J'appris, ai-je dit, que ce jour-là Bergotte était mort. Et j'admirai l'inexactitude des journaux qui — reproduisant les uns et les autres une même note — disaient qu'il était mort la veille. Or la veille, Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien. Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois, que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents ; parfois, celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément, que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux pouvoir ; plus souvent, le génie ou la beauté célèbre consentent, mais humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant. Je devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré Bergotte. Mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que les formes de l'évidence — ce que nous voyons, ce que nous apprenons d'une manière irréfutable — qu'elle semait ainsi dans les intervalles de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas alors la fausseté. Il y aurait du reste beaucoup à discuter ce mot de fausseté. L'univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun. Le témoignage de mes sens, si j'avais été dehors à ce moment, m'aurait peut-être appris que la dame n'avait pas fait quelques pas avec Albertine. Mais si j'avais su le contraire, c'était par une de ces chaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avons confiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage des sens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j'eusse été précisément dehors, ce qui n'avait pas eu lieu. On peut imaginer pourtant qu'une telle hypothèse n'est pas invraisemblable. Et j'aurais su alors qu'Albertine avait menti. Est-ce bien sûr encore ? Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l'esprit où la conviction crée l'évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de l'ouïe apporter à Françoise non le mot qu'on avait prononcé, mais celui qu'elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu'elle n'entendît pas la rectification implicite d'une prononciation meilleure. Notre maître d'hôtel n'était pas constitué autrement. M. de Charlus portait à ce moment-là — car il changeait beaucoup — des pantalons fort clairs et reconnaissables entre mille. Or notre maître d'hôtel, qui croyait que le mot « pissotière » (le mot désignant ce que M. de Rambuteau avait été si fâché d'entendre le duc de Guermantes appeler un édicule Rambuteau) était « pistière », n'entendit jamais dans toute sa vie une seule personne dire « pissotière », bien que très souvent on prononçât ainsi devant lui. Mais l'erreur est plus entêtée que la foi et n'examine pas ses croyances. Constamment le maître d'hôtel disait : « Certainement M. le baron de Charlus a pris une maladie pour rester si longtemps dans une pistière. Voilà ce que c'est que d'être un vieux coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce matin, Madame m'a envoyé faire une course à Neuilly. À la pistière de la rue de Bourgogne, j'ai vu entrer M. le baron de Charlus. En revenant de Neuilly, bien une heure après, j'ai vu ses pantalons jaunes dans la même pistière, à la même place, au milieu, où il se met toujours pour qu'on ne le voie pas. » Je ne connaissais rien de plus beau, de plus noble et plus jeune qu'une nièce de Mme de Guermantes. Mais j'entendis le concierge d'un restaurant où j'allais quelquefois dire sur son passage : « Regardez-moi cette vieille rombière, quelle touche ! et ça a au moins quatre-vingts ans. » Pour l'âge il me paraît difficile qu'il le crût. Mais les chasseurs groupés autour de lui, qui ricanèrent chaque fois qu'elle passait devant l'hôtel pour aller voir non loin de là ses deux charmantes grand-tantes, Mmes de Fezensac et de Balleroy, virent sur le visage de cette jeune beauté les quatre-vingts ans que, par plaisanterie ou non, avait donnés le concierge à la « vieille rombière ». On les aurait fait tordre en leur disant qu'elle était plus distinguée que l'une des deux caissières de l'hôtel, et qui, rongée d'eczéma, ridicule de grosseur, leur semblait belle femme. Seul peut-être le désir sexuel eût été capable d'empêcher leur erreur de se former, s'il avait joué sur le passage de la prétendue vieille rombière, et si les chasseurs avaient brusquement convoité la jeune déesse. Mais pour des raisons inconnues et qui devaient être probablement de nature sociale, ce désir n'avait pas joué.

Mais enfin j'aurais pu être sorti et passer dans la rue à l'heure où Albertine m'aurait dit, ce soir (ne m'ayant pas vu), qu'elle avait fait quelques pas avec la dame. Une obscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j'aurais mis en doute que je l'avais vue seule, à peine aurais-je cherché à comprendre par quelle illusion d'optique je n'avais pas aperçu la dame, et je n'aurais pas été autrement étonné de m'être trompé, car le monde des astres est moins difficile à connaître que les actions réelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiés qu'ils sont contre notre doute par des fables destinées à les protéger. Pendant combien d'années peuvent-ils laisser notre amour apathique croire que la femme aimée a à l'étranger une sœur, un frère, une belle-sœur qui n'ont jamais existé ! Du reste, si nous n'étions pas pour l'ordre du récit obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début de ce volume où, de mon lit, j'entends le monde s'éveiller, tantôt par un temps, tantôt par un autre ! Oui, j'ai été forcé d'amincir la chose et d'être mensonger, mais ce n'est pas un univers, c'est des millions, presque autant qu'il existe de prunelles et d'intelligences humaines, qui s'éveillent tous les matins.

Pour revenir à Albertine, je n'ai jamais connu de femmes douées plus qu'elle d'heureuses aptitudes au mensonge animé, coloré des teintes mêmes de la vie, si ce n'est une de ses amies — une de mes jeunes filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil irrégulier, creusé, puis proéminent, puis creusé à nouveau, ressemblait tout à fait à certaines grappes de fleurs roses dont j'ai oublié le nom et qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeune fille était, au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n'y mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui étaient fréquents chez mon amie. J'ai dit pourtant qu'elle était charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au doute, car on voyait alors devant soi la chose — pourtant imaginée — qu'elle disait, en se servant comme vue de sa parole. C'était ma vraie perception. J'ai ajouté : « quand elle avouait », voici pourquoi. Quelquefois des rapprochements singuliers me donnaient à son sujet des soupçons jaloux où à côté d'elle figurait dans le passé, hélas dans l'avenir, une autre personne. Pour avoir l'air d'être sûr de mon fait je disais le nom, et Albertine me disait : « Oui je l'ai rencontrée il y a huit jours à quelques pas de la maison. Par politesse j'ai répondu à son bonjour. J'ai fait deux pas avec elle. Mais il n'y a jamais rien eu entre nous, il n'y aura jamais rien. » Or Albertine n'avait même pas rencontré cette personne pour la bonne raison que celle-ci n'était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais mon amie trouvait que nier complètement était peu vraisemblable. D'où cette courte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dame s'arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. La vraisemblance seule avait inspiré Albertine, nullement le désir de me donner de la jalousie. Car Albertine, sans être intéressée peut-être, aimait qu'on lui fît des gentillesses. Or si au cours de cet ouvrage, j'ai eu et j'aurai bien des occasions de montrer comment la jalousie redouble l'amour, c'est au point de vue de l'amant que je me suis placé. Mais pour peu que celui-ci ait un peu de fierté, et dût-il mourir d'une séparation, il ne répondra pas à une trahison supposée par une gentillesse, il s'écartera, ou sans s'éloigner s'ordonnera de feindre la froideur. Aussi est-ce en pure perte pour elle que sa maîtresse le fait tant souffrir. Dissipe-t-elle, au contraire, d'un mot adroit, de tendres caresses, les soupçons qui le torturaient bien qu'il s'y prétendît indifférent, sans doute l'amant n'éprouve pas cet accroissement désespéré de l'amour où le hausse la jalousie, mais cessant brusquement de souffrir, heureux, attendri, détendu comme on l'est après un orage quand la pluie est tombée et qu'à peine sent-on encore sous les grands marronniers s'égoutter à longs intervalles les gouttes suspendues que déjà le soleil reparu colore, il ne sait comment exprimer sa reconnaissance à celle qui l'a guéri. Albertine savait que j'aimais à la récompenser de ses gentillesses, et cela expliquait peut-être qu'elle inventât pour s'innocenter des aveux naturels, comme ses récits dont je ne doutais pas et dont l'un avait été la rencontre de Bergotte alors qu'il était déjà mort. Je n'avais su jusque-là de mensonges d'Albertine que ceux que, par exemple, à Balbec m'avait rapportés Françoise et que j'ai omis de dire bien qu'ils m'eussent fait si mal : « Comme elle ne voulait pas venir elle m'a dit : “Est-ce que vous ne pourriez pas dire à Monsieur que vous ne m'avez pas trouvée, que j'étais sortie ?” » Mais les « inférieurs » qui nous aiment, comme Françoise m'aimait, ont du plaisir à nous froisser dans notre amour-propre.

 

Après le dîner, je dis à Albertine que j'avais envie de profiter de ce que j'étais levé pour aller voir des amis, Mme de Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller, les Verdurin. Je demandai à Albertine si elle ne voulait pas venir avec moi. Elle allégua qu'elle n'avait pas de robe. « Et puis, je suis si mal coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette coiffure ? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu'elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu'elle n'avait plus jamais eue depuis. Ce mouvement oublié refit du corps qu'il anima, celui de cette Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine, cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son inconnu, et jusqu'à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune fille que je n'avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n'étais plus au bord de la mer. « Ma tante trouve que cela me vieillit », ajouta-t-elle d'un air maussade. « Puisse sa tante dire vrai ! pensai-je. Qu'Albertine en ayant l'air d'une enfant fasse paraître Mme Bontemps plus jeune, c'est tout ce que celle-ci demande, et qu'Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour, où en m'épousant, elle lui rapporterait. » Mais qu'Albertine parût moins jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà ce que moi, au contraire, je souhaitais. Car la vieillesse d'une duègne ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle qu'il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais demandé d'adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce même sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même loin d'Albertine, de m'attacher à elle.

Je dis à Albertine, peu en train, m'avait-elle dit, pour m'accompagner chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j'irais, je partis chez les Verdurin. Au moment où je partais pour aller chez les Verdurin, et où la pensée du concert que j'y entendrais me rappela la scène de l'après-midi : « grand pied-de-grue, grand pied-de-grue », scène d'amour déçu, d'amour jaloux, peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire à une femme un orang-outang qui en est, si l'on peut dire, épris, au moment où dans la rue j'allais appeler un fiacre, j'entendis des sanglots qu'un homme qui était assis sut une borne cherchait à réprimer. Je m'approchai, l'homme qui avait la tête dans ses mains avait l'air d'un jeune homme, et je fus surpris qu'élégamment habillé, il semblât, à la blancheur qui sortait du manteau, qu'il fût en habit et en cravate blanche. En m'entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais aussitôt, m'ayant reconnu, le détourna. C'était Morel. Il comprit que je l'avais reconnu et, tâchant d'arrêter ses larmes, il me dit qu'il s'était arrêté un instant, tant il souffrait. « J'ai grossièrement insulté aujourd'hui même, me dit-il, une personne pour qui j'ai eu de très grands sentiments. C'est d'un lâche, car elle m'aime. — Avec le temps elle oubliera peut-être », répondis-je, sans penser qu'en parlant ainsi j'avais l'air d'avoir entendu la scène de l'après-midi. Mais il était si absorbé dans son chagrin qu'il n'eut même pas l'idée que je pusse savoir quelque chose. « Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais moi je ne pourrai pas oublier. J'ai le sentiment de ma honte, j'ai un dégoût de moi ! Mais enfin c'est dit, rien ne peut faire que ce n'ait pas été dit. Quand on me met en colère, je ne sais plus ce que je fais. Et c'est si malsain pour moi, j'ai les nerfs tout entrecroisés les uns dans les autres », car comme tous les neurasthéniques il avait un grand souci de sa santé. Si dans l'après-midi j'avais vu la colère amoureuse d'un animal furieux, ce soir en quelques heures des siècles avaient passé, et un sentiment nouveau, un sentiment de honte, de regret, de chagrin, montrait qu'une grande étape avait été franchie dans l'évolution de la bête destinée à se transformer en créature humaine. Malgré tout j'entendais toujours « grand pied-de-grue » et je craignais une prochaine récurrence à l'état sauvage. Je comprenais d'ailleurs très mal ce qui s'était passé, et c'est d'autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement que depuis quelques jours, et particulièrement ce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l'état du violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait le mois précédent poussé aussi vite qu'il avait pu, beaucoup plus lentement qu'il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu'il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d'autres jeunes filles qu'elle lui procurerait, il avait rencontré des résistances qui l'avaient exaspéré. Du coup (soit qu'elle eût été trop chaste, ou au contraire se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral quoique vicieux, il avait peur que, dès sa rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre eux, et avant d'annoncer la rupture, de « fout' le camp » pour une destination inconnue. Amour dont le dénouement le laissait un peu triste ; de sorte que, bien que la conduite qu'il avait eue avec la nièce de Jupien fût exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il avait fait la théorie devant le baron pendant qu'ils dînaient à Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu'elles étaient fort différentes, et que des sentiments moins atroces, et qu'il n'avait pas prévus dans sa conduite théorique, avaient embelli, rendu sentimentale sa conduite réelle. Le seul point où, au contraire, la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant, « fiche le camp » lui paraissait beaucoup pour une chose si simple. C'était quitter le baron, qui sans doute serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l'argent que lui donnait le baron. La pensée que c'était inévitable lui donnait des crises de nerfs. Il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas y penser de la morphine, avec prudence. Puis tout d'un coup s'était trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que l'alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec M. de Charlus, n'était peut-être pas forcé. Perdre tout l'argent du baron, c'était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu'ils devaient s'estimer heureux d'en être quittes à si bon marché. Il trouvait qu'en somme la jeune fille était dans son tort, ayant été si maladroite de n'avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu'aux dîners dispendieux qu'il avait offerts à la jeune fille depuis qu'ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût, en fils d'un valet de chambre qui venait tous les mois apporter son « livre » à mon oncle. Car livre, au singulier, qui signifie ouvrage imprimé pour le commun des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes, pour les premières le registre où on s'inscrit. (À Balbec, un jour où la princesse de Luxembourg m'avait dit qu'elle n'avait pas emporté de livre, j'allais lui prêter Pêcheur d'Islande et Tartarin de Tarascon, quand je compris ce qu'elle avait voulu dire : non qu'elle passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus difficilement mettre mon nom chez elle.) Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a deux mois quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d'augmenter chez lui l'état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la rupture. Et il était tout prêt à « passer sa colère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l'amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c'était déjà bien trop que la scène de l'après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien passionné d'automobilisme cesse de conduire quand il a à opérer. C'est ce qui m'expliqua que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses doigts l'un après l'autre afin de voir s'ils avaient repris leur souplesse. Un froncement de sourcils s'ébaucha qui semblait signifier qu'il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais pour ne pas l'accroître, il déplissait son visage, comme on s'empêche de s'énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme, de peur que la phobie elle-même retarde encore l'instant du sommeil ou du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d'être comme d'habitude tout à ce qu'il jouerait chez les Verdurin pendant qu'il jouerait, et désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir immédiatement. La supplication était inutile et le départ m'était un soulagement. J'avais tremblé qu'allant dans la même maison, à quelques minutes d'intervalle, il ne me demandât de le conduire, et je me rappelais trop la scène de l'après-midi pour ne pas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est très possible que l'amour, puis l'indifférence ou la haine de Morel à l'égard de la nièce de Jupien eussent été sincères. Malheureusement ce n'était pas la première fois (ce ne serait pas la dernière) qu'il agissait ainsi, qu'il « plaquait » brusquement une jeune fille à laquelle il avait juré de l'aimer toujours, allant jusqu'à lui montrer un revolver chargé en lui disant qu'il se ferait sauter la cervelle s'il était assez lâche pour l'abandonner. Il ne l'abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au lieu de remords, une sorte de rancune. Ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que bien des têtes de jeunes filles — de jeunes filles moins oublieuses de lui qu'il n'était d'elles — souffrirent — comme souffrit longtemps encore la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le méprisant —  souffrirent, prêtes à éclater sous l'élancement d'une douleur interne — parce qu'en chacune d'elles, comme le fragment d'une sculpture grecque, un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre et beau comme l'antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit, formant protubérance pour un crâne non destiné à le recevoir, et qu'on ne pouvait pas opérer. Mais à la longue ces fragments si durs finissent par glisser jusqu'à une place où ils ne causent pas trop de déchirements, n'en bougent plus, on ne sent plus leur présence ; c'est l'oubli, ou le souvenir indifférent.

J'avais en moi deux produits de ma journée. C'était, d'une part, grâce au calme apporté par la docilité d'Albertine, la possibilité, et en conséquence, la résolution de rompre avec elle. D'autre part, fruit de mes réflexions pendant le temps que je l'avais attendue, assis devant mon piano, l'idée que l'Art, auquel je tâcherais de consacrer ma liberté reconquise, n'était pas quelque chose qui valût la peine d'un sacrifice, quelque chose d'en dehors de la vie, ne participant pas à sa vanité et son néant, l'apparence d'individualité réelle obtenue dans les œuvres n'étant due qu'au trompe-l'œil de l'habileté technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d'autres résidus, plus profonds, peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils n'allaient pas être durables ; car dès cette soirée même, mes idées sur l'art allaient se relever de la diminution qu'elles avaient éprouvée l'après-midi, tandis qu'en revanche le calme, et par conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer à lui, allait m'être de nouveau retiré.

Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle. J'allai à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté — aussi richement qu'un laboratoire — de lunettes nouvelles qui, puissantes et compliquées comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses yeux. Il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j'aperçus, minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement subventionnés pour les besognes qu'on y fait, on place une insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus perfectionnés. J'offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa marche. « Ce n'est plus cette fois près du grand Cherbourg que nous nous rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque », phrase qui me parut fort ennuyeuse car je ne compris pas ce qu'elle voulait dire ; et cependant je n'osai pas le demander à Brichot, par crainte moins encore de son mépris que de ses explications. Je lui répondis que j'étais assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette. « Comment, vous connaissez ces vieilles histoires ? » me dit-il.

La mort de Swann m'avait, à l'époque, bouleversé. La mort de Swann ! Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d'un simple génitif. J'entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin au service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes. Nous ne possédons pas de sens qui nous permette de voir, courant à toute vitesse, dans toutes les directions, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers tel ou tel. Souvent ce sont des morts qui ne seront entièrement libérées de leur tâche que deux, trois ans après. Elles courent vite poser un cancer au flanc d'un Swann, puis repartent pour d'autres besognes, ne revenant que quand l'opération des chirurgiens ayant eu lieu il faut poser le cancer à nouveau. Puis vient le moment où on lit dans Le Gaulois que la santé de Swann a inspiré des inquiétudes, mais que son indisposition est en parfaite voie de guérison. Alors, quelques minutes avant le dernier souffle, la mort, comme une religieuse qui vous aurait soigné au lieu de vous détruire, vient assister à vos derniers instants, couronne d'une auréole suprême l'être à jamais glacé dont le cœur a cessé de battre. Et c'est cette diversité des morts, le mystère de leurs circuits, la couleur de leur fatale écharpe qui donnent quelque chose de si impressionnant aux lignes des journaux : « Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann a succombé hier à Paris, dans son hôtel, des suites d'une douloureuse maladie. Parisien dont l'esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de ses relations choisies mais fidèles, il sera unanimement regretté, aussi bien dans les milieux artistiques et littéraires, où la finesse avisée de son goût le faisait se plaire et être recherché de tous, qu'au Jockey-Club dont il était l'un des membres les plus anciens et les plus écoutés. Il appartenait aussi au Cercle de l'union et au Cercle agricole. Il avait donné depuis peu sa démission de membre du Cercle de la rue Royale. Sa physionomie spirituelle, comme sa notoriété marquante ne laissaient pas d'exciter la curiosité du public dans tout great event de la musique et de la peinture, et notamment aux “vernissages” dont il avait été l'habitué fidèle jusqu'à ces dernières années, où il n'était plus sorti que rarement de sa demeure. Les obsèques auront lieu, etc. »

À ce point de vue, si l'on n'est pas « quelqu'un », l'absence de titre connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. Sans doute c'est d'une façon anonyme, sans distinction d'individualité, qu'on demeure le duc d'Uzès. Mais la couronne ducale en tient quelque temps ensemble les éléments comme ceux de ces glaces aux formes bien dessinées qu'appréciait Albertine. Tandis que les noms de bourgeois ultra-mondains, aussitôt qu'ils sont morts, se désagrègent et fondent, « démoulés ». Nous avons vu Mme de Guermantes parler de Cartier comme du meilleur ami du duc de La Trémoïlle, comme d'un homme très recherché dans les milieux aristocratiques. Pour la génération suivante, Cartier est devenu quelque chose de si informe qu'on le grandirait presque en l'apparentant au bijoutier Cartier, avec lequel il eût souri que des ignorants pussent le confondre ! Swann était, au contraire, une remarquable personnalité intellectuelle et artistique ; et bien qu'il n'eût rien « produit » il eut la chance de durer un peu plus. Et pourtant, cher Charles Swann, que j'ai si peu connu quand j'étais encore si jeune et vous près du tombeau, c'est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d'un de ses romans, qu'on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c'est parce qu'on voit qu'il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann.

Pour revenir à des réalités plus générales, c'est de cette mort prédite et pourtant imprévue de Swann que je l'avais entendu parler lui-même chez la duchesse de Guermantes, le soir où avait eu lieu la fête chez la cousine de celle-ci. C'est la même mort dont j'avais retrouvé l'étrangeté spécifique et saisissante, un soir où j'avais parcouru le journal et où son annonce m'avait arrêté net, comme tracée en mystérieuses lignes inopportunément interpolées. Elles avaient suffi à faire d'un vivant quelqu'un qui ne peut plus répondre à ce qu'on lui dit, un nom, un nom écrit, passé tout à coup du monde réel dans le royaume du silence. C'est elles qui me donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître la demeure où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors n'était pas seulement quelques lettres tracées dans un journal, avait si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi (et cela me rendit longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu'une autre, bien que ces motifs n'eussent pas trait à l'étrangeté individuelle de sa mort) que je n'étais pas allé voir Gilberte comme je le lui avais promis chez la princesse de Guermantes ; qu'il ne m'avait pas appris cette « autre raison » à laquelle il avait fait allusion ce soir-là, pour laquelle il m'avait choisi comme confident de son entretien avec le prince, que mille questions me revenaient (comme des bulles montant du fond de l'eau), que je voulais lui poser sur les sujets les plus disparates : sur Ver Meer, sur M. de Mouchy, sur lui-même, sur une tapisserie de Boucher, sur Combray, questions sans doute peu pressantes puisque je les avais remises de jour en jour, mais qui me semblaient capitales depuis que, ses lèvres s'étant scellées, la réponse ne viendrait plus. La mort des autres est comme un voyage que l'on ferait soi-même et où on se rappelle, déjà à cent kilomètres de Paris, qu'on a oublié deux douzaines de mouchoirs, de laisser une clef à la cuisinière, de dire adieu à son oncle, de demander le nom de la ville où est la fontaine ancienne qu'on désire voir. Cependant que tous ces oublis qui vous assaillent et qu'on dit à haute voix, par pure forme, à l'ami qui voyage avec vous, ont pour seule réplique la fin de non-recevoir de la banquette, le nom de la station crié par l'employé et qui ne fait que nous éloigner davantage des réalisations désormais impossibles, si bien que renonçant à penser aux choses irrémédiablement omises, on défait le paquet de victuailles et on échange les journaux et les magazines.

« Mais non, reprit Brichot, ce n'était pas ici que Swann rencontrait sa future femme ou du moins ce ne fut ici que dans les tout à fait derniers temps après le sinistre qui détruisit partiellement la première habitation de Mme Verdurin. »

Malheureusement, dans la crainte d'étaler aux yeux de Brichot un luxe qui me semblait déplacé puisque l'universitaire n'en prenait pas sa part, j'étais descendu trop précipitamment de la voiture et le cocher n'avait pas compris ce que je lui avais jeté à toute vitesse pour avoir le temps de m'éloigner de lui avant que Brichot m'aperçût. La conséquence fut que le cocher vint nous accoster et me demanda s'il devait venir me reprendre ; je lui dis en hâte que oui et redoublai d'autant plus de respects à l'égard de l'universitaire venu en omnibus. « Ah ! vous étiez en voiture, me dit-il d'un air grave. — Mon Dieu, par le plus grand des hasards ; cela ne m'arrive jamais. Je suis toujours en omnibus ou à pied. Mais cela me vaudra peut-être le grand honneur de vous reconduire ce soir si vous consentez pour moi à entrer dans cette guimbarde ; nous serons un peu serrés. Mais vous êtes si bienveillant pour moi. » Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive de rien, pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à cause d'Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne ne pouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de mon temps que l'après-midi quand je savais qu'elle allait revenir du Trocadéro et que je n'étais pas pressé de la revoir. Mais enfin, comme l'après-midi aussi, je sentais que j'avais une femme et en rentrant je ne connaîtrais pas l'exaltation fortifiante de la solitude. « J'accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l'époque à laquelle vous faites allusion nos amis habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant je préfère à l'hôtel des Ambassadeurs de Venise. » Brichot m'apprit qu'il y avait ce soir au « Quai Conti » (c'est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu'il s'était transporté là), grand « tralala » musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu'au temps ancien dont je parlais, le petit noyau était autre et le ton différent, pas seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des farces d'Elstir (ce qu'il appelait de « pures pantalonnades »), comme un jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu déguisé en maître d'hôtel extra et, tout en passant les plats, avait dit des gaillardises à l'oreille de la très prude baronne Putbus, rouge d'effroi et de colère ; puis, disparaissant avant la fin du dîner, avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d'eau, d'où, quand on était sorti de table, il était sorti tout nu en poussant des jurons ; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d'œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d'un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d'honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot, revoyant dans sa pensée le salon d'alors, avec ses grandes fenêtres, ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu'il avait fallu remplacer, déclarait pourtant qu'il le préférait à celui d'aujourd'hui. Certes, je comprenais bien que par « salon » Brichot entendait — comme le mot église ne signifie pas seulement l'édifice religieux mais la communauté des fidèles — non pas seulement l'entresol, mais les gens qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu'ils venaient chercher là, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme ces canapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurin l'après-midi, on attendait quelle fût prête, cependant que les fleurs roses des marronniers, dehors, et sur la cheminée des œillets dans des vases, semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pour le visiteur que traduisait la souriante bienvenue de leurs couleurs roses, épier fixement la venue tardive de la maîtresse de la maison. Mais si ce « salon » lui semblait supérieur à l'actuel, c'était peut-être parce que notre esprit est le vieux Protée, ne peut rester esclave d'aucune forme et, même dans le domaine mondain, se dégage soudain d'un salon arrivé lentement et difficilement à son point de perfection pour préférer un salon moins brillant, comme les photographies « retouchées » qu'Odette avait fait faire chez Otto, où elle était en grande robe princesse et ondulée par Lenthéric, ne plaisaient pas tant à Swann qu'une petite « carte album » faite à Nice où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant d'un chapeau de paille brodé de pensées avec un nœud de velours noir (les femmes ayant généralement l'air d'autant plus vieux que les photographies sont plus anciennes), élégante de vingt ans plus jeune, elle avait l'air d'une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi avait-il plaisir à me vanter ce que je ne connaîtrais pas, à me montrer qu'il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir. Il y réussissait, du reste, car rien qu'en citant les noms de deux ou trois personnes qui n'existaient plus et au charme desquelles il donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d'en parler et de ces intimités délicieuses, je me demandais ce qu'il avait pu être, je sentais que tout ce qu'on m'avait raconté des Verdurin était beaucoup trop grossier ; et même Swann, que j'avais connu, je me reprochais de ne pas avoir fait assez attention à lui, de n'y avoir pas fait attention avec assez de désintéressement, de ne pas l'avoir bien écouté quand il me recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu'il me montrait de belles choses, maintenant que je savais qu'il était comparable à l'un des plus beaux causeurs d'autrefois.

Au moment d'arriver chez Mme Verdurin, j'aperçus M. de Charlus naviguant vers nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ces apaches ou mendigots, que son passage faisait maintenant infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était bien malgré lui toujours escorté, quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote, enfin contrastant tellement avec l'étranger hautain de la première année de Balbec, à l'aspect sévère, à l'affectation de virilité, qu'il me sembla découvrir, accompagné de son satellite, un astre à une tout autre période de sa révolution et qu'on commence à voir dans son plein, ou un malade envahi maintenant par le mal qui n'était il y a quelques années qu'un léger bouton qu'il dissimulait aisément et dont on ne soupçonnait pas la gravité. Bien qu'une opération qu'avait subie Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu'il avait cru perdue pour jamais, je ne sais s'il avait aperçu le voyou attaché aux pas du baron. Il importait peu, du reste, car depuis La Raspelière, et malgré l'amitié que l'universitaire avait pour lui, la présence de M. de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme la vie de tout autre prolonge dans l'obscurité des sentiers qu'on ne soupçonne pas. Le mensonge, pourtant si souvent trompeur, et dont toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un sentiment d'inimitié, ou d'intérêt, ou une visite qu'on veut avoir l'air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d'un jour et qu'on veut cacher à sa femme — qu'une bonne réputation ne recouvre, à ne pas les laisser deviner, des mœurs mauvaises. Elles peuvent être ignorées toute la vie, le hasard d'une rencontre sur une jetée, le soir, les révèle, encore est-il souvent mal compris et il faut qu'un tiers averti vous fournisse l'introuvable mot que chacun ignore. Mais, sues, elles effrayent parce qu'on y sent affluer la folie, bien plus que par moralité. Mme de Surgis le Duc n'avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis de ses fils n'importe quoi qu'eût avili et expliqué l'intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes. Mais elle leur défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par une sorte d'horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à se le faire pincer, l'un l'autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de bons rapports n'est pas atteint d'anthropophagie, et aux questions répétées du baron : « Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes gens ? » elle répondit, sachant les foudres qu'elle accumulait contre elle, qu'ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d'un voyage, etc. L'irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes, quoi qu'on en dise. Landru (à supposer qu'il ait réellement tué des femmes), s'il l'a fait par intérêt, à quoi l'on peut résister, peut être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible. Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitié avec le baron, avaient fait place chez lui, dès qu'il s'était agi non plus de débiter des lieux communs mais de comprendre, à un sentiment pénible que voilait la gaieté. Il se rassurait en récitant des pages de Platon, des vers de Virgile, parce qu'aveugle d'esprit aussi, il ne comprenait pas qu'alors aimer un jeune homme était comme aujourd'hui (les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer. M. de Charlus lui-même ne l'eût pas compris, lui qui confondait sa manie avec l'amitié, qui ne lui ressemble en rien, et les athlètes de Praxitèle avec de dociles boxeurs. Il ne voulait pas voir que depuis dix-neuf cents ans (« un courtisan dévot sous un prince dévot eût été athée sous un prince athée », a dit La Bruyère), toute l'homosexualité de coutume — celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile — a disparu, que seule surnage et multiplie l'involontaire, la nerveuse, celle qu'on cache aux autres et qu'on travestit à soi-même. Et M. de Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie païenne. En échange d'un peu de beauté plastique, que de supériorité morale ! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune garçon, plus tard n'aura aucune raison d'être moins dur de cœur et d'esprit plus fin que l'autre berger dont la flûte résonne pour Amaryllis. Car le premier n'est pas atteint d'un mal, il obéit aux modes du temps. C'est l'homosexualité survivante malgré les obstacles, honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare légère d'un sens, qui expliquent que l'univers des poètes et des musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s'entrouvre pour M. de Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d'une ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas ; mais l'étroite brèche qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse ! Mais cela ne dispense pas les gens sains d'avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème, leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu'il est enfermé par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d'intervenir auprès du directeur de l'asile, gémissant sur les promiscuités qu'on lui impose, conclut ainsi : « Tenez, celui qui va venir me parler dans le préau, dont je suis obligé de subir le contact, croit qu'il est Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on m'enferme, il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ c'est moi ! » Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer l'erreur au médecin aliéniste. Sur ces derniers mots, et même si on pense à l'admirable poème auquel travaille chaque jour le même homme, on s'éloigne, comme les fils de Mme de Surgis s'éloignaient de M. de Charlus, non qu'il leur eût fait aucun mal, mais à cause du luxe d'invitations dont le terme était de leur pincer le menton. Le poète est à plaindre, et qui n'est guidé par aucun Virgile, d'avoir à traverser les cercles d'un enfer de soufre et de poix, de se jeter dans le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelques habitants de Sodome. Aucun charme dans son œuvre ; la même sévérité dans sa vie qu'aux défroqués qui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu'on ne puisse pas attribuer à autre chose qu'à la perte d'une croyance d'avoir quitté la soutane. Encore n'en est-il pas toujours de même pour ces écrivains. Quel est le médecin de fous qui n'aura pas à force de les fréquenter eu sa crise de folie ? Heureux encore s'il peut affirmer que ce n'est pas une folie antérieure et latente qui l'avait voué à s'occuper d'eux. L'objet de ses études, pour un psychiatre, réagit souvent sur lui. Mais avant cela, cet objet, quelle obscure inclination, quel fascinateur effroi le lui avait fait choisir ?

Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avait emboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards ou traversait la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare, ces suiveurs se comptaient par douzaines qui, dans l'espoir d'avoir une thune, ne le lâchaient pas) et de peur que l'autre ne s'enhardît à lui parler, le baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses joues poudrederizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l'air d'un prêtre interdit, les diverses compromissions auxquelles l'avait obligé la nécessité d'exercer son goût et d'en protéger le secret ayant eu pour effet d'amener à la surface du visage précisément ce que le baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la déchéance morale. Celle-ci en effet, quelle qu'en soit la cause, se lit aisément car elle ne tarde pas à se matérialiser et prolifère sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux, aussi physiquement que s'y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie de foie ou les répugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce n'était pas d'ailleurs seulement dans les joues, ou mieux les bajoues de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l'embonpoint, que surnageait maintenant, étalé comme de l'huile, le vice jadis si intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il débordait maintenant dans ses propos.

« C'est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau jeune homme ? dit-il en nous abordant, cependant que le voyou désappointé s'éloignait. C'est du beau ! On le dira à vos petits élèves de la Sorbonne, que vous n'êtes pas plus sérieux que cela. Du reste la compagnie de la jeunesse vous réussit, monsieur le professeur, vous êtes frais comme une petite rose. Et vous, mon cher, comment allez-vous ? me dit-il en quittant son ton plaisant. On ne vous voit pas souvent quai Conti, belle jeunesse. Eh bien, et votre cousine, comment va-t-elle ? Elle n'est pas venue avec vous. Nous le regrettons, car elle est charmante. Verrons-nous votre cousine ce soir ? Oh ! elle est bien jolie. Et elle le serait plus encore si elle cultivait davantage l'art si rare, qu'elle possède naturellement, de se bien vêtir. » Ici je dois dire que M. de Charlus « possédait », ce qui faisait de lui l'exact contraire, l'antipode de moi, le don d'observer minutieusement, de distinguer les détails aussi bien d'une toilette que d'une « toile ». Pour les robes et chapeaux certaines mauvaises langues ou certains théoriciens trop absolus diront que chez un homme le penchant vers les attraits masculins a pour compensation le goût inné, l'étude, la science de la toilette féminine. Et en effet cela arrive quelquefois, comme si les hommes ayant accaparé tout le désir physique, toute la tendresse profonde d'un Charlus, l'autre sexe se trouvait en revanche gratifié de tout ce qui est goût « platonique » (adjectif fort impropre), ou, tout court, de tout ce qui est goût, avec les plus savants et les plus sûrs raffinements. À cet égard M. de Charlus eût mérité le surnom qu'on lui donna plus tard, « la Couturière ». Mais son goût, son esprit d'observation s'étendait à bien d'autres choses. On a vu, le soir où j'allai le voir après un dîner chez la duchesse de Guermantes, que je ne m'étais aperçu des chefs-d'œuvre qu'il avait dans sa demeure qu'au fur et à mesure qu'il me les avait montrés. Il reconnaissait immédiatement ce à quoi personne n'eût jamais fait attention, et cela aussi bien dans les œuvres d'art que dans les mets d'un dîner (et de la peinture à la cuisine tout l'entre-deux était compris). J'ai toujours regretté que M. de Charlus, au lieu de borner ses dons artistiques à la peinture d'un éventail comme présent à sa belle-sœur (nous avons vu la duchesse de Guermantes le tenir à la main et le déployer moins pour s'en éventer que pour s'en vanter, en faisant ostentation de l'amitié de Palamède) et au perfectionnement de son jeu pianistique afin d'accompagner sans faire de fautes les traits de violon de Morel, j'ai toujours regretté, dis-je, et je regrette encore, que M. de Charlus n'ait jamais rien écrit. Sans doute je ne peux pas tirer de l'éloquence de sa conversation et même de sa correspondance la conclusion qu'il eût été un écrivain de talent. Ces mérites-là ne sont pas dans le même plan. Nous avons vu d'ennuyeux diseurs de banalités écrire des chefs-d'œuvre, et des rois de la causerie être inférieurs au plus médiocre dès qu'ils s'essayaient à écrire. Malgré tout je crois que si M. de Charlus eût tâté de la prose, et pour commencer sur ces sujets artistiques qu'il connaissait bien, le feu eût jailli, l'éclair eût brillé, et que l'homme du monde fût devenu maître écrivain. Je le lui dis souvent, il ne voulut jamais s'y essayer, peut-être simplement par paresse, ou temps accaparé par des fêtes brillantes et des divertissements sordides, ou besoin Guermantes de prolonger indéfiniment des bavardages. Je le regrette d'autant plus que dans sa plus éclatante conversation, l'esprit n'était jamais séparé du caractère, les trouvailles de l'un des insolences de l'autre. S'il eût fait des livres, au lieu de le détester tout en l'admirant comme on faisait dans un salon où dans ses moments les plus curieux d'intelligence, tout en même temps il piétinait les faibles, se vengeait de qui ne l'avait pas insulté, cherchait bassement à brouiller des amis — s'il eût fait des livres on aurait eu sa valeur spirituelle isolée, décantée du mal, rien n'eût gêné l'admiration et bien des traits eussent fait éclore l'amitié.

En tout cas, même si je me trompe sur ce qu'il eût pu réaliser dans la moindre page, il eût rendu un rare service en écrivant, car s'il distinguait tout, tout ce qu'il distinguait il en savait le nom. Certes en causant avec lui, si je n'ai pas appris à voir (la tendance de mon esprit et de mon sentiment était ailleurs), du moins j'ai vu des choses qui sans lui me seraient restées inaperçues, mais leur nom, qui m'eût aidé à retrouver leur dessin, leur couleur, ce nom je l'ai toujours assez vite oublié. S'il avait fait des livres, même mauvais, ce que je ne crois pas qu'ils eussent été, quel dictionnaire délicieux, quel répertoire inépuisable ! Après tout, qui sait ? Au lieu de mettre en œuvre son savoir et son goût, peut-être par ce démon qui contrarie souvent nos destins, eût-il écrit de fades romans feuilletons, d'inutiles récits de voyages et d'aventures.

« Oui, elle sait se vêtir ou plus exactement s'habiller, reprit M. de Charlus au sujet d'Albertine. Mon seul doute est si elle s'habille en conformité avec sa beauté particulière, et j'en suis peut-être du reste un peu responsable, par des conseils pas assez réfléchis. Ce que je lui ai dit souvent en allant à La Raspelière et qui était peut-être dicté plutôt — je m'en repens — par le caractère du pays, par la proximité des plages, que par le caractère individuel du type de votre cousine, l'a fait donner un peu trop dans le genre léger. Je lui ai vu, je le reconnais, de bien jolies tarlatanes, de charmantes écharpes de gaze, certain toquet rose qu'une petite plume rose ne déparait pas. Mais je crois que sa beauté qui est réelle et massive, exige plus que de gentils chiffons. La toque convient-elle bien à cette énorme chevelure qu'un kakochnyk ne ferait que mettre en valeur ? Il y a peu de femmes à qui conviennent les robes anciennes qui donnent un air costume et théâtre. Mais la beauté de cette jeune fille déjà femme fait exception et mériterait quelque robe ancienne en velours de Gênes (je pensai aussitôt à Elstir et aux robes de Fortuny) que je ne craindrais pas d'alourdir encore avec des inscrustations ou des pendeloques de merveilleuses pierres démodées (c'est le plus bel éloge qu'on peut en faire) comme le péridot, la marcassite et l'incomparable labrador. D'ailleurs elle-même semble avoir l'instinct du contrepoids que réclame une un peu lourde beauté. Rappelez-vous, pour aller dîner à La Raspelière, tout cet accompagnement de jolies boîtes, de sacs pesants et où quand elle sera mariée elle pourra mettre plus que la blancheur de la poudre ou le carmin du fard, mais — dans un coffret de lapis-lazuli pas trop indigo — ceux des perles et des rubis, non reconstitués, je pense, car elle peut faire un riche mariage. »

« Hé bien ! Baron », interrompit Brichot, craignant que j'eusse du chagrin de ces derniers mots, car il avait quelques doutes sur la pureté de mes relations et l'authenticité de mon cousinage avec Albertine, « voilà comme vous vous occupez des demoiselles !

— Voulez-vous bien vous taire devant cet enfant, mauvaise gale », ricana M. de Charlus en abaissant, dans un geste d'imposer le silence à Brichot, une main qu'il ne manqua pas de poser sur mon épaule.

« Je vous ai dérangés, vous aviez l'air de vous amuser comme deux petites folles, et vous n'aviez pas besoin d'une vieille grand-maman rabat-joie comme moi. Je n'irai pas à confesse pour cela, puisque vous étiez presque arrivés. » Le baron était d'humeur d'autant plus gaie qu'il ignorait entièrement la scène de l'après-midi, Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce contre un retour offensif que d'aller prévenir M. de Charlus. Aussi celui-ci croyait-il toujours au mariage et s'en réjouissait. On dirait que c'est une consolation pour ces grands solitaires que de donner à leur célibat tragique l'adoucissement d'une paternité fictive. « Mais ma parole, Brichot, ajouta-t-il en se tournant en riant vers nous, j'ai du scrupule en vous voyant en si galante compagnie. Vous aviez l'air de deux amoureux. Bras dessus, bras dessous, dites donc, Brichot, vous en prenez des libertés ! » Fallait-il attribuer pour cause à de telles paroles le vieillissement d'une pensée moins maîtresse que jadis de ses réflexes et qui dans des instants d'automatisme laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant quarante ans ? Ou bien ce dédain pour l'opinion des roturiers qu'avaient au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. de Charlus, le duc, présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le voir, il se faisait la barbe, la chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre ? M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de Doncières à Douville, la dangereuse habitude de se mettre à l'aise et, comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir son énorme front, de desserrer, au début pour quelques instants seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à son vrai visage ? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel auraient à bon droit étonné qui aurait su qu'il ne l'aimait plus. Mais il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs qu'offre son vice l'avait lassé. Il avait instinctivement cherché de nouvelles performances, et après s'être fatigué des inconnus qu'il rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu'il avait cru qu'il détesterait toujours, à l'imitation d'un « ménage » ou d'une « paternité ». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme, de la même façon qu'un homme normal peut une fois dans sa vie avoir voulu coucher avec un garçon, par une curiosité semblable, inverse, et dans les deux cas également malsaine. L'existence de « fidèle » du baron, ne vivant, à cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les efforts qu'il avait faits longtemps pour garder des apparences menteuses, la même influence qu'un voyage d'exploration ou un séjour aux colonies chez certains Européens qui y perdent les principes directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution interne d'un esprit, ignorant au début de l'anomalie qu'il portait en soi, puis épouvanté devant elle quand il l'avait reconnue, et enfin s'étant familiarisé avec elle jusqu'à ne plus s'apercevoir qu'on ne pouvait sans danger avouer aux autres ce qu'on avait fini par s'avouer sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore pour détacher M. de Charlus des dernières contraintes sociales, que le temps passé chez les Verdurin. Il n'est pas, en effet, d'exil au pôle Sud, ou au sommet du mont Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu'un séjour prolongé au sein d'un vice intérieur, c'est-à-dire d'une pensée différente de la leur. Vice (ainsi M. de Charlus le qualifiait-il autrefois) auquel le baron prêtait maintenant la figure débonnaire d'un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise. Sentant les curiosités que la particularité de son personnage excitait, M. de Charlus éprouvait un certain plaisir à les satisfaire, à les piquer, à les entretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour le champion du catholicisme, non pas probablement avec l'espoir d'être pris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l'attente des rieurs bienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaises mœurs, dans le petit clan, comme il eût contrefait l'anglais ou imité Mounet-Sully, sans attendre qu'on l'en prie, et pour payer son écot avec bonne grâce, en exerçant en société un talent d'amateur ; de sorte que M. de Charlus menaçait Brichot de dénoncer à la Sorbonne qu'il se promenait maintenant avec des jeunes gens, de la même façon que le chroniqueur circoncis parle à tout propos de la « fille aînée de l'Église » et du « sacré cœur de Jésus », c'est-à-dire sans ombre de tartuferie, mais avec une pointe de cabotinage. Encore n'est-ce pas seulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes de celles qu'il se permettait autrefois, qu'il serait curieux de chercher l'explication, mais encore de celui survenu dans les intonations, les gestes, qui les unes et les autres ressemblaient singulièrement maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait le plus âprement autrefois ; il poussait maintenant involontairement presque les petits cris — chez lui involontaires — d'autant plus profonds — que jettent, volontairement eux, les invertis qui s'interpellent en s'appelant « ma chère » ; comme si ce « chichi » voulu, dont M. de Charlus avait pris si longtemps le contre-pied, n'était en effet qu'une géniale et fidèle imitation des manières qu'arrivent à prendre, quoi qu'ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une certaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un ataxique finissent fatalement par présenter certains symptômes. En réalité — et c'est ce que ce chichi tout intérieur révélait — il n'y avait entre le sévère Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en brosse, que j'avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de bijoux, que cette différence purement apparente qu'il y a entre une personne agitée qui parle vite, remue tout le temps, et un névropathe qui parle lentement, conserve un flegme perpétuel, mais est atteint de la même neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci comme l'autre est dévoré des mêmes angoisses et frappé des mêmes tares. Du reste, on voyait que M. de Charlus avait vieilli à des signes tout différents, comme l'extension extraordinaire qu'avaient prise dans sa conversation certaines expressions qui avaient proliféré et revenaient maintenant à tout moment (par exemple : « l'enchaînement des circonstances ») et auxquelles la parole du baron s'appuyait de phrase en phrase comme à un tuteur nécessaire. « Est-ce que Charlie est déjà arrivé ? » demanda Brichot à M. de Charlus comme nous allions sonner à la porte de l'hôtel. « Ah ! je ne sais pas », dit le baron en levant les mains en l'air et en fermant à demi les yeux de l'air d'une personne qui ne veut pas qu'on l'accuse d'indiscrétion, d'autant plus qu'il avait eu probablement des reproches de Morel pour des choses (que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant M. de Charlus aussi volontiers qu'il se parait de lui, avait crues graves — quoique insignifiantes) que le baron avait dites. « Vous savez que je ne sais rien de ce qu'il fait. Je ne sais pas avec qui il me trompe, mais je ne le vois presque pas. » Si les conversations de deux personnes qui ont entre elles une liaison sont pleines de mensonges, ceux-ci ne naissent pas moins naturellement dans les conversations qu'un tiers a avec un amant au sujet de la personne que ce dernier aime, quel que soit d'ailleurs le sexe de cette personne.

« Il y a longtemps que vous l'avez vu ? » demandai-je à M. de Charlus, pour avoir l'air à la fois de ne pas craindre de lui parler de Morel et de ne pas croire qu'il vivait complètement avec lui. « Il est venu par hasard cinq minutes ce matin pendant que j'étais encore à demi endormi, s'asseoir sur le coin de mon lit, comme s'il voulait me violer. » J'eus aussitôt l'idée que M. de Charlus avait vu Charlie il y a une heure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu l'homme qu'on sait — et qu'elle suppose peut-être qu'on croit — être son amant, si elle a goûté avec lui, elle répond : « Je l'ai vu un instant avant déjeuner. » Entre ces deux faits la seule différence est que l'un est mensonger et l'autre vrai, mais l'un est aussi innocent, ou si l'on préfère, aussi coupable. Aussi ne comprendrait-on pas pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus) choisit toujours le fait mensonger, si l'on ne savait pas que ces réponses sont déterminées à l'insu de la personne qui les fait par un nombre de facteurs qui semble en disproportion telle avec la minceur du fait qu'on s'excuse d'en faire état. Mais pour un physicien la place qu'occupe la plus petite balle de sureau s'explique par l'action, le conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction et de répulsion qui gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est aimé, une pénétration de ce que sait ou suppose — et ne dit pas — l'interlocuteur, pénétration qui, allant au-delà ou en deçà de la sienne, le fait tantôt sur et sous-estimer, le désir involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du feu. Tout autant de lois différentes, agissant en sens contraire, dictent les réponses plus générales touchant l'innocence, le « platonisme », ou au contraire la réalité charnelle, des relations qu'on a avec la personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir. Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré l'aggravation de son mal, et qui le poussait perpétuellement à révéler, à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui, Charlus, et qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme pour l'heure où il l'avait vu en dernier), soit qu'il dît alors en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur. « Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était sûr ?) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça, vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il avait parlé d'une dame. Oui, il est venu ce matin me tirer par les pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous ? Oh ! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière, mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »

Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel comme d'un bon petit camarade, et qu'il dît la vérité peut-être en croyant mentir quand il disait : « Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne connais pas sa vie. » En effet, disons (pour anticiper de quelques semaines sur le récit que nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons pendant que M. de Charlus, Brichot et moi nous dirigeons vers la demeure de Mme Verdurin), disons que, peu de temps après cette soirée, le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette lettre, laquelle devait par contrecoup me causer de cruels chagrins, était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici, mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui disant : « Grande sale ! va ! », « Ma belle chérie, toi tu en es au moins, etc. » Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa. D'autre part, la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus, et de Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait : « Il me supplie dans ses lettres d'être sage ! Tu parles ! mon petit chat blanc », ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots « en être ». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps bien long déjà, appris que lui-même « en était ». Or voici que cette notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il avait découvert qu'il « en était », il avait cru par là apprendre que son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or voici que pour Morel cette expression « en être » prenait une extension que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel prouvait, d'après cette lettre, qu'il « en était » en ayant le même goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M. de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les êtres qui « en étaient » n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus, mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de femmes que d'hommes, d'hommes aimant non seulement les hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence autant que du cœur, devant ce double mystère où il y avait à la fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine d'une définition.

M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité. Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues sournoises. Mais pour un être de la valeur de Bergotte, par exemple, ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme Bergotte vivent généralement dans la compagnie de personnes médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en rien la nature de sa compagne, dont par éclairs la vie située des milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les mensonges poussés au-delà et surtout dans une autre direction que ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, les relations que nous avons eues avec eux, notre mobile dans telle action formulé par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonnés semblables à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, puisse ouvrir en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous n'aurions jamais connus. Il faut dire pour ce qui concerne M. de Charlus, que s'il fut stupéfait d'apprendre relativement à Morel un certain nombre de choses qu'il lui avait soigneusement cachées, il eut tort d'en conclure que c'est une erreur de se lier avec des gens du peuple et que des révélations aussi pénibles (celle qui le lui avait été le plus avait été celle d'un voyage que Morel avait fait avec Léa alors qu'il avait assuré à M. de Charlus qu'il était à ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s'était servi pour échafauder son mensonge de personnes bénévoles, à qui il avait envoyé les lettres en Allemagne d'où on les réexpédiait à M. de Charlus, qui, d'ailleurs, était tellement convaincu que Morel y était qu'il n'avait même pas regardé le timbre de la poste). On verra, en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M. de Charlus en train de faire des choses qui eussent encore plus stupéfié les personnes de sa famille et ses amis, que n'avait pu faire pour lui la vie révélée par Léa.

Mais il est temps de rattraper le baron qui s'avance, avec Brichot et moi, vers la porte des Verdurin. « Et qu'est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami hébreu que nous voyions à Douville ? J'avais pensé que si cela vous faisait plaisir on pourrait peut-être l'inviter un soir. » En effet M. de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et les gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La surveillance qu'il chargeait un vieux domestique de faire exercer par une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se croyaient filés et qu'une femme de chambre ne vivait plus, n'osait plus sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses. Et le vieux serviteur : « Elle peut bien faire ce qu'elle veut ! On irait perdre son temps et son argent à la pister ! Comme si sa conduite nous intéressait en quelque chose ! » s'écriait-il ironiquement, car il était si passionnément attaché à son maître que, bien que ne partageant nullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait de chaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s'ils avaient été siens. « C'est la crème des braves gens », disait de ce vieux serviteur M. de Charlus, car on n'apprécie jamais personne autant que ceux qui joignent à de grandes vertus, celle de les mettre sans compter à la disposition de nos vices. C'était, d'ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capable d'éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C'est d'ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L'amour de l'homme qu'ils aiment pour une femme est quelque chose d'autre, qui se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois il est vrai, chez ceux qui font de l'inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s'y être livré non comme d'une trahison, mais comme d'une déchéance. Un Charlus, autre que n'était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avec une femme, comme il l'eût été de lire sur une affiche que lui, l'interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C'est d'ailleurs pour cela que les jeunes gens qui par intérêt condescendent à l'amour des Charlus, leur affirment que les « cartons » ne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu'ils ne prennent jamais d'alcool et n'aiment que l'eau de source. Mais M. de Charlus sur ce point s'écartait un peu de la règle habituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins, ne lui portant pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l'écarté. « Mais mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d'un air de révélation, de scandale, peut-être d'envie, surtout d'admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n'ont d'yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu'au théâtre. C'en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d'au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n'est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je les comprends, il est devenu d'une beauté, il a l'air d'une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » Mais M. de Charlus aimait à montrer qu'il aimait Morel, à persuader les autres, peut-être à se persuader lui-même, qu'il en était aimé. Il mettait à l'avoir tout le temps auprès de lui, et malgré le tort que ce petit jeune homme pouvait faire à la situation mondaine du baron, une sorte d'amour-propre. Car (et le cas est fréquent des hommes bien posés et snobs, qui par vanité brisent toutes leurs relations pour être vus partout avec une maîtresse, demi-mondaine ou dame tarée, qu'on ne reçoit pas, et avec laquelle pourtant il leur semble flatteur d'être lié) il était arrivé à ce point où l'amour-propre met toute sa persévérance à détruire les buts qu'il a atteints, soit que sous l'influence de l'amour on trouve un prestige qu'on est seul à percevoir à des relations ostentatoires avec ce qu'on aime, soit que par le fléchissement des ambitions mondaines atteintes, et la marée montante des curiosités ancillaires d'autant plus absorbantes qu'elles étaient plus platoniques, celles-ci n'eussent pas seulement atteint mais dépassé le niveau où avaient peine à se maintenir les autres.

Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu'à son goût pour eux l'existence de Morel n'était pas un obstacle, et que même sa réputation éclatante de violoniste ou sa notoriété naissante de compositeur et de journaliste pourrait dans certains cas leur être un appât. Présentait-on au baron un jeune compositeur de tournure agréable, c'était dans les talents de Morel qu'il cherchait l'occasion de faire une politesse au nouveau venu. « Vous devriez, lui disait-il, m'apporter de vos compositions pour que Morel les joue au concert ou en tournée. Il y a si peu de musique agréable écrite pour le violon ! C'est une aubaine que d'en trouver de nouvelle. Et les étrangers apprécient beaucoup cela. Même en province il y a des petits cercles musicaux où on aime la musique avec une ferveur et une intelligence admirables. » Sans plus de sincérité (car tout cela ne servait que d'amorce et il était rare que Morel se prêtât à des réalisations), comme Bloch avait dit qu'il était un peu poète, « à ses heures », avait-il ajouté avec le rire sarcastique dont il accompagnait une banalité quand il ne pouvait pas trouver une parole originale, M. de Charlus me dit : « Dites donc à ce jeune Israélite, puisqu'il fait des vers, qu'il devrait bien m'en apporter pour Morel. Pour un compositeur c'est toujours l'écueil, trouver quelque chose de joli à mettre en musique. On pourrait même penser à un livret. Cela ne serait pas inintéressant et prendrait une certaine valeur à cause du mérite du poète, de ma protection, de tout un enchaînement de circonstances auxiliatrices, parmi lesquelles le talent de Morel tient la première place. Car il compose beaucoup maintenant et il écrit aussi et très joliment, je vais vous en parler. Quant à son talent d'exécutant (là vous savez qu'il est tout à fait un maître déjà), vous allez voir ce soir comme ce gosse joue bien la musique de Vinteuil. Il me renverse, à son âge, avoir une compréhension pareille tout en restant si gamin, si potache ! Oh ! ce n'est ce soir qu'une petite répétition. La grande machine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plus élégant aujourd'hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu, dit-il, en employant ce nous, sans doute parce que le roi dit : nous voulons. À cause du magnifique programme, j'ai conseillé à Mme Verdurin d'avoir deux fêtes. L'une dans quelques jours où elle aura toutes ses relations, l'autre ce soir, où la Patronne est, comme on dit en termes de justice, dessaisie. C'est mot qui ai fait les invitations et j'ai convoqué quelques personnes agréables d'un autre milieu, qui peuvent être utiles à Charlie et qu'il sera agréable pour les Verdurin de connaître. N'est-ce pas, c'est très bien de faire jouer les choses les plus belles avec les plus grands artistes, mais la manifestation reste étouffée comme dans du coton, si le public est composé de la mercière d'en face et de l'épicier du coin. Vous savez ce que je pense du niveau intellectuel des gens du monde, mais ils peuvent jouer certains rôles assez importants, entre autres le rôle dévolu pour les événements publics à la presse et qui est d'être un organe de divulgation. Vous comprenez ce que je veux dire, j'ai par exemple invité ma belle-sœur Oriane ; il n'est pas certain qu'elle vienne, mais il est certain en revanche, si elle vient, qu'elle ne comprendra absolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce qui est au-dessus de ses moyens, mais de parler, ce qui y est approprié admirablement et ce dont elle ne se fait pas faute. Conséquence : dès demain, au lieu du silence de la mercière et de l'épicier, conversation animée chez les Mortemart où Oriane raconte qu'elle a entendu des choses merveilleuses, qu'un certain Morel, etc., rage indescriptible des personnes non conviées qui diront : “Palamède avait sans doute jugé que nous étions indignes ; d'ailleurs, qu'est-ce que c'est que ces gens chez qui la chose se passait”, contrepartie aussi utile que les louanges d'Oriane, parce que le nom “Morel” revient tout le temps et finit par se graver dans la mémoire comme une leçon qu'on relit dix fois de suite. Tout cela forme un enchaînement de circonstances qui peut avoir son prix pour l'artiste, pour la maîtresse de maison, servir en quelque sorte de mégaphone à une manifestation qui sera ainsi rendue audible à un public lointain. Vraiment ça en vaut la peine. Vous verrez les progrès qu'il a faits. Et d'ailleurs on lui a découvert un nouveau talent, mon cher, il écrit comme un ange. Comme un ange je vous dis. »

« Vous qui connaissez Bergotte, j'avais pensé que vous auriez peut-être pu, en lui rafraîchissant la mémoire au sujet des proses de ce jouvenceau, collaborer en somme avec moi, m'aider à créer un enchaînement de circonstances capables de favoriser un talent double, de musicien et d'écrivain qui peut un jour acquérir le prestige de celui de Berlioz. Vous voyez bien ce qu'il conviendrait de dire à Bergotte. Vous savez, les illustres ont souvent autre chose à penser, ils sont adulés, ils ne s'intéressent guère qu'à eux-mêmes. Mais Bergotte qui est vraiment simple et serviable doit faire passer au Gaulois, ou je ne sais plus où, ces petites chroniques, moitié d'un humoriste et d'un musicien, qui sont vraiment très jolies, et je serais vraiment très content que Charlie ajoute à son violon ce petit brin de plume d'Ingres. Je sais bien que je m'exagère facilement quand il s'agit de lui, comme toutes les vieilles mamans gâteaux du Conservatoire. Comment, mon cher, vous ne le saviez pas ? Mais c'est que vous ne connaissez pas mon côté gobeur. Je fais le pied de grue pendant des heures à la porte des jurys d'examen. Je m'amuse comme une reine. Et quant à Bergotte, il m'a assuré que c'était vraiment tout à fait très bien. »

M. de Charlus, qui le connaissait depuis longtemps par Swann, était en effet allé le voir et lui demander qu'il obtînt pour Morel d'écrire dans un journal des sortes de chroniques moitié humoristiques sur la musique. En y allant M. de Charlus avait un certain remords, car grand admirateur de Bergotte, il se rendait compte qu'il n'allait jamais le voir pour lui-même, mais pour, grâce à la considération mi-intellectuelle, mi-sociale que Bergotte avait pour lui, pouvoir faire une grande politesse à Morel, à Mme Molé, à telles autres. Qu'il ne se servît plus du monde que pour cela ne choquait pas M. de Charlus, mais de Bergotte cela lui paraissait plus mal, parce qu'il sentait que Bergotte n'était pas utilitaire comme les gens du monde et méritait mieux. Seulement sa vie était très prise et il ne trouvait de temps de libre que quand il avait très envie d'une chose, par exemple si elle se rapportait à Morel. De plus, très intelligent, la conversation d'un homme intelligent lui était assez indifférente, surtout celle de Bergotte, qui était trop homme de lettres pour son goût et d'un autre clan, ne se plaçant pas à son point de vue. Quant à Bergotte, il se rendait bien compte de cet utilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en voulait pas ; car il était incapable d'une bonté suivie, mais désireux de faire plaisir ; compréhensif, incapable de prendre plaisir à donner une leçon. Quant au vice de M. de Charlus, il ne le partageait à aucun degré, mais y trouvait plutôt un élément de couleur dans le personnage, le fas et nefas, pour un artiste, consistant non dans des exemples moraux, mais dans des souvenirs de Platon ou du Sodoma.

M. de Charlus négligeait de dire que depuis quelque temps il faisait faire à Morel, comme ces grands seigneurs du XVIIe siècle qui dédaignaient de signer et même d'écrire leurs libelles, des petits entrefilets bassement calomniateurs et dirigés contre la comtesse Molé. Semblant déjà insolents à ceux qui les lisaient, combien étaient-ils plus cruels pour la jeune femme, qui retrouvait, si adroitement glissés que personne qu'elle n'y voyait goutte, des passages de lettres d'elle, textuellement cités mais pris dans un sens où ils pouvaient l'affoler comme la plus cruelle vengeance. La jeune femme en mourut. Mais il se fait tous les jours à Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé, plus terrible que l'autre. On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant la puissance d'un Charlus devenu démodé, et bien au-dessus de lui érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien protecteur. Du moins cette mode intellectuelle est-elle naïve et croit-elle de bonne foi au néant d'un génial Charlus, à l'incontestable autorité d'un stupide Morel. Le baron était moins innocent dans ses vengeances implacables. De là sans doute ce venin amer dans la bouche, dont l'envahissement semblait donner aux joues la jaunisse quand il était en colère.

« J'aurais beaucoup voulu qu'il vînt ce soir, car il aurait entendu Charlie dans les choses qu'il joue vraiment le mieux. Mais il ne sort pas, je crois, il ne veut pas qu'on l'ennuie, il a bien raison. Mais vous, belle jeunesse, on ne vous voit guère quai Conti. Vous n'en abusez pas ! » Je dis que je sortais surtout avec ma cousine. « Voyez-vous ça ! ça sort avec sa cousine, comme c'est pur ! » dit M. de Charlus à Brichot. Et s'adressant à nouveau à moi : « Mais nous ne vous demandons pas de comptes sur ce que vous faites, mon enfffant. Vous êtes libre de faire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement de ne pas y avoir de part. Du reste, vous avez très bon goût, elle est charmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la tête farcie à Douville. On la regrettera ce soir. Mais vous avez peut-être aussi bien fait de ne pas l'amener. C'est admirable, la musique de Vinteuil. Mais j'ai appris ce matin par Charlie qu'il devait y avoir la fille de l'auteur et son amie, qui sont deux personnes d'une terrible réputation. C'est toujours embêtant pour une jeune fille. Même cela me gêne un peu pour mes invités. Mais comme ils ont presque tous l'âge canonique, cela ne tire pas à conséquence pour eux. Elles seront là, à moins que ces deux demoiselles n'aient pas pu venir, car elles devaient sans faute être toute l'après-midi à une répétition d'études que Mme Verdurin donnait tantôt et où elle n'avait convié que les raseurs, la famille, les gens qu'il ne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l'heure avant le dîner Charlie m'a dit que ce que nous appelons les deux demoiselles Vinteuil, absolument attendues, n'étaient pas venues. » Malgré l'affreuse douleur que j'avais à rapprocher subitement (comme de l'effet, seul connu d'abord, sa cause enfin découverte) de l'envie d'Albertine de venir tantôt, la présence annoncée (mais que j'avais ignorée) de Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai la liberté d'esprit de noter que M. de Charlus qui nous avait dit, il y a quelques minutes, n'avoir pas vu Charlie depuis le matin, confessait étourdiment l'avoir vu avant dîner. Mais ma souffrance devenait visible. « Mais qu'est-ce que vous avez ? me dit le baron, vous êtes vert ; allons, entrons, vous prenez froid, vous avez mauvaise mine. » Ce n'était pas mon premier doute relatif à la vertu d'Albertine que les paroles de M. de Charlus venaient d'éveiller en moi. Beaucoup d'autres y avaient déjà pénétré ; à chaque nouveau on croit que la mesure est comble, qu'on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve tout de même de la place, et une fois qu'il est introduit dans notre milieu vital, il y entre en concurrence avec tant de désirs de croire, avec tant de raisons d'oublier, qu'assez vite on s'accommode, on finit par ne plus s'occuper de lui. Il reste seulement comme une douleur à demi guérie, une simple menace de souffrir et qui, envers du désir, de même ordre que lui, et devenue comme lui centre de nos pensées, irradie en elles, à des distances infinies, de subtiles tristesses, comme lui des plaisirs d'une origine méconnaissable, partout où quelque chose peut s'associer à l'idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se réveille quand un doute nouveau, entier, entre en nous ; on a beau se dire presque tout de suite : « Je m'arrangerai, il y aura un système pour ne pas souffrir, ça ne doit pas être vrai », pourtant il y a eu un premier instant où on a souffert comme si on croyait. Si nous n'avions que des membres, comme les jambes et les bras, la vie serait supportable. Malheureusement nous portons en nous ce petit organe que nous appelons cœur, lequel est sujet à certaines maladies au cours desquelles il est infiniment impressionnable pour tout ce qui concerne la vie d'une certaine personne et où un mensonge — cette chose si inoffensive et au milieu de laquelle nous vivons si allégrement, qu'il soit fait par nous-même ou par les autres — venu de cette personne, donne à ce petit cœur, qu'on devrait pouvoir nous retirer chirurgicalement, des crises intolérables. Ne parlons pas du cerveau, car notre pensée a beau raisonner sans fin au cours de ces crises, elle ne les modifie pas plus que notre attention une rage de dents. Il est vrai que cette personne est coupable de nous avoir menti, car elle nous avait juré de nous dire toujours la vérité. Mais nous savons pour nous-même, pour les autres, ce que valent ces serments. Et nous avons voulu y ajouter foi quand ils venaient d'elle qui avait justement tout intérêt à nous mentir et n'a pas été choisie par nous, d'autre part, pour ses vertus. Il est vrai que plus tard elle n'aurait presque plus besoin de nous mentir — justement quand le cœur sera devenu indifférent au mensonge — parce que nous ne nous intéresserons plus à sa vie. Nous le savons, et malgré cela nous sacrifions volontiers la nôtre, soit que nous nous tuions pour cette personne, soit que nous nous fassions condamner à mort en l'assassinant, soit simplement que nous dépensions en quelques années pour elle toute notre fortune, ce qui nous oblige à nous tuer ensuite parce que nous n'avons plus rien. D'ailleurs, si tranquille qu'on se croie quand on aime, on a toujours l'amour dans son cœur en état d'équilibre instable. Un rien suffit pour le mettre dans la position du bonheur, on rayonne, on couvre de tendresses non point celle qu'on aime, mais ceux qui nous ont fait valoir à ses yeux, qui l'ont gardée contre toute tentation mauvaise ; on se croit tranquille, et il suffit d'un mot : « Gilberte ne viendra pas », «  Mlle Vinteuil est invitée », pour que tout le bonheur préparé vers lequel on s'élançait s'écroule, pour que le soleil se cache, pour que tourne la rose des vents et que se déchaîne la tempête intérieure à laquelle un jour on ne sera plus capable de résister. Ce jour-là, le jour où le cœur est devenu si fragile, des amis qui nous admirent souffrent que de tels néants, que certains êtres puissent nous faire du mal, nous faire mourir. Mais qu'y peuvent-ils ? Si un poète est mourant d'une pneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant au pneumocoque que ce poète a du talent et qu'il devrait le laisser guérir ? Le doute en tant qu'il avait trait à Mlle Vinteuil n'était pas absolument nouveau. Mais même dans cette mesure, ma jalousie de l'après-midi, excitée par Léa et ses amis, l'avait aboli. Une fois ce danger du Trocadéro écarté, j'avais éprouvé, j'avais cru avoir reconquis à jamais une paix complète. Mais ce qui était surtout nouveau pour moi, c'était une certaine promenade où Andrée m'avait dit : « Nous sommes allées ici et là, nous n'avons rencontré personne », et où au contraire Mlle Vinteuil avait évidemment donné rendez-vous à Albertine chez Mme Verdurin. Maintenant j'eusse laissé volontiers Albertine sortir seule, aller partout où elle voudrait, pourvu que j'eusse pu chambrer quelque part Mlle Vinteuil et son amie et être certain qu'Albertine ne les vît pas. C'est que la jalousie est généralement partielle, à localisations intermittentes, soit parce qu'elle est le prolongement douloureux d'une anxiété qui est provoquée tantôt par une personne, tantôt par une autre, que notre amie pourrait aimer, soit par l'exiguïté de notre pensée, qui ne peut réaliser que ce qu'elle se représente et laisse le reste dans un vague dont on ne peut relativement souffrir.

Au moment où nous allions entrer dans la cour de l'hôtel, nous fûmes rattrapés par Saniette qui ne nous avait pas reconnus tout de suite. « Je vous envisageais pourtant depuis un moment, nous dit-il d'une voix essoufflée. Est-ce pas curieux que j'aie hésité ? » « N'est-il pas curieux » lui eût semblé une faute et il devenait avec les formes anciennes du langage d'une exaspérante familiarité. « Vous êtes pourtant gens qu'on peut avouer pour ses amis. » Sa mine grisâtre semblait éclairée par le reflet plombé d'un orage. Son essoufflement qui ne se produisait, cet été encore, que quand M. Verdurin l'« engueulait », était maintenant constant. « Je sais qu'une œuvre inédite de Vinteuil va être exécutée par d'excellents artistes, et singulièrement par Morel. — Pourquoi singulièrement ? » demanda le baron, qui vit dans cet adverbe une critique. « Notre ami Saniette, se hâta d'expliquer Brichot qui joua le rôle d'interprète, parle volontiers, en excellent lettré qu'il est, le langage d'un temps où “singulièrement” équivaut à notre “tout particulièrement”. »

Comme nous entrions dans l'antichambre de celle-ci, M. de Charlus me demanda si je travaillais, et comme je lui disais que non, mais que je m'intéressais beaucoup en ce moment aux vieux services d'argenterie et de porcelaine, il me dit que je ne pourrais pas en voir de plus beaux que chez les Verdurin, que, d'ailleurs, j'avais pu les voir à La Raspelière, puisque, sous prétexte que les objets sont aussi des amis, ils faisaient la folie de tout emporter avec eux, que ce serait moins commode de tout me sortir un jour de soirée, mais que pourtant il demanderait qu'on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n'en rien faire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau ; je vis que le sommet de sa tête s'argentait maintenant par places. Mais tel un arbuste précieux que non seulement l'automne colore, mais dont on protège certaines feuilles par des enveloppements d'ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques cheveux blancs, placés à sa cime, qu'un bariolage de plus, venant s'ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches d'expressions différentes, de fards et d'hypocrisie qui le maquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout le monde le secret qu'il me paraissait crier. J'étais presque gêné par ses yeux où j'avais peur qu'il ne me surprît à le lire à livre ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur tous les tons, avec une inlassable indécence. Mais les secrets sont bien gardés par les êtres, car tous ceux qui les approchent sont sourds et aveugles. Les personnes qui apprenaient la vérité par l'un ou l'autre, par les Verdurin par exemple, la croyaient, mais cependant seulement tant qu'elles ne connaissaient pas M. de Charlus. Son visage, loin de répandre, dissipait les mauvais bruits. Car nous nous faisons de certaines entités une idée si grande que nous ne pourrions l'identifier avec les traits familiers d'une personne de connaissance. Et nous croirons difficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais au génie d'une personne avec qui nous sommes encore allés la veille à l'Opéra.

M. de Charlus était en train de donner son pardessus avec des recommandations d'habitué. Mais le valet de pied auquel il le tendait était un nouveau, tout jeune. Or M. de Charlus perdait souvent maintenant ce qu'on appelle le nord et ne se rendait plus compte de ce qui se fait et ne se fait pas. Le louable désir qu'il avait, à Balbec, de montrer que certains sujets ne l'effrayaient pas, de ne pas avoir peur de déclarer à propos de quelqu'un : « Il est joli garçon », de dire, en un mot, les mêmes choses qu'aurait pu dire quelqu'un qui n'aurait pas été comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce désir en disant au contraire des choses que n'aurait jamais pu dire quelqu'un qui n'aurait pas été comme lui, choses devant lesquelles son esprit était si constamment fixé qu'il en oubliait qu'elles ne font pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde. Aussi, regardant le nouveau valet de pied, il leva l'index en l'air d'un ton menaçant, et croyant faire une excellente plaisanterie : « Vous, je vous défends de me faire de l'œil comme ça », dit le baron, et se tournant vers Brichot : « Il a une figure drôlette ce petit-là, il a un nez amusant » ; et complétant sa facétie, ou cédant à un désir, il rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis, ne pouvant plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valet de pied et lui toucha le bout du nez en disant : « Pif ! » puis, suivi de Brichot, de moi, et de Saniette qui nous apprit que la princesse Sherbatoff était morte à six heures, entra au salon. « Quelle drôle de boîte ! », se dit le valet de pied, qui demanda à ses camarades si le baron était farce ou marteau. « Ce sont des manières qu'il a comme ça, lui répondit le maître d'hôtel (qui le croyait un peu « piqué », un peu « dingo »), mais c'est un des amis de Madame que j'ai toujours le mieux estimé, c'est un bon cœur. »

À ce moment, M. Verdurin vint à notre rencontre ; seul Saniette, non sans craindre d'avoir froid, car la porte extérieure s'ouvrait constamment, attendait avec résignation qu'on lui prît ses affaires. « Qu'est-ce que vous faites là, dans cette pose de chien couchant ? lui demanda M. Verdurin. — J'attends qu'une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse prendre mon pardessus et me donner un numéro. — Qu'est-ce que vous dites ? demanda d'un air sévère M. Verdurin : “qui surveillent aux vêtements”. Est-ce que vous devenez gâteux ? on dit : “surveiller les vêtements”. S'il faut vous rapprendre le français comme aux gens qui ont eu une attaque ! — Surveiller à quelque chose est la vraie forme, murmura Saniette d'une voix entrecoupée ; l'abbé Le Batteux... — Vous m'agacez, vous, cria M. Verdurin d'une voix terrible. Comme vous soufflez ! Est-ce que vous venez de monter six étages ? » La grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire firent passer d'autres personnes avant Saniette et quand il voulut tendre ses affaires lui répondirent : « Chacun son tour, monsieur, ne soyez pas si pressé » « Voilà des hommes d'ordre, voilà les compétences, très bien, mes braves », dit, avec un sourire de sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions à faire passer Saniette après tout le monde. « Venez, nous dit-il, cet animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d'air. Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements ! reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile ! — Il donne dans la préciosité, ce n'est pas un mauvais garçon, dit Brichot. — Je n'ai pas dit que c'était un mauvais garçon, j'ai dit que c'était un imbécile », riposta avec aigreur M. Verdurin.

« Est-ce que vous retournerez cette année à Incarville ? me demanda Brichot. Je crois que notre Patronne a reloué La Raspelière, bien qu'elle ait eu maille à partir avec ses propriétaires. Mais tout cela n'est rien, ce sont nuages qui se dissipent », ajouta-t-il du même ton optimiste que les journaux qui disent : « Il y a eu des fautes de commises, c'est entendu, mais qui ne commet des fautes ? » Or je me rappelais dans quel état de souffrance j'avais quitté Balbec et je ne désirais nullement y retourner. Je remettais toujours au lendemain mes projets avec Albertine. « Mais bien sûr qu'il y reviendra, nous le voulons, il nous est indispensable », déclara M. de Charlus avec l'égoïsme autoritaire et incompréhensif de l'amabilité.

M. Verdurin, à qui nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff, nous dit : « Oui, je sais qu'elle est très mal. — Mais non, elle est morte à six heures, s'écria Saniette. — Vous, vous exagérez toujours », dit brutalement à Saniette M. Verdurin, qui, la soirée n'étant pas décommandée, préférait l'hypothèse de la maladie. Cependant Mme Verdurin était en grande conférence avec Cottard et Ski. Morel venait de refuser, parce que M. de Charlus ne pouvait s'y rendre, une invitation chez des amis auxquels elle avait pourtant promis le concours du violoniste. La raison du refus de Morel de jouer à la soirée des amis des Verdurin, raison à laquelle nous allons tout à l'heure en voir s'ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force grâce à une habitude propre en général aux milieux oisifs, mais tout particulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurin surprenait entre un nouveau et un fidèle un mot dit à mi-voix et pouvant faire supposer qu'ils se connaissaient, ou avaient envie de se lier (« Alors, à vendredi chez les Un Tel » ou : « Venez à l'atelier le jour que vous voudrez, j'y suis toujours jusqu'à cinq heures, vous me ferez vraiment plaisir »), agitée, supposant au nouveau une « situation » qui pouvait faire de lui une recrue brillante pour le petit clan, la Patronne, tout en faisant semblant de n'avoir rien entendu et en conservant à son beau regard, cerné par l'habitude de Debussy plus que n'aurait fait celle de la cocaïne, l'air exténué que lui donnaient les seules ivresses de la musique, n'en roulait pas moins sous son beau front bombé par tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées qui n'étaient pas exclusivement polyphoniques ; et n'y tenant plus, ne pouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur les deux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau en désignant le fidèle : « Vous ne voulez pas venir dîner avec lui, samedi par exemple, ou bien le jour que vous voudrez, avec des gens gentils ? N'en parlez pas trop fort parce que je ne convoquerai pas toute cette tourbe » (terme désignant pour cinq minutes le petit noyau, dédaigné momentanément pour le nouveau en qui on mettait tant d'espérances).

Mais ce besoin de s'engouer, de faire aussi des rapprochements, avait sa contrepartie. L'assiduité aux mercredis faisait naître chez les Verdurin une disposition opposée. C'était le désir de brouiller, d'éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieux par les mois passés à La Raspelière, où l'on se voyait du matin au soir. M. Verdurin s'y ingéniait à prendre quelqu'un en faute, à tendre des toiles où il pût passer à l'araignée sa compagne quelque mouche innocente. Faute de griefs on inventait des ridicules. Dès qu'un fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de lui devant les autres, on feignait d'être surpris qu'ils n'eussent pas remarqué combien il avait toujours les dents sales, ou au contraire les brossât, par manie, vingt fois par jour. Si l'un se permettait d'ouvrir la fenêtre, ce manque d'éducation faisait que le Patron et la Patronne échangeaient un regard révolté. Au bout d'un instant Mme Verdurin demandait un châle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire d'un air furieux : « Mais non, je vais fermer la fenêtre, je me demande qu'est-ce qui s'est permis de l'ouvrir », devant le coupable qui rougissait jusqu'aux oreilles. On vous reprochait indirectement la quantité de vin qu'on avait bue. « Ça ne vous fait pas mal ? C'est bon pour un ouvrier. » Les promenades ensemble de deux fidèles qui n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la Patronne, avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas La Raspelière (à cause de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.

Mme Verdurin était furieuse et décidée à « éclairer » Morel sur le rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus. « J'ajoute, continua Mme Verdurin (qui d'ailleurs même quand elle se sentait devoir à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser, et ne pouvait le tuer, pour la peine, lui cherchait un défaut grave qui dispensait honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs chez moi qui ne me plaisent pas. » C'est qu'en effet Mme Verdurin avait encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de l'honneur qu'il faisait à la Patronne en amenant quai Conti des gens qui, en effet, n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive, sur un ton péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de condescendre à des concessions qui, selon lui, compromettent le résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé d'une intimité quotidienne à une cessation complète de relations, mais que M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est seulement dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde est très riche et apparenté à une aristocratie que la grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari, car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque invisible tant cela se perd dans le ciel, crut devoir justifier une invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de monde, « ayant épousé Mlle *** ». L'ignorance dont cette assertion, exactement contraire à la réalité, témoignait chez Mme Verdurin, fit s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement, mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations : « Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante, universelle ; seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la toute-puissance qu'elle me doit. Il a peut-être fallu un peu de volonté, mais quelle récompense elle a ! On est ainsi soi-même, quand on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin. » Il était trop évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien ; agir est autre chose que parler, même avec éloquence, et penser, même avec ingéniosité. « Mais en ce qui me concerne, je suis un philosophe qui assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais n'y aide pas. Aussi j'ai continué à fréquenter Saintine qui a toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant au milieu du plus grand luxe qu'on s'amusait jadis quand, tirant le diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise. Mais je frappe de mon veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous m'en remercierez, car si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur ; et je sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. » Ces exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose, un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus grand nombre de personnes possible, mais en excluant d'admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche, et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin, qui sentait atteinte son autorité de Patronne, elles lui causaient encore un grand tort mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus, plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amies. Naturellement, une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les Verdurin. Or ces parias étaient souvent les gens qui tiennent ce qu'on appelle le haut du pavé, mais, pour M. de Charlus, qui avaient cessé de le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils n'étaient plus ses amis. Si, par exemple, le coupable était un homme d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille n'était rien. « Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le troisième. Parlez-moi de gens comme les Uzès, les La Trémoïlle, les Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est 12e duc de Guermantes et 17e prince de Condom. Les Montesquiou descendent d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était prouvé ? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième dessous. » Était-il brouillé, au contraire, avec un gentilhomme possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances, apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par exemple, tout était changé, la famille seule comptait. « Je vous demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII ! Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit ? » De plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation, de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne ? La comtesse elle-même déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir. Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et qui fondait, on va le voir, de grands espoirs sur elle s'étant réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les gens les plus nobles, comme la Patronne disait, « de France et de Navarre », proposa tout de suite d'inviter « Mme de Molé » « Ah ! mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet, Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms de l'aristocratie et que vous me citez le plus obscur des noms des gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur Guermantes, à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je veux bien donner cher Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et la princesse de Guermantes, c'est juste le contraire. C'est comme une personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah Bernhardt. En tout cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour égaler ces deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit, à faire rire les poules. La Molé ! Voilà un nom qu'il ne faut plus prononcer, ou bien je n'ai qu'à me retirer », ajouta-t-il avec un sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade malgré ce malade lui-même, entend ne pas se laisser imposer la collaboration d'un homéopathe. D'autre part, certaines personnes jugées négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, du haut de sa naissance, pouvait se passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui avait infligé. Non sans lui rendre service pourtant. « Je ne sais si je vous ai dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour cause de révisionnisme ou d'antirévisionnisme, critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la patrie », pourrais-je demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose. Que je l'aie fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes, peut facilement être imaginée, et même, si on se reporte ensuite à une période ultérieure, sembler, du point de vue mondain, parfaitement juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine étrangère destinée à détruire le Service des renseignements, à briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français, à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. « M. Reinach et M. Hervieu sont de mèche », disait-elle On n'accusera pas l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme du goût sexuel, où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter ses choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société, la raison disparut avec le nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin, à la faveur du dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain parce qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne les comprennent plus ; la génération même qui les a éprouvées change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement calquées sur les précédentes, réhabilitent une partie des exclus, la cause d'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre, le patriotisme prendrait une autre forme, et d'un écrivain chauvin, on ne s'occuperait même pas s'il avait été ou non dreyfusard. C'est ainsi que, à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme Verdurin avait arraché petit à petit, comme l'oiseau fait son nid, les bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût de gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme Bergotte l'avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre devient un beau jour un homme illustre et que le monde désire venir le voir, sa présence chez une Mme Verdurin n'a rien de ce côté factice, frelaté, cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne faite par Potel et Chabot, mais d'un délicieux ordinaire qu'on eût trouvé aussi parfait un jour où il n'y aurait pas eu de monde. Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût de celui-ci se détournait de l'art raisonnable et français d'un Bergotte et s'éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin, sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse Yourbeletieff, servir de vieille fée Carabosse, mais toute-puissante, aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique, mais peut-être aussi vive que l'affaire Dreyfus. Là encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait être au premier rang. Comme on l'avait vue à côté de Mme Zola, tout aux pieds du tribunal, aux séances de la Cour d'assises, quand l'humanité nouvelle, acclamatrice des ballets russes, se pressa à l'Opéra, ornée d'aigrettes inconnues, toujours on voyait dans une première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletieff. Et comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre les dernières nouvelles, savoir ce qu'on pouvait espérer de Zurlinden, de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à aller se coucher après l'enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou les danses du Prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidés par la princesse Yourbeletieff et par la Patronne, des soupers exquis réunissaient chaque soir les danseurs qui n'avaient pas dîné pour être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus grandes dames de Paris et des altesses étrangères ne dédaignèrent pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession d'avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus « fin » que celle de Shéhérazade, qu'ils n'étaient pas loin de faire relever de l'art nègre, étaient enchantés de voir de près ces grands rénovateurs du goût, du théâtre, qui, dans un art peut-être un peu plus factice que la peinture, firent une révolution aussi profonde que l'impressionnisme.

Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n'eût pas trop souffert s'il n'avait mis à l'index que Mme Bontemps, que Mme Verdurin avait distinguée chez Odette à cause de son amour des arts, et qui, pendant l'affaire Dreyfus, était venue quelquefois dîner avec son mari que Mme Verdurin appelait un tiède parce qu'il n'introduisait pas le procès en révision, mais qui, fort intelligent et heureux de se créer des intelligences dans tous les partis, était enchanté de montrer son indépendance en dînant avec Labori qu'il écoutait sans rien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommage à la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais le baron avait également proscrit quelques dames de l'aristocratie avec lesquelles Mme Verdurin était, à l'occasion de solennités musicales, de collections, de charité, entrée récemment en relations et qui, quoi que M. de Charlus pût penser d'elles, eussent été, beaucoup plus que lui-même, des éléments essentiels pour former chez Mme Verdurin un nouveau noyau, aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justement compté sur cette fête où M. de Charlus lui amènerait des dames du même monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies et avait joui d'avance de la surprise qu'elles auraient à rencontrer quai Conti leurs amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue et furieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dans ces conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par une perte. Celle-ci ne serait pas trop grave si du moins les invitées de M. de Charlus venaient avec des dispositions si chaleureuses pour Mme Verdurin qu'elles deviendraient pour elle les amies d'avenir. Dans ce cas il n'y aurait que demi-mal et, un jour prochain, ces deux moitiés du grand monde que le baron avait voulu tenir isolées, on les réunirait, quitte à ne pas l'avoir, lui, ce soir-là. Mme Verdurin attendait donc les invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n'allait pas tarder à savoir l'état d'esprit où elles venaient, et les relations que la Patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin se consultait avec les fidèles, mais voyant Charlus qui entrait avec Brichot et moi, elle s'arrêta net.

À notre grand étonnement, quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était si mal, Mme Verdurin répondit : « Écoutez, je suis obligée d'avouer que de tristesse je n'en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les sentiments qu'on ne ressent pas... » Sans doute elle parlait ainsi par manque d'énergie, parce qu'elle était fatiguée à l'idée de se faire un visage triste pour toute sa réception, par orgueil, pour ne pas avoir l'air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé celle-ci, par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s'il devait être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée, envers la princesse, qu'à une insensibilité universelle, et parce qu'on ne pouvait s'empêcher d'être désarmé par une sincérité qu'il n'était pas question de mettre en doute : si Mme Verdurin n'avait pas été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle été, pour expliquer qu'elle reçût, s'accuser d'une faute bien plus grave ? On oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même temps que son chagrin, qu'elle n'avait pas eu le courage de renoncer à un plaisir ; or la dureté de l'amie était quelque chose de plus choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de plus facile à avouer, que la frivolité de la maîtresse de maison. En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c'est l'intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c'est l'amour-propre. D'ailleurs, soit que trouvant sans doute bien usé le prétexte des gens qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de plaisirs, vont répétant qu'il leur semble vain de porter extérieurement un deuil qu'ils ont dans le cœur, Mme Verdurin préférât imiter ces coupables intelligents à qui répugnent les clichés de l'innocence et dont la défense — demi-aveu sans qu'ils s'en doutent — consiste à dire qu'ils n'auraient vu aucun mal à commettre ce qui leur est reproché, que par hasard, du reste, ils n'ont pas eu l'occasion de faire, soit qu'ayant adopté pour expliquer sa conduite la thèse de l'indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente de son mauvais sentiment, qu'il y avait quelque originalité à l'éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un certain « culot » à le proclamer ainsi, Mme Verdurin tint à insister sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction orgueilleuse de psychologue paradoxal, et de dramaturge hardi. « Oui, c'est très drôle, dit-elle, ça ne m'a presque rien fait. Mon Dieu, je ne peux pas dire que je n'aurais pas mieux aimé qu'elle vécût, ce n'était pas une mauvaise personne. — Si, interrompit M. Verdurin. — Ah ! lui ne l'aime pas parce qu'il trouvait que cela me faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par ça. — Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n'ai jamais approuvé cette fréquentation. Je t'ai toujours dit qu'elle avait mauvaise réputation. — Mais je ne l'ai jamais entendu dire, protesta Saniette. — Mais comment ? s'écria Mme Verdurin, c'était universellement connu, pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non, mais, ce n'est pas à cause de cela. Je ne saurais pas moi-même expliquer mon sentiment ; je ne la détestais pas, mais elle m'était tellement indifférente que, quand nous avons appris qu'elle était très mal, mon mari lui-même a été étonné et m'a dit : “On dirait que cela ne te fait rien.” Mais tenez, ce soir, il m'avait offert de décommander la répétition, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas. » Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement « théâtre libre », et aussi que c'était joliment commode ; car l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la morale facile ; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité. Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec ce mélange d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes et d'une observation pénible causaient autrefois ; et tout en s'émerveillant de voir leur chère Patronne donner une forme nouvelle de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou on donnerait une fête au quai Conti. « Je suis bien content que la soirée n'ait pas été décommandée, à cause de mes invités », dit M. de Charlus, qui ne se rendit pas compte qu'en s'exprimant ainsi il froissait Mme Verdurin.

Cependant j'étais frappé, comme chaque personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et plus profondes. Or, si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile, presque distrait, elle vous répondait sur un ton précis, pratique, presque peu poli, comme si elle vous avait dit : « Cela me serait égal que vous fumiez mais c'est à cause du tapis, il est très beau, ce qui me serait encore égal, mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal éteinte que vous auriez laissé tomber par terre. » De même pour Vinteuil. Si on en parlait, elle ne professait aucune admiration, mais au bout d'un instant exprimait d'un air froid son regret qu'on en jouât ce soir-là : « Je n'ai rien contre Vinteuil ; à mon sens, c'est le plus grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement « pleurer » d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel « dormir », certaines méchantes langues prétendaient même que ce dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains, et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots). Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse, et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et, pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées d'inhalation. Enfin un élève de Cottard... — Oh ! mais à ce propos, je ne vous faisais pas mes condoléances, il a été enlevé bien vite, le pauvre professeur ! — Hé bien oui, qu'est-ce que vous voulez, il est mort, comme tout le monde, il avait tué assez de gens pour que ce soit son tour de diriger ses coups contre lui-même. Donc, je vous disais qu'un de ses élèves, un maître délicieux, m'avait soignée pour cela. Il professe un axiome assez original : “Mieux vaut prévenir que guérir.” Et il me graisse le nez avant que la musique commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume. Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre. »

Je ne pus plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. « Est-ce que la fille de l'auteur n'est pas là ? demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de ses amies ? — Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me dit évasivement Mme Verdurin ; elles ont été obligées de rester à la campagne. » Et j'eus un instant l'espérance qu'il n'avait même peut-être jamais été question qu'elles vinssent, et que Mme Verdurin n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner favorablement les interprètes et le public. « Comment, alors elles ne sont même pas venues à la répétition de tantôt ? » dit avec une fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie. Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille, relativement à l'excuse de Mlle Vinteuil. Il semblait fort peu au courant. Je lui fis signe de ne pas parler haut et l'avertis que nous en recauserions. Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli, beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui — de lui qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons — à M. de Charlus, qui me répondit : « Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de mauvaises manières. » Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi quand Charlie, revenant de faire une tournée en province ou à l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci, s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature, pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et comme il aurait protesté contre le style munichois ou le modern style en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand-mère, opposant au flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une pointe d'inceste, dans cette affection paternelle ? Il est plus probable que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice, et sur laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements, ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la mort de sa femme ; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie d'adopter, et que certaines personnes autour de lui craignaient qu'elle ne s'exerçât à l'égard de Charlie. Et ce n'est pas extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes en lisant Les Nuits de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti, d'entretenir comme l'amant des danseuses et le vieil habitué de l'Opéra, aussi d'être rangé, d'épouser ou de se coller avec un homme, d'être père.

Il s'éloigna avec Morel, sous prétexte de se faire expliquer ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car, bien que le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs, et de fort belles, que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce que des jeunes filles y ont souri.

On eût par ailleurs été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient été : « À propos, avez-vous su si le valet de pied, non, je parle du petit qui monte sur la voiture... Et chez votre cousine Guermantes, vous ne connaissez rien ? — Actuellement non. — Dites donc, devant la porte d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la conversation. — Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste, je sais qu'il n'y a rien à faire, un de mes amis a essayé. — C'est regrettable, j'avais trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. — Vraiment, vous trouvez ça si bien que ça ? Je crois que si vous l'aviez vue un peu plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard de deux mètres, une peau idéale, et puis aimant ça. Mais c'est parti pour la Pologne. — Ah ! c'est un peu loin. — Qui sait ? ça reviendra peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de grande soirée mondaine, si pour en avoir une coupe on sait la prendre à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort sensés, ont de très bonnes manières, et ne montreraient pas qu'ils sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un vieux monsieur qui passe : « C'est Jeanne d'Arc. »