Le samedi soir, Pemberton suivit la route bitumée, à travers les montagnes qui descendaient vers la vallée de la Pigeon River. Un mois plus tôt, dans les forêts devant lesquelles il passait, les dernières fleurs de cornouillers s’étaient fanées avant de tomber et c’était à présent le vert éclatant de leurs feuilles et de celles des chênes des ours, ainsi que le vert plus soutenu des lauriers des montagnes et des rhododendrons, que l’on voyait dans les sous-bois. Pemberton subodorait qu’un jour prochain on trouverait un défoliant capable d’éliminer toutes ces espèces inutiles d’arbustes et de buissons, ce qui faciliterait l’abattage et le transport des forêts de bois durs.
Il leva l’index jusqu’à son col et desserra sa cravate en soie. C’était la première fois qu’il s’habillait ainsi depuis le jour de son mariage. Malgré sa légèreté, son costume en coton des Indes blanc lui faisait l’effet d’un carcan. Mais un carcan qui valait la peine d’être supporté, puisqu’il lui permettait de revoir Serena dans la robe qu’elle portait le soir où ils s’étaient connus. Aujourd’hui, comme alors, on aurait dit que le vêtement bougeait de sa propre volonté pour révéler les creux et les courbes de son corps, coulant comme un fin torrent de soie verte de son cou jusqu’à ses chevilles. Pemberton posa la main droite sur le genou de sa femme. Lorsqu’il sentit la peau douce sous la douceur de la soie, il s’efforça de chasser les soucis avec la promesse des plaisirs à venir, mais il n’y parvint pas. Tandis que la route commençait à remonter, au sortir de la vallée, il leva la main jusqu’au levier de changement de vitesse et rétrograda.
« J’ai entendu dire que McDowell était venu au magasin du camp, hier au soir, dit-il sans ôter sa main du levier. Il a questionné les hommes au sujet de Campbell.
— S’il pose des questions, il ne doit pas recevoir de réponses, répondit Serena en se tournant vers son mari. Comment ça se passe avec Meeks ?
— Étant donné que c’était sa première semaine, plutôt bien. Il a du mal avec l’accent des gens du coin, mais les fiches de paye étaient en ordre. »
Le terrain s’aplanit, puis redescendit dès qu’ils eurent franchi la rivière qu’on appelait le French Broad, brune et gonflée d’eau après une après-midi entière de pluie. Le soir tombait et les réverbères s’allumaient tout juste lorsque la Packard contourna la périphérie d’Asheville. Ils traversèrent ensuite la Swannanoa River, puis ils franchirent les grilles du domaine de Biltmore et s’engagèrent dans la grande allée de trois miles, qui montait en serpentant jusqu’au château. La forêt arrivait au ras de la chaussée, bloquant toute lumière autre que celle des phares de la Packard.
La route décrivit une courbe, suivie d’une ligne droite, révélant une esplanade recouverte de gazon. Pemberton négocia le dernier virage et la demeure apparut soudain devant eux, semblable à une falaise constellée de lumières. Des tours et des clochetons se détachaient contre le ciel. Des gargouilles étaient accrochées aux parapets et la lumière des fenêtres éclairait par en dessous leurs visages grimaçants. Les murs en pierre calcaire possédaient une patine qui attestait leur solidité et paraissait proclamer que la place occupée par les Vanderbilt dans le monde était hors d’atteinte des caprices de la Bourse et des marchés.
« C’est Chambord chez les bouseux », lança Serena, moqueuse, alors que son mari freinait pour ranger la Packard derrière d’autres voitures.
Un domestique en queue-de-pie et haut-de-forme descendit de l’entrée principale du château pour ouvrir la portière de Serena et prendre les clefs de la voiture. Les Pemberton se joignirent aux autres invités qui gravissaient les larges degrés. En passant devant des lions de marbre, Serena posa la main sur l’avant-bras de son mari qu’elle serra fermement tout en se penchant vers lui pour poser ses lèvres sur sa joue. À ce contact, Pemberton sentit son malaise se dissiper en partie.
Ils attendirent que les trois couples qui les précédaient aient été accueillis. Pemberton posa la main dans le dos de sa femme à hauteur de sa taille, puis la laissa descendre au creux de ses reins. Il sentit la soie fraîche contre ses doigts et sa paume, tandis qu’il lui caressait la hanche. Une image lui revint soudain, avec une telle netteté qu’il aurait pu l’avoir devant lui, sous verre et encadrée : Serena aux premières lueurs du jour, dans son appartement de Revere Street à Boston, jetant son manteau sur une chaise-longue pendant que Pemberton pénétrait dans l’appartement derrière elle. Elle n’avait pas proposé à boire, ni indiqué où s’asseoir, ni même tenté de prendre son manteau. Elle ne lui avait offert qu’elle-même, se retournant la main déjà posée sur la bretelle verte de sa robe qu’elle avait fait passer pardessus son épaule et tirée vers le bas, dévoilant le globe pâle de son sein et le mamelon rouge durci par le froid. Les autres convives avancèrent, tirant Pemberton de sa rêverie.
Dans le grand vestibule, un majordome en smoking s’approcha et leur présenta des flûtes de Champagne sur un plateau d’argent. Pemberton en donna une à sa femme et en prit une pour lui-même avant de faire les quelques pas qui les séparaient de leurs hôtes.
« Bienvenue dans notre demeure », dit John Cecil, en s’inclinant une fois que les noms eurent été échangés.
Son bras gauche se tendit vers le vaste décor qui l’entourait. Puis la main droite de Cecil serra celle de Pemberton, alors qu’il déposait un chaste baiser sur la joue de Serena. Cornelia Cecil s’avança et effleura de ses lèvres la joue de Pemberton, avant de se tourner vers Serena et de la serrer dans ses bras.
« Ah, ma chère, je suis si triste pour vous. Lydia Calhoun m’a appris votre récent malheur. Porter son enfant si longtemps et puis le perdre, c’est vraiment affreux. »
Mme Cecil s’écarta, mais garda la main sur le poignet de Serena.
« Mais vous voici parmi nous, si resplendissante. C’est déjà une consolation. »
Les épaules de Serena se crispèrent, tandis que plusieurs autres femmes venaient lui présenter leurs condoléances. Pemberton s’empressa de lui saisir le bras, en expliquant aux femmes qu’il avait besoin de s’entretenir avec Serena pendant quelques instants. Ils se réfugièrent à l’autre extrémité du vestibule. Dès qu’ils furent seuls, Serena avala une longue gorgée du Champagne que contenait sa flûte en cristal.
« Il va m’en falloir une autre », dit-elle, tandis qu’ils se dirigeaient vers la salle de musique, où un orchestre de jazz interprétait Saint Louis Blues. Plusieurs couples dansaient, mais la plupart se tenaient au bord de la piste, un verre à la main. Serena et Pemberton restèrent sur le seuil.
« Ah, mes associés », lança Harris d’une voix forte, en arrivant derrière eux.
Il était accompagné d’un homme en smoking qui paraissait avoir une cinquantaine d’années ou un peu plus. Harris et lui ne semblaient pas très stables sur leurs jambes et chacun tenait un verre de whiskey. Harris empoigna l’épaule de Pemberton de sa main libre.
« Bradley Calhoun, annonça-t-il en indiquant son compagnon. Je vais chercher Lowenstein. »
Tandis que Harris s’éloignait, Pemberton tendit la main. Calhoun avait une poignée ferme et assurée, mais rien ne pouvait dissimuler la douceur de sa paume dodue. Il prit la main de Serena et s’inclina pour y poser les lèvres, ce qui lui valut de renverser un peu de son whiskey. Il releva la tête et repoussa en arrière, d’un geste conquérant, une longue mèche de cheveux blonds virant au gris.
« La femme qui apprivoise les aigles, dit-il d’une voix distinguée d’homme du Sud. Votre réputation vous précède, madame.
— J’espère que ma réputation de femme d’affaires n’est pas en reste », répondit Serena.
Harris revint avec Lowenstein qui était plus jeune que Pemberton ne s’y attendait. Le New-Yorkais portait un costume en gabardine bleu sombre qui devait provenir d’un de ses propres magasins de confection, soupçonna Pemberton. À la différence de l’exubérant Calhoun, Lowenstein manifestait la réserve vigilante de l’homme qui s’est fait lui-même. Harris, dont le visage était déjà empourpré par l’alcool, leva son verre et les autres l’imitèrent.
« Aux fortunes que l’on peut faire dans ces montagnes, dit-il et tout le monde but.
— Mais pourquoi se limiter à ce qui se passe ici, ajouta Serena, sa flûte de Champagne toujours levée, surtout quand il y a tellement plus à gagner ailleurs.
— Et à quel ailleurs pensez-vous tout particulièrement, madame ? demanda Lowenstein, articulant ces mots avec une grande précision, peut-être pour lutter contre un vieux reste d’accent européen.
— Au Brésil.
— Au Brésil ? répéta Lowenstein en adressant à Harris un regard perplexe. J’avais cru comprendre que vos projets concernaient des investissements dans les ressources foncières de la région.
— Mon mari et moi sommes un peu plus ambitieux, répondit Serena. Et je pense que vous le serez peut-être aussi, une fois que vous serez au courant des possibilités. »
Lowenstein secoua la tête.
« J’espérais investir ici même, pas au Brésil.
— Et moi aussi, dit Calhoun.
— Messieurs, il est tout à fait possible d’acquérir également des terres dans la région, intervint Pemberton et il allait ajouter quelque chose quand Serena l’interrompit :
— Huit dollars pour chaque dollar investi au Brésil, contre deux pour vos investissements locaux.
— Du huit pour un, dit Lowenstein. C’est une chose que j’ai bien du mal à croire, madame.
— Et si je parviens à vous persuader du contraire en vous précisant le prix du terrain et les coûts en matériel et en ouvriers ? répondit Serena. J’ai des documents prouvant tout ce que j’avance. Je les apporterai à Asheville dès demain et je vous laisserai les examiner vous-mêmes.
— Sapristi, chère madame, bafouilla Harris, partagé entre l’amusement et l’agacement. Vous laissez à peine à ces messieurs le temps de boire quelques gorgées avant de les houspiller pour leur faire accepter cette entreprise sud-américaine. »
Calhoun leva la main pour mettre fin aux protestations d’Harris.
« Pour ma part, je suis prêt à entendre la proposition dès demain, ou quand on voudra d’ailleurs, pour le seul plaisir d’avoir Mme Pemberton devant moi.
— Et vous, monsieur Lowenstein ? demanda Serena.
— Je ne me vois pas du tout investir au Brésil, répondit-il, quelles que soient les conditions.
— Écoutons d’abord ce que Mme Pemberton pourra nous dire, Lowenstein, déclara Calhoun. Harris que voici prétend qu’elle en sait plus long sur l’exploitation forestière que tous les hommes de sa connaissance. N’est-ce pas, Harris ?
— Ça ne fait aucun doute, dit Harris.
— Mais qu’en est-il, dans ce cas, de votre camp du comté de Jackson ? demanda Lowenstein. Ne va-t-il pas vous obliger à rester en Caroline du Nord pendant un certain temps ?
— Nous sommes prêts à commencer le déboisement, répondit Serena. Nous devrions avoir fini d’ici un an, tout au plus.
— Le Brésil, dit Lowenstein, songeur. Et vous, Harris, qu’en pensez-vous ? Le Brésil vous intéresse ? L’or des Incas, peut-être ?
— Non, répondit celui-ci. Si persuasive que sache être Mme Pemberton, je crois que je resterai en Caroline du Nord.
— Dommage, dit Calhoun. La manière dont les Pemberton et vous-même avez conçu d’exploiter les ressources minières et forestières d’une même concession me paraît vraiment remarquable.
— Oui, dit Harris en faisant signe à un des serveurs qui offraient à boire aux invités. Les Pemberton prennent ce qui se trouve au-dessus du sol et moi ce qui se trouve au-dessous.
— Et qu’avez-vous donc trouvé au-dessous ? demanda Lowenstein. Je connais mal les ressources minières de la région.
— C’est un sujet sur lequel M. Harris s’est montré plutôt réticent, dit Serena.
— C’est vrai, reconnut Harris, mais maintenant que j’ai acquis les cent acres qui jouxtent la concession et que je suis propriétaire de la rivière jusqu’à sa source, je puis me permettre d’être plus bavard.
— Il ne s’agit quand même pas d’or, si ? » dit Calhoun.
Harris lui fit un large sourire, avant de vider son verre.
« C’est mieux que l’or. Du côté de Franklin, on a trouvé des rubis que l’on mesure, tenez-vous bien, en onces. J’en ai vu un de mes yeux, gros comme une pomme. Et aussi des saphirs et des améthystes. Tout cela a été trouvé à moins de trente miles de notre concession du comté de Jackson.
— Donc, vous pensez que votre terrain pourrait contenir le même genre de richesses ? demanda Lowenstein.
— À vrai dire, reprit Harris en portant la main à sa poche, c’est déjà plus qu’une hypothèse. »
Il ouvrit la main, un peu à la manière d’un prestidigitateur retrouvant la pièce qu’il vient de faire disparaître, et laissa voir une petite tabatière en argent. Il dévissa le couvercle et versa le contenu sur sa paume.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Lowenstein, en contemplant une douzaine de pierres qui avaient la forme et la taille d’une larme, mais la couleur du sang séché.
— Des rubis, dit Harris. Ils sont trop petits pour valoir plus de quelques dollars, mais on peut parier qu’il y en a d’autres, surtout si l’on songe que j’ai trouvé ces pierres dans la rivière et sur ses berges.
— Vous voulez dire qu’il y en a tout un filon et que celles-ci ont été entraînées vers l’aval ? demanda Calhoun.
— Précisément, et bien souvent ce sont seulement les petites qui sont entraînées. »
Harris remit les rubis dans la tabatière, puis il glissa la main dans sa poche et en sortit une autre pierre de la même taille que les autres, mais violette.
« Une améthyste, dit-il. Vous me croirez si vous voulez, mais cette saleté-là se trouvait juste à côté de la ferme. Et dans la cour, il y avait des grenats rhodolites un peu partout, ce qui indique à coup sûr que l’on a toutes les chances de dénicher un joli supplément de ce que je viens de vous montrer.
— Des saphirs et des rubis ! s’exclama Calhoun. On dirait que vous avez déniché un véritable El Dorado.
— Jamais je n’aurais cru qu’on pouvait trouver de telles richesses dans ces régions reculées, dit Lowenstein.
— C’était d’ailleurs si difficile à croire qu’il vous a paru inutile d’en parler avant d’avoir signé tous les papiers, dit Serena. N’est-ce pas, Harris ? »
Celui-ci rit.
« Ah, vous m’avez démasqué, chère madame. »
Serena se tourna vers son mari.
« Je suis sûre que M. Harris se rend tout à fait compte que notre contrat ne l’autorise pas à commencer ses opérations minières tant que les terres n’ont pas été déboisées.
— En effet, renchérit Pemberton. Et nous déciderons peut-être d’attendre une bonne dizaine d’années avant d’abattre les arbres de certaines parcelles. »
Le visage d’Harris parut s’affaisser un bref instant, puis se crispa de nouveau dans une grimace irritée.
« Nom d’un chien, je devrais me faire immobiliser la langue chaque fois que je bois un peu trop, grommela-t-il. Vous n’aurez pas plus de dix pour cent. »
Calhoun secoua la tête, d’un air admiratif.
« Il n’y a pas beaucoup de gens qui sont capables d’avoir raison de ce vieux renard. Si j’étais vous, madame, je ne lâcherais pas à moins de vingt pour cent, je lui ferais payer cher ses cachotteries.
— À mon avis, c’est sans importance, répondit Serena. Ces rubis, Harris, à quelle distance en direction de l’amont les avez-vous trouvés ?
— Pas loin du tout, dit Harris. J’avais à peine atteint la rivière quand j’ai aperçu le premier.
— Et jusqu’où êtes-vous allé le premier jour ? insista Serena. Je veux dire, jusqu’où avez-vous remonté la rivière ?
— Disons sur environ un tiers de mile, mais depuis, je suis remonté jusqu’à la source. Ce qui fait pour ainsi dire un mile entier.
— Mais à quelle distance vers l’amont avez-vous trouvé les rubis ?
— Que cherchez-vous à démontrer, madame ? demanda Lowenstein.
— Pas très loin, dit Harris en levant légèrement le nez, comme s’il discernait la première bouffée d’une odeur nauséabonde.
— Je suppose qu’ils se trouvaient à moins de cinquante pas de la ferme, dit Serena.
— Vous ne pensez quand même pas..., bafouilla Harris. Mais ces pierres n’étaient pas taillées ni nettoyées. La plupart des gens n’auraient même pas su qu’il s’agissait de rubis. »
Harris se tut quelques instants. Ses yeux bleus s’écarquillèrent lorsqu’il comprit, alors même que sa tête s’agitait d’avant en arrière, comme si une partie de son corps cherchait encore à le dissuader de la vérité.
« Ce salopard de Kephart a remonté la rivière en marchant dans l’eau, dit-il, et il leva son verre de cristal, tout prêt, semblait-il, à le fracasser contre le mur. Ah, les maudites canailles ! »
Et Harris répéta son juron, cette fois assez fort pour s’attirer les regards de plusieurs couples à proximité. Le visage de Serena conserva son expression placide, à l’exception des yeux. Pemberton songea à Buchanan et à Cheney sur qui s’étaient posés des regards analogues. Puis, comme si un rideau de fer venait de tomber, Serena redevint maîtresse d’elle-même.
« J’ai vu Webb dans la salle de billard, dit Harris dont le visage s’empourpra. Je vais aller lui dire deux mots dès ce soir. Et je réglerai son compte à Kephart plus tard. »
Pemberton observa Calnoun, qui paraissait amusé, et Lowenstein qui semblait se demander s’il devait continuer d’écouter ou s’éclipser discrètement.
« Ne nous attardons donc pas sur le passé, dit Serena, surtout quand nous avons de nouvelles aventures si prometteuses devant nous. »
Harris termina son verre et essuya une goutte de liquide ambré qui perlait à sa moustache. Il regarda Serena sans chercher à cacher son admiration.
« Ah, si seulement j’avais épousé une femme de votre trempe, chère madame, je serais plus riche que J. P. Morgan à l’heure qu’il est, dit-il et il se tourna vers Lowenstein et Calhoun. Je ne sais absolument rien de ce projet au Brésil, mais si Mme Pemberton pense qu’il peut réussir, moi, je suis prêt à la suivre et vous seriez bien inspirés d’en faire autant.
— Nous en parlerons tous demain, à Asheville », dit Calhoun.
Et Lowenstein inclina la tête, en signe d’acquiescement.
« Bien », dit Serena.
L’orchestre se mit à jouer The Love Nest et plusieurs couples se dirigèrent la main dans la main vers la piste de danse. Tout à coup, le visage de Harris se rembrunit, car il venait d’apercevoir Webb dans le vestibule.
« Excusez-moi, dit-il, je vais juste dire un mot à cet individu.
— Gardez vos mains dans vos poches, Harris », avertit Calhoun.
Harris acquiesça, sans y mettre beaucoup de conviction, et quitta la pièce.
Dès que le morceau prit fin, Cecil monta sur l’estrade où se trouvaient les musiciens et annonça qu’il était presque l’heure de passer à table.
« Mais auparavant, annonça le maître de maison, je vous propose un petit détour par la salle Chippendale, pour voir le Renoir dont on vient de refaire le cadre, afin de mettre les couleurs en valeur. »
M. et Mme Cecil précédèrent leurs invités dans l’escalier de marbre et jusque dans le grand salon situé à l’étage. Ils passèrent devant un portrait grandeur nature de Cornelia et Serena s’arrêta pour étudier le tableau de plus près. Elle secoua très légèrement la tête et se tourna vers Pemberton qui s’était attardé près d’elle, tandis que les autres poursuivaient leur chemin.
« Je ne comprends même pas comment elle a pu supporter ça.
— Quoi donc ? demanda Pemberton.
— Toutes ces heures d’immobilité. »
Ils suivirent le large couloir, passant devant un portrait du célèbre paysagiste Frederick Olmsted, puis devant une gravure venant de l’atelier Currier & Ives. Sous leurs pieds, un tapis bordeaux étouffait le bruit de leurs pas le long du couloir qui obliquait à gauche vers une série d’autres pièces. Dans la troisième, ils rejoignirent les Cecil et le reste des invités, massés devant le Renoir.
« C’est magnifique, dit une femme en robe du soir bleue que complétait une parure de perles. Oui, c’est vrai, ce cadre plus foncé permet aux couleurs de se libérer, surtout le bleu et le jaune du châle. »
Plusieurs invités s’écartèrent respectueusement, afin de permettre à un vieillard aux cheveux blancs de s’approcher. Il avançait à petits pas très raides, à la façon d’un jouet mécanique, impression que renforçait le bandeau de métal qui encerclait sa tête et d’où pendait un écheveau de fils électriques reliant le métal à une oreillette en caoutchouc. Il sortit un pince-nez de la poche de sa veste et examina soigneusement le tableau. Quelqu’un derrière les Pemberton chuchota qu’il s’agissait d’un ancien conservateur de la National Gallery of Art.
« On ne trouvera pas un plus bel exemple du style moderniste français dans tout le pays », proclama-t-il d’une voix sonore avant de reculer.
Serena se pencha tout près de son mari et lui parla à l’oreille. Harris qui était tout près d’eux pouffa.
« Et vous, madame Pemberton, demanda Cecil, peut-on connaître votre opinion sur Renoir ? »
Serena garda les yeux fixés sur le tableau, tandis qu’elle répondait.
« Pour moi c’est un peintre pour ceux qui ne connaissent pas grand-chose à la peinture. Je le trouve timoré et sentimental, dans la même veine que cette gravure de Currier & Ives que vous avez dans l’autre pièce. »
Le sang monta aux joues de Cecil. Il se tourna vers l’ancien conservateur, comme pour lui demander de contredire cette affirmation, mais l’appareil acoustique du vieillard n’avait à l’évidence pas été en mesure de lui faire entendre cet échange.
« Je vois, dit Cecil en joignant les mains devant lui. Eh bien, il est l’heure de dîner, donc nous allons redescendre au rez-de-chaussée. »
Tout le monde se rendit jusqu’à la salle à manger d’apparat. Serena parcourut du regard la gigantesque table d’acajou et découvrit Webb à l’extrémité la plus éloignée, près de la cheminée. Elle prit la main de Pemberton et l’entraîna vers deux sièges situés directement en face de ceux qu’occupaient le journaliste et son épouse, vers qui il se tourna quand les Pemberton s’assirent.
« M. et Mme Pemberton, lui annonça-t-il. Qui possèdent cette exploitation forestière dont je t’ai tant parlé. »
Mme Webb esquissa un sourire, mais ne dit rien.
On leur servit d’abord un potage aux lentilles et au céleri et le volume sonore diminua lorsque les invités prirent leurs cuillers. Quand Pemberton eut terminé, il contempla les tapisseries flamandes, les trois cheminées en pierre, les deux énormes lustres et la tribune d’orgue, dans la galerie.
« Vous vous sentez envieux, Pemberton ? » demanda Webb.
Pemberton continua d’examiner la pièce pendant quelques instants, puis il secoua la tête.
« Pour quelle raison serait-on envieux ? demanda Serena. Il ne s’agit que d’un empilage de babioles. Coûteuses, certes, mais qui servent à quoi ?
— Pour ma part, j’y vois une manière assez admirable de laisser sa marque sur le monde, dit Webb, une marque qui ne diffère pas tant que cela des pyramides bâties par les grands pharaons.
— On peut trouver mieux, déclara Serena, prenant la main de Pemberton dans la sienne pour lui faire effleurer l’acajou verni. N’est-ce pas, Pemberton ? »
Mme Webb prononça ses premières paroles.
« Oui, par exemple en contribuant à la création d’un parc national.
— Là, vous contredisez votre mari, répondit Serena, car si on laisse les choses comme elles sont, on ne laisse pas la moindre marque. »
Les serveurs remplacèrent les tasses à consommé et leur sous-tasse par des sorbets au citron garnis de menthe. Ils servirent ensuite des filets de bar péchés du jour, sur un service de fine porcelaine cerclée de rouge sombre, portant au centre le monogramme GWV doré à l’or fin. Serena leva un verre de cristal de Baccarat vers la lumière et le tint assez longtemps pour révéler les initiales qui s’y trouvaient gravées.
« Encore une grande marque laissée sur le monde », dit-elle.
La réverbération d’un roulement qui allait croissant leur parvint du vestibule et presque aussitôt, on vit apparaître un grand piano de concert que deux employés installèrent juste au-delà de la porte principale. Le pianiste de l’orchestre de jazz prit place sur le tabouret, tandis que le chanteur se tenait attentif, guettant le signal de Mme Cecil. Le pianiste se mit à jouer et le chanteur commença presque aussitôt.
Une chose est sûre, c’est même probant,
Les riches ont les sous, les pauvres les enfants,
Et en attendant,
Le reste à l’avenant...
« Dites-moi, madame Pemberton, demanda Mme Webb, cette chanson est-elle une de vos préférées ?
— Non, pas spécialement.
— Je pensais que Mme Cecil l’avait peut-être choisie en votre honneur. Pour vous réconforter après votre récent malheur.
— Vous êtes plus spirituelle que je ne l’aurais cru, madame, dit Serena. Je vous avais prise pour une gourde, comme votre mari.
— Une gourde, répéta Webb, pesant le mot d’un air songeur. Je me demande ce qu’il faut penser d’Harris, dans ce cas ? Il est venu me chercher noise dans le vestibule. Il paraît qu’il s’est fait rouler dans la farine.
— S’il avait été franc avec nous, nous aurions pu déjouer le projet, répondit Serena sèchement.
— Il est fort possible que vous ayez raison, madame, dit Webb, pourtant, il est clair que quelqu’un a compté sur le fait qu’Harris n’hésiterait pas à trahir ses associés si c’était dans son intérêt.
— Je trouve le mot trahison un peu fort, dit Pemberton.
— Pas moi », lança Serena.
Webb agita une main méprisante.
« Quoi qu’il en soit, le colonel Townsend a accepté l’offre d’Albright et tous les documents ont été signés. Ces terres étaient le pivot de l’affaire, voyez-vous. Sans elles, le projet tout entier aurait pu aisément capoter, mais maintenant tout ce qui constituera le parc côté Tennessee a été acheté.
— Eh bien, ça devrait vous suffire, alors, lança Pemberton. Vous-même et vos semblables n’avez qu’à faire votre parc dans l’État du Tennessee et laisser la Caroline du Nord tranquille.
— J’ai bien peur qu’il n’en soit rien, monsieur, répondit Webb. Au contraire, nous voici libres de reporter toute notre attention sur la Caroline du Nord. Maintenant que les deux tiers de la superficie envisagée pour le parc nous sont assurés, il sera plus aisé de mettre en œuvre les expropriations, peut-être même dès l’automne prochain, à ce que m’a dit le ministre.
— À cette époque-là, nous aurons abattu tous les arbres de notre concession, dit Serena.
— Peut-être, concéda Webb, et sans doute faudra-t-il quarante ou cinquante années avant que cette forêt ne repousse. Mais alors, elle fera partie du parc national des Smoky Mountains.
— Et nous, d’ici là, nous aurons déboisé un pays entier », rétorqua Serena.
Il y eut un bref silence. Pemberton chercha Harris du regard et le découvrit, assis cinq sièges plus loin, en train de rire d’une remarque que venait de faire une jeune personne.
« Oui, mais pas ce pays-ci, répondit Webb. Comme l’a noté Cicéron : Ut sementem feceris ita metes[12].
— Savez-vous comment Cicéron est mort ? demanda Serena. C’est à coup sûr un détail qu’un scribouillard dans votre genre devrait connaître.
— Et je connais le récit, en effet, dit Webb. Je ne suis pas un homme qu’on intimide aisément, madame, si telle est votre intention.
— Mais moi, je ne connais pas cette histoire, lança Mme Webb à Serena, et j’aimerais mieux que vous m’expliquiez vos menaces.
— Cicéron s’attira les foudres d’Antoine et de Fulvie, répondit Serena. Il aurait pu quitter Rome avant leur accession au pouvoir, mais il pensait que ses talents oratoires le protégeraient. Votre mari sait, semble-t-il, qu’il n’en fut rien. La tête de Cicéron fut exposée à Rome sur les rostres du forum, où Fulvie tira de ses cheveux des épingles d’or pour lui en percer la langue. Elle les y laissa jusqu’au jour où l’on jeta la tête aux chiens.
— Voilà une leçon d’histoire qui vaut la peine d’être retenue, glissa Pemberton.
— Pas plus que celle qui nous apprend de quelle façon Antoine lui-même est mort, monsieur », rétorqua Webb.
Les Pemberton ne regagnèrent le camp forestier que vers une heure du matin, mais Galloway les attendait sur les marches de leur galerie.
« Comme cela nous n’aurons pas besoin de le réveiller », dit Serena quand elle le vit.
Pemberton coupa le moteur. La lumière que diffusait la lampe luisant sur la galerie du bureau n’était pas suffisante pour éclairer le visage de sa femme, pendant qu’il lui parlait.
« En ce qui concerne ce qu’a fait Harris, je ne jurerais pas que nous n’en aurions pas fait autant, dans les mêmes circonstances. Et nous n’avons pas perdu beaucoup d’argent.
— Il nous a rendus vulnérables, répondit Serena. C’est comme une infection, Pemberton. Si tu ne cautérises pas la plaie, l’infection se répand. Ce ne sera pas pareil au Brésil. Là-bas, nos investisseurs seront carrément sur un autre continent. »
Serena fit une pause.
« Nous n’aurions jamais dû supporter qu’il en soit autrement. Personne d’autre. Plus que nous deux. »
Ils se turent quelques instants.
« C’est bien ce que nous voulons, n’est-ce pas ? insista Serena.
— Oui, tu as raison, répondit Pemberton après un autre silence.
— Je ne t’ai pas demandé si j’avais raison, dit Serena d’une voix douce où l’on sentait presque des accents de tristesse. C’est bien ce que nous voulons ?
— Oui », dit Pemberton, soulagé que l’obscurité dissimule son visage.
Il ouvrit la portière de la voiture et entra dans la maison, pendant que Serena s’entretenait sur la galerie avec Galloway. Il se versa une bonne rasade de whiskey et s’assit dans le fauteuil installé devant la cheminée. Bien que la saison froide soit encore éloignée de plusieurs mois, une grosse bûche de chêne blanc était posée sur les chenets, entourée de papier journal et de petit bois. La voix de Serena lui parvenait à travers le mur, les mots indistincts mais le ton calme et mesuré, comme elle expliquait à Galloway ce qu’elle souhaitait. Pemberton savait que s’il avait pu voir le visage de sa femme, il aurait vu cette expression placide qu’elle arborait quand elle envoyait Galloway jusqu’à Waynesville poster une lettre. Il comprit encore autre chose, il comprit que Serena serait capable de convaincre Lowenstein et Calhoun d’investir dans son entreprise brésilienne. À l’instar de son mari, ils la croiraient capable de tout.