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Elle avait oublié ce que les bûcherons étaient capables d’engloutir, que c’était comme d’entretenir un gigantesque feu qui consumait les bûches plus vite qu’on ne pouvait les y jeter. Rachel faisait le premier poste de la journée, le plus pénible parce que le petit déjeuner était le plus gros repas des bûcherons. Tous les matins, elle allumait sa lanterne et déposait Jacob chez la veuve Jenkins, puis elle descendait à pied jusqu’à la gare et prenait le train pour le camp où elle arrivait à cinq heures et demie, afin d’aider à dresser les longues tables, disposant d’abord les couverts et les quarts en fer blanc, puis les assiettes et les bols en lourde faïence, où s’empileraient bientôt les aliments. Pendant tout ce temps-là, les foyers rugissaient chaque fois qu’on leur ouvrait la gueule pour la bourrer de noyer d’Amérique, dont la chaleur circulait ensuite à travers les minces cloisons de fonte avant de s’engouffrer dans les deux énormes cuisinières jumelles Burton. Derrière les portes des fours, des cuillerées de pâte à pain levaient et doraient, tandis que sur les plaques, les marmites tintaient et fumaient comme des moteurs en surchauffe. L’atmosphère de la cuisine, chargée de fumée et de chaleur, s’épaississait, devenant bientôt plus chaude et plus humide que le pire des après-midi de juillet. Le personnel qui s’affairait ne tardait pas à être couvert d’une couche luisante de sueur. Puis on sortait la nourriture des fours de trois pieds de large, on la récupérait à la louche dans les grandes marmites de cinq et dix gallons, quand on ne la versait pas directement dans le récipient de service, on la détachait aussi, avec plus ou moins de facilité, des poêles noires aussi grandes que des disques de herses. Des saladiers d’une contenance d’un gallon étaient emplis de compote de pommes ou de pommes de terre frites, de bouillie de maïs ou d’avoine, des paniers d’osier accueillaient les biscuits appelés « têtes de chat », on voyait apparaître des plats croulant sous les crêpes et le jambon gras, puis des beurriers et d’énormes pots de confiture de mûre. En dernier lieu venait le café, dans des cafetières fumantes que l’on posait sur des assiettes, ainsi que des tasses de crème et de sucre, bien que la plupart des hommes le boivent noir.

Pendant quelques instants, tout attendait — les employés de la cuisine, les longs bancs de bois, les assiettes, les couverts et les quarts. Puis le chef empoignait son maillet et frappait sur le rail long de trois pieds, accroché juste à côté de la porte principale. Aussitôt, les équipes de bûcherons arrivaient et pendant un quart d’heure, les hommes n’échangeaient pour ainsi dire pas le moindre mot, entre eux et encore bien moins avec Rachel et le reste du personnel de la cuisine. Ils levaient la main et indiquaient les saladiers et les plats vides, avant même d’avoir fini de mâcher. Au bout de quinze minutes, une cloche sonnait pour indiquer le début de la journée de travail. Les hommes filaient alors si rapidement que les fourchettes et les cuillers qu’ils venaient de jeter sur la table paraissaient encore animés d’une légère vibration, comme l’eau d’une mare dont les remous se prolongent après la chute d’un objet.

Les tables étaient aussitôt desservies, mais la vaisselle et les préparatifs du repas suivant étaient différés jusqu’à ce que les employés de la cuisine aient fini de manger à leur tour. Pour Rachel, ce moment avait toujours été le meilleur de sa journée de travail. C’était une occasion de reprendre haleine après la bousculade qui présidait au repas des ouvriers, de bavarder avec certains de ses camarades, c’était une détente qu’elle avait attendue avec impatience après tous ces mois, où elle n’avait pratiquement plus parlé à un seul adulte en dehors de la veuve Jenkins. Mais Bonny s’était mariée et était partie s’établir en Caroline du Sud, Rebecca avait été renvoyée. Quant aux femmes plus âgées, elles l’avaient plutôt tenue à l’écart avant la naissance de Jacob et encore bien plus maintenant. La femme qui avait remplacé Rebecca, une certaine Cora Pinson qui venait de Grassy Bald, ne s’était pas montrée particulièrement amicale, mais elle était plus jeune que les autres et venait d’être engagée. Après avoir mangé toute seule pendant trois semaines, Rachel vint poser son assiette sur la table où Cora et Mabel Sorrels s’étaient installées.

« Ça vous ennuie si que je viens m’asseoir avec vous ? » demanda-t-elle.

Mme Sorrels la regarda fixement sans rien dire, comme si elle ne méritait même pas un mot de réponse. Ce fut Cora Pinson qui lança :

« Je fréquente pas les catins. »

Et les deux femmes prirent leurs assiettes et tournèrent le dos à Rachel pour aller s’installer à une autre table.

Rachel s’assit et contempla son assiette. Elle entendait plusieurs femmes parler d’elle, sans même prendre la peine de baisser la voix. Allez, vas-y, mange et fais comme si tu t’en fichais, se dit-elle. Elle mordit dans un biscuit, le mastiqua et l’avala, mais il lui sembla qu’elle mangeait de la sciure. Elle planta sa fourchette dans un morceau de pomme cuite qu’elle s’abstint de porter à sa bouche, se contentant de le regarder fixement. Elle ne vit même pas Joël Vaughn avant le moment où il posa son assiette en face de la sienne. Il retira sa veste en lainage à carreaux bleus et noirs et l’accrocha au dossier d’une chaise vide.

« Fais pas attention à ces vieilles croqueuses de tabac, dit-il en tirant un siège pour s’asseoir. Tous les matins, je les vois qui sortent par la porte de derrière, pour se taper une chique en cachette. Elles veulent pas que m’sieur Bolick, y les voie avec ce vilain jus de tabac qu’y leur dégouline le long du menton, comme de la bave brune. »

Joël parlait assez fort pour être entendu des autres femmes. Rachel baissa la tête, mais un sourire fit remonter les coins de ses lèvres. Cora Pinson et Mabel Sorrels se levèrent d’un air outragé et emportèrent leurs plateaux dans la cuisine.

Joël retira sa casquette grise, découvrant la tignasse de boucles poil de carotte que Rachel lui avait toujours connue, si emmêlée qu’il ne pouvait même pas y passer un peigne.

« Dis donc, ton petit bonhomme, y pousse comme un champignon, dit Joël. Quand je l’ai vu aux prières, dimanche, j’aurais pas deviné que c’était lui, si tu l’avais pas eu dans les bras. Je savais pas que les bébés, y grandissaient aussi vite, mais c’est sûr que nous autres, les gars, on connaît pas grand-chose à tout ça.

— Ben, je le savais pas, moi non plus, répondit Rachel. Je peux te dire que les bébés, j’y connais vraiment rien.

— Écoute, l’est gros et gras, alors faut croire que t’en sais toujours assez long, dit Joël, en indiquant de la tête l’assiette de Rachel, tandis qu’il empoignait sa fourchette. Tu ferais bien de manger, toi aussi. »

Il baissa les yeux vers son assiette et la vida avec la même attention méticuleuse que les autres ouvriers. Rachel le regarda et fut étonnée de voir à quel point il avait changé, tout en restant le même. Enfant, Joël avait été plus petit que la majorité de ses camarades, mais il les avait rattrapés à l’adolescence, et il n’était pas seulement plus grand, mais plus costaud et musclé. À présent c’était un homme, il avait même une fine moustache au-dessus de la lèvre supérieure. Mais son visage était le même, parsemé de taches de rousseur et toujours prêt à sourire, un garçon mûr pour faire les quatre cents coups, on le sentait aussitôt. Malin comme un singe et gentil, une gentillesse qu’on pouvait lire dans ses yeux verts, en même temps qu’on l’entendait dans ses paroles. Joël posa sa fourchette et porta son quart de café à ses lèvres, avala une gorgée, puis une autre.

« Et toi, tu t’es rudement bien débrouillé, dit Rachel. À ce qu’on me dit, tu seras bientôt contremaître, comme m’sieur Campbell. Remarque, ça m’étonne pas. T’as toujours été de loin le plus futé de nous tous à l’école. »

Le visage de Joël s’empourpra, on avait même l’impression que ses taches de rousseur s’assombrissaient.

« Je me contente de faire les boulots qu’ont besoin d’être faits. De toute façon, dès que je pourrai trouver autre chose, je fiche le camp d’ici.

— Ah bon ? Pourquoi tu veux partir ? » s’étonna Rachel.

Joël la regarda droit dans les yeux.

« Pasque ces gens-là, je les aime pas », dit-il et il se remit à manger.

Rachel jeta un coup d’œil à la pendule à côté de la porte et vit qu’il était temps de reprendre le travail. Elle entendait déjà le tintement de la vaisselle qu’on lavait et qu’on rinçait dans les grandes barriques de cinquante gallons, mais elle n’avait pas envie de se lever. Elle se rendit compte qu’on pouvait avoir aussi faim de mots que de nourriture, parce que leur absence creusait le même vide au-dedans de vous, un vide qu’il fallait combler pour pouvoir affronter une nouvelle journée. Rachel se rappelait encore que toute son enfance, elle s’était dit qu’on ne pouvait pas être plus seule qu’elle qui habitait une ferme isolée sans personne d’autre que son père.

« On a passé de bons moments à l’école, dit-elle, tandis que Joël achevait de vider son assiette. L’a fallu que j’attende d’avoir fini pour me rendre compte que c’était si bien, mais bon, c’est souvent comme ça.

— Ouais, on s’est bien marrés, convint Joël, même si que Mlle Stephens, l’était une vieille peau de vache.

— Je me rappelle encore la fois où elle a demandé quelle partie des États-Unis on aimerait visiter, et toi, t’as dit, le plus loin possible de là où qu’elle se trouvait, avec sa salle de classe. L’était vraiment furibarde. »

Tout à coup, le silence s’établit dans la cantine, lorsque Galloway ouvrit une petite porte latérale et fit un pas à l’intérieur, la tête inclinée légèrement vers la droite, tandis qu’il parcourait la pièce du regard. Ayant repéré Joël, il fit un brusque signe de tête en direction du bureau.

« Vaut mieux que je vais voir ce qu’y veut », dit Joël en se levant.

Rachel se leva à son tour et lui souffla à mi-voix depuis l’autre côté de la table :

« T’as jamais entendu m’sieur ou m’dame Pemberton parler de moi ?

— Nan », répondit Joël, soudain rembruni.

Il donna l’impression d’avoir quelque chose à ajouter, quelque chose qu’il ne pouvait pas dire d’un ton blagueur, ni le sourire aux lèvres. Mais il se tut. Il remit sa casquette et sa veste à carreaux.

« Merci de m’avoir tenu compagnie », dit Rachel.

Il lui fit un petit signe de tête.

Au moment où Joël sortait de la cantine, Rachel aperçut Mme Pemberton qui passait devant la fenêtre. Le cheval et sa cavalière traversèrent à vive allure les dernières équipes qui se dirigeaient vers les bois. Rachel les suivit des yeux jusqu’au moment où ils commencèrent à gravir la pente. À l’instant où elle allait détourner le regard, elle saisit dans la vitre son propre reflet. Elle laissa ses yeux s’attarder un instant, sans ramasser son assiette. Malgré son tablier et ses cheveux tirés en chignon, elle vit bien qu’elle était toujours jolie. Ses mains étaient certes gercées et marquées par son travail à la cuisine, mais son visage était lisse, sans la moindre ride. Son corps n’avait pas encore pris l’aspect informe et croulant de celui des autres femmes qui travaillaient avec elle. Même sous le tablier sale, on le voyait bien.

Tu es trop jolie pour rester couverte, lui avait dit à plusieurs reprises Pemberton, lorsqu’elle attendait d’être au lit pour ôter sa robe et sa culotte. Elle se rappelait qu’après les deux ou trois premières fois, elle aussi avait pris plaisir à leurs ébats, tout autant que lui, et elle avait dû se mordre les lèvres pour ne pas se sentir gênée. Elle songea à nouveau au jour où elle avait parcouru la maison pendant qu’il dormait, passant la main sur la glacière, les sièges, le miroir doré. Et elle avait remarqué aussi ce qui n’était pas là : il n’y avait pas le moindre portrait d’une bonne amie, accroché au mur ou posé sur le bureau, et d’ailleurs aucune femme n’était venue le voir depuis Boston, comme l’avait fait une fois Mme Buchanan. En tout cas, pas avant l’arrivée de Serena.

Depuis la cuisine, quelqu’un appela Rachel, mais elle resta près de la fenêtre. Elle se rappela une fois de plus l’après-midi à la gare, où Serena Pemberton lui avait tendu le couteau de chasse, le tenant par la lame et lui offrant la poignée incrustée de nacre ; cette lame qui venait juste de tuer son père était pointée vers le cœur de l’autre femme. Tout en continuant de regarder fixement son reflet, Rachel se demanda soudain si elle ne s’était pas trompée en pensant qu’elle n’avait eu qu’un seul véritable choix dans sa vie, elle se demanda si au cours de ce bref instant à la gare Serena Pemberton ne lui en avait pas proposé un autre, un choix qui aurait pu justifier le fait d’avoir couché avec m’sieur Pemberton, même s’il avait dû coûter la vie à son père. Nan, faut pas penser des horreurs pareilles, se dit Rachel.

Elle se détourna et partit dans la cuisine, posant son assiette et sa fourchette sur la desserte en chêne avant de s’installer devant la grande barrique la plus proche de la porte de derrière. Elle prit la lavette de la main droite et le morceau de savon Octagon dans la gauche, plongea les mains dans l’eau grise et racla le savon avec les poils de sa brosse pour le faire mousser. Au moment où elle prenait la première assiette à laver, une des autres filles de cuisine poussa de l’épaule la porte de derrière. Elle tenait une bassine en fer blanc pleine de la vaisselle et de l’argenterie qui avaient servi pour le petit déjeuner des patrons.

« M’sieur Pemberton, y veut encore du café », annonça-t-elle à Beacon, le chef cuisinier.

Du regard, celui-ci fit le tour de la pièce ; ses yeux passèrent sans s’y attarder sur Rachel, avant de se fixer sur Cora Pinson.

« Cora, va porter une autre cafetière », ordonna-t-il.

Tandis que la femme sortait par la porte de derrière, Rachel revit Mme Pemberton juchée sur son grand cheval, droite comme un I, les épaules en arrière, regardant devant elle. Pas besoin de regarder ailleurs puisqu’elle n’avait aucun souci à se faire si quelqu’un avait la malencontreuse idée de s’avancer sur la trajectoire de sa monture. Le hongre et elle passeraient sur le corps de quiconque se mettrait en travers de leur route et ne remarqueraient même pas qu’ils avaient piétiné quelqu’un.

Ouais, l’a bien fait d’ordonner que j’approche pas de ce qu’elle mange, se dit Rachel. C’t’une maligne, celle-là.