Une bonne demi-douzaine d’endroits étaient prêts à m’engager à Atlantic City. C’était le début des années soixante-dix, encore l’apogée de la musique live, même si l’on amorçait la pente descendante, et la musique que je jouais n’offensait personne d’autre que moi. Nous étions en guerre. Non pas le capitalisme contre le socialisme, les États-Unis contre le Vietnam, les étudiants contre leurs parents, l’Amérique du Nord contre le reste des continents connus. Je parle de la guerre de la consonance contre la dissonance, de l’électrique contre l’acoustique, de la partition contre l’improvisation, de la guerre du rythme contre la mélodie, la volonté de choquer contre la décence, les chevelus contre les vieilles barbes, le passé contre le futur, le rock contre le folk contre le jazz contre le metal contre le funk contre le blues contre la pop contre le gospel contre la country, noir contre blanc. Il fallait que chacun choisisse, et la musique était votre étendard. C’est aux stations de radio que vous écoutiez qu’on voyait qui vous étiez. Dans quel camp, demandait la chanson. Dans quel camp es-tu ? Whose side are you on ?
Le secret de la musique que j’avais jouée au Glimmer Room, c’était qu’elle ne prenait jamais parti. Ma survie professionnelle avait consisté à jouer une musique qui n’appartenait à personne. Chaque chanson que je jouais pouvait sans doute être affiliée à un genre et replacée dans l’une ou l’autre des factions en guerre. Mais je jouais avec un accent étrange, non patriote, que personne n’arrivait tout à fait à situer. Une fois que j’avais passé une mélodie à l’essoreuse de mon jeu autodidacte, et que je l’avais agrémentée de fragments issus de trois cents ans d’œuvres pianistiques oubliées, plus personne ne parvenait à l’identifier en vue de l’acclamer ou de la condamner.
L’idée de me remettre à jouer m’était insupportable. La maison de Fort Lee se vendit. Une fois les impôts payés, je répartis la totalité des actifs de Da sur trois comptes, un pour chacun de nous. Cela signifiait que, pour un nombre fini mais considérable de mois, je n’aurais pas à feindre quelque plaisir musical pour gagner ma vie. Teresa m’encouragea à l’oisiveté pour une période aussi longue que nécessaire. Elle crut que j’étais en deuil. Elle crut que c’était juste une question de temps avant que je me ressaisisse ; aussi fit-elle tout pour que je reprenne du poil de la bête. Sainte T. cuisina, m’emmena dehors me balader et, d’un regard implacable, me protégea des gardiens de la race pure qui, sinon, n’auraient fait de moi qu’une bouchée.
Ces semaines ressemblèrent beaucoup à la vraie vie, si ce n’est que je me dérobais constamment. « Chérie ? » lui dis-je dans le noir, installé sur la moitié d’oreiller que je lui avais empruntée. Nous en étions au point où elle était capable d’identifier cet air dès la première note. « Il faut que tu te réconcilies avec ton père. Je n’en peux plus. J’ai ça sur la conscience. Il le faut. Il n’y a rien de plus important. »
Allongée sur le lit, à côté de moi, silencieuse, elle entendit ce que j’avais peur de dire. Nous savions tous deux que, pour que la réconciliation soit possible, il n’y avait qu’une solution. Elle avait tiré un trait sur son père, elle avait abandonné sa famille pour un idéal plus élevé. Un choix empreint de tant de bonté me redonnait presque vie. Si ce n’est que cet idéal plus élevé, c’était moi.
Elle m’acheta un petit piano électrique Wurlitzer. Il avait dû lui coûter deux ans d’économies accumulées grâce à son travail à l’usine de caramels. Il était dix fois moins bien que l’instrument que j’avais vendu pour quelques centaines de dollars à la mort de mon père. Elle vint chez moi le jour de la livraison, le visage tordu par la peur et l’excitation. « Je me suis dit que tu voudrais peut-être quelque chose pour répéter. Et pour travailler. Pendant que tu… tant que tu ne… »
Elle ne m’aurait pas blessé davantage en m’enfonçant un couteau en pleine poitrine. J’observai le piano, encore dans son emballage de livraison, le cercueil ouvert de la victime d’un lynchage. Impossible de le lui dire. Le petit machin était amputé des deux bras. Il n’avait que quarante-quatre touches, soit la moitié de ce qu’il me fallait pour que j’y croie. Même l’arrangement le plus simple se cognait immédiatement la tête au plafond. La résistance des touches faisait penser à une porte moustiquaire qui ne ferme plus. J’avais l’impression de jouer avec des moufles. Ça ressemblait moins à un piano que le Glimmer Room ne ressemblait aux salles de concert où Jonah et moi avions joué, jadis. Pendant que je regardais son cadeau, Teresa resta assise, voûtée, n’osant respirer, brouillée avec sa famille, son compte d’épargne à sec. Nous allions tous mourir pour cause de gentillesse impossible à rendre. Un Love Supreme mal placé.
« C’est formidable. Je n’arrive pas à y croire. Tu n’aurais pas dû. Je ne mérite pas ça. Il faut le renvoyer. » Une terrible expression passa sur son visage, comme si j’avais tué son chien. « Bien sûr qu’on va le garder. Allez, viens. Chantons. » Les doigts plombés, je plaquai quelques arpèges et me lançai dans Honeysuckle Rose. Exactement ce qu’elle avait espéré. C’était bien le moins que je puisse faire.
Ce petit machin noir et ratatiné devint ma pénitence. J’en vins à préférer jouer dessus plutôt que sur un véritable piano, à la manière d’une personne au dos abîmé préférant dormir par terre plutôt que sur un matelas. J’aimais en jouer sans brancher le courant. Les touches dégageaient un son étouffé et sourd, comme enfoui. J’avais envie de me ratatiner jusqu’à n’être plus qu’un spectacle de marionnettes minuscules. Si je devais jouer, plus ce serait petit, mieux ce serait.
En me faisant ce cadeau, Teresa ne voulait rien d’autre que me faire plaisir. C’est ce qui me détruisit. Elle croyait que ça me manquait de ne pas faire de piano, que j’avais besoin d’une bouée de sauvetage dans ma vie, pour ne pas sombrer. Avec le passé de travailleuse qu’elle avait, cette femme aurait dû me virer à coups de pied aux fesses. Mais du moment qu’elle pouvait m’aider à garder ma musique vivante, elle se fichait que je retourne un jour travailler. Nous avions notre piano. Pendant toute une période, nous chantâmes presque chaque soir, puisque je n’étais plus pris. Pour la première fois depuis l’enfance, je jouai juste pour jouer. Quand Jonah et moi étions en tournée, nous n’étions jamais seuls. Nous avions toujours des comptes à rendre, tout d’abord aux notes inscrites sur la partition, et puis ensuite aux gens présents dans l’auditorium. Même quand nous répétions, tournant autour du morceau en circuit fermé, d’autres oreilles s’immisçaient déjà pour écouter. Mais Teresa et moi étions seuls. Nous nous percutions l’un l’autre, mais malgré les erreurs et les approximations, nous arrivions tant bien que mal au bout, chacun laissant l’avantage à l’autre. Nous n’avions pas de partition pour nous soutenir ou nous entraver, pas d’oreille extérieure, pas de public vivant pour réagir. Personne n’était là pour écouter, à part l’autre.
Lorsque ça ne swinguait pas, elle s’assombrissait et se répandait en excuses. Elle chantait avec une sorte de bégaiement emprunté à Sarah Vaughan, qui elle-même avait emprunté le gimmick à Ella Fitzgerald, laquelle l’avait trouvé du côté de chez Louis Armstrong, qui lui-même l’avait attrapé au fin fond de l’école de chant de son orphelinat. Je suivais les phrases en me disant : Elle n’y arrivera jamais. Chaque fois que j’essayais de me mettre au diapason de ses hoquets, ça la rendait dingue. Elle était tout en rythme et en mélodie, un envol syncopé loin du reste de sa vie. Moi, j’étais tout en harmonie et en accords, à truffer chaque instant vertical de sixtes et de neuvièmes diminuées, accumulant plus de notes simultanées que la texture ne pouvait en supporter. Quoi qu’il en soit, nous faisions de la musique ensemble. Nos mélodies tournaient le dos au vaste monde, résolument ignorantes, et presque trop belles, certains soirs, occupées qu’elles étaient à ne plaire qu’aux deux personnes qui les créaient.
Quand Teresa était à l’usine, occupée à emballer des caramels, je lisais les journaux ou bien je regardais la télévision. Je ne répétais plus, je me contentais d’attraper une ou deux chansons, le soir, avant que Teresa ne rentre à la maison. Je pris le temps de m’informer sur ce qui s’était passé dans le monde, depuis la mort de Richard Strauss. La télévision brouilla mes journées jusqu’à ce que je ne sache plus combien de mois s’étaient écoulés. Je vis le procès de My Lai et l’effondrement de « la paix avec les honneurs ». Je vis Wallace se faire tirer dessus, et Nixon se faire réélire, puis partir en Chine. Je vis les Arabes et les Israéliens recommencer leur guerre éternelle, poussant le monde jusqu’à d’impensables extrémités. Je vis mourir le Biafra, et naître le Bangladesh, la Gambie, les Bahamas, le Sri Lanka. Je restai tranquillement assis quand une poignée de « pré-Américains » proclama la sécession en son pays reconquis, sécession qui dura soixante-dix jours. Et je ne ressentis rien d’autre qu’une sorte d’anesthésie honteuse.
Pendant un bref moment, ce fut l’heure de la nation noire, des hordes de gens se mirent à psalmodier, leurs voix tremblèrent, tant ils crurent que leur moment était arrivé. Puis, aussi vite que c’était apparu : plus de nation. De manière systématique, le gouvernement américain écrasa le Black Power. Newton et Seale, Cleaver et Carmichael : les leaders du mouvement furent jetés en prison ou bien expulsés du pays. Des scènes de la prison d’Attica furent divulguées, un enfer à la hauteur de celui de n’importe quelle nation. George Jackson fut tué par des gardiens de prison, à San Quentin. Il avait exactement l’âge d’Emmett Till, l’âge de mon frère. Le rapport officiel affirma qu’il était à la tête d’une révolte armée. Ses codétenus dirent qu’on lui avait tendu un piège et qu’on l’avait assassiné. La coordination des étudiants non violents (SNCC) explosa en mille morceaux, et les Panthers furent détruits par le programme Cointelpro (Counter Intelligence Program) du FBI. Quelque part dans ce territoire, ma sœur fugitive et Robert se cachaient parmi ceux qui avaient été doublement vaincus, tous ceux qui voulaient se réapproprier leur propre pays, ce pays qu’on leur avait volé. Tous ceux qui furent détruits dans le processus.
Quand je n’arrivais pas à m’abrutir d’informations, je papillonnais de sitcoms en jeux télé et autres feuilletons. Rien de ce dont Jonah et moi nous nous étions rendu coupables, au cours de nos années de concerts, n’arrivait à la hauteur du summum de la culture contemporaine, en tant que fuite pure et simple devant le cauchemar du présent. Armstrong mourut, puis ce fut le tour d’Ellington. Le cœur de ce qui aurait dû être la musique de mon pays se mit à battre à un autre rythme. La bande-son officielle passe-partout, qui prit sa place, envahissant toutes les niches culturelles comme une plante grimpante grignotant un véhicule à l’abandon, décréta que le rythme consistait à cogner fort sur le deuxième et le quatrième temps, et que s’agissant de l’harmonie, il suffisait d’oser ajouter de temps en temps une septième audacieuse à l’un des deux accords se battant en duel. Il n’existait plus aucun paysage sonore où je désirais vivre. Il était exclu d’envisager de jouer à nouveau en public.
« Est-ce que tu as déjà songé à composer ? me demanda Teresa un soir pendant que nous essuyions la vaisselle.
— Ça va, dis-je. Je peux trouver un boulot.
— Joseph, ce n’est pas ce que je demande. Je me disais juste que peut-être, avec tout ce temps, tu aurais quelque chose… »
Quelque chose en moi, qui mérite d’être couché sur le papier. Je compris enfin pourquoi j’avais la frousse de reprendre un boulot en night-club. J’avais la frousse que Wilson Hart apparaisse pour de bon, un jour où je serais en train de bricoler au piano, et qu’il demande à voir les partitions que je lui avais promis d’écrire. Toi et moi, Mêl. Ils entendront notre musique, avant qu’on ait fichu le camp d’ici. J’étais destiné à décevoir tous ceux que j’aimais, tous ceux qui pensaient qu’il y avait peut-être en moi quelque chose qui mérite d’être écrit.
La patience que me témoignait Terrie était plus dévastatrice que n’importe quelle agression à caractère racial. Le lendemain, je sortis m’acheter une boîte de crayons et un paquet de partitions vierges couleur crème. J’achetai du papier à musique avec des portées pour orchestre, du papier avec des portées à clé de sol et des systèmes de portées pour piano, du papier avec des portées isolées – tout ce qui pouvait paraître à peu près sérieux. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’étais en train de faire. J’entassai les partitions vierges sur le piano électrique et étalai mes crayons bien en rang, chacun taillé si pointu qu’il en devenait une arme mortelle. L’excitation mal dissimulée de Teresa en apercevant tous les ingrédients qui allaient me servir pour composer me blessa plus que la mort de mon père.
Toute la journée, en attendant fébrilement que Teresa rentre à la maison, je fis semblant d’écrire de la musique. Des lambeaux de phrases rampaient çà et là, en grappes, sur l’épais papier crème, comme des araignées tissant leur toile dans les recoins de maisons estivales à l’abandon. Je griffonnai une série d’accords, enchaînant les motifs. Parfois, les accords entraient en collision pour esquisser des mélodies, chaque articulation étant grossièrement épelée. Parfois, il ne restait rien d’autre qu’une série de tétracordes sans valeur rythmique ni barre de mesures. Je n’écrivais pour aucun ensemble, pas le moindre instrument, pas même piano-voix. Mon public imaginaire venait de tous les horizons, et j’étais incapable de dire si j’écrivais des chansons pop ou bien d’épineuses abstractions académiques. Je n’effaçai jamais une note. Si une phrase se heurtait à un mur, je recommençais tout simplement ailleurs, sur une portée inutilisée. Quand une page était remplie, je la retournais et remplissais le verso. Puis j’en commençais une autre.
Ce furent les journées les plus longues de ma vie, plus longues, et de loin, que les journées à Juilliard en salle de répétition, plus longues, même, que les journées à l’hôpital au chevet de mon père. À un moment donné, je fis l’évaluation suivante : j’écrivais environ cent quarante notes à l’heure – deux accords parfaits un tiers toutes les trois minutes. Parfois, l’action consistant à tracer une seule note pouvait m’absorber pendant la moitié d’un après-midi.
Mes gribouillis au graphite restaient obstinément raides. La marionnette refusait de s’asseoir et de parler. Mais, de temps en temps, à des intervalles gigantesques, toujours lorsque j’avais perdu trace de moi-même et oublié ce que je cherchais, quelque chose d’authentiquement musical faisait une apparition. Je me sentais alors courir au-devant de moi-même, au-delà de la phrase, sur la ligne suivante dont les accidents étaient déjà présents avant même que mon crayon ne les fixe. Tout mon corps exultait, emporté par cet élan, s’affranchissant de la chape de plomb que j’avais endurée pendant des années sans m’en rendre compte. J’étais submergé par un trop-plein d’idées et, paniqué, je passais à la sténographie pour ne pas perdre le fil. Pendant la durée de ce jaillissement, je possédais les douze notes de la gamme chromatique et je pouvais leur faire dire ce que la vie n’avait pu jusqu’alors que suggérer.
Mais ensuite, je commettais l’erreur de revenir en arrière et de jouer tout haut ces thèmes autopropulsés. Au bout de quelques accords, je commençais à entendre : tout ce que j’écrivais venait de quelque part. Avec une rythmique légèrement décalée ou atténuée, une tonalité modifiée ou bien altérée ici et là, mes mélodies reprenaient celles qui, par le passé, m’avaient absorbé puis laissé tomber. Tout ce que je faisais, c’était les habiller d’une dissonance progressive. Un chœur de Schütz que nous chantions à la maison, des éléments des funérailles de Maman, le premier des Dichterliebe de Schumann, celui que Jonah adorait, partagé de façon ambiguë entre majeur et mineur relatif, pour n’aboutir à aucune résolution. Il n’y avait pas l’ombre d’une seule idée originale en moi. Tout ce que je savais faire – et encore, sans le savoir –, c’était réanimer les motifs qui s’étaient emparés de ma vie comme on détourne un avion.
Lorsque Teresa rentrait à la maison, après le travail, elle s’efforçait maladroitement de cacher son excitation en voyant mon tas toujours plus important de pages griffonnées au crayon. Elle ne savait pas encore très bien lire les notes, et je n’avais pas beaucoup de musique à lui offrir. Parfois, avant même de quitter ses vêtements de l’usine à l’odeur saumâtre, elle venait au piano et me demandait : « Joue un peu pour moi, Joseph. » Je jouais quelques passages, sachant que jamais elle n’identifierait mes pillages. Mes gribouillages rendaient Teresa tellement heureuse. Les 120 dollars par semaine qu’elle gagnait suffisaient à peine à subvenir à ses besoins. Mais elle m’entretenait de gaieté de cœur, et continuerait ainsi éternellement, tant elle croyait que j’étais en train de fabriquer une musique nouvelle.
Notre fantasme d’une harmonie à deux voix recommençait chaque soir, nous tirant provisoirement d’embarras jusqu’au matin suivant. Parfois, nous ne trouvions rien de mieux à faire que de regarder la télévision. Des drames montrant des Blancs aux prises avec les difficultés de la vie rurale, à des kilomètres de toute civilisation, des années plus tôt. Des comédies avec des prolos à l’esprit étroit et les adorables propos détestables qu’ils tenaient. D’épiques rencontres sportives dont j’ai aujourd’hui oublié le dénouement. Le lot quotidien national des années soixante-dix.
Teresa n’aimait pas regarder les informations, mais j’insistais. Elle finit par céder et accepta que nous regardions David Brinkley pendant le dîner. Mon sentiment que le monde touchait à sa fin s’estompa peu à peu, me laissant avec la conviction que la fin était déjà arrivée. Je succombai à la plus puissante des dépendances : le besoin d’être le témoin de choses gigantesques se produisant au loin. Je m’y consacrai avec le zèle d’un converti de fraîche date, ayant toute une vie protégée à rattraper. La télévision offrait la tourmente et la tension, toutes les révélations concentrées et violentes de l’art, à une échelle telle qu’en comparaison la musique que je bricolais paraissait insipide et sans intérêt.
Nous regardions la télé un soir, quand je reconnus Massachusetts Avenue, la partie située après la boutique où j’avais jadis acheté la gourmette pour Malalai Gilani en oubliant de la faire graver. Il me sembla un moment que le chemin que j’avais suivi jusqu’à ce soir-là était le morceau même que je voulais si désespérément écrire, celui que j’avais composé de mémoire pendant toutes ces heures passées dans les salles de répétition de Boylston. Teresa était la femme que Malalai était devenue, ou Malalai la fille que j’imaginais que Teresa avait jadis été. Bien sûr, la gourmette n’avait pas été gravée ; elle attendait d’être marquée par mon âge adulte.
La caméra s’avança dans Mass. Ave., le tunnel de ma vie se déroulant sur l’écran onze pouces de la télévision de Teresa. Puis, à la faveur d’un montage aberrant destiné à tromper ceux qui n’avaient jamais vécu là-bas, la caméra fit un saut impossible des Fens à Southie, de l’autre côté de Roxbury. Des enfants descendaient d’un bus. La voix de l’autorité télévisée invisible déclara : « Les enfants acheminés en bus pour leur première journée d’école ont été accueillis à coups de… » Mais la bande-son ne signifiait rien. Il n’y avait qu’à regarder : des pierres et des bâtons volaient, la foule était en furie. Teresa se cramponna à mon bras, tandis que les enfants accueillaient l’arrivée des bus par des : « Sales Nègres ! Sales Nègres ! » jubilatoires et éméchés.
Ces images ressemblaient à la scène primitive d’une bourgade tarée du Sud marécageux – une scène censée avoir disparu depuis belle lurette, bien avant la fin de mon enfance. J’en oubliai quelle année nous étions. Cette année-ci. Celle-là. Teresa fixait l’écran, elle avait peur de croiser mon regard, peur de regarder ailleurs. « Joseph, dit-elle – s’adressant davantage à elle-même qu’à moi. Joe ? » Comme si j’étais moi-même une explication. Pour elle, une Blanche d’Atlantic City qui observait cette scène. Une fille à qui son père avait expliqué pendant des années d’où venaient tous les ennuis. Dans ses yeux, je vis de quelle façon elle me percevait. Elle voulait que cet événement se termine, tout en sachant que c’était impossible. Elle voulait que je dise quelque chose. Elle voulait passer à autre chose, comme si tout commentaire était superflu.
Je montrai l’écran du doigt, encore tout excité d’avoir vu mon ancien quartier. « C’est là que je suis allé à l’école. La Boylston Academy of Music. La sixième rue à gauche. »
Je le savais depuis longtemps, mais il m’avait fallu des années pour l’admettre. C’était la guerre. Totale, en continu, sans solution. Tout ce qu’on faisait, disait ou aimait était soit dans un camp soit dans l’autre. Aux informations, les bus de Southie n’eurent droit qu’à quinze secondes. Quatre mesures d’andante. Puis M. Brinkley passa au reportage suivant – la crise du programme spatial. On avait l’impression que maintenant que l’homme avait marché sur la Lune une demi-douzaine de fois et rapporté plusieurs centaines de kilos de cailloux, il ne savait plus quoi faire de sa peau et ne savait plus où aller dans l’univers.
Ce soir-là, allongé à côté de Teresa, je la sentis se crisper de tout son long. Elle avait besoin de dire quelque chose, mais elle n’arrivait même pas à situer en elle ce besoin. Dans ce silence, nous n’étions pas de la même race. J’ignorais à quelle race j’appartenais. Tout ce que je savais, c’est que ce n’était pas la même que Ter.
« Dieu aurait dû faire davantage de continents, dis-je. Et les faire beaucoup plus petits. Le monde entier comme le Pacifique Sud. »
Teresa ne comprenait pas ce que je disais. Elle ne dormit pas cette nuit-là. Je sais – je suis resté éveillé, je l’ai entendue. Mais lorsque nous nous posâmes la question, le lendemain matin, nous répondîmes tous deux que nous avions bien dormi. Je cessai de regarder les informations avec elle. Nous nous remîmes à chanter et à jouer aux cartes, à travailler à l’usine et à plagier les plus grands morceaux du patrimoine mondial.
Une autre année s’effaça, et je n’avais toujours aucune nouvelle de ma sœur. Si Robert et elle se cachaient quelque part, c’était sans doute bien loin de mon Amérique. S’ils avaient refait surface sous des noms d’emprunt dans ces années soixante-dix déjà frappées d’amnésie, ils n’avaient pas pris le risque de m’en informer. À un moment donné, au fil de ces longs mois vides passés devant la télé, j’eus trente ans. Pour l’anniversaire de Jonah, l’année précédente, je lui avais envoyé une petite cassette de Teresa et moi interprétant Old Age Is Creeping Up on You, « la vieillesse te guette », une chanson de Wesley Wilson. Teresa faisait un Pigmeat Pete terrible, et moi je donnais le change dans la peau d’un petit Catjuice Charlie. Si Jonah reçut la cassette, je n’en entendis jamais parler. Peut-être jugea-t-il que c’était de mauvais goût.
Il écrivit. Pas souvent, et jamais de manière satisfaisante, mais il me tenait au courant de ce qui lui arrivait. Le récit me parvenait par miettes, sous forme d’articles de presse, de chroniques, de lettres et d’enregistrements pirates. J’eus même des comptes rendus rédigés par d’anciens copains de classe envieux, restés dans le ghetto du classique. Mon frère poursuivait son bonhomme de chemin, il avançait dans ce monde qui, il le savait, un jour lui appartiendrait. C’était l’une des voix les plus vives de la nouvelle vague, un souffle de fraîcheur venu d’un coin inattendu, une étoile montante dans cinq pays différents.
Il vivait désormais à Paris, où personne ne remettait en cause son droit à interpréter n’importe quel morceau de musique vocale compatible avec sa tessiture. Personne ne remettait en cause le bien-fondé de sa démarche culturelle, hormis bien entendu au nom de critères nationaux. La réputation qui l’avait empoisonné aux États-Unis – comme quoi sa voix était trop propre, trop claire – perdait toute sa pertinence en Europe. Là-bas, ils n’entendaient que l’agilité de ses envolées. Ils lui proposaient un avenir somptueusement meublé, où il n’avait plus qu’à emménager. On disait qu’il chantait « sans effort », le plus beau compliment qu’on puisse vous faire en Europe. Le ténor que les années soixante-dix avaient tant attendu, disait-on. Pour eux, cela aussi était un compliment.
Maintenant qu’il n’avait plus ce handicap de la « clarté » à surmonter, Jonah chantait souvent comme soliste avec des orchestres. Les critiques adoraient sa manière de rendre aériennes et audibles les textures du XXe siècle les plus stratifiées et les plus complexes. Il chantait sous la baguette des chefs d’orchestre dont nous avions écouté les enregistrements toute notre enfance. Il interpréta Das Unaufhörliche de Hindemith avec Haitink et le Concertgebouw. Il chanta le ténor dans la troisième symphonie de Szymanowski – Le Chant de la nuit – avec Warsaw, en remplacement de Józef Meissner, qui était souffrant. Ce dernier ne laissa la doublure intervenir que deux fois avant de reprendre la partie. Les critiques français, toujours béatement friands de nouveautés, encensèrent l’œuvre encore peu connue, la qualifiant de « voluptueuse » ; quant au chanteur de plus en plus visible, il était qualifié de « flottant, éthéré et d’une beauté presque douloureuse ».
Mais la nouvelle œuvre de prédilection de Jonah était A Child of Our Time, l’oratorio de Michael Tippett, hanté par le spectre de la guerre, la réponse d’aujourd’hui à La Passion selon saint Matthieu de Bach. Si ce n’est que le protagoniste de Tippett n’était pas le Fils de Dieu, mais un garçon abandonné de toute divinité. Un juif, caché à Paris, dont la mère est tombée entre les mains des nazis, tue un officier allemand et déclenche de terribles représailles. Pour remplacer les chorals protestants de Bach, Tippett recherchait un matériau plus universel, plus apte à franchir les frontières musicales. Il le trouva par hasard, à la radio pendant la guerre : le chœur Hall Johnson interprétant des negro spirituals.
Jonah était né pour chanter cette œuvre hybride. Comment les Européens faisaient le lien entre lui et la musique – ce qu’ils en entendaient ou voyaient –, je l’ignore. Mais en l’espace de quelques années, mon frère chanta A Child of Our Time avec quatre chefs et trois orchestres – deux britanniques et un belge. Il l’enregistra en 1975 avec Birmingham. Ce qui fit sa renommée dans le monde entier, hormis dans son propre pays. Dans les liasses de coupures de journaux qu’il m’envoyait, souvent sans même la moindre note d’accompagnement, il était décrit comme une voix encore jeune, en pleine maturation, sur le point de se métamorphoser en ange séculier.
En 1972, il m’avait appelé de Paris, en larmes, à l’annonce de la mort de Jackie Robinson. « Mort, Mule. Rickey envoyait le pauvre bougre sur le terrain avec la consigne de taper dans la balle et rien d’autre. “Je veux un type assez courageux pour ne pas céder aux provocations.” C’est quoi, ces conneries, Joey ? Il risquait d’être perdant à tous les coups, et le gars a gagné. » Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il appelait. Mon frère ne connaissait rien au base-ball. Mon frère détestait l’Amérique. « Qui est-ce qui cartonne, aujourd’hui, Mule ?
— Dans le chant, tu veux dire ?
— Mais non, en base-ball, triple buse. »
Je n’en avais pas la moindre idée. Les prouesses des Yankees n’étaient pas vraiment dans mon régime quotidien.
Jonah soupira, son souffle se répercuta avec un écho transatlantique décalé. « Mule ? C’est marrant. Il aura fallu que je m’installe ici pour réaliser à quel point je suis irrécupérable. Tu sais, toutes ces sornettes à propos de la Ville Lumière. Complètement surfait. C’est l’une des villes les plus arrogantes et les plus racistes que j’aie jamais connues. Comparé à New York, ici, on se croirait à Selma, Alabama. Ils exigent un acte de naissance avant de te vendre du fromage. Je me suis fait casser la figure par un type, dans le 13e. Une bonne trempe. T’en fais pas, frangin, c’était il y a six mois. Il m’a roué de coups de poing. M’a pété une molaire. Et moi je te le gifle comme un castrat après l’ablation des testicules, en me disant : Pourtant il n’y a pas de problème noir, ici ! Je pense à Josephine Baker, à Richard Wright, à Jimmy Baldwin. Je dis à ce gars : “Vous autres, vous nous adorez.” En fait, à cause de mon accent et de mon teint basané, il a cru que j’étais algérien. C’est pour la révolution que j’ai eu droit à une correction. Bon sang, Mule. Une fois morts, on aura payé pour tous les crimes de la terre, à part les nôtres. »
Il me faisait son petit numéro. Mais qui d’autre aurait avalé ces bêtises ? Paris n’était ni mieux ni pire que n’importe quelle capitale. Ce qui le froissait, c’était la perte de ce qui aurait pu être une bonne planque. Il avait rêvé de se réinventer totalement, il avait rêvé d’une patrie qui lui aurait offert un laissez-passer permanent. Or, aucun continent compromis ne lui offrirait jamais cela.
« Je ne sais pas si je vais pouvoir vivre ici encore longtemps, Joey.
— Et où donc irais-tu ?
— Je pensais au Danemark, peut-être. Ils m’adorent, en Scandinavie.
— Jonah. Ils t’adorent en France. Je n’ai jamais vu des articles aussi dithyrambiques.
— Je ne t’envoie que les bons.
— Tu es sûr que c’est une bonne idée de quitter Paris, du point de vue professionnel ? Comment pourrai-je te joindre ?
— Du calme, mon gars. On garde le contact.
— Est-ce que tu as besoin de liquide ? Il y a toujours ta part… Ton compte avec l’argent de la maison…
— Je suis plein aux as. Fais travailler ce pognon, place-le en Bourse, je sais pas.
— L’argent est à ton nom.
— Parfait. Tant que je ne change pas de nom, ça roule pour moi. » Il partit dans un vif accelerando – « Tu me manques, mec » – et raccrocha avant que je puisse lui en dire autant.
Plus je composais, plus la supercherie devenait manifeste. Les notes que je gribouillais sur mes partitions n’allaient nulle part – sinon à reculons. Je ne pouvais pas éternellement profiter de la bourse artistique allouée par Teresa. Me sentant incapable d’exercer un travail honnête, je plaçai des annonces pour donner des cours de piano. Il me fallut un temps fou pour rédiger ladite annonce : « Pianiste de concert, ancien élève de Juilliard (je ne prétendis jamais avoir décroché le diplôme), spécial débutants… » Ce fut incroyable de constater l’effet qu’avait encore dans ce pays la formule « pianiste de concert », alors qu’il y avait bien longtemps que les concerts n’attiraient plus personne.
Parfois, les parents marquaient un temps d’arrêt en découvrant la personne qui se cachait derrière la petite annonce. Ils laissaient leur enfant prendre un cours, pour la forme. Puis ils me présentaient leurs excuses, en expliquant qu’en fait le môme voulait plutôt apprendre le cornet. Je ne me formalisais jamais. Moi-même, je ne me serais jamais choisi comme professeur de piano. De toute façon, à présent, je ne voyais pas pourquoi quiconque se serait donné la peine d’étudier le piano. D’ici quelques années, nous serions tous remplacés par des synthétiseurs Moog. Au futur électronique, les meilleurs musiciens déclaraient déjà : Ceux d’entre nous qui sont déjà morts te saluent.
Je réussis néanmoins à attirer des élèves. Certains semblèrent même prendre plaisir à jouer. J’eus des gamins de huit ans issus de la classe ouvrière, qui chantonnaient en jouant. Des récidivistes d’âge mûr qui avaient simplement envie de jouer la Valse minute en moins de cent secondes avant de casser leur pipe. J’enseignai à des gens doués qui réussissaient en ne jouant qu’une heure par semaine et à des clients sérieux qui iraient dans la tombe avant d’arriver à jouer ces mélodies qui les titillaient pendant leur sommeil, sans cesse hors de portée de leurs doigts. Pas un seul de mes élèves ne se retrouverait sur une scène, hormis au tremplin annuel de son école. Eux ou leurs parents étaient encore les victimes de cette croyance périmée selon laquelle savoir jouer un peu de piano, c’était être un peu plus libre. Je tâchai d’adapter mon approche à chaque élève, de laisser chacun choisir son itinéraire à travers les siècles, parmi un répertoire plus qu’abondant. Un petit descendant classe moyenne du Mayflower s’enflamma pour la vieille méthode John Thompson de son père, se piquant de jouer tous les lents airs folk en un prestissimo endiablé. La fille de deux réfugiés hongrois venus dans le sillage de 56 gloussait en jouant Mikrokosmos de Bartok et grimaçait au moment des dissonances suaves du mouvement contraire, son oreille percevant un lointain écho ténu, qui n’appartenait même plus à la mémoire de ses ancêtres. Je n’eus aucun Noir. Les élèves noirs d’Atlantic City apprenaient le piano ailleurs.
Je tentais d’insuffler de la vie aux notes mortes. J’obligeais mes élèves à jouer à la vitesse d’un glacier, puis à doubler le tempo toutes les quatre mesures. Je m’installais sur le banc à côté d’eux, je prenais la main gauche et eux la droite. Puis nous intervertissions en reprenant au début. Je leur disais que c’était un exercice visant à développer les deux parties du cerveau, le clivage net entre les deux hémisphères requis pour arriver à l’autonomie de chaque main. J’essayais de leur faire sentir que chaque fragment de musique était une révolte naissante qui pouvait déboucher sur la démocratie ou bien rester lettre morte.
J’avais parmi mes élèves une jeune fille de première qui s’appelait Cindy Hang. J’eus beau le lui demander à plusieurs reprises, elle refusa de me dire son véritable prénom. Elle se disait chinoise – la réponse la plus évidente. Son père, un employé de banque de Trenton qui l’avait adoptée en même temps qu’un petit Cambodgien plus jeune qu’elle, disait qu’elle était hmong. Elle parlait un anglais chuinté mezzo piano, même si sa maîtrise de la grammaire était déjà bien supérieure à celle de ses camarades de classe autochtones. Elle parlait le moins possible, et si possible, pas du tout. Elle avait commencé tardivement le piano, quatre ans plus tôt seulement, à l’âge de treize ans. Mais elle jouait comme un chérubin meurtri.
Il y avait quelque chose qui me sidérait dans sa technique. Par pure gourmandise, je lui fis travailler des morceaux ridicules – Busoni, Rubinstein – des œuvrettes kitsch ou d’un sentimentalisme excessif que je n’avais pas le cœur de lui expliquer. Je savais qu’elles reviendraient quelques semaines plus tard, vibrantes comme jamais. Comme la Bible transposée dans le langage bourdonnant et cliquetant des baleines : une langue incompréhensible, étrangère, mais néanmoins reconnaissable. Ses doigts inventaient l’idée de structure harmonique à partir de rien. Elle écoutait avec les doigts, tel un perceur de coffre-fort qui tâte la serrure avec des gants. Elle caressait les touches, comme pour s’excuser par avance. Mais même son toucher le plus léger avait la force d’un réfugié déplacé par la violence organisée.
Chaque leçon avec Cindy Hang me laissait un sentiment de culpabilité. « Je n’ai rien à lui apprendre », disais-je à Teresa. Dire même cela, c’était une erreur.
« Oh, je parie qu’il y a tout un tas de choses que tu peux lui apprendre. »
D’une voix que je ne lui connaissais pas. Mais je refusais de tomber dans le panneau. « Tout ce que je lui enseignerai ne fera que détruire son jeu. Elle a un toucher absolument incroyable.
— Un toucher ? » On aurait dit que j’avais levé la main sur elle.
« Ter, ma chérie. Cette gamine n’a que dix-sept ans.
— Précisément. » Sa gorge se serra jusqu’à ne plus laisser filtrer le moindre son.
Les choses s’envenimèrent. Après les leçons de Cindy, je sentais que Teresa faisait un terrible effort pour garder son calme. « Comment ça s’est passé ? » demandait-elle. Et je répondais de manière tout aussi insignifiante : « Pas mal. » Je dressais mentalement une liste de morceaux que je ne pouvais demander à la jeune fille de travailler – Liebesträume, La Sonate au clair de lune, Prelude to a Kiss, n’importe quelle Fantaisie. Pendant ce temps, Cindy Hang travaillait avec de plus en plus d’ardeur, et jouait de manière de plus en plus époustouflante, en se demandant certainement pourquoi son professeur se montrait de plus en plus distant au fur et à mesure qu’elle progressait.
Je n’avais éprouvé aucun désir pour cette môme jusqu’à ce que Teresa le suggère. Puis, de la manière la plus insidieuse et progressive, elle se mit à m’obnubiler. Je la retrouvais la nuit, en rêve, nous faisions tous deux partie d’une déportation massive en temps de guerre, chacun devinant les besoins de l’autre tout en évitant les pesanteurs du langage terrestre. Je rhabillais en bleu marine, une robe qui lui tombait à mi-mollet avec de larges épaulettes, un ensemble passé de mode depuis quarante ans. Tout correspondait, hormis les cheveux, qui, dans mes rêves, bouclaient. Je posais l’oreille sous ses clavicules, au creux de cette ravine brune que je voyais lorsqu’elle était assise bien droit sur le banc et jouait pour moi. Lorsque mon oreille effleurait sa peau, le sang qui courait dessous bruissait comme un cantique.
La peau de Cindy Hang était parfaite – ce teint brun neutre qui était l’apanage de la moitié de l’espèce humaine. J’aimais cette jeune fille pour sa vulnérabilité, sa totale perplexité vis-à-vis de l’endroit où elle avait atterri, ses timides tentatives d’adaptation, perceptibles à chaque mouvement de ses doigts sur les touches. J’aimais les sons qu’elle produisait, elle semblait venir d’une autre planète – quelque chose que cette planète-ci jamais n’hébergerait. Pendant des semaines, je me dis qu’il n’y avait pas de problème. Mais j’attendais quelque chose de Cindy Hang, quelque chose que j’ignorais désirer, jusqu’à ce que la jalousie de Teresa m’indique l’évidence.
Nous jouâmes ensemble le Köchel 381, la Sonate en ré majeur pour piano à quatre mains, de Mozart. Je lui donnai le morceau à travailler uniquement pour avoir le loisir de m’asseoir à côté d’elle sur le banc. Il n’y a que quatre mesures profondes dans tout le morceau ; dans presque tout le reste, il suffit de faire tournoyer les notes. Mais j’avais hâte que nous y arrivions, cela me faisait plus envie que tout, rien d’autre ne m’importait autant. Cela me ramenait da capo à mes débuts. Nous jouâmes le deuxième mouvement ensemble, un peu trop lentement. Elle prit la partie aiguë et je la soutins. Mes lignes étaient pleines et déployées. Les siennes étaient une exploration d’une légèreté infinie, on eût dit un oiseau en train de fourrager. J’avais le sentiment de fendre la foule d’une fête foraine avec une môme joyeuse sur les épaules.
Une fois, nous jouâmes le morceau à la perfection. Sous nos doigts, la modeste composition accomplit le destin qui était le sien sur cette terre. Nous nous arrêtâmes, mon élève et moi, tous deux conscients de ce que nous venions de réussir. Cindy resta immobile sur le banc, à côté de moi, tête baissée, regardant le clavier, attendant que je la touche. Comme je ne bougeais pas, elle leva les yeux et m’adressa un pauvre sourire, désireuse à tout prix de me plaire. « On peut réessayer ? Depuis le début ? »
J’appelai son père. Je lui dis que Cindy était extrêmement douée, « une authentique musicienne », mais qu’elle avait atteint un tel niveau que je n’avais plus rien à lui apprendre. Je pouvais l’aider à trouver quelqu’un qui la ferait progresser. En fait, j’étais intimement persuadé que n’importe quel autre professeur détruirait ce qu’il y avait de plus étrange et de plus lumineux dans son jeu. Cette virtuosité intuitive et confuse de celui qui ne parle pas la langue du pays ne survivrait pas à sa première véritable leçon. Mais quel que soit l’effet qu’aurait sur elle un autre professeur, ce serait toujours mieux que ce qui se passerait avec moi si je lui donnais un cours de plus.
Le père de Cindy était trop dérouté pour formuler la moindre objection. « Est-ce que vous voulez lui parler ? Lui expliquer ça vous-même ? »
Je dus répondre quelque chose de tellement absurde que je ne m’en souviens pas. Je raccrochai sans avoir eu à lui parler. Pendant les mois qui suivirent, je n’en dis rien à Teresa. Si je lui en parlais, cela ne ferait que confirmer ses pires craintes. Lorsque je le lui racontai finalement, ce fut pour elle un coup terrible, elle ressentit toute la misère que seule la vérité peut apporter. Elle se traîna pendant deux semaines, essayant de réparer les pots cassés. « Tu devrais peut-être laisser tomber les cours, Joseph. Depuis que tu as commencé, tu n’as plus travaillé ta musique à toi. »
Je cessai de rêver à Cindy Hang, mais je continuai de songer à son jeu étrange, chirurgical, venu d’un autre monde. Entre ses doigts, les longues mélopées d’Europe devenaient méconnaissables. Plus jamais je n’entendis quelqu’un ayant un jeu de ce genre. C’était la seule de mes élèves qui aurait pu apprendre facilement à faire de la musique. Mais pour accéder à la vraie scène, il aurait fallu qu’elle sacrifie en chemin sa façon de jouer.
Pendant un certain temps, le fait d’avoir banni Cindy nous rapprocha, Terrie et moi, ne serait-ce que par la culpabilité que nous partagions. Teresa avait tant sacrifié pour vivre avec moi ; jamais je ne pourrais lui rendre la pareille. Cela me suivait à la trace comme un casier judiciaire. Chaque jour je devenais plus convaincu qu’elle ne pouvait pas se permettre de vivre avec moi. Elle voulait se consacrer entièrement à quelqu’un qui s’était totalement dédié à la chose qu’elle aimait le plus au monde. Elle voulait épouser un musicien. Ce n’était pas plus compliqué que ça. Elle voulait que je l’épouse. Elle pensait que le fait d’officialiser la situation, de signer les papiers, balaierait notre perpétuelle anxiété et ferait tomber les murs. C’est mon mari, pourrait-elle répondre aux caissières venimeuses, aux types qui nous suivaient dans la rue, l’air menaçant, aux voitures de police qui guettaient nos faits et gestes. C’est mon mari, dirait-elle, et ils n’y pourraient rien.
Parfois, le soir, dans le noir, encouragée par la proximité, elle remettait ça sur le tapis, à voix basse, et dépeignait pour moi un fantasme : une maison, un état souverain à nous, avec son propre drapeau et son hymne national, et peut-être un accroissement de population. Jamais je ne la contredis et, dans le noir, elle prit mon écoute bienveillante pour un acquiescement.
L’avenir entre nous étant flou, ma créativité musicale tendait vers zéro. Les heures passées loin du clavier étaient pires encore. Passer l’aspirateur pendant une demi-heure m’épuisait. Une course à l’épicerie prenait les proportions d’une ascension du mont Everest. Peut-être devrions-nous effectivement nous marier, songeais-je. Nous marier et nous installer quelque part où nous puissions survivre. Mais je ne savais pas comment m’y prendre. À moins que Teresa ne se charge de tout, s’occupe de toutes les démarches, et me prévienne quand tout serait terminé…
Inerte comme je l’étais, je me dis que la probabilité que je meure avant de pouvoir honorer la moindre promesse implicite finirait par l’emporter. J’avais passé la trentaine, seuil fatidique au-delà duquel on n’était plus digne de confiance. Teresa elle aussi approchait la trentaine, âge auquel une femme non mariée ne se mariera sans doute jamais. Cela aurait dû me sembler naturel. C’était ce que j’avais connu toute mon enfance : un conjoint de chaque couleur. Mais un quart de siècle avait détruit tout naturel en moi. Toutes les leçons prodiguées par ma famille se réduisaient à une seule : on ne survit pas au mariage avec quelqu’un d’une autre race.
Teresa considérait que j’étais à moitié blanc. Nous chantions ensemble et n’avions jamais le moindre problème. Elle croyait me situer. Elle me voyait besogner, essayer d’écrire de la musique blanche. Tout ce que je ne lui disais pas l’autorisait à penser cela. Une fois, elle s’enquit de la famille du côté de mon père. Elle voulait quelque chose à quoi se rattacher. « D’où sont-ils ?
— D’Allemagne.
— Je sais, gros bêta. Où en Allemagne ? »
Je n’avais pas de bonne réponse. « Ils ont vécu à Essen jusqu’à la guerre. Mon… père était de Strasbourg, à l’origine.
— À l’origine ? »
J’éclatai de rire. « Ma foi, à l’origine, ils venaient tous de Canaan, j’imagine.
— D’où ? » Je ne pus qu’effleurer ses cheveux. « Eh bien, où sont-ils tous, aujourd’hui ? » Pas une hésitation. Elle était si pure.
« Disparus. »
Elle réfléchit à ce qu’elle venait d’entendre. Les siens avaient coupé les ponts, mais elle savait où chacun se trouvait. Elle envoyait encore des cartes à tous les anniversaires de ses cousins, même si le taux de réponse s’était réduit à presque rien. « Disparus ? » C’est alors qu’elle comprit brutalement, et plus aucune explication supplémentaire ne fut nécessaire.
Elle demanda à en savoir davantage au sujet de la famille de Maman. Je lui dis ce que je savais : le grand-père médecin, sa femme et ses enfants à Philadelphie. « Quand pourrons-nous les rencontrer, Joe ? » Personne ne m’appelait Joe. « Je serais ravie de t’accompagner, quand tu veux. » Je ne pouvais même pas lui dire. Nous n’étions même pas assez proches pour être de deux espèces différentes.
Je me rendis compte par hasard de ce que je lui faisais endurer. Une fois par semaine, je fouillais encore dans sa collection et j’apprenais pour elle une chanson. Après dîner, je m’asseyais au Wurlitzer, improvisais des arpèges, puis me lançais dans une intro. Son grand jeu consistait à deviner le morceau pour être prête à chanter sur le premier temps du premier couplet. Elle y arrivait à chaque fois. Son visage s’éclairait, on aurait dit qu’on lui offrait un paquet-cadeau. Un soir d’avril 1975, nous tentâmes There’s a Rainbow Round My Shoulder, une chanson dont, l’après-midi encore, j’ignorais tout. Terrie alla jusqu’à :
Alléluia, les gens seront médusés
Quand ils verront la bague en diamant
Que ma petite chérie porte au doigt !
Oui, monsieur !
Elle s’interrompit soudain dans un mélange de rires et de larmes. Elle vint vers moi et passa ses bras autour de mes épaules. Je fis l’idiot encore sur cinq notes façon camisole de force. « Oh, Joe, mon poussin. Il faut qu’on le fasse. Qu’on régularise la situation ! »
Je la regardai et lui dis, genre loulou des années trente : « Tout ce que voudra mon petit cœur. En quel honneur ne respecterais-je pas la loi ? » Elle parut aussi heureuse que si nous avions déjà accompli l’acte. L’intention seule semblait lui suffire.
Deux semaines plus tard, en fouillant dans ses disques à la recherche d’une autre pépite, j’aperçus un bout de papier qui dépassait d’une pile de livres sur son bureau. C’est la couleur qui avait attiré mon regard. Je m’emparai de la chose, un faire-part de mariage tracé à la main. Un grand arc-en-ciel s’étendait au milieu. Sur le haut de la page, le titre de la chanson était écrit à la main : « J’ai un arc-en-ciel autour de l’épaule ». À l’intérieur de l’arc-en-ciel, un extrait manuscrit de la chanson : « Et ça me va comme un gant. » Au-dessous, sur une série de lignes horizontales, Teresa avait écrit HEURE, DATE et LIEU, espaces qu’en toute confiance elle avait laissés vierges, en attendant de m’avoir joyeusement consulté. Un peu au-dessous, elle avait écrit : « Venez célébrer avec nous l’union de Teresa Maria Elisabeth Clara Wierzbicki et Joseph Strom. » Tout en bas, d’une main guillerette, elle avait ajouté : « Alléluia, nous nous aimons ! »
J’en fus bouleversé. Elle voulait qu’il y ait du monde, qu’on fasse une déclaration publique. J’aurais peut-être pu négocier pour que ce soit un mariage civil, dans la mesure où nous n’en avions parlé à personne. Mais un mariage avec invitations ? Impossible. À qui pensait-elle pouvoir envoyer des invitations ? Ma famille était morte et la sienne l’avait bannie. Nous n’avions aucun ami commun, aucun en tout cas qui serait venu à une telle cérémonie. Je me fis une idée du scénario qu’elle avait en tête : nous avançons dans l’allée centrale d’une église, en partie catholique, en partie africaine méthodiste épiscopalienne, en partie synagogue. Ses collègues polonais de l’usine d’un côté, mes contacts au sein des Black Panthers de l’autre, se dévisageant de part et d’autre de l’allée centrale. Et nous deux, face à l’assemblée, coupons des parts de pièce montée. Alléluia, sûr que les gens seraient médusés !
J’enfouis le projet inachevé sous ses livres, tel que je l’avais trouvé. Je ne lui en ai jamais parlé. Mais elle a su. À ma façon de me comporter avec elle, à ma façon d’être trop affectueux. J’étais sur le qui-vive, prêt pour le moment où elle me présenterait le faire-part terminé. Tiens, j’ai fait ça pour toi. Mais cet instant ne vint jamais. La célébration artisanale de Teresa disparut de son bureau pour être inhumée dans une malle secrète qu’elle n’ouvrait pour personne.
C’est à cette période que j’abandonnai toute velléité de composition. Je réunis mes partitions gribouillées au crayon et mis l’ensemble de côté une fois pour toutes.
Peu de temps après, j’eus des nouvelles de Jonah. Il n’était pas parti en Scandinavie. « Salut, vieux frère – commençait-il. Il se passe de grandes choses, ici. J’ai trouvé ma vocation. » Comme si le fait de chanter avec le London Symphony Orchestra et l’Orchestre philharmonique de Radio-France n’avait constitué qu’un galop d’essai.
J’étais à Strasbourg à faire mon numéro de ténor pour la millionième interprétation de la toute-puissante NEUVIÈME, cette saison, une performance authentiquement tartignolle dans la nouvelle « Capitale de l’Europe », avec des solistes, un chef d’orchestre et des musiciens de plus de vingt pays. Pas tout à fait sûr du pays que j’étais censé représenter. On fonçait bon train dans la dernière ligne droite, quand soudain le grotesque de la situation m’est apparu. Toute ma vie, j’ai été ce bon petit soldat à la solde de l’impérialisme culturel dernière manière. Alle Menschen werden Brüder : tu parles, Charles. Laisse-moi rire. Sur quelle planète il vit, ce mec ? Pas la nôtre ; pas la Planète des Singes.
J’ai terminé le concert sans problème mais, après ça, j’ai commencé à devenir allergique à tout ce qui était postérieur à 1750. J’ai annulé trois cachets, trois gros machins du XIXe siècle avec fanfreluches et tout le tralala. J’ai réussi à assurer dans une mise en scène à l’artillerie lourde de La Création, à Lyon, sans gerber mon goûter, mais c’était moins une… De retour à Paris, je suis tombé par hasard sur un groupe des Flandres, une dizaine de chanteurs, qui se produisaient au musée de Cluny. Je n’avais jamais rien entendu de tel. J’ai eu l’impression d’atterrir après un long voyage chaotique en avion, tu sais, le moment où tes oreilles se débouchent. Avec toutes ces prods de cent cinquante personnes pour salles gigantesques, j’en avais oublié ce que chanter signifie… Mille ans de musique écrite, Joey. Et nous, on s’est uniquement concentrés sur le dernier siècle et demi. On s’est cantonnés dans cette petite aile d’une demeure gigantesque… Mille ans ! Tu as une idée de la taille que ça fait ?
Suffisamment spacieux, à l’évidence, pour que mon frère s’y engloutisse.
Il m’a fallu un bout de temps pour purger ma voix de tous les trucs clinquants et autres artifices merdeux qu’on m’a fait gober ces dernières années. Mais me voilà finalement purifié. J’ai suivi ce groupe, le Kampen Ensemble, jusqu’à Gand, et, après une longue traversée du désert, j’ai enfin retrouvé un professeur digne de ce nom : Geert Kampen – un véritable maître, et l’une des âmes les plus musicales que j’aie jamais rencontrées. Je ne suis qu’une modeste pièce dans son petit collège, et nous sommes loin d’être le seul groupe à nous intéresser à cette musique. D’un seul coup, le passé devient d’une actualité brûlante. Il y a toute une école aux Pays-Bas, et il y en a même une qui s’est montée à Paris. Il se passe un truc. Toute une vague de gens réinventent la musique ancienne. Je veux dire la plus ancienne. Suffit que tu attendes un peu, Mule. Ce mouvement atteindra les States d’ici quelques années. Vous êtes tout le temps à la traîne, les gars, même lorsqu’il s’agit de remonter le temps ! Et une fois que ça aura déferlé, tu verras : la nostalgie ne sera plus jamais la même…
J’ai appris à ne pas parler français dans les magasins flamands, quoique l’allemand ne soit guère mieux accueilli. Même mon anglais ne convainc pas totalement les gens que je ne suis pas un travailleur turc « invité », comme ils disent, venu pour voler les pires boulots aux gens du cru. Nonobstant, je ne suis jamais plus en sécurité que quand je chante. J’ai réussi à récupérer ce que Paris avait de mieux à offrir et je l’ai ramené à la civilisation avec moi. Elle s’appelle Céleste Marin. Elle sait tout de toi, et nous attendons tous deux que tu veuilles bien ramener ta pomme ici. Tu feras la connaissance de ma nouvelle femme et tu entendras ma nouvelle voix. Tu ferais bien de te magner. Même le passé ne peut durer éternellement.
Je lus la lettre avec une panique grandissante. Arrivé à la moitié, j’eus envie de lui envoyer un télégramme. Mon frère avait atteint un succès tel que cela justifiait presque l’expérience inaboutie que nos parents nous avaient infligée. Et, sur le point de jouir d’une vraie reconnaissance, il s’était mis en tête de ficher le camp à nouveau pour grossir les rangs d’une secte. Le désastre qu’était ma vie perdait sa dernière occasion de salut. Tant que je m’étais sacrifié pour propulser Jonah, je pouvais considérer que je n’avais pas totalement perdu mon temps. Mais s’il plantait tout, alors là, j’étais vraiment fichu. Je commençai à lui écrire un mot, mais c’était impossible. Je n’avais rien à lui dire sinon : Ne fais pas ça. Ne gâche pas ta chance. Ne fiche pas en l’air ta vocation. Ne te moque pas de Beethoven. Nom de Dieu, ne t’installe pas en Belgique. Par-dessus tout, n’épouse pas une Française.
J’achetai quelques enregistrements du Kampen Ensemble, que je dus commander. Je les écoutai en cachette, lorsque Teresa n’était pas à la maison. Je les dissimulai, comme des magazines porno, là où j’étais sûr qu’elle ne les trouverait pas, même par hasard. Les disques saturés de cromorne avaient un certain charme désuet, comme lorsque l’on tombe sur un outil en fer forgé dans une échoppe poussiéreuse, un objet qui avait signifié la vie et la mort pour quelque fermier, jadis, mais qui, dans le monde d’aujourd’hui, n’a plus aucune fonction connue. Rien dans les fourrés du contrepoint complexe ne ressemblait, même de loin, à un air que l’on pût entonner. Les chanteurs travaillaient leurs voix jusqu’à aboutir à une sécheresse ultime, retenant leurs phrases jusqu’à ce que plus rien ne tremble ni n’enfle. Tout ce que nous avions le plus adoré en musique était tout juste suggéré, à peine incarné. Je n’arrivais pas à saisir ce qui fascinait tant Jonah. Il était comme un chef qui a percé à jour le secret de sauces aux mille nuances… et voilà qu’il renonçait à la cuisine pour retourner à la cueillette des baies et des noix. Cela semblait une fuite peu glorieuse. En même temps, j’étais un prof de piano de seconde zone qui donnait quinze heures de cours par semaine, un compositeur avorté, qui vivait des bonnes grâces d’une travailleuse en usine. À Atlantic City.
Seul pendant la journée, je me passais mes disques de contrebande. À la troisième écoute du premier disque du Kampen Ensemble, je repérai plus particulièrement une chanson de Roland de Lassus : Bonjour mon cœur. Je connaissais déjà cet air avant même qu’il ait été écrit. « Bonjour mon cœur, bonjour ma douce vie, mon œil, mon cher ami. » Et dans ce morceau, je m’entendis, au moment même où je l’avais entendu pour la première fois. Je remontai cette étroite colonne d’air à contresens, je remontai à une période antérieure à nos années de tournées, antérieure aux salles de répétition carcérales de Juilliard, antérieure à la chorale de chambre de Boylston, jusqu’à nos toutes premières soirées en famille, où chacun de nous trouvait sa place au sein du chœur. « Bonjour ma toute belle, mon doux printemps, ma fleur nouvelle. » Avec les quatre premières notes de la chanson, je me retrouvai devant la salle en pierre où pour la première fois j’avais entendu cet air. J’ai sept ans ; mon frère en a huit. Mon père nous a emmenés à la pointe nord de l’île, visiter un cloître médiéval, où des chanteurs dénouent l’écheveau stupéfiant de l’instant. « Mon passereau, ma gente tourterelle. Bonjour, ma douce rebelle. » Après coup, mon frère déclarera : « Tu sais, moi, quand je serai grand… Quand je serai une grande personne… Je ferai comme ces gens. »
J’ignorais à l’époque qui étaient « ces gens ». Je ne le savais pas plus maintenant. Je savais seulement que nous n’étions pas ces gens-là. En entendant la chanson, je fus pris d’une envie soudaine de retourner aux Cloîtres. Cela faisait des décennies que je n’y avais pas mis les pieds. Le fait de me trouver là-bas réveillerait sans doute quelque vieux souvenir, et m’indiquerait la direction vers laquelle nous nous acheminions alors, m’aiderait à comprendre ce qui arrivait à Jonah. Je demandai à Ter si elle avait envie d’aller à New York. Ses yeux s’illuminèrent comme des guirlandes.
« Tu es sérieux ? Manhattan ? Juste toi et moi ?
— Plus six millions et demi de tueurs en série potentiels.
— New York, New York. Mon homme et moi en virée en ville ! » Cela faisait une paye, semblait-il, que nous n’avions pas pris de vacances. Je l’avais attirée sous terre, dans le tréfonds de ma solitude, et elle m’avait suivi, au nom de la musique. Mais nous n’étions nulle part en sécurité, en fin de compte, pas même au cœur de la solitude. Surtout au cœur de la solitude. « NYC ! On va commencer par Bloomingdale’s, et puis on descendra vers le sud. Et on ne s’arrêtera pas tant qu’on ne t’aura pas trouvé un costume.
— Mais j’ai déjà un costume.
— Un costume moderne. Un beau costume de concertiste, bien large en bas, et sans épingles à nourrice pour le faire tenir.
— Pourquoi donc aurais-je besoin d’un costume ? » En entendant ces mots, Teresa se replia sur elle-même, et la lueur dans son regard s’éteignit. « Il me faut d’abord des chaussures », dis-je et la petite lumière se ralluma un peu.
Je suggérai qu’après le shopping nous montions voir les Cloîtres. Teresa croyait qu’il s’agissait d’un stade. Ses sourcils se dressèrent quand je lui expliquai de quoi il s’agissait. « J’ignorais que tu étais catholique !
— Moi aussi. »
Nous passâmes la matinée à arpenter des magasins grouillant de gens – pour moi, un condensé de l’enfer sur terre. Comme toujours, Teresa essuya toutes les humiliations et offenses comme si de rien n’était, sauf en cas d’agression manifeste. « Ils s’habillent comment, les pianistes, sur scène, ces temps-ci ? Qu’est-ce qui se fait pour un concertiste, cette année ?
— Pas ça, en tout cas. » Je ne pus en dire davantage.
Sa frustration augmentait. Pressé d’arriver à Washington Heights, j’acceptai un pitoyable costard croisé marron qui n’aurait d’autre fonction que de pomper un peu plus ses économies. « Tu es sûr ? C’est bien, ça, tu crois ? Tu vas être à croquer, là-dedans, partout où tu joueras ! Je ne t’en dis pas plus, beau gosse. »
Nous laissâmes le costume pour les retouches, ce qui me donnait une semaine pour réfléchir à cet achat, et peut-être perdre seulement l’acompte. Nous prîmes la ligne A direction uptown. Pendant tout le trajet, accrochée à sa poignée, Teresa me chanta à l’oreille du Ellington et du Strayhorn, comme la pire des touristes tout juste débarquée en ville. Sentant les grimaces agacées des autres passagers, j’harmonisai sotto voce.
Les Cloîtres avaient été modifiés depuis ma dernière visite – des pierres avaient été enlevées, l’ensemble avait été réduit, les chapiteaux et les voûtes avaient été simplifiés. Teresa n’arrivait pas à assimiler cet ersatz médiéval, ce fourre-tout composé d’éléments disparates. « Tu veux dire que ce type s’est baladé partout pour racheter des monastères ?
— Les voies des Blancs sont impénétrables.
— Joseph. Ne fais pas ça.
— Fais quoi ?
— Tu sais très bien. Et puis d’abord, comment peut-on acheter un monastère ?
— Euh. Et comment est-ce qu’on vend un monastère ?
— Je veux dire, tu achètes un prieuré espagnol, et tu as droit à une abbaye portugaise à moitié prix ? » Je lui pressai la main jusqu’à ce qu’une lueur brille dans son regard. « Et ensuite, ils les ont reconstitués comme un énorme puzzle. Achète-m’en un, Joseph. Chouette alignement de colonnes. Ça aurait de l’allure dans le jardin, non ?
— Il faudrait d’abord qu’on ait un jardin.
— C’est parti. Je m’en occupe. Est-ce que je peux avoir une signature ? »
Elle adora la tapisserie de la licorne, et compatit avec la bête captive. « Einhorn, fis-je à voix haute.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien. »
C’était ma sortie en ville ; Teresa ne comprenait pas pourquoi je n’appréciais pas ces créations extraterrestres. Je parcourus les salles au pas de charge, en prêtant encore moins d’attention aux objets exposés que Jonah et moi ne l’avions fait un quart de siècle auparavant. Je pénétrai dans la froide salle en pierre où nous avions entendu nos chanteurs, ce jour-là, et je vis mon frère sauter de sa chaise pour toucher la jolie dame venue chanter pour nous. À part ça, pas de messager. Nous abandonnâmes ce trou temporel au bout d’une heure. Teresa était ravie ; moi, je me sentais plus apathique que je ne l’avais été depuis que j’avais eu des nouvelles de Jonah. Il était parti dans un monde dont je n’arrivais pas à trouver la clé.
« Marchons. » Teresa opina, enchantée par toutes mes suggestions. Nous traversâmes Fort Tryon Park. Je recherchai les deux garçons, de sept et huit ans, parmi les groupes de gens, le long des sentiers, mais je ne parvins pas à nous trouver au milieu de tant de leurres de la même couleur, qui parlaient tous espagnol. La vague de l’immigration dominicaine avait commencé ; d’ici une décennie, elle recoloniserait la pointe de l’île, tout comme un million de Portoricains avaient naguère colonisé Brooklyn et East Harlem, à l’époque de mon enfance. Les vieux juifs étaient encore là, ceux qui avaient refusé de s’installer plus au sud dans un quartier de réfugiés cubains. Des inconnus, qui jadis auraient salué mon père au premier coup d’œil, avaient à présent un mouvement de recul effrayé en m’apercevant. On lisait sur leur visage que, dans le quartier, ces choses-là n’avaient plus cours.
« Il y a une boulangerie par ici, dis-je à ma shiksa de bastringue, ma catholique polonaise. Quelque part, tout près d’ici. »
Mais je ne m’y retrouvais pas. Nous arpentâmes plusieurs rues dans un sens puis dans l’autre, tombâmes sur les escaliers en béton – totalement méconnaissables – puis nous revînmes sur nos pas jusqu’à ce que Ter en ait assez. « Pourquoi ne pas demander à quelqu’un ? »
Aborder un inconnu ? Jamais l’idée ne me serait venue à l’esprit. Nous demandâmes à un livreur. « La boulangerie Frisch ? » J’aurais pu aussi bien lui parler en provençal. « Dans tes rêves, peut-être. » Finalement, c’est une femme en tailleur argent, bracelet turquoise et quartz fumé, qui s’arrêta, sans doute davantage inquiète que prise de pitié. Elle se promenait dans sa plus belle tenue, comme si la ville n’avait pas lentement sombré dans l’enfer depuis la guerre. Elle fut surprise d’entendre que mon anglais était intelligible. Elle aurait pu être ma tante. Apprendre une telle nouvelle l’aurait tuée sur le coup.
« Frisch ? Frisch, là-haut, sur Overlook ?
— Oui, c’est ça ! C’est celui-là. » Je fis mine de m’éloigner, les paumes en l’air, le prototype du gars inoffensif.
Ma tante renifla. « Des bonnes indications, ça ne suffira pas. Ça fait des lustres que Frisch est fermé. Dix ans, avec de la chance. Qu’est-ce que vous cherchez, mon cher ? » Sa voix était chargée d’un lourd fardeau, c’était sa punition pour être venue sur cette terre de mixité.
Teresa, elle aussi, se tourna vers moi. Mais oui, qu’est-ce que tu cherches, à la fin ?
Tout gêné, j’avouai : « Du Mandelbrot.
— Du Mandelbrot ! » Elle m’examina pour voir comment j’avais pu découvrir ce mot de passe secret. « Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite, mon cher ? Pas besoin d’aller chez Frisch. Vous descendez la rue d’après, vous prenez à gauche. Et là, ce sera à un demi-pâté de maisons sur votre gauche. »
Je la remerciai de nouveau, avec un zèle proportionnel à l’inutilité de ses renseignements. Je pris Teresa par l’épaule et la menai dans la direction que ma tante avait indiquée.
« C’est quoi, le Mandelbrot, Joseph ? » Dans sa bouche, le mot se transformait en un vulgaire pain industriel.
« Du pain aux amandes. » On perdait beaucoup en traduisant.
« Du pain aux amandes ! Tu aimes le pain aux amandes ? Tu ne me l’as jamais dit. J’aurais pu t’en faire… » Teresa, le visage contrarié, hésitait à prononcer l’acte d’accusation. Si seulement tu m’avais dit, si tu avais ramené ta petite amie à la maison et l’avais mise au lit avec nous.
Nous trouvâmes la boulangerie. Rien à voir avec Frisch. Ce qu’ils vendaient sous le nom de Mandelbrot aurait tout aussi bien pu être du pain blanc à la cannelle. Nous nous assîmes sur un banc et picorâmes le pain. Notre journée à New York tirait à sa fin. Plus loin dans la rue, un type fouillait dans une corbeille métallique. Demain n’était qu’une lumière à l’horizon, qui se pressait à la rencontre d’hier. C’était la rue que Da nous avait fait emprunter, lorsqu’il nous avait expliqué que toutes les horloges de l’univers tournaient à leur propre rythme. Le même banc, bien que ce mot, même, semblât dénué de toute signification.
Nous n’avions rien mangé de la journée. Pourtant Teresa toucha à peine au pain, comme s’il s’agissait d’une hostie rance. Elle en déchira des morceaux et jeta des miettes aux pigeons, puis elle les maudit pour s’être agglutinés autour d’elle. J’étais assis à ses côtés, bloqué dans ma propre vie. Les garçons et leur père étaient passés devant nous, quand nous étions assis sur le banc, mais ils ne savaient pas encore comment nous voir. Je ne pouvais aller nulle part, à partir de ce lieu et de cet instant. Je me levai pour m’en aller, mais je ne pus marcher. Teresa s’agrippa à moi, m’obligea à rester sur place. « Joseph. Mon Joe. Il faut qu’on régularise la situation.
— La situation ? »
Une tentative pour briser toutes les pendules.
« Nous. »
Je me rassis. J’observai le type qui s’escrimait sur la poubelle, il dépliait un petit paquet brillant en aluminium. « Ter. On est bien. Tu n’es pas heureuse ? » Elle baissa les yeux. « Pourquoi est-ce que tu dis toujours “régulariser la situation” ? Tu as peur de te faire arrêter ? Tu as besoin d’un contrat pour m’intenter un procès, le cas échéant ?
— Rien à foutre de la loi. Je m’en branle de la loi. » Elle pleura, fit un effort pour que les mots franchissent le seuil de ses dents serrées. « Tu n’arrêtes pas de dire d’accord, mais il ne se passe rien. C’est comme ta musique. Tu dis que tu veux, mais tu ne veux pas. Moi, je n’arrête pas de t’attendre. On dirait que tu te contentes de tuer le temps avec moi. Tu te dis que tu vas trouver quelqu’un de mieux que tu auras vraiment envie d’épouser, que tu voudras vraiment rendre…
— Non. Absolument pas. Jamais, jamais, je ne trouverai quelqu’un d’autre qui… sera mieux que toi.
— Vraiment, Joseph ? Vraiment ? Alors pourquoi ne pas le prouver ?
— Qu’est-ce qu’on a à prouver ? L’amour, c’est une histoire de preuves ? » Oui, me dis-je, à l’instant même où je posais la question. C’est exactement ça, l’amour. Teresa posa la tête sur ses genoux et se mit à sangloter. Je lui caressai le dos en dessinant de grands ovales, comme un enfant qui s’exerce à tracer ses o en cursive. C’est Maman qui m’avait appris à écrire, mais je ne m’en souvenais pas. Je frictionnai le dos de Teresa agité de soubresauts, sentant ma main depuis un lieu distant et isolé.
Un homme en costume noir et feutre rond défraîchi, plus vieux que le siècle, passa en traînant les pieds. En entendant le danger, il accéléra imperceptiblement le pas. Puis, s’apercevant qu’il n’avait rien à craindre de notre tragédie, il s’arrêta. « Elle est malade, la fille ?
— Non, elle va bien. C’est juste du… Leid. » Il opina, plissa les paupières et dit quelque chose dans la langue de Da que je ne saisis pas. Tout ce que j’entendis fut la brutalité de sa réprimande. Le frottement de ses pieds reprit. Mais tous les vingt pas, il s’arrêta et regarda derrière lui. Pour voir s’il fallait appeler la Polizei.
Je n’ignorais pas que Teresa avait besoin de se marier, même si elle ne pouvait pas en parler. À partir du moment où elle serait mariée, sa famille se montrerait plus conciliante, et la réintégrerait peut-être dans ses rangs. En revanche, si nous décidions de maintenir le statu quo, nous ne ferions que confirmer leurs pires calomnies. Elle vivrait à jamais dans le péché avec un Noir profiteur qui ne se souciait même pas de lui offrir une bague.
Mais le mariage était impossible. C’était une erreur, je le savais pertinemment. Mon frère et ma sœur rendaient le mariage impossible. Mon père et ma mère aussi. Le mariage était synonyme de point d’ancrage, de reconnaissance, d’équilibre, de retour à la maison. L’oiseau et le poisson pouvaient tomber amoureux, mais le présent éparpillerait chaque brindille chipée ici ou là qu’ils pourraient assembler. J’ignorais à quelle race Teresa pensait que j’appartenais, mais ce n’était pas la sienne. La race l’emportait sur l’amour aussi sûrement qu’elle colonisait l’esprit amoureux. Il n’y avait pas de juste milieu. Mes parents avaient essayé, et le résultat, c’était ma vie. Je n’éprouvais en rien le besoin de reproduire ce schéma.
J’étais de retour à Boston, Kenmore Square, par une froide journée de décembre. Mon frère, banni pour avoir embrassé une fille d’une autre caste, le premier faux pas de sa vie, me disait que nous étions la seule race qui ne pouvait pas se reproduire. Je croyais qu’il avait perdu la boule. À présent, cela me semblait évident. De toutes les musiques que nous pourrions faire écouter à nos enfants, Teresa et moi, il n’existait pas une seule chanson qu’ils pourraient revendiquer de manière inconditionnelle, sans conteste, qu’ils pourraient chanter comme on respire. Teresa croyait être au-delà des questions de couleur de peau. Elle croyait avoir payé, déjà. Elle n’avait pas idée. Je n’avais aucun moyen de le lui dire. « Teresa. Ter. Comment veux-tu qu’on fasse ? »
Je n’étais pas sûr de ce que je voulais dire. Mais Teresa, elle, l’était. Elle redressa la tête. « “Comment veux-tu qu’on fasse ?” Comment veux-tu qu’on fasse ? » Ses mots étaient terribles, engourdis. Je crus qu’elle allait craquer. Je jetai un regard alentour, à la recherche de la cabine téléphonique la plus proche. « Comment veux-tu qu’on fasse pour rester ici ? » Son visage rouge de colère gîtait de droite à gauche, exprimant un refus si violent que mon premier réflexe fut de l’apaiser. Ses mots se mélangeaient follement. « Comment veux-tu qu’on vive ensemble ? Qu’on se parle ? » Elle fit mine de se lever, puis se laissa choir. Elle se détourna de moi, suffocante, ses lèvres se tordaient en silence. Ses bras étaient tendus devant elle, déchirant l’air de dégoût. Je traçai de grands o rassurants dans son dos jusqu’à ce que, dans un geste de furie, elle se retourne sur elle-même et me renvoie ma main à la figure. Je n’osai plus bouger. Que je m’approche ou que je m’éloigne, le désastre serait identique. J’avais la tête vide, je n’entendais plus rien, ne distinguais plus les couleurs. Si elle avait eu un couteau, cette femme s’en serait servie. Puis Teresa se calma. C’est ça, le temps. Da me l’avait expliqué, une fois. C’est ainsi que nous savons dans quel sens va le monde : toujours vers l’aval, de l’affolement à l’engourdissement.
Nous rentrâmes ensemble à Atlantic City, obéissant à une force qui se trouvait un cran en dessous du choix. Nous reprîmes la vie en commun, en une sorte de mouvement en suspens entre gens déjà morts. Nous n’abordâmes plus jamais le sujet du mariage, hormis en pensée, à chaque minute où nous étions en présence l’un de l’autre. Le temps poursuivit sa course aléatoire. Deux mois plus tard, sur cette pente inexorable, mon frère appela. Teresa décrocha. À la pause électrique qu’elle marqua après avoir dit « allô », je sus que c’était lui. La main tenant le combiné se mit à trembler, sous le coup de l’excitation : oui, c’était Teresa, oui, cette Teresa, et oui, elle savait qui il était – elle savait tout de lui, y compris où il était – et oui, son frère était là, et oui, non, oui, et elle gloussa, totalement charmée par le baratin flatteur qu’il improvisa. Elle me tendit le téléphone avec une douceur qu’elle n’avait pas manifestée depuis notre mortelle journée à New York.
« Elle a une jolie voix, Mule. Tu chantes avec elle ?
— Un truc dans le genre.
— Elle monte jusqu’où dans les aigus ?
— Comment vas-tu, Jonah ?
— Tu es certain qu’elle est polonaise ? À l’entendre, on ne dirait pas. Comment est-elle, physiquement ?
— À ton avis ? Comment va Céleste ?
— N’aime pas trop la Belgique, j’en ai peur. Elle trouve que ce sont tous des sauvages ici.
— C’est le cas ?
— Eh bien, ils mangent des frites avec leurs moules. N’empêche, ils déchiffrent comme personne. Je veux que tu viennes voir par toi-même.
— Quand tu veux. Tu as un billet d’avion pour moi ?
— Ouaip. Tu peux partir quand ? » Nous arrivâmes à l’une de ces grandes mesures rallentando, comme dans les lieder de la fin de la période romantique. Chacun devinait les pensées de l’autre, deux cibles mobiles dans le viseur du fusil. Ça, nous ne l’avions pas perdu. « J’ai besoin de toi, Mule.
— Est-ce que tu as idée de ce que tu es en train de me demander ? Tu ne te rends absolument pas compte. Ça fait des années que je n’ai rien joué de sérieux. » Je levai la tête, et vis Teresa. Trop tard. Elle tournait autour de la machine à café. Elle avait le visage défait. « En classique, je veux dire.
— Non, frangin. C’est toi qui ne sais pas ce que je te demande. Des pianistes, ici, il y en a à tous les coins de rue, ils vendent des crayons plaqués ivoire pour joindre les deux bouts. Ou alors ils sont au chômage, rétribués par la Maison des Arts. Je n’appellerais pas si j’avais juste besoin d’un malheureux pianiste.
— Jonah. Ne tourne pas autour du pot, dis-moi. Que ce soit rapide et sans douleur.
— Je forme un groupe a cappella. J’ai deux voix aiguës, quand tu les auras entendues, tu auras envie de mourir. Polyphonie médiévale et Renaissance. Rien de postérieur à 1610. »
Je fus pris d’une crise de rire. « Et tu veux que – quoi ? Que je vous fasse la compta ?
— Oh non. On engagera un authentique escroc, pour ça. Non, on a besoin de toi pour la voix de basse.
— Tu plaisantes. Tu sais à quand remonte la dernière fois que j’ai chanté ? Le dernier cours de chant que j’ai pris, c’était en deuxième année de fac.
— Exactement. Tous ceux que j’ai écoutés ont été sabotés à cause des cours qu’ils ont pris. Toi, au moins, tu n’auras rien à désapprendre. C’est moi qui te donnerai les leçons.
— Jonah. Tu sais bien que je ne sais pas chanter.
— Je ne te demande pas de chanter, Mule. Je te demande juste de faire la voix de basse. »
Il développa son argumentation. Il travaillait sur un style entièrement nouveau, tellement ancien qu’il avait disparu de la mémoire collective. Personne ne savait encore comment chanter ça ; tout le monde tâtonnait. La puissance, c’était fini – le vibrato, l’ampleur, la fougue, le brillant vernissé, tout l’arsenal de trucs pour remplir les grandes salles de concert, ou bien s’élever au-dessus de l’orchestre, il fallait mettre une croix dessus. Et pour remplacer tout cela, il avait besoin de légèreté, de clarté, de précision, de subtilité.
« L’impérialisme, c’est fini, Mule. On remonte à une époque antérieure à la domination. Nous apprenons à chanter comme des instruments anciens. Les orgues de la pensée divine.
— Hé, tu n’es tout de même pas tombé dans la religion ? »
Il éclata de rire et se mit à chanter : « Gimme that old-time religion. » Mais il chanta d’une voix aiguë et limpide, dans le style des conduits de l’école de Notre-Dame, vieux de quelque huit cents ans. « Ça me suffit.
— Tu es dingue, dis-je.
— Joey, je te parle mélange. Fusion. Abandon du moi. Respiration en groupe. Tout ce que nous avons cru que la musique était, quand on était mômes. Faire en sorte que cinq voix sonnent comme si une seule âme vibrait. Et moi je me dis : de tous ceux que je connais au monde, qui est celui qui voit le plus clair en moi ? Qui est celui avec qui je partage le plus de matériau génétique ? Quelle voix est la plus proche de la mienne ? Qui a plus d’esprit musical dans son petit doigt que n’importe qui dans tout son…
— Pas besoin de me cirer les bottes, Jonah.
— On ne discute pas avec ses aînés, ni avec plus sage que soi. Fais-moi confiance sur ce coup, Mule. Est-ce que je n’ai pas toujours su ce que je faisais ? » Là, je ne pus m’empêcher de rigoler. « Je veux dire, récemment. »
Il entra dans les détails. Ce qu’il voulait chanter ; comment trouver le meilleur tremplin pour ce nouveau groupe en devenir. « Est-ce que c’est viable ? demandai-je.
— Viable ? Tu veux dire est-ce qu’on peut gagner notre vie en faisant ça ?
— Oui. C’est ce que je veux dire.
— Tu as dit qu’on avait récupéré combien de Da ? »
J’aurais dû m’en douter : subventionnés, toute notre vie durant, par le décès de nos parents. « Jonah, comment est-ce que je pourrais ?
— Joey. Comment ne pourrais-tu pas ? J’ai besoin de toi. J’ai besoin de toi, sur ce coup. Si ce truc se fait sans toi, ça n’a pas d’intérêt. »
En raccrochant, je vis Teresa recroquevillée dans un coin, comme une vieille dame blanche en train de se faire cambrioler par un jeune type basané. Elle attendit que je lui explique ce qui se passait. J’en étais incapable. Même si j’avais su, j’en aurais été incapable.
« Tu vas le rejoindre, c’est ça ? Tu t’en vas là-bas ? » J’essayai de dire quelque chose. Ça commença comme une objection, et ça se termina par un haussement d’épaules. « Va te faire foutre, déclara sainte Thérèse, ma honeysuckle rose. Vas-y. Fiche le camp. Tu n’as jamais eu envie de moi. Tu n’as jamais voulu que ça marche entre nous. » Elle se pencha en avant, les sens aux aguets, à la recherche d’une arme. Teresa me hurla dessus, à pleins poumons, pour que le monde entier entende. Si nos voisins appelaient la police, j’irais en prison jusqu’à l’âge de quarante ans. « Depuis le début, j’ai tout fait pour toi, tout ce qui pouvait… » Sa voix se brisa. Je ne pouvais faire un pas vers elle. Lorsqu’elle releva la tête, les mots qu’elle prononça furent secs, morts. « Et toi, pendant tout ce temps, tu attendais qu’il t’appelle pour te proposer quelque chose de mieux. »
Soudain, la conviction entra en elle, le feu authentique de la performance. Elle se précipita vers l’étagère où se trouvaient ses centaines de disques et, avec cette force inouïe des mères qui soulèvent une voiture pour sauver leur enfant coincé dessous, arracha l’étagère du mur, et remplit la pièce qui avait été la nôtre d’un fatras de chansons.