« Le feu ne l’a pas tuée, dit Da.
« Elle aura perdu connaissance bien avant. Pensez à la vitesse d’oxydation, pour un incendie aussi important. » Le feu aurait aspiré tout l’air de la maison bien longtemps avant que les flammes ne la touchent. « Et puis, il y a eu l’explosion. » La chaudière, cette bombe à retardement. « Elle aura perdu connaissance. » Voilà pourquoi elle n’est jamais ressortie. En milieu de journée, Maman preste et en bonne santé, et personne d’autre n’est tué.
Elle n’a rien senti. C’est ce que Da voulait dire pour essayer de nous consoler. Le feu l’a quand même brûlée. Il a fait d’elle du charbon, ne laissant que des cendres, des os, et sa bague de mariage. La consolation de Da était infiniment plus ténue : le feu ne l’a pas tuée. Au moment d’être exposée aux flammes, elle était déjà morte.
Néanmoins, il nous le rappela à chaque fois qu’il le jugea nécessaire. Le feu ne l’a pas tuée. Jonah entendit : morte avant l’arrivée des pompiers. Moi, j’entendis : morte par suffocation, les poumons privés d’air, guère mieux que les flammes. Ruthie entendit : brûlée vive.
Pendant longtemps, on ne fit rien, nous quatre. Le temps, pour nous, était un autre cadavre, le visage contre terre, mis K.O. par l’explosion. Nous avons dû vivre cinq mois dans le petit appartement que nous louait le collègue de mon père. Je ne sentis pas les semaines passer, même si, la plupart du temps, j’étais sûr que je mourrais de vieillesse avant que l’horloge ne passe de l’heure du dîner à celle du coucher. Nous ne chantions jamais, du moins pas tous ensemble. Ruth fredonnait dans son coin, réprimandait ses poupées et leur disait de se taire. De temps en temps, Da mettait un disque. Jonah et moi passâmes de longs après-midi à écouter la radio. D’une certaine manière, ces musique subies plutôt que choisies nous paraissaient moins sacrilèges.
Au bout d’un certain temps, Ruth retourna à l’école de notre quartier. Elle protesta bruyamment le premier jour, refusant de quitter l’appartement. Mais nous, les trois hommes, nous nous montrâmes intraitables. « Il le faut, Ruthie. Ça t’aidera à aller mieux. » Nous aurions dû savoir que c’était la dernière chose au monde qu’elle souhaitait.
Jonah refusait de retourner à Boston. « Je n’y retournerai jamais. Même pas contre toutes les leçons privées du monde. » Da haussa seulement les épaules en signe d’acquiescement. Si bien qu’évidemment moi non plus je n’y retournai pas. L’éventualité d’y aller seul ne fut même pas envisagée.
Da reprit ses cours à Columbia, après ce qui dut lui paraître une éternité. Jonah enrageait. « C’est tout ? Retour à la normale ? Un petit tour de piste et il retourne au boulot, comme si rien n’avait changé ? »
Mais je voyais bien, à la manière dont les épaules de Da s’affaissaient désormais quand il marchait, à quel point tout avait changé. Il ne lui restait plus que le travail. Et après la mort de Maman, même son travail en pâtit. Le temps, ce bloc de toujours permanents, cette variable réversible, s’était retourné contre lui. Il ne savait plus de combien il en disposait encore. À partir de l’incendie, et jusqu’à sa propre mort, il s’abandonna entièrement à sa quête : trouver le temps et percer son secret.
Nous vécûmes à l’étroit dans cet appartement jusqu’à ce que son propriétaire soit obligé de le réclamer. Alors nous l’évacuâmes, sans projet précis, pour un autre, légèrement plus spacieux, également dans Morningside Heights. Nous n’aurions pu être plus invisibles, dans cette rue située près de la ligne de démarcation entre Blancs et Noirs. Une ligne, ou plutôt une série d’ondulations. Car l’université se dressait comme un énorme rocher dans le ressac de quartiers en pleine évolution et le brassage des populations alentour était d’une complexité échappant au calcul mathématique. Avec l’argent de l’assurance, Da acheta des meubles neufs, de la vaisselle bleu clair que Maman aurait appréciée, et une nouvelle épinette. Il commença même à reconstituer les partitions de notre bibliothèque musicale, mais c’était un projet voué à l’échec. À nous quatre, nous ne pouvions déjà plus nous souvenir de toute la musique que nous avions possédée.
Ruthie changea d’école – pour en fréquenter une qui, comme elle, était coupée en deux, presque à la moitié. Elle se fit de nouvelles amies, chaque semaine de nouvelles nationalités. Mais elle ne ramena jamais personne à la maison. Elle avait honte de ses hommes, de nous trois, qui vivions sans lendemain et sans passé non plus.
Au début, Da rentrait à la maison presque tous les après-midi. Mais son besoin de se plonger dans ses recherches l’emporta bientôt sur son besoin d’assister à notre deuil. Les équations l’engloutirent. Il y avait une femme, Mme Samuels, qui passait s’occuper de la maison, et surveiller Ruth quand elle rentrait, à trois heures et demie. Da devait la payer correctement pour le temps qu’elle passait, mais elle le faisait, je pense, par amour. Elle aurait aimé être l’amie des enfants de cet homme.
Jonah passait le plus clair de ses journées à griffonner dans ses carnets. Parfois des textes, parfois des notes sur des lignes supplémentaires tracées à l’extérieur des portées. Il écrivit une longue lettre sur toutes sortes de papiers différents et l’envoya à l’étranger, en Italie, avec plein de timbres airmail exotiques. « Comme ça, elle ne pourra pas dire qu’elle ne savait pas comment me joindre », dit-il. Les lettres que moi j’ai écrites, elles sont restées dans ma tête. Je n’avais personne à qui les envoyer.
Lorsqu’il n’était pas occupé à griffonner, Jonah écoutait les Dodgers, « Dragnet », « Guerre et paix au FBI », toutes ces émissions pour les éternels enfants. Il avait même sa station préférée pour les big bands, lorsqu’il avait vraiment besoin de s’empêcher de penser. Il me laissait écouter les retransmissions du Met, le samedi, tendant l’oreille tout en faisant semblant de ne pas y prêter attention.
Quand Ruthie revenait de l’école en milieu d’après-midi, je lui faisais la lecture ou bien je l’emmenais se promener, dans un coin du parc où l’on ne craignait rien. En deux ans, je n’avais pas passé plus de quelques semaines avec ma sœur. C’était une inconnue, une fillette déphasée qui parlait toute seule et s’endormait le soir en pleurant parce que nous n’arrivions pas à lui faire exactement la coiffure que Maman lui faisait. Ce n’était pas faute d’essayer. La coiffure que nous lui faisions était exactement conforme à notre souvenir à tous, mais ça ne convenait pas à Ruth.
Il y avait des jours où je m’asseyais avec elle au piano, comme Maman avait coutume de faire avec moi. Ruth apprenait tout ce que je lui demandais plus vite que moi je ne l’avais appris. Mais elle ne plaçait jamais les doigts deux fois de la même façon. « Essaye d’être cohérente, disais-je.
— Pourquoi ? » Elle avait perdu toute patience avec cet instrument, et la plupart du temps, ça se terminait en bagarre. « C’est bête, Joey.
— Qu’est-ce qui est bête ?
— La musique, c’est bête. » Et elle se lançait dans une parodie de sonatine de Mozart, un summum de burlesque improvisé. Elle prenait un air sarcastique en jouant, tournait en dérision la musique avec laquelle nous avions grandi. La musique qui avait tué sa mère.
« Qu’est-ce qu’il y a de si bête ?
— C’est ofay. »
« Qu’est-ce que ça veut dire, ofay ? » demandai-je à Jonah ce soir-là, quand Ruth ne pouvait pas nous entendre.
Quand mon frère était pris au dépourvu, cela ne durait guère plus qu’une croche. « C’est du français. Au fait, ça veut dire être à la mode. Ça veut dire que tu sais comment on fait les choses. »
Je posai la question à Da. Son visage s’assombrit : « Où as-tu entendu ça ?
— Dans le quartier. » Je biaisai, avec mon propre père. Tout ce qu’il y avait d’honnête dans notre maison avait disparu le jour où notre mère était morte.
Mon père enleva ses lunettes. Sans elles, il était aveugle. Il cligna des yeux, tel un carrelet égaré sur la glace. « Ça se dit encore ?
— Parfois, répondis-je en bluffant.
— Ce n’est pas bien. C’est du latin de bassine. »
J’éclatai de rire. Il aurait dû me gifler. « Du latin de cuisine !
— Si tu veux, du latin de cuisine. Pour désigner les Blancs. » Ofay. L’ennemi.
Je ne fis pas part des résultats de mon enquête à Ruth. Mais nous ne revînmes pas non plus à Mozart. Ma sœur n’avait pas encore onze ans, mais déjà elle n’était plus une enfant. Elle avait changé. Il me fallut toutes ces semaines passées ensemble pour que je comprenne que la petite Root avait disparu en même temps que Maman.
« Que veux-tu apprendre ? lui demandai-je. Je peux t’apprendre tout ce que tu veux. » L’offre que je lui faisais révélait l’étendue de mon ignorance. Si j’avais eu la moindre idée de toutes les façons de jouer du piano – le swing et la secousse, la brisure et le bop, la frappe et la caresse, les galopades échevelées jusqu’à la clôture, les tournures hybrides, les tonalités tordues, les citations, les vols, les arrestations et les restitutions, tous les modes et les gammes arrachés aux deux seuls dont se contentait ma musique à moi – si j’avais seulement pris conscience de l’inventivité sans borne qui régnait autour de nous, j’aurais été incapable d’enseigner à ma petite sœur un accord parfait de do majeur.
« Je ne sais pas, Joey. » La gauche de Ruth se baladait au trot, façon boogie-woogie. « Qu’est-ce que Maman aimait jouer ? »
Cela ne faisait que quelques mois. Elle ne pouvait pas avoir déjà oublié. Elle ne pouvait pas penser que sa mémoire lui mentait.
« Elle aimait tout, Ruth. Tu le sais.
— Je veux dire, à part… tu sais – avant que vous vous mettiez tous à… »
Pour ma part, je répétais au moins quatre heures par jour, et je revins vite à des cours formels. La musique n’était plus un jeu, et ne redeviendrait jamais plus un plaisir pur. Mais c’était tout ce que je connaissais. Un des élèves de ma mère, M. Green, me prit en cours. Toutes les deux ou trois semaines, il me donnait un nouveau mouvement extrait d’une sonate de Beethoven, puis me laissait dans mon coin. Chaque semaine, je m’efforçais de ne pas progresser trop vite pour lui.
J’appris à faire la cuisine. Sinon, nous nous serions exposés au rachitisme et au scorbut – des fléaux du siècle précédent, qui néanmoins sévissaient à quelques rues au nord et à l’est. J’avais lu quelque part que des pommes de terre et des épinards, servis avec du bœuf haché, comportaient tous les éléments nutritifs dont le corps avait besoin. Toutes les recettes de Maman, rédigées au stylo sur des fiches cartonnées conservées dans la cuisine, dans une boîte verte en métal, sur le rebord de la fenêtre, avaient brûlé. Rien de ce que je pus jamais préparer n’arrivait à la cheville de ce qui jadis était sorti de son four. Mais mon public savait que c’était ça ou les flocons d’avoine.
Le mois où notre mère mourut, Rosa Parks refusa de quitter sa place dans le bus. Tandis que je préparais à manger pour ma famille et que ma petite sœur allait à son école « d’intégration », à Montgomery cinquante mille personnes entamaient un siège qui allait durer un an. Le mouvement avait commencé. Le pays où j’étais né entamait l’épreuve de force. Mais je n’en avais pas entendu parler. Da devait suivre l’histoire en détail. Mais, au cours de ses radotages du dîner, il n’aborda jamais le sujet.
Jonah passait ses journées dans une passivité fébrile. Il écoutait la radio. Il faisait des promenades ou, les jours où il allait sur le campus avec notre père, s’asseyait sans bouger dans la bibliothèque musicale de Columbia. Il essayait de revenir au temps d’avant juste en restant immobile. Une décennie plus tard, il déclarerait, dans le cadre d’une interview, que ce furent ces mois-là qui firent de lui un chanteur adulte. « J’ai plus appris sur la manière de chanter en restant silencieux pendant six mois qu’avec aucun professeur, avant ou après. » À l’exception du professeur qui lui avait enseigné le silence même.
Da ne pouvait pas nous laisser éternellement croupir à la maison. « Allons, mes fistons. Le monde n’a pas disparu, enfin pas encore. Si vous ne voulez pas étudier la physique avec moi, il vous faut choisir une autre école. »
Ce fut la dernière fois que Jonah obéit à notre père. « Bon, écoute, Mule. Robinson va prendre sa retraite. On n’entend plus The Shadow à la radio. Autant retourner au turbin. »
Il opta pour Juilliard – c’était le plus simple compromis entre se bouger et rester à la maison. À Juilliard, nous pourrions à nouveau tenter de disparaître en nous absorbant dans la seule chose que nous savions faire. Da trouva à Jonah un professeur de chant du département de musique de Columbia, et Jonah se remit à bûcher un mois avant les auditions. Il avait peut-être raison concernant tout ce que le silence lui avait appris. Juilliard le prit en classe préparatoire sans lui faire passer d’examen.
C’était l’école de musique la plus prestigieuse de tout le pays, et il était hors de question qu’un chanteur, fût-il du calibre de Jonah, bénéficie du moindre passe-droit. Il aurait été aberrant qu’il fasse dépendre son admission de la mienne. Concernant ma propre admission, je ne pouvais compter que sur moi. « Si t’y vas pas, j’y vais pas », m’annonça Jonah juste avant que je joue. Je suis sûr que c’était sa façon à lui de me soutenir moralement.
Quand je passai mon audition, l’avenir de mon frère pesait tellement sur mes épaules que mon visage touchait presque le clavier. J’eus le hoquet pendant le premier mouvement de l’opus 27, n° 1, mes phrases tournant au beurre rance. Je m’entendis nous condamner, mon frère et moi, à une vie de lassitude dans l’appartement suffocant de mon père. Après avoir joué, je me glissai dans les toilettes à côté de la salle de répétition et je vomis, exactement comme les garçons qui, des années auparavant, avaient émerveillé Jonah. Notre éducation musicale avait été plus rapide et plus complète que nos parents auraient pu s’y attendre. J’étais content que Maman n’ait pas été là pour voir où j’avais atterri.
Mon formulaire d’admission arriva, avec deux feuilles de remarques à l’encre rouge. Le dernier commentaire sur la liste était un mot souligné deux fois : « La position ! » Jonah fit en sorte que je n’oublie jamais. Il aboyait le mot avec un accent allemand chaque fois que nous étions assis à table. Quand nous marchions dans la rue, il m’attrapait et m’obligeait à redresser les épaules. « La position, Herr Strom ! Pas ! D’épaules ! Tombantes ! » Il ne devina jamais que le poids qui pesait sur mes épaules, c’était lui.
Marqué à l’encre rouge de mon admission, je suivis mon frère en section préparatoire de Juilliard. Si Boylston avait été le bastion provincial avancé de la musique, alors Juilliard était Rome. En parcourant un couloir, je traversais trois cents ans de musique occidentale qui filtraient à travers les portes en une fantastique cacophonie. Jonah et moi étions redevenus des enfants, à l’échelon le plus bas sur une échelle d’expérience qui s’élevait à perte de vue.
Nous n’étions qu’à quelques minutes à pied du bâtiment sur Claremont. Nous n’étions pas obligés de cohabiter avec un étranger ; ce sursis me procura un soulagement indicible. Dans cette nation musicale indépendante, tout le monde se fichait éperdument de nous, nous n’étions un scandale pour personne, les figures de proue de personne. Personne ne nous accordait le moindre regard, en fait. La vue ne comptait pas, là-bas. Là-bas, tout le monde était tout ouïe.
Nos camarades firent entrer en nous la crainte de Dieu. Jonah avait peut-être plus appris sur le chant en sept mois de silence qu’avec n’importe quel professeur après notre mère. Mais en deux semaines il en apprit plus sur la musique professionnelle, ici, dans sa capitale nord-américaine, qu’il n’avait jamais voulu en savoir. La partie non musicale de l’enseignement était encore plus sommaire qu’à Boston. Ce qui nous convenait tout à fait. Nous étions là pour une chose. La seule chose pour laquelle nous avions encore du goût.
Jonah ne resta pas longtemps en classe préparatoire. Dès que ce fut possible, ses professeurs s’empressèrent de le faire passer en section supérieure. Il était loin d’être le plus jeune à commencer ainsi l’université. L’établissement était pourri de prodiges qui avaient terminé le cursus à l’âge de seize ans, âge auquel Jonah, lui, y était entré. Mais il était sans doute le moins préparé à devenir adulte prématurément.
Il commença l’année de Little Rock, trois ans après que le verdict de Brown fut devenu la loi pour tout le pays. Jonah vit les mêmes images que moi : neuf mômes en file indienne au milieu des parachutistes de la 101e aéroportée, juste pour aller apprendre des choses sur Thomas Jefferson et Jefferson Davis, pendant que nous franchissions allègrement la porte de notre conservatoire pour étudier la forme sonate allegro. Chaque jour, je filais en salle de bibliothèque pour lire les journaux. Des mômes de notre âge allaient à l’école malgré les émeutes, à deux doigts de se faire pendre haut et court par la foule enragée, ils gravissaient les escaliers sous protection rapprochée de l’armée, entre les M1 à baïonnettes de leurs protecteurs blancs, qui leur donnaient des ordres sous la menace des armes. Les hélicoptères de l’armée se posèrent sur le terrain de football de l’école pour établir un périmètre de sécurité. Le gouverneur Faubus convoqua la Garde nationale et déclara caduques les décisions de justice ; il affronta les forces armées fédérales et propagea l’insurrection par voie télévisée : « Nous sommes maintenant un pays occupé. » Et le général Walker de répondre : « Plus la résistance cessera tôt, plus tôt le secteur scolaire reviendra à la normale. » Cent ans après, le pays entier était prêt à reprendre la guerre de Sécession pour neuf mômes de mon âge, pendant que je me bagarrais avec des études de Chopin et que Jonah potassait Britten sans s’essouffler.
Le conservatoire était mon pays. L’Arkansas n’était guère qu’un lointain cauchemar. J’ignore ce que Jonah pensa de Little Rock. Nous n’en parlâmes qu’une fois, assis devant le premier téléviseur noir et blanc de Da. Nous regardions les nouvelles, en attendant un feuilleton à suspense qui ne tint pas jusqu’à l’été suivant. À l’écran, un ado blanc maigrichon, cheveux en brosse genre bouledogue, se pressait à deux millimètres d’une fille somptueuse à lunettes de soleil, lui marmonnant une menace à voix basse. Dans la pénombre à côté de moi, Jonah déclara : « Qu’il la touche et ça va lui coûter cher. »
Dans notre monde, nous vivions comme des princes. Chaque après-midi, il y avait un récital gratuit, un plaisir du plus haut calibre, pour des salles essentiellement vides. Régulièrement – aussi souvent que nous arrivions à convaincre Da de nous laisser sortir – nous avions droit, moyennant une somme modique, à une symphonie, voire un opéra.
J’étudiais et je répétais, il m’aurait fallu huit heures de plus chaque jour. Je me frottais à un répertoire si mythique que j’osais à peine effleurer les notes. Avec mon professeur George Bateman je repris et réappris l’opus 27, n° 1, correctement cette fois-ci. Le Clavier bien tempéré était mon pain quotidien. Je déchiffrai un bon bout du livre premier, en restant sur des tempi raisonnables pour les fugues les plus coriaces.
M. Bateman était un pianiste d’accompagnement accompli. Il continuait de se produire régulièrement et annulait autant de leçons qu’il en maintenait. Pendant mes séances, je le sentais ailleurs, dans son monde. Mais il avait une oreille digne d’une sentinelle de l’enfer, et il faisait avec deux doigts de la main gauche ce que je n’arrivais pas à faire avec les cinq doigts de la main droite. Ses miettes d’éloges suffisaient à me nourrir pendant des semaines.
Ses critiques étaient si profondément enfouies au milieu des éloges que souvent leur morsure m’échappait. Je lui jouai la Mazurka en la mineur de Chopin. Ce qui est délicat, c’est le petit rythme en pointillé : comment trouver la cadence convenable sans déraper. Je passai la première répétition sans incident. Puis j’arrivai à la transposition en do, l’explosion en relative majeure – la surprise la plus prévisible au monde. M. Bateman, les yeux clos, peut-être même en train de piquer un roupillon, fit un bond en avant. « Stop ! »
Je retirai précipitamment les mains du clavier, tel un chien frappé avec le journal qu’on lui a appris à rapporter.
« Qu’est-ce que tu viens de faire, là ? »
J’avais trop peur pour lever les yeux. Quand je m’y résolus finalement, M. Bateman fit un geste. « Refais-moi ça ! » J’obéis, paralysé par l’embarras. « Non, non, dit-il, chaque dénégation bizarrement encourageante. Joue-le comme la première fois. »
Je repris exactement comme je le jouais toujours. M. Bateman enchaîna les mines orageuses. Finalement, son visage s’illumina. « Voilà ! C’est superbe ! Qui t’a appris ça ? » Il agita les bras, repoussant joyeusement l’essaim des réponses que je m’apprêtais à lui donner. « Ne me dis pas. Je ne veux pas savoir. Continue seulement à jouer comme ça, quoi que je te dise de faire ! »
Pendant les jours qui suivirent, je me demandai si, après tout, je n’avais pas un don insoupçonné. Je savais ce que M. Bateman essayait de faire : déplacer mon attention des doigts à la sensation, me faire passer de la mécanique à l’esprit. Il qualifia de « brillante » une petite fantaisie de Schumann que j’avais jouée, et tout l’après-midi je crus que j’allais pouvoir changer le monde. Je voulus raconter à Maman ce que M. Bateman avait dit, dès que je serais rentré à la maison. Puis je me souvins, et le plaisir d’avoir réussi quelque chose se transforma en une amertume plus cuisante que celle que j’avais ressentie à sa mort. Rien n’avait de sens. Il y avait encore tellement de passages approximatifs dans mon morceau estropié que jamais je ne m’en sortirais vivant. J’étais l’adolescent le plus méprisable qui soit, pour ressentir ainsi une telle exaltation ; ce sentiment aurait dû m’abandonner une bonne fois pour toutes. Comment pouvais-je, sans honte, continuer à évoluer, alors que Maman ne le pouvait plus.
Lorsque je répétais, la pesante sensation d’inutilité se dissipait. Pourtant, je m’en voulais de me laisser aller, même une minute. J’ignore comment Jonah survécut. À partir du moment où il fut dans le cursus universitaire, nous nous vîmes très peu. Il avait moins besoin de moi. Toutefois, quand nous rentrions à pied à Morningside Heights, en fin de journée, il récapitulait les heures écoulées, irrité que je n’aie pas été à ses côtés pour en faire moi-même directement l’expérience. Les week-ends, lors de nos vadrouilles au magasin de musique de la Cent Dixième, il était capable de s’emballer pour un rien, se lançant dans la partie de trompette du troisième mouvement de la Cinquième de Beethoven, s’attendant à ce que je sois immédiatement là, dans le tempo, une tierce en dessous de lui pour la deuxième trompette, conformément à l’entrée indiquée sur la partition, comme si personne n’était mort.
Juilliard était si vaste que même Jonah rapetissait, à l’intérieur. Les cafés autour de l’école bruissaient d’un brouhaha digne d’une version musicale des Nations Unies. Jusqu’à Juilliard, nous n’avions improvisé que de petits duos de Dittersdorf. Ici, nous avions atterri dans la partie moyenne d’une espèce de Symphonie des Mille internationale.
Il y avait même un ou deux étudiants noirs. Des vrais. La première fois où j’en vis un – un type baraqué, qui arborait un air préoccupé et des lunettes noires, une gerbe de partitions sous le bras –, je dus me retenir de ne pas le saluer comme un cousin perdu de vue de longue date. Il m’aperçut du coin de l’œil et me donna du « Hé, soldat », tout en m’adressant un salut deux doigts tendus, un improbable signe d’appartenance à une même communauté. Les Blancs n’étaient jamais tout à fait sûrs. Ils nous prenaient pour des Indiens, ou des Portoricains. Ils ne nous regardaient jamais. Les Noirs, eux, savaient toujours, pour la simple raison que je ne détournais pas le regard.
Lorsque je croisai le gars pour la deuxième fois, il s’arrêta. « Tu es Jonah Strom. » Je le repris. « Grand Dieu. Y en a deux, des comme vous ? » Il venait du Sud, et était encore plus difficile à comprendre que János Reményi. Il avait une voix de basse et s’appelait Wilson Hart. Il avait fréquenté une université noire en Géorgie, un État dont j’avais jusqu’alors quasi ignoré l’existence, et dont il était sorti avec un diplôme de professeur. « Seule chose à faire, je me suis dit, quand on est noir et qu’on a une voix de basse. » Un professeur en visite l’avait entendu chanter et l’avait persuadé de reconsidérer ce point de vue. Wilson Hart n’était pas encore tout à fait convaincu.
Lorsqu’il parlait, on devinait quels niveaux de résonance sa voix pouvait atteindre. Mais, au-delà du chant, Wilson Hart avait un rêve. « Tu veux que je te dise, ce que je ferais si le monde tournait rond ? » Il ouvrit le porte-documents qu’il avait toujours sous le bras, là, dans le couloir, et étala devant moi les portées couleur crème remplies au crayon. Je chantai en silence les notes, les notes que ce gars avait écrites. Ce n’était pas d’une originalité folle, mais ce n’était pas dépourvu de qualités.
Il voulait composer. Cela m’emplit d’émerveillement, et j’en conçus une honte durable. Oui, parce qu’il avait la même couleur de peau que ma mère. Mais plus encore parce qu’il était vivant, ici, et qu’il me parlait. Je considérai ma propre vie. L’idée de composer ne m’était jamais venue à l’esprit. La musique nouvelle affluait à chaque minute en ce monde. Des quatre coins de la planète. Nous pouvions faire mieux qu’être de simples récepteurs transmetteurs. Nous pouvions écrire notre propre musique.
Wilson Hart me dévisagea comme l’espion de Dieu. « On vous demande aussi comment ça se fait qu’un Noir s’intéresse à cette musique ?
— En fait, nous, on est de sang mêlé », dis-je.
Mes paroles me revinrent en pleine figure, reflétées par l’expression sur son visage. « Mêlé ? Tu veux dire comme s’emmêler les pinceaux ? » Il me vit dépérir sur pied. « C’est pas grave, frangin. Y a pas un cheval vivant qui soit un pur-sang. »
Wilson Hart fut le premier ami que je me sois fait par moi-même. Il me souriait à un bout des longs couloirs et s’asseyait avec moi dans les salles de concert bondées. « Bon, maintenant, t’arrêtes de me faire tourner en bourrique avec tes histoires de “Mr. Hart”. Il n’y a que Mrs. Hart qui aura le droit de me donner du “Mr. Hart”, une fois que je l’aurai trouvée. Toi, Mr. Mêlé, tu m’appelles Will. » Lorsque nous nous croisions dans les couloirs, il tapotait son portfolio rempli de musique fraîchement tracée au crayon. C’était notre conspiration secrète, ce flux de notes. Toi et moi, Mêl. Ils entendront notre musique avant qu’on ait fichu le camp d’ici. L’empressement qu’il avait mis à me singulariser pour que je sois à ses côtés m’opprimait davantage que n’importe quel racisme.
Will et Jonah firent finalement connaissance, bien que je ne fusse guère impatient de les présenter l’un à l’autre. Ils n’avaient pas beaucoup d’atomes crochus. L’avant-garde avait été pour Jonah une révélation explosive : une liberté nouvelle à faire et défaire. La première fois que Jonah avait entendu la Deuxième École viennoise, il avait eu envie d’encercler ces agitateurs et de les exécuter. La deuxième fois, il se contenta d’un sourire narquois. À la troisième écoute, cette menace larvée contre la civilisation occidentale se changea en une étoile étincelante au levant. La flèche du temps, pour Jonah, était maintenant impitoyablement dirigée vers l’avant, vers le sérialisme total, et son jumeau paradoxal, l’aléatoire pur.
Jonah jeta un œil aux partitions de Wilson Hart, il chanta les parties avec autant de vigueur que les instruments pour lesquels elles avaient été composées. Rien que pour cela, Will lui aurait montré tout ce qu’il avait écrit. Mais à la fin d’un déchiffrage qui constitua à lui tout seul un morceau de bravoure, Jonah brandit les mains en l’air. « Will, Will ! C’est quoi, toute cette beauté ? Tu vas nous tuer à force de douceur, mon pote. Ça nous ramène direct au XIXe siècle. Qu’est-ce que le XIXe siècle t’a fait, à part te coller des chaînes aux pieds ? »
Assis entre eux deux, j’attendis la fin du monde. Mais tous deux adoraient croiser le fer.
« Ça n’a rien à voir avec le XIXe siècle, répondait Will, en rassemblant ses troupes blessées. C’est au contraire ton premier aperçu du vingt et unième. C’est juste que vous autres, savez pas encore comment l’entendre.
— Je l’ai déjà entendu. Je connais tous ces airs par cœur. On dirait un ballet de Copland.
— Je donnerais tout ce que j’ai de plus cher au monde pour écrire un ballet de Copland. Ce type est un grand compositeur. Il a commencé en se compromettant avec votre musique qui valait pas un pet de lapin. Puis il en a eu marre et a laissé tomber.
— Copland, c’est bien, si tu aimes les trucs grand public. »
Je priai pour que le fantôme de Maman vienne lui tirer les oreilles, comme elle aurait dû le faire si souvent de son vivant.
« Zut, alors, moi qui croyais que la musique avait quelque chose à voir avec le plaisir.
— Regarde autour de toi, mec. Le monde est à feu et à sang.
— C’est vrai. Et on ne demande qu’à trouver un océan pour l’éteindre,
— Tu étudies avec Persichetti ?
— M. Persichetti a étudié avec Roy Harris, exactement comme notre M. Schuman.
— Sauf que Persichetti a dépassé tout ça. Fini, le folk et le jazz recyclés. Il est passé à des trucs plus fructueux. Et tu devrais faire pareil. Allons, Wilson ! Tu devrais écouter Boulez. Babbitt. Dallapiccola.
— Tu crois peut-être que j’ai pas gâché des heures à écouter ça ? Si j’ai des envies de boucan, j’ai qu’à aller me planter au milieu de Times Square, je serai servi. Si je veux du hasard, je peux aller miser sur des canassons. Dieu nous a dit de construire cet endroit. De l’améliorer, pas de le démolir et de le donner en pâture aux clébards.
— Mais c’est ça, construire. Écoute Stockhausen. Varèse.
— Si je veux des sirènes de police, il y en a sous ma fenêtre toutes les nuits.
— Ne sois pas esclave de la mélodie, mec. »
Jonah ne s’était même pas entendu prononcer le mot.
— Si on a inventé la mélodie, c’est pas par hasard. Tu sais la meilleure chose que Varèse ait jamais faite ? Apprendre à William Grant Still à trouver sa voie. Voilà un compositeur qui a trouvé un son. Tu t’es jamais demandé pourquoi personne ne jouait jamais la musique de ce type ? Pourquoi t’as même jamais entendu parler d’un seul compositeur noir avant de venir renifler autour de moi ? »
Jonah m’adressa un rictus complice. Je me tenais entre eux, coupé en deux dans le sens de la longueur.
Quand Jonah n’était pas dans les parages, Will ne me lâchait pas. « J’ai passé des années à écouter les gentlemen sourds de ton frère. Rien de nouveau dans cette direction, Mêl. Certainement pas la liberté que le frangin Jon espère trouver. Écoute-moi. Ton frérot, là, il va revenir la queue entre les jambes en se bouchant les oreilles, dès qu’il aura eu sa dose de couics et de couacs. »
Will me montrait chaque nouvelle œuvre dont il accouchait – des cadences de concert chic flirtant avec le swing et le cool, de respectueuses citations de gospel enfouies dans des cuivres graves à la Dvorak. Il me fit jurer de ne jamais renoncer à la mélodie à cause d’un pernicieux rêve de progrès. « Promets-moi un truc, Mêl. Promets-moi qu’un jour tu coucheras sur le papier toutes les notes que tu as en toi. » En prononçant un tel vœu, je ne m’avançai pas trop. C’était l’affaire d’une ou deux mesures de blanches, tout compris, pas plus, j’en étais sûr.
Et puis il avait cette tocade pour l’Espagne. J’ignore comment il l’avait contractée. Sancho et le Don à cheval. Des collines basses, arides. Will s’y rendrait dès qu’il pourrait se payer le voyage. Si ce n’était pas l’Espagne, alors le Mexique, le Guatemala – n’importe quel endroit qui faisait des étincelles après minuit et dormait en pleine journée.
« J’ai dû y vivre un jour, frangin Joe. Dans une autre vie. » Non qu’il connût quoi que ce soit de l’endroit, ni ne parlât un mot d’espagnol. « Mon peuple a dû rendre une petite visite à ce pays, y a longtemps. Passer un ou deux siècles sur place… Les Espagnols sont les Noirs les plus au poil qu’on trouve au nord de l’Afrique. Toute cette soul, les Allemands sauraient pas quoi en faire, à part l’enfermer à double tour. » Ses mains filèrent se poser sur ses lèvres pécheresses. « M’en veux pas, Mêl ! Chaque peuple a son idée de ce que le monde recherche. »
Wilson Hart voulait lancer une passerelle au-dessus de Gibraltar, réunir l’Afrique et l’Ibérie, ces jumeaux séparés à la naissance. Il entendait l’un lové dans l’autre, là où moi je n’entendais pas la moindre similitude. Le peu que j’avais appris de la musique africaine à Juilliard confirmait que c’était un art à part. Mais Will Hart ne renonçait jamais à essayer de me faire entendre la parenté, la rythmique qui reliait des rythmes si dissemblables.
Je trouvais souvent Will dans l’un des box, du côté de la bibliothèque, penché sur un tourne-disque des années cinquante au manche gros comme une patte de singe, à écouter Albéniz ou de Falla. Il m’attrapa lors d’une de mes visites et ne voulut plus me lâcher. « Voilà exactement la paire d’oreilles dont cette œuvre avait besoin. » Il me fit asseoir et m’obligea à écouter tout un concerto pour guitare d’un type du nom de Rodrigo.
« Alors ? demanda-t-il, tandis que le troisième mouvement, après avoir vogué en haute mer, rentrait triomphalement au port. Qu’est-ce que tu entends, frère Joe ? »
J’entendais un archaïsme tonal poussiéreux, qui essayait de se faire passer pour plus vieux encore que ce dont il avait l’air. Qui faisait fi du long déclin historique de la consonance. Les séquences étaient d’un tel formalisme que je les achevais avant de les entendre. « Sûr, ça balance. » Je ne pouvais pas faire mieux.
Son visage se décomposa. Il voulait que j’écoute un truc en particulier. « Et le type qui fait se balancer tout ça, tu en dis quoi ?
— Outre le fait qu’il vient d’Afrique du Nord ?
— Vas-y, fous-toi de moi tant que tu veux. Mais dis-moi ce que tu sais de lui, maintenant qu’il t’a tout dit. »
Je haussai les épaules.
« Je donne ma langue au chat.
— Aveugle depuis l’âge de trois ans. Vraiment, tu n’as pas entendu ? »
Je fis non de la tête, récoltant sa déception.
« Il n’y a qu’un aveugle pour faire ça. » Will plaça la main droite sur son portfolio fermé. « Et si Dieu voulait bien me laisser faire quelque chose un dixième aussi beau, je serais heureux comme un…
— Will ! Non. Même pour rire. » Je crois que je lui fis peur.
Je demandai à Jonah s’il avait déjà entendu cette œuvre. Concerto de Aranjuez. Il se moqua avant que j’aie fini de prononcer le titre. « Régression totale. Écrit en 1939 ! Berg était déjà mort depuis quatre ans. » Comme si les authentiques pionniers étaient toujours en avance, même dans la mort. « Qu’est-ce qu’il est en train de te faire, ce Will, mon vieux ? Le temps qu’on sorte de cette taule, il se sera débrouillé pour que tu sifflotes les bluettes de la radio. La musique et le vin, Joseph. Moins tu en sais, plus tu en as besoin.
— Qu’est-ce que tu connais au vin ?
— Absolument que dalle. Mais je sais ce que je n’aime pas. »
Jonah avait raison. Will Hart évoluait dans la frange douteuse de l’école. Juilliard faisait toujours partie de ce secteur minuscule situé entre Londres, Paris, Rome et Berlin. Ici, la musique, c’était les grands Teutons dont le nom commençait par B, ces noms ciselés dans le fronton en marbre : le vieux rêve impérial de cohérence qui hantait le continent dont Da s’était enfui. La musique de concert nord-américaine – même Copland et Still, que Will adorait – n’était ici guère plus qu’une simple greffe européenne. Le fait que l’Amérique ait une musique qui lui soit propre – qui se réinventait tous les trois ans de manière spectaculaire, une forme bâtarde issue des cantiques psalmodiés, du cri des spirituals, des airs repris d’une cabane à l’autre, des appels qu’on se lance à travers les champs de la plantation, et de plans d’évasion codés, du chant des funérailles transitant par La Nouvelle-Orléans, joué au gutbucket et à la casserole, remontant le fleuve dans les caisses de coton jusqu’à Memphis et Saint Louis, tordu en intervalles blues que le pouvoir jamais ne reconnaîtra, pour célébrer des retrouvailles dans le Nord, et s’essaimer au terminus de la voie de chemin de fer, à Chicago, en un ragtime irrésistible, pour enfanter dans la nuit – la nuit la plus longue et la plus sombre de l’âme de toute l’histoire improvisée – le jazz et ses innombrables descendants métissés, tout un Savoy Ballroom scintillant, plein de rejetons qui scattent, et se répandent partout, qui dansent à pleines bottes sur tout ce que la blancheur a jamais fait, américain, american, pour ce que ça pouvait bien vouloir dire, une musique qui avait conquis le monde pendant que les maîtres classiques regardaient dans l’autre direction –, le fait que l’Amérique ait une musique à elle nous échappait complètement, dans ces couloirs où l’on vénérait l’Europe.
Les amis de Jonah étaient blancs, et mes amis, à l’exception de Will, étaient ceux de Jonah. Non que mon frère recherchât la compagnie d’amis blancs. Ce n’était pas nécessaire. Le mouvement du Dr Susuki n’avait que dix ans d’âge ; plusieurs années passeraient avant que le tsunami asiatique n’atteigne les États-Unis. La poignée d’étudiants du Moyen-Orient ici présents étaient arrivés via l’Angleterre et la France. La mer cosmopolite de Juilliard était encore plus ou moins une baignade réservée.
Mon frère traînait au Sammy’s, un café qui se trouvait juste en face de l’école, côté nord. C’est Jonah qui avait choisi le lieu, sachant, contrairement à ses nouveaux amis, où il lui était permis de s’asseoir avec ses copains, et de se faire servir. Il y avait dans le troquet un juke-box Seeburg dernier cri. Moyennant un nickel, la patte attrapait les disques verticaux et les posait à plat. Les intellectuels du chant prétendaient détester cette machine, même s’ils ingurgitaient toute la culture pop qu’elle leur servait. Après les heures de répétition, la moitié de la chorale venait s’entasser au Sammy’s, s’encanailler sur une banquette du fond. Jonah pérorait devant une tablée de chanteurs, et ses camarades trouvaient toujours une place pour son petit frère.
Au Sammy’s, les chanteurs angéliques passaient des heures à jouer au grand jeu du classement musical. Celui qui montait le plus haut dans les aigus. Celui qui avait les basses les plus moelleuses. Celui qui avait les passaggios les plus nets. C’était pire que les jeux télévisés qu’ils regardaient tous en secret, et tout aussi truqué. Les arbitres chargés des appréciations ne poussaient pas l’injustice jusqu’à se donner des notes les uns aux autres et ils n’évaluaient que les chanteurs absents. Mais au fil de ces indexations et de ces arrangements incessants, chacun devinait sa position dans le classement.
Le rigolo de la bande était un baryton doué d’une oreille exceptionnelle du nom de Brian O’Malley. Avec ses trémolos en doubles croches, il arrivait à faire bidonner tout le monde. Il pouvait tout imiter, de la basse à la colorature, sans même avoir besoin de dire de qui il se moquait. Ses auditeurs rigolaient, même s’ils savaient que dès qu’ils auraient le dos tourné, ils seraient les prochains sur la liste. Les mains jointes précieusement sur la poitrine, Brian se lançait dans un Don Carlos ou une Lucrèce Borgia cauchemardesques, s’emparant d’un petit défaut vocal familier d’un ami et l’exagérant dans de terribles proportions. Après quoi, nous n’entendrions plus jamais l’infortunée victime de la même oreille.
J’étais mystifié par le talent d’O’Malley. J’interrogeai Jonah un soir, dans la relative sécurité de la Cent Seizième Rue. « Je ne pige pas. S’il arrive à imiter n’importe qui jusqu’aux boutons sur la figure, pourquoi… »
Jonah éclata de rire. « Pourquoi est-ce qu’il ne peut pas avoir sa voix à lui ? » De tous ceux qui étudiaient le chant à Juilliard, O’Malley était assurément celui qui avait la voix la plus insipide, au-delà de toute parodie. « Il se fait le plus petit possible pour ne pas être pris pour cible. Il fera carrière, tu sais. Il ferait un Fra Melitone grandiose. Ou un truc genre Don Pasquale.
— Pas pour la voix, fis-je horrifié.
— Bien sûr que non. »
Jonah pouvait rester des heures à écouter les jugements de la clique. Leur besoin d’évaluation était aussi important que leur besoin de musique. Pour ces athlètes du travail musical, les deux étaient équivalents. Le chant comme compétition : plus vite, plus haut, plus dur – les Jeux olympiques de l’âme. Les entendre me donnait envie de m’enfermer dans une salle de répétition et de refuser d’en sortir avant d’avoir apprivoisé quelque Rachmaninov tonitruant. Mais je restai auprès de mon frère, parmi ses amis, nous nous balancions tous deux dans le souffle mortel du vent. Jonah apprit leur idiome jusqu’à le maîtriser comme une langue maternelle. « Chez Haynes les cinq notes moyennes sont plus que parfaites », ou bien « Thomas a une fille dans chaque portamento ». Il y avait toujours un émerveillement innocent dans ses verdicts. Il ne semblait jamais calomnier qui que ce fût.
Quant à la réputation vocale de Jonah, même ses détracteurs savaient que s’ils étaient assez fous pour le flinguer, ils avaient intérêt à dégainer les premiers et vider leurs deux chargeurs. Je surpris des conversations dans les derniers rangs sombres de l’auditorium : Jonah avait une voix trop pure, trop facile, trop limpide, il lui manquait la tension musculaire des plus grands ténors. Les soirs d’hiver, une fois que nous étions rentrés à la maison, la bande du Sammy’s le débinait sans doute plus férocement. Mais tant que nous étions assis avec les autres à boire des sodas, ils le gratifiaient d’un hochement de tête résigné. Ils passaient un après-midi entier à dresser la liste des meilleurs, des plus brillants, des plus limpides. « Et puis il y a Strom, déclarait O’Malley. Un genre à lui tout seul. »
Nous étions au Sammy’s, un après-midi, vers la fin de ma prépa, juste avant que j’entame le cursus universitaire proprement dit. La discussion en vint à Jonah, qui faisait ses premières tentatives sur La Belle Meunière, de Schubert, une agression sur la femme blanche qui impressionnait beaucoup O’Malley. « Strom, voilà notre passeport pour la célébrité. Nous ferions bien de l’admettre. Le garçon ira fort loin. Nous devrions nous accrocher à ses basques, si toutefois il y consent. Sinon, de loin son ascension nous contemplerons. Ne riez point ! Regardez, voilà le hé-hé-hé-hé-héros conquérant ! »
Mon frère se fourra dans le nez l’emballage en accordéon de sa paille et le souffla sur le beau parleur.
« Croyez-vous que je galèje ? poursuivit O’Malley. Sauf accident, notre jeune homme deviendra le métis le plus fameux de ce monde. Le prochain Leontyne Price de notre illustre établissement. »
La nouvelle voix la plus saisissante du pays venait juste de se voir offrir sa première scène à San Francisco. Toute l’école ne parlait que de ça, cette ancienne élève parvenue à peine cinq ans après sa sortie tout en haut de l’affiche. Mais quand O’Malley invoqua son nom, un nuage passa sur la banquette au fond du Sammy’s, des éclats de rire timides comme un feu de bois humide. Jonah fronça les sourcils. Il ouvrit la bouche et émit un falsetto absurde. « Faut que je révise mon spinto, l’ignorais-tu, mon chou ? » Un hoquet silencieux traversa le groupe. Puis une hilarité forcée.
En rentrant à la maison, je mis une éternité avant de lui adresser la parole. Il entendit mon silence et ne fit rien pour y mettre un terme. Nous étions arrivés à mi-chemin de la cathédrale St John the Divine et pas un mot n’avait été prononcé.
« Métis, Jonah ? »
Il ne haussa même pas les épaules. « C’est ce qu’on est, Mule. Ce que moi, en tout cas, je suis. Toi, sois ce que tu veux. »
À Juilliard, les plus talentueux se considéraient comme daltoniens ; un « plaider coupable » auquel recourt la grande culture pour que les chefs d’inculpation ne soient pas retenus. Moi, je ne savais pas encore, à l’âge de quinze ans, tout ce qu’impliquait ce soi-disant daltonisme. À Juilliard, la couleur était trop bien circonscrite pour représenter la moindre menace. À part quelques folles exceptions comme les adorables garçons Strom, la scène noire était ailleurs. La question raciale, c’était une crise du Sud. O’Malley nous prenait à partie en imitant à la perfection le gouverneur Faubus : « Grand Dieu, qu’est-ce qui arrive aux États-Unis d’Amérique ? » Les amis de mon frère s’offusquaient vertueusement de chaque crime commis contre l’humanité, chacun se déroulant, comme la chanson populaire, « à cent lieues de la maison ».
« Jeunes gens, jeunes gens, poursuivait O’Malley. Qui suis-je ? » Il se couvrit une oreille de sa main en cornet, laissa tomber le menton vers le sternum, et chanta en faux russe au nadir absolu de sa tessiture. Il nous fallut quelques mesures pour reconnaître Ol’ Man River. Le coup d’œil inquisiteur d’O’Malley n’excédait jamais la durée d’une croche. L’un des plus grands hommes de ce pays, Robeson, était assigné à résidence sur ordre du gouvernement, obligé de chanter par téléphone pour un public européen, et voilà que O’Malley se fichait de lui en en faisant tout un sketch. Robeson s’exprimant avec son meilleur accent prétentieux de l’université Rutgers. « Très cher M. Hammerstein II. Loin de moi l’idée de critiquer mais, dans vos paroles, il me semble avoir relevé des erreurs d’accord entre le sujet et le verbe. »
La veine sur la tempe de mon frère se mit à trembler, il envisagea de renverser la table pour ne jamais remettre les pieds ici. Pas tant pour la question de la race ; mais pour Robeson. Personne n’avait le droit de toucher à une telle voix. L’espace d’un instant, il parut prêt à envoyer cette bande au diable, et retourner à la solitude de la musique. Au lieu de cela, alors que tous les regards luttaient pour ne pas se poser sur lui, Jonah se contenta de rigoler. Un rire rêche, mais il ne se désolidarisait pas du groupe. Toute autre réaction était vouée à l’échec.
La question de la race n’était que bagatelle. Les gardiens du temple en matière de chant économisaient leur force de frappe pour un danger plus clair et plus immédiat : la classe sociale. Il me fallut des années pour décoder le système de classement du Sammy’s. Je ne suis pas sûr que Jonah l’ait jamais percé à jour. Je me rappelle qu’il avait contesté une décision prise à l’unanimité, et qui m’avait moi aussi abasourdi. « Attendez. Vous voulez dire que vous préféreriez engager Paula Squires pour chanter Mélisande plutôt qu’embaucher Ginger Kittle pour chanter Mimi ? »
Le chœur fut sans pitié. « Peut-être que si la Ginger acceptait de procéder à un tout petit changement de nom… » « Ça ne l’empêche pas d’avoir des diphtongues charmantes. Ses fameux aeyah ! Au moins tu es sûr que ça passera à Peoria, au fin fond de l’Illinois. » « Et les nippes qu’elle se met sur le dos ? À chaque fois qu’elle monte au-dessus du si bémol, j’ai peur que son corsage prenne feu. » « Mlle Kittle incarne littéralement la Mimi de sa génération. Toujours radieusement morte, au quatrième acte. »
Jonah secouait la tête. « Vous êtes tous devenus sourds ou quoi ? D’accord, elle pourrait peut-être encore peaufiner un peu. Mais Kittle l’emporte sur Squires haut la main.
— Peut-être justement si elle ne restait pas la main en l’air…
— Mais enfin, Paula Squires ?
— Jonah, mon garçon, tu comprendras en mûrissant, n’est-ce pas ? »
La maturité fut bientôt notre lot à tous deux. Je me mis à passer mes journées dans un état de perpétuelle excitation que je pris à tort pour de l’impatience. Toute forme incurvée m’excitait, toute rondeur, toute teinte allant du citron au cacao. Les vibrations du piano qui remontaient de la pédale le long de ma jambe pouvaient mettre le feu aux poudres. Des étincelles partaient d’une lueur innocente, d’un mot chaleureux prononcé par n’importe quelle représentante du sexe féminin, déclenchant une cascade de sauvetages fantasmés d’un grand raffinement, sacrifice ultime suivi d’une mort heureuse, la seule récompense possible. Je me contenais une semaine ou deux en me concentrant exclusivement sur la pureté des choses – le deuxième mouvement de L’Empereur, ma mère nous serrant dans ses bras dans la Huitième Avenue balayée par le vent, Malalai Gilani, nos soirées familiales de contrepoint, dix ans plus tôt. J’avais beau lutter contre la tentation, je savais pertinemment que je finirais par succomber. J’attendais dans une irritation patiente d’être seul dans l’appartement. Chaque fois que je repiquais au truc, le dégoût ne faisait qu’en accroître l’intensité. Chaque fois que je cédais au plaisir, j’avais l’impression à nouveau de condamner ma mère à mort, de trahir chaque chose bonne qu’elle avait vantée ou qu’elle m’avait prédite. Chaque fois, je jurais que ce serait la dernière.
Jonah, lui, s’en sortait peut-être mieux avec le désir charnel – une énergie de plus à ajouter à celles qui le poussaient en avant. Peut-être trouva-t-il quelque nymphe consentante qui le caressait quand il en avait besoin. Je n’en sus rien. Il ne me faisait plus part des étapes de l’évolution de son corps. Néanmoins, il me faisait partager ses récents enthousiasmes. « Mule, il faut que tu voies cette fille. Du jamais vu. Marguerite ! Carmen ! » Mais les objets de son désir étaient toujours l’ordinaire personnifié. Je pensais qu’il se fichait de moi. La beauté qu’il voyait en elles se situait au-delà du visible. « Alors ? C’est pas l’être le plus grandiose que tu aies jamais vu ? » Je m’en tirais toujours avec un hochement de tête vigoureux.
Son corps était un sismographe. Le simple fait d’être assis dans un auditorium devenait une occasion de faire du repérage à vue. Il avait un faible pour les contraltos. Chaque fois qu’il en apercevait une à trente mètres, sa tête se dressait comme un périscope de sous-marin. Pour la première fois de sa vie, chanter devint un moyen et pas seulement une fin. Il chantait comme un lévrier débarrassé de sa laisse, arpentant Morningside, pissant sur toutes les bouches d’incendie qui feraient désormais partie de son territoire.
Je lui en voulus de trahir Kimberly. Je savais que c’était de la folie. Voilà où j’en étais, pris dans mon propre orage hormonal solitaire, à me palucher sur tout ce qui bougeait. Mais je voulais que mon frère respecte le souvenir de notre passé – lequel comprenait la beauté albinos. Vu de New York, la fausse cour à l’italienne de Boylston ressemblait à la scène d’une opérette de pacotille. J’avais passé mon enfance comme ces mômes des magazines photo atteints de polio, pris au piège d’un poumon d’acier, maintenus en vie par l’artifice et le mensonge. Tout cela avait explosé avec la chaudière de notre maison. Pour survivre, j’avais besoin de quelque chose issu de notre passé dépouillé, fût-ce ce fantôme anémique.
Jonah flirtait avec toutes les chanteuses de Juilliard. Et chacune d’elles, sans crainte, du fait de l’absurdité de cet appétit, répondait à ses avances. Sa voix pouvait faire tourner les têtes des plus timides. Aux yeux d’une jeune fille de vingt ans appartenant à l’élite de la fin des années cinquante, il offrait toute la saveur de la transgression, d’autant plus excitante qu’elle était inoffensive, bien entendu. Impensable.
Je trouvais quelque chose à célébrer chez chacune de ses insignifiantes déesses, exprimant le même enthousiasme qu’en entendant ses récitals, dont le répertoire à présent me laissait perplexe. Jonah s’était lassé du simple passage de la tonique à la dominante, dans un sens puis dans l’autre. Seule la musique la plus déchiquetée présentait pour lui un véritable défi. Les tritons et autres intervalles du diable, les nouveaux étranges systèmes de notation, les polyrythmies et les micro-tons. Il voulait juste continuer à s’épanouir – ce que le monde pardonnait rarement.
Jonah sombra davantage dans l’avant-garde, un groupe que les chanteurs conventionnels baptisèrent les « Sériels Killers ». Ceux-ci arboraient ce badge avec fierté, vénérant le tombeau du saint de rigueur Schoenberg, canonisé à l’instant même de sa mort à l’université de Californie quelques années plus tôt. En dehors de la dodécaphonie, point de salut, décrétèrent-ils, tout n’était qu’ornements, une malédiction encore pire que joli.
Les « Sériels Killers » parlaient nonchalamment d’aller voir la première de Moïse et Aaron au Stadttheater de Zurich. Lorsque ce rêve chimérique tomba à l’eau, ils firent vœu d’en donner leur propre version. Jonah était Aaron, détenteur du Verbe, et porte-parole de son frère inexpressif. Il n’avait pas encore vingt ans, mais il était capable, après l’avoir brièvement étudiée, d’assimiler la musique la plus retorse. Il appréhendait les systèmes complexes de la même manière qu’il avait appris les plaisirs diatoniques de la préadolescence. Avec lui, l’atonalité semblait aussi légère que du Offenbach.
Jonah réussit à convaincre Da de quitter l’appartement pour venir écouter. « Moïse et Aaron ? Des histoires de patriarches ? J’élève mes enfants pour qu’ils soient de bons athées vivant dans la crainte de Dieu, et voilà comment on me remercie ? » Il n’empêche, Da se délecta. Toute la soirée il opina en savourant la nouvelle version d’une histoire qu’il n’avait jamais eu l’idée de nous transmettre. Il fut ravi d’entendre l’extraordinaire talent de son fils à garder sa justesse au milieu d’une cacophonie de signes et de merveilles.
Moi, je n’ai jamais compris Schoenberg. Je ne parle pas seulement de ce livret d’opéra inachevé, de l’énigme non résolue de la volonté divine. Je veux dire sa musique. Elle ne me parlait pas. Du côté de Da, ce n’était pas beaucoup mieux. Il taquina Jonah sur tout le chemin du retour à la maison. « Sais-tu ce que Stravinski a dit à la première du Pierrot ?
— Je connais l’histoire, Da.
— “J’aimerais que cette femme arrête de causer, que je puisse entendre la musique !” Hé. Tu devrais rigoler, fiston. C’est drôle.
— J’ai ri la première fois, Da. Il y a cent ans. Ruth n’est pas venue, ajouta Jonah sur un ton de décontraction forcée.
— Elle a atteint l’âge bête », expliqua Da.
Jonah poussa un grognement. « Ça commence quand, “l’âge bête” ?
— À peu près aux alentours de 1905, dis-je.
— Je la mets mal à l’aise. Elle a honte de moi. Veut pas voir son frère grimé pour le spectacle. Un pantin à la solde de l’élite. »
Il y avait dans sa voix une note que je n’avais jamais entendue. Da balaya ces paroles d’un geste de la main. « Elle n’a que douze ans. » Mais Jonah avait raison. Ruth préférait maintenant ses copines à sa famille. Elle tendait l’oreille dans une autre direction – vers d’autres voix, d’autres airs.
Peu après Schoenberg, Da, Jonah et moi captâmes par hasard à la radio un faible signal en provenance de l’espace. Le signal était émis par le premier être humain à avoir quitté la surface de la Terre. Je songeai à cette carte du ciel qui avait été l’unique décoration que Jonah et moi avions accrochée à Boylston, dans la chambre hermétiquement close de notre enfance. Nous nous assîmes tous ensemble autour du poste de radio familial, à écouter les bips réguliers, les premiers mots en provenance de là-bas, du futur.
Jonah, lui, entendit exactement le contraire. Ses oreilles étaient à l’écoute de fréquences plus lointaines, des fréquences d’un passé innovant vers lequel tous les signaux convergeaient. « Joey ? Tu entends ça ? Le Deuxième Quatuor à cordes de Schoenberg. C’est en train d’arriver, petit frère. Et de notre vivant ! “Je sens l’air d’une autre planète.”
— “Ich fühle Luft von anderem Planeten.” » Da s’était parlé à lui-même, le souvenir lui revenait, d’une lointaine orbite.
Ce métronome à base de bips éthérés fit sortir Ruth de sa chambre, où désormais elle se retranchait. « Un signal en provenance de l’espace ? » Le visage de ma sœur s’emplit d’un espoir terrible. Je savais à quoi elle pensait. « Ça vient d’ailleurs ? »
Da souriait. « Le premier satellite de l’espace. »
Ruth agita la main, irritée par sa bêtise. « Mais il y a quelqu’un là-bas ? Qui envoie des… »
Da rectifia à nouveau : « Non, Kind. Nous seulement. Tout seuls, et on se parle à nous-mêmes. »
Ruth se retira dans sa chambre. Je tentai de la suivre, mais elle me ferma la porte au nez.
Ces bips cycliques de l’espace confortèrent Jonah dans son iconoclasme. Le soir, il étudiait les nouveaux systèmes de notation, me demandant de l’aider à décoder leurs hiéroglyphes, alors même que ses professeurs lui donnaient des chansons de salon de la Belle Époque. Dans le futur que sa musique évolutive était en train de concevoir, tous les objets baignaient dans la même lumière aveuglante. Le moment venu, il serait libre, lâché en orbite, il enverrait des signaux à la Terre depuis le vide infini.
À l’école, je l’entendais flotter avec légèreté sur ses gammes chromatiques, à quelques salles de la mienne. Mes propres heures de cours étaient plus pesantes. M. Bateman m’avait donné les Pièces lyriques de Grieg. Chaque fois que je jouais pour mon professeur, il me reprenait, me faisait modifier la position des doigts, des poignets, des coudes. Je sentais mon corps devenir une extension du piano, ces petits marteaux percutants rejouant leur mouvement sur chacun de mes muscles.
Je travaillais l’ensemble de ces Pièces lyriques, à raison d’une toutes les deux semaines, une douzaine de mesures par après-midi. Je répétais les phrases jusqu’à ce que les notes se dissolvent sous mes doigts, à la manière d’un mot retournant à sa pureté insignifiante, lorsqu’on le psalmodie suffisamment longtemps. Je décomposais les douze mesures en six, puis je continuais à fractionner jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’une. Une mesure et je faisais halte, je renouais, je reprenais, en douceur, puis mezzo, puis une note après l’autre, péniblement. J’essayais différents types d’attaques, ma main se transformait en baguette et frappait chaque note. Je me relâchais en déroulant l’accord comme s’il était écrit en arpège. Je répétais l’exercice, en appuyant tellement lentement sur les touches qu’elles ne dégageaient plus le moindre son, jouant le passage entier uniquement en relâchant les touches. J’insistais sur la basse ou me concentrais sur la sensation dans les mains, comme un apprenti illusionniste extrayant les harmonies intérieures cachées dans le tumulte.
Il s’agissait de jouer sur la puissance, la maîtrise. La vitesse et l’écartement des doigts, comment briser l’étroitesse des intervalles, les élargir depuis le haut, que le point crucial passe des doigts aux bras, que le bras s’allonge comme un faucon en plein vol. J’enrobais d’une couche de rubato ou je nouais chaque note dans un courant legato. J’arrondissais la phrase ou bien je la hachais menu, puis je jouais de la pédale pour donner de l’ampleur. Je transformais le demi-queue en clavecin à double clavier. Joue, arrête, relève les doigts, reviens en arrière, recommence, arrête, la ligne d’avant, la phrase d’avant, les deux mesures précédentes, la demi-mesure, le passage, la transition, la note, l’attaque la plus aiguisée possible. Mon cerveau sombrait dans des états de parfait ennui, soudain parcouru d’une intense excitation. J’étais une plante extrayant ses pétales de la lumière du soleil, j’étais l’eau érodant la côte de tout un continent.
Je m’obstinais sur les touches pendant des heures, ma colonne vertébrale ne bougeait pas de plus de dix centimètres. Puis je me relevais, je faisais les cent pas dans mon box comme un loup tournant dans sa cage au zoo, je filais dans le couloir, je me passais la tête sous le robinet. Les couloirs s’emplissaient d’un boucan superbe. Tout autour de moi, des éclats de mélodies brisées se mêlaient en une symphonie de Ives. Des miettes de Chopin entraient en collision avec une invention démembrée de Bach. Du Stravinski joué ostinato s’attachait à des fragments de Scarlatti. Un labeur sérieux, d’ampleur industrielle, faisait jaillir ici et là des fulgurances plus somptueuses que tout ce que j’avais pu entendre en concert, des éclats si sublimes que je plongeais en dépression lorsqu’elles s’interrompaient en milieu de phrase. Tout le long du couloir de ce pavillon monacal se jouait une vaste version du jeu des Citations folles de mes parents : des cantiques venaient caramboler du bastringue ; des philtres romantiques jouaient des coudes avec des fugues rigides ; des marches funèbres, des mariages, des baptêmes, des sanglots, des chuchotements, des cris : tout le monde à cette fête parlait en même temps, au-delà des capacités de l’oreille à démêler l’écheveau.
Et moi, je retournais à ma cage pour deux heures supplémentaires de décomposition et de reconstruction. Mon corps menaçait de s’effondrer, et mon cerveau tentait de se réfugier dans un coma permanent. Les exercices me rendaient fou, mou, c’était éreintant, enivrant, dévorant, j’en étais sonné, assommé, consommé. C’étaient les sensations de l’amour, le feu d’une raffinerie. J’étais un enfant à la plage avec son tamis, s’efforçant d’améliorer l’étendue infinie de sable. Par le truchement de ma volonté, par la simple répétition martelée, je pouvais brûler toutes les impuretés du monde, tout ce qui était laid et hors de propos, et ne laisser derrière moi qu’une exactitude raffinée, suspendue dans l’espace. Je m’approchais à pas minuscules de quelque chose que je ne pouvais voir, quelque chose d’impeccable et d’immuable, une forme pure et un plaisir plus pur encore, un souvenir salvateur, la musique, l’aperçu d’un moi non encore constitué.
Mais même une flamme aussi précise n’arrivait pas à brûler toute l’énergie du corps adolescent qui l’alimentait. Je restais assis pendant une demi-heure à hisser ma pierre à flanc de colline avant d’admettre que la pierre me retombait dessus. Lorsque chaque touche enfoncée semblait de la boue, je traquais quelqu’un d’autre à distraire – Jonah, ou, plus souvent, Wilson Hart.
Quand il n’était pas en vadrouille dans l’Espagne poussiéreuse de ses pensées, Will, lui aussi, passait ses journées en salle de répétition. Mais il ne répétait jamais autant qu’il aurait dû. Il avait une voix de basse splendidement musclée, qui débordait des caisses de résonance de la tête et de la poitrine. Qu’il contrôlait parfois, et qui parfois lui échappait quand il faisait ses gammes. Sa capacité à descendre dans les graves aurait pu lui garantir un poste d’enseignant dans une école comme celle qu’il avait quittée pour intégrer Juilliard. Au mieux de sa forme, il aurait pu occuper n’importe quelle scène de part et d’autre de la ligne Mason-Dixon. Sauf qu’il n’était au mieux de sa forme que la moitié du temps.
Le vice de Will était de vouloir produire de la musique, et non pas d’être seulement le messager d’un autre. Il commençait à échauffer ses admirables cordes vocales, mais le piano dans le coin de la salle de répétition était une tentation trop grande. Je le surpris un jour en train de travailler sur ce projet parallèle. Il était assis au piano, la pièce à conviction étalée devant lui : une partition nouvelle. « Tu devrais être dans le cursus de composition. Tu sais ça ? »
Quelque chose dans ma plaisanterie tourna au vinaigre. « Oui, je sais. » Sur ce, me pardonnant mon ignorance, ses doigts se lancèrent dans une citation du deuxième mouvement du concerto pour guitare de Rodrigo, un air suffisamment triste pour dévier le cours de ma stupidité. Il fila s’installer sur le banc. « Assieds-toi. On va se faire un truc en direct. »
Je m’assis à sa gauche et attendis les instructions. Aucune ne vint. Will se mit à jouer avec la phrase de l’Espagnol, il n’y avait rien à savoir de plus sur l’art de l’abandon. Ses mains trouvèrent leurs marques, pure prescience. Je me tins tranquille pendant quelques mesures, jusqu’à ce que d’un hochement de tête Will me confirme l’évidence : à moi d’assurer ma partie en me concentrant sur l’original de Rodrigo.
Je suis affligé d’une mémoire musicale presque parfaite. Il me suffit d’une écoute, ajoutez à cela mon sens des règles de l’harmonie, et j’arrive à retrouver à peu près n’importe quel accord. Le Rodrigo, je ne l’avais entendu qu’une fois, la fois où Will me l’avait fait écouter. Mais il était encore intact en moi. Avec les éléments mélodiques que Will me soufflait, je parvins à recapter l’esprit de la chose, à défaut de tout refaire à la lettre.
Will éclata de rire lorsque nous retombâmes sur nos pattes. « Je savais que tu y arriverais, frangin Joe. Je savais que t’avais ça en toi. » Tant qu’il n’attendait pas de moi que je lui fasse la conversation en retour, nous pouvions faire affaire. Nous nous lançâmes dans des modulations vagabondes, puis commençâmes à retourner vers le point de départ, et la reprise du thème. Will hocha sèchement la tête et dit : « Maintenant, c’est parti, Mêl. » Avant que je comprenne ce qui se passait, ses doigts s’évanouirent en des abîmes sans fond, dénouant la longue et mélancolique mélodie pour en dégager ce qui se cachait à l’intérieur.
Je vis les mouvements et entendis chaque son qu’il s’employait à bâtir : des grappes qui n’étaient pas dans la partition, et néanmoins auraient pu y figurer, dans un monde sans Méditerranée. Le cœur des accords de Will provenait de Rodrigo. Pourtant le romantique aveugle n’aurait jamais pu les écrire. La ligne que Will déroulait avait un évident rapport de parenté avec la mélodie originelle, mais ses mains faisaient ployer la triste mélodie du troubadour en un arc différent, loin de l’Ibérie, lui faisant traverser de force le vieil Atlantique. Il défiait cet air faussement ancien, tel un demi-frère inconnu frappant à la porte d’entrée, un après-midi, arborant votre nez, votre mâchoire, vos yeux. Tu ne me connais pas, mais… Mêlé. Tout emmêlé. Pas un cheval vivant qui soit un véritable pur-sang.
Mes doigts étaient des gourdins. J’entendais chaque chose avant que Will ne l’exécute. Mais je restais à la traîne à chaque changement, ne les assimilant qu’après que Will m’eut laissé dans son sillage harmonique. Je connaissais la forme de la musique qu’il jouait. On ne pouvait pas vivre dans ce pays sans en en respirer l’air. Mais je n’avais jamais appris les règles, les principes de liberté qui permettaient à ces improvisations de s’envoler, hors de portée de la mort aseptisée du conservatoire.
Je me sentis tracer de pitoyables clichés. Ma main gauche se cramponnait à des schémas éprouvés, aussi proches des épanchements de Will qu’un spectacle de minstrels peut l’être d’un spiritual. Il ouvrait les portes de l’Ibérie et libérait chaque Maure s’y étant jamais aventuré. Moi, je tanguais dans le détroit de Gibraltar, à la recherche d’un banc de sable ou d’un morceau de bois flottant. Le choc de ses intervalles esquissait des espaces sombres et complexes. Les miens n’étaient que des dissonances gratuites. Des erreurs.
Will se moqua de moi du haut de ses vagues improvisées. « Un témoin ? Je ne pourrais pas avoir un témoin, là ? » Il pensait qu’au bout de quelques mesures, j’aurais trouvé ma place. Constatant que cela ne se produisait pas, il se renfrogna. Il ralentit, surpris. Le sachant déçu, je n’en eus que plus de difficulté à trouver ce chaloupé insaisissable.
Je me repris et plongeai en avant, me raccrochant à tous les lambeaux de théorie que j’avais toujours laissés de côté. À force de me creuser les méninges, je me frayai un chemin vers les modulations. Pendant quelques phrases, je revins à la vie. Will s’installa dans une séquence dont je m’emparai, j’abandonnai alors mon petit suivisme syncopé de tricheur pour filer à sa rencontre, en haute mer. Je calquai ma croisière sur ses errances et nous nous retrouvâmes, à filer de conserve, à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la houle. J’ignore combien de temps nous voguâmes ensemble – sans doute pas plus d’une douzaine de mesures. Mais nous y étions. Will émit un grondement du fond de la gorge. Par-dessus la tristesse étourdissante des notes il lâcha un rire étouffé de chamois : « Tu tiens le bon bout, Mêl. Continue, dis-moi ! »
D’un coup de coude, Will me fit signe de continuer loin du littoral, vers les courants les plus froids. Ses modulations restèrent en retrait, il attendait que je prenne la relève. Il me tendait le gouvernail. Tel un pilote novice venant de passer les hauts-fonds les plus dangereux et qui découvre l’horizon dégagé dans toutes les directions, je passai de l’euphorie à la panique. Je restai là, à patauger dans l’eau, jusqu’à ce que Will prenne à nouveau la barre. Mais il n’en avait pas encore fini avec moi. Il poursuivit sur sa lancée et, en trente secondes de notes explosives, j’entendis à quel point il s’était retenu, pour que je reste en vie. Des bulles d’airs familiers remontèrent à la surface de sa bouillabaisse, des airs que je reconnus par réflexe, des ombres d’hymnes dont je savais tout hormis le nom. À pas de géant, il nous fit faire un tour éclair de l’Amérique souterraine, c’était seulement maintenant que les rivières s’immisçaient dans le fleuve principal – la musique que j’avais évitée toute ma vie, moi qui avais toujours changé de trottoir pour échapper à la menace de cette ombre qui approchait.
De temps en temps, Aranjuez lui-même revenait à la surface au détour des trouvailles de Will, guettant la lumière du soleil. Tout ce que nous venions de faire – les citations libres, les errances aléatoires – n’était que de gigantesques préparatifs au voyage harmonique caché dans ce matériau original. Mais l’Espagne que nous fabriquâmes fut secouée par cette même guerre civile que Rodrigo avait fuie pour écrire son œuvre. Will empila les accords, élargissant sa palette d’intervalles surprises. Il était sûr que je pouvais m’affranchir, trouver ma voie vers un chant nouveau, il suffisait que je me reconstruise en pensée, que j’effectue un retour aux ancêtres qui avaient découvert le secret de cette envolée. Will m’ouvrit un passage, note par note, certain que je pourrais le rejoindre. La foi qu’il avait en moi était pire que la mort.
Je trébuchai pour retomber sur des banalités faciles, je m’entendis étaler un son décoratif, tel un médiocre pianiste de bar de Bourbon Street qui débite ses accords de septième sur des grilles de blues pour faire plaisir aux touristes. Chaque lambeau de technique que je maîtrisais me maintenait enchaîné au sol. J’étais un boulet pour lui. Il pouvait faire davantage avec ses deux mains que nous deux à quatre. Je retournai à un remplissage squelettique. Ma contribution s’amenuisa. Je me recroquevillai en un long diminuendo et m’arrêtai.
Will termina en solo et, avec une ingéniosité encore supérieure à celle dont il avait fait preuve lors de la virée au large, il ramena la tonalité à la tonique, et ses doigts retrouvèrent le chemin d’Aranjuez. Il me regarda. « Tu peux pas laisser le truc partir de lui-même ? Il faut tout le temps que tu aies ta partition en tête ? » Il avait dit ça gentiment, mais chaque mot ne fit qu’empirer les choses. Mon visage s’empourpra. J’étais incapable de le regarder. « Ça change rien, frère Joe. Y a des gens qui ont besoin des notes. Y en a d’autres qui se fichent même de savoir le nom des notes. »
Il tripota de nouveau les touches : ces accords étaient son ultime commentaire, de minces filets sous la pression des doigts, ses dernières réflexions sur le sujet.
Je voulais qu’il s’arrête. « Où as-tu appris à faire ça ? »
Will adressa un sourire autant à ses mains qu’à moi. Ses doigts gigotaient sur les touches comme des chiots dans un panier en osier. Il était tout aussi étonné que quiconque de leur liberté. « Comme ça, Mêl. Comme tu apprendras toi-même. »
Comme j’aurais pu apprendre. Comme j’aurais dû.
Il plaqua une série d’accords staccato, une parodie du début de la Waldstein, ma Némésis d’alors. J’étonnais Will Hart. J’avais perdu mon héritage. Si je pouvais faire tout ce que Beethoven exigeait de moi, je devais être capable de me faire plaisir. Je ne savais même pas ce que cela pouvait signifier. Mais j’entendais les sons qu’il venait juste de libérer, ils roulaient dans mes oreilles et n’avaient rien à envier au matériau dont ils étaient issus. « Pourquoi… n’écris-tu pas de la musique comme ça ? »
Il s’interrompit et me dévisagea. « Tu crois qu’on vient de faire quoi, à l’instant ?
— Je veux dire, coucher ça sur le papier. Le composer, au lieu de… Je veux dire, pas au lieu de… Les deux à la fois ? » La musique académique qu’il écrivait paraissait surannée et empotée, comparée à la musique qu’il venait juste de déployer spontanément. S’il était capable de faire ce qu’il venait de faire, à savoir lancer des potentialités brutes à partir de rien, pourquoi perdre une minute à écrire de la musique de conservatoire bien élevée, qui avait de toute façon peu de chances d’être jouée, même une fois ?
« Il y a des morceaux qui sont faits pour être écrits. D’autres pour se libérer de l’écriture.
— Ce que tu viens de faire. C’était meilleur que l’œuvre originale. »
Il se contenta de grimacer en entendant un tel blasphème. Personne n’était meilleur que cet Espagnol aveugle. Il s’en tira par une séquence sophistiquée d’accords que je mis un moment à reconnaître, un cercle de quintes à la fois surchauffées et glaçantes. Il leva les mains et m’offrit le clavier. J’approchai mes pattes des touches, sachant, avant même que le contact se produise, que ça ne donnerait rien. Je n’avais rien d’autre au bout des doigts que les Pièces lyriques. Un portrait studio à l’aérographe de l’Europe du Nord au XIXe siècle.
« Je ne peux pas. » Il m’avait pris au piège. Mis à nu. Mes mains tombèrent sur les touches mais sans appuyer dessus.
Sa main gauche attrapa ma nuque, comme si elle était la note fondamentale de son prochain accord dingue. « C’est pas grave, frère Joe. Chacun loue le Seigneur à sa façon. »
Je sursautai en entendant ces mots. Mais j’étais assez âgé pour ne pas lui demander où il les avait appris. Il les avait appris comme ma mère les avait appris : comme ça.
Je me réservai quelques minutes par jour, à la fin de mes exercices, lorsqu’il paraissait clair qu’une reprise supplémentaire du passage du jour n’apporterait rien de plus. Dix minutes – une prière à moi-même, un exercice pour me remémorer la musique que faisait Wilson Hart au pied levé, à partir de rien. Mes doigts commencèrent à s’activer sans la moindre note pour les propulser. Mais j’avais davantage de facilités avec les partitions les plus ardues qu’avec l’accord indigo le plus élémentaire.
J’en parlai à Jonah. « Il faut que tu entendes Will Hart improviser. Fabuleux. » Ces faibles mots étaient une condamnation. Quelque chose en moi cherchait à protéger les deux hommes, je me terrais dans une cache où ni l’un ni l’autre ne pouvait exiger davantage de moi.
« M’étonne pas. Comment se fait-il qu’il ne traîne pas avec les jazzeux ? »
Jonah, à l’époque, n’aurait pu l’entendre, même s’il était venu l’écouter. Il était préoccupé par les changements radicaux qui s’opéraient en lui. Il vint me voir un jour, tout gonflé d’une nonchalance suspecte. « Ils sont en train d’organiser les cours du prochain trimestre. William Schuman veut que je travaille avec Roberto Agnese. Tu te rends compte ? Schuman. Le président de l’école, Mule. Moi qui croyais qu’il ne soupçonnait même pas l’existence des étudiants au-dessous de la maîtrise. »
Le ténor Agnese était un vieux de la vieille, il faisait partie des personnages les plus vénérables parmi les professeurs de chant. « C’est fantastique, Jonah. Tu es sur la voie royale. » Je n’avais aucune idée des paysages que cette voie pouvait bien traverser.
« Petit problème, honorable frangibus. Frangin numéro un aussi requis pour étudier avec M. Peter Grau. » Grau, la vedette du Met, qui ne prenait jamais plus que quelques élèves triés sur le volet parmi les diplômés les plus prometteurs.
« Tu plaisantes ? Comment ça ?
— Il est venu me voir, et m’a demandé ! » annonça-t-il Comme il aurait raconté la chute d’une blague salace. Nous ricanâmes devant tant d’inanité, retrouvant les accents de notre ancienne complicité. « Il doit imaginer qu’il y a encore moyen de m’apprendre des choses ! » Ainsi parlait mon frère qui, à dix-sept ans, en savait plus qu’il n’en saurait jamais.
« Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Qu’est-ce que je peux faire, bon sang ? Je ne peux quand même pas dire non à l’un ni à l’autre !
— Tu vas suivre les cours des deux ? »
Jonah émit un gloussement théâtral de condamné.
Il passa une saison en enfer. Il prit une leçon par semaine avec chacun des deux grands hommes, redoublant de travail, se débattant pour se souvenir quel professeur avait demandé quoi. Il se garda bien de parler à chacun de son rival. L’ensemble se déroula comme une sordide farce de boulevard. Jonah filait d’un studio à l’autre, dissimulait les preuves, changeait d’approche du jour au lendemain, jurant fidélité à des méthodes antinomiques. « Ça va, Mule. Il faut juste que je tienne jusqu’à la fin du trimestre. Encore quelques semaines. Ensuite je trouverai une solution.
— Personne ne peut tenir comme ça, Jonah. Tu vas t’effondrer. »
Il rayonnait. « Tu crois ? Un sanatorium de rêve au sommet d’une montagne enneigée ? »
Dans leurs méthodes, les deux mentors étaient à l’opposé. Agnese était tout en toucher, le sentiment à fleur de peau, la mécanique corporelle du son, les mains perpétuellement en train de sculpter les mâchoires de mon frère, lui faisant pratiquement bouger les lèvres. Sa corpulence napolitaine explosait en vastes sémaphores de chagrin ou d’extase. « Ce type m’appuie sur les boyaux quand je chante. “Allons, Strom. Tout vient du tréfonds.” Pervers. L’impression de faire mes classes à l’armée, ou je sais pas quoi. »
Grau, en revanche, lors de ses anti-leçons, faisait disparaître le corps dans le nuage de la pensée. Jamais il ne lui serait venu à l’idée d’établir un contact physique avec Jonah. Il se tenait aussi loin de lui que son studio le lui permettait, et s’exprimait en restant absolument immobile. « Il faut que tu sentes la tête remonter tout en la laissant partir en arrière. Non ! Ne force pas. Par la pensée. Pense au larynx qui se relâche. Ne le bouge pas ! N’utilise pas tes muscles. Les muscles doivent disparaître. Il faut que tu deviennes un fantôme pour toi-même, que tu te sentes comme rempli du pouvoir de ne pas agir. »
Les musiciens parlent de béatitude, mais c’est uniquement pour égarer les non-initiés. Il n’y a pas de béatitude ; il n’y a que du contrôle. Toutes les gymnastiques orphiques que chaque professeur demandait à Jonah pénétraient son système nerveux, s’agrippaient aux traces de toutes les émotions que Jonah avait jamais éprouvées. Les deux professeurs pensaient qu’il existait une posture musculaire donnée permettant d’exprimer l’émotion, tout en étant ladite émotion. Le symbole produisait la chose, et inversement, parvenir à créer par le mouvement musculaire toute la gamme des sentiments humains constituait la puissance artistique ultime.
Ses mentors avaient des vues fortement divergentes quant à la manière de produire cette puissance. Agnese parcourait tout le studio, il faisait claquer ses ailes massives et s’écriait : « Déplace ta voix. Au-dessus de la lèvre supérieure. Dehors, devant la dent. Laisse de côté la cervelle. Que ce soit la justesse qui corrige la voyelle. Ah, hé, ii, oh, ou. Il faut qu’on entende la joie ! L’amour ! La désolation ! La ma-jes-té ! » Grau restait impavide, un pilier de transcendance en pleine réflexion. « Il faut que la respiration parte des cuisses. Laisse tomber en même temps que tu montes. Chante sur l’air, pas avec l’air. Il faut que tu penses le son avant de le faire. La voix commence avant la gorge, dans ton esprit ! »
Roberto Agnese offrit à Jonah sa première chance d’interpréter un rôle célèbre. Quitte à tenter une expérience, il lui confia L’Élixir d’amour de Donizetti – le pauvre Nemorino basané, en particulier la dévastatrice cavatine, cette grosse et fameuse larme secrète qui glisse dans le noir sur la joue du personnage principal. Jonah se lança dans le rôle, noircissant d’indications au crayon la coûteuse édition étrangère.
C’est alors que Peter Grau décida de lui confier le même rôle. Jonah vint me voir, paniqué. « Il existe un Être suprême, Joey. Et il en veut à mes fesses de mulâtre ! »
Il n’avait pas assez d’argent pour s’acheter un autre exemplaire de la partition. Si bien que chaque semaine, avant chaque cours, il effaçait toutes les indications notées au crayon par le professeur d’avant, pour les remplacer par celles, précieusement archivées, de l’autre, et ce jusqu’au moindre gribouillis. Tel un plagiaire, il trébuchait constamment, espérant de tout cœur que le pot aux roses soit dévoilé. Son labeur était herculéen. Chaque séance de recopiage lui prenait une bonne partie de la nuit.
La « larme furtive » de chaque professeur était l’opposée de l’autre. Agnese la voulait humide, généreuse, abondante. Grau la voulait sèche comme le Sahara en hiver. Agnese demandait à Jonah d’asséner la première note de chaque phrase puis de descendre en piqué d’une quinte pour faucher dans ses griffes le reste de la mélodie. Grau voulait qu’il se cramponne sur l’attaque, puis s’élève à partir de rien. L’Italien voulait le chagrin de toute l’humanité. L’Allemand voulait un rejet stoïque de l’absurdité humaine. Jonah voulait juste s’en tirer vivant.
Ils le firent devenir comme Joanne Woodward dans Les Trois Visages d’Ève, qui avait remporté un oscar l’année précédente pour son interprétation d’une personnalité multiple. Jonah ne se rappelait plus qui lui avait demandé quoi. Il en arriva au point de pouvoir changer d’interprétation au milieu d’une note, s’il repérait le moindre début de froncement dans le sourcil du professeur. Et puis, un beau jour, M. Grau se pencha pour examiner les indications au crayon. « Qu’est-ce que c’est ? Sostenuto, ici ? Je ne t’ai certainement jamais demandé une chose pareille. »
Jonah marmonna que c’était une plaisanterie d’un camarade, et se mit à l’effacer furieusement.
« Qui donc peut rêver de sostenuto à ce moment-là ? »
Jonah secoua la tête, consterné par un tel outrage.
« Toi, tu ne crois quand même pas que c’est comme ça qu’il faut aborder ce passage ? »
Jonah prit un air scandalisé.
« Ma foi, pourquoi pas ? Vas-y, essaye comme ça. »
Mon frère ne manquait pas de souplesse, aussi s’exécuta-t-il, en essayant de faire comme s’il ne l’avait pas répété de cette façon, une séance sur deux, depuis trois semaines.
« Hmm, grogna Grau. Pas inintéressant. »
Lorsque Agnese le fit arrêter au même endroit – comme ça, juste une idée qui lui passait par la tête – pour essayer staccato, Jonah sut que la gigue était terminée. Pendant une semaine, ses deux professeurs le bombardèrent d’un silence d’antienne. Mon frère présenta ses excuses aux deux.
Grau secoua la tête. « Qui croyais-tu duper ? »
Agnese gloussa. « Tu crois que cette “larme furtive” stéréophonique était ce que vous autres Américains appelez une coïncidence ? »
Mon frère ne demanda pas quand ils avaient découvert son subterfuge. Mais, aussi servilement que possible, il posa tout de même une autre question : « Pourquoi ? »
« Considère ça comme ton éducation en matière de politique de la scène », dit Grau.
« Tu peux nous croire : dorénavant, ce genre de chose t’attirera bien plus de larmes que n’importe quel passage de Donizetti. »
C’est ainsi que s’acheva la tentative de mon frère pour suivre les cours de deux des meilleurs professeurs de l’école. L’escapade de Jonah fit brièvement de lui le Brando du conservatoire. En dehors de l’école, toute une jeunesse à cran s’apprêtait à chambouler le monde. Mais derrière les murs de nos salles de répétition insonorisées, les erreurs de tempo étaient encore le pire crime imaginable. Nous n’avions tout simplement aucune idée de l’endroit où nous vivions. Au Sammy’s, on s’échangeait d’obscures histoire de « pétards » et de « poudre », de puissantes substances qui de l’avis de tous rendaient schizophrènes les jazzmen du Village, et transformaient le sous-prolétariat de Harlem en assassins. Des heures durant, le sujet faisait l’objet de spéculations. « Supposons que ça te fasse mieux jouer pendant un certain temps, et qu’ensuite tu en meures. Est-ce que tu en prendrais, au nom de l’art ? »
Le sexe était la transgression la plus accessible. Les rumeurs abondaient de gâteries prodiguées manuellement, voire buccalement, dans la pénombre des salles de répétition, sur des bénéficiaires en position verticale. Une flûtiste blonde – la chouchoute de tout le monde – dut quitter l’établissement dans des circonstances qui suscitèrent moult explications cocasses. Le stupre envahissait les couloirs, c’était un parfum répandu qu’aucune ammoniaque ne pouvait dissiper. Les amis de mon frère se lançaient dans d’interminables discussions pour savoir quelle étudiante en chant, avec ses diverses techniques, servirait au mieux leurs besoins – celles qui travaillaient le changement de registre aigu, le placement de la bouche sur le bec… Nous étions des enfants tels que ce pays n’en reproduirait plus. Passé l’âge où nos anciens bourreaux de Hamilton Heights étaient envoyés en prison purger leurs premières peines, Jonah et moi nous cramponnions à une naïveté que nous confondions avec le péché. Mais lorsque sonna l’heure du péché véritable, nous eûmes tous les avantages de ceux qui commencent tard.
Maintenant que sa voix était stabilisée, Jonah récupérait la plupart des rôles de choix qu’il désirait. Il n’avait fait que ses deux premières années et déjà il chantait dans des productions de troisième cycle. Lorsqu’un rôle exigeait une précision infinie, toute velléité d’auditions démocratiques passait à la trappe. Il faisait preuve d’une élégance toute particulière pour le comique – le petit page du XVIIIe siècle dont l’étourderie et la frivolité ne sont surpassées que par un zèle à fendre le cœur. Il interprétait un Évangéliste de Bach qui était une véritable invitation à la conversion pour la moitié des agnostiques présents dans la salle, du moins pour la soirée. Il apprit à jouer la comédie. À l’âge de dix-neuf ans, il maîtrisait ce redoutable talent consistant à assoupir le public en lui faisant croire qu’il assistait au quotidien ennuyeux d’un de leurs semblables, tout ça pour soudain, en appuyant sur un commutateur invisible, leur faire comprendre de quelle histoire il était réellement question.
Il acceptait toutes sortes de rôles. Il ne refusait jamais une œuvre ayant été composée après la guerre. Il avait le choix parmi les premières, car peu nombreux étaient les autres étudiants prêts à se tuer à la tâche en apprenant à fond de nouvelles techniques pour une unique représentation. Mais il chantait également des petites œuvres façon fanfreluches françaises qu’il eût interprétées les doigts dans le nez dès l’âge de six ans. À Claremont Avenue, il chantait de tout, de la chanson populaire celtique à la monodie liturgique russe, en passant par le Sturm und Drang, l’opéra bouffe et l’amour courtois de la haute Renaissance. Il ne faisait pas la différence entre une messe funèbre et un rappel désinvolte. Il chantait chaque œuvre comme si c’était son chant du cygne. Il était capable de faire pleurer les pierres, de faire mourir de honte d’innocents animaux : l’Orphée que Péri, Monteverdi, Gluck, Offenbach, Krenek et Auric avaient en tête.
Au cours des premières années de la vie, tout ce qu’on entend, on l’entend pour la première fois. Au bout d’un certain temps, l’oreille sature, et l’écoute se détourne de l’avenir pour replonger dans le passé. Ce qu’on n’a pas encore entendu ne peut surpasser ce qu’on a déjà entendu. La beauté de la voix de Jonah tenait à ce mouvement de retour en arrière. À chaque nouvelle phrase qui émanait de lui, les notes d’hier accédaient à une nouvelle jeunesse.
Des gens vinrent tout exprès pour assister au récital de son examen. Il insista pour que ce soit moi qui l’accompagne. Nous travaillâmes pendant des semaines, essentiellement sur des lieder grand public du XIXe siècle. Il se moquait de ce répertoire mélodramatique, qui caressait le public dans le sens du poil : « De la novocaïne sonore. » Lors de la générale, nous mîmes la dernière touche désespérée au « Feu follet » du Winterreise de Schubert. J’en étais à la moitié du deuxième couplet, le presque nihiliste
Bin gewohnt das Irregehen,
‘s führt ja jeder Weg zum Ziel :
Uns’re Freuden, uns’re Leiden,
Alles eines Irrlichts Spiel !
Un feu follet cristallisant toutes nos joies et nos chagrins, quand j’entendis Jonah chanter :
Pepsi-Cola c’est du tout bon-on,
Deux fois plus pour le même prix.
Deux pleins litres par bidon-on,
Pepsi-Cola à boire à tout prix !
Je refermai le couvercle d’un geste sec et hurlai par-dessus ses derniers mots : « Bon sang, Jonah. Mais qu’est-ce qui te prend ? »
En voyant la tête que je faisais, il partit dans un interminable ricanement. « Joey, c’est un récital scolaire, putain. Ils vont pas nous casser les noisettes avec ça. »
J’étais sûr qu’il allait refaire le coup au récital, peut-être pas délibérément, mais par inadvertance, à force de l’avoir chanté comme ça en répétition. Mais il chanta les mots de la partition, en vieillard deux fois plus âgé que Da, qui d’après son amère expérience savait que chaque chemin mène au même océan, et que chaque joie et chaque chagrin pressants ne sont que des lumières fantômes sur la rive lointaine d’un canal infranchissable. Il obtint son diplôme avec les félicitations du jury.
La bande du Sammy’s organisa une petite fête en son honneur quelques jours après notre prestation. Mon frère continuait de traîner avec eux, sans doute pour le sentiment de liberté qu’ils lui procuraient. Moi, j’avais pris mes distances, par dégoût. Je préférais revoir encore mille fois la coda de ma sonate de Beethoven du moment plutôt que d’entendre mes concurrents se faire juger à nouveau.
Mais Jonah insista pour que j’y fasse une apparition. À mon arrivée, Brian O’Malley tenait le crachoir, comme ce fut le cas pendant pratiquement tout notre parcours universitaire. Lorsque j’entrai, son numéro s’orienta sur des histoires de Noirs, comme c’était souvent le cas quand j’étais dans les parages. Preuve des lumières d’O’Malley. Pour faire rire la galerie, il se lança dans une parodie du bouseux au comptoir du Woolworth de Greensboro : « Je vous voye assis depuis d’ta leur. Voulez une boisson fraîche ? Faudra aller me boire ça dehors, pour sûr, mais vous pourrez revenir dès que vous aurez terminé ! »
Je regardai par la fenêtre en souriant pour détourner l’assaut, faisant de mon mieux pour survivre à cet humour. Sur le trottoir d’en face, une femme apparut de derrière un camion de livraison, elle remontait l’avenue. Elle portait une robe bleu marine qui lui arrivait à mi-mollet, avec de larges épaulettes pointues, passées de mode depuis plusieurs décennies. Sa chevelure était un nid de souples et fines brindilles noires. Je ne vis son visage qu’un bref instant. Sa peau était d’une couleur dont j’avais longtemps rêvé. De la voir ainsi remonter gaillarde l’avenue, libre d’être ce qu’elle voulait, je sus que c’était pour moi qu’elle avait été placée là.
Je trébuchai en me levant, sapant du même coup la chute d’O’Malley. Invoquant un prétexte quelconque, je me précipitai dehors. Je la retrouvai dans la rue. Elle naviguait vers le nord, superbe voilier bleu marine remontant l’après-midi à contre-courant. À sa suite, je m’engageai dans Broadway. Elle prit à droite dans LaSalle. Elle reprit à nouveau vers le nord par Amsterdam, à cent mètres devant moi. Je tentai de réduire la distance qui nous séparait, mais elle marchait si vite que j’eus peur qu’elle ne me sème.
J’étais toujours derrière elle à hauteur du City Collège lorsque je sentis que je commençais à me dissoudre. En prenant un peu de distance, je vis un adolescent qui poursuivait une parfaite inconnue. Chaque pas ajoutait à mon avilissement. Ce n’était pas le désir qui me poussait, mais un besoin plus simple que tout ce que j’avais pu ressentir dans ma vie. Une femme que je connaissais mieux que je ne me connaissais moi-même avait déambulé dans Claremont, dans les rues autour de mon école, à ma recherche. Elle n’avait pas pu savoir que j’étais assis dans un café, tout près, prisonnier d’une bande de ringards. Elle avait renoncé à me trouver. Il fallait que je me rachète.
Les immeubles qui défilaient se refermèrent comme un tunnel. Je ne ressentis plus l’air sur ma peau. Posté en hauteur à des kilomètres au-dessus de moi-même, je pressai le pas. J’étais ma propre marionnette, le personnage central de ma propre vie, une histoire dont l’intrigue venait juste de se révéler à moi. Je ne m’étais pas senti aussi concentré sur mon objectif, aussi vivant, depuis les soirées musicales de ma prime enfance. Tout allait bien. Toutes les mélodies s’envoleraient finalement et trouveraient la cadence. Chaque personne dans cette rue bondée détenait une note qui contribuait à l’accord.
Pendant tout ce temps, elle caracola devant moi d’une démarche élégante et décidée. Tant que je l’avais en vue, je n’avais d’autre besoin. Je m’approchai suffisamment pour distinguer sa nuque sous l’impeccable chute de cheveux. Un court instant, dans la lumière déclinante de l’après-midi, je paniquai. La couleur de sa peau avait viré, comme pour se protéger, à la façon d’un caméléon. La vitre teintée du Sammy’s m’avait induit en erreur. Le sentiment que j’avais eu de la reconnaître s’évanouit. C’est alors qu’elle se retourna et qu’elle regarda dans ma direction. Je fus soudain empli d’une telle certitude que je faillis l’appeler. Son visage hantait l’endroit où je croyais vivre seul.
Elle prit à droite et je la suivis, tellement absorbé que je ne vis pas quelle rue c’était. Des types, en pleine guerre des gangs, se crispèrent sur mon passage. Deux hommes au physique épais me lancèrent un regard mauvais depuis leurs postes d’observation, devant leurs portes. Tous les yeux d’un bout à l’autre de la rue m’avaient identifié comme un intrus. Devant, le manteau bleu marine s’enfonçait davantage dans le quartier amoché, tel un fantôme sur un champ de bataille.
Par deux fois encore, elle changea de direction, et je continuai de suivre ses pas. Mon attention fut distraite un bref instant. Lorsque je regardai de nouveau devant, la femme en bleu marine avait disparu. Elle s’était éclipsée par une porte que je cherchai mais ne pus trouver. Je restai au coin de la rue, et attendis stupidement que la destinée me tende à nouveau la main. Les gens me bousculèrent sur leur passage, impatients, indifférents. Une trentaine de mètres plus loin, des bus déversaient leurs lots de passagers. Le quartier devenait malveillant, on sentait ma peur, on pressentait que je n’avais pas ma place ici. L’intersection se referma sur moi, et je m’enfuis.
Les rues que je repris dans l’autre sens semblèrent plus hostiles au retour qu’à l’aller. Je pris à l’ouest trop tôt, dans une artère qui, après un pâté de maisons, partait en diagonale à travers un filet de petites rues, et remontait vers le nord. Je m’arrêtai, fis demi-tour, avançai de quelques pas, fis de nouveau demi-tour, ne sachant plus. Je pressai le pas à la lisière d’une longue avenue dévastée. Mon corps s’affola, et je piquai un sprint en direction de ce qui, je l’espérais, était Amsterdam.
Soudain, je n’étais plus dans New York. J’eus l’impression d’être au milieu d’une foule de gens qui n’étaient pas du coin, des gens qui se déplaçaient trop lentement pour 1960. Je ne peux dire combien de temps je restai là. Cette question n’a pas de mesure. J’étais dans les rues d’une ville que je ne reconnaissais pas, parmi un peuple qui n’était pas le mien, vivant une expérience que je ne partageais avec personne.
Je m’en voulais d’avoir tout perdu. La femme me paraissait encore tellement présente que j’avais la conviction que je la retrouverais le moment venu. Je connaissais son quartier, je savais où elle allait, comment elle se déplaçait. J’étais tombé sur elle, ça ne pouvait pas être un hasard unique. J’avais dix-huit ans. Et j’avais attendu jusqu’à ce moment pour tomber amoureux d’une image encore plus fugace que la musique.
À la maison, Jonah me réprimanda sévèrement. « Qu’est-ce que tu as foutu, tout à l’heure ? » Il me fallut un certain temps pour me souvenir : la scène au Sammy’s. Jonah fut sans pitié. « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu as délibérément essayé de m’humilier auprès de ces gens, c’est ça ? » Il exigeait une réponse. Je n’en avais pas.
« Jonah. Écoute bien. J’ai vu la femme avec qui je vais passer le restant de mes jours.
— Oh ? » Trop de leçons de présence scénique. « Le restant de tes jours ? Et à partir de quand ?
— Je suis sérieux.
— Évidemment que tu l’es. Le petit Joe n’est pas un plaisantin. Assure-toi quand même d’en informer la dame, hein ? »
Le lendemain, je retournai au Sammy’s, et tous les après-midi à la même heure, pendant quinze jours. Je dus endurer ce que la « grande culture » avait de pire à offrir. Jonah pensa que je faisais pénitence, aussi distribua-t-il au compte-gouttes d’infimes récompenses verbales. Mais je restai vigilant, avec la même régularité et la même nécessité que le sommeil ou l’alimentation. Elle finirait bien par repasser. On ne pouvait pas me l’avoir agitée sous le nez pour ensuite me l’enlever à jamais. Cet après-midi, ou le suivant, au plus tard à la fin du mois…
Ne la voyant pas réapparaître, je commençai à perdre mon sang-froid. L’impatience se transforma en confusion. La confusion se mua malgré moi en désespoir. Au bout d’une semaine, je tâchai de réitérer mon itinéraire vers le nord, incapable de retrouver les immeubles. Je cessai d’aller au Sammy’s, cessai de faire quoi que ce soit d’autre que de rester dans une salle de répétition, paralysé : le dernier cas répertorié de polio, contractée en apercevant une jeune fille dont il n’y avait aucune chance que je découvre le nom.
Après m’avoir vu pendant un mois dans cet état, Jonah commença à me croire. Un soir, de but en blanc, il me demanda : « Elle était comment ? »
Je secouai la tête. « Tu saurais tout de suite. À la minute où tu l’apercevrais, tu saurais tout de suite. »
C’est ainsi que s’acheva pour moi le rêve des années cinquante, avant que je ne puisse m’en réveiller. Autour de nous, à New York et plus loin, on changea de tonalité en l’espace d’une mesure, comme si le changement de chiffres signifiait réellement quelque chose. L’année de la décennie nouvelle, je devins adulte. La révolution jaillissait de toutes parts, hormis chez mon frère et chez moi. D’une chiquenaude, en vertu d’une modification arbitraire du calendrier, le monde passa du noir et blanc à la couleur. Et en vertu de je ne sais quelle loi physique de conservation, Jonah, Ruth et moi, qui étions « de couleur », passâmes au noir et blanc.
Le général chauve céda la place à un chevelu sans casquette. Les superpuissances étaient au bord de la catastrophe nucléaire, chacune prête à courir à sa perte sans sourciller. La course aux armements emménagea dans l’espace. Des étudiants noirs investirent des établissements blancs. Je passai moins de temps sous terre, dans l’abri antiatomique de ma salle de répétition et plus d’heures à l’air libre, à attendre que la femme au teint parfait et à la robe bleu marine vienne me chercher, avant que le monde ne parte en fumée sous des nuages en forme de champignon.
La nation – du moins sa partie blanche – « chantait avec Mitch », en suivant les paroles grâce à la balle qui sautillait au bas de l’écran de télévision. Les gens ont vraiment fait ça. Peut-être pas les New-Yorkais, mais là-bas, au-delà de l’Hudson, partout vers l’ouest : le pays entier en train de chanter à tue-tête devant la télé, une chorale éparpillée à travers des millions de salles de séjour reprenant en chœur une immense et ultime chanson, et si les gens ne pouvaient s’entendre les uns les autres, ce fut la dernière fois que tout le monde resta peu ou prou dans la même tonalité.
Lenny Bruce se produisit au Carnegie Hall, où il interpréta ses sketches que mon frère adorait par-dessus tout. Jonah acheta le disque, c’était la première fois qu’il achetait le disque d’un humoriste, et il l’écouta jusqu’à en user le vinyle. Il étudia les inflexions avec son oreille parfaite, et il eut beau écouter un nombre infini de fois, les cadences le faisaient toujours autant glousser :
Je vais te donner le choix, c’est toi qui décides, entre épouser une Noire et une Blanche, deux nanas à peu près du même âge, même niveau de revenus… Avec tout ce que le mariage signifie pour toi – s’embrasser, se prendre dans les bras, coucher ensemble dans le même lit par des nuits torrides… quinze ans… à embrasser et à prendre dans tes bras cette Noire très noire. Ou à embrasser et à prendre dans les bras cette Blanche très blanche… Faut pas que tu te goures. Parce que tu vois, la Blanche, c’est Kate Smith. Et la Noire, c’est Lena Horne.
Jonah me fit écouter le sketch en doublant la chute à voix haute. « Tu piges, mon pote ? Tout ça, c’est pas vraiment une question de race, finalement. C’est une question de laideur ! Alors, allons pendre haut et court tous les gens laids, d’ac ? » Mais Jonah ne répéta le sketch qu’en privé. Pendant la majeure partie des trente années qui suivirent – la partie mineure aussi, d’ailleurs – il n’y eut que pour moi qu’il se rappela la blague.
Dans le Village, la musique accouchait de quintuplés. L’insidieux juke-box Seeburg du Sammy’s, les clameurs de la radio qui filtraient lorsqu’on se rendait aux diffusions du Met, et dans la rue tout autour de nous : nous finîmes par entendre. Cela faisait des années que quelque chose se passait. Et enfin Jonah eut envie d’y prêter une oreille. Nous descendîmes downtown, assistâmes à deux sets de jazz progressif, nous en fûmes littéralement décoiffés, puis nous rentrâmes à la maison. Jonah rejeta en bloc toute cette scène. Puis, un mois plus tard, il voulut y retourner.
Nous adoptâmes un rituel bihebdomadaire, nous faufilant dans les endroits les plus sulfureux où officiellement je n’avais pas l’âge d’entrer. Le videur savait apprécier le regard avide du musicien ; il détournait les yeux. Une semaine, nous nous rendions au Village Gate, la semaine suivante, au Vanguard. Tandis que les géants du jazz se rassemblaient au Gate, les folkeux faisaient main basse sur le Bitter End, trottoir d’en face : deux scènes en furie qui n’auraient pu être plus éloignées l’une de l’autre, la proximité géographique mise à part. Le son sidérant du Vanguard avait mijoté depuis des années, le vieux blues de l’intérieur des terres qui avait débordé et qui, à l’est, s’était fait urbain et cool. Les vieux habitués du club nous dirent que nous avions manqué l’apogée. Les dieux véritables, prétendaient-ils, n’étaient plus de ce monde. 1960, selon eux, n’était déjà plus qu’un écho. Mais, pour Jonah et moi, c’était le souffle d’une planète plus neuve que Schoenberg, avec une atmosphère bien plus respirable.
Je ne pouvais pas l’entendre, à l’époque, cette recréation à l’œuvre dans nos récréations. Pourtant, cette musique avait jadis empli la maison, via la radio du dimanche matin. Jamais nous n’avions dégusté une des omelettes expérimentales sophistiquées de Da sans écouter de jazz. Mais ce n’était pas vraiment notre musique, contrairement à celle que nous chantions un jour sur deux. Nous n’étions jamais en terrain familier ; c’était plus une drôle de location estivale sur le Strip de Las Vegas. Si nos parents avaient écouté, Jonah et moi avions déserté. Nous ne considérions pas nos excursions dans le Village comme un retour au pays. Nous pensions avoir atterri dans un endroit où nous n’avions jamais mis les pieds.
Da ne voulait pas que nous restions en ville toute la nuit. Il avait perdu notre trace, se laissait engloutir par son travail, ne remontait à la surface que pour assumer à tâtons son rôle de père. Il restait juste assez longtemps parmi nous pour dire qu’il voulait que nous soyons revenus à la maison à minuit. Trop tôt pour entendre ce dont les habitués parlaient à voix basse – les sets qui ne débutaient qu’au petit matin, les poids lourds carburant à des stimulants dont je n’avais jamais entendu parler –, à cette heure matinale où Jonah et moi nous tramions de nouveau jusqu’au conservatoire. Nous aurions pu sécher le couvre-feu imposé par Da, il ne s’en serait pas rendu compte. Mais pour une raison ou une autre, nous obéissions à cette loi, tout en en profitant jusqu’à la toute dernière minute. Jonah sifflait une bière ou deux, ce qui ne l’empêchait pas de siroter mes sodas. Quand nous remettions le cap vers le nord, nous titubions comme des ivrognes invétérés, Jonah, pâle à force d’être resté dans la pénombre, dans la fumée, émerveillé par tout cela, aussi pâle que n’importe lequel de ces juifs errants qui se perdaient avec nous. Et la bouche pleine d’explications et de commentaires enfiévrés.
« Ils sont en train de voler le feu sacré à l’avant-garde des années trente. Paris, tu sais. Berlin. » Ça le rassurait, en un sens. Mais d’après ce que j’avais lu, les Européens avaient volé leurs meilleurs morceaux à La Nouvelle-Orléans et à Chicago. La musique, ce vampire flottant à travers les siècles, éternel, suçait sans faire de chichis la première jugulaire qui se présentait. N’importe quel sang étanchait sa soif, n’importe quelle transfusion lui permettait de tenir encore un an de plus.
J’adorais la façon que les jazzmen avaient de déambuler dans les rues avec leur instrument, en quête du prochain endroit où s’installer, scrutant les alentours pour trouver des types sur la même longueur d’onde qu’eux, sans projet à long terme, hormis celui de se poser quelque part pour jouer. Leur moteur, c’était la satisfaction personnelle, la jubilation de créer et de s’inventer soi-même. Pas de début, pas de fin, pas de but, leur son n’avait d’autre motif que les notes, et encore, mêmes les notes, ils n’y jetaient un coup d’œil que pour regarder au-delà. Le corps n’aspirait qu’à une chose : jouer.
Nous vîmes Coltrane, un soir, faire un tabac dans ce qu’on aurait dit être la salle de séjour d’un particulier, dans une ruelle obscure, sur une scène grande comme un mille-feuille. Il s’était trouvé dans une ruelle du quartier, appuyé sur son étui de sax, quand le batteur et le pianiste de la session étaient sortis fumer une cigarette. Ils avaient attrapé Trane au passage – ou alors il n’avait rien eu de mieux à faire. Les sources divergeaient. Toujours est-il que Jonah et moi nous assîmes devant cette énorme cloche retournée, pour entendre le cliquetis des clés de son instrument, conviés à un jeu des Citations folles qui nous dépassait.
Malgré ma formation en théorie et en harmonie, je n’entendis pas un tiers de ce que fit ce quartette improvisé ce soir-là. Mais ce fut de la musique telle qu’elle avait été, jadis, au début, quand ma famille me l’avait donnée. De la musique pour le simple plaisir d’en faire. De la musique vouée à l’instant.
J’adorais observer Jonah quand les meilleurs chanteurs du Village s’aventuraient sur scène. Il avait un faible pour une femme du Sud du nom de Simone, qui avait commencé par étudier le piano à Juilliard avec Carl Friedburg. Sa voix était rauque, mais elle l’amenait dans des zones inconnues. Son autre déesse était une femme au teint mat originaire de Philadelphie qu’avait connue Maman, capable de se lancer dans des scats plus débridés qu’un pizzicato de Paganini. Jonah se tenait assis comme un épagneul devant un élevage de lapins, penché en avant, la bouche ouverte, le corps prêt à foncer sur scène pour se mêler à la bataille. Je dus parfois le retenir par le col. Heureusement, car sur le trajet pour rentrer à la maison – nous deux, au nord de la Cinquante-Neuvième, en train de chanter l’incontournable Take the A Train – j’entendis combien sa précision vocale classique aurait manqué de virilité sur une scène au sud de la Quatorzième.
Ses tuteurs à Juilliard ignoraient tout de ses flirts nocturnes avec les régions inférieures de l’île. Après son récital de quatrième année, l’école s’apprêta à remettre son diplôme à mon frère. Ses professeurs divergeaient néanmoins quant à la voie à suivre après. Agnese voulait qu’il s’inscrive attacca en troisième cycle, sans reprendre sa respiration. Grau, qui aimait mon frère de manière plus impitoyable, voulait le lâcher dans le vaste monde, afin qu’il goûte brutalement au cycle des auditions, le moyen le plus rapide d’endurcir cette voix encore empreinte d’une innocence artificielle.
L’axe Rome-Berlin aboutit au compromis d’un voyage en Europe. Ils firent part de leur plan à Jonah. Moyennant une participation financière symbolique de la part de Jonah, ils pouvaient lui dégoter une bourse, la gratuité de l’hébergement et de la restauration, ainsi qu’un professeur de tout premier plan à Milan. L’Italie était le berceau de l’art vocal, le hadj de tout chanteur, le monde de rêve dont Kimberly Monera avait naguère abreuvé l’imagination enfantine de Jonah. Quant à la langue, il l’avait étudiée pendant quatre ans, et était capable de dire des choses comme « S’aimer l’un l’autre éternellement/est la malédiction qui court dans nos veines ! » et « Même l’indifférence des dieux ne saurait avoir raison de moi » avec toute l’aisance d’un autochtone. L’affaire était entendue : il ferait le pèlerinage sur la terre promise de la musique vocale. La seule question était de savoir quand.
Mon frère avait intégré Juilliard uniquement parce que c’était une alternative au chagrin. Et à présent, il commençait à envisager Milan uniquement comme alternative à la perspective de traîner sans fin ses guêtres du côté de Claremont. Da était persuadé qu’en toute logique, c’était l’étape suivante : « Mon garçon, comme j’aimerais voyager avec toi. » Ruthie utilisa l’argent de ses gardes d’enfants pour acheter les disques d’une méthode de conversation italienne, de manière à pouvoir baragouiner avec lui, au petit déjeuner, pendant les semaines précédant son départ. Mais après que Jonah eut systématiquement corrigé sa prononciation, elle mit un terme à sa tentative et condamna les disques à venir grossir notre pile de microsillons d’opéra.
Il était prévu que Jonah parte juste après la remise des diplômes. Le soir qui précéda la cérémonie, il me rejoignit dans la cuisine pour m’aider à faire la vaisselle. Il était transfiguré, plus léger qu’il ne l’avait été depuis des semaines. Je crus que c’était l’approche du départ.
« Mule, tu y vas. Moi, je vais rester un peu au chaud. » J’éclatai de rire. « Sérieux. » Je demeurai bouche bée, attendant des explications. « Sérieux, Joey. Je ne pars pas. Tu sais pourquoi. Tu sais tout, frangin. Ces dernières années ont été un calvaire, pas vrai ? Pour nous deux. Tu l’as toujours su dès le début, pendant que moi, je faisais le mariole, à faire semblant…
— Jonah. Il faut que tu y ailles. Tout est organisé. Ils se sont saignés aux quatre veines pour toi.
— Aider un garçon de couleur à voir le Vatican.
— Jonah. Ne fais pas ça. Ne balance pas tout par la fenêtre.
— Balancer quoi par la fenêtre ? C’est eux qui me balancent par la fenêtre, bon sang. Tout le monde a des projets pour moi, à part moi. Imagine ce que je serai au bout de six mois en Europe. Leur œuvre de charité. Leur bonne action, marque déposée. À vie redevable à mes parrains. Navré. Peux pas faire ça, Joey. »
Il détourna le regard, évitant de croiser le mien. Un muscle de sa joue se mit à tressaillir à cent battements la minute. Pour la première fois de sa vie, mon frangin avait la frousse. Peut-être pas peur d’échouer : échouer eût été un soulagement. Peur de qui il serait, si l’on réglait à sa place le problème de savoir qui il était.
Ses professeurs le prirent très mal. Ils avaient fait des pieds et des mains pour lui, et tout ce qu’il trouvait à faire, c’était jeter leur assistance aux orties. Agnese n’avait pas l’habitude qu’on refuse sa générosité. Il expulsa mon frère de son studio et refusa de lui adresser la parole. Grau, l’architecte du plus long terme, le fit asseoir sous sa coupe pendant encore quelques minutes, et lui demanda ce qu’il voulait faire à la place.
Jonah fit un grand geste. Il était à l’orée de l’âge adulte, à cette période où la chrysalide de l’adolescence colle encore. « Je me disais que je pourrais chanter un peu ? »
Grau rit. « Et qu’as-tu fait ces quatre dernières années ?
— Je veux dire… chanter pour des humains. »
Le rire se fit plus incisif. « Humains, par opposition à professeurs ?
— Humains par opposition à, vous savez, des gens qui sont payés pour écouter ? »
M. Grau se sourit à lui-même. Il joignit les mains à hauteur du visage et déclara avec une neutralité théâtrale : « Mais certainement, trouve donc tes humains. » Ni bénédiction, ni malédiction. Juste : va voir.
Quant à Da, je ne l’avais encore jamais vu dans un tel état de confusion. Il ne cessait de secouer la tête, en attendant que la réalité se décante. Puis la déception apparut. « Si tu veux rester dans cet appartement une fois que tu auras ton diplôme en poche, alors il faudra que tu cherches du travail. » Jonah n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien signifier. Il tapa un curriculum vitæ ridicule, qu’il présenta à des employeurs sans grand prestige – grands magasins de midtown, restaurants d’uptown, et même le service nettoyage et entretien de Columbia. Il dressa une liste de ses acquis culturels juste suffisante pour saboter tout intérêt qu’on aurait pu lui témoigner.
Il décida de se présenter à des auditions. Mais aucune proposition ordinaire ne lui convenait. Il passa au crible la presse musicale spécialisée, à la recherche de l’occasion idéale pour faire ses débuts. Il trouva un concours taillé sur mesure pour faire ses preuves. Il vint me voir avec l’annonce. « C’est celui-là qu’on fait, Mule. »
Il me colla le journal sous le nez. America’s Next Voices : une compétition nationale pour chanteurs sans antécédents professionnels. Avec une vraie fortune à la clé. Se présenter à ce concours ne semblait pas déraisonnable. Les éliminatoires avaient lieu dans plusieurs mois, juste avant mon propre récital de fin de cursus.
« Je suis avec toi, frérot. Dis-moi juste quand tu veux qu’on commence.
— Quand ? Sur-le-champ. »
C’est alors que je compris qu’il avait des projets pour moi. « Jonah. » Je lui fis signe de calmer le jeu. « Mes cours. Mon récital. » Mon diplôme. Ma vie.
« Allons, Mule. On a déjà passé en revue tout le programme, pour mon récital. Tu es le seul pianiste qui me connaisse, le seul capable de lire dans mes pensées.
— Qui est-ce qui va nous encadrer ? »
Jonah eut au fond de l’œil cet éclat malicieux qu’il réservait habituellement à la scène. « Personne pour nous encadrer. C’est toi qui m’encadreras, Joey. Quoi de mieux qu’un frère ? Sur qui d’autre puis-je compter pour être absolument sans pitié ? Réfléchis à l’enjeu. Si on déboule de nulle part et qu’on remporte le trophée ?
— Jonah, il faut que je décroche mon diplôme.
— Doux Jésus. Tu me prends pour qui ? Je ne vais pas saper tes études, nom de Dieu. »
Je n’ai jamais décroché mon diplôme. Et j’imagine qu’au sens strict du terme, Jonah n’a jamais sapé mes études.
Il annonça à Da que nous avions besoin d’un endroit pour répéter. « Et ici, ça ne va pas ? Il n’y a que votre sœur et moi. Vous n’avez aucun secret pour nous.
— Justement, Da.
— Qu’est-ce qui ne va pas ici, chez nous ? Depuis que vous êtes tout petits, c’est toujours à la maison que vous avez fait votre musique.
— Nous ne sommes plus tout petits, Da. » Da me dévisagea, comme si j’étais passé à l’ennemi.
Jonah renchérit. « Ici, ce n’est pas chez nous, Da. » Notre maison était partie en cendres.
« Pourquoi ne pas répéter à l’école ? »
Jonah n’avait pas jugé bon d’informer Da des détails de sa rupture avec Juilliard. « On a besoin d’intimité, Da. Il faut qu’on le remporte, ce concours.
— Ce n’est qu’une audition de plus. Vous êtes déjà passés par là. »
Mais ce n’était pas juste une audition de plus. C’était notre entrée dans le monde impitoyable de la musique professionnelle. Jonah n’avait pas seulement l’intention de participer à ce concours. Il voulait en ressortir vainqueur.
Da ne comprenait rien, mais quand Jonah avait besoin de quelque chose, il était là. Une fois Ruth endormie, il nous fit asseoir à la table de la cuisine. « Un peu d’argent nous est arrivé lorsque votre mère… » Il nous montra des papiers. Jonah fit mine de les décrypter. « Ce n’est pas une fortune. Mais il y a assez pour vous mettre le pied à l’étrier. C’est ce que votre mère aurait voulu, ce en quoi elle a toujours cru pour vous. Mais il faut que vous sachiez : quand cette somme sera épuisée, il n’y aura plus rien. Il faut que vous soyez sûrs de ne pas vous tromper. »
La certitude fut toujours le vice préféré de Jonah. Il trouva un studio à dix rues de notre appartement, à la lisière de Harlem. Moyennant une somme considérable, il loua un piano et le fit installer. Cela me convenait : la pièce se trouvait à quelques rues de là où j’avais vu la femme avec qui j’allais passer le restant de mes jours. Pendant les pauses, je pouvais me poster au coin où elle avait disparu et attendre qu’elle se matérialise à nouveau.
Non que Jonah eût prévu beaucoup de pauses. Il s’était dit que dès l’instant où nous aurions organisé cet espace, nous camperions plus ou moins sur place. Il dégotta un mini-réfrigérateur et des sacs de couchage achetés à bas prix à deux authentiques scouts. Il avait l’intention de travailler sans interruption jusqu’aux éliminatoires de l’automne.
Je prenais des leçons de mon côté, avec M. Bateman. Pour Jonah, le fait que je continue à étudier avec le même professeur était la preuve que je n’apprenais rien. On en vint à ce choix : Jonah ou les études. M. Bateman était le meilleur professeur que j’aurais jamais. Mais Jonah était mon frère, et l’individu musicalement le plus talentueux avec qui il me serait donné de travailler. S’il ne pouvait pas ramener Maman à la vie, quel espoir me restait-il ?
Je fis une demande de congé exceptionnel. Je dis à M. Bateman qu’il s’agissait d’une urgence familiale. Il signa ma dérogation sans me poser la moindre question. Wilson Hart fut le seul que je mis au courant. Mon ami se contenta de secouer la tête en entendant le projet. « Il sait le sacrifice qu’il te demande de faire ?
— Je pense qu’il y voit une chance. »
Il dut prendre sur lui pour ne pas me juger, pour ne pas dire ce qu’il aurait dû dire. « Plutôt un coup de poker, à ce que je vois. »
Pire qu’un coup de poker. Will et moi savions tous deux une chose : en misant tout comme ça sur un seul lancer de dés, il était clair que je ne reviendrais plus à l’école, quel que soit le résultat.
« Écoute-moi bien, Mêl. La plupart des hommes, tu sais quoi ?… » Wilson Hart prit mon menton au creux de sa paume. Je le laissai me redresser la tête. Ses doigts effleurèrent ma pomme d’Adam. Je me demandai s’il était possible pour un aveugle de deviner uniquement au toucher s’il avait affaire à un Noir ou à un Blanc. « La plupart des hommes tueraient pour avoir un frangin comme toi. »
Puisque j’étais dans le quartier, il proposa qu’on joue. Qui savait quand je reviendrais ? Nous jouâmes une version à quatre mains d’une fantaisie de chambre à laquelle il travaillait, un morceau désespérément consonant, de tonalité sépia, truffé d’airs que j’aurais dû reconnaître, mais que je ne reconnaissais pas. Jonah aurait qualifié le morceau de réactionnaire. Mais Jonah n’était pas censé savoir.
Cette fois-ci, Will me laissa la partie droite du clavier. Pendant les pauses, j’observai le visage de mon ami. Nous nous interrompîmes comme c’était indiqué, à l’introduction d’un nouveau thème, un sujet vigoureux qui n’était pas tout à fait Motherless Child, l’enfant sans mère, mais aurait pu en être un descendant, quelques générations orphelines plus tard. Sous l’impulsion de nos doigts, le morceau s’arrêta, inachevé. Nous restâmes suspendus dans le vide, au-dessus des touches, nous tendîmes l’oreille, écoutant après coup tous les airs qui avaient été évoqués, tandis que nous étions trop emportés pour entendre.
Après un silence aussi bruyant que n’importe quel silence, je me remis à jouer. Je ranimai le premier thème qu’il avait exposé. Je mis un point d’honneur à ne pas suivre la partition. De toute façon, une fois le motif déroulé, je n’aurais pas pu revenir à l’ordonnancement de la page. L’air de Will Hart me glissait le long du bras, me traversait les poignets, la main, et me sortait par le bout des doigts. Puis il décolla, avec moi derrière, juste à portée de voix. Je sentis qu’il prenait une inspiration, à côté, sur le banc, tandis que je me mis à tricoter son tricotage. Puis ce souffle fut expiré sous la forme d’un profond rire de basse, un rire qui avait voyagé le long des doigts de Will pour prendre le chemin de la liberté. Will courut à mes côtés et sauta sur le train de marchandises dont je m’étais emparé, secouant la tête, étonné de découvrir à quoi j’avais occupé mes week-ends.
L’instant de surprise passé, nous voguâmes côte à côte. Nous commençâmes à projeter nos âmes sur des tempi où la partition n’avait osé s’aventurer. Will mugit en constatant les changements depuis notre dernière virée. Il voulut s’arrêter pour se moquer de moi, mais nos mains l’en empêchèrent. Je lui lançai de menus défis, des appels qui suggéraient des réponses qu’il ne pouvait s’empêcher d’attraper au vol, avant de me les renvoyer. Il me mit à l’épreuve, également, m’attirant plus profondément dans l’ombre de chacune des idées que j’avais lancées. Là où je ne pouvais être à la hauteur de ses inventions, je me contentais de les orner de volutes de contrepoint chipées dans mes études, de pleines brassées de floraisons pour orner le vase qu’il me tendait.
Ses accords établirent une fondation solide sur laquelle je fis de mon mieux pour déployer des mélodies qui n’avaient encore jamais existé. Pendant un moment, aussi longtemps que nos quatre mains continuèrent à se mouvoir, la musique de la page et la musique volage trouvèrent un moyen de partager le même nid.
Je nous emmenai façon be-bop jusqu’à un atterrissage sur trois pattes, chipant un riff grandiose de saxo alto que j’avais entendu flotter un soir au Gâte. Will rigolait tellement de mon baptême adulte que sa main gauche dut tâtonner pour trouver la tonique. Il ne nous manquait plus que le finale à la batterie, genre caisse claire, tom, cymbale. Qu’à cela ne tienne : nous nous redressâmes d’un bond et l’exécutâmes sur le couvercle du piano.
« Ne m’intente pas de procès, Wilson, dis-je quand nous eûmes repris notre souffle. Je n’ai vu aucun symbole de copyright sur ta partition.
— Nom de Dieu de nom de Dieu, où est-ce que tu as appris à faire ça, Mêl ?
— Oh, tu sais. Ici et là. Comme ça.
— Fous le camp ! Ouste ! » Il me fit signe de débarrasser le plancher. Comme si seul ce geste m’invitant à décamper garantissait que je reviendrais. De loin, il lança : « Et n’oublie pas : tu m’as promis. » Je regardai, j’avais soudain un blanc. Oublié déjà. Il griffonna dans le vide. Composer. « Couche tout ça sur partition, un jour. »
À la fin de l’été, Jonah nous avait composé un programme drastique. Nous quittions l’appartement chaque matin à l’heure où Ruthie partait à l’école, et rentrions trop tard pour lui souhaiter bonne nuit. Elle se plaignait que nous ne soyons pas là, et Jonah se moquait d’elle. Il arrivait régulièrement qu’il m’envoie à la maison pour dire à Da que nous restions à l’appartement pour la nuit, afin de démêler un passage particulièrement retors.
Nous trouvâmes notre rythme. L’appétit de travail de Jonah engloutissait toutes nos journées. « Quand monsieur a une idée en tête… le charriais-je.
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’autre, toute la journée ?
— Tu n’as jamais bossé aussi dur de ta vie.
— J’aime travailler pour moi, Joey. C’est là qu’il y a le plus d’avenir. »
Nous allâmes au fond des choses – la musique doit toujours aller au fond des choses. Nous nous enfonçâmes dans des lieux où personne n’était allé. Nous y consacrions tant d’heures qu’étrangement les journées commencèrent à se dissoudre. Jonah s’opposait à ce que je porte une montre. Tout tic-tac fut banni, s’il était doté de plus de mémoire qu’un métronome. Pas de radio, pas de disques, pas de journaux, aucune nouvelle provenant de l’extérieur. Seule la liste, qui s’allongeait, des notes que nous prenions sur un calepin jaune canari, la trajectoire des rayons de soleil laminés qui striaient le plancher, les sirènes fréquentes, et le boucan étouffé des appartements du dessous prouvaient que les saisons défilaient encore.
Harlem nous enveloppait. Dehors, la rue noyait le bruit que nous faisions dans l’indifférence de ses cris de survie. Parfois, des voisins tapaient au mur ou cognaient à la porte pour que nous arrêtions. Alors nous passions au pianissimo. Nous étions absents au monde pour un temps plus long que ce que le métronome pouvait mesurer.
Jonah était obsédé par le placement de la voix, les espaces infimes autour de la note que la minuscule pièce de location rendait audibles. Il fit disparaître les approximations aux extrêmes de sa tessiture. Nous nous parlions sous formes d’explosions sonores, en peaufinant, en affinant, en imitant. Sous mes yeux, Jonah obtint une agilité dans les aigus qui rivalisait avec la justesse de mes touches.
Nous étions trop jeunes pour voyager seuls. Surexercés à divers égards, nous ne savions pourtant vraiment pas grand-chose. Les grands chanteurs chantent toute leur vie et veulent néanmoins qu’un professeur les entende et les guide. Mais Jonah, qui avait rarement chanté en public, se préparait au premier concours crucial de sa vie, sans personne pour le corriger, à part moi.
Nous nous tapions mutuellement sur les nerfs. Il voulait que je sois son critique le plus impitoyable, mais si je trouvais des défauts à son exécution, il sifflait entre ses dents : « Toi, écoute donc le pianiste, tu veux bien ? » Trois jours plus tard, il faisait ce que j’avais suggéré, comme si l’idée venait juste de lui venir. Si une fausse note m’échappait, ou si je me débattais dans un passage, il faisait preuve d’une patience à toute épreuve, à tel point que je commençais à bloquer sur la moindre note pointée.
Parfois je n’arrivais pas à compter jusqu’à quatre deux fois de la même manière. Mais de temps en temps, je tendais à son interprétation un miroir, ou bien j’apportais une ondulation intérieure qu’il n’avait jamais entendue. Alors Jonah faisait le tour du banc et passait les bras autour de mes épaules, en m’étreignant à la manière d’un anaconda. « Qui d’autre que toi, frangin ? Qui d’autre pourrait me donner tout ce que tu me donnes ? »
Les heures s’étiraient, immobiles. Certains jours, nous avions l’impression que des semaines passaient avant que l’obscurité nous renvoie à la maison. D’autres journées filaient en une demi-heure. Les soirs, nous nous sentions gonflés à bloc par l’effort produit, et Jonah se montrait expansif. « Regarde-nous, Joseph. Chez nous, sur nos vingt hectares. Et la paire de mules est libre. »
Nous n’étions pas les seuls à chanter. Juste les seuls enfermés à chanter pour nous-mêmes. En sus de notre Roi des Aulnes et de Dowland, des chansons nous parvenaient de toutes parts. N’oublie pas qui te ramène à la maison. Qui vient te chercher, maintenant, quand tu es toute seule. Doux et lumineux comme le clair de lune à travers les pins. Sec et léger, comme tu aimes ton vin. Chérie, je t’en prie. Toi seule au monde. Le truc que tu sais et le truc que tu fais. Viens, bébé, dansons le twist. Prends-moi par la main, ça commence comme ça ; il faut plus qu’un merle pour faire disparaître l’hiver. Tu as tout ce qu’il faut. Seigneur, je le sais bien. Viens, bébé, tout de suite, j’ai besoin de toi. Juste une vieille chanson douce pendant toute la nuit.
J’écoutais ces chansons en douce, parfois même pendant que Jonah propulsait ses infatigables colonnes d’air. Chaque note de l’extérieur qui filtrait jusqu’à notre appartement nous mettait à nu. Nous étions cet oiseau coureur en voie d’extinction, ou ce poisson fossile hissé des profondeurs primordiales au large de Madagascar. Une fois l’argent de l’assurance dépensé, nous avait dit Da, il ne resterait plus rien. L’argent liquide, comme le temps, filait dans un seul sens : il s’en allait. Si nous passions les premiers tours de ce concours pour finalement échouer, nous serions finis. Si nous revenions bredouilles, il nous faudrait alors changer de refrain. Comme tout le monde.
Notre fantasme était pire que le fantasme juvénile le plus fou, le môme de dix ans sur son terrain vague jonché de morceaux de verre, derrière l’immeuble condamné, qui peaufine son coup de batte imparable. Pire qu’un crooner préadolescent qui chante devant un horodateur scié en guise de pied de micro, le prochain Sam Cooke, ses amis les Drifters ou les prochains Platters. Jonah ne savait pas faire la différence entre un coup très risqué et un coup presque sûr. Ici-bas, chanter était ce qu’il faisait de mieux. Chanter, c’était mieux que ce que le monde avait de mieux à offrir, mieux que n’importe quelle drogue, mieux que n’importe quel tranquillisant. Le chant était dans son corps. Sa chimie sanguine le sécrétait comme de l’insuline. Faire autre chose ne lui traversa jamais l’esprit. Le plaisir de l’envolée était trop intense pour lui.
Notre préparation fut parfaitement pénible, pire que tout ce que j’avais pu endurer auparavant. Parfois, je restais assis sans un mot, immobile comme une pierre, pendant vingt minutes, le temps que Jonah vienne à bout d’une anfractuosité dans une appoggiature. Parfois je sortais tuer le temps à un coin de rue, je parcourais quelques pâtés de maisons, dans l’espoir de croiser la femme aux épaules bleu marine. Alors Jonah venait me chercher, furieux que j’aie déserté.
Il sombrait parfois au fond d’un puits d’abattement et refusait d’en ressortir, persuadé que toute note émanant de lui sonnait comme de la bouse séchée. Il se mettait face à un coin de la pièce pour chanter. Il s’allongeait sur le parquet et chantait au plafond. Tout était bon pour s’attirer les bonnes grâces des quelque deux cents groupes de muscles sollicités pour le chant. Il restait ainsi sur le dos, après que j’avais fini de jouer, noyé dans l’air ambiant comme au fond d’un océan. « Mule. Au secours. Redis-moi.
— “Vous deux, les garçons, pourrez devenir ce que vous voulez.” »
Il commença à souffrir d’essoufflement occasionnel. Lui ! La paire de poumons d’Éole ! Au milieu d’une gamme de mi bémol majeur, sa gorge se serra, comme s’il était victime d’une crise d’anaphylaxie. Il me fallut trois temps avant de me rendre compte qu’il ne faisait pas l’idiot. Je m’interrompis sur la sensible et me levai, je lui fis faire quelques pas dans la pièce, lui frictionnai le dos, tâchant de savoir si ça allait mieux. « Est-ce qu’il faut que j’aille chercher de l’aide ? Veux-tu que j’appelle un médecin ? » Mais nous n’avions pas de téléphone, et pas de médecin à appeler.
Il tendit le bras et battit la mesure comme le chef d’un orchestre amateur. « Ça va. » Sa voix me parvint de sous la calotte glaciaire des pôles. Quelques pas encore, et il respirait à nouveau. Il s’approcha du piano et improvisa une petite cadence pour revenir à la sensible où je m’étais arrêté. « Bon sang, qu’est-ce qui s’est passé ? » demandai-je. Mais il refusa de parler de ce qui venait de lui arriver.
Cela se reproduisit dix jours plus tard. Les deux fois, il se remit rapidement de ces attaques, sa voix redevint plus nette que jamais. Une sorte de pellicule avait été comme retirée, que je n’avais pas immédiatement remarquée. Il possédait après coup une sorte de limpidité nouvelle. J’eus même une pensée coupable : si seulement on pouvait prévoir ça…
Un soir, en rentrant à la maison, il s’arrêta et m’attrapa le bras. Il se tenait à l’angle mal famé de la Cent Vingt-Deuxième en attendant de se faire agresser : « Tu sais ? Joseph. Il n’y a rien au monde – rien…
— Qui vaut une nana ?
— … de plus blanc que de chanter du Schubert devant les cinq membres constipés et impotents d’un jury.
— Chut. Doux Jésus ! Tu vas nous faire tuer.
— Rien de plus blanc au monde.
— Comment sais-tu qu’ils sont constipés ?
— Rien.
— Oh, je ne sais pas, Jonah.
— Vas-y, dis-m’en davantage.
— Que dirais-tu de cinq membres constipés et impotents d’un jury notant des jeunes gens en train de chanter du Schubert ?
— D’accord. Autre chose maintenant. »
J’avais hâte qu’on se remette en marche, que la rue retrouve son calme. Mais Jonah s’était embringué dans un type de questionnement que je ne lui connaissais pas. « Tu sais, le plus drôle dans tout ça ? Si on gagne…
— Quand on gagnera… » Il fallait bien que l’un d’entre nous joue ce rôle.
« Dis-toi bien qu’on paraîtra plus noirs encore aux yeux des membres du jury. Aux yeux de tous hormis nous-mêmes. Si on remporte leur prix. »
Le règlement du concours arriva par la poste des semaines à l’avance. Le jury donnerait des gammes et un exercice de déchiffrage de difficulté moyenne. En outre, nous devions préparer trois morceaux dans des registres différents, parmi lesquels le jury en choisirait un. Jonah finit par choisir un programme que n’importe qui d’autre aurait considéré comme excentrique. Tout d’abord nous révisâmes un morceau de Dallapicolla sur un texte de Machado ; Jonah croyait encore ferme en l’idiome dodécaphonique, et il s’imaginait que les membres du jury en tomberaient amoureux à la première note. Ensuite, nous révisâmes Le Roi des Aulnes, ce vieux cheval de bataille que Jonah transforma en Pégase. Et, pour finir, nous peaufinâmes Time Stands Still de Dowland, jusqu’à ce que le morceau s’évapore. Il savait que peu de candidats, voire aucun, ne remonteraient si loin dans le temps. Avec juste cette œuvre, il avait l’intention de ramener les pierres à la vie et de transformer les vies en pierres muettes.
Les éliminatoires locales avaient lieu à la Manhattan School of Music. Le jour venu, nous traversâmes l’île à pied, Jonah marmonnant de rigoureux encouragements à mon intention. L’audition était ouverte à tous, et effectivement bon nombre de débutants étaient venus interpréter leur chanson préférée de Guys and Dolls. Heureusement, les professeurs de Juilliard avaient été désignés pour les jurys du New Jersey et du Connecticut.
Nous étions trop bien préparés. Pour la première fois de sa vie, Jonah se retint sur scène. Il sembla presque se brider, comparé à toute la voix qu’il donnait aux répétitions. Néanmoins nous parvînmes au deuxième stade des qualifications. Mais, dès que nous fûmes seuls, je lui rentrai dedans :
« Où tu avais la tête ? Ça fait des mois qu’on est là-dessus, et c’est la pire interprétation que tu m’aies jamais faite.
— Décision de dernière minute, Joey. Pour l’instant, inutile de trop se démarquer. Ça diminue la probabilité qu’un membre du jury déclenche une vendetta. » Le conservatoire lui avait beaucoup appris.
« La prochaine fois, préviens-moi un peu à l’avance, si tu changes le plan d’attaque.
— Mille pardons, Mule. Tu as joué à merveille. Allons ! On est au deuxième tour, non ? »
Nous avions deux semaines pour procéder à quelques ajustements, et nous abattîmes le travail de deux mois complets. Nous avions entendu de bons chanteurs aux éliminatoires, à commencer par les meilleures de nos connaissances de Juilliard, et quelques inconnus impressionnants du nord de Manhattan. La plupart avaient une demi-douzaine d’années d’expérience de plus que Jonah. Nous n’étions pas non plus tout à fait dépourvus d’atouts : outre une voix capable de pousser les pires fugitifs à se rendre, nous avions du temps devant nous.
Dans le Queens, pour les éliminatoires à l’échelon de la ville, il faillit nous disqualifier. Jonah, ivre de son talent exceptionnel pour un jeune homme de vingt ans, se laissa porter et dépassa le temps imparti. Nous leur fîmes Dallapicolla, qui impressionna mais ne ravit guère. Puis l’un des membres du jury réclama un vers de Dowland pour nettoyer le palais avant de nous donner congé. Nous interprétâmes la première strophe mais, arrivé à la double barre, Jonah me lança un regard mutin et poursuivit jusqu’à la fin du morceau. La seconde strophe est terriblement dure à articuler, quasi impossible, en suivant la mélodie qui fonctionne pourtant si brillamment à la première. Mais dans la version surprenante de Jonah, les mots étaient grands ouverts, comme une prison politique après la chute du dictateur.
Nous avions incontestablement enfreint le protocole du concours. Les membres du jury auraient pu nous expulser de la scène mais, après un murmure initial, ils ne bronchèrent pas. Lorsque nous eûmes fini, on les entendit souffrir en silence. S’il y avait eu un troisième couplet, ils auraient tendu l’oreille.
D’un geste de la main, ils nous permirent d’accéder aux phases régionales. Nombre de nos connaissances de Juilliard n’allèrent guère plus loin, y compris certains dont les voix auraient pu satisfaire les esthètes les plus blasés. Les concours, comme les photos, ne montrent pas toujours le sujet sous son meilleur jour. Ils découpent le temps en tranches trop fines. Vous vous préparez à raison de dix heures par jour, pendant des mois, dans l’espoir que quelques secondes sur scène se passent à peu près comme pendant une année de répétition. C’est rarement le cas. Il se trouve que cela se passa bien pour nous, au cours de cette éphémère tranche de temps. Nous fûmes ceux que le jury choisit, du moins pour quelques jours de plus. De retour dans notre studio, nous consacrâmes deux minutes à l’autopsie.
« Pourquoi nous aiment-ils, selon toi, Joey ? Est-il possible qu’on soit à ce point meilleurs que les autres ? Ou bien le jury nous est-il reconnaissant de ne pas être le genre de Nègres qui leur casseront la gueule dans la rue ? »
Je jouai quelques notes de notre Dowland en le saupoudrant de Parker. « Ça, ils n’en sont pas tout à fait sûrs, si ?
— Là, tu as raison, frangin. Ce n’est pas parce qu’on leur pond du Roi des Aulnes qu’on ne va pas violer leurs nanas. On ne sait jamais. »
On ne savait jamais ce qui nous était donné et ce qui nous était enlevé. On ne savait pas qui les pur-sang voyaient quand ils nous regardaient. Même moi, je ne savais plus qui je voyais quand je nous voyais tous les deux.
« C’est l’histoire de trois types dans le couloir de la mort, dit Jonah pour nous ramener à notre répertoire. Un Italien de l’avant-garde, un Allemand romantique, et un Anglais élisabéthain… »
Pour les qualifications régionales, nous fîmes le voyage jusqu’à Washington. Nous avions atteint le stade où même une élimination nous vaudrait quelque compensation financière. Jonah était le plus jeune chanteur encore en lice. Mais Jonah avait le regard rivé sur l’unique prix à remporter, là-bas, au loin. Et le concours de l’America’s Next Voices n’était qu’une étape au sein de cette campagne de plus grande envergure.
Les demi-finales eurent lieu à l’auditorium de Georgetown. Nous descendîmes dans un hôtel bon marché qui se trouvait à une bonne trotte au nord-est. Rien que dormir à l’hôtel, c’était une nouveauté. À la réception, on nous demanda si nous voulions le tarif réduit pour seulement l’après-midi.
Ce soir-là, sans nous être passé le mot, nous fîmes une escapade qui nous conduisit sur le Mail. Nous avions entendu la légende fondatrice de notre famille si souvent et de tant de façons qu’il fallait que nous allions voir où nos parents s’étaient rencontrés. Le même endroit, mais plus tard : nous pensions encore, malgré les leçons paternelles assénées pendant une vie entière, que le « où » et le « quand », le lieu et le temps, étaient des variables indépendantes.
Jamais je n’aurais imaginé qu’un espace chargé d’une telle histoire pourrait paraître si vide. Même à cette heure, des centaines de gens foulaient la pelouse de la Nation. Néanmoins cela paraissait désert. J’avais imaginé des foules – des dizaines de milliers de gens. Mais cette immense surface de verdure semblait avoir été évacuée pour une manœuvre de défense civile. Nous traversâmes le long rectangle, sans trop parler, tous deux en quête de quelque chose que nous ne trouvions pas : ce qui avait fait que nos parents avaient continué à se voir, après ce jour où chacun aurait dû continuer dans sa direction.
Nous nous produisîmes le lendemain devant un public composé de plus de fantômes que de bien portants. Pour la première fois de ma vie, le trac me paralysa les bras. Je savais que le mal avait toujours été là, tapi comme un anévrisme : une bombe à retardement prête à se déclencher, avec le tic-tac de la terreur. Nous deux, en cravate noire, avançâmes jusqu’au centre de la scène, située à une dizaine de stades de football des coulisses. Nous y allâmes de nos futiles courbettes synchrones, tels deux oiseaux mécaniques à la mangeoire. Je me dirigeai vers mon banc, et Jonah se mit en place, il effleura la courbe du piano. Je levai la tête vers le public qui curieusement applaudit sur la foi de rumeurs favorables. Soudain, je n’entendis plus rien. Pas même un écho.
J’étais assis devant un pupitre vide – je jouais toujours de mémoire. Je me frottai les articulations pour rétablir d’urgence la circulation du sang. Le jury réclama Le Roi des Aulnes. Une dizaine d’autres compositeurs que Schubert ont mis en musique la fausse ballade médiévale de Goethe, mais toutes leurs adaptations sont mortes. Seule celle de Schubert est éternelle.
Nous partîmes à notre allure coutumière. Une fois que Jonah et moi étions convenus d’un tempo, il était rare que nous variions de plus de deux temps la minute. On aurait pu régler sur nous n’importe quelle montre suisse, à l’exception peut-être de celle de l’employé de bureau à l’Office des brevets de Berne qui nous avait mis dans cette cadence. L’oreille absolue de Jonah lui avait été fort utile au fil des ans. Mais son sens métronomique de la mesure s’était révélé plus utile encore. Nous nous lançâmes sur les chapeaux de roues dans l’obscurité sur laquelle nous avions tant misé :
Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père et son enfant…
À la moitié du deuxième vers, j’eus un trou de mémoire. Je me heurtai à un roc, et mon corps partit si loin à la dérive que je ne pus même pas le voir s’échouer. Les riches harmonies sous mes doigts s’effritèrent en un horrible accord à la Tristan. Je m’arrêtai, laissant mon frère poursuivre son galop au cœur de la nuit, au-dessus du vide.
Lorsqu’il se rendit compte que je ne reviendrais pas dans la course, plus jamais de la vie, Jonah serra la bride jusqu’à revenir au pas, même s’il envisagea un instant, au cours de ce trot aérien, de poursuivre a cappella jusqu’à la fin du morceau. Dans la salle, on ne se remettait pas du choc de sa voix et de son mutisme soudain. Jonah ne se retourna pas une seule fois pour me regarder. Il contempla ses chaussures, une sale blague passa sur son visage. Il s’avança d’un pas brusque et déclara : « Nous allons reprendre depuis le début. On reprend, avec du sentiment ! »
La salle gloussa, dans un crépitement d’applaudissements mortifiés. Même en cet instant, Jonah ne pivota pas pour voir si je m’étais remis. Il reposa la main droite sur le piano, exactement comme avant que nous mordions la poussière. Puis il prit une inspiration et se remit à flotter dans l’espace, absolument persuadé que je le rejoindrais. Son assurance me crucifia littéralement. Le paysage sous mes doigts se transforma en marais. Lorsque les touches redevinrent solides, je les vis se métamorphoser en une folle ligne de chœur, avec des trous là où il n’aurait pas dû y en avoir.
Il ne restait rien du morceau. Ni la tonalité, ni la mélodie, ni la première note, ni le nom. Ce devait être un morceau à choisir parmi trois, mais quels étaient-ils ? Je n’en avais aucune idée. Tout ce à quoi je pouvais m’accrocher, c’était le fait que j’avais oublié. La panique me bouscula, les notes cessèrent soudain d’être repères, elles déambulaient, folles, sans cesse à l’extrême droite de mon regard.
Je vis la salle se vider, le légendaire crochet géant des Vaudeville arrivait de la gauche de la scène, prêt à nous emporter. Assis sur mon banc, je désappris tous les morceaux que j’avais mémorisés jusqu’alors, le film défila à l’envers, Juilliard en sens inverse, défaisant Boylston, effaçant Hamilton Heights, jusqu’à ce que je touche le fond de mon tout premier souvenir : la voix de ma mère en train de chanter.
Puis la voix de ma mère se transforma en celle de mon frère. Jonah était à nouveau en l’air. Tout ce que j’avais à faire, c’était de rester tranquillement assis à l’écouter. J’avais certainement continué à jouer dans la nuit et le vent, car j’entendis le piano, derrière. Mais je faisais absolument partie du public. Sous mes doigts oublieux, la mélodie galopait comme jamais. La cause étant perdue, Jonah chantait avec l’incarnation de la mort assise sur son épaule, la chevauchée devenue plus haletante encore en raison du faux pas qui avait interrompu le battement de nos cœurs. Nous atteignîmes cet état pour lequel vivent les gens de scène : une éternité implacable, et plus rien entre les notes et le passé instantané vers lequel elles se précipitaient.
Les fleuves ne quittèrent pas leur lit pour suivre sa voix. Les animaux ne tombèrent pas raides morts, les pierres ne ressuscitèrent pas. Le son qui sortait de lui ne changeait rien au monde connu. Mais quelque chose dans la salle s’arrêta, les spectateurs soudain furent débusqués de leur cachette, exposés nus dans un courant d’air au grand jour, avant de se précipiter en quête d’un abri.
Après coup, un membre du jury rompit la règle de confidentialité et déclara à Jonah qu’ils avaient fait une croix sur nous. « Et puis vous êtes revenus pour le deuxième round et vous les avez annihilés. » C’était le mot qu’il avait utilisé : annihilés. Plus la musique était mortelle, mieux c’était.
Sur le trajet du retour, dans le train qui nous ramenait vers le nord, je prononçai mon ultimatum. Nous avions en poche une plaque gravée et une convocation pour les finales nationales, à Durham, à Noël. Nous étions assis côte à côte, sans nous toucher. Les mains de Jonah gigotaient : animées d’une énergie libérée, elles dirigeaient une symphonie silencieuse dans le noir.
« Débarrasse-toi de moi, Jonah.
— Tu es dingue ? Tu es ma patte de lapin. Ma poupée vaudoue à la tête ratatinée. » Il tendit la main pour m’ébouriffer, moi son gri-gri, aux cheveux juste un peu plus crépus que les siens. Il savait que j’avais horreur de ça.
« J’ai été dans les choux. L’amnésie totale. J’aurais pu être allongé, immobile, ç’aurait été pareil.
— Ach. Je savais que tu te reprendrais.
— Alors tu en savais plus que moi.
— J’en sais toujours plus que toi, Joey.
— Je suis un poids mort pour toi. Même quand je suis au point, je te leste.
— C’est bien, le lest. Ça assure la stabilité du navire.
— Il te faut quelqu’un de ton niveau.
— Ça, je l’ai. »
Il parla jusqu’à ce que je sois apaisé, exactement comme en répétition : ressasser les mêmes passages, calmer le jeu, interroger, déconstruire, reconstruire. Mais, dans ma honte, j’avais besoin de tout brûler et de faire de ma démission quelque chose de noble.
En désespoir de cause, Jonah finit par recourir à un argument vicieux : « On est en finale. J’ai mis toutes mes billes là-dedans. D’ici décembre je n’ai aucune chance de trouver un autre accompagnateur.
— Je jouerai pour la finale. Que Dieu me vienne en aide, je ferai tout ce que je peux pour toi. Mais après ça…
— Après ça, on en reparlera. »
Mon frère se tient seul comme à la naissance, légèrement à droite du centre de la scène, dans le vieil édifice de musique de l’université Duke, à Durham, en Caroline du Nord. Il se dresse sur place, gîte un peu vers tribord, se replie dans le renfoncement du piano à queue, le seul endroit où il soit à l’abri. Il se penche en avant, telle la volute réticente d’un violoncelle. Sa main gauche se stabilise sur le piano tandis que sa main droite se met en coupe devant lui, tenant une lettre aujourd’hui égarée. Il sourit à l’impossibilité d’être ici, il prend une inspiration et chante.
Si nous nous sommes enterrés pendant si longtemps, c’est uniquement pour ces quelques minutes. Nous avons passé notre adolescence sous terre juste pour ça, pour cette victoire, pour remporter le prix et le remonter à la lumière du jour. La voix sort en douceur de sa bouche, comme s’il venait juste de la découvrir. Mais son souffle – cette fontaine d’air sur laquelle flotte la victoire comme une balle sur un jet d’eau – est affûté, poli, lustré. Sa voix est automatique, autonome, tellement en place que nous pourrions quitter la scène et la laisser continuer seule : de la musique parfaite au point d’être absente, exubérante, et qui convoque toute la musculature du plaisir sans le moindre effort visible.
C’est ainsi que je vois mon frère, pour l’éternité. Il a vingt ans ; nous sommes au mois de décembre 1961. Le Roi des Aulnes est penché sur son épaule, lui soufflant la promesse d’une délivrance bénie. Le moment d’après, une trappe s’ouvre dans le vide et mon frère est ailleurs, il fait naître Dowland du néant, un zeste de culot ravissant pour ce public amateur de lieder, abasourdi, qui ne peut saisir le voile qui lui tombe dessus. Sa langue vient contre la voûte du palais, fait pression sur le cylindre d’air qui se trouve derrière, jusqu’à buter contre les dents de devant en une explosion naine, une bouffée infiniment subtile, « te », qui se déploie, tirant la voyelle derrière elle, se répandant comme un nuage filmé au ralenti, qui devient « tant », puis « temps » et transcende tout l’horizon de l’oreille, jusqu’à ce que la phrase devienne tout ce qu’il décrit :
Le temps s’immobilise et contemple cette jeune femme au beau visage,
Ni les heures, ni les minutes ni les ans n’ont de prise sur son âge.
Tout le reste changera, mais elle demeure semblable,
Jusqu’à ce que le temps perde son nom, et les cieux reprennent leur cours inévitable.
Il chante ce regard, auquel le cœur a essayé de s’accrocher, mais en vain. Ses yeux brillent de l’éclat de ceux qui se sont affranchis pour accomplir leur destinée. Ceux qui comprennent lui renvoient cette lumière, ils s’immobilisent en cet instant, se figent, innocents. Tandis qu’il chante, les navires d’Élisabeth voguent vers des continents inédits. Tandis qu’il chante, dans l’État voisin, les combattants pour les droits civiques sont parqués et emprisonnés. Mais, dans cette salle, le temps s’immobilise et n’ose même pas reprendre sa respiration.
Jonah est le vainqueur. Une demi-douzaine d’années trop jeune pour remporter un prix aussi important, mon frère endosse cet héritage dont il a toujours su qu’il était le sien. Dans le chaos qui s’ensuit – les autres chanteurs le détestent, le public encore sous le charme se presse autour de lui –, il semble comblé. Il ne distingue pas assez bien notre sœur pour voir l’étendue de son désarroi ; c’est le dernier concert public qu’il donne auquel elle assistera. Lui et mon père se livrent à une petite danse autour du passé proche, leur gêne va en grandissant. Da critique l’allemand de Jonah, le traite de Polack. Dit qu’il a failli en être un, dans une autre vie.
« J’aurais pu être un Polack ? demande mon frère.
— Tu es un presque-Polack. Un Polack manqué.
— Un Polack dans l’un des nombreux univers alternatifs ? »
Ma sœur et moi essayons de les faire taire. Mais personne ne fera taire mon frère, il est si loin qu’il n’entend pas les gens comme nous. Pendant un moment, il a tout ce que le chant peut apporter. Nous nous éloignons de la foule, je le supplie à nouveau de me virer, de se trouver un pianiste d’accompagnement qui soit à sa hauteur. À nouveau il refuse.
Un vieux gentleman farmer de cette campagne où pousse le tabac nous interroge. Je sens de l’affront dans son haleine. « Vous êtes quoi exactement, les gars ? » Et mon frère insolent lui rétorque en chantant, son prix à la main, lequel lui garantit la liberté de pouvoir ignorer comment le monde extérieur le perçoit :
Je soye le mignard à ma moman,
Avé les gensses estranges, j’perds patience, msieu…
Les paroles qu’il chante sur le mode parodique me ramènent en arrière, vers ce final auquel nous sommes parvenus seulement quelques instants plus tôt. Nous sommes à nouveau sur scène, concentrés sur cette immobilité qu’il crée uniquement en la chantant. Au piano, j’oblige mes doigts à se mettre en place, à imiter les fioritures du luth de la Renaissance. Je suis attentif, j’essaye de ne pas écouter, de rester à bonne distance des récifs qu’il a disposés pour moi. Mais je navigue assez près de ce lieu immobile pour entendre quelle victoire mon frère a l’intention de remporter. Toute musique n’est pour lui qu’un moyen d’atteindre ce but unique. Dans ce temps hors du temps qu’il lui faut pour arriver à la cadence, le chant commence à produire ses effets. Elle s’élève derrière lui et le suit, exactement comme les dieux l’ont promis. Mais, grisé par la victoire de son chant, Jonah en oublie l’interdit et regarde derrière lui. Et c’est alors que sur son visage empli de joie, comme il se retourne, je le vois regarder Maman disparaître.