Le lendemain soir, Pemberton et Serena s’habillèrent pour la fête marquant les trente ans de Pemberton. La majeure partie de leurs meubles avait déjà été emballée et emportée jusqu’au camp du comté de Jackson. En traversant la chambre pour s’approcher de la penderie, Pemberton entendit la réverbération de ses pas dans toutes les pièces de la maison. Il ne restait guère qu’une douzaine d’employés au camp : Galloway, quelques membres du personnel de cuisine et les hommes chargés de démonter les rails qui devaient resservir dans le nouveau camp. La vallée exhalait un silence presque audible.
« Qu’a donc fabriqué Galloway, ces derniers matins ? demanda Pemberton.
— Il travaillait, mais tu ne dois pas savoir à quoi ni où. »
Serena s’approcha à son tour de la penderie et en sortit une robe du soir verte qu’elle avait achetée spécialement pour cette soirée.
Pemberton sourit.
« Je croyais que nous ne devions pas avoir de secrets l’un pour l’autre.
— Nous n’en avons pas, répondit-elle. Tout sera révélé ce soir même.
— Au dîner ?
— Oui. »
Elle passa la robe par-dessus sa tête, laissa la soie couler légèrement le long de son corps, puis se tendre sur sa peau libre de tout sous-vêtement. Il lui suffit ensuite de la lisser rapidement du plat des deux mains pour qu’elle épouse chacune des courbes de son corps.
Pemberton se planta devant le miroir pour nouer sa cravate. Tout en vérifiant le résultat, il vit le reflet de sa femme dans la glace. Elle se tenait derrière lui, légèrement décalée sur la gauche, et l’observait. Il centra parfaitement son nœud de cravate et partit chercher ses boutons de manchette dans le secrétaire. Serena resta devant l’ovale du miroir dans lequel elle se reflétait désormais seule. Depuis une bonne année déjà, elle laissait pousser ses cheveux qui lui effleuraient à présent les épaules, mais ce soir, elle les avait remontés bien serré au sommet de son crâne, révélant la parfaite blancheur de son cou, sous la nuque. Pemberton jeta un coup d’œil à la pendule et constata à regret qu’il était presque temps d’aller accueillir leurs invités. Plus tard, se dit-il, en s’avançant derrière sa femme. Il posa la main gauche sur la taille de Serena et ses lèvres caressèrent la peau d’albâtre.
« Plus que deux semaines et tu les auras, dit-il. Je parle de tes trente ans. J’ai toujours aimé l’idée que nos anniversaires étaient si proches. »
Il se serra contre elle, afin de voir leurs deux visages dans le miroir. La soie verte était fraîche sous sa main.
« Tu aurais voulu que nous partagions aussi notre anniversaire ? » demanda Serena.
Pemberton sourit et leva la main jusqu’à son sein droit. Ils pouvaient bien avoir quelques minutes de retard. C’était son anniversaire, après tout.
« Pourquoi souhaiter davantage que ce que nous avons ? dit Pemberton. Être ensemble, c’est tout ce qui compte.
— Vraiment, Pemberton ? »
Ces paroles furent prononcées sur un ton froid et sceptique qui l’étonna. Un bref instant, Serena parut sur le point d’ajouter quelque chose, puis elle se ravisa. Elle lui fila entre les doigts et le laissa seul devant le miroir.
« Il est temps d’aller accueillir nos invités. »
Pemberton vida son verre de whiskey et se versa une autre rasade qu’il avala d’un coup. Il posa son verre sur la table de chevet et ils sortirent dans cette soirée des premiers jours d’automne. Un peu plus haut, les ouvriers étaient occupés à arracher des pointes à l’aide de pinces à levier, grognant et soufflant, tandis qu’ils se mettaient à deux pour hisser les rails qui pesaient bien trois cent cinquante livres sur un wagon plate-forme. Pemberton regarda plus loin, là où il ne restait plus désormais que les traverses en bois, dont certaines étaient noircies par le récent incendie. Elles se fondaient si bien dans le paysage qu’on les discernait à peine. Pemberton se rappelait avoir aidé à poser les rails de part et d’autre de ces traverses et il eut soudain l’impression que le temps repartait en arrière. Le monde extérieur devint flou et il lui parut possible de voir ces traverses bondir sur les souches pour redevenir des arbres, de voir les débris remonter en tourbillonnant vers les hauteurs pour se transformer en branchages. Et même la sombre tourmente de cendres pâlissait avec le temps pour reprendre la forme de feuilles vertes ou de rameaux gris et brun.
« Qu’est-ce que tu as ? » demanda Serena en le voyant osciller légèrement.
Elle saisit le bras de son mari et le temps se remit à l’endroit, reprenant son cours normal.
« J’ai dû boire ce dernier whiskey un peu trop vite. »
Le train apparut au sommet de la crête. Serena et Pemberton s’approchèrent de la voie et accueillirent leurs invités à leur descente du wagon. On échangea embrassades et poignées de main et les deux hôtes, suivis de leurs invités, pénétrèrent dans le bureau. Parmi eux se trouvait Mme Lowenstein dont la présence était inattendue. Pemberton remarqua son teint blême et sa maigreur, ainsi que ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, qui accentuaient la saillie du crâne sous la peau tendue à craquer. Dix chaises avaient été disposées autour de la table. Les Salvatore et les De Man prirent place en face des Calhoun et des Lowenstein, tandis que Serena et Pemberton occupaient les deux extrémités de la table.
« Quelle table magnifique, s’exclama Mme Salvatore. On dirait qu’elle est taillée dans un seul morceau de bois. Serait-ce possible ?
— Oui, c’est un morceau de châtaignier, répondit Pemberton, abattu à moins d’un mile d’ici.
— Oh, je n’aurais jamais cru qu’il puisse exister un arbre aussi gros, dit Mme Salvatore.
— La Pemberton Lumber Company en trouvera d’encore plus gros au Brésil, assura Serena.
— Oui, comme vous nous l’avez expliqué, dit Calhoun en écartant les bras pour indiquer qu’il parlait de toutes les personnes assises à la table. Et de façon fort convaincante, je dois reconnaître.
— En effet, confirma M. Salvatore. Je suis un homme prudent, surtout avec cette crise qui n’en finit pas, mais votre entreprise au Brésil est le meilleur investissement qu’il m’ait été donné de découvrir depuis le vendredi noir. »
Les employés de la cuisine qui restaient encore au camp entrèrent dans la pièce, assurant les fonctions de barmen en plus de celles de serveurs. Leurs tenues étaient impeccables, mais c’étaient celles qu’ils portaient tous les jours. Les investisseurs préféreraient sûrement que leur argent soit dépensé pour l’abattage du bois plutôt que pour habiller le personnel de manière ostentatoire, avait raisonné Serena. Le menu du dîner était tout aussi austère, composé d’un rôti de bœuf accompagné de pommes de terre, de courge et de pain. Pemberton avait fourni des cannes à pêche à une équipe de bûcherons l’après-midi même, en leur demandant d’attraper quelques truites à servir en entrée, mais les hommes étaient revenus bredouilles, lui assurant qu’il ne restait plus une seule truite dans les cours d’eau qui traversaient la vallée et les crêtes environnantes. Les seuls signes extérieurs de richesse étaient le chardonnay importé de France et le Glenlivet qui venait d’Ecosse, en plus d’une boîte de cigares Casamontez placée au centre de la table.
« Il faut porter un toast pour votre anniversaire, proclama Calhoun, une fois les verres remplis.
— Oui, mais d’abord buvons à notre association, lança Pemberton.
— Bon, eh bien, à vous l’honneur, Pemberton, dit Calhoun.
— Je le cède à ma femme, répondit Pemberton. Son éloquence surpasse de très loin la mienne. »
Serena leva son verre de vin.
« À nos associés et à toutes les possibilités qui s’offrent, dit-elle. Le monde est mûr, à nous de le cueillir comme nous aurions cueilli la pomme sur l’arbre.
— Mais c’est de la poésie à l’état pur », s’exclama Calhoun.
Ils dînèrent. Pemberton avait bu de façon modérée au cours des dernières semaines, mais ce soir-là, il avait besoin du surcroît d’exubérance que peut faire naître l’alcool. Donc, outre le whiskey qu’il avait bu chez lui, il avait vidé sept verres de scotch lorsqu’on plaça enfin devant lui son gâteau d’anniversaire ; les trente bougies allumées étaient plantées dans une pièce montée en chocolat de quatre étages, dont le transport jusqu’à la table avait mobilisé deux serveurs. Pemberton fut surpris que sa femme ait fait une telle folie. Les serveurs posèrent à la droite du gâteau dix assiettes à dessert et un grand couteau. Une fois le café servi et les cigares distribués à la ronde, Serena fit signe aux deux hommes de se retirer.
« C’est un gâteau digne d’un roi, déclara Lowenstein d’un ton admiratif, tandis que la lueur vacillante des bougies baignait le visage de Pemberton d’un doux éclat doré.
— Faites un vœu avant de souffler les bougies, lança Calhoun.
— Je n’en ai pas besoin, répondit Pemberton, j’ai déjà tout ce que je désire. »
Il contempla fixement les bougies et les mouvements sinueux des flammes lui donnèrent un brusque haut-le-cœur. Il prit une profonde inspiration et souffla, mais il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant d’avoir éteint toutes les bougies.
« Encore un toast, s’écria Calhoun. À l’homme qui a tout.
— Oui, un toast », reprit Lowenstein.
Tout le monde leva son verre et but, sauf Serena.
« Je ne suis pas d’accord, dit-elle, tandis que les autres reposaient leurs verres. Il y a une chose que mon mari n’a pas.
— Et qu’est-ce que ça peut bien être ? demanda Mme De Man.
— La panthère qu’il espérait tuer dans ces montagnes.
— Ma foi, c’est trop tard, dit Pemberton et il contempla les bougies éteintes avec un feint regret.
— Peut-être pas, lui dit sa femme. Galloway s’est employé à débusquer ta panthère la semaine dernière et il l’a trouvée. »
Elle indiqua de la tête la porte ouverte du bureau dans laquelle Galloway était venu s’encadrer.
« N’est-ce pas, Galloway ? »
Le montagnard acquiesça et Pemberton qui était en train de découper le gâteau s’interrompit.
« Où ça ? demanda-t-il.
— Dans la trouée d’Ivy Gap, dit Serena. Galloway a mis des carcasses de cerfs dans une prairie, en guise d’appâts, juste en deçà de la limite du parc national. Et il y a trois soirs, la panthère est venue en manger une. Demain, elle devrait avoir de nouveau faim et cette fois, tu seras là à l’attendre ».
Serena se tourna pour parler à Galloway. Au même instant, Pemberton vit qu’une minuscule silhouette coiffée d’un bonnet de satin noir se trouvait derrière Galloway dans le vestibule.
« Faites-la entrer », dit Serena.
Tandis que la mère et le fils pénétraient dans la pièce, la main ridée de la vieille femme serrait le poignet gauche de Galloway, cachant le moignon, comme pour entretenir l’illusion que la main attachée au bras de son fils appartenait à celui-ci plutôt qu’à elle-même. Les sabots en cèdre de Mme Galloway claquaient sur le plancher. Elle portait la robe noire que Pemberton lui avait déjà vue deux étés auparavant.
« Un petit divertissement pour nos invités », annonça Serena.
La tablée entière s’était tournée pour voir la vieille femme pénétrer dans la pièce de son pas hésitant. Serena plaça une chaise à côté de Pemberton et fit signe à Galloway d’y installer sa mère. Celle-ci dénoua son bonnet et le tendit à son fils qui resta debout à côté d’elle. C’était la première fois que Pemberton voyait clairement le visage de la vieille femme. Par sa multitude de rides profondes, il lui rappela une coque de noix et il était d’ailleurs tout aussi sec. Ses yeux regardaient droit devant elle, toujours brouillés par leurs taies blanchâtres. Galloway, tenant à la main le bonnet de satin, fit quelques pas en arrière et s’adossa au mur.
Calhoun, le visage empourpré par l’alcool, finit par rompre le silence.
« Eh bien, qu’est-ce donc que ce divertissement ? Je ne vois ni tympanon, ni banjo. Une ballade a cappella venue du vieux pays ? Ou bien peut-être une histoire à dormir debout ? »
Il se pencha vers sa femme et chuchota quelques mots. Ils regardèrent tous les deux la vieille et s’esclaffèrent.
« Elle voit l’avenir, annonça Serena.
— C’est merveilleux, s’exclama Lowenstein et il se tourna vers son épouse. Comme ça, ma chérie, nous n’aurons plus besoin de notre agent de change. »
Tout le monde rit autour de la table, à l’exception de la vieille femme et de Serena. Tandis que l’hilarité se calmait, Mme Lowenstein porta un mouchoir violet à sa bouche.
« Les talents de Mme Galloway sont d’une nature plus personnelle, précisa Serena.
— Attention, Lowenstein, s’écria Calhoun. Elle va peut-être prédire que vous irez en prison pour fraude fiscale. »
Nouvel éclat de rire, mais la vieille femme paraissait insensible aux plaisanteries. Elle joignit ses deux mains et les posa sur la table. Un entrelacs de veines bleues apparaissait sous la peau flasque et les ongles étaient jaunes et fendus, mais bien taillés. Pemberton sourit en imaginant Galloway penché sur la vieille sorcière, lui coupant soigneusement les ongles.
« Qui veut ouvrir le feu ? demanda Serena.
— Oh, moi, s’il vous plaît, s’écria Mme Lowenstein. Faut-il que je lui tende ma paume ou bien a-t-elle une boule de cristal ?
— Posez votre question, dit Serena avec un sourire légèrement crispé.
— Très bien. Ma fille va-t-elle bientôt se marier ? »
La vieille femme se tourna dans la direction d’où venait la voix de Mme Lowenstein et inclina la tête avec lenteur.
« Oh, quel bonheur ! dit Mme Lowenstein. Je vais donc pouvoir tenir mon rôle de mère de la mariée, après tout. J’avais si peur qu’Hannah ne choisisse d’attendre que je sois six pieds sous terre. »
Mme Galloway continua de regarder fixement dans la direction de Mme Lowenstein, puis elle parla.
« J’ai juste dit qu’elle allait bientôt se marier. »
Un silence gêné s’établit autour de la table. Pemberton s’efforça de trouver une boutade pour ramener un peu de gaieté, mais l’alcool avait troublé son intellect. Serena croisa son regard, sans chercher pour autant à lui venir en aide. Finalement M. De Man, qui n’avait presque rien dit de la soirée, tenta de rasséréner les esprits.
« Et Pemberton alors ! C’est son anniversaire que nous sommes venus fêter. Il faut absolument qu’elle lui dise la bonne aventure.
— Oui, convint Serena. C’est le tour de Pemberton. Et j’ai même la question parfaite à lui souffler.
— Et qu’est-ce donc, ma chérie ? demanda son mari.
— Demande-lui comment tu mourras. »
Mme Salvatore ne put retenir un petit Oh ! et son regard fit la navette entre son mari et la porte, par laquelle elle parut avoir grande envie de s’enfuir. Lowenstein prit la main de sa femme et fronça les sourcils. Il sembla sur le point de dire quelque chose, mais Serena le devança.
« Vas-y donc, Pemberton. Pour distraire nos invités. »
Salvatore se leva.
« Peut-être est-il temps pour nous de prendre congé et de regagner Asheville, dit-il, mais Pemberton leva la main et lui fit signe de se rasseoir.
— Fort bien, lança-t-il, en brandissant son verre, avec un sourire rassurant en direction de ses invités. Mais je vais d’abord finir ce que j’ai là. Un homme doit toujours avoir un verre à la main, pour affronter son trépas.
— Bien dit, s’écria Calhoun, voilà un homme qui comprend comment se mesurer à son destin, le ventre plein de bon scotch. »
Cette remarque fit sourire tout le monde, y compris Salvatore, qui se laissa doucement retomber sur son siège. Pemberton vida son verre et le reposa assez violemment pour faire tressaillir Mme Salvatore.
« Alors, dites-moi comment je vais mourir, madame, demanda Pemberton à Mme Galloway, d’une voix soudain légèrement pâteuse. Une arme à feu ? Un couteau, peut-être ? »
Galloway, qui jusque-là avait regardé par la fenêtre, ne quittait plus sa mère des yeux.
« À mon avis, la corde est beaucoup plus probable pour une canaille de votre espèce, Pemberton », lança Calhoun, ce qui fit pouffer les autres.
La vieille femme tourna la tête dans la direction de Pemberton.
« Pas d’arme à feu, pas de couteau, répondit-elle. Pas de corde autour de votre cou.
— Ouf, me voilà soulagé », dit Pemberton.
En dehors des Salvatore, les invités rirent poliment.
« Mon père a succombé à une maladie du foie, ajouta Pemberton.
— Nan, ce sera pas votre foie, assura Mme Galloway.
— Dans ce cas, dites-moi, je vous prie, quel est l’objet qui me tuera.
— Y a pas une seule chose qui peut tuer un homme comme vous », répondit la vieille montagnarde et elle repoussa son siège.
Galloway aida sa mère à se remettre debout et au même instant, Pemberton comprit que tout ceci n’était qu’une farce. Les autres le comprirent aussi, en voyant Mme Galloway prendre le bras de son fils et traverser la pièce avec lenteur, dans une série de claquements de sabots, pour disparaître dans l’obscurité du vestibule. Pemberton leva son verre en direction de Serena.
« Une excellente réponse, la meilleure qu’un homme puisse recevoir, déclara-t-il. Je bois à la santé de ma femme qui manie le canular avec tant de maestria. »
Et Pemberton sourit à sa femme, à l’autre extrémité de la table, tandis que leurs invités riaient et applaudissaient. Pemberton, la vue brouillée par l’alcool, ne discernait plus clairement les personnes présentes, sauf Serena qui restait sans qu’il sache comment tout à fait distincte et même, à tout prendre, plus étincelante que jamais dans sa robe chatoyante. Semper virens, toujours vert. Les mots lui traversèrent l’esprit, mais il n’aurait pas su dire pourquoi. Il se rappela le contact de ses lèvres sur la pâle nudité du cou de sa femme et il aurait voulu voir leurs invités déjà partis. S’ils l’étaient, il n’attendrait pas un instant de plus, il jucherait Serena sur la table de châtaignier et la déshabillerait aussitôt. Un bref instant, il songea à le faire quand même, donnant ainsi à Mme Salvatore une bonne raison d’avoir des vapeurs.
Tout le monde leva son verre et y trempa les lèvres. Calhoun, qui avait presque autant bu que Pemberton, essuya le scotch qui lui avait coulé le long du menton avant de se verser un autre verre.
« Je dois bien dire, reconnut Mme Calhoun, qu’à la façon dont cette vieille femme a joué son rôle, j’ai vraiment failli croire pendant quelques instants qu’elle était capable de lire l’avenir.
— Elle a été parfaite, convint son mari. Pas l’ombre d’un sourire, du début à la fin. »
Pemberton tira sa montre de sa poche et ouvrit le boîtier sans chercher à dissimuler son geste. Les aiguilles oscillaient comme celle d’une boussole, si bien qu’il rapprocha l’objet de ses yeux.
« Nous avons passé une merveilleuse soirée, dit-il, mais il va falloir mettre fin à ces réjouissances, si vous voulez retourner à Waynesville à temps pour attraper le train d’Asheville.
— Mais non, voyons, il faut d’abord ouvrir ton cadeau, protesta Serena. Galloway peut appeler la gare pour dire qu’on fasse attendre le train. »
Et Serena empoigna un long carton cylindrique caché sous la table. Elle le fit passer à Pemberton qui souleva le rabat et sortit lentement un fusil. Il mit les mains sous la crosse et posa l’arme devant lui pour la faire voir aux autres.
« Un Winchester 1895, dit Serena, mais personnalisé, comme vous pouvez le constater en observant le bois, la détente en or et les dorures. Et bien entendu l’écusson. Dans les Rocheuses, c’est l’arme de choix pour la chasse au puma. ».
Pemberton ramassa le fusil et passa la main sur le bois luisant et satiné.
« J’ai entendu parler de ce fusil, dit-il. C’est celui que Roosevelt appelait “le grand remède”.
— Dommage que Teddy ne s’en soit pas servi contre lui-même, lança Calhoun.
— Oui, mais qui sait ? répondit Pemberton en levant l’arme vers la fenêtre et en feignant d’être déçu lorsqu’il pressa la détente et n’obtint qu’un déclic. Peut-être que son cousin va venir par ici un de ces jours et que j’aurai l’occasion de lui tirer dessus. »
Il tendit le fusil à M. Salvatore. Le cadeau fit lentement le tour de la table, les femmes le passant de l’un à l’autre sur leurs paumes, transformées en plateau, à l’exception de Mme De Man qui, comme les hommes, le fit sauter entre ses mains, saluant d’un hochement de tête appréciateur son poids et sa robustesse.
« Dites-moi, chère madame, demanda Lowenstein à Serena, cet écusson, il est superbement ouvragé, mais je ne parviens pas à distinguer le sujet.
— C’est le bouclier d’Achille.
— Au Québec, un fusil pareil ferait parfaitement l’affaire pour abattre un de nos ours bruns », fit remarquer Mme De Man en passant l’arme à son mari.
Pemberton remplit encore une fois son verre, renversant du scotch tout autour. Lorsque le fusil revint jusqu’à lui, il l’appuya contre la table.
« Je vais d’abord tuer mon puma, se vanta-t-il, et ensuite un jaguar.
— Le Brésil, dit Lowenstein songeur. Quelle aventure pour vous deux !
— Certes, renchérit Calhoun. Il y a assez de forêts pour une vie entière et il en restera encore. »
Pemberton leva la main et l’agita dans un geste méprisant.
« Donnez-nous une vie entière et Mme Pemberton et moi-même abattrons tous les arbres non seulement du Brésil, mais de toute la planète. »
Dans sa tête, les mots étaient tout à fait clairs, mais il avait voulu trop en dire. Ses voyelles et ses consonnes, mal maîtrisées, étaient restées coincées comme un engrenage qui refuse de s’enclencher, au point d’être quasi inintelligibles.
Salvatore fit un signe de tête à sa femme et se leva.
« Nous devons vraiment prendre congé, à présent. Le train qui doit nous ramener à Chicago part assez tôt demain matin. »
Les autres invités l’imitèrent et firent leurs adieux, avant de se diriger eux aussi vers la porte. Pemberton voulut se lever, mais aussitôt la pièce se mit à tournoyer. Il se rassit, tenta de fixer son regard et vit Serena toujours assise en face de lui, toute la longueur de la table les séparant.
« Tu les raccompagnes jusqu’au train ? demanda Pemberton. Je ne crois pas en être capable. »
Serena le regarda sans ciller.
« Ils connaissent le chemin, Pemberton », dit-elle.
La pièce ne cessait de tanguer, pas aussi fort que quand il avait voulu se lever, mais suffisamment pour qu’il se tienne au bord de la table dont il sentit la surface satinée sous ses paumes. Il serra plus fort. Une image surgit dans son esprit, presque comme un rêve : il se vit tout seul sur l’immensité de la mer, cramponné à un morceau de bois, tandis que les vagues venaient lécher son corps, puis il lâcha prise.