5

L’hiver arriva tôt. Un samedi matin, les hommes se réveillèrent dans leurs baraquements pour découvrir un demi-pied de neige sur le sol. Chacun tira de sous son lit son linge de corps en laine et sa couette fourrée de plumes, les trous qui servaient de fenêtres furent bouchés à l’aide de morceaux de toile huilée, de bouts de bois et de ferraille, de peaux d’ours et de cerf et d’autres animaux, y compris les restes dépenaillés d’un glouton. Les espaces plus réduits furent obturés par de vieux chiffons ou des journaux, ou par des mélanges de tabac et de boue. Avant de mettre le nez dehors, les ouvriers enfilèrent des manteaux et des vestes qui pendaient à leur clou depuis six mois. Ils se rendirent à la cantine en tirant sur leurs manches et en redonnant une forme à leur col. La plupart portaient des grosses vestes en lainage à carreaux, mais certains préféraient les vestes de chasse à grandes poches, les redingotes noires ou les blousons de cuir. D’autres avaient sur le dos des habits datant d’une période de leur vie plus faste ou plus martiale — cabans et pardessus doublés, hauts de costume en moleskine, capotes de la Grande Guerre. D’autres encore endossaient des affaires héritées de leurs aïeux, le plus souvent des vêtements de travail élimés, confectionnés avant le tournant du XXe siècle, dont certains étaient en raton laveur ou en daim. D’autres, même, des capes plus anciennes encore, dont les tons beige et bleu avaient été les couleurs de lointaines divisions mobilisées par le comté.

L’équipe de Snipes était chargée de déboiser la crête de Noland Mountain, où la neige était la plus profonde et où le vent faisait rage, ployant la cime de tous les arbres en bois dur, même les plus gros. Dunbar perdit son Stetson qu’une bourrasque envoya voler en direction du Tennessee, tournoyant sur lui-même, tandis qu’il montait et descendait comme un oiseau blessé.

« J’aurais dû me l’attacher sur la caboche, s’écria Dunbar d’un ton morose. Y m’a coûté deux dollars, ce galurin.

— Valait mieux pas, répondit Ross. Tu serais p’t’être parti en vol plané avec et t’aurais plus touché terre avant d’arriver à Knoxville. »

Les hommes déjeunèrent autour d’un tas de broussailles qu’ils avaient débarrassé de sa neige avant d’y mettre le feu, blottis les uns contre les autres, non seulement pour se tenir chaud, mais pour protéger les flammes des rafales chargées de la neige des congères, qui leur brûlait la figure comme du sable. Ils enlevèrent leurs gants et tendirent leurs mains engourdies vers le brasier, comme s’ils lui signifiaient leur capitulation.

« Écoutez-moi donc ce vent qui hurle, dit Dunbar. À l’entendre, on a le sentiment qu’y pourrait soulever la montagne entière.

— On est à peine au mois d’octobre et le sol, l’est déjà couvert de neige, dit Ross. L’hiver va être rude.

— Mon père, l’a dit tout l’été que les chenilles poilues, elles portaient une toison plus épaisse que d’habitude et je vois bien à présent qu’y disait vrai, déclara Stewart. Et l’a dit que c’était pas le seul signe. Paraît que les frelons, z’ont bâti leurs nids plus près du sol.

— C’est des croyances pour les païens, ça, Stewart, lança McIntyre à son ouaille, alors tu ferais mieux de les ignorer.

— Y a aussi de la science dans ce qu’y dit, figure-toi, riposta Snipes. Ces chenilles poilues, z’avaient une toison plus épaisse en hiver pour pouvoir supporter le froid. Y a rien de païen là-dedans. Les chenilles, elles se servent tout bonnement du savoir que le bon Dieu leur a donné. Et pour les frelons, c’est du pareil au même.

— Les seuls conseils qu’y faut écouter, c’est ceux qu’y a dans la Bible, dit McIntyre.

— Ah bon ? Et l’écriteau qui dit “Défense de fumer” sur la cabane où qu’y a la dynamite ? demanda Ross. Si je comprends bien, c’est pas la peine d’y faire gaffe à ce conseil-là ?

— Tu peux toujours faire le malin, lança McIntyre à Ross, mais moi j’te dis que ce temps pas normal, c’est un signe sûr et certain qu’on touche aux derniers jours. Le soleil sera assombri et la lune ne donnera point sa lumière. »

McIntyre leva les yeux vers le ciel gris ardoise, comme pour lire un texte gnostique qu’il était le seul à pouvoir décrypter. Il fit basculer vers les nuages son chapeau noir de prédicateur, satisfait, semblait-il, de ce qu’il avait vu.

« Après, y aura des famines et des épidémies de peste, proclama-t-il. Y sortira plus de la terre une seule plante autre que les ronces et y aura des sauterelles grosses comme des lapins qui viendront dévorer tout le reste, y compris le bois de vos maisons, et y aura des serpents et des scorpions et toutes espèces de bestiaux monstrueux qui tomberont du ciel.

— Et d’après toi, c’est prévu d’un jour à l’autre ? demanda Ross.

— Ouais, parfaitement, répondit McIntyre. J’en suis aussi certain que pouvait l’être le vieux Noé, le jour que l’a construit son bateau.

— Alors, les gars, va falloir qu’on vienne boulonner avec nos pébroques, tous autant qu’on est, dit Ross.

— L’est pas question de “tous”, s’écria McIntyre. Pasque moi, je serai transporté jusqu’aux cieux la veille du jour où ça commencera. Alors ça sera toi et tous les autres mécréants qu’y devront se dépatouiller. »

Les hommes contemplèrent le feu quelques instants, puis Dunbar baissa les yeux vers la vallée, au pied du versant méridional. La neige cachait les souches, mais les tas de débris constellaient le paysage de leurs bosses blanches, comme autant de tertres funéraires.

« Y a pas autant de traces de bestioles qu’on pourrait croire.

— C’est pasqu’elles ont filé jusque dans le Tennessee, répondit Ross. C’est dans cette direction-là qu’on les chasse, nous autres, et elles ont renoncé à lutter.

— P’têtre bien qu’elles ont entendu causer de ce nouveau parc national, par là-bas, dit Snipes, et qu’elles se sont dit qu’on leur ficherait la paix dans ce coin-là, vu que toutes les créatures à deux pattes, elles ont plus ou moins été fichues dehors.

— Y a mon oncle, y s’est fait vider de chez lui la semaine passée, annonça Dunbar. On y a dit que c’était une espropriation.

— Ça veut dire quoi, une espropriation ? demanda Stewart.

— Ça veut dire que tu l’as dans le fion, répondit Ross.

— C’est quoi déjà, le nom de l’ermite qui vit au bord du Deep Creek, demanda Dunbar, çui qu’écrit tous ces bouquins ?

— Kephart, dit Ross.

— Ouais, dit Dunbar, ben, lui et le journaleux d’Asheville, y visent aussi les terres de par ici pour leur parc. Et y a des gros bonnets de Washington qu’ont pris leur parti.

— Z’en auront besoin, dit Ross. Tu peux compter sur Harris et sur les Pemberton pour graisser toutes les pattes qui traînent, depuis le tribunal du comté jusqu’à la demeure du gouverneur de l’État.

— Pas celle du shérif McDowell, toujours, protesta Dunbar. Depuis le début, l’a jamais voulu y faire de courbettes. J’ai aidé à poser la voie ferrée, moi, alors j’étais là le matin que le shérif, l’est venu arrêter Pemberton pour avoir traversé la ville en roulant au-dessus de la vitesse autorisée.

— Tiens, je savais pas que t’avais assisté à la scène, dit Stewart. L’a vraiment menacé d’y passer les menottes ?

— Un peu, ouais, qu’y l’a menacé, confirma Dunbar. Et même qu’y voulait emmener Pemberton dans sa voiture de police, mais Buchanan, l’a dit qu’y le conduirait lui-même.

— Moi, on m’a dit qu’y l’avait coffré Pemberton pour la nuit, dit Snipes.

— Nan, pas pour la nuit, corrigea Dunbar. Au bout d’une heure, même pas, y a le juge qu’est venu le tirer de là. Mais, l’avait bel et bien mis au trou et y a pas un autre shérif dans notre comté qu’aurait osé faire une chose pareille. »

Les flammes commençaient à baisser, ce qui incita Ross et Snipes à se lever pour aller chercher du bois. Ils firent tomber la neige poudreuse et disposèrent doucement les branches entrecroisées sur les braises qui couvaient. Le feu se ranima lentement, grimpant le long du tas enchevêtré, comme une plante escalade une treille, les flammes s’entortillant autour du bois, montant d’abord avant de battre en retraite, puis se cramponnant soudain à l’une des branches, puis à une autre. Les hommes observèrent l’épanouissement des lueurs orangées, sans plus bouger ni parler jusqu’à ce que tout le tas ait pris feu. Le regard de McIntyre était particulièrement intense, on aurait pu croire qu’il attendait quelque nouvelle prophétie.

La neige tombait plus drue à présent, blanchissant la tête nue de Dunbar. Il passa les doigts dans ses cheveux, puis fit voir aux autres les flocons qui collaient à sa peau.

« Serait une bonne journée pour suivre les traces de la panthère[6], avec une neige aussi épaisse et poudreuse, fit-il remarquer.

— S’y reste vraiment une panthère là-haut, dit Ross. Personne en a tué une seule depuis neuf ans.

— Mais y a régulièrement des types qu’y disent qu’y l’ont vue, objecta Stewart.

— L’Apocalypse, elle dit qu’y aura des lions ici même au jour du Jugement dernier, annonça McIntyre, le regard toujours plongé dans les flammes. Ou en tout cas, y aura leurs têtes. Et l’autre moitié, l’aura des jambes, exactement pareilles à celles des gens comme nous.

— Et y porteront un pantalon, tes lions ? demanda Ross. Ou bien le pantalon, l’est réservé à la putain de Babylone ? »

Stewart s’écarta du feu, s’assurant qu’il avait bien le vent dans le dos, avant de déboutonner sa salopette.

« Dis donc, fais gaffe, Stewart, lança Snipes, sans quoi tu risques de pisser sur le galurin à Dunbar. »

Stewart déplaça légèrement son jet vers l’est. Puis il reboutonna sa salopette et se rassit.

« Qu’est-ce t’en penses, toi, Snipes ? demanda Dunbar. Tu crois qu’y a encore des pumas là-haut ou que c’est juste les gens qu’y se l’imaginent ? »

Snipes réfléchit un moment à la question avant de répondre.

« Y a plus d’un homme de science qu’y dirait que nan, du fait qu’y a aucune preuve incontestable comme des crottes de panthère ou de la fourrure ou des dents ou des griffes. Bref, aucune partie de l’animal en question. Le mieux, vois-tu, serait encore d’avoir la créature au grand complet, sans rien qui l’y manque, de la tête à la queue, pasque tous vos hommes de science, y vous diront que c’est encore la meilleure preuve qu’une chose existe, qu’y s’agisse d’une panthère, ou d’un oiseau, ou même d’un dinosaure. »

Snipes fit une pause, s’efforçant d’estimer le niveau de compréhension de son auditoire, et décida qu’il fallait pousser les explications plus loin.

« Ou, pour dire les choses d’une autre manière, si tu devais te cogner le gros orteil et raconter ensuite à l’homme de science ce qu’y s’était passé, l’en croirait pas un mot, sauf s’y pouvait voir l’orteil tout meurtri ou sanguinolent. Mais les philosophes et les théologiens et leurs pareils, y disent qu’y a dans le monde des choses qu’elles sont tout aussi réelles, même si qu’on peut pas les voir.

— Quelles choses ? demanda Dunbar.

— Ben, par exemple, dit Snipes, y a l’amour, ça en fait une. Et le courage. On peut voir ni l’un, ni l’autre, mais pourtant y sont réels. Et pis y a l’air, bien sûr. L’air, c’est un des exemples les plus importants. Tu resterais pas en vie une minute, si qu’y avait pas l’air, mais personne l’en a jamais vu le plus petit atome.

— Et les aoûtats. »

Stewart vint à la rescousse.

« T’en verras jamais la queue d’un, mais si t’en attrapes, tu passeras la semaine à te gratter.

— Donc, t’es en train de nous dire que tu crois qu’y a encore une panthère, déduisit Dunbar.

— Baste, j’en suis pas du tout certain, dit Snipes. Tout ce que je dis, c’est qu’y a bien plus de choses dans notre vieux monde que celles qu’on a sous les yeux. »

Le chef d’équipe se tut et avança ses paumes grandes ouvertes vers le feu.

« Et l’obscurité. On la voit pas davantage que l’air, mais pourtant quand l’est là, on peut pas la louper. »