Dans toute cette conversation Gilberte m'avait parlé de Robert avec une déférence qui semblait plus s'adresser à mon ancien ami qu'à son époux défunt. Elle avait l'air de me dire : « Je sais combien vous l'admiriez. Croyez bien que j'ai su comprendre l'être supérieur qu'il était. » Et pourtant l'amour que certainement elle n'avait plus pour son souvenir était peut-être encore la cause lointaine de particularités de sa vie actuelle. Ainsi Gilberte avait maintenant pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à pénétrer non pas certes dans le milieu des Guermantes, mais dans un monde infiniment plus élégant que celui qu'elle fréquentait jadis, on fut étonné que la marquise de Saint-Loup condescendît à devenir sa meilleure amie. Le fait sembla être un signe, chez Gilberte, de son penchant pour ce qu'elle croyait une existence artistique, et pour une véritable déchéance sociale. Cette explication peut être la vraie. Une autre pourtant vint à mon esprit, toujours fort pénétré que les images que nous voyons assemblées quelque part sont généralement le reflet, ou d'une façon quelconque l'effet, d'un premier groupement assez différent quoique symétrique d'autres images, extrêmement éloigné du second. Je pensais que si on voyait tous les soirs ensemble Andrée, son mari et Gilberte, c'était peut-être parce que, tant d'années auparavant, on avait pu voir le futur mari d'Andrée vivant avec Rachel, puis la quittant pour Andrée. Il est probable que Gilberte alors, dans le monde trop distant, trop élevé, où elle vivait, n'en avait rien su. Mais elle avait dû l'apprendre plus tard, quand Andrée avait monté et qu'elle-même avait descendu assez pour qu'elles pussent s'apercevoir. Alors avait dû exercer sur elle un grand prestige la femme pour laquelle Rachel avait été quittée par l'homme, pourtant séduisant sans doute, qu'elle avait préféré à Robert. (On entendait la princesse de Guermantes répéter d'un air exalté et d'une voix de ferraille que lui faisait son râtelier : « Oui, c'est cela, nous ferons clan ! nous ferons clan ! J'aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah ! quelle mugichienne vous êtes ! » Et elle plantait son gros monocle dans son œil rond, mi-amusé, mi-s'excusant de ne pouvoir soutenir la gaieté longtemps, mais jusqu'au bout elle était décidée à « participer », à « faire clan ».)

Ainsi peut-être la vue d'Andrée rappelait à Gilberte ce roman de sa jeunesse qu'avait été son amour pour Robert, et inspirait aussi à Gilberte un grand respect pour Andrée, de laquelle était toujours amoureux un homme, tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu'elle ne l'avait été elle-même. Peut-être au contraire ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste, et fallait-il y voir simplement, comme faisaient beaucoup, les goûts habituellement inséparables chez les femmes du monde, de s'instruire et de s'encanailler. Gilberte avait peut-être autant oublié Robert que moi Albertine, et si même elle savait que c'était Rachel que l'artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais, quand elle les voyait, à ce fait qui n'avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n'aurait pu décider si mon explication première n'était pas seulement possible, mais était vraie, que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s'ils pouvaient apporter dans leurs confidences de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s'y rencontre rarement et la seconde jamais. En tout cas la vue de Rachel, devenue aujourd'hui une actrice célèbre, ne pouvait pas être bien agréable à Gilberte. Je fus donc ennuyé d'apprendre qu'elle récitait des vers dans cette matinée, et, avait-on annoncé, Le Souvenir de Musset et des fables de La Fontaine.

« Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses ? me demanda Gilberte. Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n'est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m'attendais à vous voir partout ailleurs qu'à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a », ajouta-t-elle d'un air fin, car étant Mme de Saint-Loup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n'était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin et que, il est vrai, elle avait entendu railler mille fois devant elle dans la famille, tandis que naturellement ce n'était que hors de sa présence qu'on avait parlé de la mésalliance qu'avait faite Saint-Loup en l'épousant. Elle affectait d'ailleurs d'autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que, par l'espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s'évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu'ont les gens âgés, pour tâcher enfin de donner un passé à son élégance nouvelle, la princesse de Guermantes aimait à dire en parlant de Gilberte : « Je vous dirai que ce n'est pas pour moi une relation nouvelle, j'ai énormément connu la mère de cette petite-là, tenez, c'était une grande amie à ma cousine Marsantes. C'est chez moi qu'elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d'avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à La Raspelière. » « Vous voyez que les Verdurin n'étaient pas du tout des bohèmes », me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse de Guermantes, « c'étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. » J'étais peut-être seul, par mon grand-père, à savoir qu'en effet les Verdurin n'étaient pas des bohèmes. Mais ce n'était pas précisément parce qu'ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n'est jamais allé. « Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre tour d'ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où j'inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux ? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane qui a toutes les qualités qu'on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n'est-ce pas, en déclarant qu'elle n'appartient pas à l'élite pensante. »

Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j'avais depuis une heure, mais je crus que, sur un point de pure distraction, elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels en effet ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu'avec Mme de Saint-Loup. Certes, j'avais l'intention de recommencer dès demain, bien qu'avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi, je ne laisserais pas de gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d'être poli ou même bon. Ils insisteraient sans doute, eux qui ne m'avaient pas vu depuis si longtemps, venant de me retrouver et me jugeant guéri, venant quand le labeur de leur journée ou de leur vie était fini ou interrompu, et ayant alors ce même besoin de moi que j'avais eu autrefois de Saint-Loup ; et parce que, comme je m'en étais déjà aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure. L'un sonne celle du repos en même temps que l'autre celle du travail, l'un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j'aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher, que j'avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu'il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l'autre, à cause de l'homonymat et du corps commun aux deux, l'abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l'égoïsme.

Et d'ailleurs, n'était-ce pas pour m'occuper d'eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m'occuper d'eux plus à fond que je n'aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? À quoi eût servi que, pendant des années encore, j'eusse perdu des soirées à faire glisser sur l'écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d'un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que, ces gestes qu'ils faisaient, ces paroles qu'ils disaient, leur vie, leur nature, j'essayasse d'en décrire la courbe et d'en dégager la loi ? Malheureusement, j'aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d'une œuvre, en retarde l'exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, ce devoir quel qu'il soit, fût-ce, pour quelqu'un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l'arrière où il est utile, apparaît comme, ce qu'il n'est pas en réalité, notre plaisir.

Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d'exaltation qui se dépensent dans l'amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournant d'une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que bien plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu'on ne nourrissait que de roses. Ce que tout d'un coup je souhaitais de nouveau, c'est ce dont j'avais rêvé à Balbec, quand sans les connaître encore, j'avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas ! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L'action des années qui avait transformé tous les êtres que j'avais vus aujourd'hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d'Albertine si elle n'avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d'être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l'image que nous avons gardée d'eux. Rien n'est plus douloureux que cette opposition entre l'altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n'en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir, qu'en le cherchant dans un être du même âge, c'est-à-dire dans un autre être. C'est que, comme j'avais pu souvent le soupçonner, ce qui semble unique dans une personne qu'on désire ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m'en donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j'avais connues, celles qui possédaient maintenant cette jeunesse que les autres avaient alors. (D'ailleurs ce n'est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu'il ne tient pas compte du temps perdu. Il m'arrivait parfois de souhaiter que, par un miracle, entrassent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j'avais cru, ma grand-mère, Albertine. Je croyais les voir, mon cœur s'élançait vers elles. J'oubliais seulement une chose, c'est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l'aspect que m'avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma grand-mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l'imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu'on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu'on représentait au XVIIe siècle les héros d'Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité.)

Je regardais Gilberte, et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu'elle me ferait toujours plaisir en m'invitant avec de très jeunes filles, pauvres s'il était possible, pour qu'avec de petits cadeaux je puisse leur faire plaisir, sans leur rien demander d'ailleurs que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d'autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Gilberte sourit et eut ensuite l'air de chercher sérieusement dans sa tête.

Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu'il avait souvent peinte dans ses œuvres, je me donnais l'excuse d'être attiré par un certain égoïsme esthétique vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j'avais un certain sentiment d'idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m'inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J'aurais dû pourtant penser qu'antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu'ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j'aurais mieux fait d'aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d'infranchissable, où à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d'elles par l'impossible. C'est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s'appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d'autres. Sans doute l'inconnu, et presque l'inconnaissable, était devenu le connu, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu'il avait été un certain charme.

Et à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n'était pas une de mes années qui n'eût eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l'image d'une femme que j'y avais désirée ; image souvent d'autant plus arbitraire que parfois je n'avais jamais vu cette femme, quand c'était par exemple, le femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d'Orgeville, ou telle jeune fille dont j'avais vu le nom dans le compte rendu mondain d'un journal, parmi « l'essaim des charmantes valseuses ». Je la devinais belle, m'éprenais d'elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j'avais lu, dans L'Annuaire des châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j'avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s'élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d'abord au milieu d'un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m'étais attaché à l'imaginer, ensuite vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l'avais connue et qu'elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y combiner leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s'était faits dans une ville et qu'il est obligé d'abandonner quand il la quitte, parce que c'est là qu'eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s'il était là encore, au pied de l'église, devant le port et sous les arbres du cours. Si bien que l'ombre de Gilberte s'allongeait non seulement devant une église de l'Ile-de-France où je l'avais imaginée, mais aussi sur l'allée d'un parc du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l'or matinal d'un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n'était pas pour chacune de ces femmes, unique. Car chacune, je l'avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j'étais autre, baignant dans des rêves d'une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenait assemblés autour d'eux les souvenirs d'une femme que j'y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l'heure m'inviter à déjeuner, autour d'un être sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose, plusieurs madame Swann, séparées par l'éther incolore des années, et de l'une à l'autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j'avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l'éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j'avais en des temps si différents, comme d'une flore particulière, qu'on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu'après avoir pensé que je n'irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m'eût transporté dans un monde autre, que l'une n'était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l'autre de la dame en rose, que parce qu'en moi un homme instruit me l'affirmait avec la même autorité qu'un savant qui m'eût affirmé qu'une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d'une seule et même étoile. Telle Gilberte à qui je demandais pourtant, sans m'en rendre compte, de me permettre d'avoir des amies comme elle avait été autrefois, n'était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu'avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu simplement pour moi l'auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l'émoi d'avoir été présenté à l'homme, la déception, l'étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première Mlle Swann étaient en effet retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d'attraction d'un autre univers, autour d'une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps, et baignés d'un parfum d'aubépine.

La fragmentaire Gilberte d'aujourd'hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux. Et j'en étais heureux, car cela l'empêchait de faire attention à un groupe dont la vue n'eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était : je n'en savais absolument rien. En effet, c'était avec Rachel, c'est-à-dire avec l'actrice, devenue célèbre, qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers de Victor Hugo et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, Mme de Guermantes, causait en ce moment. Car la duchesse, consciente depuis trop longtemps d'occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte qu'une telle situation n'existe que dans les esprits qui y croient et que beaucoup de nouvelles personnes, si elles ne la voyaient nulle part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d'aucune fête élégante, croiraient qu'elle n'occupait en effet aucune situation), ne voyait plus, qu'en visites aussi rares et aussi espacées qu'elle pouvait et dans un bâillement, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, l'ennuyait à mourir, et en revanche se passait la fantaisie de déjeuner avec telle ou telle actrice qu'elle trouvait délicieuse. Dans les milieux nouveaux qu'elle fréquentait, restée bien plus la même qu'elle ne croyait, elle continuait à croire que s'ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l'exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : « Il m'a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme de Cambremer disait : « Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : « Relisez est un chef-d'œuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Le vieux d'Albon sourit en reconnaissant une des formes de l'esprit Guermantes. Gilberte, plus moderne, resta impassible. Quoique fille de Swann, comme un canard couvé par une poule, elle était plus lakiste, disait : « Je trouve ça d'un touchant ; il a une sensibilité charmante. »

Je dis à Mme de Guermantes que j'avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait plus « baissé » qu'il n'était, les gens du monde faisant des différences, en ce qui concerne l'intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta : « Il a toujours été le portrait de ma belle-mère ; mais c'est encore plus frappant maintenant. » Cette ressemblance n'avait rien d'extraordinaire. On sait en effet que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire : felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité et chez un homme le même féminisme devient afféterie, la réserve susceptibilité, etc. N'importe, dans la figure, fût-elle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n'est guère un vieux Charlus qui ne soit une ruine, où l'on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d'une belle femme en sa jeunesse éternelle. À ce moment, Morel entra ; la duchesse fut avec lui d'une amabilité qui me déconcerta un peu. « Ah ! je ne prends pas parti dans les querelles de famille, dit-elle. Est-ce que vous ne trouvez pas que c'est ennuyeux, les querelles de famille ? »

Car si dans ces périodes de vingt ans les conglomérats de coteries se défaisaient et se reformaient selon l'attraction d'astres nouveaux destinés d'ailleurs eux aussi à s'éloigner, puis à reparaître, des cristallisations puis des émiettements suivis de cristallisations nouvelles avaient lieu dans l'âme des êtres. Si pour moi Mme de Guermantes avait été bien des personnes, pour Mme de Guermantes, pour Mme Swann, etc., telle personne donnée avait été un favori d'une époque précédant l'affaire Dreyfus, puis un fanatique ou un imbécile à partir de l'affaire Dreyfus, qui avait changé pour eux la valeur des êtres et classé autrement les partis, lesquels s'étaient depuis encore défaits et refaits. Ce qui y sert puissamment et y ajoute son influence aux pures affinités intellectuelles, c'est le temps écoulé, qui nous fait oublier nos antipathies, nos dédains, les raisons mêmes qui expliquaient nos antipathies et nos dédains. Si on avait analysé l'élégance de la jeune Mme de Cambremer, on y eût trouvé qu'elle était la fille du marchand de notre maison, Jupien, et que ce qui avait pu s'ajouter à cela pour la rendre brillante, c'était que son père procurait des hommes à M. de Charlus. Mais tout cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient oubliées, pensant beaucoup plus à l'éclat actuel qu'aux hontes passées, car on prend toujours un nom dans son acception actuelle. Et c'était l'intérêt de ces transformations de salons qu'elles étaient aussi un effet du temps perdu et un phénomène de mémoire.

La duchesse hésitait encore, par peur d'une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu'elle trouvait adorables, mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes, malgré son nom, devait être quelque demi-castor qui n'avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que, pour quelques souverains dont l'intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à déjeuner. Mais d'une part, ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse, par la superstition des Guermantes à l'égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l'assommaient et elle tenait à la bonne éducation), faisait mettre : « Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes, a daigné », etc. Et les nouvelles couches, ignorantes de ces formules, en concluaient que la position de la duchesse était d'autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l'élégance, quand nous croyions qu'au moment où elle refusait d'aller chez Mme de Saint-Euverte, ce n'était pas au nom de l'intelligence mais du snobisme qu'elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu'elle était snob, n'ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l'intelligence était, en réalité, chez la duchesse, médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien, qui se disent : « comme ce sera amusant », finir leur soirée d'une façon à vrai dire assommante, en faisant la farce d'aller réveiller quelqu'un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu'il est fort tard, on finit par aller se coucher.

Il faut ajouter que l'antipathie qu'avait depuis peu pour Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait en plus de proclamer une des maximes des Guermantes, à savoir qu'ils étaient trop nombreux pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des autres, indépendance du « je n'ai pas à » qu'avait renforcée la politique qu'on avait dû adopter à l'égard de M. de Charlus, lequel, si on l'avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde.

Quant à Rachel, si elle s'était en réalité donné une grande peine pour se lier avec la duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n'avait pas su démêler sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l'avaient piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d'une actrice si peu snob), sans doute cela tenait d'une façon générale à la fascination que les gens du monde exercent à partir d'un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu'est dans l'ordre politique la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C'est chez Mme de Guermantes, c'est de Mme de Guermantes, qu'elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l'avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu'en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s'effacer jamais. L'entretien, de l'attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut du reste interrompu, car la maîtresse de maison cherchait l'actrice dont c'était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse parut sur l'estrade.

 

Or pendant ce temps avait lieu à l'autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma, comme je l'ai dit, avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d'arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu'on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle, parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène — scandale d'autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c'était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu'ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu'ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n'arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s'il voulait y venir, avait répondu naïvement : « Non, j'aime mieux aller chez la princesse de Guermantes. » Hélas ! c'est ce qu'au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d'une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu de monde, avait vu son état s'aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre souffrant et paresseux ne pouvait satisfaire, elle s'était remise à jouer. Elle savait qu'elle abrégeait ses jours mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu'elle détestait mais flattait, car le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait qu'il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma aimée en secret par le médecin qui soignait son mari, s'était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n'étaient pas bien dangereuses pour sa mère. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n'ayant retenu que cela de ce qu'il lui avait répondu, et parmi les objections dont elle ne tenait pas compte ; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma. Il l'avait dit parce qu'il avait senti qu'il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu'il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu'aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu'on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l'abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui avait paru justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l'avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu'elle semblait moribonde à la ville. Et en effet nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organes de s'accommoder d'une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n'a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n'aurait pu croire que son cœur résisterait une minute ? La Berma n'était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu'elle pouvait donner en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public l'illusion d'une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l'épouvantable nuit qu'elle allait passer, ses admirateurs l'applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d'horribles souffrances, mais heureuse d'apporter à sa fille les billets bleus, que par une gaminerie de vieille enfant de la balle elle avait l'habitude de serrer dans ses bas, d'où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère : d'où d'incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait tant eu besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X... ou de Y..., qu'ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s'était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C'est sans doute un peu à cause de cela qu'elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c'est aussi parce qu'ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l'insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu'elle avait toujours respectée, dont elle était l'incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et par exemple juger Rachel non comme l'actrice à la mode qu'elle était aujourd'hui, mais comme la petite grue qu'elle avait connue. La Berma n'était pas, du reste, meilleure que sa fille, c'est en elle que sa fille avait puisé, par l'hérédité et par la contagion de l'exemple qu'une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement tout cela, la Berma l'avait immolé à sa fille et s'en était ainsi délivrée. D'ailleurs, la fille de la Berma n'eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu'elle eût tout de même fatigué sa mère, comme les forces attractives, féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c'était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d'en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l'oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la « promettait » à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire une politesse. Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme à la même époque Réjane, dans tout l'éblouissement de son talent, donna à l'étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l'état de ses reins. Ce même attrait de l'élégance, du prestige social, de la vie, avait le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d'une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un jeune homme, qui n'était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l'heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s'assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m'avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c'était bien d'un marbre de l'Erechtéion qu'elle avait l'air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s'était mis à table par politesse, regardait sans cesse l'heure, attiré qu'il était par la brillante fête chez les Guermantes.

La Berma n'avait pas un mot de reproche à l'adresse des amis qui l'avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu'elle ignorerait qu'ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : « Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes. Il faut venir à Paris pour voir ces choses-là. » Et elle mangeait, silencieusement et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l'air d'obéir à des rites funèbres. Le « goûter » était d'autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d'autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que s'il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d'inviter ainsi, en dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu'elle l'eût tuée de désespoir en sollicitant de l'ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c'était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l'ennui d'être privée d'eux par cette gêneuse qu'était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d'une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d'air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m'y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c'était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.

 

Nous fûmes interrompus par la voix de l'actrice qui venait de s'élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l'actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n'entendions qu'un fragment, comme si l'artiste, passant sur un chemin, s'était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille.

L'annonce de poésies que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on vit l'actrice, avant de commencer, chercher partout des yeux d'un air égaré, lever les mains d'un air suppliant et pousser comme un gémissement chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s'était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s'habitue, c'est-à-dire qu'on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c'est mieux, ceci moins bien. Mais la première fois, de même que quand dans une cause simple on voit un avocat s'avancer, lever en l'air un bras d'où retombe la toge, commencer d'un ton menaçant, on n'ose pas regarder ses voisins. Car on se figure que c'est grotesque, mais après tout c'est peut-être magnifique, et on attend d'être fixé.

Néanmoins, les auditeurs furent stupéfaits en voyant cette femme, avant d'avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d'un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire, quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire, chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s'en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l'imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu'un cite un vers qu'on ignore mais qu'on veut avoir l'air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en écoutant l'actrice, chacun attendait, la tête baissée et l'œil investigateur, que d'autres prissent l'initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d'applaudir.

Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d'où la duchesse était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu'elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d'autre chose, soit par contention de toute sa personne, afin de savoir si elle « aimait » ou si elle n'aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela « intéressant », elle n'« aimait » pas, du moins la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c'était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l'enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l'air d'écouter les vers pour son propre plaisir, d'avoir eu l'envie qu'on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu'il y eût par hasard là cinq cents personnes, ses amis, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir.

Cependant je remarquai, sans aucune satisfaction d'amour-propre car elle était vieille et laide, que l'actrice me faisait de l'œil, avec une certaine réserve d'ailleurs. Pendant toute la récitation elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l'amorce d'un acquiescement qu'elle eût souhaité venir de moi. Cependant quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « Vous avez vu ? » faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l'actrice, et qu'elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s'écriant : « C'est admirable ! » au beau milieu du poème, qu'elle crut peut-être terminé. Plus d'un invité alors tint à souligner cette exclamation d'un regard approbateur et d'une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de l'actrice, j'entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j'étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m'adressa un gracieux bonjour. Je compris alors que c'était une personne que je devais connaître, et qu'au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j'avais pris pour le bonjour de quelqu'un qui se trompait, ce que j'avais pris chez l'actrice pour un regard de désir n'était qu'une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. « Je suis sûre qu'il ne me reconnaît pas, dit la récitante à la duchesse. — Mais si, dis-je avec assurance, je vous reconnais parfaitement. — Eh bien, qui suis-je ? » Je n'en savais absolument rien et ma position devenait délicate. Heureusement, si pendant les plus beaux vers de La Fontaine cette femme qui les récitait avec tant d'assurance n'avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu'à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n'avait songé qu'à faire ses préparatifs pour pouvoir dès la fin de la poésie bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant sinon sur le corps du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d'ostentation. « Comme c'est drôle de voir ici Rachel ! » me dit-il à l'oreille. Ce nom magique rompit aussitôt l'enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille. Sitôt que je sus qui elle était, je la reconnus parfaitement. « C'était bien beau », dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et eut tant de peine et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, « Les Deux Pigeons », Mme de Morienval s'approcha de Mme de Saint-Loup, qu'elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu'elle avait l'esprit subtil et sarcastique de son père : « C'est bien la fable de La Fontaine, n'est-ce pas ? » lui demanda-t-elle, croyant bien l'avoir reconnue mais n'étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c'était des choses d'enfant qu'on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l'artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte l'enfonça sans le vouloir dans cette idée car, n'aimant pas Rachel et voulant dire qu'il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette manière trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu'il voulait dire : « Un quart est de l'invention de l'interprète, un quart de la folie, un quart n'a aucun sens, le reste est de La Fontaine », ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu'on venait d'entendre n'était pas « Les Deux Pigeons » de La Fontaine, mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n'étonna personne, vu l'extraordinaire ignorance de ce public.

Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s'il n'avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d'un coup, à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange qu'il n'avait nullement éprouvé à l'entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita Rachel sur un ton de fausset et présenta son ami qui déclara n'admirer personne autant qu'elle ; et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et sans s'en rendre compte les copiait, répondit : « Oh ! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation. » L'ami de Bloch lui demanda ce qu'elle pensait de la Berma. « Pauvre femme, il paraît qu'elle est dans la dernière misère. Elle n'a pas été je ne dirai pas sans talent, car ce n'était pas au fond du vrai talent, elle n'aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d'une façon plus vivante que les autres, et puis c'était une brave personne, généreuse, elle s'est ruinée pour les autres, et comme voilà bien longtemps qu'elle ne fait plus un sou, parce que le public depuis bien longtemps n'aime pas du tout ce qu'elle fait... Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m'a permis de l'entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j'étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. — Elle ne disait pas très bien les vers ? » hasarda l'ami de Bloch pour flatter Rachel qui répondit : « Oh ! çà, elle n'a jamais su en dire un ; c'était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. »

Mais je me rendais compte que le temps qui passe n'amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n'a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d'aujourd'hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l'infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent piques au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu'Elstir, avait surfait une médiocrité et consacré un génie.

Il ne faut pas s'étonner que l'ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l'eût fait quand elle était jeune. Ne l'eût-elle pas fait alors, qu'elle l'eût fait maintenant. Qu'une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté, se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n'y rencontre que des succès, on s'étonnera, si on se trouve auprès d'elle après longtemps, d'entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, ce qu'ajoutent à l'être humain, quand ils ont passé sur lui, « trente ans de théâtre ». Rachel les avait et ne sortait pas du monde.

« On peut dire ce qu'on veut, c'est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c'est intelligent, personne n'a jamais dit les vers comme ça », dit la duchesse craignant que Gilberte ne débinât. Celle-ci s'éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d'ailleurs, me dit de Rachel que des choses fort ordinaires. Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s'éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n'avait plus rien à lui apprendre. L'idée qu'elle y avait la première place était aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu'elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles ; comme jadis, dans l'étroit petit jardin où on prenait de l'orangeade, tout ce qu'il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telles polémiques littéraires, connaître les auteurs, voire les actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, des femmes avec qui jadis elle n'eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l'espoir d'avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l'y avait précédée. La duchesse, parce qu'à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n'était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d'un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : « Guermantes-Guermantes » quand elle ne signait pas : « La duchesse de Guermantes », elle qui à ses belles-sœurs même semblait quelque chose de plus précieux, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l'a précédé, croyaient que c'était une Guermantes d'une moins bonne cuvée, d'une moins bonne année, une Guermantes déclassée.

Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent, aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d'avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser à partir d'un certain moment d'avoir de l'esprit. Swann ne retrouvait plus dans l'esprit dur de la duchesse de Guermantes le « fondu » de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j'avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant d'années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais pour ainsi dire à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s'interrompait pendant le même nombre de secondes qu'autrefois, elle avait l'air d'hésiter, de produire, mais le mot qu'elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes d'ailleurs s'en apercevaient ! La continuité du procédé leur faisait croire à la survivance de l'esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d'une même maison sans s'apercevoir qu'ils sont devenus détestables. Déjà pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu'un disait le mot culture, elle l'arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis qui croyaient retrouver là l'esprit des Guermantes. Et certes c'était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient ravi Bergotte, lequel, du reste, avait aussi gardé ses mêmes coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s'étonnaient et parfois disaient, s'ils n'étaient pas tombés un jour où elle était drôle et « en pleine possession de ses moyens » : « Comme elle est bête ! »

La duchesse, d'ailleurs, s'arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s'étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre, elle avait pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-sœur ou son mari n'étaient pas dans la salle, la duchesse, timorée avec les superbes apparences de l'audace, répondait insolemment : « Je n'en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve. » Ainsi s'évitait-elle que le parvenu trop empressé s'attirât des rebuffades — et lui attirât à elle-même des réprimandes — de Mme de Marsantes et de Basin.

« Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la dernière fois ?... — En visite chez Mme d'Agrigente où je vous trouvais souvent. — Naturellement j'y allais souvent, mon pauvre petit, comme Basin l'aimait à ce moment-là. C'est toujours chez sa bonne amie du moment qu'on me rencontrait le plus parce qu'il me disait : “Ne manquez pas d'aller lui faire une visite.” Au fond, cela me paraissait un peu inconvenant, cette espèce de “visite de digestion” qu'il m'envoyait faire une fois qu'il avait consommé. J'avais fini assez vite par m'y habituer, mais ce qu'il y avait de plus ennuyeux c'est que j'étais obligée de garder des relations après qu'il avait rompu les siennes. Ça me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo :

Emporte le bonheur et laisse-moi l'ennui !

« Comme dans la même poésie, j'entrais tout de même avec un sourire, mais vraiment ce n'était pas juste, il aurait dû me laisser à l'égard de ses maîtresses le droit d'être volage, car en accumulant tous ses laissés-pour-compte, j'avais fini par ne plus avoir une après-midi à moi. D'ailleurs, ce temps me semble doux relativement au présent. Mon Dieu, qu'il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne manière. Dame, il y avait trop longtemps qu'il ne m'avait trompée, il ne se rappelait plus la manière de s'y prendre ! Ah ! mais nous ne sommes pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même assez », me dit la duchesse, craignant que je n'eusse compris qu'ils étaient tout à fait séparés et comme on dit de quelqu'un qui est très malade : « Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce matin pendant une heure. » Elle ajouta : « Je vais lui dire que vous êtes là, il voudra vous voir. » Et elle alla près du duc qui, assis sur un canapé auprès d'une dame, causait avec elle. J'admirais qu'il était presque le même et seulement plus blanc, étant toujours aussi majestueux et aussi beau. Mais en voyant sa femme venir lui parler, il prit un air si furieux qu'elle ne put que se retirer. « Il est occupé, je ne sais pas ce qu'il fait, vous verrez tout à l'heure », me dit Mme de Guermantes, préférant me laisser me débrouiller.

Bloch s'étant approché de nous et ayant demandé de la part de son Américaine qui était une jeune duchesse qui était là, je répondis que c'était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch, à qui il ne disait rien, demanda des explications. « Ah ! Bréauté », s'écria Mme de Guermantes en s'adressant à moi, « vous vous rappelez ça, comme c'est vieux, comme c'est loin ! Eh bien, c'était un snob. C'était des gens qui habitaient près de chez ma belle-mère. Cela ne vous intéresserait pas, monsieur Bloch ; c'est amusant pour ce petit, qui a connu tout ça autrefois en même temps que moi », ajouta Mme de Guermantes en me désignant, et par ces paroles me montrant de bien des manières le long temps qui s'était écoulé. Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s'étaient tant renouvelées depuis ce moment-là qu'elle considérait rétrospectivement son charmant Babal comme un snob. D'autre part, il ne se trouvait pas seulement reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m'étais pas rendu compte quand à mes débuts dans le monde je l'avais cru une des notabilités essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire mondaine comme Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s'était liée comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans des années si lointaines qu'il datait (ce qui prouvait qu'il avait été entièrement oublié depuis par la duchesse) et dans les environs de Guermantes, était, ce que je n'eusse jamais cru le premier soir à l'Opéra-Comique quand il m'avait paru un dieu nautique habitant son antre marin, un lien entre la duchesse et moi, parce qu'elle se rappelait que je l'avais connu, donc que j'étais son ami à elle, sinon sorti du même monde qu'elle, du moins vivant dans le même monde qu'elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu'elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m'avaient à moi semblé alors essentiels, que je n'allais pas à Guermantes et n'étais qu'un petit bourgeois de Combray au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu'elle ne m'invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l'année qui suivit son apparition à l'Opéra-Comique. À moi cela me semblait capital, car c'est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m'apparaissait comme un paradis où je n'entrerais pas. Mais pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et, puisque j'avais à partir d'un certain moment dîné souvent chez elle, que j'avais d'ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu'elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j'eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes, impossible à connaître, que j'eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j'étais allé dîner chez une dame qui n'était déjà plus pour moi qu'une dame comme une autre, et qui m'avait quelquefois invité, non à descendre dans le royaume sous-marin des Néréides, mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. « Si vous voulez des détails sur Bréauté qui n'en valait guère la peine, ajouta-t-elle en s'adressant à Bloch, demandez-en à ce petit-là (qui le vaut cent fois) : il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N'est-ce pas que c'est chez moi que vous l'avez connu ? En tout cas c'est chez moi que vous avez connu Swann. » Et j'étais aussi surpris qu'elle pût croire que j'avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs que chez elle, donc que j'allasse dans ce monde-là avant de la connaître, que de voir qu'elle croyait que c'était chez elle que j'avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle disait de Bréauté : « C'est un vieux voisin de campagne, j'ai plaisir à parler avec lui de Tansonville », alors qu'autrefois, à Tansonville, il ne les fréquentait pas, j'aurais pu dire : « C'était un voisin de campagne qui venait souvent nous voir le soir » de Swann qui en effet me rappelait tout autre chose que les Guermantes.

« Je ne saurais pas vous dire. C'était un homme qui avait tout dit quand il avait parlé d'altesses. Il avait un lot d'histoires assez drôles sur des gens de Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu'elle fût auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd'hui qui était Mme de Varambon ? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça c'est fini, ce sont des gens dont le nom même n'existe plus et qui d'ailleurs ne méritaient pas de survivre. » Et je me rendais compte, malgré cette chose une que semble le monde, et où en effet les rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps en fait, qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. « C'était une bonne dame qui disait des choses d'une bêtise inouïe », reprit la duchesse qui, insensible à cette poésie de l'incompréhensible qui est un effet du temps, dégageait en toute chose l'élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, esprit des Guermantes. « À un moment, elle avait la manie d'avaler tout le temps des pastilles qu'on donnait dans ce temps-là contre la toux et qui s'appelaient » (ajouta-t-elle en riant elle-même d'un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd'hui des gens à qui elle parlait) « des pastilles Géraudel. “Madame de Varambon, lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel vous vous ferez mal à l'estomac. — Mais madame la duchesse, répondit Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela fasse mal à l'estomac puisque cela va dans les bronches ?” Et puis c'est elle qui disait : “La duchesse a une vache si belle, si belle qu'on la prend toujours pour étalon”. » Et Mme de Guermantes eût volontiers continué à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n'éveillait dans la mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous sitôt qu'il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté, du prince d'Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais compréhensible, non pas parce que je l'avais moi-même subi, nos propres erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux des autres.

La réalité, d'ailleurs insignifiante, de ce temps lointain était tellement perdue que quelqu'un ayant demandé non loin de moi si la terre de Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, quelqu'un répondit : « Mais pas du tout ! Cela vient de la famille de son mari. Tout cela c'est du côté de Guermantes. Tansonville est tout près de Guermantes. Cela appartenait à Mme de Marsantes, la mère du marquis de Saint-Loup. Seulement c'était très hypothéqué. Aussi on l'a donné en dot au fiancé et la fortune de Mlle de Forcheville l'a racheté. » Et une autre fois, quelqu'un à qui je parlais de Swann pour faire comprendre ce que c'était qu'un homme d'esprit de ce temps-là, me dit : « Oh ! oui, la duchesse de Guermantes m'a raconté des mots de lui ; c'est un vieux monsieur que vous aviez connu chez elle, n'est-ce pas ? »

Le passé s'était tellement transformé dans l'esprit de la duchesse (ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien que ce qui avait été événement pour moi avait passé inaperçu d'elle) qu'elle pouvait supposer que j'avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d'homme du monde qu'elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé que je venais d'acquérir, la duchesse l'avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu'il n'était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut, notamment sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom, puis l'objet de mon amour — et le moment où elle n'avait été pour moi qu'une femme du monde quelconque. Or je n'étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n'eût pas trouvé plus singulier que j'eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu'elle était une autre personne, ayant un autre paillasson, et sa personne n'offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.

Je dis à la duchesse de Guermantes : « Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu'on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. — Mon Dieu, que c'est vieux, tout cela », dit la duchesse de Guermantes, accentuant ainsi pour moi l'impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie, et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu'elle fit complaisamment. « Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C'était des robes qui se portaient dans ce temps-là. — Mais est-ce que ce n'était pas joli ? » lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. « Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n'en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture », ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu'un sourire lui disputa : « Vous êtes sûr que c'était des souliers rouges ? Je croyais que c'était des souliers d'or. » J'assurai que cela m'était infiniment présent à l'esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l'affirmer. « Vous êtes gentil de vous rappeler cela », me dit-elle d'un air tendre, car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs œuvres. D'ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme était la duchesse, il peut ne pas être oublié. « Vous rappelez-vous », me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, « que nous vous avons ramené, Basin et moi ? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son cœur en pensant qu'on vous faisait des visites à cette heure-là. » En effet ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes. Je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu'elle l'eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n'avais pas pu entrer chez eux était Albertine. C'est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d'alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer, il arrive qu'en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu'ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu'on les identifie. (Mme de Guermantes n'identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, ne l'avait jamais su et n'en parlait qu'à cause de la bizarrerie de l'heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance.

Si les jugements que la duchesse porta sur Rachel étaient en eux-mêmes médiocres, ils m'intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n'avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n'y avait pas subi une moindre transformation. « Je vous dirai, me dit-elle, que cela m'intéresse d'autant plus de l'entendre, et de l'entendre acclamer, que je l'ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d'elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s'est fait entendre en public, c'est chez moi ! Oui, pendant que tous les gens prétendus d'avant-garde comme ma nouvelle cousine », dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui pour Oriane restait Mme Verdurin, « l'auraient laissée crever de faim sans daigner l'entendre, je l'avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisons de mieux comme gratin. Je peux dire, d'un mot un peu bête et prétentieux, car au fond le talent n'a besoin de personne, que je l'ai lancée. Bien entendu, elle n'avait pas besoin de moi. » J'esquissai un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée : « Si ? Vous croyez que le talent a besoin d'un appui ? de quelqu'un qui le mette en lumière ? Au fond vous avez peut-être raison. C'est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d'une telle artiste. » Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c'était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s'était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s'en former une. « Je n'ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet intelligent public qui s'appelle le monde ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J'avais beau leur dire : “C'est curieux, c'est intéressant, c'est quelque chose qui n'a encore jamais été fait”, on ne me croyait pas, comme on ne m'a jamais crue pour rien. C'est comme la chose qu'elle jouait, c'était une chose de Maeterlinck, maintenant c'est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s'en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ça m'étonne même, quand j'y pense, qu'une paysanne comme moi, qui n'a eu que l'éducation des filles de sa province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement je n'aurais pas su dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait ; tenez, Basin qui n'a rien d'un sensible avait été frappé de l'effet que ça me produisait. Il m'avait dit : “Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade.” Et c'était vrai, parce qu'on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs. »

 

À ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir qu'avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l'ennui du jeune couple auprès de leur mère s'était accru, la pensée que d'autres s'amusaient les tourmentait, bref, profitant d'un moment où la Berma s'était retirée dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel, se doutant de la chose et secrètement flattée, prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu'elle ne pouvait pas se déranger, qu'ils écrivissent un mot pour dire l'objet de leur démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait griffonné qu'elle et son mari n'avaient pu résister au désir d'entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre qu'elle était désolée, mais qu'elle avait terminé ses récitations. Déjà, dans l'antichambre où l'attente du couple s'était prolongée, les valets de pied commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d'une avanie, le souvenir du rien qu'était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d'abord le simple besoin de plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne pas avoir à l'entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était en train de causer avec un prince italien, séduit, disait-on, par l'attrait de sa grande fortune dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu l'origine ; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant les enfants de l'illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde d'une façon plaisante cet incident, elle fit dire au jeune couple d'entrer, ce qu'il fit sans se faire prier, ruinant d'un seul coup la situation sociale de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l'avait compris, et que son amabilité condescendante donnerait dans le monde la réputation, à elle de plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse, que n'eût fait son refus. Aussi les reçut-elle les bras ouverts avec affectation, disant d'un air de protectrice enviée et qui sait oublier sa grandeur : « Mais je crois bien ! c'est une joie. La princesse sera ravie. » Ne sachant pas qu'on croyait au théâtre que c'était elle qui invitait, peut-être avait-elle craint qu'en refusant l'entrée aux enfants de la Berma, ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s'éloigna instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu'un avait l'air de rechercher le monde, il baissait dans l'estime de la duchesse. Elle n'en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on les lui eût présentés. Rachel cependant composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses : « J'ai été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j'avais compris ! Elle m'envoyait bien cartes sur cartes. » Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, en les laissant vivre. D'ailleurs où était son tort ? Elle devait dire en riant quelques jours plus tard : « C'est un peu fort, j'ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu'elle n'a jamais été pour moi, et pour un peu on m'accuserait de l'avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin. » Il semble que tous les mauvais sentiments des acteurs et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère ; les grandes tragédiennes meurent souvent victimes des complots domestiques noués autour d'elles, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu'elles jouaient.

 

La vie de la duchesse ne laissait pas d'ailleurs d'être très malheureuse et pour une raison qui par ailleurs avait pour effet de déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes. Celui-ci qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu'il fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes, s'était épris de Mme de Forcheville sans qu'on sût bien les débuts de cette liaison. (Quand on pensait à l'âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville, cela semblait extraordinaire. Mais peut-être avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu'à chaque décade on retrouve en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu'on les croyait mortes, faisant le désespoir d'une jeune femme que pour elles abandonne son mari.)

Mais cette liaison avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant dans ce dernier amour la manière de ceux qu'il avait eus autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que si mon amour pour Albertine avait répété, avec de grandes variations, l'amour de Swann pour Odette, l'amour de M. de Guermantes rappelait celui que j'avais eu pour Albertine. Il fallait qu'elle déjeunât, qu'elle dînât avec lui, il était toujours chez elle ; elle s'en parait auprès d'amis qui sans elle n'eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour connaître un souverain, son amant. Certes, Mme de Forcheville était depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu'il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu'elle lui avait parlé d'eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu'elle avait parlé de lui au grand-duc qui lui envoyait des cigarettes ; en un mot elle tendait, malgré tout l'acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu'elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d'autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie ? Ces circonstances nouvelles, elle s'y était prêtée sans doute par cupidité, aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane ; peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir.

Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n'était qu'une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l'Académie des beaux-arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l'Union et celle aussi de la Société des amis du vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d'une même paresse, d'un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand-père, membre de l'Académie française, mais qui, chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l'être pas, de les désocialiser.

Jusqu'à sa mort Saint-Loup y avait fidèlement mené sa femme. N'étaient-ils pas tous deux les héritiers à la fois de M. de Guermantes et d'Odette, laquelle d'ailleurs serait sans doute la principale héritière du duc ? D'ailleurs, même des neveux Courvoisier fort difficiles, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, y allaient dans un espoir d'héritage, sans s'occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait du mal.

Le vieux duc de Guermantes ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées avec elle. Mais aujourd'hui, il vint un instant pour la voir, malgré l'ennui de rencontrer sa femme. Je ne l'avais pas aperçu et je ne l'eusse sans doute pas reconnu, si on ne me l'avait clairement désigné. Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, de l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.

Le duc ne resta que quelques instants, assez pour que je comprisse qu'Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule quand il prenait l'allure d'un roi de théâtre, avait pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse, en le désencombrant de tout l'accessoire, le faisait ressembler. Et, comme son frère, lui, jadis orgueilleux bien que d'une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d'une autre façon. Car il n'avait pas subi la déchéance de son frère, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu'il eût jadis dédaignés. Mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l'escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l'état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s'arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu'il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d'un appui, lui donnant à son insu l'air de l'implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l'avait fait, encore plus qu'auguste, suppliant.

Ne pouvant pas se passer d'Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil d'où la vieillesse et la goutte le faisaient difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d'être présentés au duc, de lui laisser la parole, de l'entendre parler de la vieille société, de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres.

Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus, avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l'action d'un principe intérieur auquel on n'avait pas pensé : chez M. de Charlus l'amour de Charlie qui l'avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement ; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d'art ; chez M. de Guermantes un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, mais que la faiblesse de l'âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui d'ailleurs ne fonctionnait plus guère, n'opposait plus son démenti, son rachat mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde ; ainsi le centre des empires, et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié, et les yeux d'un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible.

Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de « collectionneur » qui achevait le caractère démodé, ancien, de cette scène, avec ce duc si « Restauration » et cette cocotte tellement « Second Empire », dans un de ses peignoirs qu'il aimait, la dame en rose l'interrompait d'une jacasserie ; il s'arrêtait net et plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s'était-il aperçu qu'elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises ; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c'était un trait d'esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l'hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l'Afrique. Et levant brusquement la tête, de ses petits yeux ronds et jaunes qui avaient l'éclat d'yeux de fauves, il fixait sur elle un de ses regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m'avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l'audacieuse dame en rose. Mais celle-ci, lui tenant tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté se rappelant qu'il était, non pas libre chez la duchesse dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l'entrée, mais chez Mme de Forcheville dans la cage du Jardin des plantes, il rentrait dans ses épaules sa tête d'où pendait encore une épaisse crinière dont on n'aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n'avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui d'ailleurs généralement n'avait pas grand sens. Il lui permettait d'avoir des amis à dîner avec lui ; par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n'était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait, moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu'il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu'à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d'autres. Mais le duc ne s'en doutait pas ou préférait ne pas avoir l'air de s'en douter : la vue des vieillards baisse comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s'obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c'est en un personnage de Molière — non pas même en l'olympien amant d'Alcmène mais en un risible Géronte — que se change inévitablement Jupiter. D'ailleurs Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer.

Et de fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je n'y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l'avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu'elle s'imaginait, bien que je n'eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j'étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le temps où j'allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle : « Ah ! si j'avais pu deviner que ce serait un jour un grand écrivain ! » Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d'amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m'intéresser. Elle me racontait : « Tenez, une fois il y avait un homme qui s'était toqué de moi et que j'aimais éperdument aussi. Nous vivions d'une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c'était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas rester toujours à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j'avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin même j'étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins me l'acheter. Je lui répondis : “Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d'argent.” » Puis c'était une autre histoire : « Un jour j'étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n'avais vu qu'une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m'arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : “Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule.” C'était vrai. C'était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j'étais en fureur, je lui dis : “Je ne vous permets pas de me parler ainsi.” Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : “Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. — Eh bien, justement j'en ai une et je vais vous accompagner. — Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous.” Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir, il arrive chez moi. Nous eûmes deux années d'un amour fou. Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j'ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d'un air mélancolique, j'ai passé ma vie cloîtrée parce que je n'ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car au fond c'était un médiocre et je n'ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l'est ce pauvre duc ; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu'il n'est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c'était parce que je l'aimais follement, et je trouve qu'on peut bien sacrifier la danse et le monde et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qui vous aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d'hommes que j'aimais. » Et c'était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n'était pas « son genre ». À vrai dire « son genre », même plus tard, elle ne l'avait jamais été. Il l'avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances par des femmes « qui n'étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d'abord, parce qu'elles ne sont pas « votre genre » on se laisse d'abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n'aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été « notre genre » et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n'eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l'amour vient et qu'elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu'il n'y a pas grand désir physique à la base, et si l'amour naît le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d'un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas « notre genre », nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d'elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d'autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas « notre genre » ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est « notre genre » est rarement dangereuse, car elle ne veut pas de nous, nous contente, nous quitte vite, ne s'installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l'amour, ce n'est pas la femme elle-même, c'est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu'elle fait à tous moments ; ce n'est pas la femme, c'est l'habitude.

J'eus la lâcheté de dire que c'était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c'était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi au fur et à mesure qu'elle me racontait des aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu'il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu'il devinait à en être sûr, rien qu'à ses regards quand elle voyait un homme, ou une femme, inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu'elle croyait des sujets de nouvelles. Elle se trompait, non qu'elle n'eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d'une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même qui dégageais d'elle à son insu les lois de sa vie.

M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse, sur les libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d'attirer l'attention irritée de celui-ci. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j'en avais parlé une fois, prétendait que les premiers torts n'avaient pas été du côté de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite en réalité d'un nombre incalculable d'aventures habilement dissimulées. Je n'avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente. L'idée qu'elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent. Je me rappelais bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse de Guermantes dans la nef de Combray. Mais vraiment aucune des deux idées n'était réfutée par eux, et l'une et l'autre pouvaient leur donner un sens différent et aussi acceptable. Dans ma folie, enfant, je les avais pris un instant pour des regards d'amour adressés à moi. Depuis j'avais compris qu'ils n'étaient que les regards bienveillants d'une suzeraine, pareille à celle des vitraux de l'église, pour ses vassaux. Fallait-il maintenant croire que c'était ma première idée qui avait été la vraie, et que si plus tard jamais la duchesse ne m'avait parlé d'amour, c'est parce qu'elle avait craint de se compromettre avec un ami de sa tante et de son neveu plus qu'avec un enfant inconnu rencontré par hasard à Saint-Hilaire de Combray ?

La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant parce qu'il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j'avais à l'époque peu distingué de M. de Sagan ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde, c'est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant la duchesse me faisait visiter l'hôtel. Dans des salons plus petits on trouvait des intimes qui pour écouter la musique avaient préféré s'isoler. Dans un petit salon Empire, où quelques rares habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait à côté d'une psyché supportée par une Minerve une chaise longue, placée de façon rectiligne, mais à l'intérieur incurvée comme un berceau et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose, que l'entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l'éclat merveilleux de sa robe Empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps, car leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune. Bien qu'il fît grand jour, comme elle avait demandé qu'on fermât les grands rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s'irisait une faible lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c'était Mme de Saint-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu'elle était à la madame de Saint-Euverte que j'avais connue. Mme de Guermantes me dit que c'était la femme d'un de ses petits-neveux, parut supporter l'idée qu'elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des Saint-Euverte. Je lui rappelai la soirée (que je n'avais sue, il est vrai, que par ouï-dire) où, princesse des Laumes, elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes affirma n'avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l'était devenue davantage. Mme de Saint-Euverte était pour elle un salon — d'ailleurs assez tombé avec le temps — qu'elle aimait à renier. Je n'insistai pas. « Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi, parce qu'il avait de l'esprit, c'est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n'étais pas en relations. — Mais elle n'avait pas de mari. — Vous vous l'êtes figuré parce qu'ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu'elle. » Je finis par comprendre qu'un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n'avais jamais su le nom était le mari de Mme de Saint-Euverte. Il était mort l'an passé. Quant à la nièce, j'ignore si c'est à cause d'une maladie d'estomac, de nerfs, d'une phlébite, d'un accouchement prochain, récent ou manqué, qu'elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que, fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu'elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom Saint-Euverte, qui à tant d'intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C'est le Temps qu'elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de Saint-Euverte et le style Empire en soies de fuchsias rouges. Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté ; cela voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai car elle suivait la mode, bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu, toute jeune elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau, jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là nuances du goût que le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style Empire, elle s'excusa de m'avoir parlé de gens aussi insignifiants que les Saint-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial de Bréauté, car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m'intéressait que Mme de Saint-Euverte-La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m'avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme fonction dans cette pièce pleine d'attributs, de bercer le Temps.

« Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser ? » s'écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n'avait pu entendre ce qu'elle disait. Mais un jeune homme (qui m'intéressa dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de Saint-Euverte) se leva d'un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c'était la Sonate à Kreutzer qu'on jouait, mais s'étant trompé sur le programme, il croyait que c'était un morceau de Ravel qu'on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta à cause de la demi-obscurité un bonheur-du-jour, ce qui n'alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d'écouter « religieusement » la Sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, causes de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. « Oui, comment ces riens-là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite ? C'est comme tout à l'heure, quand je vous voyais causer avec Gilberte de Saint-Loup. Ce n'est pas digne de vous. Pour moi c'est exactement rien cette femme-là, ce n'est même pas une femme, c'est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au monde » (car même à sa défense de l'intellectualité la duchesse mêlait ses préjugés d'aristocrate). « D'ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici ? Aujourd'hui encore je comprends, parce qu'il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. Mais si belle qu'elle ait été, elle ne se donne pas devant ce public-là. Je vous ferai déjeuner seul avec elle. Alors vous verrez l'être que c'est. Mais elle est cent fois supérieure à tout ce qui est ici. Et après le déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m'en direz des nouvelles. Mais dans des grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. À moins que ce ne soit pour faire des études... », ajouta-t-elle d'un air de doute, de méfiance, et sans trop s'aventurer car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d'opérations improbables auquel elle faisait allusion.

Elle me vanta surtout ses après-déjeuners où il y avait tous les jours X... et Y... Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à « salons » qu'elle méprisait autrefois (bien qu'elle le niât aujourd'hui) et dont la grande supériorité, le signe d'élection selon elle, étaient d'avoir chez elles « tous les hommes ». Si je lui disais que telle grande dame à « salons » ne disait pas du bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma naïveté : « Naturellement, l'autre avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les attirer. »

« Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit pénible à Mme de Saint-Loup d'entendre ainsi comme elle vient de le faire, l'ancienne maîtresse de son mari ? » Je vis se former dans le visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements ce qu'on vient d'entendre à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés il est vrai, mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain dix fois de suite une réponse à une lettre qu'ils ont eu le tort d'écrire et qui était une gaffe ; car à ces lettres-là il n'est jamais répondu que par des actes, mais la correspondante qu'on croit inexacte vous dit monsieur quand elle vous rencontre au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Loup avec Rachel n'avait rien de si grave et ne put mécontenter qu'une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j'avais été l'ami de Robert et peut-être son confident au sujet des déboires qu'avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes répondit à ma question relative à Mme de Saint-Loup : « Je vous dirai je crois que ça lui est d'autant plus égal, que Gilberte n'a jamais aimé son mari. C'est une petite horreur. Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange, après quoi elle n'a pas eu d'autre idée que d'y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Robert, parce qu'il avait beau ne pas être un aigle, il s'en apercevait très bien, et d'un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu'elle est malgré tout ma nièce, je n'ai pas la preuve positive qu'elle le trompait, mais il y a eu un tas d'histoires. Mais si, je vous dis que je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre. Mais c'est pour tout ça que Robert s'est engagé, la guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille ; si vous voulez ma pensée, il n'a pas été tué, il s'est fait tuer. Elle n'a eu aucune espèce de chagrin, elle m'a même étonnée par un rare cynisme dans l'affectation de son indifférence, ce qui m'a fait beaucoup de chagrin, parce que j'aimais bien le pauvre Robert. Ça vous étonnera peut-être parce qu'on me connaît mal, mais il m'arrive encore de penser à lui : je n'oublie personne. Il ne m'a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l'amant éperdu pendant tant d'années ? on peut dire toujours, car j'ai la certitude que ça n'a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge ! » s'écria la duchesse, oubliant qu'elle-même, en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu'elle jugeait inévitable si Gilberte eût aimé Robert, agissait peut-être cruellement. « Non, voyez-vous, conclut-elle, c'est une cochonne. » Une telle expression était rendue possible à Mme de Guermantes par la pente qu'elle descendait du milieu des Guermantes agréables à la société des comédiennes, et aussi parce qu'elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu'elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu'elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était dictée par la haine qu'elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier par là toute la conduite qu'elle tenait à l'égard de Gilberte ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert.

Mais comme parfois les jugements qu'on porte reçoivent de faits qu'on ignore et qu'on n'eût pu supposer une justification apparente, Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l'ascendance de sa mère (et c'est bien cette facilité que j'avais sans m'en rendre compte escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j'avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j'avais pu supposer elle me dit : « Si vous le permettez, je vais aller vous chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d'autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu'elle sera une gentille amie pour vous. »

Je lui demandai si Robert avait été content d'avoir une fille : « Oh ! il était très fier d'elle. Mais naturellement, je crois tout de même qu'étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon. » Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu'elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l'œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n'avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d'où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation. Les noms de Swann et d'Odette de Crécy ressuscitèrent miraculeusement pour permettre aux gens de vous apprendre que vous vous trompiez, que ce n'était pas du tout si étonnant que cela comme famille ; et on croyait que Mme de Saint-Loup avait fait en somme le meilleur mariage qu'elle avait pu, que celui de son père avec Odette de Crécy (n'étant rien) fait en cherchant à s'élever vainement alors qu'au contraire, du moins au point de vue de son amour son mariage avait été inspiré des théories comme celles qui purent pousser au XVIIIe siècle des grands seigneurs, disciples de Rousseau, ou des pré-révolutionnaires, à vivre de la vie de la nature et à abandonner leurs privilèges.

L'étonnement de ces paroles et le plaisir qu'elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s'éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu'elle aussi, à sa manière, me rendait et sans même que je l'eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres, d'ailleurs, n'était-elle pas comme sont dans les forêts les « étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents ? Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands « côtés » où j'avais fait tant de promenades et de rêves — par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le « côté de chez Swann ». L'une, par la mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu'à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l'autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s'établissaient. Car ce Balbec réel où j'avais connu Saint-Loup, c'était en grande partie à cause de ce que Swann m'avait dit sur les églises, sur l'église persane surtout, que j'avais tant voulu y aller, et d'autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d'autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la dame en rose, qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle, qui m'avait introduit ce jour-là et qui plus tard m'avait par le don d'une photographie permis d'identifier la Dame en rose, était le père du jeune homme que non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n'était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup, Swann, qui m'avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de même que Gilberte m'avait la première parlé d'Albertine ? Or, c'est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j'avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l'avait conduite à la mort et m'avait causé tant de chagrins. C'était du reste aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l'opposé chez les Verdurin, et faisant ainsi s'aligner à côté des deux côtés de Combray, des Champs-Élysées, la belle terrasse de La Raspelière. D'ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer successivement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut le plus étranger comme ma grand-mère ou comme Albertine. D'ailleurs, si à l'opposé qu'ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie ; et chez eux quel rôle n'avait pas joué la musique de Vinteuil ! Enfin Swann avait aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s'il s'agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des « fils mystérieux » que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu'elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu'elle entre-croise ces fils, qu'elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu'entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications.

On peut dire qu'il n'y avait pas, si je cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me rappeler ce qu'elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n'avait été une chose vivante, et vivant d'une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle. Ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin : avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec cette Albertine dont j'allais demander à Mlle de Saint-Loup d'être un succédané — dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Albertine, celui du grand-père et de la grand-mère de Mlle de Saint-Loup — ! Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m'avait présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin tout comme Gilberte avait épousé un Guermantes.

Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.

Je vis Gilberte s'avancer. Moi pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, étaient d'hier, je fus étonné de voir à côté d'elle une jeune fille d'environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir. Le temps incolore et insaisissable s'était, pour que pour ainsi dire je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle, il l'avait pétrie comme un chef-d'œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n'avait fait que son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profondément forés et perçants, et aussi son nez charmant légèrement avancé en forme de bec et courbé, non point peut-être comme celui de Swann, mais comme celui de Saint-Loup. L'âme de ce Guermantes s'était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l'oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père.

Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand-mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n'eût-on vu que ce trait-là, et j'admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite-fille, comme pour la mère, comme pour la grand-mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Je la trouvais bien belle : pleine encore d'espérances, riante, formée des années mêmes que j'avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.

Enfin cette idée du Temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu'il était temps de commencer, si je voulais atteindre ce que j'avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m'avait fait considérer la vie comme digne d'être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c'est aux arts les plus élevés et les plus différents qu'il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui d'ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées, pour montrer son volume, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! On le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c'est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque temps contre l'oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). Et, changeant à chaque instant de comparaison selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, regardé par Françoise, comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches (et j'avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu'elle avait pu faire contre elle), je travaillerais auprès d'elle, et presque comme elle (du moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant, elle n'y voyait plus goutte) ; car, épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Quand je n'aurais pas auprès de moi toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celle dont j'aurais besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours qu'elle ne pouvait pas coudre si elle n'avait pas le numéro de fil et les boutons qu'il fallait. Et puis parce qu'à force de vivre de ma vie, elle s'était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand j'avais autrefois fait mon article pour Le Figaro, pendant que le vieux maître d'hôtel, avec ce genre de commisération qui exagère toujours un peu ce qu'a de pénible un labeur qu'on ne pratique pas, qu'on ne conçoit même pas, et même une habitude qu'on n'a pas, comme les gens qui vous disent : « Comme ça doit vous fatiguer d'éternuer comme ça », plaignait sincèrement les écrivains en disant : « Quel casse-tête ça doit être », Françoise au contraire devinait mon bonheur et respectait mon travail. Elle se fâchait seulement que je racontasse d'avance mon article à Bloch, craignant qu'il me devançât, et disant : « Tous ces gens-là, vous n'avez pas assez de méfiance, c'est des copiateurs. » Et Bloch se donnait en effet un alibi rétrospectif en me disant, chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu'il trouvait bien : « Tiens, c'est curieux, j'ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n'aurait pas pu me le lire encore, mais allait l'écrire le soir même.)

À force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise ne pourrait-elle pas m'aider à les consolider, de la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes, ou qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l'imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau cassé ? Françoise me dirait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l'insecte s'est mis : « C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle » et l'examinant comme un tailleur : « Je ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les mites. Ils se mettent toujours dans les meilleures étoffes. »

D'ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) sont dans un livre faites d'impressions nombreuses qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, servent à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée ? Et je réaliserais enfin ce que j'avais tant désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru impossible, comme j'avais cru impossible, en rentrant, de m'habituer jamais à me coucher sans embrasser ma mère ou, plus tard, à l'idée qu'Albertine aimait les femmes, idée avec laquelle j'avais fini par vivre sans même m'apercevoir de sa présence ; car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres.

Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former disait qu'il était temps de me mettre. Il était grand temps ; mais, et cela justifiait l'anxiété qui s'était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m'avaient donné la notion du temps perdu, était-il temps encore et même étais-je encore en état ? L'esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu'un temps. J'avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d'arbres lui cache la vue. Par une brèche il l'aperçoit, il l'a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit où l'on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera pas. Seulement, une condition de mon œuvre telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans la bibliothèque était l'approfondissement d'impressions qu'il fallait d'abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée.

D'abord, du moment que rien n'était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir en effet de ceci que j'avais un corps, c'est-à-dire que j'étais perpétuellement menacé d'un double danger, extérieur, intérieur. Encore ne parlais-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d'hémorragie cérébrale, est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps, c'est la grande menace pour l'esprit, la vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu'elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu'elle est une imperfection, encore aussi rudimentaire qu'est l'existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l'organisation de la vie spirituelle. Le corps enferme l'esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l'esprit se rende.

Mais, pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l'esprit, et pour commencer par l'extérieur, je me rappelais que souvent déjà dans ma vie, il m'était arrivé dans des moments d'excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture, à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l'objet présent de ma pensée, et de comprendre qu'il dépendait d'un hasard non seulement que cet objet n'y fût pas encore entré, mais qu'il fût, avec mon corps même, anéanti. Je m'en souciais peu alors. Mon allégresse n'était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie finît dans une seconde et entrât dans le néant, peu m'importait. Il n'en était plus de même maintenant ; c'est que le bonheur que j'éprouvais ne venait pas d'une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais au contraire d'un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s'actualisait ce passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d'éternité. J'aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j'aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j'avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c'était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d'un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l'altruisme humain qui n'est pas égoïste est stérile, c'est celui de l'écrivain qui s'interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) d'un égoïsme utilisable pour autrui. Je n'avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme par quelque chose de précieux et de fragile qui m'eût été confié et que j'aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n'étaient pas les miennes). Maintenant, me sentir porteur d'une œuvre rendait pour moi un accident où j'aurais trouvé la mort, plus redoutable, même (dans la mesure où cette œuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec l'élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque (comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie, où, pendant qu'on désire de tout son cœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille) les accidents étant produits par des causes matérielles peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu'ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables. Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d'extraire ces minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l'heure quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l'auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit, d'où la vie se retirerait, fût forcé d'abandonner à tout jamais les idées nouvelles qu'en ce moment même, n'ayant pas eu le temps de les mettre plus en sûreté dans un livre, il enserrait anxieusement de sa pulpe frémissante, protectrice, mais fragile. Or par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. La crainte de n'être plus moi m'avait fait jadis horreur, et à chaque nouvel amour que j'éprouvais (pour Gilberte, pour Albertine), parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'un jour l'être qui les aimait n'existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler, cette crainte s'était naturellement changée en un calme confiant.

L'accident cérébral n'était même pas nécessaire. Ses symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires on en trouve une qu'on avait oublié qu'on avait même à chercher, faisaient de moi comme un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure les richesses. Quelque temps il exista un moi qui déplora de perdre ces richesses et s'opposait à elle, à la mémoire, et bientôt je sentis que la mémoire en se retirant emportait aussi ce moi.

Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, on l'a vu, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n'avais-je pas tenu à Albertine plus qu'à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu'y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l'aimais plus, j'étais, non plus l'être qui l'aimait, mais un être différent qui ne l'aimait pas, j'avais cessé de l'aimer quand j'étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d'être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d'aussi triste que m'avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m'était égal maintenant de ne plus l'aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort. Or c'était maintenant qu'elle m'était depuis peu devenue indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit :

II faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent.

Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l'herbe ».

J'ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j'étais préservé d'un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe interne, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre.

Quand tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand-mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre, d'une aiguille arrivée sur le point, ignoré par elle, où le ressort déclenché de l'horlogerie va sonner l'heure ? Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque tout entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler dans mon cerveau, cette crainte était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n'est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu'ont des blessés qui, quoiqu'ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper, disent, voyant ce qui va être : « Je vais mourir, je suis prêt » et écrivent leurs adieux à leur femme.

Et en effet ce fut là la chose singulière qui arriva avant que je n'eusse commencé mon livre, ce qui arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu'autrefois, on s'étonna que j'eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l'escalier. Ce n'avait été qu'une sortie de deux heures ; mais quand je fus rentré, je sentis que je n'avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m'arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n'esquissent même pas une résistance si on leur dit qu'on va les jeter à la mer. Je n'avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n'étais plus capable de rien, comme il arrive à des vieillards, alertes la veille, et qui s'étant fracturé la cuisse ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une existence qui n'est plus qu'une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, celui qui jadis allait dans ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu'on eût fait prévenir à temps pour l'invitation d'un quatorzième, qu'on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L'autre moi, celui qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. J'avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J'étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pouvais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand-mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais au bout de quelques instants j'avais oublié que j'avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l'heure de survivance qui m'était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d'invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux mais qui avait la prééminence sur l'autre, comme il arrive chez tous ces barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d'ailleurs m'eût sans doute fort estimé, si elle l'eût appris, d'avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d'architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l'obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j'étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l'idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d'ensemble, ou si cela resterait — comme un monument druidique au sommet d'une île — quelque chose d'infréquenté à jamais. Mais j'étais décidé à y consacrer mes forces qui s'en allaient comme à regret et comme pour pouvoir me laisser le temps d'avoir, tout le pourtour terminé, fermé « la porte funéraire ». Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails. D'ailleurs, à quoi bon faisais-je cela ? J'avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien « parfaites ». Mais au lieu de travailler j'avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j'entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premières, l'oubli des lettres à écrire, etc., simplifiait un peu ma tâche. Mais tout d'un coup, l'association des idées ramenait au bout d'un mois le souvenir de mes remords, et j'étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d'y être indifférent, mais c'est que depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l'escalier, j'étais devenu indifférent à tout, je n'aspirais plus qu'au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n'était pas parce que je reportais après ma mort l'admiration qu'on devait, me semblait-il, avoir pour mon œuvre, que j'étais indifférent aux suffrages de l'élite actuelle. Celle d'après ma mort pourrait penser ce qu'elle voudrait, cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon œuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n'était même plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse et ensuite au temps de mon travail jusqu'au jour où j'avais dû me retenir à la rampe de l'escalier, une grande différence d'importance. L'organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l'instant d'après, l'idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s'imposer la fatigue de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. Chez moi les forces de l'écrivain n'étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l'œuvre. Depuis le jour de l'escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu'il vînt de l'amitié des gens, des progrès de mon œuvre, de l'espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle grand soleil, qu'il n'avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu'il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble, pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire d'un coin infime de la bouche quand une dame m'écrivait : « J'ai été très surprise de ne pas recevoir de réponse à ma lettre. » Néanmoins, cela me rappelait sa lettre, et je lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu'on ne pût me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j'étais écrasé d'imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie. La perte de la mémoire m'aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations ; mon œuvre les remplaçait.

Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort, et même si je ne m'occupais de rien et restais dans un repos complet l'idée de la mort me tenait une compagnie aussi incessante que l'idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'était les accidents qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l'idée de la mort, que j'étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c'était venu ensemble, qu'inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j'avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l'hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c'était seulement parce que je les voyais de l'intérieur (plus encore que par les tromperies de l'espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels pris un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont le plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s'ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n'a rien à voir avec une attaque, l'aphasie, etc., mais vient d'une fatigue de la langue, d'un état nerveux analogue au bégaiement, de l'épuisement qui a suivi une indigestion.

Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, de plus long, et pour plus d'une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, Les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais aimés dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente d'eux. Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant. Sans doute mes livres eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n'est pas plus promise aux œuvres qu'aux hommes.

Ce serait un livre aussi long que Les Mille et Une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d'une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne vous demande pas vos préférences et vous défend d'y songer. Et c'est seulement si on la suit qu'on se trouve parfois rencontrer ce qu'on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les « Contes arabes » ou les « Mémoires de Saint-Simon » d'une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi ? N'était-il pas trop tard ?

Je me disais non seulement : « Est-il encore temps ? » mais « Suis-je encore en état ? » La maladie qui, en me faisant, comme un rude directeur de conscience, mourir au monde, m'avait rendu service « car si le grain de froment ne meurt après qu'on l'a semé, il restera seul, mais s'il meurt, il portera beaucoup de fruits », la maladie qui, après que la paresse m'avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces, et comme je l'avais remarqué depuis longtemps notamment au moment où j'avais cessé d'aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d'impressions qu'il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d'intelligence, n'était-elle pas une des conditions, presque l'essence même de l'œuvre d'art telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j'avais encore les forces qui étaient intactes encore dans la soirée que j'avais alors évoquée en apercevant François le Champi ! C'était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort lente de ma grand-mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s'était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d'attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j'avais pris ma résolution, j'avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m'installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu'à ce que j'eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l'avaient accompagné, j'avais entendu la porte du jardin s'ouvrir, sonner, se refermer...

Alors, je pensai tout d'un coup que si j'avais encore la force d'accomplir mon œuvre, cette matinée — comme autrefois à Combray certains jours qui avaient influé sur moi — qui m'avait, aujourd'hui même, donné à la fois l'idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j'avais pressentie autrefois dans l'église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps.

Certes, il est bien d'autres erreurs de nos sens, on a vu que divers épisodes de ce récit me l'avaient prouvé, qui faussent pour nous l'aspect réel de ce monde. Mais enfin je pourrais à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m'efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m'abstenir de les détacher de leur cause à côté de laquelle l'intelligence les situe après coup, bien que faire chanter doucement la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l'ébullition de notre tisane ne dût pas être en somme plus déconcertant que ce qu'ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l'intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de distances quelquefois énormes. Je pourrais, bien que l'erreur soit plus grave, continuer comme on fait à mettre des traits dans le visage d'une passante, alors qu'à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu'un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même si je n'avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu'il convient d'attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits, et pour les mêmes yeux selon l'espérance ou la crainte, ou au contraire l'amour et l'habitude qui cachent pendant trente années les changements de l'âge, même enfin si je n'entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au-dehors mais au-dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral, selon les différences de pression de notre sensibilité, ou quand, troublant la sérénité de notre certitude sous laquelle un objet est si petit, un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien d'autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel, a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d'un univers qui était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas d'y décrire l'homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace.

D'ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace, puisque des gens sans perspicacité spéciale, voyant deux hommes qu'ils ne connaissent pas, tous deux à moustaches noires ou tout rasés, disent que ce sont deux hommes l'un d'une vingtaine, l'autre d'une quarantaine d'années. Sans doute on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu'on ait cru pouvoir la faire signifie qu'on concevait l'âge comme quelque chose de mesurable. Au second homme à moustaches noires, vingt années de plus se sont effectivement ajoutées.

Si c'était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief, c'est qu'à ce moment même, dans l'hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l'instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c'était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque ne me rappelant plus bien comment ils s'éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l'écouter, je dus m'efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l'instant présent tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. Quand elle avait tinté j'existais déjà, et depuis pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant cessé, pris le repos de ne pas exister, de ne pas penser, de ne pas avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps, et les souvenirs — si indifférents, si pâlis — sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, mais en qui ils finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus. Profonde Albertine que je voyais dormir et qui était morte.

J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui. La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent des jeunes séminaristes gaillards, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombaient. (Était-ce pour cela que la figure des hommes d'un certain âge était, aux yeux du plus ignorant, si impossible à confondre avec celle d'un jeune homme et n'apparaissait qu'à travers le sérieux d'une espèce de nuage ?) Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin. Aussi, si elle m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.

 

FIN