J’ai sept ans quand notre père me révèle le secret du temps. Nous avons monté la moitié des marches qui partent de la Cent Quatre-Vingt-Neuvième Rue, nous nous acheminons vers notre prochaine étape, la boulangerie Chez Frisch, sur Overlook Terrace. Choisissez un dimanche aux alentours de Pâques, au printemps 1949.
Mon frère Jonah a huit ans. Il crapahute comme un char, progresse de deux marches quand moi j’en monte péniblement une. Cette année-là, les hanches de Jonah m’arrivent encore au sternum. Il grimpe comme s’il voulait me reléguer dans un passé lointain. Ce qu’il ferait sans doute, d’ailleurs, si Da ne nous retenait pas, un gars dans chacune de ses mains blanches.
Notre père travaille sur le temps depuis que le temps a commencé. Il travaillait déjà dessus avant même la naissance de mon frère. Je ne me lasse pas de cette idée : Jonah alors n’était rien, pas même un grain de poussière, et mon père était déjà au travail. Nous ne lui manquions même pas, il ne savait même pas qu’il allait avoir de la compagnie.
Mais maintenant, cette année, nous sommes avec lui. Nous faisons ce long pèlerinage ensemble jusqu’à Chez Frisch, nous nous arrêtons pour reprendre notre respiration. « Pour récupérer », dit Da. Jonah a déjà récupéré, il tire le bras de notre père comme sur une laisse, sentant que l’aventure est au coin de cette colline pavée. Moi, je suis essoufflé et j’ai besoin de me reposer. Tout cela remonte à un demi-siècle. Entretemps, cette journée est devenue toute friable, comme un carton de vieilles cartes postales du Yellowstone ou du Yosemite resté ouvert à l’occasion d’une grande purge de printemps. Tout ce que je me rappelle aujourd’hui doit pour moitié être inventé.
Nous croisons des gens qui reconnaissent mon père, de l’époque où il habitait ici. « Avant que je rencontre votre mère. » Ces mots m’effraient. Mon père en salue certains par leur nom. Il dit bonjour comme s’il avait vu ces inconnus la veille. Avec lui, ces gens – plus vieux que la lune et les étoiles – sont réservés, distants, mais Da ne s’en rend pas compte. Ils nous adressent un bref coup d’œil à la dérobée, et nous sommes toute l’explication dont ils avaient besoin. Déjà, j’ai pris l’habitude de voir tout ce qui échappe à Da.
Notre Da regarde ses anciens voisins arpenter Bennett Avenue avec une obstination stupéfaite. La guerre est finie depuis quatre ans. Mais même maintenant, Da n’arrive pas à comprendre comment nous avons pu tous être épargnés. Au printemps 1949, lui et ses garçons stationnent au milieu de l’escalier qui mène à Overlook. Il secoue la tête, il sait quelque chose qu’aucun de ses anciens voisins de Washington Heights ne croira jamais, que ce soit maintenant ou après une infinité de dimanches. Tout le monde est mort. Tous ces noms, qui ne sont pour moi que des mythes – Bubbie et Zadie, Tante – tous ceux que nous n’avons jamais connus. Tous ont péri. Mais tous sont encore présents dans le hochement de tête de notre Da.
« Mes fistons. » Dans sa bouche, ça sonne comme « Méphiston ». Il sourit, affligé d’avance par ce qu’il a à dire. « Maintenant n’est rien d’autre qu’un mensonge très malin. » Nous n’aurions jamais dû y croire, dit-il. Deux jumeaux ont révélé la supercherie. Je ne sais comment, mais les jumeaux s’appellent comme nous, alors que Jonah et moi sommes tout sauf des jumeaux. « Un jumeau, appelons-le Jonah, quitte la terre quarante ans avant, dans une fusée qui circule presque à la vitesse de la lumière. Joey, l’autre jumeau, lui, reste à la maison sur terre. Jonah revient, et là, je vous le donne en mille : les jumeaux n’ont plus le même âge ! Leurs horloges ont tourné à des vitesses différentes. Joey, le garçon resté à la maison, est assez vieux pour être le grand-père de son frère. Mais notre Jonah, le garçon dans la fusée : lui a sauté dans l’avenir de son frère, sans avoir quitté son propre présent. Je vous le dis : c’est la stricte vérité. »
Da opine et je vois bien qu’il est sérieux. C’est le secret du temps que personne ne peut deviner, que personne ne peut accepter, si ce n’est qu’il faut l’accepter. « Chacun des deux jumeaux a son propre tempo. Il y a dans l’univers autant de métronomes que d’objets en mouvement. »
La journée en question est sans doute une belle journée, car je n’en conserve aujourd’hui aucune sensation précise. Lorsque la météo est bonne, on finit par l’oublier. Même sur le moment, le monde paraît déjà vieillot. La guerre est terminée ; tous ceux qui ne sont pas morts sont libres de faire ce qu’ils veulent. Mon frère et moi attendons les cascades de découvertes qui ranimeront la planète et feront que nous nous y sentirons finalement chez nous. Des escaliers mécaniques pour arriver à Overlook sans avoir à bouger. Des visiophones à nos poignets. Des immeubles flottants. Des comprimés qui se transformeront en n’importe quelle nourriture – il suffira d’ajouter de l’eau. De la musique par téléphone, partout, à la demande. Quand je serai vieux, je me remémorerai cette cité de brique et de fer avec un sourire perplexe, en dodelinant de la tête, comme mon père, ici, dans ce pays étranger, dans ce maintenant factice.
Je vois mon impatience se refléter dans les yeux de Jonah. Tout ce coin est obsolète, démodé. Il n’y a même pas encore de fusées, à part celles qu’utilisent les jumeaux pour couper le temps en deux. Nous savons déjà à quoi ils ressembleront, et sur quelles planètes nous les emmènerons. La seule chose que nous ignorons, c’est combien de temps il leur faudra pour finalement arriver.
Je regarde Da et je me demande s’il vivra pour les voir, ces vaisseaux se déplaçant à la vitesse de la lumière dont il nous parle. Notre père est vieux, c’en est obscène. Il vient juste d’avoir trente-huit ans. Je n’arrive pas à imaginer par quel coup de chance il a pu vivre si longtemps. Dieu a dû entendre parler de ses travaux, de toutes les horloges qui tournent à des vitesses différentes, il a dû donner à Da une horloge avec un mécanisme robuste, rien que pour lui.
Nous arrivons tout en haut de l’escalier, sur le trottoir d’Overlook Terrace. Nous prenons sur la gauche en direction de la boulangerie Chez Frisch, et passons devant une poubelle en métal grillagé, je la revois avec plus de netteté que si c’était hier. Devant cette poubelle se trouve un oiseau mort. Nous ne pouvons pas dire quel genre d’oiseau, car il est recouvert d’une colonie de fourmis, on dirait un nappage de chocolat. Nous passons devant un banc à la peinture écaillée où, un soir, un quart de siècle plus tard, de retour dans un Washington Heights que je ne reconnaîtrai pas, j’annoncerai à la personne la plus gentille qu’il me sera donné de rencontrer que je ne peux pas l’épouser. Aujourd’hui, un vieil homme – vingt ans peut-être – s’est approprié le banc. Il balance un bras par-dessus le dossier, les épaules tendues vers l’éternité. Il porte un chapeau à ruban et un épais costume qui peluche. Je regarde cet homme, et je me souviens de lui. Il nous regarde lui aussi, passant des garçons au père, revenant aux garçons, déconcerté – cette confusion que nous produisons partout sauf à la maison. Avant qu’il se retourne et nous adresse un salut hostile, Jonah tire sèchement sur le bras de Da, à la façon d’un chien, pour lui faire traverser la rue vers Chez Frisch et obtenir de plus amples explications.
À chaque pas qu’il met entre lui et moi, Jonah ralentit son horloge. Mais si son horloge ralentit, il n’en est que plus impatient. Jonah court et ralentit ; Da lambine et accélère. Il est encore en train de parler, comme si nous pouvions le suivre. « La lumière, tu vois, circule autour de toi toujours à la même vitesse. Que tu coures vers elle ou que tu t’en éloignes. Donc, il y a certaines mesures qui doivent rapetisser, pour que cette vitesse soit toujours la même. Ce qui signifie que tu ne peux pas dire quand une chose se produit sans dire où, dans quel cadre de mouvement. »
C’est comme ça qu’il parle. Il est devenu un peu fou. C’est comme ça que nous savons que c’est Da. Il peut regarder cette rue du dimanche sur toute sa longueur et ne pas voir une seule chose au repos. Tout point mobile est le centre d’un univers lancé à toute vitesse. Les mètres pliants rapetissent ; le poids devient plus lourd ; le temps s’envole par la fenêtre. Il se déplace à son propre rythme. J’essaye de garder nos trois mains ensemble. Mais il y a trop de différence. Jonah s’envole et Da est à la traîne, et bientôt le temps de Da filera tellement vite que nous l’aurons perdu dans le passé. Il n’a pas vraiment besoin de nous. Il n’a pas du tout besoin de public. Il est avec Bubbie et Zadie, avec sa sœur et son mari, il travaille à un moyen de les faire revenir.
Je tâche de le faire rire, de l’amuser. « Plus tu vas vite, plus ton temps est lent ? »
Mais le visage de Da s’éclaire seulement, il approuve mes bêtises.
Une voiture nous dépasse, elle va plus vite que Jonah. « L’horloge de cette voiture ne marche pas ? Trop lente ? »
Notre père glousse. C’est sa façon à lui, empreinte d’affection, de ne pas donner suite. Il ne dit pas : La différence, à petite vitesse, est insignifiante. La différence, pour lui, est monumentale. « Pas trop lente. Plus lente que la tienne. Mais assez rapide pour lui-même ! »
Je n’ai pas de montre. Mais je ne prends pas la peine de le lui rappeler. Il m’en offrira une pour Noël, plus tard dans l’année. Et il me préviendra, avec une telle gravité que je ne saurai dire s’il plaisante ou pas, de ne jamais la régler à l’envers.
« Le conducteur de cette voiture, dit-il, bien que la voiture ait depuis longtemps disparu, vieillit plus lentement que toi.
— Alors si on roulait tous très vite… », je commence. Mon père m’observe en train de me dépatouiller avec le raisonnement, chaque trait de son visage m’encourage. « On vivrait plus longtemps ?
— Plus longtemps, selon qui ? »
Il me pose la question. Il me demande vraiment. Mais ce doit être une question piège. Déjà je suis en train de chercher le piège.
« Souviens-toi bien que pour nous, dans notre dimension, nos propres montres ne retardent pas du tout ! » Il parle comme s’il savait qu’il me faudra des années avant de saisir ce message. Je suis tout à la fois le récepteur et le messager, dont on attend qu’il m’apporte le message à moi-même, quelque part dans l’avenir. « Nous ne pouvons pas sauter dans nos propres futurs, dit-il au futur moi. Uniquement dans celui de quelqu’un d’autre. »
Je considère la rue qui s’enfonce dans cette bouillie de temps en mouvement, et c’est trop dingue. Des horloges et des mètres plus mous que du caramel mou. Du temps tout cassé. Qui fond et glisse selon des rythmes différents, comme une chorale indisciplinée qui n’arriverait pas à convenir d’un tempo. Si maintenant est à ce point fluide et fou, comment pouvons-nous nous retrouver suffisamment longtemps, Da et moi, pour discuter ?
Jonah est parti, il est entré dans la boutique qui doit être Chez Frisch. Comme un cauchemar en plein jour, je me vois passer le coin et entrer dans la boutique, j’ai cinquante ans, cent ans, je suis plus vieux que Da, même, mais j’ignore à quel point je suis vieux jusqu’à ce que Jonah me regarde, horrifié.
« Plus tu vas vite, plus les mesures deviennent bizarres. » Da chante les paroles. Sa tête tangue pendant qu’il marche, comme un chef d’orchestre. « Quand on s’approche de la vitesse de la lumière, très très bizarre. Parce que la lumière te double encore à la vitesse de la lumière ! » Sa main fouette le vide à présent gondolé.
« Si tu dépasses la vitesse de la lumière…, je commence, tout content à l’idée de revenir en arrière.
— Tu ne peux pas dépasser la vitesse de la lumière. » Sa voix est désagréablement cinglante. J’ai fait quelque chose de mal, je l’ai offensé. Je me renfrogne. Mais Da ne s’en rend pas compte. Il est ailleurs, en train de prendre des mesures avec un mètre pliant qui se réduit à zéro.
Jonah nous attend chez Frisch. Il a provoqué une clameur qui se transforme en silence au moment où nous entrons. Dans la boulangerie, Da se métamorphose en étranger. Lui et M. Frisch parlent dans une langue qui n’est pas tout à fait de l’allemand, une langue que je ne saisis que vaguement.
« Pourquoi est-ce qu’ils sont numérotés ? je chuchote.
Numérotés ? » demande Da, le spécialiste des nombres. Je lui tapote le bras pour lui montrer où. Da me fait taire, ce qui ne lui arrive jamais. « Sha. Repose-moi la question l’année prochaine, à la même période. »
Or, il vient juste de dire que cela n’existe pas, l’année prochaine à la même période.
M. Frisch me demande quelque chose que je n’arrive pas à comprendre.
« Le garçon ne parle pas », dit Da. Pourtant je parle bien.
« Parle pas ! Comment ça, ils parlent pas ? Ça m’est égal, qui ils sont. À quoi ils ressemblent. Comment élèves-tu ces enfants ?
— Nous les élevons de notre mieux.
— Professeur. Nous sommes en train de disparaître, dit le boulanger. Partout ils veulent qu’on disparaisse. Ils ont presque réussi. Notre peuple a besoin de chaque vie. Alors comme ça, ils ne parlent pas ! »
Nous prenons congé, en faisant oui de la tête, en saluant de la main, nous faisons la paix avec M. Frisch, c’est Da qui porte notre substance magique étrangère, Mandelbrot, sous le bras. C’est un aliment que Maman ne sait pas faire. Il n’y a que Frisch qui vende le vrai Mandelbrot que Da avait coutume de manger avant d’arriver aux États-Unis. Pour Jonah et moi, ça ressemble à du bon pain, mais qui ne mérite tout de même pas ce long périple au nord. Pour Da, ça vient d’une autre dimension. Une machine à remonter le temps.
Nous plaçons notre trésor dans un sac de papier gras, nous l’emportons jusqu’à Fort Tryon. Mon père a bien du mal à se retenir. Le temps qu’on s’asseye sur l’un des bancs en bordure du chemin tortueux du parc, il a déjà chipé deux bouchées. Il y a d’autres gens assis dans les parages, mais personne ne vient à côté de nous. Ça, Da ne le remarque pas. Il est occupé. Son visage, au moment où il met la substance magique dans sa bouche, est comme la lumière qui jaillit puis s’immobilise.
« C’est ça, s’écrie-t-il, propulsant autour de lui des miettes qui s’éparpillent en l’air comme autant de nouvelles galaxies naissantes. C’est le même pain Mandel que je mange à votre âge. »
L’idée de mon père à mon âge me rend malade.
« Le même ! » Mon père se régale tellement qu’il ne peut en dire davantage. Mandelbrot, cette substance rare, uniquement disponible en Allemagne, en Autriche et à la boulangerie Chez Frisch sur Overlook, entre dans sa bouche et le transforme. « Oh. Oh ! Quand j’étais toi… », commence Da, mais les souvenirs le submergent. Il pose une main sur son ventre, ferme les yeux, et secoue la tête, ravi, incrédule. Je vois un petit enfant, moi, qui dévore ce pain, en train de pénétrer dans sa bouche. Le même.
Da est encore cet enfant, celui que je commence déjà à ne plus être. Son esprit file si vite que sa montre s’est pratiquement arrêtée. Pas une journée ne passe sans qu’il nous pose davantage de questions que nous n’avons de réponses. C’est épuisant. Est-ce que le temps pourrait être de la matière, littéralement ? Est-ce qu’il pourrait avoir des joints, comme les cannelures d’un mur en briques ? Est-ce qu’il viendra un temps où l’eau s’écoulera en remontant et non pas en descendant ? Avec des pensées comme ça, il pourrait facilement se dissoudre comme un morceau de sucre dans le thé bouillant de ses propres idées.
« Toute personne qui se déplace possède sa propre horloge ? » je lui demande, tout en connaissant la réponse. Mais la question le maintient immobile. Lui permet de continuer à manger son Mandelbrot, à l’abri du danger.
Da acquiesce, et le mouvement de la tête lui fait louper la bouchée suivante.
« Et personne ne voit que son horloge tourne bizarrement ? »
Il fait non de la tête. « Personne n’a une horloge qui tourne bizarrement. Quand tu doubles quelqu’un, il pense que c’est ton horloge qui tourne au ralenti. » Il fait un geste de tire-bouchon pour dire fou. Un geste que la plupart des gens feraient à propos de lui.
« Chacun pense que l’autre tourne au ralenti ? » Cette pensée est trop extravagante pour qu’on se donne la peine de la réfuter.
Jonah adore cette idée. Il ricane et jongle avec trois boules de mie de pain Mandel, un petit système solaire. Da applaudit, et du coup éparpille des miettes en tous sens. Les pigeons de toute la communauté urbaine de New York s’agglutinent sur nous. Jonah lâche un contre-si, le cri strident enchanté de l’enfance. Les pigeons se dispersent.
Si Da est sérieux, l’univers est impossible. Chaque élément fonce au petit bonheur, toutes les mesures sont fluctuantes, secrètes. Je prends le bras de mon père. Le sol est spongieux sous mes pieds comme du pudding. J’en aurai des cauchemars pendant des semaines – des gens se liquéfient, ils passent à toute vitesse et se ratatinent sous mes yeux. Ils déraillent comme les voix caramel mou de notre tourne-disque, quand Jonah et moi faisons tomber des pièces dessus. Je sens que je commence à perdre les pédales, et tout cela à cause des expériences fétiches de mon père : Peut-on libérer un esprit pour qu’il pense en temps relatif, avant qu’il n’adopte des valeurs absolues ?
« Mais si chacun a sa propre horloge… ? » Ma voix s’éparpille. Mon courage, aussi, comme les pigeons après le cri strident de mon frère. « Quelle heure est-il vraiment, quel est le vrai temps ? » J’ai la voix qu’aurait mon propre enfant, un petit garçon emporté dans la tourmente, qui n’arrive pas à dépasser son éternelle première question : est-ce qu’on est déjà demain ?
Da est aux anges. « Ah, nous y voilà, fiston. Je le savais. Il n’y a pas un maintenant unique, maintenant. Et il n’y en a jamais eu ! »
Comme pour prouver le ridicule de cette affirmation, il nous emmène tout au bout de l’île, à la pointe, dans une vallée cachée des Heights. Derrière un rideau d’arbres se trouve un ancien monastère. « Les Cloîtres », dit Da. Derrière, le fleuve plus ancien encore, qu’il ne prend pas la peine de nommer. Nous nous glissons par un trou dérobé et nous voilà six cents ans en arrière.
« Ici, c’est le XVe siècle. Mais si on entre ici, c’est le XIVe. » Da montre les siècles du doigt comme s’il s’agissait de lieux. Je suis tout désorienté, comme Maman parfois lorsqu’on descend dans le métro et qu’on se retrouve sur le mauvais quai. Si le passé est plus vieux que le présent, alors le futur doit être plus jeune. Et nous allons tous à reculons avec chaque année qui passe.
« Ce bâtiment n’est pas un authentique bâtiment. C’est un épatant, grand… hmm ? » Da entrecroise les doigts, à la recherche du mot. « Une image de puzzle mélangée. Des petits bouts d’ici et de là, en provenance d’endroits et de périodes différentes. Récupérés dans l’Ancien Monde et envoyés par bateau au Nouveau pour être reconstruits. Rassemblés en un musée, comme un petit répertoire. Un lexique versammele de notre passé ! »
Il dit « notre », mais ça c’est la salade qu’il fait de l’anglais. Il faut toujours qu’on réfléchisse à ce qu’il veut vraiment dire. Ce n’est pas notre passé. Aucun Américain, je le sais, n’a jamais mis les pieds ici, ou alors parce qu’il s’était égaré. J’ai l’impression que chaque endroit sur terre doit être un diorama, du genre que Jonah et moi faisons avec Maman : Apollon remettant à Orphée sa première lyre, ou Händel assis à sa table en train d’écrire le Messie en vingt et un jours. Chaque endroit est son propre maintenant, son propre jamais.
« Ça rassemble, ici, cinq abbayes différentes de France », dit Da. Il les nomme, et les noms s’enfoncent dans un futur vide.
« Comment ils ont fait venir les monuments jusqu’ici ? » je demande.
Mon frère me pousse. « Pierre par pierre, ballot.
— Comment ils les ont fait venir ? » Da est ravi. « De riches Américains les ont volés ! »
Un gardien nous dévisage. Jonah et moi éloignons Da en le poussant dans la coursive, pour lui éviter des ennuis. Nous tournons dans une cour jalonnée d’arches qui abrite un jardin. Ça me rappelle un endroit, l’école où j’habiterai, des années plus tard. Chaque arche s’appuie sur deux colonnes en pierre. Sur chaque colonne pousse une couronne de plantes grimpantes en pierre, d’étranges anneaux et rouleaux, pareils à des serpents, d’antiques créatures dans les sous-bois. Certains de ces personnages font des choses que les petits garçons ne devraient pas voir, et que les adultes ne voient pas. Jonah et moi faisons la course au milieu de la cour, talon pointe, talon pointe, nous moquant des messages tabous envoyés par des tailleurs de pierre morts depuis sept cents ans. Nous sommes entourés d’une forêt de peintures sur bois. Nous sommes dans un conte pour enfants sculpté dans la pierre, l’âpre enfance masculine du monde.
Da nous arrête en posant les paumes sur nos épaules, il nous empêche de renverser les petites images précieuses d’Europe. Dans combien de musées serons-nous traînés, ou traverserons-nous en quatrième vitesse – Art moderne, indien, juif, le Met, Cooper-Hewitt, Hall of Fame for Great Americans –, combien d’expositions absorberons-nous, captivés, dociles ou mortifiés, à la rencontre de nos moi futurs. Mais allez savoir pourquoi, ce musée en particulier attire l’attention de Jonah, plus que le toboggan géant en os de dinosaure de la Quatre-Vingt-Unième Rue. Il se tient devant une armure, prêt à la défier en combat singulier. J’ignore ce qu’il voit – quelque fantaisie à base de rois et de catapultes, des chevaliers, des dragons équarrisseurs, une légende pour petit garçon au moment de se coucher. Il pouffe, prêt à se retirer dans une aile secrète de l’édifice, perdue dans le temps, que personne n’a encore découverte.
Da nous guide. Toujours j’obéirai à cette main. Nous pénétrons dans une salle, sombre, grise et froide, le cœur de pierre d’un château fantastique, découpé et transplanté ici, caché à la pointe de notre île. « Vous voulez voir cette image ? » demande Da. Il indique une épaisse tenture qui fait tout le mur, une immense pièce d’étoffe verte couverte de fleurs. Je cherche une image parmi cette œuvre monstrueuse. Il y en a des millions, tapies dans la végétation.
« Il y a quoi, là ? Qu’est-ce vous voyez ? » Da attend gaiement ma réponse. « Un Einhorn, oui ?
— Une licorne », dit Jonah. Le mot est affiché partout, sur tous les panneaux. Da ne les lit pas.
« Licorne ? Li-corne ! » Ce mot le réjouit.
La bête est énorme et blanche, elle emplit tout le cadre. Da recule pour mieux voir. Il transperce du regard la licorne, fixe un point derrière la tapisserie, au-delà du mur auquel elle est accrochée. Il enlève ses lunettes et se penche en avant. Il marmonne quelque chose en allemand, que je n’arrive pas à saisir. Il demande : « C’est une image de quoi ? »
Jonah regarde aussi. Mais il ne montre pas le même empressement que moi à répondre. Moi, j’ai les yeux qui se mettent à tournoyer. La tapisserie est trop grande pour tout voir en même temps. Je n’arrive pas à faire coïncider les différentes parties ; vu ma taille, je n’arrive même pas à tout voir. La licorne se trouve dans une prison sommaire, une barrière circulaire constituée de trois barreaux, par-dessus laquelle elle pourrait tranquillement sauter si elle le voulait. Elle a un bel anneau vert autour du cou, comme Maman pourrait en mettre pour aller à l’église. Ce que je prends tout d’abord pour une fontaine est en fait la queue de la licorne. Le fantôme qui danse en l’air, c’est la barbe de la bête. Elle est assise ou allongée ou peut-être se cabre-t-elle ; je n’arrive pas à savoir. Sa corne paraît aussi longue que l’ensemble de son corps. Derrière elle, il y a un arbre avec des lettres qui flottent dedans – A et D, ou A et un E à l’envers. Ce sont peut-être les initiales de la licorne.
Puis je la vois : la chaîne. Une extrémité de la chaîne est fixée à l’arbre, l’autre au collier de la licorne. Le collier est une entrave, la licorne a été capturée, prisonnière à jamais. Il y a des traces de blessures sur tout son corps, des marques de coups que je n’avais pas remarquées. Du sang jaillit de son flanc.
« Elle a été prise. Les humains l’ont eue. C’est une esclave. » Je dis à Da ce que signifie l’image, mais il n’est pas satisfait.
« Oui, oui. Elle a été capturée. Ils l’ont maîtrisée. Mais c’est une image de quoi ? »
Je sens que je vais me mettre à pleurer. Je tape des pieds, mais un coup d’œil à Jonah m’interrompt. « Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce que tu essayes de dire ?
— Regarde de plus près. » Il me donne un petit coup de coude. Je m’avance. « Plus près.
— Da ! » J’ai de nouveau envie de pleurer. « Je vais me faire attraper par le gardien.
— Le gardien ne t’attrapera pas. Tu n’es pas l’esclave du gardien ! Si ce gardien essaye de t’attraper, moi, j’attraperai ce gardien ! »
Je m’avance encore un peu, timidement, prêt à chaque seconde à me faire gronder et punir. Nous serons tous trois enchaînés à jamais, emprisonnés dans de la vieille pierre grise.
« Bien, alors, mon Yoseph. C’est une image de quoi ? » Je n’ai toujours pas la réponse, et je saisis encore moins la question. Alors Da me dit : « De nœuds, fiston. C’est une image faite de nœuds, comme toute image dans laquelle nous vivons. De petits nœuds, attachés dans le tissu du temps. »
Ce n’est pas « tissu » qu’il veut dire, j’en suis presque sûr. Mais sur le moment je vois ce qu’il voit. Chaque instant, constitué de tous les mouvements sur terre, est un petit fil de couleur. Et si on trouve un endroit pour observer l’ensemble, tous les fils se combinent, attachés dans le temps, pour constituer un tableau : l’animal entravé, sanguinolent, dans un jardin.
Jonah se désintéresse des leçons de Da. Horloges, nœuds, temps, Einhörner : mon frère a dépassé tout ça. Il est déjà en train de sauter à pieds joints vers son futur à lui. Il se promène dans une autre salle, où Da et moi finissons par le retrouver. Il se trémousse devant un lutrin doré en forme d’aigle. Il y a un livre dessus et, dans le livre, de la musique ancienne. Ça ne ressemble pas à la musique que je sais lire depuis que je sais lire les mots. C’est différent de tout ce que nous avons pu voir jusqu’à maintenant en musique. Il n’y a pas de mesures, et pas suffisamment de lignes par portée. Jonah essaye de déchiffrer les notes, il fredonne furieusement. Mais il ne sort rien qui ressemble à un air. « Je n’y comprends rien. C’est complètement fou. »
Da nous laisse patauger un moment avant de nous donner la clé. Pas la clé, d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’une musique antérieure à ces notions. Il nous révèle le secret des notes dans le temps. La façon de compter, à l’époque où le monde vibrait sur un autre rythme. La forme de la durée avant que n’existent les mesures.
Nous nous tenons tous trois dans cette salle en pierre froide, à psalmodier. Je ne connais pas encore le mot, mais j’y arrive comme je respire. Nous nous blottissons dans ce pastiche de monastère assemblé au petit bonheur, ce butin américain subtilisé, nous voilà pris au piège à l’intérieur d’un nœud dans l’étoffe du temps, une étoffe aussi intriquée qu’un pull effiloché, un juif et ses deux fils noirs à la peau claire, qui chantent « Veni, veni », le morceau avec lequel l’Europe s’éveillera, le morceau qu’elle se chantera à elle-même avant de s’éveiller et de s’emparer de la terre entière. Nous psalmodions doucement mais de manière audible, même quand les gens commencent à se couler dans la pièce autour de nous. Je sens leur désapprobation. Nous sommes trop libres, dans ce musée bien élevé. Mais je me fiche de savoir ce qu’ils pensent de nous, tant que ce fil de musique continue à se dérouler, tant que nous trois continuons à le tirer vers l’extérieur et à nous enrouler dedans.
Arrivés à la fin du parchemin, nous nous arrêtons pour regarder. Des gens sont assis sur des bancs de bois qui ont été installés pour un concert. Certains d’entre eux se retournent pour nous observer. Mais Da est rayonnant, il nous ébouriffe les cheveux. « Mes fistons ! Vous savez comment la pratiquer, maintenant. La langue du temps. »
Il nous fait asseoir sur les chaises de devant. C’est pour ça que nous sommes venus. Le Mandelbrot magique n’était qu’une halte, du carburant pour tenir jusqu’ici. Depuis le début, nous nous dirigions vers ce concert ouvert à tous, vers cette histoire en ruine, volée puis reconstruite.
Dimanche, printemps 1949. Le monde est plus vieux que je ne l’avais jamais imaginé. Et pourtant, chaque année traversée se cache quelque part dans une cour encadrée d’une galerie à colonnes. La salle sent la mousse et la moisissure, le vernis et l’enduit, les choses entreposées trop longtemps dans des poches peluchées, le papier friable qui redevient roseau. Je ne partage pas le présent de cette salle, bien que j’y sois assis. C’est seulement grâce à un miracle que Da ne m’explique pas que j’arrive à percevoir tout cela. Chaque endroit sur terre a sa propre horloge. Certains ont déjà atteint l’avenir. D’autres pas encore. Chaque endroit rajeunit à son propre rythme. Il n’y a pas de maintenant, il n’y en aura jamais.
Maintenant qu’il va y avoir un concert, mon frère cesse de gigoter. Il prend de l’âge à vue d’œil, et bientôt le voilà assis plus calmement, plus droit, plus attentif que n’importe quel adulte. Mais il bondit de sa chaise et applaudit comme un fou à la minute où les chanteurs apparaissent. Les chanteurs sont tous en noir. Leur scène est trop petite, ils s’agglutinent presque au-dessus de nos têtes. Jonah se penche en avant, de joie, pour toucher l’une des femmes, et la chanteuse l’effleure en retour. Tout le public rit avec elle, jusqu’à ce que le bras de Da ramène Jonah sur sa chaise.
Le silence se fait, gommant les disparités. Puis le silence cède à la seule réponse possible. C’est le premier concert en public que je me rappellerai avoir jamais entendu. Rien de ce que j’ai déjà vécu ne m’avait préparé à ça. Ça me traverse et me réordonne. Je suis assis au centre d’une masse sonore qui me fait me concentrer sur moi-même.
Je ne me rends pas compte, à l’âge de sept ans, que dans une vie, on ne tombe pas deux fois sur une œuvre comme ça, ou alors ça n’arrive jamais. Je sais distinguer un dièse d’un bémol, un bon chant d’un mauvais. Mais je n’en ai pas encore suffisamment entendu pour distinguer la beauté ordinaire de ces apparitions uniques. Je rechercherai ce groupe toute ma vie durant – en vinyle, en cassette, puis en laser. J’assisterai à des concerts dans l’espoir d’une résurrection, et j’en retournerai bredouille. Toute ma vie je rechercherai ces chanteuses et ces chanteurs, et je ne trouverai jamais mieux qu’un souvenir douteux.
Je pourrais traquer le nom du groupe dans les archives du musée, retrouver ce dimanche d’il y a cinquante ans, vingt ans avant que quiconque ait eu l’idée de faire revivre le premier millénaire de musique européenne, hormis une poignée de conservateurs de musée. Je pourrais rechercher le nom de tous les chanteurs : chaque année que nous traversons est emportée, cachée – peut-être pas dans un scriptorium de cloître, mais dans une rangée de classeurs métalliques et de puces de silicium. Mais tout ce que je pourrais trouver ne ferait que tuer cette journée. Pour ce que je crois avoir entendu ce jour-là, il n’y a pas de nom. Qui sait si ces chanteurs étaient tellement bons ? Pour moi, ils ont empli le ciel.
Un son comme un soleil embrasé. Un son comme la déferlante de sang qui afflue dans mes oreilles. Les femmes commencent, leurs notes se diffusent, tout aussi dépourvues de dimension que le présent décrit par mon père. Kiiii, le son s’échappe par les fentes de boîte aux lettres que forment leurs bouches – juste la syllabe de joie que produisait la petite Ruth avant que nous la persuadions d’apprendre à parler. Le son d’une créature simple qui éclate en louanges avant de se préparer pour la nuit. Elles chantent ensemble, intimement unies un dernier instant, avant l’ouverture et la naissance.
Puis riii. La note se scinde pour devenir son propre accompagnement. La femme la plus grande semble descendre en restant sur la même note, tandis que la plus petite, à côté d’elle, s’élève. Monte d’une tierce majeure, le premier intervalle que n’importe quel enfant de n’importe quelle couleur, n’importe où dans le monde, apprend à chanter. Quatre lèvres enveloppent la voyelle, une poche d’air plus ancienne que l’auteur qui l’a mise au monde.
Je sais dans mon corps quelles notes viennent ensuite, même si je n’ai pour l’instant rien pour les nommer. La voix aiguë monte d’une quinte parfaite, s’appuyant sur la note la plus basse. Les lignes bougent comme ma poitrine, du cartilage mou, comme mes côtes qui se déploient sur aaay pour atteindre à une clarté plus élevée, puis se replient et fusionnent à l’unisson.
J’entends ces deux lignes courber l’espace tandis qu’elles s’éloignent l’une de l’autre, se précipitant vers l’extérieur, chacune restant immobile pendant que l’autre est en mouvement. Long, court-court, long, long : elles tournent et reprennent leur place initiale, comme une branche soufflée par le vent se soumet de nouveau à son ombre. Elles retournent à leur hauteur initiale en arrivant chacune du côté opposé, visant l’impossible endroit où elles doivent se rejoindre. Mais juste avant qu’elles se synchronisent pour mesurer leur parcours, juste au moment où elles effleurent des lèvres ce foyer retrouvé, les voix des hommes arrivent de nulle part, s’unissent, et répètent ce jeu du partage, une quarte parfaite au-dessous.
D’autres lignes se scindent, se copient et prennent leur propre envol. Aaay-laay. Aaay-laay-eee ! Six voix à présent, qui se répètent et œuvrent à nouveau, chacune s’effeuillant selon son propre objectif syncopé, hésitant, tout en gardant un œil sur l’autre, des acrobates dans le vide, pas une seule n’hésite, pas une seule ne s’écrase sur les autres cibles mouvantes. Cette simple ritournelle dépouillée s’épanouit comme une pivoine aux couleurs de feu d’artifice. Partout dans l’air éveillé, en une pluie d’entrées oscillantes, j’entends la première phrase, tendue, défaite et reconstruite. Les harmonies s’empilent, se désintègrent et se rassemblent ailleurs, chaque mélodie louant Dieu à sa manière, et partout donnant naissance à quelque chose qui, à mes oreilles, ressemble à la liberté.
Tout autour de moi, dans la salle, les auditeurs s’envolent vers leur passé. Je ne comprendrai pas, avant d’être bien plus âgé, à quel point ils sont ramenés, jusqu’à une époque antérieure à la crise de Berlin, blottis dans leurs lits avant la bombe A, ils se cachent avant d’être inventoriés par les autorités soucieuses de comptage, ils se retrouvent en un temps où tout le monde n’était pas encore mort, avant que la licorne ne se retrouve enchaînée dans son enclos de fleurs, bien avant ce présent qui jamais ne fut, même avec tant d’auditeurs ayant besoin de le fuir. Mais moi, je ne suis pas ramené en arrière. C’est tout le contraire qui m’arrive. Cette musique me propulse en avant, proche de la vitesse de la lumière, je me rétrécis et ralentis jusqu’à m’arrêter à ce point précis où tous mes moi futurs atterrissent.
Cela fait maintenant des années que je ne suis pas retourné à la pointe nord de Manhattan. Je dis maintenant, bien que mon père m’ait appris, il y a longtemps, lorsque mon esprit était encore malléable, de ne pas me faire avoir par des choses comme ça. La boulangerie Chez Frisch a disparu, elle a été expulsée, remplacée par un magasin de location de vidéos avec une section jeux, ou une de ces boutiques de quartier scellées derrière une grille en accordéon depuis si longtemps que personne ne peut s’en souvenir. La dernière fois que j’y suis allé, il y a cinq ans, les rues du quartier étaient encore en plein bouleversement – cette fois-ci, les juifs laissaient la place aux Dominicains – la marée tournante de l’immigration avance éternellement vers un rivage qu’elle ne peut jamais atteindre. Quarante mille insulaires s’installaient dans leur nouvelle nation, désemparés, avec Fort Tryon sur les hauteurs anciennes de la colonie pour les protéger du New Jersey aisé et du Bronx ravagé.
Et sous la forteresse, à l’extrémité de l’île : cet immuable jardin factice. Je ne suis retourné aux Cloîtres qu’une seule fois depuis que Jonah y a chanté à la fin des années soixante. Cette vision me rend malade : un paradis reconstitué de pauvres fragments romans et gothiques, à un jet de pierre de quarante mille Dominicains tâchant de survivre dans l’enfer de New York. L’antique travail de collage doit paraître plus antique encore maintenant que le monde s’enfonce dans une jeunesse sans fin. Le public doit sans doute s’y rendre encore – les déroutés et les agonisants, ceux qui traversent commotionnés le cauchemar urbain pour jeter un œil à un monde d’avant la collision des continents, à une époque où l’art nous imaginait encore unis.
Nous remontons à pied vers la Cent Quatre-Vingt-Onzième Rue, pour prendre le métro et rentrer à la maison. J’ignore comment nous sommes passés des Cloîtres à ici. Il manque un bout, des images ont été retirées de la version finale. Le concert est terminé, mais les voix continuent à prendre de l’ampleur dans mes oreilles. Elles se déplient à nouveau comme le chant s’est déployé. À peine les voix aiguës et limpides ont-elles introduit le thème que les voix graves le reprennent et le multiplient.
Au retour, nous n’empruntons pas le même chemin qu’à l’aller. Pendant un instant, je panique. Puis je suis surpris de constater qu’un itinéraire sud-est puisse si parfaitement défaire un itinéraire nord-ouest. Jonah se moque de moi, mais pas Da. Lui aussi trouve cela stupéfiant. « L’espace est commutatif. Peu importe l’ordre dans lequel on considère les axes. Pourquoi c’est comme ça ? Je n’ai aucune bonne raison à te fournir ! »
Nous passons devant un bâtiment décati. « Qu’est-ce que c’est que ça, Da ? » Je suis content que ce soit Jonah qui pose la question. Je n’aurais pas osé.
Da s’arrête, regarde. « C’est une shul. Une synagogue. Comme celle où je vous ai emmenés sur la Cent… »
Da ne remarquera pas. Mais ce n’est pas comme celle où il nous a emmenés. J’essaye de lire les mots griffonnés en travers de la porte de devant, mais ils ont été effacés, on n’arrive presque plus à lire. Da ne m’aidera pas à compléter les parties manquantes. Tout ce qu’il dit, c’est : « Le Christian Front. Qui pouvait imaginer que des gens comme ça réapparaîtraient maintenant ?
— Da a dit maintenant », dis-je en me moquant, et Jonah renchérit. Mais Da ne nous accorde qu’une amorce de sourire. Il nous prend chacun par la main et se remet en marche. Il examine le trottoir où nous marchons, comme si les fissures qu’il prétend toujours sans danger pouvaient être plus dangereuses qu’il ne le pensait.
Nous sommes une rue plus loin quand il dit : « Hitler a appelé ça la conspiration juive.
— Quoi ? demande Jonah. C’est quoi, une conspiration ?
— La relativité.
— C’est quoi, la relativité ? je demande.
— Fiston ! Ce dont nous sommes justement en train de parler ! Toutes ces horloges à des rythmes différents. »
Pour moi, une vie entière s’est passée entre-temps. Mais j’ai envie qu’il continue de parler, si possible qu’il ne s’arrête jamais. Alors je lui demande : « Pourquoi ?
— Quoi, pourquoi ? répond-il.
— Da ! Pourquoi ce que tu viens juste de dire. » Juste ne signifie pas juste, pour mon père, le professeur en temps liquide. « Pourquoi est-ce que Hitler a dit que les horloges étaient juives ?
— Parce qu’elles l’étaient ! » Une étincelle de fierté rigolarde brille dans ses yeux, ce qui n’arrive presque jamais. « Les juifs ont été les seuls à avoir compris que tout ce qu’on croit vrai concernant le temps et l’espace ne l’est pas ! Les juifs étaient partout, à regarder le monde tel qu’il est vraiment. Hitler a détesté ça. Il détestait quiconque était plus intelligent que lui.
— Da a conspiré contre Hitler ! » s’écrie Jonah. Da le fait taire.
Je ne peux pas encore dire – je ne peux plus dire – si Da est sérieux. Je ne peux même pas dire de quoi il parle, hormis la partie sur Hitler. Hitler, je connais. Lors de ces très pénibles après-midi où Jonah et moi sommes bannis de la maison, lorsqu’il faut qu’on joue avec les garçons du quartier, c’est toujours la guerre – la Normandie, la bataille de Bastogne, la traversée du Rhin. La guerre mondiale continue de vivre chez les petits garçons joyeusement vicieux, quatre ans après que les adultes ont laissé tomber. Il faut bien que quelqu’un soit Hitler, et ce quelqu’un, c’est toujours les garçons Strom. L’un de nous deux doit être oncle Adolf, et l’autre ses officiers déments. C’est nous qui faisons les meilleurs Hitler, parce que nous avons une drôle de façon de parler, parce que nous mourons facilement et restons allongés immobiles tellement longtemps que ça fait peur à tout le monde. Nous restons allongés jusqu’au jour où nos camarades de jeu recréent la chute de Berlin en nous incendiant. Après cela, pendant longtemps, nous avons le droit de rester à la maison.
Nous marchons dans Overlook, mon père salue d’un mouvement de tête tous les passants. À vingt rues et seize ans de là – cela dépend de votre horloge –, il y a l’Audubon Ballroom, où mourra Malcom X. Déjà, un million de personnes convergent vers ce point. Déjà, ce meurtre est en train de se produire – dans ce pâté de maisons, dans le suivant, à un kilomètre et demi, dans des prisons plus éloignées. Les brins de la tuerie se nouent depuis des décennies, et mes propres fils s’entrelacent autour.
Nous plongeons vers le centre fétide de la terre en empruntant les marches du métro, l’odeur de vomi, le papier journal, les mégots de cigarettes, et le pipi. Da parle à nouveau, de miroirs et de rayons lumineux et des gens aux bouts des trains qui arrivent, des trains qui pourraient nous amener à Berlin en quelques secondes. Il y a une bagarre sur le quai. Da nous emmène à l’écart, sans cesser de parler.
« J’étais déjà né depuis quatre ans, dit-il, quatre années complètes, avant qu’on se mette à considérer l’espace-temps comme une seule et même chose. J’avais déjà vécu quatre années complètes avant qu’on perçoive que la gravité pouvait courber le temps. Il a fallu que ce soient les juifs ! » La famille dont il nous a si peu parlé. Tous morts.
Des années passent. Plus de trente. Je suis dans une gare ferroviaire à Francfort. Nous sommes en tournée avec Voces Antiquæ. Jonah me demande de lui acheter quelque chose à grignoter au stand de restauration rapide. « Prends-moi des amandes. » Je suis surpris, étant à moitié allemand, de ne jamais avoir appris comment on dit en allemand un mot si commun. Puis je suis encore plus surpris : de fait, je l’ai appris. Cette substance magique, je n’ai connu que ça toute ma vie. On en trouve partout, c’est aussi commun et bon marché que les années qui passent.
S’il n’y a pas un seul maintenant, alors il ne peut pas y avoir eu un seul jadis. Et pourtant, il y a ce dimanche du printemps 1949. J’ai sept ans. Tous ceux que j’aime sont encore en vie, à part ceux qui sont morts avant que je fasse leur connaissance. Nous sommes assis ensemble sur les sièges durs du métro, Jonah et moi, avec Da entre nous.
« Avez-vous eu du plaisir, mes gars ? » Dans sa bouche, ça sonne comme « méga ». « Ça vous a plu ?
— Da ? » Je n’ai jamais vu Jonah à ce point rêveur, si lointain. Il est sur une fusée, laissant derrière lui cette pauvre planète arriérée. Mais lorsqu’il revient, le monde est mort de vieillesse et il ne reste plus que lui. « Da ? Quand je serai grand ? » Il ne demande pas vraiment la permission. Il veut juste s’assurer que nous soyons prévenus bien à l’avance. « Quand je serai adulte ? » Il fait un geste qui se perd derrière nous, en direction des Cloîtres, il s’éloigne de nous aussi vite que nous filons en avant. « Je veux faire ce que ces gens font. »
La réponse de mon père me fait sursauter, quoique pas tant que cela, sur le moment. Mais là où je suis maintenant, un demi-siècle plus tard, je n’arrive pas à démêler le sac de nœuds. À part nous, tous ses proches ont été assassinés, tués pour avoir divulgué la conspiration de la relativité. Lui aussi devrait être mort, mais il est encore ici. Immigré depuis une dizaine d’années, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il est devenu un pur Américain. « Vous deux, nous dit-il dans un sourire. Vous deux, vous serez qui vous voudrez. »