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PÂQUES 1939
 

En ce jour, une nation se présente à sa propre veillée mortuaire. L’air est âpre, mais nettoyé par la pluie de la veille au soir. En ce dimanche, le jour se lève, rouge et protestant, sur le Potomac. Une lumière pâle effleure les monuments de la capitale, lèche les bâtiments gouvernementaux du Triangle fédéral, transforme le grès en marbre, le marbre en granit, le granit en ardoise, se pose sur le Grand Bassin comme une eau devenue étale. La palette de cette aube évoque la pure tradition de l’école Ashcan. Le petit matin pare chaque corniche d’une variété de magenta qui fonce au fur et à mesure que l’heure avance. Mais le souvenir repassera éternellement cette journée en noir et blanc, avec le lent panoramique commenté des actualités Movietone.

Des ouvriers traversent le Mail jonché de lambeaux de pages comiques balayés par le vent d’avril. Des barrières et des cônes de police circonscrivent le périmètre non contrôlé de l’espace public. Des équipes d’employés fédéraux – répartis selon la couleur de peau – finissent de monter une grande scène sur les marches du Lincoln Memorial. Une poignée d’organisateurs contemplent le bassin miroitant, faisant des pronostics sur le nombre de gens qui assisteront à ces funérailles transformées en grande célébration. Le public qui déferlera dans trois heures dépassera en nombre leurs estimations les plus hardies.

Des grappes de curieux se forment pour assister aux préparatifs de dernière minute. La polémique concernant ce concert interdit va bon train depuis un certain temps. Le rêve américain et la réalité américaine vont se rencontrer – les courbes de leurs trajectoires respectives conduisant à une inexorable collision en plein vol. Le navire déjà ancien de l’État, qui a trop longtemps navigué sans la moindre égratignure à la coque, a gémi hier soir sur son ancre, au chantier naval de Washington, en amont sur l’Anacostia, et maintenant, des quartiers entiers de la ville, en ce matin de Pâques 1939 – les foules s’assemblent déjà à l’est de Scott Circle et au nord de la rue Q, jusqu’aux banlieues du Maryland ; des communautés entières, encore à l’église, qui répondent à la fable séculaire de la résurrection – commencent à se demander s’ils ne vont pas assister aujourd’hui au sabordage du vieux rafiot qui prend l’eau, une grandiose cérémonie mortuaire en mer.

« Combien de temps ? » interroge le cantique. « Combien de temps avant que ce Jour n’arrive ? » Jusqu’à vendredi dernier, personne n’osait répondre mieux que bientôt, et tout chanteur savait que ce bientôt était un synonyme de jamais. Et pourtant, ce matin, en vertu d’un miracle qui a échappé à tout le monde, la pierre a été déplacée, l’élite impériale romaine gît les bras en croix autour du tombeau, et l’ange annonciateur flotte devant, au centre, battant des ailes au-dessus du Jefferson Memorial, disant maintenant, chantant la libération en do.

Du côté de Pennsylvania Avenue, des enfants roses arborant gilets et tabliers cherchent les œufs de Pâques sur la pelouse de la Maison-Blanche. À l’intérieur du bureau Ovale, le Président si éloquent, secondé par ses rédacteurs, concocte la prochaine « causerie au coin du feu » qu’il délivrera à un pays espérant encore échapper aux flammes. Chaque nouvelle allocution à la radio, prononcée avec paternalisme, apporte son lot de certitudes de plus en plus contraintes. « La brutalité, dit le vieil homme à sa famille au coin du feu, est un cauchemar qui doit se dissiper au contact de la démocratie. » Un mensonge suffisamment tendre, voire crédible, à l’intention de ceux qui ne se sont jamais aventurés au nord de la Quatorzième Rue. Mais, en ce dimanche de Pâques, le discours de Roosevelt sur l’ampleur nouvelle de la crise peine à trouver son public. Aujourd’hui, les postes de radio de la nation captent une autre émission, une plus large fréquence. Aujourd’hui, Radio America diffuse un chant nouveau.

La démocratie n’est pas au programme, cet après-midi. Ce n’est pas à Constitution Hall que « le carillon de la liberté » se fera entendre. Les Daughters of the American Revolution se sont chargées de régler la question. Les Filles de la Révolution Américaine ont fermé leurs portes à Marian Anderson, la plus grande contralto du pays, récemment revenue d’une tournée triomphale en Europe. Elle a fait sensation en Autriche, le roi de Norvège a porté un toast en son honneur. Sibelius l’a prise dans ses bras en s’exclamant : « Le toit est trop bas pour vous, madame ! » Même Berlin l’a engagée pour plusieurs représentations, jusqu’à ce que son agent européen avoue aux autorités que non, Mlle Anderson n’était pas aryenne à 100 %. Le grand Sol Hurok l’a intégrée à son équipe de vedettes internationales, assuré qu’elle récolterait au pays le même succès que dans le Vieux Monde blasé. L’année dernière, il a organisé pour Mlle Anderson une tournée américaine de soixante-dix concerts. Jamais encore une cantatrice n’avait effectué un tel programme. Or, cette même contralto vient juste de se voir interdire la meilleure scène de la capitale.

Qui sait quelle révolution les Filles de la Révolution Américaine entendent empêcher, en se repliant derrière leur portique roman d’un blanc aveuglant ? « Réservé tous les soirs jusqu’à la fin de l’hiver, annonce le directeur de la programmation à Hurok. Pareil au printemps. » Les associés de l’agence appellent pour proposer un autre artiste – 100 % aryen, cette fois-ci. On leur propose une demi-douzaine de dates.

Hurok en parle à la presse, mais cette nouvelle n’en est pas vraiment une. Dans ce pays, c’est même la rubrique la plus ancienne. La presse demande aux FRA un commentaire : politique permanente ou provisoire ? Les Filles de la Révolution Américaine répondent que, par tradition, certaines salles de concert de la ville sont réservées aux spectacles des gens tels que Mlle Anderson. Constitution Hall n’en fait pas partie. Or, il n’entre pas dans la politique des FRA d’aller à l’encontre des us et coutumes de la communauté. Que ce sentiment général vienne à changer, et Mlle Anderson pourra alors peut-être chanter ici. Un jour futur. Ou juste après.

Le Daily Worker s’empare de l’affaire. Des artistes expriment leur désarroi et leur colère – Heifetz, Flagstad, Farrar, Stokowski, mais l’Amérique ignore ces interventions étrangères. Une pétition signée par des milliers de gens n’aboutit à rien. Jusqu’à ce que tombe la véritable bombe. Eleanor Roosevelt, grande patronne, mère de toutes les Filles, démissionne des FRA. La femme du président renie ses racines du jour au lendemain, en déclarant que jamais aucun de ses ancêtres ne s’est battu pour fonder une telle république. L’histoire fait les gros titres, ici et dans les capitales étrangères. Mlle Anderson passe attacca du lied au grand opéra. Mais son contralto demeure la seule source de calme au milieu du tollé national. Aux journalistes, elle dit être moins informée sur la situation que n’importe lequel d’entre eux. Elle répond dans un souffle léger, mais cette bouffée suffit à raviver les vieilles braises qui s’enflamment.

Sur la question de la ségrégation, la présidence est restée silencieuse depuis la Reconstruction. À présent, un récital de chant classique devient un véritable champ de bataille : quelle est la position officielle du gouvernement ? Dans les hautes sphères culturelles, on s’engage non seulement pour lutter contre l’affront fait aux Noirs opprimés, mais aussi contre celui essuyé par Schubert et Brahms. La First Lady, qui a jadis travaillé comme assistante sociale, est furieuse. Admiratrice de longue date d’Anderson, elle avait engagé la contralto trois ans plus tôt pour une représentation. Et maintenant, la femme qui a chanté à la Maison-Blanche ne peut pas monter sur la scène louée. Le Comité de protestation, créé par Eleanor spécialement pour l’occasion, cherche une autre scène, mais le ministère de l’Éducation refuse de mettre à disposition la salle de la Central High School. Le lycée n’est pas disponible pour celle que Variety a classée troisième plus grande artiste de scène de l’année. « Si un précédent de la sorte est établi, le ministère de l’Éducation perdra le respect et la confiance des gens, ce qui ne manquera pas à terme de causer son discrédit. »

Walter White, président du NAACP, met le cap sur le Capitole avec la seule solution possible, un projet ayant suffisamment d’envergure pour éviter la catastrophe. Le conseiller présidentiel Harold Ickes est immédiatement d’accord. Il dispose du lieu de concert idéal. L’acoustique est atroce, et le confort pire encore. Mais alors, quelle capacité d’accueil ! Mlle Anderson chantera en extérieur, aux pieds de l’Émancipateur. Il n’y a pas d’endroit pour se cacher, là-bas.

La nouvelle se répand, des tonnes de lettres haineuses se déversent. Des croix de fortune, faites avec des branches de cerisiers du Japon, surgissent comme des jonquilles sur la pelouse de la Maison-Blanche. Et pourtant, l’âme humaine ne peut être appréhendée qu’individuellement. Les Filles du Texas commandent par télégraphe deux cents places. Mais Ickes et Eleanor ont encore un atout dans leur jeu. Les tickets de ce concert dominical improvisé seront gratuits. Entrée libre, voilà un prix que la nation comprend, de quoi attirer une audience à faire pâlir les FRA. Même ceux qui ne distinguent pas un meno d’un molto, et ceux qui ne font pas la différence entre les chœurs d’Aïda de ceux d’Otello, ont l’intention de passer Pâques sur le Mail.

Des dizaines de milliers de personnes font le pèlerinage, et chacune a ses raisons. Des amoureux d’imprévu et de danger. Des gens qui auraient payé des fortunes pour entendre le phénomène qui a ravi l’Europe. Des convaincus qui admiraient la voix de cette femme bien avant que la force de la destinée ne s’y glissât. Des gens qui souhaitent seulement voir un visage comme le leur, là-haut, sur les marches de marbre, pour tenir tête au pire de ce que le monde des Blancs a à lui offrir, et répondre en beauté.

Du côté de Philadelphie, à l’Église baptiste unie, ce temple qui s’élève à l’angle des rues Fitzwater et Martin, c’est le grand jour, la revanche de toute une congrégation, même si personne ici n’a jamais recherché la moindre rétribution. En ce matin de grand rassemblement pascal, lors de la messe spécialement célébrée à l’aube, le pasteur fait référence à Mlle Anderson dans son sermon. Il évoque une voix vivante qui ne cesse de s’élever, et sort du tombeau, malgré la pugnacité avec laquelle le vaste empire la veut morte et enterrée. Les paroissiens sur leurs bancs polis disposés en arc de cercle s’inclinent devant ce message qu’ils accueillent avec des amen. Depuis l’apogée de la petite Marian, la chorale enfantine n’avait pas chanté avec une telle ferveur, et la musique s’élève jusqu’à se percher sur les voûtes en chevrons sculptés.

L’évangile est bon, et l’église se vide de ses fidèles, comme l’ancestral tombeau pascal s’est vidé de son contenu. Dans leurs plus beaux habits du dimanche, ils s’amassent sur le perron de l’église et attendent les bus. On discute joyeusement, on se remémore les récitals et les concerts caritatifs, les pièces jaunes amassées « Pour les cours de Marian, la voix pure, l’avenir de son peuple ».

Dans le bus, les chants franchissent allègrement les registres, on jette des ponts audacieux entre le désert et Canaan. On reprend des hymnes fulgurants, on tape dans les mains au rythme du gospel, pour embrayer sur d’impassibles cantiques à quatre voix. On chante une bonne poignée de spirituals, dont Trampin’, le préféré de Marian. « Je déambule, je déambule, essayant de faire du paradis ma maison. » Les plus pragmatiques chantent : « essayant de faire un paradis de ma maison ». Pour cette seule fois, parmi la liste interminable des schismes de ce bas monde, les deux acceptions antagonistes coexistent, et forment les parties distinctes d’un même chœur.

La paroisse d’adoption de Delia Daley file sans elle vers la terre promise. Dans son angoisse solitaire, Delia les sent partir, ils l’abandonnent seule du mauvais côté de la ligne de démarcation. Elle a même été obligée de manquer la messe spéciale du matin, en raison de son travail à l’hôpital, auquel elle ne peut se soustraire. Elle se tient dans la salle des infirmières, quémandant encore quelques miettes charitables, juste une heure, un peu de pitié, ne serait-ce qu’une demi-heure. Feena Sundstrom, avec son teint de brique, ne cligne même pas des yeux. « Tout le monde, Mlle Daley, aimerait avoir son dimanche de Pâques, y compris nos patients. »

Elle envisage quand même de partir plus tôt, mais l’intraitable Suédoise est prête à la limoger, uniquement pour un regard de travers. Sans l’argent des heures à l’hôpital, elle peut dire adieu à ses cours de chant. Il faudrait ensuite qu’elle supplie son père, pour avoir juste de quoi décrocher le diplôme, ce qui sans doute ne déplairait pas à celui-ci. Ces quatre dernières années, elle a eu droit, chaque semestre, à son petit discours : « Permets-moi de te rappeler quelques considérations relatives à la réalité économique. Tu as entendu parler de cette réjouissance que les grands et les puissants ont concoctée, cette petite chose qui s’appelle la Dépression ? La moitié de notre peuple sans travail. La Dépression a rayé de la carte tous les Noirs que ce pays n’avait pas encore rayés de la carte. Tu veux apprendre à chanter ? Alors intéresse-toi plutôt à ce qu’on a à chanter, nous autres. »

Quand elle annonça à son père qu’elle n’irait pas à Washington avec l’Église baptiste unie, c’est tout juste si le médecin eut du mal à cacher sa joie. Lorsqu’elle ajouta qu’elle irait plus tard, en train, à ses propres frais, il se métamorphosa à nouveau en patriarche de l’Ancien Testament. « Et en quoi cette excursion d’agrément est-elle censée t’aider à gagner ta vie ? Encore une des propriétés magiques de la grande musique ? »

Inutile de lui dire qu’elle, elle y arrive, à joindre les deux bouts. Mlle Anderson gagne mieux sa vie que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nous autres, sans parler de la quasi-totalité des Blancs vivants. Son père ne ferait que répéter ce qu’il a sans cesse répété depuis qu’elle a intégré l’école : la boxe professionnelle, c’est de la rigolade, comparée au monde de la musique classique. Un combat de gladiateurs jusqu’à ce que mort s’ensuive. Seuls les plus impitoyables survivent.

Et pourtant, Delia Daley a survécu jusqu’à aujourd’hui – impitoyable à sa façon. Elle ne s’est rien épargné, a mis son corps à rude épreuve, n’a pas compté les heures. Un marathon long de quatre ans, courant tout le temps après la montre, d’un endroit à un autre, et elle est prête à continuer de courir, aussi longtemps qu’il le faudra. Un plein-temps à l’hôpital, deux autres pleins-temps avec ses études. De manière que son père apprécie un peu le pouvoir de la grande musique.

Mais aujourd’hui, ce fameux pouvoir lui fait défaut, menace de s’écrouler. Le service de fin de nuit est pire que tout, il n’y a rien à y faire. Les faibles et les infirmes – qui toujours nous accompagnent, comme dit Jésus, mais en ce dimanche de Pâques, ils semblent plus nombreux que d’habitude – sont allongés dans leurs déjections, ils attendent qu’elle vienne les laver. Deux fois elle a besoin d’aide pour déplacer les patients, afin de nettoyer leurs draps souillés. C’est alors que la Nightingale au teint de brique lui colle une corvée de toilettes supplémentaire, dans l’aile ouest du premier étage, uniquement parce qu’elle sait qu’aujourd’hui est un jour particulier. Feena la fasciste ne la lâche pas d’un pouce. Ah, les gens de couleur et le temps ! soupire-t-elle. « Vous autres êtes si lents à vous mettre au boulot et si rapides à raccrocher le tablier. »

Pour ajouter à son calvaire, trois patients lui crient dessus, parce qu’elle a débarrassé leur petit déjeuner avant qu’ils aient terminé leurs œufs carbonisés. Delia sort avec presque une heure de retard – non payée – en comptant les dix minutes de réprimande que Feena ne lui a pas épargnées. Elle court à la maison se laver et enfiler une robe correcte, avant de foncer attraper le train – le billet lui coûtera une semaine de repas subventionnés à la cantine de l’hôpital.

À la maison, son cauchemar ne fait qu’empirer. Sa mère insiste pour qu’elle assiste au repas solennel. « Tu vas goûter un morceau de mon jambon de Pâques. Et puis il faut que tu manges un peu de verdure, que ça te tienne au ventre. Surtout si tu dois voyager.

— Maman. S’il te plaît. Juste cette fois. Je vais la manquer. Il faut que j’attrape le premier train, sinon elle aura fini de chanter avant même que j’…

— Balivernes. » Son père refuse de prendre cette requête au sérieux. « Tu seras en retard pour rien du tout. Elle est censée commencer à quelle heure ? Depuis quand une chanteuse de chez nous commence à l’heure ? » Il répète la même litanie chaque semaine en l’accompagnant à la chorale de l’Église baptiste unie. La gaieté dont il fait preuve dit toute l’amertume qu’il ressent : elle a anéanti tous les espoirs qu’il avait mis en elle.

Noire ou pas, là n’est pas le problème. Elle, l’aînée de William Daley – le bébé le plus intelligent jamais né, que ce soit chez nous ou chez les Blancs –, incarnait les ambitions paternelles les plus hautes, bien au-delà des sommets improbables que lui avait déjà atteints dans sa vie. Il fallait qu’elle fasse médecine. Comme lui. Pédiatrie, l’internat, peut-être. Elle pouvait tout faire, si seulement elle n’était pas si têtue. Qu’elle aille plus loin que lui. Qu’elle fasse son droit, qu’elle soit la première Noire à faire son droit. Qu’elle les oblige à être des leurs, uniquement grâce à son talent. Qu’elle devienne membre du Congrès, que diable.

Le Congrès, papa ?

Pourquoi pas ? Regarde notre voisine, Crystal Bird Faucet. Elle a réécrit toutes les règles… Et à côté d’elle tu as un teint de savonnette. Ensuite, c’est Washington. Faudra bien que ça arrive un jour. Qui donc ira de l’avant, hormis les meilleurs ? Or, la meilleure, insistait-il, c’était elle. Il faut bien qu’il y ait un premier. Pourquoi pas sa fillette ? Entrer dans l’Histoire. Et puis, de toute façon, qu’est-ce que c’est que l’Histoire, si ce n’est réaliser l’irréalisable ?

C’est cette confiance démesurée qui l’a égarée. Sa faute à lui, si elle chante. Trop gâtée quand elle était petite. Tu seras qui tu veux. Tu feras ce que tu as envie de faire. Qu’ils osent se mettre en travers de ton chemin. Lorsqu’elle trouva sa voix : On dirait les anges revenus d’entre les morts, s’ils se souciaient encore des gens comme nous ici-bas. Une voix comme ça pourrait réparer notre monde brisé. À force d’entendre ça, comment ne pas s’égarer ?

Mais lorsqu’il apprit qu’elle avait l’intention de consacrer sa vie au chant, il changea de tonalité. Chanter, ce n’est qu’un prix de consolation. Juste un joli colifichet pour le jour où on aura des habits corrects à se mettre. Personne n’a jamais libéré qui que ce soit avec une chanson.

Dans la maison de son père, devant la table sur laquelle sa mère a déjà disposé la nappe, Delia sent ses épaules toutes courbaturées. Elle observe son petit frère et ses sœurs qui disposent les assiettes pour le repas de fête. Les pauvres, il leur faudra livrer un terrible combat, uniquement pour arriver à l’âge adulte. La pression interne est aussi forte que celle de l’extérieur.

Sa mère surprend son regard. « C’est Pâques, dit Nettie Ellen. Où que tu vas manger, si c’est pas en famille ? Faut que tu donnes l’exemple pour ces jeunes gens. Ils grandissent sans rien respecter, Dee. Ils sont persuadés qu’ils peuvent tout se permettre, sans règle ni rien, comme toi.

— J’en ai des règles, mère. Je n’ai même que ça. » Elle n’insiste pas. Elle connaît la véritable terreur de sa mère. L’infatigable persévérance du médecin aura raison de sa progéniture. Il y a une leçon à apprendre hors de cette maison, une vérité trop imposante pour qu’on puisse la réprimer. Il devrait préparer ses enfants, modérer leurs illusions, au lieu de les envoyer au casse-pipe.

La Delia qui-ne-respecte-rien s’assoit à table. Elle manque de s’étouffer en avalant un morceau de jambon caramélisé. « C’est bon, maman. Délicieux. Les légumes verts, les betteraves : tout est parfait. Jamais été aussi bon. Il faut que j’y aille.

— Du calme. C’est Pâques. Tu as le temps. Il y a tout un concert. Tu n’es pas forcée d’entendre tous les morceaux. Il y a encore de la tarte aux fruits secs, ton dessert préféré.

— Mon train préféré pour Washington passe avant.

— Déjà parti depuis longtemps, chante son frère Charles façon blues, une complainte psalmodiée d’une belle voix de ténor qu’il a depuis l’année dernière. Déjà parti depuis longtemps. Ce train qui t’sauvera ? Déjà parti depuis longtemps. » Michael se joint aux railleries et gazouille sa parodie de diva. Lucille se met à pleurer, persuadée qu’en dépit de ce qu’on lui dit, Delia prend des risques en allant toute seule à Washington. Lorene ne tarde pas à l’imiter, car elle termine toujours ce que commence sa sœur jumelle.

Le docteur prend son air des grands jours, le regard furieux de la tranquillité domestique. « Qui donc est cette femme à tes yeux, pour que tu écourtes le déjeuner de Pâques en famille ?

— Papa, espèce d’hypocrite. » Elle s’essuie la bouche avec sa serviette et le regarde droit dans les yeux. Il sait mieux que quiconque qui est cette femme. Il sait ce que cette fille de Philadelphie a accompli sans l’aide de personne. C’est lui qui a ouvert les yeux de Delia, il y a des années, en lui disant : Cette femme, c’est notre avant-garde. Notre dernier espoir, la meilleure façon d’attirer l’attention du monde blanc. Tu veux faire des études de chant ? Voilà ton premier professeur, le meilleur.

« Hypocrite ? » Son père s’immobilise, fourchette en l’air. Elle a passé la limite, elle est allée un cran trop loin. Le docteur va se lever, en pilier de droiture, et lui interdire d’y aller. Mais elle ne baisse pas les yeux ; il n’y a pas d’autre issue. Alors, un coin de la bouche de son père se retrousse en un petit sourire satisfait. « Qui donc t’a appris ces grands mots à deux dollars, mon bébé ? N’oublie jamais qui te les a appris ! »

Delia s’avance jusqu’au bout de la table et lui plante un baiser sur le dessus de sa couronne de cheveux dégarnis. Ce faisant, elle chantonne : « Que chaque voix s’élève et chante », juste assez fort pour qu’il entende. Elle étreint sa mère à la mine renfrognée, et la voilà partie, direction la gare, pour un autre pèlerinage musical. Elle fait cela depuis des années, depuis le récital entendu par hasard à la radio qui a changé sa vie. Elle s’est rendue à plusieurs reprises à Colorado Street, là où Mlle Anderson a grandi, et à Martin Street, sa deuxième maison. Elle a arpenté les couloirs de la South Philly High School, en pensant à la fillette qui les avait arpentés avant elle. S’est fait passer pour baptiste, à la grande consternation de son père agnostique, horrifiant sa mère, de l’Église épiscopale méthodiste d’Afrique, uniquement dans le but de fréquenter chaque semaine l’église de son idole, l’église de la femme qui lui a appris ce qu’elle ferait peut-être de sa vie.

Depuis deux ans, une photo de ce noble visage, découpée dans un magazine, se trouve encadrée sur le bureau et fixe Delia ; elle lui rappelle en silence le pouvoir de la voix. Elle a entendu ça il y a cinq ans, dans le flot musical profond qui sortait du haut-parleur de sa radio ; et elle l’a de nouveau entendu l’année dernière, au cœur de la colonne de lumière dans laquelle elle a baigné durant le trop bref récital de Mlle Anderson. Elle a façonné sa propre voix de mezzo sur celle de la cantatrice, immortalisée dans sa mémoire. Aujourd’hui, elle va revoir en chair et en os celle qui possède ces sons. Marian Anderson n’a même pas besoin de chanter sur scène, pour que ce voyage à D.C. vaille le coup. Il lui suffira d’être.

Delia vocalise tout bas dans le train, elle donne forme mentalement aux lignes de chant. « Le son ne commence pas dans la gorge, la rabroue chaque semaine Lugati. Le son commence dans la pensée. » Elle pense les notes de l’Ave Maria de Schubert, ce standard d’Anderson qui, promet-on, sera au programme d’aujourd’hui. On dit que l’archevêque de Salzbourg lui a fait chanter deux fois Schubert. On dit que lorsqu’elle a interprété un spiritual qui ne pouvait qu’échapper à un public composé des meilleurs musiciens d’Europe, rien ne leur a échappé. Et personne n’a osé applaudir lorsque la dernière note s’est évanouie.

Que peut-on ressentir, en équilibre sur une colonne d’air, vulnérable à la moindre fantaisie de l’esprit ? Ouverture de la voix, placement – toutes les techniques que Lugati, son patient professeur, lui a rabâchées ces dernières années – ne lui apprendront jamais autant que ce trajet en train. Mlle Anderson est sa liberté. Tout ce que les gens de sa race veulent faire, ils le feront.

Delia descend du train, elle débarque dans une capitale qui se cramponne sous les bourrasques d’un ciel d’avril. Elle s’attend presque à voir des cerisiers dans le hall d’Union Station. Les voûtes en alcôves se déploient au-dessus d’elle, une cathédrale néo-classique patinée, dédiée aux transports, qu’elle traverse en se faisant toute petite, invisible. Elle se déplace à pas menus, effacés, parmi la foule, s’attendant à tout instant à ce qu’on lui demande ce qu’elle fait ici.

Washington : l’excursion typique de toute écolière de Philadelphie, et pourtant il aura fallu que Delia atteigne l’âge de vingt ans pour saisir l’intérêt d’une telle visite. Elle sort de la gare et prend la direction sud-ouest. Elle passe devant Howard, l’école de son père, où il lui avait suggéré de s’inscrire afin de faire quelque chose d’elle-même. Le Capitole se dresse sur sa gauche, plus irréel en vrai que sur les milliers d’images argentées qui lui ont toujours paru douteuses, quand elle était petite. Le bâtiment, de nouveau accessible aux gens de sa couleur, après une génération, est si imposant qu’il semble infléchir l’atmosphère alentour. Elle ne peut plus détourner le regard. Elle avance dans le printemps en éveil, prend place dans le flot des corps en mouvement, et rit sous cape tout en se forçant à se taire.

La ville entière est un panorama de carte postale. On se croirait dans un manuel d’instruction civique pour les Blancs de l’école primaire. Aujourd’hui, au moins, les avenues qui flanquent le monument débordent de gens de toutes couleurs. Elle est censée retrouver le groupe de sa paroisse à proximité des marches du Lincoln Memorial, devant, sur la gauche. Il lui suffit de prendre à droite sur Constitution Avenue pour se rendre compte à quel point ce plan était naïf. Il n’y aura pas de retrouvailles aujourd’hui. À l’ouest, une foule se rassemble, trop dense et trop enthousiaste pour qu’elle puisse s’y glisser.

Delia Daley regarde par-dessus le parterre de gens, elle ignorait qu’il en existât tant. Son père a raison : le monde est méchant, trop gigantesque pour se soucier ne serait-ce que de sa propre survie. Elle ralentit le pas et se glisse en queue de ce cortège de près de deux kilomètres. Devant elle, la Grande Migration qui a duré des décennies revient à son point de départ. Delia sent le danger jusque dans ses os. Une foule d’une telle ampleur pourrait l’écraser, personne ne s’en rendrait compte. Mais la récompense se trouve à l’autre extrémité de cette multitude en mouvement. Elle prend une inspiration, force son diaphragme à descendre plus bas – appuie, appoggio ! – et plonge dedans.

Elle s’attendait à autre chose. À un public amateur de lieder, juste un peu plus nombreux. Le programme d’aujourd’hui n’est pas vraiment celui du Cotton Club. Ce n’est même pas Rudy Vallee. Depuis quand est-ce que la grande musique italienne attire de telles cohortes ? Au pas majestueux de la foule, elle traverse une Quatorzième Rue bloquée de part et d’autre par des barrières, se glisse dans l’ombre du Washington Monument, le plus grand cadran solaire du monde, une ombre trop longue pour être lue. Puis la voilà dans le ventre de la baleine et elle n’entend plus que l’énorme cœur battant de la créature échouée.

Il y a quelque chose ici, pas seulement la musique, qui s’apprête à naître. Quelque chose que personne n’aurait pu nommer deux mois plus tôt, qui se dresse à présent et avale ses premières bouffées d’air stupéfaites. Juste derrière Delia, parmi les corps agglutinés, une fille de la couleur de son frère Charles – une lycéenne, encore qu’à la voir, manifestement, le lycée ne soit plus qu’un rêve lointain – tourne sur elle-même, resplendit, avide d’attirer l’attention de qui voudra bien se donner la peine, avec dans les yeux un air de liberté qui a attendu une éternité pour se révéler.

Delia s’enfonce plus avant dans cette mer, sa gorge se déploie telle une banderole. Son larynx descend tout seul – cette libération naturelle du son que Lugati lui demande depuis dix mois. Il y a comme un déclic, et un sentiment s’impose à elle – la confirmation de sa vocation. La peur se dissipe, ces vieilles chaînes qu’elle traînait aux pieds et dont elle ignorait l’existence. Elle est sur la bonne voie, et son peuple aussi. Chacun trouvera le moyen d’avancer. Elle a envie d’exploser et de hurler, comme le font déjà beaucoup de gens autour d’elle, et peu importe s’il y a des Blancs à portée de voix. Ceci n’est pas un concert. Ce sont des retrouvailles dans la foi, c’est un baptême national, les berges de la rivière sont inondées par des vagues d’espoir.

Au milieu de la foule, elle éprouve un délicieux sentiment d’invisibilité. La robe en soie peignée couleur ardoise qui convient si bien aux concerts de Philadelphie est ici tout à fait déplacée, bien trop chic, et l’ourlet est trop bas de cinq bons centimètres. Personne ne la remarque, sinon avec plaisir. Elle passe devant des gens tout juste descendus de carrioles de champs de tabac tirées par des mulets, d’autres dont les portefeuilles sont matelassés de titres General Motors. Sur sa droite, une convention de salopettes se forme, sans se mêler aux autres. Un couple voûté en costume noir strict, encore impeccable depuis la dernière fête de l’Armistice, la frôle, décidé à s’approcher suffisamment pour voir la scène. Delia observe les pardessus, les capes, les raglans, les pèlerines, toute la gamme, du miteux à l’élégant, les encolures à capuchon, drapées, en carré ou en bateau. Tout ce beau monde au coude à coude, impatient.

Ses lèvres forment les mots, et la trachée mime les notes : chaque vallée est exaltée. À trois mètres d’elle, un type blanc comme un fantôme, cheveux clairsemés, les deux dents de devant espacées, tout frêle dans son fin costume gris, chemise bleue amidonnée et cravate imprimée à l’effigie de Washington, l’entend chanter à voix haute ce qu’elle était persuadée de chanter dans sa tête. « Sois bénie, frangine ! » lui dit le fantôme. Elle incline juste la tête et accepte la bénédiction.

La foule devient plus dense. Pas de places assises, les gens se pressent le long du bassin jusqu’au West Potomac Park. Le sol de cette église, c’est l’herbe. Les colonnes de sa nef se composent d’arbres en bourgeons. Sa voûte : un ciel pascal. Plus Delia s’avance en direction du grain de poussière qu’est le piano à queue, et des têtes d’épingles que sont les microphones où son idole va bientôt se tenir, plus la ferveur s’intensifie. Sous la poussée du désir collectif, elle se retrouve soulevée malgré elle et atterrit cent mètres plus loin en amont, face au Grand Bassin. Les fameux cerisiers des manuels scolaires lui sautent aux yeux avec leurs bourgeons pétillants. Ils secouent le strass de leurs pièges à pollen et, dans un blizzard de pétales, se mêlent à toutes les Pâques où ils ont révélé leur prometteuse couleur.

Et cette foule immense, de quelle couleur est-elle ? Delia a même oublié de regarder. Elle ne sort jamais dans un lieu public sans en étudier la couleur moyenne, c’est ainsi qu’elle évalue sa sécurité relative. Mais cette cohue oscille comme un rouleau de velours froissé occupant tout l’horizon. Ses tons se modifient à chaque changement de lumière et à chaque nouvelle inclinaison de la tête. Une foule mélangée, la première qu’elle ait jamais pénétrée, américaine, trop importante pour que son pays puisse espérer lui survivre, une foule venue célébrer la mort des places assises réservées, et du paradis nègre, ces notions qui auraient dû être abolies depuis une éternité. Les deux peuples sont présents en grand nombre, chacun utilise l’autre, chacun attend la musique qui comblera ses propres lacunes manifestes. On ne peut interdire à personne l’accès au parterre infini.

Plus loin vers le nord-ouest, à deux kilomètres en direction de Foggy Bottom, un homme marche dans sa direction. Vingt-huit ans, mais avec son visage bien en chair on lui en donne dix de plus. Il tourne la tête en tous sens, et les yeux derrière les montures écaillées noires observent méthodiquement la vie alentour. Le simple fait qu’il soit vivant pour prendre la mesure de cet événement inattendu défie les probabilités.

Il vient à pied de Georgetown, où deux vieux amis de son époque berlinoise l’ont logé, lui évitant ainsi d’avoir à chercher une chambre, une démarche d’ordre pratique qui eût été au-dessus de ses forces. Il est arrivé en train la veille au soir de New York, où il habitait l’année passée, hébergé par Columbia. Hier, David Strom était à Flushing Meadows, où il a eu un aperçu du Monde de Demain. Aujourd’hui, il s’est réveillé au milieu de la parade ancienne de Georgetown. Mais, désormais, il n’y a plus que maintenant, et pour toujours ; chaque variable infinitésimale, dans le delta de ses pas, est un à jamais théorique implicite.

Il est venu sur invitation de George Gamow, pour parler à l’université George-Washington des interprétations possibles des échelles de temps dual de Milne et Dirac : probablement imaginaires, conclut-il, mais d’une beauté aussi renversante que la réalité. Il est venu trois mois auparavant, pour la conférence sur la physique théorique, où Bohr a parlé de l’existence de la fission devant un parterre de sommités. À présent, David Strom est de retour, pour ajouter ses notes personnelles à la pile sans cesse croissante des choses infiniment étranges.

Mais il effectue le voyage pour une raison plus importante encore : entendre à nouveau la seule cantatrice américaine susceptible de rivaliser avec les plus grandes d’Europe, en vue de déchirer l’étoffe de l’espace-temps. Tout le reste – la visite à ses amis de Georgetown, le discours à l’université, la visite de la bibliothèque du Congrès – n’est que prétexte. Ses pensées le ramènent en arrière. Chaque pas en direction du Mail le renvoie aux quatre années écoulées, jusqu’au jour où il a entendu pour la première fois le phénomène. Ce son flotte encore dans son esprit, comme s’il lisait la partition du chef d’orchestre : 1935, le Konzerthaus de Vienne, le concert où Toscanini a déclaré qu’une voix comme celle de cette femme ne revenait qu’une fois tous les cent ans. Strom ne connaît pas l’échelle temporelle du maestro, mais les « cent ans » de Toscanini sont bien courts, quelle que soit l’unité de mesure. La contralto avait chanté du Bach – « Komm, süsser Tod » (« Viens, douce mort »). Quand elle avait atteint le deuxième couplet, Strom était prêt.

Aujourd’hui, c’est Pâques, le jour où, selon les chrétiens, la mort a disparu. Jusqu’à présent, Strom a vu peu de preuves pour étayer cette théorie. La mort, peut-il raisonnablement affirmer, est appelée à faire un retour tonitruant. Pour des raisons que Strom ne peut saisir, l’ange est déjà passé trois fois au-dessus de sa tête. Même le défenseur du déterminisme le plus farouche est bien obligé d’appeler cela du caprice. D’abord, quand il a suivi son mentor, Hanscher, à Vienne, après la proclamation de la loi contre les juifs dans la fonction publique, s’échappant de Berlin juste avant l’incendie du Reichstag. Ensuite, en obtenant l’habilitation. Grand succès à la conférence de Bâle sur les interprétations quantiques et invitation à rencontrer Bohr à Copenhague, quelques mois seulement avant que Vienne expulse ses juifs – pratiquants ou non – de l’université. Il a fui avec une lettre de recommandation de Hanscher – la plus courte et la plus chaleureuse que cet homme ait jamais écrite : « David Strom est un physicien. » Enfin, il a obtenu l’asile politique aux États-Unis, à peine un an auparavant, sur la foi d’un seul article théorique publié, dont la confirmation est arrivée une décennie plus tôt que la probabilité, pressée par une confluence cosmologique d’éléments qui n’arrivent qu’une vie sur deux. Trois fois, selon le décompte de David : sauvé par une chance plus aveugle encore que la théorie.

Tout tend à prouver qu’il existe une fissure temporelle qu’aucune théorie ne peut colmater. Quatre ans auparavant, il assistait joyeusement aux concerts européens, comme s’il était encore possible que l’Europe fût à l’abri d’un changement de tonalité. Tout paraît différent lors de cette deuxième écoute, de la musique ancienne dans un pays récemment découvert. Entre le thème et sa reprise, une seule poignante section est développée, déchiquetée, atonale, inaudible. Ses parents, cachés près de Rotterdam. Sa sœur, Hannah, et son mari, Vihar, qui essayent de gagner la capitale de son pays, Sofia. Et David lui-même, résident étranger au pays du lait et du miel.

Il est possible que le temps obéisse à la loi des quanta, qu’il soit aussi discontinu que les notes d’une mélodie. Il est possible qu’on puisse le dépasser dans un sens ou dans l’autre, grâce à des chronons subatomiques aussi distincts que le tissu de la matière. Les tachyons, cantonnés aux vitesses supérieures à celle de la lumière – fantaisies autorisées par les prohibitions les plus draconiennes d’Einstein – peuvent bombarder cette vie en annonçant tout ce qui l’attend, mais la vie en deçà de la vitesse de la lumière ne peut ni les voir ni les décrypter. David Strom ne devrait pas être ici, libre, vivant. Pourtant il est ici et traverse Washington à pied pour entendre une déesse chanter, en direct, et en plein air.

Strom s’engage dans Virginia Avenue et voit la foule. Il n’a encore jamais été si près d’un si grand nombre de gens. Il en a vu en Europe, mais seulement aux actualités – la folie des finales de la Coupe du monde, les foules venues trois ans plus tôt voir Hitler refuser de remettre les médailles d’or à l’Übermensch non aryen. Ici la multitude est plus importante encore, plus joyeusement anarchique. Et puis la musique n’est pas la cause unique d’un tel rassemblement. Un mouvement de cette ampleur ne peut être que la conséquence d’un libretto plus vaste. Jusqu’alors, Strom n’avait pas la moindre idée du genre de concert auquel il était venu assister. L’enjeu lui échappait jusqu’à ce qu’il passe le coin de la rue et contemple l’immensité.

Un mur de chair à hauteur d’homme. Il en a le souffle coupé. Le chatoiement de dizaines de milliers de corps, l’humanité ramenée à des atomes, à un problème d’électrostatique à n-corps que les mathématiques ne peuvent résoudre, cette physique dénuée de fondement le fait paniquer et il fait demi-tour pour détaler. Il remonte Virginia, cap sur le paisible quartier de Georgetown. Mais il ne parcourt pas plus de quelques dizaines de mètres avant d’entendre cette voix :

Komm, süsser Tod. Il s’arrête sur le trottoir pour écouter. Qu’est-ce que l’oubli pourrait lui faire de pire ? Quel plus bel air pour annoncer la fin ?

Il rebrousse chemin vers cette cohue bouillonnante, se sert de la terreur tapie dans sa poitrine comme un musicien habitué à la scène. Il inspire par la bouche et pénètre dans la déferlante grouillante. Le poing dans sa poitrine se détend et libère des vagues de plaisir. Personne ne l’arrête ni ne lui demande ses papiers. Personne ne sait qu’il est étranger, allemand, juif. Personne ne se soucie de sa présence. Ein Fremder unter lauter Fremden.

Un rayon de soleil apparaît une minute, pour briller sur le pays le plus changeant qui soit. David Strom erre à l’intérieur d’un dessin réaliste socialiste, au sein d’une croisade qu’il ne peut identifier, attendant une nouvelle fois cette année que le mythe devienne réalité. Où en ce monde, si ce n’est ici, trouve-t-on tant de gens qui croient depuis aussi longtemps que des choses aussi bonnes soient si proches de se réaliser ? Mais aujourd’hui, il est bien possible que ces habitants du Nouveau Monde aient raison. Il secoue la tête, il avance vers la scène montée pour l’occasion. La prophétie peut encore se réaliser, s’il reste quelqu’un pour l’entendre. Déjà l’Europe a sombré dans les flammes. Déjà les cheminées fonctionnent à plein. Mais c’est le feu de demain. Aujourd’hui luit d’un éclat différent, et sa chaleur et sa lumière attirent Strom.

Il dérive au rythme des corps alentour, il cherche un endroit d’où il pourra voir. Cette immense salle de concert est délimitée par des monuments – Département d’État, Réserve fédérale –, linteaux blancs et piliers, les marques du pouvoir indifférent. Il n’est pas le seul à les contempler. Strom s’étonne, cela ne fait même pas un an qu’il est en Amérique et déjà il se laisserait dire mon pays plus facilement que la moitié des gens qu’il croise, des gens arrivés ici douze générations plus tôt, obéissant à une feuille de route décidée par d’autres.

Cent mille pieds battent le pavé d’avril comme un interminable troupeau. Il voit passer un prédicateur en train d’agiter une bible reliée cuir, trois petits enfants debout sur un cageot d’oranges, une escouade de police bleu et cuivre, aussi hébétée que la masse grouillante sur laquelle elle est censée veiller, et trois types en costumes foncés, larges épaules et chapeaux de feutre, des gangsters menaçants, trahis seulement par les bicyclettes délabrées qu’ils poussent à leurs côtés.

Un cri s’élève des rangs de devant. La tête de Strom se redresse. Mais le temps que l’onde arrive jusqu’à lui, l’incident est clos. Le son se déplace lentement, il pourrait être aussi bien arrêté, comparé à l’immédiateté du maintenant de la lumière. Mlle Anderson est sur les planches, son accompagnateur finlandais à ses côtés. Les dignitaires installés sur les gradins improvisés se lèvent lorsqu’elle apparaît. Une demi-douzaine de sénateurs, des membres du Congrès par vingtaines, dont un Noir solitaire, trois ou quatre membres de cabinet, et un juge de la Cour suprême, tous l’applaudissent, chacun pour des raisons qui leur sont propres.

Le secrétaire de l’Intérieur s’adresse à la grappe de micros. La foule autour de Strom s’ébroue, fière et impatiente. « Il y a ceux » – la voix de l’homme d’État rebondit dans l’immensité de l’amphithéâtre et génère trois ou quatre copies d’elle-même avant de mourir – « trop timides ou trop indifférents » – seul l’écho donne une idée de l’étendue de la cathédrale dans laquelle ils se trouvent – « pour reprendre le flambeau… que Jefferson et Lincoln ont porté… ».

Doux Seigneur, laisse cette femme chanter. Dans la langue idiomatique qu’il a entendue dans le train, à l’aller, boucle-la et fiche le camp. Là où est né Strom, l’intérêt du chant est de rendre caduc le bavardage. Mais le secrétaire continue son baratin de politicard. Strom avance de quelques pouces en direction du Memorial, le mur humain devant lui a beau être compact, il laisse toujours un petit espace à combler.

Mlle Anderson est là, reine modeste dans son long manteau de fourrure qui la protège de l’air frais d’avril. Sa coupe de cheveux est une merveilleuse coquille Saint-Jacques qui s’ouvre à la hauteur des deux joues. Elle est plus irréelle encore que dans le souvenir de Strom. Elle semble sereine, échappant déjà à l’attraction de la vie. Néanmoins, sa sérénité n’est pas absolue. Strom s’en rend compte, en l’observant par-dessus les têtes innombrables. Ce frémissement, il l’a déjà remarqué auparavant, près de la fosse du Staatsoper de Vienne, ou, à la jumelle, du fond de l’opéra de Hambourg et de Berlin. Mais un tremblement dans un tel monument est si improbable que Strom n’arrive pas tout de suite à mettre un nom dessus.

Il se retourne et contemple la foule, en suivant son regard à elle. L’humanité s’étend si loin sur le Mail que sa voix mettra des battements de cœur entiers pour atteindre les rangs les plus éloignés. Une telle multitude le sidère, un public aussi innombrable que les chemins détournés par lesquels ces gens sont arrivés ici. Le regard de Strom se pose de nouveau sur la cantatrice, seule sur les marches du calvaire, et c’est alors qu’il arrive enfin à mettre un nom dessus, sur le frémissement qui enveloppe cette femme. La voix du siècle a peur.

 

La peur qui s’abat sur elle n’a rien à voir avec le trac. Elle a trop travaillé tout au long de sa vie pour douter de son propre talent. Sa voix lui permettra de venir à bout de cette épreuve sans le moindre faux pas. La musique sera impeccable. Mais comment sera-t-elle entendue ? Des corps piaffent devant elle, des armées d’esprits, qui s’étendent à perte de vue. Ils se pressent tout le long du bassin chatoyant et s’étirent dans le sens de la largeur jusqu’au Washington Monument. Leur espérance est si forte que la cantatrice en sera engloutie. La voilà prise au piège au fond d’un océan d’espoir, elle suffoque, elle a besoin d’air.

Depuis le jour où le projet a été lancé, elle s’est opposée à ce concert prestigieux. Mais l’histoire ne lui laisse pas le choix. Une fois que le monde a fait d’elle un emblème, elle a perdu le privilège de ne représenter qu’elle-même. Elle n’a jamais été une grande championne de la cause, sauf en vivant sa vie au quotidien. C’est la cause qui est venue la chercher, et qui l’a obligée à changer de tonalité.

Le seul conservatoire où elle a voulu s’inscrire il y a fort longtemps l’a rejetée sans même l’auditionner. Leur unique jugement artistique : « Nous ne prenons pas les gens de couleur. » Pas une semaine ne passe sans qu’elle ne choque les auditeurs en s’appropriant Strauss ou Saint-Saëns. Elle travaille le chant depuis l’âge de six ans, pour se forger une voix qui résistera à la définition de « contralto de couleur ». À présent, en vertu de l’interdit, c’est toute l’Amérique qui est venue l’entendre. Désormais, la couleur sera à jamais le thème du moment fort de sa vie, la raison pour laquelle on se souviendra d’elle, lorsque sa voix se sera éteinte. Elle ne dispose d’aucune parade face à ce destin, hormis sa voix, justement. Elle laisse tomber le larynx, ses lèvres tremblotantes s’ouvrent, et elle s’apprête à chanter de cette voix trempée dans la couleur, la seule chose qui mérite d’être chantée.

Mais le temps que sa bouche forme cette première note, ses yeux balayent le public, sans parvenir à en voir le bout. Elle le contemple comme les actualités le feront : 75 000 mélomanes venus assister au concert, le plus grand rassemblement à Washington depuis Lindbergh, le public le plus nombreux jamais mobilisé pour un récital. Ils seront des millions à l’entendre à la radio. Des dizaines de millions grâce aux enregistrements et aux films. Les ex-Filles de la République, les officielles et les officieuses. Ceux qui, de par leur naissance, appartiennent à quelqu’un d’autre, et ceux à qui ils appartiennent. Chaque clan, chacun agitant son drapeau, tous ceux qui ont des oreilles entendront.

LA NATION PREND DES LEÇONS DE TOLÉRANCE, diront les actualités. Mais les nations ne retiennent jamais la leçon. De quelque nature qu’elle soit, la tolérance qui illumine cette journée ne tiendra pas le printemps.

Dans l’éternité qui projette sa première note, elle sent cette multitude de vies se presser vers elle. Toutes celles et ceux qui, un jour ou l’autre, lui ont donné l’envie de chanter sont ici présents. Roland Hayes est dans la cohue, quelque part. Harry Burleigh, Sissieretta Jones, Elizabeth Taylor-Greenfield – tous les fantômes de ceux qui l’ont précédée reviennent arpenter le Mail, en ce frisquet jour de Pâques. Blind Tom est ici, lui qui, aveugle, au piano, a fait gagner une fortune à ses maîtres, en jouant à l’oreille, pour des publics ébahis, le répertoire le plus ardu qui soit. Joplin est venu, le Fisk Jubilee et le Hampton Jubilee, Waller, Rainey, King Oliver et l’impératrice Bessie, des chœurs entiers d’évangélistes gospel, d’orchestres de jug, de joueurs de guitares rafistolées, de braillards des champs de coton et de brailleurs à tous vents – tous les génies sans nom que les ancêtres de la cantatrice ont mis au monde.

Les membres de sa famille sont là, aussi, elle les voit. Sa mère observe Lincoln, ce titan muet et menaçant, effrayée par la responsabilité de sa fille vis-à-vis du pays rassemblé, maintenant et à jamais. Son père est assis encore plus près, en elle, dans ses cordes vocales, où vibre encore la basse veloutée de cet homme, réduite au silence avant qu’elle n’ait pu réellement faire sa connaissance. Elle l’entend chanter Asleep in the Deep en s’habillant avant de partir au travail, toujours la première ligne de la chanson, infiniment caressante, sans jamais parvenir à atteindre la fin de la phrase.

Les dimensions de la foule et sa gravité font voler en éclats le premier temps de la mesure. Le temps usuel se dédouble, passe de l’allegro à l’andante, puis de l’andante à la lente majesté du largo. Dans l’introduction de son premier morceau, son cerveau emballé fige le tempo, une croche se transforme en noire, la noire devient blanche, la blanche, ronde, et la ronde se développe à l’infini. Elle s’entend inspirer et le son se répercute en direction de la foule en arrêt. Tandis qu’elle dessine par anticipation la trajectoire de la note, le temps s’arrête et la cloue sur place, immobile.

La mélodie que le minuscule piano à queue entame ouvre une brèche devant elle. Elle regarde et y entrevoit les années à venir, comme sur un horaire de chemin de fer. Au bout de cette bande étroite de terrain appartenant à l’État fédéral, elle aperçoit la longue tournée qui l’attend. Cette journée ne change rien. Dans quatre ans, elle attendra à l’extérieur de la gare de Birmingham, en Alabama, que son accompagnateur, un réfugié allemand, lui rapporte un sandwich, tandis que des prisonniers allemands d’Afrique du Nord occuperont la salle d’attente où elle n’est pas autorisée à entrer. On lui remettra les clés d’Atlantic City, où elle se produira dans des salles combles, mais où elle ne pourra réserver une chambre en ville. Elle chantera à la première de Young Mr. Lincoln, à Springfield, Illinois, mais se verra interdite d’entrée au Lincoln Hôtel. Toutes les humiliations à venir sont portées à sa connaissance, maintenant et pour toujours, elles rôdent au-dessus de cette foule incommensurable qui la vénère, tandis que le piano annonce que ça va être à elle.

Les Filles de la Révolution se repentiront de leur erreur, mais le repentir viendra trop tard. Aucune justice ne pourra après coup effacer cette journée. Il faut qu’elle tienne jusqu’au bout, pour l’éternité, debout en plein air, chantant en manteau ce récital gratuit. Sa voix sera associée à ce monument. Elle sera à jamais un emblème, malgré elle, mais pas un emblème à la gloire de la musique qu’elle a faite sienne.

Ces visages – ils sont quatre fois vingt mille – se penchent en avant pour arriver à distinguer le sien, comme autant de bulbes de Pâques tournés vers un pâle rayon de soleil. Ceux qui, jusqu’à cet après-midi, étaient englués dans un espoir désespéré : il y en a trop parmi eux, agglutinés sur les rives du Jourdain, à vouloir traverser le fleuve d’une traite. Leurs rangs continuent de gonfler, alors même qu’elle en cherche la lointaine lisière. Dans le miroir convexe de 75 000 paires d’yeux, elle se voit, transformée en naine sous les colonnes monstrueuses, petite suppliante sombre entre les genoux d’un géant de pierre blanc. Le cadre est familier, une destinée dont elle se souvient avant même de l’avoir vécue. Un quart de siècle plus tard, elle sera de nouveau ici, à chanter son répertoire, à l’occasion d’un rassemblement trois fois plus grand que celui-ci. Et cette même espérance désespérée déferlera sur elle comme un raz-de-marée, toujours cette même blessure inguérissable.

En suivant la ligne de l’un de ces avenirs possibles, elle se voit morte écrasée, d’ici vingt minutes, quand le public se précipitera en avant, 75 000 vies éveillées qui essaieront de faire quelques pas de plus vers le salut. Ceux qui ont passé une vie entière relégués au balcon pousseront en avant vers une scène qui est à présent complètement à eux ; libérés, ils seront poussés vers eux-mêmes, vers une voix pleinement libre, jusqu’à la piétiner. Elle voit le concert tourner à la catastrophe, la nécessité transformée en accident collectif. En suivant un autre scénario, en cette journée des possibles, elle voit Walter White venir aux micros et implorer le public de revenir au calme. Sa voix refragmente la foule, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus constituée que d’unités qui s’additionnent, un plus un plus un, chacun ne pouvant rien faire de plus dommageable que d’aimer la cantatrice.

De l’autre côté de l’Océan, des foules plus importantes se rassemblent. En remontant de six heures, six fuseaux plus à l’est, la nuit tombe déjà. Des voix s’élèvent sur les places des villes, sur les marchés, dans les vieux quartiers des théâtres où elle s’est produite, dans les Schauplatzen qui refusaient de la programmer. Elle visualise le seul futur possible pour le monde, et la certitude à venir l’engloutit. Elle ne chantera pas. Elle ne peut pas. Elle restera suspendue à l’amorce de cette première note, défaite. Les multiples choix qui s’offraient à elle s’éliminent l’un après l’autre, jusqu’à ce que le seul chemin possible soit de faire demi-tour et de s’enfuir en courant. Elle jette un regard paniqué derrière elle, en direction du pont sur le Potomac, de l’autre côté du fleuve, vers la Virginie, la seule issue. Mais elle n’a nulle part où se cacher. Nulle cachette ici-bas.

La soprano spinto de fillette qu’elle a en elle se lance dans le morceau qu’elle est sûre d’interpréter à la perfection. When you see the world on fire, fare ye well, fare ye well. Elle fait appel au bon vieux remède éprouvé. Se concentrer sur un visage, un seul, réduire la multitude à une personne, à une âme qui se trouve avec elle. Le chant suivra.

Dans la foule, à quatre cents mètres, elle trouve sa marque, celle pour qui elle va chanter. Une jeune fille, elle-même en plus jeune, Marian le jour où elle a quitté Philadelphie. La jeune fille la regarde aussi, elle est d’ailleurs déjà en train de chanter sotto voce. La jeune fille l’apaise. Dans la fermata figée qui précède son premier temps, elle passe en revue le programme du jour. Gospel Train, Trampin’ et My Soul Is Anchored in the Lord. Mais avant cela, l’Ave Maria de Schubert. Et avant Schubert, O mio Fernando. Ce répertoire hétéroclite, elle ne se souviendra pas de l’avoir chanté. Un fantôme sera reparti avec l’expérience, et il ne lui restera rien. Bien plus tard, elle lira des comptes rendus de sa prestation, où elle apprendra comment s’est déroulé chacun des airs, longtemps après, bien après que les dés auront été jetés et oubliés.

Mais avant que l’amnésie ne la frappe, il faut qu’elle vienne à bout de America. Le temps se remet en marche. Le piano se réveille, le dernier de ces simples accords plaqués se déroule, une séquence que quiconque né par ici a dans la peau, une cadence parfaite, aussi familière que la respiration. Tout ce qu’elle entend, alors que la brève introduction relance le tempo, c’est le souffle de ses propres poumons. L’espace d’une brève mesure qui s’étire jusqu’à l’horizon occupé par tous ces gens, elle oublie les paroles. À force d’avoir été rabâchées, elles sont devenues si familières qu’elles ont disparu. C’est comme oublier son nom. Oublier les nombres de un à dix. On les connaît trop pour s’en souvenir.

De nouveau la foule surgit devant elle, vague grandiose qui ne demande qu’à déferler sur elle et l’engloutir. Cette fois-ci, elle la laisse faire. Peut-être oubliera-t-elle. Mais le temps remet tout en ordre. Une lumière s’élève, un point de cheminement dans cette mer ténébreuse qui s’est formée – ténèbres rendues possibles par la communauté elle-même. Pendant un moment, ici, maintenant, s’étirant le long du bassin aux mille reflets, selon une courbe qui va de l’obélisque du Washington Monument à la base du Lincoln Memorial, puis s’enroule derrière la cantatrice jusqu’aux rives du Potomac, un État impromptu prend forme, improvisé, révolutionnaire, libre – une notion, une nation qui, pendant quelques mesures, par le chant tout du moins, est exactement ce qu’elle prétend être. C’est le lieu créé par sa voix. Elle l’entend dans les paroles qui, enfin, lui reviennent. Ce thee, doux et insaisissable. Ô toi. C’est toi – thee – que je chante.