À ce moment le maître d'hôtel vint me dire que le premier morceau étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les salons. Cela me fit ressouvenir où j'étais. Mais je ne fus nullement troublé dans le raisonnement que je venais de commencer, par le fait qu'une réunion mondaine, le retour dans la société, m'eussent fourni ce point de départ vers une vie nouvelle que je n'avais pas su trouver dans la solitude. Ce fait n'avait rien d'extraordinaire, une impression qui pouvait ressusciter en moi l'homme éternel n'étant pas liée plus forcément à la solitude qu'à la société (comme j'avais cru autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme cela aurait peut-être dû être encore si je m'étais harmonieusement développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre fin). Car trouvant seulement cette impression de beauté quand, une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, une sensation semblable, renaissant spontanément en moi, venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme, où les sensations particulières laissaient habituellement tant de vide, par une essence générale, il n'y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature, puisqu'elles sont fournies par le hasard, aidé sans doute par l'excitation particulière qui fait que, les jours où on se trouve en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l'habitude fait faire l'économie à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l'œuvre d'art, j'allais essayer d'en trouver la raison objective, en continuant les pensées que je n'avais cessé d'enchaîner dans la bibliothèque ; car je sentais que le déclenchement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu'à ce point de vue, même au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n'influent pas du dehors sur nos puissances d'esprit, et qu'un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c'était les dispositions mondaines qu'on y apporte. Mais par lui-même il n'était pas plus capable de vous rendre médiocre qu'une guerre héroïque de rendre sublime un mauvais poète.
En tout cas, qu'il fût théoriquement utile ou non que l'œuvre d'art fût constituée de cette façon, et en attendant que j'eusse examiné ce point comme j'allais le faire, je ne pouvais nier qu'en ce qui me concernait, quand des impressions vraiment esthétiques m'étaient venues, ç'avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu'elles avaient été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j'avais eu le tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais). Et déjà je pouvais dire que si c'était chez moi, par l'importance exclusive qu'il prenait, un trait qui m'était personnel, cependant j'étais rassuré en découvrant qu'il s'apparentait à des traits moins marqués, mais discernables et au fond assez analogues chez certains écrivains. N'est-ce pas à une sensation du genre de celle de la madeleine qu'est suspendue la plus belle partie des Mémoires d'Outre-Tombe : « Hier au soir je me promenais seul... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. À l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n'est-elle pas celle-ci : « Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse. » Un des chefs-d'œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d'Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et « le gazouillement de la grive ». Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C'est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans l'odeur d'une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront « l'azur du ciel immense et rond » et « un port rempli de flammes et de mâts ». J'allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble, et me donner par là l'assurance que l'œuvre que je n'avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l'effort que j'allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l'escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d'une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j'avais assisté autrefois, et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès que j'entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme en moi, au point où j'en étais, le projet que je venais de former, un coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans doute, mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux conditions de l'œuvre d'art, allait, par l'exemple cent fois répété de la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout instant mon raisonnement.
Au premier moment je ne compris pas pourquoi j'hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, et pourquoi chacun semblait s'être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait encore en recevant cet air bonhomme d'un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s'être soumis lui-même à l'étiquette qu'il avait imposée à ses invités, il s'était affublé d'une barbe blanche et, traînant à ses pieds qu'elles alourdissaient comme des semelles de plomb, semblait avoir assumé de figurer un des « âges de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s'il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder la bouche raidie et, l'effet une fois produit, il aurait dû les enlever. À vrai dire je ne le reconnus qu'à l'aide d'un raisonnement et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que le petit Fezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d'autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s'embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés, tout cela d'ailleurs ne lui seyait pas, son visage faisait l'effet d'être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu'on n'aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien plus étonné au même moment en entendant appeler duc de Châtellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d'ambassadeur, dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j'avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. À la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être, et fut peut-être bien moins d'une seconde, de la féliciter d'être si merveilleusement grimée qu'on avait d'abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs, paraissant dans un rôle où ils sont différents d'eux-mêmes, donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d'éclater en applaudissements.
À ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d'Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s'était affublé d'une extraordinaire barbe d'une invraisemblable blancheur, mais encore (tant de petits changements matériels peuvent rapetisser, élargir un personnage, et bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité) c'était un vieux mendiant qui n'inspirait plus aucun respect qu'était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée étaient encore présentes à mon souvenir et qui donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l'art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation complète de la personnalité. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c'était bien Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d'états successifs d'un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui de l'Argencourt que j'avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n'ayant à sa disposition que son propre corps ! C'était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire, sans en crever, le plus fier visage, le torse le plus cambré n'était plus qu'une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. À peine, en se rappelant certains sourires d'Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur pouvait-on trouver dans l'Argencourt vrai celui que j'avais vu si souvent, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d'habits ramolli existât dans le gentleman correct d'autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu'eût Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation de son visage, la matière même de l'œil par laquelle il l'exprimait, était tellement différente, que l'expression devenait tout autre et même d'un autre. J'eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l'était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d'Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d'un Regnard exagéré par Labiche, était d'un accès aussi facile, aussi affable que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n'eus pas l'idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu'il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m'en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j'avais l'illusion d'être devant une autre personne, aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l'Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu'à voir ce personnage ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l'être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J'avais l'impression de regarder derrière le vitrage instructif d'un muséum d'histoire naturelle ce que peut être devenu l'insecte le plus rapide, le plus sûr en ses traits, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m'avait toujours inspirés M. d'Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d'Argencourt d'offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain.
Certes, dans les coulisses du théâtre ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l'impossibilité, qu'on a à reconnaître la personne travestie. Ici, au contraire, un instinct m'avait averti de les dissimuler le plus possible ; je sentais qu'elles n'avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n'était pas voulue, et m'avisais enfin, ce à quoi je n'avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu'on a cessé d'aller dans le monde et pour peu qu'elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu'on a connues autrefois, vous fait l'effet d'une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l'on est le plus sincèrement « intrigué » par les autres, mais où ces têtes, qu'ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la même difficulté que j'éprouvais à mettre le nom qu'il fallait sur les visages, semblait partagée par toutes les personnes qui, apercevant le mien, n'y prenaient pas plus garde que si elles ne l'eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l'aspect actuel un souvenir différent.
Si M. d'Argencourt venait faire cet extraordinaire « numéro » qui était certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je garderais de lui, c'était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus, c'est parce qu'en lui, qui avait retrouvé l'innocence du premier âge, il n'y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu'il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d'avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu'il n'y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu'ils fussent obligés pour arriver jusqu'à nous de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu'ils changeaient en route absolument de sens et que M. d'Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d'exprimer encore qu'il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante. C'était trop de parler d'un acteur et, débarrassé qu'il était de toute âme consciente, c'est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait, comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d'exemple d'histoire naturelle.
Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu'on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d'esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu'avec les yeux avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu'il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d'Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d'années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie non telle qu'elle nous apparaît, c'est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s'y peint en caricature, le soir, comme un marchand d'habits.
En d'autres êtres, d'ailleurs, ces changements, ces véritables aliénations semblaient sortir du domaine de l'histoire naturelle et on s'étonnait en entendant un nom qu'un même être pût présenter non comme M. d'Argencourt les caractéristiques d'une nouvelle espèce différente mais les traits extérieurs d'un autre caractère. C'était bien, comme pour M. d'Argencourt, des possibilités insoupçonnées que le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités, bien qu'étant toutes physiognomoniques ou corporelles, semblaient avoir quelque chose de moral. Les traits du visage, s'ils changent, s'ils s'assemblent autrement, s'ils sont balancés de façon habituelle d'une façon plus lente, prennent, avec un aspect autre, une signification différente. De sorte qu'il y avait telle femme qu'on avait connue bornée et sèche, chez laquelle un élargissement des joues devenues méconnaissables, un busquage imprévisible du nez, causaient la même surprise, la même bonne surprise souvent, que tel mot sensible et profond, telle action courageuse et noble qu'on n'aurait jamais attendus d'elle. Autour de ce nez, nez nouveau, on voyait s'ouvrir des horizons qu'on n'eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse, jadis impossibles, devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait faire entendre devant ce menton ce qu'on n'aurait jamais eu l'idée de dire devant le précédent. Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient d'autres traits de caractère, la sèche et maigre jeune fille était devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n'est plus dans un sens zoologique comme pour M. d'Argencourt, c'est dans un sens social et moral qu'on pouvait dire que c'était une autre personne.
Par tous ces côtés une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu'une image du passé, mais m'offrait comme toutes les images successives, et que je n'avais jamais vues, qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu'il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu'on appelait autrefois une vue optique, mais une vue optique des années, la vue non d'un moment, mais d'une personne située dans la perspective déformante du Temps.
Quant à la femme dont M. d'Argencourt avait été l'amant, elle n'avait pas beaucoup changé, si l'on tenait compte du temps passé, c'est-à-dire que son visage n'était pas trop complètement démoli pour celui d'un être qui se déforme tout le long de son trajet dans l'abîme où il est lancé, abîme dont nous ne pouvons exprimer la direction que par des comparaisons également vaines, puisque nous ne pouvons les emprunter qu'au monde de l'espace, et qui, que nous les orientions dans le sens de l'élévation, de la longueur ou de la profondeur, ont comme seul avantage de nous faire sentir que cette dimension inconcevable et sensible existe. La nécessité, pour donner un nom aux figures, de remonter effectivement le cours des années, me forçait, en réaction, de rétablir ensuite, en leur donnant leur place réelle, les années auxquelles je n'avais pas pensé. À ce point de vue, et pour ne pas me laisser tromper par l'identité apparente de l'espace, l'aspect tout nouveau d'un être comme M. d'Argencourt m'était une révélation frappante de cette réalité du millésime, qui d'habitude nous reste abstraite, comme l'apparition de certains arbres nains ou de baobabs géants nous avertit du changement de méridien.
Alors la vie nous apparaît comme la féerie où on voit d'acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c'est par des changements perpétuels qu'on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu'on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu'elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d'être, justement parce qu'elles n'ont pas cessé d'être, à ce que nous avons vu d'elles jadis.
Une jeune femme que j'avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu'il est nécessaire que, dans le divertissement final d'une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu'on s'étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les parties blanches de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu'on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu'avant d'avoir commencé d'en profiter on voit que c'est déjà l'automne. Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » Et dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m'étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu'on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j'aurais pu en être flatté, j'en étais surtout malheureux. « Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc... » À ce moment un neveu du prince s'approcha de moi : « Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. J'avais rencontré en arrivant un jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec la duchesse, mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m'initier aux choses de l'armée, avec les changements qu'elle avait subis, je lui avais dit que je le retrouverais tout à l'heure et que nous prendrions rendez-vous pour dîner ensemble, ce dont il m'avait beaucoup remercié. Mais j'étais resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu'il avait laissé pour moi était pour me dire qu'il n'avait pu m'attendre, et me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi : « Avec tout le respect de votre petit ami, Létourville. » « Petit ami ! » C'est ainsi qu'autrefois j'écrivais aux gens qui avaient trente ans de plus que moi, à Legrandin par exemple. Quoi ! ce sous-lieutenant que je me figurais mon camarade comme Saint-Loup, se disait mon petit ami. Mais alors il n'y avait donc pas que les méthodes militaires qui avaient changé depuis lors, et pour M. de Létourville j'étais donc, non un camarade, mais un vieux monsieur ; et de M. de Létourville, dans la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m'apparaissais à moi-même, un bon camarade, étais-je donc séparé par l'écartement d'un invisible compas auquel je n'avais pas songé et qui me situait si loin du jeune sous-lieutenant qu'il semblait que, pour celui qui se disait mon « petit ami », j'étais un vieux monsieur ?
Presque aussitôt après quelqu'un parla de Bloch, je demandai si c'était du jeune homme ou du père (dont j'avais ignoré la mort, pendant la guerre, d'émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu'il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit le prince. Mais c'est évidemment du père que nous parlons, car il n'a rien d'un jeune homme, ajouta-t-il en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu'il s'agissait de mon camarade. Il entra d'ailleurs au bout d'un instant. Et en effet sur la figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d'arrêt, et où j'aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si d'autre part je n'avais reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l'animaient pas de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l'avais connu au seuil de la vie et n'avais jamais cessé de le voir, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que m'ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J'entendis dire qu'il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c'est parce qu'il l'était en effet et que c'est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d'années que la vie fait des vieillards.
Comme quelqu'un, entendant dire que j'étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : « Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes. Les gens de votre âge ne risquent plus grand-chose. » Et on assura que le personnel m'avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même « dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : « Voilà le père » (cette expression était suivie de mon nom). Et comme je n'avais pas d'enfant, elle ne pouvait se rapporter qu'à l'âge.
« Comment, si j'ai connu le maréchal ? me dit la duchesse. Mais j'ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup. » En l'entendant, je regrettais naïvement de ne pas avoir connu ce qu'elle appelait un reste d'ancien régime. J'aurais dû penser qu'on appelle ancien régime ce dont on n'a pu connaître que la fin ; c'est ainsi que ce que nous apercevons à l'horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu'on ne reverra plus ; cependant nous avançons et c'est bientôt nous-même qui sommes à l'horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l'horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence. « J'ai même pu voir, quand j'étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n'ai plus vingt-cinq ans. » Ces derniers mots me fâchèrent : « Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. » Et aussitôt je pensai qu'en effet elle était une vieille femme. « Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même. Oui, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune », expression si mélancolique puisqu'elle n'a de sens que si nous sommes en fait, sinon d'apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant : « J'ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c'est peut-être plus heureux. Vous auriez été d'âge à avoir des fils à la guerre, et s'ils avaient été tués, comme l'a été ce pauvre Robert (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas survécu. » Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j'eusse rencontrée, dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n'avaient pas dans leur regard qui me voyait tel qu'ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l'autre. Et sans doute, à découvrir qu'ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d'abord il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu'ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu'ils ont moins d'imagination. Puis, un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu'à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu'il n'a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d'un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l'addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d'intellectualiser dans une œuvre d'art, des réalités extra-temporelles.
Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu. La comparaison devient même insuffisante pour le cas où j'entendais leur nom, car on peut admettre qu'un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu'eux je les avais connus, ou plutôt j'avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes, que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j'aurais fait de l'idée de souveraineté ou de vice, qui ne tarde pas à donner un visage nouveau à l'inconnu, avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d'être insolent ou aimable, et dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m'appliquais à introduire dans le visage de l'inconnue, entièrement inconnue, l'idée qu'elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d'une autre personne ayant autant perdu tous les attributs humains, que j'avais connus, qu'un homme redevenu singe, si le nom et l'affirmation de l'identité ne m'avaient mis, malgré ce que le problème avait d'ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non... je ne la reconnais pas. »
Gilberte de Saint-Loup me dit : « Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j'entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m'empressai d'ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer, comme elle, certains changements, qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait : « C'est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé. Mais au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s'en apercevaient-ils ? Je n'avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J'aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l'évidence de la terrible chose.
Et maintenant je comprenais ce que c'était la vieillesse — la vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d'Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l'amour, les joies de l'esprit, l'utilité de la douleur, la vocation, etc. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l'arrière des choses, celle des idées à l'avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu'on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
Sans doute la cruelle découverte que je venais de faire ne pourrait que me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j'avais décidé qu'elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au temps, au temps dans lequel baignent et changent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n'aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l'aspect des êtres et dont j'avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon œuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement, d'ailleurs, ne se marquait pas pour tous d'une manière analogue.
Je vis quelqu'un qui demandait mon nom, on me dit que c'était M. de Cambremer. Et alors pour me montrer qu'il m'avait reconnu : « Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ? » me demanda-t-il ; et, sur ma réponse affirmative : « Vous voyez que ça n'empêche pas la longévité », me dit-il, comme si j'étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente de mes souvenirs, que j'appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu'il était rendu méconnaissable par l'adjonction d'énormes poches rouges aux joues qui l'empêchaient d'ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n'osant regarder cette sorte d'anthrax dont il me semblait plus convenable qu'il me parlât le premier. Mais comme un malade courageux, il n'y faisait pas allusion, riait, et j'avais peur d'avoir l'air de manquer de cœur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu'il avait. « Mais ils ne vous viennent pas plus rarement avec l'âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler des étouffements. Je lui dis que non. « Ah ! si, ma sœur en a sensiblement moins qu'autrefois », me dit-il, d'un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa sœur, et comme si l'âge était un de ces remèdes dont il n'admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu'ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin s'étant approchée, j'avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n'osais pas cependant parler de ça le premier. « Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. — Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. — Mais mon Dieu, pas trop mal, comme vous voyez. » Elle ne s'était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n'était autre qu'un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l'épaississant si progressivement que la marquise n'en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m'informer tout bas auprès de quelqu'un si la mère du marquis vivait encore. En effet, dans l'appréciation du temps écoulé, il n'y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d'abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu'il n'en ait pas passé davantage. On n'avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu'il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s'était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu'une personne qu'ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore quinze ans après à apprendre qu'elle vit encore et n'a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. « Elle est toujours admirable », me dit-il, usant d'un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s'applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l'usage des facultés les plus matérielles, comme d'entendre, d'aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s'empreint, aux yeux de leurs enfants, d'une extraordinaire beauté morale.
Chez d'autres dont le visage était intact, ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher ; on croyait d'abord qu'ils avaient mal aux jambes ; et ce n'est qu'ensuite qu'on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d'autres, comme le prince d'Agrigente. À cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue ; une gravité consciente d'elle-même baignait les yeux où elle était teintée d'une bienveillance nouvelle qui s'inclinait vers chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j'admirais la force de renouvellement original du Temps qui, tout en respectant l'unité de l'être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d'un même personnage. Car beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard. Comparant ces images avec celles que j'avais sous les yeux de ma mémoire, j'aimais moins celles qui m'étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous. » Je n'aurais pas osé ajouter : « Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. » Et en effet c'était un nez nouveau et familial. Bref l'artiste, le Temps, avait « rendu » tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient reconnaissables, mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont, le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le Temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une œuvre et la complètent année par année.
Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait au contraire par l'absence du fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l'avais jamais expressément remarqué, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l'usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n'avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l'apparence grisâtre et aussi la précision sculpturale de la pierre, sculptait ses traits allongés et mornes comme ceux de certains dieux égyptiens. Dieux ; plutôt revenants. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s'étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l'insignifiance de celles que disent les morts qu'on évoque. On se demandait quelle cause l'empêchait d'être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant le « double » insignifiant d'un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et songeur petit fantôme de Legrandin, c'était la vieillesse.
En plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels qu'ils étaient autrefois, et par exemple Ski pas plus modifié qu'une fleur ou un fruit qui a séché. Il était un essai informe, confirmant mes théories sur l'art. D'autres n'étaient nullement des amateurs, étant des gens du monde. Mais eux aussi, la vieillesse ne les avait pas mûris et, même s'il s'entourait d'un premier cercle de rides et d'un arc de cheveux blancs, leur même visage poupin gardait l'enjouement de la dix-huitième année. Ils n'étaient pas des vieillards, mais des jeunes gens de dix-huit ans extrêmement fanés. Peu de chose eût suffi à effacer ces flétrissures de la vie, et la mort n'aurait pas plus de peine à rendre au visage sa jeunesse qu'il n'en faut pour nettoyer un portrait que seul un peu d'encrassement empêche de briller comme autrefois. Aussi je pensais à l'illusion dont nous sommes dupes quand, entendant parler d'un célèbre vieillard, nous nous fions d'avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d'âme ; car je sentais qu'ils avaient été quarante ans plus tôt de terribles jeunes gens dont il n'y avait aucune raison pour supposer qu'ils n'avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses.
Et pourtant, en complet contraste avec ceux-ci, j'eus la surprise de causer avec des hommes et des femmes jadis insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie, en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne vous rend plus nécessaire la lutte ou l'ostentation, l'influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avaient permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là, en vieillissant, semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l'automne, en variant leurs couleurs, semble changer l'essence. Pour eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une chose morale. Chez d'autres elle était plutôt physique, et si nouvelle que la personne (Mme d'Arpajon par exemple) me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue, car il m'était impossible de soupçonner que ce fût elle, et malgré moi je ne pus, en répondant à son salut, m'empêcher de laisser voir le travail d'esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes (parmi lesquelles n'était pas Mme d'Arpajon) pour savoir à qui je le rendais avec une chaleur du reste qui dut l'étonner, car dans le doute, ayant peur d'être trop froid si c'était une amie intime, j'avais compensé l'incertitude du regard par la chaleur de la poignée de main et du sourire. Mais d'autre part, son aspect nouveau ne m'était pas inconnu. C'était celui que j'avais souvent vu au cours de ma vie à des femmes âgées et fortes mais sans soupçonner alors qu'elles avaient pu, beaucoup d'années avant, ressembler à Mme d'Arpajon. Cet aspect était si différent de celui que j'avais connu à la marquise qu'on eût dit qu'elle était un être condamné, comme un personnage de féerie, à apparaître d'abord en jeune fille, puis en épaisse matrone, et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait, comme une lourde nageuse qui ne voit plus le rivage qu'à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient. Peu à peu pourtant, à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés, les hexagones que l'âge avait ajoutés à ses joues. D'ailleurs, ce qu'il mêlait à celles des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues restées si semblables pourtant de la duchesse de Guermantes et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre.
Certains hommes boitaient dont on sentait bien que ce n'était pas par suite d'un accident de voiture, mais à cause d'une première attaque et parce qu'ils avaient déjà, comme on dit, un pied dans la tombe. Dans l'entrebâillement de la leur, à demi paralysées, certaines femmes semblaient ne pas pouvoir retirer complètement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles ne pouvaient se redresser, infléchies qu'elles étaient, la tête basse, en une courbe qui était comme celle qu'elles occupaient actuellement entre la vie et la mort, avant la chute dernière. Rien ne pouvait lutter contre le mouvement de cette parabole qui les emportait et, dès qu'elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne pouvaient rien retenir.
Chez certains même les cheveux n'avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus quand il vint dire un mot à son maître le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne étaient restés d'un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n'en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu'il existe chez les hommes, comme dans le règne végétal les mousses, les lichens et tant d'autres, des espèces qui ne changent pas à l'approche de l'hiver.
Ces changements étaient, en effet, d'habitude ataviques, et la famille — parfois même — chez les Juifs surtout — la race — venait boucher ceux que le temps avait laissés en s'en allant là. D'ailleurs ces particularités, devais-je me dire qu'elles mourraient ? J'avais bien considéré toujours notre individu, à un moment donné du temps, comme un polypier où l'œil, organisme indépendant bien qu'associé, si une poussière passe, cligne sans que l'intelligence le commande, bien plus, où l'intestin, parasite enfoui, s'infecte sans que l'intelligence l'apprenne, et pareillement pour l'âme, mais aussi dans la durée de la vie, comme une suite de moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres ou même alterneraient entre eux, comme ceux qui à Combray prenaient pour moi la place l'un de l'autre quand venait le soir. Mais aussi j'avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus durables que lui. J'avais vu les vices, le courage des Guermantes revenir en Saint-Loup, comme en lui-même ses défauts étranges et brefs de caractère, comme le sémitisme de Swann. Je pouvais le voir encore en Bloch. Il avait perdu son père depuis quelques années et, quand je lui avais écrit à ce moment, n'avait pu d'abord me répondre, car outre les grands sentiments de famille qui existent souvent dans les familles juives, l'idée que son père était un homme tellement supérieur à tous, avait donné à son amour pour lui la forme d'un culte. Il n'avait pu supporter de le perdre et avait dû s'enfermer près d'une année dans une maison de santé. Il avait répondu à mes condoléances sur un ton à la fois profondément senti et presque hautain, tant il me jugeait enviable d'avoir approché cet homme supérieur dont il eût volontiers donné la voiture à deux chevaux à quelque musée historique. Et maintenant, à sa table de famille, la même colère qui animait M. Bloch contre M. Nissim Bernard animait Bloch contre son beau-père. Il lui faisait les mêmes sorties à table. De même qu'en écoutant parler Cottard, Brichot, tant d'autres, j'avais senti que, par la culture et la mode, une seule ondulation propage dans toute l'étendue de l'espace les mêmes manières de dire, de penser, de même dans toute la durée du temps de grandes lames de fond soulèvent, des profondeurs des âges, les mêmes colères, les mêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies à travers les générations superposées, chaque section prise à plusieurs d'une même série offrant la répétition, comme des ombres sur des écrans successifs, d'un tableau aussi identique, quoique souvent moins insignifiant, que celui qui mettait aux prises de la même façon Bloch et son beau-père, M. Bloch père et M. Nissim Bernard, et d'autres que je n'avais pas connus.
Certaines figures sous la cagoule de leurs cheveux blancs avaient déjà la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir, et leurs lèvres, agitées d'un tremblement perpétuel, semblaient marmonner la prière des agonisants. À un visage linéairement le même il suffisait, pour qu'il semblât autre, de cheveux blancs au lieu de cheveux noirs ou blonds. Les costumiers de théâtre savent qu'il suffit d'une perruque poudrée pour déguiser très suffisamment quelqu'un et le rendre méconnaissable. Le jeune comte de *** que j'avais vu dans la loge de Mme de Cambremer, alors lieutenant, le jour où Mme de Guermantes était dans la baignoire de sa cousine, avait toujours ses traits aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique de l'artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de la physionomie du dandy et donnant à ces traits l'intense netteté presque grimaçante à force d'immobilité qu'ils auraient eue dans une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Son teint jadis d'une rougeur égrillarde était maintenant d'une solennelle pâleur ; des poils argentés, un léger embonpoint, une noblesse de doge, une fatigue qui allait jusqu'à l'envie de dormir, tout concourait chez lui à donner l'impression nouvelle et prophétique de la majesté fatale. Substitué au rectangle de sa barbe blonde, le rectangle égal de sa barbe blanche le transformait si parfaitement que, remarquant que ce sous-lieutenant que j'avais connu avait cinq galons, ma première pensée fut de le féliciter non d'avoir été promu colonel mais d'être si bien en colonel, déguisement pour lequel il semblait avoir emprunté l'uniforme, l'air grave et triste de l'officier supérieur qu'avait été son père. Chez un autre, la barbe blanche substituée à la barbe blonde, comme le visage était resté vif, souriant et jeune, le faisait paraître seulement plus rouge et plus militant, augmentait l'éclat des yeux, et donnait au mondain resté jeune l'air inspiré d'un prophète.
La transformation que les cheveux blancs et d'autres éléments encore avaient opérée, surtout chez les femmes, m'eût retenu avec moins de force si elle n'avait été qu'un changement de couleur, ce qui peut charmer les yeux, mais pas, ce qui est troublant pour l'esprit, un changement de personnes. En effet, « reconnaître » quelqu'un, et plus encore, après n'avoir pas pu le reconnaître, l'identifier, c'est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c'est admettre que ce qui était ici, l'être qu'on se rappelle n'est plus, et que ce qui y est, c'est un être qu'on ne connaissait pas ; c'est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l'annonciateur. Car ces changements, je savais ce qu'ils voulaient dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes, jointe à tant d'autres changements. On me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu'il s'appliquait à la fois à la blonde valseuse que j'avais connue autrefois et à la lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi. Avec une certaine roseur de teint, ce nom était peut-être la seule chose qu'il y avait de commun entre ces deux femmes, plus différentes — celle de ma mémoire et celle de la matinée Guermantes — qu'une ingénue et une douairière de pièce de théâtre. Pour que la vie ait pu arriver à donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu'elle eût pu alentir comme au métronome ses mouvements embarrassés, pour qu'avec peut-être comme seule parcelle commune les joues, plus larges certes, mais qui dès la jeunesse étaient couperosées, elle eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstructions que pour mettre un dôme à la place d'une flèche, et quand on pensait qu'un pareil travail s'était opéré non sur de la matière inerte mais sur une chair qui ne change qu'insensiblement, le contraste bouleversant entre l'apparition présente et l'être que je me rappelais reculait celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination ; car de même qu'on a peine à penser qu'un mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd'hui, il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté (car l'anéantissement de la jeunesse, la destruction d'une personne pleine de forces et de légèreté est déjà un premier néant), de concevoir que celle qui fut jeune est vieille, quand l'aspect de cette vieille, juxtaposé à celui de la jeune, semble tellement l'exclure que tour à tour c'est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui vous paraissent un rêve, et qu'on ne croirait pas que ceci peut avoir jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci, que c'est la même matière, n'ayant pas quitté le même corps — si l'on n'avait l'indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis, auquel donne seule une apparence de vraisemblance la rose, étroite jadis entre l'or des épis, étalée maintenant sous la neige.
Comme pour la neige, d'ailleurs, le degré de blancheur des cheveux semblait en général comme un signe de la profondeur du temps vécu, comme ces sommets montagneux qui, même apparaissant aux yeux sur la même ligne que d'autres, révèlent pourtant le niveau de leur altitude au degré de leur neigeuse blancheur. Et ce n'était pourtant pas exact de tous, surtout pour les femmes. Ainsi les mèches de la princesse de Guermantes, qui quand elles étaient grises et brillantes comme de la soie semblaient d'argent autour de son front bombé, ayant pris à force de devenir blanches une matité de laine et d'étoupe, semblaient au contraire à cause de cela être grises comme une neige salie qui a perdu son éclat.
Et souvent ces blondes danseuses ne s'étaient pas seulement annexé, avec une perruque de cheveux blancs, l'amitié de duchesses qu'elles ne connaissaient pas autrefois. Mais, n'ayant fait jadis que danser, l'art les avait touchées comme la grâce. Et comme au XVIIe siècle d'illustres dames entraient en religion, elles vivaient dans un appartement rempli de peintures cubistes, un peintre cubiste ne travaillant que pour elles et elles ne vivant que pour lui. Pour les vieillards dont les traits avaient changé, ils tâchaient pourtant de garder fixée sur eux à l'état permanent, une de ces expressions fugitives qu'on prend pour une seconde de pose et avec lesquelles on essaye, soit de tirer parti d'un avantage extérieur, soit de pallier un défaut ; ils avaient l'air d'être définitivement devenus d'immutables instantanés d'eux-mêmes.
Tous ces gens avaient mis tant de temps à revêtir leur déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui vivaient avec lui. Même un délai leur était souvent concédé où ils pouvaient continuer assez tard à rester eux-mêmes. Mais alors le déguisement prorogé se faisait plus rapidement ; de toutes façons il était inévitable. Je n'avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X... et sa mère que je n'avais connue que vieille, ayant l'air d'un petit Turc tout tassé. Et en effet j'avais toujours connu Mme X... charmante et droite et pendant très longtemps, en effet, elle l'était restée, pendant trop longtemps, car comme une personne qui avant que la nuit n'arrive a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque, elle s'était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d'un coup, qu'elle s'était tassée et avait reproduit avec fidélité l'aspect de vieille Turque revêtu jadis par sa mère.
Il y avait des hommes que je savais parents d'autres sans avoir jamais pensé qu'ils eussent un trait commun ; en admirant le vieil ermite aux cheveux blancs qu'était devenu Legrandin, tout d'un coup je constatai, je peux dire que je découvris avec une satisfaction de zoologiste, dans le méplat de ses joues, la construction de celles de son jeune neveu, Léonor de Cambremer, qui pourtant avait l'air de ne lui ressembler nullement ; à ce premier trait commun j'en ajoutai un autre que je n'avais pas remarqué chez Léonor de Cambremer, puis d'autres et qui n'étaient aucun de ceux que m'offrait d'habitude la synthèse de sa jeunesse, de sorte que j'eus bientôt de lui comme une caricature plus vraie, plus profonde, que si elle avait été littéralement ressemblante ; son oncle me semblait maintenant seulement le jeune Cambremer ayant pris pour s'amuser les apparences du vieillard qu'en réalité il serait un jour, si bien que ce n'était plus seulement ce qu'étaient devenus les jeunes d'autrefois, mais ce que deviendraient ceux d'aujourd'hui, qui me donnait avec tant de force la sensation du temps.
Les traits où s'était gravée sinon la jeunesse, du moins la beauté ayant disparu chez les femmes, elles avaient cherché si, avec le visage qui leur restait, on ne pouvait s'en faire une autre. Déplaçant le centre, sinon de gravité, du moins de perspective, de leur visage, en composant les traits autour de lui suivant un autre caractère, elles commençaient à cinquante ans une nouvelle sorte de beauté, comme on prend sur le tard un nouveau métier, ou comme à une terre qui ne vaut plus rien pour la vigne on fait produire des betteraves. Autour de ces traits nouveaux on faisait fleurir une nouvelle jeunesse. Seules ne pouvaient s'accommoder de ces transformations les femmes trop belles, ou les trop laides. Les premières, sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne peut plus rien changer, s'effritaient comme une statue. Les secondes, celles qui avaient quelque difformité de la face, avaient même sur les belles certains avantages. D'abord c'étaient les seules qu'on reconnaissait tout de suite. On savait qu'il n'y avait pas à Paris deux bouches pareilles et la leur me les faisait reconnaître dans cette matinée où je ne reconnaissais plus personne. Et puis elles n'avaient même pas l'air d'avoir vieilli. La vieillesse est quelque chose d'humain ; elles étaient des monstres, et elles ne semblaient pas avoir plus « changé » que des baleines.
Certains hommes, certaines femmes ne semblaient pas avoir vieilli, leur tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se mettait tout près de la figure lisse de peau et fine de contours, alors elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une goutte d'eau, de sang, si on la place sous le microscope. Alors je distinguais de multiples taches graisseuses sur la peau que j'avais crue lisse et dont elles me donnaient le dégoût. Les lignes ne résistaient pas à cet agrandissement. Celle du nez se brisait de près, s'arrondissait, envahie par les mêmes cercles huileux que le reste de la figure ; et de près les yeux rentraient sous des poches qui détruisaient la ressemblance du visage actuel avec celle du visage d'autrefois qu'on avait cru retrouver. De sorte que, à l'égard de ces invités-là, ils étaient jeunes vus de loin, leur âge augmentait avec le grossissement de la figure et la possibilité d'en observer les différents plans ; il restait dépendant du spectateur, qui avait à se bien placer pour voir ces figures-là et à n'appliquer sur elles que ces regards lointains qui diminuent l'objet comme le verre que choisit l'opticien pour un presbyte ; pour elles la vieillesse, comme la présence des infusoires dans une goutte d'eau, était amenée par le progrès moins des années que, dans la vision de l'observateur, du degré de l'échelle.
Je retrouvai là un de mes anciens camarades que pendant dix ans j'avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter. J'allai donc à lui et il me dit d'une voix que je reconnus très bien : « C'est une bien grande joie pour moi après tant d'années. » Mais quelle surprise pour moi ! Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c'était celle de mon ami, elle sortait d'un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu'artificiellement, par un truc de mécanique, qu'on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque. Pourtant je savais que c'était lui, la personne qui nous avait présentés après si longtemps l'un à l'autre n'avait rien d'un mystificateur. Lui-même me déclara que je n'avais pas changé, et je compris qu'il ne se croyait pas changé. Alors je le regardai mieux. Et, en somme, sauf qu'il avait tellement grossi, il avait gardé bien des choses d'autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui. Alors j'essayai de me rappeler. Il avait dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n'avais pensé et qui devait être fort désintéressée, la vérité sans doute, poursuivie en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect errant pour tous les amis de sa famille. Or, devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui d'ailleurs n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient, s'étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l'expression de gaieté, d'abandon, d'innocence s'était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément, il me semblait que c'était quelqu'un d'autre, quand tout d'un coup j'entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d'autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu'orchestrée par X... la musique de Z... devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas. Mais un fou rire étouffé d'enfant sous un œil en pointe comme un crayon bleu bien taillé quoique un peu de travers, c'est plus qu'une différence d'orchestration. Le rire cessa, j'aurais bien voulu reconnaître mon ami mais, comme dans l'Odyssée Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami.
Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j'avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l'amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D'ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n'était pas restituable. C'est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d'autres drogues. Ses yeux profondément cernés de noir étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s'était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l'air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu'à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l'alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même ce jour-là ne pas l'avoir atteinte. C'est qu'il s'était, le matin même, fait couper les cheveux. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme car il n'avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j'avais connu autrefois, mais que j'avais retrouvé il y a quelques années. C'était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches, et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité.
Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait dans ses modalités tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que de petits bourgeois n'auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s'était foncée comme un livre.
Et je pensais aussi à tous ceux qui n'étaient pas là, parce qu'ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l'illusion de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu'on remettait de temps à autre à la princesse, à ces malades, depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de l'assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu'au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau.
Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s'y prêtait plus. On était effrayé, en pensant aux périodes qui avaient dû s'écouler avant que s'accomplît une pareille révolution dans la géologie d'un visage, de voir quelles érosions s'étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions au bord des joues entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires.
Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables, le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris qui étaient leur parure d'automne. Mais pour d'autres, et pour des hommes aussi, la transformation était si complète, l'identité si impossible à établir — par exemple entre un noir viveur qu'on se rappelait et le vieux moine qu'on avait sous les yeux — que plus même qu'à l'art de l'acteur, c'était à celui de certains prodigieux mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l'indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu'à la surface ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s'en servait comme d'un masque de théâtre pour faire rire ! Mais presque toutes les femmes n'avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l'âge et tendaient, vers la beauté qui s'éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir, certaines cherchaient à l'aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant au piquant de fossettes menacées, aux mutineries d'un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que, d'autres voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l'expression, comme on compense par l'art de la diction la perte de la voix, elles se raccrochaient à une moue, à une patte d'oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l'incoordination de muscles qui n'obéissaient plus, leur donnait l'air de pleurer.
D'ailleurs, même chez les hommes qui n'avaient subi qu'un léger changement, dont la moustache était devenue blanche, etc., on sentait que ce changement n'était pas positivement matériel. C'était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, un verre peint qui changeait l'aspect de leur figure mais surtout, par ce qu'il y ajoutait de trouble, montrait que ce qu'il nous permettait de voir « grandeur nature » était en réalité très loin de nous, dans un éloignement différent, il est vrai, de celui de l'espace, mais du fond duquel, comme d'un autre rivage, nous sentions qu'ils avaient autant de peine à nous reconnaître que nous eux. Seule peut-être Mme de Forcheville, comme injectée d'un liquide, d'une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l'empêche de se modifier, avait l'air d'une cocotte d'autrefois à jamais « naturalisée ».
« Vous me prenez pour ma mère », m'avait dit Gilberte. C'était vrai. C'eût été d'ailleurs presque aimable : on part de l'idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve vieux. Mais une fois que l'idée dont on part est qu'ils sont vieux, on les retrouve, on ne les trouve pas si mal. Pour Odette ce n'était pas seulement cela ; son aspect, une fois qu'on savait son âge et qu'on s'attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. Elle, si je ne la reconnus pas d'abord, ce fut non parce qu'elle avait, mais parce qu'elle n'avait pas changé. Me rendant compte depuis une heure de ce que le temps ajoutait de nouveau aux êtres et qu'il fallait soustraire pour les retrouver tels que je les avais connus, je faisais maintenant rapidement ce calcul et, ajoutant à l'ancienne Odette le chiffre d'années qui avait passé sur elle, le résultat que je trouvai fut une personne qui me sembla ne pas pouvoir être celle que j'avais sous les yeux, précisément parce que celle-là était pareille à celle d'autrefois. Quelle était la part du fard, de la teinture ? Elle avait l'air sous ses cheveux dorés tout plats — un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable de poupée aussi — auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de l'Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l'âge d'aujourd'hui, la plus fantastique merveille) venant débiter son couplet dans une revue de fin d'année, mais de l'Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune.
À côté de nous, un ministre d'avant l'époque boulangiste, et qui l'était de nouveau, passait lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu'une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l'air d'une réduction en pierre ponce de soi-même. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le faubourg Saint-Germain, avait jadis été l'objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l'un et l'autre, et, dans les individus subsistants, des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n'y a-t-il pas d'humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu'au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu'une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L'individu momentanément taré se trouvera, par le jeu d'équilibre du temps, pris entre deux couches sociales nouvelles qui n'auront pour lui que déférence et admiration, et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c'est au temps qu'est confié ce travail ; et au moment de ses ennuis, rien ne peut le consoler que la jeune laitière d'en face l'ait entendu appeler « chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu'il entrait dans le « panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu'encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l'homme qui frise la prison en ce moment et peut-être, en pensant à cette jeune laitière, n'aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Et le temps éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour oncles, morts aujourd'hui, deux hommes qui ne s'étaient pas contentés de se souffleter mais dont l'un, pour plus humilier l'autre, lui avait envoyé comme témoins son concierge et son maître d'hôtel, jugeant que des gens du monde eussent été trop bien pour lui. Mais ces histoires dormaient dans les journaux d'il y a trente ans et personne ne les savait plus. Et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé, oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière. Le temps n'y avait pas seulement défait d'anciennes créatures, il y avait rendu possibles, il y avait créé des associations nouvelles.
Pour en revenir à cet homme politique, malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu'il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d'années passées depuis qu'il avait été président du Conseil, il faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille, un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu'ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle d'ailleurs ils savent la difficile situation financière et qui, à près de quatre-vingts ans, montre encore au public l'intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu'on s'étonne ensuite d'avoir pu constater quelques jours avant la mort.
Pour Mme de Forcheville au contraire, c'était si miraculeux, qu'on ne pouvait même pas dire qu'elle avait rajeuni, mais plutôt qu'avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l'incarnation de l'Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans une exposition végétale d'aujourd'hui, la curiosité et le clou. Pour moi, du reste, elle ne semblait pas dire : « Je suis l'Exposition de 1878 », mais plutôt : « Je suis l'allée des Acacias de 1892. » Il semblait qu'elle eût pu y être encore. D'ailleurs, justement parce qu'elle n'avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l'air d'une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps mon nom sur mon visage, comme un élève, sur celui de son examinateur, une réponse qu'il eût trouvée plus facilement dans sa tête. Je me nommai et aussitôt, comme si j'avais perdu grâce à ce nom incantateur l'apparence d'arbousier ou de kangourou que l'âge m'avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l'avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, « à la ville », de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu'ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d'accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l'air de me regarder d'un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l'Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : « Vous êtes gentil, my dear, merci », et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu'elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises : « Merci tant, merci tant. » Mais moi qui avais jadis fait de si longs trajets pour l'apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j'avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d'elle me semblaient interminables à cause de l'impossibilité de savoir que lui dire, et je m'éloignai tout en me disant que les paroles de Gilberte « Vous me prenez pour ma mère » n'étaient pas seulement vraies, mais encore qu'elles n'avaient rien que d'aimable pour la fille.
D'ailleurs, il n'y avait pas que chez cette dernière qu'avaient apparu des traits familiaux qui jusque-là étaient restés aussi invisibles dans sa figure que ces parties d'une graine repliées à l'intérieur et dont on ne peut deviner la saillie qu'elles feront un jour au dehors. Ainsi un énorme busquage maternel venait, chez l'une ou chez l'autre, transformer vers la cinquantaine un nez jusque-là droit et pur. Chez une autre, fille de banquier, le teint, d'une fraîcheur de jardinière, se roussissait, se cuivrait, et prenait comme le reflet de l'or qu'avait tant manié le père. Certains même avaient fini par ressembler à leur quartier, portaient sur eux comme le reflet de la rue de l'Arcade, de l'avenue du Bois, de la rue de l'Élysée. Mais surtout ils reproduisaient les traits de leurs parents.
Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, et devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu'elle pensait — pensait est beaucoup dire —, ce qu'elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu'elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et, tout en allant à table au bras d'une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Mme de Forcheville — sauf une, celle qui l'avait fait précisément assister à la soirée, la tendresse pour sa fille bien-aimée, l'orgueil qu'elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien — ces impressions n'étaient pas joyeuses, et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu'on lui faisait, défense timorée comme celle d'un enfant. On n'entendait que ces mots : « Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau. — Ça, par exemple, vous pouvez vous en dispenser », répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de Gilberte entendait tout (sans y songer, ou sans s'en soucier). « C'est bien inutile. Pour l'agrément qu'elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux, pour les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d'avoir été impolie, et tout de même agitée par l'offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne s'étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l'en aimait pas moins ; toutes les duchesses qui entraient, l'admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondaient de joie son cœur, et quand entra la marquise de Sabran, qui était alors la dame où menait si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville sentit qu'elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c'est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle encore, elle était devenue — ce qu'elle n'avait jamais été — infiniment sympathique ; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c'était l'univers entier maintenant qui la trompait ; et elle était devenue si faible qu'elle n'osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c'est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes.
J'eus de la peine à reconnaître mon camarade Bloch, lequel d'ailleurs maintenant avait pris non seulement le pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand-père pour reconnaître la « douce vallée » de l'Hébron et les « chaînes d'Israël » que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait en effet complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge, mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l'accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu'une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation, où le nasonnement d'autrefois prenait un air de dédain d'articuler qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l'élégance, au type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d'être belle, d'exprimer l'esprit, la bienveillance, l'effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d'abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit dans un magasin que « c'est le grand chic », après quoi on n'ose plus se demander si cela vous plaît. D'autre part, il s'installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç'avait été la glace d'un huit-ressorts, et pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n'exprimaient plus jamais rien.
Bloch me demanda de le présenter au prince de Guermantes ; je ne fis à cela pas l'ombre des difficultés auxquelles je m'étais heurté le jour où j'avais été pour la première fois en soirée chez lui qui m'avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m'eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l'improviste quelqu'un qu'il n'eût pas invité. Était-ce parce que, depuis cette époque lointaine, j'étais devenu un « familier », quoique depuis quelque temps un « oublié », de ce monde où alors j'étais si nouveau ; était-ce, au contraire, parce que, n'étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n'existait plus pour moi, une fois la timidité tombée ; était-ce parce que, les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier (souvent leur second et leur troisième) aspect factice, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu'il affectait de dédaigner ? Était-ce parce qu'aussi le prince avait changé, comme tous ces insolents de la jeunesse et de l'âge mûr à qui la vieillesse apporte sa douceur (d'autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus, autour d'eux), et surtout si la vieillesse a pour adjuvant quelque vertu, ou quelque vice qui étende les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme ?
Bloch m'interrogeait, comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m'arrivait encore de faire, sur les gens que j'y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout que ces gens de Combray qu'il m'était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part, si impossible à confondre avec le reste, que c'était un puzzle que je ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France. « Alors le prince de Guermantes ne peut me donner aucune idée ni de Swann, ni de M. de Charlus ? » me demandait Bloch, à qui j'avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. « Nullement. — Mais en quoi consistait la différence ? — Il aurait fallu vous faire causer avec eux, mais c'est impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes. » Et tandis que l'œil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvaient être ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j'avais eu à me trouver avec eux, n'en ayant jamais ressenti que quand j'étais seul, et l'impression des différenciations véritables n'ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s'en aperçut-il ? « Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il ; ainsi la maîtresse de maison d'ici, la princesse de Guermantes, je sais bien qu'elle n'est plus jeune, mais enfin il n'y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu'elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Évidemment elle est très racée, mais enfin... » Je fus obligé de dire à Bloch qu'il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes en effet était morte, et c'est l'ex-madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée. « Tu te trompes, j'ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naïvement Bloch, et j'ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l'hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu'il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l'avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci par un troisième mariage était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l'Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant « la duchesse de Duras », comme si c'eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu'elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu'on ne s'imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. « Faire parler d'elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l'être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l'autre, « disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c'était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu'il y avait encore une princesse de Guermantes et qu'elle n'avait aucun rapport avec celle qui m'avait tant charmé et qui n'était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on l'eût volé, il y avait quelque chose d'aussi douloureux qu'à voir les objets qu'avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle, et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours, sans interruption, viendrait comme un flot de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d'âge en âge dans son emploi par une femme différente, une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, le nom refermant sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille placidité immémoriale.
Certes, même ce changement extérieur dans les figures que j'avais connues n'était que le symbole d'un changement intérieur qui s'était effectué jour par jour ; peut-être ces gens avaient-ils continué à accomplir les mêmes choses, mais jour par jour l'idée qu'ils se faisaient d'elles et des êtres qu'ils fréquentaient ayant un peu dévié, au bout de quelques années, sous les mêmes noms c'était d'autres choses, d'autres gens qu'ils aimaient, et étant devenus d'autres personnes, il eût été étonnant qu'ils n'eussent pas eu de nouveaux visages.
Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et les avocats s'étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de curiosité quand il entra, et de déférence. C'était Morel. J'étais peut-être seul à savoir qu'il avait été entretenu par Saint-Loup et en même temps par un ami de Saint-Loup. Malgré ces souvenirs il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve. Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse.
Mais il y avait aussi des personnes que je ne pouvais pas reconnaître pour la raison que je ne les avais pas connues, car, aussi bien que sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé sa chimie sur la société. Ce milieu, en la nature spécifique duquel, définie par certaines affinités qui lui attiraient tous les grands noms princiers de l'Europe et la répulsion qui éloignait d'elle tout élément non aristocratique, j'avais trouvé comme un refuge matériel pour ce nom de Guermantes auquel il prêtait sa dernière réalité, ce milieu avait lui-même subi dans sa constitution intime et que j'avais crue stable, une altération profonde. La présence de gens que j'avais vus dans de tout autres sociétés et qui me semblaient ne devoir jamais pénétrer dans celle-là m'étonna moins encore que l'intime familiarité avec laquelle ils y étaient reçus, appelés par leur prénom. Un certain ensemble de préjugés aristocratiques, de snobismes, qui jadis écartait automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s'harmonisait pas avec lui avait cessé de fonctionner.
Certains (Tossizza, Kleinmichel) qui, quand j'avais débuté dans le monde, donnaient de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes, la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces dames à la place d'honneur, passaient pour ce qu'il y avait de mieux assis dans la société d'alors, et l'étaient peut-être, avaient passé, sans laisser aucune trace. Étaient-ce des étrangers en mission diplomatique repartis pour leur pays ? Peut-être un scandale, un suicide, un enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien étaient-ils allemands. Mais leur nom ne devait son lustre qu'à leur situation d'alors et n'était plus porté par personne, on ne savait même pas qui je voulais dire si je parlais d'eux, et essayant d'épeler le nom on croyait à des rastaquouères. Les personnes qui n'auraient pas dû, selon l'ancien code social, se trouver là, avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies des personnes admirablement nées, lesquelles n'étaient venues s'embêter chez la princesse de Guermantes qu'à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c'était sa prodigieuse aptitude au déclassement.
Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses. Encore la sensation du temps écoulé et d'une petite partie disparue de mon passé m'était-elle donnée moins vivement par la destruction de cet ensemble cohérent (qu'avait été le salon Guermantes) que par l'anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des mille nuances qui faisait que tel qui s'y trouvait encore maintenant y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre qui l'y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance n'était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire durait moins que la vie chez les individus, et d'ailleurs, de très jeunes, qui n'avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres, faisant maintenant une partie du monde, et très légitimement, même au sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, ils prenaient les gens au point d'élévation ou de chute où ils se trouvaient, croyant qu'il en avait toujours été ainsi, que Mme Swann et la princesse de Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits ont plus de durée, le souvenir exécré de l'affaire Dreyfus persistant vaguement chez eux grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient : « Pas possible, vous confondez, il est juste de l'autre côté. » Des ministres tarés et d'anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons de vertu. Quelqu'un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande famille s'il n'y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de Gilberte, le jeune seigneur répondit qu'en effet dans la première partie de son existence elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais qu'ensuite elle avait épousé un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent souri de cette assertion (qui, niant l'élégance de Swann, me paraissait monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j'avais cru avec ma grand-tante que Swann ne pouvait connaître des « princesses »), et aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui avaient été les amies intimes de Swann et n'avaient jamais aperçu ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient encore. Mais précisément c'est que la société d'alors, de même que les visages aujourd'hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par des cheveux blancs, n'existait plus que dans la mémoire d'êtres dont le nombre diminuait tous les jours.
Bloch, pendant la guerre, avait cessé de « sortir », de fréquenter ses anciens milieux d'autrefois où il faisait piètre figure. En revanche, il n'avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m'efforçais aujourd'hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l'absurde sophistique, ouvrages sans originalité mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l'impression d'une hauteur intellectuelle peu commune, d'une sorte de génie. Ce fut donc après une scission complète entre son ancienne mondanité et la nouvelle que, dans une société reconstituée, il avait fait, pour une phase nouvelle de sa vie, honorée, glorieuse, une apparition de grand homme. Les jeunes gens ignoraient naturellement qu'il fit à cet âge-là des débuts dans la société, d'autant que le peu de noms qu'il avait retenus dans la fréquentation de Saint-Loup lui permettaient de donner à son prestige actuel une sorte de recul indéfini. En tout cas il paraissait un de ces hommes de talent qui à toute époque ont fleuri dans le grand monde, et on ne pensait pas qu'il eût jamais vécu ailleurs.
Les anciens assuraient que dans le monde tout était changé, qu'on y recevait des gens que jamais de leur temps on n'aurait reçus, et, comme on dit, c'était vrai et ce n'était pas vrai. Ce n'était pas vrai parce qu'ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d'aujourd'hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d'arrivée tandis qu'eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d'autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s'y ramène le changement qui en des siècles s'est fait pour le nom bourgeois d'un Colbert devenu nom noble. Et d'autre part, cela pourrait être vrai car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des gens chic. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître comme la guerre même, les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.
Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu'elle connaissait des actrices, etc., les dames aujourd'hui vieilles de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d'une part parce qu'elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des royalties, mais encore parce qu'elle dédaignait de venir dans la famille, s'y ennuyait et qu'on savait qu'on n'y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d'ailleurs mal sues, ne faisaient qu'augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d'État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : « Est-ce même la peine d'inviter Oriane ? Elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d'illusions. » Et si, vers 10 heures et demie, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux, durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Oriane qui s'arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c'était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu'autrefois, pour un directeur de théâtre, que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité au lieu du morceau promis vingt autres. La présence de cette Oriane, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n'en continuait pas moins (l'esprit mène le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n'y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même season (comme aurait dit encore Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s'était pas dérangée Oriane.
Dès que j'eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu parler de moi par la duchesse de Guermantes et qui était une des femmes les plus élégantes du jour. Or son nom m'était entièrement inconnu, et celui des différents Guermantes ne devait pas lui être très familier car elle demanda à une Américaine à quel titre Mme de Saint-Loup avait l'air si intime avec toute la plus brillante société qui se trouvait là. Or cette Américaine était mariée au comte de Farcy, parent obscur des Forcheville et pour lequel ils représentaient ce qu'il y a de plus grand au monde. Aussi répondit-elle tout naturellement : « Quand ce ne serait que parce qu'elle est née Forcheville. C'est ce qu'il y a de plus grand. » Encore Mme de Farcy, tout en croyant naïvement le nom de Forcheville supérieur à celui de Saint-Loup, savait-elle du moins ce qu'était ce dernier. Mais la charmante amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes l'ignorait absolument et, étant assez étourdie, répondit de bonne foi à une jeune fille qui lui demandait comment Mme de Saint-Loup était parente du maître de la maison, le prince de Guermantes : « Par les Forcheville », renseignement que la jeune fille communiqua comme si elle l'avait possédé de tout temps à une de ses amies, laquelle, ayant mauvais caractère et étant nerveuse, devint rouge comme un coq la première fois qu'un monsieur lui dit que ce n'était pas par les Forcheville que Gilberte tenait aux Guermantes, de sorte que le monsieur crut qu'il s'était trompé, adopta l'erreur et ne tarda pas à la propager. Les dîners, les fêtes mondaines, étaient pour l'Américaine une sorte d'école Berlitz. Elle entendait les noms et les répétait sans avoir connu préalablement leur valeur, leur portée exacte. On expliqua à quelqu'un qui demandait si Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, que cela ne venait pas du tout par là, que c'était une terre de la famille de son mari, que Tansonville était voisin de Guermantes, appartenait à Mme de Marsantes, mais, étant très hypothéqué, avait été racheté en dot par Gilberte. Enfin un vieux de la vieille ayant évoqué Swann ami des Sagan et des Mouchy, et l'Américaine amie de Bloch ayant demandé comment je l'avais connu, déclara que je l'avais connu chez Mme de Guermantes, ne se doutant pas du voisin de campagne, jeune ami de mon grand-père, qu'il représentait pour moi. Des méprises de ce genre ont été commises par les hommes les plus fameux et passent pour particulièrement graves dans toute société conservatrice. Saint-Simon, voulant montrer que Louis XIV était d'une ignorance qui « le fit tomber quelquefois, en public, dans les absurdités les plus grossières », ne donne de cette ignorance que deux exemples, à savoir que le roi, ne sachant pas que Renel était de la famille de Clermont-Gallerande, ni Saint-Herem de celle de Montmorin, les traita en hommes de peu. Du moins, en ce qui concerne Saint-Herem, avons-nous la consolation de savoir que le roi ne mourut pas dans l'erreur, car il fut détrompé « fort tard » par M. de La Rochefoucauld. « Encore, ajoute Saint-Simon avec un peu de pitié, lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons que leur nom ne lui apprenait pas. »
Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, crée par contrecoup un petit savoir d'autant plus précieux qu'il est peu répandu, s'appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations, à la raison d'amour, d'argent ou autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés, savoir prisé dans toutes les sociétés ou règne un esprit conservateur, savoir que mon grand-père possédait au plus haut degré, concernant la bourgeoisie de Combray et de Paris, savoir que Saint-Simon prisait tant qu'au moment où il célèbre la merveilleuse intelligence du prince de Conti, avant même de parler des sciences, ou plutôt comme si c'était là la première des sciences, il le loue d'avoir été « un très bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu, d'une lecture infinie, qui n'oubliait rien, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, d'une politesse distinguée selon le rang, le mérite, rendant tout ce que les princes du sang doivent et qu'ils ne rendent plus ; il s'en expliquait même, et sur leurs usurpations. L'histoire des livres et des conversations lui fournissait de quoi placer ce qu'il pouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, etc. » Pour un monde moins brillant, tout ce qui avait trait à la bourgeoisie de Combray et de Paris, mon grand-père ne le savait pas avec moins d'exactitude et ne le savourait pas avec moins de gourmandise. Ces gourmets-là, ces amateurs-là étaient déjà devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte n'était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus jeune une Valentinois. Peu nombreux, peut-être même pas recrutés dans la plus haute aristocratie (ce ne sont pas forcément les dévots, ni même les catholiques, qui sont le plus savants concernant la Légende dorée ou les vitraux du XIIIe siècle), souvent dans une aristocratie secondaire, plus friande de ce qu'elle n'approche guère et qu'elle a d'autant plus le loisir d'étudier qu'elle le fréquente moins mais se retrouvant avec plaisir, faisant la connaissance les uns des autres, donnant de succulents dîners de corps comme la Société des bibliophiles ou des amis de Reims, dîners où on déguste des généalogies. Les femmes n'y sont pas admises, mais les maris en rentrant disent à la leur : « J'ai fait un dîner intéressant. Il y avait un M. de La Raspelière qui nous a tenus sous le charme en nous expliquant que cette Mme de Saint-Loup qui a cette jolie fille n'est pas du tout née Forcheville. C'est tout un roman. »
L'amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n'était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable, mais m'était rendue difficile parce que ce n'était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi, mais celui d'un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que, d'autre part, comme elle voulait m'entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l'oubli, du moins ceux qui n'avaient brillé que de l'éclat individuel d'une personne et n'étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu'elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer, n'ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu'elle était encore jeune, mais parce qu'elle habitait depuis peu la France et n'avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m'en étais moi-même retiré. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres, et par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami galant auprès d'elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement, comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit : « Si, je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte », un ton qui voulait dire « une personne que je n'aurais jamais voulu venir chez moi ». Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes, en parfait homme du monde imbu de l'esprit des Guermantes dont un des traits était de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire : « Mme Leroi qui fréquentait toutes les altesses, toutes les duchesses », et il avait préféré dire : « Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci. » Seulement, pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière, avec moins d'éclat et dont le petit clan eût été limité au seul Bergotte. Cette jeune femme est, d'ailleurs, une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd'hui personne ne sait plus qui c'est, ce qui est du reste parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l'index des Mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle Mme Leroi occupa tant l'esprit. La marquise n'a d'ailleurs pas parlé de Mme Leroi, moins parce que celle-ci de son vivant avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s'intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l'écrivain. Ma conversation avec l'élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente, mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s'écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l'immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d'un milliardaire et à l'appui d'un souverain, sachant par le raisonnement, mais ne croyant pas effectivement, qu'ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l'inintelligibilité qui résultait dans notre conversation avec la jeune femme du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l'impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l'Histoire.
Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n'existait pas, qui empêche pour une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n'en avait aucune, et que Swann, qui faisait tant de frais pour M. Bontemps, avait été traité avec la plus grande amitié, cette ignorance n'existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un effet (mais cette fois s'exerçant sur l'individu et non sur la couche sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire en retenant le fil de notre personnalité identique attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch chez le prince de Guermantes savait parfaitement l'humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n'aima plus Mme Swann mais une femme qui servait du thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu'il était chic d'aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelait Twickenham ; n'avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu'eût-il été lui-même mille fois moins « chic », cela ne l'eût pas rendu un atome davantage d'aller chez Colombin ou à l'hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des « moi », un peu moins distincts, de Swann et de Bloch, ne séparaient pas dans leur mémoire du Bloch élégant d'aujourd'hui le Bloch sordide d'autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Buckingham Palace. Mais ces amis étaient en quelque sorte dans la vie les voisins de Swann ; la leur s'était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui ; mais chez d'autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui non pas précisément socialement mais d'intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l'être qu'on a sous les yeux. J'avais entendu dans les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant, à qui on parlait de lui, dire, et comme si ç'avait été son titre de notoriété : « Vous parlez du Swann de chez Colombin ? » J'entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch : « Le Bloch-Guermantes ? Le familier des Guermantes ? » Ces erreurs qui scindent une vie et, en en isolant le présent, font de l'homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n'est que la condensation de ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J'eus dans l'instant même un exemple, d'une variété assez différente il est vrai mais d'autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l'aspect des êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d'une insolence obstinée qui m'avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j'étais en train de réfléchir sur le Temps à cette matinée chez la princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu'il croyait que j'avais connu de ses parents, qu'il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire connaissance. Il est vrai de dire qu'avec l'âge il était devenu, comme beaucoup, d'impertinent sérieux, qu'il n'avait plus la même arrogance et que, d'autre part, on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu'il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu'accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d'entrer en jeu, c'est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n'avais fait autrefois à ses attaques, parce que j'étais alors pour lui un plus petit personnage qu'il n'était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu'il avait dû me voir, ou quelqu'un des miens, chez une de ses tantes. Et ne sachant pas au juste s'il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu'il avait dû me rencontrer, se rappelant qu'on y parlait souvent de moi, mais non de nos querelles. Un nom, c'est tout ce qui reste bien souvent pour nous d'un être, non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui, mais nous rappelons qu'il portait, enfant, d'étranges guêtres jaunes aux Champs-Élysées dans lesquels, par contre, malgré que nous le lui assurions, il n'a aucun souvenir d'avoir joué avec nous.
Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : « Il vient dans des salons où il n'eût pas pénétré il y a vingt ans. » Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. À quoi cela l'avançait-il ? De près, dans la translucidité d'un visage où, de plus loin et mal éclairé, je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu'elle y survécût, soit que je l'y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant, tout anxieux, d'un vieux Shylock attendant, tout grimé, dans la coulisse, le moment d'entrer en scène, récitant déjà le premier vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l'aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu « maître », trouvant une corvée d'être obligé d'aller chez les La Trémoïlle. À quoi cela l'avancerait-il ?
De changements produits dans la société je pouvais d'autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon œuvre qu'ils n'étaient nullement, comme j'aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque. Au temps où, moi-même à peine parvenu, j'étais entré, plus nouveau que ne l'était Bloch lui-même aujourd'hui, dans le milieu des Guermantes, j'avais dû y contempler comme faisant partie intégrante de ce milieu, des éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas et qui eux-mêmes, crus par les ducs d'alors membres de tout temps du Faubourg, y avaient eux, ou leurs pères, ou leurs grands-pères, été jadis des parvenus. Si bien que ce n'était pas la qualité d'hommes du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait d'avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société qui faisait, de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous pareils, des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu'aujourd'hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vus alors s'allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd'hui, il est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un grand parti pour un La Rochefoucauld ? Mais ce n'est pas parce que les Colbert, simples bourgeois alors, étaient nobles, que les Guermantes s'allièrent avec eux, c'est parce que les Guermantes s'allièrent avec eux qu'ils devinrent nobles. Si le nom d'Haussonville s'éteint avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu'avant la Révolution M. d'Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume, tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que leurs fils épouseraient un jour l'un la fille, l'autre la petite-fille de l'auteur de Corinne. Je me rendais compte d'après ce que me disait la duchesse de Guermantes que j'aurais pu faire dans ce monde la figure d'homme élégant non titré, mais qu'on croit volontiers affilié de tout temps à l'aristocratie, que Swann y avait faite autrefois, et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la duchesse de Broglie, qui elle-même était au début fort peu du grand monde. Les premières fois que j'avais dîné chez Mme de Guermantes, combien n'avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beauserfeuil, moins par ma présence même que par des remarques témoignant que j'étais entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et donnaient sa forme à l'image qu'il avait de la société ! Bloch un jour, quand devenu très vieux il aurait une mémoire assez ancienne du salon Guermantes tel qu'il se présentait en ce moment à ses yeux, éprouverait le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines intrusions et de certaines ignorances. Et d'autre part, il aurait sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion que j'avais crues le privilège d'hommes comme M. de Norpois, se reformant et s'incarnant dans ceux qui nous paraissent entre tous les exclure.
D'ailleurs, le cas qui s'était présenté pour moi d'être admis dans la société des Guermantes m'avait paru quelque chose d'exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du milieu qui m'entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social n'était pas aussi isolé qu'il m'avait paru d'abord et que du bassin de Combray où j'étais né, assez nombreux en somme étaient les jets d'eau qui symétriquement à moi s'étaient élevés au-dessus de la même masse liquide qui les avait alimentés. Sans doute, les circonstances ayant toujours quelque chose de particulier et les caractères d'individuel, c'était d'une façon toute différente que Legrandin (par l'étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d'Odette s'y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n'avoir aucun rapport et avoir suivi des chemins opposés, de même qu'une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas une rivière divergente, qui pourtant malgré les écarts de son cours se jette dans le même fleuve. Mais à vol d'oiseau, comme fait le statisticien qui néglige les raisons sentimentales ou les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes parties d'un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu'on retrouvait se jetant dans l'océan du « grand monde ». Et d'ailleurs ils s'y reconnaissaient, car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, son affinement, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles — en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir — ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c'est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents.
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu'un juge ami. Et les petits-enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n'en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui, qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu'un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu'il recevait tant d'invitations non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l'âge, avec une sorte d'âge social, si l'on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu'incapable de bienveillance et de conseil. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu'à tel ou tel moment de l'existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l'acidité de l'estomac, active ou ralentit ses sécrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l'estomac sur les sécrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu'ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l'ingestion du remède.
Ainsi, à tous les moments de sa durée, le nom de Guermantes, considéré comme un ensemble de tous les noms qu'il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton, et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà, se confondent dans une masse qui semble pareille, sauf à ceux qui n'ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l'image précise de celles qui ne sont plus.
Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait par les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, colline ou château, qui apparaît tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d'abord dominer une forêt, ensuite sortir d'une vallée, et révèle ainsi au voyageur des changements d'orientation et des différences d'altitude dans la route qu'il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d'une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des moi si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d'habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j'avais même cessé de penser qu'elles étaient les mêmes que j'avais connues autrefois, et qu'il me fallait le hasard d'un éclair d'attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu'elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de l'autre côté de la haie d'épines roses, un regard dont j'avais dû d'ailleurs rétrospectivement retoucher la signification, qui était de désir. L'amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d'un air dur qui n'avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d'ailleurs, tellement changé depuis que je ne l'avais nullement reconnu à Balbec dans le monsieur qui regardait une affiche près du casino, et dont il m'arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant : « Mais c'était M. de Charlus, déjà, comme c'est curieux ! » Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, sœur de Legrandin, si élégante qu'il craignait que nous le priions de nous donner une recommandation pour elle, c'étaient, ainsi que tant d'autres concernant Swann, Saint-Loup, etc., autant d'images que je m'amusais parfois quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient en effet qu'une image, et non déposée en moi par l'être lui-même, auquel rien ne la reliait plus. Non seulement certaines gens ont de la mémoire et d'autres pas (sans aller jusqu'à l'oubli constant où vivent les ambassadrices de Turquie et autres, ce qui leur permet de trouver toujours — la nouvelle précédente s'étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l'exorciser — de trouver toujours de la place pour la nouvelle contraire qu'on leur dit), mais même à égalité de mémoire, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L'une aura prêté peu d'attention à un fait dont l'autre gardera grand remords, et en revanche aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique une parole que l'autre aura laissé échapper sans presque y penser. L'intérêt de ne pas s'être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d'affirmer très vite qu'on ne l'a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires, si bien que le poète qui a presque tout oublié des faits qu'on lui rappelle retient une impression fugitive. De tout cela vient qu'après vingt ans d'absence on rencontre, au lieu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et en revanche tant de haines dont on ne peut s'expliquer (parce qu'on a oublié à son tour l'impression mauvaise qu'on a faite) la raison. L'histoire même des gens qu'on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu'il y avait au moins vingt ans qu'elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu'il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la duchesse de Chartres quand il avait deux ans.
Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi au cours de leur vie, dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes, pour des fins variées ; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu'un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. Quoi de plus séparé, par exemple, dans mes passés divers que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du maréchal, que Legrandin et sa sœur, que l'ancien giletier ami de Françoise, dans la cour ? Et aujourd'hui tous ces fils différents s'étaient réunis pour faire la trame, ici du ménage Saint-Loup, là du jeune ménage Cambremer, pour ne pas parler de Morel, et de tant d'autres dont la conjonction avait concouru à former une circonstance, qu'il me semblait que la circonstance était l'unité complète, et le personnage seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue pour qu'à plus d'un des êtres qu'elle m'offrait, je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs, pour le compléter, un autre être. Jusqu'aux Elstir même que je voyais ici à une place qui était un signe de sa gloire, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des Verdurin, les Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle, la matinée où j'avais connu Albertine, et tant d'autres. Ainsi un amateur d'art à qui on montre le volet d'un retable se rappelle dans quelle église, dans quels musées, dans quelle collection particulière les autres sont dispersés (de même qu'en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires il finit par trouver l'objet jumeau de celui qu'il possède et qui fait avec lui la paire) ; il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l'autel tout entier. Comme un seau montant le long d'un treuil vient toucher la corde à diverses reprises et sur des côtés opposés, il n'y avait pas de personnage, presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n'y eût joué tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n'avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppe une simple conduite d'eau d'un fourreau d'émeraude.
Ce n'était pas que l'aspect de ces personnes qui donnait l'idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie, déjà ensommeillée dans la jeunesse et l'amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu'à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certaines que c'était à la personne qui était là qu'elles n'adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu'elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu'un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique, où on voyait dans un même ministère des gens qui s'étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l'amour. Pendant ces jours-là, on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il oubliait tout. Puis, si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d'un rêve.
Parfois ce n'était pas en une seule image qu'apparaissait cet être, si différent de celui que j'avais connu depuis. C'est pendant des années que Bergotte m'avait paru un doux vieillard divin, que je m'étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon : origines presque fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu'elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel, avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d'une comète. Et même celles qui n'avaient pas commencé dans le mystère, comme mes relations avec Mme de Souvré, si sèches et si purement mondaines aujourd'hui, gardaient à leurs débuts leur premier sourire, plus calme, plus doux, et si onctueusement tracé dans la plénitude d'une après-midi au bord de la mer, d'une fin de journée de printemps à Paris, bruyante d'équipages, de poussière soulevée, et de soleil remué comme de l'eau. Et peut-être Mme de Souvré n'eût-elle pas valu grand-chose si on l'eût détachée de ce cadre, comme ces monuments — la Salute par exemple — qui, sans grande beauté propre, font admirablement là où ils sont situés, mais elle faisait partie d'un lot de souvenirs que j'estimais à un certain prix « l'un dans l'autre », sans me demander pour combien exactement la personne de Mme de Souvré y figurait.
Une chose me frappa plus encore chez tous ces êtres que les changements physiques, sociaux, qu'ils avaient subis, ce fut celui qui tenait à l'idée différente qu'ils avaient les uns des autres. Legrandin méprisait Bloch et ne lui adressait jamais la parole. Il fut très aimable avec lui. Ce n'était pas du tout à cause de la situation plus grande qu'avait prise Bloch, ce qui dans ce cas ne mériterait pas d'être noté, car les changements sociaux amènent forcément des changements respectifs de position entre ceux qui les ont subis. Non ; c'était que les gens — les gens, c'est-à-dire ce qu'ils sont pour nous — n'ont pas dans notre mémoire l'uniformité d'un tableau. Au gré de notre oubli ils évoluent. Quelquefois nous allons jusqu'à les confondre avec d'autres : « Bloch, c'est quelqu'un qui venait à Combray », et en disant Bloch c'était moi qu'on voulait dire. Inversement, Mme Sazerat était persuadée que de moi était telle thèse historique sur Philippe II (laquelle était de Bloch). Sans aller jusqu'à ces interversions, on oublie les crasses que l'un vous a faites, ses défauts, la dernière fois où on s'est quitté sans se serrer la main, et en revanche on s'en rappelle une plus ancienne, où on était bien ensemble. Et c'est à cette fois plus ancienne que les manières de Legrandin répondaient, dans son amabilité avec Bloch, soit qu'il eût perdu la mémoire d'un certain passé, soit qu'il le jugeât prescrit, mélange de pardon, d'oubli, d'indifférence qui est aussi un effet du Temps. D'ailleurs les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l'amour, ne sont pas les mêmes. J'avais vu Albertine se rappeler à merveille telle parole que je lui avais dite dans nos premières rencontres et que j'avais complètement oubliée. D'un autre fait, enfoncé à jamais dans ma tête comme un caillou, elle n'avait aucun souvenir. Notre vie parallèle ressemblait à ces allées où, de distance en distance, des vases de fleurs sont placés symétriquement, mais non en face des autres. À plus forte raison est-il compréhensible que pour des gens qu'on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s'en rappelle autre chose, même de plus ancien, que ce qu'on en pensait autrefois, quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d'une situation qu'ils n'avaient pas autrefois, mais que l'oublieux accepte d'emblée.
Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances particulières qui en les entourant de toutes parts, avaient rétréci la vue que j'avais eue d'elles, et m'avait empêché de connaître leur essence. Ces Guermantes même, qui avaient été pour moi l'objet d'un si grand rêve, quand je m'étais approché d'abord de l'un d'eux, m'étaient apparus sous l'aspect, l'une d'une vieille amie de ma grand-mère, l'autre d'un monsieur qui m'avait regardé d'un air si désagréable à midi dans les jardins du casino. (Car il y a entre nous et les êtres un liséré de contingences, comme j'avais compris dans mes lectures de Combray qu'il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue de la réalité et de l'esprit.) De sorte que ce n'était jamais qu'après coup, en les rapportant à un nom, que leur connaissance était devenue pour moi la connaissance des Guermantes. Mais peut-être cela même me rendait-il la vie plus poétique, de penser que la race mystérieuse aux yeux perçants, au bec d'oiseau, la race rose, dorée, inapprochable, s'était trouvée si souvent, si naturellement, par l'effet de circonstances aveugles et différentes, s'offrir à ma contemplation, à mon commerce, même à mon intimité, au point que, quand j'avais voulu connaître Mlle de Stermaria ou faire faire des robes à Albertine, c'était comme aux plus serviables de mes amis, à des Guermantes que je m'étais adressé. Certes, cela m'ennuyait d'aller chez eux autant que chez les autres gens du monde que j'avais connus ensuite. Même pour la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son charme ne m'était visible qu'à distance et s'évanouissait quand j'étais près d'elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination. Mais enfin, malgré tout, les Guermantes comme Gilberte aussi, différaient des autres gens du monde en ce qu'ils plongeaient plus avant leurs racines dans un passé de ma vie où je rêvais davantage et croyais plus aux individus. Ce que je possédais avec ennui, en causant en ce moment avec l'une et avec l'autre, c'était du moins celles des imaginations de mon enfance que j'avais trouvées le plus belles et crues le plus inaccessibles, et je me consolais en confondant, comme un marchand qui s'embrouille dans ses livres, la valeur de leur possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir.
Mais pour d'autres êtres, le passé de mes relations avec eux était gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s'épanouissait si richement ma vie d'alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et terne ruban d'une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et leur douceur. Tous n'avaient pas « reçu », été décorés, pour quelques-uns l'adjectif était autre quoique pas plus important, ils étaient récemment morts.
« Que devient la marquise d'Arpajon ? demanda Mme de Cambremer. — Mais elle est morte, répondit Bloch. — Vous confondez avec la comtesse d'Arpajon qui est morte l'année dernière. » La princesse d'Agrigente se mêla à la discussion ; jeune veuve d'un vieux mari très riche et porteur d'un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait pris une grande assurance. « La marquise d'Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an. — Ah ! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j'ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d'un an. » Bloch, pas plus que les « gigolos » du monde, ne pouvait prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de personnes âgées étaient à une distance d'eux trop grande, soit par la différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch, par exemple) dans une société différente qu'il abordait de biais, au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d'un passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l'éclairer. Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. D'ailleurs, on faisait tous les jours prendre des nouvelles de tant de gens à l'article de la mort, et dont les uns s'étaient rétablis tandis que d'autres avaient « succombé » qu'on ne se souvenait plus au juste si telle personne qu'on n'avait jamais l'occasion de voir s'était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces régions âgées. À cette croisée de deux générations et de deux sociétés qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s'était mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une personne sans que le ton dont on parlait eût l'air de signifier que cet incident terminait tout pour elle. On disait : « Mais vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : « Il est décoré », « il est de l'Académie », ou — et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d'assister aux fêtes — « il est allé passer l'hiver dans le Midi », « on lui a ordonné les montagnes ». Encore, pour des hommes connus, ce qu'ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s'embrouillait sur le fait qu'ils fussent morts ou non, non seulement parce qu'on connaissait mal ou qu'on avait oublié leur passé, mais parce qu'ils ne tenaient en quoi que ce soit à l'avenir. Et la difficulté qu'avait chacun de faire un triage entre les maladies, l'absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l'indifférence des hésitants, l'insignifiance des défunts.
« Mais si elle n'est pas morte, comment se fait-il qu'on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l'esprit. — Mais je te dirai », reprit sa mère qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, « que c'est parce qu'ils sont vieux : à cet âge-là on ne sort plus. » Il semblait qu'il y eût avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes toujours allumées dans la brume. Mme de Saint-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d'Arpajon était morte il y avait un an, d'une longue maladie, mais que la marquise d'Arpajon était morte aussi depuis, très vite, « d'une façon tout à fait insignifiante ». Mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu'elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En entendant que Mme d'Arpajon était vraiment morte, la vieille fille jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d'apprendre la mort d'une de ses « contemporaines » ne « frappât sa mère » ; elle croyait entendre d'avance parler de la mort de sa propre mère avec cette explication : « Elle avait été très frappée par la mort de Mme d'Arpajon. » Mais la mère de la vieille fille, au contraire, se faisait à elle-même l'effet de l'avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu'une personne de son âge « disparaissait ». Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie. La vieille fille s'aperçut que sa mère, qui n'avait pas semblé fâchée de dire que Mme d'Arpajon était recluse dans les demeures d'où ne sortent plus guère les vieillards fatigués, l'avait été moins encore d'apprendre que la marquise était entrée dans la cité d'après, celle d'où on ne sort plus. Cette constatation de l'indifférence de sa mère amusa l'esprit caustique de la vieille fille. Et pour faire rire ses amies, elle faisait un récit désopilant de la manière allègre, prétendait-elle, dont sa mère avait dit en se frottant les mains : « Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre Mme d'Arpajon est morte. » Même pour ceux qui n'avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d'être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d'existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l'obligation de faire des visites. Ce n'est pas ainsi que la mort de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir.
Une dame sortit, car elle avait d'autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C'était cette grande cocotte du monde que j'avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Si sa taille n'avait pas diminué, ce qui lui donnait l'air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu'elle n'était autrefois, d'avoir ce qu'on appelle un pied dans la tombe, on aurait à peine pu dire qu'elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d'être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s'esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d'élite où on l'attendait. Née presque sur les marches d'un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement, par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu'elle s'était offertes, elle portait légèrement sous sa robe, mauve comme ses yeux admirables et ronds et comme sa figure fardée, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant à l'anglaise, je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi les rondes prunelles mauves de l'air qui voulait dire : « Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu'elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. À tout hasard elle sembla faire allusion à ce qui n'avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu'elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises, et mettait si elle était obligée de partir avant la fin de la musique l'air désespéré d'un abandon qui ne serait pas définitif. Incertaine d'ailleurs sur la passade avec moi, son serrement de main furtif ne s'attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j'ai dit, d'une façon qui signifiait « Qu'il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l'avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles du passé si lointain qu'elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis, m'ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte, pour qu'on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que si elle n'avait pas causé avec moi c'est qu'elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d'être exacte chez la reine d'Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu'elle allait prendre le pas de course. Et elle courait en effet à son tombeau.
Une grosse dame me dit un bonjour, pendant la courte durée duquel les pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J'hésitai un instant à lui répondre, craignant que ne reconnaissant pas les gens mieux que moi, elle eût cru que j'étais quelqu'un d'autre, puis son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu'un avec qui j'avais été très lié, exagérer l'amabilité de mon sourire, pendant que mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat, incertain, attache ses regards sur la figure de l'examinateur et espère vainement y trouver la réponse qu'il ferait mieux de chercher dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j'attachais mes regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux de Mme Swann, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect, pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j'entendis la grosse dame me dire, une seconde plus tard : « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup. » Et je reconnus Gilberte.
Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent, comme si ç'eût été un être supérieur qu'elle tenait à me montrer qu'elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l'un à l'autre combien les idées qu'il exposait jadis sur l'art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s'étaient souvent, et en somme sur un grand nombre de points, trouvées vérifiées par la dernière guerre.
« Je ne puis pas vous dire à quel point la moindre des choses qu'il me disait à Doncières me frappe maintenant, et aussi pendant la guerre. Les dernières paroles que j'ai entendues de lui, quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir, étaient qu'il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou, disait que l'offensive d'Hindenburg en mars 1918, c'était “la bataille de séparation d'un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manœuvre que l'Empereur a réussie en 1796 sur l'Apennin et qu'il a manquée en 1815 en Belgique”. Quelques instants auparavant Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n'est pas toujours facile de savoir ce qu'a voulu l'auteur, où lui-même a changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande de 1918, sans doute en l'interprétant de cette façon Robert ne serait pas d'accord avec M. Bidou. Mais d'autres critiques pensent que c'est le succès d'Hindenburg dans la direction d'Amiens, puis son arrêt forcé, son succès dans les Flandres, puis l'arrêt encore qui ont fait, accidentellement en somme, d'Amiens, puis de Boulogne, des buts qu'il ne s'était pas préalablement assignés. Et chacun pouvant refaire une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive l'annonce d'une marche foudroyante sur Paris, d'autres des coups de boutoir désordonnés pour détruire l'armée anglaise. Et même si les ordres donnés par le chef s'opposent à telle ou telle conception, il restera toujours aux critiques le loisir de dire, comme Mounet-Sully à Coquelin qui l'assurait que Le Misanthrope n'était pas la pièce triste, dramatique qu'il voulait jouer (car Molière, au témoignage des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait rire) : “Eh bien, c'est que Molière se trompait.”
« Et sur les avions, vous rappelez-vous quand il disait (il avait de si jolies phrases) : “Il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux” ? Hélas ! il n'a pu voir la vérification de ses dires. “Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu'on a commencé par aveugler l'ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs. — Ah ! oui, c'est vrai.” » Et comme depuis qu'elle ne vivait plus que pour l'intelligence, elle était devenue un peu pédante : « Et lui prétendait qu'on revenait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre » (elle avait dû lire cela, à l'époque, dans les articles de Brichot) « évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon ? Et pour aller du Tigre à l'Euphrate, le commandement anglais s'est servi de bellums, bateau long et étroit, gondole de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens. » Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s'immobilise indéfiniment, si bien qu'on peut le retrouver tel quel.
« Il y a un côté de la guerre qu'il commençait, je crois, à apercevoir, lui dis-je, c'est qu'elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l'aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n'est pas stratégique. L'ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l'offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens ? Nous n'en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l'événement, leur progression à l'ouest vers Amiens, qui détermina leur projet. À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l'autre sens, et partir des illusions, des croyances qu'on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie. D'ailleurs, il est trop certain que la guerre n'est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer d'éviter, comme la révolution russe. »
Mais j'avoue qu'à cause des lectures que j'avais faites à Balbec non loin de Robert, j'étais plus impressionné, comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné, en Orient, à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout-l'émir, « comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Bailleau-l'Évêque », aurait dit le curé de Combray s'il avait étendu sa soif d'étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans Les Mille et Une Nuits et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou avant d'y rentrer, pour s'embarquer ou pour débarquer, bien avant le général Townshend et le général Gorringe, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.