Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l'égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer, revêtus d'une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du mensonge, du vice et de la mort. Non, pour Albertine c'était une question d'essence : en son fond qu'était-elle, à quoi pensait-elle, qu'aimait-elle, me mentait-elle, ma vie avec elle avait-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette ? Aussi ce qu'atteignait la réponse d'Aimé, bien qu'elle ne fût pas une réponse générale, mais particulière — et justement à cause de cela —, c'était bien, en Albertine, en moi, les profondeurs.
Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable que je ne le redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard d'Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle conférait l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, si elle les avait avoués, ses propres fautes — que sa conscience les eût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou assez fades — eussent été dépourvues de cette inexprimable impression d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même à l'aide de mon amour des femmes et quoiqu'elles ne dussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tant d'autres, ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient dans une certaine mesure à comprendre les siens ; c'était déjà une grande souffrance où tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourments d'autant plus cruels ; comme si dans cette algèbre de la sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le signe moins au lieu du signe plus. Mais pour Albertine, autant que je pouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût eu de me les cacher — ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou avait peur de me faire de la peine —, ses fautes, parce qu'elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même élaborer les images, c'est de la lettre d'Aimé que m'étaient venues ces images d'Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.
Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption, l'organisation bien dissimulée de toute une double existence, c'est parce que ces images m'apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d'Albertine qu'elles m'avaient immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt, la douleur avait réagi sur elles ; un fait objectif, une image, est différent selon l'état intérieur avec lequel on l'aborde. Et la douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu'est l'ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d'absolument différent de ce que peuvent être pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l'arrivée délibérée d'Albertine avec la dame en gris — échappée sur une vie de mensonges et de fautes telle que je ne l'avais jamais conçue — ; ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue de l'Enfer. L'Enfer c'était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants d'où d'après la lettre d'Aimé elle faisait venir souvent les filles plus jeunes qu'elle amenait à la douche. Ce mystère que j'avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s'y était dissipé quand j'y avais vécu, que j'avais ensuite espéré ressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand j'étais assez fou pour désirer qu'elle ne fût pas vertueuse, je pensais qu'elle devait l'incarner, comme maintenant tout ce qui touchait à Balbec s'en imprégnait affreusement ! Les noms de ces stations, Apollonville..., devenus si familiers, si tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin, maintenant que je pensais qu'Albertine avait habité l'une, s'était promenée jusqu'à l'autre, avait pu aller souvent en bicyclette à la troisième, ils excitaient en moi une anxiété plus cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble du petit chemin de fer d'intérêt local, avec ma grand-mère, avant d'arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore.
C'est un des pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir exactement les choses, et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle trompé, avec qui, dans quelle maison, quel jour, celui où elle m'avait dit telle chose, où je me rappelais que j'avais dans la journée dit ceci ou cela ? je n'en savais rien. Je ne savais pas davantage quels étaient ses sentiments pour moi, s'ils étaient inspirés par l'intérêt, par la tendresse. Et tout d'un coup je me rappelais tel incident insignifiant, par exemple qu'Albertine avait voulu aller à Saint-Martin-le-Vêtu, disant que ce nom l'intéressait, et peut-être simplement parce qu'elle avait fait la connaissance de quelque paysanne qui était là-bas. Mais ce n'était rien qu'Aimé m'eût appris cela pour la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer qu'il me l'avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer que je savais ; car cela faisait tomber entre nous la séparation d'illusions différentes, tout en n'ayant jamais eu pour résultat de me faire aimer d'elle davantage, au contraire. Or voici que depuis qu'elle était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l'effet du premier : me représenter l'entretien où j'aurais voulu lui faire part de ce que j'avais appris, aussi vivement que l'entretien où je lui aurais demandé ce que je ne savais pas ; c'est-à-dire la voir, près de moi, l'entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse, c'est-à-dire encore l'aimer et oublier la fureur de ma jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa conduite. Quoi ? Avoir tant désiré qu'Albertine sût que j'avais appris l'histoire de la salle de douches, Albertine qui n'était plus rien ! C'était là encore une des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie. Albertine n'était plus rien ; mais pour moi c'était la personne qui m'avait caché qu'elle eût des rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s'imaginait avoir réussi à me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passera après notre propre mort, n'est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous projetons à ce moment-là ? Et est-il beaucoup plus ridicule en somme de regretter qu'une femme qui n'est plus rien ignore que nous avons appris ce qu'elle faisait il y a six ans, que de désirer que de nous-même qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle ? S'il y a plus de fondement réel dans la seconde que dans la première, les regrets de ma jalousie rétrospective n'en procédaient pas moins de la même erreur d'optique que chez les autres hommes le désir de la gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu'il y avait de solennellement définitif dans ma séparation d'avec Albertine, si elle s'était substituée un moment à l'idée de ces fautes, ne faisait qu'aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable. Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire — comme il y a toujours toute espèce de choses, les unes dangereuses, les autres salutaires, dans ce fouillis où les souvenirs ne s'éclairent qu'un à un — je découvris, comme un ouvrier l'objet qui pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand-mère. Elle m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C'est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé ? D'autant plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être, pour se vanter, la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle qu'elle avait « un million à manger par mois », ce qui était de la folie ; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi je cherchais et je réussis peu à peu à me défaire de la douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir et la peur de souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais aussitôt avec cette tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine durant laquelle j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain revue (qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire), de la salle à manger de Balbec le soir, avec, de l'autre côté du vitrage, toute cette population, entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux d'un aquarium regardant les étranges êtres se déplacer dans la clarté, mais faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans sa conglomération les pêcheuses et les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à leurs parents, petites-bourgeoises parmi lesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le bruit de l'ascenseur qui au lieu de s'arrêter à mon étage montait au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela, quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage mon cœur battait, un instant je me disais : « Si tout de même tout cela n'était qu'un rêve ! C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va entrer me dire avec plus d'effroi que de colère, car elle est plus superstitieuse encore que vindicative, et craindrait moins la vivante que ce qu'elle croira peut-être un revenant : “Monsieur ne devinera jamais qui est là.” » J'essayais de ne penser à rien, de prendre un journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits par des gens qui n'éprouvaient pas de réelle douleur. D'une chanson insignifiante l'un disait : « C'est à pleurer » tandis que moi je l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheuse politique la vie de Paris serait « tout à fait délicieuse », alors que je savais bien que même sans politique cette vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse, même avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai) « Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car il n'y a rien, absolument rien à tirer » et le chroniqueur du « Salon » : « Devant cette manière d'organiser une Exposition on se sent pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. » Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à Nice, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas les lire, car le simple geste de les ouvrir me rappelait à la fois que j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne vivait plus ; je les laissais retomber sans avoir la force de les déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au bout ces minutes mutilées qui souffraient dans mon cœur. Même quand peu à peu elle cessa d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et d'autres domaines plus immatériels, comme une nuit d'insomnie ou l'émoi que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma pensée se rappelait avoir lues, excitait souvent en moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument valable de l'immoralité des femmes que de me rendre une impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transportées alors dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors je me redemandais s'il était certain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui même s'il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Nice, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon argent, tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être après sa mort, si cet être était un artiste et mit un peu de soi dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre, continue à y poursuivre sa vie même quand l'être d'où elle avait été détachée a péri.
Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps ; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Ces gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. « Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me faire par sa lettre, et cependant je m'efforçais de le guérir en me disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir vicieux, quand je reçus un télégramme d'Aimé : « Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour Monsieur. Lettre suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffit à me faire frémir ; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque personne, même la plus humble, a sous sa dépendance ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède.
« D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la rencontrait souvent au bord de la mer quand elle allait se baigner ; que Mlle Albertine, qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l'habitude de la retrouver au bord de la mer, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir, et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient, et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, restaient dans l'herbe à se sécher, à se caresser, à se chatouiller, à jouer. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies, et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l'eau. Ce soir-là elle ne m'a rien dit de plus. Mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m'a dit : (Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (Ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre.) J'ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine, j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul, j'avais souffert davantage. Mais du moins, l'Albertine que j'avais aimée restait dans mon cœur. Maintenant, à sa place — pour ma punition d'avoir poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin — ce que je trouvais c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant n'avoir jamais connu ces plaisirs que dans l'ivresse de sa liberté reconquise elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans des régions superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences. Autrefois quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière. Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait ; alors, descendant de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur on atteint au mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dans mon cœur, bien plus que ne m'eût fait souffrir la peur de perdre la vie, de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient ; et ainsi c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice d'Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal que j'avais fait à ma grand-mère, le mal que m'avait fait Albertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au souvenir car avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la mémoire : ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a pris.
Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement, mais dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots : « Tu me mets aux anges », souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avec un autre sel en change la couleur, bien plus, par une sorte de précipité, la nature. Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies : « Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien la demoiselle, c'en est une aussi », pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine, mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n'était qu'un tout petit peu d'elle et que le reste, qui prenait tant d'extension de ne pas être seulement cette chose déjà si mystérieusement importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays ennemi et espionne, bien plus traîtreusement même qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l'une, l'une des jeunes filles lève le pied comme Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De l'autre elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue. Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un amateur sensible à la seule beauté, j'aurais reconnu qu'Albertine le recomposait mille fois plus beau maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou dans les bassins donnaient à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant, à côté de la blanchisseuse, je la voyais jeune fille au bord de la mer bien plus qu'elle n'avait été pour moi à Balbec, dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu des touffeurs, des végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu'elle était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il n'y a qu'un cygne, qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où on objective son expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la femme qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instants la communication était interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien ; mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli et mon cœur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Comme elle était vivante au moment où elle commettait sa faute, c'est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, il ne me suffisait pas de savoir cette faute, j'aurais voulu qu'elle sût que je savais. Aussi, si dans ces moments-là je regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la marque de ma jalousie et tout différent du regret déchirant des moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui dire : « Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais : “Tu me mets aux anges”, j'ai vu la morsure. » Sans doute je me disais : « Pourquoi me tourmenter ? Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas, puisqu'elle ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière, cette influence s'étendit naturellement à mes rêves d'occultisme, d'immortalité qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je désirais. Aussi à ces moments-là, si j'avais pu réussir à l'évoquer en faisant tourner une table, comme Bergotte croyait que c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie, comme le pensait l'abbé X***, je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter : « Je sais pour la blanchisseuse. Tu disais : “Tu me mets aux anges” ; j'ai vu la morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse, ce fut, certes quand elle eut un peu duré, cette image elle-même, parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d'Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertine, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât ? Car s'il n'était pas en lui quelque chose de réel, s'il tenait à la forme successive des heures où elle m'était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire, comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité bien objective celle-là, que chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale et que si l'Albertine vicieuse avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié si sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment que je la savais. Comme j'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que voulant paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût même pas fait au début des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires, dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré : je ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons d'appeler certaines choses que cela pouvait signifier cela ou non. Mais le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué. D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Qu'elle eût fait ce qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché ses goûts, c'était pour ne pas me faire de chagrin. J'eus la douceur de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais connu une autre ? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports avec un autre être sont avoir soi bon cœur ou bien, cet autre être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit ; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse, on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard on fréquente la personne aimée, on ne peut pas plus, devant quelques cruelles réalités qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule, que nous ne pouvons quand elle vieillit, à une personne que nous connaissons depuis sa jeunesse, la lui ôter. J'évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée, j'en retrouvais qui avaient semblé perdus : en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n'avais jamais repensé et où pour que l'air froid ne pût pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie, que nous rapporte sa vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous ; mon chagrin s'en trouvait enrichi, et d'autant plus que ce foulard, je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l'ombre du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu'il reflétait au-delà de la mort. Car je sentais bien que, si je pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, si j'en avais mis trop je ne l'aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était maintenant ma grand-mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après longtemps sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il était comme l'ombre de mon amour. Mon moi actuel n'aimait plus Albertine, mon moi qui l'avait aimée était mort. Mais en moi le mot Équemauville était déposé, partie de ce moi qui se mettait à pleurer de choses qui ne me faisaient plus de peine en temps habituel, comme des exemplaires déposés à la Bibliothèque nationale permettent de connaître un ouvrage qui serait détruit, comme ces disques devant lesquels un grand artiste a chanté qu'on enterre dans la cave de l'Opéra et qui quand le virtuose est mort se remettent à chanter avec cette voix qu'on croyait tue à jamais. Tout comme l'avenir, ce n'est pas tout à la fois mais grain à grain qu'on goûte le passé.
D'ailleurs mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je l'aimais toujours ; car ce besoin d'éprouver un grand amour n'était, tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine, qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée que je pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le besoin d'une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une sœur, lequel n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle les aurait compris, partagés et son vice devenait comme une cause d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que je fusse jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme malgré les flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre ; mon moi en quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles qui y suppléaient, les larmes qu'apportait à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir et la dernière période d'un amour n'était pas plutôt le début d'une maladie de cœur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée — la « complication » amenée — par les lettres d'Aimé relativement à l'établissement de douches et aux blanchisseuses. Mais un médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée de la mort d'Albertine — non plus le souvenir présent de sa vie — qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement, ce n'était pas comme les premiers jours qu'Albertine si vivante en moi pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine, qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se suivent l'un l'autre, le noir tunnel sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui, s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, berçant au loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui dans l'obscurité où je roulais depuis si longtemps me semblait la seule réalité ? Le personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus qu'une faible partie, à demi dépouillée, de moi, et comme une fleur qui s'entrouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes, qui ont besoin d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent que l'idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, non pas parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre, mais y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur ce blanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine s'était au moins fait, non pas par échelons, mais à la fois, également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur, l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli par la morsure de tel de mes soupçons quand déjà l'image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son remède. Pour les trahisons j'en avais souffert parce qu'en quelque année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas anciennes ; mais j'en souffrais moins quand elles le devinrent, c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire qui regarde qu'à la distance réelle des jours écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement, qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je me rends compte maintenant que pendant cette période-là (sans doute à cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence), j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais toujours de l'idée qu'elle était vivante), avec une idée que j'aurais crue tout aussi impossible à supporter et qui sans que je m'en aperçusse, formant peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait à l'idée qu'Albertine était innocente : c'était l'idée qu'elle était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire en elle ; de même je pris pour point de départ de mes autres idées la certitude — souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire — la certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore. Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de tout contact, en me forgeant l'illusion qu'elle était innocente, aussi bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison, parce que je retardais les longues heures qui devaient être préalables, les souffrances nécessaires. Or sur ces idées de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la signification et le charme d'une route bordée de nymphéas et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la présence d'Albertine ceux des vallonnements bleus de la mer, les noms de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres, tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un serviteur le mettra au courant et après quelques semaines se retire, de même la puissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main-forte. C'est parce que cette idée de la culpabilité d'Albertine deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part parce qu'elle serait moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une ; et chaque action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité. Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles, c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire, rendue plus claire par une excitation intellectuelle, par exemple si j'étais en train de lire, qui renouvelait mon chagrin ; d'autres fois c'était au contraire mon chagrin, soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux, qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres curiosités, comme, après le long intervalle qui avait commencé après le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria, il avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une séparation — d'avec une morte, cette fois — où elle me devenait plus indifférente. Tout cela pour la même raison, qu'elle était une vivante pour moi. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta pour moi pourtant un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent c'était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne pouvais plus me former aucune idée nette d'Albertine, qu'un nom venait par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et pendant de longues périodes, ces excitations se trouvaient m'arriver si rarement que j'en venais à rechercher de moi-même les occasions d'un chagrin, d'une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher au passé, de mieux me souvenir d'elle. Car comme le regret d'une femme n'est qu'un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui du vivant d'Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la douleur. Mais le plus souvent ces occasions — car une maladie, une guerre, peuvent durer bien au-delà de ce que la sagesse la plus prévoyante avait supputé — naissaient à mon insu et me causaient des chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la souffrance qu'à leur demander un souvenir.
D'ailleurs un mot n'avait même pas besoin, comme Chaumont (et même une syllabe commune à deux noms différents suffisait à ma mémoire — comme à un électricien qui se contente du moindre corps bon conducteur — pour rétablir le contact entre Albertine et mon cœur) de se rapporter à un soupçon pour qu'il le réveillât, pour être le mot de passe, le magique Sésame entrouvrant un passé dont on ne tenait plus compte parce qu'ayant assez de le voir, à la lettre on ne le possédait plus ; on avait été diminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté ; certaines phrases, par exemple, où il y avait le nom d'une rue, d'une route où Albertine avait pu se trouver, suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d'un corps, d'une demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souvent c'était tout simplement pendant mon sommeil que ces « reprises », ces da capo du rêve tournant d'un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier, me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d'autres et qui redevenait présente. D'habitude elle s'accompagnait de toute une mise en scène maladroite mais saisissante, qui me faisant illusion mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais datait de cette nuit-là. D'ailleurs, dans l'histoire d'un amour et de ses luttes contre l'oubli, le rêve ne tient-il pas une place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition toutefois de ne pas la revoir ? Car quoi qu'on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l'impression que ce qui s'y passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience de la veille, expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie. Parfois par un défaut d'éclairage intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène me donnant l'illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver ; mais alors je me sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s'était éteint : impossibilités qui étaient simplement dans mon rêve l'immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur, comme brusquement on voit dans la lanterne magique une grande ombre qui devrait être cachée, effacer la projection des personnages et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur. D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de nouveau me quitter, sans que sa résolution parvînt à m'émouvoir. C'est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur ; et ce qui, logé en Albertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu'elle annonçait toute importance, c'était l'idée qu'elle était morte. Mais souvent même plus clair, ce souvenir qu'Albertine était morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu'elle était vivante. Je causais avec elle, pendant que je parlais, ma grand-mère allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombée en miettes comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela rien d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des questions à lui poser relativement à l'établissement de douches de Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressait plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et qu'elle avait seulement la veille embrassé sur les lèvres Mlle Vinteuil. « Comment ? elle est ici ? — Oui, il est même temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout à l'heure. » Et comme depuis qu'Albertine était morte je ne la tenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m'inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu'elle n'avait fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure elle ne se contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute à un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque, à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le dit, mais cela n'empêchait pas que ma grand-mère qui était morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années et en ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute une fois que j'étais réveillé cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me l'est à l'expliquer. Mais je l'avais déjà formée tant de fois, au cours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais fini par me familiariser avec elle ; la mémoire des rêves peut devenir durable, s'ils se répètent assez souvent. Et j'imagine que même s'il est aujourd'hui guéri et revenu à la raison, cet homme doit comprendre un peu mieux que les autres ce qu'il voulait dire au cours d'une période pourtant révolue de sa vie mentale, qui voulant expliquer à des visiteurs d'un hôpital d'aliénés qu'il n'était pas lui-même déraisonnable, malgré ce que prétendait le docteur, mettait en regard de sa saine mentalité les folles chimères de chacun des malades, concluant : « Ainsi celui-là qui a l'air pareil à tout le monde, vous ne le croiriez pas fou, eh bien ! il l'est, il croit qu'il est Jésus-Christ, et cela ne peut pas être, puisque Jésus-Christ c'est moi ! » Et longtemps après mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c'était moi-même qui les avais prononcées. Toute la journée je continuais à causer avec Albertine, je l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli de choses que j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup j'étais effrayé de penser qu'à l'être évoqué par la mémoire, à qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois, sans que j'eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d'une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines, des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. J'essayais de prendre un livre. Je rouvris un roman de Bergotte que j'avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient beaucoup, et, bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie ; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. « Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant d'importance à ce qu'a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que je la retrouverai un jour pareille, au ciel, si j'appelle de tant de vœux, attends avec tant d'impatience, accueille avec des larmes le succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à mon gré le visage ! » D'ailleurs dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec indifférence dans mes vieux jours. Et si j'apercevais une carte de France mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composé différemment, non plus d'images immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment, en restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même, pouvais-je m'étonner que ce fût d'une fille probablement pareille à toute autre que cette force irrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de souffrances et de plaisirs alternés ? Et cela continuait sa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait envie d'aller à Saint-Martin-le-Vêtu, et je la revoyais aussi avant, avec son polo abaissé sur ses joues ; je retrouvais des possibilités de bonheur, vers lesquelles je m'élançais, me disant : « Nous aurions pu aller ensemble jusqu'à Quimperlé, jusqu'à Pont-Aven. » Il n'y avait pas une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah ! quelle souffrance s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable, de barres fixes, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant successivement à lui de gaies conversations avec ma grand-mère, l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine n'entrerait jamais plus ! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison de théâtres de province, où l'on joue depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé ; et toujours entre ses murs avec de nouvelles époques de ma vie, que cette seule partie restât la même, les murs, les bibliothèques, la glace, me faisait mieux sentir que dans le total, c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cette impression que n'ont pas les enfants qui croient, dans leur optimisme pessimiste, que les mystères de la vie, de l'amour, de la mort sont réservés, qu'ils n'y participent pas, et qu'on s'aperçoit avec une douloureuse fierté avoir fait corps au cours des années avec notre propre vie.
Aussi la lecture des journaux m'était-elle odieuse, et de plus elle n'est pas inoffensive. En effet en nous, de chaque idée comme d'un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes, qu'au moment où je m'y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, Le Secret, m'avait mené au Secret du roi du duc de Broglie, le nom de Broglie à celui de Chaumont. Ou bien le mot de Vendredi Saint m'avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l'étymologie de ce mot qui, lui, paraît l'équivalent de Calvus mons, Chaumont. Mais par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j'étais frappé d'un choc si cruel que dès lors je pensais bien plus à me garer contre la douleur qu'à lui demander des souvenirs. Quelques instants après le choc, l'intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m'en apportait la raison. Chaumont m'avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m'avait dit qu'Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu'Albertine m'avait dit n'avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon.
Sans doute un fait comme celui des Buttes-Chaumont, qui à l'époque m'avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins grave, moins décisif que l'histoire de la doucheuse ou de la blanchisseuse. Mais d'abord, un souvenir qui vient fortuitement à nous trouve en nous une puissance intacte d'imaginer, c'est-à-dire dans ce cas de souffrir, que nous avons usée en partie quand c'est nous au contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Mais ces derniers (la doucheuse, la blanchisseuse), toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d'une galerie et auxquels, sans les distinguer on évite pourtant de se cogner, je m'étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n'avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou par exemple au regard d'Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d'Albertine le soir où je l'avais tant attendue après la soirée Guermantes, toutes ces parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j'aurais voulu connaître pour qu'elles pussent s'assimiler, s'annexer à lui, y rejoindre les souvenirs plus doux qu'y formait une Albertine intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l'univers et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d'anodin qui ne procure pas de délices), ils me revenaient comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a, des plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors et nous sentons avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l'arrivée d'Albertine. Qu'avait-elle fait cette nuit-là ? M'avait-elle trompé ? Avec qui ? Les révélations d'Aimé, même si je les acceptais, ne diminuaient en rien pour moi l'intérêt anxieux, désolé, de cette question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier auquel les solutions des autres ne pouvaient pas s'appliquer.
Mais je n'aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette nuit-là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois à Balbec, Françoise était allée la chercher, m'avait dit l'avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l'air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu'un. Mettons que j'apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel était l'état d'esprit dans lequel Albertine l'attendait, cet état d'esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur ? Ce goût, quelle importance avait-il pour Albertine, quelle place tenait-il dans ses préoccupations ? Hélas, en me rappelant mes propres agitations chaque fois que j'avais remarqué une jeune fille qui me plaisait, quelquefois seulement quand j'avais entendu parler d'elle sans l'avoir vue, mon souci de me faire beau, d'être avantagé, mes sueurs froides, je n'avais pour me torturer qu'à imaginer ce même voluptueux émoi chez Albertine, comme grâce à l'appareil dont, après la visite de certain praticien lequel s'était montré sceptique devant la réalité de son mal, ma tante Léonie avait souhaité l'invention, et qui permettrait de faire éprouver au médecin, pour qu'il se rendît mieux compte, toutes les souffrances de son malade. Et déjà c'était assez pour me torturer, pour me dire qu'à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d'autres êtres, se détacher du mien, s'incarner ailleurs. Mais l'importance même que ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiait quand elle s'en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique au moins nous n'avons pas à choisir nous-même notre douleur. La maladie la détermine et nous l'impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s'agit d'une souffrance comme celle-ci, celle de sentir celle qu'on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, lui donnant des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou du moins par leur configuration, leur image, leurs façons, lui représentant tout autre chose que nous ! Ah ! qu'Albertine n'avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j'eusse moins souffert !
Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être, mais d'habitude nous ne savons même pas que nous l'ignorons, car cette sensibilité des autres nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou mon bonheur eût dépendu de ce qu'était cette sensibilité ; je savais bien qu'elle m'était inconnue, et qu'elle me fût inconnue m'était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait Albertine, une fois j'eus l'illusion de les voir, une autre de les entendre. Les voir quand, quelque temps après la mort d'Albertine, Andrée vint chez moi. Pour la première fois elle me sembla belle, je me disais que ces cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c'était sans doute ce qu'Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi de ce qu'elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu'elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec. Comme une sombre fleur inconnue qui m'était par-delà le tombeau rapportée d'un être où je n'avais pas su la découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d'une relique inestimable, voir devant moi le Désir incarné d'Albertine qu'Andrée était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite que son amie ne lui manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait avoir pris aisément son parti d'une séparation définitive que je n'eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant j'aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d'Andrée. Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement, mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée m'abandonnait Albertine, mais morte, et ayant perdu pour moi non seulement sa vie mais rétrospectivement un peu de sa réalité, en voyant qu'elle n'était pas indispensable, unique pour Andrée qui avait pu la remplacer par d'autres.
Du vivant d'Albertine je n'eusse pas osé demander à Andrée des confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l'amie de Mlle Vinteuil, n'étant pas certain sur la fin qu'Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel interrogatoire, même s'il devait être sans résultat, serait au moins sans dangers. Je parlai à Andrée, non sur un ton interrogatif mais comme si je le savais de tout temps, peut-être par Albertine, du goût qu'elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cet aveu je pouvais tirer de cruelles conséquences ; d'abord parce qu'Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens à Balbec, n'aurait donné lieu pour personne à la supposition d'habitudes qu'elle ne niait nullement, de sorte que par voie d'analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle je pouvais penser qu'Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autre qu'à moi, qu'elle sentait jaloux. Mais d'autre part Andrée ayant été la meilleure amie d'Albertine et pour laquelle celle-ci était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu'Andrée avouait ces goûts, la conclusion qui devait s'imposer à mon esprit était qu'Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations ensemble. Certes comme en présence d'une personne étrangère, on n'ose pas toujours prendre connaissance du présent qu'elle vous remet et dont on ne défera l'enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant qu'Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la douleur qu'elle m'apportait et que je sentais bien causer déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pas m'apercevoir, causant au contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j'avais pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrement pénible d'entendre Andrée me dire en parlant d'Albertine : « Ah ! oui, elle aimait bien qu'on aille se promener dans la vallée de Chevreuse. » À l'univers vague et inexistant où se passaient les promenades d'Albertine et d'Andrée, il me semblait que celle-ci venait par une création postérieure et diabolique, d'ajouter à l'œuvre de Dieu une vallée maudite. Je sentais qu'Andrée allait me dire tout ce qu'elle faisait avec Albertine, et tout en essayant par politesse, par habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandis que l'espace que j'avais pu concéder encore à l'innocence d'Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblait m'apercevoir que malgré mes efforts, je gardais l'aspect figé d'un animal autour duquel un cercle progressivement resserré est lentement décrit par l'oiseau fascinateur, qui ne se presse pas parce qu'il est sûr d'atteindre quand il le voudra la victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce qui reste d'enjouement, de naturel et d'assurance aux personnes qui veulent faire semblant de ne pas craindre qu'on les hypnotise en les fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente : « Je ne vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais maintenant qu'il nous est doux de parler d'elle, je peux bien vous dire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine ; d'ailleurs, cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà : Albertine vous adorait. » Je dis à Andrée que c'eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir (même simplement en caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi) faire cela avec celles des amies d'Albertine qui avaient ces goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d'Albertine, pour savoir. « Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu'aucune de celles que vous dites ait ces goûts. » Me rapprochant malgré moi du monstre qui m'attirait je répondis : « Comment ! vous n'allez pas me faire croire que de toute votre bande il n'y avait qu'Albertine avec qui vous fissiez cela ! — Mais je ne l'ai jamais fait avec Albertine. — Voyons, ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins trois ans ? Je n'y trouve rien de mal, au contraire. Justement à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenez peut-être... » Avant que j'eusse combiné ma phrase, je vis dans les yeux d'Andrée, qu'il faisait pointus comme ces pierres qu'à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu'une pièce soit commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquiet disparut, tout était rentré dans l'ordre, mais je sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu'arrangé facticement pour moi. À ce moment je m'aperçus dans la glace ; je fus frappé d'une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n'avais pas cessé depuis longtemps de raser ma moustache et si je n'en avais eu qu'une ombre, cette ressemblance eût été presque complète. C'était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait à peine qu'Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux, de revenir à Paris. « Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n'est pas vrai pour la simple raison que vous ne le trouvez pas mal. Je vous jure que je n'ai jamais rien fait avec Albertine et j'ai la conviction qu'elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé », me dit-elle d'un air interrogateur et méfiant. « Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me le dire », répondis-je, préférant avoir l'air de ne pas vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont. « J'ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrement mal ? » Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui à une certaine époque avait particulièrement connu Albertine. Mais Andrée me déclara qu'après une infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était la seule chose qu'elle refuserait toujours de faire pour moi. « Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous ai dit d'elle, inutile de m'en faire une ennemie. Elle sait ce que je pense d'elle mais j'ai toujours mieux aimé éviter avec elle les brouilles violentes qui n'amènent que des raccommodements. Et puis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que quand on a lu la lettre que j'ai eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle perfidie, rien, les plus belles actions du monde, ne peuvent effacer le souvenir de cela. » En somme, si, Andrée ayant ces goûts au point de ne s'en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande affection que bien certainement elle avait, malgré cela Andrée n'avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoré qu'Albertine eût de tels goûts, c'est qu'Albertine ne les avait pas, et n'avait eu avec personne les relations que plus qu'avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée fut partie, je m'aperçus que son affirmation si nette m'avait apporté du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir auquel Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu'Albertine lui avait sans doute, pendant sa vie, demandé de nier.
Ces plaisirs d'Albertine qu'après avoir si souvent cherché à me les imaginer, j'avais cru un instant voir en contemplant Andrée, une autre fois, je crus surprendre leur présence autrement que par les yeux, je crus les entendre. Dans une maison de passe j'avais fait venir deux petites blanchisseuses d'un quartier où allait souvent Albertine. Sous les caresses de l'une, l'autre commença tout d'un coup à faire entendre ce dont je ne pus distinguer d'abord ce que c'était, car on ne comprend jamais exactement la signification d'un bruit original, expressif d'une sensation que nous n'éprouvons pas. Si on l'entend d'une pièce voisine et sans rien voir, on peut prendre pour du fou rire ce que la souffrance arrache à un malade qu'on opère sans l'avoir endormi ; et quant au bruit qui sort d'une mère à qui on apprend que son enfant vient de mourir, il peut nous sembler, si nous ne savons de quoi il s'agit, aussi difficile de lui appliquer une traduction humaine, qu'au bruit qui s'échappe d'une bête, ou d'une harpe. Il faut un peu de temps pour comprendre que ces deux bruits-là expriment ce que, par analogie avec ce que nous avons nous-mêmes pu ressentir de pourtant bien différent, nous appelons souffrance, et il me fallut du temps aussi pour comprendre que ce bruit-ci exprimait ce que, par analogie également avec ce que j'avais moi-même ressenti de fort différent, j'appelai plaisir ; et celui-ci devait être bien fort pour bouleverser à ce point l'être qui le ressentait et tirer de lui ce langage inconnu qui semble désigner et commenter toutes les phases du drame délicieux que vivait la petite femme et que cachait à mes yeux le rideau baissé à tout jamais pour les autres qu'elle-même sur ce qui se passe dans le mystère intime de chaque créature. Ces deux petites ne purent d'ailleurs rien me dire, elles ne savaient pas qui était Albertine.
Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu'en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu'un qui leur a raconté la vie d'une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre et le récit qu'il leur fait c'est précisément leur roman. Ainsi la vie de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de Padoue. Combien nous voudrions quand nous aimons, c'est-à-dire quand l'existence d'une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un tel narrateur informé ! Et certes il existe. Nous-même, ne racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou telle femme à un de nos amis ou à un étranger qui ne connaissaient rien de ses amours et nous écoutent avec curiosité ? L'homme que j'étais quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann, cet être-là existait qui eût pu me parler d'Albertine, cet être-là existe toujours... mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait que si j'avais pu trouver des femmes qui l'eussent connue, j'eusse appris tout ce que j'ignorais. Pourtant, à des étrangers il eût dû sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée ? C'est ainsi que l'on croit que l'ami d'un ministre doit savoir la vérité sur certaines affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul, à l'user, l'ami a appris que chaque fois qu'il parlait politique au ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au plus ce qu'il y avait dans les journaux, ou que s'il a eu quelque ennui, ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois à un « ce n'est pas en mon pouvoir » sur lequel l'ami est lui-même sans pouvoir. Je me disais : « Si j'avais pu connaître tels témoins ! » desquels, si je les avais connus, je n'aurais pu rien obtenir plus que d'Andrée, dépositaire elle-même d'un secret qu'elle ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il ne fut plus jaloux, cessa d'être curieux de ce qu'Odette avait pu faire avec Forcheville, même après ma jalousie passée, connaître la blanchisseuse d'Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le désir vient toujours d'un prestige préalable, comme il était advenu pour Gilberte, pour la duchesse de Guermantes, ce furent dans ces quartiers où avait autrefois vécu Albertine, des femmes de son milieu que je recherchai et dont seules j'eusse pu désirer la présence. Même sans rien pouvoir m'apprendre, les seules femmes vers lesquelles je me sentais attiré étaient celles qu'Albertine avait connues ou qu'elle aurait pu connaître, femmes de son milieu ou des milieux où elle se plaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le prestige de lui ressembler ou d'être de celles qui lui eussent plu. Me rappelant ainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle avait sans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi un sentiment cruel, de jalousie ou de regret, qui plus tard, quand mon chagrin s'apaisa, se mua en une curiosité non exempte de charme. Et parmi ces dernières, surtout les filles du peuple, à cause de cette vie si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur. Sans doute, c'est seulement par la pensée qu'on possède des choses et on ne possède pas un tableau parce qu'on l'a dans sa salle à manger si on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu'on y réside sans même le regarder. Mais enfin j'avais autrefois l'illusion de ressaisir Balbec, quand, à Paris, Albertine venait me voir et que je la tenais dans mes bras ; de même que je prenais un contact bien étroit et furtif d'ailleurs, avec la vie d'Albertine, l'atmosphère des ateliers, une conversation de comptoir, l'âme des taudis, quand j'embrassais une ouvrière. Andrée, ces autres femmes, tout cela par rapport à Albertine — comme Albertine avait été elle-même par rapport à Balbec — étaient de ces substituts de plaisirs se remplaçant l'un l'autre en dégradation successive, qui nous permettent de nous passer de celui que nous ne pouvons plus atteindre, voyage à Balbec ou amour d'Albertine, de ces plaisirs (comme celui d'aller voir au Louvre un Titien qui y fut jadis, console de ne pouvoir aller à Venise) qui séparés les uns des autres par des nuances indiscernables, font de notre vie comme une suite de zones concentriques, contiguës, harmoniques et dégradées, autour d'un désir premier qui a donné le ton, éliminé ce qui ne se fond pas avec lui, répandu la teinte maîtresse (comme cela m'était arrivé aussi par exemple pour la duchesse de Guermantes et pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient pour le désir que je savais ne plus pouvoir exaucer d'avoir auprès de moi Albertine ce qu'un soir, avant que je connusse Albertine autrement que de vue avait été quand je croyais ne pouvoir jamais exaucer le désir de l'avoir auprès de moi l'ensoleillement tortueux et frais d'une grappe de raisin. Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités physiques et sociales d'Albertine, malgré lesquelles je l'avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu'il eût autrefois le moins naturellement choisi : des brunes de la petite bourgeoisie. Certes ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c'était cet immense désir que mon amour pour Albertine n'avait pu assouvir, cet immense désir de connaître la vie que j'éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m'avait fait tant souffrir quand, supposant qu'il existait aussi au cœur d'Albertine, j'avais voulu la priver des moyens de le contenter avec d'autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l'idée de son désir, comme cette idée était aussitôt éveillée par le mien, ces deux immenses appétits coïncidaient, j'aurais voulu que nous pussions nous y livrer ensemble, je me disais : « Cette fille lui aurait plu », et par ce brusque détour, pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le côté de Méséglise et de Guermantes avaient établi les assises de mon goût pour la campagne et m'eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où il n'y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d'or, c'est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes ; je recommençais comme avant de l'aimer à avoir besoin d'harmoniques d'elle qui fussent interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je n'aurais pu me plaire maintenant auprès d'une blonde et fière duchesse parce qu'elle n'eût éveillé en moi aucune des émotions qui partaient d'Albertine, de mon désir d'elle, de la jalousie que j'avais eue de ses amours, de mes souffrances de sa mort. Car nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d'elles, un sentiment qui ne pourra pas trouver dans le plaisir sa satisfaction mais qui s'ajoute au désir, l'enfle, le fait s'accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l'amour qu'avait pu éprouver Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d'or, aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu'aux fleurs nouvelles. Même d'Andrée je ne me disais plus avec rage : « Albertine l'aimait », mais au contraire pour m'expliquer à moi-même mon désir, d'un air attendri : « Albertine l'aimait bien. » Je comprenais maintenant les veufs qu'on croit consolés et qui prouvent au contraire qu'ils sont inconsolables, parce qu'ils se remarient avec leur belle-sœur.
Ainsi mon amour finissant semblait rendre possibles pour moi de nouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amant s'affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d'entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles fillettes. Autrefois, mon temps était divisé par périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents donnés par l'une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une tendresse presque pure jusqu'à ce que le besoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l'une des périodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j'aurais voulu, c'est que la nouvelle venue vînt habiter chez moi, et me donnât le soir, avant de me quitter, un baiser familial de sœur. De sorte que j'aurais pu croire — si je n'avais fait l'expérience de la présence insupportable d'une autre — que je regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu'un amour, une habitude qu'une personne. J'aurais voulu aussi que la nouvelle venue pût me jouer du Vinteuil comme Albertine, causer comme elle avec moi d'Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas le sien, pensais-je ; soit qu'un amour auquel s'annexaient tous ces épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave après, possède plus de ressources qu'un amour pour une femme qui ne sait que se donner, comme un orchestre plus qu'un piano ; soit que, plus profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait Albertine, la tendresse d'une fille assez cultivée et qui fût en même temps une sœur, ne fût — comme le besoin de femmes du même milieu qu'Albertine — qu'une reviviscence du souvenir d'Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et j'éprouvais une fois de plus d'abord que le souvenir n'est pas inventif, qu'il est impuissant à désirer rien d'autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé ; ensuite qu'il est spirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l'état qu'il recherche ; enfin que, dérivant d'une personne morte, la renaissance qu'il incarne est moins celle du besoin d'aimer, auquel il fait croire, que celle du besoin de l'absente. De sorte que même la ressemblance de la femme que j'avais choisie avec Albertine, la ressemblance, si j'arrivais à l'obtenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais sans le savoir cherché et qui était indispensable pour que renaquît mon bonheur, ce que j'avais cherché c'est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans le savoir. Certes par les jours clairs Paris m'apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes non que je désirais mais qui plongeaient leurs racines dans l'obscurité du désir et des soirées inconnues d'Albertine. C'était telle de celles dont elle m'avait dit tout au début, quand elle ne se méfiait pas de moi : « Elle est ravissante, cette petite, comme elle a de jolis cheveux ! » Toutes les curiosités que j'avais eues autrefois de sa vie quand je ne la connaissais encore que de vue, et d'autre part tous mes désirs de la vie se confondaient en cette seule curiosité, la manière dont Albertine éprouvait du plaisir, la voir avec d'autres femmes, peut-être parce qu'ainsi, elles parties, je serais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses hésitations s'il valait la peine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l'autre était partie, peut-être sa déception, j'eusse éclairé, j'eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m'inspirait Albertine, parce que la voyant ainsi les éprouver, j'aurais pris la mesure et découvert la limite de ses plaisirs.
De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son goût ! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cette obstination, tout d'un coup le souvenir me revint d'une phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m'avait donné un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m'avoir laissé l'embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvais ignoble qu'une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas, peut-être Albertine s'était rappelé.
Je ramenais avec moi les filles qui m'eussent le moins plu, je lissais des bandeaux à la vierge, j'admirais un petit nez bien modelé, une pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femme que je ne faisais qu'apercevoir sur une route de Balbec, dans une rue de Paris, j'avais senti ce que mon désir avait d'individuel, et que c'était le fausser que de chercher à l'assouvir avec un autre objet. Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m'avait appris que faute d'un être il faut se contenter avec un autre et je sentais que ce que j'avais demandé à Albertine, une autre, Mlle de Stermaria, eût pu me le donner. Mais ç'avait été Albertine ; et entre la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de son corps un entrelacement de souvenirs s'était fait tellement inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cette broderie des souvenirs du corps d'Albertine. Elle seule pouvait me donner ce bonheur. L'idée de son unicité n'était plus un a priori métaphysique puisé dans ce qu'Albertine avait d'individuel, comme jadis pour les passantes, mais un a posteriori constitué par l'imbrication contingente mais indissoluble de mes souvenirs. Je ne pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d'elle, sans souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendresse demandée, avec le bonheur que j'avais connu, ne me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu'il pût renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis qu'Albertine était partie et que j'avais cru combler en serrant des femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m'avaient jamais parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon, elles n'avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles n'avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses importantes parce qu'elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de l'acte sexuel lui-même et de se donner l'illusion de l'amour, mais en réalité parce qu'elles faisaient partie du souvenir d'Albertine et que c'était elle que j'aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient d'Albertine me faisait mieux ressentir ce que d'elle il leur manquait, et qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace. Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli ; l'oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d'adaptation à la réalité parce qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Et j'aurais vraiment bien pu deviner plus tôt qu'un jour je n'aimerais plus Albertine. Quand par la différence qu'il y avait entre ce que l'importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour les autres, j'avais compris que mon amour était moins un amour pour elle qu'un amour en moi, j'aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et qu'étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que n'ayant avec cette personne aucun lien véritable, n'ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d'usage, être « remplacé » et que ce jour-là tout ce qui me semblait m'attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d'Albertine, n'existerait plus pour moi. C'est le malheur des êtres de n'être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l'ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit : le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d'Albertine, comme j'avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d'agate ou d'autres présents de Gilberte.
Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps ; non, de la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de souffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu'avant de l'oublier tout à fait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d'où il est parti, il me faudrait, avant d'atteindre à l'indifférence initiale, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j'avais passé avant d'arriver à mon grand amour. Mais ces étapes, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l'ignorance heureuse de l'espérance qui s'élançait alors vers un temps devenu aujourd'hui le passé, mais qu'une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l'avenir. Je lisais une lettre d'elle où elle m'avait annoncé sa visite pour le soir, et j'avais une seconde la joie de l'attente. Dans ces retours par la même ligne d'un pays où l'on ne retournera jamais, où l'on reconnaît le nom, l'aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l'aller, il arrive que tandis qu'on est arrêté à l'une d'elles en gare, on a un instant l'illusion qu'on repart mais dans la direction du lieu d'où l'on vient, comme l'on avait fait la première fois. Tout de suite l'illusion cesse mais une seconde on s'était senti de nouveau emporté vers lui : telle est la cruauté du souvenir.
Et pourtant si l'on ne peut pas, avant de revenir à l'indifférence d'où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances qu'on avait franchies pour arriver à l'amour, le trajet, la ligne qu'on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Ils ont de commun de ne pas être directs, parce que l'oubli pas plus que l'amour ne progresse régulièrement. Mais ils n'empruntent pas forcément les mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut, déjà bien près de l'arrivée, quatre étapes que je me rappelle particulièrement, sans doute parce que j'y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de mon amour d'Albertine, ou du moins qui ne s'y rattachaient que dans la mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour s'associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste et image.
La première de ces étapes commença au début de l'hiver, un beau dimanche de Toussaint où j'étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d'Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c'était la même journée, mais sans Albertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en mineur, sur un ton désolé, du même motif qui avait empli ma journée d'autrefois, l'absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette arrivée d'Albertine, n'étaient pas quelque chose de négatif mais par la suppression dans la réalité de ce que je me rappelais, donnaient à la journée quelque chose de douloureux et en faisaient quelque chose de plus beau qu'une journée unie et simple, parce que ce qui n'y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux. Je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu'Albertine me l'avait tant de fois jouée, car presque tous mes souvenirs d'elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d'anxieuse oppression au cœur, mais de la douceur. Par moments, dans les passages qu'elle jouait le plus souvent, où elle avait l'habitude de faire telle réflexion qui me paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me disais : « Pauvre petite », mais sans tristesse, en ajoutant seulement au passage musical un prix de plus, un prix en quelque sorte historique et curieux comme celui que le tableau de Charles Ier de Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore de plus, du fait qu'il soit entré dans les collections nationales par la volonté de Mme du Barry d'impressionner le roi. Quand la petite phrase, avant de disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments où elle flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi, comme pour Swann, une messagère d'Albertine qui disparaissait. Ce n'était pas tout à fait les mêmes associations d'idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J'avais été surtout sensible à l'élaboration, aux essais, aux reprises, au « devenir » d'une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s'était fait durant ma vie. Et maintenant, sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s'en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant, en somme, peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c'était mon amour qu'il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi.
Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une gaze chaque jour amincie, je sentais le souvenir d'une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flotter maintenant autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or (d'ailleurs, je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux auxquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on pense. « C'est peut-être elle ! » On se retourne, la voiture continue à avancer et on ne revient pas en arrière) ; je ne me contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire ; ils m'intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives au milieu desquelles un artiste, pour les rendre plus complètes, introduit une fiction, tout un roman ; et cette nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu'à mon cœur. La raison de ce charme me parut être que j'aimais toujours autant Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que l'oubli continuait à faire en moi des progrès, que le souvenir d'Albertine ne m'était plus cruel, c'est-à-dire avait changé ; mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter jusqu'à leur signification plus éloignée ; comme ces malaises que le médecin écoute son malade lui raconter et à l'aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de même nos impressions, nos idées, n'ont qu'une valeur de symptômes. Ma jalousie étant tenue à l'écart par l'impression de charme et de douce tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus comme quand j'avais cessé de voir Gilberte l'amour de la femme s'élevait de moi, débarrassé de toute association exclusive avec une certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature. Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles des « ne-m'oubliez-pas », que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt au regard que je venais poser sur telle ou telle d'entre elles s'appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine, et qui géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre, faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger. Et parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, car les forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaieté qu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d'un beau livre, laquelle, comme toutes les suggestions, a des effets très courts. D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine, la première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes, et que pour moi elle pouvait résumer leur vie ? Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile finissante de mon amour en lequel elles s'étaient condensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine, l'image que je portais en moi me la faisant retrouver partout, et même, au détour d'une allée, l'une qui remontait dans une automobile me la rappela tellement, était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la même manière, alors qu'elle avait tant de confiance dans la vie. Et l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le constatais pas seulement avec mes yeux comme la superficielle apparence qui se dérobe si vivement au cours d'une promenade : devenu une sorte d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé, par ce côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si voluptueusement, si tristement contre mon cœur.
Mais déjà la jeune fille avait disparu. Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une voiture, en cherchai désespérément une autre dans tous les sens, et que je trouvai, mais trop tard. Je ne les retrouvai pas. Mais quelques jours plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois. C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets, aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les considérer un instant, ayant pris racine, avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il s'agit d'aller bien au-delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute laissé disparaître comme tant d'autres mais au moment où elles passèrent devant moi la blonde — était-ce parce que je les contemplais avec cette attention ? — me lança furtivement un premier regard, puis m'ayant dépassé, et retournant la tête vers moi, un second qui acheva de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant demandé au concierge qui elles étaient : « Elles ont demandé Mme la duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus : Mlle Déporche-ville, que je rétablis aisément : d'Éporcheville, c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la jeune fille d'excellente famille, et apparentée vaguement aux Guermantes, dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert ! Et voici que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par ce regard dissimulé qui ménageait entre moi et elle une entrée secrète dans des parties de sa vie qui évidemment étaient cachées à ses amies, et qui me la faisaient paraître plus accessible — presque à demi mienne — plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi il y avait d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si elle avait la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut claire que pour moi ? Mon cœur battait de toutes ses forces, je n'aurais pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme si entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde qui s'était retournée et m'avait regardé deux fois. Or le concierge ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau, il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, parce qu'elles étaient venues aujourd'hui pour la première fois et pendant qu'il n'était pas là. Mais il allait demander à sa femme qui les avait déjà vues une fois. Elle était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a au cours de sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et délicieuses ? Un ami charitable à qui on a décrit une jeune fille qu'on a vue au bal, a reconstitué qu'elle devait être une de ses amies et vous invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise ? La jeune fille que vous allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que vous désirez ? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main en souriant, précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût ? Cette dernière chance est assez fréquente et sans être justifiée toujours par un raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous disons : « C'était bien elle. » Je me rappelai que dans la petite bande de jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je songeais surtout — pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte entre plusieurs, prêt, s'il adhère à un nouveau, à rendre le premier sur lequel il vous avait renseigné, rétrospectivement inconnu, innocent, insaisissable — que le concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui pris chacun à part — le nom ne corroborant pas l'intention du regard — perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville était bien la blonde ! Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle d'Éporcheville, que ce fût justement, ce qui était une première vérification topique de ma supposition, celle qui m'avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même d'aller acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire une meilleure impression le surlendemain quand j'irais voir Mme de Guermantes, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant le surlendemain où elle devait, m'avait dit le concierge, revenir voir Mme de Guermantes ; et (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas à Albertine) j'irais, quoi qu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, faire une visite à la même heure à la duchesse. Si je télégraphiais à Saint-Loup ce n'était pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquais combien j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance, et vis-à-vis de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais eu seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication électrique à la transmettre, l'étendue de la France et de la Méditerranée, tout le passé noceur de Robert appliqués à identifier la personne que je venais de rencontrer, allaient être au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je n'avais même plus besoin de penser, car ils allaient se charger de le conclure dans un sens ou dans un autre avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage, ou même, car je n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce moment, mon temps se passa dans la fièvre ; une absence de quarante-huit heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de ma visite chez Mme de Guermantes, comme à un bien certain que nul ne pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, cela m'eût été impossible, et même la reconnaître dans la rue. Je l'avais aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple, grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela associé à une image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin, après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de Saint-Loup : « De l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du seigle, ville comme une ville, petite brune boulotte, est en ce moment en Suisse. Ce n'était pas elle ! »
Quelques jours après, ma mère entrant dans ma chambre avec le courrier, le posa sur mon lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle sourit en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai : « Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j'aurais, et ainsi le ressente moins vivement. » Cependant en allant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi. Et ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre. Mais déjà sur son visage, l'étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que sécrétait pour guérir sa blessure son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien savait-elle que nous étions des maîtres, des êtres capricieux qui ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques, pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement l'intention d'y entrer. Ma mère dans sa précipitation avait emporté la bougie ; je m'aperçus qu'elle avait posé le courrier tout près de moi, pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'était que des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que j'aimais et qui écrivant rarement serait pour moi une surprise. J'allai à la fenêtre, j'écartai les grands rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux, le ciel qui était rose comme sont à cette heure dans les cuisines les fourneaux qu'on allume, me remplit d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la petite station montagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses. J'ouvris Le Figaro. Quel ennui ! Justement le premier article avait le même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru. Mais pas seulement le même titre, voici quelques mots absolument pareils. Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Et j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes entrées, grommelait : « Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait, bien sûr. Mais quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il était naquis ! » Mais ce n'était pas quelques mots, c'était tout, c'était ma signature... C'est mon article qui avait enfin paru ! Mais ma pensée qui, peut-être déjà à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas compris que c'était mon article, comme les vieillards qui sont obligés de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé, même s'il est devenu inutile, même si un obstacle imprévu devant lequel il faudrait se retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain spirituel qu'est un journal, encore chaud et humide de la presse récente et du brouillard du matin où on le distribue dès l'aurore aux bonnes qui l'apportent à leur maître avec le café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, et reste le même pour chacun tout en pénétrant à la fois, innombrable, dans toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal, c'est l'un quelconque des dix mille ; ce n'est pas seulement ce qui a été écrit par moi, c'est ce qui a été écrit par moi et lu par tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal ; ce n'était pas seulement ce que j'avais écrit, c'était le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse l'un quelconque des lecteurs du journal. Mais d'abord une première inquiétude. Le lecteur non prévenu verra-t-il cet article ? Je déplie distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant même sur ma figure l'air que je prends d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines ou la politique. Mais mon article est si long que mon regard, qui l'évite (pour rester dans la vérité et ne pas mettre la chance de mon côté, comme quelqu'un qui attend compte trop lentement exprès) en accroche un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier article, même qui le lisent, ne regardent pas la signature. Moi-même je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de leur auteur ; mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera, n'a pas forcé en retour celle des autres. Et puis il y a ceux qui sont partis à la chasse, ceux qui sont sortis trop tôt de chez eux. Enfin, quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là, je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement ces images que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des fils du téléphone ; au moment même où je veux être un lecteur quelconque, mon esprit refait le tour de ceux qui lisent mon article. Si M. de Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en revanche il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait à ma propre défiance de moi-même qui n'avais plus besoin de le soutenir. C'est qu'en réalité il en est de la valeur d'un article, si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes rendus de la Chambre où les mots « Nous verrons bien », prononcés par le ministre, ne sont qu'une partie et peut-être la moins importante de la phrase qu'il faut lire ainsi : « LE PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTERIEUR ET DES CULTES : Nous verrons bien. (Vives exclamations à l'extrême gauche. “Très bien ! très bien !” sur quelques bancs à gauche et au centre) » (fin plus belle que son milieu, digne de son début) : une partie de sa beauté — et c'est la tare originelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas exceptés les célèbres Lundis — réside dans l'impression qu'elle produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste, ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de Boigne dans son lit à hautes colonnes lisant son article du Constitutionnel, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier, le lisant de son côté, en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la société, si un mot de Mme d'Arbouville ne le lui avait déjà appris. Et appuyant ma propre défiance de moi-même sur ces dix mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais en ce moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne s'adressait qu'à moi. Je voyais à cette même heure pour tant de gens, ma pensée ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre, la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne briller sur eux, colorer leur pensée en une aurore qui me remplissait de plus de force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps se montrait rose à toutes les fenêtres. Je voyais Bloch, les Guermantes, Legrandin, Andrée, Maria, des amis tirer de chaque phrase les images qu'il y enferme ; et au moment même où j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu y exprimer. Ces pages, quand je les écrivis, étaient si faibles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur éclat, leur imprévu, leur profondeur. Et quand je sentais une défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur quelconque émerveillé, je me disais : « Bah ! comment un lecteur peut-il s'apercevoir de cela ? Il manque quelque chose là, c'est possible. Mais sapristi, s'ils ne sont pas contents ! Il y a assez de jolies choses comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. »
Aussi, à peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la recommencer immédiatement, n'y ayant rien comme un vieil article de soi dont on puisse dire que « quand on l'a lu on peut le relire ». Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du doigt le miracle de la multiplication de ma pensée, et lire, comme si j'étais un autre monsieur qui vient d'ouvrir Le Figaro, dans un autre numéro, les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je n'avais pas vu les Guermantes, j'irais leur faire une visite où je me rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchaînent pas plus le cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer n'atteignent l'esprit. Mais pour d'autres amis, je me disais que, si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir encore par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me disais cela, parce que les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention peut-être d'exciter l'admiration de mes amis, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait ; je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, solitaire, qu'eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux ; et que, si je commençais à écrire, pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde mais dans la littérature.
Aussi après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, fut-ce moins pour Mlle d'Éporcheville, qui avait perdu, du fait de la dépêche de Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité, que pour voir en la duchesse elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public, abonnés et acheteurs du Figaro. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence je ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens, ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de Guermantes comme à quelque chose qui eût été au-delà du réel, de la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes premiers rêves et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au train de 1 h 50 comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection entre la réalité et le rêve. En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé. Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me « représenter » à elle. Et en effet depuis que j'étais entré j'avais une impression de très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant : « Ah ! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or au contraire j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En elle-même ma double erreur de nom, m'être rappelé de L'Orgeville comme étant d'Éporcheville et avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était en réalité Forcheville, n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. Mais en réalité ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de Saint-André-des-Champs des principes égalitaires de 1789 (elle ne réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin), mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin. Cette perpétuelle erreur qui est précisément la « vie », ne donne pas ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible, mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers historique, etc. La princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de cocotte pour la femme du premier président, ce qui du reste est de peu de conséquence ; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus douloureux quand il comprend son erreur ; ce qui en a encore davantage, les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être très étonné en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables : « Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue autrefois, vous veniez à la maison, votre amie Gilberte. J'ai bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une cocotte.) Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette, qui étonna tout le monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés, mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à l'opulence.) Peu après un oncle de Swann sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage mourut laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement de pénétration plus abondant du monde par les israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à l'antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un certain antisémitisme mondain s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui comme le moindre noble avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu'en épousant la veuve d'un Juif il avait accompli le même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange. Il était prêt à étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à l'étonnement — qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de provoquer — de sa société, s'était, quand Swann s'était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait été en apparence quelque chose de d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons mais parmi lesquelles il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation. Cette raison est que quelle que soit l'image, depuis la truite à manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage, qui décide un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le crime, etc., cet acte nous modifie assez profondément pour que nous n'attachions plus d'importance, peut-être même que ne nous vienne plus une seule fois à l'esprit l'image que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et s'est du même coup détaché du désir de la gloire), etc. D'ailleurs, missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant froid à ce moment-là nous souhaiterions un potage au coin du feu et non une truite en plein air, que notre équipage laisserait indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout autres une grande considération pour nous et dont cette brusque richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa fille avec Mme Bontemps, etc. À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la vie mondaine, qui avaient décidé la duchesse à ne jamais se laisser présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance heureuse avec laquelle les gens qui n'aiment pas se tiennent à l'écart de ce qu'ils blâment chez les amoureux et que l'amour de ceux-ci explique. « Oh ! je ne me mêle pas à tout ça ; si ça amuse le pauvre Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence c'est son affaire, mais on ne me prend pas avec ces choses-là, tout ça peut très mal finir, je les laisse se débrouiller. » C'est le suave mari magno que Swann lui-même me conseillait à l'égard des Verdurin quand il avait depuis longtemps cessé d'être amoureux d'Odette et ne tenait plus au petit clan. C'est tout ce qui rend si sages les jugements des tiers sur les passions qu'ils n'éprouvent pas et les complications de conduite qu'elles entraînent. Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était restée intraitable mais elle s'était arrangée pour couper les ponts et que sa cousine la princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier on crut qu'il allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais trouvé à la duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa crainte de la guerre, comme, un jour où elle était venue à table si soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci elle avait répondu d'un air grave : « La Chine m'inquiète. » Or au bout d'un moment, Mme de Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de Bréauté : « On dit que Marie-Aynard veut faire une position aux Swann. Il faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. » Et j'avais eu de ce propos si frivole auprès de celui que j'attendais l'étonnement du lecteur qui cherchant dans Le Figaro à la place habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur mer. La duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance poursuivie au-delà de toute mesure une satisfaction d'orgueil qui ne manquait pas une occasion de s'exprimer. « Babal, disait-elle, prétend que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris parce qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme Swann. » Et la duchesse riait de tout son cœur.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self government, de persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire rapporter ses décrets. Alors la duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui, s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était maîtresse de faire ce que bon lui semblait. Elle ne pensait pas à la petite Swann mais quand on lui parlait d'elle, la duchesse ressentait une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait plus lui masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann. D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute — car à tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts — la duchesse était de celles qui ont besoin de la présence — de cette présence qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger — pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu'elle ne les imaginait plus, très vaguement d'ailleurs, qu'avec leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose d'assez noble — mêlé à beaucoup de bassesse — à sa conduite. Car, tandis que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce qu'auraient désiré ceux qu'elle avait mal traités, vivants.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu d'amour-propre pour elle n'eussent pu se réjouir du changement de dispositions de la duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte en repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq ans d'outrages, pût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine. Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence, même une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui avaient un peu d'amitié pour elle, elle avait voulu écrire à la duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner. Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse mais même de toutes les familles royales.
D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire, on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à elle pour son fils. Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit partout qu'un tel mariage serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau et que M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient eux-mêmes et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une visite à Saint-Cloud. M. de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur la tête, se disait : « Oriane est vraiment encore étonnante. Je la trouve délicieuse. » Et voyant que sa femme avait l'air bien disposée : « À propos, dit-il, j'avais une commission à vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi à l'Opéra. Mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions... », ajouta-t-il évasivement, car, leur disposition à l'égard d'une personne étant une disposition collective et naissant identique en chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une ombrelle. « Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse ? Je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite. Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu contre elle. Simplement je ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux ménages de mes amis. Voilà tout. — Et vous aviez parfaitement raison, répondit le duc. Vous êtes la sagesse même, madame, et vous êtes, de plus, ravissante avec ce chapeau. — Vous êtes fort aimable », dit Mme de Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte. Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques explications : « Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère, d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de l'année. Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel. » Et ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses ; à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement : « Je crois que vous avez très bien connu mon père. — Mais je crois bien », dit Mme de Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très exactement le père. « Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle très bien. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans.) « Je sais très bien qui c'était, je vais vous dire », ajouta-t-elle comme si elle avait voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à cette jeune fille des renseignements sur lui, « c'était un grand ami à ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère Palamède. — Il venait aussi ici, il déjeunait même ici », ajouta M. de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. « Vous vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père ! Comme on sentait qu'il devait être d'une famille honnête ! Du reste j'ai aperçu autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens ! » On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander pour une place de jardiniers. Et voilà comment le faubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le flatter de l'exception faite — le temps qu'on cause — en faveur de l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, et plutôt, et en même temps, pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs, d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être grossier.
Mais reine de l'Instant sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes en était aussi l'esclave. Swann avait pu parfois dans l'ivresse de la conversation donner à la duchesse l'illusion qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. « Il était charmant », dit la duchesse avec un sourire triste en posant sur Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât que précisément les circonstances s'opposaient à de telles effusions, soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il s'était réservés, y ayant plus de lumières que la duchesse, crut bien faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il écoutait avec une visible impatience. Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta avec une frivolité mondaine, en s'adressant à Gilberte : « Tenez, je vais vous dire, c'était un gggrand ami à mon beau-frère Charlus, et aussi très ami avec Voisenon (le château du prince de Guermantes) », non seulement comme si le fait de connaître M. de Charlus et le prince avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin de la duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé se lier dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec tous les gens de cette même société, mais encore comme si Mme de Guermantes avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son père, le lui « situer » par un de ces traits caractéristiques à l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une certaine personne. Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant hérité de Swann ce tact exquis avec un charme d'intelligence que reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont la vie est sans but tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte ce furent d'abord ses agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité oisive de M. et de Mme de Guermantes : « Avez-vous remarqué la manière dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. — J'allais faire la même remarque que vous, Oriane. — Elle est spirituelle, c'est tout à fait le tour de son père. — Je trouve qu'elle lui est même très supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. — Oh ! il était pourtant bien spirituel. — Mais je ne dis pas qu'il n'était pas spirituel, je dis qu'il n'avait pas de brio », dit M. de Guermantes d'un ton gémissant car sa goutte le rendait nerveux et quand il n'avait personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que maintenant on lui eût au besoin dit quelquefois un « votre pauvre père », qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeune fille. Elle disait : « Mon père » à Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et on reconnaissait que si Forcheville s'était admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et savait l'en récompenser. Sans doute, parce qu'elle pouvait parfois et désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître par moi, et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom de Swann. Justement je venais de remarquer en entrant dans le salon deux dessins d'Elstir qui autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait « préférer à sa peinture ». Gilberte reconnut cette facture. « On dirait des Elstir, dit-elle. — Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément vot... ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. « Tiens, c'est l'Elstir que... » Je vis les signes désespérés de Mme de Guermantes. « Ah ! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans un article du Figaro. Est-ce que vous l'avez lu ? — Vous avez écrit un article dans Le Figaro ? » s'écria M. de Guermantes avec la même violence que s'il s'était écrié : « Mais c'est ma cousine. » « Oui, hier. — Dans Le Figaro, vous êtes sûr ? Cela m'étonnerait bien. Car nous avons chacun notre Figaro, et s'il avait échappé à l'un de nous l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le duc fit chercher Le Figaro et ne se rendit qu'à l'évidence, comme si jusque-là il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le journal où j'avais écrit. « Quoi ? je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans Le Figaro ? » me dit la duchesse, faisant effort pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. « Mais voyons, Basin, vous lirez cela plus tard. — Mais non, le duc est très bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant. — Oui, il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu'il était français. Il s'appelait à ce moment le prince des Laumes. — Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes ? » demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps. « Mais non, répondit avec un regard mélancolique et caressant la duchesse. — Un si joli titre ! Un des plus beaux titres français ! » dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement, comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes. « Eh bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose ; au fond ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné, cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était alors tout rasé ; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon beau-frère Charlus, qui aime assez causer avec les paysans, disait à l'un, à l'autre : “D'où es-tu, toi ?” et comme il est très généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car personne n'est à la fois plus haut et plus simple que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez duchesse, et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin : “Voyez, Basin, parlez-leur un peu aussi.” Mon mari qui n'est pas toujours très inventif... — Merci Oriane, dit le duc sans s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé —... avisa un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère : “Et toi, d'où es-tu ? — Je suis des Laumes. — Tu es des Laumes ? Eh bien, je suis ton prince.” Alors le paysan regarda la figure toute glabre de Basin et lui répondit : “Pas vrai. Vous, vous êtes un English.” » On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir, à leur place vraie, dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains livres d'heures on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la flèche de Bourges. On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. « Je ne sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de relations, mon pauvre ami », et se tournant vers Gilberte : « Je ne saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. » Gilberte rougit vivement : « Je ne la connais pas », dit-elle (ce qui était d'autant plus faux que Lady Israël s'était, deux ans avant la mort de Swann, réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par son prénom), « mais je sais très bien, par d'autres, qui c'est, la personne que vous voulez dire. » J'appris qu'une jeune fille ayant soit méchamment, soit maladroitement demandé quel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d'origine anglaise un nom allemand. Et même elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser : « On a raconté beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi je dois tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner, ni même seulement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau, infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée une variété particulièrement complète et détestable chez l'enfant, les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme) prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée. Les combinaisons par lesquelles au cours des générations la chimie morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop redoutables, sont infinies, et donneraient une passionnante variété à l'histoire des familles. D'ailleurs, avec ces égoïsmes accumulés, comme il devait y en avoir en Gilberte, coexiste telle vertu charmante des parents ; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avec une sincérité complète. Sans doute, Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand personnage ; mais elle dissimulait le plus souvent ses origines. Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser, et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine qui n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en Dieu.
« Je ne la connais pas personnellement », reprit Gilberte. Avait-elle pourtant, en se faisant appeler Mlle de Forcheville, l'espoir qu'on ignorerait qu'elle était la fille de Swann ? À l'égard peut-être de certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient chuchoter : « C'est la fille de Swann. » Mais elle ne le savait que de cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague, à laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus précise, due à une impression directe. Comme l'éloignement rend pour nous les choses plus petites, plus incertaines, moins périlleuses, Gilberte trouvait inutile que la découverte qu'elle était née Swann eût lieu en sa présence. Gilberte appartenait, ou du moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l'espoir, non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le reste. Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle était née Swann. Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelque temps la transition en signant G.S Forcheville. La véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nom de Gilberte. En effet en réduisant le prénom innocent à un simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G, mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme il y avait de l'intelligente curiosité de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de Guermantes si elle n'aurait pas pu connaître M. du Lau, et la duchesse ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société.) « Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en donner une idée ? demanda-t-elle. — Oh ! pas du tout », s'écria Mme de Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. « Non, pas du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord, charmant, avec toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À Guermantes, quand il y avait le roi d'Angleterre avec qui du Lau était très ami, il y avait après la chasse un goûter ; c'était l'heure où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros chaussons de laine. Eh bien, la présence du roi Édouard et de tous les grands-ducs ne le gênait en rien, il redescendait dans le grand salon de Guermantes avec ses chaussons de laine. Il trouvait qu'il était le marquis du Lau d'Allemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'était les deux que j'aimais le plus. C'était du reste, des grands amis à... » (elle allait dire « à votre père » et s'arrêta net). « Non, ça n'a aucun rapport ni avec Gri-Gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un marquis d'Allemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots du portrait : « M. d'Allemans, qui était un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coq de province... — Oui, il y a de cela, dit Mme de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un coq. — Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait », dit Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était, en effet, grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de la maison d'Aragon, mais leur seigneurie est poitevine. Quant à son château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château de sa famille mais de la famille d'un premier mari de sa mère, et il était situé à peu près à égale distance de Martinville et de Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province. Matériellement il y avait une part de mensonge dans ces paroles, puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu M. de Bréauté, d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de parler des environs de Tansonville, il pouvait être sincère. Le snobisme est, pour certaines personnes, analogue à ces breuvages agréables dans lesquels ils mêlent des substances utiles. Gilberte s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes livres et des Nattier que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été voir à la Bibliothèque nationale et au Louvre, et je me figure que malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme Goupil que sur M. d'Agrigente. « Oh ! pauvre Babal et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article il m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait « de l'enflure, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand » ; par contre il me félicita sans réserve de « m'occuper » : « J'aime qu'on fasse quelque chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours des importants ou des agités. Sotte engeance ! » Gilberte qui prenait avec une rapidité extrême les manières du monde déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était l'amie d'un auteur. « Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir, l'honneur de vous connaître. » « Vous ne voulez pas venir avec nous demain à l'Opéra-Comique ? » me dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je répondis d'une voix triste : « Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai perdu une amie que j'aimais beaucoup. » J'avais presque les larmes aux yeux en le disant mais pourtant pour la première fois cela me faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un grand chagrin et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie Mme de Guermantes me dit : « Vous n'avez pas compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann. » Et comme je m'excusais : « Mais je vous comprends très bien ; moi-même, j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous savez que c'est très gênant », dit-elle à son mari pour diminuer un peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une propension commune à tous et à laquelle il était difficile de résister. « Que voulez-vous que j'y fasse ? répondit le duc. Vous n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez pas de lui. »
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent beaucoup, l'une de Mme Goupil, dame de Combray que je n'avais pas revue depuis tant d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué Le Figaro. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée et qui avait vingt occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensations d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch, dont j'eusse tant aimé savoir ce qu'il pensait de mon article, ne m'écrivit pas. Il est vrai qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard mais par un choc en retour. En effet il écrivit lui-même quelques années plus tard un article dans Le Figaro et désira immédiatement me signaler cet événement. Comme ce qu'il considérait comme un privilège lui était aussi échu, l'envie qui lui avait fait feindre d'ignorer mon article cessant comme un compresseur se soulève, il m'en parla, tout autrement qu'il désirait m'entendre parler du sien : « J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o'clock, sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil ; mais elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui font palissades entre elles, entre le « Monsieur » du début et les « sentiments distingués » de la fin, des cris de joie, d'admiration, peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la palissade leur parfum adorant. Mais le conventionalisme bourgeois enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de « votre succès si légitime », au maximum « votre beau succès », des belles-sœurs, fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur ou l'enthousiasme si elles ont écrit « mes meilleures pensées ». « Mère se joint à moi » est un superlatif dont on est rarement gâté. Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom, Sanilon, m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait écrit.
Le surlendemain matin je me réjouis que Bergotte fût un grand admirateur de mon article, qu'il n'avait pu lire sans envie. Pourtant au bout d'un moment ma joie tomba. En effet Bergotte ne m'avait absolument rien écrit. Je m'étais seulement demandé s'il eût aimé cet article, en craignant que non. À cette question que je me posais, Mme de Forcheville m'avait répondu qu'il l'admirait infiniment, le trouvait d'un grand écrivain. Mais elle me l'avait dit pendant que je dormais : c'était un rêve. Presque tous répondent aux questions que nous nous posons par des affirmations complexes, mises en scène avec plusieurs personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle avec désolation. Quoi ? fille de Swann, qu'il eût tant aimé voir chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps ayant passé qui renouvelle pour nous, insuffle une autre personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau neuve et pris d'autres goûts. Mais quand à cette fille Swann disait parfois, en la serrant contre lui et en l'embrassant : « C'est bon, ma chérie, d'avoir une fille comme toi ; un jour, quand je ne serai plus là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi et à cause de toi », Swann, en mettant ainsi pour après sa mort un craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille, se trompait autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir. Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché, avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme, s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide, mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas moindres que celles de l'autre ; bien des filles ne considèrent leur père que comme le vieillard qui leur laisse sa fortune. La présence de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire. Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû rajeunir sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer l'œuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait peu à peu l'œuvre de l'oubli : elle avait hâté en moi cette œuvre de l'oubli à l'égard d'Albertine. Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais crue une autre qu'elle, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrité depuis longtemps et précaire, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs qui étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l'oubli mais réalisée brusquement dans leur ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée. Je n'aimais plus Albertine. Tout au plus certains jours, quand il faisait un de ces temps qui en modifiant, en réveillant notre sensibilité, nous remettent en rapport avec le réel, je me sentais cruellement triste en pensant à elle. Je souffrais d'un amour qui n'existait plus. Ainsi les amputés, par certains changements de temps ont mal dans la jambe qu'ils ont perdue.
La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu'elle emmenait avec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel, et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules. Mais ce renouvellement, pour les souvenirs, est tout de même retardé par l'attention qui arrête, qui fixe un moment ce qui doit changer. Et puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes, qu'on grandit en y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction, si (bien que ce fût la distraction — le désir de Mlle d'Éporcheville — qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli effectif et sensible) il reste que c'est le temps qui amène progressivement l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer à vivre, me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune ; pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé dans ma vie — et aussi ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur, car, quand on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a plus longtemps vécu — au cours de ces derniers mois de l'existence d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant par des espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient paraître anciens puisque j'avais eu ce qu'on appelle « le temps » de les oublier, c'était son interpolation, fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire — comme une brume épaisse sur l'océan, et qui supprime les points de repère des choses — qui détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait eu dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand-mère, offrant une succession de périodes sous lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait, ma vie m'apparut comme quelque chose d'aussi dépourvu du support d'un moi individuel identique et permanent. quelque chose d'aussi inutile dans l'avenir que long dans le passé, quelque chose que la mort pourrait aussi bien terminer ici ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du Second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentis vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais, que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde, mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté : jadis à propos de Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie je n'en voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel serrement de cœur les Mémoires d'un écrivain médiocre qui séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée jeune homme, vieillard la rencontrait sans plaisir, sans envie de la revoir. Or il m'apportait au contraire avec l'oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste elle l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien contenait une grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre, un autre pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par tant de souffrances car nous ne nous rappelons que confusément les avoir souffertes. Il est possible que de même nos cauchemars la nuit soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en dormant devant des assassins.
Sans doute ce moi gardait encore quelque contact avec l'ancien comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler d'Albertine ; à travers lui, à travers les récits qu'il en recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il l'aimait ; mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.
Une autre personne chez qui l'œuvre de l'oubli en ce qui concernait Albertine se fit probablement plus rapide à cette époque, et me permit par contrecoup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau progrès que cette œuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne puis guère en effet ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, et un moment seulement uniquement associé à la personne d'Albertine, pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman. C'était un jour où maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat. Comme c'était le jour de réception de ma mère, elle avait hésité à aller chez Mme Sazerat. Mais comme, même à Combray, Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, maman, certaine de ne pas s'amuser, avait compté qu'elle pourrait sans manquer aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère, du reste, l'aimait bien, la plaignait de son infortune — suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de X*** — infortune qui la forçait à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand « voyage d'agrément » tous les dix ans. Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée voir la princesse de Parme qui elle ne faisait pas de visites, et chez qui on se contentait d'habitude de s'inscrire mais qui avait insisté pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'elle vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente : « Tu m'as fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes, comme elle ne m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît même la main. J'étais très ennuyée ; en revanche devant la porte en m'en allant j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu as eue de lui parler d'Albertine ! Elle m'a raconté que tu lui avais dit que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. » (Je l'avais en effet dit à la duchesse, mais ne me le rappelais même pas et j'y avais à peine insisté. Mais les personnes les plus distraites font souvent une singulière attention à des paroles que nous laissons échapper, qui nous paraissent toutes naturelles, et qui excitent profondément leur curiosité.) « Mais je ne retournerai jamais chez la princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise. »
Or le lendemain, jour de ma mère, Andrée vint me voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. « Je connais ses défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui j'ai le plus d'affection », me dit-elle. Et elle parut même avoir quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait de goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Il est vrai que quand elle vint, je n'étais pas là ; elle m'attendait, et j'allais passer par mon petit salon pour aller la voir quand je m'aperçus, en entendant une voix, qu'il y avait une autre visite pour moi. Pressé de voir Andrée, qui était dans ma chambre, ne sachant pas qui était l'autre personne qui ne la connaissait évidemment pas puisqu'on l'avait mis dans une autre pièce, j'écoutai un instant à la porte du petit salon ; car mon visiteur parlait, il n'était pas seul ; il parlait à une femme : « Oh ! ma chérie, c'est dans mon cœur ! » lui fredonnait-il, citant les vers d'Armand Silvestre. « Oui, tu resteras toujours ma chérie malgré tout ce que tu as pu me faire :
« Les morts dorment en paix dans le sein de la terre.
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière ;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
C'est un peu vieux jeu, mais comme c'est joli ! Et aussi ce que j'aurais pu te dire dès le premier jour :
« Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie...
Comment, tu ne connais pas ça ?
« ... Tous ces bambins, hommes futurs,
Qui suspendent déjà leur jeune rêverie
Aux cils câlins de tes yeux purs.
Ah ! j'avais cru pouvoir me dire un instant :
« Le premier soir qu'il vint ici
De fierté je n'eus plus souci.
Je lui disais : “Tu m'aimeras
Aussi longtemps que tu pourras.”
Je ne dormais bien qu'en ses bras. »