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HIVER 1950
 

Mais personne ne connaissait réellement cette voix, hormis les membres de sa famille qui, en ces soirées d’hiver de l’après-guerre, chantaient ensemble, la musique étant leur dernier rempart contre l’extérieur et le froid mordant. Ils occupaient la moitié d’une bâtisse de deux étages en pierres de taille du New Jersey qu’un demi-siècle d’intempéries avait colorée d’un brun chocolat, retirée dans la pointe nord-ouest de Manhattan, une enclave négligée, composée d’une mosaïque de pâtés de maisons hétérogènes où Hamilton Heights se fondait dans Washington Heights. Ils étaient locataires, car l’immigrant David Strom n’avait pas suffisamment confiance en l’avenir pour posséder quelque chose qui ne tînt pas dans une valise. Même son poste au département de physique de Columbia semblait trop beau pour ne pas lui être un jour confisqué par l’antisémitisme, l’anti-intellectualisme, la montée de l’aléatoire, ou l’inévitable retour des nazis. Le fait de pouvoir louer la moitié d’une maison, même dans ce bassin exposé aux marées, semblait à David un coup de chance des plus improbables, compte tenu de ce qu’avait été sa vie jusqu’alors.

Pour Delia, sa femme de Philadelphie, louer semblait aussi durablement étrange que les théories insipides de son mari. Elle n’avait jamais vécu ailleurs que dans la maison dont ses parents étaient propriétaires. Néanmoins, Delia savait aussi que les implacables purificateurs du monde exploiteraient la moindre faille pour entraver leur bonheur. Aussi se rangea-t-elle du côté de son réfugié de mari pour transformer leur moitié de bâtisse en forteresse. Or, pour jouir d’une sécurité absolue, rien ne vaut la musique. Les trois enfants auraient tous le même premier souvenir : leurs parents en train de chanter. La musique était leur bail, leur acte de propriété, leur domaine sacré. À chaque voix de mettre en échec le silence selon sa propre vocation. Et chaque soir les Strom mettaient le silence en échec à leur manière, ensemble, à grandes bouffées d’accords improvisés.

Des bribes éparses de chansons se faisaient entendre avant même que les enfants ne fussent éveillés. Des notes de Barber en provenance de la salle de bain entraient en collision avec Carmen, échappée de la cuisine. Au petit déjeuner, chacun entonnait un air qui venait percuter d’autres airs, en un tapage polytonal. Même lorsque l’école à la maison commença – Delia enseignait la lecture et l’écriture, David se chargeait de l’arithmétique, avant de filer à Morningside pour donner ses conférences sur la relativité générale – les leçons se faisaient en chansons. En marquant la mesure, on apprenait les fractions. Chaque poème avait sa mélodie.

L’après-midi, lorsque Jonah et Joey revenaient à la maison en courant, après leurs escapades forcées au terrain de jeux qui jouxtait St. Luke, ils retrouvaient leur mère installée à l’épinette avec bébé Ruth, occupée à transformer le salon étriqué en campement sur les berges du Jourdain. La demi-heure de musique à trois aboutissait aux chamailleries rituelles entre les garçons, pour savoir qui serait seul le premier avec sa mère. Le vainqueur avait droit à une heure de glorieux quatre mains, tandis que le perdant emmenait la petite Ruth à l’étage pour des séances de lecture à voix haute ou des jeux de cartes sans règles véritables.

Les leçons avec Delia passaient en quelques minutes pour l’élève élu, tandis que le même laps de temps s’étirait à perpétuité pour celui qui attendait son tour. Quand le garçon exclu commençait à relever les erreurs de placements de doigts de son frère depuis l’étage, Delia reprenait de manière ludique ces sifflets. Elle demandait aux garçons de nommer des accords ou de tenir des intervalles du haut de l’escalier. Elle les faisait chanter By the Waters of Babylon en canon, chacun à une extrémité de la maison, l’un tissant sa propre ligne de chant autour de l’autre. Lorsque les garçons étaient à bout de patience, elle les prenait tous les deux, en faisait chanter un, pendant que l’autre jouait, et que la petite Ruth inventait des harmonies balbutiantes qui trouvaient leur place au sein du langage secret de la famille.

Les sons que produisaient les garçons faisaient tellement plaisir à Delia qu’ils en étaient effrayés. « Oh, mon JoJo ! Vous avez de ces voix ! J’ai envie que vous chantiez à mon mariage.

— Mais tu es déjà mariée, s’écriait Joey, le plus jeune. Avec Da !

— Je sais, mon chéri. Mais je peux quand même avoir envie que vous chantiez à mon mariage, non ? »

Ils aimaient tant la musique. Les garçons délaissaient les terrains de sport, les histoires de détectives et les comiques de la radio, les créatures tentaculaires de la dixième dimension, ainsi que les reconstitutions dans le quartier des massacres d’Okinawa et de Bastogne, pour s’installer à l’épinette, chacun d’un côté de sa mère. Même juste avant le retour de leur père, quand Delia arrêtait les leçons pour préparer le dîner, elle devait les obliger à sortir pour aller se faire une fois de plus torturer par des garçons cruellement doués dans leur domaine ; ils s’abattaient sur les deux Strom avec toute la brutalité générée par la perplexité collective.

Dans le quartier, les deux camps qui s’affrontaient traditionnellement s’unissaient pour s’en prendre à ces deux mômes qui faisaient bande à part. Ils faisaient feu de tout bois et les rouaient à coups de mots, de poing et de pierres – et même, une fois, à coup de batte de soft-ball dans le dos. Quand les mômes du coin ne se servaient pas d’eux comme pieux au jeu du fer à cheval ou comme poteau de base-ball, ils martyrisaient ces Strom monstrueux pour l’exemple. Ils se moquaient de Joey la chochotte, tartinaient de boue le visage vindicatif de Jonah. Les jeunes Strom appréciaient modérément ces cours de rattrapage quotidiens sur le thème de la différence. Souvent, ils n’allaient pas jusqu’au terrain de jeu, mais se cachaient dans une ruelle à proximité, où ils s’apaisaient mutuellement en chantonnant en tierces et quintes, jusqu’à ce que suffisamment de temps se soit écoulé et qu’ils puissent rentrer en courant à la maison.

Les dîners étaient un tohu-bohu de discussions taquines, le prolongement vespéral du dialogue amoureux qu’échangeaient Strom et Delia depuis des années. Quand elle était occupée à la cuisine, Delia interdisait à son mari l’accès aux fourneaux. Sa manie de piocher dans les marmites était une offense à Dieu et à la nature, estimait-elle. Elle le tenait à distance jusqu’à ce que le mets succulent – un ragoût de poulet aux carottes caramélisées, ou un rôti aux patates douces, de petits miracles préparés entre ses autres emplois à temps plein – soit présentable. La tâche de David consistait à agrémenter le repas d’anecdotes les plus bizarres en rapport avec son métier improbable. Professeur de mécanique fantôme, le taquinait Delia. Da, plus emporté que tous ses enfants réunis, se lançait dans les détails les plus extravagants : la découverte par son camarade Kurt Gödel de boucles temporelles dissimulées dans les équations de champ établies par Einstein. Ou bien les intuitions de Hoyle, Bondi ou Gold, selon lesquelles de nouvelles galaxies filtraient à travers les interstices entre les anciennes, comme de l’herbe poussant dans le béton fendillé de l’univers. Pour les garçons qui écoutaient, le monde était truffé de réfugiés de langue allemande occupés à percer le secret de l’espace-temps.

Delia secouait la tête en entendant les aberrations qui, sous son toit, faisaient office de conversation. La petite Ruth imitait son gloussement. Mais les deux préadolescents n’étaient jamais à court de questions. Est-ce que l’univers s’intéressait au sens dans lequel le temps s’écoulait ? Est-ce que les heures tombaient comme de l’eau ? N’y avait-il qu’une seule sorte de temps ? Est-ce qu’il lui arrivait de changer de vitesse ? S’il faisait des boucles, est-ce que le futur pouvait revenir sur le passé ? Leur père était plus fort que les Astounding Stories et autres Forbidden Tales, ces illustrés pleins de science délirante. Il venait d’un endroit plus étrange encore, et les images qu’il racontait étaient encore plus fantastiques.

Après dîner, ils se retrouvaient en chansons. Rossini pour laver la vaisselle, W.C. Handy pour l’essuyer. Dans la soirée, ils se glissaient dans d’étranges failles temporelles, cinq lignes tressées dans l’espace, chacune bouclant sur sa voisine et tournant sur place. Ils passaient en revue les chorals de Bach, Jonah leur donnait le la, ce garçon à l’oreille magique. Ou alors ils se réunissaient autour de l’épinette, s’attaquaient à des madrigaux, mettant de temps en temps le clavier à contribution pour vérifier un intervalle. Un beau jour, après s’être répartis les voix, ils vinrent à bout de tout un Gilbert et Sullivan en une seule soirée. Par la suite, les soirées ne seraient plus jamais aussi longues.

Lors de ces veillées, les enfants semblaient presque avoir été conçus dans le seul but de divertir leurs parents. La voix de soprane de Delia fusait dans le registre suraigu, comme un éclair dans le ciel de l’ouest. La basse de David compensait par sa musicalité allemande ce qui lui manquait en beauté. Le mari servait de point d’ancrage lorsque son épouse se lançait dans ses envolées. Mais chacun savait ce que le mariage exigeait, et ensemble, sans vergogne, ils confiaient aux garçons les voix moyennes. Pendant ce temps, bébé Ruth crapahutait parmi eux, attrapant au vol une ligne de chant, ici ou là, debout sur la pointe des pieds pour voir les pages que sa famille étudiait. C’est ainsi que le troisième enfant en vint à lire la musique sans que quiconque le lui eût appris.

Delia chantait avec tout son corps, comme elle avait appris à Philadelphie, de générations de mères ayant fréquenté l’église en Caroline. Quand elle se laissait aller, sa poitrine se gonflait comme le soufflet d’un harmonium tout empli de splendeur. Un sourd eût pu poser les mains sur ses épaules et sentir la résonance de chaque son vibrer dans ses doigts comme un diapason. Au cours des années qui avaient suivi leur mariage, en 1940, David Strom avait appris cette liberté de sa femme américaine. Ce juif allemand non religieux se trémoussait au gré de ses propres rythmes intérieurs, et se dandinait avec autant d’abandon que jadis ses ancêtres les chantres.

Le chant captivait les enfants, et ils étaient aussi attachés à ces soirées musicales que leurs voisins l’étaient aux postes de radio. Chanter c’était leur sport d’équipe, leur jeu de puces, leur jeu de l’oie. Voir leurs parents danser – mus par des forces cachées, telles les créatures d’une ballade folk – fut le premier des terribles mystères de l’enfance. Les enfants Strom faisaient comme leurs parents, ils entraient à leur tour dans la danse, et tanguaient d’avant en arrière sur l’« Ave verum corpus » de Mozart comme ils le faisaient sur « Zip-a-dee-doo-dah ».

Au demeurant, les parents n’étaient pas sourds à ce qui se passait à l’époque dans le domaine musical. Ils ne purent rester insensibles à l’excitation ambiante – la moitié du PNB mondial en quête d’un refrain encore plus brutal. Le swing se produisait depuis belle lurette au Carnegie, mais cet impétueux élixir avait déjà été récupéré. Au fin fond d’étouffants clubs be-bop, Gillespie et Parker gondolaient chaque soir le continuum espace-temps. Là-bas, dans un Mississippi bourdonnant de mouches, dans une demeure destinée aux Blancs, au cœur d’un quartier noir, un blanc-bec s’apprêtait à livrer le secret du rythme de la musique des Noirs, et à méduser à jamais un public élevé à la farine blanche et aux petits pas de côté. Les changements en cours ne pouvaient échapper à aucun individu vivant à cette époque, pas même à deux personnes aussi farouchement imperméables à l’air du temps que ce physicien réfugié et la fille du médecin de Philadelphie, sa femme, chanteuse de formation. Ils se nourrissaient aussi du présent. Lui avait un faible pour l’accent d’Ella ; elle s’extasiait sur le timbre si riche d’Ellington. Le samedi, jamais ils n’auraient manqué une retransmission radio du Metropolitan. Et tous les dimanches matin, la radio allait à la pêche au jazz, tandis que David concoctait ses omelettes champignons tomates de trente centimètres de diamètre. À l’école de chant Strom, les nouveautés trouvaient leur place au sein d’un cortège d’harmonies et d’inventions vieux de mille ans. Cette euphorie au tempo emballé, vibrant de claquements de doigts, ne donnait que davantage de vitalité aux veillées de Palestrina. Car Palestrina aussi, en son temps, avait pris par surprise un monde qui ne se doutait de rien.

Chaque fois que les Strom emplissaient leurs poumons, ils reprenaient cette longue conversation qu’entretenaient les notes dans le temps. Dans la musique ancienne, leurs voix trouvaient un sens. Dès l’instant où ils chantaient, ils cessaient d’être des parias. Chaque fois qu’ils s’adonnaient à cette généreuse musique, vocale – cette musique qui nourrissait David Strom et Delia Daley en cette vie –, ils remontaient à contre-courant vers la source, se rapprochant d’un lieu qui devenait bientôt moins insensé.

Pas un mois ne passait sans que Delia et David s’adonnent à leur parade amoureuse préférée : les Citations folles. La femme s’installait au piano, un enfant contre chaque cuisse. Une fois assise, elle ne divulguait pas le moindre indice ; sa noire chevelure ondulée formait la capuche idéale. Ses longs doigts brun roux appuyaient sur plusieurs touches en même temps, donnant naissance à une mélodie simple – disons la lente et subtilement spirituelle Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak. Le mari avait alors droit à deux redites pour trouver une réponse. Les enfants regardaient, captivés, tandis que Delia développait la mélodie. Da serait-il dans les temps pour ajouter une contre-mélodie avant que leur mère atteigne la double barre ? S’il échouait, ses enfants se moqueraient de lui dans un allemand burlesque, et sa femme déciderait du gage à lui infliger.

Il était rare qu’il échoue. Le temps que la chanson populaire pillée par Dvorak effectue une boucle sur elle-même, le bonhomme trouvait un moyen d’y faire nager La Truite de Schubert à contre-courant. La balle était à nouveau dans le camp de Delia. Elle avait un couplet pour trouver une autre citation qui collerait avec le nouveau motif, à présent modifié. Les méandres d’un bref laps de temps lui suffisaient pour trouver un lit où faire couler la « Swanee River » autour de La Truite.

Le jeu autorisait quelques libertés. Les thèmes pouvaient être ralentis jusqu’à atteindre un point de presque immobilité, leurs modulations retardées jusqu’au moment opportun. Ou il était possible de faire défiler des mélodies à si vive allure que les changements d’accord s’effondraient pour n’être plus que des notes de passage. Les lignes mélodiques pouvaient se scinder en préludes de choral, saupoudrés d’accidents, ou la phrase revenir à son point de départ à une cadence différente, du moment que les modifications conservaient le sens de la mélodie. Quant aux paroles, ce pouvait être aussi bien les textes originaux, la notation fa-la-si-do d’un madrigal que des bribes de vers de mirliton issus de réclames, du moment que chaque chanteur, à un moment donné de la soirée, y glissait la traditionnelle et absurde question : « Mais où donc construiront-ils leur nid ? »

Le jeu donnait lieu aux mariages mixtes les plus improbables, à des accouplements que même le paradis des métis regardait avec perplexité. Delia initiait une Rhapsodie pour alto de Brahms qui se crêpait le chignon avec le grognement Dixieland de David. Cherubini venait percuter Cole Porter. Debussy, Tallis et Mendelssohn se côtoyaient en un très profane mariage à trois. Au bout de quelques tours, le jeu devenait incontrôlable et les accords coagulés cédaient sous leur propre poids. Les appels et les réponses se terminaient en tête-à-queue hilarants, celui qui se faisait éjecter du manège ne manquant jamais d’accuser l’autre de falsification harmonique déloyale.

C’est au cours de l’un de ces jeux des Citations folles, par une froide soirée de décembre de l’année 1950, que David et Delia Strom se rendirent compte pour la première fois de ce qu’ils avaient engendré. La soprane débuta avec un air lent et épais : la Danse allemande n° 1 en ré, de Haydn. La basse y greffa en toute précarité du Verdi, « La donna è mobile ». L’effet fut si joliment bizarre que les deux, sur la simple impulsion d’un rictus échangé, firent faire un tour supplémentaire à cet air monstrueux. Mais, au cours de la reprise, quelque chose s’éleva de l’embrouillamini : une phrase qui n’émanait d’aucun des deux parents. Le premier son parut si limpide et si concentré qu’il fallut un moment aux adultes pour se rendre compte que ce n’était pas le fantôme d’une résonance sympathique. Ils échangèrent un regard, paniqués, puis baissèrent la tête pour constater que leur fils aîné, Jonah, s’était lancé dans une version impeccable de l’Absalon, fili mi, de Josquin.

Les Strom avaient déchiffré l’œuvre des mois auparavant, avant de laisser tomber, la considérant trop difficile pour les enfants. Que Jonah s’en fût souvenu, c’était déjà miraculeux. Quand Jonah eut modelé la mélodie de manière qu’elle soit compatible avec les deux déjà lancées, David Strom éprouva le même sentiment que lorsqu’il avait entendu pour la première fois la chorale de jeunes garçons s’élever au-dessus du double chœur d’ouverture de La Passion selon saint Matthieu de Bach. Les deux parents s’interrompirent au milieu de leur phrase pour dévisager le garçon. L’enfant, mortifié, leur renvoya leur regard.

« Qu’est-ce qui cloche ? J’ai fait quelque chose de mal ? » Il n’avait pas encore dix ans. Ce jour-là, David et Delia surent qu’on leur retirerait bientôt leur aîné.

Jonah montra la combine à son petit frère. Un mois plus tard, Joseph se mettait à ajouter ses propres citations folles. La famille prit pour habitude d’improviser des quatuors hybrides. La petite Ruth pleurnichait, elle aussi voulait jouer. « Oh, ma chérie, disait sa mère, ne pleure pas ! Tu t’envoleras dans les airs bien plus tôt que quiconque. D’ici peu, tu traverseras le ciel. » Elle donnait à Ruth de petites babioles – le jingle radio de Texaco ou « You Are My Sunshine » – pendant que les autres déployaient tranquillement autour d’eux des ragtimes de Joplin et des fragments d’arias de Puccini.

Ils chantaient ensemble pratiquement tous les soirs, avec en bruit de fond la circulation assourdie d’Amsterdam Avenue. C’était tout ce dont les parents disposaient pour leur rappeler le foyer que chacun avait laissé derrière lui. Personne ne les entendait, à l’exception de leur logeuse, Verna Washington, une imposante veuve sans enfant, qui habitait l’autre moitié de la maison en grès brun, et qui aimait à poser l’oreille contre le mur mitoyen, pour écouter en cachette cette joie funambulesque.

Les Strom chantaient avec un art ancré dans leur corps, c’était une constante qu’ils possédaient en eux, un trait de caractère immuable, comme la couleur de l’âme. Mari et femme avaient tous deux fourni les gènes musicaux : le sens de la proportion et du rythme du mathématicien ; la justesse de la chanteuse qui atteint chaque note, comme le pigeon toujours retrouve le pigeonnier, au nuancier aussi fourni que les ailes d’un oiseau-mouche. Aucun des deux garçons ne soupçonnait qu’il fût inhabituel à neuf ans de déchiffrer comme on respire. Ils aidaient à dénouer les filaments du son avec la même aisance que leurs cousins germains perdus grimpaient sans doute aux arbres. La voix n’avait qu’à s’ouvrir et laisser faire, emmener les notes jusqu’à Riverside Park, comme quand leur père les y accompagnait parfois, en fin de semaine, lorsqu’il faisait beau : ça monte, ça descend, dièse, bémol, long, court, East Side, West Side, une grande ballade dans toute la ville. Pour entendre les intervalles, Jonah et Joseph n’avaient qu’à regarder les accords imprimés, les empilages de figures de notes comme autant de totems minuscules.

Des gens venaient à la maison, mais toujours pour faire de la musique. Tous les deux mois, le quintette se transformait en une chorale de chambre que venaient étoffer les élèves des cours particuliers de Delia, ou bien ses camarades solistes des églises locales. Des instrumentistes à cordes amateurs des départements de physique de Columbia et de City College transformaient la maison Strom en une petite Vienne. C’est lors d’une de ces soirées musicales qu’un violoniste d’un certain âge, venu du New Jersey, crinière blanche et pull mangé aux mites, qui parlait allemand avec David et effrayait Ruth avec ses plaisanteries incompréhensibles, entendit Jonah chanter. Il réprimanda Delia jusqu’à la faire pleurer. « Cet enfant a un don. Vous ne vous rendez pas compte. Vous êtes trop proches. C’est impardonnable de ne rien faire pour lui. » Le vieux physicien insista pour que le garçon bénéficie du meilleur enseignement musical possible. Pas juste un bon professeur pour des cours particuliers, mais une immersion qui permettrait à ce formidable talent en puissance de devenir ce qu’il était déjà. Le grand homme menaça d’organiser une collecte si le problème était d’ordre pécuniaire.

Le problème n’était pas d’ordre pécuniaire. David protesta : aucun enseignement musical ne serait à la hauteur de celui que Jonah suivait déjà sous la houlette de sa mère. Delia refusait de confier le garçon à un professeur qui risquait de ne pas saisir la particularité de Jonah. La chorale de la famille Strom avait ses raisons personnelles de protéger sa voix d’ange haut perchée. Néanmoins, ils n’osèrent pas s’opposer à un homme qui avait arraché au temps son étrange secret, ce secret enterré depuis le début du temps. Il avait beau jouer du violon façon gitan, Einstein était Einstein. Les paroles qu’il prononça firent honte aux Strom, et ils finirent par accepter l’inévitable. Et tandis que la nouvelle décennie s’ouvrait sur le monde de demain, promis de si longue date, les parents de Jonah se mirent en quête d’une école de musique qui permettrait à cet effrayant talent de s’épanouir.

Entre-temps, l’instruction des enfants se poursuivait à la faveur de soirées de chant à plusieurs voix, où le grand jeu consistait à s’attraper en musique. Delia acheta un phonographe de la taille d’une machine à coudre pour la chambre des garçons. Les deux frères s’endormaient chaque soir au son des meilleurs enregistrements 33 tours de Caruso, Gigli et Gobbi. De minuscules voix métalliques couleur craie se glissaient dans la chambre des garçons par ce portail électrique, qui les encourageait : plus loin, plus large, plus claircomme ça.

C’est ainsi qu’un soir, en sombrant dans le sommeil, bercé par ce chœur de fantômes bienveillants, Jonah raconta à son frère ce qui allait se passer. Il prédit exactement ce qu’il allait devenir. Il savait ce que ses parents faisaient. Il serait envoyé loin d’ici, tout ça parce qu’il faisait magnifiquement ce que sa famille avait plus que tout souhaité pour lui. Exclu à jamais, juste pour chanter.