Avant même de voir la lumière de la fin de matinée, Rachel l’avait sentie, car la chaleur et l’éclat du soleil donnaient en plein sur ses paupières fermées. Elle entendait la respiration régulière de Jacob et quelque chose, quelque chose qu’elle ne se rappela pas tout de suite au cours de ces premiers moments d’éveil, lui fit savoir que cette respiration était importante, qu’elle devait être heureuse qu’il respire. Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle. Il émit un petit murmure de protestation, mais très vite sa respiration reprit la paisible régularité du sommeil. Puis les événements de la veille au soir revinrent à l’esprit de Rachel — le shérif à la porte de sa maison, la robe et les chaussures enfilées à la hâte, le sac en tapisserie empli pêle-mêle de tout ce dont Jacob aurait besoin. C’est peut-être rien, juste une mauvaise blague, avait dit le shérif, mais il préférait ne pas courir de risque. Il les avait emmenés jusqu’à la pension de famille où il logeait et leur avait cédé sa chambre pour la nuit. Jusqu’à l’aube, Rachel avait écouté l’antique horloge du vestibule sonner les heures, incapable de dormir jusqu’au moment où les premières lueurs du jour étaient entrées par la fenêtre et avaient réveillé Jacob qui s’était mis à pleurnicher pour avoir le sein. Ce n’était qu’ensuite qu’elle s’était assoupie.
Et maintenant, en ce début d’après-midi, Jacob et elle étaient assis à l’arrière de la voiture de police du shérif McDowell, roulant le long d’une petite route qui suivait le Deep Creek. Ils tournèrent encore une fois pour prendre un sentier qui n’était guère qu’une trouée serpentant au milieu des arbres. Les branchages des arbustes frottaient contre la carrosserie, les ressorts des sièges grinçaient et tressautaient sous eux. Après un dernier tournant en épingle à cheveux, la route disparut purement et simplement. Rien d’autre qu’un bosquet d’érables auquel on accédait par un sentier étroit. Le shérif se mit en marche arrière et effectua un demi-tour. Il coupa le moteur, mais ne fit pas mine de descendre du véhicule. Rachel ne savait pas du tout où ils étaient. Lorsqu’elle avait demandé au shérif où ils allaient, et c’étaient les seules paroles qu’elle ait prononcées depuis que la dame qui tenait la pension les avait escortés, Jacob et elle, jusqu’au tribunal, il s’était contenté de répondre que c’était un endroit où ils seraient en sécurité. Le shérif jeta un coup d’œil au rétroviseur et croisa son regard.
« Vous allez rester ici pendant quelques heures, avec un gars qui s’appelle Kephart. Vous pouvez lui faire confiance.
— C’était p’têtre juste une farce que nous faisait quelqu’un, comme vous avez dit ? »
Le shérif se retourna et posa le bras sur le dossier du siège.
« Adeline Jenkins a été assassinée hier soir. Je crois que ceux qui l’ont tuée pensaient qu’elle pourrait leur dire où vous étiez, vous et votre petit. »
Elle eut l’impression que la carrosserie et l’intérieur de la voiture perdaient leur consistance et leur poids, que le siège sous elle et sous son fils se dissolvait, une impression d’apesanteur comme quand on monte et qu’on descend sur une balançoire. Elle serra Jacob contre elle, ferma les yeux un moment, puis les rouvrit.
« Voulez parler de la veuve ? » demanda-t-elle, donnant à sa phrase une intonation interrogative, parce que si c’était une question, elle pouvait croire encore un petit moment qu’elle recevrait une réponse négative.
« Oui, dit McDowell.
— Mais qui c’est qui pourrait faire une chose pareille ?
— Serena Pemberton et un homme qui travaille pour elle, du nom de Galloway. Vous le connaissez, non ?
— Oui, m’sieur. »
Jacob se tortilla sur les genoux de sa mère. Rachel le regarda et vit qu’il avait les yeux ouverts.
« M’sieur Pemberton... » commença-t-elle, mais sans parvenir à articuler la suite de sa question.
« Non, il était pas là, je le sais, répondit McDowell. Et je suis même pas sûr qu’il était au courant de ce qu’ils voulaient faire ».
Le regard du shérif se posa sur l’enfant.
« Moi, j’ai mon idée sur ce qui a poussé cette femme à agir, mais je serais curieux de connaître la vôtre.
— Je crois que c’est pasque j’ai donné à son mari la seule et unique chose qu’elle a pas pu y donner », dit Rachel.
Le shérif fit un signe de tête, si léger que Rachel se demanda s’il ne voulait pas dire qu’il avait entendu plutôt que marquer son assentiment. Il se retourna vers son volant et parut s’absorber dans une rêverie. Quelque part, au milieu des arbres, Rachel entendit un bruant jaune qui creusait un tronc. Il donnait quelques coups, s’arrêtait, puis recommençait, comme quelqu’un qui frappe à une porte et attend la réponse.
« Z’êtes sûr qu’elle est morte ? demanda Rachel. Qu’elle est pas juste gravement blessée ?
— Elle est morte. »
Ils gardèrent le silence quelques instants. Jacob se remit à pleurnicher, mais quand Rachel inspecta ses couches, elle vit qu’elles étaient sèches.
« S’il a faim, je peux vous laisser seuls tous les deux, dit le shérif.
— Non, c’est trop tôt pour qu’il a déjà faim. L’est juste grognon pasque j’ai oublié d’apporter ses joujoux.
— On va rester encore une minute ou deux, dit McDowell en regardant sa montre, juste pour s’assurer qu’on a pas été suivis. Et puis on pourra aller retrouver Kephart. C’est pas loin. »
Jacob continua de pleurer un peu et elle sortit du sac en tapisserie une tétine de sucre qu’elle lui mit dans la bouche. L’enfant se calma et il fit entendre des petits bruits de succion en tétant la toile à beurre imprégnée d’eau sucrée.
« Comment que ça s’est passé ? demanda Rachel. Y z’ont fait ça chez elle ?
— Ouais. »
Rachel songea à la veuve Jenkins, à l’amour qu’elle avait eu pour le petit garçon qu’elle tenait dans ses bras. Pour autant qu’elle sache, sa vieille voisine était la seule autre personne au monde à l’aimer. Elle l’imagina dans son fauteuil au coin du feu, occupée à tricoter, ou à contempler les flammes, tout simplement, entendant frapper à sa porte et se disant que Jacob avait peut-être la colique ou la fièvre et que Rachel avait besoin d’elle.
« Y z’avaient aucune raison de la tuer, dit-elle autant pour elle-même que pour le shérif.
— Non, aucune, répondit le shérif, puis il posa la main sur la poignée de sa portière. Bon, on peut y aller maintenant. »
McDowell se chargea du sac en tapisserie et Rachel portait son fils. Le sentier était étroit et raide, si bien qu’elle le descendit en regardant où elle mettait les pieds, car une racine aurait pu entraîner une mauvaise chute. Des raisins d’Amérique violacés pendaient en grappes au bord du sentier, les baies aussi luisantes et foncées que des dytiques. Dès le premier gel, Rachel savait que les tiges ploieraient et que les baies se flétriraient. Où qu’on sera alors, mon petit et moi ? se demanda-t-elle. Ils franchirent une planche patinée par le temps, qui formait un pont branlant au-dessus d’un petit torrent, puis le sol se nivela.
La maison était exiguë, mais bien construite, le torchis avait été enfoncé avec soin entre les rondins fendus à la main, et le tout ressemblait assez à la maison où elle avait vécu avec Jacob. Un ruban de fumée montait de la cheminée en encorbellement et la porte était entrouverte.
« Kephart ? » appela le shérif de façon à être entendu non seulement dans la maison, mais dans les bois alentour.
Un homme que Rachel situa vers les dernières années de la soixantaine parut sur le pas de la porte. Il portait un pantalon en denim et une chemise en grosse toile chambray. Ses bretelles pendaient le long de ses cuisses et la broussaille grise qui envahissait ses joues laissait deviner qu’il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Sous ses yeux injectés de sang, deux poches gonflées et jaunâtres faisaient saillie. Pour avoir vécu avec un père alcoolique, Rachel savait ce qu’il fallait en déduire.
« J’ai un service à vous demander, annonça McDowell, en désignant de la tête Rachel et Jacob. Faudrait qu’ils puissent rester chez vous, soit jusqu’à ce soir simplement, soit jusqu’à demain matin. »
Kephart regarda non pas Rachel, mais le petit garçon qui s’était rendormi. Son visage brun et boucané ne laissa paraître ni plaisir ni irritation quand il hocha la tête en disant, ouais, d’accord. Le shérif gravit les marches de la galerie et posa le sac en tapisserie, puis il se tourna vers Rachel.
« Je reviendrai dès que je pourrai », dit-il, puis il redescendit, suivit le sentier et disparut.
« J’ai un lit où vous pouvez le poser, si vous voulez », dit Kephart au bout d’un court silence embarrassé.
Sa voix était différente de toutes celles que Rachel connaissait. Plus plate, dénuée d’inflexions, comme si chaque mot avait été poncé et lissé pour ressembler aux autres. Elle se demanda d’où il était originaire.
« Merci », dit-elle, avant de le suivre à l’intérieur. Il fallut quelques instants pour que ses yeux s’accoutument à l’obscurité, mais bientôt elle vit le lit dans le coin au fond de la pièce. Elle y posa son fils, ouvrit le sac, sortit tout d’abord le biberon de Jacob, puis des épingles et des couches propres. Les coins de la maison étaient voilés d’ombre et Rachel savait que même si les deux lampes à huile étaient allumées, les ombres resteraient, comme dans un cellier où une telle quantité de ténèbres s’était amassée depuis si longtemps qu’on ne pouvait jamais s’en débarrasser tout à fait.
« À quand remonte votre dernier repas, à tous les deux ? demanda Kephart.
— Je l’ai nourri aux environs de midi.
— Et vous ? »
Rachel dut réfléchir un instant pour se rappeler.
« Mon souper, hier soir.
— J’ai des haricots dans la marmite, dit Kephart. C’est à peu près tout, mais n’hésitez pas à vous servir.
— Merci, ça me va très bien. »
Il en remplit une écuelle et la posa sur la table avec un moule qui contenait du pain de maïs.
« Vous préférez le lait ou le babeurre ?
— J’aurais plutôt du goût pour le babeurre », dit Rachel.
Kephart prit deux pots d’un demi-litre et sortit, revenant bientôt avec un pot plein à ras bord de babeurre et l’autre de lait.
« J’imagine que ce petit va avoir faim d’ici peu, dit-il. J’ai une autre marmite qu’on peut mettre au feu, si vous voulez chauffer son biberon.
— Non, non, ça va, l’a appris à le boire froid.
— Bon, allez chercher le biberon, alors. Je vais le lui remplir de lait et je le poserai près du lit, comme ça il sera tout prêt quand il se réveillera. Et j’ai aussi des biscuits secs, s’il veut quelque chose à grignoter. »
Rachel suivit ces directives, car elle devinait qu’il s’était déjà occupé d’autres bébés, même s’il y avait longtemps de cela. Elle se demanda où étaient sa femme et ses enfants et faillit le questionner.
« Asseyez-vous », dit Kephart, en indiquant l’unique chaise près de la table.
Rachel parcourut la pièce du regard. Dans le coin opposé à l’âtre, il y avait une autre table et une autre chaise. Sur cette table-là était posée une des lampes à huile, près d’une rame de papier et d’une machine à écrire sur laquelle on pouvait lire les mots REMINGTON STANDARD en lettres blanches sous le clavier. Il y avait aussi un pot à confiture plein d’un liquide clair, dont le couvercle se trouvait juste à côté.
Pendant qu’elle déjeunait, Kephart se tint sur le pas de la porte. Rachel mourait de faim et elle mangea tous ses haricots jusqu’au dernier. Kephart remplit une deuxième fois son pot de babeurre dont elle but la moitié, avant d’émietter un morceau de pain de maïs dans ce qui restait. Elle se dit que c’était un réconfort de manger dans les moments difficiles, parce que cela vous rappelait qu’il y avait eu d’autres jours, des jours heureux, où vous aviez mangé les mêmes choses. Cela vous rappelait qu’il y avait aussi des bons jours dans l’existence, quand tout paraissait aller mal.
Lorsqu’elle eut fini, Rachel sortit avec son écuelle et sa cuiller et s’approcha du cours d’eau. Elle les posa sur la rive moussue et s’enfonça dans les bois pour faire ses besoins. Elle regagna le cours d’eau et nettoya l’écuelle et la cuiller avec de l’eau et du sable, avant de les rapporter à l’intérieur. Jacob était réveillé, tenant le biberon pressé contre ses lèvres. Kephart était assis sur le lit, à côté du petit garçon.
« Il n’avait pas l’air d’avoir envie de vous attendre, alors je me suis dit que j’allais l’aider. »
Il s’attarda encore quelques instants, puis il sortit. Lorsque l’enfant eut fini son biberon, sa mère changea ses couches. La pièce lui paraissait douillette, mais elle se sentait gênée d’occuper la maison alors que Kephart restait dehors, et elle emporta son fils à l’extérieur. Elle s’assit sur les marches de la galerie après avoir posé le petit dans l’herbe. Kephart vint les rejoindre et s’installa sur la marche du haut. Rachel chercha quelque chose à dire pour lancer la conversation, dans l’espoir que cela l’empêcherait, en tout cas par instants, de penser à la veuve Jenkins et à ces gens qui auraient bien voulu les tuer aussi, Jacob et elle.
« Z’habitez ici tout le temps ? demanda-t-elle.
— Non, j’ai aussi un logis à Bryson City, répondit Kephart. Je viens me réfugier ici quand j’en ai assez d’être au milieu des gens. »
Il n’avait pas dit ces mots sur un ton hargneux, comme il aurait pu le faire s’il avait voulu la mettre mal à l’aise, pourtant ils incitèrent Rachel à se reprocher encore davantage de le déranger. Une demi-heure s’écoula sans qu’aucun des deux n’ajoute un mot. Puis Jacob se mit à grincher. Rachel vérifia que ses couches étaient sèches et le prit sur ses genoux, mais il continua de geindre.
« J’ai quelque chose dans l’appentis, qui va sûrement lui plaire », déclara Kephart.
Rachel le suivit derrière la maison. Il ouvrit la porte de l’appentis. À l’intérieur, deux renardeaux étaient blottis ensemble sur un lit de paille.
« Un prédateur a tué leur maman. Y en avait un troisième, mais il était trop faible pour survivre. »
Les petites bêtes se levèrent en couinant et s’approchèrent de Kephart qui les gratouilla derrière les oreilles, comme il l’aurait fait avec des chiots.
« Qu’est-ce vous y donnez à manger ? demanda Rachel.
— Maintenant, je leur donne mes restes. Les premiers jours, c’était du lait de vache au compte-gouttes. »
Jacob tendit la main vers les bébés et Rachel s’avança et s’agenouilla, tenant son fils par la taille.
« Faut les caresser tout doux, Jacob », dit-elle et elle prit la main de l’enfant pour la passer avec douceur sur la fourrure d’un des renardeaux. L’autre petit se rapprocha et pressa son nez noir contre la main de Jacob.
« Va bientôt être temps pour eux de sortir et de se débrouiller seuls, dit Kephart.
— Faut dire qu’y sont dodus et délurés, dit Rachel. On dirait que vous avez été un bon père.
— Ce serait bien la première fois », lança Kephart.
Au bout d’un moment, Rachel et Jacob regagnèrent la galerie et regardèrent l’après-midi s’installer dans le ravin. C’était le genre de journée que Rachel avait toujours adorée, au début de l’automne, ni chaude, ni froide, un ciel entièrement bleu, pas de nuages, pas de vent, les récoltes orgueilleusement mûres, les feuilles si joliment colorées, mais encore presque toutes sur les arbres — une journée si parfaite que la terre elle-même paraissait désolée de la voir passer, si bien qu’elle ralentissait sa rotation vers le soir pour laisser le jour s’attarder. Rachel tenta de se perdre dans cette pensée, d’en profiter pour vider son esprit et pendant quelques minutes, elle y parvint. Mais bien vite, elle se rappela la veuve Jenkins et, pour ce qui était du réconfort que lui apportait la journée, elle aurait pu être assise sous une averse de grêlons.
Bientôt, des flaques d’ombres se formèrent dans la cour et commencèrent à s’étaler. L’air se rafraîchit et une brise agita les branches les plus élevées. Rachel sentit un avant-goût de la saison froide. Kephart rentra dans la maison et le cliquetis de la machine à écrire se fit entendre, clic-clac, clic-clac. Quelques instants plus tard, comme pour répondre, le bruant jaune trouva un nouvel arbre, plus proche, sur lequel donner ses coups de bec. Le bruit de la machine parut apaiser Jacob, car il ne tarda pas à se faufiler sur les genoux de sa mère et à s’endormir.
En début de soirée, Rachel entendit des pas remonter le sentier. Le shérif déboucha dans la clairière, tenant dans sa main droite un carton un peu plus petit et moins profond qu’une boîte de cigares.
« J’ai apporté quelque chose pour lui, s’il se met à grincher, dit-il en tendant la boîte à Rachel. J’ai trouvé ça chez Scott, au magasin général. »
Elle posa la boîte, dont elle avait senti le contenu glisser et s’entrechoquer, entre son fils et elle. Puis elle souleva le couvercle et découvrit des billes.
« Scott a dit qu’y avait des œils-de-chat, des billes monochromes et des agates. Et aussi quelques billes métalliques pour tirer. »
Kephart, qui était sorti sur la terrasse, secoua la tête en souriant.
« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demanda McDowell.
— En général, faut être un peu plus grand pour jouer aux billes. »
Le shérif rougit.
« Bon, ben, il les aura pour plus tard.
— Regarde donc, Jacob », dit Rachel et elle souleva légèrement la boîte pour faire rouler et cliqueter les billes. L’enfant glissa la main à l’intérieur, souleva autant de billes qu’il pouvait en tenir et les laissa retomber dedans. Il en ramassa encore et recommença. Rachel ne le quittait pas des yeux, de peur qu’il n’en mette une dans sa bouche.
« Vaudrait mieux y aller, dit McDowell et il monta sur la galerie prendre le sac en tapisserie.
— Attendez », lança Kephart et il disparut dans la maison pour en ressortir avec une chaussette en laine grise. « Pour ranger des billes, il n’y a rien de mieux qu’une chaussette. »
Il s’agenouilla à côté de Jacob et la chaussette fut bientôt déformée par les billes. Il fit un nœud au-dessus du talon.
« Voilà. Comme ça, elles ne risquent pas de s’échapper comme elles le feraient sûrement avec cette boîte en carton. »
Rachel prit la chaussette qu’elle trouva plus lourde qu’elle ne s’y attendait, une bonne livre, au moins. Elle souleva Jacob d’un seul bras et lui tendit la chaussette qu’il serra contre lui comme une poupée.
« Merci de les avoir accueillis, dit McDowell.
— Ouais, merci beaucoup, dit Rachel. C’était vraiment très gentil. »
Kephart hocha la tête.
Ils quittèrent la cour et suivirent le sentier. Rachel jeta un coup d’œil en arrière et vit Kephart les regarder depuis sa galerie, le pot à confiture à la main. Il le porta lentement à ses lèvres.
« D’où il est, m’sieur Kephart ? demanda-t-elle, une fois qu’ils furent dans les bois.
— Du Middle West, répondit le shérif. De Saint Louis. »
Quand ils arrivèrent au bout du sentier, Rachel constata que la voiture de police avait été remplacée par une Ford Model T.
« Ce sera moins voyant, expliqua le shérif.
— J’ai des vêtements et des couches que pour deux jours, pas plus, dit Rachel tandis qu’ils sortaient de la gorge. On pourrait pas passer chez moi ? »
Le shérif ne répondit pas, mais au prochain embranchement, quelques miles plus loin, il prit la route de Colt Ridge. Il conduisait plus vite à présent et Rachel avait l’impression que la vitesse de la voiture l’aidait à penser plus vite elle aussi. Il s’était passé tellement de choses en si peu de temps qu’elle n’avait pas pu tout assimiler. Tant qu’elle était chez Kephart, elle avait eu l’impression que ce n’était pas tout à fait réel, mais tout d’un coup, ce qui était arrivé à a veuve Jenkins, ce qui aurait pu leur arriver, à son fils et à elle, lui fonça droit dessus et il lui sembla qu’elle courait devant une gigantesque vague. Je cours de toutes mes forces pour rester devant, se dit Rachel affolée, parce que si jamais la vague la rattrapait, elle n’était pas sûre de pouvoir en supporter le poids.
Ils se rangèrent à côté de la maison. Rachel posa son fils par terre près des marches de la galerie et le shérif ouvrit le coffre de la voiture.
« On va mettre ce dont vous avez besoin là-dedans, dit-il en suivant Rachel sur la galerie. Je vais vous aider à porter ce qu’il vous faut.
— Pensez qu’y se passera du temps avant qu’on revienne ici ?
— Sans doute. En tout cas, si vous voulez que ce petit soit en sûreté.
— Y a une malle dans la pièce de devant, dit Rachel. Si vous pouviez aller la chercher, moi, je m’occupe du reste. »
Rachel entra dans la maison qui lui parut, sans qu’elle sache trop pourquoi, avoir changé depuis la veille au soir. Plus petite et plus sombre, les fenêtres laissant passer moins de lumière. Rien n’avait été touché, à première vue, sinon l’échelle permettant d’accéder au grenier qui avait été mise debout. Ils ont dû croire qu’on était peut-être cachés là-haut, se dit-elle. Elle réunit ce dont elle avait besoin aussi vite qu’elle put, y compris la petite locomotive de Jacob. Tout en parcourant la maison pour remplir son sac, Rachel s’efforça de ne pas penser à ce qui aurait pu arriver.
« Je vais mettre ça dans la malle, dit le shérif quand elle ressortit. Occupez-vous du petit. »
Rachel s’agenouilla à côté de son fils. Elle lui prit la main et la pressa contre la terre. Son père lui avait appris qu’il y avait eu des Harmon en ce lieu avant même la guerre d’Indépendance.
« Oublie jamais comment est notre terre, Jacob », lui dit-elle et à son tour elle pressa la main contre le sol.
La porte de l’appentis était ouverte et une hirondelle des granges tomba soudain du ciel pour disparaître dans sa pénombre. Une houe était appuyée contre le mur de l’appentis, sa lame constellée de rouille, à côté d’un tas de sacs en toile pourris. Les yeux de Rachel se tournèrent vers le champ où on ne voyait plus que de la vergerette et de la camomille des chiens, au milieu des tiges de maïs d’hiver aussi mort que celui qui l’avait planté.
Ils remontèrent dans la voiture. En approchant de chez la veuve Jenkins, Rachel se rappela le berceau que son père avait fabriqué.
« J’ai quelque chose à prendre dans la maison de la veuve, dit-elle. Y en a pour une seconde. »
Le shérif s’arrêta à côté de la ferme.
« C’est quoi ?
— Un berceau.
— Je vais le chercher, dit-il.
— Mais non, je vais y aller, c’est pas lourd du tout.
— Non, insista le shérif, vaut mieux que ce soit moi. »
Soudain elle comprit. Tu serais entrée sans penser à rien et puis t’aurais vu le sang ou je sais pas quoi d’autre qu’y veut pas que tu voies, se dit-elle. Tout en regardant McDowell franchir le seuil, elle avait du mal à croire que la ferme était encore là, parce qu’un endroit où il s’était passé quelque chose d’aussi terrible ne devrait pas continuer d’exister. La terre même ne devrait pas le supporter.
Le shérif mit le berceau dans le coffre. Lorsqu’il remonta dans la voiture, il tendit à Rachel un sac en papier.
« On est loin d’être rendus, alors je vous ai acheté un hamburger et un Coca. J’ai juste soulevé la capsule, comme ça vous aurez pas besoin de décapsuleur.
— Merci, dit Rachel en posant le sac à côté d’elle, mais vous ?
— Ça va très bien », dit le shérif.
Rachel sentit l’odeur de la viande grillée et s’aperçut qu’elle avait de nouveau faim, malgré l’écuelle de haricots, le pain de maïs et le babeurre. Elle installa son fils plus confortablement sur ses genoux, puis elle déplia le papier sulfurisé, tout humide de graisse. La viande était encore chaude et juteuse et elle en détacha quelques morceaux pour Jacob. Elle sortit la bouteille de soda, pressa le pouce contre la capsule en métal et la sentit céder. Faut être vraiment gentil pour faire ça, se dit Rachel, rien que d’y avoir pensé, et d’avoir acheté les billes aussi. Quand elle eut fini, elle remit la bouteille et le papier gras dans le sac qu’elle posa à côté d’elle.
Ils contournèrent Asheville et franchirent le French Broad. Tout en contemplant fixement la rivière, Rachel se dit qu’elle devait penser à quelque chose qui ne la tracasse pas, et elle se mit à penser à la chambre du shérif ; on aurait su qu’il s’agissait d’une chambre d’homme tant pour ce qui n’y était pas que pour ce qui s’y trouvait : pas de tableaux ni de photos aux murs, pas de rideaux de dentelle à la fenêtre, pas de fleurs dans un vase. Sur la table de chevet, une pipe en coquillage et une blague à tabac en ficelle tressée, des lunettes à monture métallique et un canif à manche en nacre qu’il utilisait pour se curer les ongles. De l’autre côté de la pièce, sur la commode, un miroir devant lequel étaient posés un peigne en métal noir, un rasoir coupe-chou, avec son bol à savon et son blaireau. Sur la commode, une bible et l’almanach du fermier, ainsi que deux grands livres intitulés La Flore et la faune d’Amérique du Nord et Camper et connaître la forêt, tous bien alignés, comme dans une bibliothèque. Chaque objet paraissait avoir sa place, choisie et utilisée depuis déjà longtemps. C’était une chambre de solitaire.
Au bout d’un moment, ils passèrent devant un écriteau indiquant Comté de Madison. Tout autour d’eux, les montagnes étaient plus hautes et cachaient davantage le ciel.
« Où on va ? demanda Rachel.
— J’ai téléphoné à une de mes parentes, dit le shérif. C’est une femme d’un certain âge, qui vit toute seule. Elle a une chambre libre où vous pourrez vous installer.
— C’est votre tante ?
— Non, ce serait de la famille trop proche. C’est une cousine issue de germain.
— Où vit-elle ?
— Dans le Tennessee.
— S’appelle aussi McDowell ?
— Non, Sloan. Lena Sloan. »
À présent, ils roulaient vers l’ouest et la route montait régulièrement à l’assaut de montagnes où les dernières lueurs du jour soulignaient de rouge le haut des crêtes. Jacob se réveilla quelques instants, puis il pressa son nez contre le sein de sa mère et se rendormit. Il faisait tout à fait nuit quand Rachel et le shérif échangèrent de nouveau quelques mots.
« Z’avez pas essayé de les arrêter ?
— Non, répondit-il, mais je pense que j’aurai bientôt assez de preuves contre eux pour pouvoir le faire. Je vais demander l’aide du coroner de l’État, à Raleigh. Mais en attendant, il faut que vous restiez hors de leur portée.
— Comment z’avez su qu’ils allaient venir chez nous ?
— J’ai reçu un coup de téléphone.
— Hier soir ?
— Ouais.
— Et on vous a dit que Jacob était en danger, pas seulement moi ?
— Ouais, tous les deux.
— Et vous savez qui a téléphoné ?
— Joël Vaughn.
— Joël », répéta Rachel.
Elle se tut un bref instant.
« Mais alors, y vont le tuer, hein ? dit-elle doucement.
— Ils essaieront.
— Savez où il est ?
— Je l’ai emmené à Sylva cet après-midi, pour qu’il puisse sauter à bord d’un wagon de marchandises, répondit McDowell, un wagon qui passerait pas à proximité de Waynesville, ni d’Asheville.
— Où y va ?
— S’il suit mes conseils, aussi loin de ces montagnes qu’il pourra. »
Il y eut un faux plat, puis la descente commença. Au-dessous d’eux, dans le lointain, on voyait quelques grappes de lumières indistinctes. Rachel se rappela qu’un mois plus tôt, elle était restée assise chez elle devant l’âtre, où brûlait du charbon, et qu’elle avait écouté la respiration de Jacob, en se souvenant qu’après le départ de sa mère, quand elle avait cinq ans, il régnait une telle impression de vide dans la maison qu’elle supportait à peine de s’y trouver, parce que partout où elle regardait, elle voyait quelque chose qui lui rappelait que sa maman était partie. Même les choses les plus insignifiantes, par exemple une aiguille à coudre sur le dessus de la cheminée, ou bien une page cornée dans le catalogue Sears Roebuck. Et après la mort de son père, elle avait ressenti le même vide. Mais ce soir-là, un mois plus tôt, alors qu’elle écoutait la respiration de son fils, la maison lui avait paru plus pleine qu’elle ne l’avait été depuis bien longtemps. Et plus vivante aussi, un endroit où les vivants dominaient beaucoup plus que les morts ou les absents.
Mais maintenant, tout n’était que vide, la seule chose qui lui restait étant l’enfant endormi sur ses genoux. Elle songea à la veuve Jenkins et à Joël, qui s’en étaient allés à présent, eux aussi. Et une partie d’elle-même regrettait presque que Jacob ne soit pas parti en même temps, parce que alors tout serait tellement plus facile. S’il ne restait plus qu’elle, elle n’aurait même plus besoin d’avoir peur, parce que tout ce qu’ils pourraient lui prendre, c’était sa vie, laquelle n’était vraiment rien du tout après ce qui s’était passé. Elle songea au couteau de chasse dans sa malle et combien il serait facile de le cacher dans la poche de sa robe, puis d’attendre que la dernière lumière du camp se soit éteinte pour se diriger vers la maison des Pemberton.
Mais Jacob était vivant et il lui incombait de le protéger, puisqu’il n’y avait personne d’autre. C’était elle qui aurait peur pour lui et pour elle-même.
« On vient juste d’entrer dans le Tennessee, dit McDowell. Ils ne vous trouveront pas ici. Simplement, il ne faut plus utiliser votre vrai nom, ni emmener le petit avec vous quand vous irez en ville. Jamais.
— Mis à part les deux que vous m’avez dit, croyez qu’y a quelqu’un d’autre qui pourrait être à nos trousses ?
— Peut-être Pemberton, mais ça m’étonnerait. Et elle non plus, sans doute. Le plus probable, c’est que ce sera Galloway. »
Rachel regarda par la fenêtre.
« C’est la première fois que je suis dans un autre État.
— Ben, voilà une bonne chose de faite, dit le shérif. Mais ce n’est pas très différent, pourtant, pas vrai ?
— Pas ce que je vois, en tout cas. »
La route suivit une courbe et le shérif rétrograda. Il y eut une dernière montée, puis la route plongea de nouveau vers le bas, mais ils roulèrent pendant encore une demi-heure avant d’arriver dans une ville. La Ford tourna, franchit en cahotant une voie ferrée, puis passa devant une gare, avant de s’arrêter devant une petite maison blanche.
« Où on est ? demanda Rachel.
— À Kingsport. »