37

Le lendemain matin, Pemberton se réveilla avec la pire gueule de bois de sa vie. Il était tôt, mais le peu de lumière qui filtrait par la fenêtre lui piquait les yeux. Il avait l’impression que sa langue avait été saupoudrée d’une poussière infâme qui s’était liquéfiée dans son estomac. Le soir précédent lui revint en mémoire sous la forme d’une série d’images floues qui passaient devant lui comme des wagons de marchandises venus décharger un matériel dont il ne voulait pas.

Serena dormant encore, il se tourna sur le côté et ferma les yeux, mais sans pouvoir retrouver le sommeil. Il attendit et s’il ne vit pas le soleil éclairer lentement la chambre, il le sentit. Au bout de quelque temps, Serena bougea à côté de lui, sa hanche nue effleurant la sienne. Pemberton n’arriva pas à se rappeler s’ils avaient fait l’amour la veille au soir, ni même comment il était revenu jusqu’à leur chambre. Il se tourna et contempla sa femme d’un regard larmoyant.

« Je te demande pardon, dit-il.

— De quoi ?

— D’avoir trop bu hier soir.

— C’était ton anniversaire et tu l’as fêté à ta manière, répondit-elle. Ce n’est pas un crime.

— Oui, mais ça nous a peut-être coûté un ou deux investisseurs.

— Penses-tu. Les bénéfices ont plus d’importance que le savoir-vivre. »

Elle s’assit dans le lit. Le drap retomba et il vit son long dos mince et le creux léger de la taille au-dessus de la rondeur des hanches. Elle était tournée vers la fenêtre et le soleil chatoyant du matin venait éclairer son profil. La lumière était assez vive pour faire ciller les yeux injectés de sang de Pemberton, mais il ne détourna pas le regard. Il se demanda comment il avait pu croire que la moindre chose comptait en dehors d’elle. Il tendit la main et retint sa femme par le poignet au moment où elle allait quitter le lit.

« Pas encore », dit-il à mi-voix.

Pemberton se glissa vers elle pour passer son autre bras autour de la taille de Serena. Il pressa son visage contre le creux de ses reins, ferma les yeux et inspira son odeur.

« Il faut que tu te lèves, dit Serena en se dégageant et en quittant le lit.

— Pourquoi ? s’étonna-t-il, en écarquillant les yeux. C’est dimanche.

— Galloway a demandé que tu sois prêt pour onze heures, répondit-elle, en enfilant sa culotte de cheval et sa veste. Ton puma t’attend.

— Bigre, j’avais oublié », dit Pemberton et lentement, il s’assit ; la pièce oscilla quelques instants, puis s’immobilisa.

Il se leva, toujours sonné, et s’approcha de la penderie. Il prit son pantalon de coutil et des chaussettes en laine sur l’étagère, puis il cueillit sa veste de chasse sur son cintre. Il lança le tout sur le lit, avant d’aller chercher ses grosses bottes lacées dans le placard du vestibule, et il revint s’asseoir à côté de Serena qui était en train d’enfiler ses bottes. Il ferma les yeux, s’efforçant de refouler le mal de tête que la lumière croissante intensifiait.

« Et toi, tu seras bien ici toute seule ? demanda-t-il, les yeux toujours fermés.

— Oui. Tout ce que j’ai à faire est de veiller à ce qu’on charge sur un wagon plate-forme ce qui reste dans la cuisine et le magasin. Mais d’abord, je vais aller me promener avec l’aigle, notre dernière chasse avant de partir d’ici. »

Elle se leva, en regardant vers la porte.

« Il faut que j’y aille. »

Pemberton lui prit la main et la retint un instant.

« Merci pour le fusil et pour la fête d’anniversaire.

Il n’y a pas de quoi, répondit-elle en retirant sa main. J’espère que tu vas trouver ta panthère, Pemberton. »

Après le départ de sa femme, il songea à se rendre à la cantine pour y prendre son petit déjeuner, mais son estomac manquait de vaillance. Il s’habilla, sans enfiler ses bottes, et se rallongea sur le lit, fermant les yeux. Juste une minute, se dit-il, mais il ne se réveilla qu’en entendant Galloway frapper à la porte.

Pemberton lui cria qu’il en avait pour dix minutes et passa dans la salle de bains. Il emplit le lavabo d’eau froide et y plongea la tête entière, la gardant submergée aussi longtemps qu’il le put. Il se releva et répéta la manœuvre. L’eau froide le requinqua un peu. Il se sécha, passa un peigne dans ses cheveux, les lissant soigneusement contre son crâne, puis il se brossa les dents afin de dissiper l’odeur nauséabonde de son propre souffle. Il dénicha un flacon d’aspirine dans l’armoire à pharmacie, sortit deux cachets et mit le flacon dans sa poche. Au moment où il allait faire demi-tour pour quitter la pièce, il s’aperçut dans le miroir. Ses yeux étaient injectés de sang et sa pâleur n’était pas belle à voir, mais le seul fait d’être debout et capable de bouger était en soi un exploit, compte tenu de l’état dans lequel il se trouvait au réveil. Pemberton prit sa veste sur le lit et passa dans la pièce de devant, où le fusil neuf était posé sur le dessus de la cheminée. Il ne se rappelait pas l’y avoir mis la veille au soir, ni avoir reçu la boîte de balles de calibre 35 posée à côté.

« Paraît que z’avez passé une sacrée soirée », dit Galloway en le voyant s’avancer sur la galerie couverte, le visage grimaçant sous le ciel pur et sans nuages.

Pemberton feignit de ne pas avoir entendu et dirigea plutôt son attention vers la camionnette de Frizzell, garée devant le magasin. Le photographe avait planté son trépied sur la voie ferrée débarrassée de ses rails, à l’endroit où se trouvait naguère le treuil de téléphérage ; son objectif n’était pas braqué sur un bûcheron vivant ou mort, mais sur la vallée dévastée. Frizzell lui-même était blotti sous son drap noir et ne paraissait pas se rendre compte que Serena, chevauchant l’arabe avec l’aigle perchée sur le pommeau de la selle, marchait droit vers lui.

« Qu’est-ce qu’il fout ici, celui-là ? demanda Pemberton.

— J’en sais rien, mais on dirait que votre dame va y demander, dit Galloway, en levant les yeux vers le ciel. Faudrait p’t’être y aller. On est déjà pas en avance.

— Filez donc chercher la voiture, dit Pemberton en lui tendant le fusil et la boîte de cartouches. Je vais d’abord voir ce qui se passe. »

Pemberton se dirigea vers le magasin, au moment où Frizzell sortait de sous son drap noir en clignant des yeux comme s’il s’éveillait, pour se mettre à parler avec Serena. Pemberton passa devant le bureau, désormais vide et privé de ses fenêtres qui avaient été récupérées pour le nouveau camp. La porte était entrouverte et le vent avait déjà fait glisser quelques feuilles mortes à l’intérieur.

« Il paraît que monsieur le ministre Albright a commandé une photographie du paysage dévasté par nos soins, annonça Serena à son mari lorsqu’il la rejoignit. Encore une nouvelle manière de justifier son parc national.

— Ces terres nous appartiennent jusqu’à la semaine prochaine, lança Pemberton au photographe. Votre présence ici est illégale.

— Mais, la dame vient juste de me dire que je suis libre de prendre tous les clichés que je veux, protesta Frizzell.

— Mais oui, Pemberton, pourquoi pas ? dit Serena. Moi, je suis très contente de ce que nous avons fait ici. Pas toi ?

— Si, répondit Pemberton, mais je trouve qu’en guise de dédommagement, M. Frizzell devrait nous offrir une photographie. »

Le photographe fronça les sourcils, surpris.

« De ça ? demanda-t-il en indiquant la vallée de la main.

— Non, une photographie de nous deux, répondit Pemberton.

— Je croyais avoir clairement exprimé ma pensée là-dessus au château des Vanderbilt, dit Serena.

— Pas un portrait, une simple photo. »

Elle ne répondit pas.

« Allez, fais-moi plaisir, juste pour cette fois, dit Pemberton. Nous n’avons pas une seule photo de nous deux ensemble. Dis-toi que c’est un dernier cadeau d’anniversaire. »

Pendant quelques instants, elle resta silencieuse. Puis sa physionomie parut se détendre, non pas en s’adoucissant, mais en prenant une expression dans laquelle Pemberton crut d’abord lire de la résignation, puis en y regardant mieux, de la tristesse. Il se rappela les photographies qu’elle avait laissées brûler dans sa maison du Colorado et il se demanda si, tout en niant farouchement le moindre attachement au passé, elle ne regrettait pas au fond de son cœur tous ces souvenirs.

« Bon, très bien, Pemberton. »

Frizzell glissa le négatif du dernier cliché qu’il venait de rendre dans son étui métallique et en installa un autre dans appareil.

« Il nous faudrait un fond moins lugubre, dit-il, aussi je vais être obligé de déplacer mon appareil.

— Mais non, dit Pemberton, ce fond-là nous convient parfaitement. Comme vous l’a dit Mme Pemberton, nous sommes très contents de ce que nous avons fait ici.

— Très bien, dit Frizzell, puis il se tourna vers Serena : Mais vous n’allez quand même pas rester à cheval, si ?

— Eh bien, si, justement, répondit-elle.

— Sapristi, s’écria-t-il exaspéré, si le cliché est flou, c’est à vous qu’il faudra vous en prendre. »

Il disparut de nouveau sous son drap et prit la photographie. Ensuite, il commença à ranger son équipement, tandis que Galloway appuyait avec insistance sur le klaxon de la voiture.

« J’enverrai un de mes hommes chercher le portrait à Waynesville demain, dit Pemberton en s’attardant auprès de sa femme.

— Il faut que tu y ailles », dit Serena.

Elle se pencha sur sa selle et pressa la main contre la joue de son mari. Pemberton la prit et y appuya ses lèvres un instant.

« Je t’aime », dit-il.

Serena acquiesça, puis se détourna. Elle partit en direction de Noland Mountain, les sabots de son cheval soulevant des petits nuages noirs aux endroits où les cendres ne s’étaient pas encore dispersées. Pemberton la suivit des yeux quelques instants, puis marcha jusqu’à la voiture, mais il s’arrêta un moment avant d’ouvrir la porte côté passager.

« Qu’est-ce qu’y a ? demanda Galloway.

— J’essaie juste de me rappeler si j’ai tout ce dont je peux avoir besoin.

— Ouais, j’ai pris de quoi manger pour nous deux, dit Galloway. Et j’ai votre couteau aussi. Votre dame m’a dit d’aller le chercher. L’est dans mon sac en toile. »

En quittant le camp, Pemberton jeta un coup d’œil à la baraque de Galloway, un peu plus haut, une des rares qui n’ait pas encore été emportée jusqu’au nouveau camp. La vieille femme n’était pas installée sur la galerie, sans doute était-elle à l’intérieur, assise à la table. Il sourit en repensant à sa prophétie et à la façon dont ils s’étaient tous laissé berner par son petit numéro. Ils roulèrent vers le nord, Galloway se servant de son moignon pour maintenir le volant chaque fois qu’il changeait de vitesse. Pemberton ferma les yeux et attendit que l’aspirine atténue sa migraine.

Au bout de quelque temps, la Ford ralentit et tourna. Pemberton ouvrit les yeux. Ils étaient au milieu des arbres. Ils descendirent en canotant dans la trouée d’Ivy Gap, une large bande de terrain privé, directement à l’est du domaine réservé au parc. La voiture franchit un pont en bois et les vibrations ranimèrent le mal de tête de Pemberton.

« Nom d’un chien, faites donc renforcer la suspension de cette guimbarde, grogna-t-il. Ou alors, roulez moins vite.

— Ça va p’têtre arranger votre gueule de bois », répondit Galloway en faisant une embardée pour éviter une dénivellation.

Ils passèrent devant un champ de maïs moissonné, où se dressait un épouvantail, les bras grands ouverts, comme pour déplorer son abandon. Un couple de tourterelles s’éleva d’entre les débris de tiges et de spathes, puis redescendit se poser. Pemberton savait que certains chasseurs leur tiraient dessus, mais il ne comprenait pas quel plaisir on pouvait éprouver à tuer une bête à peine plus grosse que le projectile avec lequel on l’abattait. Le bois s’épaissit jusqu’au moment où la route semblait non pas s’achever, mais renoncer à aller plus loin, cédant la place à des petits chênes et à des touffes de laîche. Galloway s’immobilisa et tira sur le frein à main.

« Va falloir finir à pied. »

Ils descendirent et Galloway attrapa un sac en toile sur le siège arrière. Pemberton prit son fusil et ouvrit la boîte de cartouches ; il en saisit une poignée qu’il fourra dans une des poches de sa veste. Galloway mit le sac sur son épaule.

«  Rien d’autre ? demanda Pemberton.

— Non, dit Galloway, en s’engageant sur le vague soupçon de route que l’on discernait encore. Tout ce qu’on a besoin est dans le sac.

— Vous avez les clefs de la voiture.

— Ouais, ouais, je les ai, dit Galloway en tapotant la poche droite de son pantalon.

— Donnez-moi mon couteau. »

Galloway ouvrit le sac et tendit le couteau à Pemberton.

«  Où est l’étui ?

— Je dirais qu’il est resté dans le tiroir », répondit Galloway.

Pemberton pesta entre ses dents et fourra le couteau dans la poche de sa veste.

Les deux hommes s’enfoncèrent plus profondément dans le goulet, traversant un petit marécage autour d’une source, puis un mince cours d’eau. Ils passèrent ensuite dans un bois de tulipiers dont les feuilles jaunes, récemment tombées, paraient le sol d’un lumineux éclat doré. Le terrain dévala une dernière pente abrupte et ils pénétrèrent dans la clairière, où les touffes de laîche donnaient au paysage ouvert un lustre lui permettant de rivaliser avec les arbres qui l’entouraient. Un daim gisait au milieu, mais il n’en restait plus guère que quelques lambeaux de fourrure et des os. Galloway ouvrit son sac d’où il sortit une douzaine d’épis de maïs qu’il disposa en cercle, comme pour enfermer la carcasse. Pemberton se demanda s’il cherchait à reproduire une cérémonie primitive, un rite appris des chasseurs cherokees ou hérité au contraire des anciens habitants d’Albion. C’était le genre d’énigme qui avait fasciné Buchanan.

« La panthère a pas laissé grand-chose de ce daim, pas vrai ? nota Galloway.

— Oui, on dirait.

— Je pensais bien que ce serait le cas », dit Galloway, en sortant un couteau à cran d’arrêt de sa poche droite.

Il gagna la lisière de la prairie, où un drap de lit était suspendu à une branche de cornouiller, les quatre coins noués ensemble de façon à contenir un objet pesant à l’intérieur. Méthodiquement il fit jaillir la lame, puis il trancha le drap.

Un faon mort dégringola sur le sol. Galloway empoigna une des pattes de derrière et traîna l’animal jusqu’au centre de la clairière pour l’allonger à côté de l’autre carcasse.

« Comme ça, même si notre maïs attire pas de cerfs, le gros chat aura quelque chose à se mettre sous la dent », dit-il, puis il indiqua un endroit, à mi-hauteur de la crête la plus éloignée, où un affleurement de granit sortait de la pente comme un énorme poing. « Y a un endroit plat sur ce très gros rocher, où y a même une grotte qui s’enfonce dans le roc sacrément loin, du côté le plus proche. De là, pourrez voir la clairière entière et c’est assez haut pour que la panthère sente pas votre odeur. Quand le soir tombera, un ou deux cerfs devraient venir grignoter nos épis et le chat, y sera pas loin derrière. »

Pemberton considéra la crête d’un air de doute. Il n’y avait pas de chemin pour monter, rien d’autre que du laurier des montagnes et de la roche.

« Il y a un sentier ?

— Non, y aura guère que celui qu’on fera nous-mêmes en montant, dit Galloway. Le laurier des montagnes recouvre tout tellement vite que c’est tout juste si on a le temps de voir ses propres empreintes quand on se retourne.

— Il n’y a pas d’accès plus facile ?

— Moi, j’en connais pas d’autre, répondit Galloway. Je peux monter votre fusil dans le creux de mon bras, si vous voulez. Ça vous facilitera p’têtre les choses.

— Je porte mon arme moi-même, merci », rétorqua Pemberton.

Galloway s’enfonça au milieu du laurier des montagnes. Il s’y trouva bientôt enfoui jusqu’à la poitrine. Pemberton le suivit, tenant le fusil juste au-dessous de la détente, le canon vers le ciel, de façon que seule la crosse soit effleurée par les buissons. Galloway piétinait les entrelacs de plantes, sans même regarder où il mettait les pieds. Assez vite, les buissons se raréfièrent à mesure que la pente devenait plus abrupte. Ils avaient le soleil dans le dos et la chaleur de l’astre frappait droit sur la crête. Dans les bois, la tenue de chasse de Pemberton n’avait pas été inconfortable, mais en ce lieu où ne poussaient guère que quelques conifères atrophiés, il n’y avait pas un pouce d’ombre. Ils crapahutèrent autour du rocher, large comme une grange. La couche de terre était friable, érodée par le granit qui formait le cœur de la montagne entière, comme Pemberton s’en apercevait soudain. Galloway avançait à pas mesurés, déviant parfois sa trajectoire de quelques mètres, afin de trouver le meilleur appui possible. Le souffle de Pemberton commença à lui manquer. Quand il dut s’arrêter pour reprendre haleine, Galloway jeta un regard en arrière.

« Quand on est pas né natif de cet air un peu chiche, on s’essouffle pour un oui pour un non. »

Ils firent une pause d’une ou deux minutes dans l’ombre de l’affleurement. Galloway étudia la saillie rocheuse et pointa le doigt à sa droite.

« Y me semble que j’étais passé de ce côté-là, à l’automne. »

Il fit quelques pas en crabe et sortit en biais de l’ombre du rocher, sans rien d’autre que le granit sous le pied. Dans les derniers mètres, Pemberton dut se pencher en avant et se servir de sa main libre pour éviter de glisser. Le granit était chaud au toucher. La pensée qu’il pourrait bien s’agir d’un autre tour que lui jouait Serena lui traversa l’esprit. Lorsqu’ils eurent presque atteint le niveau du rocher en saillie, Galloway obliqua de quelques pas vers la droite et s’arrêta à un endroit où une source formait un bassin naturel. Le montagnard s’assit au bord de l’eau et posa son sac à côté de lui. Pemberton s’assit à son tour et s’efforça de maîtriser sa respiration. Au-dessous d’eux se déroulait la prairie entière, avec au-delà, vers l’ouest, Sterling Mountain qui bornait le territoire du parc. Galloway tira deux sandwichs de son sac, déplia le papier qui les enveloppait et en inspecta un.

« Celui-là est à la dinde, dit-il en tendant l’autre à Pemberton. Votre dame m’a dit que vous préférez le bœuf dans vos sandwichs. Elle a demandé au cuistot de pas vous pleurer la moutarde. »

Pemberton se mit à manger. Le sandwich n’était pas très bon, il y avait trop de moutarde et le pain avait un goût de moisi, mais en dépit de sa gueule de bois, il s’aperçut que la marche et l’escalade jusqu’au bassin lui avaient creusé l’appétit. Il termina le sandwich, plongea les mains dans le bassin et but, plutôt pour chasser le goût du sandwich qu’il avait encore dans la bouche que parce qu’il avait soif.

« Cette source là-haut donne de l’eau froide même par les jours de canicule, dit Galloway. Z’en trouverez pas de plus douce.

— C’est sûr qu’elle a meilleur goût que ce foutu sandwich.

— Oh, c’est vraiment dommage qu’il vous a pas plu, s’écria Galloway d’un ton faussement désolé, surtout après que votre dame s’est donné le mal de le faire faire exprès pour vous. »

Pemberton remit les mains dans l’eau et but une autre rasade. Le sandwich lui pesait déjà sur l’estomac et il espérait que l’eau froide arrangerait les choses.

Le soleil leur tapait droit dessus et le granit recueillait la chaleur de ce milieu d’après-midi, qui restait prise au piège dans ses creux. Pemberton bâilla et fut tenté de faire une courte sieste, mais soudain il fut pris de crampes d’estomac, suivies de nausées. Il songea à tout ce qu’il avait bu la veille au soir et regretta encore une fois de ne pas avoir été plus raisonnable.

Il consulta sa montre. Près de trois heures. Galloway ouvrit son sac et en sortit une carotte de tabac et son couteau, dont il débloqua le cran d’arrêt en posant le pied sur le manche et en libérant la lame avec le pouce et l’index. Puis il mit la carotte sur son genou, ramassa le couteau et enfonça lentement la lame dans le tabac. Il remit le plus gros morceau dans le sac, referma le couteau et le rangea à son tour. Chaque opération était exécutée avec la solennité et la précision d’un rite.

« Vaudrait mieux aller prendre votre position sur le plat », dit Galloway.

Pemberton étudia le rocher.

« Comment faire pour monter jusque-là ?

— Montez sur ce rocher plus petit, dit Galloway en le lui indiquant de la main. Et puis coincez un de vos pieds dans cette fente juste au-dessus.

— Et puis ?

— Ensuite, faudra y aller à la force des bras. Empoignez le rebord de la main gauche, lancez votre jambe et hissez-vous comme ça viendra. C’est plat comme une crêpe là-haut, alors vous risquez pas de basculer. »

Pemberton scruta l’extrémité la plus éloignée de la prairie, s’attendant à déceler quelque part l’éclair d’une paire de jumelles. Il se tourna vers Galloway qui examinait son morceau de tabac comme s’il cherchait à y découvrir un défaut.

« S’il s’agit d’une blague manigancée par Mme Pemberton... »

Galloway regarda Pemberton droit dans les yeux. Il porta à sa bouche son morceau de tabac noir et le coinça derrière ses molaires, tout au fond, à l’aide de son index. Quand ce fut fait, il répondit.

« C’est pas une blague. »

Galloway balaya de la main quelques débris de tabac de son pantalon en denim, mais sans faire mine de se lever. Il contempla la source, comme s’il cherchait quelque chose.

« Moi, si j’étais vous, je m’occuperais de me hisser là-haut, dit-il. Y en a plus pour longtemps avant que la prairie se retrouve à l’ombre. Et dès qu’elle y sera, la panthère sortira du parc. »

Galloway projeta dans le bassin un jet de salive brune, teintée par le tabac, et se mit debout.

« Quand vous serez là-haut, je vous tendrai votre fusil. Ça sera plus facile comme ça. »

Pemberton regarda le rocher, cherchant à visualiser comment il placerait ses pieds et ses mains. Il n’y avait aucun autre moyen d’accès, semblait-il. Il confia son fusil à Galloway et grimpa sur le plus petit des deux rochers, puis il leva la main gauche pour agripper le rebord. Il fit peser tout son poids sur cet endroit, pour s’assurer de sa solidité, puis il enfonça la pointe de sa botte dans l’interstice. Tout en levant l’autre pied, il plaça sa main droite à côté de la gauche. Il prit une profonde inspiration, envoya sa jambe droite par-dessus la saillie rocheuse et roula sur la surface plate, en écartant les bras, si bien qu’il ne fit qu’un tour avant de se retrouver face au ciel.

Une espèce de bourdonnement emplit l’air et Pemberton crut d’abord qu’il avait dérangé un nid de frelons. Il sentit une brûlure au mollet et leva la tête juste à temps pour voir un serpent à sonnettes se lover sur lui-même. Trois autres serpents étaient tapis à moins d’un pas de l’endroit où il avait atterri et faisaient retentir l’avertissement de leurs sonnettes. L’un d’eux se jeta en avant et Pemberton sentit ses crochets s’enfoncer dans sa botte, y rester coincés un instant, puis se libérer. Presque aussitôt, il bascula par-dessus le bord du rocher, retombant d’abord sur le rocher plus petit qui lui avait servi de point d’appui, puis sur le sol avant de glisser et de rouler le long de la pente. Il freina un instant sa chute en se cramponnant à un arbuste, mais les racines cédèrent sous son poids, s’arrachant à la mince couche de terre, et il reprit sa dégringolade jusqu’à ce qu’il soit arrivé en terrain plat, où il fut arrêté par les lauriers des montagnes.

Pemberton resta immobile, sachant que son corps allait vite lui dire quels étaient les dégâts. Sa cheville gauche lui faisait affreusement mal et un coup d’œil à l’angle étrange qu’elle formait avec sa jambe lui suffit pour deviner qu’elle était cassée. Il avait aussi deux, sinon trois côtes pour le moins fêlées. Son couteau de chasse avait ouvert une profonde entaille dans son bras. Au moment où il se disait qu’il n’y avait rien de mortel, le venin qui courait dans ses veines se fit sentir et pas seulement dans la jambe. Il sentait aussi le poison dans sa bouche, même s’il ne comprenait pas comment la chose était possible.

Il leva les yeux et un instant il eut la sensation de tomber de la terre en direction du ciel. Il les ferma aussitôt et quand il les rouvrit, il sentit sous lui la terre bien ferme. Il leva le bras et vit que le sang coulait toujours. Mais au moins, ce n’est pas une artère, se dit-il. Il sortit un mouchoir de sa poche arrière et le pressa contre l’entaille. Le tissu fut vite saturé, si bien qu’il sortit une paire de chaussettes en laine de la poche de sa veste et les pressa contre sa blessure. Les chaussettes furent bientôt imbibées à leur tour, mais lorsqu’il les écarta de la plaie, le sang coulait nettement moins.

Il toucha la poche de sa veste d’une main hésitante. Le couteau s’y trouvait toujours, mais sa lame s’était enfoncée dans la doublure jusqu’à la garde. Pemberton mit la main droite dans sa poche et couvrit de sa paume le manche en os d’élan. La solidité de l’objet lui parut rassurante et il le serra avec force.

Un long moment s’écoula avant que Galloway ne redescende la pente pour venir s’arrêter à côté de lui. Le montagnard paraissait disposé à le contempler sans rien faire pendant le reste de l’après-midi. Pemberton lâcha son couteau et parvint à se mettre en position assise.

« Vous avez l’air aussi amoché qu’on peut l’être, nota Galloway, et on dirait bien que vous avez perdu beaucoup de sang.

— Aidez-moi à me relever », dit Pemberton en lui tendant le bras.

Galloway le hissa sur ses pieds, mais dès que Pemberton fut debout, le venin qu’il avait dans la jambe et sa cheville cassée lui interdirent de se maintenir à la verticale sans être soutenu. Galloway lui passa le bras autour de la taille.

« Essayons de regagner la prairie. »

Ils traversèrent tant bien que mal les lauriers des montagnes et passèrent en terrain dégagé, où Galloway put le faire asseoir au milieu de la laîche.

« J’ai été mordu par un serpent à sonnettes », annonça Pemberton.

Il releva la jambe droite de son pantalon. Juste au-dessus de la botte, deux petits trous perçaient la peau et autour de ces deux traces la chair était déjà tuméfiée et striée de rouge. Le goût du venin s’attardait dans sa bouche, tandis que la transpiration paraissait suinter de chacun des pores de sa peau. Il commença à sentir des fourmis dans ses doigts et ses orteils et il se demanda si c’était aussi dû à la morsure du serpent. Galloway s’accroupit à côté de lui et examina les traces de près.

Pemberton tira son couteau de sa poche et fendit la jambe de son pantalon de la cuisse jusqu’au revers. Le tissu tomba de part et d’autre comme une peau morte.

« Ça servira à rien, dit Galloway. Le poison, il l’est déjà passé dans vos veines.

— Je vais peut-être pouvoir en faire sortir un peu », dit Pemberton et il pressa la pointe de la lame contre une des deux morsures.

Galloway posa sa main sur la main qui tenait le couteau.

« Laissez-moi faire. Je l’ai déjà fait. »

Pemberton lui laissa le couteau et Galloway écarta la lame de la jambe. Il étudia la blessure, puis il la sonda à la pointe du couteau.

« Coupez donc, nom d’un chien », grogna Pemberton.

À sa façon méthodique, Galloway traça un X en travers de la morsure, en enfonçant profondément la pointe. Trop profondément, au goût de Pemberton.

« Il vous a pas raté, ce putain de serpent, dit Galloway en retirant la lame de la chair de Pemberton. Y a des fois où ils mordent sans cracher, mais celui-là, il vous a mis toute la sauce. »

Les deux hommes contemplèrent la jambe qui de minute en minute paraissait plus enflée et plus rouge. Pemberton se rappela que la jambe de Jenkins était devenue noire et avait dégagé une odeur fétide. Mais il était nettement plus costaud que Jenkins, ce qui devait contribuer à diluer un peu le venin. Pour la première fois depuis qu’il avait aperçu le serpent sur le rocher plat, Pemberton comprit à quel point la situation aurait pu être dangereuse. S’il avait roulé sur les autres serpents ou s’il ne s’était pas raccroché à l’arbuste en tombant, il pourrait être mourant, sinon déjà mort. Il eut soudain une conscience aiguë de la vie qui l’habitait, comme la fois où il avait survécu au couteau de chasse d’Harmon et celle où il avait réchappé des griffes et des dents de l’ours. Et surtout comme la nuit où Serena et lui s’étaient serrés l’un contre l’autre en regardant leur maison en flammes. Malgré la douleur qui lui tordait le ventre, la jambe, le bras, il éprouvait une profonde euphorie.

Galloway essuya la lame du couteau sur son sac, posa le couteau sur la toile et s’accroupit. Pemberton savait qu’on disait parfois qu’il fallait faire sortir le venin en l’aspirant, mais il voulait bien être pendu s’il laissait Galloway poser sa bouche pourrie sur sa personne. Il préféra presser de toutes ses forces la peau autour des deux morsures pour faire couler le plus de sang possible. Il retira le lacet en cuir des œillets de sa botte et l’attacha bien serré au-dessus du genou. Même sans lacet, le pied droit était si gonflé qu’il eut le plus grand mal à retirer sa botte. Lorsqu’il eut finalement libéré son pied, il enleva aussi sa chaussette. Il toucha son pied et la peau lui parut prête à se fendre comme celle d’un fruit blet. Et son estomac était aussi lourd que s’il avait avalé une bouteille d’eau de chaux. Galloway était accroupi à deux pas, ne quittant pas Pemberton des yeux, attentif à ses moindres gestes.

« Je ne pourrai absolument pas sortir d’ici par mes propres moyens, dit Pemberton et il sentit un frisson lui parcourir le corps.

— Et moi, je pourrais pas vous porter, même si je voulais », déclara Galloway.

Les tempes de Pemberton étaient aussi douloureuses que si elles avaient été comprimées par une pince en métal. Le goût du poison s’intensifia et il sentit un spasme lui tordre l’estomac.

« Saloperie d’estomac, haleta-t-il, avant de se taire un instant. Je n’aurais jamais cru qu’une morsure de serpent pouvait déclencher un truc pareil.

— C’est pas la morsure, dit Galloway. À mon avis, c’est votre sandwich qui vous tourmente les entrailles. »

Il prononça ces mots sans regarder Pemberton. Il avait le regard tourné vers l’ouest, en direction du parc.

«  Vous allez rester un bon moment dans cette prairie.

— Où est mon fusil ?

— Je crois que je l’ai laissé là-haut, près du rocher », dit Galloway.

Pemberton lâcha un juron.

« Retournez à la voiture et tâchez de trouver un téléphone, dit-il d’une voix assourdie, tandis qu’une nouvelle vague de douleur le submergeait. Appelez Bowden et dites-lui d’aller chercher un médecin et de l’amener ici. Et puis filez au camp et tâchez de trouver Serena. Elle vous dira quoi faire. »

Dans un premier temps, Galloway ne répondit rien. Il s’approcha de son sac en toile dans lequel il fourra le couteau de chasse, puis prenant le sac dans ses doigts, il l’enfila dans sa ceinture et fit un nœud. Il s’y prit avec tant d’adresse qu’il parut exécuter toute cette manipulation d’un seul geste.

« C’est déjà fait, dit-il alors ; enfin, je veux dire qu’elle m’a déjà dit quoi faire. Et c’est pour ça que je vais vous laisser ici. »

Pendant quelques instants, Pemberton ne comprit pas. Son ventre fut tordu par une telle douleur qu’il l’empoigna à deux mains et que ses ongles percèrent la peau comme pour tenter d’extirper la source même de sa souffrance. Il fut secoué par un violent frisson et la douleur reflua, mais pour revenir presque aussitôt toujours aussi forte. Il fut pris de vertiges, crut qu’il allait s’évanouir et se demanda si ce n’était pas dû autant au fait qu’il avait perdu beaucoup de sang qu’au venin du serpent.

« Ça doit être le sandwich que votre dame a fait exprès pour vous, continua Galloway. Elle a mis de la mort aux rats dans la moutarde et puis l’a ajouté un peu de ce vert de Scheele pour masquer l’amertume. J’y ai demandé qu’est-ce qui se passerait si vous sentiez le goût du poison, mais elle a dit que les hommes, y remarquaient jamais rien d’autre que ce qu’ils avaient sous le nez. Faut croire qu’elle avait raison. »

Galloway se tut et essuya un filet de jus de chique qui lui coulait le long du menton. Pemberton sentit du sang dans sa bouche et sut que ses gencives saignaient. Il en cracha un eu pour pouvoir parler, mais Galloway ne lui en laissa pas le temps.

« M’a dit de vous dire qu’elle avait cru que vous étiez le seul homme assez fort et assez pur pour être son égal, mais qu’en cherchant à sauver la vie de ce gosse, vous aviez bien montré que c’était pas vrai. »

Pemberton ferma les yeux un court instant et s’efforça de concentrer son attention, malgré la douleur. Il chercha à comprendre ce que lui disait Galloway, mais c’était trop difficile. Il tenta de s’accrocher à une chose.

« Comment a-t-elle su ?

— M’man l’y avait dit le jour où je suis allé à Kingsport, mais votre dame, elle l’a pas crue. C’est le shérif McDowell qu’y a ouvert les yeux. Le jour où je suis allé le voir en prison. Il m’a même dit la somme exacte en dollars que vous lui aviez filée, comme ça votre dame a pu contrôler sur le livre des comptes et savoir qu’il mentait pas.

— Il ne l’a dit qu’à vous ? Pas à Bowden ?

— Peuh, le Bowden, y s’est taillé en courant par la porte de derrière avant même que je commence à le cuisiner pour de bon, McDowell. L’avait besoin de gerber. Et il est revenu que quand j’ai eu fini.

— McDowell a dit que j’avais donné de l’argent pour l’enfant, répéta Pemberton. Il pensait que ça lui sauverait la vie ?

Mais non, répondit Galloway en secouant la tête, les sourcils froncés. L’a su ce qui l’attendait à la seconde où il m’a vu entrer dans sa cellule. L’a su aussitôt qu’il était mort. »

Pemberton regarda Galloway dans les yeux et sut à son tour qu’il voyait le même regard inexpressif qu’avait vu McDowell.

« Et il savait où ils se sont réfugiés, McDowell ?

— Ouais, je crois bien, dit Galloway, en tout cas, y savait où qu’ils sont allés après Knoxville.

— Mais il ne vous l’a pas dit ?

— Bah, je savais bien que McDowell dirait jamais où ils étaient. Pourtant, j’y en ai fait voir des belles, allez, assez pour que n’importe qui d’autre balance sa propre mère, mais lui, l’a rien craché. »

Galloway se tut et gratta l’extrémité de son moignon, puis il devint songeur.

« Y méritait mieux que ce qu’y est arrivé, ce pauvre McDowell. L’a vécu et l’est mort comme y pensait juste. Si fallait recommencer, je vous jure que j’aimerais mieux l’avoir tué tout de suite. »

Galloway sortit la chique de sa bouche et l’examina un instant avant de la jeter en direction des lauriers des montagnes. Pemberton ferma les yeux, de toutes ses forces. Il avait plus de mal à trouver ses mots à présent, le passage aisé de la pensée glissant du cerveau à la langue était bloqué. Il forma une phrase et la retint un instant dans son esprit, afin de la laisser se clarifier.

« Pourquoi est-ce que McDowell vous a dit que je l’avais aidé ?

— Moi, je dirais qu’il a vu un bon moyen de faire crever au moins un de vous deux, dit Galloway. Et je crois bien qu’il avait raison. »

Pemberton se tut quelques instants. Il pensa à l’enfant dans le bureau du shérif et tenta de se rappeler autre chose que ces yeux bruns au regard intense. Il revit les cheveux du petit garçon. Ils n’étaient pas blonds, mais foncés, comme les siens.

« Alors l’enfant est en sécurité.

— Maman, elle dit qu’ouais, lui et la fille Harmon, tous les deux, mais c’est tout ce qu’elle peut me dire. Ils sont partis si loin qu’elle peut plus les voir dans sa tête. La piste, l’est plus froide que le cul d’un puisatier. »

Galloway cessa de parler et sa physionomie parut exprimer quelque chose qui ressemblait presque à du regret. Il leva son moignon pour essuyer une goutte de sueur qui perlait à son front. Il s’approcha et s’agenouilla à côté de Pemberton. Il sortit son couteau à cran d’arrêt de sa poche et libéra la lame avec l’espèce de lenteur délibérée qu’il aurait pu mettre à défaire un nœud. La lame prit sa place avec un déclic.

« Votre dame a dit qu’elle voulait pas que je vous fais souffrir plus qu’y fallait, déclara-t-il, mais moi, je peux pas vous tuer vite, après tout ce que j’ai fait au shérif. Ça me pèserait sur la conscience. »

Le couteau s’abattit, fendant la poche du pantalon de Pemberton, libérant du même coup la pièce d’or de vingt dollars. Galloway la ramassa par terre.

« Mais ça, je le prends, dit-il en la mettant dans sa poche. Je crois que je l’ai bien gagné.

— Il y a vraiment une panthère ? demanda Pemberton.

— Vous le saurez pour de bon d’ici quelques heures, répondit Galloway en indiquant le parc d’un signe de tête. Le gros chat arrivera par cette crête, là-bas, et y passera à gauche du rocher en surplomb. Y sentira votre sang et aura vite fait de descendre vous rendre visite. »

Galloway empoigna son sac et le jeta par-dessus son épaule. Il se dirigea vers l’autre côté de la prairie, du même pas traînant qu’un peu plus tôt. Je me rappellerai cette lenteur désinvolte, se dit Pemberton, je me la rappellerai au moment même où je le tuerai. Galloway s’arrêta et se retourna.

« Ah, et puis y a encore une autre chose qu’elle voulait que je vous dise, votre dame. Votre cercueil, elle m’a dit de vous dire qu’elle le commanderait spécial à Birmingham, en Alabama. Elle a dit qu’elle vous devait bien ça. »

Au bout de quelques minutes, Galloway pénétra dans les bois. Pemberton l’aperçut de façon intermittente entre les arbres et le vit un peu plus tard suivre le chemin qui passait par-dessus la crête. Et puis il disparut.

Pemberton porta la main à la chaîne en or à laquelle était accrochée sa montre. Il tira jusqu’à ce que la montre soit sortie. Lorsque le boîtier d’or s’ouvrit, deux demi-lunes de verre tombèrent au sol, mais la montre fonctionnait toujours. Les aiguilles indiquaient le trois et le six. Pemberton suivit la marche presque imperceptible de la grande aiguille autour du cadran en direction du sept. Il la fixa avec autant d’intensité qu’il le put, en se disant que s’il voyait le temps passer, cela changerait tout, sans qu’il sache comment.

Mais la douleur était trop forte pour lui permettre de se concentrer plus de quelques secondes. À présent sa jambe entière était gonflée, la douleur sans répit jusqu’à la hanche. Les muscles furent soudain pris de spasmes, comme si le membre tout entier cherchait frénétiquement à se débarrasser du venin. Pemberton se mit à vomir et il s’en réjouit, pensant que cela lui permettrait d’expulser une partie du poison, mais lorsqu’il regarda ce qu’il venait de rejeter sur le sol, il vit qu’il n’y avait que du sang. Ses côtes et sa cheville lui faisaient mal aussi, mais elles n’étaient qu’anecdotiques, de même que sa soif. Il allait être obligé de tenir le coup contre le poison encore quelques heures et dès qu’il serait un peu libéré de ses effets, il se traînerait hors de ce ravin.

Il se tourna de manière à être face à l’ouest. Il s’efforça de songer à autre chose qu’à la douleur. Il étudia les Smokies qui se déployaient en direction du Tennessee. Combien de millions de pieds-planches de bois utilisable y avait-il dans ces montagnes ? Il fut repris de nausées et le sol se teinta de nouveau de rouge lorsqu’il vomit. Il avait dans la bouche un goût de cuivre et il songea aux filons de cuivre et aux cours d’eau sur le lit desquels gisaient des pierres précieuses à l’intérieur de ces montagnes. Il songea tout spécialement à Cade’s Cove, où il restait encore des forêts primaires de tulipiers. L’air qu’avaient chanté les bûcherons au sujet de la grande montagne en sucre candi lui revint en tête et s’y attarda quelques instants avant de disparaître.

Pemberton s’évanouit et quand il revint à lui, le jour déclinait. Le soleil s’appuyait sur la crête et des ombres sortaient des bois pour s’allonger en travers de la prairie. Pemberton sentit l’odeur de sa jambe dont la peau était à présent d’un rouge flamboyant du genou aux orteils. Le membre était au bord de la nécrose, il serait bientôt noir et putréfié. Pemberton savait qu’il allait perdre cette jambe, mais ça ne faisait rien. Il pourrait passer ses journées de travail à cheval, comme le faisait Serena.

Sa vue se brouilla et chaque respiration lui coûtait un effort. Il décida qu’il était temps de se mettre en route à travers la prairie. Il allait remonter le sentier aussi loin qu’il le pourrait avant qu’il ne fasse tout à fait nuit, puis il se reposerait jusqu’à l’aube. Ils avaient franchi un cours d’eau à peu près à mi-descente. Il pourrait y boire suffisamment pour tenir le coup jusqu’au bout du chemin.

Il pressa ses deux mains contre le sol et se traîna en avant de quelques pouces. La cheville cassée se fit de nouveau sentir et il dut poser la tête par terre pendant une minute. Il voulut repartir, mais quand il bougea, il sentit le monde céder sous lui, comme s’il cherchait à lui échapper. Il empoigna un buisson de laîche et s’y cramponna. Il se rappela l’après-midi où il avait suivi la voiture de police de McDowell jusqu’à la bifurcation en direction du Deep Creek. Il se revit, assis dans la Packard, la main sur le levier de changement de vitesse, en train de se dire, un court instant, que c’était comme de serrer dans son poing le monde entier.

Au bout d’une demi-heure, Pemberton était au centre de la prairie. Il se reposa et tenta de reprendre un peu de forces. C’était la seule façon, se dit-il, non pas tant de survivre que de montrer à Serena qu’il était en fin de compte assez fort, digne d’elle. S’il parvenait simplement à regagner le camp, alors tout pourrait redevenir comme avant.

Les ombres s’amassèrent au-dessus de lui. Sa jambe pourrissante était aussi lourde à traîner qu’une grume et il s’imagina combien il se sentirait léger et libre, si elle n’était plus là. S’il avait encore son couteau, il la trancherait séance tenante, se dit-il, il la laisserait là et poursuivrait son chemin. Il fut pris de nausées, mais aucun fluide ne monta jusqu’à sa gorge. Le monde frémit, s’efforçant encore une fois de lui échapper. Il saisit une nouvelle poignée de laîche et la serra.

Lorsqu’il reprit conscience, c’était le crépuscule. Un cri semblable à celui d’un bébé lui arriva du bord de la prairie. Jacob, se dit-il, il est en sécurité, il vit toujours. Il leva la tête en direction du bruit, mais sa vision s’était enfoncée dans une partie si profonde de son être qu’aucune lumière ne pouvait y pénétrer. Quelques instants plus tard, il entendit quelque chose effleurer la laîche, s’avançant résolument vers lui et il sut soudain, il sut avec plus de certitude qu’il ne l’avait jamais su, que Serena était venue le chercher. Il se rappela la soirée à Boston, où Mme Lowell les avait présentés l’un à l’autre, où Serena avait souri et tendu la main pour prendre la sienne. Un nouveau départ, maintenant comme alors. Pemberton n’était plus capable de voir, ni de parler, mais il ouvrit la main et lâcha le buisson de laîche, lâcha la terre elle-même en attendant de sentir la main ferme et calleuse de Serena serrer la sienne.