ? Ses cheveux sont comment ? Cause anglais ?
— Et vous ? » s’écrie-t-elle. Elle les fait déguerpir puis se prend la tête dans les mains de peur qu’elle n’explose.
Elle va chercher Strom à la gare. Elle ne peut pas s’attarder ; Nettie Ellen veut qu’ils reviennent directement à la maison, ou bien qu’ils appellent s’il y a un problème. Le problème commence maintenant et durera jusqu’à leur mort. Le premier chauffeur de taxi leur fait un bras d’honneur. Le deuxième les ignore sans un mot. Le troisième, un Noir, ne perd pas l’occasion de contempler Delia dans le rétroviseur en levant les yeux au ciel. David ne le remarque pas. Comme c’est le cas la moitié du temps depuis quatre mois, Delia sent ses nerfs flancher.
Dans le taxi, elle essaye de l’avertir de ce qui l’attend à la maison. Elle se reprend plusieurs fois. Chaque tentative paraît plus déloyale que la précédente. « Ma famille… ils sont un peu spéciaux.
— Pas de soucis, la rassure-t-il. La vie est spéciale. » Il lui presse la main discrètement, sous le siège, le chauffeur de taxi ne peut pas voir. Il siffle un air qu’elle seule pourra entendre, il sait qu’elle reconnaîtra sans poser de question. Le Didon et Enée de Purcell : « Du danger n’aie crainte ; l’amour du héros pour toi n’est feinte. » La mélodie la met de bonne humeur et elle sourit, jusqu’au moment où elle se souvient comment cette histoire se termine.
Lorsqu’ils arrivent dans Catherine Street, la famille de Delia n’est plus composée que de saints. Son père accueille l’invité un peu verbeusement, mais le presse d’entrer au salon. Ses frères tendent la main, en opinant du chef, un peu gênés, mais toute velléité de spectacle impromptu a disparu : ni minstrel ni défilé au pas de l’oie. Seules les jumelles semblent intimidées. Elles dévisagent leur sœur, elles se sentent trahies. Elles avaient imaginé un Blanc d’un genre différent, Tarzan, peut-être, Flash Gordon, ou Dick Tracy. N’importe qui, mais pas ce souriant Dagwood Bumstead binoclard avec déjà un pneu au-dessus de la taille.
Nettie Ellen file ici et là comme un éclair de chaleur. Elle s’empare du manteau du monsieur, le fait asseoir sur le divan le plus présentable, celui de la pièce de devant, sort le grand jeu. « Voici donc l’homme dont on a tant entendu parler. On se rencontre enfin, msieur ! C’est-y pas une chouette cravate que vous avez là ! Ça vous plaît, la région ? C’est un bien grand pays, n’est-ce pas ? Écoutez, j’aimerais rien de plus que de m’asseoir et causer, mais nous avons un beau rôti qu’attend au four à deux pièces d’ici, et si je l’ai pas à l’œil, ce soir on va manger des cendres ! »
Nettie Ellen rit, et David Strom rit une croche pointée après elle. Quelque chose dans ce décalage et dans le regard qu’il adresse à Delia lui met la puce à l’oreille : il ne comprend pas un traître mot de ce que sa mère raconte.
Heureusement, son père compense en exagérant dans l’autre sens. Tandis que les paroles de Nettie Ellen sentent bon le terroir, William articule chaque syllabe. Il fait tout un numéro pour faire asseoir sa fille sur le divan à côté de David. Puis il s’installe dans le fauteuil face à eux.
« Alors, dites-moi, professeur Strom. Comment trouvez-vous la vie dans la Grosse Pomme ? »
À présent, le visiteur comprend chaque mot. Mais quand il les met ensemble, il se retrouve avec une image bizarre de fruit en décomposition. Delia cherche un moyen de jouer les interprètes sans froisser personne. Mais son père embraye avant qu’elle ne réagisse.
« Ma fille me dit que vous êtes proche de Sugar Hill. C’est la disette, pas de sucre de canne pour les fils d’Abraham, hein ? »
David Strom comprend que le sujet général tourne autour de l’alimentaire, mais au-delà de ça, nichts. Il lance à Delia un regard joyeusement perplexe. Mais elle est sous le choc de sa propre surprise, car son père a enfreint la sacro-sainte règle. Toute conversation à table effleure le sujet, mais cela doit rester dans la famille. Et le voilà maintenant qui discourt sur cette question censée rester confidentielle. Delia reste assise, muette, en attendant les signaux de fumée et, à ce stade, il ne sera plus possible de venir à la rescousse de son invité.
« Désespoir dans tous les quartiers, je comprends bien. Mais une nouvelle fois, nous autres sommes en première ligne. Ici, la moitié des nôtres sont aux allocations. Attention, comprenez-moi bien. » Cela, Delia le sait, ne risque pas d’arriver. « Je ne suis pas communiste. Je suis plus proche de M. Randolph sur ces questions-là. Mais lorsque la moitié d’un peuple n’a rien à mettre sur la table, eh bien, on commence à tenir compte des émeutiers, vous ne pensez pas ? Où habitez-vous exactement, monsieur Strom ? »
Le visage de David s’illumine. « New York. J’aime là-bas, beaucoup. »
William adresse un bref regard à sa fille. Delia envisage de se retirer pour aller se donner la mort. Son père mesure l’ampleur des dégâts. Il est plus aisé d’abandonner le navire et de prendre un nouveau départ sur un autre bateau. « Et chez vous, au pays, qu’est-ce qu’on pense de ce soi-disant pacte de non-agression ?
— Je ne… Je ne suis pas sûr de ce que vous…
— Entre M. Hitler et M. Staline. »
Le visage de Strom se rembrunit, et lui et le Dr Daley sont tous deux, brièvement, sur la même longueur d’onde. Après la question des Noirs et la politique, Delia espère qu’ils vont descendre dans la troisième grande arène : le sport. Elle accorde cinq minutes aux deux hommes les moins athlétiques qu’elle connaisse pour en arriver aux derniers Jeux olympiques, à Berlin. Trois minutes leur suffisent. Chacun pour une raison bien à lui est prêt à baiser le sol où s’illustre Jesse Owens. Elle se met à espérer, contre toute raison, que les deux hommes trouveront un terrain d’entente suffisamment étendu pour qu’elle puisse y vivre.
Sa mère l’appelle de la cuisine. Delia y voit immédiatement un plan prémédité. « Goûte-moi ce glaçage, dit Nettie Ellen. Je n’arrive pas à voir ce qui manque ! »
Après avoir rejeté toutes ses suggestions, la mère laisse enfin sa fille la convaincre que son glaçage est parfait comme il est. Nettie laisse alors Delia retourner dans la pièce de devant, voir ce qu’il reste du carnage de l’interrogatoire. Si les deux hommes ont abordé des sujets délicats qui nécessitaient qu’elle s’absente, rien n’y paraît. Son père est en train de demander à l’homme qu’elle, eh bien, oui, l’homme qu’elle aime : « Avez-vous lu Ulysse, de James Joyce ? »
Le scientifique répond : « Je crois que l’écrivain était Homère, non ? »
Delia retourne illico à la cuisine. Plus tôt les plats seront sur la table, plus tôt la torture s’achèvera. En se dirigeant vers le sanctuaire de sa mère, une pensée lui vient à l’esprit. Ces monuments de la culture blanche auxquels son père s’attaque ne sont pas des lieux de pèlerinage mais des blockhaus, des emplacements stratégiques en vue d’une bataille prolongée contre un envahisseur étranger qui ignore complètement l’enjeu du conflit.
Elle franchit le seuil de la cuisine pour assister à un nouveau désastre. Sa mère se tient à côté du four, en larmes. Charles fait signe à Delia de venir inspecter les dégâts. Comme Delia s’approche, son frère se tourne vers elle. « Comment est-ce que toi, tu n’y as pas pensé plus tôt ?
— Pensé à quoi ? »
Nettie Ellen frappe la cuiller en bois contre le bord du plat de cuisson. « Personne m’a prévenue. Personne m’a prévenue de ne pas faire ça.
— Enfin, maman, insiste Charles. Tu sais bien que les juifs ne mangent pas de porc. C’est écrit partout dans la Bible.
— Pas dans ma Bible. » Quelles que soient les provocations qu’elle ait pu intégrer à sa recette, celle-ci n’était pas au programme.
« Tu aurais dû lui dire, reproche Charles à sa sœur. Comment se fait-il que tu ne lui aies pas dit ? »
Delia sent qu’elle va partir en miettes. Elle ne sait rien de cet homme qu’elle a traîné ici. Il ne mange pas de porc : est-ce possible ? Ce mets du dimanche, un poison pour lui. Quoi d’autre ? L’homme qu’elle ramène à la maison évoque ruelles et caves voûtées, odeurs étranges et rituels secrets en robe qui lui sont interdits, à elle, des rites qui la tiendront toujours à l’écart, qui toujours l’excluront de la connaissance, calottes et papillotes, sculptures en argent suspendues au-dessus des portes, des lettres qui se déploient à l’envers, cinq mille ans de formules transmises de père en fils, de codes et de cabales dont, depuis toujours, le principal objectif est de l’effrayer, elle, et de l’exclure. Jusqu’à quel point peut-elle changer sa vie ? Jusqu’à quel point le veut-elle ? L’oiseau et le poisson peuvent tomber amoureux l’un de l’autre, mais ils n’ont pas de mot en commun pour désigner de près ou de loin le nid.
C’est alors qu’elle entend sa voix grave provenant de l’autre pièce : David. Son David à elle. Nous ne sommes pas intimes de naissance. Au mieux, nous le deviendrons au fil des ans. Mais, quand elle pense à lui, l’intimité est déjà là.
De l’étrangeté et de l’inconnu, il y en aura. Ils se rendront en des lieux bien plus étrangers, il y aura des gouffres qu’ils ne pourront combler. Mais celui-là, au moins, n’est pas fatal. Elle frictionne le dos de sa mère, entre les omoplates fines comme des ailes. « Ça va, maman. » Sabotage dissimulé et évident, délibéré et secret : il y a un peu de tout cela, certes. La sauce de la viande sera pour l’invité une épreuve plus difficile que la viande elle-même. Ce plat n’en reste pas moins une offrande, riche de toutes les saveurs issues d’une différence impossible à digérer. « Ça va, répète-t-elle, apaisante, en lui tapotant le dos. Tu sais, là où il travaille, il y a plein de gens qui mangent vraiment tout et n’importe quoi. »
Sur le terrain de la différence, ils se comprennent toujours ; là, au moins, jamais ils ne seront étrangers. Elle et cet homme, tous les deux : des nations au sein de nations. Ils ne partageront peut-être rien d’autre que ça, et la musique. Mais c’est déjà suffisant. Déjà ils ont essayé ensemble de mettre l’idée en pratique. Et cet essai seul est déjà un fait, il est trop tard pour revenir dessus : une nation au sein d’une nation.
Au dîner, David est impeccable. Rapidement – trop rapidement –, il connaît assez de dialecte local pour suivre chacun des Daley, du moins en donne-t-il l’impression. Déjà il arrive à faire la différence entre les plaisanteries du Dr Daley et ses pronostics prophétiques. Il captive Charles en lui racontant sa fuite depuis Vienne. Il subjugue les jumelles, qui froncent joyeusement les sourcils en voyant comment il se sert de son couteau et de sa fourchette, il coupe et ramasse en même temps, sans jamais lâcher ni l’un ni l’autre. Il mange avec un si bel appétit que la circonspection de Nettie Ellen se dissipe.
« C’est incroyable, dit David en pointant son couteau sur la viande. Je n’ai jamais rien mangé qui avait ce goût ! »
Delia manque de recracher toute sa bouchée sur la table. Elle s’étouffe, les mains en l’air. David est le premier debout à lui taper dans le dos et à la sauver. Le simple contact, même dans cette urgence, sidère tout le monde. Il l’a touchée. Mais David Strom est le premier, également, à revenir au sacrement du repas, comme si personne à cette table n’avait failli s’étouffer.
Delia tient le coup jusqu’à la fin du repas. En prenant un peu de distance, elle entend la petite musique caractéristique de sa famille, comme elle ne l’avait jamais entendue. Ce soir, les paroles des sept membres de la congrégation sont réfrénées, contrôlées, plus raffinées. Elle y décèle tous les réflexes d’un clan, un clan dans un pays où on vous préfère mort. Sa peau noire l’enveloppe comme un vêtement moulant, elle ne l’avait jamais remarqué, prise à l’intérieur comme elle l’est. Comment cet homme la voit-il ?
Et pourtant, le repas se passe mieux qu’elle ne pouvait l’espérer. La décontraction serait trop demander. Mais au moins il n’y a pas de bain de sang. Les efforts de chacun épuisent Delia. Elle serait incapable de survivre à la collision de ces deux mondes s’il n’y avait pas le souvenir du garçon égaré, leur Ode. Sans la grâce de ces mots échangés sur les marches du monument, sans cet aperçu d’un temps plus long, ce repas serait au-delà de ses forces.
Après le repas, David amuse Michael avec des tours de magie à base de pièces de monnaie. Il montre au garçon comment faire tenir une cuiller sur son nez. Il improvise un ludion, spectacle qui séduit même Charles et les jumelles.
Nettie Ellen fait de son mieux : c’est ce que sa religion exige d’elle. « Vous êtes musicien, également, monsieur Strom ?
— Oh, non ! Pas un vrai. Juste un – hmm ? – amoureur.
— Un amateur, dit Delia. Et il se débrouille drôlement bien. »
L’amateur proteste. « Je ne suis pas à la hauteur de votre fille. Elle, c’est une vraie. »
Nettie secoue la tête, exprimant ainsi cette ancestrale perplexité dont elle est issue. « Eh bien, le piano est pas là pour rien. Installez-vous tous les deux. Faites donc de la musique pendant que les filles et moi, on s’occupe de la vaisselle. »
Delia s’y oppose. « C’est nous qui allons faire la vaisselle, maman. Tu as préparé le repas, repose-toi.
— Pas question. Que chacun serve Dieu à sa façon. »
Pas moyen d’en démordre. Les deux musiciens s’installent donc, « amoureurs » chacun à sa façon. Ils se partagent le banc, prenant soin d’éviter tout contact physique. Ils se lancent dans un extrait du livre des cantiques de Nettie, He Leadeth Me, le psaume ancien, joué à quatre mains, SATB, laborieusement déchiffré sur la partition, jusqu’à ce que David comprenne ce qu’il est en train de jouer. Petit à petit, se réchauffant à la flamme de cet héritage séculaire, Delia le pousse vers les confins graves du clavier, pour absorber d’abord le ténor, puis la basse, puis toutes sortes de lignes mélodiques dont Strom ignorait l’existence. Elle se lâche, s’élève, consolide et embellit, donne de plus en plus de voix, et passe en gospel en sachant que c’est un test : Es-tu sûre ? Delia le teste pour voir exactement comment il la perçoit et, oui, pour voir s’il est capable de tenir les accords pendant qu’elle déploie ses ailes et s’envole.
Son père arpente la pièce, il fait semblant de chercher quelque chose. À un moment donné, Delia jurerait l’entendre chantonner. Ça pourrait peut-être marcher, en définitive, cet acte de folie totale. Peut-être pourraient-ils faire une Amérique plus américaine que ce mensonge que ce pays prétend incarner depuis des siècles.
Sa mère arrive de la cuisine, le torchon à la main, sa belle robe du dimanche à nouveau protégée par deux tabliers. « Dites, c’est magnifique. » Delia entend : Je reconnais cette sonorité. Ça, c’est encore ma fille.
Une fois « He Leadeth Me » entraîné dans tous les prés où le morceau est disposé à gambader, ils négocient une cadence finale et se retournent pour s’observer mutuellement. David Strom rayonne comme un phare, et elle sait qu’il lui demanderait sur-le-champ de passer le restant de ses jours avec lui si, en retour, ses yeux à elle ne lui avaient dardé un avertissement.
« Est-ce que vous avez celui-ci ? » demande-t-il. Et en pointillé mais avec une musicalité certaine, il pose les jalons d’une chanson qu’elle a apprise en première année, un air suffisamment simple pour faire partie des morceaux les plus durs qu’elle ait jamais tentés. Les doigts de Strom jouent seulement les accords de la basse continue.
« Vous connaissez aussi celui-ci ? » demande-t-elle. Elle a immédiatement honte en s’entendant. Quelle communauté serait suffisamment fermée sur elle-même pour les empêcher de partager cet air-là ? La propriété, c’est le vol, et la mélodie par-dessus tout.
Il arrive tant bien que mal à la fin de la première phrase. Sans se concerter, ils reviennent au début. Elle se pose pile sur la première note, sachant qu’il est là et la soutient. Elle n’utilise pas du tout sa voix de poitrine. Les doigts de Strom se font plus précis sur le clavier, dans la lumière qu’elle lui envoie. On dirait une parfaite caisse de résonance, un tube impeccable en cuivre ou en bois. Le vibrato de Delia s’affine jusqu’à ne plus être qu’une pointe, suffisamment effilée pour s’enfiler dans le chas des cieux. Elle flotte en un piano aérien, immobile au-dessus de la ligne mouvante :
Bist du bei mir, geh’ ich mit Freuden
zum Sterben und zu meiner Ruh’
Ach, wie vergnügt wär’ so mein Ende,
es drückten deine lieben Hände
mir die getreuen Augen zu !
Si tu es à mes côtés, j’irai joyeux rejoindre ma mort et mon repos. Ensemble ils reviennent à la tonique, tombant dans un silence soutenu, le dernier élément de toute partition. Mais avant que le calme ne meure de sa mort naturelle, une troisième voix le perce. Charlie, assis sur l’accoudoir du divan, son propre balcon improvisé, secoue la tête, admiratif.
« C’est pas ça que les Blancs chantaient après avoir passé la journée à nous fouetter ?
— Tais-toi, dit Delia, sinon c’est moi qui vais te fouetter.
— Tu as l’intention de dériver jusqu’où, frangine ?
— Je ne dérive pas, frérot. Je souque ferme, aussi ferme que je sais souquer. »
Charlie opine. « Quand tu seras au large, loin des côtes, tu crois qu’on viendra te repêcher ?
— J’ai pas besoin qu’on vienne me repêcher. Je gagnerai la terre ferme et je continuerai d’avancer.
— Jusqu’à être en sécurité ?
— Ce n’est pas de sécurité qu’on parle, Char.
— Hin-hin. Ferais mieux d’écouter ta mère. M’appelle pas Char.
— C’est sérieux ? dit David, deux mesures à la traîne, quelle que soit la cadence. Les gens chantaient cette chanson pendant que… Est-ce possible ? Ce morceau a été écrit…
— Ne vous occupez pas de ce type. » Première fois de sa vie qu’elle traite son frère de type.
Son père revient, et les sauve d’eux-mêmes. « Docteur Strom ? dit le Dr Daley. Puis-je vous poser une question un peu naïve ? Ça me gêne presque de vous… » Delia passe d’une menace à l’autre. Son père déteste gêner à peu près autant qu’un lapin déteste s’ébattre dans la bruyère !
Elle se prépare mentalement. Nous y voilà : le soufflet puissant des choses-telles-qu’elles-sont, faisant voler en éclats le rêve dans lequel elle et cet étranger se sont réfugiés. Même l’amour ne peut survivre aux faits. Elle reste immobile et attend. Quelle folie d’avoir pu penser qu’un ange passerait au-dessus d’eux, d’imaginer qu’ils pourraient échapper à ça : la petite question de son père. La question est dans l’air, elle court dans les rues de la Septième Circonscription, elle rôde à Harlem, elle hante toute la Ceinture noire qui borde South Chicago. La question que la moitié des gens de sa race veulent poser, tous ceux qui sont sans emploi, annihilés à la première occasion. La question à laquelle ni David ni aucun des siens ne peut répondre, la question que personne ne peut entendre. Elle baisse la tête et forme d’avance ces mots qu’elle connaît déjà – cette petite chose que son père n’arrive pas à saisir.
« Supposons que je vous double en volant à une vitesse proche de la vitesse de la lumière… »
Delia relève brusquement la tête. Son père est devenu dingue. Tous les deux : plus dingues que dingues, rien dans toute la pharmacopée toxique de ce pays ne pourrait les rendre plus dingues. David Strom se penche en avant, pour la première fois de la soirée, il est dans son élément. « Oui. » Il sourit. « Allez-y. Je vous suis.
— Alors, selon les lois de la relativité, c’est vous qui êtes en train de me doubler à la même vitesse.
— Oui », dit Strom avec le même délice qu’il a eu en jouant du piano. Enfin, quelque chose dont il peut parler. « Oui, ceci est exactement correct !
— Mais c’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Si nous sommes tous les deux en mouvement, alors nous croyons tous les deux que le temps de l’autre ralentit, relativement au nôtre.
— C’est bien ! » La joie de David est spontanée. « Vous avez étudié ce sujet ! »
William Daley serre les dents. Du regard il teste son interlocuteur pour y déceler une quelconque trace de condescendance, un coup d’œil franc qui confondrait quiconque essaierait de le prendre de haut. Mais il ne voit que du plaisir, un esprit transperçant sa carapace solitaire pour une rencontre surprise.
« Votre temps est plus lent que le mien. Le mien est plus lent que le vôtre. La raison en perd la raison.
— Oui ! » L’homme s’esclaffe. « Ça, aussi, est vrai ! Mais seulement parce que notre raison a été créée à des vitesses très lentes.
— Ça semble une pure absurdité. » Le Dr Daley se retient de parler à ce propos de parasitisme inutile ou de complot juif. Mais il est scandalisé, c’est manifeste. « Lequel de nous deux a raison ? Lequel de nous deux vieillit réellement le plus vite ?
— Ah ! opine David. Je comprends. Ça, c’est une autre question. »
Pour Delia, cette conversation ressemble à une causerie à l’heure du thé entre aliénés. Plus facile de croire au ralentissement du temps à proximité de la vitesse de la lumière qu’en ces deux hommes. La pièce se liquéfie. Il faut qu’elle se mette au diapason soit du discours soit des discoureurs, bien qu’il n’y en ait pas un pour rattraper l’autre. Son père s’est effectivement livré à une recherche approfondie, mais l’homme qu’elle a ramené à la maison ne saura jamais pourquoi. Nonobstant, David est lui aussi pris en tenailles dans un combat qu’elle ne peut comprendre. Le travail de David, en cet instant, lui est plus étranger que le rituel tribal le plus abscons. Ça sent les onguents et l’encens. C’est posé sur les épaules de l’homme comme un châle de prière.
Elle étudie le Blanc, et ensuite le Noir. Cette joute animée, c’en est trop pour elle. L’incrédulité de son père est sans limites. « Les lois de la physique sont identiques, insiste l’étranger, dans n’importe quel système uniformément en mouvement. » Son père est assis, immobile, renonçant à la raison, tâchant d’embrasser l’impossible.
Ils observent une trêve faite de respect mutuel mêlé de crainte, une trêve qui alarme Delia plus qu’un état de guerre ouverte. Oubliée de l’un et l’autre, elle bat en retraite sur le seul terrain où règne encore le bon sens dans cette maison. Peut-être a-t-elle perdu le droit de se poser là, également. Peut-être sa mère lui barrera-t-elle l’entrée.
Mais Nettie Ellen se tient devant le four, comme avant le dîner, lorsque Charlie l’a fait fondre en larmes. Elle ne pleure plus, à présent. Elle a un torchon à la main, bien que toute la vaisselle soit faite. Elle regarde un espace qui se trouve droit devant elle. Elle semble ne pas entendre sa fille entrer. Quand elle parle, c’est à l’abîme devant elle qu’elle s’adresse. « Vous avez l’air forts, ensemble. Comme si personne ne pouvait vous faire de mal. Comme si vous aviez déjà affronté beaucoup d’épreuves ensemble, bien plus que vous en avez affronté. »
Sa mère est tombée sur l’incroyable vérité de Delia. Les notions absconses de cet homme, son espace courbe et son temps qui s’écoule lentement, l’après-midi de Pâques sur le Mall, tout cela leur a d’une certaine manière donné du temps pour se trouver l’un l’autre. L’oiseau peut aimer le poisson uniquement pour l’étonnement qu’ils éprouvent en filant de concert vers l’inconnu.
« C’est ça qui est fou, maman. C’est ça que je n’arrive pas à comprendre. Plus de temps que nous…
— C’est bien, dit Nettie, en se détournant pour faire face à l’évier. Va falloir que tu prennes tout le temps pour t’y faire. »
Si elle a dit cela comme une réprimande, c’est bénin comparé aux souffrances que Delia pressent déjà. Elle a envie de prendre sa mère dans ses bras pour la remercier d’avoir prononcé cette bénédiction, même si elle n’est pas dépourvue d’arrière-pensées. Mais cet encouragement est tissé de tant de désespoir que ce n’est pas la peine d’en rajouter.
Sa mère lève la tête, et regarde Delia droit dans les yeux. Avec dix ans de décalage et dans une autre ville, la fille dit : Elle est si petite. Fine comme un morceau de savon à la fin de la semaine. « Tu sais ce que dit la Bible. » Nettie Ellen essaye d’articuler la citation. « Tu sais… » Mais pas un son ne franchit le seuil de ses lèvres hormis « jurer » et la moitié de « fidélité ».
Ce n’est pas la dernière fois qu’elles échangent des choses trop graves pour être exprimées. Delia enlève le torchon inutile des mains de sa mère et le repose à sa place. Elle fait pivoter les épaules de sa mère, et ensemble elles se dirigent vers la pièce de devant pour reprendre possession de l’homme étrange qui a été assigné à chacune d’elles. Elles ne se prennent pas par le bras comme elles auraient pu le faire, naguère. Il n’empêche, elles marchent ensemble. Delia ne fait pas le moindre effort pour embellir sa mère, car ce serait leur faire insulte à tous. Chacun doit regarder les autres le doubler, chacun selon sa propre horloge.
Les hommes sont passés du combat au pacte absolu. William et David sont penchés l’un vers l’autre, les mains sur les genoux, comme s’ils jouaient à lancer des petites pièces dans une ruelle. Ils ont formé une alliance face à la loi fondamentale de l’univers. Ni l’un ni l’autre ne lève la tête au moment où les femmes pénètrent dans la pièce. Le docteur en médecine a toujours une mine renfrognée, mais une mine presque domptée par l’ange de la compréhension. « Alors, vous dites que mon présent a lieu avant votre présent ?
— Je dis que toute l’idée de présent ne peut pas se déplacer de mon cadre de référence au vôtre. On ne peut pas parler d’instantané. »
Nettie adresse à sa fille un regard apeuré : quelle langue il parle, ce bonhomme ? Delia se contente de hausser les épaules : la vaste futilité des hommes. Elle se réfugie dans une posture consacrée par le temps : le renoncement, et du coup, imite sa mère en train de secouer la tête, complicité d’épouses qui, de fait, la fait se sentir plus proche encore de son futur mari.
« Messieurs, au cas où vous auriez pas remarqué, il se fait tard. » Nettie Ellen agite le doigt en direction de la fenêtre, vers cet extérieur incontestable. Dire l’heure qu’il est d’après l’obscurité : ce n’est pas sorcier.
« C’est ce qu’on appelle notre légendaire hospitalité. » William lance un clin d’œil à David.
Strom se relève. « Je dois partir ! »
Nettie Ellen lève les mains en l’air. « Ce n’est pas ce que je veux dire. Au contraire. Est-ce que vous êtes sûr de vouloir sauter dans un train à cette heure-ci ? »
Delia voit à quel point sa mère s’efforce de paraître spontanée. L’offre qu’elle ferait sans réfléchir, si elle vivait dans n’importe quel autre pays que celui-ci, effleure sa gorge et reste coincée en travers. Au demeurant, Delia n’est pas tout à fait prête à entendre sa mère lancer l’invitation. Héberger l’homme sous le même toit que ses parents… Elle se tient au garde-à-vous, crispée. Son étranger aussi attend poliment, tâchant de freiner le train emballé de ses pensées, de ralentir suffisamment le moment pour voir ce qui se passe. Les trois hôtes sont debout à opiner devant l’invité, chacun attendant que l’autre dise : Il y a un lit d’ami dans la pièce du bas.
Ils restent ainsi debout pour l’éternité. Puis l’éternité s’arrête. Michael et Charles font irruption dans la pièce, trop excités pour parler. C’est le petit qui arrive à parler le premier. « Les Allemands ont envahi la Pologne. Des chars, des avions…
— C’est vrai, dit Charles. Ils parlent que de ça à la radio. »
Tous les yeux se tournent vers l’Allemand qui se trouve parmi eux. Mais ses yeux à lui cherchent la femme qui l’a amené ici. Celle-ci, en une fraction de seconde, lit sur le visage de l’Allemand une peur qui le rend dépendant d’elle. Tout ce qu’exprime la culture de cet homme finit dans les flammes. Sa science et sa musique tentent de comprendre cette guerre qu’elles n’ont pas empêchée, occupées qu’elles étaient à leurs libres envolées ludiques. Une seule Blietzkrieg suffit pour que brûle tout ce qui a toujours compté pour lui.
Elle perçoit, en un éclair, ce que signifie cette nouvelle. Et, pas un instant, elle ne doute. Sa famille est morte, son pays impossible à rallier. Il n’a personne, pas d’endroit à lui, plus de maison, désormais il n’a plus qu’elle. Il n’a plus d’autre nation que cet État souverain à deux.