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Au moins, il y a des montagnes. Voilà ce que se dit Rachel en quittant la pension avec Jacob pour remonter Madison Street. Elle contourna une flaque d’eau. La pluie, qui n’avait pas cessé de la journée, continuait de tomber alors que le soir s’installait sur la ville. Une trouée au milieu des immeubles permit à Rachel d’entrevoir le sommet enneigé du Mont Rainier[14]. Elle s’attarda quelques instants, pour savourer le panorama comme on savoure une gorgée d’eau de source bien fraîche par une journée de canicule.

Elle se rappela la plate immensité du Middle West et tout particulièrement la gare de Kearney, dans le Nebraska, où ils avaient attendu deux heures pour changer de train. Elle avait emmené Jacob se promener le long de l’unique rue de la ville. Les maisons n’allaient pas bien loin et cédaient la place à des champs ininterrompus de blé et de maïs, déjà moissonnés, sous un vaste ciel. Un paysage où aucune montagne ne s’élevait pour vous offrir refuge et abri. Elle s’était demandé comment les gens pouvaient vivre dans un endroit pareil. Comment ne pas sentir que tout, absolument tout, même votre cœur, y était mis à nu ?

Elle se dirigea vers le café où, de cinq heures de l’après-midi à minuit, on la payait vingt cents de l’heure pour faire la plonge et essuyer les tables. M. et Mme Bjorkland l’autorisaient à déposer Jacob sur un édredon, dans un coin de la cuisine, et tous les soirs, la patronne lui donnait de solides rations de nourriture à emporter chez elle. Jour après jour, Rachel croisait dans la rue assez d’hommes et de femmes tout à fait démunis pour savoir à quel point elle avait de la chance d’avoir trouvé un travail, de ne pas être affamée, ni en haillons, d’autant que cela faisait à peine un mois qu’elle était arrivée à Seattle.

Un avertisseur de voiture la fit sursauter et elle sut que, dût-elle passer ici le restant de son existence, jamais elle ne s’habituerait à la bousculade de la vie citadine, à l’idée qu’il y avait toujours quelque chose qui allait ou venait et que ce quelque chose faisait toujours du bruit. Et pas un de ces bruits apaisants comme le murmure d’une rivière, ou la pluie sur un toit de tôle, ou l’appel d’une tourterelle, mais un tapage rude et désagréable, qui n’avait aucun rythme, auquel on ne pouvait pas adapter ses pensées. Sauf aux toutes premières lueurs du jour, avant que la ville ne s’éveille, dans toute sa crasse et son vacarme. Elle pouvait alors regarder les montagnes par la fenêtre et leur sérénité se répandait en elle, tel un baume cicatrisant.

Elle traversa la rue. De l’autre côté, un policier armé d’un bâton faisait sa ronde. Un peu plus loin, des hommes découragés formaient une longue file devant les locaux de l’Armée du Salut, attendant de pouvoir entrer et recevoir d’abord un bol de haricots et un morceau de pain, puis une paillasse souillée pour aller dormir au sous-sol de l’immeuble. En tête de file, une tignasse de boucles rousses lui tira l’œil. Rachel regarda plus attentivement et vit la grande carcasse dégingandée ; il ne portait plus sa casquette grise, mais il avait toujours sa veste à carreaux bleus et noirs. Elle prit Jacob dans ses bras et descendit la rue d’un pas rapide, mais quand elle arriva à la hauteur de la porte, il était déjà entré. Si c’était lui, car Rachel commençait déjà à douter de ce qu’avaient vu, ou cru voir, ses yeux. Elle songea à tenter de se frayer un chemin à l’intérieur, mais lorsqu’elle s’approcha, plusieurs des hommes dans la file d’attente la regardèrent fixement.

« La mission pour les femmes, c’est dans Pike Street », maugréa un individu qui avait perdu ses dents de devant.

Rachel regarda de l’autre côté de la rue, où se dressait le cinéma, et vérifia l’heure à la grande horloge placée au centre de l’auvent ; elle devait se remettre en route aussitôt si elle ne voulait pas être en retard. En rebroussant chemin le long du trottoir, en direction du café où elle travaillait, Rachel se dit qu’elle se faisait des idées. Devant le garage Esso, elle dut enjamber une flaque où l’essence et l’eau se mêlaient pour former un arc-en-ciel poisseux. La pluie s’intensifia et Rachel pressa le pas. Elle arriva au café juste au moment où le ciel parut s’ouvrir pour déverser un véritable déluge qui ne lui permettait même plus de voir l’autre côté de la rue.

« Donnez-moi donc Jacob, pendant que vous ôtez votre manteau », lui dit M. Bjorkland, en la voyant entrer.

M. Bjorkland et sa femme prononçaient le nom du petit garçon, de même que celui de sa mère, en insistant sur la première syllabe. Leurs noms sonnaient de façon plus douce ainsi et Rachel trouvait cette douceur normale chez les Bjorkland, car elle correspondait parfaitement à leur nature.

« Tenez, pour vous sécher un peu », dit Mme Bjorkland en posant une serviette sur l’épaule de Rachel.

Celle-ci passa dans la cuisine et mit son fils sur l’édredon. Elle ouvrit son sac et plaça la petite locomotive à côté de l’enfant. Au moment où elle allait refermer le sac, elle vit le papier plié où étaient inscrits un numéro de téléphone et une adresse. Elle le déplia et contempla la petite écriture précise, inattendue chez celui qui avait noté ces renseignements. Quel sentiment pouvait-on éprouver envers quelqu’un avec qui on n’avait passé que six ou sept heures dans toute sa vie ? se demanda-t-elle. On ne pouvait pas parler d’amour, mais Rachel savait bien que ce qu’elle éprouvait était plus fort que de la simple gratitude. Elle se rappela qu’elle avait appelé le numéro soir après soir, sans jamais obtenir de réponse, jusqu’au jour où l’opératrice avait fini par intervenir pour lui dire que la personne qu’elle cherchait à joindre était décédée. Elle garda le papier dans ses mains, un instant, puis le laissa tomber dans une poubelle. Elle se tourna vers Jacob. Quand je serai morte, se dit-elle, y restera quand même encore une personne au monde qui saura ce que le shérif McDowell a fait pour nous.

Elle changea son fils et lui donna un biberon qui lui glisserait bientôt des lèvres, elle le savait. Elle prit le tablier en toile accroché à son clou, contre le mur, et le noua autour de sa taille. Elle s’immobilisa un bref instant, pour mieux sentir la chaleur de la cuisine, où régnait une espèce de sérénité qu’elle comprenait. Un endroit sec et tiède, par une journée froide et pluvieuse, des odeurs de nourriture et la respiration lente et douce d’un enfant sur le point de s’endormir. Un havre de paix, se dit Rachel et, en évoquant ces mots, elle se rappela de quelle manière Mlle Stephens, dans la salle de classe, leur avait décrit Seattle, tout en indiquant du bout de sa règle l’extrémité la plus éloignée de la grande carte colorée.

M. Bjorkland poussa les portes battantes.

« Préparez votre eau de vaisselle, dit-il. Les samedis soir sont les pires, alors ce soir vous allez vraiment gagner votre argent. »

Il y eut un tintement de ferraille, tandis que le patron achevait de préparer sa cuisine pour les premières commandes. Rachel jeta un coup d’œil à son fils dont les yeux étaient déjà fermés. Il serait bientôt endormi, malgré le vacarme des marmites et des casseroles, les commandes hurlées à la cantonade et tout le tohu-bohu.