Jonah resta suspendu à mon coude pendant toute la conversation avec Philadelphie. Mais il refusa de prendre le combiné quand je le lui tendis. Discourir sans partition le terrifiait. Il voulait que je le préserve de l’endroit d’où nous venions. Mon grand-père me passa Ruth. Elle voulut me raconter ce qui était arrivé à Robert, mais n’arriva pas à commencer. Sa voix était au-delà de la colère, au-delà de la chaleur, au-delà du souvenir. Au-delà de tout, sous le choc. Le mois écoulé depuis la mort de son mari ne l’avait pas aidée à prendre du recul. Les années n’y feraient rien.
Elle articula vaguement deux phrases. Puis elle me repassa notre grand-père. William Daley ne comprenait pas bien auquel des deux frères de Ruth il avait affaire. J’avais très envie de le rencontrer, lui dis-je. « Jeune homme. J’ai eu quatre-vingt-dix ans il y a six semaines. Si tu veux me rencontrer, tu ferais bien de sauter dans le prochain avion. »
Je dis à Jonah que j’avais envie d’y aller. À l’idée de rentrer, le visage de Jonah se tordit, mi-tentation, mi-dégoût. « Tu ne peux rien réparer, Joey. Tu le sais, non ? Tu ne peux pas réparer ce qui est déjà arrivé. » Mais il me poussait d’une main tout en me retenant de l’autre. « Non, évidemment. Vas-y. Il faut que l’un d’entre nous y aille. C’est Ruth. Elle a réapparu. » Il semblait penser que je pourrais au moins réparer les choses qui ne s’étaient pas encore produites.
J’achetai un billet d’avion open. Ruth avait réapparu. Mais elle n’avait jamais vraiment disparu. C’est nous qui étions partis.
Mon oncle Michael vint me chercher à l’aéroport de Philadelphie. Il ne fut pas difficile de le repérer dans la foule. Lui aussi me repéra immédiatement. Quoi de plus facile ? Un garçon métis entre deux âges, l’air désorienté, regardant tout autour de lui, excité et embarrassé. Je m’avançai vers lui, portant mes deux valises devant moi comme des enfants délinquants. Mon oncle s’approcha, aussi fébrile que je l’étais, mais les mains vides. Après une seconde d’hésitation, il me prit par les épaules avec une grâce étrange et merveilleuse. Je te connais pas. Je sais pas pourquoi. Mais on va y arriver.
Ça l’amusait de voir à quel point deux parfaits inconnus peuvent être mal à l’aise l’un avec l’autre. Nous étions des étrangers l’un pour l’autre, nos liens familiaux dataient d’une autre vie. « Tu te souviens de moi ? » Stupéfait, je me souvenais de lui. La dernière fois que je l’avais vu, j’avais treize ans, ç’avait duré en tout quatre minutes. Il y a un tiers de siècle, aux funérailles de ma mère. Plus remarquable encore : lui se souvenait de moi. « Tu as changé. Tu es devenu… » Il claqua des doigts, cherchant dans sa mémoire.
« Plus âgé ? » suggérai-je. Il tapa dans ses mains et pointa l’index sur moi : Bingo.
Il prit l’une des valises et nous empruntâmes le long couloir qui conduisait au parking. Il me demanda comment s’était passé le voyage, comment était l’Europe, comment se portait mon frère. Je lui demandai des nouvelles de Ruth – en vie ; du Dr Daley – lui aussi, remarquablement. Michael me parla de sa femme et de ses enfants, de son travail. Chef du personnel à l’université de Pennsylvanie. « Ce boulot de chauffeur, je le fais uniquement en extra, quand des gens de la famille reviennent d’entre les morts. » Il me toisa de pied en cap, émerveillé devant les mystères de la génétique. Nous nous ressemblions davantage que chacun ne pouvait l’accepter. Il semblait douter que son neveu fût vraiment blanc.
Sa voiture était vaste comme le Hindenburg. Ainsi est affecté le sens des proportions de quiconque a passé des années dans un petit pays étranger. Michael démarra, tandis qu’un éclat exubérant émanait du tableau de bord. Ce n’était que du binaire, mais à un volume que j’avais oublié, avec une section rythmique plus musclée que la répression séculaire. Cela faisait des lustres que je n’avais rien écouté de tel. Comme embarrassé, Michael se pencha et coupa le son.
« Je t’en prie. Ne coupe pas pour moi.
— Juste du bon vieux R&B. Ça me fait du bien. C’est mon église à moi. J’écoute ça quand je suis seul.
— C’est sublime.
— On pourrait croire qu’un type qui a la cinquantaine bien tassée a passé l’âge pour ça.
— Pas avant la mort.
— Amen. Et encore.
— Avant, je jouais ce genre de trucs. » Il me regarda, incrédule. « À Atlantic City. Tout seul, tu sais, au piano. Avec la soucoupe pour les pourboires. Genre “Liberace fait des reprises de Motown”. Pendant les vacances, les vieux émigrés d’Europe de l’Est en raffolaient. »
Michael toussa si fort que je crus qu’il allait falloir que je prenne le volant.
« Les gens sont bizarres. »
Il siffla. « Aucun doute là-dessus. Y a pas plus bizarre. » Il remit la radio, mais en diminuant le volume. Chacun y trouva son plaisir. Le temps d’arriver au centre-ville, nous étions déjà en train d’harmoniser. Michael s’époumonait en falsetto, et moi je marquais les changements à la basse. Il sourit en entendant mes notes de passage. La théorie peut vous aider, quand vous manquez de soul – du moins dans les tonalités les plus simples.
Nous quittâmes la voie rapide. Après des années passées à baisser la tête à Gand, j’étais impressionné par la taille des immeubles les plus modestes. Nous approchions de sa maison d’enfance. Michael devint morose. « Pas fastoche. Dans le centre de Philly, les fruits de la croissance, on n’en a pas vraiment vu la couleur. La moindre usine a fichu le camp off-shore. Ensuite, c’est notre faute si on deale du crack. »
Je nageais en plein brouillard. Je ne pouvais même pas lui demander des explications.
Michael regarda par la vitre, il vit son ancien quartier avec mes yeux. Son visage trahissait son désarroi. « Tu aurais adoré cette rue. Tellement chouette, à l’époque. Aujourd’hui, c’est méconnaissable. Ça fait cinq ans qu’on essaye de convaincre le toubib de décamper. Il refuse de déménager. Il tient absolument à mourir au milieu de cette monstruosité. Il veut rester pour le déclin et la chute, jusqu’à ce que la maison s’effondre autour de lui ou jusqu’à ce que son corps cède, on verra ce qui arrivera en premier. Qu’est-ce qui arriverait à Maman si on vendait la maison à des inconnus ?
— Maman ? » Ma grand-mère. Nettie Ellen Daley. « Est-ce qu’elle n’est pas…
— Oh si. Complètement. Il y a deux ans. Le toubib n’a pas encore tout à fait réalisé. Un emmerdeur de première, faut que je te prévienne. Mes sœurs et moi, on vient cinq fois par semaine. Les infirmières s’épuisent les unes après les autres. »
La rue, en effet, était dans un sale état. Même les vieilles bâtisses les plus imposantes étaient mortes sans héritiers. Nous ralentîmes pour nous engager dans l’allée d’une grande maison qui semblait lutter à contre-courant de l’atmosphère alentour. Michael éteignit la radio en montant vers le garage. Il me surprit en train de sourire. « Vieille habitude.
— Pas sa musique de prédilection ?
— Faut pas le lancer là-dessus. » Nous étions encore à plusieurs mètres de la maison. « Il a l’ouïe fine à ce point ?
— Doux Jésus, oh oui ! Il faut bien que tu te tiennes ça de quelqu’un, pas vrai ? »
J’étais encore sous le choc de cette pensée quand une silhouette traversa la pelouse à notre rencontre. Une beauté sculpturale, à la fois pleine et fluide, un ton plus pâle que dans mes souvenirs. Je sortis de la voiture sans m’en rendre compte. Michael resta au volant, nous eûmes droit à notre minute. Je me rapprochai d’elle, elle avait les yeux baissés. Elle ne voulait pas me regarder. Alors je pris ma sœur dans mes bras.
Ruth refusa de s’abandonner totalement à cette étreinte. Mais elle me donna plus que je n’avais espéré, et je la tins contre moi plus longtemps que je ne l’avais jamais fait. Trois pleines secondes : c’était suffisant. Elle s’échappa de mes bras pour me regarder. Elle portait une tunique rouge et un serre-tête vert et noir censé évoquer l’Afrique – même moi je savais ça. « Ruth. Laisse-moi te regarder. Où étais-tu pendant tout ce temps ?
— En enfer. Ici. Dans ce pays. Et toi, Joseph ? » Elle avait un regard profond, brisé. Ses bras étaient croisés d’une drôle de façon. Elle ne m’avait pas vu depuis plus longtemps que moi je ne l’avais vue.
« Tu m’as manqué. » C’était presque psalmodié.
« Pourquoi revenir maintenant, Joey ? Chaque semaine, des Noirs se font descendre. Pourquoi n’as-tu pas attendu que… ? »
Pour toi, Ruth. Je suis revenu pour toi. Sinon je ne serais pas revenu.
Un jeune gars, du cours moyen peut-être, se matérialisa sur la pelouse à côté de nous. Je ne l’avais pas vu approcher, et son apparition soudaine me fit peur. Il avait la peau foncée, plus proche de Michael que de Ruth ou moi. Michael sortit de la voiture, et je me tournai vers lui. Profitant de cette diversion, je montrai du doigt le garçon.
« C’est le tien ? »
Michael rit. « Tu es coincé dans l’escalator, mon pote. Tu es dans une bulle hors du temps. Ma fille aînée en a un qui a presque cet âge-là !
« Le mien, dit Ruth.
— Je suis pas à toi », lui dit le garçon.
Ma sœur soupira. « Kwame. Voici Joseph. Ton oncle. » Le garçon me dévisagea comme si nous conspirions pour l’exclure de l’héritage. Il s’abstint de dire : « C’est pas mon oncle. » Ce n’était pas nécessaire. Ruth soupira de nouveau. « Oakland. Voilà où on était. En Californie. » Le mot me remonta le long de la colonne vertébrale comme une prophétie. « On organisait la communauté. On travaillait.
— Et ensuite les flics ont buté mon père », dit Kwame.
Je posai la main sur son épaule. D’un haussement, il m’obligea à l’enlever. Ruth posa la main à l’endroit où j’avais posé la mienne, et il la toléra, sans y croire pour autant. Ruth conduisit son enfant à l’intérieur, et Michael et moi leur emboîtâmes le pas.
Le père de ma mère attendait à l’intérieur, juste à côté de la porte. Ses cheveux coupés en brosse étaient d’un blanc Niagara. Il se tenait comme un poteau indicateur de haute marée sur une plage, et l’air ambiant disait à quel point ç’avait été un grand bonhomme. Il portait un costume gris métal. Tout le monde s’était mis sur son trente et un pour l’occasion, sauf moi. Il pencha la tête en arrière, afin de me voir dans la partie inférieure de ses lunettes à double foyer. « Jonah Strom.
— Joseph », dis-je en lui tendant la main.
Mon objection le contraria. « Je ne comprends toujours pas pourquoi il a fallu qu’elle vous donne le même nom. Enfin, peu importe. Es freut mich, Herr Strom. » J’avais beau me recroqueviller sur place, il me serra la main. « Heiben Sie wilkommen zu unserem Haus. »
Je restai bouche bée. L’oncle Michael ricana en montant mes bagages à l’étage. « Te laisse pas impressionner. Ça fait trois jours qu’il s’entraîne.
— Il peut aussi te réserver un hôtel et changer ton argent », dit Ruth.
Le Dr Daley menaça de déclencher le Sturm und Drang. « Sie nehmen keine Rücksicht auf andere. » Un peu plus de trois jours d’entraînement.
Ruth lui passa le bras autour du cou. « C’est bon, Grand-Papa. Ce n’est pas un étranger. Il est des nôtres. »
Du couloir sur ma droite parvint un cri. Un son surprenant : la plainte d’une créature totalement dépendante de l’inconnu. Ruth fila vers le cri presque avant que je l’entende. Elle se glissa dans la pièce du bout en marmonnant comme si elle parlait toute seule. Quand elle revint, elle tenait dans les bras un bébé de six kilos environ, qui gigotait et battait des mains pour essayer de se libérer et trouver la sécurité ou la mort.
« C’est mon fils aussi, dit Ruth. Lui, c’est le petit Robert. Cinq mois. Robert, voici ton oncle Joey. Je ne t’avais pas encore parlé de lui. »
Michael m’installa dans une chambre à l’étage. « C’était celle de mon frère. On va mettre Kwame dans l’ancienne chambre des jumelles. » Je violais un sanctuaire. Mais il n’y avait pas de place ailleurs. « Dors, me dit mon oncle. Tu en as probablement besoin. » Puis il s’en alla regagner ses propres pénates.
Ruth vint voir si j’étais bien installé. Elle avait le petit Robert dans les bras, qui, de temps en temps, me donnait des petits coups du bras pour vérifier que j’existais bien. Ma sœur lui parlait sans cesse, parfois des mots, parfois des bouts de chansons. Elle s’interrompit juste pour me demander : « Toi, ça va ?
— Maintenant, oui. »
Elle secoua la tête en regardant son bébé, mais c’était à moi qu’elle s’adressait. « Tu veux que je t’apporte quelque chose ?
— Tu l’appelles Grand-Papa. »
Petit Robert me regardait fixement. Sa mère refusait d’en faire autant. « Oui. Kwame aussi. Ça fait des années qu’on l’appelle comme ça. » Puis elle leva les yeux : Ça te pose problème ? « Il a dit que vous l’appeliez comme ça, avant.
— Ruth ?
— Pas maintenant, Joey. Peut-être demain. D’accord ? »
Alors elle se détendit, comme si un tendon venait d’être sectionné. Elle se voûta, comme si le bébé avait enflé jusqu’à être devenu terriblement lourd. Elle s’installa au pied du lit. Je m’assis à côté d’elle et posai le bras dans son dos. Je n’arrivais pas à savoir si cela lui faisait plaisir ou pas. Elle se mit à sangloter, et ses muscles tressaillirent en rythme. Un tremblement, plus doux que le frémissement des branches contre un toit en hiver. Ce n’est que lorsque le petit Robert se mit à pleurer, lui aussi, qu’elle se résolut à utiliser des mots.
« C’est une histoire tellement vieille, Joey. Tellement vieille. » Son calme était forcé. Elle aurait pu parler de n’importe quoi. Toute nausée humaine était ancienne.
« La plaque d’immatriculation était mal accrochée. Il roulait sur Campbell, un jeudi soir. Même pas très tard – dix heures moins vingt-cinq. Même pas dans un quartier particulièrement difficile. Il rentrait après une réunion. Il essayait de faire construire un foyer. Il n’arrêtait pas de travailler. J’étais à la maison avec Kwame et… » Le visage tordu, elle souleva le petit Robert. J’exerçai une pression de la main sur ses épaules : demain, ça irait. Ou jamais.
« Deux agents l’ont obligé à se garer sur le bas-côté. Un Blanc, un Hispanique. Parce que la plaque arrière n’était pas bien fixée. La veille, Robert m’avait dit qu’il allait la réparer. Il est sorti de la voiture, il sortait toujours quand il se faisait arrêter par la police. Il voulait toujours que les gars se rendent compte. Il est sorti de la voiture pour leur dire qu’il était au courant pour la plaque. Eux aussi, ils savaient tout au sujet de la plaque d’immatriculation. Ç’a été dit à l’audience. Ils ont lancé une recherche pendant qu’ils l’obligeaient à se garer sur le côté. Et donc, ce que ces deux flics ont vu, c’était un ex-Panther, un costaud patibulaire avec un casier judiciaire, qui sortait de sa voiture et s’approchait d’eux. Robert avait toujours son portefeuille dans la poche avant de son manteau. N’aimait pas s’asseoir sur sa fortune, comme il disait. Il a mis la main à sa poche pour attraper son portefeuille, et les deux flics ont foncé à l’abri derrière les portières, ils ont sorti leurs flingues et lui ont hurlé de ne plus bouger. Il a sorti la main de son manteau pour les lever en l’air. Je le sais. Il savait exactement… »
Ruth me tendit le bébé. Elle leva les mains en l’air d’une bien étrange manière. Nulle part où les mettre. Elle plaça ses mains autour de sa tête en appuyant, obligeant ce qui lui restait de cerveau à se remettre en place.
« Pourquoi faut-il que je raconte ça ? Tu savais avant que je te le dise. Vieux comme le monde. C’est le refrain le plus ancien de tout ce livre de cantiques taré. » Ses mots étaient pâteux, étouffés. Je tendis l’oreille. « Tu ne pourras rien faire de ta vie, mais ce pays fera de toi un cliché. L’emblème étincelant de ceux de ton espèce. »
Le petit Robert se mit à pousser des cris perçants. Je n’avais aucune idée de ce que je devais faire. Cela faisait vingt ans que je n’avais pas eu un bébé dans les bras. Je le secouai sur un rythme en pointillé, et ça s’arrangea un peu. Je chantonnai une lente partie de basse profonde. Émerveillé, mon neveu posa la main sur ma poitrine. Il sentait la note se former à cet endroit, et ses gémissements se transformèrent en un rire surpris. En entendant cela, Ruth revint à elle. Elle se leva et fit des petits cercles autour du lit. Petit Robert couina, la main sur mon torse, il en voulait encore.
« Le truc, Joey, c’est qu’ils ne l’ont pas tué. S’ils l’avaient tué, il y aurait peut-être eu un soulèvement, même à Oakland. Ils ont fait exactement ce que des années d’entraînement leur avaient appris. Ils ont visé les jambes avec des balles anti-émeute en caoutchouc, et ont réussi à lui briser la rotule droite. Il a été cloué au sol, et il est resté par terre à hurler. Dès que la douleur le lui a permis, il s’est mis à les maudire en invoquant l’histoire américaine. Ils avaient certainement envie de lui coller une balle en métal dans le crâne, simplement parce qu’il avait l’audace d’appeler les choses par leur nom. L’ambulance est arrivée. Vingt-deux minutes trente après avoir reçu l’appel. On l’a installé sur le billard et on l’a opéré du genou. Selon l’autopsie, il est mort de complications dues à l’anesthésie. »
Elle s’arrêta, et me reprit Petit Robert des bras. Il se remit à geindre en tendant les bras vers ma poitrine. Il était prêt à plonger tête la première hors de ses bras, pour avoir une chance de sentir à nouveau ces vibrations. Il fallut que Ruth se mette à fredonner pour qu’il se calme. Je tendis l’oreille. Manque de pratique, un peu enrouée. Mais pleine comme l’océan sous l’attraction de la lune.
« Il n’est pas mort suite à des complications, Joey. Il est mort suite à des simplifications. Simplifié à mort. » Le dernier mot fut avalé, presque un silence. « Il y a eu une audience, mais pas de procès. Deux semaines de suspension pour l’un, trois semaines pour l’autre. Aucune inculpation. Mesure de précaution justifiable en situation à haut risque. Autrement dit, zone de guerre. Tout le monde le sait. Tout Nègre qui s’approche des policiers en mettant la main dans sa poche de manteau… »
Sa voix s’éteignit. Si quelqu’un lui avait mis une arme entre les mains, elle aurait pu sortir dans la rue et s’en servir, sans viser, sans émotion. Ruth prit son bébé et le fit tourner machinalement dans la chambre de notre oncle défunt, chantonnant pour cet enfant qui avait besoin d’elle.
« Tout le monde le sait. La chanson et la danse les plus anciennes qui soient. On ne l’entend même plus, tellement c’est en nous. Pas du lynchage, tu vois ? Juste de l’autodéfense. Pas un meurtre ; un accident. Pas raciste ; juste une réaction malheureuse que son identité a déclenchée dans… Raconte-moi une autre histoire, Joey. Une qui ne transforme pas tout le monde en… L’un des flics m’a envoyé une lettre de condoléances en recommandé.
— Lequel ?
— C’est important ? Le Blanc. C’est important ? Rien de… rien de cela ne serait arrivé si… » Dans un autre monde. « Qu’est-ce que tu veux savoir d’autre, Joey ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ? » Elle cessa de marcher de long en large et me fit face, telle une bibliothécaire devant un élément perturbateur. Quoi d’autre ? À propos de la mort de Robert, à propos de Robert, à propos des policiers, à propos de l’audience, à propos d’Oakland, à propos de la loi, à propos du plus ancien cantique qui soit, le cantique des cantiques qui l’emporte sur tous les autres ? Comment peux-tu chanter ? Comment peux-tu chanter cette musique ? « Demande-moi. Je connais chaque détail. Tous les événements que je n’ai pas vécus en direct. Je suis prise dedans, Joey. Prise au piège. Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ? Qu’est-ce tu veux que je te dise ? »
Je crus qu’elle était en train de craquer. Puis je me rendis compte que ce n’était pas à moi qu’elle parlait. Ces deux dernières questions étaient pour son fils qui, niché dans la saignée de son bras, se contentait de me sourire en essayant de vocaliser.
Ruth se tourna vers moi, hébétée. « Toi, dors. » Les mots me marquèrent au fer rouge, comme une accusation. Il était trop tard maintenant pour que je change mes habitudes, à une heure si tardive.
Dormir était tout bonnement impensable. Allongé dans mon lit à deux heures du matin, je me retournai cent fois avant que l’aiguille des minutes fasse un tour. Je n’arrivais pas à me situer : au premier étage, me retournant dans le lit, au cœur d’une maison dont l’image proscrite avait gouverné ma vie sans qu’une seule fois je ne sois parvenu à composer cette image. Quand enfin je réussis à m’endormir, mon sommeil fut plein de sirènes et de coups de feu.
Je descendis à 5 h 30, incapable de rester une minute de plus dans ce cercueil capitonné. J’avais besoin de m’asseoir, là, avant que tous les autres ne reviennent à la vie et ne me volent mon retour dans ce foyer perdu depuis si longtemps. En descendant, je vis Jonah dévaler l’escalier derrière notre oncle Michael, suivi d’un garçon qui n’avait pas encore quatre ans et qui essayait de ne pas se laisser distancer. Un géant se tenait en bas de l’escalier et criait : On ne court pas dans la maison ! La maison avait rapetissé comme un fœtus dans le formol. Seul subsistait le contour de l’escalier, et le son de nos folles courses.
Je n’étais pas le premier réveillé. Le Dr Daley était assis à la table de la cuisine, penché sur le journal d’hier. Il était en chemise et cravate, différentes de celles de la veille. Il leva la tête en entendant le bruit de mes pas dans l’escalier. Il m’attendait, quelle que soit l’heure. Il m’observa de son siège, son visage exigeait de savoir ce qu’il fallait penser d’un gâchis aussi phénoménal. Qui apprenait aux gens à jeter ce qu’ils avaient le plus peur de perdre ?
« Une tasse de café ?
— S’il vous plaît.
— Comment le prends-tu ?
— Je… »
L’esquisse d’un sourire amusé apparut au coin de sa bouche. « Milchkaffee ? Halb und halb ?
— Quelque chose dans le genre. »
Il me fit asseoir et m’apporta le café, exactement comme je l’aimais, à croire qu’il m’avait vu le préparer. La couleur de la main de ma sœur. Le Dr Daley s’assit en face de moi et replia soigneusement son journal en quatre. « Veux-tu entendre ma définition de la vie ? Évidemment que tu veux l’entendre. Harcèlement et café, jour après jour. Bien. Commençons par le commencement. Tu as parlé à ta sœur ?
— Brièvement.
— Donc, tu sais ce qui t’attend ici, à la maison. » J’acquiesçai, mais je ne savais rien. Tout ce que j’entendais, c’était ce mot, maison. Il se tut un court instant, faisant un panégyrique qu’il avait trop souvent eu à faire dans sa vie. Il serra les lèvres et revint à l’invivable. De retour au monde extérieur. « Bien. Ton père. »
Il me fallut une longue gorgée avant de comprendre qu’il me posait une question. « Je… Mon père ?
— Oui. David. Comment va-t-il ? » Il ne voulait pas me regarder. Nous ignorions tout les uns des autres.
« Allez savoir », fis-je. Et je ne pus en dire davantage.
Mon grand-père leva la tête. Ma réponse lui permit de faire son diagnostic. Son menton remonta un tout petit peu puis retomba. « Je vois. Il y a combien de temps ?
— Dix ans. Pardon – douze. Presque treize. 1971.
— Je vois. » Il pressa les mains sur son visage. Il avait survécu à tout. « Ta sœur voudra savoir. N’est-ce pas ?
— Je n’en suis pas sûr. Compte tenu de tout le reste. »
Il me dévisagea, livide. « Bien sûr, qu’elle voudra savoir ! Crois-tu qu’une semaine a passé sans qu’elle pense à lui ? »
Je ressentis ce que cela avait dû signifier d’être l’enfant de cet homme. Nous restâmes un long moment assis. Je bus à petites gorgées ; il fulminait. Finalement, il grogna : « “Allez savoir.” » Il opina. La formule que j’avais utilisée lui tira un sourire narquois. « Ton frère ? »
Mon frère. J’avais passé une bonne partie de ma vie à répondre à cette question. « Il va bien. Il est content de vivre en Belgique. Il chante de la musique ancienne. »
Mon grand-père ne prit pas la peine de bouger la tête. Je n’ai pas de temps à perdre avec tes bêtises. Je pose une question simple. As-tu l’intention de répondre, oui ou non ? « Reverrai-je l’aîné de mes petits-enfants avant de mourir ou pas ? »
Je sentis le sang me monter à la tête. « Avec Jonah, c’est pareil… Allez savoir. »
Grand-Papa eut un rictus mécontent. « Toujours à la recherche de sa liberté. Déjà, quand il n’avait que six mois, je m’en souviens encore. Il trouve, selon toi ? »
Il y avait une once de désapprobation dans son ton, mais pas de condamnation. J’avais ma petite idée sur la question. « Il faut que vous l’entendiez chanter. » La seule réponse possible.
Le Dr Daley se leva et prit ma tasse vide. Je me levai pour l’aider, mais il me fit signe de rester où j’étais. « Il semble bien que ce n’est pas dans cette vie qu’il me sera donné de vivre cette expérience. » Il lava ma tasse et, les mains tremblantes, la plaça sur l’égouttoir, à côté de la sienne. « J’ai plus d’une fois voulu raconter à ta sœur ce qui s’était passé entre nous. Oui, la folie foncière qui gouverne tous les peuples. Mais attention. Nous y avons apposé notre propre sceau. Ton père et moi. Tes parents… »
Il revint s’installer sur la chaise sur laquelle il s’était assis pour prendre son petit déjeuner tout au long du demi-siècle écoulé. La même table, alors qu’alentour, tout le reste de l’existence changeait.
« Tes parents croyaient avoir trouvé un moyen d’échapper à la règle. La règle du passé. » Il regarda dehors le gazon printanier en essayant de s’imaginer ce qu’ils avaient vu. « Ils voulaient un endroit où il y ait autant de catégories que de cas particuliers. Pourtant, c’est bel et bien ici-bas qu’ils ont dû vous élever. » Sa voix était inquiète, elle courait contre la montre. « Ils voulaient un endroit où chacun aurait eu sa propre couleur. » Il secoua la tête. « Mais c’est ça, être noir. Il n’existe pas de couleur de peau qui n’y soit déjà. Vous n’étiez pas moins noirs que nous. Votre mère aurait dû le savoir. »
Nous entendîmes des pas dans l’escalier, et ma sœur fit son entrée dans la cuisine. Elle avait Petit Robert dans les bras, et quelque chose de beaucoup plus lourd sur les épaules. Elle portait la même tunique et le même serre-tête vert et noir d’Afrique occidentale que la veille. Ma sœur la veuve. Elle avait le visage encore fripé. « Ce gamin m’a empêchée de dormir. » Fort à propos, le bébé se mit à gazouiller de plaisir. Comment pouvaient-ils vivre, l’un et l’autre ?
« Ils sont là pour ça. » Notre grand-père, qui avait travaillé toute sa vie comme médecin de famille, se leva pour faire du café à Ruth. Cela semblait un vieux rituel. Il déclara à mon intention : « Je n’ai rien fait pour arranger les choses. »
Ruth n’avait pas besoin d’un résumé. Elle avait écouté du haut de l’escalier. Elle fit non de la tête. « Tu n’y es pour rien, Grand-Papa. Ils vivaient dans un rêve. C’est Maman qui a épousé un Blanc. Elle a choisi sa voie.
— J’ai été trop fier. Ta mère l’a toujours dit. » Il se figea. « Je veux dire, ta grand-mère. » Il apporta à Ruth son café – noir, avec une petite cuiller de sucre. « J’avais peur. Peur de me laisser engloutir dans leur idée. Cette vertu tendancieuse. Peur de…
— De tout le délire taré de la blanchitude, l’interrompit Ruth. Ils ont le cerveau cramé. Tous autant qu’ils sont.
— Surveille ton vocabulaire.
— D’accord, Grand-Papa. » Elle inclina la tête devant cet homme de quatre-vingt-dix ans, comme une enfant de neuf ans.
« Votre grand-mère a payé cher mes principes. Je lui ai fait perdre sa fille, ses petits-enfants. Je n’ai jamais eu le loisir de vous voir devenir… »
Ruth se leva et lui échangea le bébé contre une tasse de café. Elle prit la tasse et but à petites gorgées. Puis elle fit chauffer des flocons d’avoine et prépara des fruits écrasés pour Petit Robert. « Ce n’est pas toi qui l’as fabriquée, Grand-Papa. » Le vieillard porta la main à sa tête pour dévier les mots de leur trajectoire. « Grand-Mère a été avec toi jusqu’au bout.
— Et moi, j’étais avec qui ? » Le Dr Daley ne posait la question à personne en particulier. « L’hypodescendance. Tu connais le terme ? » Je fis oui de la tête. J’étais l’enfant de ce terme. « Ça signifie qu’un enfant issu de parents de castes différentes appartient nécessairement à la caste inférieure. »
D’une main, Ruth tenait la petite cuiller qui servait à enfourner la nourriture dans la bouche de Petit Robert, tandis que l’autre s’agitait dans le vide. « Ça signifie que le Blanc ne peut pas protéger sa propriété acquise par le vol, ne peut pas faire la différence entre le maître et l’esclave, sans jouer la carte de la pureté du sang. Pureté, tu parles. Pure invention, oui. Une goutte ? Une seule goutte, en remontant aussi loin que possible ? Aucun Blanc en Amérique ne répond à ce critère. »
Il réfléchit un moment. « Hypodescendant, ça signifie que nous sommes censés accueillir tous les autres. Tout le reste.
— Amen, dit Ruth. Quiconque n’est pas taré pour cause de consanguinité est noir.
— Tout le monde. Tous les métis, les quarterons, les huitièmes de quarterons. Nous aurions dû vous accueillir parmi nous.
— Ne t’accuse pas des erreurs des autres. »
Il ne l’entendit pas. « Nous tous ! Vous croyiez être les seuls, tous les trois ? » Il me suppliait du regard, comme si seul mon assentiment pouvait rectifier cette erreur de longue date. « Vous croyez avoir été les premiers au monde à vivre cela ? Votre grand-mère, à moitié blanche. Ma famille. En ligne directe des reins du propriétaire esclavagiste. Le nom de ma famille. La race entière. Un coup d’œil suffit. Ça fait trois cents ans que les Européens vivent en nous. Je me suis toujours demandé ce que l’Amérique serait devenue si la règle de la seule goutte avait fonctionné dans l’autre sens. »
Ruth lui intima le silence. « Grand-Papa, tu deviens enfin sénile.
— Une nation puissante. À la hauteur du mythe qu’elle se fait d’elle-même.
— Ce ne seraient plus les États-Unis. Bon sang, ça c’est sûr. »
Le Dr Daley regarda sa petite-fille nourrir son arrière-petit-fils, une âme trop accaparante et trop curieuse pour survivre au monde. « J’ai laissé cette folie briser ma famille.
— Ils ont aussi brisé la mienne », dit Ruth.
Nous restâmes assis en silence. Seul le bébé avait le cœur à émettre le moindre son. Bientôt, même lui saurait. Pour lui, tout était écrit avant même qu’il ne sache prononcer son nom : son père, sa grand-mère, une ligne brisée qui remontait jusqu’à la nuit des temps. Je ne pouvais pas rester ici. Je ne pouvais pas retourner dormir douillettement en Europe. J’avais été élevé dans l’idée que chacun pouvait inventer sa propre vie. Mais toutes les vies que je pouvais m’inventer seraient toujours mensongères.
Ruth avait atteint ce futur avant moi. Elle savait depuis longtemps qu’un jour, il faudrait que je la rattrape. « Il y a un truc drôle à propos de l’histoire de la seule goutte. Si blanc plus noir donne noir, et si le taux de mariages mixtes se situe un peu au-dessus de zéro chaque année… » Les yeux de Ruth se lançaient dans le type de conjecture que son père avait jadis adoré. La loi du vieil esclavagiste était à présent la seule arme de ses victimes. Le noir était la flèche du temps, la bouillonnante tribu qui prenait de l’ampleur, tandis que la pureté choisissait son suicide de privilégié. « Il n’y a qu’à suivre la courbe. Ce n’est qu’une question de temps avant que tout le monde en Amérique soit noir.
— Je croyais… » Ma voix me rendit malade. « Je croyais que tu étais contre les mariages entre Noirs et Blancs.
— Mon chou, je suis contre quiconque épousera un Blanc. Les mariages mixtes, c’est le méli-mélo assuré. Mais tant que les gens sont assez fous pour essayer, moi, je suis assez folle pour en être la bénéficiaire. » Elle regarda notre grand-père. Il faisait de grands mouvements de la tête, implacablement résigné. « Quoi ? Ce calcul te pose problème ?
— Marchera pas. » Ce fut la seule fois qu’il prit une telle liberté avec les règles de la grammaire. « Dès qu’ils verront la tournure que ça prend, ils abrogeront la règle. »
Un bruit de tonnerre éclata, comme pour confirmer les paroles du médecin. Mon neveu Kwame apparut dans l’escalier, une boîte argentée à la main, et sur les oreilles deux bidules doublés mousse, reliés par un fil. Des vibrations s’échappaient de lui, des sons syncopés que j’étais incapable de situer ou de mettre en notes. Sous le rythme, il y avait un sermon lancinant, cadencé. La pulsation brassait l’air alentour. Je suffoquai en me demandant quel effet ça produisait à l’intérieur de sa tête.
Grand-papa fit signe à son arrière-petit-fils d’enlever les écouteurs et d’éteindre la cassette. Le garçon s’exécuta dans un éclat de protestations venimeuses qu’aucun adulte ne pouvait comprendre ou interpréter. Le médecin se leva, tel un prophète de l’Ancien Testament. « Si tu veux te mettre la cervelle en bouillie, écrase-toi donc la tête contre les murs.
— Respecte ma musique, répondit Kwame. Ça décape les oreilles.
— Si tu veux devenir sourd, enfonce-toi des bâtons dans les oreilles. Tu appelles ça de la musique ? Il n’y a même pas de notes. Ce n’est même pas sauvage. » Notre grand-père se tourna vers Ruth pour qu’elle le soutienne.
« Oh, Grand-Papa ! On en a déjà discuté cent fois. C’est notre musique. Ça fait partie de notre ancienne culture. Dans la grande tradition des dirty dozens, les insultes rituelles.
— Qu’est-ce que tu y connais, aux dozens ? » Ruth blêmit, et le vieil homme lui tapota le bras. « Ne m’en veux pas. Je sais. Tu l’as appris au même endroit où je l’ai appris. Il existe un prophète qui fait tout pour sauvegarder notre héritage culturel. »
Ruth poussa un cri. « Ne t’en fais pas pour ce qui est de la sauvegarde de notre héritage ! Tous les petits Blancs des cinq continents en veulent un bout.
— Y mordent à notre hameçon, dit Kwame. Kiffent trop notre son. Peuvent pas suivre, les Blancs-becs, on cartonne trop impec ! »
Il balançait la tête de droite et de gauche, animé d’une sorte de fierté tout en souplesse. Son petit frère riait en tendant les mains vers lui. Kwame retourna sous les écouteurs, et ce fut comme s’il disparaissait. Ruth, couverte de bouillie de bébé, passa un bras autour de notre immaculé grand-père. Il accepta les taches. « Tu es pire que mon propre père. Il m’embêtait tout le temps avec ma musique. Je me suis juré que je ne ferais jamais subir ça à aucun de mes enfants.
— Il faisait ça, vraiment ? demandai-je incrédule. Il te tarabustait à cause de la musique ? »
Elle grogna, comme sous l’effet d’un coup de fouet. « Tout le temps. James Brown. Aretha. Tout ce qui avait la moindre puissance. Tout ce qui pouvait m’être utile. Il voulait que je suive votre voie, sa voie à lui. À ton avis, pourquoi est-ce que la rue déteste vos mélodies, Joey ? »
Pour la même raison que ces mélodies avaient jadis été pour la rue synonyme de salut – parce qu’elles ne servent à rien. Notre grand-père grogna, lui aussi, le subito doux d’un vieux gospel, en se rappelant les vieilles sentences, la confiance trahie, les serments bafoués. Il examina sa propre pierre tombale et y lut les choses qu’il avait dites à sa fille, inscrites dans le granité. Il prit Ruth par le poignet et lui lança un regard désemparé. « Qu’est-ce que c’est que cette musique pour laquelle chacun devrait sacrifier sa vie ? »
« Quand est-il mort ? » demanda Ruth, tard dans la journée.
Je crus, l’espace d’une folle pulsation, que nous avions échangé nos vies. « Quand ? Peu de temps après que je t’ai vue pour la dernière fois. J’ai essayé de te joindre par tous les moyens.
— Tu n’as pas pensé au moyen le plus évident. » Elle le faisait juste remarquer, elle m’aidait à rattraper le passé. Les larmes de Ruth étaient discrètes et lointaines, ce n’était une consolation pour personne. Elle pleurait sur son sort, et se fichait que j’entende. Tous ses deuils se rassemblaient. Un long moment s’écoula avant qu’elle reprenne la parole. « Il avait la mémoire courte, ce salopard. Tu crois qu’il a compris un jour ce qu’il nous avait infligé ? »
Je ne sentais pas le besoin de me bagarrer pour protéger l’identité de mon père. Je n’étais même plus capable de le faire pour moi.
« De quoi est-il mort ? » Je dus rester silencieux plus longtemps que je ne le crus. « J’ai le droit de savoir. Il peut y avoir des conséquences pour mes fils.
— Cancer. »
Elle tressaillit. « Quel genre ?
— Pancréas. »
Elle acquiesça. « Nous aussi, on meurt de ça.
— Il y a un peu d’argent. Je l’ai déposé sur un compte à ton nom. Aujourd’hui, ça doit faire un bon petit pécule. »
Elle se débattait. La répugnance d’un côté, la nécessité de l’autre : jamais je n’aurais imaginé que l’un et l’autre occupaient une telle place en elle. Elle semblait acculée. Elle n’arrivait pas à décider ce qui lui revenait de droit et ce à quoi elle avait renoncé. « Plus tard, Joseph. Attends un peu.
— Il t’a laissé un message. » Cela faisait dix ans que je n’y avais pas pensé. « Quelque chose que j’étais censé te dire. »
Ruth se replia sur elle-même, comme si j’étais en train de la martyriser. Je l’apaisai d’un geste. Je ne me sentais pas particulièrement investi d’une mission, ni dans un sens ni dans l’autre. Je voulus juste lui dire, et en finir.
Elle appuya les paumes sur ses tempes, elle m’en voulait terriblement de la troubler comme cela. Elle serra les poings en une dernière contre-attaque avant capitulation. « Laisse-moi deviner. “Je sais que tu es une fille vraiment chouette. Tout est pardonné.”
— Il m’a dit de te dire que la longueur d’onde est différente chaque fois qu’on déplace son télescope.
— Qu’est-ce que c’est que cette salade ? Tu peux me dire ce que je dois faire avec ça ? » Elle avait voulu un autre message, sans le savoir. Celui-ci ne la rendait que plus brutalement orpheline.
« Il n’allait pas bien, Ruth. À la fin, il racontait toutes sortes de choses. Mais il m’a fait jurer de te dire cela, si jamais l’occasion se présentait. »
Les dernières paroles de Da étaient trop opaques pour pouvoir être méprisées. Elle ne pouvait pas partir en guerre contre quelque chose d’aussi anodin. « Décidément, il n’aura jamais su comment me parler. » Elle ne lutta pas contre les pleurs. « Jamais.
— Ruth. Je ne peux pas m’empêcher de penser… à Robert. » Elle s’exclama, pleine d’une ironie amère. Tu ne peux pas t’empêcher ? « Pardonne-moi. Je peux te poser une question ? »
Elle haussa les épaules. Tu ne me poseras aucune question que je ne me sois déjà posée.
« Qu’est-ce que vous faisiez tous les deux, à New York ? »
Elle me regarda, décontenancée. « Qu’est-ce qu’on faisait ?
— Quand vous êtes venus chez moi à Atlantic City. Vous aviez des ennuis. Quelque chose clochait vraiment. La police vous recherchait. »
Son regard s’éteignit, elle était trop lasse pour seulement exprimer du dégoût. « Tu ne comprendras donc jamais, hein ? » La voix pleine de pitié. « Mon frère.
— Tu as dit que les policiers avaient vérifié sur ordinateur la plaque d’immatriculation de Robert. Et qu’il… »
Ma sœur prit une inspiration, pour essayer de me faire de la place. « On s’occupait d’un refuge pour les gamins du quartier. Voilà ce qu’on faisait. On leur faisait chanter “Black Is Beautiful” au petit déjeuner. Tout le reste est signé J. Edgar Hoover. Il nous a transformés en menace numéro un contre la sécurité du pays. Des agents du FBI nous appelaient au milieu de la nuit, et menaçaient de répandre notre cervelle sur le bitume. Disaient qu’ils nous enverraient en prison jusqu’à la fin de nos jours. Nous étions déjà en prison, Joey. C’est ça notre crime. Ça leur bouffait la conscience, ce qu’ils nous ont fait. Voilà ce qu’on faisait à New York. Et c’est ce qu’on a continué de faire à Oakland. Jusqu’à ce qu’ils mettent la main sur Robert et qu’il meure dans un de leurs hôpitaux. »
Ce fut la dernière question blanche que je lui posai.
La maison de mon grand-père était un territoire ouvert, qu’aucun emploi du temps ne venait troubler. La vie avait un but à Catherine Street, mais pas d’allure imposée. La famille se réunit le deuxième soir. Mon oncle Michael arriva avec la plus grande partie de sa famille : sa femme, ses deux filles, et les enfants de mes cousins. Je fis la connaissance de mes deux tantes Lucille et Lorene, de leurs maris, et de plusieurs de leurs enfants et petits-enfants. J’étais une curiosité : l’enfant prodigue, le caméléon. Pendant un moment, tout le monde jeta vers moi des coups d’œil furtifs. Mais dans une famille de cette taille, aucune nouveauté ne garde la vedette bien longtemps. Ils furent aux petits soins avec moi, écoutèrent le peu que j’avais à dire sur mon compte, puis reportèrent leur attention sur le Dr William, le patriarche, ou Petit Robert, le dernier-né du clan.
Après leur passage à Atlantic City, Ruth et Robert étaient souvent venus ici, en quête d’un endroit où se cacher. « Il n’y avait qu’à chercher dans l’annuaire, Joey. Rien de plus facile. Tu aurais pu le faire n’importe quand. »
Il y avait une ambiance bon enfant chez les Daley, l’entrain de gens regroupés dans un abri antiaérien et qui tenaient bon grâce à une gaieté précaire. Lorsqu’au moins trois d’entre eux se trouvaient dans la même pièce, il y avait de la musique. Lorsque le seuil décisif était atteint, chacun se mettait à chanter. Après une période de chaos négocié – laisse-moi cette voix, trouve-t’en une autre. Comment ça, ta voix ? Je prenais cette voix quand tu n’étais même pas encore né – le chœur du tabernacle Daley se lançait dans sa singulière harmonie à cinq voix et demie.
Je me joignis à eux ici et là, baragouinant en scat ou improvisant des mélismes en latin de cuisine, quand je ne connaissais pas les paroles. Ma basse de musique ancienne trouvait assez bien sa place parmi les richesses chantées de si bon cœur, personne ne la remarquait. Personne ne se mettait en avant, mais personne ne s’effaçait non plus. La famille obligea même le Dr Daley à se joindre à un ou deux chœurs, avec son grondement de nonagénaire. Personne n’était dispensé de chant : à chacun sa voix, pour célébrer les louanges de son choix.
Michael joua du vieux sax ténor de Charles ; le fantôme de son frère était encore présent dans chaque clé. Le fils aîné de Lucille, William, jouait de la guitare basse avec autant d’agilité que s’il s’était agi d’un luth. Le piano du boudoir était à la disposition de presque tous, et il n’était pas rare de voir sur le clavier quatre, six, parfois huit mains en même temps. Qu’est-ce que tu croyais ? Tu croyais tenir ça de qui ? Je me contentais de suivre une ligne enfouie au milieu du reste, et je n’avais pas trop de mes dix doigts pour surnager. Personne ne me demanda de jouer en solo, ou du moins de prendre plus de solos que quiconque.
Le piano était un champ de mines. Une demi-douzaine de touches, y compris le do du milieu, avaient un son voilé, chevrotaient ou tout simplement restaient enfoncées. « Ça fait partie du jeu, expliquait Michael. Il faut faire du boucan tout en évitant les nids-de-poule. » J’étais au beau milieu d’un gigantesque refrain improvisé lorsque je m’interrompis pour m’apercevoir que ce clavier était celui sur lequel ma mère avait appris à jouer.
Tant que la maison était pleine de membres de la famille qui chantaient, Ruth semblait à peu près apaisée, plus apaisée en tout cas que je ne l’avais vue depuis la mort de Maman. Au cours de cette première soirée épatante, elle s’allongea sur un canapé, un fiston brutal sous un bras, un bébé heureux dormant sur un coussin, et son mari tombé au champ d’honneur assis à côté d’elle. Ainsi en sécurité, elle produisit un déchant qui me donna envie d’arrêter de chanter une bonne fois pour toutes. Je m’approchai d’elle. Elle ouvrit les yeux et sourit. « Voilà pourquoi on est revenus ici.
— Parle pour toi », corrigea Kwame.
Malgré les écouteurs sur les oreilles, aucun mot ne lui échappait.
« Ça fait combien de temps que vous êtes ici ?
— Cette fois-ci ? Juste après que Robert… » Elle regarda autour d’elle, puis se massa le front avec la paume, tâchant de faire fuir à nouveau le cauchemar. « Ça fait combien de temps ? »
Mes tantes Lucille et Lorene étaient responsables de la chorale de l’Alliance Béthel, l’église où elles, leurs parents et leurs enfants, s’étaient tous mariés, l’église où ma mère avait été baptisée et où ils avaient tous appris à chanter. Au grand désespoir de leur père, et pour la plus grande joie de leur mère, elles avaient choisi l’église plutôt que le droit, qu’elles avaient pourtant étudié. Lucille jouait de l’orgue et du piano, et Lorene dirigeait la chorale, en bonne partie composée de leurs propres enfants. Le deuxième dimanche après mon arrivée, Ruth décida que nous irions les écouter. « Nous tous », prévint-elle à l’attention de son fils, de son grand-père et de son frère.
C’est le Dr Daley qui protesta le plus. « Laissez-moi mourir en paix, en païen impie.
— Il a raison, dit Kwame. On va se battre. Païens du monde entier, unissez-vous.
— Je n’y ai jamais mis les pieds pour ta mère. Jamais mis les pieds pour ta grand-mère.
— Eh bien, tu iras pour moi, dit Ruth.
— Alors je m’assoirai à côté de ce jeune homme ici présent, et nous parlerons de Nietzsche et Jean-Paul Sartre. »
Je n’eus pas le courage de lui dire que le juif athée que j’étais avait chanté dans plus d’églises catholiques au cours des cinq dernières années que le plus pieux des paroissiens n’en fréquente en toute une vie.
À l’église, je n’étais pas le plus clair de peau. Même dans notre moitié d’église. L’Alliance Béthel prêchait l’Évangile : la couleur fait partie de l’équation, mais ce n’est pas la seule variable. Ruth me surprit en train de regarder une rouquine de la chorale, aussi pâle qu’un mannequin préraphaélite. « Oh, c’est une Noire, mon frère.
— Comment le sais-tu ?
— Les Noirs savent toujours.
— Va te faire voir, ma chérie. »
Ma sœur retint un sourire narquois. « Pas de gros mots à l’église, Joey. Attends qu’on soit sur le parking. En fait, non seulement elle est noire ; mais elle est de ta famille. Ne me demande pas exactement comment. Une lointaine cousine. »
Avec les Daley, la chorale ressemblait à une authentique fête afro-américaine, ce qui n’était pas une surprise. Mais il fallut que j’attende l’hymne pour comprendre pourquoi j’étais là. Il s’agissait de He Leadeth Me, ce vieux cheval de bataille du XIXe siècle, dont la voix de soliste était chantée par une jeune femme à la coiffure afro compacte, de plusieurs années ma cadette. Le premier couplet fut interprété de manière assez classique, conformément à la partition de l’ancien livre méthodiste des cantiques. Mais la soliste était si brillante, que même Kwame, occupé à parfaire sa signature graffiti sur chaque centimètre d’un bulletin paroissial froissé, en attendant d’y aller à la bombe dans tout Oakland, leva la tête pour voir qui chantait avec tant de panache.
À partir du deuxième couplet, j’étais presque debout. La fille avait un coffre capable d’épuiser toutes les réserves de l’Alaska. La NASA aurait pu utiliser sa justesse pour guider les satellites. Elle fit faire la pirouette à la mélodie boitillante au bout de ses doigts étirés, la fit passer entre ses jambes et dans le dos, puis la fit flotter au-dessus de sa tête. Chaque son dans les éclaboussures de son chant était un joyau unique. Je me tournai vers Ruth en quête d’explication, mais elle regardait droit devant elle, d’un petit air ironique, feignant ne pas m’avoir remarqué.
La voix s’épanouit par vagues successives, ôtant couche après couche, jusqu’à ce que la lumière devienne plus intense. Pendant ce temps, la chorale ajoutait de l’ampleur au refrain : « He leadeth me. He leadeth me. » Puis changement de tonalité : « He leadeth me. » Le fondement gospel établi pour la soliste formait un socle dur comme pierre, duquel n’importe quelle louange pouvait être lancée. Elle monta jusqu’à l’ionosphère de l’ouïe, les yeux embrasés, s’élevant dans l’humilité du délice absolu, et l’âme ne pouvait guère aller plus loin dans la connaissance de sa propre amplitude. Je n’arrivais pas à croire qu’elle improvisait avec tant d’assurance ces sidérantes voltiges aériennes. Et pourtant je ne pouvais imaginer que des explosions d’une telle fraîcheur aient pu être écrites à l’avance.
Le cantique crût en vagues successives ininterrompues. Les mains se levèrent autour de nous. J’étais submergé, incapable de retenir la beauté qui passait. Je regardai le Dr Daley, avec une seule question sur les lèvres : c’est qui ? Il opina gravement. « C’est le bébé de Lorene. » Je ne pouvais épouser cette femme ; nous étions cousins germains. « C’est Dee. »
Je me retournai vers ma sœur en entendant le nom. Le long périple qui l’avait amenée ici avait brisé son sourire en mille morceaux.
« Mon Dieu. Quelle voix. Elle mérite les meilleurs profs. »
Ma sœur siffla suffisamment fort pour que le banc de devant entende : « Espèce de trou du cul. Tu crois peut-être que c’est du talent spontané sorti de la jungle ? Elle a déjà les meilleurs profs possibles. Tu n’entends pas ?
— Qui ? Où ?
— Ils sont tous fous d’elle. À Curtis. »
Après l’office, nous fîmes la queue pour rencontrer le phénomène. Ma cousine Delia me reconnut en nous voyant arriver. Je suppose que ce ne devait pas être difficile de me repérer. Avant que Ruth ne puisse faire les présentations, la jeune fille lui fit signe de se taire. Elle me dévisagea. « Tu as un sacré toupet ! » Un groupe de fidèles se retourna pour voir ce qui se passait. « Tu viens ici, comme si de rien n’était. Il va falloir répondre de tes actes. »
La liste de mes péchés se forma dans mon esprit. J’étais prêt à y apposer ma signature et à accepter n’importe quelle peine. Je sentis la chaleur qui émanait de cette femme. Ruth et le Dr Daley se tenaient légèrement en retrait, tels des huissiers silencieux. Je savais ce que j’avais fait. Ma famille l’avait su bien avant moi. Je n’avais d’autre choix que de recevoir calmement la terrible sentence.
« Qui a eu l’idée de chanter Bach comme ça ? »
Il me fallut une moitié de choral avant de me sentir un peu soulagé. Puis encore quelques mesures avant de pouvoir répondre : « Oh ! À chacun son Bach. » Elle avait encore la mine renfrognée, et secouait la tête de colère. « C’était trop petit pour vous ? » Ç’avait été notre transgression la plus grave : une voix par ligne mélodique. En pensant que les cieux accéderaient peut-être à cette requête personnelle.
Ma cousine fulminait, comme Carmen. « Tu me dois une voiture.
— Je… une voiture ? » Mon chéquier était déjà prêt.
« J’étais au volant avec vos petits motets dans la radiocassette. Grillé le feu rouge au coin de la Seizième Rue et de Arch. La gloire ! Je ne m’étais même pas rendu compte que j’étais au milieu d’un croisement jusqu’à ce qu’une Ford Escort m’arrive dessus à neuf heures et me coupe les ailes. Chante au Seigneur un chant nouveau, c’est ça ?
— Exactement.
— Eh bien, vous vous y êtes pris comme il faut. Umm-hmm. C’était au poil ! »
Il me fallait des lustres pour saisir les choses les plus simples. « Tu as bien aimé ? Ça t’a plu ?
— Tu me dois une voiture. Une Dodge Dart solide et fiable d’un joli rouge. »
À part les musiciens, tout le monde vous dira que tous les silences se ressemblent. Mais le silence de Ruth, sur le chemin du retour, se transforma peu à peu en une nouvelle chanson.
J’entendis Delia chanter Bach peu après. Elle se produisait à l’autre bout de la ville en soliste, pour une Messe en si mineur avec les meilleurs choristes de Philadelphie. Jonah n’aurait peut-être pas apprécié le côté grandiose et somptueux. Mais en entendant cela, même lui aurait été transporté. Le Laudamus Te de Delia recelait tout l’enchantement que ce luthérien écrivant en latin y avait mis. Chaque note était impeccable, exactement fidèle à la partition. Et néanmoins, ça swinguait, ça déménageait, ça y allait comme au dernier jour de la création, le jour sans lendemain. Car il n’y a pas de lendemain. Jamais. Cette œuvre sidérante, d’un autre monde, avait trouvé quelqu’un digne de la célébrer. Les louanges sont les louanges, disait la voix de ma cousine. La musique est la musique. Ne laisse personne te dire le contraire.
Deux soirs plus tard, je l’entendis chanter la Bachiana brazileira n° 5 de Villa-Lobos. L’œuvre s’était depuis longtemps métamorphosée en une sorte de caricature, un monument trop joué et devenu aussi inécoutable que le Rodrigo adoré de Wilson Hart, tué par trop d’amour. Mais avec les phrases sinueuses et éthérées de Delia Banks, elle me charma à nouveau, tant cette musique était mystique, possédée, sensuelle : une seule interminable séquence étirée à partir d’une seule respiration. Ce n’est même pas que je ne l’avais jamais entendue correctement. Je ne l’avais tout simplement jamais entendue. Son interprétation surpassait allègrement les dizaines d’enregistrements que je connaissais. Or, cette interprétation ne serait jamais enregistrée.
Nous nous retrouvâmes tous les deux pour déjeuner, presque clandestinement, dans la gargote où ma mère et ma grand-mère s’étaient rencontrées en secret. « Des fantômes partout, dit Delia. On a de la chance qu’ils aiment partager. »
Je ne savais comment lui dire toute ma joie. « Tu aurais pu… Tu peux choisir la vie que tu veux. » Les temps avaient changé. Ou devraient changer pour cette jeune femme. « Tu peux faire la carrière internationale de soliste que tu veux. » Je savais qu’il y avait beaucoup d’appelés et peu d’élus, et pourtant je savais aussi que j’exagérais à peine. On pouvait passer une vie entière à traquer la musique et n’entendre qu’une seule fois une voix aussi exceptionnelle. J’étais le proche parent de deux de ces êtres exceptionnels.
Ma cousine m’offrit un radieux spécimen de son sourire de scène, ce sourire grâce auquel elle se mettait le public dans la poche avant même de chanter. « Merci, Votre Honneur. Pour une âme perdue, vous dites de bien douces choses.
— Je suis sérieux.
— Je sais que tu l’es. » La serveuse arriva, Delia et elle échangèrent de délicieuses vacheries. Lorsqu’elle s’en alla, ma cousine me regarda en secouant la tête. « Tu as déjà chanté à Salzbourg ?
— Plusieurs fois. Un endroit superbe. Tu adorerais.
— Je sais. J’ai vu le film. Tu sais, celui avec la bonne sœur qui virevolte ? Tu as déjà chanté au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence ?
— Nous y avons remporté un prix. » À l’instant où je répondis, je compris : Delia était déjà au courant.
« Es-tu heureux ? » Là aussi, elle connaissait la réponse. « Demande-moi si je suis heureuse. Demande-moi le genre de carrière que je veux. J’ai déjà tout ce qu’il me faut, cousin. J’ai mon église. Qui donc aurait besoin d’une scène plus grande ? Il y a tous ces gens avec qui j’adore chanter, qui sculptent le son et m’emmènent toujours plus haut. Chaque morceau qu’on fait devient le nôtre, quel que soit le bureau de poste par lequel il a transité. J’ai un répertoire suffisamment étoffé pour m’occuper pendant deux vies. Une courte et une longue. »
Je me fis rusé et vertueux en même temps. « C’est une obligation morale… Pourquoi cacher cette lumière ? Tu te dois de faire partager ton art au plus grand nombre. »
Delia réfléchit à ces mots que je venais de prononcer. Ils la troublaient, le diable s’était faufilé dans le Jardin. « Non. Ça n’a rien à voir avec le plus grand nombre. Es-tu heureux ? Tu ne pourras rendre personne heureux si tu ne l’es pas toi-même. »
Son regard laser me transperçait, et ce qu’elle voyait en moi l’inquiétait. Il fallait que je passe à l’offensive, avant qu’elle ne m’achève. « Tu as peur ? »
L’idée l’amusa. « De qui ? »
J’aurais pu lui dresser toute une liste : tous les gens qui vous en voulaient à mort parce que vous voyagiez avec le seul passeport qui vous avait été délivré. Elle savait ce qu’il en coûtait – les risques étaient à la fois insidieux et évidents –, même lorsqu’il s’agissait juste de chanter dans sa ville. L’esquive pouvait ne pas être de la peur. Ce pouvait même bien être le contraire de la peur. « Simple préférence, alors ?
— Oh, je chanterai tout morceau sublime qui se présentera sur mon pupitre.
— Mais exclusivement de la musique religieuse. »
Delia jouait avec la salière et le poivrier. « Toute musique est religieuse. Toutes les bonnes parties, en tout cas. » C’était vrai : même son sensuel et langoureux chant de sirène portugais avait séduit au nom d’un amour plus élevé.
« Eh bien, j’ai entendu ce que tu as infligé à ce blanc-bec allemand provincial. Donc, je sais que la question n’est pas déposséder la culture.
— Oh, mais si. » À l’instant où elle prononça ces paroles, cela me parut évident. Pas de culture sans possesseurs, sans possédés.
« Tu es anti-Europe ? » Taré, impérial, hégémonique, et prêt à tout pour plaire aux anges éternels.
« “Anti-Europe” ? » Delia leva les yeux au ciel. « Ça me paraît difficile. Encore que l’Europe m’ait coûté cher en voitures, mon trésor. Non, on ne peut pas être anti-Europe sans être obligé d’amputer plus que le corps ne peut en supporter. Dans tout ce que nous chantons, il y a des notes blanches qui circulent. Mais c’est toute la beauté de la situation, mon cousin. Comme ça, on construit un petit pays, ici, à partir de vols réciproques. Ils viennent par chez nous, piquent tout ce qu’on a. Nous, on se faufile dans leur quartier, en pleine nuit, on repique un petit quelque chose qu’ils n’étaient même pas conscients de posséder et qu’ils ne peuvent même plus reconnaître ! Comme ça, il y en a plus pour tout le monde, et le monde est moins uniforme. » Elle secoua la tête. Un grondement mezzo dépité sortit de sa poitrine. « Non. On peut pas être anti-Europe quand tout le monde fait partie de l’Europe. Mais faut être pro-Afrique, pour la même raison. »
Assurément, son église l’aimait trop pour la garder cachée. « Des milliers de gens pourraient t’entendre. Des centaines de milliers.
— Autant que pour ton frère ? » Elle regretta aussitôt.
« Tu pourrais changer la façon de penser des gens.
— Changer ! Tu attends encore de la musique qu’elle nous soigne ? Bach ? Mozart ? Les nazis les adoraient aussi. La musique n’a jamais guéri quiconque. Regarde ta pauvre sœur. Regarde son mari. Essaye de voir ça en musique. Est-ce qu’il y a un seul air que tu puisses lui chanter pour la réconforter, maintenant ? Une seule chanson qui puisse faire quelque chose pour elle, qui ne se ratatinera pas et ne crèvera pas lamentablement ? »
Il n’était pas trop tard pour que j’apprenne un métier. Gagner honnêtement ma vie. J’étais encore capable de taper à la machine. Taper à la machine et faire du classement pour un cabinet d’avocats spécialisés dans les bonnes œuvres. J’inspirai, pris ma voix de basse de l’époque Voces Antiquæ – déjà de l’histoire ancienne. « C’est l’auditeur qui fait la chanson.
— Ta sœur. Pour elle. Pour elle. »
Je cherchai ce en quoi je croyais. « Peut-être chantons-nous pour nous-mêmes.
— Ça, c’est le minimum. Sans ça, il ne se passerait rien. Mais il ne se passerait rien s’il n’y avait que ça. On a besoin d’une musique qui vibre pour tout le monde. Qui fasse chanter les gens. Pas d’un public !
— La radio grandes ondes.
— Ce n’est pas un argument.
— Le gospel s’adresse à tout le monde ? » J’avais une autre liste pour elle, si elle en voulait.
« À tous ceux qui ont des oreilles pour entendre.
— C’est bien la question. Nos oreilles n’entendent que les sons que les gens ont l’occasion de connaître.
— Oh, les gens savent bien. Écoute. Dès que c’est beau, ça raconte ce qui nous est arrivé. Ma foi, cite-moi un peuple à qui il soit arrivé plus de choses qu’à nous.
— Nous ?
— Oui, mon cousin. »
Ces mots érodaient ceux qui attendaient au fond de ma gorge. Je n’avais d’autre recours que celui qui me faisait le plus honte. « Je suis avide. J’ai envie d’entendre… » Tous ces vieux chevaux de bataille impliqués, complices, compromis. Elle pouvait leur apporter le salut. Seule une voix noire en était capable à présent. « Je veux entendre… cette musique transformée. » Qu’elle soit enfin ce qu’elle avait toujours prétendu être.
Delia considéra un instant cette pensée, les yeux brillants. Mais j’étais le diable, je la mettais au défi de transformer les pierres en pain. « Cousin, cousin. Il y a quelque chose qui t’échappe. J’ai mon Église. Mon Jésus.
— Ne vient-il pas d’Europe ? »
Elle sourit. « Le nôtre vient d’un peu plus au sud. Écoute-moi. J’ai mon travail. J’ai le nôtre. Tu comprends à quel point c’est formidable ? Je ne te reproche pas de vivre ta vie. Tu as grandi à l’époque où on croyait encore que le seul moyen d’obtenir ce qu’ils avaient, c’était de copier ce qu’ils faisaient. On est nous, on ne sera jamais eux, et en quoi ça pose problème ? C’est tout aussi énorme – plus énorme encore, compte tenu de notre histoire. Pourquoi tu besognes tant pour quelque chose que tu ne peux pas sauver, et qui ne veut pas l’être ? »
Pour la raison même qui fait qu’on chante quoi que ce soit. Je regardai autour de moi dans le restaurant. Tous les teints imaginables. Personne ne s’inquiétait de savoir que j’étais là, ni ne s’intéressait outre mesure à mon désarroi. Je regardai ma cousine. La couleur nationale se situait dans une moyenne quelque part entre nous deux. « Tu veux dire séparés mais égaux.
— Exact. Où est le problème ? Des cultures différentes, un statut d’égalité.
— Un statut d’égalité avec la culture dominante ?
— Ils dominent seulement ceux qu’ils peuvent dominer.
— J’avais cru comprendre qu’avec la séparation, il n’y aurait jamais…
— Il y a une grosse différence, maintenant. Maintenant, c’est nous qui faisons ce choix. »
Mais si c’était impossible de chercher des accords en dehors de nous, impossible de trouver une gamme, un air qui résonnât au-delà de cette époque et de ce lieu… J’aspirais à autre chose qu’à ce moment inventé et cette différence forcée, j’aspirais à autre chose qu’à cette trêve circonspecte qui se faisait passer pour la paix que nous avions toujours cherchée. J’essayai de tout mon être. Je retournai ses mots dans tous les sens, plus qu’il y avait de manières de les retourner. « Tu veux dire que tu ne peux chanter que ce que tu es ? »
Le café arriva. Le temps que la serveuse reparte, elles avaient eu le temps de se plaindre de leurs petits copains, et s’étaient échangées recettes et numéros de téléphone. Puis nous fûmes de nouveau seuls. Delia enveloppa de ses mains sa tasse, dont elle retirait de la chaleur et un plaisir vaste comme l’horizon. « Où en étions-nous ? Non, non. Je pense que c’est plutôt quelque chose du genre : on ne peut être que ce qu’on chante.
— Ma sœur aurait pu être chanteuse. Elle avait une voix capable de convertir n’importe qui.
— Joseph Strom ! » Je relevai soudain la tête. Un instant, elle fut ma mère, réprimandant un petit garçon de neuf ans. Ses yeux étaient humides. Elle secoua la tête, horrifiée. « Écoute-la, pour une fois. Écoute. »
C’est ce que je fis. Tôt ou tard, j’aurais fini par comprendre. Je me joignis à Ruth pour sa promenade habituelle dans le quartier. Nos tantes et oncles lui avaient dit qu’elle était folle de risquer sa vie ainsi. Ils répugnaient à circuler en voiture, vitres remontées, dans le voisinage. Ses balades du soir plongeaient Grand-Papa dans des accès de colère. Qu’elle balayait d’un geste. « Je suis plus en sécurité ici qu’à poireauter devant Independence Hall. Je fais plus confiance au pire accro au crack qu’à n’importe quel policier de ce pays. »
La plupart des voisins étaient dehors sur leur perron, à vivre en public, comme à Gand, et comme bien peu d’Américains au-dessus du seuil de pauvreté vivaient. Ma sœur saluait tous ceux que nous croisions, en les appelant parfois par leurs noms. « J’aime penser à Grand-Maman et Grand-Papa qui se promenaient par ici quand ils étaient jeunes.
— Est-ce qu’il t’arrive parfois de penser aux parents de Da, Ruth ? Je ne veux pas me bagarrer avec toi. Je ne suis pas… C’est juste que je… »
Elle étira les bras sur les côtés et opina. « J’ai essayé. Je ne peux même pas… Tu sais, je suis friande de récits de survivants. J’ai vu tous les documentaires réalisés sur l’Holocauste. Il faudrait être mort pour avoir une mémoire suffisante. Quand je pense… à nos autres grands-parents ? Je me dis que les tenants de la suprématie de la race blanche les ont eus, eux aussi.
— Et pourtant ils étaient blancs.
— Ils n’étaient pas blancs. Ils n’étaient même pas de la même espèce. En tout cas, pour les gens qui faisaient marcher les fours. On a été envoyés avec eux, du moins le peu d’entre nous qui se trouvaient là-bas.
— “Nous” ? »
Elle entendit et acquiesça : « Je veux dire l’autre partie de nous. »
Il fallait être déjà mort pour survivre à un tel héritage. Nous passâmes un alignement de bâtisses vieilles d’un siècle, désormais aménagées en pièces à louer. Ruth fredonnait. Je n’arrivais pas à distinguer la chanson. Lorsque les paroles du petit air qu’elle fredonnait furent audibles, elle parut parler à quelqu’un de l’autre côté de la rue. « Écoute, Joey. C’est facile. C’est la question la plus facile au monde. S’ils viennent et commencent à nous parquer comme du bétail, de quel côté vas-tu te retrouver ?
— C’est tout vu.
— Mais on est déjà parqués, Joey. » D’un geste des mains, elle embrassa tout le quartier. « Là, maintenant, ils sont en train de nous parquer. Ils continueront de nous parquer jusqu’au dernier jour. »
J’essayais de la suivre. Lorsqu’elle se remit à parler, elle me tira de mes souvenirs de Da et de son catalogue de l’espace.
« Tu aurais dû épouser cette nana blanche, Joey. Je suis sûr qu’elle était gentille.
— Est. Est gentille. Mais moi, je ne le suis pas.
— Incompatibilité ? » Je l’observai. Sa bouche se tordit en une moue de sympathie.
« Incompatibilité.
— Tu prends deux personnes. »
J’attendis la suite. Avant de me rendre compte que c’était tout. « Deux personnes. Exactement.
— Maman et Da auraient été obligés de divorcer. Si elle avait vécu.
— Tu crois ? » Ce que nous racontions au sujet de leur histoire n’avait plus d’importance pour eux.
« Évidemment. Regarde les statistiques.
— Les nombres ne mentent jamais », fis-je avec notre vieil accent allemand.
Elle se crispa et sourit en même temps. Une vigueur hybride. « Robert et moi étions incompatibles. Mais ça fonctionnait.
— Et ses parents ? »
Ruth me regarda, tout en voyant des fantômes. « Tu n’as jamais su ? Ton propre beau-frère ? » Elle m’en voulait, elle s’en voulait. « Je ne t’ai jamais dit ? Bien sûr que non ; quand aurais-je pu ? Robert a été élevé dans une famille d’adoption. Des Blancs. Qui ne faisaient ça que pour le chèque des allocations. »
Nous traversâmes deux rues. Deux fois, on nous aborda pour nous demander de l’argent, la première pour retirer une voiture du mont-de-piété, afin de conduire une femme à l’hôpital ; et la seconde pour dépanner un type, en attendant qu’une décision de sa banque soit annulée par décision du juge. Les deux fois, ma sœur m’obligea à donner cinq dollars.
« Ils vont juste s’acheter de la picole ou de la dope, avec, dis-je.
— Ah ouais ? Et toi, tu t’apprêtais à sauver le monde, avec cet argent ? »
Un jardin sur trois était un cimetière pour caddies de supermarché, machines à laver, et Impalas dépouillées qui finissaient leur parcours sur quatre parpaings. Une bande de gamins de l’âge de Kwame jouaient au basket dans un terrain vague, ils dribblaient entre les morceaux de verre et utilisaient les bidons d’essence pour leurs feintes, avant d’envoyer le ballon dans un panier qui semblait avoir été fabriqué à partir d’une vieille antenne télé. Chaque centimètre carré de béton était garni de guirlandes de graffitis, les signatures élaborées de ceux à qui l’on empêchait de mettre leur nom sur quoi que ce soit d’autre. Il y avait dans ce pâté de maisons une telle densité de pauvreté que même ma sœur ne pouvait s’y identifier. Les fourneaux du progrès étaient occupés à brûler tout le carburant.
Le rêve dans lequel mon frère et moi avions été élevés, quel qu’il fût, était mort. Les années quatre-vingt : incroyables, pour moi. L’espoir était retombé plus bas qu’au début, à l’époque où l’espoir n’était même pas encore permis.
Mes années en Europe m’ouvraient les yeux sur ma patrie d’origine. Trois mois auparavant, avec Voces, nous avions effectué une tournée autour de l’Adriatique, et nous chantions un vieux texte monastique en latin : « Apprends-moi à aimer ce que je ne peux espérer connaître, apprends-moi à connaître ce que je ne peux espérer être. » J’étais là, marchant avec ma sœur dans Philadelphie en ruine, priant pour être ce que je ne connaissais pas, essayant de connaître ce que je ne pouvais aimer. Toute chanson qui n’entendait pas ce massacre était un mensonge.
Ma sœur voyait son propre paysage. « Il faut que nous contrôlions nos quartiers. Ça ne résoudra rien, évidemment. Mais ce sera un début. »
Toujours un autre début. Et un début après ça. « Ruth ? » Je voulais bien regarder toute la misère autour de moi, mais je ne voulais pas regarder ma sœur. « Combien de temps as-tu l’intention de rester ici ?
— Tu es encore à l’heure des Blancs, hein ? » Je me raidis. Puis je sentis son bras se glisser sous le mien. « C’est drôle… Mon Oakland, tu sais ? Eh bien, ça ressemble beaucoup à ici.
— Tu pourrais déménager. »
Elle secoua la tête. « Non, je ne pourrais pas, Joey. C’est là-bas qu’il a fait tout son travail. C’est là-bas… qu’il est mort. » Nous marchâmes en silence, passant le dernier coin de rue avant de retrouver la maison de Grand-Papa. Ruth s’arrêta et lâcha : « Comment veux-tu que je m’y prenne, Joey ? J’en ai un de dix ans qui a pris le chemin de l’enfer, et un petit bout de six mois dont le père a été assassiné.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Kwame a des ennuis ? »
Elle secoua la tête. « Tu resteras un musicien classique jusqu’à la tombe, pas vrai ? Un petit Black de dix ans qui a des ennuis. Imagine un peu ! » Je m’écartai d’elle, et c’est alors qu’elle explosa, agitant les mains de toutes parts. Elle les ramena sur son visage, comme une pluie de cendres. « Je peux pas. Je peux pas. J’y arriverai jamais. »
La première chose qui me vint à l’esprit – que Dieu me vienne en aide – fut de me dire : Arriver où ? Je me rapprochai d’elle et posai les mains sur ses épaules. Elle les rejeta. Ses larmes cessèrent aussi rapidement qu’elles étaient venues. « D’accord. D’accord. Évitons la crise. Juste une mère noire sans mari. On est des millions comme ça.
— Combien d’entre vous ont des frères ? »
Ruth me serra le bras en un garrot frénétique. « Tu ne sais pas, Joey. Tu n’en as pas la moindre idée. » Elle me sentit tressaillir, et resserra encore son emprise. « Ce n’est pas ce que je veux dire. Je veux dire ce qui nous est arrivé, depuis que tu es parti. Dans le pays entier, c’est la ruine. C’est comme subir un raid aérien qui dure la vie entière. Pour un garçon, un petit garçon… » Elle me communiqua son frisson. Plus jamais je ne me sentirais en sécurité. « Tu n’as pas remarqué ça, chez lui ? Vraiment, tu n’as pas remarqué ?
— Kwame ? Non. Disons que, qu’il s’habille… comme un délinquant en herbe. »
Elle poussa un aboiement de douleur amusée et donna une gifle dans le vide. « Tous les gamins s’habillent comme ça, maintenant. Et la moitié des adultes aussi.
— Et j’ai remarqué qu’il détestait les flics.
— Ça tombe sous le sens. C’est la prime au survivant. »
Nous nous arrêtâmes devant la maison de notre grand-père. Je le vis à l’intérieur tirer un rideau blanc pour nous regarder. Dr Daley : le médecin de famille assiégé dans le quartier où il avait jadis pratiqué. D’un geste violent, il nous fit signe d’entrer. Ruth acquiesça mais leva le doigt en l’air, pour négocier trente secondes supplémentaires. Ne voyant pas d’urgence immédiate, il laissa retomber le rideau et se retira.
Ruth se pencha vers moi. « Kwame n’est pas comme Robert. Il a autant de ressentiment qu’en avait Robert. Sauf que Robert avait toujours un plan de rechange. Il essayait toujours de réagir. Une campagne en faveur d’un meilleur système éducatif, une manifestation. Kwame a la rage au ventre, mais pas une seule réponse. Robert lui serrait la vis, il le mettait au défi. Il lui disait : « La meilleure chose à faire quand tu es en colère, c’est de faire un truc qui leur échappe. » Quand Kwame explose, je fais ce que Robert faisait. Je le fais asseoir avec une feuille de papier et des crayons de couleur. Ou je le mets devant une boîte de peinture. Kwame est capable de faire – oh ! les trucs les plus dingues. Mais depuis… Les dernières fois que j’ai essayé de le faire asseoir… »
C’est alors que le garçon apparut à la fenêtre, il nous observait. À travers la vitre, et malgré les lourdes pulsations dans ses écouteurs, il nous entendait parler de lui. La furie et l’apathie se disputaient son regard. Ma sœur répondit au regard de son fils ; elle lui sourit malgré la panique. Mais que cacher à un enfant qui a déjà vu la mort ? Elle se retourna et m’attrapa juste en dessous du col. « Ça fait combien, Joey ? Ma part des… économies ? »
Le tiers de l’héritage qui revenait à Ruth avait généré des intérêts cumulés depuis plus d’années que son fils n’en avait vécu. C’était bien dérisoire, comparé à l’expérience cumulée du garçon, mais ça faisait tout de même une somme rondelette. Je lui donnai un estimatif. Le visage de ma sœur se livra à un calcul sceptique. « On a un peu de côté aussi, Robert et moi. Et Grand-Papa propose sans cesse – la part que Maman n’a jamais touchée. Nous pourrions obtenir un cofinancement. Il y a des organismes – pas des mille et des cents, mais ils existent. C’est tout ce que souhaitait Robert. C’était le projet auquel il s’accrochait avant que… Il a tellement travaillé dessus que j’ai les grandes lignes en tête. »
Je n’osais pas lui demander de s’expliquer plus clairement. Elle reprit depuis le début, tout en me conduisant vers la porte. « Joseph Strom. Est-ce que ça te dirait de donner des leçons de musique à ton neveu ? »
J’augmentai la pression en sentant sa main qui résistait. « Ruth. Pas de blague ! Qu’est-ce que je pourrais… Il me mangerait tout cru. »
Elle rit et secoua la tête en m’entraînant vers la porte. « Oh, Kwame, c’est de la rigolade, mon petit vieux. Attends un peu de te retrouver avec une salle de classe pleine de mômes de dix ans ! Attends un peu que Petit Robert se mette sur les rangs. »
C’est ainsi que je mis le cap sur Oakland avec ma sœur et ses fils. Ce fut aussi facile que de se laisser tomber. Lorsque Ruth me décrivit l’école de Robert, je compris que, depuis un certain temps, je cherchais une bonne raison pour ne pas retourner en Europe. Quelque chose de suffisamment important à ériger contre le naufrage du passé. Rien d’autre ne me réclamait. Mon seul problème était d’annoncer la nouvelle à Jonah.
Nous l’appelâmes de Philadelphie, juste avant de partir. J’eus du mal à le trouver chez lui, à Gand. Lorsqu’il entendit ma voix, Jonah fit comme si cela faisait des semaines qu’il avait poireauté à côté du téléphone. « Bon sang, Mule. Je crevais à petit feu. Que se passe-t-il ?
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas simplement appelé, si tu voulais de nos nouvelles ?
— Ce n’aurait pas été ce que j’appelle avoir de vos nouvelles, si ?
— Je pars en Californie. Ruth monte une école.
— Et tu vas…
— Enfoiré. Je vais être prof pour elle. »
Il réfléchit un moment. Ou alors c’était le décalage transatlantique. « Je vois. Tu quittes le groupe. Tu vas tuer Voces Antiquæ ? » La cote de la musique ancienne était loin d’avoir atteint son sommet, et déjà des voix sublimes et sans vibrato jaillissaient de partout. J’avais toujours été le maillon faible de l’ensemble, l’amateur arrivé en dernier. C’était l’occasion pour mon frère de me remplacer par une basse authentique, quelqu’un ayant appris, quelqu’un qui serait à la hauteur des autres et les hisserait jusqu’à cet ultime stade de la reconnaissance internationale qui nous avait jusqu’alors plus ou moins échappé. Ma défection ne serait pas une grande perte. Pas de quoi prendre le deuil. Il avait juste besoin de me faire savoir à quel point je l’avais trahi.
« Bon, eh bien, on aura fait un bon bout de chemin. » C’était la voix du passé antérieur. Il semblait à des années-lumière, pressé de raccrocher et de se mettre à auditionner mes remplaçants. « Alors, comment va ta sœur ?
— Tu veux lui parler ? »
Depuis le plan de travail de la cuisine, où elle feignait ne pas entendre, Ruth fit non de la tête. « Je ne sais pas, Joey, fit Jonah. Est-ce que, elle, a envie de me parler ? »
Ruth me maudit à voix basse quand je lui tendis le téléphone. Elle prit le combiné comme s’il s’agissait d’une matraque taillée dans l’os. Sa voix était étroite et sans relief. « JoJo. » Au bout d’un certain temps : « Ça fait une paye. Ça y est, tu es vieux ? » Elle écouta, sans bouger. Puis elle se redressa sur son siège, sur la défensive. « Ne commence pas. Ne… non. » Après une autre pause, elle dit : « Non, Jonah. C’est ce que toi, tu devrais faire. Putain, c’est ce que toi, tu devrais faire. »
Elle tomba dans un autre silence attentif, puis tendit le téléphone à Grand-Papa. « Hallo. Hallo ? s’écria-t-il. Dieses ist mein Enkel ? »
Les mots me déchirèrent. Ce fut encore pire pour Ruth. Elle s’approcha et me chuchota, de manière que l’Europe ne puisse entendre : « Tu es sûr ? Tu avais du travail. Peut-être que ta place est là-bas. »
Elle voulait juste que je dise quelque chose. Elle ne supportait pas l’autre conversation. Nous parlâmes dans un bourdonnement, pour noyer Grand-Papa, tout en tendant tour à tour l’oreille. Lui et Jonah discutèrent pendant trois ou quatre minutes, de tout, de rien – précipitant des décennies en quelques centaines de mots. Grand-Papa questionna Jonah à propos de l’Europe, de Solidarité, de Gorbatchev. Dieu seul sait quelles réponses Jonah inventa. « Quand donc rentres-tu à la maison ? » demanda Grand-Papa. Ruth s’efforça de parler par-dessus ces mots, comme pour les effacer. Mais c’est l’une des particularités des sons : même lorsqu’ils sont émis tous en même temps, aucun n’annule les autres. Ils s’empilent les uns sur les autres, même si aucun accord n’arrive à soutenir l’ensemble.
Il y eut un silence, puis Grand-Papa monta à la charge, furieux. « Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu retardes. Reviens écouter. Dans ce pays, maintenant, toutes les chansons et toutes les danses sont métissées. » Ruth et moi cessâmes de jouer aux sourds. Elle me regarda fixement, mais avant que je puisse seulement hausser les épaules, notre grand-père était lancé. « Tu te prends pour un traître, là-bas ? Tu n’es rien d’autre qu’un éclaireur envoyé en reconnaissance. Un agent double… Ma foi, appelle ça comme tu veux. Cite-moi une œuvre immortelle qui ne serait pas meilleure si elle était chantée par le petit personnel ? Ce petit monde que tu es allé explorer sera balayé par le noir, dès qu’on aura décidé de s’y intéresser un tout petit peu. Sie werden noch besser sein als im Basketball. »
Ruth me lança un regard interrogatif. Je me sentis moi-même en train de ricaner amèrement. « Comme au basket, traduisis-je. Mais mieux. »
Chacun improvisa un au revoir et mon grand-père raccrocha. « Un type intéressant, ton frère. Il ignorait que l’Union soviétique avait un nouveau chef. » Il pouffa, et ses épaules semblèrent se désolidariser du reste du corps. « Je ne suis pas tout à fait sûr qu’il ait jamais entendu parler de basket, non plus.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demandai-je à Ruth
— Il m’a dit que je devrais voyager. Que ça m’éviterait de ressasser le passé. »
Toute la famille se rassembla pour notre départ. Mon oncle Michael, mes tantes Lucille et Lorene, la plupart de leurs enfants et de leurs petits-enfants – je ne connaissais pas encore tous les prénoms. Ils se réunirent le soir précédant le voyage pour nous souhaiter bon vent. Nous chantâmes. Que faire d’autre ? Delia Banks était là, sa voix était aussi ample qu’un châtaignier en fleur, et aussi délicate que des œillets de poète. Elle ne chanta pas en solo, hormis une envolée aérienne de douze mesures. Les airs s’emboîtèrent, se chevauchèrent, se répondirent, se prirent eux-mêmes pour sujet. Les Daley se livrèrent aussi au jeu des Citations folles, tiré d’un autre puits, où l’eau était plus froide et plus fortifiante. D’où crois-tu que ta mère tenait ça ? Il n’y avait pas de tristesse dans cet adieu. Nous nous retrouverions ici l’année prochaine, et la suivante, nous et tous nos morts, tout comme nos morts s’étaient retrouvés ici sans nous au fil des années précédentes. Et si ce n’était pas ici, alors cette septième diminuée retentirait ailleurs.
Tard ce soir-là, après que le dernier cousin fut parti, Grand-Papa monta dans la chambre de son fils défunt, la chambre où j’avais dormi pendant des semaines. Il avait à la main un carré de papier raide et brillant. Il s’assit dans l’ancien fauteuil de son garçon, à côté du lit où je m’étais étendu. Je fis mine de me redresser, mais il m’intima de rester comme j’étais.
« Ta sœur a récupéré la plupart des affaires. Je lui ai donné ce que j’avais, il y a plusieurs années. J’ignorais que tu viendrais. Mais j’ai trouvé ça pour toi. » Un Polaroid de mon frère et moi en train d’ouvrir les cadeaux de Noël, une photo que Da avait prise et donnée aux Daley. Et une photo plus ancienne, prise avec un Brownie, d’une femme qui ne pouvait qu’être ma mère. Impossible de détacher mon regard. Je l’absorbai en de longues bouffées, je suffoquais, j’avais besoin d’air. C’était le premier coup d’œil neuf auquel j’avais droit depuis l’incendie. Sur le minuscule cliché noir et blanc, une jeune femme – bien plus jeune que je ne l’étais maintenant – à la peau de couleur incertaine mais aux traits assurément africains, regardait l’objectif. Son sourire était pâle, elle voyait sur la pellicule exposée tout ce qui allait lui arriver. Elle portait une robe qui lui arrivait à mi-mollet avec épaulettes, le summum de la mode dans les années précédant ma naissance.
« De quelle couleur est la robe ? » m’entendis-je demander de très loin dans le temps.
Il me dévisagea. Il vit à quel point j’avais besoin de savoir, et cela menaçait de le tuer. Il essaya de parler mais n’y arriva pas.
« Bleu marine », lui dis-je.
Il resta immobile un moment, puis opina. « C’est exact. Bleu marine. »
Nous prîmes congé de Grand-Papa. Il ne voulut pas que nous fassions comme si nous nous reverrions un jour dans cette vie. Ruth dit au revoir à notre grand-père comme s’il était la somme de tous ces gens à qui elle n’avait jamais eu le loisir de faire ses adieux. Et c’était le cas. Il sortit sur le devant de la maison, comme nous montions dans la voiture, soudain il fut plus frêle que ses quatre-vingt-dix ans. Il prit ma main. « Je suis content de t’avoir rencontré. Prochaine vie, à Jérusalem. »
Mon grand-père avait raison : toutes les musiques d’Amérique s’étaient colorées. Notre trajet à travers le continent nous en apporta la preuve. La voiture me ramena à l’époque où Jonah et moi avions sillonné les États-Unis et le Canada. Le pays était devenu incroyablement plus grand, entre-temps. Le seul moyen de traverser un territoire aussi grand était encore la radio. Dans chaque signal que nous parvenions à capter – y compris les stations country & western à la dérive dans les Grandes Plaines – il y avait au moins une goutte noire venue éclabousser le reste. L’Afrique avait fait à la chanson américaine ce que les « missiés » des anciennes plantations avaient fait à l’Afrique. Si ce n’est que, cette fois, le parent avait la garde de l’enfant.
Ruth et moi conduisîmes à tour de rôle, en nous occupant l’un après l’autre du petit Robert. « Avec toi, c’est presque facile, dit-elle. À l’aller, ç’a été l’enfer.
— J’ai aidé, Maman, cria Kwame. J’ai fait de mon mieux.
— Mais oui, mon chéri. »
Il revenait au conducteur de choisir la station, même si le besoin de Kwame d’un beat de basse écrasant l’emporta le plus souvent. Il aimait que les rythmes ressemblent à la torture chinoise de la goutte d’eau, que les accords soient injectés de force dans le canal auditif.
« Comment ça s’appelle ?
— Hip-hop », dit Kwame, donnant à ces deux syllabes une ondulation que je n’aurais spontanément jamais trouvée.
« Je suis trop vieux. Trop vieux même pour écouter d’une oreille. »
Ma sœur se moqua de moi. « Tu es né trop vieux. »
Le pays s’était aventuré dans des territoires musicaux qui me dépassaient. Je ne pouvais les supporter qu’à petites doses. De temps en temps, pendant ce marathon de trois jours en forme de cours de rattrapage, je craquai et retombai dans mon ancien vice. La marée du présent – la musique dont les gens avaient vraiment usage et dont ils avaient vraiment besoin – était montée si haut qu’il ne restait plus que quelques rares îles du souvenir émergées. Lorsque je réussis à trouver une station classique, j’eus le droit à un flot continu des Quatre Saisons de Vivaldi et de l’Adagio pour cordes de Barber. Bientôt il ne resterait plus qu’une dizaine d’œuvres issues du dernier millénaire de musique écrite, compactées dans des anthologies « séduction », « cadeaux canulars » ou « augmentez le QI de votre bébé ».
« Est-ce que ça fait de mon peuple une minorité opprimée ? demandai-je à Ruth.
— On en reparlera quand ils se mettront à te tirer dessus. »
La culture, c’était tout ce qui survivait à son propre feu de joie. Ce à quoi on pouvait s’accrocher quand plus rien d’autre ne fonctionnait. Jusqu’au jour où même cela ne fonctionnait plus.
Quelque part après Denver, alors que j’étais au volant, je tombai par hasard, sur une station que l’on captait bien, sur un chœur qu’en l’espace de trois notes j’identifiai comme étant celui de la Cantate 78 de Bach. Je jetai un œil sur la banquette arrière où mon neveu se tortillait et se trémoussait. Une expression traversa son visage, même pas suffisamment concernée pour être du mépris. Cette musique pouvait bien venir de Mars, ou de plus loin. C’était à ce garçon, et à des centaines comme lui, que j’étais maintenant censé enseigner la musique.
Le chœur d’ouverture se dissipa. Je savais ce qui venait ensuite, même si cela faisait une éternité que je n’avais pas écouté l’œuvre. Deux temps de silence, et puis ce duo. « Wir eilen mit schwachen, doch emsigen Schritten. » Mon frère, à l’âge de dix ans, l’âge de Kwame, avait vite gravi les échelons de ces notes aiguës, tout à son euphorie de découvrir sa propre voix. Le soprano, cette fois-ci, était un autre garçon perdu dans le temps, aussi brillant que mon frère l’avait été, aussi ivre de notes. La voix la plus grave, un haute-contre, s’anima dans ce jeu du chat et de la souris harmonique, rajeuni par cette course après un garçon que lui aussi avait jadis dû être. Ils étaient tous deux haut perchés dans les aigus, limpides et vifs comme la lumière. Je regardai Ruth, pour voir si ça lui rappelait des souvenirs. Évidemment, c’était impossible. Les garçons s’envolaient, la musique était bonne, et ma vie se recourbait sur elle-même. Je volai moi-même au fil de ces notes, me précipitant vers ce qu’elles voulaient que je retrouve, jusqu’à ce que le gyrophare rouge dans mon rétroviseur m’arrête dans mon élan. Je baissai la tête pour regarder le compteur : cent quarante-cinq kilomètres à l’heure.
Le temps que je me gare sur le bas-côté et que le véhicule de patrouille vienne se coller juste derrière nous, Ruth était hors d’elle. « Ne sors pas de la voiture, crissa-t-elle. Ne sors pas. »
Kwame se recroquevilla sur le siège arrière, appuyé contre la portière, prêt à bondir pour arracher le pistolet de la main du flic. Petit Robert se mit à pleurnicher, comme si cette terreur avait réellement commencé dans le ventre de sa mère. Ma sœur s’efforça de le calmer et de le tenir en place.
« Ça y est, dit Kwame. On est morts. »
La voiture de police derrière nous relevait la plaque d’immatriculation, le prédateur jouant avec sa proie. Lorsque l’agent sortit de la voiture, nous retînmes tous trois notre respiration. « Dieu merci, dit Ruth, qui n’était pas croyante. Oh, Dieu merci. » C’était un Noir.
J’abaissai ma vitre et lui remis mon permis de conduire avant qu’il n’ait le temps de me le demander. « Vous savez pourquoi je vous ai arrêté ? » Je fis oui de la tête. « Cette voiture est à vous ?
— À ma sœur. » J’indiquai Ruth d’un geste. D’une main elle tenait le bébé ; de l’autre, étendue en travers du siège, elle retenait Kwame.
L’agent tendit le doigt. « C’est qui ? »
Je regardai ce qu’il montrait du doigt : la radio, la Cantate 78 qui n’était pas terminée. Sous le coup de la panique, j’avais oublié que la radio était allumée. Je regardai l’agent et souris comme pour m’excuser. « Bach.
— Évidemment. Je veux dire, qui chante ? »
Il prit mon permis et retourna à sa voiture. Deux perpétuités plus tard, il revint et me le rendit. « Vous avez mieux à faire avec vos cent vingt dollars ? »
Kwame comprit la question avant moi. « Construire une école. »
L’agent opina. « La prochaine fois, ne dépassez pas l’allegro. »
Trente kilomètres plus loin sur l’autoroute, Ruth éclata d’un rire saccadé. Les nerfs. Elle ne pouvait plus s’arrêter. Je crus qu’il allait falloir que je m’arrête. « Ah, vous, les blancs-becs. » Elle inspira entre deux sanglots hystériques. « Ils vous laissent repartir à tous les coups. »