L’interminable été tire à sa fin. Le garçon a quatorze ans, c’est un enfant radieux au visage rond et plein. Dans toute la création, personne ne respire une si belle assurance. Il arpente l’allée centrale d’un long train filant vers le sud. Il y a dans sa démarche une vitalité que, pense-t-il, tout le monde a le droit d’afficher. Il regarde par la vitre le paysage découpé en tranches : le monde entier défile dans l’autre sens et s’estompe. Il a grandi en respirant l’air d’une grande ville du Nord. Il s’imagine libre.
Dans la poche de son pantalon très chic, une photo du Noël dernier : un tout jeune adolescent pose avec sa mère radieuse. Sur la photo il a les cheveux en brosse, comme tous les garçons de son âge. Sa chouette chemise de Noël blanche, impeccable, a encore les plis du grand magasin où elle a été achetée. Sous les pointes en flèche du col jaillit une cravate toute neuve, parcourue en son milieu d’une bande dorée verticale. Son visage resplendit : une lune aux trois quarts, avec l’ombre de la terre qui lui gomme le côté droit. Ses yeux brillent de confiance, on dirait qu’il porte la bague à un grand mariage d’amour. Il a toute la vie devant lui. Sa beauté le rend heureux, ou peut-être est-ce sa joie qui le rend très beau.
Sa mère, sur la photo noir et blanc, est en bleu. Elle porte une robe à col et manchettes en dentelle blanche. Un collier de fête brille sur sa gorge. Sa chevelure se répand en un essaim de boucles. La main droite repose sur l’épaule de son fils. Le garçon regarde franchement l’appareil photo, mais la femme sourit ailleurs, hors cadre, au-delà de son fils, du rouge sur ses lèvres langoureuses un peu retroussées, les yeux pétillent, elle pense à la surprise qu’elle a prévue pour plus tard, dans l’après-midi.
C’est la photo qui remue dans le portefeuille de la poche de pantalon du garçon, tandis qu’il fonce dans l’allée centrale du train filant vers le sud. Il en existe un autre tirage, dans un cadre argenté, sur le buffet de sa mère, à la maison, en ville, qu’elle garde en souvenir de ce Noël magique, huit mois plus tôt. Elle a envoyé le petit gars rendre visite à sa famille dans le Mississippi, un séjour à la campagne juste avant la rentrée des classes.
Quand le train arrive à destination, le gamin a conquis tout le wagon. Des inconnus tombés sous le charme lui souhaitent plein de bonnes choses lorsqu’il descend à Money, une toute petite bourgade du Delta. Il quitte le quai pour rejoindre un attroupement de garçons. Immédiatement ils sont copains. Il leur apparaît comme d’une autre espèce, une créature venue d’une autre planète. Ses vêtements, sa démarche, son accent : il avance parmi eux la bouche pleine de plaisanteries et de fanfaronnades. Il déborde de confiance en lui, il n’a rien en commun avec ceux à qui il est lié par le sang. Hormis le sang.
Sa mère lui a dit de faire attention à ses manières, si loin de la maison. Mais si loin de la maison, il ne sait plus ce que signifie « faire attention à ses manières ». Dans ce trou perdu, tout est plus lent, les gens sont faciles à épater. Où qu’il aille, sur ces routes au goudron fondant, il est le centre d’attraction, au milieu de garçons curieux de ces simagrées, pour eux inédites. Ils l’appellent « Bobo ». Il faut qu’il amuse la galerie. Il faut que Bobo chante pour eux les ritournelles du moment, ces airs urbains, cousins de leur musique à eux, qu’ils reconnaissent à peine.
Ils veulent des légendes de la ville, plus ce sera étrange, mieux ce sera. Là où je vis, dit Bobo, tout est différent. On peut faire tout ce qu’on veut. Dans mon école ? Les Noirs et les Blancs sont dans la même salle de classe. Se parlent entre eux, sont amis. C’est pas des conneries.
Les cousins du Sud rigolent en entendant les sottises de ce baratineur.
Tenez ! Regardez ! Bobo leur montre la photo de ses copains de classe, sortie de son portefeuille, elle était à côté de la photo de Noël. Le rire du Delta se fige en confusion. L’image les pétrifie. Ils ne peuvent pas savoir que ce printemps, la Cour suprême a déclaré qu’une telle folie devait – et dans les meilleurs délais – devenir partout réalité. Ils n’ont pas non plus entendu les hommes qui gouvernent Jackson, la capitale de l’État, déclarer, cet été même, qu’ils étaient fiers d’être des criminels. Ces garçons de Money qui marchent dans la rue poussiéreuse, envahie de mauvaises herbes, sont plus près de la lune que de ces nouvelles.
Regardez ça ! dit le gars Bobo. De l’ongle du pouce, il indique une fille. Fluette, blonde, anémique – à sa manière maladive, presque sublime. Pour les garçons qui s’agglutinent autour de la photo, le visage est animal, étranger. Impossible d’adresser la parole à quelqu’un comme ça, ce serait comme marcher dans le feu. Cette fille-là ? dit Bobo à ses disciples de la campagne. Eh ben, c’est ma petite chérie.
L’a perdu la tête, le Nègre. Il les a peut-être déjà plusieurs fois obligés à réviser leur vision du monde, mais là, ils ne peuvent pas le croire. Bobo et cette fille aux cheveux de chaume : quel toupet, c’est une insulte à Dieu. Le monde à l’envers. Quelle sorte de ville – même dans le Nord – laisserait un garçon noir s’approcher d’une fille comme ça assez longtemps, pour qu’il lui marmonne autre chose qu’une excuse ?
T’es qu’un satané menteur. Tu te fiches de nous, là. Tu crois peut-être qu’on sait rien.
Bobo se contente de rigoler. Je vous dis, c’est ma chérie. Pourquoi je mentirais à propos d’une petiote aussi chouette ?
Ses auditeurs ne ricanent même pas. À quoi bon laisser des fariboles de ce genre vous entrer dans les oreilles. La photo, la fille, le mot petite chérie, tout cela évoque immédiatement le rituel des insultes rimées. Ça a beau être le Nord, on peut pas se moquer du monde comme ça. Ce gars a une allumette dans une main et un gros bâton de poudre à canon dans la bouche. Il veut leur balancer quelque chose de vraiment moche. Les autres s’écartent de la photo, comme si c’était de la drogue, de la pornographie ou de la marchandise de contrebande. Ensuite, comme si c’était tout cela à la fois, ils refont cercle et regardent à nouveau un bon coup.
Ils sont dans la rue devant la boutique de brique décrépie de l’épicerie-boucherie Bryant’s. Une vingtaine, entre douze et seize ans. C’est un dimanche aride de la fin août, ça cogne pire que sous un crâne, et l’air est plus sec qu’un mulet crevé dans la poussière. Le garçon et son cousin germain sont venus au bourg grignoter un morceau, se reposer de la longue journée d’église où prêche le grand-oncle du garçon. La foule qu’il attire veut zyeuter encore une fois. La photographie de la fille blanche passe de main en main. Et si une part d’eux-mêmes craint que ce ne soit vrai, ils savent bien que ce ne sont que des simagrées d’un gars de la ville.
T’es qu’un baratineur.
Hin, hin. Le garçon rigole. Puisque je vous dis que c’est pas du baratin. Vous la trouvez belle, sur la photo ? Eh ben, elle est encore plus belle en vrai.
Bon, allez, maintenant, arrête. Dis, pour de vrai. Qu’est-ce tu fabriques avec la photo d’une Manchette dans ton portefeuille ?
Et la bouille ronde du chérubin sûr de lui – il a encore tout de la vie devant lui – se contente de sourire.
Ce qui rend les autres dingues. Tu te crois fortiche, à parler comme ça aux femmes blanches ? Tiens, on va voir, entre donc dans le magasin, cause à la dame Bryant qui tient la boutique. Demande-lui donc, à la Blanche, ce qu’elle fait ce soir.
Le garçon du Nord se contente de sourire de son sourire irrésistible. De toute façon, c’est précisément là qu’il allait. Il adresse un signe de tête à ces péquenots, ouvre la porte-moustiquaire de l’épicerie et disparaît sous les panneaux DRINK COCA-COLA de l’auvent en pin blanc.
Le garçon a quatorze ans. Nous sommes en 1955. La moustiquaire claque en se refermant derrière lui – typiquement le môme qui veut faire son malin. Il achète pour quelques sous de chewing-gum à la femme blanche. En sortant, il lui lance deux mots, « Salut, baby ». Ou peut-être siffle-t-il : un trophée à rapporter aux copains qui attendent à l’extérieur, pour montrer qu’il a relevé le défi, pour prouver qu’on ne la lui fait pas, à lui. Il sort en trombe, mais là, l’hilarité qu’il croyait provoquer dehors vire à l’horreur. Les autres se contentent de le dévisager, le suppliant de défaire ce qu’il vient de faire. Le groupe se disperse, sans un mot, dans toutes les directions.
Ils viennent chercher le garçon quatre jours plus tard, après minuit, à l’heure où le temps se retourne comme un gant, à l’heure où les forces toutes-puissantes agissent comme en rêve. Ils débarquent chez le prédicateur Mose Wright, le grand-oncle de cet Emmet. Ils sont deux. Brusques, costauds. L’un est chauve, il fume une cigarette. L’autre a un visage émacié, nerveux, qui ne se nourrit que de rage. Ils réveillent le vieux prêcheur et sa femme. Ils réclament le garçon, le petit nègre de Chicago qui a fait tout son baratin. Ces hommes sont armés. Le gamin est pour eux. Rien au monde n’empêchera qu’ils s’emparent de lui. Ils sont sûrs d’eux, leurs gestes sont saccadés, au-delà de l’autorité des États. On n’y coupe pas. C’est la méthode froide, poisseuse, d’après minuit.
La grand-tante du garçon s’interpose pour le défendre. C’est qu’un môme. L’est pas d’ici. Ce p’tit gars, y sait rien de rien. Y veut du mal à personne.
Le chauve lui assène un coup de crosse en pleine tempe. Les deux Blancs maîtrisent le vieil homme. Ils emmènent le garçon. C’est comme ça que ça se passe. Le gamin leur appartient.
Bobo – Emmett – est le seul à rester calme. Il est de Chicago, la grande ville, là-bas, au nord. Il n’a rien fait de mal. Il ne se laisse pas impressionner par ce numéro d’intimidation, ces deux blancs-becs et leur théâtre amateur, qui se cognent partout avec leur pauvre lampe. Ils ne peuvent pas lui faire de mal. Il a quatorze ans ; l’éternité devant lui.
Les Blancs font avancer Emmett sur l’herbe, en pleine nuit, en lui retournant le bras dans le dos. Il essaye de se tenir droit, de marcher normalement. Celui au nez retroussé lui donne un coup de genou dans l’aine, et le gamin se plie en deux. Il pousse un cri, et celui au nez retroussé le frappe à coups de pistolet en plein visage. Au-dessus de l’œil, la peau d’Emmet se déchire et se retrousse. Il y met la main, le sang coule à bouillon. Ils le ligotent comme un veau et le jettent à l’arrière du pick-up. Celui au nez retroussé prend le volant, le chauve s’installe à l’arrière, écrasant le crâne du garçon sous sa botte.
Ils roulent pendant des heures sur les routes cabossées. Il a la tête qui cogne contre la tôle du pick-up. Le gamin ne pourra pas être proprement corrigé tant qu’il ne se sera pas rendu compte de la gravité de ses actes. Ils s’arrêtent pour le rosser à coups de crosse, des jambes aux épaules, il faut réparer le mal qui a été fait.
Mais t’as cru que tu parlais à qui comme ça ? Il y a de la fascination dans la question. Les questionneurs prennent de l’assurance au fur et à mesure que la nuit avance, et que le garçon se désagrège, pour ne plus être qu’une boule de sang gémissante. T’es aveugle ? T’as pris cette femme pour une putain noire ? Les yeux de celui au nez retroussé s’animent sous les rabats de sa peau de tortue. C’est ma femme, espèce de nègre. Ma femme. Sûrement pas une saloperie de petite pute noire.
Il savoure les mots – pute, saloperie, putain, nègre, blanc, femme –, ponctuant chaque point de la leçon d’un coup de crosse. Il procède méticuleusement, comme pour une tache qui refuserait de s’en aller. Il déshabille le garçon, tabasse le torse nu, les épaules, les pieds, les cuisses, la bite, et les couilles. Il va falloir que chaque bout de cette chair qui a désobéi apprenne le respect.
On n’a jamais eu le moindre problème avec nos nègres jusqu’à ce que tu viennes les exciter, espèce de vermine de Chicago ! Tu sais donc que dalle ? Personne t’a jamais appris ce que tu peux faire et ce que tu peux pas faire ?
Le garçon a cessé de répondre. Mais même son silence les défie. Les deux hommes – le mari de la femme souillée et son demi-frère – s’acharnent sur le corps nu : dans le pick-up, hors du pick-up, l’interrogent, le dérouillent, en professeurs patients qui ont commencé leur leçon trop tard.
Tu regrettes ce que t’as fait, gars ? Rien. Tu ref’ras un truc aussi con, de tout le restant de ta vie ? Toujours rien. Ils scrutent son visage en quête d’une trace de repentir. À présent, il ne reste plus grand-chose de la bonne bouille ovale malicieuse de la photo de Noël. Le silence du garçon plonge les Blancs dans une furie froide au-delà de la folie. Ils lui fourrent leurs canons dans les oreilles, dans la bouche, dans les yeux.
Ils raconteront tout plus tard au magazine Look, à qui ils vendront leur confession pour un peu d’argent. Ils avaient seulement l’intention de lui flanquer la trouille. Mais comme le garçon refusait d’admettre son tort, ils ont été obligés de faire ce qu’ils avaient à faire. Ils le remettent à l’arrière du camion et l’emmènent à la ferme de Milam. Ils fouillent dans la remise et trouvent un lourd tarare d’égreneuse à coton. Bryant, le mari au nez retroussé, se met à hisser le tarare dans le pick-up. Son demi-frère Milam l’arrête.
Roy, bon sang, qu’est-ce tu fabriques ?
Roy Bryant baisse la tête et rigole. T’as raison, JW. Je perds la boule. C’est que j’ai pas eu ma bonne nuit de sommeil.
Ils obligent le gamin à ramasser le tarare. Bobo, lui qui pèse à peine plus lourd que ce qu’il est censé soulever. Emmett, que les Blancs ont passé à tabac jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Il croule sous le poids mort en métal, mais réussit à le charger, sans l’aide de personne, dans le camion.
Tu sais pour quoi c’est faire, hein, gars ?
Et pourtant le garçon n’arrive toujours pas à y croire. C’est trop théâtral ; le tarare de l’égreneuse à coton, du Grand Guignol. Ils ont l’intention de torturer uniquement son imagination, de le faire céder par la peur. Pourtant, hisser la lourde machine est pire que tout ce qu’il a enduré jusqu’à maintenant.
Bryant et Milam l’obligent à s’allonger dans le pick-up, nu, contre le morceau de ferraille. Ils le reconduisent dans la forêt, vers les berges de la Tallahatchie. Sur ces trois derniers kilomètres, le garçon revit mentalement tout ce que le monde a vécu depuis sa création. Ses pensées s’effondrent ; il ne peut prononcer aucun message pour pardonner aux vivants. Toutes les lois se liguent contre lui. Quatorze ans, et condamné au néant. Même Dieu le laisse tomber.
La nuit est d’encre et emplie d’étoiles. Ils garent le pick-up loin de la route, dans un fourré près de la rivière. Même à ce moment-là – diront les Blancs au magazine qui achètera leur confession –, même à ce moment-là, ils veulent juste lui donner une bonne correction. Ils menacent d’attacher le tarare au cou du garçon avec une boucle de fil de fer barbelé. Bryant lui parle, lentement. Tu piges maintenant, mon gars ? Tu vois ce que tu nous obliges à faire ?
Emmet Till ne dit rien. Il s’en est allé en un endroit au-delà de tout besoin humain.
Milam montre du doigt les eaux noires. On te met là-dedans, gars. Sauf si tu nous dis que tu as compris comment on traite une femme blanche.
Le garçon n’a pas convenablement exprimé de remords, diront-ils au magazine. Il refusait d’admettre qu’il avait fait quelque chose de mal.
Pendant que son demi-frère assène son sermon, Milam joue avec les vêtements en sang. Il veut savoir quel genre de sous-vêtements ça porte, un petit Noir. Il fouille dans les poches de Till. Il en sort le portefeuille et trouve la photo.
Roy, dit Milam d’une voix métallique. Regarde-moi ça.
Les hommes se repassent plusieurs fois la photo, à la lumière de la lampe de poche. Un objet sans signification. Un changement dans les lois fondamentales. Bryant emporte la photo au bord de la rivière et la presse sur le visage ravagé du gamin. T’as trouvé ça où, mon gars ?
Le garçon est trop esquinté pour répondre. Le silence déclenche une autre salve de tabassage.
À qui t’es allé piquer ça ? T’as intérêt à tout nous raconter. Et que ça saute.
Ils pourraient aussi bien exiger une réponse de la terre elle-même, dans laquelle ils sont en train de le faire pénétrer, à force de le marteler. Le temps fond comme le goudron de la route en août. Les questions enflent, chaque mot libère sa graine d’éternité violente. Ils le frappent avec une clé à molette. Chaque coup s’abat pour toujours.
C’est qui, cette fille ? Bordel, qu’est-ce que tu lui as fait, Nègre ?
Emmett revient de là où il n’aurait pas dû s’échapper. Sa carcasse est démolie. Elle ne lui servira plus à rien maintenant, même s’ils le laissent en vie. La vie dont ils se sont emparés n’aurait plus aucun sens pour lui. Le sens est au point mort. Mais pourtant il revient à lui, réussit à se servir de son cerveau commotionné, de sa gorge défoncée.
C’est ma petite chérie.
Son crime est pire qu’un viol, pire qu’un meurtre. Un crachat à la face de la création. Alors les Blancs font ce qu’ils ont à faire – aucune colère dans leurs gestes, pas d’hystérie, pas de leçon. Ils exterminent par réflexe, la plus immédiate des impulsions. Ils logent une balle de pistolet dans la cervelle du gamin de quatorze ans, comme ils auraient tué un animal enragé. Un acte désespéré pour se protéger, pour sauvegarder leurs proches.
Ils attachent le tarare au cou du cadavre avec l’écheveau de fil de fer barbelé. Ils lâchent le corps dans le courant. Là, il ne menacera plus personne. Puis ils rentrent chez eux, auprès de leurs familles. Retour à la sécurité du foyer – cette sécurité à laquelle ils ont œuvré cette nuit.
Comme le garçon ne rentre pas à la maison, Mose Wright appelle les autorités indifférentes. Mais il appelle aussi la mère du garçon, qui appelle la police de Chicago. Sous la pression de l’extérieur, les autorités de Money s’activent. La police locale arrête les deux hommes, qui disent juste avoir emmené le garçon, mais l’ont laissé repartir après avoir fait entrer en lui la crainte du Seigneur.
Le troisième jour, le corps lesté remonte à la surface de la rivière. Il s’accroche à l’hameçon d’un garçon blanc qui péchait, et a cru avoir attrapé une créature aquatique primitive. Après avoir ramené à terre la carcasse, l’enfant pêcheur met un certain temps avant de se rendre compte que sa prise est humaine. Chaque centimètre a été matraqué jusqu’à être méconnaissable. Même Mose Wright n’arrive pas à identifier son petit-neveu, jusqu’à ce qu’il reconnaisse la chevalière qui appartenait au père mort d’Emmett, un souvenir que le garçon portait toujours à son doigt fluet.
Le shérif essaye de précipiter l’enterrement. Mais la mère d’Emmett lutte auprès de la police pour que le corps de son fils soit rapatrié à Chicago. Contre toute probabilité, elle obtient gain de cause. Le corps est remonté au Nord par voie ferrée. Les autorités ont beau ordonner que le cercueil soit définitivement scellé, la mère d’Emmett insiste pour le regarder une dernière fois, même si ce doit être en gare de Chicago. Elle désobéit à la loi, jette un coup d’œil dans le cercueil, et s’évanouit, comme morte. Quand elle revient à elle, elle décide qu’il faut que le monde entier voie ce que son fils a subi.
Le monde a envie de regarder ailleurs, mais c’est impossible. Une photo est publiée dans le magazine Jet, avant d’être réimprimée dans toute la presse noire et ailleurs. Le garçon porte à nouveau la chemise blanche qu’il avait à Noël, doucement amidonnée, avec une veste noire par-dessus. Ces vêtements sont le seul élément indiquant qu’il s’agit bien d’un être humain. Que l’employé des pompes funèbres ait survécu à l’habillage du cadavre est en soi miraculeux. Le visage est un morceau de caoutchouc fondu, un légume en état avancé de putréfaction, boursouflé, rétamé. Au-dessus de l’arcade sourcilière, ce n’est qu’une seule plaie ratatinée. L’oreille est carbonisée. Le nez et les yeux ont été reconstitués sans guère de conviction.
C’est la photo à propos de laquelle mes parents finissent par se disputer, eux qui ne se sont jamais disputés. Pour un enfant qui a été élevé dans la concorde, chaque mot de travers est une sainte terreur. Un garçon de notre âge est mort. Le fait, tout au plus, me déconcerte. Mais nos parents sont en train de se quereller. Les entendre se battre me plonge dans l’abîme.
« Je suis navré, chuchote l’un. On ne devrait permettre à aucun garçon de leur âge de voir une chose comme ça.
— Permettre ? dit l’autre. Permettre ? Mais il faut qu’on leur montre. »
Leurs voix claquent dans un sens puis dans l’autre comme des faucilles silencieuses. Ce ne sont pas mes parents, ces deux personnes qui ont du mal à ne serait-ce que prononcer le mot haine en chanson.
Jonah entend, lui aussi, la violence dans leurs échanges. Même s’il restera encore un an et demi un enfant docile, cette crise l’ébranle jusqu’au désespoir. Il met un terme à leurs chuchotements de la seule manière qu’il connaisse. Tandis que nos parents se querellent à propos de la photo, il s’approche du magazine et regarde.
Alors, lestée de ce fardeau, la bataille prend l’eau. Nous formons de nouveau une famille, et nous regardons ensemble, du moins quatre d’entre nous. Mes parents s’accordent pour dire que Ruth est trop petite pour regarder. Nous sommes tous trop petits, y compris mon père. Mais nous regardons quand même, ensemble. C’est ce que la mère du garçon – le garçon de la photo – a souhaité.
« C’est pour de vrai ? je demande. Vraiment vrai ? » Je préférerais qu’ils se querellent à nouveau, tout plutôt que ça. « Un vrai être humain ? » Je ne vois qu’un masque caoutchouteux macabre, en avance de deux mois pour Halloween. Ma mère refuse de répondre. Elle fixe l’image, elle implore l’invisible, posant la même question. Mais sa question ne concerne pas le garçon.
Ma mère ne répond pas. Il n’y a rien que je puisse dire, mais il faut que je dise quelque chose. J’ai besoin qu’elle reste avec nous. « C’est quelqu’un de ta famille ? » je lui demande. C’est possible. Il y a toute une partie de la famille, dont elle et Da disent qu’un jour je les rencontrerai. Mais Maman ne me répond pas. J’essaye encore : « Est-ce que tu es amie avec… »
Elle me congédie d’un geste, muette, brisée, avant que je trouve moyen de l’atteindre.
Je demande à mon père : « Est-ce qu’on connaît ce garçon, ou… ? »
Mais lui aussi ne m’accorde qu’un distrait : « Sha. Sei still, Junge. »
Elle vient me rendre visite le soir, cette chose qui, dit-on, est un garçon. Cela se reproduit tant de soirs à la suite que je ne peux pas les compter. Il est allongé, endimanché, dans ce costume noir, cette chemise parfaitement amidonnée, avec en haut ce champignon grotesque qui devrait être sa figure. Puis il se redresse. Son corps se plie au milieu, il se penche brutalement en avant, son visage s’approche tout près du mien. Il jaillit comme un ressort pour m’attraper, sa bouche réduite en purée sourit, il tente de sympathiser avec moi, de parler. J’essaye de hurler, mais ma propre bouche fond pour devenir un autre masque caoutchouteux, aussi ratatiné que le sien. Je me réveille en nage, un gémissement s’échappe de moi, qui ressemble davantage à un meuglement qu’à une voix humaine. Le gémissement réveille mon frère sur le lit au-dessus de moi. « Rendors-toi », me lance-t-il sur un ton sec. Il ne prend même pas la peine de me demander ce qui cloche.
À Chicago, les funérailles de l’enfant se transforment en événement national. Da demande à Maman si elle veut y aller. « Nous pourrions y aller ensemble. Je ne suis pas retourné à l’université de Chicago depuis la mort de Fermi. Je pourrais me faire inviter. Nous serions sur place, à South Side. »
Ma mère dit non. Les funérailles d’un inconnu ? Elle a ses élèves et puis il faut penser à faire la classe à Ruth. J’ai beau avoir seulement treize ans, je sais : elle ne peut pas assister à ces funérailles, pas à celles-ci en tout cas, au bras d’un homme de la couleur de mon père.
Dix mille personnes viendront pleurer un garçon que seulement une centaine d’entre eux connaissaient. Chacun arrive enfermé dans un panégyrique personnel, fredonnant tout un recueil d’explications. Un garçon malchanceux, un coup de folie chez les ploucs du Sud, les derniers soubresauts d’une histoire cauchemardesque : voici les funérailles auxquelles l’Amérique blanche croit assister. Mais le Chicago noir, le Mississippi noir, les amis de la mère du garçon, ou de la mère de la semaine dernière, ou de la semaine prochaine, sortent l’habit de deuil du placard – même pas eu le temps de le repasser – et affrontent à nouveau leur calvaire.
Le cercueil reste ouvert pendant toute la cérémonie. Les gens font la queue pour voir une dernière fois, ou une avant-dernière fois, ou une avant-avant-dernière fois. La foule se présente à nouveau, là-bas dans le Mississippi, pour le procès de Bryant et Milam. Les trois grandes chaînes de télévision tout juste nées sont là, ainsi que les actualités filmées ; le public est révulsé mais galvanisé.
Un membre noir de la Chambre des représentants descend du Nord en personne au tribunal du comté, à Sumner. L’huissier refuse de le laisser entrer. Le Nègre dit qu’il est membre du Congrès. Ils finissent quand même par l’admettre dans la salle, mais le cantonnent dans le fond, avec la presse et la poignée de gens de couleur requis par la procédure.
La salle du tribunal est une étuve. Même le juge est en bras de chemise. Le procès s’instruit tout seul. Les rainures dans une égreneuse à coton sont reconnaissables, creusées par un seul tarare. Le tarare attaché à l’aide du fil de fer barbelé au cou d’Emmett Till est bien celui de l’égreneuse qui se trouve encore dans la grange de J.W. Milam. Le procureur demande à Mose Wright s’il pense que quelqu’un dans la salle du tribunal est impliqué dans l’enlèvement de son petit-neveu. Le prédicateur âgé de soixante-quatre ans se lève, seul contre le pouvoir assemblé et montre Milam du doigt. Son doigt décrit une courbe ascendante et s’avance, comme la main de Dieu dont l’acte d’accusation créa le premier homme. « C’est lui. » Deux mots qui vont mettre en branle le futur irréversible.
Là où l’accusation est directe, la défense se montre ingénieuse. Le corps qui flottait dans la rivière est trop défiguré pour être identifié, trop décomposé pour avoir été immergé trois jours seulement. La chevalière a peut-être été placée sur le garçon mutilé par un groupe du Nord aimant les gens de couleur, toujours prompts à semer la zizanie, du moment que ce n’est pas chez eux. Le garçon est peut-être encore en vie, caché à Chicago, complice d’une conspiration contre deux hommes qui voulaient seulement protéger leurs femmes. Pendant tout ce temps, les prévenus sont assis avec leurs familles, fumant des cigares, leurs visages arborant des sourires de défi.
Si Bryant et Milam sont déclarés coupables, lance l’avocat de la défense aux jurés, que reste-t-il, je vous le demande, du pays de la liberté, de la patrie des hommes courageux ?
Les jurés se retirent pour délibérer pendant une heure et sept minutes. Ils n’auraient pas pris si longtemps, raconte l’un d’entre eux à un reporter, si les douze Blancs ne s’étaient attardés à boire un soda. Le verdict tombe : innocent à l’unanimité. Milam et Bryant n’ont rien fait de mal. Ils sortent libres, sont de retour auprès de leurs femmes et de leurs familles. Le procès dans son intégralité est bouclé en quatre jours. Les magazines diffusent une autre photo : les assassins et leurs amis en train de célébrer leur victoire dans la salle du tribunal.
Jonah et moi n’entendons pas parler de ce verdict. Nous sommes de retour dans notre conservatoire privé, nous modelons nos voix nouvelles, nous apprenons les voix graves d’un vaste fantasme choral dans lequel tous les hommes sont frères. Nous sommes absorbés dans l’improvisation de nos propres vies, avec nos propres instantanés dans nos portefeuilles. Nous oublions le garçon de cauchemar, l’inoubliable photo, trop défiguré pour être autre chose qu’un mannequin ravagé en terre glaise. Nous ne demanderons jamais à nos parents quelle a été l’issue du procès, et jamais ils ne nous le diront. Car s’il est une chose dont nous avons besoin d’être protégés, plus encore que de ce crime, c’est de son verdict.
Je n’apprends le verdict final qu’à l’âge adulte ; Emmett Till, lui, n’arrivera jamais à l’âge adulte. Un enfant meurt, un autre survit uniquement en détournant les yeux. Quelle autre protection pourraient-ils nous offrir, nos parents, eux qui nous ont privés de toute protection quand ils ont choisi de nous faire ? Car, après avoir connu ce pays, on ne peut plus vivre en sécurité.
Mais voici la chose dont je n’arrive pas à me remettre. Ça se passe douze ans plus tard, en 1967. Jonah et moi sommes dans une chambre, au dixième étage du Drake, à Chicago, arrivés en ville une douzaine d’années trop tard pour assister aux funérailles. Posté à la fenêtre, j’essaye de voir, au-delà des échelles d’incendie, quelque chose que la carte appelle le « Magnificent Mile ». Mon frère est allongé sur un des lits doubles, paralysé par le stress. Nous sommes ici ce soir pour ses débuts à l’Orchestra Hall.
Nous avons enfin quitté les paysages désolés du Saskatchewan et les concerts dans les granges aux toits fuyards du Kansas. Jonah sillonne, tel un météore, le ciel de la musique classique, du moins ce qu’il en reste. High Fidelity l’a cité comme étant l’un des « dix chanteurs de moins de trente ans qui vont changer notre manière d’écouter des lieder ». Et dans le Detroit Free Press, on dit de lui que c’est « un ténor qui chante comme un ange découvreur de planètes, il rapporte des nouvelles d’un endroit riche et étrange ». Il a enregistré pour un petit label un disque qui a remporté un certain succès, et il est sur le point d’en faire un autre. Il est question de signer un contrat à long terme avec une maison plus importante, Columbia peut-être. S’il ne se met pas soudain à fumer, la voie pour lui est toute tracée.
Mais avec le triomphe vient la première fausse note. Un intellectuel en vue, dont Jonah n’a jamais entendu parler, vient de l’égratigner dans un de ses papiers. Ce n’est qu’une ligne en passant, dans Harper’s, qui n’est pas une publication susceptible de nuire durablement à sa carrière. Jonah me relit le passage à voix haute jusqu’à ce que nous l’ayons tous deux mémorisé. « Pourtant il y a des jeunes hommes noirs extraordinairement talentueux qui essayent encore de jouer le jeu de la culture blanche, quand bien même leurs frères meurent dans la rue. » Et l’intellectuel de citer un danseur moderne de renom, un pianiste acclamé au plan international, et Jonah Strom. L’article, bien entendu, ne fait aucune allusion à moi, ni à aucun des milliers de petits frères loyaux et moins doués.
Chaque terme de l’accusation est vrai. Des gens meurent, et les rues sont en feu. Newark est un enfer. Une rivière de flammes traverse le centre-ville de Détroit. Du dixième étage du Drake, on n’a pas encore la sensation d’être entré en guerre civile. Mais les preuves s’accumulent, et mon frère incriminé en fait une obsession. Dans chaque nouvelle ville où nous nous produisons, dans chaque chambre d’hôtel pastel, nous observons abasourdis le résumé des informations – des émeutes en sourdine – tandis que Jonah fait ses vocalises et que je m’échauffe les doigts sur la table.
Nous sommes en août. Till aussi, c’était en août, douze ans plus tôt. La nation de nouveau regarde droit devant, elle veut croire que le pire est passé. Tout a changé mais rien n’est différent. Un Noir siège à la Cour suprême. Les autres sont en prison, pris au piège dans des villes en feu ou bien à l’agonie dans les jungles d’Asie. Au Drake, à la télévision, une caméra descend une avenue commerçante, rue après rue de murs de brique en ruines. Mon frère s’interrompt au milieu d’un arpège, trois tons au-dessous de ses aigus habituels.
« Tu te rappelles ce gars ? »
Nous sommes presque deux fois plus âgés qu’à l’époque. Depuis mes cauchemars, nous n’avons pas reparlé une seule fois de la photo. Pas plus que je ne peux me souvenir d’y avoir repensé. Mais la cause des disputes entre mes parents, le faux espoir de nous protéger, tout cela nous a travaillés de l’intérieur. Je sais immédiatement à qui il fait allusion.
« Till », dit mon frère au moment où je dis « Emmett ». Mon frère se tait, il calcule. Il ne peut avoir qu’une chose en tête. Il y a eu un temps où j’avais le même âge que ce gars. Mais maintenant j’ai vingt-six ans, et lui en a encore quatorze.
Les douze années depuis la mort du garçon s’ouvrent devant nous, comme une salle de concert vide, dix minutes avant le lever de rideau. Je considère cette année-là, celle que je ne pouvais pas voir quand j’y étais. Douze années trop tard, j’entends ce pour quoi nos parents se sont disputés ce soir-là. J’entends notre mère pleurer ce garçon qu’elle ne connaissait pas. À la télévision de l’hôtel, dont le son est baissé, la caméra fait un panoramique sur des types tout tremblants devant leurs portes, le long d’une avenue qui pourrait bien être Lenox, à une poignée de rues de là où nous avons grandi.
« Elle ne voulait pas qu’on voie. Elle ne voulait pas qu’on sache. »
Mon frère me regarde droit dans les yeux. C’est la première fois depuis plus d’une semaine. « Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— La photo. » Je fais un geste en direction de l’écran : des policiers accompagnés de leurs bergers allemands aux crocs blancs foncent à coups de matraque dans la foule qui hurle. « Elle pensait que ça risquerait de nous faire du mal, de voir ce que… ce qu’ils lui ont fait. » Je pousse un grognement. « Faut croire que ç’a été le cas. » Jonah me regarde comme si j’étais d’une autre espèce. Je n’arrive pas à croire que l’idée ne lui soit jamais venue. « C’était d’abord une mère, avant… toute chose. Nous étions ses bébés. » Mon frère secoue la tête, il ne veut pas entendre cela. Je commence à flancher, alors je continue, en appuyant plus fort. « Mais ton père, le scientifique : “Comment ça, trop jeune ? Si c’est un fait physique, il faut qu’ils sachent.”
— Ta mémoire te joue des tours, tu déconnes complètement. »
Mon visage se met à gonfler. Je suis prêt à me rabibocher avec lui, à lui demander pardon. Dans le même temps, mes poings se crispent. Je lui suis entièrement dévoué, je suis son accompagnateur exclusif, j’ai passé ma vie entière à faire en sorte que le monde réel ne l’engloutisse pas. Ça fait un quart de siècle que je porte mon frère à bout de bras. Je n’ai que vingt-cinq ans. « Moi ? Ma mémoire ? C’est toi qui déconnes, Jonah. Tu ne te souviens pas d’eux…
— N’essaye pas de jurer, Mule. C’est encore moins convaincant que ton Chopin.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu crois qu’elle avait d’autres raisons ? Tu crois qu’elle était…
— Tu prends les choses à l’envers. Tout ça, c’est Da. C’est lui qui ne voulait pas qu’on les entende se disputer. Il voulait que nos rêves restent musicaux et proprets. Il voulait croire que ce qui était arrivé au gars avait été un coup du sort ; une erreur de l’histoire. Que ça ne se reproduirait plus jamais. Que toi, moi, Rootie, notre génération… Nous étions censés incarner un nouveau départ. Il ne nous dirait rien et il n’y aura pas de cicatrices. »
Je secoue vivement la tête en signe de dénégation. C’est comme s’il m’annonçait qu’on avait été adoptés.
« Je vais te dire. Maman était furieuse. Elle disait qu’il ne se rendait pas compte de ce qui arrivait. Je la revois en train de pleurer. “Quoi que tu penses de ces enfants, le monde les verra comme deux garçons noirs.” Il fallait qu’on se prépare. Qu’on sache ce que les gens voulaient nous faire. » Jonah jette un coup d’œil à la télé, à l’article de Harper’s, qui est là, comme toujours, sur sa table de chevet, à portée de main. « Da a essayé de lui dire que c’était juste le Sud, juste une paire d’animaux qui méritaient la mort. C’est lui qui a dit que ça ne ferait que nous foutre en l’air, de regarder. »
Je n’arrive pas à saisir. Les gens qu’il décrit, je ne les connais pas. Ma mère n’aurait pas pu dire des choses comme ça à mon père. Mon père n’aurait pas pu avoir une pensée d’une telle ineptie.
« Tu sais ce qui s’est passé ? Tu sais comment ça s’est terminé ? » Jonah lève la tête, me sourit, et agite ses mains en l’air. « Je veux dire, pour les assassins ? »
Mon frère, lui qui est presque illettré, s’est renseigné sans m’en parler. Ou alors il l’a appris dans un documentaire sur les droits civiques, le genre d’émissions programmées sur les chaînes éducatives si tard le soir qu’elles en deviennent inoffensives, à l’heure où tous les bons citoyens, comme moi, sont à l’abri, au lit.
« Les Blancs. Les meurtriers. Ils ont vendu leur confession à un magazine quelques mois après avoir été acquittés. L’enterrement est à peine terminé qu’ils vont raconter à tout le pays comment ils ont tué le môme. Pour encaisser trois piécettes. Le môme les a obligés à faire ça, apparemment. Bien sûr, ils ne peuvent pas être rejugés pour le même crime. » Avec l’éclairage de la chambre d’hôtel, le visage de Jonah paraît presque blanc. « Est-ce qu’elle t’a fait quelque chose ? Cette photo ?
— Des cauchemars pendant des semaines. Tu ne te souviens pas ? Je te réveillais en pleurnichant. Et toi, tu me criais de me taire.
— Vraiment ? » Il hausse les épaules et fait un geste de la main, il ne m’en veut pas de l’avoir jadis mis en colère. « Des semaines seulement ? Moi, je l’ai vu pendant des années. À quatorze ans, tu vois les choses. C’est ce qui allait m’arriver. Ils venaient me chercher. J’allais être le suivant. »
Je le regarde et je n’arrive pas à voir. Mon frère intrépide, lui qui s’est mis le monde entier dans la poche. Mon frère s’allonge sur le lit. Il écarte ses doigts comme pour amortir sa chute. Il ferme les yeux. Le lit lui arrive dessus. « J’ai un peu de mal à respirer, là, Mule. Possible que je sois en train d’avoir une attaque.
— Jonah ! Non. Pas ce soir. Relève-toi. » Je lui parle comme à un petit garçon, un chiot sur un meuble. Je lui fais faire quelques pas lents en rond, doucement, tout en lui massant le dos. « Respire normalement. Voilà, tranquille. »
Je l’accompagne jusqu’à la fenêtre. Le brouhaha des rues de Chicago et l’activité paisible des commerces, en bas, l’aident à se décontracter un peu. Jonah se reprend. Ses épaules s’affaissent. Il se remet à respirer. Il tente de m’adresser un petit sourire narquois, en basculant la tête en arrière : « Mais, bon sang, c’est quoi ton problème, mon vieux ? C’est quoi, ce contact physique, là, d’un seul coup ? »
Il attrape ma main et la retire de son épaule, me tourne le poignet pour voir l’heure qu’il est à ma montre. Lui, bien sûr, n’en porte pas. Rien ne doit le distraire ou l’alourdir. « Nom de Dieu. On est en retard », dit-il, comme si le malade imaginaire, c’était moi. « C’est notre grand soir, tu te souviens ? »
Il m’adresse un bref sourire amer de comédien et se dirige vers la salle de bains où son smoking est suspendu dans la vapeur. Il se livre au rituel complet : serviettes chaudes autour du cou, friction d’eucalyptus, zestes de citron, vocalises tout en nouant sa cravate blanche. Je tire les rideaux et me déshabille dans la chambre, entre les deux lits. Jonah appelle en bas pour qu’on lui monte ses chaussures de concert, lesquelles arrivent dans la chambre, réfléchissant la lumière comme une paire de glaces d’obsidienne. Il laisse au chasseur un pourboire obscène, et l’homme bat en retraite en s’excusant, plein de rancœur.
Nous faisons notre vrai début à l’Orchestra Hall avec des œuvres de Schumann, de Hugo Wolf et de Brahms. Le grand jeu de la culture blanche. Nous passons au culot, grâce à un rabâchage intensif, dans un grand éclat de couleurs. Il y a ce soir en Jonah une tension particulière, l’incandescence du patient tuberculeux au seuil de la mort. Le public de Chicago – uniquement des habitants du North Side et des banlieues aisées – a le sentiment d’assister à la naissance d’un nouveau prodige.
Après coup, après Schubert en rappel, quand il apparaît que nous avons fait mieux que survivre, nous nous donnons la main et nous quittons la scène sous un tonnerre d’applaudissements, deux frères s’engageant sur des routes différentes, alors que, jusqu’à aujourd’hui, notre passé était strictement identique.