« À propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. « Il s'engage et m'a écrit pour le faire “rentrer” dans l'aviation. » Sans doute le lift était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait « prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n'est pas toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n'aurons assez d'avions. C'est avec cela qu'on verra ce que prépare l'adversaire. C'est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d'une attaque, celui de la surprise, l'armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. »
J'avais rencontré ce liftier aviateur peu de jours auparavant. Il m'avait parlé de Balbec et curieux de savoir ce qu'il me dirait de Saint-Loup j'amenai la conversation en lui demandant s'il était vrai comme on me l'avait dit que M. de Charlus avait à l'égard des jeunes gens etc. Le liftier parut étonné, il n'en savait absolument rien. En revanche il accusa le jeune homme riche, celui qui vivait avec sa maîtresse et trois amis. Comme il avait l'air de mettre le tout dans un même sac et que je savais par M. de Charlus qui me l'avait dit, on se le rappelle, devant Brichot qu'il n'en était rien, je dis au liftier qu'il devait se tromper. Il opposa à mes doutes les affirmations les plus certaines. C'était l'amie du jeune homme riche qui était chargée de lever les jeunes gens et tout le monde prenait son plaisir ensemble. Ainsi M. de Charlus, le plus compétent des hommes en cette matière, s'était entièrement trompé tant la vérité est partielle, secrète, imprévisible. Par peur de faire un raisonnement de bourgeois, de voir le charlisme là où il n'était pas, il avait passé à côté de ce fait, le levage opéré par la femme. « Elle est venue assez souvent me trouver, me dit le liftier. Mais elle a tout de suite vu à qui elle avait à faire, j'ai catégoriquement refusé, je ne marche pas dans ce fourbi-là ; je lui ai dit que cela me déplaisait formellement. Une personne n'a qu'à être indiscrète, cela se répète, on ne peut plus trouver de place nulle part. » Ces dernières raisons affaiblissaient les vertueuses déclarations du début puisqu'elles semblaient impliquer que le liftier eût cédé s'il avait été assuré de la discrétion. Ç'avait sans doute été le cas pour Saint-Loup. Il est probable que même l'homme riche, sa maîtresse et ses amis, n'avaient pas été moins favorisés, car le liftier citait beaucoup de conversations tenues avec lui par eux à des époques très diverses, ce qui arrive rarement quand on a si catégoriquement refusé. Par exemple la maîtresse de l'homme riche était venue le trouver pour connaître un chasseur avec qui il était très ami. « Je ne crois pas que vous le connaissiez, vous n'étiez pas là à ce moment-là. C'est Victor qu'on lui disait. Naturellement », ajoutait le liftier de l'air de se référer à des lois inviolables et un peu secrètes, « on ne peut pas refuser à un camarade qui n'est pas riche. » Je me souvins de l'invitation que l'ami noble de l'homme riche m'avait adressée quelques jours avant mon départ de Balbec. Mais cela n'avait sans doute aucun rapport et était dicté par la seule amabilité.
« Eh bien, et la pauvre Françoise, a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d'un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n'y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c'est tout ce qu'il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu'il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu'elle en éprouvât, trouvait qu'on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu'on était « alliancé ». Le maître d'hôtel, persuadé d'ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n'aurait pas osé, par peur d'être démenti par les événements, et n'aurait même pas eu assez d'imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d'en extraire d'avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu'il paraît qu'il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Et lui dire ainsi pour la « vexer » des choses désagréables, c'est ce qu'il appelait « lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». « De seize ans, Vierge Marie ! », disait Françoise, et, un instant méfiante : « On disait pourtant qu'on ne les prenait qu'après vingt ans, c'est encore des enfants. — Naturellement les journaux ont l'ordre de ne pas dire ça. Du reste c'est toute la jeunesse qui sera en avant, il n'en reviendra pas lourd. D'un côté ça fera du bon, une bonne saignée, là, c'est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s'il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D'un côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu'est-ce que ça peut leur faire ? Ils touchent leurs pesetas, c'est tout ce qu'ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu'on craignait que le maître d'hôtel ne la fît mourir d'une maladie de cœur.
Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu'eût la vieille servante, m'arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d'une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s'y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d'une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain « parce que sans doute ». N'osant pas me dire : « Est-ce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d'un bon chien : « Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier... », évitant l'interrogation flagrante moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse.
Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus — et surtout s'ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi — restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu'ils croient le plus pénétrer dans la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (« pour me piquer », eût dit le maître d'hôtel) de ces propos étranges qu'une personne du monde n'aurait pas : avec une joie dissimulée mais aussi profonde que si c'eût été une maladie grave, si j'avais chaud et que la sueur — je n'y prenais pas garde — perlât à mon front : « Mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d'indécent (« vous sortez mais vous avez oublié de mettre votre cravate »), prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d'inquiéter quelqu'un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l'univers avais jamais été en nage. Enfin elle ne parlait plus bien comme autrefois. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s'étant plainte d'elle à moi et m'ayant dit (je ne sais de qui elle l'avait reçu) : « Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patatipatali et patatatipatala », Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l'avait jusqu'ici privée de ce bel usage. Et sur ces lèvres où j'avais vu fleurir jadis le français le plus pur j'entendis plusieurs fois par jour : « Et patatipatali et patatatipatala. » Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d'hôtel ayant pris l'habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l'argent, mais parce qu'il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n'était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c'était invariable comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille. Il croyait que ce que M. de Rambuteau avait été si froissé un jour d'entendre appeler par le duc de Guermantes « les édicules Rambuteau » s'appelait des pistières. Sans doute dans son enfance n'avait-il pas entendu l'o, et cela lui était resté. Il prononçait donc ce mot incorrectement mais perpétuellement. Françoise, gênée d'abord, finit par le dire aussi, pour se plaindre qu'il n'y eût pas de ce genre de choses pour les femmes comme pour les hommes. Mais son humilité et son admiration pour le maître d'hôtel faisaient qu'elle ne disait jamais pissotières, mais — avec une légère concession à la coutume — pissetières.
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien par le maître d'hôtel, qui n'y comprenant guère davantage et chez qui le désir de tourmenter Françoise étant souvent dominé par une allégresse patriotique, disait avec un rire sympathique, parlant des Allemands : « Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait que davantage que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher, qui malgré son métier était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d'âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le ministre de la Guerre pour le faire réformer.
Le maître d'hôtel n'eût pas pu imaginer que les communiqués n'étaient pas excellents et qu'on ne se rapprochait pas de Berlin, puisqu'il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc. », actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel, ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel connaissait pourtant bien de nom Jouy-le-Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu mais vainqueur.
Je n'étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu'en principe le docteur vous traitât par l'isolement on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même pas allé jusqu'à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville ! « Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait en finissant Gilberte. J'étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu'à Tansonville je serais à l'abri de tout. Je n'y étais pas depuis deux jours que vous n'imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d'un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j'étais obligée d'héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L'état-major allemand s'était-il en effet bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet, par contagion de l'esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentés à la plus haute aristocratie d'Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l'état-major et même des soldats qui lui avaient seulement demandé « la permission de cueillir un des ne-m'oubliez-pas qui poussaient auprès de l'étang », bonne éducation qu'elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l'arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l'esprit des Guermantes — d'autres diraient de l'internationalisme juif, ce qui n'aurait probablement pas été juste, comme on verra — la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture si libérale qu'il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmait ou infirmait les principes qu'il m'avait alors exposés.
Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s'étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et par exemple la théorie de la « percée » avait été complétée par cette thèse qu'il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l'artillerie le terrain occupé par l'adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu'au contraire ce bouleversement rendait impossible l'avance de l'infanterie et de l'artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d'obus ont fait autant d'obstacles. « La guerre, me disait-il, n'échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. »
C'était peu auprès de ce que j'aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore, c'est qu'il n'avait pas non plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d'ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n'était pas ceux dont j'étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n'avions jamais parlé. Mon petit, m'écrivait Robert, je reconnais que des mots comme « passeront pas » ou « on les aura » ne sont pas agréables ; ils m'ont fait longtemps aussi mal aux dents que « poilu » et le reste, et sans doute c'est ennuyeux de construire une épopée sur des termes qui sont pis qu'une faute de grammaire ou une faute de goût, qui sont cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons tellement, comme par exemple les gens qui croient spirituel de dire « de la coco » pour « de la cocaïne ». Mais si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce qu'ils recélaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée des Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes.
L'épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne font plus rien. Rodin ou Maillol pourraient faire un chef-d'œuvre avec une matière affreuse qu'on ne reconnaîtrait pas. Au contact d'une telle grandeur, « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens même pas plus s'il a pu contenir d'abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sens « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou Barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s'en fussent servis Hugo, Vigny ou les autres.
Je dis que le peuple, les ouvriers, est ce qu'il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre petit Vaugoubert, le fils de l'ambassadeur, a été sept fois blessé avant d'être tué et chaque fois qu'il revenait d'une expédition sans avoir écopé, il avait l'air de s'excuser et de dire que ce n'était pas sa faute. C'était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l'enterrement à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t'assure que moi. qui ai fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l'habitude de voir la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l'effondrement du pauvre Vaugoubert qui n'était plus qu'une espèce de loque. Le général avait beau lui dire que c'était pour la France, que son fils s'était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c'est pour cela qu'il faut s'habituer à « passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert. ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n'avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous le voulons pour dicter une paix juste, je ne veux pas dire seulement juste pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands.
Bien entendu, le « fléau » n'avait pas élevé l'intelligence de Saint-Loup au-dessus d'elle-même. De même que les héros d'un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien mais de la banale esthétique dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la « sanglante aurore », du « vol frémissant de la victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu'il était immobilisé à la lisière d'une forêt marécageuse, mais comme si ç'avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d'ombre et de lumière qui avaient été « l'enchantement de sa matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions l'un et l'autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n'avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l'arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait par exemple le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l'affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que d'ailleurs il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d'une mélodie de Schumann, il n'en donnait le titre qu'en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que, quand à l'aube il avait entendu un premier gazouillis à la lisière de cette forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l'oiseau de ce « sublime Siegfried » qu'il espérait bien entendre après la guerre.
Et maintenant, à mon second retour à Paris, j'avais reçu, dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j'ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d'une manière assez différente. Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami. me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J'y suis arrivée en même temps que les Allemands ; tout le monde avait voulu m'empêcher de partir. On me traitait de folle. « Comment, me disait-on. vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s'en échapper. » Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais que voulez-vous, je n'ai qu'une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou. si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j'ai su mon cher Tansonville menacé, je n'ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m'a semblé que ma place était à ses côtés. Et c'est du reste grâce à cette résolution que j'ai pu sauver à peu près le château, quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble, et non seulement sauver le château mais les précieuses collections auxquelles mon cher papa tenait tant. En un mot Gilberte était persuadée maintenant qu'elle n'était pas allée à Tansonville, comme elle me l'avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l'abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n'étaient pas restés à Tansonville d'ailleurs, mais elle n'avait plus cessé d'avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait beaucoup celui qui tirait des larmes à Françoise dans la rue de Combray, de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. Vous n'avez pas idée de ce que c'est que cette guerre, mon cher ami, et de l'importance qu'y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j'ai pensé à vous, aux promenades, grâce à vous rendues délicieuses, que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd'hui ravagé, alors que d'immenses combats se livraient pour la possession de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble ! Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l'obscur Roussainville et l'assommant Méséglise d'où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu'Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de six cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise mais ils ne l'ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c'était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l'importance qu'il a prise. L'immense champ de blé auquel il aboutit, c'est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l'auriez voulu, les Allemands en ont jeté d'autres, pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l'autre moitié.
Le lendemain du jour où j'avais reçu cette lettre, c'est-à-dire l'avant-veille de celui où, cheminant dans l'obscurité, entendant sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d'y retourner, m'avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l'annonce seule m'avait violemment ému. Françoise avait voulu se précipiter sur lui, espérant qu'il pourrait faire réformer le timide garçon boucher dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée d'elle-même par l'inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d'animaux avait changé de boucherie. Et soit que la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu'elle fût de bonne foi, elle déclara à Françoise qu'elle ignorait où ce garçon, qui, d'ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher, était employé. Françoise alors avait bien cherché partout. Mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n'avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l'avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu'on éprouve quand on est introduit auprès d'une personne atteinte d'un mal mortel et qui cependant se lève, s'habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n'avait pas vécu comme moi loin de Paris, l'habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d'impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu'il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n'en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu'on eût pris part à ces combats titaniques et revenir avec seulement une contusion à l'épaule ; c'était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu'ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d'effroi, et d'un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n'osons pas interroger et qui du reste pourraient tout au plus nous répondre : « Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du feu que sont les permissionnaires, chez les vivants ou les morts qu'un médium hypnotise ou évoque, le seul effet du contact avec le mystère soit d'accroître s'il est possible l'insignifiance des propos. Tel j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice, plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant. Et je n'avais pas osé lui poser de question et il ne m'avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu'elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu'ils étaient ; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait, et encore !
Je crus comprendre qu'il avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s'était aussi mal conduit avec lui qu'avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu'il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n'avait qu'à aller chez Mme Verdurin.
Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris. Il me dit que même à Paris c'était quelquefois « assez inouï ». Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu'il y avait eu la veille et il me demanda si j'avais bien vu, mais comme il m'eût parlé autrefois de quelque spectacle d'une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu'il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C'est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! » au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n'existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d'un raid insignifiant, mais qui de notre balcon, dans ce silence d'une nuit où il y avait eu tout à coup une fête vraie avec fusées utiles et protectrices, appels de clairons qui n'étaient pas que pour la parade, etc. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein ; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l'expliqua d'ailleurs par des raisons purement musicales : « Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée ! Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris. »
D'ailleurs à certains points de vue la comparaison n'était pas fausse. De notre balcon la ville semblait un seul lieu mouvant, informe et noir, et qui tout d'un coup passait, des profondeurs et de la nuit, dans la lumière et dans le ciel, où un à un les aviateurs s'élançaient à l'appel déchirant des sirènes, cependant que d'un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l'objet invisible encore et peut-être déjà proche qu'il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairant l'ennemi, le cernant de leurs lumières jusqu'au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et, escadrille après escadrille, chaque aviateur s'élançait ainsi de la ville transportée maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s'éclairaient, et je dis à Saint-Loup que s'il avait été à la maison la veille il aurait pu, tout en contemplant l'apocalypse dans le ciel, voir sur la terre (comme dans L'Enterrement du comte d'Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles) un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels à cause de leurs noms célèbres eussent mérité d'être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c'est ce que nous avions fait encore ce jour-là, comme s'il n'y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre », la peur des Zeppelins : « Reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. »
« Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leurs seins décatis le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. L'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange. »
Il faut dire pourtant que si la guerre n'avait pas grandi l'intelligence de Saint-Loup, cette intelligence, conduite par une évolution où l'hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirant à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots ! À une autre génération, sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur — rose, blond et doré, alors que l'autre était mi-partie très noir et tout blanc — de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s'entendre avec son oncle sur la guerre, s'étant rangé dans cette fraction de l'aristocratie qui faisait passer la France avant tout, tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n'avait pas vu le « créateur du rôle » comment on pouvait exceller dans l'emploi de raisonneur. « Il paraît que Hindenburg c'est une révélation, lui dis-je. — Une vieille révélation, me répondit-il du tac au tac, ou une future révolution. Il aurait fallu, au lieu de ménager l'ennemi, laisser faire Mangin, abattre l'Autriche et l'Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de monténégriser la France. — Mais nous aurons l'aide des États-Unis, lui dis-je. — En attendant je ne vois ici que le spectacle des États désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l'Italie par la peur de déchristianiser la France ? — Si ton oncle Charlus t'entendait ! lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu'on offense encore un peu plus le pape, et lui pense avec désespoir au mal qu'on peut faire au trône de François-Joseph. Il se dit d'ailleurs en cela dans la tradition de Talleyrand et du Congrès de Vienne. — L'ère du Congrès de Vienne est révolue, me répondit-il ; à la diplomatie secrète, il faut opposer la diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu'il se rangerait plutôt sous le torchon du bonnet rouge, qu'il prendrait de bonne foi pour le drapeau blanc. » Certes, ce n'était que des mots et Saint-Loup était loin d'avoir l'originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de caractère que l'autre était soupçonneux et jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d'or. La seule chose où son oncle ne l'eût pas dépassé était cet état d'esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s'en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) mêlé à une niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d'humilité et d'orgueil, de curiosités d'esprit acquises et d'autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup, par des chemins différents, et avec des opinions opposées, étaient devenus, à une génération d'intervalle, des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu'une personne un peu médiocre pouvait les trouver l'un et l'autre, selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs.
« Tu te rappelles, lui dis-je, nos conversations de Doncières. — Ah ! c'était le bon temps. Quel abîme nous en sépare. Ces beaux jours renaîtront-ils seulement jamais
du gouffre interdit à nos sondes.
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
— Ne pensons à ces conversations que pour en évoquer la douceur, lui dis-je. Je cherchais à y atteindre un certain genre de vérité. La guerre actuelle qui a tout bouleversé, et surtout, me dis-tu, l'idée de la guerre, rend-elle caduc ce que tu me disais alors relativement à ces batailles, par exemple aux batailles de Napoléon qui seraient imitées dans les guerres futures ? — Nullement ! me dit-il. La bataille napoléonienne se retrouve toujours, et d'autant plus dans cette guerre qu'Hindenburg est imbu de l'esprit napoléonien. Ses rapides déplacements de troupes, ses feintes, soit qu'il ne laisse qu'un mince rideau devant un de ses adversaires pour tomber toutes forces réunies sur l'autre (Napoléon 1814), soit qu'il pousse à fond une diversion qui force l'adversaire à maintenir ses forces sur le front qui n'est pas le principal (ainsi la feinte d'Hindenburg devant Varsovie grâce à laquelle les Russes trompés portèrent là leur résistance et furent battus sur les lacs de Mazurie), ses replis analogues à ceux par lesquels commencèrent Austerlitz, Arcole, Eckmühl, tout chez lui est napoléonien, et ce n'est pas fini. J'ajoute, si loin de moi tu essayes au fur et à mesure d'interpréter les événements de cette guerre, de ne pas te fier trop exclusivement à cette manière particulière d'Hindenburg pour y trouver le sens de ce qu'il fait, la clef de ce qu'il va faire. Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues qu'il révèle ici, l'impasse qu'il présente là, fait dévier extrêmement du plan préconçu. Comme une diversion, par exemple, ne doit se faire que sur un point qui a lui-même assez d'importance, suppose que la diversion réussisse au-delà de toute espérance, tandis que l'opération principale se solde par un échec ; c'est la diversion qui peut devenir l'opération principale. J'attends Hindenburg à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui consiste à séparer deux adversaires, les Anglais et nous. »
Tout en me rappelant ainsi la visite de Saint-Loup, j'avais marché, fait un trop long crochet ; j'étais presque au pont des Invalides. Les lumières assez peu nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées, un peu trop tôt car le « changement d'heure » avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d'une certaine date), et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l'heure d'été et de l'heure d'hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 heures et demie était devenu 9 heures et demie — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l'air d'une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu'ils s'en aperçoivent, les hommes entraînés dans l'immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Au reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s'attardait, le vertige prenait, ce n'était plus une mer étendue mais une gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu'on croirait dans le lointain voisiner avec la pente des cimes. Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides il ne faisait plus jour dans le ciel, il n'y avait même guère de lumière dans la ville, et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m'en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l'impression d'Orient que je venais d'avoir se renouvela, et d'autre part à l'évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c'était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n'était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j'aperçus un homme grand et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j'hésitai si je devais mettre le nom d'un acteur ou d'un peintre également connus pour d'innombrables scandales sodomistes. J'étais certain en tout cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu'il avait l'air gêné et fit exprès de s'arrêter et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu'il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour : c'était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l'évolution de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite personnalité primitive de l'individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face d'elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu'il était possible de soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce qu'il était devenu et qui n'appartenait pas à lui seul mais à beaucoup d'autres invertis, qu'à la première minute je l'avais pris pour un autre d'entre eux, derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d'entre eux qui n'était pas M. de Charlus, qui n'était pas un grand seigneur, qui n'était pas un homme d'imagination et d'esprit, et qui n'avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à tous, qui maintenant chez lui, au moins avant qu'on se fût appliqué à bien regarder, couvrait tout.
C'est ainsi qu'ayant voulu aller chez Mme Verdurin j'avais rencontré M. de Charlus. Et certes je ne l'eusse pas comme autrefois trouvé chez elle ; leur brouille n'avait fait que s'aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements présents pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps qu'elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu'il était « avant-guerre ». La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort.
D'ailleurs — ceci s'adressant plutôt au monde politique qui était moins informé — elle le représentait comme aussi « toc », aussi « à côté » comme situation mondaine que comme valeur intellectuelle. « Il ne voit personne, personne ne le reçoit », disait-elle à M. Bontemps, qu'elle persuadait aisément. Il y avait d'ailleurs du vrai dans ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins en moins du monde, s'étant brouillé par caractère quinteux, et ayant par conscience de sa valeur sociale dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes qui étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif qui n'avait pas, comme celui où était morte Mme de Villeparisis, l'ostracisme de l'aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise réputation maintenant connue de M. de Charlus faisait croire aux gens peu renseignés que c'était pour cela que ne le fréquentaient point les gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce qui était l'effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris des personnes à l'égard de qui elle s'exerçait. D'autre part Mme de Villeparisis avait eu un grand rempart : la famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui les brouilles. Elle lui avait d'ailleurs — surtout côté vieux Faubourg, côté Courvoisier — semblé inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait fait vers l'art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies, que ce qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte, par exemple, c'était sa parenté avec tout ce vieux Faubourg, c'eût été de pouvoir lui décrire la vie quasi provinciale menée par ses cousines, de la rue de la Chaise à la place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière.
Puis, se plaçant à un autre point de vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait de croire qu'il n'était pas français. « Quelle est sa nationalité exacte, est-ce qu'il n'est pas autrichien ? demandait innocemment M. Verdurin. — Mais non, pas du tout », répondait la comtesse Molé, dont le premier mouvement obéissait plutôt au bon sens qu'à la rancune. « Mais non, il est prussien, disait la Patronne. Mais je vous le dis, je le sais, il nous l'a assez répété qu'il était membre héréditaire de la Chambre des seigneurs de Prusse et Durchlaucht. — Pourtant la reine de Naples m'avait dit... — Vous savez que c'est une affreuse espionne », s'écriait Mme Verdurin qui n'avait pas oublié l'attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. « Je le sais et d'une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc ! En tout cas vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli monde, parce que je sais que le ministre de l'Intérieur a l'œil sur eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m'enlèvera de l'idée que pendant deux ans Charlus n'a pas cessé d'espionner chez moi. » Et pensant probablement qu'on pouvait avoir un doute sur l'intérêt que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés sur l'organisation du petit clan, Mme Verdurin, d'un air doux et perspicace, en personne qui sait que la valeur de ce qu'elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle n'enfle pas la voix pour le dire : « Je vous dirai que dès le premier jour j'ai dit à mon mari : “Ça ne me va pas, la façon dont cet homme-là s'est introduit chez moi. Ça a quelque chose de louche.” Nous avions une propriété au fond d'une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m'étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi, au début, il ne voulait pas venir par le train avec mes autres habitués. Moi, je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Eh bien non, il avait préféré habiter Doncières où il y a énormément de troupe. Tout ça sentait l'espionnage à plein nez. »
Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d'être passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager de la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l'histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n'en voyaient aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs, et mettaient à mille piques au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et en revanche professaient des théories de sociologie et d'économie politique. M. de Charlus s'enchantait à raconter des mots involontairement typiques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de Montmorency, la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d'imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de Montmorency une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu'on ait l'air d'y faire aucune attention, et qui, elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne, ou à la Chambre si Deschanel devait parler.
Bref, les gens du monde s'étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait « avant-guerre », démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l'ordre de la mode. Ils n'ont pas épuisé, pas même effleuré, les hommes de mérite qu'il y avait dans une génération, et maintenant il faut les condamner tous en bloc, car voici l'étiquette d'une génération nouvelle, qu'on ne comprendra pas davantage.
Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l'esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux et même dans le monde la place que M. de Charlus, en prenant les deux fois autant de peine, avait réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d'une haine d'autant plus coupable que, quelles qu'eussent été ses relations exactes avec le baron, Morel avait connu de lui ce qu'il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d'une telle générosité, d'une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu'en le quittant l'idée que Charlie avait emportée de lui n'était nullement l'idée d'un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie), mais de l'homme ayant le plus d'idées élevées qu'il eût jamais connu, un homme d'une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi, quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu'il bafouait en lui ce n'était pas le vice, c'était la vertu.
Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu'on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l'une intitulée : « Les Mésaventures d'une douairière en us, les vieux jours de la baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n'écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L'inversion du baron n'était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique. Frau Bosch, Frau van den Bosch étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d'un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d'Amérique et tante de Frankfort » et « Gaillard d'arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s'était écrié : « Pourvu que très haute et très puissante dame Anastasie ne nous caviarde pas ! »
Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte, mais d'une façon à laquelle, seul peut-être, j'étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n'avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s'était faite d'une façon toute particulière et si rare que c'est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J'ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer. Morel, qui l'avait longtemps rencontré chez les Saint-Loup, avait fait de lui alors des « imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu'il eût pris. Or maintenant, Morel, pour écrire, transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j'ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d'ailleurs, que des fleurs stériles.
Morel, qui était au bureau de la presse, trouvait d'ailleurs, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c'était peu de chose que d'être dans un bureau pendant la guerre et il finit par s'engager, bien que Mme Verdurin fit tout ce qu'elle put pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, elle qui de tout homme qui n'allait pas chez elle disait : « Où est-ce qu'il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là ? » et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper : « Mais pas du tout, il n'a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d'à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c'est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu'un qui l'a vu » ; mais pour les fidèles ce n'était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande « ennuyeuse » qui les faisait lâcher. Aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu'ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et, quand ils n'étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage et elle était désolée de voir Morel s'y montrer récalcitrant ; aussi lui avait-elle dit longtemps et vainement : « Mais si, vous servez dans ce bureau, et plus qu'au front. Ce qu'il faut c'est être utile, faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont, et les embusqués. Eh bien vous, vous en êtes, et soyez tranquille, tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. » Telle, dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n'étaient pas aussi rares et qu'elle n'était pas obligée comme maintenant d'avoir surtout des femmes, si l'un d'eux perdait sa mère, elle n'hésitait pas à lui persuader qu'il pouvait sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. « Le chagrin se porte dans le cœur. Vous voudriez aller au bal » (elle n'en donnait pas), « je serais la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s'en étonnera. On le sait bien, que vous avez du chagrin. » Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles même à les empêcher d'aller dans le monde, la guerre suffisant. Mme Verdurin se raccrochait aux restants. Elle voulait leur persuader qu'ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout, elle avait peu d'hommes ; peut-être regrettait-elle parfois d'avoir consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n'y avait plus à revenir.
Mais, si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, ils n'en continuaient pas moins, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs, comme si rien n'avait changé — avec quelques petites différences sans grande importance : par exemple chez Mme Verdurin Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de L'Île du rêve, assez semblable à celui d'un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel rappelait celui des Enfants de Marie ; M. de Charlus, se trouvant dans une ville d'où les hommes déjà faits, qui avaient été jusqu'ici son goût, avaient disparu, faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies : il avait par nécessité d'abord pris l'habitude, et ensuite le goût des petits garçons.
Encore le premier de ces traits caractéristiques s'effaça-t-il assez vite car Cottard mourut bientôt « face à l'ennemi », dirent les journaux, bien qu'il n'eût pas quitté Paris, mais se fût en effet surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J'avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu'il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui avait fourni ses modèles ; et après s'être ainsi, par l'alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvre d'art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matérialistement qu'une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu'il avait poursuivi, caressé dans ses peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable — aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie — qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe siècle aurait pu désoler un peintre de fêtes galantes, ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l'état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n'avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d'années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son œuvre qui s'éclipsait avec un peu de ce qui existait, dans l'univers, de conscience de cette beauté.
Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent : entretenant une nombreuse correspondance avec le « front », il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs.
Au temps où je croyais ce qu'on disait, j'aurais été tenté, en entendant l'Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d'y ajouter foi. Mais, depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m'avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu'elles n'exprimaient pas, je ne laissais aucune parole, juste en apparence, de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct, qui devinait ce que machinait chacun d'eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n'avaient été que des querelles particulières, n'intéressant que la vie de cette petite cellule spirituelle qu'est un être. Mais de même qu'il est des corps d'animaux, des corps humains, c'est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme le mont Blanc, de même il existe d'énormes entassements organisés d'individus qu'on appelle nations ; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et qui n'est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celle-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre nations. Mais s'il est maître de la psychologie des individus, alors ces masses colossales d'individus conglomérés s'affrontant l'une l'autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant seulement du conflit de deux caractères ; et il les verra à l'échelle où verraient le corps d'un homme de haute taille des infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube d'un millimètre de côté. Telles, depuis quelque temps, la grande figure France remplie jusqu'à son périmètre de millions de petits polygones aux formes variées, et la figure, remplie d'encore plus de polygones, Allemagne, avaient entre elles deux de ces querelles. Ainsi, à ce point de vue, le corps Allemagne et le corps France, et les corps alliés et ennemis se comportaient-ils dans une certaine mesure, comme des individus. Mais les coups qu'ils échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m'avait exposé les principes ; et parce que, même en les considérant du point de vue des individus, ils en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d'un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagnes où ils sont circonscrits.
Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n'avaient pas été aussi près d'eux, la permanence menaçante bien qu'actuellement enrayée d'un péril nous laissant entièrement indifférent si nous ne nous le représentons pas. Les gens vont d'habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que, si les influences étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteignant son maximum, c'est-à-dire faisant en quelques jours un bond de plusieurs millions de lieues, passerait d'un millimètre cube à une masse un million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l'oxygène, toutes les substances dont nous vivons ; et qu'il n'y aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou sans songer qu'une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourra être déterminée dans l'éther par l'activité incessante et frénétique que cache l'apparente immutabilité du soleil : ils s'occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes, l'un trop petit, l'autre trop grand pour qu'ils aperçoivent les menaces cosmiques qu'ils font planer autour de nous.
Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule, car M. Verdurin mourut à quelque temps de là) et M. de Charlus allait à ses plaisirs, sans guère songer que les Allemands fussent — immobilisés il est vrai par une sanglante barrière toujours renouvelée — à une heure d'automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu'ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis ; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d'inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu'un courant d'air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s'en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l'air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d'une douce satisfaction.
Quant à M. de Charlus, son cas était un peu différent, mais pire encore, car il allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France, il souhaitait plutôt, sans se l'avouer, que l'Allemagne sinon triomphât, du moins ne fût pas écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les grands ensembles d'individus appelés nations se comportent eux-mêmes dans une certaine mesure comme des individus. La logique qui les conduit est tout intérieure, et perpétuellement refondue par la passion, comme celle de gens affrontés dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d'un fils avec son père, d'une cuisinière avec sa patronne, d'une femme avec son mari. Celle qui a tort croit cependant avoir raison — comme c'était le cas pour l'Allemagne — et celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu'ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d'individus, pour être convaincu du bon droit de n'importe laquelle des parties, le plus sûr est d'être cette partie-là, un spectateur ne l'approuvera jamais aussi complètement. Or dans les nations, l'individu, s'il fait vraiment partie de la nation, n'est qu'une cellule de l'individu-nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu'ils allaient être battus qu'aucun Français ne se fût plus désespéré que si on lui avait dit qu'il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l'espérance, qui est une forme de l'instinct de conservation d'une nation, si l'on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu'a d'injuste la cause de l'individu-Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu'a de juste la cause de l'individu-France, le plus sûr n'était pas pour un Allemand de n'avoir pas de jugement, pour un Français d'en avoir, le plus sûr pour l'un ou pour l'autre c'était d'avoir du patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d'affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses — parmi lesquelles celle d'avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle — n'avait pas de patriotisme. Il était par conséquent du corps-France comme du corps-Allemagne. Si j'avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps-France, il me semble que ma façon de juger la querelle n'eût pas été la même qu'elle eût pu être autrefois. Dans mon adolescence, où je croyais exactement ce qu'on me disait, j'aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute ; mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s'accordent pas toujours avec nos paroles ; non seulement j'avais un jour, de la fenêtre de l'escalier, découvert un Charlus que je ne soupçonnais pas, mais surtout, chez Françoise, puis hélas chez Albertine, j'avais vu des jugements, des projets se former, si contraires à leurs paroles, que je n'eusse, même simple spectateur, laissé aucune des paroles justes en apparence de l'empereur d'Allemagne, du roi de Bulgarie, tromper mon instinct, qui eût deviné comme pour Albertine ce qu'ils machinaient en secret. Mais enfin je ne peux que supposer ce que j'aurais fait si je n'avais pas été acteur, si je n'avais pas été une partie de l'acteur-France, comme dans mes querelles avec Albertine mon regard triste ou ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu'il n'était plus qu'un spectateur, tout devait le porter à être germanophile du moment que, n'étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tout pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots allemands défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l'eussent irrité ; mais, vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l'irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n'est jamais irréfutable pour celui qui n'est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l'était par l'optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l'Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à son écrasement pour le mois suivant, et au bout d'un an n'étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s'ils n'en avaient pas porté avec tout autant d'assurance d'aussi faux, mais qu'ils avaient oubliés, disant, si on le leur rappelait, que ce n'était pas la même chose. Or M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l'esprit, n'eût peut-être pas compris en art que le « ce n'est pas la même chose » est opposé par les détracteurs de Manet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix ».
Enfin M. de Charlus était pitoyable, l'idée d'un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l'impossibilité d'assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que « justice est faite ». Il était certain en tout cas que la France ne pouvait plus être vaincue, et en revanche il savait que les Allemands souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l'autre de se rendre à merci. Cette idée, elle aussi, lui était rendue plus désagréable par le fait qu'il vivait en France. Ses souvenirs de l'Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis que les Français qui parlaient de l'écrasement de l'Allemagne avec une joie qui lui déplaisait, c'était des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins alors d'être tout à fait ceux-là, de ne faire qu'une chair avec eux ; le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans une querelle amoureuse.
Aussi la guerre était-elle pour M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant les journaux, l'air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque jour l'Allemagne à bas, « la Bête aux abois, réduite à l'impuissance », alors que le contraire n'était que trop vrai, l'enivrait de rage par leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de « reprendre du service », par des Brichot, par des Norpois, par Morel même et Legrandin. M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu'elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains des « empires de proie », chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d'un vaincu, déshonorés et pantelants.
M. de Charlus enfin avait encore des raisons plus particulières d'être ce germanophile. L'une était qu'homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens honorables, parmi les hommes d'honneur, les gens qui ne serreront pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté ; il les savait insensibles aux larmes d'un homme qu'ils font chasser d'un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur acte de « propreté morale » amener la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu'il eût pour l'Angleterre, pour la façon admirable dont elle était entrée dans la guerre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé et le lait d'entrer en Allemagne, c'était un peu cette nation d'homme d'honneur, de témoin patenté, d'arbitre en affaires d'honneur ; tandis qu'il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoïevski peuvent être meilleurs, et je n'ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge et la ruse ne suffisant pas pour faire préjuger un bon cœur, qu'il ne semble pas que les Allemands aient montré.
Enfin un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus : il la devait, et par une réaction très bizarre, à son « charlisme ». Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu'ils étaient un peu trop près de son sang ; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or chez lui le plaisir n'allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force ; l'homme qu'il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n'agissait que dans les heures de volupté, c'est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c'est-à-dire enflammé pour le mal séduisant, et écrasant la vertueuse laideur. Ce fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine, meurtre auquel on fut surpris d'ailleurs de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoïevski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n'avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n'a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s'étalent, sans peur de s'abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne, et par exemple qu'un souper, un meurtre, événements russes, ont quelque chose de russe.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine quand ils causaient avec vous de s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d'autres qu'ils oublieraient aussi vite. C'était l'époque où il y avait continuellement des raids de gothas, l'air grésillait perpétuellement d'une vibration vigilante et sonore d'aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkure — seule musique allemande qu'on eût entendue depuis la guerre — jusqu'à l'heure où les pompiers annonçaient que l'alerte était finie tandis qu'à côté d'eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l'air son cri de joie.
M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochaient surtout à la France de ne pas l'être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l'Allemagne mais même son admiration de l'armée. Sans doute ils changeaient d'avis dès qu'il s'agissait de ralentir la guerre contre l'Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais par exemple Brichot, ayant accepté malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exalta le roman d'un Suisse où sont raillés, comme semence de militarisme, deux enfants tombant d'une admiration symbolique à la vue d'un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d'autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu'un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l'admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n'avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n'était en réalité qu'une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée, de militariste qu'elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendance antimilitariste, à se faire presque antimilitariste puisque c'était maintenant contre la Germanie sur-militariste qu'elle luttait) Brichot s'écriait-il : « Ô le spectacle bien mirifique et digne d'attirer la jeunesse d'un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force : un dragon ! On peut juger ce que sera la vile soldatesque d'une génération élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale. Aussi Spitteler, ayant voulu l'opposer à cette hideuse conception du sabre par-dessus tout, a exilé symboliquement au profond des bois, raillé, calomnié, solitaire, le personnage rêveur appelé par lui le Fol Étudiant en qui l'auteur a délicieusement incarné la douceur hélas démodée, bientôt oubliée pourra-t-on dire, si le règne atroce de leur vieux dieu n'est pas brisé, la douceur adorable des époques de paix. »
« Voyons, me dit M. de Charlus, vous connaissez Cottard et Cambremer. Chaque fois que je les vois, ils me parlent de l'extraordinaire manque de psychologie de l'Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu'ici ils avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d'en faire preuve ? Mais croyez bien que je n'exagère pas. Qu'il s'agisse du plus grand Allemand, de Nietzsche, de Goethe, vous entendrez Cottard dire : “avec l'habituel manque de psychologie qui caractérise la race teutonne”. Il y a évidemment dans la guerre des choses qui me font plus de peine, mais avouez que c'est énervant. Norpois est plus fin, je le reconnais, bien qu'il n'ait pas cessé de se tromper depuis le commencement. Mais qu'est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent l'enthousiasme universel ? Mon cher monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot, que j'aime beaucoup, même depuis le schisme qui m'a séparé de sa petite église, à cause de quoi je le vois beaucoup moins. Mais enfin j'ai une certaine considération pour ce régent de collège beau parleur et fort instruit, et j'avoue que c'est fort touchant qu'à son âge, et diminué comme il est, car il l'est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis, comme il dit, à “servir”. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre et Brichot n'a jamais eu de talent. J'avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu'un partisan aveugle de l'Antiquité comme Brichot, qui n'avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d'ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d'Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu'Austerlitz même, ce n'était rien à côté de Vauquois. Cette fois du reste, le public qui avait résisté aux modernistes de la littérature et de l'art suit ceux de la guerre, parce que c'est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits sont écrasés, non par la beauté, mais par l'énormité de l'action. On n'écrit plus kolossal qu'avec un k, mais au fond ce devant quoi on s'agenouille c'est bien du colossal. À propos de Brichot, avez-vous vu Morel ? On me dit qu'il désire me revoir. Il n'a qu'à faire les premiers pas, je suis le plus vieux, ce n'est pas à moi à commencer. »
Malheureusement dès le lendemain, disons-le pour anticiper, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel ; celui-ci pour exciter sa jalousie le prit par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, n'allât pas ailleurs, l'autre apercevant un camarade dit adieu à M. de Charlus qui, espérant que cette menace, que bien entendu il n'exécuterait jamais, ferait rester Morel, lui dit : « Prends garde, je me vengerai », et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné.
Sans doute les paroles que me disait M. de Charlus à l'égard de Morel témoignaient combien l'amour — et il fallait que celui du baron fût bien persistant — rend (en même temps que plus imaginatif et plus susceptible) plus crédule et moins fier. Mais quand M. de Charlus ajoutait : « C'est un garçon fou de femmes et qui ne pense qu'à cela », il disait plus vrai qu'il ne croyait. Il le disait par amour-propre, par amour, pour que les autres pussent croire que l'attachement de Morel pour lui n'avait pas été suivi d'autres du même genre. Certes je n'en croyais rien, moi qui avais vu, ce que M. de Charlus ignora toujours, Morel donner pour cinquante francs une de ses nuits au prince de Guermantes. Et si, voyant passer M. de Charlus, Morel (excepté les jours où, par besoin de confession, il le heurtait pour avoir l'occasion de lui dire tristement : « Oh ! pardon, je reconnais que j'ai agi infectement avec vous »), assis à une terrasse de café avec des camarades, poussait avec eux de petits cris, montrait le baron du doigt et poussait ces gloussements par lesquels on se moque d'un vieil inverti, j'étais persuadé que c'était pour cacher son jeu, que, pris à part par le baron, chacun de ces dénonciateurs publics eût fait tout ce qu'il lui eût demandé. Je me trompais. Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion — et cela dans toutes les classes — des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. Chez certains le changement avait été opéré par de tardifs scrupules religieux, par l'émotion éprouvée quand avaient éclaté certains scandales, ou la crainte de maladies inexistantes auxquelles les avaient, en toute sincérité, fait croire des parents qui étaient souvent concierges ou valets de chambre, sans sincérité des amants jaloux qui avaient cru par là garder pour eux seuls un jeune homme qu'ils avaient au contraire détaché d'eux-mêmes aussi bien que des autres. C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi graves que celles de l'ennemi. Pour Morel, son refus à l'égard de tout le monde, sans exception, en quoi M. de Charlus avait dit à son insu une vérité qui justifiait à la fois ses illusions et détruisait ses espérances, venait de ce que, deux ans après avoir quitté M. de Charlus, il s'était épris d'une femme avec laquelle il vivait et qui, ayant plus de volonté que lui, avait su lui imposer une fidélité absolue. De sorte que Morel, qui au temps où M. de Charlus lui donnait tant d'argent avait donné pour cinquante francs une nuit au prince de Guermantes, n'aurait pas accepté du même ou de tout autre quoi que ce fût, lui offrît-on cinquante mille francs. À défaut d'honneur et de désintéressement, sa « femme » lui avait inculqué un certain respect humain, qui ne détestait pas d'aller jusqu'à la bravade et à l'ostentation que tout l'argent du monde lui était égal quand il lui était offert dans certaines conditions. Ainsi le jeu des différentes lois psychologiques s'arrange à compenser dans la floraison de l'espèce humaine tout ce qui, dans un sens ou dans l'autre, amènerait par la pléthore ou la raréfaction son anéantissement. Ainsi en est-il chez les fleurs où une même sagesse, mise en évidence par Darwin, règle les modes de fécondation en les opposant successivement les uns aux autres.
« C'est du reste une étrange chose », ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu'il prenait par moments. « J'entends des gens qui ont l'air très heureux toute la journée, qui prennent d'excellents cocktails, déclarer qu'ils ne pourront pas aller jusqu'au bout de la guerre, que leur cœur n'aura pas la force, qu'ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu'ils mourront tout d'un coup. Et le plus extraordinaire, c'est que cela arrive en effet. Comme c'est curieux ! Est-ce une question d'alimentation, parce qu'ils n'ingèrent plus que des choses mal préparées, ou parce que, pour prouver leur zèle, ils s'attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait ? Mais enfin j'enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que je vous disais, que Norpois admirait cette guerre. Mais quelle singulière manière d'en parler ! D'abord avez-vous remarqué ce pullulement d'expressions nouvelles qui, quand elles ont fini par s'user à force d'être employées tous les jours — car vraiment Norpois est infatigable, je crois que c'est la mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse —, sont immédiatement remplacées par d'autres lieux communs ? Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient : “celui qui sème le vent récolte la tempête” ; “les chiens aboient, la caravane passe” ; “faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, disait le baron Louis” ; “il y a là des symptômes qu'il serait exagéré de prendre au tragique mais qu'il convient de prendre au sérieux” ; “travailler pour le roi de Prusse” (celle-là a d'ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Eh bien, depuis, hélas, que j'en ai vu mourir ! Nous avons eu “le chiffon de papier”, “les empires de proie”, “la fameuse Kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans défense”, “la victoire appartient, comme disent les Japonais, à celui qui sait souffrir un quart d'heure de plus que l'autre”, “les Germano-Touraniens”, “la barbarie scientifique”, “si nous voulons gagner la guerre, selon la forte expression de M. Lloyd George”, enfin ça ne se compte plus, et “le mordant des troupes”, et “le cran des troupes”. Même la syntaxe de l'excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l'excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d'être réalisée, n'ose pas tout de même employer le futur pur et simple qui risquerait d'être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir ? » J'avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire.
Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était de plus aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d'être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison, M. de Guermantes répondait que s'il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent « j'ai trahi », on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n'aurais pas l'occasion d'y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l'affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes, que, dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d'entendre le couple lettré et charmant dire : « Mais il sera probablement acquitté, il n'y a absolument rien contre lui. » M. de Guermantes essaya d'alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré : « Vous êtes le Giolitti de la France, oui, monsieur Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France. » Mais le couple lettré et charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu'il avait dit cela « devant M. Caillaux atterré », disait Le Figaro, mais probablement en réalité devant M. Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n'avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l'influence d'une Anglaise n'est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l'eût prophétisé même en 1919, où les Anglais n'appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi avait changé et toute décision était approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l'Allemagne.
Pour revenir à M. de Charlus : « Mais si », répondit-il à l'aveu que je ne le comprenais pas, « mais si : “savoir”, dans les articles de Norpois, est le signe du futur, c'est-à-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d'ailleurs », ajouta-t-il peut-être sans une complète sincérité. « Vous comprenez bien que si “savoir” n'était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays. Par exemple chaque fois que Norpois dit : “L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du ‘droit'”, “la monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence”, il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les miens, comme les vôtres), mais enfin là, le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut “savoir”, l'Amérique peut “savoir”, la monarchie “bicéphale” elle-même peut “savoir” (malgré l'éternel “manque de psychologie”). Mais le doute n'est plus possible quand Norpois écrit : “Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres”, “la région des Lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des Alliés”, “les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l'opinion de la grande majorité du pays”. Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas “savoir”. Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l'injonction (à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux “Boches” (M. de Charlus mettait à prononcer le mot “boche” le même genre de hardiesse que jadis dans le tram de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour les femmes).
D'ailleurs, avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours commencé, dès 1914, ses articles aux neutres ? Il commence par déclarer que certes la France n'a pas à s'immiscer dans la politique de l'Italie (ou de la Roumanie, ou de la Bulgarie, etc.). Seules, c'est à ces puissances qu'il convient de décider en toute indépendance et en ne consultant que l'intérêt national si elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l'article (ce qu'on eût appelé autrefois l'exorde) sont si remarquablement désintéressées, la suite l'est généralement beaucoup moins. “Toutefois”, continue en substance Norpois, “il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel de la lutte, les nations qui se seront rangées du côté du droit et de la justice. On ne peut attendre que les Alliés récompensent, en leur octroyant les territoires d'où s'élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples qui, suivant la politique de moindre effort, n'auront pas mis leur épée au service des Alliés.” Ce premier pas fait vers un conseil d'intervention, rien n'arrête plus Norpois, ce n'est plus seulement le principe mais l'époque de l'intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins déguisés. “Certes, dit-il en faisant ce qu'il appellerait lui-même ‘le bon apôtre', c'est à l'Italie, à la Roumanie seules de décider de l'heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra d'intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu'à trop tergiverser elles risquent de laisser passer l'heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la Germanie traquée d'une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples qui n'auront fait que voler au secours de la victoire dont on voit déjà l'aube resplendissante n'auront nullement droit à cette même récompense qu'ils peuvent encore en se hâtant, etc.” C'est comme au théâtre quand on dit : “Les dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis aux retardataires !” Raisonnement d'autant plus stupide que Norpois le refait tous les six mois, et dit périodiquement à la Roumanie : “L'heure est venue pour la Roumanie de savoir si elle veut ou non réaliser ses aspirations nationales. Qu'elle attende encore, il risque d'être trop tard.” Or depuis trois ans qu'il le dit, non seulement le “trop tard” n'est pas encore venu, mais on ne cesse de grossir les offres qu'on fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc., à intervenir en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui liait la Grèce à la Serbie n'a pas été tenu. Or de bonne foi, si la France n'était pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la neutralité bienveillante de la Grèce, aurait-elle l'idée d'intervenir en tant que puissance protectrice, et le sentiment moral qui la pousse à se révolter parce que la Grèce n'a pas tenu ses engagements avec la Serbie, ne se tait-il pas aussi dès qu'il s'agit d'une violation tout aussi flagrante de la Roumanie et de l'Italie qui, avec raison je le crois, comme la Grèce aussi, n'ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs et étendus qu'on ne dit, d'alliés de l'Allemagne ? La vérité c'est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement puisqu'ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s'agit ? Au temps de l'Affaire qui vous passionnait si bizarrement, à une époque dont il est convenu de dire que nous sommes séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité que tout lien est rompu avec le passé, j'étais choqué de voir des gens de ma famille accorder toute leur estime à des anticléricaux anciens communards que leur journal leur avait présentés comme antidreyfusards, et honnir un général bien né et catholique mais révisionniste. Je ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer l'empereur François-Joseph qu'ils vénéraient, avec raison je peux vous le dire, moi qui l'ai beaucoup connu et qu'il veut bien traiter en cousin. Ah ! je ne lui ai pas écrit depuis la guerre », ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu'il savait très bien qu'on ne pouvait blâmer. « Si, la première année, et une seule fois. Mais qu'est-ce que vous voulez, cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j'ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient, je le sais, fort mauvais que j'entretienne une correspondance suivie avec le chef d'une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous ? me critique qui voudra », ajouta-t-il comme s'exposant hardiment à mes reproches, « je n'ai pas voulu qu'une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique que j'adresserais au vieux souverain, c'est qu'un seigneur de son rang, chef d'une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d'Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau, fort intelligent d'ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n'est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre. » Et comme, dès qu'il se replaçait au point de vue nobiliaire qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d'extraordinaires enfantillages, il me dit, du même ton qu'il m'eût parlé de la Marne ou de Verdun, qu'il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui écrirait l'histoire de cette guerre. « Ainsi, me dit-il, par exemple, tout le monde est si ignorant que personne n'a fait remarquer cette chose si marquante : le grand maître de l'ordre de Malte, qui est un pur boche, n'en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit, en tant que grand maître de notre ordre, du privilège de l'exterritorialité. C'est intéressant », ajouta-t-il d'un air de me dire : « Vous voyez que vous n'avez pas perdu votre soirée en me rencontrant. » Je le remerciai et il prit l'air modeste de quelqu'un qui n'exige pas de salaire. « Qu'est-ce que j'étais donc en train de vous dire ? Ah ! oui, que les gens haïssaient maintenant François-Joseph, d'après leur journal. Pour le roi Constantin de Grèce et le tsar de Bulgarie, le public a oscillé, à diverses reprises, entre l'aversion et la sympathie, parce qu'on disait tour à tour qu'ils se mettraient du côté de l'Entente ou de ce que Brichot appelle les Empires centraux. C'est comme quand Brichot nous répète à tout moment que “l'heure de Venizélos va sonner”. Je ne doute pas que M. Venizélos ne soit un homme d'État plein de capacité, mais qui nous dit que les Grecs désirent tant que cela Venizélos ? Il voulait, nous dit-on, que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore faudrait-il savoir quels étaient ses engagements et s'ils étaient plus étendus que ceux que l'Italie et la Roumanie ont cru pouvoir violer. Nous avons de la façon dont la Grèce exécute ses traités et respecte sa constitution un souci que nous n'aurions certainement pas si ce n'était pas notre intérêt. Qu'il n'y ait pas eu la guerre, croyez-vous que les puissances “garantes” auraient même fait attention à la dissolution des Chambres ? Je vois simplement qu'on retire un à un tous ses appuis au roi de Grèce pour pouvoir le jeter dehors ou l'enfermer le jour où il n'aura plus d'armée pour le défendre. Je vous disais que le public ne juge le roi de Grèce et le roi des Bulgares que d'après les journaux. Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal, puisqu'ils ne les connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j'ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille. J'ai toujours pensé que l'empereur Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur, bien entendu. La princesse Christian en parlait ouvertement mais c'est une gale. Quant au tsar des Bulgares, c'est une pure coquine, une vraie affiche, mais très intelligent, un homme remarquable. Il m'aime beaucoup. »
M. de Charlus qui pouvait être si agréable devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J'ai souvent pensé que dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait, n'auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d'ostentation d'une manie et, mal à l'aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu'ils croyaient désirer. De plus, on était agacé d'entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuves, par quelqu'un qui s'omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu'il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s'était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans « la vie »), expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu'on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même, mais exceptionnellement satisfait de lui. C'est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour achever la phrase que voici : « Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l'égard de l'empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le tsar Ferdinand s'est mis du côté des “empires de proie”. Dame au fond, c'est très compréhensible, on est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l'alliance de la Bulgarie avec l'Allemagne. » Et de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s'il l'avait vraiment trouvée très ingénieuse et qui même si elle avait reposé sur des faits vrais était aussi puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre, quand il la jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par une remarque plus juste : « Ce qui est étonnant, dit-il, c'est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu'il juge par lui-même. »
En cela M. de Charlus avait raison. On m'a raconté qu'il fallait voir les moments de silence et d'hésitation qu'avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l'énonciation, mais à la formation d'une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d'un sentiment intime : « Non, je ne crois pas qu'ils prendront Varsovie » ; « je n'ai pas l'impression qu'on puisse passer un second hiver » ; « ce que je ne voudrais pas, c'est une paix boiteuse » ; « ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c'est la Chambre » ; « si, j'estime tout de même qu'on pourra percer. » Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu'elle poussait à l'extrême quand elle disait : « Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu'on appelle le cran. » Pour prononcer « le cran » (et même simplement pour le « mordant ») elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d'atelier. Son langage à elle était pourtant, plus encore qu'autrefois, la trace de son admiration pour les Anglais, qu'elle n'était plus obligée de se contenter d'appeler comme autrefois « nos voisins d'outre-Manche », ou tout au plus « nos amis les Anglais », mais « nos loyaux alliés ». Inutile de dire qu'elle ne se faisait pas faute de citer à tout propos l'expression de fair play pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et « ce qu'il faut c'est gagner la guerre, comme disent nos braves alliés ». Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu'il trouvait à vivre dans l'intimité des Australiens aussi bien que des Écossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. « Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l'argot de tous les braves tommies, il sait se faire entendre de ceux des plus lointains dominions et, aussi bien qu'avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble private. »
Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville, tandis que je descends les boulevards, côte à côte avec M. de Charlus, m'autorise à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet si le pauvre Brichot était ainsi jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d'autre part n'étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d'abord on se rappelle peut-être que déjà à La Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin, du grand homme qu'il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l'objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il à ce moment-là un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs ou associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d'une élégance si longtemps retardée mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s'était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d'abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l'Institut, sa notoriété n'avait pas jusqu'à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire presque quotidiennement des articles parés de ce faux brillant qu'on l'a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d'autre part, d'une érudition fort réelle, et qu'en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler, de quelques formes plaisantes qu'il l'entourât, le « grand monde » fut littéralement ébloui. Pour une fois d'ailleurs il donnait sa faveur à quelqu'un qui était loin d'être une nullité et qui pouvait retenir l'attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l'honneur d'avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l'une, se sentant d'autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s'y trouver quelque personne brillante qu'il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l'attirer. Ce fut ainsi que le journalisme (dans lequel Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur et en échange d'émoluments superbes, ce qu'il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin, car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée... s'il n'y avait pas eu Mme Verdurin. Certes les articles de Brichot étaient loin d'être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l'homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d'images qui ne voulaient rien dire du tout (« les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven » ; « Schiller a dû frémir dans son tombeau » ; « l'encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée » ; « Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe »), c'étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c'est un chiffre ; notre commandement saura ouvrir l'œil et le bon ; nous voulons vaincre, un point c'est tout. » Mais, mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements ! Or Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu'elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l'attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or il était malheureusement certain qu'il y en avait quelques-unes. On n'attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d'un auteur vraiment peu connu, au moins dans l'œuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l'heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. « Eh bien, qu'est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J'ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu'il devient fou. — Je ne l'ai pas encore lu, disait Cottard. — Comment, vous ne l'avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C'est-à-dire que c'est d'un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu'un n'eût pas encore lu le Brichot pour avoir l'occasion d'en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d'hôtel d'apporter Le Temps, et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée, cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. « Je ne le dis pas trop haut parce que j'ai peur que là-bas », disait-elle en montrant la comtesse Molé, « on n'admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu'on ne croit. » Mme Molé à qui on tâchait de faire entendre en parlant assez fort qu'on parlait d'elle, tout en s'efforçant de lui montrer par des baissements de voix qu'on n'aurait pas voulu être entendu d'elle, reniait lâchement Brichot qu'elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin et, pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : « Ce qu'on ne peut pas lui retirer, c'est que c'est bien écrit. — Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde d'autant plus que Mme Verdurin, comme effarouchée elle-même par le mot de cochon, l'avait prononcé en le chuchotant, la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d'autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d'employer les mots nouveaux pour montrer qu'il n'était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu'elle faisait de ce qu'écrivait Chochotte. Elle lui dit seulement une fois qu'il avait tort d'écrire si souvent « je ». Et il avait en effet l'habitude de l'écrire continuellement, d'abord parce que, par habitude de professeur il se servait constamment d'expressions comme « j'accorde que », et même, pour dire « je veux bien que », « je veux que » : « Je veux que l'énorme développement des fronts nécessite, etc. », mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s'était trouvé écrire très souvent : « J'ai dénoncé dès 1897 » ; « j'ai signalé en 1901 » ; « j'ai averti dans ma petite brochure aujourd'hui rarissime (habent sua fata libelli) », et ensuite l'habitude lui était restée. Il rougit fortement de l'observation de Mme Verdurin, observation qui lui fut faite d'un ton aigre. « Vous avez raison, madame. Quelqu'un qui n'aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu'il n'ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire... avant le déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. » À partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n'empêchait pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit à l'auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l'abri de on. Par exemple Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi : « On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n'a pas dit qu'elles n'avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on qu'elles n'ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné, s'il n'est pas, etc. » Bref, rien qu'à énoncer tout ce qu'il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu'il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Jomini, Ovide, Apollonius de Tyane, etc., avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d'un fort volume. Il est à regretter qu'il n'en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç'avait été de l'admirer et celles mêmes qu'il continuait d'éblouir en secret, dans le temps qu'elles lisaient son article, s'arrêtaient et riaient dès qu'elles n'étaient plus seules pour ne pas avoir l'air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu'à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l'intelligence de tout nouveau ce qu'il pensait des articles de Brichot ; s'il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui enseigner à quoi l'on reconnaît que les gens sont intelligents.
« Enfin, mon pauvre ami, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d'ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n'est pas du vandalisme aussi ? Est-ce qu'une ville qui n'aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée ? Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j'y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n'est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au Bouillon Duval ? Parfaitement mon cher, et je crois que j'ai le droit de parler ainsi parce que le beau est tout de même le beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d'être servi par des êtres rachitiques, portant binocle, dont le cas d'exemption se lit sur le visage ! Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l'on veut reposer ses yeux sur quelqu'un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu'ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est, quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient peut-être pour la première fois et sera peut-être tué demain ! Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l'auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu'on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l'Allemagne, la vertu de la race prussienne », dit-il en s'oubliant.
Et puis, remarquant qu'il avait trop laissé apercevoir son point de vue : « Ce n'est pas tant l'Allemagne que je crains pour la France, que la guerre elle-même. Les gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe, auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n'a aucun rapport. C'est une maladie qui, quand elle semble conjurée sur un point, reprend sur un autre. Aujourd'hui Noyon sera délivré, demain on n'aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait bien tranquille et accepterait au besoin une balle qu'il n'imagine pas, s'affolera parce qu'il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chef-d'œuvre unique comme Reims, par la qualité, n'est pas tellement ce dont la disparition m'épouvante, c'est surtout de voir anéantis une telle quantité d'ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. »
Je pensai aussitôt à Combray, mais autrefois j'avais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n'avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup, ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray.
« Je ne veux pas dire de mal des Américains, monsieur, continua-t-il, il paraît qu'ils sont inépuisablement généreux et comme il n'y a pas eu de chef d'orchestre dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l'autre, et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant la guerre, ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d'œuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l'agrément délicieux de la France. Le château expliquait l'église, qui elle-même, parce qu'elle avait été un lieu de pèlerinages, expliquait la chanson de geste. Je n'ai pas à surfaire l'illustration de mes origines et de mes alliances, et d'ailleurs ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais dernièrement j'ai eu, pour régler une question d'intérêts, et malgré un certain refroidissement qu'il y a entre le ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n'était qu'une toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans certains vitraux, dans d'autres étaient inscrites nos armoiries. Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les Français et par les Anglais parce qu'elle servait d'observatoire aux Allemands. Tout ce mélange d'histoire survivante et d'art qui était la France se détruit, et ce n'est pas fini. Et bien entendu je n'ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille, la destruction de l'église de Combray à celle de la cathédrale de Reims, qui était comme le miracle d'une cathédrale gothique retrouvant naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d'Amiens. Je ne sais si le bras levé de saint Firmin est aujourd'hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l'énergie a disparu de ce monde. — Son symbole, monsieur, lui répondis-je. Et j'adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu'il symbolise. Les cathédrales doivent être adorées jusqu'au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les vérités qu'elles enseignent. Le bras levé de saint Firmin dans un geste de commandement presque militaire disait : Que nous soyons brisés, si l'honneur l'exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d'avoir un moment fixé des vérités humaines. — Je comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M. Barrès, qui nous a fait faire, hélas, trop de pèlerinages à la statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède, a été touchant et gracieux, quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait là-bas et qui disait que la cathédrale de Reims lui était moins précieuse que celle d'un soldat allemand. C'est du reste ce qui est exaspérant et navrant, c'est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l'Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche, sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d'invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l'Alsace-Lorraine a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année ? Vous avez l'air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite de tout mon cœur, vous n'en doutez pas. Mais enfin depuis qu'à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre (pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoires à la Pyrrhus avec un coût qui ne nous est pas dit) et que les Boches ne se croient plus sûrs de vaincre, on voit l'Allemagne chercher à hâter la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu'à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient à éclairer autre chose que des tombes. Soyez franc, mon cher ami, vous-même m'aviez fait une théorie sur les choses qui n'existent que grâce à une création perpétuellement recommencée. La création du monde n'a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Eh bien, si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire (en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que “l'aube de la victoire” et le “général Hiver”) : “Maintenant que l'Allemagne a voulu la guerre, les dés en sont jetés”, la vérité c'est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l'a commencée, plus peut-être, car ce premier n'en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs.
Or rien ne dit qu'une guerre aussi prolongée, même si elle doit avoir une issue victorieuse, ne soit pas sans péril. Il est difficile de parler de choses qui n'ont point de précédent et des répercussions sur l'organisme d'une opération qu'on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai, les nouveautés dont on s'alarme se passent fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu'il était fou de faire la séparation de l'Église. Elle a passé comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la Guerre, sans qu'on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d'un surmenage pareil à celui d'une guerre ininterrompue pendant plusieurs années ! Que feront les hommes au retour ? la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés ? Tout cela pourrait mal tourner, sinon pour la France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m'avez fait lire autrefois l'admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny n'attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce qu'en 1812 Aimée de Coigny attendait de la guerre que faisait l'Empire. Si l'Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles ? Je ne le désire pas.
Pour en revenir à la guerre elle-même, ce premier qui l'a commencée est-il l'empereur Guillaume ? J'en doute fort. Et si c'est lui, qu'a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m'étonne de voir inspirer tant d'horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui le jour de la déclaration de guerre se sont écriés comme le général Pau : “J'attendais ce jour-là depuis quarante ans. C'est le plus beau jour de ma vie.” Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires, quand tout ami des arts était accusé de s'occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n'était pas belliqueuse étant délétère ! C'est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d'un général. Une folle a failli me présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m'efforçais de maintenir n'était que les règles mondaines. Mais malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu'ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu'au-boutistes des hommes. Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n'est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu'ils trouvaient si beau il y a quinze ans, leur fait horreur. Non seulement ils reprochent à la Prusse d'avoir fait prédominer chez elle l'élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu'ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts mais même la galanterie. Il suffit qu'un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu'il soit devenu du même coup un ami de la paix. Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n'ose lui répondre que les “dames” des chevaliers, au Moyen Âge, et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M. Becque. Je m'attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu'eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux czar était encore honoré il y a quelques mois parce qu'il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu'on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de le glorifier. Ainsi tourne la roue du monde.
« Et pourtant l'Allemagne emploie tellement les mêmes expressions que la France que c'est à croire qu'elle la cite, elle ne se lasse pas de dire qu'elle “lutte pour l'existence”. Quand je lis : “Nous lutterons contre un ennemi implacable et cruel jusqu'à ce que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse à l'avenir de toute agression et pour que le sang de nos braves soldats n'ait pas coulé en vain”, ou bien : “Qui n'est pas pour nous est contre nous”, je ne sais pas si cette phrase est de l'empereur Guillaume ou de M. Poincaré car ils l'ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l'un et l'autre, bien qu'à vrai dire je doive confesser que l'empereur ait été en ce cas l'imitateur du président de la République. La France n'aurait peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible mais surtout l'Allemagne n'aurait peut-être pas été si pressée de la finir si elle n'avait pas cessé d'être forte. D'être aussi forte, car forte, vous verrez qu'elle l'est encore. »
Il avait pris l'habitude de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d'issues pour des impressions dont il fallait — n'ayant jamais cultivé aucun art — qu'il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n'atteignaient personne, et surtout dans le monde où elles tombaient aussi au hasard et où il était écouté par snobisme, de confiance et, tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris à l'égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu'il n'eût dévié son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait, et surtout rendait intelligibles à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu'à exciter son hilarité. « Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajouta-t-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d'être le fait divers du lendemain. En somme pourquoi ne serai-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes ? La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d'Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait, pour qu'ils se jetassent sur elle, que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon.
Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l'ombre par le passage de M. de Charlus et se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit par l'incohérence de la démarche l'imminence probable d'un accès, se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d'un soutien, ou redoutée comme celle d'un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait peut-être à l'écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l'événement dont on ne sait si l'on doit s'écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu'il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus ces diverses positions divergentes, signe d'un incident possible dont je n'étais pas bien sûr s'il souhaitait ou redoutait que ma présence l'empêchât de se produire, étaient, comme par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même qui marchait fort droit mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu'il préférait éviter la rencontre, car il m'entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard, et où cependant celui-ci ne cessait de déverser, à moins que ce ne fût vers lui qu'ils affluassent, des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait pneumatiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d'admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris une ville aussi cosmopolite qu'un port, aussi irréelle qu'un décor de peintre qui n'a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants.
Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu'en s'abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise « aux polémiques des journalistes ». Pour lui, à leur égard, rien n'était changé. Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d'autres prestiges était la chose durable — et la guerre, comme l'affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de paix séparée avec l'Autriche, qu'il l'eût considérée comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd'hui Marie-Antoinette d'avoir été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel, parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant, pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste ? Même en ce moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l'accordeur.
D'ailleurs M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête, et il la levait souvent avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui d'ailleurs ne lui eût pas servi à grand-chose, car en plus grand nombre que d'habitude, à cause du raid de zeppelins de l'avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j'avais vus quelques heures plus tôt faire comme des insectes des taches brunes sur le soir bleu, passaient maintenant dans la nuit qu'approfondissait encore l'extinction partielle des réverbères, comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes, était peut-être surtout de faire regarder le ciel, vers lequel on lève peu les yeux d'habitude. Dans ce Paris dont, en 1914, j'avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l'ennemi qui se rapprochait, il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d'une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l'inutile beauté de sa lumière, mais comme en 1914, et plus qu'en 1914, il y avait aussi autre chose, des lumières différentes, des feux intermittents que, soit de ces aéroplanes, soit de projecteurs de la tour Eiffel, on savait dirigés par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre d'émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j'avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire où s'exerçaient, avant qu'ils consommassent, un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur sacrifice, tant de cœurs fervents et disciplinés.
Après le raid de l'avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s'était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête, il n'avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles, et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ».
M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s'empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu'à ses autres penchants tout en niant l'une comme les autres : « D'ailleurs j'ajoute que j'admire tout autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu'il faut ! Mais ce sont des héros, tout simplement. Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils puisque des batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? » J'avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m'ayant donné l'habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu'il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d'un canon dont on est persuadé qu'il ne vous frappera pas ce jour-là ? D'ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible, n'ajoutèrent pour moi rien de tragique à l'image que je me faisais du passage des aéronefs allemands, jusqu'à ce que, de l'un d'eux, ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d'un ciel agité, d'un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n'imaginais que stellaire et céleste, j'eusse vu, un soir, le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d'un danger n'est perçue que dans cette chose nouvelle, irréductible à ce qu'on sait déjà, qui s'appelle une impression, et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui décrivait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d'un accomplissement qui la déformait, tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l'aéroplane menaçant et traqué, et comme si s'étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Élysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d'eau lumineux des projecteurs s'infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d'intentions aussi, d'intentions prévoyantes et protectrices, d'hommes puissants et sages auxquels, comme une nuit au quartier de Doncières, j'étais reconnaissant que leur force daignât prendre avec cette précision si belle la peine de veiller sur nous.
La nuit était aussi belle qu'en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l'effroi que j'avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. « Vous n'avez pas peur ? répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d'eux, j'ai entièrement rompu », ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras avec le geste qui signifie, sinon « je m'en lave les mains », du moins « je ne peux rien vous dire » (bien que je ne lui demandasse rien). « Je sais que Morel y va toujours beaucoup », me dit-il (c'était la première fois qu'il m'en reparlait). « On prétend qu'il regrette beaucoup le passé, qu'il désire se rapprocher de moi », ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d'homme du Faubourg qui dit : « On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l'Allemagne et que les pourparlers sont même engagés » et de l'amoureux que les pires rebuffades n'ont pas persuadé. « En tout cas, s'il le veut il n'a qu'à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n'est pas à moi à faire les premiers pas. » Et sans doute il était bien inutile de le dire, tant c'était évident. Mais de plus ce n'était même pas sincère et c'est pour cela qu'on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu'en disant que ce n'était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j'offrisse de me charger du rapprochement.
Certes je connaissais cette naïve ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu'un, ou simplement ne sont pas reçus chez quelqu'un, et imputent à ce quelqu'un un désir qu'il n'a pourtant pas manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses. Mais à l'accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus scanda ces paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j'eus l'impression qu'il y avait autre chose qu'une banale insistance. Je ne me trompais pas, et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j'anticipe de beaucoup d'années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l'occasion de le revoir plusieurs fois bien différent de ce que nous l'avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ou trois ans seulement après le soir où je descendis ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu'il aurait à revoir le violoniste, et j'insistai auprès de lui pour qu'il allât le voir, fût-ce une fois. « Il a été bon pour vous, dis-je à Morel, il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces de la brouille. » Morel parut être entièrement de mon avis quant à un apaisement désirable, mais il n'en refusa pas moins catégoriquement de faire même une seule visite à M. de Charlus. « Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu'elle ne sera pas attaquée), par coquetterie ? » Alors le violoniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant : « Non, ce n'est par rien de tout cela ; la vertu je m'en fous, la méchanceté ? au contraire je commence à le plaindre, ce n'est pas par coquetterie, elle serait inutile, ce n'est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces. Non, ce n'est à cause de rien de tout cela, c'est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c'est, c'est... c'est... par peur ! » Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. « Non, ne me demandez pas, n'en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout. — Mais quel tort peut-il vous faire ? Il cherchera, d'ailleurs, d'autant moins à vous en faire qu'il n'y aura plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu'il est très bon. — Parbleu ! si je le sais, qu'il est bon ! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m'en parlez plus, je vous en supplie, c'est honteux à dire, j'ai peur ! »
Le second fait date d'après la mort de M. de Charlus. On m'apporta quelques souvenirs qu'il m'avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s'était rétabli avant de tomber plus tard dans l'état où nous le verrons le jour d'une matinée chez la princesse de Guermantes — et la lettre, restée dans un coffre-fort avec les objets qu'il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. La lettre, tracée d'une écriture fine et ferme, était ainsi conçue :
Mon cher ami, les voies de la Providence sont inconnues. Parfois c'est du défaut d'un être médiocre qu'elle use pour empêcher de faillir la suréminence d'un juste. Vous connaissez Morel, d'où il est sorti, à quel faite j'ai voulu l'élever, autant dire à mon niveau. Vous savez qu'il a préféré retourner non pas à la poussière et à la cendre d'où tout homme, c'est-à-dire le véritable phœnix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. Il s'est laissé choir, ce qui m'a préservé de déchoir. Vous savez que mes armes contiennent la devise même de Notre-Seigneur : Inculcabis super leonem et aspidem, avec un homme représenté comme ayant à la plante de ses pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent. Or si j'ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis, c'est grâce au serpent et à sa prudence que j'appelais trop légèrement tout à l'heure un défaut, car la profonde sagesse de l'Évangile en fait une vertu, au moins une vertu pour les autres. Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur — fort charmé du reste — n'était pas seulement musical et reptile, il avait jusqu'à la lâcheté cette vertu que je tiens maintenant pour divine, la prudence. C'est cette divine prudence qui l'a fait résister aux appels que je lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n'aurai de paix en ce monde et d'espoir de pardon dans l'autre que si je vous en fais l'aveu. C'est lui qui a été en cela l'instrument de la sagesse divine, car, je l'avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l'un de nous deux disparût. J'étais décidé à le tuer. Dieu lui a conseillé la prudence pour me préserver d'un crime. Je ne doute pas que l'intercession de l'archange Michel, mon saint patron, n'ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l'avoir tant négligé pendant plusieurs années et d'avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu'il m'a témoignées, tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur de Dieu, je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence, que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c'est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement dévoué, Semper idem,
P. G. CHARLUS.