Lorsque la maladie s’abattit sur eux, Rachel crut que c’était une saleté qu’ils avaient attrapée en assistant aux prières du camp, parce que ce fut un mardi que Jacob commença à devenir incandescent de fièvre. Il grinchait et son front luisait de transpiration. Et Rachel ne valait pas mieux : sa robe et ses cheveux dégoulinaient de sueur, le monde lui paraissait de guingois et tournait comme une toupie. Elle posa des cataplasmes froids sur le front du petit et lui donna un peu de lait fermenté. Après avoir mouillé un morceau de papier, elle en entoura un oignon et le mit à cuire sous la cendre, puis elle recueillit le jus, lui ajouta un peu de sucre et en fit boire à Jacob dans une cuiller. Elle lui donna aussi de l’hamamélis, dans l’espoir de lui dégager les bronches. Elle se rappela avoir entendu son père déclarer qu’une fièvre retombait toujours le troisième soir. Suffit d’laisser venir, se dit-elle. Mais quand survint la fin de l’après-midi du troisième jour, ils tremblaient tous les deux de tous leurs membres. Elle posa une autre bûche sur le feu et bricola une espèce de grabat devant l’âtre, sur lequel elle s’allongea avec son fils pour attendre le soir. Tandis que le crépuscule colorait d’ambre les dernières lueurs du jour, ils s’endormirent.
Quand Rachel se réveilla, il faisait nuit noire ; elle frissonnait, bien que sa robe en calicot fût trempée de sueur. Elle changea les langes de l’enfant et réchauffa un biberon, mais il avait si peu d’appétit qu’il ne fit guère que mâchonner la tétine. Elle posa la main sur son front qui lui parut toujours aussi chaud. Si que sa fièvre, elle tombe pas bientôt, va falloir que je l’emporte chez le médecin, dit-elle tout haut. Le feu était presque éteint et elle posa une grosse bûche de chêne bien blanche sur les chenets, empilant du petit bois tout autour pour être sûre que le feu reprendrait. Elle attisa les braises avec son tisonnier et les étincelles filèrent dans le conduit comme une grappe de lucioles.
Le petit bois finit par prendre et petit à petit la pièce sortit de l’obscurité. Sur les murs de la maison, des ombres s’éparpillaient et se reformaient. Rachel y voyait des dessins, d’abord des épis de blé et des arbres, puis des épouvantails et pour finir des formes humaines qui oscillaient et devenaient de plus en plus concrètes. Elle se rallongea sur le grabat avec Jacob, secouée de frissons, dégoulinante de sueur, et dormit encore un peu.
Lorsqu’elle reprit conscience, le feu n’était plus qu’un petit tas de braises roses. Elle posa la paume sur le front de Jacob, il brûlait sous ses doigts. Elle prit la lanterne de la grange, accrochée à une planche, et l’alluma. Faut qu’on descende en ville, dit-elle à l’enfant, et elle le prit dans le creux de son bras, tandis que sa main libre se crispait sur la poignée en tôle de la lanterne.
Ils n’avaient pas encore quitté la cour qu’elle sentait ses jambes s’amollir et la lanterne lui parut aussi lourde qu’un seau de lait empli à ras bord. Elle diffusait un faible cercle de lumière et Rachel s’efforça de s’imaginer que cette lueur était un radeau et qu’elle-même avançait non pas sur une route, mais sur une rivière. Elle ne marchait pas, d’ailleurs, mais flottait au gré du courant qui l’emportait vers la ville. Elle arriva devant la maison de la veuve Jenkins, où il n’y avait pas de lumière à la fenêtre. Elle se demanda pourquoi, puis elle se rappela que la vieille femme était partie passer la semaine du jour de l’an chez sa sœur. Rachel eut envie de se reposer quelques instants sur la galerie, mais elle eut peur de ne pas pouvoir se relever ensuite.
Pour la première fois depuis qu’elle était partie de chez elle, elle regarda le ciel. Les étoiles brillaient, en telle profusion qu’elle aurait eu besoin d’une grande hotte pour les cueillir toutes. Il faisait bien assez clair pour marcher jusqu’à la ville avec Jacob, décida-t-elle, et elle posa la lanterne au milieu de la chicorée sauvage et des barbons de Virginie qui poussaient à la lisière du pâturage de la veuve Jenkins. Elle tâta de nouveau le front de son fils, il était toujours aussi chaud. Elle serra davantage le bébé contre elle, nichant sa tête dans le creux que formaient son propre cou et son épaule, et ils poursuivirent leur chemin.
À présent, la route suivait la rivière. Une chauve-souris grinça au-dessus de l’eau et Rachel se rappela le fenil de la grange, plein d’ombres, et ce qu’elle avait pris pour un vieux chiffon, drapé autour d’une poutre. Elle l’avait effleuré et le chiffon avait soudain pris vie et s’était emberlificoté dans ses cheveux, agitant ses ailes griffues pour tenter de se libérer. Au moment où la bestiole y parvenait enfin et s’envolait plus haut, son aile membraneuse avait touché le visage de Rachel qui s’était effondrée sur le sol, hurlant et secouant ses cheveux, même après que son père fut venu la rejoindre et que la chauve-souris se fut enfuie à tire-d’aile.
La route se rapprocha encore de la rivière. Rachel entendait l’eau glisser contre la rive, elle sentait l’odeur fraîche du sol après la récente averse. Une autre chauve-souris grinça, plus près cette fois. La route devint plus étroite et plus sombre, car une paroi de granit longeait le côté gauche. Sur la droite, des saules aux branches très basses bordaient le cours d’eau. La route se mit à descendre et les étoiles disparurent.
Rachel cessa de marcher, trop fiévreuse pour savoir clairement où elle était. L’idée lui vint qu’elle avait pris la mauvaise direction et qu’elle se trouvait à présent sur un pont en bois couvert, mais elle ne comprenait vraiment pas comment elle avait pu faire, puisqu’il n’y avait qu’une seule route. Elle sentit quelque chose effleurer ses cheveux, une première fois, puis une deuxième. Elle ne voyait plus ses pieds et soudain une autre idée lui vint : la route avait été inondée, mais elle ne l’avait pas su, et le pont en bois était une déviation qui allait la remettre dans le droit chemin. Mais cela non plus n’avait aucun sens. Peut-être que j’ai tout simplement oublié qu’il y avait un pont à cet endroit, se dit-elle.
Maintenant qu’elle s’était immobilisée, la transpiration coulait de plus belle, pas une de ces bonnes suées comme elle en piquait après avoir travaillé un champ à la houe, mais une sécrétion visqueuse, comme quand on touche un escargot. Rachel s’essuya le front d’un revers de bras. Sous un pont en bois couvert, aussi long et aussi sombre que celui-ci, il devait forcément y avoir des chauves-souris, elle le savait, et pas quelques-unes, mais des centaines, cramponnées aux murs et au plafond ; si elle touchait un des murs, elle en effraierait une et en effrayer une, c’était les effrayer toutes et déchaîner autour d’eux un tourbillon de vent et de battements d’ailes. Encore une fois, elle sentit un frottement contre ses cheveux. La brise, c’est juste la brise, se rassura-t-elle. Elle fit descendre Jacob entre ses bras et posa sa main libre sur la tête du petit.
L’idée lui vint de nouveau qu’elle était sur une route qu’elle ne connaissait pas du tout et qui pouvait donc la mener n’importe où. Faut que je continue de marcher, se dit-elle, mais elle avait trop peur. Pense à un endroit agréable où que cette route pourrait te conduire, se dit-elle, un endroit où t’es jamais allée. Pense à cet endroit et dis-toi que t’y vas et comme ça, t’auras p’têtre pas si peur. Elle chercha à s’imaginer la carte dans la salle de classe de Mlle Stephens, mais toutes les couleurs se fondaient les unes dans les autres, et au bout d’un moment, Rachel réfléchit que de toute façon, l’endroit ne figurerait pas sur la carte. Donc elle imagina plutôt une femme debout dans sa cour, une femme qui la verrait descendre la route et qui, malgré toutes ces années, la reconnaîtrait, l’appellerait par son nom et courrait à sa rencontre.
Marche bien droit, se dit-elle. Elle avançait à petits pas lents, comme elle l’aurait fait dans un champ de blé, ses pieds suivant automatiquement les sillons bien serrés. Elle imagina sa mère en robe blanche, aussi éclatante qu’une fleur de cornouiller, une robe dont les boutons étincelaient comme des bijoux pour les guider, Jacob et elle, à travers l’obscurité.
Après encore quelques pas, le ciel reparut, s’ouvrant au-dessus d’elle, tandis que la route montait abruptement, et Rachel s’aperçut qu’elle était bien sur la bonne route. Elle s’arrêta pour reprendre haleine et sortit son mouchoir de la poche de sa jupe pour essuyer son front mouillé de sueur et des larmes qui ruisselaient sur ses joues. Elle contempla les étoiles qui brillaient et se ternissaient selon qu’elle inspirait ou expirait, comme si en soufflant bien fort elle pourrait toutes les éteindre, comme des bougies. Elle se remit à marcher, mais à chaque pas elle avait l’impression d’avancer avec du sable jusqu’aux genoux. Elle se jura de ne même plus songer à se reposer, parce que dans ce cas son corps s’emparerait de cette idée et l’agiterait comme on agite un chiffon rouge devant un taureau, jusqu’à ce qu’elle cède. Encore un petit bout de chemin et tu auras franchi cette colline. Elle fit un pas, puis un autre et la route devint enfin plate.
Maintenant, elle voyait les lumières de la ville. Un bref instant, celles-ci se confondirent avec la lumière des étoiles et Rachel eut l’impression que Jacob et elle n’étaient plus rattachés à la terre. Elle serra le petit plus fort et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, son regard se fixa sur ses propres pieds. Ils étaient nus, ce dont elle ne s’était pas rendu compte jusqu’à maintenant, mais elle s’en félicita, parce que ainsi, elle sentait la poussière mêlée de cailloux et la terre battue, elle sentait à quel point tout cela l’ancrait dans le monde.
Elle releva lentement les yeux, observant la route devant elle, mais pas plus d’une courte distance à la fois, il lui semblait que son regard était un levier chargé de remettre la route et le monde dans le bon alignement. Elle reprit sa marche. Les étoiles bondirent dans le ciel et les lumières de la ville descendirent à l’horizon et revinrent peupler la terre. Les contours imprécis du pont devinrent visibles. Jacob se réveilla et se mit à chouiner, mais il était si faible qu’on aurait cru entendre un chaton qui miaule. Faut t’nir bon, lui dit-elle, encore une colline et on y est.
Elle descendit en direction du pont ; celui-là, à la différence du pont couvert, elle le reconnaissait. Les arbres qui encombraient les basses terres devinrent plus grands et leurs branches empiétaient sur la ligne d’horizon, empêchant Rachel de voir clairement les planches et la rambarde, battues par les éléments. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la rivière, lorsqu’elle discerna un mouvement sur le pont, quelque chose qui tournoyait comme des volutes de brouillard, mais en plus solide. Elle fit encore un pas et vit qu’il s’agissait de trois chiens sauvages qui jappaient et grognaient, en se disputant la possession d’une chemise blanche ensanglantée. Deux d’entre eux saisirent chacun une manche et le vêtement se déroula ; Rachel vit que c’était la chemise de son père.
Elle fit deux pas en arrière, puis s’immobilisa. Jacob geignit et elle se pencha pour lui murmurer des mots doux à l’oreille, dans l’espoir de le faire taire. Lorsqu’elle leva les yeux, les chiens avaient cessé de se battre. Ils l’observaient, épaule contre épaule, les poils du cou dressés, montrant les dents. Y sont pas pour de vrai, se dit-elle, et elle attendit que ses paroles fassent leur effet. Mais les chiens ne disparurent pas.
Elle s’approcha en douce du bord de la route, en se demandant si elle ne pourrait pas, par hasard, franchir la rivière à gué. La route était bordée de grands pans de quartz et de granit et elle fit la grimace en cherchant du regard un passage entre les arbres. Mais aucun sentier ne descendait au bord de l’eau, il n’y avait que des arbres encore plus nombreux et une obscurité encore plus dense, au milieu desquels elle serait incapable de retrouver son chemin. Elle se rappela la lanterne, mais elle était trop loin pour retourner la chercher. Elle commença à souffrir d’une crampe dans le bras qui tenait son fils et elle le changea de côté. Elle sentait les rochers sous ses pieds, ce qui lui donna une idée. Elle s’écarta du bord de la route et du pied fouilla les chardons et les barbons, dénichant finalement une pierre grosse comme le poing. Elle se pencha pour la ramasser, puis elle repartit en direction du pont.
« Allez, ouste », dit-elle en jetant la pierre, mais les chiens ne bougèrent pas.
Elle toucha le front de Jacob, la fièvre y brûlait sans répit. Y sont pas pour de vrai et pis même s’y l’étaient, faudrait quand même que j’passe devant eux, se dit-elle. Alors, regarde donc tes pieds, lève pas les yeux et surtout faut pas avoir peur, passequ’un chien, y la flaire, ta peur. Rachel fit un pas et s’arrêta. Un autre et elle sentit les cailloux et la terre qui bougeaient sous ses pieds. Encore quatre pas et son pied droit prit contact avec une planche. Tu sens, hein, comme l’est solide, ce pont, se dit-elle. Les cabots, là, y sont pas pour de vrai, mais le pont, ouais, et y nous mènera jusqu’en ville, mon p’tit et moi.
Rachel fit un autre pas, elle avait les deux pieds sur le bois rugueux. Elle garda les yeux baissés. Les chiens restèrent silencieux, le seul bruit était celui de l’eau qui coulait furieusement sous les planches. Elle ferma les yeux un instant, s’imagina non pas sur un radeau avec Jacob, comme elle l’avait fait un peu plus tôt, mais les chiens dérivant au fil de l’eau, la rivière les emportant de plus en plus loin. Elle ouvrit les yeux, sans cesser d’avancer, puis elle se retrouva avec de la terre sous les pieds, sur la route qui montait.
Elle ne leva pas les yeux avant d’avoir franchi le sommet de la derrière colline et de s’être engagée dans la rue principale de Waynesville. Là, elle s’arrêta à la première maison, pour demander où habitait le Dr Harbin. Dès qu’il posa les yeux sur eux, l’homme qui était venu ouvrir la porte les aida à entrer. Sa femme prit l’enfant dans ses bras, pendant qu’il téléphonait au médecin.
« Allongez-vous là, su’ l’canapé », dit la femme, et Rachel était trop lasse pour ne pas obtempérer. La pièce se mit à tourner, puis elle devint indistincte. Elle ferma les yeux. Une brève seconde, l’obscurité derrière ses paupières s’éclaira, avant de s’assombrir de nouveau, comme si l’on avait ôté un voile, mais pour un instant seulement.
Lorsque Rachel revint à elle, c’était le matin. Au début, elle ne sut pas où elle se trouvait, elle sentit seulement qu’elle n’avait jamais été aussi épuisée, même après avoir travaillé un champ à la houe toute la journée. Un homme était assis sur une chaise, à côté du canapé, et son visage sortit lentement du flou environnant pour devenir celui du Dr Harbin.
« Où c’est qu’y l’est, Jacob ? demanda Rachel.
— Dans la chambre du fond, dit le médecin en se levant. Sa fièvre est tombée.
— Alors y va guérir ?
— Oui. »
Le Dr Harbin s’approcha et lui posa quelques instants la main sur le front.
« Mais toi, tu as encore de la fièvre. M. et Mme Suttles ont dit que vous pouviez rester chez eux pour la journée, tous les deux. Je viendrai vous voir cet après-midi. Si ça va mieux, M. Suttles vous ramènera chez vous.
— J’ai pas d’argent pour vous payer, dit Rachel, en tout cas pas tout de suite.
— Ça ne m’inquiète pas du tout. On réglera tout ça plus tard. »
D’un geste de la tête, le médecin indiqua les pieds de Rachel et elle vit qu’ils étaient bandés.
« Tu t’es sérieusement entaillé les pieds, mais pas assez profond pour avoir besoin de points de suture. Tu as parcouru près d’un mile, aussi malade que le petit, et pieds nus par-dessus le marché. Je ne sais même pas comment tu as fait. Cet enfant, tu dois l’aimer de toutes tes forces.
— J’ai essayé de pas l’aimer, dit Rachel, mais y a pas eu moyen. »