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LE VISAGE DE MON FRÈRE
 

Le visage de mon frère était un banc de poissons. Ce n’était pas un sourire qu’il avait, mais une centaine de sourires, vifs et étincelants. J’ai une photographie – l’une des rares de mon enfance qui ait échappé aux flammes. On nous voit tous les deux en train d’ouvrir nos cadeaux de Noël, sur le canapé bosselé à motif floral imprimé qui se trouvait dans la pièce de devant. Son regard se porte dans toutes les directions en même temps : il observe son cadeau à lui, un télescope escamotable en trois parties ; le mien, un métronome ; Rootie, qui empoigne le genou de son frère aîné, parce qu’elle aussi voudrait regarder ; notre père en train de prendre la photo, totalement absorbé dans cet acte qui consiste à arrêter le temps ; Maman, juste à l’extérieur du cadre de la photo ; les observateurs futurs qui, eux-mêmes, un siècle plus tard, regardent cette paisible crèche de Noël, longtemps après notre mort à tous.

Mon frère a peur de rater quelque chose. Il a peur que le père Noël n’ait interverti les étiquettes sur les cadeaux. Peur que mon cadeau ne soit plus chouette que le sien. D’une main il attrape Ruth, qui menace de tomber et de se fendre le crâne sur la table basse en noyer. L’autre main s’envole pour aplatir la mèche qui rebique sur le devant – ces cheveux que ma mère aimait tant brosser – pour que l’appareil photo ne l’immortalise pas dressée en l’air, comme un leurre bricolé. Son sourire rassure notre père : oui, il fait tout ce qu’il faut pour que la photo soit réussie. Il adresse un bref regard compatissant à notre mère, à jamais exclue de cette scène.

C’est l’un des premiers Polaroid. Notre père adorait les inventions ingénieuses, et notre mère adorait tout ce qui pouvait fixer le souvenir. Les tons noirs et blancs sont devenus granuleux, c’est ainsi que nous apparaît aujourd’hui la fin des années quarante. Je ne peux pas faire confiance à la photographie pour retrouver avec exactitude la couleur de peau de mon frère, savoir comment les autres devaient alors le voir. Ma mère avait le teint clair pour sa famille, et mon père était l’Européen d’origine sémite le plus pâle qui fût. Jonah se situait à mi-chemin de l’un et de l’autre. Il a déjà le cheveu plus ondulé que bouclé, trop foncé pour être poil de carotte. Il a les yeux noisette ; cela ne changera pas. Il a un nez fin, ses joues ont la largeur d’un livre de poche. Mon frère ressemble surtout à un Arabe au teint diaphane et lumineux.

Son visage est la clé de mi, la clé de la beauté, c’est le visage que je connais le mieux au monde. On dirait un des croquis scientifiques de mon père, élaboré à partir d’un ovale, sur lequel on a incrusté des amandes fendues pour représenter une paire d’yeux confiants : un visage qui pour moi, à jamais, signifiera visage. Il irradie la séduction de celui qui goûte au plaisir, une certaine surprise s’en dégage. La peau est soyeuse sur l’arrondi de la pommette. J’aimais ce visage. Il me faisait toujours penser au mien, mais détendu.

Déjà on voit poindre la méfiance de celui dont l’innocence est mise à l’épreuve. Les traits s’affineront au fil des mois à venir. Les lèvres se pinceront et les sourcils fermeront les écoutilles. Le nez en demi-poire s’amenuisera à hauteur de l’arête ; le bombé des pommettes se tassera. Mais même à l’âge adulte, il arrivera parfois que le front s’éclaircisse comme ici, et que les lèvres se retroussent, lorsqu’il s’apprêtera à plaisanter, même avec ses assassins. Moi, pour Noël, j’ai eu un télescope qui s’emboîte. Et toi ?

Un soir, après les prières, il a demandé à notre mère : « On vient d’où, nous ? » Il ne devait même pas avoir dix ans, et pourtant il était troublé par Ruth, ça l’effrayait de voir à quel point elle était différente de nous deux. Même moi, je l’inquiétais déjà. Les infirmières de la maternité avaient peut-être été aussi négligentes que le père Noël. Il était arrivé à l’âge où la différence de couleur de peau entre Da et Maman était devenue trop importante pour être mise sur le compte du hasard. Il considéra les preuves indiscutables et se bidonna. Moi, j’étais allongé dans mon lit, à côté du sien, à me gaver, avant l’extinction des feux, de Sciences Comics, ces illustrés dont Cosmic Carson était le héros. Mais je me suis arrêté pour écouter la réponse de Maman à cette question que je n’avais jamais pensé à poser.

« D’où vous venez ? Vous, les enfants ? » Chaque fois qu’une question la mettait dans l’embarras, Maman la répétait. Elle gagnait ainsi une dizaine de secondes. Lorsque c’était du sérieux, sa voix devenait piano, pour se stabiliser dans un registre mezzo caramel. Elle s’assit au coin du lit et caressa tendrement son fils aîné. « Eh bien, je suis contente que tu me demandes ça. Vous nous avez été remis tous les trois par Frère Merveille. »

Le visage de mon frère se plissa, il était sceptique. « C’est qui ?

— C’est qui… ? Comment se fait-il que tu sois si curieux ? Tu tiens ça de moi ou de ton père ? Le Frère Merv s’appelle Joie. Monsieur Joie I. Yeux.

— Le I correspond à quoi ? s’enquit Jonah, en essayant de la coincer à son propre jeu.

— À quoi correspond le I ? Ça alors, tu ne sais pas ? Ivan. »

Et Jonah d’enchaîner presto : « C’est quoi, le deuxième prénom de Merv ?

— Weil, répondit mon père sur le temps suivant, depuis l’encadrement de la porte.

— Merv Weil Yeux ?

— Oui, absolument. Pourquoi pas ? La famille Yeux a plus d’un secret dans le placard.

— Allez, Da. Sérieux. On vient d’où ?

— Ta mère et moi, nous vous avons trouvés au rayon surgelés de la supérette. Qui sait depuis combien de temps vous y étiez. Ce fameux monsieur Yeux prétend être votre propriétaire, mais il n’a jamais pu nous montrer le certificat de propriété.

— S’il te plaît, Da, la vérité. »

Da n’avait jamais pris ce mot à la légère. « Vous sortez du ventre de votre mère. »

Une telle ineptie provoqua chez nous un rire irrépressible. Ma mère leva les bras au ciel. Je vois les muscles se tendre, aujourd’hui encore, moi qui suis à présent deux fois plus âgé qu’elle ne l’était à l’époque. Les mains en l’air, elle dit : « Nous y voilà. »

Mon père s’assit. « Il faut bien en passer par là, à un moment ou à un autre. »

Mais nous ne passâmes nulle part. Jonah cessa de s’intéresser à la question. Son sourire se dissipa et il regarda dans le vide, en grimaçant. Il accepta cette idée folle – tout ce qu’ils voulaient bien lui dire. Il posa le bras sur l’avant-bras de Maman. « C’est bon. Je me fiche de savoir d’où on vient. Du moment qu’on vient tous du même endroit. »

 

La première école musicale qui entendit mon frère l’adora. Je sus que ça arriverait avant même que ça arrive, en dépit de ce que mon père pensait de la divination. L’école, l’un des deux meilleurs établissements préparatoires au conservatoire de New York, se trouvait dans l’East Side. Je revois Jonah, dans son blazer bordeaux trop grand, demander à Maman : « Comment ça, tu ne veux pas venir ?

— Oh, Jo ! Bien sûr que j’ai envie de t’accompagner. Mais qui va rester à la maison s’occuper de bébé Ruth ?

— Elle n’a qu’à venir avec nous », dit Jonah qui savait déjà qui pouvait ou pas se rendre à tel ou tel endroit.

Maman ne répondit pas. Dans l’entrée, elle nous serra dans ses bras. « Au revoir, JoJo. » C’était le nom qu’elle nous donnait à tous les deux. « Faites de belles choses pour moi. »

Nous trois, les hommes, nous nous entassâmes dans le premier taxi qui accepta de nous prendre, direction l’école. Là, mon frère disparut au milieu d’une foule de gamins, puis vint nous retrouver dans l’auditorium juste avant de chanter. « Joey, tu vas pas le croire. » Son visage était proprement horrifié. « Y a tout un tas de gamins là-bas, on dirait que l’impitoyable Ming est en train de leur mordiller les fesses. » Il essaya de rigoler. « Il y a un grand gaillard, là-bas, il est au moins en quatrième, il crache ses boyaux dans le lavabo. » Son regard vagabonda au-delà de l’orbite de Pluton, dont la découverte était récente. Personne ne lui avait jamais dit que la musique pouvait rendre malade.

Vingt mesures de la version a cappella de Down by the Salley Gardens par mon frère suffirent à conquérir les membres du jury. Après coup, dans le couloir aux murs d’un vert tendre, deux d’entre eux abordèrent même mon père pour lui vanter les mérites de l’établissement. Pendant que les adultes passaient le programme en revue, Jonah m’attira en coulisse, dans la salle d’échauffement, où le grand dadais avait vomi. Il devait en rester dans le tuyau du lavabo, l’odeur était encore bien présente, suave et âcre, à mi-chemin entre nourriture et selles.

Le résultat officiel nous arriva par la poste deux semaines plus tard. Nos parents remirent à Jonah l’enveloppe oblongue sur laquelle l’adresse était tapée à la machine, pour qu’il ait le plaisir de l’ouvrir lui-même. Mais comme mon frère butait sur les deux premières phrases, Da lui prit la lettre des mains. « Nous sommes au regret de vous annoncer que malgré toutes les qualités de cette voix, nous ne pouvons vous proposer une place pour cet automne. En effet, nos effectifs sont déjà complets, et la charge de travail qui pèse sur les professeurs rend impossible… »

Da émit un petit jappement consterné et lança un regard fugace à Maman. Je les avais déjà vus s’échanger ce type de coup d’œil en public. Maintenant, je savais ce que ça signifiait, mais je me gardais bien de le leur faire savoir. Nos parents se regardaient, chacun essayant de modérer le désarroi de l’autre.

« Les chanteurs ne décrochent pas toujours les rôles qu’ils veulent », dit Da à Jonah. Maman, quant à elle, se contenta de baisser les yeux – en musique, c’était la première leçon qu’elle avait apprise.

Da mena son enquête, par l’intermédiaire d’un collègue du département de musique de Columbia. Un soir, il rentra à la maison, en proie à un sentiment mêlé d’abattement et d’étonnement. Il essaya d’en parler à Maman. Maman écouta, mais n’en continua pas moins de préparer le ragoût d’agneau du dîner. Mon frère et moi étions accroupis à l’extérieur de la cuisine, cachés comme des espions infiltrés, chacun d’un côté de la porte, à écouter ce qui se disait. Des adultes avaient été envoyés à la chaise électrique pour moins que ça.

« Ils ont un nouveau directeur », dit Da.

Maman expira par le nez. « Un nouveau directeur qui applique une politique pas si nouvelle. » Elle secoua la tête ; tout ce que le monde avait à lui apprendre, elle le savait déjà. Le son de sa voix n’était pas le même. Plus pauvre, en un sens. Plus vieux. Rural.

« Ce n’est pas ce que tu penses.

— Pas ce que…

— Ce n’est pas toi qui es en cause. C’est moi ! » Il en rit presque, mais sa gorge ne laissa pas passer le son.

Da était assis à la table de la cuisine. Il émit un râle hideux à force de lassitude, qu’il n’aurait jamais laissé échapper s’il avait su que nous écoutions. Ça se transforma en quelque chose proche du gloussement. « Un cursus musical sans juifs ! Quel fou ! Comment concevoir la musique classique sans les juifs ?

— Facile. On a bien fait du base-ball sans les gens de couleur. »

Il était arrivé quelque chose à la voix de mon père, aussi. Une sorte de gravité ancestrale. « Quelle bêtise. Autant refuser un élève parce qu’il sait lire les notes. »

Maman posa son couteau. D’un geste du poignet, elle écarta les cheveux qui lui tombaient sur les yeux. Le coude vint se jucher au creux de l’autre main. « On a mené cette guerre pour rien. Pire que rien. On n’aurait même pas dû s’en donner la peine.

— Qu’est-ce qu’il reste pour un endroit comme ça ? » Da laissa échapper un cri. Jonah et moi tressaillîmes, comme s’il nous avait frappés. « Quel genre de chorale peuvent-ils créer ? »

Ce soir-là, mon père qui, de toute sa vie, n’avait jamais pris la peine de faire figurer la mention « juif » sur le moindre formulaire, qui avait dédié sa vie entière à prouver que l’univers n’avait besoin d’aucune religion hormis les maths, nous fit chanter toutes les chansons populaires phrygiennes dont il se souvenait, vestiges d’une vie consacrée à oublier. Il remplaça ma mère au clavier, et ses doigts trouvèrent ce chagrin modal plaintif enfoui dans les accords. Nous chantâmes dans cette langue secrète que Da parlait parfois, dans les rues situées au nord de la nôtre, ce proche cousin de l’anglais originaire d’un lointain village, ces mots de guingois que j’arrivais presque à reconnaître. Même en fox-trot, ces gammes, étincelantes de secondes et de sixtes diminuées, transformaient les chansons d’amour les plus légères en un haussement d’épaules face à l’histoire aveugle. Mon père se métamorphosa en une clarinette agile, nasale, et nous le suivîmes. Y compris Ruth, avec son sidérant talent d’imitatrice.

Nos parents se remirent à chercher une école pour Jonah. Désormais, Maman militait pour que son aîné reste à New York ou dans la région, aussi près que possible de la maison. Il n’y avait guère que la musique, et cette urgence nouvelle, pour justifier qu’il s’en aille si loin. Da, en empiriste, se cuirassa contre toute considération autre que le niveau de l’établissement scolaire. Entre les exigences de l’un et le souhait de l’autre, ils aboutirent à un compromis atroce : la Boylston Academy, à Boston, une pension préparatoire au conservatoire.

L’école commençait à faire parler d’elle grâce à son directeur, le grand baryton hongrois János Reményi. Mes parents avaient lu un article sur lui dans le New York Times. L’enseignement du chant était une véritable mascarade dans ce pays, avait déclaré Reményi. C’était exactement ce qu’une nation luttant pour la domination culturelle, et encore sous la chape de l’après-guerre, craignait le plus de s’entendre dire, aussi récompensa-t-elle celui qui l’accusait en lui apportant son soutien généreux. Da et Maman durent se dire qu’un Hongrois se ficherait bien de nos origines. Un tel choix semblait ne présenter quasiment aucun danger.

Cette fois-ci, pour l’audition de sélection de Jonah, la famille au grand complet fut du voyage. Nous fîmes le trajet dans une superbe Hudson de location au pare-chocs incrusté dans la carrosserie. Ma mère s’installa avec Ruth et moi sur la banquette arrière. Chaque fois que nous montions en voiture ensemble, elle s’installait à l’arrière, et Da prenait toujours le volant. Prétendument pour la sécurité de Ruthie. Selon Jonah, c’était pour éviter de se faire arrêter par la police.

Pour l’examen, Jonah avait préparé « Wer hat dies Liedlein erdacht ? », extrait de Des Knaben Wunderhorn. Maman l’accompagnait, elle avait passé des semaines à travailler à la réduction pour piano, jusqu’à ce que ça scintille. Elle portait une robe plissée en soie noire aux épaules couvertes, qui amincissait sa silhouette tout en la grandissant. Jamais les membres du jury n’auraient le loisir de voir femme aussi superbe. János Reményi lui-même était l’un des trois examinateurs. Mon père nous l’indiqua quand nous entrâmes dans la pièce.

« Lui ? dit Jonah. On dirait pas qu’il est hongrois !

— À quoi ressemblent les Hongrois ? »

Jonah haussa les épaules. « Plus chauves, non ? »

Il y eut peu de candidats, ce jour-là, uniquement ceux qui avaient réussi à passer la rigoureuse présélection. M. Reményi appela Strom, dont le nom figurait sur sa liste. Maman et Jonah s’avancèrent dans la travée jusqu’à la scène. Une femme les intercepta avant qu’ils arrivent jusqu’aux marches. Elle demanda à Maman où était l’accompagnateur. Ma mère prit une inspiration et sourit. « C’est moi qui accompagne. » Elle paraissait lasse, mais certainement pas prise au dépourvu.

Cet échange avait dû la troubler. Une fois sur scène, elle partit sur un tempo plus rapide que la version la plus rapide qu’elle eût jamais jouée avec Jonah à la maison et ils avaient dû le jouer un bon millier de fois. Je l’avais tellement entendu que j’aurais pu le chanter à l’envers. Mais vu le tempo auquel Maman attaqua ce jour-là, j’aurais manqué l’entrée. Jonah, évidemment, entra parfaitement. Il n’avait attendu que cet instant, tout excité à l’idée de faire décoller cette chanson.

Je vis les membres du jury échanger un regard au moment où Jonah réussit sa première montée. Mais ils le laissèrent terminer. En moins de deux minutes, le morceau entra dans l’histoire. Dans la bouche de mon frère, c’était devenu un mythe malicieux, qui évoquait un monde sans poids ni effort. Le Cor magique de l’enfant, enfin interprété par un garçon encore enchanté.

Une femme du jury commença à applaudir, mais un regard de Reményi suffit à la figer sur place. Le directeur griffonna quelques notes, enleva ses lunettes, haussa les sourcils et contempla mon frère. « M. Strom. » Pris de confusion, je regardai mon père. Il avait les yeux fixés sur Reményi. « Pouvez-vous me dire ce que signifie cet air ? »

Da se pencha et se mit à donner des coups de tête contre le siège de devant.

Sur la scène, Maman croisa les mains sur sa superbe robe noire et se mit à étudier scrupuleusement son giron. Mes parents avaient une confiance absolue dans la voix de Jonah, lorsqu’il chantait. En revanche, l’expression orale n’était pas son fort.

Mais Jonah était tout à fait disposé à aider ce Hongrois, si certaines choses lui échappaient. Il leva la tête et observa les projecteurs, guettant la réponse dans les hauteurs. « Euh, qui a conçu cette petite chanson ? » Il poussa un soupir ennuyé, il se défaussait sur le poète.

« Oui, oui. C’est le titre. Mais que signifient les paroles ? »

Le visage de mon frère s’éclaira. « Ah ! Okay, voyons voir. » Le tempo des coups de tête paternels augmenta. De l’autre côté, Ruthie, six ans, se tortilla sur son siège et commença à chantonner. Da la fit taire, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. « Il y a une maison, là-haut dans la montagne, expliqua Jonah. Et une fille à la fenêtre.

— Quel genre de fille ?

— Allemande ? »

Les trois membres du jury se raclèrent la gorge.

« Une gentille fille, dit Reményi. Un petit amour de fille. Continuez.

— Elle n’habite pas là. Et elle a cette bouche, là… Et c’est, euh, magique ? Elle ressuscite les morts. » Cette notion lui inspira des images : des goules, des suceurs d’âmes, des zombies. « Et puis il y a ces trois oies qui transportent la chanson dans leur bec.

— Ça suffit. » Reményi se tourna vers ma mère. « Vous voyez ? Pas un air pour les jeunes garçons.

— Mais si », laissa échapper mon père du fond de la salle.

Reményi se retourna, chercha d’où venait l’intervention, mais son regard se perdit dans la pénombre sans s’arrêter sur nous. Il fit de nouveau face à Maman. « Il faut une voix mûre pour cet air. Il ne devrait pas le chanter. Il ne peut pas bien le faire, et ça pourrait même être mauvais pour ses cordes vocales. »

Ma mère s’affaissa sur son banc de piano, croulant sous le poids des erreurs qu’elle avait accumulées. Elle avait cru charmer le grand homme par la lumineuse excellence de son fils. Et le grand homme avait, d’un souffle, éteint cette faible lueur. Elle avait envie de se glisser à l’intérieur du piano, de se lacérer sur les cordes les plus fines, les plus aiguës.

« Dans vingt ans peut-être, nous apprendrons Mahler correctement. Cet enfant et moi. Si nous sommes encore tous deux de ce monde. »

Mon père toussa de soulagement. Maman, sur scène, se redressa et décida de vivre. Root se mit à bavarder — plus moyen de la faire taire. Mon frère, au beau milieu de la scène, se gratta le coude ; l’ensemble du drame lui avait, semblait-il, échappé.

Dehors, dans le couloir, Jonah me rejoignit d’un bond. « C’est peut-être juste que ce gars n’aime pas la musique. » Une bouffée de compassion brilla dans ses yeux. Il avait envie de travailler avec cet homme, de lui faire découvrir les plaisirs de la musique.

Nous nous promenâmes dans l’enceinte de l’établissement, ce faux palazzo italien enfoui entre Back Bay et les Fens. Da discuta avec quelques étudiants, dont le fils d’un diplomate qui parlait allemand. Tous dirent le plus grand bien de l’académie et de son programme vocal. Les meilleurs parmi les plus âgés obtenaient déjà des résultats dans les concours, ici et en Europe.

Jonah me traîna pour une visite du bâtiment, et nous explorâmes les moindres recoins, insensibles aux têtes qui se retournaient sur notre passage. Notre mère arpenta les lieux d’un pas de plomb, on aurait dit qu’elle se rendait à son propre enterrement. Elle vieillissait à vue d’œil au fur et à mesure que cet endroit s’imposait comme étant l’inévitable étape suivante dans la vie de son fils.

Da et Maman discutèrent avec les responsables de l’école pendant que Jonah et moi nous occupions de Ruth, qui lançait des miettes de pain aux moineaux, et du gravier aux écureuils en maraude. Quand nos parents réapparurent, ils étaient préoccupés par quelque chose, mais nous ne demandâmes pas quoi. Nous retournions tous les cinq à la Hudson de location, nous préparant au long trajet du retour, lorsqu’une voix nous rappela.

« Excusez-moi, s’il vous plaît. » Maestro Reményi se tenait dans l’entrée de l’académie. « Puis-je vous demander un instant ? » Son regard ne se posa pas sur Da mais glissa au-delà, comme à l’audition. « Vous êtes la mère du garçon ? » Il étudia le visage de Maman, puis celui de Jonah, cherchant la clé d’un mystère plus grand que Mahler. Maman opina, tout en regardant le grand homme dans les yeux. János Reményi secoua la tête lentement, l’évidence s’imposa à lui. « Bravo, madame. »

Ces deux mots furent la grande récompense musicale de la vie de ma mère. Pendant quinze secondes, elle goûta le triomphe auquel elle avait renoncé en épousant mon père et en nous élevant. Pendant tout le retour, alors que Jonah assis à l’avant chantonnait doucement, et que l’obscurité se faisait de plus en plus épaisse, elle fit cette prédiction : « Cet homme va t’ouvrir de nouveaux univers. »

Jonah intégra la Boylston Academy of Music avec une bourse intégrale. Mais de retour dans le cocon de Hamilton Heights, il commença à regimber. « Tu peux m’apprendre encore tellement de choses, dit-il à Maman, lui portant le coup de grâce. Je pourrai mieux me concentrer ici, sans tous les autres élèves. »

Maman lui répondit en psalmodiant de sa voix de professeur d’histoire. « JoJo, mon chéri. Tu es doué. Particulièrement doué. Il n’y en a peut-être qu’un sur mille…

— Moins, intervint Da tout en faisant le calcul.

— Il n’y en a qu’un sur un million qui peut rêver de faire ce que tu vas faire.

— Tout le monde s’en fiche », dit Jonah.

Il sut qu’il venait de passer les bornes. Maman le prit par les épaules, lui remonta le menton. Elle aurait pu l’achever d’un mot. « Personne ne s’en fiche.

— C’est un devoir qui t’incombe, expliqua Da, dont les consonnes accrochaient. Il faut que tu développes ce don, pour le rendre ensuite à la création.

— Et Joey ? Il joue du piano mieux que moi. Il déchiffre plus vite que moi. » Sur le ton de la délation enfantine : c’est lui qui a commencé. « Vous ne pouvez pas m’envoyer là-bas sans Joey. Moi j’vais dans aucune école si Joey vient pas avec moi !

— On ne dit pas “j’vais” », dit Maman. Elle dut ressentir une authentique terreur. « Tu prépares le terrain. Tu n’auras pas eu le temps de dire ouf qu’il t’emboîtera le pas. »

Nos parents se rendaient compte, mais trop tard, qu’ils nous avaient fait passer trop de temps à l’intérieur. L’expérience qu’ils avaient tentée – l’école à la maison – avait donné naissance à deux fleurs de serre. Le soir, en se déshabillant dans leur chambre, ils parlèrent à voix basse, persuadés que nous ne pouvions les entendre.

« Peut-être que nous les avons trop protégés ? » La voix de Da ne trouvait pas le ton juste.

« On ne peut pas laisser un enfant comme lui en roue libre dans un endroit comme ça. » Le vieil accord tacite : c’était ce qui les liait l’un à l’autre, l’œuvre sans fin qui consistait à élever un être vulnérable.

« Mais même. Nous aurions peut-être dû… À eux deux, ils n’ont pas un seul véritable ami… »

La voix de ma mère monta dans le registre supérieur. « Ils connaissent d’autres garçons. Ils apprécient ceux qui sont appréciables. » Mais je l’entendais bien, elle aurait préféré qu’il en soit autrement. D’une certaine manière, nous avions fait capoter leur plan. J’avais envie de leur parler des morceaux de briques qu’on nous avait jetés à la figure, des mots qu’on avait appris, des menaces essuyées, tout ce que nous avions épargné à nos parents. Espèces de métèques. Demi-sang. J’entendis Maman, devant sa coiffeuse, qui lâcha sa brosse à cheveux en écaille de tortue et étouffa un sanglot.

Et j’entendis Da la protéger en s’excusant. « Chacun peut au moins compter sur l’autre, quand même. Ils en rencontreront d’autres, des comme eux. Ils se feront des amis, quand ils en trouveront. »

 

Un hautboïste que connaissait Da au département de mathématiques de Columbia harcelait mes parents depuis longtemps pour qu’ils acceptent que nous chantions pour les luthériens du campus. Jusqu’alors, mes parents avaient toujours refusé. Maman nous emmenait dans les églises du quartier, où nos voix se joignaient à la sienne dans la liesse générale. Mais au-delà de cela, ils avaient voulu nous éviter la compromission des prestations publiques. « Mes garçons sont des chanteurs, disait-elle, pas des phoques apprivoisés. » Ce qui immanquablement amenait Jonah à aboyer et à applaudir avec le dos de ses pattes.

À présent, nos parents pensaient que les luthériens pourraient préparer Jonah pour le cap important de cet automne. Les récitals à l’église pourraient nous inoculer l’antidote contre la virulence du monde extérieur. Nos premières escapades à Morningside Heights pour participer aux répétitions du chœur eurent un goût d’aventure. Le jeudi soir, Da, Jonah et moi prenions le métro omnibus de la Septième Avenue, pour revenir ensuite en taxi – c’était la bagarre entre mon frère et moi, pour savoir lequel des deux monterait à l’avant, avec le chauffeur, et mettrait en pratique son italien d’opérette. Aux premières répétitions, tout le monde regarda. Jonah était la sensation. Le chef de chœur interrompait les répétitions, saisissant le moindre prétexte pour écouter mon frère chanter seul tel ou tel passage.

Il y avait dans la chorale plusieurs amateurs doués, des universitaires cultivés qui appréciaient de s’immerger deux fois par semaine dans la musique. Quelques voix puissantes et même quelques pros, à titre généreux, apportaient également leur obole. Pendant deux semaines, nous chantâmes des cantiques inoffensifs dans la grande tradition protestante du Nord. Mais nous avions beau être encore jeunes, Jonah et moi n’éprouvions que dédain pour ces modulations tartignoles et prévisibles. Revenus à Hamilton Heights, nous passions les paroles à la moulinette – « Oh mon Baigneur, mon Sauveur ; oui toi, mon Baigneur Jésus ». Mais le dimanche, les facéties étaient oubliées, et nous chantions les mélodies les plus banales comme si notre salut en dépendait.

L’une des authentiques contraltos du groupe, une pro du nom de Lois Helmer, eut des projets pour mon frère dès l’instant où elle entendit sa voix fuser à travers l’odeur de renfermé de la tribune du chœur. Elle le traita comme l’enfant qu’elle avait sacrifié pour poursuivre sa modeste carrière de chanteuse classique. Dans la voix cristalline de Jonah, elle vit l’occasion de récolter les honneurs qui lui avaient jusqu’alors été refusés.

Mlle Helmer avait un organe plus perçant que l’orgue de l’église. Mais elle devait avoir atteint un âge – 101 ans, selon l’estimation sans appel de Jonah – où ledit organe, justement, n’allait pas tarder à rouiller. Avant que sa voix ne se tarisse, et que le silence ne l’emporte, elle avait l’intention d’interpréter une de ses œuvres préférées. Une œuvre qui, selon elle, n’avait jamais bénéficié d’un traitement digne de ce nom. Dans le potentiel vibratoire de ce jeune soprano, elle trouva enfin l’instrument de sa libération.

Je ne pouvais pas le savoir à l’époque, mais Mlle Helmer avait deux bonnes décennies d’avance sur son temps. Bien avant que l’explosion des enregistrements ne donne naissance à la musique ancienne, elle et quelques voix à faible vibrato – dans un océan de voix au vibrato excessif – se mirent à insister sur le fait que, pour la musique antérieure à 1750, la précision importait davantage que la « chaleur ». À cette période, le gigantisme était à la mode en toutes choses. Bethlehem, en Pennsylvanie, montait encore ses colossales représentations annuelles des Passions de Bach, avec mille intervenants : de la musique religieuse à l’âge atomique, où le plus grand nombre dégageait une pesante énergie spirituelle. Mlle Helmer, par contraste, avait le sentiment qu’avec une polyphonie complexe Dieu apprécierait certainement d’entendre la justesse. Plus la ligne mélodique serait précise, plus grand serait le sentiment d’élévation. Car l’énergie était aussi proportionnelle au carré de la lumière.

Toute sa vie, elle avait voulu tenter ce duo brillant de la Cantate 78, prouver que ce qui était petit était beau, et que la clarté était essentielle. Mais elle n’avait jamais trouvé de soprane dont le vibrato fût inférieur à un quart de ton. C’est alors qu’elle entendit ce garçon admirable, peut-être le premier depuis la Thomasschule de Bach, à Leipzig, susceptible de réellement chanter l’euphorie. Elle s’adressa à M. Peirson, le chef du chœur. Cet homme au teint blême respectait l’andante à la lettre, et pensait pouvoir rallier les zones les plus calmes du purgatoire luthérien à condition de respecter toutes les variations et de n’offenser aucun auditeur. M. Peirson se montra réticent, et ne capitula que lorsque Lois Helmer menaça d’aller proposer ses services aux épiscopaliens. M. Peirson céda l’estrade pour l’occasion, et Lois chercha aussitôt un violoncelliste confirmé pour la pétulante ligne de violone.

Mlle Helmer avait une autre folle idée derrière la tête : il fallait que la musique fût en adéquation avec les paroles. Cela faisait des décennies que Schweitzer travaillait là-dessus : l’année où Einstein – le violoniste qui avait fait dévier le cours de la vie de mon frère – avait mis en pièces le temps universel, Schweitzer insistait déjà pour que la musique de Bach ne trahisse pas les paroles. Mais dans la pratique, la musique de Bach, quel qu’en soit le texte, se voyait recouverte d’une couche de ce même éclat caramel qui masquait les peintures des maîtres anciens, ce crépuscule doré que les amateurs de musées prenaient pour de la spiritualité mais qui n’était, en fait, que de la crasse.

Le Bach de Mlle Helmer serait donc attentif aux paroles. Si le duo commençait par « Wir eilen mit schwachen, doch emsigen Schritten » – « Nous nous hâtons de nos pas faibles mais empressés » –, alors le satané machin presserait le pas. Elle harcela les musiciens de la basse continue jusqu’à ce que leur interprétation se calque sur le tempo qu’elle avait en tête, un tiers plus rapide que le tempo auquel le morceau était joué d’ordinaire. En répétition, elle se montrait parfois grossière avec les musiciens effarouchés, et Jonah se délectait de chacun de ses jurons.

Lui, bien entendu, était tout disposé à interpréter l’air en quatrième vitesse, si nécessaire. Quand Jonah chantait, même en répétition, pour des gens autres que nous, j’avais honte, comme si nous trahissions un secret de famille. Il calqua son phrasé sur celui de cette femme, tel un mainate répétant tous les trucs de son maître. Le phénomène d’imitation spontanée aboutit finalement à une synchronisation parfaite, comme si chacun avait trouvé le moyen de rattraper ses propres vertigineux échos et de leur répondre.

Le dimanche venu, Jonah et moi restâmes accrochés à la balustrade de la tribune du chœur, chacun en blazer noir et nœud papillon rouge ; il avait fallu tout le savoir de Da en matière de topologie élémentaire pour les attacher. Nous restâmes en hauteur et observâmes les fidèles fourmiller autour des bancs d’église, comme autant d’insectes chatoyants dans un jardin, découverts en soulevant une pierre. Da, Maman et Ruth arrivèrent au dernier moment et s’assirent au fond, là où on ne pouvait les voir, et où, donc, ils ne gêneraient personne.

Le cantique venait juste après l’évangile. Habituellement, le moment passait vite, comme un échantillonnage de papier peint spirituel que les consommateurs de grâce feuilletaient puis reposaient. Mais cette fois-ci, l’obbligato fougueux du violoncelle déclencha une telle ardeur que même ceux qui somnolaient sur leurs bancs se redressèrent, saisis d’un sentiment de délectation.

Des huit vives mesures, la voix de soprano s’élève, comme un crocus poussé dans la nuit sur un gazon encore frappé par l’hiver. L’air progresse de la manière la plus simple : un do stable entre sur le temps faible, tandis que le temps fort se rétablit sur le instable de la gamme. À partir de cette impulsion légère, le morceau se met en mouvement, jusqu’à se chevaucher lui-même, se livrant à une sorte de catch à quatre avec son propre double alto. Puis, en une improvisation commandée par la partition, les deux lignes de chant se replient sur le même inévitable sentier de surprise, moucheté de taches mineures et d’une lumière soudain vive. Les lignes imbriquées l’une dans l’autre débordent de leur lit pour donner naissance aux suivantes, la joie l’emporte, l’ingénuité se répand partout.

Huit mesures de violoncelle et, au fond de l’église, la voix de Jonah prit le large. Il chanta aussi facilement que ses semblables bavardaient. Sa voix pourfendit les ténèbres de la guerre froide pour retomber sans crier gare sur la messe matinale. Sur ce, Lois fit son entrée, bien décidée à se montrer aussi irréprochablement juste que le garçon, et elle chanta avec une brillance inégalée depuis sa propre confirmation. Nous nous hâtons de nos pas faibles mais empressés. Ach, höre. Ah, écoute !

Mais dans quelle direction nous hâtions-nous ? Ce mystère, alors que j’avais neuf ans, me dépassait. Nous nous hâtions pour venir en aide à ce Jésus. Mais ensuite nous chantâmes plus fort pour lui demander de l’aide. J’entendis le morceau se retourner, aussi partagé que l’était mon frère, incapable de dire qui aidait qui. Quelqu’un avait dû caviarder la traduction anglaise, et moi je n’arrivais pas à suivre l’original. Maman ne parlait que l’allemand des lieder, et Da, qui s’était enfui juste avant la guerre, n’avait jamais pris la peine de nous enseigner de sa langue autre chose que ce que nous chantions ensemble autour du piano.

Mais l’allemand se perdait dans ce rayon de lumière suspendu au-dessus de la congrégation. La voix de mon frère balayait les bancs d’église des gens riches, et les années de pâle culture nordique se dissolvaient dans la musique. Les gens se retournaient pour regarder, en dépit de la prescription de Jésus qui enjoignait de croire sans voir. Lois et mon frère filaient de concert, arrimés l’un à l’autre, et leurs ornements délicatement ouvragés plongeaient jusqu’au cœur de la mélodie en vrille. Ils firent des bonds l’un par-dessus l’autre, se doublèrent, en une allusion mélancolique aux souffrants et aux égarés, avant de revenir dans la clarté de la tonique, déplaçant, pendant tout ce temps, l’idée même de tonique, s’enfonçant de trois modulations de plus dans un espace qui se déroulait. Zu dir. Zu dir. Zu dir. Même M. Peirson eut du mal à empêcher sa lèvre inférieure de trembler. Après le premier couplet, il abandonna.

Lorsque le violoncelle exécuta son da capo final, et que la double dégringolade des sopranos négocia son dernier virage relevé, le morceau s’acheva là où tous les morceaux s’achèvent : dans la perfection du silence. Quelques auditeurs déboussolés commirent alors le pire des péchés luthériens : applaudir à l’église. La communion, ce jour-là, ne fut pas le moment fort.

Dans le chaos d’après la messe, je cherchai mon frère. Lois Helmer était en train de l’embrasser. Il me regarda droit dans les yeux, coupant tout ricanement de ma part. Il laissait faire Mlle Helmer qui le serrait dans ses bras, puis le relâcha. Elle semblait être aux anges. Déjà morte.

Notre famille se faufila jusqu’à la rue, se livrant à son traditionnel exercice de disparition subreptice. Mais la foule retrouva mon frère. Des inconnus s’approchèrent et le pressèrent contre eux. Un vieil homme – de sortie pour son dernier dimanche sur terre – fixa Jonah avec le regard de celui qui sait et lui tint la main comme si c’était une bouée. « C’est le Händel le plus magnifique que j’aie jamais entendu. »

Nous nous échappions en jacassant quand deux dames nous alpaguèrent au vol. Elles avaient quelque chose d’important à dire, un secret qu’elles n’étaient pas censées révéler mais que, à l’instar des fillettes de notre âge, elles ne pouvaient garder pour elles. « Jeune homme, dit la plus grande. Nous voulons juste que tu saches combien c’est un honneur pour nous d’avoir… une voix comme la tienne au service de notre église. » Comme la tienne. Un œuf de Pâques que nous étions censés honteusement découvrir. « Et tu ne peux pas savoir à quel point… » Les mots restèrent coincés dans sa gorge. Pour l’encourager, son amie lui posa une main gantée de blanc sur le bras. « Tu ne peux pas savoir ce que cela signifie pour moi, personnellement, d’avoir un petit Noir qui chante comme ça. Dans notre église. Pour nous. »

Sa voix dérailla tant elle éprouvait de fierté, elle en eut les larmes aux yeux. Nous échangeâmes un sourire narquois, mon frère et moi. Jonah sourit à l’intention de ces femmes, leur pardonnant leur ignorance. « Oh, m’dame, on n’est pas des vrais Noirs. Mais notre mère, elle, c’en est une vraie ! »

Un regard passa alors entre les deux adultes. Celle aux gants blancs tapota le crâne couleur ambre de Jonah. Elles reculèrent et se firent face, sourcils dressés, à la recherche de la meilleure façon de nous annoncer la nouvelle. Mais c’est à ce moment-là que notre père revint nous chercher dans la nef, il en avait assez des foules de chrétiens, fussent-ils universitaires.

« Allez, vous deux. Votre vieux papa meurt de faim. » Il avait chipé l’expression à l’un de ces feuilletons radiophoniques – Baby Snooks ou The Aldrich Family – mettant en scène la vie de familles mixtes intégrées, qui le plongeaient dans un état d’hébétude interplanétaire. « Il faut que vous rameniez votre vieux Da à la maison, s’il ne mange pas, il va y avoir une catastrophe. »

Les dames eurent un mouvement de recul en voyant surgir ce fantôme. Leur monde s’effritait plus vite qu’elles ne pouvaient le reconstruire. Moi, je me contentai de détourner le regard, je comprenais leur honte. D’un geste, Da présenta ses excuses aux admiratrices de Jonah. Et la campagne de tolérance libérale de ces dames, remportée de si haute lutte, s’effondra autour d’elles, emportée par le mouvement de poignet désinvolte du physicien.

Sur Broadway, les trois premiers taxis que nous hélâmes ne voulurent pas nous prendre. Dans le taxi, Maman ne pouvait plus s’arrêter de fredonner le petit air triomphant de Bach. Jonah et moi étions assis à ses côtés, avec Ruth sur ses genoux et Da installé à l’avant. Elle portait une robe de soie noire en tissu imprimé, avec des petits agneaux tellement minuscules qu’il eût pu s’agir d’un tissu à pois. Elle avait sur la tête un petit chapeau couleur terre cuite enfoncé de guingois – « la kippa de votre mère », comme disait Da – avec un filet noir qu’elle tirait comme un demi-voile devant son visage. Elle était plus splendide que n’importe quelle star du cinéma, elle resplendissait d’une beauté que Joan Fontaine n’a jamais tout à fait atteinte. À chanter ainsi dans un taxi sur Broadway, entourée de sa famille triomphale, elle était noire, encore jeune, et, pendant cinq minutes, libre.

Mais mon frère était ailleurs. « Maman, fit-il. Tu es noire, d’accord ? Et Da… c’est une sorte de type juif. Du coup, moi, Joey et Root, on est quoi ? »

Ma mère s’arrêta de chanter. Sans savoir pourquoi, j’eus envie de tabasser mon frère. Maman regarda au loin, observant un endroit situé au-delà du son. Da, lui aussi, remuait sur son siège. Ils s’attendaient à cette question, ainsi qu’à toutes celles qui allaient suivre, dans les années à venir. « À vous de défendre vos propres couleurs », déclara notre père. J’eus le sentiment qu’il nous propulsait au plus froid de l’espace.

Ruth, sur les genoux de notre mère, riait en cette glorieuse journée. « Joey est un Noi-rreuh. Et Jonah est un Reuh-noi. »

Maman regarda sa fillette avec un sourire piteux. Elle releva son voile et attira Ruth contre elle. Elle frotta le nez contre le ventre de Ruth, tout en entonnant le morceau de Bach. À l’aide de ses deux grands bras de maman ourse, elle attira nos têtes dans l’embrassade. « Tu es ce que tu es en toi, à l’intérieur. Ce que tu as besoin d’être. À chacun de servir Dieu à sa façon. »

Elle ne nous disait pas tout. Jonah, lui aussi, l’entendit. « Mais qu’est-ce que nous sommes ? Pour de vrai, je veux dire. Faut ben qu’on soit quelque chose, hein ?

— Il faut bien. »

Elle soupira. « Il faut bien qu’on soit quelque chose.

— Alors ? »

Mon frère se contorsionna pour dégager ses épaules. « C’est quoi, ce quelque chose ? »

Elle nous libéra.

« Vous deux, les garçons – les mots sortirent du coin de sa bouche, plus lents que le glacial sermon du matin –, vous deux, les garçons, vous êtes d’un genre à part. »

Le chauffeur de taxi était sans doute un Noir. Il nous emmena jusqu’à la maison.

Jusqu’à la fin de l’été, nos parents n’en dirent pas davantage sur le sujet. Nous accompagnâmes de nouveau notre mère dans les églises locales, où nos voix ne constituaient qu’une infime partie de la puissante voix d’ensemble. Août touchait à sa fin, et Jonah s’apprêtait à quitter la maison. Nos soirées de chant s’effilochaient. Nos accords n’avaient plus la même précision, et personne n’avait plus goût au contrepoint.

Parfois, le soir, derrière la porte de nos parents, nous entendions Maman pleurer devant son miroir, et Da mettre le monde entier à contribution pour répondre à ses questions. Jonah faisait de son mieux pour les consoler tous les deux. Boston serait parfait pour lui, leur disait-il. Il chanterait si bien à son retour, qu’ils seraient contents de l’y avoir envoyé. Il serait heureux là-bas. Il leur disait tout ce qu’ils voulaient entendre, d’une voix qui dut certainement les démolir.