— Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez, n'est-ce pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. — Oui, mais, baron, sur le prince Louis de Baden je ne vois rien. Du reste, je crois qu'en général l'art militaire... — Quelle bêtise ! À cette époque-là, Vendôme, Villars, le prince Eugène, le prince de Conti, et si je vous parlais de tous nos héros du Tonkin, du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et “nouvelle génération”, je vous étonnerais bien. Ah ! j'en aurais à apprendre aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget ! J'ai un petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses admirables ; mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles — entre tant d'autres : “... voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu'il adomestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l'armée et à Strasbourg.” Vous avez probablement lu les lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que “Putana”. Elle en parle assez clairement. — Et elle était à bonne source pour savoir, avec son mari. — C'est un personnage si intéressant que Madame, dit M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle le portrait ne varietur, la synthèse lyrique de la “Femme d'une Tante”. D'abord hommasse ; généralement la femme d'une Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle sans cesse de ce même vice chez les autres, en personne renseignée et par ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je vous disais que cela a été tout le temps comme cela. Cependant le nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul François de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi : “Les vices sont de tous les temps ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale ?” Que tout le monde connaît me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait “le boniment” de ses plus célèbres contemporains comme je connais celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de mœurs avait évolué. Et pas un instant pendant qu'il parlait, pendant que Brichot parlait, l'image plus ou moins consciente de mon chez-moi où m'attendait Albertine ne fut, associée au motif caressant et intime de Vinteuil, absente de moi. Je revenais sans cesse à Albertine, de même qu'il faudrait bien revenir effectivement auprès d'elle tout à l'heure comme à une sorte de boulet auquel j'étais, de façon ou d'autre, attaché, qui m'empêchait de quitter Paris et qui en ce moment, pendant que du salon Verdurin j'évoquais mon chez-moi, me le faisait sentir, non comme un espace vide, exaltant pour la personnalité et un peu triste, mais comme rempli — semblable en cela à l'hôtel de Balbec un certain soir — par cette présence qui n'en bougeait pas, qui durait là-bas pour moi, et qu'au moment que je voudrais j'étais sûr de retrouver. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait toujours sur le sujet — à l'égard duquel, d'ailleurs, son intelligence toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine pénétration — avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable. Ces caractéristiques, qui dans certains moments devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car, leur faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée, de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies, c'est-à-dire sans le savoir. « Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue sans élégance et sans décence danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant qu'elles ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle ne fût pas malheureuse. Hélas ! tout est changé. Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit : “sûrement non”, n'avoir pas pu me tromper. Hé bien, j'en donne ma langue aux chats. Un de mes amis qui est bien connu pour cela avait un cocher que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit un jour : “Mais pourquoi est-ce que X ne couche pas avec son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir, à Théodore (c'est le nom du cocher), et s'il n'est même pas très piqué de voir que son patron ne lui fait pas d'avances ?” Je ne pus m'empêcher d'imposer silence à Gilbert ; j'étais énervé à la fois de cette prétendue perspicacité qui quand elle s'exerce indistinctement est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X essayât de se risquer sur la planche, pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. — Le prince de Guermantes a donc ces goûts ? demanda Brichot avec un mélange d'étonnement et de malaise. — Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disant que oui. Hé bien, l'année suivante j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait quelquefois à la pêche que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et “autre chose itou”. » Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel j'avais reconnu le monsieur qui jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, était comme le prince de Guermantes. « Mais voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. —  Mais il avait avec lui sa maîtresse. — Hé bien, qu'est-ce que ça fait ? Sont-ils naïfs, ces enfants », me dit-il d'un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. « Elle est charmante, sa maîtresse. — Mais alors ses trois amis sont comme lui ? — Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si en jouant d'un instrument j'avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors on n'a plus le droit d'avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il, j'avoue que ce cas, et j'en connais bien d'autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m'embarrasse. Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste libéral parlant de l'Action française, ou d'un disciple de Claude Monet des cubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, je cherche à les comprendre, mais je n'y arrive pas. S'ils aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c'est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce qu'ils appellent un môme ? C'est que cela leur représente autre chose. Quoi ? » « Qu'est-ce que la femme peut représenter d'autre à Albertine ? » pensais-je, et c'était bien là, en effet, ma souffrance. « Décidément, baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des facultés propose d'ouvrir une chaire d'homosexualité, je vous fais proposer en première ligne. Ou plutôt non, un Institut de psychophysiologie spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d'une chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et l'appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur notre corps d'huissiers, que je crois insoupçonnable. — Vous n'en savez rien, répliqua le baron d'un ton dur et tranchant. D'ailleurs vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes. C'est tout le contraire », et sans se rendre compte de la contradiction qui existait entre la direction que prenait invariablement sa conversation et le reproche qu'il allait adresser aux autres : « C'est au contraire effrayant, dit-il à Brichot d'un air scandalisé et contrit, on ne parle plus que de cela. C'est une honte, mais c'est comme je vous le dis, mon cher ! Il paraît qu'avant-hier, chez la duchesse d'Ayen, on n'a pas parlé d'autre chose pendant deux heures. Vous pensez, si maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c'est un véritable scandale ! Ce qu'il y a de plus ignoble, c'est qu'elles sont renseignées, ajouta-t-il avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes, de vrais salauds, comme le petit Châtellerault, sur qui il y a plus à dire que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m'a dit qu'il disait pis que pendre de moi, mais je n'en ai cure, je pense que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes, ne peut retomber que sur lui. Je sais bien que si j'étais Jane d'Ayen je respecterais assez mon salon pour qu'on n'y traite pas des sujets pareils et qu'on ne traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n'y a plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour la conversation que pour la toilette. Ah ! mon cher, c'est la fin du monde. Tout le monde est devenu si méchant. C'est à qui dira le plus de mal des autres. C'est une horreur ! »

Lâche comme je l'étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m'enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père, et les vains efforts de ma grand-mère le suppliant de ne pas le boire, je n'avais plus qu'une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l'exécution de Charlus eût eu lieu. « Il faut absolument que je parte, dis-je à Brichot. — Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas partir à l'anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin », conclut le professeur qui se dirigea vers le salon de l'air de quelqu'un qui, aux petits jeux, va voir « si on peut revenir ».

Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de sa femme, avait emmené Morel. Mme Verdurin, du reste, eût-elle, toutes réflexions faites, trouvé qu'il était plus sage d'ajourner les révélations à Morel qu'elle ne l'eût plus pu. Il y a certains désirs, parfois circonscrits à la bouche, qui une fois qu'on les a laissés grandir, exigent d'être satisfaits, quelles que doivent être les conséquences ; on ne peut plus résister à embrasser une épaule décolletée qu'on regarde depuis trop longtemps et sur laquelle les lèvres tombent comme l'oiseau sur le serpent, à manger un gâteau d'une dent que la fringale fascine, à se refuser l'étonnement, le trouble, la douleur ou la gaieté qu'on va déchaîner dans une âme par des propos imprévus. Telle, ivre de mélodrame, Mme Verdurin avait enjoint à son mari d'emmener Morel et de parler coûte que coûte au violoniste. Celui-ci avait commencé par déplorer que la reine de Naples fût partie sans qu'il eût pu lui être présenté. M. de Charlus lui avait tant répété qu'elle était la sœur de l'impératrice Élisabeth et de la duchesse d'Alençon, que la souveraine avait pris aux yeux de Morel une importance extraordinaire. Mais le Patron lui avait expliqué que ce n'était pas pour parler de la reine de Naples qu'ils étaient là, et était entré dans le vif du sujet. « Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps, tenez, si vous voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma parole d'honneur, je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment elle juge la chose. Mon avis n'est peut-être pas le bon, mais vous savez quel jugement sûr elle a, et puis elle a pour vous une immense amitié, allons lui soumettre la cause. » Et tandis que Mme Verdurin attendait avec impatience les émotions qu'elle allait savourer en parlant au virtuose, puis, quand il serait parti, à se faire rendre un compte exact du dialogue qui avait été échangé entre lui et son mari, et en attendant ne cessait de répéter : « Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire ? J'espère au moins qu'Auguste, en le tenant un temps pareil, aura su convenablement le styler », M. Verdurin était redescendu avec Morel, lequel paraissait fort ému. « Il voudrait te demander un conseil », dit M. Verdurin à sa femme, de l'air de quelqu'un qui ne sait pas si sa requête sera exaucée. Au lieu de répondre à M. Verdurin, dans le feu de la passion c'est à Morel que s'adressa Mme Verdurin : « Je suis absolument du même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérer cela plus longtemps ! » s'écria-t-elle avec violence, et oubliant comme fiction futile qu'il avait été convenu entre elle et son mari qu'elle était censée ne rien savoir de ce qu'il avait dit au violoniste. « Comment ? Tolérer quoi ? » balbutia M. Verdurin qui essayait de feindre l'étonnement et cherchait, avec une maladresse qu'expliquait son trouble, à défendre son mensonge. « Je l'ai deviné, ce que tu lui as dit », répondit Mme Verdurin sans s'embarrasser du plus ou moins de vraisemblance de l'explication, et se souciant peu de ce que, quand il se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la véracité de sa Patronne. « Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un personnage flétri qui n'est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n'ayant cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu'elle le recevait presque chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle, sentant que c'était l'argument qui porterait le plus ; un mois de plus de cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que sans le Charlus vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. — Mais je n'avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis bien reconnaissant », murmura Morel les larmes aux yeux. Mais, obligé à la fois de feindre l'étonnement et de dissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s'il avait joué toutes les sonates de Beethoven à la file, et dans ses yeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. Le sculpteur intéressé par ces larmes sourit et me montra Charlie du coin de l'œil. « Si vous n'avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C'est un monsieur qui a une sale réputation et a eu de vilaines histoires. Je sais que la police l'a à l'œil et c'est du reste ce qui peut lui arriver de plus heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des apaches », ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme de Duras lui revenait et, dans la rage dont elle s'enivrait, elle cherchait à aggraver encore les blessures qu'elle faisait au malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce soir. « Du reste, même matériellement il ne peut vous servir à rien, il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est hypothéqué, hôtel, château, etc. » Morel ajouta d'autant plus aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées bonapartistes.

Déjà dans son esprit rusé avait germé une combinaison analogue à ce qu'on appela au XVIIIe siècle le renversement des alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements. D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités à l'égard de Morel, quand Jupien en pleurant raconta ses malheurs au baron, celui-ci, non moins malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle d'Oloron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien et laissèrent indifférente sa nièce car elle aimait toujours Morel, lequel par sottise ou cynisme entrait en plaisantant dans la boutique quand Jupien était absent. « Qu'est-ce que vous avez, disait-il en riant, avec vos yeux cernés ? Des chagrins d'amour ? Dame, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Après tout, on est bien libre d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si elle n'est pas à votre pied... » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas toujours bien les larmes qu'on fait verser.

Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la soirée Verdurin, que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où nous en étions. « Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en réponse à Mme Verdurin. — Naturellement on ne vous le dit pas en face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire, reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux bien croire que vous l'ignorez et pourtant on ne se gêne guère. Demandez à Ski ce qu'on disait l'autre jour chez Chevillard, à deux pas de nous, quand vous êtes entré dans ma loge. C'est-à-dire qu'on vous montre du doigt. Je vous dirai que pour moi je n'y fais pas autrement attention, ce que je trouve surtout c'est que ça rend un homme prodigieusement ridicule et qu'il est la risée de tous pour toute sa vie. — Je ne sais pas comment vous remercier », dit Charlie du ton dont on le dit à un dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans qu'on ait voulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui vous a forcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous a dit : « Vous ne pouvez pas empocher ça. » « Je pense que vous avez du caractère, que vous êtes un homme, répondit Mme Verdurin, et que vous saurez parler haut et clair quoiqu'il dise à tout le monde que vous n'oserez pas, qu'il vous tient. » Charlie, cherchant une dignité d'emprunt pour couvrir la sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire, pour l'avoir lu ou bien entendu dire, et proclama aussitôt : « Je n'ai pas été élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir, je romprai avec M. de Charlus. La reine de Naples est bien partie, n'est-ce pas ? Sans cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé... — Ce n'est pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, dit Mme Verdurin, désireuse de ne pas désorganiser le petit noyau. Il n'y a pas d'inconvénients à ce que vous le voyiez ici, dans notre petit groupe, où vous êtes apprécié, où on ne dira pas de mal de vous. Mais exigez votre liberté, et puis ne vous laissez pas traîner par lui chez toutes ces pécores qui sont aimables par-devant, j'aurais voulu que vous entendiez ce qu'elles disaient par-derrière. D'ailleurs n'en ayez pas de regrets, non seulement vous vous enlevez une tache qui vous resterait toute la vie, mais au point de vue artistique, même s'il n'y avait pas cette honteuse présentation par Charlus, je vous dirais que de vous galvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous donnerait un air pas sérieux, une réputation d'amateur, de petit musicien de salon, qui est terrible à votre âge. Je comprends que pour toutes ces belles dames c'est très commode de rendre des politesses à leurs amies en vous faisant venir à l'œil, mais c'est votre avenir d'artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux. Vous parliez de la reine de Naples, qui est partie en effet, elle avait une soirée, celle-là, c'est une brave femme et je vous dirai que je crois qu'elle fait peu de cas du Charlus. Je vous dirai que je crois que c'est surtout pour moi qu'elle venait. Oui, oui, je sais qu'elle avait envie de connaître M. Verdurin et moi. Cela, c'est un endroit où vous pourrez jouer. Et puis je vous dirai qu'amené par moi que les artistes connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours été très gentils, qu'ils considèrent un peu comme des leurs, comme leur Patronne, c'est tout différent. Mais gardez-vous surtout comme du feu d'aller chez Mme de Duras ! N'allez pas faire une boulette pareille ! Je connais des artistes qui sont venus me faire leurs confidences sur elle. Vous savez, ils savent qu'ils peuvent se fier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu'elle savait prendre subitement, en donnant à ses traits un air de modestie, à ses yeux un charme approprié. Ils viennent comme ça me raconter leurs petites histoires ; ceux qu'on prétend le plus silencieux, ils bavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vous dire ce qu'ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disait toujours : “Il n'y a que Mme Verdurin qui sache les faire parler.” Hé bien, vous savez, tous, mais je vous dis sans exception, je les ai vus pleurer d'avoir été jouer chez Mme de Duras. Ce n'est pas seulement les humiliations qu'elle s'amuse à leur faire faire par ses domestiques, mais ils ne pouvaient plus trouver d'engagement nulle part. Les directeurs disaient : “Ah ! oui, c'est celui qui joue chez Mme de Duras.” C'était fini. Il n'y a rien pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez, les gens du monde ça ne donne pas l'air sérieux, on peut avoir tout le talent qu'on veut, c'est triste à dire, mais il suffit d'une Mme de Duras pour vous donner la réputation d'un amateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous comprenez que je les connais depuis quarante ans que je les fréquente, que je les lance, que je m'intéresse à eux, eh bien, vous savez, pour eux, quand ils ont dit “un amateur”, ils ont tout dit. Et au fond on commençait à le dire de vous. Ce que de fois j'ai été obligée de me gendarmer, d'assurer que vous ne joueriez pas dans tel salon ridicule ! Savez-vous ce qu'on me répondait : “Mais il sera bien forcé, Charlus ne le consultera même pas, il ne lui demande pas son avis.” Quelqu'un a cru lui faire plaisir en lui disant : “Nous admirons beaucoup votre ami Morel.” Savez-vous ce qu'il a répondu, avec cet air insolent que vous connaissez : “Mais comment voulez-vous qu'il soit mon ami ? nous ne sommes pas de la même classe, dites qu'il est ma créature, mon protégé.” » À ce moment s'agitait sous le front bombé de la déesse musicienne la seule chose que certaines personnes ne peuvent pas conserver pour elles, un mot qu'il est non seulement abject, mais imprudent de répéter. Mais le besoin de le répéter est plus fort que l'honneur, que la prudence. C'est à ce besoin que, après quelques légers mouvements convulsifs du front sphérique et chagrin, céda la Patronne : « On a même répété à mon mari qu'il avait dit : “mon domestique”, mais cela je ne peux pas l'affirmer », ajouta-t-elle. C'est un besoin pareil qui avait contraint M. de Charlus, peu après avoir juré à Morel que personne ne saurait jamais d'où il était sorti, à dire à Mme Verdurin : « C'est le fils d'un valet de chambre. » Un besoin pareil encore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler de personnes en personnes, qui le confieraient sous le sceau d'un secret qui serait promis et non gardé, comme elles avaient fait elles-mêmes. Ces mots finissaient, comme au jeu du furet, par revenir à Mme Verdurin, la brouillant avec l'intéressé qui avait fini par l'apprendre. Elle le savait, mais ne pouvait retenir le mot qui lui brûlait la langue. « Domestique » ne pouvait d'ailleurs que froisser Morel. Elle dit pourtant « domestique », et si elle ajouta qu'elle ne pouvait l'affirmer, ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâce à cette nuance, et pour montrer de l'impartialité. Cette impartialité qu'elle montrait la toucha elle-même tellement qu'elle commença à parler tendrement à Charlie : « Car voyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais pas de reproches, il vous entraîne dans son abîme, ce n'est pas sa faute, puisqu'il y roule lui-même, puisqu'il y roule », répéta-t-elle assez fort, ayant été émerveillée de la justesse de l'image qui lui était partie plus vite que son attention qui ne la rattrapait que maintenant, et tâchant de la mettre en valeur. « Non, ce que je lui reproche, dit-elle d'un ton tendre, comme une femme ivre de son succès, c'est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des choses qu'on ne dit pas à tout le monde. Ainsi tout à l'heure il a parié qu'il allait vous faire rougir de plaisir, en vous annonçant (par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous empêcher de l'avoir) que vous auriez la croix de la Légion d'honneur. Cela passe encore, quoique je n'aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle d'un air délicat et digne, qu'on dupe ses amis, mais vous savez, il y a des riens qui nous font de la peine. C'est par exemple quand il nous raconte en se tordant que si vous désirez la croix, c'est pour votre oncle et que votre oncle était larbin. — Il vous a dit cela ! », s'écria Charlie, croyant d'après ces mots habilement rapportés à la vérité de tout ce qu'avait dit Mme Verdurin. Mme Verdurin fut inondée de la joie d'une vieille maîtresse qui, sur le point d'être lâchée par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être n'avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore, une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et préserver son bonheur, à « brouiller les cartes » dans le petit clan, faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres sans qu'elle eût le temps d'en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles, sinon rigoureusement exactes. « Il nous l'aurait dit à nous seuls que cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu'il faut prendre et laisser de ce qu'il dit, et puis il n'y a pas de sot métier, vous avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez ; mais qu'il aille faire tordre avec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin la citait exprès, parce qu'elle savait que Charlie aimait Mme de Portefin), c'est ce qui nous rend malheureux. Mon mari me disait en l'entendant : “J'aurais mieux aimé recevoir une gifle.” Car il vous aime autant que moi, vous savez, Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s'appelait Gustave). Au fond c'est un sensible. — Mais je ne t'ai jamais dit que je l'aimais, murmura M. Verdurin faisant le bourru bienfaisant. C'est le Charlus qui l'aime. — Oh ! non, maintenant je comprends la différence, j'étais trahi par un misérable, et vous, vous êtes bon, s'écria avec sincérité Charlie. — Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder sa victoire (car elle sentait ses mercredis sauvés) sans en abuser, misérable est trop dire ; il fait du mal, beaucoup de mal, inconsciemment ; vous savez, cette histoire de Légion d'honneur n'a pas duré très longtemps. Et il me serait désagréable de vous répéter tout ce qu'il a dit sur votre famille, dit Mme Verdurin, qui eût été bien embarrassée de le faire. — Oh ! cela a beau n'avoir duré qu'un instant, cela prouve que c'est un traître », s'écria Morel.

C'est à ce moment que nous rentrâmes au salon. « Ah ! » s'écria M. de Charlus en voyant que Morel était là et, marchant vers le musicien avec le genre d'allégresse des hommes qui ont organisé savamment toute leur soirée en vue d'un rendez-vous avec une femme, et qui tout enivrés ne se doutent guère qu'ils ont dressé eux-mêmes le piège où vont les saisir et devant tout le monde les rosser, des hommes apostés par le mari : « Hé bien, enfin, ce n'est pas trop tôt, êtes-vous content, jeune gloire et bientôt jeune chevalier de la Légion d'honneur ? Car bientôt vous pourrez montrer votre croix », dit M. de Charlus à Morel d'un air tendre et triomphant, mais par ces mots mêmes de décoration contresignant les mensonges de Mme Verdurin, qui apparurent une vérité indiscutable à Morel. « Laissez-moi, je vous défends de m'approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez pas être à votre coup d'essai, je ne suis pas le premier que vous essayez de pervertir ! » Ma seule consolation était de penser que j'allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j'avais essuyé ses colères de fou, personne n'était à l'abri d'elles, un roi ne l'eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M. de Charlus, muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivement sur toutes les personnes présentes, d'un air interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore ce qui s'était passé que ce qu'il devait répondre. Peut-être ce qui le rendait muet était-ce (en voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne lui porterait secours) la souffrance présente et l'effroi surtout des souffrances à venir ; ou bien que ne s'étant pas d'avance par l'imagination monté la tête et forgé une colère, n'ayant pas de rage toute prête en mains (car, sensitif, nerveux, hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave, même, comme je l'avais toujours cru et ce qui me le rendait assez sympathique, un faux méchant, et n'avait pas les réactions normales de l'homme d'honneur outragé), on l'avait saisi et brusquement frappé au moment où il était sans armes ; ou bien que, dans un milieu qui n'était pas le sien, il se sentait moins à l'aise et moins courageux qu'il n'eût été dans le Faubourg. Toujours est-il que, dans ce salon qu'il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n'était pas plus essentiellement inhérente la supériorité sur les roturiers qu'elle ne le fut à tel de ses ancêtres angoissés devant le Tribunal révolutionnaire) ne sut, dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu'on lui faisait, aussi suppliants qu'interrogateurs. Pourtant M. de Charlus possédait toutes les ressources non seulement de l'éloquence mais de l'audace, quand, pris d'une rage qui bouillonnait depuis longtemps contre quelqu'un, il le clouait de désespoir par les mots les plus sanglants devant les gens du monde scandalisés et qui n'avaient jamais cru qu'on pût aller si loin. M. de Charlus dans ces cas-là brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses, dont tout le monde restait tremblant. Mais c'est que dans ces cas-là il avait l'initiative, il attaquait, il disait ce qu'il voulait (comme Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur nom devant lui). Ces gens qu'il haïssait, il les haïssait parce qu'il s'en croyait méprisé. Eussent-ils été gentils pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux il les eût embrassés. Dans une circonstance si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier : « Qu'est-ce que cela veut dire ? qu'est-ce qu'il y a ? » On ne l'entendait même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé, que ce vieux monsieur à qui il arrivait une aventure désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisait l'épouvante des nymphes poursuivies par le dieu Pan.

L'ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l'amoureux éconduit examinent parfois pendant des mois l'événement qui a brisé leurs espérances ; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d'où ni on ne sait par qui, pour un peu un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes au moins disposent de l'analyse ; les malades souffrant d'un mal dont ils ne savent pas l'origine peuvent faire venir le médecin. Et les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d'instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles. Ainsi M. de Charlus, pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée à laquelle nous allons revenir, ne vit dans l'attitude de Charlie qu'une seule chose claire. Charlie, qui avait souvent menacé le baron de raconter quelle passion il lui inspirait, avait dû profiter pour le faire de ce qu'il se croyait maintenant suffisamment « arrivé » pour voler de ses propres ailes. Et il avait dû tout raconter, par pure ingratitude, à Mme Verdurin. Mais comment celle-ci s'était-elle laissé tromper (car le baron, décidé à nier, était déjà persuadé lui-même que les sentiments qu'on lui reprocherait étaient imaginaires) ? Des amis de Mme Verdurin, peut-être ayant eux-mêmes une passion pour Charlie, avaient préparé le terrain. En conséquence, M. de Charlus les jours suivants écrivit des lettres terribles à plusieurs « fidèles » entièrement innocents et qui le crurent fou ; puis il alla faire à Mme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n'eut d'ailleurs nullement l'effet qu'il souhaitait. Car d'une part, Mme Verdurin répétait au baron : « Vous n'avez qu'à ne plus vous occuper de lui, dédaignez-le, c'est un enfant. » Or le baron ne soupirait qu'après une réconciliation. D'autre part, pour amener celle-ci en supprimant à Charlie tout ce dont il s'était cru assuré, il demandait à Mme Verdurin de ne plus le recevoir, ce à quoi elle opposa un refus qui lui valut des lettres irritées et sarcastiques de M. de Charlus. Allant d'une supposition à l'autre, M. de Charlus ne fit jamais la vraie, à savoir que le coup n'était nullement parti de Morel. Il est vrai qu'il eût pu l'apprendre en demandant à Morel quelques minutes d'entretien. Mais il jugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour. Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a d'ailleurs presque toujours, attachée à l'idée d'un entretien qui pourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui pour quelque raison que ce soit nous empêche de nous prêter à cet entretien. Celui qui s'est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingt circonstances, fera preuve de fierté la vingt et unième fois, la seule où il serait utile de ne pas s'entêter dans une attitude arrogante et de dissiper une erreur qui va s'enracinant chez l'adversaire, faute de démenti. Quant au côté mondain de l'incident, le bruit se répandit que M. de Charlus avait été mis à la porte de chez les Verdurin au moment où il cherchait à violer un jeune musicien. Ce bruit fit qu'on ne s'étonna pas de voir M. de Charlus ne plus reparaître chez les Verdurin, et quand par hasard il rencontrait quelque part un des fidèles qu'il avait soupçonnés et insultés, comme celui-ci gardait rancune au baron qui lui-même ne lui disait pas bonjour, les gens ne s'étonnaient pas, comprenant que personne dans le petit clan ne voulût plus saluer le baron.

Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les paroles que venait de prononcer Morel et l'attitude de la Patronne, prenait la pose de la nymphe en proie à la terreur panique, M. et Mme Verdurin s'étaient retirés dans le premier salon, comme en signe de rupture diplomatique, laissant seul M. de Charlus, tandis que sur l'estrade Morel enveloppait son violon. « Tu vas nous raconter comment cela s'est passé, dit avidement Mme Verdurin à son mari. — Je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il avait l'air tout ému, dit Ski, il avait des larmes dans les yeux. » Feignant de ne pas avoir compris : « Je crois que ce que j'ai dit lui a été tout à fait indifférent », dit Mme Verdurin par un de ces manèges qui ne trompent pas, du reste, tout le monde, et pour forcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait, pleurs qui enivraient la Patronne de trop d'orgueil pour qu'elle voulût risquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, les ignorât. « Mais non, au contraire, je voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux », dit le sculpteur sur un ton bas et souriant de confidence malveillante, tout en regardant de côté pour s'assurer que Morel était toujours sur l'estrade et ne pouvait pas écouter la conversation. Mais il y avait une personne qui l'entendait et dont la présence, aussitôt qu'on l'aurait remarquée, allait rendre à Morel une des espérances qu'il avait perdues. C'était la reine de Naples qui, ayant oublié son éventail, avait trouvé plus aimable, en quittant une autre soirée où elle s'était rendue, de venir le rechercher elle-même. Elle était entrée tout doucement, comme confuse, s'apprêtant à s'excuser, et à faire une courte visite maintenant qu'il n'y avait plus personne. Mais on ne l'avait pas entendue entrer dans le feu de l'incident qu'elle avait compris tout de suite et qui l'enflamma d'indignation. « Ski dit qu'il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela ? Je n'ai pas vu de larmes. Ah ! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n'en mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses jambes, il va s'étaler », dit-elle avec un ricanement sans pitié. À ce moment Morel accourut vers elle : « Est-ce que cette dame n'est pas la reine de Naples ? demanda Morel (bien qu'il sût que c'était elle) en montrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce qui vient de se passer, je ne peux plus, hélas ! demander au baron de me présenter. — Attendez, je vais le faire », dit Mme Verdurin, et suivie de quelques fidèles, mais non de moi et de Brichot qui nous empressâmes d'aller demander nos affaires et de sortir, elle s'avança vers la reine qui causait avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la reine de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la souveraine. Mais nous nous représentons l'avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu'il est le résultat souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart. Il n'y avait pas une heure de cela, et M. de Charlus eût tout donné pour que Morel ne fût pas présenté à la reine. Mme Verdurin fit une révérence à la reine. Voyant que celle-ci n'avait pas l'air de la reconnaître : « Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît pas. — Très bien », dit la reine en continuant si naturellement à parler à M. de Charlus, et d'un air si parfaitement distrait que Mme Verdurin douta si c'était à elle que s'adressait ce « très bien » prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à M. de Charlus, au milieu de sa douleur d'amant, un sourire de reconnaissance expert et friand en matière d'impertinence. Morel, voyant de loin les préparatifs de la présentation, s'était rapproché. La reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était fâchée, mais seulement parce qu'il ne faisait pas face plus énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de simplicité qu'elle leur avait témoignée il y a quelques heures, et l'insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux prenaient leur source au même point de son cœur. La reine était une femme pleine de bonté, mais elle concevait la bonté d'abord sous la forme de l'inébranlable attachement aux gens qu'elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceux qu'elle aimait, avoir pour eux de bons sentiments. C'était en tant qu'à une femme douée de ces bons instincts qu'elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et sans doute c'est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n'aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n'excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d'aujourd'hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j'ai eu l'exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n'ont jamais pu décider à faire partie d'aucune « œuvre » philanthropique, d'aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu'elle ait eu raison de n'agir que quand son cœur avait d'abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d'amour et de générosité, mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand-mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer. Le cas de la reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il faut reconnaître que les êtres sympathiques n'étaient pas du tout conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski qu'Albertine avait pris dans ma bibliothèque et accaparés, c'est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins. D'ailleurs les extrêmes se rejoignent, puisque l'homme noble, le proche, le parent outragé que la reine voulait défendre était M. de Charlus, c'est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les parentés qu'il avait avec la reine, quelqu'un dont la vertu s'entourait de beaucoup de vices. « Vous n'avez pas l'air bien, mon cher cousin, dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu'il vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. » Puis, levant fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se trouvaient alors Mme Verdurin et Morel) : « Vous savez qu'autrefois à Gaète il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de rempart. » Et c'est ainsi, emmenant à son bras le baron, et sans s'être laissé présenter Morel, que sortit la glorieuse sœur de l'impératrice Élisabeth.

On pourrait croire, avec le caractère terrible de M. de Charlus, les persécutions dont il terrorisait jusqu'à des parents à lui, qu'il allait à la suite de cette soirée déchaîner sa fureur et exercer des représailles contre les Verdurin. Il n'en fut rien et la cause principale en fut certainement que le baron, ayant pris froid à quelques jours de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses qui furent très fréquentes alors, longtemps il fut jugé par ses médecins et se jugea lui-même comme à deux doigts de la mort, puis resta plusieurs mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplement métastase physique, et le remplacement par un mal différent de la névrose qui l'avait jusque-là fait s'oublier jusque dans des orgies de colère ? Car il est trop simple de croire que, n'ayant jamais pris au sérieux, du point de vue social, les Verdurin, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses pairs, trop simple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout propos contre des ennemis imaginaires et inoffensifs, deviennent au contraire inoffensifs dès que quelqu'un prend contre eux l'offensive, et qu'on les calme mieux en leur jetant de l'eau froide à la figure qu'en tâchant de leur démontrer l'inanité de leurs griefs. Mais ce n'est probablement pas dans une métastase qu'il faut chercher l'explication de cette absence de rancune ; bien plutôt dans la maladie elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au baron qu'il lui restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi mourant. Nous parlions d'offensive ; même celles qui n'auront que des effets posthumes requièrent, si on les veut « monter » convenablement, le sacrifice d'une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de Charlus pour l'activité d'une préparation. On parle souvent d'ennemis mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l'article de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare, excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C'est au contraire au moment où on n'a plus rien à perdre, qu'on ne s'embarrasse pas de risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L'esprit de vengeance fait partie de la vie ; le plus souvent — malgré des exceptions qui, au sein d'un même caractère, on le verra, sont d'humaines contradictions — il nous abandonne au seuil de la mort. Après avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop fatigué, se retournait contre le mur et ne pensait plus à rien. Ce n'est pas qu'il eût perdu son éloquence, mais elle lui demandait moins d'efforts. Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des violences qu'elle avait ornées si souvent, ce n'était plus qu'une éloquence quasi mystique qu'embellissaient des paroles de douceur, des paraboles de l'Évangile, une apparente résignation à la mort. Il parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le faisait taire. Cette chrétienne douceur, où s'était transposée sa magnifique violence (comme en Esther le génie, si différent, d'Andromaque), faisait l'admiration de ceux qui l'entouraient. Elle eût fait celle des Verdurin eux-mêmes qui n'auraient pu s'empêcher d'adorer un homme que ses défauts leur avaient fait haïr. Certes, des pensées qui n'avaient de chrétien que l'apparence surnageaient. Il implorait l'archange Gabriel de venir lui annoncer comme au prophète dans combien de temps viendrait le Messie. Et s'interrompant d'un doux sourire douloureux, il ajoutait : « Mais il ne faudrait pas que l'archange me demandât comme à Daniel de patienter “sept semaines et soixante-deux semaines”, car je serai mort avant. » Celui qu'il attendait ainsi était Morel. Aussi demandait-il à l'archange Raphaël de le lui ramener comme le jeune Tobie. Et, mêlant des moyens plus humains (comme les papes malades qui, tout en faisant dire des messes, ne négligent pas de faire appeler leur médecin), il insinuait à ses visiteurs que si Brichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie, peut-être l'archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue comme au père de Tobie, ou dans la piscine probatique de Bethsaïda. Mais malgré ces retours humains, la pureté morale des propos de M. de Charlus n'en était pas moins devenue délicieuse. Vanité, médisance, folie de méchanceté et d'orgueil, tout cela avait disparu. Moralement M. de Charlus s'était élevé bien au-dessus du niveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur la réalité duquel son art oratoire était, du reste, capable de tromper quelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparut avec la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlus redescendit sa pente avec une vitesse que nous verrons progressivement croissante. Mais l'attitude des Verdurin envers lui n'était déjà plus qu'un souvenir un peu éloigné que des colères plus immédiates empêchèrent de se raviver.

Pour revenir en arrière, à la soirée Verdurin, ce soir-là quand les maîtres de maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme : « Tu sais pourquoi Cottard n'est pas venu ? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se rattraper a échoué. En apprenant qu'il n'avait plus un franc et qu'il avait près d'un million de dettes, Saniette a eu une attaque. — Mais aussi pourquoi a-t-il joué ? C'est idiot, il est l'être le moins fait pour ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes et lui était destiné à se laisser rouler par tout le monde. — Mais bien entendu il y a longtemps que nous savons qu'il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère, ses parents ne l'aiment pas, ce n'est pas Forcheville qui fera quelque chose pour lui. Alors j'avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise, mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu'il ne s'aperçoive pas trop de sa ruine, qu'il puisse se soigner chez lui. — Je suis tout à fait de ton avis, c'est très bien de ta part d'y avoir pensé. Mais tu dis “chez lui” ; cet imbécile a gardé un appartement trop cher, ce n'est plus possible, il faudrait lui louer quelque chose avec deux pièces. Je crois qu'actuellement il a encore un appartement de six à sept mille francs. — Six mille cinq cents. Mais il tient beaucoup à son chez-lui. En somme, il a eu une première attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions par exemple cette année, au lieu de relouer La Raspelière, prendre quelque chose de plus modeste. Avec nos revenus, il me semble qu'amortir dix mille francs pendant trois ans ce n'est pas impossible. — Soit, seulement l'ennui c'est que ça se saura, ça obligera à le faire pour d'autres. — Tu peux croire que j'y ai pensé. Je ne le ferai qu'à la condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n'ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie ! Ce qu'on pourrait faire, c'est de lui dire que cela lui a été laissé par la princesse Sherbatoff. — Mais le croira-t-il ? Elle a consulté Cottard pour son testament. — À l'extrême rigueur, on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l'habitude du secret professionnel, il gagne énormément d'argent, ce ne sera jamais un de ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même peut-être se charger de dire que c'est lui que la princesse avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions même pas. Ça éviterait l'embêtement des scènes de remerciements, des manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu'ils désiraient éviter. Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans les familles pour désigner certaines choses, surtout les choses agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant les intéressés sans être compris. Ce genre d'expressions est généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la famille. Dans une famille juive, par exemple, ce sera un terme rituel détourné de son sens et peut-être le seul mot hébreu que la famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le français, ce sera un mot espagnol. Et à la génération suivante, le mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfance. On se rappellera bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol, de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un grand-oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cet instant de gaieté passé : « Mais si Cottard en parle ? objecta Mme Verdurin. — Il n'en parlera pas. » Il en parla, à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années plus tard, à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon. Et ainsi, même au simple point de vue de la prévision, on se trompe. Car, sans doute, la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour toutes reviendra. Mais l'âme est plus riche que cela, a bien d'autres formes qui reviendront elles aussi chez cet homme, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'il a eu. Mais, à un point de vue plus personnel, cette révélation n'eût pas été sans effet sur moi. Car en changeant mon opinion sur M. Verdurin que je croyais de plus en plus le plus méchant des hommes, cette révélation de Cottard, s'il me l'eût faite plus tôt, eût dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin pouvaient jouer entre Albertine et moi. Les eût dissipés peut-être à tort du reste, car si M. Verdurin avait des vertus, il n'en était pas moins taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges, devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle — où subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand-tante — existait probablement chez lui avant que je la connusse par ce fait, comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face nouvelle insoupçonnée ; et je conclus à la difficulté de présenter une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu'elles, et si on veut clicher ce qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder l'immobilité, mais bouge) à l'objectif déconcerté.

 

Voyant l'heure et craignant qu'Albertine s'ennuyât, je demandai à Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu'il voulût bien d'abord me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me félicita de rentrer ainsi directement, ne sachant pas qu'une jeune fille m'attendait à la maison, et de finir aussi tôt et avec tant de sagesse une soirée dont, bien au contraire, je n'avais en réalité fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours : « Je ne répète jamais rien », parler de lui et de sa vie sans la moindre réticence. Et l'étonnement indigné de Brichot n'eût peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit : « On m'a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait, en effet, du goût pour M. de Charlus et, s'il avait eu à se reporter à quelque conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plus les sentiments de sympathie qu'il avait éprouvés à l'égard du baron, pendant qu'il disait de lui les mêmes choses qu'en disait tout le monde, plutôt que ces choses elles-mêmes. Il n'aurait pas cru mentir en disant : « Moi qui parle de vous avec tant d'amitié », puisqu'il ressentait quelque amitié, pendant qu'il parlait de M. de Charlus. Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l'universitaire demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir des spécimens réels de ce qu'il avait pu croire longtemps une invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième Églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque fond de réalité, trouvait sur le tard à causer avec M. de Charlus un peu du plaisir qu'il savait que ses maîtres M. Mérimée et M. Renan, son collègue M. Maspero avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en Palestine, en Égypte, à reconnaître dans les paysages et les populations actuelles de l'Espagne, de la Palestine et de l'Égypte, le cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu'eux-mêmes dans les livres avaient étudiées. « Soit dit sans offenser ce preux de haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme satanique avec une verve un tantinet charentonesque et une obstination, j'allais dire une candeur, de blanc d'Espagne et d'émigré. Je vous assure que, si j'ose m'exprimer comme Mgr d'Hulst, je ne m'embête pas les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa race, et en toute innocence sodomiste, s'est croisé. » J'écoutais Brichot et je n'étais pas seul avec lui. Ainsi que, du reste, cela n'avait pas cessé depuis que j'avais quitté la maison, je me sentais, si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce moment dans sa chambre. Même quand je causais avec l'un ou avec l'autre chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j'avais d'elle cette notion vague qu'on a de ses propres membres, et s'il m'arrivait de penser à elle, c'était comme on pense, avec l'ennui d'y être lié par un entier esclavage, à son propre corps. « Et quelle potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries du lundi, que la conversation de cet apôtre ! Songez que j'ai appris par lui que le traité d'éthique où j'ai toujours révéré la plus fastueuse construction morale de notre époque, avait été inspiré à notre vénérable collègue X par un jeune porteur de dépêches. N'hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a témoigné en cela de plus de respect humain, ou si vous aimez mieux de moins de gratitude que Phidias qui inscrivit le nom de l'athlète qu'il aimait sur l'anneau de son Jupiter Olympien. Le baron ignorait cette dernière histoire. Inutile de vous dire qu'elle a charmé son orthodoxie. Vous imaginez aisément que chaque fois que j'argumente avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouve à sa dialectique, d'ailleurs fort subtile, ce surcroît de saveur que de piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l'œuvre insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue dont la sagesse est d'or mais qui possédait peu d'argent, le télégraphiste a passé aux mains du baron (“en tout bien tout honneur”, il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une place aux Colonies, d'où celui-ci, qui a l'âme reconnaissante, lui envoie de temps à autre d'excellents fruits. Le baron en offre à ses hautes relations ; des ananas du jeune homme figurèrent tout dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin qui n'y mettait pas malice : “Vous avez donc un oncle ou un neveu d'Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils !” J'avoue que je les ai mangés avec une certaine gaieté en me récitant in petto le début d'une ode d'Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme, comme mon collègue Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la conversation du baron une idée singulièrement plus vivante et plus savoureuse des écrivains du siècle d'Auguste. Ne parlons même pas de ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu'aux Grecs, bien que j'aie dit une fois à cet excellent M. de Charlus qu'auprès de lui je me faisais l'effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire, j'avais singulièrement grandi l'échelle des deux personnages et, comme dit La Fontaine, mon exemple était tiré “d'animaux plus petits”. Quoi qu'il en soit, vous ne supposez pas, j'imagine, que le baron ait été froissé. Jamais je ne le vis si ingénument heureux. Une ivresse d'enfant le fit déroger à son flegme aristocratique. “Quels flatteurs que tous ces sorbonnards ! s'écriait-il avec ravissement. Dire qu'il faut que j'aie attendu d'être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie ! Un vieux tableau comme moi ! Ô ma jeunesse !” J'aurais voulu que vous le vissiez disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge, musqué comme un petit-maître. Au demeurant, sous ses hantises de généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m'a étonné, c'est la façon dont le jeune homme s'est rebiffé. Il avait pourtant pris depuis quelque temps en face du baron des manières de séide, des façons de leude qui n'annonçaient guère cette insurrection. J'espère qu'en tout cas, même si (Dii omen avertant) le baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s'étendrait pas jusqu'à moi. Nous avons l'un et l'autre trop de profit à l'échange que nous faisons de mon faible savoir contre son expérience. (On verra en effet que si M. de Charlus ne témoigna pas de violente rancune à Brichot, du moins sa sympathie pour l'universitaire tomba assez complètement pour lui permettre de le juger sans aucune indulgence.) Et je vous jure bien que l'échange est si inégal que, quand le baron me livre ce que lui a enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le songe de la vie. »

Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre de la chambre d'Albertine, cette fenêtre autrefois toujours noire le soir quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images précises, toutes proches, et en possession desquelles j'allais entrer tout à l'heure, était invisible pour Brichot resté dans la voiture, presque aveugle, et eût, d'ailleurs, été incompréhensible pour lui, puisque tout autant que les amis qui venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille, toute à moi, m'attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je restai un instant seul sur le trottoir. Certes, ces lumineuses rayures que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais derrière elles, en un trésor si l'on veut, un trésor insoupçonné des autres, que j'avais caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, mais un trésor en échange duquel j'avais aliéné ma liberté, la solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin du Paris nocturne. Mais maintenant, ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour au moins se trouver seul et, après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de le chercher en soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais, je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un instant le loisir de penser à moi, et même la peine, puisqu'elle serait auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.

 

Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle me soupçonnât d'être jaloux d'elle, préoccupé de tout ce qu'elle faisait. Les seules paroles, assez anciennes il est vrai, que nous avions échangées relativement à la jalousie semblaient prouver le contraire. Je me rappelais que, par un beau soir de clair de lune, au début de nos relations, une des premières fois où je l'avais reconduite et où j'eusse autant aimé ne pas le faire et la quitter pour courir auprès d'autres, je lui avais dit : « Vous savez, si je vous propose de vous ramener, ce n'est pas par jalousie, si vous avez quelque chose à faire, je m'éloigne discrètement », et elle m'avait répondu : « Oh ! je sais bien que vous n'êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n'ai rien à faire qu'à être avec vous. » Une autre fois, c'était à La Raspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regard sur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l'égard d'Albertine, je lui avais dit : « Hé bien, il vous a serrée d'assez près, j'espère. » Et comme j'avais ajouté à demi ironiquement : « J'ai souffert toutes les tortures de la jalousie », Albertine, usant du langage propre soit au milieu vulgaire d'où elle était sortie, soit au plus vulgaire encore qu'elle fréquentait : « Quel chineur vous faites ! Je sais bien que vous n'êtes pas jaloux. D'abord vous me l'avez dit, et puis ça se voit, allez ! » Elle ne m'avait jamais dit depuis qu'elle eût changé d'avis ; mais il avait dû pourtant se former en elle, à ce sujet, bien des idées nouvelles, qu'elle me cachait mais qu'un hasard pouvait, malgré elle, trahir, car ce soir-là, quand une fois rentré, après avoir été la chercher dans sa chambre et l'avoir amenée dans la mienne, je lui eus dit (avec une certaine gêne que je ne compris pas moi-même, car j'avais bien annoncé à Albertine que j'irais dans le monde et je lui avais dit que je ne savais pas où, peut-être chez Mme de Villeparisis, peut-être chez Mme de Guermantes, peut-être chez Mme de Cambremer, il est vrai que je n'avais justement pas nommé les Verdurin) : « Devinez d'où je viens ? de chez les Verdurin », j'avais à peine eu le temps de prononcer ces mots qu'Albertine, la figure bouleversée, m'avait répondu par ceux-ci, qui semblèrent exploser d'eux-mêmes avec une force qu'elle ne put contenir : « Je m'en doutais. — Je ne savais pas que cela vous ennuierait que j'aille chez les Verdurin. » (Il est vrai qu'elle ne me disait pas que cela l'ennuyait, mais c'était visible. Il est vrai aussi que je ne m'étais pas dit que cela l'ennuierait. Et pourtant, devant l'explosion de sa colère, comme devant ces événements qu'une sorte de double vue rétrospective nous fait paraître avoir déjà été connus dans le passé, il me sembla que je n'avais jamais pu m'attendre à autre chose.) « M'ennuyer ? Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ? Voilà qui m'est équilatéral. Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ? » Hors de moi à ces mots : « Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez rencontré Mme Verdurin l'autre jour », lui dis-je pour lui montrer que j'étais plus instruit qu'elle ne le croyait. « Est-ce que je l'ai rencontrée ? » demanda-t-elle d'un air rêveur à la fois à elle-même comme si elle cherchait à rassembler ses souvenirs, et à moi comme si c'est moi qui eût pu le lui apprendre ; et sans doute, en effet, afin que je dise ce que je savais, peut-être aussi pour gagner du temps avant de faire une réponse difficile. Mais j'étais bien moins préoccupé pour Mlle Vinteuil que d'une crainte qui m'avait déjà effleuré, mais qui s'emparait de moi avec plus de force. Même en rentrant, je croyais que Mme Verdurin avait purement et simplement inventé par gloriole la venue de Mlle Vinteuil et de son amie, de sorte qu'en rentrant j'étais tranquille. Seule Albertine, en me disant : « Est-ce que Mlle Vinteuil ne devait pas être là ? » m'avait montré que je ne m'étais pas trompé dans mon premier soupçon ; mais enfin j'étais tranquille là-dessus pour l'avenir, puisqu'en renonçant à aller chez les Verdurin, Albertine m'avait sacrifié Mlle Vinteuil.

« Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d'autres choses que vous me cachez, même dans les plus insignifiantes, comme par exemple votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis en passant. » J'avais ajouté ces mots : « je le dis en passant » comme complément de : « même les choses les plus insignifiantes », de façon que si Albertine me disait : « Qu'est-ce qu'il y a eu d'incorrect dans ma randonnée à Balbec ? » je pusse lui répondre : « Mais je ne me rappelle même plus. Ce qu'on me dit se brouille dans ma tête, j'y attache si peu d'importance ! » Et en effet, si je parlais de cette course de trois jours qu'elle avait faite avec le mécanicien jusqu'à Balbec, d'où ses cartes postales m'étaient arrivées avec un tel retard, j'en parlais tout à fait au hasard, et je regrettais d'avoir si mal choisi mon exemple, car vraiment, ayant à peine eu le temps d'aller et de revenir, c'était certainement celle de leurs promenades où il n'y avait pas eu même le temps que se glissât une rencontre un peu prolongée avec qui que ce fût. Mais Albertine crut d'après ce que je venais de dire, que la vérité vraie, je la savais, et lui avais seulement caché que je la savais. Elle était donc restée persuadée depuis peu de temps que, par un moyen ou un autre, la faisant suivre, ou enfin d'une façon quelconque, j'étais, comme elle avait dit la semaine précédente à Andrée, « plus renseigné qu'elle-même » sur sa propre vie. Aussi elle m'interrompit par un aveu bien inutile, car certes je ne soupçonnais rien de ce qu'elle me dit et j'en fus en revanche accablé, tant peut être grand l'écart entre la vérité qu'une menteuse a travestie et l'idée que, d'après ces mensonges, celui qui aime la menteuse s'est faite de cette vérité. À peine j'avais prononcé ces mots : « votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis en passant », Albertine, me coupant la parole, me déclara comme une chose toute naturelle : « Vous voulez dire que ce voyage à Balbec n'a jamais eu lieu ? Bien sûr ! Et je me suis toujours demandé pourquoi vous avez fait celui qui y croyait. C'était pourtant bien inoffensif. Le mécanicien avait à faire pour lui pendant trois jours. Il n'osait pas vous le dire. Alors par bonté pour lui (c'est bien moi ! et puis c'est toujours sur moi que ça retombe, ces histoires-là), j'ai inventé un prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil, chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il y a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez peut-être tout quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais que c'était ridicule et il aurait mieux valu pas de cartes du tout. Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance, données au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppe à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier. Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est seulement souvenu au bout de cinq jours et au lieu de me le dire le nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça je lui en ai cassé sur la figure, allez ! Vous préoccuper inutilement, ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée pendant trois jours pour qu'il puisse aller régler ses petites affaires de famille ! Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur d'être vue. La seule fois que je suis sortie c'est déguisée en homme, histoire de rigoler plutôt. Et ma chance qui me suit partout a voulu que la première personne dans les pattes de qui je me sois fourrée soit votre youpin d'ami, Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui que vous avez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître. »

Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasé par tant de mensonges. À un sentiment d'horreur, qui ne me faisait pas désirer de chasser Albertine, au contraire, s'ajoutait une extrême envie de pleurer. Celle-ci était causée non pas par le mensonge lui-même et par l'anéantissement de tout ce que j'avais tellement cru vrai — que je me sentais comme dans une ville rasée, où pas une maison ne subsiste, où le sol nu est seulement bossué de décombres — mais par cette mélancolie que, pendant ces trois jours passés à s'ennuyer chez son amie d'Auteuil, Albertine n'ait pas une fois eu le désir, peut-être même pas l'idée, de venir passer en cachette un jour chez moi, ou par un petit bleu de me demander d'aller la voir à Auteuil. Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en sait plus long qu'il ne le dit : « Mais ceci est une chose entre mille. Tenez, pas plus tard que ce soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle Vinteuil... » Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et que j'allais lui dire, c'est ce qu'était Mlle Vinteuil. Il est vrai que ce n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir seulement. Et j'eus presque de la joie — après en avoir eu dans le petit tram tant de souffrance — de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas besoin d'« avoir l'air de savoir » et de « faire parler » Albertine : je savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie avaient été très pures, comment pourrait-elle, quand je lui jurerais (et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité quotidienne avec elles, les appelant « mes grandes sœurs », elle n'avait pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées ? Mais je n'eus pas le temps de dire la vérité. Albertine croyant comme pour le faux voyage à Balbec, que je la savais, soit par Mlle Vinteuil si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, Albertine ne me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de Mlle Vinteuil). Donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi : « Vous voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ce Vinteuil que, comme une de mes camarades — ça c'est vrai, je vous le jure — avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que vous me trouviez bécasse ; j'ai pensé qu'en vous disant que ces gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens, c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être exagérée, du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vue au moins deux fois chez ma camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont jamais vue. » Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil retarderait son « plaquage », la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce soir-là, dans le petit tram ; et pourtant c'était bien cette phrase, qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus, fondu en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir — et un plaisir est encore trop dire, un léger agrément —, c'était l'étreinte d'une douleur.

Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi, touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu Verdurin, je lui dis tendrement : « Mais, ma chérie, j'y pense, je vous donnerais bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire où vous voudriez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M. et Mme Verdurin. » Hélas ! Albertine était plusieurs personnes. La plus mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse qu'elle me fit d'un air de dégoût, et dont à dire vrai je ne distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris. « Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire casser... » Aussitôt dit, sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris. « Qu'est-ce que vous dites, Albertine ? — Non rien, je m'endormais à moitié. — Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. — Je pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part. — Mais non, je parle de ce que vous avez dit. » Elle me donna mille versions, mais qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui, interrompues, me restaient vagues, mais avec cette interruption même et la rougeur subite qui l'avait accompagnée. « Voyons, mon chéri, ce n'est pas cela que vous vouliez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous arrêtée ? — Parce que je trouvais ma demande indiscrète. — Quelle demande ? — De donner un dîner. — Mais non, ce n'est pas cela, il n'y a pas de discrétion à faire entre nous. — Mais si, au contraire, il faut ne pas abuser des gens qu'on aime. En tout cas je vous jure que c'est cela. » D'une part, il m'était toujours impossible de douter d'un serment d'elle ; d'autre part, ses explications ne satisfaisaient pas ma raison. Je ne cessai pas d'insister. « Enfin, au moins ayez le courage de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser... — Oh ! non, laissez-moi ! — Mais pourquoi ? — Parce que c'est affreusement vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant moi un propos trop vulgaire. Or c'était maintenant un second mensonge. Car quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les prononcions tout en nous caressant. En tout cas, il était inutile d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot « casser ». Albertine disait souvent « casser du bois sur quelqu'un, casser du sucre » ou tout court : « ah ! ce que je lui en ai cassé ! » pour dire « ce que je l'ai injurié ! » Mais elle disait cela couramment devant moi, et si c'est cela qu'elle avait voulu dire, pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase, et quand elle avait vu que j'avais bien entendu « casser », donné une fausse explication ? Mais du moment que je renonçais à poursuivre un interrogatoire où je ne recevrais pas de réponse, le mieux était d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je lui dis fort gauchement, ce qui était une espèce d'excuse stupide : « J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la soirée des Verdurin » — phrase doublement maladroite, car si je le voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurai-je pas proposé ? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité : « Vous me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie eue pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée. Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne remarque rien, mais dans ma vie je n'ai jamais ressenti un affront pareil. »

Mais pendant qu'elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque-là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j'aurais voulu savoir qu'elle eût été la fin. Et tout d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé, tombèrent sur moi : « le pot ». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma manière habituelle de me souvenir, il y eut, je crois, deux voies parallèles de recherche : l'une tenait compte non pas seulement de la phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui semblait dire : « Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent ! » Et c'est peut-être le souvenir de ce regard quelle avait eu qui me fit changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire. Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot : « casser », elle avait voulu dire casser quoi ? Casser du bois ? Non. Du sucre ? Non. Casser, casser, casser. Et tout à coup, le retour au regard avec haussement d'épaules qu'elle avait eu au moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder aussi dans les mots de sa phrase. Et ainsi je vis qu'elle n'avait pas dit « casser », mais « me faire casser ». Horreur ! c'était cela qu'elle aurait préféré. Double horreur ! car même la dernière des grues, et qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie. Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive, ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une de ces femmes, avec, peut-être, une de mes jeunes filles en fleurs. Et brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais déjà, après le sursaut de la rage, les larmes me venaient aux yeux. Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse sorti, — comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot « casser » avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je m'accusai : « Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais ; c'est vous qui avez raison, vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe. Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher, cela m'amène à vous dire ceci : Ma petite Albertine, lui dis-je avec une douceur et une tristesse profondes, voyez-vous, la vie que vous menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus rapidement, je vous demande, pour abréger le grand chagrin que je vais avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je vous aie revue, pendant que je dormirai. » Elle parut stupéfaite, encore incrédule et déjà désolée : « Comment demain ? Vous le voulez ? » Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre séparation comme déjà entrée dans le passé — peut-être en partie à cause de cette souffrance même — je me mis à adresser à Albertine les conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire après son départ de la maison. Et de recommandations en recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux détails. « Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous serions malheureux. — Ne dites pas que nous sentons que nous serions malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas “nous”, c'est vous seul qui trouvez cela ! — Oui, enfin, vous ou moi, comme vous voudrez, pour une raison ou l'autre — mais il est une heure folle, il faut vous coucher — nous avons décidé de nous quitter ce soir. — Pardon, vous avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux pas vous faire de peine. — Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce n'en est pas moins très douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après vous ! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir tout d'un coup. — Oui, vous avez raison, me dit-elle d'un air navré, auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime mieux donner la tête tout de suite. — Mon Dieu, je suis épouvanté en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la folie. Enfin, pour le dernier soir ! Vous aurez le temps de dormir tout le reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit. « Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez ? Il fera cela pour moi. — Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine), je ne tiens qu'à une seule personne, c'est à vous », me dit Albertine, dont les paroles me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit : « Je me rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à cette Esther parce qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir, mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la voir, jamais ! » Et pourtant Albertine était de caractère si léger qu'elle ajouta : « Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est très gentille, mais je n'y tiens aucunement. » Ainsi, quand je lui avais parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine), mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre quand j'avais parlé de photographie. Et maintenant, me croyant, bien à tort, au courant, elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais accablé. « Et puis, Albertine, je vous demande en grâce une chose, c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver, dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la même ville, évitez-moi. » Et voyant qu'elle ne répondait pas affirmativement à ma prière « Mon Albertine, ne faites pas cela, ne me revoyez jamais en cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que, quand je vous ai raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une comédie. — Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle tristement. — Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande amitié, plus que vous ne pouvez croire. — Mais si, je le crois. Et si vous vous figurez que moi je ne vous aime pas ! — Cela me fait une grande peine de vous quitter. — Et moi mille fois plus grande », me répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais jadis quand je disais à Gilberte : « Il vaut mieux que nous ne nous voyions plus, la vie nous sépare. » Sans doute, quand j'écrivais cela à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une certaine quantité d'amour disponible, où le trop pris par l'un est retiré à l'autre, et que de l'autre aussi, comme de Gilberte, je serais condamné à le séparer. Mais la situation était tout différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma grand-mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, devant lequel l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de forces pour renoncer à elle ; je n'en avais plus, quand j'avais fait la même constatation pour Albertine, et je ne songeais qu'à la retenir de force. De sorte que si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais plus et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation. Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une partie de ce qui est dans l'autre, même ce qu'il sait il ne peut en partie le comprendre, et que tous deux manifestent ce qui leur est le moins personnel, soit qu'ils ne l'aient pas démêlé eux-mêmes et le jugent négligeable, soit que des avantages insignifiants et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus flatteurs, et que d'autre part certaines choses auxquelles ils tiennent pour ne pas être méprisés, comme ils ne les ont pas, ils font semblant de n'y pas tenir, et c'est justement la chose qu'ils ont l'air de dédaigner par-dessus tout et même d'exécrer. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre pensée, soit ce que cette pensée juge de plus propre à nous faire obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté plus grande, que je souhaitais lui donner un jour mais qui en ce moment où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité, ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas tenir. Mais en amour, la simple sagacité — qui, d'ailleurs, n'est probablement pas la vraie sagesse — nous force assez vite à ce génie de duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour une bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais trop bien rendu compte, par ma propre expérience et d'après celle de mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être contagieuse. Le cas d'une vieille femme maniérée comme était M. de Charlus, qui, à force de ne voir dans son imagination qu'un beau jeune homme, croit devenir lui-même beau jeune homme, et trahit de plus en plus d'efféminement, dans ses risibles affectations de virilité, ce cas rentre dans une loi qui s'applique bien au-delà des seuls Charlus, une loi d'une généralité telle que l'amour même ne l'épuise pas tout entière ; nous ne voyons pas notre corps que les autres voient, et nous « suivons » notre pensée, l'objet qui est devant nous, invisible aux autres (rendu visible parfois par l'artiste dans une œuvre, d'où chez ses admirateurs, de si fréquentes désillusions quand ils sont admis auprès de l'auteur, dans le visage de qui la beauté intérieure s'est si imparfaitement reflétée). Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se « laisse plus aller » ; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée, d'ailleurs, on va le voir tout à l'heure, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci. Cette peur qu'Albertine allait peut-être me dire : « Je veux certaines heures où je sorte seule, pouvoir m'absenter vingt-quatre heures », enfin je ne sais quelle demande de liberté que je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette pensée m'avait un instant effleuré pendant la soirée Verdurin. Mais elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison. L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes, certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela, mais, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner car on comprend immédiatement ce langage de la passion, les gens du peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui, comme ce « bon sens » dont parle Descartes, est « la chose du monde la plus répandue »), ne pouvaient s'expliquer que par la présence en elle d'un sentiment qu'elle cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette intention que j'avais depuis ce soir restait en moi tout aussi vague. Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi pendant ce temps-là une hypothèse toute contraire et à laquelle je ne voulais pas penser ne me quittât pas ; cela est d'autant plus probable que, sans cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que j'étais allé chez les Verdurin, et que sans cela le peu d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible. De sorte que ce qui vivait probablement en moi c'était l'idée d'une Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir intérieur de certains mouvements qui se produisaient chez elle, comme sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs, depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle que, si on adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle, d'ailleurs, elle assignait une autre cause).

Je dois dire que ce qui m'avait paru le plus grave et m'avait le plus frappé comme symptôme qu'elle allait au-devant de mon accusation, c'était qu'elle m'avait dit : « Je crois qu'ils ont Mlle Vinteuil ce soir », et à quoi j'avais répondu le plus cruellement possible : « Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez rencontré Mme Verdurin. » Dès que je ne trouvais pas Albertine gentille, au lieu de lui dire que j'étais triste, je devenais méchant. En analysant d'après cela, d'après le système invariable des ripostes dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux être assuré que si ce soir-là je lui dis que j'allais la quitter, c'était — même avant que je m'en fusse rendu compte — parce que j'avais peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire qu'elle était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela, comme déjà à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de s'ennuyer avec moi.

Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à cette deuxième hypothèse — l'informulée — que tout ce qu'Albertine me disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours saphiques, etc., il serait inutile de s'arrêter à cette objection. Car si de son côté Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité, puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais deux fois avoué aimer une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-là fort obscures : je ne connaissais qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais ; aujourd'hui j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité objective, c'est-à-dire si les intuitions de cette nature saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire.

Cette crainte vague éprouvée par moi chez les Verdurin, qu'Albertine me quittât, s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré, ç'avait été avec le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de force quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une apparence d'énigmatique irritation, qui n'y affleurait pas du reste pour la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux résidu sur le visage de l'être aimé essaye à son tour, pour comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses éléments intellectuels. L'équation approximative à cette inconnue qu'était pour moi la pensée d'Albertine m'avait à peu près donné : « Je savais ses soupçons, j'étais sûre qu'il chercherait à les vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans que ma jalousie en fût désarmée ; où, si elle était innocente d'intention et de fait, elle avait le droit depuis quelque temps de se sentir découragée en voyant que, depuis Balbec où elle avait mis tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée, jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma confiance ? D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des éploiements de corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, ou pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction en gardant exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence. Il eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât, qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux formaient une harmonie parfaite, isolée du reste, elle avait l'air d'un pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on l'avait dit devant un portrait de La Tour.

Mon esclavage, encore perçu par moi quand, en donnant au cocher l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait cessé de me peser peu après quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd, qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile m'avait paru de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de partir se trouvait écartée, et ensuite parce que, en dehors même du résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait à notre amour une espèce de virginité, faisait renaître pour lui le temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en aimais une autre. Cela, elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais ce soir.

Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez les Verdurin. Je lui dis que j'avais vu un auteur dramatique, Bloch, très ami de Léa, à qui elle avait dit d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais plus long que je ne disais sur les cousines de Bloch). Mais par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma simulation de rupture, je lui dis : « Albertine, pouvez-vous me jurer que vous ne m'avez jamais menti ? » Elle regarda fixement dans le vide, puis me répondit : « Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas vu. — Mais alors pourquoi ? — Parce que j'avais peur que vous ne croyiez d'autres choses d'elle. — C'est tout ? » Elle regarda encore et dit : « J'ai eu tort de vous cacher un voyage de trois semaines que j'ai fait avec Léa. Mais je vous connaissais si peu. — C'était avant Balbec ? — Avant le second, oui. » Et le matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa ! Je regardais une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des millions de minutes à écrire. À quoi bon ? À quoi bon ? Certes, je comprenais bien que ces deux faits, Albertine me les révélait parce qu'elle pensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu'il n'y avait aucune raison pour qu'il n'en existât pas une centaine de pareils. Je comprenais aussi que les paroles d'Albertine quand on l'interrogeait ne contenaient jamais un atome de vérité, que la vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un brusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu'elle était jusque-là décidée à cacher et la croyance qu'on en avait eu connaissance. « Mais deux choses, ce n'est rien, dis-je à Albertine, allons jusqu'à quatre pour que vous me laissiez des souvenirs. Qu'est-ce que vous pouvez me révéler d'autre ? » Elle regarda encore dans le vide. À quelles croyances à la vie future adaptait-elle le mensonge, avec quels dieux moins coulants qu'elle n'avait cru essayait-elle de s'arranger ? Ce ne dut pas être commode, car son silence et la fixité de son regard durèrent assez longtemps. « Non, rien d'autre », finit-elle par dire. Et malgré mon insistance, elle se buta, aisément maintenant, à « rien d'autre ». Et quel mensonge, car du moment qu'elle avait ces goûts, jusqu'au jour où elle avait été enfermée chez moi, combien de fois, dans combien de demeures, de promenades elle avait dû les satisfaire ! Les gomorrhéennes sont à la fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce soit, l'une ne passe pas inaperçue aux yeux de l'autre. Dès lors le ralliement est facile. Je me souvins avec horreur d'un soir qui à l'époque m'avait seulement semblé ridicule. Un de mes amis m'avait invité à dîner au restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais si impatientes de se posséder que dès le potage les pieds se cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes s'entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien ; j'étais au supplice. Une des deux femmes, qui n'y pouvait tenir, se mit sous la table, disant qu'elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l'une eut la migraine et demanda à monter au lavabo. L'autre s'aperçut qu'il était l'heure d'aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec mes deux amis, qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit, mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de prendre un peu d'antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient ensemble, l'une habillée en homme et qui levait des petites filles et les ramenait chez l'autre, les initiait. L'autre avait un petit garçon dont elle faisait semblant d'être mécontente, et le faisait corriger par son amie, qui n'y allait pas de main morte. On peut dire qu'il n'y a pas de lieu, si public qu'il fût, où elles ne fissent ce qui est le plus secret.

« Mais Léa a été, tout le temps de ce voyage, parfaitement convenable avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien des femmes du monde. — Est-ce qu'il y a des femmes du monde qui ont manqué de réserve avec vous, Albertine ? — Jamais. — Alors qu'est-ce que vous voulez dire ? — Hé bien, elle était moins libre dans ses expressions. — Exemple ? — Elle n'aurait pas, comme bien des femmes qu'on reçoit, employé le mot : embêtant, ou le mot : se fiche du monde. » Il me sembla qu'une partie du roman qui n'avait pas brûlé encore, tombait enfin en cendres. Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de séparation que je simulais avec persévérance entraînait peu à peu pour moi quelque chose de la tristesse que j'aurais éprouvée si j'avais vraiment voulu quitter Albertine.

D'ailleurs, même en repensant par à-coups, par élancements, comme on dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir. Sans doute jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque charme. Mais ce soir j'avais été plus loin, ayant craint que de vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites qu'elles seraient sans doute dans l'esprit d'Albertine par son idée d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire, fait aller enquêter chez les Verdurin. Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que, quand dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas comme lui le courage de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.

D'ailleurs dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la vérité, que si la vie n'apporte pas de changements à nos amours, c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre et parler de séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il apportera bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois, dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais soudain tenu à la garder parce que je la sentais éparse en d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la séparation est par la jalousie rendue cruelle, mais par la reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me disais : « Tout dépend de cette bataille. » Mais ces batailles ressemblent moins à celles d'autrefois, qui duraient quelques heures, qu'à une bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et plus d'une année se passe sans amener la « décision ».

Peut-être une inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais plus tard j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène en moi-même, dans une de ces réserves obscures de l'hérédité que certaines émotions, agissant en cela comme sur l'épargne de nos forces emmagasinées les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous rendent disponibles : quand ma tante Octave apprenait par Eulalie que Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer, celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le lendemain d'une promenade. À Françoise d'abord incrédule elle faisait non seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles qui étaient depuis trop longtemps enfermées, mais même commander la voiture, régler à un quart d'heure près tous les détails de la journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même, pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité que si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. On vivait un au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans le terre à terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être auquel on tient. Et puis voici que follement je détruisais toute cette pesante vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais cela suffisait pour me désoler ; peut-être parce que les paroles tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur tristesse et nous l'injectent profondément ; peut-être parce qu'on sait qu'en simulant des adieux on évoque par anticipation une heure qui viendra fatalement plus tard ; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner. Dans tout bluff il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait aboutir à une séparation ! On ne peut en envisager la possibilité, même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin, nous n'avons même plus le point d'appui de l'habitude, sur laquelle nous nous reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en priver, nous avons donné à la journée présente une importance exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contiguës, elle flotte sans racines comme un jour de départ, notre imagination, cessant d'être paralysée par l'habitude, s'est éveillée, nous avons soudain adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le grandissent énormément, nous rendant indispensable une présence sur laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir compter. Sans doute, c'est justement afin d'assurer pour l'avenir cette présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de nouveau, d'inaccoutumé, et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les premiers effets sont de l'aggraver.

J'avais les larmes aux yeux comme ceux qui, seuls dans leur chambre, imaginant selon les détours capricieux de leur rêverie la mort d'un être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi, en multipliant les recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous réconcilier tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir, de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et si j'y réussissais pour ce soir, que chez elle l'état d'esprit que cette scène avait dissipé ne renaîtrait pas ? Je me sentais, mais ne me croyais pas, maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi je n'étais pas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais. Je venais d'en avoir un exemple quand j'avais dit à Albertine que je l'oublierais vite. C'était ce qui m'était en effet arrivé avec Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter non pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus. Car je n'allais que de temps en temps chez Gilberte. Toutes les heures d'Albertine m'appartenaient. Et en amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis s'écrier : « Ah ! c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin. Puisqu'il le faut, on ne se verra plus. » Elles étaient sincères, ce qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, comme Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, d'une part le renoncement qu'elles promettaient lui coûtait moins ; d'autre part, que mes larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, à ce qu'elle venait de dire parce que dans une séparation c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement, à ce qu'elle venait de dire et qui n'était peut-être pas tout à fait inexact, car les mille bontés de l'amour peuvent finir par éveiller chez l'être qui l'inspire ne l'éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des années de séparation, quand il ne resterait rien de lui chez l'ancien amant, subsisteraient toujours chez l'aimée.

Il n'y eut qu'un moment où j'eus pour elle une espèce de haine qui ne fit qu'aviver mon besoin de la retenir. Comme, uniquement jaloux ce soir de Mlle Vinteuil, je songeais avec la plus grande indifférence au Trocadéro, non seulement en tant que je l'y avais envoyée pour éviter les Verdurin, mais même en y voyant cette Léa à cause de laquelle j'avais fait revenir Albertine et pour qu'elle ne la connût pas, je dis sans y penser le nom de Léa, et elle, méfiante et croyant qu'on m'en avait peut-être dit davantage, prit les devants et dit avec volubilité, non sans cacher un peu son front : « Je la connais très bien, nous sommes allées l'année dernière avec des amies la voir jouer, après la représentation nous sommes montées dans sa loge, elle s'est habillée devant nous. C'était très intéressant. » Alors ma pensée fut forcée de lâcher Mlle Vinteuil et, dans un effort désespéré, dans cette course à l'abîme des impossibles reconstitutions, s'attacha à l'actrice, à cette soirée où Albertine était montée dans sa loge. D'une part, après tous les serments qu'elle m'avait faits et d'un ton si véridique, après le sacrifice si complet de sa liberté, comment croire qu'en tout cela il y eût du mal ? Et pourtant mes soupçons n'étaient-ils pas des antennes dirigées vers la vérité, puisque, si elle m'avait sacrifié les Verdurin pour aller au Trocadéro, tout de même, chez les Verdurin il avait bien dû y avoir Mlle Vinteuil, et puisqu'au Trocadéro, que du reste elle m'avait sacrifié pour se promener avec moi, il y avait eu comme raison de l'en faire revenir cette Léa qui me semblait m'inquiéter à tort et que pourtant, dans une phrase que je ne lui demandais pas, elle déclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle où eussent été mes craintes, dans des circonstances bien louches, car qui avait pu l'amener à monter ainsi dans cette loge ? Si je cessais de souffrir par Mlle Vinteuil quand je souffrais par Léa, les deux bourreaux de ma journée, c'est soit par l'infirmité de mon esprit à se représenter à la fois trop de scènes, soit par l'interférence de mes émotions nerveuses dont ma jalousie n'était que l'écho. J'en pouvais induire qu'elle n'avait pas plus été à Léa qu'à Mlle Vinteuil, et que je ne croyais à Léa que parce que j'en souffrais encore. Mais parce que mes jalousies s'éteignaient — pour se réveiller parfois, l'une après l'autre — cela ne signifiait pas non plus qu'elles ne correspondissent pas au contraire chacune à quelque vérité pressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me dise aucune, mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pas occuper tous les points de l'espace et du temps qu'il eût fallu, et encore quel instinct m'eût donné la concordance des uns et des autres pour me permettre de surprendre Albertine ici à telle heure avec Léa, ou avec les jeunes filles de Balbec, ou avec l'amie de Mme Bontemps qu'elle avait frôlée, ou avec la jeune fille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avec Mlle Vinteuil ?

« Ma petite Albertine, vous êtes bien gentille de me le promettre. Du reste, les premières années du moins, j'éviterai les endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à Balbec ? Parce que dans ce cas-là, je m'arrangerais pour ne pas y aller. » Maintenant, si je continuais à progresser ainsi, devançant les temps dans mon invention mensongère, c'était moins pour faire peur à Albertine que pour me faire mal à moi-même. Comme un homme qui n'avait d'abord que des motifs peu importants de se fâcher se grise tout à fait par les éclats de sa propre voix et se laisse emporter par une fureur engendrée non par ses griefs, mais par sa colère elle-même en voie de croissance, ainsi je roulais de plus en plus vite sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en plus profond, et avec l'inertie d'un homme qui sent le froid le saisir, n'essaye pas de lutter et trouve même à frissonner une espèce de plaisir. Et si j'avais enfin tout à l'heure, comme j'y comptais bien, la force de me ressaisir, de réagir et de faire machine en arrière, bien plus que du chagrin qu'Albertine m'avait fait en accueillant si mal mon retour, c'était de celui que j'avais éprouvé à imaginer, pour feindre de les régler, les formalités d'une séparation imaginaire, à en prévoir les suites, que le baiser d'Albertine, au moment de me dire bonsoir, aurait aujourd'hui à me consoler. En tout cas, ce bonsoir, il ne fallait pas que ce fût elle qui me le dît d'elle-même, ce qui m'eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais de renoncer à notre séparation. Aussi je ne cessais de lui rappeler que l'heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce qui en me laissant l'initiative, me permettait de le retarder encore d'un moment. Et ainsi je semais d'allusions à la nuit déjà si avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine. « Je ne sais pas où j'irai, répondit-elle à la dernière, d'un air préoccupé. Peut-être j'irai en Touraine, chez ma tante. » Et ce premier projet qu'elle ébauchait me glaça, comme s'il commençait à réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. « Je ne peux pas me faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni après-demain, ni jamais. Pauvre petite chambre ! Il me semble que c'est impossible ; cela ne peut pas m'entrer dans la tête. — Il le fallait, vous étiez malheureuse ici. — Mais non, je n'étais pas malheureuse, c'est maintenant que je le serai. — Mais non, je vous assure, c'est mieux pour vous. — Pour vous peut-être ! » Je me mis à regarder fixement dans le vide comme si, en proie à une grande hésitation, je me débattais contre une idée qui me fût venue à l'esprit. Enfin, tout d'un coup : « Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus heureuse ici, que vous allez être malheureuse. — Bien sûr. — Cela me bouleverse ; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques semaines ? Qui sait ? semaine par semaine, on peut peut-être arriver très loin, vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par durer toujours. — Oh ! ce que vous seriez gentil ! — Seulement alors, c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien pendant des heures, c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l'assis sur mes genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu'elle désirait tant, et j'écrivis sur la couverture : « À ma petite Albertine, en souvenir d'un renouvellement de bail. » « Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu'à demain soir, ma chérie, car vous devez être brisée. — Je suis surtout bien contente. — M'aimez-vous un petit peu ? — Encore cent fois plus qu'avant. »

J'aurais eu tort d'être heureux de la petite comédie n'eût-elle pas été jusqu'à cette forme de véritable mise en scène où je l'avais poussée. N'eussions-nous fait que parler simplement de séparation que c'eût été déjà grave. Ces conversations que l'on tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d'une tempête que nous ne soupçonnons pas. En réalité, ce que nous exprimons alors c'est le contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que nous aimons), mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à celle de la séparation, mais qui finira malgré nous par nous séparer. D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive — ce ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine — que, quelque temps après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous, pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les premiers —  depuis bien longtemps — passés, ce qui nous eût semblé impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre foyer. Seulement cette séparation, courte mais réalisée, n'est pas aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque chose d'aussi difficile ; on a commencé par en parler, on l'a ensuite exécutée sous une forme aimable. Mais ce ne sont que des prodromes que nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons préparée sans le savoir.

« Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle s'était endormie aussitôt couchée ; ses draps, roulés comme un suaire autour de son corps, avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité de pierre. On eût dit, comme dans certains Jugements derniers du Moyen Age, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant dans son sommeil la trompette de l'Archange. Cette tête avait été surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les points qu'il avait occupés dans l'espace et dans le temps, et de temps à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été, chez une autre, chez elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. C'était un mensonge, mais pour lequel je n'avais le courage de chercher d'autres solutions que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi ? de ma mort ? de mon amour ? Bientôt je commençai à entendre sa respiration égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement pour ne pas la réveiller.

Il était si tard que dès le matin je recommandai à Françoise de marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre. Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres domestiques de ne pas « éveiller la princesse ». Et c'était une des choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se contenir, fût insolente avec Albertine, et que cela n'amenât des complications dans notre vie. Françoise n'était plus alors, comme à l'époque où elle souffrait de voir Eulalie bien traitée par ma tante, d'âge à supporter vaillamment sa jalousie. Celle-ci altérait, paralysait le visage de notre servante à tel point que, par moments, je me demandais si, sans que je m'en fusse aperçu, elle n'avait pas eu, à la suite de quelque crise de colère, une petite attaque. Ayant ainsi demandé qu'on préservât le sommeil d'Albertine, je ne pus moi-même en trouver aucun. J'essayais de comprendre quel était le véritable état d'esprit d'Albertine. Par la triste comédie que j'avais jouée, est-ce à un péril réel que j'avais paré, et malgré qu'elle prétendît se sentir si heureuse à la maison, avait-elle eu vraiment par moments l'idée de vouloir sa liberté, ou au contraire, fallait-il croire ses paroles ? Laquelle des deux hypothèses était la vraie ? S'il m'arrivait souvent, s'il devait m'arriver surtout d'étendre un cas de ma vie passée jusqu'aux dimensions de l'histoire quand je voulais essayer de comprendre un événement politique, inversement, ce matin-là je ne cessai d'identifier malgré tant de différences et pour tâcher de la comprendre la portée de notre scène de la veille avec un incident diplomatique qui venait d'avoir lieu.

J'avais peut-être le droit de raisonner ainsi. Car il était bien probable qu'à mon insu l'exemple de M. de Charlus m'eût guidé dans cette scène mensongère que je lui avais si souvent vu jouer, avec tant d'autorité ; et d'autre part, était-elle, de sa part, autre chose qu'une inconsciente importation dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race allemande, provocatrice par ruse, et par orgueil guerrière s'il le faut ?

Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant suggéré au gouvernement français l'idée que, s'il ne se séparait pas de M. Delcassé, l'Allemagne menaçante ferait effectivement la guerre, le ministre des Affaires étrangères avait été prié de démissionner. Donc le gouvernement français avait admis l'hypothèse d'une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais d'autres personnes pensaient qu'il ne s'était agi que d'un simple « bluff » et que si la France avait tenu bon l'Allemagne n'eût pas tiré l'épée. Sans doute le scénario était non seulement différent mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n'avait jamais été proférée par Albertine ; mais un ensemble d'impressions avait amené chez moi la croyance qu'elle y pensait, comme le gouvernement français avait eu cette croyance pour l'Allemagne. D'autre part, si l'Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le gouvernement français l'idée quelle voulait la guerre était une contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été assez adroite, si c'était la pensée que je ne me déciderais jamais à rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs d'indépendance. Et n'était-il pas difficile de croire qu'elle n'en avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle, dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu'à la colère avec laquelle elle avait appris que j'étais allé chez les Verdurin, s'écriant : « J'en étais sûre », et achevant de tout dévoiler en disant : « Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux » ? Tout cela corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait révélée Andrée. Mais peut-être, pourtant, ces brusques désirs d'indépendance, me disais-je quand j'essayais d'aller contre mon instinct, étaient causés — à supposer qu'ils existassent — ou finiraient par l'être, par l'idée contraire, à savoir que je n'avais jamais eu l'idée de l'épouser, que c'était quand je faisais, comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou l'autre, croyance que ma scène de ce soir n'avait pu alors que fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette résolution : « Si cela doit fatalement arriver un jour ou l'autre, autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre, que le plus faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix, créent au contraire, d'abord la croyance chez chacun des deux adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture, et quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que c'est l'autre qui l'a voulue. Même si la menace n'était pas sincère, son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu'où le bluff peut réussir est difficile à déterminer ; si l'un va trop loin, l'autre qui avait jusque-là cédé s'avance à son tour ; le premier, ne sachant plus changer de méthode, habitué à l'idée qu'avoir l'air de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l'éviter (ce que j'avais fait ce soir avec Albertine), et d'ailleurs à préférer par fierté succomber plutôt que céder, persévère dans sa menace jusqu'au moment où personne ne peut plus reculer. Le bluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, et que ce qui était un jeu hier devienne une réalité demain. Enfin il peut arriver aussi qu'un des adversaires soit réellement résolu à la guerre, qu'Albertine, par exemple, eût l'intention tôt ou tard de ne plus continuer cette vie, ou au contraire que l'idée ne lui en fût jamais venue à l'esprit, et que mon imagination l'eût inventée de toutes pièces. Telles furent les différentes hypothèses que j'envisageai pendant qu'elle dormait, ce matin-là. Pourtant, quant à la dernière, je peux dire que je n'ai jamais dans les temps qui suivirent menacé Albertine de la quitter que pour répondre à une idée de mauvaise liberté d'elle, idée qu'elle ne m'exprimait pas, mais qui me semblait être impliquée par certains mécontentements mystérieux, par certaines paroles, certains gestes, dont cette idée était la seule explication possible et pour lesquels elle se refusait à m'en donner aucune. Encore bien souvent je les constatais sans faire aucune allusion à une séparation possible, espérant qu'ils provenaient d'une mauvaise humeur qui finirait ce jour-là. Mais celle-ci durait parfois sans rémission pendant des semaines entières, où Albertine semblait vouloir provoquer un conflit, comme s'il y avait à ce moment-là, dans une région plus ou moins éloignée, des plaisirs qu'elle savait, dont sa claustration chez moi la privait, et qui l'influençaient jusqu'à ce qu'ils eussent pris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu'au coin de notre feu, agissent sur nos nerfs même si elles se produisent aussi loin que les îles Baléares.

Ce matin-là, pendant qu'Albertine dormait et que j'essayais de deviner ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mère où elle m'exprimait son inquiétude de ne rien savoir de mes décisions par cette phrase de Mme de Sévigné : « Pour moi, je suis persuadée qu'il ne se mariera pas ; mais alors pourquoi troubler cette fille qu'il n'épousera jamais ? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis qu'elle ne regardera plus qu'avec mépris ? Pourquoi troubler l'esprit d'une personne qu'il serait si aisé d'éviter ? » Cette lettre de ma mère me ramena sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse, interpréter un visage, et me sentir entouré de pressentiments que je n'ose approfondir ? me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je suis un jeune homme indécis et il s'agit d'un de ces mariages dont on est quelque temps à savoir s'ils se feront ou non. Il n'y a rien là de particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde mais courte. Bien vite je me dis : « On peut tout ramener, en effet, si on en considère l'aspect social, au plus courant des faits divers : du dehors, c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse relativement à Albertine. » L'histoire du fiancé hésitant et du mariage rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte rendu de théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet d'une pièce d'Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu'on raconte. Il est vrai que cet autre chose existe peut-être si on savait le voir chez tous les fiancés hésitants et dans tous les mariages qui traînent, parce qu'il y a peut-être du mystère dans la vie de tous les jours. Il m'était possible de le négliger concernant la vie des autres, mais celle d'Albertine et la mienne, je la vivais par le dedans.

Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu'elle n'avait fait dans le passé : « Je sais que vous n'avez pas confiance en moi, je vais essayer de dissiper vos soupçons. » Mais cette idée, qu'elle n'exprima jamais, eût pu servir d'explication à ses moindres actes. Non seulement elle s'arrangeait à ne jamais être seule un moment, de façon que je ne pusse ignorer ce qu'elle avait fait, si je n'en croyais pas ses propres déclarations, mais même quand elle avait à téléphoner à Andrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs, elle prétendait que c'était trop ennuyeux de rester seule pour téléphoner avec le temps que les demoiselles mettaient à vous donner la communication, et elle s'arrangeait pour que je fusse auprès d'elle à ce moment-là, ou à mon défaut Françoise, comme si elle eût craint que je pusse imaginer des communications téléphoniques blâmables et servant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas ! tout cela ne me tranquillisait pas. Aimé m'avait renvoyé la photographie d'Esther en me disant que ce n'était pas elle. Alors d'autres encore ? Qui ? Je renvoyai cette photographie à Bloch. Celle que j'aurais voulu voir, c'était celle qu'Albertine avait donnée à Esther. Comment y était-elle ? Peut-être décolletée ; qui sait si elles ne s'étaient pas photographiées ensemble ? Mais je n'osais en parler à Albertine car j'aurais eu l'air de ne pas avoir vu la photographie, ni à Bloch, à l'égard duquel je ne voulais pas avoir l'air de m'intéresser à Albertine. Et cette vie, qu'eût reconnue si cruelle pour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes soupçons et son esclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une vie de plaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer cette « enjôleuse » et, comme disait Françoise, qui employait beaucoup plus ce féminin que le masculin, étant plus envieuse des femmes, cette « charlatante ». Même, comme Françoise à mon contact avait enrichi son vocabulaire de termes nouveaux, mais en les arrangeant à sa mode, elle disait d'Albertine qu'elle n'avait jamais connu personne d'une telle « perfidité », qui savait me « tirer mes sous » en jouant si bien la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussi facilement le particulier pour le général que le général pour le particulier, et qui n'avait que des idées assez vagues sur la distinction des genres dans l'art dramatique, appelait « savoir jouer la pantomime »). Peut-être cette erreur sur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en étais-je moi-même un peu responsable par les vagues confirmations que, quand je causais avec Françoise, j'en laissais habilement échapper, par désir soit de la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins heureux. Et pourtant, ma jalousie, la surveillance que j'exerçais sur Albertine, et desquelles j'eusse tant voulu que Françoise ne se doutât pas, celle-ci ne tarda pas à les deviner, guidée, comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cette intuition qu'elle avait des choses qui pouvaient m'être pénibles, et qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que je pouvais dire pour l'égarer, et aussi par cette haine d'Albertine qui poussait Françoise — plus encore qu'à croire ses ennemies plus heureuses, plus rouées comédiennes qu'elles n'étaient — à découvrir ce qui pouvait les perdre et précipiter leur chute. Françoise n'a certainement jamais fait de scènes à Albertine. Je me demandai si Albertine, se sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais ce tressaillement que ma grand-mère avait pendant son agonie chaque fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était l'inconscient de ma grand-mère qui palpitait aux coups de sonnette alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout d'un coup la brusque inquiétude qu'elle fût non pas seulement sortie, mais partie. Je venais d'entendre une porte qui me semblait bien la porte de sa chambre. À pas de loup j'allai jusqu'à cette chambre, j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls dépassant du lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute une vie humaine, et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du prix ; je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.

Mais je connaissais l'art de l'insinuation de Françoise, le parti qu'elle savait tirer d'une mise en scène significative, et je ne peux croire qu'elle ait résisté à faire comprendre quotidiennement à Albertine le rôle humilié que celle-ci jouait à la maison, à l'affoler par la peinture, savamment exagérée, de la claustration à laquelle mon amie était soumise. J'ai trouvé une fois Françoise, ayant ajusté de grosses lunettes, qui fouillait dans mes papiers et en replaçait parmi eux un où j'avais noté un récit relatif à Swann et à l'impossibilité où il était de se passer d'Odette. L'avait-elle laissé traîner par mégarde dans la chambre d'Albertine ? D'ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de Françoise, qui n'en avait été en bas que l'orchestration chuchotante et perfide, il est vraisemblable qu'avait dû s'élever, plus haute, plus nette, plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des Verdurin, irrités de voir qu'Albertine me retenait involontairement, et moi elle volontairement, loin du petit clan.

Quant à l'argent que je dépensais pour Albertine, il m'était presque impossible de le cacher à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucune dépense. Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaient créé chez elle pour les servir de véritables dons qui souvent lui manquaient hors l'exercice de ces défauts. Le principal était la curiosité appliquée à l'argent dépensé par nous pour d'autres qu'elle. Si j'avais une note à régler, un pourboire à donner, j'avais beau me mettre à l'écart, elle trouvait une assiette à ranger, une serviette à prendre, quelque chose qui lui permît de s'approcher. Et si peu de temps que je lui laissasse, la renvoyant avec fureur, cette femme qui n'y voyait presque plus clair, qui savait à peine compter, dirigée par ce même goût qui fait qu'un tailleur en vous voyant suppute instinctivement l'étoffe de votre habit et même ne peut s'empêcher de la palper, ou qu'un peintre est sensible à un effet de couleurs, Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je donnais. Si, pour qu'elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais son chauffeur, je prenais les devants et m'excusant du pourboire disais : « J'ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné dix francs », Françoise, impitoyable et à qui son coup d'œil de vieil aigle presque aveugle avait suffi, me répondait : « Mais non, Monsieur lui a donné quarante-trois francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu'il y avait quarante-cinq francs, Monsieur lui a donné cent francs et il ne lui a rendu que douze francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du pourboire que j'ignorais moi-même.

Si le but d'Albertine était de me rendre du calme, elle y réussit en partie, ma raison, d'ailleurs, ne demandait qu'à me prouver que je m'étais trompé sur les mauvais projets d'Albertine, comme je m'étais peut-être trompé sur ses instincts vicieux. Sans doute je faisais, dans la valeur des arguments que ma raison me fournissait, la part du désir que j'avais de les trouver bons. Mais pour être équitable et avoir chance de voir la vérité, à moins d'admettre qu'elle ne soit jamais connue que par le pressentiment, par une émanation télépathique, ne fallait-il pas me dire que si ma raison, en cherchant à amener ma guerison, se laissait mener par mon désir, en revanche en ce qui concernait Mlle Vinteuil, les vices d'Albertine, ses intentions d'avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels étaient les corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pour tâcher de me rendre malade, se laisser égarer par ma jalousie ? D'ailleurs sa séquestration, qu'Albertine s'arrangeait elle-même si ingénieusement à rendre absolue, en m'ôtant la souffrance, m'ôta peu à peu le soupçon et je pus recommencer, quand le soir ramenait mes inquiétudes, à trouver dans la présence d'Albertine l'apaisement des premiers jours. Assise à côté de mon lit, elle parlait avec moi d'une de ces toilettes ou de ces objets que je ne cessais de lui donner pour tâcher de rendre sa vie plus douce et sa prison plus belle, tout en craignant parfois qu'elle ne fût de l'avis de cette Mme de La Rochefoucauld, répondant à quelqu'un qui lui demandait si elle n'était pas aise d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt, qu'elle ne connaissait pas de belle prison.