7
 
« IN TRUTINA »
 

Aux grandes vacances suivantes, Jonah dit à Da qu’ils n’étaient pas obligés de venir nous chercher à Boston, pour nous ramener à New York. Il dit qu’il voulait rentrer à la maison en train. Nous étions assez grands ; ce serait plus facile et moins cher. Dieu seul sait quel effet eut cette requête sur nos parents, et comment ils l’entendirent. Tout ce dont je me souviens, c’est que Maman était aux anges quand nous avons débarqué sur le quai de Grand Central. Elle n’arrêta pas de me faire tourner dans la salle d’attente, de me toiser, comme s’il m’était arrivé quelque chose que je ne pouvais voir.

Rootie voulut grimper sur mes épaules. Mais elle grandissait plus vite que moi, je ne pus la porter plus de quelques pas. « Comment se fait-il que tu t’affaiblisses, Joey ? Le monde t’a esquinté ou quoi ? » J’éclatai d’un rire moqueur, et elle se fâcha. « Sérieux ! C’est Maman qui le dit. Elle veut savoir de quelle manière le monde va t’esquinter. »

Je cherchai mes parents du regard, pour qu’on m’explique, mais ils se pressaient autour de Jonah, tâchant de le consoler, car il avait oublié dans le train l’édition reliée toile des Meilleurs Livrets d’opéra du monde.

« Te moque pas de moi, fit Rootie, la mine renfrognée. Sinon je te vire, t’es plus mon frère. »

Nous chantâmes ensemble, cet été-là, pour la première fois depuis six mois. Nous nous étions tous améliorés, particulièrement Ruth. Elle était capable de tenir des mélodies subtiles en suivant la partition, retenant, après une ou deux tentatives seulement, à la fois la mélodie et le rythme. Elle avait réussi à décoder le secret des hiéroglyphes musicaux plus tôt qu’aucun d’entre nous. Je la trouvai changée ; elle était devenue une sorte de créature enchantée. Elle ne tenait pas en place, répétant à la cantonade combien elle était contente que ses frères fussent revenus. Mais elle n’avait plus besoin de nous, et ne songea pas à m’énumérer le million de découvertes qu’elle avait pu faire en mon absence. Je me sentais intimidé en sa présence. Une année de séparation nous avait fait oublier comment on s’y prend pour être frère et sœur. J’eus droit à un petit spectacle, où elle mima tous les gens qui me venaient à l’esprit, des anciens collègues les plus fous de Da jusqu’à sa Vee chérie, notre propriétaire. Elle se retournait, se cachait le visage dans les mains, et réapparaissait plus vieille d’un siècle. « Ne fais pas ça ! lui intimait Maman, toute frémissante. Ce n’est pas naturel ! » Alors, évidemment, Rootie remettait ça. Chaque fois ça me faisait rire.

La famille Strom réunie exhuma tous ses morceaux préférés d’un répertoire presque oublié. Maintenant que Ruth était devenue membre à part entière du quintette, nous peaufinâmes la Messe à cinq voix de Byrd, en suspendant éternellement les notes du délicat Agnus Dei, comme pour le protéger du parjure que serait son achèvement. Tout ce que ma famille désirait, c’était que chacun, selon ses capacités, participe à l’œuvre collective. Désormais, c’était Jonah qui nous donnait le tempo. Il avait chaque fois une dizaine de manières d’expliquer qu’un morceau devait être joué plus vite ou plus lentement. Tel passage devait être amplifié, ou élargi. Il relativisait les indications écrites du compositeur. « Qu’est-ce que ça peut faire de savoir ce qu’un pauvre type pensait il y a des centaines d’années ? Pourquoi l’écouter, lui, tout ça parce qu’il a écrit le truc ? » Da était d’accord : les notes étaient au service de la soirée, et non l’inverse. À la demande de Jonah, nous transformâmes des gigues en chants funèbres, et des chants funèbres en gigues, seulement parce que c’était plus conforme à ce que lui entendait en son for intérieur.

Il nous fit chanter plusieurs des trésors de Kimberly. Mes parents étaient partants pour n’importe quelle excursion, improbable fût-elle, du moment que, d’une manière ou d’une autre, ça swingue. Mais Jonah ne se contentait pas de simplement dicter le programme de la soirée. Il voulait diriger. Il corrigeait la technique de Da — des corrections qui sortaient en droite ligne de la bouche de János. Da désamorçait ces remarques en riant, puis continuait de fabriquer au mieux du plaisir.

Un soir, vers la fin de l’été, juste avant que nous retournions à Boylston, Jonah interrompit Maman au milieu d’une phrase.

« Tu pourrais obtenir un son plus doux et moins t’embêter avec le passaggio si tu arrêtais de bouger la tête. »

Maman posa sa partition sur l’épinette et le dévisagea, tout simplement. Le mouvement, c’était ce pour quoi nous avions toujours chanté. Chanter signifiait être libre de danser. Sinon, à quoi bon ? Ma mère se contenta de regarder mon frère, et il essaya de soutenir son regard. La petite Root gémit en agitant sa partition, gesticulant comme un derviche pour détourner l’attention. Mon père blêmit, comme si son fils avait proféré une insulte.

La solitude traversa l’esprit de ma mère. Durant la bonace, même Jonah vacilla. Mais la chance qu’il avait de se rétracter se perdit dans le silence. Ma mère se contenta de le dévisager, tout en se demandant quelle espèce elle avait mise au monde. Finalement, elle laissa échapper un rire du coin des lèvres.

« Passaggio ? Qu’est-ce que tu y connais, au passaggio ? Un garçon dont la voix n’a pas encore mué ! »

Il n’avait aucune idée de ce que le mot pouvait bien signifier. Ce n’était qu’une babiole de plus qu’il avait dérobée à la fille Monera. Maman le regarda, il était loin, séparé d’elle par cet antagonisme immense qu’il venait de créer ; elle considéra ce rejeton étranger jusqu’à ce que Jonah flanche et incline la tête. Elle tendit alors la main pour ébouriffer sa chevelure amande. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’une voix basse, hantée. « Toi, tu t’occupes de ton chant, mon enfant. Et moi, du mien. »

Pendant le madrigal suivant, toutes nos têtes bougèrent, et celle de Jonah plus vigoureusement que les autres. Mais jamais plus nous ne dansâmes avec le même abandon. Jamais plus sans un certain embarras, maintenant que nous savions de quoi nous avions l’air aux yeux du conservatoire.

En août, de retour à Boylston, le proviseur décréta que Jonah et moi devions partager une chambre avec deux gars du Midwest un peu plus âgés que nous. Le règlement stipulait que les élèves les plus jeunes devaient dormir dans les grandes chambrées du dernier étage, tandis que les dortoirs de taille plus modeste étaient réservés aux étudiants en fin de cursus. Mais à nous deux, nous avions chamboulé cet Éden musical bien ordonné. Les parents d’un camarade de classe avaient déjà retiré leur enfant de l’école, et deux autres menaçaient de le faire si leurs enfants étaient obligés de dormir dans la même pièce que nous. C’est l’année où, dit-on, Brown remporta son procès contre l’administration scolaire de Topeka, la ségrégation raciale dans les écoles publiques étant jugée anticonstitutionnelle. Mais il n’y avait pas vraiment de cours d’instruction civique, dans notre établissement.

En tout cas, Boylston ne nous expulsa pas. Sans doute en raison de l’immense talent de Jonah. Ils se disaient certainement qu’à terme, ils avaient beaucoup à y gagner, à condition de survivre à ce défi. Personne ne vint jamais dire à Jonah ou à moi que nous mettions l’établissement en péril. Ce n’était pas nécessaire. Nos vies dans leur ensemble étaient une infraction aux lois en vigueur. Dès que nous fûmes quelque chose, ce fut cela : une infraction.

Ils nous placèrent dans un box en parpaings en compagnie d’Earl Huber et de Thad West, deux étudiants de première année, plus prompts à désobéir au règlement que nous ne le serions jamais. Aucun des deux n’aurait eu la moindre chance de se retrouver dans une école aussi prestigieuse sans des parents pourvus d’un sens aiguisé de l’intrigue, et ayant un pied dans le milieu. Les parents de Thad et d’Earl donnèrent leur accord pour les nouveaux coturnes de leurs garçons : au moins, grâce à nous, leurs enfants resteraient à proximité des feux de la rampe. Pour Thad et Earl eux-mêmes, les gars Strom étaient des outsiders en or, de la boue dans l’œil de Boylston l’apostolique, la porte ouverte à une rébellion déclarée.

Notre nouveau dortoir était une boîte à chaussures, mais il me fit l’effet d’un continent vierge. Les deux lits gigognes en bois laissaient tout juste assez de place pour deux bureaux demi-portion, deux chaises et deux placards en cèdre dotés chacun de deux tiroirs. Le jour où nous emménageâmes, Thad et Earl étaient étendus sur leurs lits superposés, tels des forçats ravis, attendant l’arrivée de leurs coturnes noirs. Dès l’instant où les premiers mots sortirent de ma bouche, je ne fus plus pour eux qu’une déception perpétuelle.

Ils étaient tous deux originaires de l’une de ces villes moyennes de l’Ohio dont le nom commence par la lettre C. Pour moi, c’étaient des créatures mythiques, comme des Assyriens ou des Samaritains : des gars comme dans les publicités des magazines et dans les dramatiques radio, le teint clair comme sable, toujours impeccables, droits, parlant avec un débit monotone, comme ces tracteurs qui tracent des sillons bien alignés jusqu’à l’horizon. Leur moitié de chambre croulait sous des maquettes de P-47 Thunderbolts, des collections de capsules de bouteilles, des fanions de l’équipe de football de Buckeye, ainsi qu’une pin-up dessinée par Vargas qui, au premier coup frappé à la porte, pouvait se retourner pour se transformer immédiatement en Bob Feller, le grand joueur de base-ball.

Dans la partie de la cellule que Jonah et moi occupions, il n’y avait qu’une étagère murale occupée par des partitions de poche et un assortiment de brochures illustrées de la collection Vies des grands compositeurs.

« C’est tout ? fit Earl. Hé, les mecs, vous appelez ça de la déco d’intérieur, vous ? » Honteux, nous accrochâmes une photo que Da nous avait donnée, une gravure floue en noir et blanc de l’observatoire de Palomar, montrant la nébuleuse nord-américaine. En guise de pendaison de crémaillère, et pour fêter la rentrée, Thad mit sur sa platine le finale de la Neuvième de Beethoven. Ils eurent sur nous une influence néfaste, mais pas au sens où ils l’entendaient. Jonah s’empara d’un stylo rouge et gribouilla, sous le nuage d’étoiles, les lignes d’harmonisation complète du choral. Nous vérifiâmes sur la partition. Il n’avait fait que deux erreurs dans les voix moyennes.

Earl et Thad rêvaient de devenir musiciens de jazz, poussés autant par le besoin de contrarier leurs parents que par un amour irrépressible du rythme. Ils se voyaient membres d’une Cinquième Colonne, ayant pénétré loin dans les lignes ennemies du classique. « Jure, disait toujours Earl. Si un jour tu m’entends entonner quelque chose en français, l’heure de l’euthanasie aura sonné. »

Earl et Thad parlaient un jargon qu’ils prenaient pour l’argot ultime du Village, sauf qu’à l’arrivée, leur baratin était tellement réchauffé qu’il fleurait davantage le bizuth qui-n’a-pas-encore-l’âge que Greenwich Village. « Sûr, Strom Un, tu rugis féroce, rien à redire, lançait Earl à Jonah. Au poil, pour l’instant. Mais d’ici une minute, tu vas valdinguer au-dessus du Niagara, mon pote. Et là, on va t’entendre bramer, et pas qu’un peu.

— C’est vrai, confirmait Thad.

— Qu’est-ce que tu dis de ça, Strom Deux ? »

Earl ne me regardait jamais lorsqu’il s’adressait à moi. Si bien qu’il me fallut une bonne partie de ce mois de septembre pour comprendre qui était Strom Deux. Allongé sur son lit, Earl jouait de la batterie sur ses cuisses ; il faisait retentir des cymbales imaginaires et sifflait une imitation saisissante des balais en pressant sa langue sur les dents de devant. « Hé, baby ? Tu crois que notre gus survivra à la Grande Mue ? » Earl était fier d’être la voix la plus basse de l’école, il descendait deux tons plus bas que tout le monde. « Regarde autour de toi. Combien des treize piges de l’année dernière sont encore avec nous ? Beaucoup d’appelés, peu d’élus, c’est moi qui vous le dis, les gamins. Beaucoup d’appelés, peu d’élus.

— C’est vrai », renchérissait Thad de sa voix récente de ténor, éternellement fidèle au poste.

Jonah secoua la tête. « Vous débloquez à pleins tubes, tous les deux, et un de ces jours, la canalisation va exploser.

— C’est pas faux non plus », concéda Thad.

Jonah adorait nos coturnes, avec cet engouement adolescent pour la différence, qui disparaît le jour où le contact est rompu. Il se fichait de leurs prédictions de beatniks ploucs. Mais il savait mieux que quiconque que sa voix n’allait pas tarder à muer. Lors des premières poussées de la puberté, elle était restée limpide, inaltérée, sans laisser présager la catastrophe qui se profilait. Mais la mue imminente le terrorisait sans relâche. Il évitait le soleil, refusait l’exercice physique, ne se nourrissait que de poires et de flocons d’avoine en quantités minuscules, inventant chaque jour de nouveaux remèdes pour tenter d’empêcher l’inexorable.

Un soir, il me tira d’un sommeil profond. Dérangé après minuit, je crus que quelqu’un était mort.

« Joey, réveille-toi. » Il avait parlé dans un murmure, pour ne pas réveiller Earl et Thad. Il ne cessait de me secouer l’épaule. Quelque chose d’affreux avait fait irruption dans nos vies. « Joey. Tu ne vas pas le croire. J’ai deux petits poils qui me poussent sur les roupettes ! »

Il m’emmena dans la salle de bains pour me montrer l’ampleur du désastre. Plus que ses poils je me rappelle sa terreur. « C’est en train d’arriver, Joey. » Sa voix était assourdie, presque pétrifiée. Il ne lui restait plus que ces quelques instants de voix limpide avant de se transformer en loup-garou.

« Tu devrais peut-être les arracher ? »

Il fit non de la tête. « Ça sert à rien. J’ai lu des trucs là-dessus. Ils ne feront que repousser plus vite. » Il me regarda, suppliant. « Qui sait combien de jours il me reste. »

Nous connaissions tous deux la vérité. La voix d’un garçon avant la mue ne permet pas de dire ce qu’elle deviendra par la suite. La chenille la plus spectaculaire peut ne donner naissance qu’à une mite. De médiocres braillards se transformaient parfois en ténors sublimes. Mais des garçons qui étaient des sopranos accomplis finissaient souvent moyens. Le programme controversé de János Reményi voulait que les garçons chantent pendant toute la période de mue, en insistant sur une pratique régulière, suivie par le professeur, jusqu’à ce que la voix soit stabilisée. Je tâchai de le rassurer. « Ils te garderont au moins une année de plus, quoi qu’il arrive. »

Jonah se contenta de secouer la tête en me regardant. Il était condamné. Il ne voulait vivre nulle part ailleurs que dans la perfection.

Chaque jour je l’interrogeais du regard, et chaque jour il haussait les épaules, résigné. Il continua de chanter, atteignant son zénith, alors que déjà son éclat commençait à décroître. Chaque fois que Jonah ouvrait la bouche, les profs à portée de voix soupiraient, ils savaient que fatalement la fin approchait.

La fin arriva au festival de Berkshire. Serge Koussevitzky était mort quelques années plus tôt, et un des amis de longue date du chef d’orchestre convia la Boylston Academy à chanter pour un concert commémoratif de grande ampleur. Afin de rendre hommage au héraut défunt de la musique nouvelle, Reményi nous fit interpréter quelques passages des Carmina Burana d’Orff. À cette époque de haute moralité proclamée lors de procès arrangés, faire chanter à de jeunes élèves des paroles de moines débauchés aurait pu lui valoir de sérieux ennuis. Mais Boylston avait pendant des années été un bastion des techniques pédagogiques d’Orff. Et personne, insistait Reményi, n’était mieux placé pour chanter les pièces musicales d’Orff mettant en scène la déesse romaine Fortuna que ceux dont le sort était encore en devenir. Reményi engagea plusieurs instrumentistes de Cambridge et quelques choristes adultes supplémentaires, et nous partîmes pour Tanglewood.

Je fus moi aussi sélectionné pour ce voyage. On m’avait pris, supposai-je, pour faire plaisir à Jonah. Reményi avait composé un casting de maître. Il confia l’abbé soûlard de Cocagne à Earl Huber, qui chanta avec la superbe d’un plouc de l’Ohio devenu poète beatnik. Il attribua le chant de la fille en robe rouge serrée qui ressemble à un bouton de rose à Suzanne Palter, une élève de cinquième de Batesville, en Virginie, qui conservait toujours une bible sous son oreiller, de manière à pouvoir l’embrasser chaque soir après l’extinction des feux. Le latin était du latin, et Suzanne chanta l’impudique invite avec une telle chasteté que même les joues de Reményi se colorèrent.

Quant à Jonah, János, en toute simplicité, lui réserva « In trutina », ce summum d’indécision ambiguë :

 

 

In trutina mentis dubia


Fluctuant contraria

Lascivus amor et pudicitia.


Sed eligo quod vodeo,

Collum jugo prebeo ;


Ad jugum tamen suave transeo.

Dans l’équilibre incertain de mon esprit

L’amour lascif et la pudeur

S’affrontent en des courants contraires.

Mais je choisis ce que je vois,

Et cependant je soumets ma nuque au joug ;

Au joug délicieux, je me rends.

 

En répétition, János poussa Jonah à s’élever comme un nimbus sonore. Il prit le morceau deux fois plus lentement que le tempo prévu. Jonah entra dans la phrase, planant au-dessus de l’orchestre comme un martin-pêcheur figé. C’était deux ans avant le Spoutnik, mais la tournure lente et arrondie qu’il donna à l’ensemble fut assurément spatiale. N’importe quel chanteur vous le dira : plus le son est doux, plus il est difficile à rendre. Il est plus difficile de retenir les notes que de les lâcher. Mais depuis son plus jeune âge, mon frère savait rendre l’« étroitesse » de manière plus ample que la plupart des chanteurs rendent l’« ampleur ». Et il mit sa bouleversante maîtrise du piano au service de « In trutina ».

Jonah fit mouche à chaque fois, excepté à la générale, quand les instrumentistes pros, qui n’avaient pas été prévenus, restèrent estomaqués en l’entendant. Les autres choristes savaient que si on arrivait sans encombre jusqu’à l’intervention de Jonah, c’était gagné. « In trutina » était l’un des moments sûrs de notre programme démesurément ambitieux, l’apogée proche de l’immobilité totale que seule la musique pouvait procurer.

À l’occasion de la cérémonie, les Berkshires grouillaient de musiciens célèbres, plus que nous n’en avions jamais vu. La plupart des membres du Boston Symphony étaient là, ainsi que plusieurs compositeurs et solistes à qui Koussevitzky – via un poste honorifique de complaisance ou un autre – avait évité la famine. Avant le concert, Earl Hubert accourut et attrapa Jonah. « C’est Stravinski ! Stravinski est là ! » Mais le type qu’il montrait ressemblait plus au plombier que nos parents payaient pour réparer les fuites qu’au plus grand compositeur du siècle.

Même les pros aguerris qui participaient avec nous au spectacle étaient impressionnés par la qualité du public. Jonah resta avec moi derrière la scène, avant que vienne notre tour. Il ne comprenait pas qu’on puisse avoir le trac. Le sentir en moi l’effrayait. Lui-même ne se sentait jamais plus en sécurité que lorsqu’il avait la bouche ouverte, et que des notes en sortaient. Mais là, sur la scène du festival de Berkshire, il allait apprendre ce qu’était un désastre.

Reményi lança « In trutina » sur le tempo généreux qu’il avait toujours pris en répétition. Jonah commença sa partie comme s’il venait à l’instant d’en avoir eu l’idée. Il termina le premier couplet sur une crête d’émerveillement – le désir et la lubricité se disputaient pour prendre le dessus.

C’est ce moment précis que sa voix choisit pour se briser comme une vague. Aucun de nous n’entendit ne fût-ce qu’une faille dans son premier couplet. Mais lorsqu’il s’apprêta à chanter « sed eligo quod video », la note suivante n’était pas au rendez-vous. Sans se poser de question, il reprit les paroles une octave plus bas, avec tout juste une infime hésitation. Il avait commencé le premier couplet soprano et s’était changé dans le second couplet en ténor novice.

L’effet fut galvanisant. Pour les rares personnes du public qui connaissaient le latin, les paroles prirent une profondeur qu’elles n’auraient plus jamais, dans aucune représentation. Après coup, quelques musiciens demandèrent même à Reményi comment il avait bien pu concevoir un coup si magistral.

Plus jamais Jonah ne déclencherait ce contre-ré, qui avait pourtant été son signe distinctif, il était maintenant hors de portée. Fini, les montées aériennes et chastes jusqu’à des hauteurs vertigineuses, fini, l’ignorance nonchalante, la première montée acide de l’extase, l’auréole de la félicité béate, comme si, juste à ce moment, il avait découvert ce que l’orgasme pouvait être, et comment il pouvait y arriver chaque fois qu’il en avait envie. Dans le bus, pendant le long trajet du retour, Jonah me confia dans le noir : « Eh bien, Dieu merci, c’est enfin terminé. » Pendant très longtemps, je crus qu’il avait voulu parler du concert.