20

La maison avait besoin de réparations, de travaux qui auraient dû être faits au printemps, au début des beaux jours, mais son travail au camp et tout ce qu’elle faisait pour Jacob épuisaient tant Rachel qu’elle avait remis ces corvées pendant plusieurs mois. Cependant, en effeuillant jusqu’au mois de juin le calendrier de la cuisine, offert par le sirop laxatif Black Draught, elle se rendit compte que les réparations ne pouvaient plus attendre, donc le dimanche suivant, Jacob et elle ne descendirent pas jusqu’à Waynesville pour y prendre le train du camp. Elle enfila à son fils un des sarraus que la veuve Jenkins lui avait confectionnés, en utilisant des vêtements que Rachel avait trouvés dans la commode de son père. Puis elle mit la plus vieille de ses robes à petits carreaux.

Elle déposa Jacob dans l’herbe, avec la locomotive que Joël lui avait offerte pour Noël. Ensuite, elle appuya l’échelle indienne contre la maison. Les barreaux étaient fixés au deux montants de robinier par des liens en vachette, si bien que l’échelle grinçait chaque fois que Rachel montait d’un cran. Une fois sur le toit, elle chercha des yeux ce que son père lui avait appris à remarquer. Côté pignon, là où l’hiver passé, le soleil de l’après-midi avait fait fondre la glace de la nuit précédente, on pouvait voir au bord du toit des signes de pourriture. Elle empoigna la grande hache et répartit son poids entre ses deux mains.

Puis elle souleva l’outil avec précaution, afin de fendre le large rebord neuf, en se campant aussi solidement qu’elle le pouvait sur ses pieds. La hache était lourde et le devenait de plus en plus à chaque coup. Elle aurait d’affreuses courbatures le lendemain matin. Au bout de dix minutes, elle s’agenouilla pour se reposer et aperçut l’assemblage en demi-queue d’aronde du pignon, dont elle nota la précision. Son père avait bâti leur maison avec soin, veillant même à la situer au meilleur endroit, cherchant jusqu’à ce qu’il les ait trouvées une dalle de granit bien plate pour la cheminée et une source qui ne se tarirait pas, ce que les vieilles gens appelaient de l’eau qui dure. Il avait construit la maison avec des rondins de chêne blanc et des bardeaux en cèdre. Et ce qu’il avait fait de mieux, c’était de choisir une pente orientée vers l’ouest, si bien que le soleil leur arrivait plus tard, mais restait plus longtemps, jusqu’en début de soirée.

Rachel reprit sa hache. Elle avait les bras en plomb et ses paumes étaient criblées d’ampoules gonflées d’eau. Elle se dit qu’elle aurait bien aimé être à l’église, non seulement à cause de la camaraderie et des paroles du révérend Bolick, qui la réconfortaient, mais parce que c’était si reposant d’être assise là, sans rien d’autre à faire que de tenir Jacob sur ses genoux, et même pas tout le temps, puisque la veuve Jenkins le lui prenait toujours pendant une partie de l’office. Encore sept longs jours avant de pouvoir y retourner, songea-t-elle.

Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle eut fini le travail, puis elle redescendit et s’assit à côté de son fils. Elle regarda attentivement la maison, tandis que le soleil apparaissait enfin au-dessus de la ligne des crêtes vers l’est, absorbant les dernières ombres du matin. Les joints entre les rondins étaient abîmés par endroits, laissant même parfois passer de fins rais de lumière. Ce qui n’était pas étonnant dans une maison en bois, où il y avait toujours un peu de jeu après un long hiver de gel et de dégel. Rachel s’en fut dans l’appentis où elle trouva des truelles et un seau naguère utilisé pour nourrir les animaux. Elle ramassa du vieux crottin de cheval, puis de la boue à un endroit où l’eau suintait du sol au-dessous de la source, elle mélangea le tout pour obtenir la consistance d’une pâte à pain de maïs, lourdeur et grumeaux compris. Puis elle tendit une des truelles à Jacob.

« Tiens, le moment, il viendra p’têtre où t’auras besoin de savoir faire ça, lui dit-elle. Alors regarde-moi faire. »

Elle plongea sa truelle dans le seau et déposa plusieurs petits tas du contenu sur une planche. Tenant la planche dans sa main gauche, elle lissa une certaine quantité d’enduit entre les rondins, comme elle aurait pu appliquer un onguent.

« Fais-moi voir un peu comment que tu t’y prends. »

Elle enveloppa la main du petit dans la sienne, l’aida à plonger sa truelle dans le seau et à en ressortir un peu d’enduit en équilibre sur le bout de sa lame.

« Et maintenant, étale-moi ça », dit Rachel en guidant la main de l’enfant vers un espace entre deux rondins.

Au bout d’un certain temps, il fut midi, l’heure du déjeuner, et Rachel s’interrompit pour rentrer dans la maison. Elle fit une panade pour Jacob, en mélangeant du lait et du pain de maïs. Elle-même mangea un morceau de pain, mais ne but que de l’eau. Le pain de maïs avait toujours meilleur goût avec du lait et elle espérait bien au printemps prochain avoir assez d’argent pour acheter une vache, ce qui leur permettrait, à Jacob et à elle, d’avoir autant de lait qu’ils en voudraient. Cela lui semblait possible, parce que la boîte de café sur l’étagère du haut, dans le placard à provisions, se remplissait lentement, principalement de pièces de vingt-cinq, dix et cinq cents, mais aussi de quelques billets d’un dollar. Et elle avait maintenant huit grands pots de miel sur ses étagères, dont elle pourrait vendre la moitié à M. Scott.

Une fois que Jacob eut fini de manger, ils ressortirent. Rachel installa le petit garçon juste à côté de la maison, où il était abrité du soleil, et remonta en haut de l’échelle pour colmater les rondins les plus élevés. De temps à autre, elle scrutait l’horizon à l’ouest pour guetter des nuages chargés de pluie, parce que les changements dans l’hygrométrie risquaient de faire grainer l’enduit. Pendant ce temps, au-dessous d’elle, Jacob, tout content, étalait son enduit sur le bois plutôt que dans les interstices. Une bécasse croula, dans les bois situés derrière la maison, et peu après une bande de chardonnerets jaunes traversa le ciel, confirmant que l’été n’allait plus tarder.

Une heure passa et les couches de Jacob devaient être mouillées, mais il ne faisait pas d’histoires, si bien que Rachel décida de continuer et de réparer la cheminée. Les vents violents de l’hiver avaient délogé quatre des grandes pierres plates. L’une d’elles gisait, fracassée, juste à côté de la clôture. Rachel alla prendre dans l’appentis un sac en toile qu’elle plaça près des trois pierres restées intactes, avant de descendre à la rivière en chercher une quatrième. Elle en trouva une qui lui convenait, à côté d’une mare ombragée, une pierre dont la rugosité était adoucie par des lichens verts qui se détachaient sous forme de pellicule, comme une vieille peinture. Des penstémons égayaient le bord de l’eau et Rachel huma l’odeur de leurs fleurs, qui rappelait celle des gaulthéries ; c’était une des plus agréables par une journée chaude, parce qu’on avait l’impression que ce parfum diffusait sa fraîcheur jusqu’au fond des poumons. Pendant quelques instants, elle s’attarda. Elle se pencha sur la mare où elle vit d’abord son propre reflet, puis au-dessous des têtards qui filaient à travers le fond sablonneux du petit cours d’eau comme des larmes noires. C’était le genre de phénomène dans lequel on pouvait lire une prédiction, Rachel le savait, mais elle préféra en voir une dans les fleurs de penstémons qui, comme elle, avaient survécu à ce rude hiver. Elle ramassa la pierre et regagna la maison.

Jetant le sac en toile par-dessus son épaule, elle grimpa à l’échelle qu’elle tenait d’une main, puis se pencha en avant pour traverser le toit jusqu’à la cheminée. Disposer les pierres était un peu comme de compléter un puzzle, car il fallait trouver celle qui s’adapterait le mieux à chacune des cavités de la cheminée. Une fois qu’elle eut enfin mis en place la dernière pierre, la cheminée reprit son aspect accoutumé.

Avant de quitter le toit, Rachel se tourna vers l’ouest. Son regard se porta vers l’horizon, en direction des montagnes plus hautes qui s’élevaient à l’endroit où la Caroline du Nord devenait le Tennessee. Elle songea à la carte dans la salle de classe de Mlle Stephens ; ce n’était pas le jour où Joël s’était montré si insolent, quand ils étaient en sixième année, mais beaucoup plus tôt, quelques mois seulement après le départ de sa mère. Mlle Stephens se tenait à côté de la carte dont les différentes couleurs évoquaient une courtepointe. Le premier État qu’elle leur avait montré était la Caroline du Nord, tout en longueur et en étroitesse, comme une enclume, à l’intérieur de laquelle tout était vert. Et pour la petite Rachel de six ans, la chose avait paru logique, puisque même quand l’hiver était venu, il y avait les buissons de houx, les conifères et les rhododendrons, sans parler des guirlandes vertes du gui dans les arbres sans feuilles. Mais quand Mlle Stephens était passée au Tennessee, Rachel avait trouvé sa couleur rouge incongrue. Lorsque son père lui montrait les montagnes qui se trouvaient dans le Tennessee, elles étaient invariablement bleues. Sauf au coucher du soleil, lorsqu’elles se teintaient de rouge. C’était peut-être pour ça, s’était-elle dit, pendant que Mlle Stephens continuait de leur indiquer différents États.

Elle inspecta une dernière fois la cheminée, puis redescendit de l’échelle. Une fois par terre, elle prit Jacob dans ses bras et passa quelques instants à contempler la maison.

« Bon, ça devrait nous permettre de tenir un autre hiver », dit-elle et au moment où elle allait rentrer, elle aperçut la veuve Jenkins sur la route, toujours en costume du dimanche, tenant dans sa main noueuse un panier couvert d’un torchon.

Rachel s’avança au-devant d’elle, tandis que Jacob agitait déjà la main.

« Je m’ai dit que t’allais travailler si dur pendant ton jour de congé que je ferais bien de te faire à souper, dit la vieille femme en montrant son panier. Y a des gombos au lard, là-dedans, et puis de l’hominy[10].

Ce que vous êtes gentille ! dit Rachel. Ouais, c’était pas facile. »

La veuve leva les yeux vers le toit et la cheminée et les examina un moment.

« T’as drôlement bien travaillé, dit-elle. Même ton papa aurait pas fait mieux. »

Elles allèrent s’installer sur la galerie couverte. Rachel s’assit sur les marches, mais la vieille femme posa le panier sur le sol, sans s’asseoir.

« Bon, tout ça, y restera assez chaud sous le torchon pour me laisser le temps de faire câlin un moment avec ce petit coquin, dit la veuve en prenant Jacob dans ses bras et en le faisant sauter jusqu’à ce qu’il éclate de rire. Vu la vitesse qu’y grandit, mes vieux bras auront plus la force de faire ça bien longtemps. »

Elle donna un dernier long baiser au petit avant de le rendre à sa mère.

« Allez, vaut mieux que je file et que je te laisse manger un morceau et te reposer.

— Nan, restez avec nous un petit moment, dit Rachel. J’aimerais bien un peu de compagnie.

— Bon, d’accord, mais juste quelques minutes. »

Le soleil était désormais assez bas pour qu’il fasse plus frais et la première brise de la journée vint balayer les plus hautes branches du chêne blanc. Le crapaud qui vivait au-dessus de la source émit ses premiers coassements un peu hésitants. Rachel savait que les sauterelles et les grillons ne tarderaient pas à faire chorus. Autant de bruits apaisants et réguliers qui l’aidaient toujours à s’endormir, même si elle n’en aurait pas besoin ce soir.

« Joël Vaughn a demandé pourquoi t’étais pas venue aux prières, ce soir, annonça la veuve Jenkins. L’avait peur que tu soyes souffrante, ou alors le petit. J’y ai dit que t’avais des travaux qu’avaient besoin d’être faits. »

La vieille femme se tut un moment, regardant droit devant elle, comme si elle observait quelque chose dans les bois, au-delà de la grange.

« Le voilà devenu un rudement beau gars, tu trouves pas ?

— Ouais, répondit Rachel, ouais, c’est vrai.

— Moi, je trouve que c’est l’amoureux qu’y te faudrait », ajouta la veuve.

C’était le genre de remarque qui d’ordinaire aurait fait rougir Rachel jusqu’à la racine des cheveux, mais pourtant, cette fois, il n’en fut rien. Elle déplaça légèrement Jacob, assis sur ses genoux, lissa du bout des doigts le duvet qui lui poussait sur la nuque.

« Je commence à me dire que nous autres, les Harmon, on est vraiment pas faits pour les histoires d’amour, dit Rachel. C’était vrai pour P’pa et M’man et vrai aussi pour moi.

— Ma foi, t’es encore bien assez jeunette pour avoir une bonne surprise, protesta la veuve, et je crois bien qu’un jour ou l’autre, tu l’auras. »

Pendant quelques instants, aucune des deux ne parla.

« Vous savez où elle est allée, ma mère, quand elle est partie ? P’pa, l’a jamais voulu me le dire quand j’y demandais.

— Nan, je sais pas, dit la vieille. Ton papa, y l’avait rencontrée en Alabama, quand l’était soldat. P’têtre qu’elle est retournée là-bas, mais j’en suis pas sûre. La seule fois que ton papa m’en a parlé, il m’a dit que ta maman, elle y avait pas dit du tout où qu’elle partait. Tout ce qu’elle y avait dit, c’était que la vie était trop dure ici, dans nos montagnes.

— Comment ça, dure ?

— Ben, à cause de la terre de votre ferme qu’était si rocailleuse et si pentue, et puis les longs hivers et la solitude. Mais l’a dit que le pire, c’était cette montagne qui bloquait le soleil. L’a dit que de vivre dans cette combe, c’était comme de vivre au fond d’une mine de charbon.

— Et elle a voulu m’emmener avec elle ?

— Oh, pour ça ouais, l’a essayé ! L’a dit à ton papa que s’il t’aimait vraiment, y te laisserait partir, pasque t’aurais une meilleure vie, si tu partais d’ici. Et y a beaucoup de gens qu’ont blâmé ton papa, de pas avoir voulu. Y z’ont dit la même chose qu’elle, que s’il t’avait vraiment aimée, y t’aurait laissée partir. Y pensaient que l’avait refusé rien que pour faire enrager ta mère. »

La veuve Jenkins retira ses lunettes et les frotta sur sa jupe noire. C’était la première fois que Rachel la voyait sans ses besicles. Les yeux de la vieille femme, qu’elle avait toujours crus globuleux, parurent reprendre un aspect normal. Jamais sa voisine ne lui avait semblé aussi jeune qu’à ce moment-là — ses iris, d’ordinaire brouillés par les épaisses lentilles, étaient d’un bleu vif, bordés de longs cils ; ses hautes pommettes et ses joues étaient plus lisses que lorsqu’elles devaient supporter le poids des montures dorées. Elle a eu mon âge, un jour, se dit Rachel avec une espèce d’étonnement.

« Pourquoi qu’elle a voulu me garder, à votre avis ? demanda-t-elle.

— J’aime pas dire du mal des morts, répondit la vieille femme au bout d’un moment. Tout ce que je peux dire, c’est que l’était coléreux et rancunier par-dessus le marché, comme tous les Harmon que j’ai pu connaître. Ton grand-papa était pareil. Mais y t’aimait, ton père. Pour ça, j’ai jamais eu aucun doute et tu dois pas en avoir non plus. Et je vais te dire une autre chose que je pense, moi. C’est qu’y fallait pas t’emmener loin de nos montagnes, pasque t’es née ici et que nos montagnes, elles font partie de toi. Nulle part ailleurs, tu te sentiras chez toi. »

La veuve Jenkins remit ses lunettes. Elle se tourna vers Rachel et sourit.

« Mais c’est p’têtre juste une sotte idée de vieille bonne femme — cette histoire de montagnes. Qu’est-ce t’en dis, toi ?

— J’en sais rien. Comment que je saurais, puisque je les ai jamais quittées ?

— Ma foi, moi non plus, jamais, mais t’es jeune et de nos jours, les jeunes ont la bougeotte, dit la vieille femme en se remettant péniblement debout, alors si jamais t’as l’occasion de le savoir, faudra que tu me le dises. »

Elle se pencha pour ébouriffer les cheveux de Jacob.

« Je te verrai demain matin, mon petit bout. »

Une fois qu’elle fut repartie, Rachel s’attarda encore quelques instants sur la galerie. Le soleil avait disparu derrière la montagne à présent et la combe parut s’enfoncer un peu plus profondément dans la terre, comme un animal pourrait se faire un nid dans des feuilles, avant de s’endormir. Et pendant tout ce temps, les ombres de plus en plus épaisses donnaient l’impression que la montagne s’affaissait sur elle-même. Rachel chercha à s’imaginer comment le paysage avait pu apparaître à sa mère, jour après jour, mais c’était impossible, parce qu’au lieu de se sentir emmurée, elle se sentait abritée, comme si les montagnes étaient de gigantesques mains, à la fois dures et douces, qui s’arrondissaient en conque autour de vous, pour vous protéger et vous réconforter, comme devaient le faire, dans son idée, les mains de Dieu. Elle se dit que la veuve Jenkins avait sans doute raison et qu’il fallait être née ici.

Elle se leva, en tenant Jacob dans ses bras.

« L’est temps de manger notre souper », dit-elle au petit garçon.