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Le lendemain matin, Pemberton présenta à la centaine d’ouvriers du camp la femme qu’il venait d’épouser. Tandis qu’il parlait, Serena se tenait à ses côtés, vêtue d’une culotte de cheval noire et d’une chemise en denim bleue. Ses courtes bottes étaient différentes de celles déjà veille, fabriquées en Europe, leur cuir éraflé et usé, l’extrémité cerclée d’un renfort en argent terni. Serena tenait les rênes du hongre arabe dont la blancheur était si intense qu’il paraissait presque translucide aux premières lueurs du jour. La selle posée sur son dos était en cuir allemand, avec des quartiers à soufflets capitonnés de bourre, et coûtait davantage que ne gagnaient les bûcherons en une année En constatant que les étriers n’étaient pas réunis du côté gauche, plusieurs hommes échangèrent des remarques à mi-voix.

Wilkie et Buchanan se tenaient sur la galerie couverte, une tasse de café à la main. Tous deux portaient costume et cravate, leur seule concession à l’environnement se limitant à une paire de bottes en cuir dans lesquelles leurs jambes de pantalon étaient enfoncées jusqu’aux genoux, afin d’éviter qu’elles ne soient souillées par la boue. Aux yeux de Pemberton, dont le pantalon de toile grise et la chemise écossaise en flanelle ne différaient guère de ceux des ouvriers, leur accoutrement frisait le ridicule dans un camp forestier, surtout maintenant, à côté de la tenue qu’arborait Serena.

« Le père de Mme Pemberton était propriétaire de la Vulcan Lumber Company, dans le Colorado, précisa Pemberton aux ouvriers. Il l’a bien formée au métier. Elle est l’égale de tous ceux qui travaillent ici et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. Vous devez suivre ses ordres comme si c’étaient les miens. »

Parmi les bûcherons assemblés devant lui se trouvait un chef d’équipe à la barbe fournie, du nom de Bilded. Il émit un hoquet sonore et projeta sur le sol un crachat jaunâtre. Avec ses six pieds deux pouces et ses deux cents livres bien tassées, c’était un des rares hommes du camp dont la stature égalait celle de Pemberton.

Serena ouvrit la sacoche de sa selle, d’où elle sortit un stylo Waterman et un calepin relié de cuir. Elle parla doucement à son cheval, puis elle tendit les rênes à Pemberton, avant de s’avancer vers Bilded et de se camper là où il avait craché. Elle indiqua, à côté du bureau, un frêne blanc que l’on avait épargné, parce qu’il ombrageait le bâtiment.

« Nous allons faire un pari, tous les deux, dit Serena à Bilded. Chacun de nous va cuber ce frêne sur pied. Ensuite nous écrirons, l’un et l’autre, le chiffre sur un morceau de papier et nous verrons qui a le mieux jugé. »

Bilded la dévisagea pendant quelques instants, puis il contempla l’arbre comme s’il était déjà occupé à mesurer sa hauteur et sa largeur. Quand il prit la parole, ce n’était pas Serena qu’il regardait, mais le frêne blanc.

« Et comment qu’on saura qui c’est qui l’a le mieux jugé ?

— Je vais le faire abattre et l’envoyer à la scierie, dit Pemberton. Nous saurons qui a gagné dès ce soir. »

À présent le Dr Cheney était lui aussi sorti sur la galerie couverte et il observait la scène. Il frotta une allumette le long des barreaux de la balustrade, afin d’allumer le cigare qu’il fumait toujours après le petit déjeuner, ce qui fit un bruit suffisant pour attirer l’attention de plusieurs ouvriers qui tournèrent la tête dans sa direction. Pemberton jeta un coup d’œil et nota à quel point la lumière matinale accentuait la pâleur malsaine du praticien, donnant l’impression que sa grosse figure était aussi blême et malléable que de la pâte à pain sale. Un effet qu’accentuaient encore son cou marbré et ses joues bouffies.

« Combien qu’on parie ? demanda Bilded.

— Deux semaines de salaire. »

Bilded resta coi un bref instant, interloqué par l’ampleur de la somme.

« Y a pas d’entourloupette là-dessous ? Si que je gagne, j’ai droit à deux semaines de salaire en plus ?

— Oui, dit Serena, et si vous perdez, vous travaillerez pendant deux semaines sans être payé. »

Elle offrit le calepin et le stylo à Bilded, mais il ne leva pas la main pour les prendre. Derrière lui, un de ses camarades ricana.

« Vous préférez peut-être que je note la première ? dit Serena.

— Ouais », répondit Bilded après un court instant.

Serena se tourna vers l’arbre et l’étudia pendant une minute entière, avant de lever le stylo qu’elle tenait dans sa main gauche et de tracer un chiffre. Elle arracha la page du calepin et la plia.

« À votre tour », dit-elle et elle tendit le stylo et le calepin à Bilded.

Celui-ci s’approcha du frêne blanc, afin de mieux évaluer la circonférence de son tronc, puis il revint et resta encore un bon moment à contempler l’arbre avant d’inscrire son propre chiffre. Serena se tourna vers Pemberton.

« Quel homme a notre confiance et celle des ouvriers, afin que nous lui remettions nos papiers ?

— Campbell, répondit-il, en désignant de la tête le contremaître qui les regardait depuis le seuil du bureau. Vous êtes d’accord, Bilded ?

— Ouais », fit celui-ci.

Serena suivit à cheval les équipes d’abattage, lorsqu’elles se mirent en route le long de la voie ferrée, en direction de la face sud de Noland Mountain, traversant des acres de souches qui, de loin, ressemblaient à des pierres tombales sur un champ de bataille évacué depuis peu. Les bûcherons ne tardèrent pas à quitter la voie principale, qui passait pardessus le côté droit de la montagne, pour suivre un embranchement, portant leur déjeuner tantôt dans des sacs en toile ou en papier, tantôt dans des boîtes métalliques qui étaient soit des boîtes à lait, soit des boîtes à pain en forme de miche. Certains étaient en salopette, d’autres en chemise de flanelle et pantalon. La plupart avaient chaussé des bottes Chippawah, les autres des chaussures en toile ou en cuir. Les siffleurs allaient pieds nus. Les bûcherons laissèrent derrière eux la locomotive de type Shay, curieusement dissymétrique, les deux voitures de voyageurs qui véhiculaient dans les deux sens les ouvriers vivant à Waynesville, puis les six wagons plates-formes destinés aux grumes, le chargeur de billots McGiffert et pour finir, au bout de l’embranchement, le treuil de téléphérage, qui déjà sifflait et fumait ; les longs câbles en acier du mât s’enroulaient sur des tambours et s’étiraient sur environ un demi-mile vers le haut, jusqu’à l’endroit où la poulie de queue avait pour point d’ancrage l’énorme souche d’un noyer d’Amérique. Vu de loin, le mât ressemblait à une gigantesque canne à pêche avec son moulinet et les câbles à des lignes lancées par des pêcheurs. Le mât s’inclinait vers la montagne et les câbles étaient si fortement tendus qu’on aurait dit que le versant entier avait mordu à l’hameçon, prêt à être traîné le long de la voie jusqu’à Waynesville. Des grumes coupées en fin de journée le samedi pendaient encore au bout des câbles et les hommes passèrent dessous avec précaution, comme ils seraient passés sous des nuages bourrés de dynamite. Tout le long du trajet, tandis que les bûcherons gravissaient la pente abrupte pour reprendre leurs outils cachés sous les feuilles ou accrochés aux branches, comme les harpes des Juifs d’antan, l’air ne cessa de se raréfier. Il n’y avait pas seulement des haches, mais aussi des scies passe-partout de près de huit pieds, des coins d’acier, des poulies, des piques, des masses de neuf livres qu’on appelait des va-au-diable et d’autres de six livres baptisées attrape-moi-ça. Certains de ces instruments avaient des initiales gravées dans le manche avec un fer rougi et quelques-uns portaient même des noms, comme on pourrait en donner à un cheval ou à un fusil. Mis à part les plus neufs, tous avaient des manches lissés par le constant contact avec les mains et faisaient penser à des galets polis par les eaux.

Tout en se frayant un chemin au milieu des souches, branchages et autres débris, les hommes prenaient garde où ils mettaient les pieds, car si les serpents sortaient rarement de leur repaire avant que le soleil ne vienne frapper les pentes, les guêpes et les frelons ne leur laissaient pas autant de répit. Non plus que la montagne elle-même, qui pouvait provoquer de sérieuses culbutes, surtout un jour comme celui-ci où des pluies récentes avaient rendu le sol lisse et fuyant sous les pieds et les mains qui cherchaient à se retenir. La plupart des bûcherons étaient encore épuisés par les six roulements de onze heures de la semaine précédente. Certains avaient la gueule de bois, d’autres étaient blessés. Les hommes à présent occupés à gravir la montagne avaient déjà ingurgité quatre ou cinq tasses de café et tous avaient des cigarettes et du tabac à chiquer. Certains faisaient même appel à la cocaïne pour soutenir l’effort et rester alertes, parce qu’une fois que l’abattage avait commencé, il s’agissait de faire attention aux lames des haches rebondissant sur les troncs, aux dents des scies mordant le genou, aux pinces des câbles qui se détachaient, voire aux câbles eux-mêmes qui se rompaient brutalement. Et surtout, il fallait se méfier de ces branches cassées et pointues qu’on appelait les faiseuses de veuve, lesquelles attendaient plusieurs minutes, plusieurs heures, voire plusieurs jours avant de tomber vers le sol comme des javelots.

Tandis que Serena suivait les équipes dans les bois, Pemberton resta sur la galerie couverte. Même de loin, il discernait le balancement de ses hanches et de son dos cambré. Bien qu’ils aient fait l’amour non seulement la veille au soir, mais le matin même, il sentit le désir accélérer les battements de son cœur et lui rappeler le jour où il l’avait regardée monter à cheval pour la première fois au New England Hunt Club. Ce matin-là, il avait pris place sur la terrasse du club pour voir Serena et son cheval franchir les haies et autres obstacles. Il n’était pas homme à se laisser impressionner, mais il n’avait pourtant pas pu s’en défendre, en les voyant s’élever dans les airs et rester suspendus pendant plusieurs secondes, lui avait-il semblé, avant de retomber de l’autre côté. Serena avait eu beau lui assurer que leur rencontre n’était pas simplement un heureux hasard, mais une circonstance inéluctable, il s’était dit que c’était un coup de chance incroyable qui les avait mis sur le chemin l’un de l’autre.

En cette occasion, au club, deux femmes qui, à la différence de Serena, arboraient la tenue classique des cavalières, habit rouge à pans et chapeau melon noir, étaient sorties sur la terrasse et s’étaient assises non loin de lui ; on était aussitôt venu poser devant elles du thé bouillant pour lutter contre la fraîcheur de la matinée. Sans doute s’imagine-t-elle qu’il est de rigueur[2] de monter sans habit et sans chapeau, avait dit la plus jeune, à quoi l’autre avait répondu que c’était sans doute le cas dans le Colorado. La femme de mon frère était sa condisciple à l’école de Mlle Porter, avait-elle ajouté. Un beau jour, on a vu arriver cette petite orpheline sortie du fin fond d’un État de l’ouest. Mais elle avait beau être riche et plus instruite qu’on n’aurait pu le penser, Sarah Porter elle-même n’a pas réussi à faire d’elle une femme du monde. Elle était beaucoup trop fière, prétend ma belle-sœur, même avec des pimbêches de leur espèce. Une ou deux autres élèves l’ont prise suffisamment en pitié pour l’inviter à venir passer les vacances chez elles et non seulement elle a refusé, mais elle l’a fait de façon fort désagréable. Et elle a préféré rester avec toutes ces vieilles sorcières de maîtresses d’école. La jeune femme avait remarqué que Pemberton les écoutait et elle s’était tournée vers lui. Vous la connaissez ? avait-elle demandé. Oui, avait-il répliqué. C’est ma fiancée. La jeune femme avait rougi, mais sa compagne s’était tournée vers Pemberton avec un sourire. Eh bien, vous, au moins, elle vous trouve digne de sa compagnie, avait-elle remarqué d’un ton réfrigérant.

En dehors de la brève allusion de Mme Lowell à d’autres prétendants, c’était la seule fois qu’il avait entendu qui que ce fût, hormis la principale intéressée, parler du passé de Serena. Elle n’avait d’ailleurs pas révélé grand-chose de son propre gré. Quand son mari la questionnait sur sa vie dans le Colorado ou en Nouvelle-Angleterre, ses réponses étaient presque toujours de pure forme, puis elle s’empressait d’ajouter que Pemberton et elle n’avaient pas plus besoin du passé que celui-ci n’avait besoin d’eux.

Pourtant les cauchemars de Serena persistaient. Jamais elle n’en parlait, même quand son mari l’interrogeait, même quand il la tirait de leurs griffes, se débattant de tous ses membres, comme il aurait pu la tirer hors d’une mer traîtresse. Ces rêves avaient un rapport avec ce qui était arrivé à sa famille, là-bas dans le Colorado, il en était sûr. Et il était sûr aussi que ceux qui la connaissaient auraient été étonnés de l’aspect enfantin qu’elle offrait dans ces moments-là, de la façon dont elle se cramponnait si férocement à lui jusqu’à ce qu’elle sombre de nouveau dans le sommeil, avec un gémissement.

La porte de la cuisine claqua, lorsqu’une des employées sortit jeter dans un fossé, qui puait la graisse et les déchets, le contenu d’un baquet d’eau de vaisselle grisâtre. Le dernier bûcheron avait disparu dans les bois. Bientôt Pemberton entendit retentir les cognées, lorsque les entailleurs commencèrent leur travail ; on avait l’impression que des coups de fusil se répercutaient à travers la vallée, tandis que les hommes abattaient, à coups de scie et de hache, quelques acres supplémentaires de la nature sauvage du comté de Haywood.

Pendant ce temps, l’équipe choisie pour abattre le frêne blanc était revenue au camp avec ses outils. Les trois hommes s’accroupirent devant l’arbre comme autour d’un feu de camp, parlant entre eux de la meilleure façon de s’y prendre. Campbell les rejoignit, répondant aux questions des bûcherons par des phrases formulées de manière à ressembler davantage à des propositions qu’à des ordres. Au bout de quelques minutes, il se releva. Se tournant vers la galerie couverte, il fit un petit salut de la tête en direction de Pemberton, laissant son regard s’attarder juste assez longtemps pour s’assurer qu’on n’attendait rien d’autre de lui. Campbell avait des yeux brun clair, en amande, comme ceux d’un chat. Pemberton s’était dit que leur largeur était appropriée à un homme aussi conscient de tout ce qui se passait à la périphérie, conscient et méfiant de surcroît, ce qui expliquait pourquoi il était encore en vie à l’approche de la quarantaine, dans un métier où la moindre faute d’inattention pardonnait rarement. Il rendit son salut à Campbell et celui-ci suivit la voie ferrée pour aller parler au conducteur du train. Pemberton le regarda s’éloigner, remarquant que malgré toute sa prudence il avait quand même perdu l’annulaire d’une de ses mains. Comme l’avait fait observer un jour le Dr Cheney, en manière de plaisanterie, si l’on ramassait toutes les parties de corps humain sectionnées, semaine après semaine, et qu’on les recousait toutes ensemble, on aurait de quoi faire un ouvrier supplémentaire tous les mois.

L’équipe d’abattage montra très vite pourquoi Campbell l’avait choisie. L’entailleur empoigna sa cognée et avec deux coups assénés d’une main experte, il fit son entaille d’abattage à un pied du sol. Les deux scieurs mirent un genou à terre et saisirent à deux mains les poignées en noyer d’Amérique, puis ils commencèrent leur travail ; les morceaux d’écorce craquaient et se brisaient sous les dents d’acier. Ils établirent leur rythme et bientôt des monticules de sciure se formèrent à leurs pieds, pareils au temps qui s’écoule par l’étranglement d’un sablier. Pemberton savait que les ouvriers qui les maniaient appelaient les scies passe-partout des fouets à misère, en raison des efforts qu’elles exigeaient, et pourtant quand on regardait ces hommes faire glisser leur lame, comme s’ils avaient affaire à deux planches parfaitement poncées, on ne voyait aucun effort. Quand la scie commença à accrocher, l’entailleur utilisa sa masse va-au-diable pour enfoncer un coin. En l’espace de quinze minutes, l’arbre était couché sur le sol.

Pemberton pénétra dans le bureau pour s’occuper des factures, regardant de temps à autre Noland Mountain par la fenêtre. Depuis la cérémonie du mariage, Serena et lui n’étaient pas restés séparés plus de quelques minutes. L’absence de sa femme rendait la paperasse encore plus ingrate, la pièce encore plus vide. Il se rappela de quelle manière elle l’avait réveillé le matin même, en lui baisant les paupières, une main légère posée sur son épaule. Elle était encore à moitié endormie, elle aussi, et quand elle avait pris Pemberton dans ses bras, avec une infinie langueur, il avait eu l’impression de quitter son propre rêve pour pénétrer avec elle dans un autre rêve plus beau et plus riche.

Serena resta absente toute la matinée, se familiarisant avec le paysage, apprenant le nom des bûcherons, des crêtes, des cours d’eau.

La pendule Franklin sur la crédence sonnait douze coups, lorsque la Studebaker de Harris vint s’arrêter devant le bureau. Pemberton posa les factures sur sa table de travail et sortit accueillir son visiteur. Comme lui, Harris ne s’habillait guère plus luxueusement que ses ouvriers et portait un seul signe extérieur de richesse, un épais anneau d’or à la main droite, dans lequel était serti un saphir d’un bleu aussi tranchant et lumineux que ses propres yeux. Il avait soixante-dix ans, Pemberton le savait, mais sa vigoureuse chevelure argentée et ses dents en or étincelantes ne semblaient pas appartenir à un homme déjà rouillé par la vie.

« Eh bien alors, où est-elle ? demanda Harris en grimpant sur la galerie. On n’a pas le droit de cacher une femme aussi exceptionnelle que la vôtre, si tout ce que vous m’avez dit est vrai. »

Harris s’interrompit et sourit en tournant légèrement la tête, l’œil droit braqué sur Pemberton, comme pour mieux viser sa cible.

« Mais à la réflexion, peut-être vaut-il mieux en effet que vous la cachiez. Si elle est aussi parfaite que vous le dites.

— Vous le verrez vous-même, répondit Pemberton. Elle est partie du côté de Noland Mountain. Nous pouvons prendre des chevaux et aller la rejoindre.

— Non, je n’ai pas le temps, dit Harris. Dieu sait que je serais ravi de faire sa connaissance, mais ce projet saugrenu de parc national va m’en empêcher. Albright, notre estimé ministre de l’Intérieur, a persuadé Rockefeller de faire don de cinq millions de dollars. Alors, maintenant, il croit dur comme fer qu’il va avoir la peau de Champion.

— Vous pensez vraiment qu’ils vont vendre ?

— Je n’en sais rien, dit Harris, cependant le seul fait que Champion accepte de prendre connaissance de ses offres encourage non seulement Albright, mais tous les autres, aussi bien ici qu’à Washington. Dans le Tennessee, on commence déjà à exproprier des fermiers.

— Il faut absolument régler l’affaire une fois pour toutes, s’écria Pemberton.

— Bon Dieu, oui, il faut la régler. Comme vous, j’en ai plus qu’assez de remplir les poches de tous ces bons à rien véreux de Raleigh[3]. »

Harris tira une montre de sa poche et regarda l’heure.

«  Il est plus tard que je ne pensais, dit-il.

— Avez-vous eu l’occasion de jeter un coup d’œil à la concession de Glencoe Ridge ? demanda Pemberton.

— Venez donc à mon bureau samedi et nous irons ensemble. Et amenez votre femme, dit Harris, en s’arrêtant pour considérer d’un regard approbateur les souches et les débris de la vallée. Vous avez fait du beau travail par ici, même avec vos deux pommadins d’associés. »

Après le départ de Harris, Pemberton préféra partir à cheval pour Noland Mountain plutôt que de regagner son bureau. Il trouva Serena en train de déjeuner avec deux chefs d’équipe. Entre les bouchées de casse-croûte, ils discutaient tous les trois pour savoir s’il serait rentable d’acheter un deuxième treuil de téléphérage. Pemberton sauta à bas de sa monture pour les rejoindre.

« Le frêne blanc est déjà à la scierie, annonça-t-il en s’asseyant à côté de sa femme, comme ça, Campbell aura le résultat à cinq heures et demie.

— Est-ce que d’autres hommes ont parié avec toi ?

— Non.

— Un de vous deux a-t-il envie de s’y risquer ? demanda Serena aux chefs d’équipe.

— Nan, m’dame, répondit le plus âgé. J’peux vous dire que j’ai aucune envie de parier avec vous pour tout ce qu’y touche au bois. J’y aurais p’t’être songé avant ce matin, mais plus maintenant, surtout depuis que vous nous avez montré vot’ manœuvre avec le collier étrangleur. »

Le plus jeune se contenta de secouer la tête.

Les deux hommes terminèrent leur repas et rassemblèrent leurs équipes. Bientôt le vacarme des cognées et des scies passe-partout emplit de nouveau les bois avoisinants. L’arabe laissa fuser un ronflement et Serena s’approcha pour poser la main sur sa crinière. Elle lui parla et aussitôt il se calma.

« Harris est passé, dit Pemberton. Il veut que nous allions voir la concession de Glencoe Ridge tous les trois, samedi.

— Il sera en quête d’autre chose que de kaolin et de cuivre ?

— Ça m’étonnerait, dit Pemberton, même si on a trouvé un peu d’or dans les cours d’eau du comté. Il y a des mines de rubis et de saphirs près de Franklin, mais c’est à plus de quarante miles d’ici.

— J’espère qu’il trouvera quelque chose, dit Serena en s’avançant pour prendre la main de son mari. Ce sera un nouveau départ pour nous, notre première véritable association. »

Pemberton sourit.

« Avec Harris en prime.

— Pour le moment », dit Serena.

En regagnant le camp, Pemberton songea à un certain après-midi de son séjour à Boston : Serena et lui étaient au lit, dans des draps froissés et trempés de sueur. C’était le troisième ou peut-être le quatrième jour qu’il partageait avec elle. Il sentait la tête de la jeune femme sur son épaule et sa main gauche sur sa poitrine, tandis qu’elle lui parlait.

« Et après la Caroline, ce sera où ?

— Je n’ai pas encore prévu où j’irai, avait répondu Pemberton.

— Où j’irai ? avait-elle répété. Pourquoi pas où nous irons ?

— Eh bien, puisque c’est “nous”, avait dit Pemberton, taquin, je te laisse le soin de décider. »

Serena avait levé la tête pour croiser son regard.

« Au Brésil. Je me suis renseignée. Des forêts vierges regorgeant d’acajou et aucune autre loi que celle de la nature.

— Parfait, avait dit Pemberton. Et maintenant, la seule décision qui nous reste à prendre, à tous les deux, c’est de choisir où nous allons dîner. Puisque tu as décidé tout le reste pour nous, ai-je le droit de m’en occuper ? »

Serena n’avait pas répondu à sa question. Elle avait préféré presser sa main plus fermement contre sa poitrine, laisser sa paume s’y attarder, tandis qu’elle comptait les pulsations de son sang.

« J’avais entendu dire que tu avais le cœur aussi solide que bien accroché, dit-elle, et c’est la vérité.

— Ah bon ? Parce que tu te renseignes non seulement sur les possibles sites d’exploitation forestière, mais aussi sur les hommes ? avait-il demandé.

— Bien sûr », avait-elle répondu.

 

A six heures, tous les ouvriers du camp étaient de nouveau réunis devant le bureau. Bien que la plupart des équipes d’abattage soient composées de trois hommes, une équipe qui perdait un de ses membres s’attachait souvent à une autre et l’arrangement n’était pas toujours temporaire. Un dénommé Snipes était le chef d’une telle équipe, étant donné que l’autre chef, Stewart, était un ouvrier zélé, mais dépourvu d’autorité naturelle. Il était d’ailleurs aussi soulagé que les autres par la façon dont les choses s’étaient organisées.

Dans l’équipe de Snipes figurait un prédicateur laïc illettré, du nom de McIntyre, dont le dada était de se lancer dans de violentes diatribes concernant l’apocalypse imminente. Il recherchait avidement la moindre occasion de faire connaître ses opinions, tout particulièrement au révérend Bolick, le pasteur presbytérien qui célébrait l’office au camp le mercredi soir et le dimanche matin. Le révérend trouvait ce « collègue « en religion non seulement odieux, mais carrément fou, et faisait tout son possible pour l’éviter, imité en cela par la plupart des hommes du camp. McIntyre avait été absent toute la matinée, terrassé par une crise de coliques, mais il était venu travailler à midi. Lorsqu’il vit Serena en pantalon, sur la galerie couverte du bureau, le bonbon à la menthe qu’il suçait pour calmer ses maux de ventre lui resta en travers de la gorge.

« La v’là, postillonna-t-il, la v’là, la putain de Babylone en chair et en os. »

Dunbar qui était, à dix-neuf ans, le benjamin de l’équipe, contempla la galerie sans comprendre. Il se tourna vers McIntyre, coiffé comme toujours de son chapeau noir de prédicateur et vêtu de sa redingote noire élimée qu’il enfilait même par les jours les plus chauds, afin de bien afficher sa véritable vocation.

« Où ça ? demanda Dunbar.

— Là, sur la terrasse, où qu’elle se tient aussi scandaleuse que Jézabel. »

Stewart qui, avec la femme et la sœur de McIntyre, constituait sa congrégation tout entière, se tourna vers son pasteur.

« Pourquoi que t’as dans l’idée de nous dire une chose pareille, le prédicateur ?

— C’est le pantalon, proclama McIntyre. C’est dans l’Apocalypse. Le livre, y dit que la putain de Babylone, elle surgira aux derniers jours, vêtue d’un pantalon. »

Ross, un homme revêche que les élucubrations de McIntyre exaspéraient, contempla le prédicateur comme il aurait pu regarder un chimpanzé si un tel animal s’était aventuré dans le camp pour se mettre à jacasser.

« Moi, je l’ai lue, l’Apocalypse, et plus qu’une fois, McIntyre, dit-il, et je sais pas comment que ça se fait, mais ce verset-là, y m’a échappé.

— L’est pas dans la version du roi Jacques, riposta McIntyre. L’existe que dans la version originale, en grec.

— Ah bon ? Pasque tu lis le grec, toi ? persifla Ross. C’est comme qui dirait miraculeux, ça, pour un gars qui sait même pas lire l’anglais.

— Nan, bien sûr, concéda lentement McIntyre, je lis pas le grec, mais c’est des qui le savent qui me l’ont dit.

— Des qui le savent », répéta Ross en secouant la tête.

Snipes sortit sa pipe en bruyère de sa bouche pour intervenir. Sa salopette était si usée et si rapiécée que le denim d’origine donnait l’impression d’avoir été rajouté après coup ; rien n’avait été tenté pour assortir les nouvelles couleurs aux anciennes. Le vêtement était un véritable feu d’artifice de pièces jaunes, vertes, rouges et orange. Snipes, qui se piquait d’être un homme instruit, avançait volontiers le raisonnement suivant : puisque les couleurs vives et variées existent à l’état de nature, afin d’avertir les autres créatures d’un danger potentiel, dans son cas à lui, les pièces bariolées serviraient à décourager non seulement la vermine, petite et grande, mais peut-être bien aussi, pareillement, les branches et la foudre qui risquaient de s’abattre. Snipes brandit sa pipe devant lui et la contempla un instant, puis il leva la tête pour parler.

« Des différences, y en a dans toutes les langues du monde, dit-il d’un air docte et il parut s’apprêter à développer sa pensée, lorsque Ross leva sa main ouverte.

— V’là le résultat du pari, dit-il. Prépare-toi à voir tes poches se vider, Dunbar. »

Campbell grimpa sur la souche du frêne blanc et tira un calepin de sa poche. Les hommes se turent. Campbell ne regarda ni les ouvriers, ni les propriétaires. Il livra le verdict sans lever les yeux de son calepin, comme pour donner le démenti à toute accusation de favoritisme.

« C’est Mme Pemberton qui gagne, par trente pieds-planches », annonça-t-il, et il sauta à bas de la souche, sans rien ajouter.

« Voilà qui demande à être fêté avec notre meilleur scotch », lança Buchanan.

Wilkie et lui suivirent le Dr Cheney et les Pemberton à l’intérieur du bureau. Ils traversèrent la pièce de devant pour se rendre directement dans l’autre pièce, plus petite, avec un bar contre un des murs et, au centre, une table de quatorze pieds de long, entourée d’une douzaine de sièges confortablement capitonnés. Il y avait aussi une cheminée en pierre de rivière et une unique fenêtre. Buchanan passa derrière le bar et posa une bouteille de Glenlivet et une carafe d’eau de Seltz sur le bois verni. Il prit sous le bar cinq verres de chez Steuben et emplit une coupelle en argent de glace pilée.

« J’appelle cette pièce la salle de rétablissement, confia le médecin à Serena. Comme vous le voyez, elle est bien garnie de toutes sortes d’alcools. Je trouve qu’elle suffit amplement à m’assurer les médicaments nécessaires.

— Notre bon docteur n’a pas besoin de salle de rétablissement ailleurs, car ses patients se rétablissent rarement, glissa Buchanan derrière son bar. Je sais ce que préfèrent boire tous ces mauvais sujets, chère madame, mais que puis-je vous offrir ?

— La même chose qu’à eux. »

Tout le monde s’assit, sauf Buchanan. Serena examina la table, laissant les doigts de sa main gauche en caresser la surface.

« Un seul morceau de châtaignier, dit-elle d’un ton admiratif. L’arbre a été coupé près d’ici ?

— Dans cette vallée même, répondit Buchanan. Il faisait cent douze pieds de haut. Nous attendons encore d’en trouver un plus grand. »

Serena leva les yeux de la table et son regard fit le tour de la pièce.

« Je crains que cette pièce ne vous semble fort austère, ma chère, dit Wilkie, mais elle est confortable, et même douillette à sa façon, surtout l’hiver. Nous espérons que vous voudrez bien venir y dîner le soir, comme nous le taisions tous les quatre avant d’avoir le plaisir de vous accueillir. »

Sans cesser d’étudier la pièce, Serena fit de la tête un signe affirmatif.

« Parfait, dit le médecin. La beauté féminine fera beaucoup pour égayer ce morne décor. »

Buchanan s’adressa à Serena en lui tendant son verre.

« Pemberton m’a parlé du regrettable décès de vos parents, lors de l’épidémie de grippe de 1918, mais avez-vous des frères et sœurs ?

— J’avais un frère et deux sœurs. Ils sont morts aussi.

— Tous victimes de l’épidémie ? demanda Wilkie.

— Oui.

La moustache de Wilkie frémit légèrement et ses yeux larmoyants s’attristèrent.

«  Quel âge aviez-vous alors, ma chère enfant ?

— Seize ans.

— Moi aussi, j’ai perdu une sœur dans cette épidémie, la benjamine de la famille, confia Wilkie à Serena, mais perdre tous les siens à un si jeune âge, c’est presque inconcevable.

— Je compatis, moi aussi, aux pertes que vous avez subies, mais votre sort plus heureux nous vaut du moins la joie de vous connaître, lança Cheney.

— Il ne s’agit pas simplement d’un heureux coup du sort, déclara Serena. Notre médecin lui-même l’a reconnu.

— Et à quoi donc, dans ce cas, mon collègue attribuait-il votre survie ? »

Serena regarda Cheney droit dans les yeux et articula, la voix aussi inexpressive que le regard :

«  Il a dit que j’avais tout bonnement refusé de mourir. »

Le Dr Cheney inclina lentement la tête de côté, comme on fait pour essayer de voir ce que cache un obstacle. Il dévisagea Serena avec curiosité, gardant ses épais sourcils haussés un court instant, mais n’alla pas plus loin. Buchanan apporta les autres verres jusqu’à la table et s’assit à son tour. Pemberton leva son whisky et sourit, afin de détendre l’atmosphère.

« Buvons à cette nouvelle victoire de la direction sur la main-d’œuvre, dit-il.

— Et moi, je lève aussi mon verre à votre arrivée, madame, lança le Dr Cheney. De par sa nature même, le beau sexe ne possède pas les qualités analytiques du sexe fort, mais, dans ce cas précis, vous êtes parvenue, je ne sais comment, à pallier cette faiblesse. »

Les traits de Serena se crispèrent, mais son irritation disparut aussi vite qu’elle était apparue, balayée de son visage comme une mèche de cheveux indisciplinée.

 « Mon mari m’a dit que vous étiez originaire de ces montagnes, d’un lieu qu’on appelle Wild Hog Gap, dit-elle à Cheney. Nul doute que votre opinion du sexe féminin a été formée en observant les souillons auprès desquelles vous avez grandi, mais je puis vous assurer que les natures féminines sont plus variées que ne veut bien le reconnaître votre expérience limitée. »

Comme s’ils étaient tirés par deux hameçons, les coins de la bouche du médecin remontèrent pour laisser entrevoir un sourire dépourvu de gaieté.

« Sapristi, ta femme n’a pas sa langue dans sa poche, Pemberton, gloussa Wilkie, en levant son verre en direction de son associé. Voilà qui va mettre de l’animation dans notre camp. »

Buchanan partit chercher la bouteille de scotch et la posa sur la table.

« Étiez-vous déjà venue par ici, chère madame ? demanda-t-il.

— Non, jamais.

— Comme vous avez pu le voir, nous sommes assez isolés.

— Assez ? se récria Wilkie. Il y a des moments où j’ai l’impression d’avoir été exilé sur la lune.

— Asheville n’est guère qu’à cinquante miles, répliqua Buchanan. L’endroit n’est pas sans certains charmes rustiques.

— En effet, lança le médecin, notamment plusieurs sanatoriums pour les tuberculeux.

— Mais vous avez sans doute entendu parler du domaine de George Vanderbilt, qui s’y trouve aussi, reprit Buchanan.

— Oui, on est forcément impressionné par Biltmore, reconnut Wilkie. Figurez-vous, ma chère, que c’est un authentique château français. Olmsted en personne est venu de Brookline pour créer le parc. C’est Cornelia, la fille de Vanderbilt, qui l’habite à présent, avec son mari, un Britannique du nom de Cecil. J’ai été reçu chez eux à plusieurs reprises. Ce sont des gens tout à fait charmants. »

Wilkie se tut pour vider son verre et le reposer sur la table. L’alcool lui avait rosi les joues, mais Pemberton savait que c’était la présence de Serena qui le rendait plus loquace qu’à l’accoutumée.

« J’ai entendu aujourd’hui une expression digne de ton glossaire, Buchanan, reprit Wilkie. Au bassin de flottage, deux ouvriers parlaient d’une bagarre et ils ont dit qu’un des combattants était allé “jusqu’à la plume”. J’ai cru comprendre que cela voulait dire qu’il avait sérieusement amoché son adversaire. »

Buchanan sortit un stylo et un calepin relié de cuir noir de la poche intérieure de sa redingote. Il appuya le stylo sur le papier paille et écrivit les mots « aller jusqu’à la plume » qu’il fit suivre d’un point d’interrogation. Il souffla sur l’encre, puis referma le calepin.

« Cela m’étonnerait que cette expression vienne des îles Britanniques, déclara-t-il. Peut-être s’agit-il plutôt d’une expression d’ici, liée aux combats de coqs.

— Kephart le saurait sans doute, dit Wilkie. Avez-vous entendu parler de lui, madame ? C’est notre Thoreau à nous. L’ami Buchanan admire beaucoup ses œuvres, et pourtant c’est Kephart qui est l’âme de cet absurde projet de parc national.

— J’ai vu ses livres dans la vitrine de chez Grolier’s[4], dit Serena. Comme vous pouvez l’imaginer, on a été très séduit là-bas par l’idée d’un ancien étudiant de Harvard transformé en dernier des Mohicans.

— Sans compter qu’il a aussi été bibliothécaire à St. Louis, fit remarquer Wilkie.

— Bibliothécaire et auteur, dit Serena, et le voilà pourtant qui voudrait nous empêcher de récolter la substance même dont on fait les livres. »

Pemberton vida son deuxième verre de scotch et sentit le passage satiné de l’alcool le long de son gosier, ainsi que la vive chaleur qu’il allumait en lui, accentuant son contentement. Il était émerveillé, époustouflé de se dire que cette femme, dont il ne connaissait même pas l’existence lorsqu’il avait quitté cette vallée trois mois auparavant, était désormais son épouse. Il posa la main droite sur le genou de Serena et ne fut pas étonné de sentir sa main gauche à elle se poser sur le sien. Elle se pencha vers lui et pendant quelques secondes laissa sa tête se nicher dans le creux que formait la jointure du cou et de l’épaule de son mari. Pemberton essaya d’imaginer ce qui pourrait rendre ce moment encore plus beau. Il ne trouva rien, sinon qu’il aurait bien voulu être seul avec elle.

À sept heures, deux filles de cuisine vinrent dresser la table : porcelaine de Spode, couverts en argent massif et serviettes en lin. Elles se retirèrent pour revenir avec une table roulante chargée de paniers d’osier pleins de pain beurré, d’un grand plat d’argent débordant de tranches de bœuf, de légumiers en cristal de chez Steuben, emplis à ras bord de pommes de terre, de carottes et de courge, et de pots contenant divers condiments et confitures.

Vers le milieu du repas, Campbell, qui était resté penché sur la machine à calculer dans la pièce de devant, se présenta à la porte.

« J’aurais besoin de savoir si vous-même et Mme Pemberton avez l’intention d’obliger Bilded à honorer son pari, dit-il. Pour établir la paye.

— Avons-nous la moindre raison de ne pas le taire ? demanda Pemberton.

— L’a une femme et trois gosses. »

Ces mots furent prononcés sans la moindre inflexion et le visage de Campbell n’exprimait strictement rien. Pemberton se demanda, et ce n’était pas la première fois, ce que l’on pouvait ressentir en jouant au poker contre un tel homme.

« Tant mieux, dit Serena. La leçon n’en sera que plus efficace pour les autres ouvriers.

— Il doit rester chef d’équipe ? voulut savoir Campbell.

— Oui, pour les deux semaines à venir, répondit Serena en regardant non pas Campbell, mais Pemberton.

— Et ensuite ?

— Ensuite, il sera renvoyé, dit Pemberton au contremaître. Une autre leçon pour ses camarades. »

Campbell acquiesça et fit un pas en arrière, refermant derrière lui la porte du bureau. Le bruit de la machine à calculer — cliquetis, manivelle, pause — reprit son cours.

Buchanan parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se ravisa.

« Il y a un problème, Buchanan ? demanda Pemberton.

— Non, dit l’autre au bout d’un court instant. Ce pari ne me regardait pas.

— Avez-vous remarqué, Pemberton, de quelle manière Campbell a tenté de vous influencer, mais sans le faire ouvertement ? demanda le Dr Cheney. Sous ce rapport, il est très intelligent, vous ne trouvez pas ?

— Si, convint Pemberton. S’il était issu d’un autre milieu, il aurait pu faire des études à Harvard. Et peut-être aurait-il obtenu son diplôme, lui, ce qui n’est pas mon cas.

— Mais n’oublions pas, intervint Wilkie, que sans tes expériences dans les tavernes de Boston, tu aurais peut-être été victime d’Abe Harmon et de son couteau de chasse.

— Tu as raison, en effet, dit Pemberton, même si la pratique de l’escrime, à laquelle je me suis consacré pendant mon année à Harvard, a contribué, elle aussi, à mon éducation dans ce domaine. »

Serena leva la main vers le visage de son mari et de l’index suivit la trace de la fine cicatrice blanche sur sa joue.

« Une Fechtwunde fait davantage d’effet qu’un morceau de parchemin », fit-elle remarquer.

Les filles de cuisine revinrent avec des framboises et de la crème. À côté de l’assiette de Wilkie, l’une d’elles posa un verre d’eau et des flacons contenant de l’amer et un tonique au fer, ainsi qu’une boîte de pastilles au soufre. De quoi apaiser l’estomac rebelle de Wilkie et nourrir son sang fatigué. Les serveuses versèrent du café dans les tasses et s’éclipsèrent.

« Pourtant vous êtes à l’évidence une femme instruite, ma chère, dit Wilkie. Si j’en crois votre mari, vous êtes extrêmement cultivée dans le domaine des arts et de la philosophie.

— Mon père faisait venir des précepteurs au camp. Rien que des Britanniques qui avaient fait leurs études à Oxford.

— Ce qui explique votre accent britannique et la cadence de vos phrases, nota Wilkie, approbateur.

— Et qui explique aussi, je n’en doute pas, une certaine froideur dans le ton de votre voix, ajouta le Dr Cheney en remuant la crème qu’il avait mise dans son café, une froideur que seuls les ignorants prendraient pour un manque de cœur vis-à-vis d’autrui, y compris votre propre famille. »

Le nez de Wilkie frémit d’irritation.

«  Il faudrait être pire qu’ignorant pour penser une chose pareille, dit-il ; il faudrait aussi être cruel.

Que voulez-vous, reprit le médecin, tandis que ses lèvres charnues s’arrondissaient sous l’effet de la réflexion, je ne saurais parler que comme un homme qui n’a pas eu la chance d’avoir des précepteurs britanniques.

— Votre père semble avoir été quelqu’un de tout à fait remarquable, fit remarquer Wilkie, en tournant de nouveau les yeux vers Serena. J’aimerais beaucoup vous entendre parler de lui un peu plus longuement.

— Pourquoi donc ? demanda Serena, qui paraissait perplexe. Il est mort à présent et ne peut plus être utile à aucun d’entre nous. »