18

Il y eut une nouvelle chute de neige fondue pendant la nuit, mais le matin suivant, le ciel était bleu et sans nuages. La glace restait cramponnée aux bois durs qui tapissaient encore les flancs de Noland Mountain, tel un étui cassant aux teintes merveilleusement changeantes, sous les rayons directs du soleil. La plupart des bûcherons s’abritaient le regard, en montant péniblement vers les hautes terres, mais le spectacle était si beau que quelques-uns d’entre eux restèrent à contempler la glace jusqu’à ce qu’ils aient l’impression d’avoir les yeux en feu. Lorsque le dernier homme fut enfin arrivé au sommet, la glace réchauffée par le soleil avait commencé à glisser des branches. D’abord par petits éclats, qui tintinnabulaient comme des clochettes en heurtant le sol gelé. Puis par grands morceaux d’une parfaite limpidité, qui ne tardèrent pas à couvrir le sous-bois, craquant et crépitant sous les pas des arrivants. Ceux-ci avançaient parmi eux comme au milieu des vestiges d’un immense miroir fracassé.

Pemberton venait de poser son café sur sa table, dans le bureau, lorsque Harris téléphona, d’une voix encore plus brusque que d’habitude.

« Webb et Kephart ont fait une offre pour la concession du comté de Jackson, annonça-t-il. Ils sont arrivés dès l’ouverture, à ce que me dit Luckadoo, et ils sont prêts à lui payer le prix demandé.

— Les Cecil étaient avec eux ?

— Mais non, voyons. Vous croyez qu’ils daigneraient descendre de leur château pour une affaire pareille ? Ils attendront que tout soit conclu et ils exigeront que cette foutue cascade porte leur nom.

— Mais vous croyez que ce sont eux qui se cachent derrière tout ça ?

— Je me fous comme d’une queue de cerise de qui est derrière, brailla Harris. Ce salopard de Luckadoo pense que Webb et Kephart ont de quoi payer. Il m’a appelé “par pure courtoisie”, comme il dit.

— Où en sont-ils dans les démarches ?

— Ils ont cosigné tous les documents concernant l’acompte à verser. Il ne reste plus qu’à s’occuper du transfert des titres de propriété. »

Harris se tut un instant.

« Ah, bon Dieu de bois, je savais bien que j’aurais dû appeler Luckadoo hier soir.

— Bon, c’est une belle propriété, mais celle de Townsend aussi, fit valoir Pemberton. Vous l’avez dit vous-même hier.

— C’est celle-ci que je veux. »

Pemberton commença une phrase, puis s’interrompit, ne sachant trop s’il voulait risquer d’essuyer à son tour la colère d’Harris, mais il s’agissait d’une question primordiale pour lui et pour Serena.

« Vous êtes sûr que vous ne cherchez pas uniquement à contrarier Webb et Kephart ? »

Harris resta quelques instants silencieux avant de répondre. Pemberton entendit sa respiration se calmer. Lorsqu’il reprit enfin la parole, son ton était plus mesuré, mais toujours aussi batailleur.

« Si nous ne faisons pas cette affaire-là ensemble, Pemberton, nous n’en ferons aucune autre, et cela vaut pour les terres de Townsend.

— Mais si la transaction est déjà si avancée...

— Nous pouvons encore avoir ces terres, si nous graissons la patte à Luckadoo. C’est bien pour ça qu’il m’a téléphoné, figurez-vous. Simplement, ça coûtera plus cher.

— Combien ?

— Trois cents, dit Harris. Luckadoo nous donne une heure pour nous décider. Et comme je vous l’ai dit, ou bien nous faisons cette affaire, ou bien nous n’en faisons jamais d’autre. C’est ça ou rien, alors à vous de voir.

— Il faut que j’en parle à Serena.

— Eh bien, parlez-lui-en, dit Harris en baissant le ton un instant. Elle est assez maligne pour savoir ce qui sera à votre avantage pour le long terme.

— Je vous rappelle dès que possible.

— Je compte sur vous, dit Harris. Et arrangez-vous pour que ce soit possible avant une heure. »

Pemberton raccrocha et se rendit à l’écurie. Serena se trouvait dans la stalle du fond avec son aigle, les doigts rougis par la viande crue qu’elle lui donnait à manger. Il lui raconta le coup de téléphone. Elle offrit un dernier bout de viande à l’oiseau, puis elle lui remit son chaperon.

« Nous avons besoin de l’argent d’Harris, dit-elle. Donc, cette fois, il va bien falloir en passer par où il veut, mais demande à Covington de mettre dans le contrat qu’Harris n’a pas le droit de commencer ses opérations minières tant que nous n’aurons pas entièrement déboisé la concession. Harris a dû trouver autre chose que du kaolin et du cuivre, c’est évident, et il ne veut pas nous en parler. Nous allons engager un géologue pour découvrir de quoi il s’agit et puis nous refuserons de déboiser tant que Harris ne nous aura pas consenti un pourcentage, et un pourcentage appréciable, qui plus est. »

Elle quitta la stalle, tendit à son mari l’assiette en fer blanc et souleva le loquet en bois pour bloquer la porte. Il restait sur l’assiette quelques morceaux filandreux. Bon nombre d’ouvriers prétendaient que Serena donnait aussi le cœur des animaux à manger à son aigle, afin de la rendre plus féroce, mais jamais Pemberton ne l’avait vue faire une chose pareille et il pensait que c’était encore une des légendes qui couraient parmi les bûcherons sur le compte de sa femme.

« Il vaut mieux que j’aille rappeler Harris.

— Appelle aussi Covington, dit Serena. Je veux qu’il assiste à l’entrevue entre Harris et Luckadoo.

— Nul doute qu’Albright sera enchanté de constater que nous laissons tomber les terres de Townsend, dit Pemberton, mais au moins, en achetant celles-ci, nous riverons leur clou à Webb et à Kephart.

— Je n’en mettrais pas ma main au feu », dit Serena.

 

Maintenant qu’un deuxième treuil de téléphérage avait été acheté, les bûcherons travaillaient sur deux fronts à la fois. Quand vint le premier lundi d’avril, les équipes du front nord avaient franchi la Davidson Branch pour s’avancer jusqu’à Shanty Mountain, tandis que celles du front sud suivaient le Straight Creek en direction de l’ouest. Des pluies récentes avaient ralenti leur progression, car non seulement les hommes étaient obligés de s’échiner dans la boue, mais celle-ci causait en outre un surcroît d’accidents. Étant donné que McIntyre ne s’était jamais remis de la frayeur que lui avait causée le serpent en tombant presque sur lui, un certain Henryson avait été engagé à sa place. C’était le cousin issu de germain de Ross et les deux hommes avaient grandi ensemble à Bearpen Cove. Tous deux considéraient le monde et ses habitants avec un pessimisme qui se doublait d’un humour acéré. Snipes n’avait pas manqué de remarquer cette hargne que partageaient les deux cousins et il avait laissé entendre que ce trait de caractère donnerait, un jour prochain, matière à un de ses discours philosophiques.

Une pluie froide n’avait pas discontinué de la journée et dès le milieu de la matinée, les bûcherons ressemblaient à autant d’Adam au plus fort de la création, déjà tirés par Dieu de la boue, mais pas encore modelés selon la forme humaine. Lorsque Snipes donna le signal de la pause, personne ne prit la peine d’aller voir si les arbres les plus touffus ne pourraient pas leur offrir un meilleur abri. Chacun se contenta de laisser choir son outil là où il se tenait et de s’asseoir sur la terre spongieuse. Comme un seul homme, ils tournèrent les yeux, avec une envie mêlée, semblait-il, de scepticisme, dans la direction du camp qui leur promettait, en fin de journée, un peu de chaleur et des vêtements secs, paraissant se demander si l’existence même de ce camp n’était pas une chimère née dans leurs cervelles gorgées d’eau.

Ross sortit son tabac et son papier à cigarettes, mais constata qu’ils étaient trop mouillés pour s’allumer, à supposer qu’il parvienne, chose improbable, à trouver une allumette sèche.

« J’ai assez de gadoue collée au cul pour y faire pousser un picotin de maïs, déclara-t-il d’un ton lugubre.

— Et moi, j’en ai assez rien que dans mes cheveux pour boucher toutes les fentes d’une cabane en rondins, renchérit Henryson.

— Ça me fait regretter de pas être un gros verrat, pasqu’au moins je serais heureux de me vautrer d’dans, soupira Stewart. Y peut pas exister un pire métier dans le monde entier. »

De la tête, Dunbar indiqua le camp où plusieurs chômeurs en quête d’un travail étaient assis sur les marches du magasin, prêts à supporter la pluie dans l’espoir de prouver une force d’âme qui leur vaudrait d’être embauchés.

« Et pourtant, y a des gars qui soupirent après.

— Et l’en arrive tous les jours de nouveaux, renchérit Henryson. On les voit sauter de tous les wagons de marchandises, quand y traversent Waynesville, comme des puces sautent d’un chien.

— Et y viennent aussi bien de loin que de près, déclara Ross. Moi, j’avais coutume de penser que les temps difficiles, y s’enracinaient dans nos montagnes mieux que partout ailleurs, mais on dirait que cette crise, l’en a fait naître à peu près aux quatre coins du pays. »

Ils se turent quelques instants. Ross continua d’étudier d’un air morose sa cigarette détrempée, tandis que Snipes raclait la boue qui souillait sa salopette, s’efforçant de faire apparaître quelques vieux restes de couleur sous la couche brunâtre. Stewart sortit sa bible de poche, qu’il avait enveloppée dans un morceau de toile huilée dont il se servit pour abriter le livre de la pluie. Il articulait les mots tout bas en les lisant.

« Et McIntyre, il va mieux ? demanda Dunbar, en voyant son camarade remettre sa bible dans sa poche.

— Oh, pour sûr que nan, répondit Stewart. Sa femme, elle l’a emmené encore une fois à cet hôpital pour les nerfs et pendant un temps, y pensaient que le mieux, ce serait de l’électrocuter.

— De l’électrocuter ? » s’écria Dunbar.

Stewart opina.

« Ouais, c’est ce qu’y z’ont dit, ces docteurs. Paraît qu’y s’agirait d’un truc nouveau qu’a fait beaucoup causer à Boston et à New York. Y prennent des câbles tout pareils à ceux que t’utiliserais pour faire repartir la batterie de ta bagnole et ils z’y accrochent à l’oreille avec la pince, et puis y z’y font passer du courant électrique, de la tête aux pieds.

— Dieu y vienne en aide, s’écria Dunbar, y le prennent pour un homme, McIntyre, ou pour une ampoule électrique ?

— Sa femme non plus, l’idée, elle y plaît pas du tout, et moi, suis de son avis, reprit Stewart. Comment qu’on peut prétendre qu’une chose pareille, elle peut faire du bien aux gens ?

— Y a un principe scientifique qu’est mêlé à la chose, intervint Snipes qui n’avait pas prononcé un mot depuis qu’ils avaient cessé le travail. Ton corps, l’a besoin d’une certaine quantité d’électricité pour continuer à fonctionner, tout comme une radio ou un téléphone ou un four ou même l’univers. Un type comme McIntyre, c’est comme si sa batterie, l’était à plat et l’avait besoin d’être rechargée. L’électricité, c’est comme le chien, c’est un des meilleurs amis de l’homme. »

Stewart réfléchit un moment à ce que venait de dire Snipes.

« Alors comment ça se fait que là-bas, à Raleigh, y s’en servent pour tuer les meurtriers et tout ça ? »

Snipes regarda son camarade et secoua la tête, tout à fait à la façon d’un maître d’école qui se sait voué à toujours avoir un Stewart dans sa classe.

« L’électricité, c’est comme à peu près tout dans la nature, Stewart. Y a deux sortes d’hommes, les bons et les mauvais, tout comme y a deux sortes de temps, le bon et le mauvais, vu ?

— Et qu’est-ce qu’y faut penser des jours où y pleut, alors c’est bon pour les haricots qu’un gars, y fait pousser, mais c’est mauvais aussi, pasque le mec, y voulait aller à la pêche ? demanda Ross.

— Ça rentre pas dans le cadre de notre discussion, riposta Snipes, en se tournant de nouveau vers Stewart. Bon, alors tu piges ce que je veux te dire, comme quoi y a du bon et du mauvais dans tout ? »

Stewart acquiesça.

« Bon, ben t’y v’là. C’est comme ça qu’y fonctionne, ton principe scientifique, dit Snipes. Alors, tu vois, ce qu’y z’utilisent pour McIntyre, c’est la bonne sorte d’électricité, pasqu’elle pénètre à l’intérieur et elle remet tout en marche. Et ce qu’y z’utilisent pour les criminels, ça vous frit la cervelle et les tripes. Donc, ça, c’est la mauvaise sorte. »

 

L’après-midi, la pluie tombait toujours aussi dru, mais sans écouter les protestations de son mari, Serena monta sur son hongre arabe et s’en fut vérifier ce qui se passait sur le front sud, où l’équipe de Galloway était occupée à couper des arbres sur le versant pentu qui surplombait le Straight Creek. Par une journée ensoleillée, on aurait déjà eu du mal à prendre ses appuis sur une telle déclivité, mais sous la pluie, les ouvriers devaient travailler en maintenant un équilibre de marin. Et pour corser encore la difficulté, l’équipe venait de voir arriver un nouvel entailleur, un gamin de dix-sept ans, très costaud, mais sans aucune expérience. Galloway lui indiquait de la main où faire son entaille d’abattage dans le tronc d’un chêne blanc, gros comme une barrique, mais au moment même où le garçon donnait son coup de hache, son genou ploya.

La lame fit entendre un bruit mou et charnu, tandis que Galloway et sa main gauche se trouvaient soudain séparés. La main tomba la première, touchant le sol la paume en bas, les doigts repliés vers l’intérieur comme les pattes d’une araignée mourante. Galloway recula et s’adossa contre le chêne blanc, le sang jaillissant de son poignet levé pour imbiber sa chemise et son pantalon en denim. L’autre scieur contempla de ses yeux écarquillés le poignet, puis la main coupée, comme s’il était incapable de saisir le fait que l’une avait quelques instants auparavant été rattachée à l’autre. Le gamin laissa la hache lui échapper des mains. Les deux ouvriers paraissaient incapables du moindre mouvement, même quand les jambes de Galloway cédèrent sous lui. Il était toujours adossé à l’arbre et l’écorce frotta de façon audible contre sa chemise de flanelle, tandis qu’il s’affaissait en position assise.

Serena mit pied à terre et retira son ample veste, révélant l’état que ce vêtement cachait depuis plusieurs mois. Elle sortit un canif de la sacoche accrochée à sa selle, trancha la bride de l’arabe et lia le cuir autour de l’avant-bras du blessé. Puis elle serra fort et le sang cessa de jaillir du poignet de Galloway. Les deux hommes soulevèrent leur chef d’équipe et l’assirent à califourchon sur le cheval, le maintenant droit jusqu’à ce que Serena soit montée derrière lui. Elle rentra au camp, un bras passé autour de la taille de Galloway, pressant l’ouvrier contre son ventre distendu.

Dès qu’ils furent au camp, Campbell et un autre employé descendirent Galloway du dos du hongre et l’emportèrent jusqu’à l’infirmerie du Dr Cheney. Pemberton arriva presque aussitôt et crut qu’il regardait un mort. Le visage du blessé était livide, ses yeux révulsés, mais il laissait entendre une respiration haletante. Cheney vida sur la blessure une bouteille de teinture d’iode. Puis il essuya le sang qui maculait l’avant-bras pour examiner le garrot.

« Je ne sais pas qui a fait ça, mais c’est du sacrément bon boulot, dit-il, et s’adressant à Pemberton : S’il doit avoir la moindre chance de survivre, il faut l’emmener à l’hôpital. Vous voulez vous donner ce mal ou non ?

— Il faudrait faire venir le train, dit Pemberton.

— Je vais l’emmener dans ma voiture », proposa Campbell.

Pemberton se tourna vers sa femme qui avait tout observé depuis le seuil de l’infirmerie. Elle acquiesça de la tête. Campbell fit signe à l’ouvrier qui l’avait aidé à transporter Galloway à son arrivée. Ensemble, ils le soulevèrent de la table, passèrent ses bras autour de leurs deux cous et le traînèrent jusqu’à la Dodge de Campbell ; les extrémités de bottes de Galloway creusèrent deux petits sillons dans le sol détrempé. Ce ne fut que lorsqu’ils atteignirent la voiture que Galloway reprit suffisamment conscience pour parler, tournant la tête vers l’infirmerie d’où Pemberton et le Dr Cheney les regardaient.

« Je vivrai, dit-il dans un souffle, tout, l’a déjà été prédit. »

Tandis que la voiture de Campbell démarrait sur les chapeaux de roue, Pemberton chercha Serena du regard et vit qu’elle était déjà remontée sur l’arabe et repartait en direction du Straight Creek. Sa veste était restée dans les bois et Pemberton remarqua que plusieurs hommes fixaient son ventre arrondi avec stupéfaction. Il supposa que les ouvriers pensaient que sa femme était au-delà des réalités physiques, qu’ils la considéraient comme une sorte de phénomène naturel tel que la pluie ou la foudre. Le Dr Cheney n’avait pas remarqué la grossesse de la jeune femme plus que n’importe quel autre habitant du camp, confirmant chez Pemberton l’idée que ses compétences médicales étaient tout au plus médiocres.

Au moment où Pemberton s’apprêtait à regagner le bureau, il jeta un coup d’œil en direction des baraquements et aperçut la mère de Galloway sur la galerie couverte, ses yeux vitreux tournés dans la direction de tout ce qui venait de se passer.

 

Une semaine plus tard, Galloway regagna le camp à pied. Il avait été témoin d’un assez grand nombre d’accidents pour savoir que la Pemberton Lumber Company ne faisait jamais la charité, surtout quand il arrivait tous les jours des hommes suppliant qu’on leur donne du travail. Pemberton se dit que Galloway était venu chercher sa mère pour la ramener dans leur ancienne maison au bord du Cove Creek. Mais lorsque l’homme arriva à la hauteur de sa baraque, loin de s’arrêter, il continua du même pas, le corps légèrement penché vers la droite, comme s’il répugnait à admettre la perte de sa main gauche. Il quitta la vallée et traversa la crête jusqu’à l’endroit où travaillaient les équipes de bûcherons. Un instant, Pemberton contempla l’hypothèse d’une possible vengeance de Galloway, décidé à punir celui qui lui avait coûté sa main ; il se dit que ce ne serait pas nécessairement une mauvaise chose, car cela inciterait peut-être les autres ouvriers à faire plus attention à l’avenir.

Il se trouvait dans la pièce du fond du bureau, avec le Dr Cheney, lorsque Galloway revint, marchant à côté de Serena et de son cheval. Il faisait presque nuit et Pemberton avait guetté l’arrivée de sa femme par la fenêtre. Serena et Galloway passèrent devant le bureau et continuèrent jusqu’à l’écurie, Galloway réglant son pas de manière à se maintenir à la hauteur de la croupe de l’arabe. Ils ressortirent quelques instants plus tard, Galloway toujours quelques pas derrière Serena, comme un chien à qui on a appris à marcher au pied. Elle lui dit quelques mots très brefs, après quoi il partit en direction de la baraque où attendait sa mère.

« Galloway doit rester parmi nos employés, annonça Serena en s’asseyant et en se servant à dîner.

— À quoi pourra-t-il bien nous servir, avec une seule main ? demanda son mari.

— Il fera tout ce que je lui demanderai de faire. Absolument tout.

— Un bras droit qui n’a qu’une main droite, dit le Dr Cheney en levant les yeux de son assiette. Et pour une gauchère en plus.

— Vous serez surpris de voir tout ce qu’un homme comme Galloway est capable de faire avec une seule main, docteur. Il est plein de ressource et de bonne volonté.

— Parce que vous lui avez sauvé la vie ? demanda Cheney. Moi qui ai sauvé de nombreuses vies, chère madame, je puis vous certifier que ce genre de gratitude est tout à fait éphémère.

— Pas cette fois-ci. Sa mère a prédit que le moment viendrait où il perdrait beaucoup, mais serait sauvé. »

Le médecin sourit.

« Sans doute s’agit-il d’une allusion à je ne sais quel réunion religieuse en plein air, au cours de laquelle on lui offrira le salut éternel en échange du contenu de son portefeuille.

— Sauvé par une femme, ajouta Serena, et donc tenu par son honneur de protéger cette femme et de lui obéir pendant tout le reste de sa vie.

— Et vous croyez être cette femme, dit le Dr Cheney en feignant la déception. J’aurais pensé qu’une personne aussi éclairée que vous refuserait d’attacher foi aux prédictions.

— Ce que je crois, moi, n’a aucune importance, répondit Serena. C’est ce que croit Galloway qui compte. »