Ils se rassemblent au pied du Washington Monument. Les gens arrivent de partout où subsiste l’espoir d’un pays nouveau. Ils viennent des champs de Géorgie sur des camions à céréales. À raison d’une centaine d’autocars à l’heure, ils débouchent du tunnel de Baltimore. Ils arrivent dans de longues voitures argentées en provenance des faubourgs de la côte atlantique. Deux dizaines de trains affrétés de Pittsburgh et Détroit convergent vers ce point de ralliement. Ils viennent en avion depuis Los Angeles, Phœnix et Dallas. Un homme de quatre-vingt-deux ans fait le voyage en bicyclette depuis l’Ohio ; un autre, deux fois plus jeune que lui, depuis le Dakota du Sud. Un homme met une semaine à parcourir en patins à roulettes les mille trois cent soixante kilomètres depuis Chicago, arborant une écharpe de couleur vive sur laquelle on peut lire LIBERTÉ.
En milieu de matinée, on atteint le quart de million de personnes : des étudiants, des cadres moyens, des pasteurs, des médecins, des coiffeurs, des vendeurs, des syndicalistes du secteur automobile, de futurs gestionnaires, des intellectuels de New York, des agriculteurs du Kansas, des pêcheurs de crevettes du Golfe. Un « avion des célébrités » transporte des vedettes de cinéma – Harry Belafonte, James Gardner, Diahann Carroll, Marlon Brando. Des Freedom Riders de longue date, des anciens combattants de Birmingham, de Montgomery et d’Albany prêtent main-forte aux timides pour qui c’est la première fois, à ceux qui veulent une autre nation mais, jusqu’à aujourd’hui, ne savaient pas comment l’obtenir. Ils poussent des landaus et des chaises roulantes, ils agitent banderoles et drapeaux. Ils sortent tout juste de réunion de conseil d’administration ou de prison. Ils viennent pour un quart de million de raisons. Ils viennent pour une seule chose.
L’itinéraire de la manifestation va du monument effilé de Washington jusqu’aux marches du Lincoln Memorial. Mais comme toujours, en faisant des tours et des détours. Quelque part sur Constitution Avenue, on réclame du travail ; quelque part sur Independence Avenue, la liberté. Et même ce circuit tortueux est le fruit de fragiles compromis. Six groupes séparés ferment les yeux sur les différends qui les opposent et unissent leurs revendications, ne serait-ce que pour atteindre ce niveau record d’affluence.
La veille au soir, le Président signe un ordre de mobilisation de l’armée en cas d’émeute. Au petit matin, les vagues humaines débordent toutes les digues et les barrages que la police aux effectifs trop peu nombreux a pu ériger. La marche s’ébroue spontanément et le service d’ordre doit ouvrir la route aux personnalités, dans ce flot que rien ne peut arrêter, afin de les installer en tête de cortège. Pendant vingt-quatre heures il y a des perturbations devant le ministère de la Justice. Mais pas une goutte de sang n’est versée, face à la violence perpétrée depuis quatre cents ans.
Les caméras de télévision juchées dans le nid de corbeau de l’obélisque de Washington balayent le rassemblement sur huit cents mètres de large, de part et d’autre du bassin aux mille reflets. Sur ces huit cents mètres, toutes les nuances imaginables : la colère, l’espoir, la douleur, une confiance nouvelle et, par-dessus tout, l’impatience.
De la musique se déverse sur tout le Mail – d’approximatives fanfares lycéennes, des chorales d’église, des groupes de gospel familiaux, des combos installés à l’arrière de pick-up qui improvisent en scat une euphorie stoïque, une jubilation de funérailles à la taille de la mégalopole. Des chants se répercutent sur les façades des bâtiments administratifs. Sur la scène, un assortiment hétéroclite d’artistes se côtoient – Odetta et Baez, Josh White et Dylan, les Freedom Singers, vétérans du SNCC et d’Albany. Mais les manifestants sont portés vers l’Émancipateur par une déferlante de musique bien à eux. Des paroles tourbillonnent et s’élèvent : Nous triompherons. Nous ne céderons pas. Des gens qui n’avaient jamais posé un regard les uns sur les autres jusqu’à cet instant se lancent spontanément dans des harmonies maîtrisées. La seule chose bien qu’on ait faite, c’est de refuser la défaite. La chanson déroule ses propres contrepoints. La seule chaîne qu’on supportera aujourd’hui comme demain, c’est la chaîne humaine main dans la main. Tout le passé rejaillit dans le présent. M’suis réveillé ce matin avec un mot en tête : liberté. Alléluia.
David Strom entend comme dans un rêve le chœur qui enfle. Le son le ramène à son propre passé, à ce jour où il est venu ici pour la première fois, ce jour qui a rendu celui-ci possible. Ce premier jour est ici complété, propulsé jusqu’à ce moment-ci, ce moment qu’il annonçait déjà un quart de siècle plus tôt. Le temps n’est pas une trace qui se déplace à travers une collection d’instants. Le temps est un instant qui recueille toutes les traces en mouvement.
Sa fille marche à côté de lui, dix-huit ans, juste deux ans de moins que sa mère à l’époque. Le message de cette première journée se rapproche peu à peu d’elle, également. Mais il faudra plus de temps, il faudra une autre courbure, un autre détour, pour que ce message lui arrive. Sa fille marche deux pas devant lui, elle fait semblant de ne pas connaître cette figure blême qui se traîne derrière. Il est pour elle source d’humiliation, du simple fait de son existence. Il trottine et trébuche pour ne pas se faire distancer, mais elle presse encore le pas. « Ruth, appelle-t-il. Tu dois attendre ton vieux père. » Mais elle ne peut pas. Il lui faut renier le jour qu’il porte en lui. Elle a besoin de désavouer cet homme, si elle veut avoir une chance d’atteindre son moi ultérieur, ou de se remémorer comment elle en est arrivée là, lorsqu’elle se trouvera ici la prochaine fois.
Il ne comprend pas pourquoi il lui fait tant honte. Il est loin d’être le seul Blanc. Les Blancs ont afflué par dizaines de milliers. Il se déplace à travers la foule, cette même foule qu’il avait aperçue lorsqu’il avait débouché de Virginia Avenue le jour où il était arrivé de Georgetown, mais beaucoup plus imposante. La foule a plus que triplé depuis cette première manifestation. Strom regarde vers l’ouest et se voit lui-même : un jeune homme avec encore toute la fraîche ignorance d’un immigrant de vingt-huit ans, sur le point de rencontrer son destin. D’où arrivait-elle, ce jour-là, la mère de Ruth ? Il regarde vers le nord-est, il reconstitue les pièces du puzzle, les coordonnées évaporées de cette femme, tandis qu’elle descend prestement du train en provenance de Philadelphie. À peine plus âgée que cette fille qui marche devant lui, elle tâche de garder à l’esprit l’avenir menaçant qui l’attend, et qu’elle ne sait pas décrypter, la vie que le sort lui réserve. « Impossible », lui dit-elle plusieurs fois. Déjà elle savait. Impossible.
La foule pousse vers l’avant, comme la foule de la première fois. Il ne devrait pas penser première. Strom reste sur le trottoir tandis que passe ce défilé. Puis, prenant un raccourci via le rayon caché du temps, le même défilé passe à nouveau devant lui et poursuit son itinéraire circulaire. Il y aura une autre marche, qui, avec le temps, renverra ce jour-ci dans le passé. La foule continuera de pousser vers l’aval, et il la rejoindra à cet endroit-là.
Ils chantent : « Nous ne céderons pas. » Il connaît l’air, à défaut de connaître les paroles. Mais les paroles aussi, il se les rappelle dès qu’il les entend. Elles étaient là, déjà, avant toute mélodie, depuis toujours. Tout comme un arbre au bord de l’eau. Nous. Nous ne. Nous ne céderons pas.
Le rythme, Strom l’entend, est une boucle temporelle fermée sur elle-même. Le chœur s’éteint et s’élève à nouveau au-dessus des têtes de ceux qui le composent. Il tourne en rond et entre à nouveau en canon, identique à chaque fois : une broderie qui à chaque fois aboutit à une forme originale. Tout comme un arbre. Un arbre au bord de l’eau. Il accélère le pas jusqu’à dépasser le tempo de la chanson. Il gagne du terrain au sein de la procession, il rattrape sa fille. C’est le profil de sa mère, et davantage : le même bronze sous un éclairage plus clair. Il regarde sa fille, et le choc du souvenir le projette brutalement en avant. Chaque souvenir est une prophétie inversée. Sa Ruth bouge les lèvres, elle chante en même temps que tout le monde, elle chante sa propre mélodie. Le temps demeure immuable ; c’est nous qui passons.
Il le comprend enfin, au bout d’un quart de siècle : c’est pour ça que cette femme chantait ce jour-là. C’est pour ça qu’elle était à côté de lui, à chanter à voix basse. C’est pour ça qu’il s’était penché : pour entendre quel son sortait d’entre ces lèvres. « Êtes-vous professionnelle ? » lui avait-il demandé. « Noch nicht », avait-elle répondu. Pas encore. Elle bougeait les lèvres pendant qu’une autre femme chantait : c’est pour ça qu’il lui avait adressé la parole, alors que le monde entier les aurait empêchés d’échanger ne fût-ce qu’un mot. C’est pour ça qu’ils avaient essayé de vivre ensemble. Pour ça que cette fille, par la suite – la chair de leur chair, le sang de leur sang – qui marche à côté de lui tout en faisant semblant de ne pas être avec lui, bouge les lèvres en une chanson silencieuse.
Cela fait deux ans maintenant qu’elle n’a plus rien chanté avec lui. Depuis que ses frères sont partis, elle a refusé tous les duos. Elle, la plus vive des trois, la fillette qui a su lire les partitions avant de savoir lire les mots. Jadis, lui et sa mère ne pouvaient pas la mettre au lit s’il y avait encore quelque part, au nord de la Cinquante-Neuvième Rue, une seule voix qui chantait. Maintenant, si elle chante encore, c’est loin de la maison, avec des amies qui lui apprennent d’autres airs, hors de portée de son père.
Ruth était leur bébé de la paix, née trois mois après la fin de cette guerre éternelle. Dès la naissance, elle avait eu cette âme qui accueillait toutes choses comme dignes d’être aimées. Elle aimait le facteur de tout cœur pour ses générosités quotidiennes. Elle voulait l’inviter à l’anniversaire de ses quatre ans, et elle avait pleuré jusqu’à ce qu’ils promettent de lui demander. Elle aimait leur logeuse, Mme Washington, qui leur donnait une maison où habiter. Elle aimait le fox-terrier de Mme Washington, comme elle aurait aimé l’ange de Dieu. Elle chantait dans la rue pour des inconnus. Elle pensait que tout le monde faisait ainsi.
Quand elle avait huit ans, un garçon plus âgé l’avait traitée de Négresse. Elle avait couru jusqu’au banc de sa mère, lui demander ce que ça signifiait. « Oh, ma chérie ! lui avait dit Delia. Ça veut dire que ce garçon est complètement déboussolé. »
Elle était retournée voir le petit garçon. « Comment ça se fait que t’es complètement déboussolé ?
— Sale Négresse, avait marmonné le garçon. Espèce de guenon. »
Ruth, le bébé de la paix, la fillette si sûre d’elle, avait été toute contente de le reprendre : « Je ne suis pas une guenon ! Une guenon, c’est ça ! » Et elle avait improvisé pour lui une danse simiesque, tirée de son propre Carnaval des animaux, la langue glissée sous la lèvre inférieure, singeant une joie de primate. Le garçon avait éclaté d’un rire nerveux, il était resté là, ravi, prêt à reconnaître qu’il avait eu tort, prêt à se joindre à elle, jusqu’au moment où sa mère était intervenue et, d’un geste sec, l’avait emmené.
« Est-ce que Joey est un Nègre ? avait demandé Ruth en rentrant à la maison. Et Jonah ? » Dans son esprit, elle avait constitué trois catégories. Et la sienne était la plus petite et la plus dangereuse.
« Personne n’est nègre », avait répondu Delia, privant sa fille aimante de toutes ses défenses.
Ruth se faisait des camarades quand ses parents avaient le dos tourné. Elle les trouvait à l’école mixte où David et Delia l’avaient envoyée, après avoir admis à retardement que la scolarisation à la maison avait été fort peu bénéfique aux garçons. Ruth ramenait des petites copines à la maison, avant la mort de sa mère, des camarades de toutes couleurs de peau. Parfois, même, elles revenaient, passé le choc de la première visite. Et ces camarades lui avaient appris toutes ces mélodies que ses parents n’avaient pas réussi à lui apprendre, les mélodies qui l’avaient conduite, un soir, dans le bureau de son père, pour lui demander :
« Je suis quoi ?
— Tu es ma fille, lui dit-il.
— Non, Da. Je suis quoi ?
— Tu es intelligente et bonne dans tout ce que tu fais.
— Non. Je veux dire, si toi tu es blanc et Maman est noire… »
La réponse qu’il lui fit alors : erronée également. « Tu as de la chance. Tu es les deux à la fois. » Erronée à tant d’égards.
Ruth se contenta de le dévisager, en ressentant une honte qui frisait le mépris. « C’est ce que Maman a dit, aussi. » Comme si elle ne pourrait jamais plus leur faire confiance ni à l’un ni à l’autre.
Leurs enfants étaient censés être les premiers au-delà de tout cela, les premiers à enjamber directement le gouffre. Les premiers à accéder à l’avenir que cette haine fossile avait tant besoin de rappeler. Mais leurs enfants ne font pas directement le saut. Le signal du passé est trop fort pour le leur permettre. Strom et sa femme se sont tellement égarés dans le temps qu’ils se sont trompés – c’était trop tôt, leur espoir était de plusieurs décennies prématuré. Dans chaque avenir que les lèvres de sa Delia ont dessiné ce jour-là, elle meurt trop tôt, et laisse à sa fille seulement le loisir d’entendre combien leur musique à eux était erronée. Mais ils ont raison en ce qui concerne la musique, une fois la double barre atteinte, Strom veut encore le croire. Raison dans le sens où le monde entendra un jour ce que doit être sa cadence. Comme un arbre au bord de l’eau. Les lèvres de sa fille bougent en silence. Deux cents mètres et vingt-quatre années plus tôt, à un endroit hors de portée de sa Ruth, les lèvres silencieuses de sa mère lui répondent.
La foule les emporte au gré de ses remous. Lui et Ruth flottent sur ce fleuve humain, puis sont déposés comme du limon devant le Lincoln Memorial. Chaque chose est atrocement identique : même jour, même statue, le même espoir euphorique dans l’air, la même vérité brutale qui attend, juste à la sortie du Mall. Davantage d’affiches, davantage de banderoles, davantage de protestations. Les gens ont maintenant davantage de mots pour dire ce qu’ils n’ont pas. Le son de ces milliers de voix monte en volutes, se réverbère étrangement, c’est le chant d’un continent qui n’existait pas la dernière fois. Mais c’est le même tapis humain qui s’étire jusqu’à la courbure de l’horizon. Strom essaye de situer l’endroit où lui et sa fille se trouvent. Il estime approximativement l’endroit où lui et sa femme se tenaient. Au jugé, comme en haute mer.
Il est débordé par l’allégresse de la foule. Sa vue se voile et ses genoux commencent à céder. Un homme entre deux âges en train de perdre connaissance sous l’influence combinée de la chaleur et de l’excitation. Il trébuche, essaye de se raccrocher à sa fille. Elle l’aide à se redresser, aussi inquiète pour lui qu’humiliée. Il pointe le doigt vers le sol. « Nous étions ici. Ta mère et moi. »
Elle connaît la rengaine : comment Strom a fait la connaissance de Daley, comment elle est venue au monde. Elle le fait taire, souriant timidement à la cantonade. Tout le monde s’en fiche. Un demi-million d’yeux se portent sur la tribune des discours, à quatre cents mètres.
« Ici, répète-t-il. Exactement ici. » Elle regarde par terre. Elle est ébranlée par son assurance.
On s’agite sur la scène, le public cesse de chanter. C’est uniquement quand les chants se sont tus qu’ils se rendent compte du nombre de mélodies simultanées qu’il y a eu. Le grondement de la sono met une bonne seconde pour arriver jusqu’à eux. La foule se calme, et on se retrouve soudain à un rassemblement religieux de la taille d’une ville. L’un après l’autre, les orateurs se succèdent à la tribune, chacun a une couleur de peau différente, chacun indique à cette foule irréelle vers quoi elle s’achemine. Le premier invite au compromis ; le deuxième assène des faits. La congrégation immense lance : « Continue, dis la vérité ! » Les caméras et les micros enregistrent tout dans les moindres détails. Même ABC déprogramme ses feuilletons habituels afin que la nation, pour la première fois, se regarde droit dans les yeux.
Ruth baisse les épaules, ou au contraire se redresse, selon les discours. Son corps réagit de différentes façons que Strom a bien du mal à interpréter. Elle peste pendant les allocutions des prédicateurs blancs qui prennent le train en marche. Elle s’enthousiasme lorsque John Lewis, le porte-parole du SNCC, la coordination des étudiants non-violents, de cinq ans son aîné, profère des accusations qui se répercutent le long du bassin chatoyant. Il parle de vies rongées par la peur, d’un État policier, et Ruth applaudit. Il demande « Que fait le gouvernement ? » et elle se joint à la réponse tranchante : « Rien ! » Il parle d’un compromis immoral, du mal et de la seule réponse possible face au mal : la révolution. Sur plus d’un kilomètre et demi, les gens l’incitent à continuer, et la fille de Strom est avec eux, elle l’encourage de ses cris.
Strom se sent à nouveau sur le point de suffoquer. Si la foule se laisse aller à la colère, il est mort. Mort comme ses propres parents et sa sœur, tués pour ne pas avoir été dans le bon camp. Mort comme sa femme, qui est morte pour avoir fait sa vie avec lui. Mort comme il le sera de toute façon, quand le signal du passé enfin se rappellera à lui.
Le soleil se met à cogner et les discours commencent à se faire longs. Quelqu’un – ce doit être Randolph – présente les femmes du mouvement. Sur l’estrade, une femme assez âgée s’avance pour chanter, et Strom est bouleversé. Il continue de regarder, et il s’en veut de croire à l’hallucination. Il y a une certaine ressemblance, mais il faut toute la crédulité d’un vieil homme pour entretenir la confusion. Les différences sont plus nombreuses que les ressemblances. L’âge, tout d’abord : cette femme a une génération de plus que celle avec qui il la confond.
Puis le passé l’engloutit, comme le sol remonte pour frapper un homme qui s’écroule. « Mon Dieu. Oh, mon Dieu. C’est elle. »
Sa fille sursaute en l’entendant. « Qui ? De qui tu parles ?
— Là. Celle-là, debout. C’est elle. » Le chapeau est plus grand, la robe plus bigarrée, le corps alourdi par vingt-quatre années de plus. Mais intimement, c’est la même voix.
« Mais qui, papa ?
— La femme qui nous a mariés, ta mère et moi. »
Ruth laisse échapper un rire triste, et ils se taisent en écoutant la musique. La fille n’entend qu’une vieille femme qui n’a plus de voix, en pleine décadence, roucoulant. « He’s Got the Whole World in His Hands ». Un air ordinaire, avec des paroles plus tristes encore : Il a le monde entier entre ses mains. Ruth voit ce qu’elle a vu quand on lui a appris la chanson au cours élémentaire : des mains de la taille d’un système solaire placées autour du globe terrestre, comme s’il s’agissait d’une précieuse bille « œil-de-chat ». De quelle couleur, ces mains ? S’il a jamais eu la planète en main, l’essentiel a depuis longtemps échappé à ses doigts gourds. Le vent et la pluie. La lune et les étoiles. Toi et moi, ma sœur. Ça fait huit ans, depuis le moment où elle a hurlé pour échapper à l’étreinte mortelle du pompier, que Ruth sait ce que cette vieille femme n’a pas encore admis.
Strom est perdu dans d’autres chants – O mio Fernando. Ave Maria. America. La voix qu’on n’entend qu’une fois par siècle – c’est ce que Toscanini avait dit d’elle, à Vienne, dans un autre univers, avant que cette métropole malade ne soit emportée. Et il avait raison. Car Strom a entendu cette voix il y a un siècle, il y a une heure. Et il y a bien plus longtemps encore, à l’époque où ils l’écoutaient ensemble.
L’instant passe, le père et la fille sont figés dans deux éternités séparées, en attendant que le chant se termine. Ruth regarde son père, le passé la perturbe. C’est cette femme – le mythe puissant qu’on lui a inculqué quand elle était petite. Strom comprend sa déception. Il reste coi dans cette coda dédiée au chant écourté de son épouse. Il n’aurait pas dû vivre suffisamment longtemps pour entendre à nouveau cette voix, alors que sa Delia, elle, ne peut plus l’entendre.
D’autres chanteuses viennent ensuite, porteuses de souvenirs plus durs. Mahalia Jackson livre un vigoureux I’ve Been ’Buked, sa voix sans accompagnement roule sur le kilomètre et demi de gens présents, fendant le grand bassin comme s’il s’agissait de la mer Rouge. Puis d’autres viennent parler au micro. Puis d’autres encore. La journée ne se terminera jamais, mais ne reviendra pas non plus. La foule s’impatiente, elle déplore une promesse non tenue. Trop de discours, et Ruth somnole. En rêve, elle rencontre sa mère dans une gare bondée. Les gens les bousculent, et les empêchent d’arriver l’une à l’autre. Les enfants de Ruth ont disparu quelque part dans la gare grouillante de monde. Sa mère la réprimande : Il ne faut jamais quitter les petits des yeux. Mais Delia chante sa réprimande d’une voix très aiguë, à la limite de sa tessiture, avec un accent fantomatique.
Puis la chanson laisse la place au discours, et l’accent devient de l’allemand. Quelqu’un la secoue, et ce quelqu’un, c’est son père. « Réveille-toi. Il faut que tu entendes ça. C’est historique. » Elle lève les yeux vers lui, furibarde, car une fois de plus il lui a enlevé sa mère. Puis elle se réveille tout à fait. Elle entend une voix ample de baryton, une voix qu’elle a déjà entendue, mais jamais de cette manière. Nous sommes aussi venus en ce lieu sacré pour rappeler à l’Amérique la terrible urgence de l’instant présent.
L’instant présent : c’est pour cela que son père la réveille. Mais une pensée la turlupine pendant le grondement roulant du baryton : en la réveillant, son père ne pouvait pas savoir que ces mots allaient être prononcés. Puis elle oublie, expédiant cette question à plus tard. Quelque chose se produit dans la foule, une alchimie déclenchée par la pure puissance de cette voix. Par trois fois, les mots reviennent sous forme d’échos bouleversants. Son père a raison : c’est historique. Déjà elle ne peut plus faire la distinction entre ces mots et toutes les fois à venir où de nouveau elle les entendra.
Le prédicateur se met à improviser, il mélange Amos et Isaïe avec des fragments de cantiques dont Ruth se souvient, de vieux hymnes jadis chantés en famille. La souffrance non méritée conduira à la rédemption. Elle aimerait de tout cœur le croire. Un jour cette nation se soulèvera et vivra dans la vérité de sa foi. Je fais ce rêve qu’un jour mes quatre enfants vivront dans une nation… Elle se voit avec des enfants à elle, et pourtant toujours sans nation.
Chaque vallée sera rehaussée et chaque montagne sera aplanie. Dieu, viens-lui en aide : elle ne peut s’empêcher d’entendre Händel. La faute à ses parents ; ça lui colle à la peau comme une marque de naissance. Elle pourrait chanter le texte entier de mémoire. Les aspérités seront adoucies… – alors sera révélée la gloire du Seigneur.
Avec cette foi, nous transformerons la cacophonie de notre nation discordante en une symphonie. Elle lève la tête et regarde autour d’elle – une mer brune, tout du long, jusqu’aux confins de son champ de vision. Une musique imposante, sans aucun doute, mais rien qui ressemble à une symphonie. Ruth pose à nouveau le regard sur son père, à côté d’elle. Cette peau blanche lui paraît maladive, celle d’un étranger. Ses cheveux gris clairsemés, ébouriffés par le vent, n’ont rien de commun avec elle. Les paroles du discours dévalent sur les joues paternelles comme des eaux. Elle ne se rappelle pas avoir déjà vu son père pleurer, même aux funérailles de sa mère. À l’époque, il n’était que sourires perplexes, tout à sa théorie du temps atemporel. À présent, ces mots le font pleurer, cet espoir abstrait, si désespéré et si évident, si loin de se réaliser. Et elle le déteste pour avoir attendu si longtemps. Pour avoir refusé de la regarder.
Strom sent le regard de sa fille posé sur lui, mais il ne se tournera pas. Tant qu’il ne se tournera pas franchement pour faire face à ce visage, sa Delia sera encore un peu là, à ce concert où ils avaient vibré ensemble. Lorsque le prédicateur s’apprête à prononcer ces paroles, les paroles que la voix du siècle chanta en ce jour premier, Strom les attend. Il sait d’avance le moment où elles doivent arriver, et à l’instant où ces paroles arrivent, c’est parce que lui en a décidé ainsi.
L’air, il le connaît depuis toujours. Un genre d’hymne impérial anglais. Beethoven en a composé une série de variations. Une demi-douzaine de pays européens ont leur propre version étendard, y compris son Allemagne déchue. Pourtant, jusqu’à ce jour, il n’avait jamais saisi les paroles américaines. La première fois, il ne les avait pas comprises, mais à présent il les comprend, un quart de siècle plus tard, au même endroit. La terre où mes aïeux sont morts. Ce pays est mille fois plus celui de cet homme en prêche que celui de Strom. Et pourtant, il a été offert à Strom au port de New York avec tellement moins de difficulté.
Que la liberté retentisse. Des collines prodigieuses du New Hampshire. Des imposantes montagnes de New York, du sommet des majestueuses Alleghenies de Pennsylvanie, des pics couronnés de neige des Rocheuses, des versants mamelonnés de la Californie, du haut de Stone Mountain en Géorgie, du haut de Lookout Mountain au Tennessee, jusqu’au moindre monticule dans le Mississippi. Du flanc de chaque montagne.
Les mots étincellent comme au premier jour de la création. Maintenant ils pourraient s’unir pour agir : maintenant cette foule pourrait dévaler cet espace verdoyant, une armée que nul ne pourrait arrêter, et s’emparer de leur Capitole, de leur Cour suprême, de leur Maison-Blanche uniquement par la force de l’âme. Mais ils sont trop joyeux à présent pour recourir à la force, trop exaltés.
Enfin libre, la parole se dissipe peu à peu. Puis la foule, également, se libère. La voici libre de retourner à ses villes en décomposition, à ses vies en cage. La multitude se disperse, comme ç’avait été le cas la première fois. Strom a peur de bouger, il sait que l’urgence de la révélation doit être encore là, tout près, attendant qu’il franchisse la ligne. Les gens les contournent, gênés par ces deux obstacles, ces deux branches d’arbre qui flottent au milieu du courant. Ruth fulmine contre cet homme. Ses rêveries la rendent folle. Elle le voit passer à côté de l’évidence. L’alliance entre Noirs et juifs s’effrite tout autour d’eux. Elle ne survivra même pas au retour en bus à la maison.
Ruth commence à marcher, seule. Cela fait trop longtemps qu’elle est seule. Ses frères sont trop occupés pour s’intéresser au présent. Son père trop pris au piège du passé. Elle s’éloigne à grandes enjambées, sûre de son allure, tournant dans sa tête une phrase prononcée par le pasteur à la voix de baryton : « L’esprit militant, nouveau et merveilleux. » Elle a le sentiment que c’est le seul avenir constructif, le seul chemin qui lui évitera d’être éternellement isolée. Elle se dirige vers le parking où le bus de Columbia les a déposés. Même son père devinera que c’est le point de ralliement.
David Strom se dissout sur place, il peuple chaque endroit de cet immense espace. C’est ici que sa femme se fige de honte en se rendant compte qu’elle était en train de chanter à haute voix. Ici qu’elle lui demande s’il a déjà entendu la légendaire Farrar. Ici qu’elle lui demande pardon, et ici qu’ils se disent au revoir à jamais. Ici qu’ils trouvent le petit garçon égaré. Là, juste là, qu’elle lui explique que tout cela est impossible : se revoir un jour. Une erreur, de penser que toute histoire a une fin.
Lorsqu’il lève la tête pour retrouver sa fille, elle a disparu. Son corps se glace. Il s’y était attendu. Une fascination terrible s’empare de lui, et cet homme de cinquante-deux ans presse le pas, se met à trotter, il fonce dans une direction, puis s’arrête et file dans une autre. C’est la répétition qui déclenche cette panique, plus que la peur que sa fille soit réellement en danger. Elle court moins de risques sur le Mail, avec tous ces gens rassemblés, qu’à New York, lorsqu’elle rentre à pied de l’école. Elle a dix-huit ans ; la capitale grouille de policiers. Mais il sait que la menace est infinie, aussi étendue que le temps. Elle a disparu : nulle part, n’importe où. Il court sur l’esplanade devant le monument, il appelle, poussé par un pressentiment.
Il trottine jusqu’à l’endroit où ils avaient trouvé le petit garçon perdu. Sa fille n’y est pas. Il refait le parcours dans l’autre sens – pas son parcours avec Ruth, mais son parcours avec Delia et l’enfant. Il se dirige vers la statue géante. Il considère Lincoln, le personnage qu’il n’avait pas reconnu, à l’époque, celui qui, selon le garçon, n’avait jamais libéré les esclaves. Tous ceux qui ont parlé aujourd’hui ont confirmé les dires du garçon. Strom s’approche le plus possible des marches, malgré la foule. Elle doit être ici. Elle n’y est pas. Elle y a été, mais maintenant elle est partie. Elle repassera d’ici une minute. D’ici dix minutes. Comment l’intersection de deux chemins dans le temps est-elle possible ? Le champ est trop étendu, et le sillage que nous traçons trop étroit.
Il calcule mentalement les probabilités : deux itinéraires aléatoires, avec des départs différés. La probabilité de la retrouver est plus grande s’il reste à une faible distance de cet endroit. Car c’est là qu’ils avaient amené le garçon, dans le passé, avant la guerre, à l’époque où l’amour entre lui et sa femme était encore impossible.
C’est là que sa fille le retrouve, une demi-heure plus tard. Le plus facile à identifier de tout le Mail : un homme blanc, isolé, errant dans le reflux d’une mer brune. Elle l’aurait retrouvé depuis longtemps, si elle n’avait pas cru que même ce brillant scientifique saurait se rendre à l’évidence. Elle s’approche de lui à grands pas, en secouant la tête : il n’y a rien à faire, c’est sans espoir.
Il est survolté en l’apercevant. « Je savais que je te trouverais ici ! » Il est tout tremblotant, maintenant que tout s’explique. « Où étais-tu ? Avec qui étais-tu ? »
Son besoin est tellement grand qu’elle ne peut même pas le réprimander. « Nom de Dieu, Da. J’étais installée dans le car, je t’attendais. Ils vont partir sans nous. »
Elle traîne son père jusqu’au parking, aussi vite que ses jambes le lui permettent. Une fois seulement il s’arrête pour jeter un coup d’œil en arrière. Aucune révélation. Rien à voir. Un homme sur patins à roulettes affublé d’une écharpe rouge mal nouée. Des équipes de volontaires qui balaient les ordures. Il sent le signal du passé s’amenuiser et lui échapper : enfin libre.