26

En milieu de matinée, le shérif arriva au camp dans sa voiture. Il entra dans le bureau sans frapper. Pemberton se dit qu’il faisait preuve de son insolence coutumière et se rappela que c’était Wilkie qui avait conseillé que le shérif conserve ses fonctions, lorsque le camp avait ouvert ses portes. Les gens du coin seront rassérénés de voir un des leurs occuper ce poste, avait-il fait valoir. Pemberton n’offrit pas de siège à McDowell qui ne manifestait d’ailleurs aucune envie de s’asseoir. Pemberton se ressentait encore des effets du whiskey ; non seulement il souffrait d’une gueule de bois, mais en plus il n’avait pas tout à fait dessaoulé.

« Tiens, tiens, qu’est-ce qui peut bien justifier une visite en personne au lieu d’un simple coup de téléphone ? demanda-t-il sans lever les yeux des factures empilées sur son bureau. J’ai trop à faire pour m’occuper de gens que je n’ai même pas invités. »

McDowell ne répondit que lorsque son silence eut obligé Pemberton à lever de nouveau la tête vers lui.

« Y a eu un meurtre en haut de la crête de Colt Ridge, hier soir. »

Les yeux du shérif remarquèrent la surprise de Pemberton. Le seul bruit dans la pièce était le tic-tac de la pendule Franklin sur la crédence. Pemberton eut soudain l’impression que ce bruit augmentait de volume. Certains fils rompus par l’alcool se rebranchèrent. Il sentit un glissement s’opérer à l’intérieur de lui, un glissement léger, mais indéniable, un peu comme la faible torsion d’un bouton de porte permet à celle-ci de s’ouvrir.

«  Meurtre, dit-il.

— Ouais, meurtre, répéta le shérif en insistant sur le mot. Un seul meurtre. Celui d’Adeline Jenkins, une veuve âgée qui a jamais fait de mal à personne. On lui a tranché la gorge. De gauche à droite, ce qui permet de savoir que le meurtrier était gaucher.

— Pourquoi me racontez-vous tout ça, shérif ?

— Parce que les coupables ont même pas jugé bon de contourner la flaque de sang sur le sol. J’ai trouvé les empreintes de deux paires de bottes différentes. D’abord, un simple godillot qui a rien de particulier, sinon qu’il est de petite taille pour un homme, mais l’autre, en revanche, c’est un soulier assez inusité. Pointu du bout, pas du tout ce qu’on peut acheter par ici. À en juger par la taille et la forme, je dirais qu’il s’agit d’une femme. Il me reste plus qu’à trouver les bottes en question et ma présence ici devrait suffire à vous faire comprendre que je sais où chercher.

— Si j’étais vous, je serais prudent dans mes accusations, dit Pemberton. Je ne sais pas du tout qui est cette dénommée Jenkins. Elle ne travaille pas pour moi.

— Votre femme et son homme de main ont dû penser qu’elle pourrait leur dire où se trouvaient la petite Harmon et son fils. Voilà ce que je pense. Ils ont commencé par se rendre jusqu’à la maison de la fille. Ce matin la porte était grande ouverte et pourtant, j’ai de bonnes raisons de savoir qu’elle avait été fermée à clef hier au soir. Et y avait des mégots autour de la grange. La seule chose que j’ignore, c’est à qui ils en voulaient. »

McDowell marqua un temps.

« Alors, c’était à qui, à l’enfant ou à la mère ? Ou bien aux deux ?

— La fille Harmon et son petit, dit Pemberton. Et vous me dites qu’ils sont sains et saufs.

— Demandez donc à votre femme.

— Ce n’est pas la peine, dit Pemberton d’un ton moins assuré qu’il ne l’aurait voulu. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais elle n’a rien à voir là-dedans. N’importe quel vagabond descendu d’un train aurait pu tuer cette vieille. S’il vous faut un suspect, vous feriez mieux d’aller le chercher à la gare. »

McDowell contempla le plancher quelques instants, comme s’il étudiait le grain du bois. Puis il releva lentement les yeux pour fixer son regard droit dans celui de Pemberton.

« Vous croyez vraiment que vous pouvez tout vous permettre, vous autres ? demanda-t-il. Je suis allé jusqu’à Asheville la semaine dernière et j’en ai appris un peu plus long sur l’assassinat du Dr Cheney. Il y avait au moins cinq blessures susceptibles de causer sa mort, entraînant toutes une agonie prolongée. Campbell, au moins, a été tué vite, à ce que me dit le shérif de Nashville. De même que Harris.

— Harris est tombé et s’est cassé le cou, lança Pemberton. Votre propre coroner a dit que c’était un accident.

— C’est votre coroner, pas le mien, rétorqua McDowell. C’est pas moi qui lui file son chèque tous les mois. »

L’uniforme du shérif était froissé, comme s’il avait dormi avec la nuit précédente. Il parut soudain en prendre conscience et rentra un peu mieux les pans de sa chemise dans son pantalon. Lorsqu’il leva les yeux, ses traits étaient pincés par une grimace d’exécration.

« Je peux rien faire pour Campbell, ni pour Cheney, ni pour Harris, mais je vous jure bien que je ferai quelque chose pour l’assassinat d’une pauvre vieille et que je laisserai pas tuer une mère et son enfant ! cracha McDowell, avant d’ajouter plus posément : Même si cet enfant est le vôtre. »

Pendant quelques instants, aucun des deux hommes ne parla. Le shérif écarta les doigts et les passa dans ses cheveux qu’il n’avait manifestement pas peignés ce matin-là, révélant quelques mèches grises que Pemberton n’avait jamais remarquées auparavant. Puis il posa la main contre le côté droit de son visage. Il se frotta le front comme s’il l’avait cogné contre un chambranle de porte ou un cadre de fenêtre. Puis la main retomba le long de la jambe de McDowell.

« Quand avez-vous vu le petit pour la dernière fois ?

— En janvier, répondit Pemberton.

— C’est incroyable ce qu’il peut vous ressembler. Les mêmes yeux, la même couleur de cheveux. »

De la tête, Pemberton indiqua une facture sur son bureau.

« J’ai du travail, shérif.

— Où est votre femme ?

— Elle est sortie avec les équipes d’abattage.

— À quelle distance d’ici ?

— Je n’en sais rien, répondit Pemberton. Elle peut se trouver n’importe où entre ici et la limite du Tennessee.

— Que c’est donc commode ! »

McDowell regarda la pendule sur laquelle ses yeux restèrent braqués un moment.

« Je reviendrai, dit-il avant de se tourner et de gagner la porte, et la prochaine fois, j’aurai un mandat d’arrestation. »

Par la fenêtre, Pemberton regarda le shérif monter dans sa voiture et traverser la vallée en direction de Waynesville. Il s’approcha du râtelier à fusils et ouvrit le tiroir qui se trouvait au-dessous. Le couteau de chasse se trouvait toujours à la même place, mais quand Pemberton le tira de son étui, par sa poignée en os d’élan, il vit que la lame était tachée de sang. Le liquide était noirâtre, coagulé. Pemberton en gratta une parcelle qu’il frotta entre son pouce et son index. Il sentit un reste de viscosité.

Le téléphone sonna et Pemberton faillit bien ne pas répondre, ne décrochant qu’à la huitième sonnerie. C’était Calhoun qui avait une question à lui poser concernant le contrat que Serena leur avait fait lire, à Lowenstein et à lui. Pemberton eut l’impression d’entendre une autre voix que la sienne répondre à Calhoun que les documents étaient presque prêts.

Il ne reposa pas l’écouteur sur son support. Au lieu de cela, il téléphona au coroner, Saul Parton, à Waynesville, et laissa un message à la femme de celui-ci. Le couteau était toujours sur son bureau et Pemberton le saisit, songeant un bref instant à l’emporter jusqu’à la scierie et à le jeter dans le bassin de flottage. Mais il se rappela soudain que c’était son cadeau de mariage. Pendant quelques instants, il laissa cette pensée brûlante résonner dans tout son être. Puis il cracha sur son mouchoir et ôta le sang de la lame. Ensuite, il remit le couteau dans son étui et reposa le tout dans le tiroir. Il décrocha de nouveau le téléphone et annonça à l’opératrice qu’il souhaitait entrer en communication avec quelqu’un à Raleigh.

Après quoi, il quitta le bureau et chercha partout Vaughn, mais sans le trouver. Il dénicha Meeks dans la cantine, en train de discuter avec le chef cuisinier à propos des salaires du mois suivant. La conversation était plutôt hésitante, car le montagnard de Caroline du Nord et le yankee de la Nouvelle-Angleterre se débattaient avec leurs dialectes respectifs comme deux interprètes incompétents.

« Il faut que j’aille à Waynesville, dit Pemberton à Meeks. Restez dans le bureau et répondez au téléphone. Si Saul Parton appelle, dites-lui de ne pas envoyer son rapport à Raleigh tant que je ne serai pas passé le voir.

— Très bien, répondit Meeks, d’un ton exaspéré, mais je vous rappelle que je suis comptable, pas linguiste. Si vos interlocuteurs parlent le même patois barbare que ce gaillard-là, je vous avertis que je ne comprendrai rien à ce qu’ils me diront.

— Si vous voyez Vaughn, dites-lui de vous remplacer. Je reviens dès que je peux. »

En quittant la vallée au volant de sa voiture, Pemberton vit Galloway assis sur les marches du magasin, une pomme à demi croquée dans la main ; il bénéficiait d’une journée de repos après avoir travaillé tard la veille au soir. Pemberton se demanda si Galloway avait vu la voiture du shérif. Au moment où la Packard passait, le montagnard leva ses yeux gris, mais ils étaient aussi vides et insondables que ceux de sa mère.

La voiture de patrouille de McDowell était garée devant le tribunal ; Pemberton en fut soulagé, car cela lui éviterait de pourchasser le shérif aux quatre coins de la ville. Il trouva un endroit où garer sa Packard, suivit le trottoir et traversa la pelouse située devant le tribunal. Lorsqu’il pénétra dans le bureau, seule la lampe de travail était allumée et ses yeux mirent un instant à s’accoutumer à la pénombre, McDowell était dans l’unique cellule de la pièce, occupé à tirer un matelas crasseux de son sommier. Aussitôt, des particules de poussière flottèrent vers le plafond, restant en suspension dans la lumière qui tombait entre les barreaux de la fenêtre, comme prises dans une toile d’araignée.

« Vous cherchez des scies à métaux et des limes, shérif ?

— Des punaises, répondit McDowell, sans lever les yeux. J’imagine que vous en avez aussi, Mme Pemberton et vous. C’est des bestioles qui sont prêtes à coucher avec n’importe qui. »

Pemberton s’assit sur une chaise branlante, placée devant le bureau du shérif, dont le siège était fait de spathes de maïs tressées. Au-dessus de sa tête un ventilateur brassait l’air sans produire d’effet perceptible. McDowell sortit le matelas du bureau, l’emporta au fond du petit vestibule et ouvrit la porte de derrière pour le mettre dehors. Il revint et rajusta la position de l’aiguille qui indiquait la date sur sa pendule murale à balancier. Ensuite seulement, il se rassit derrière son bureau.

« Vous êtes venu dénoncer votre femme ? demanda-t-il.

— Je suis venu vous faire une offre pour m’assurer votre coopération, dit Pemberton, ce sera la dernière.

— Vous connaissez ma réponse. Ça fait trois ans que vous la connaissez. »

Pemberton tenta de se mettre à l’aise sur sa chaise que le shérif avait sans doute choisie, devinait-il, justement parce qu’elle était inconfortable. Il écarta les jambes, afin de mieux répartir ses deux cents livres.

« Ce n’est pas seulement une question d’argent, cette fois-ci. Il s’agit de savoir si vous voulez rester shérif.

— Oh que oui, je vais le rester, répondit McDowell. J’ai trouvé un pêcheur qui a vu la Ford de Galloway traverser le pont près de Colt Ridge hier soir. Or, comme Galloway a plus de main gauche, il me semble que ça limite singulièrement notre choix en ce qui concerne l’assassin.

— Je viens tout juste de m’entretenir par téléphone avec un sénateur de l’État, qui peut vous faire révoquer dans la semaine, dit Pemberton. Alors vous voulez garder votre boulot, oui ou non ? »

McDowell dévisagea longuement son interlocuteur.

« Ce que je trouve intéressant, c’est la surprise que vous avez montrée ce matin. Je peux l’interpréter de deux manières différentes, non ?

— Je ne sais même pas de quoi vous parlez, répondit Pemberton.

— Non, c’est possible, dit le shérif au bout d’un moment. Peut-être bien que vous êtes un salopard tellement minable que vous vouliez que ce soit fait autant qu’elle, mais que vous avez pas eu le cran de l’accompagner. »

McDowell se leva et sa chaise racla le sol, lorsqu’il la repoussa. Il n’était pas aussi grand que Pemberton, ne mesurant sans doute pas plus de cinq pieds dix pouces. Pourtant, il dégageait une impression de force physique, il était sec, mais ses biceps et ses bras étaient musclés, ses poignets plus épais qu’on ne s’y serait attendu. Il ne portait pas le ceinturon auquel était accrochée son arme réglementaire. Pemberton se leva à son tour. Ce serait une belle bagarre, se dit-il, parce que les montagnards mettaient un point d’honneur à ne jamais s’enfuir et à ne jamais cesser le combat une fois qu’ils l’avaient commencé. Il devrait pouvoir rouer McDowell de coups pendant dix ou quinze minutes. L’adrénaline jaillit dans ses veines, ranimant chez lui un sentiment de sa propre force, restée trop longtemps en sommeil. Le monde lui apparut soudain plus simple qu’il ne l’avait été depuis longtemps.

Mais sans leur laisser le temps de commencer, quelqu’un frappa à la porte une première fois, puis une deuxième, avec une insistance croissante. McDowell tourna les yeux vers la porte. Pemberton crut qu’il allait s’en approcher pour la fermer à clef et peut-être l’aurait-il fait, mais au même instant la poignée tourna et la porte s’ouvrit. Une femme assez âgée, dont les cheveux gris étaient tirés dans un chignon serré, pénétra dans le bureau et derrière elle Rachel Harmon, tenant son fils dans ses bras.

Pemberton regarda Jacob et vit aussitôt que le shérif avait raison quant à la ressemblance, encore plus évidente maintenant qu’au mois de janvier. Il pensa à la photo de lui-même et se demanda si Serena l’avait trouvée la veille au soir, en cherchant le couteau de chasse. Peut-être avait-elle ouvert le tiroir du bureau et trouvé l’album de photographies, puis tourné les pages jusqu’aux deux derniers clichés. L’idée lui vint tout à coup qu’elle avait pu prendre non seulement le couteau, mais la photographie.

C’est de la folie pure d’imaginer une chose pareille, se dit Pemberton, mais son esprit n’en continua pas moins à suivre l’enchaînement de sa propre logique enfiévrée. Il se rappela l’éclair qu’avait lancé la lame, lorsque Serena était sortie sur la galerie. Il s’efforça de se rappeler si elle avait aussi eu quelque chose dans sa main droite, une photographie prise pour confirmer l’identité d’un enfant qu’elle n’avait jamais vu, pour autant que son mari le sache. Prise pour être sûre — mais dans ce cas, ce ne serait pas la photographie de Jacob bébé, comprit-il soudain. Parce que même si Serena savait qu’il s’agissait d’une photo de Jacob, elle aurait besoin d’une photo de l’enfant tel qu’il était à présent, à l’âge de deux ans. Donc elle aurait pris sa photographie à lui.

Pemberton continua de dévisager Jacob. Impossible de faire autrement. Et les yeux si bruns, si graves, lui rendirent regard pour regard. La fille Harmon s’en aperçut et détourna la tête du petit. Pendant quelques instants, personne ne bougea, comme s’ils attendaient tous que quelqu’un d’autre pénètre dans le bureau pour mettre en branle un événement dont aucun d’eux n’avait encore idée. Le seul bruit était le cliquètement de la chaîne en laiton contre le moteur du ventilateur au plafond.

McDowell ouvrit le tiroir de son bureau et sortit son revolver. Il le braqua sur Pemberton.

« Dehors. »

Pemberton ouvrit la bouche pour parler, mais McDowell actionna le chien du pouce et visa Pemberton au milieu du front. Le bras et la main levés du shérif ne tremblaient pas, alors que l’index se posait sur la détente.

« Si vous dites un mot, un seul mot, Dieu m’est témoin que je vous abats », dit McDowell.

Pemberton le crut. Il s’écarta du bureau et traversa la pièce, tandis que la fille Harmon serrait son fils encore plus fort dans ses bras, comme si Pemberton risquait de le lui arracher. Il ouvrit la porte et sortit sous le soleil de midi, en clignant des yeux.

La ville était toujours là, les réverbères, les boutiques, le poteau pour attacher les chevaux, qui n’était pas encore tout à fait tombé en désuétude, le cadran de la grosse horloge sur le clocher du tribunal. Pemberton regarda la lourde aiguille indiquant les minutes faire un brusque mouvement vers l’avant et grignoter encore une petite parcelle de temps. Il se rappela qu’au cours d’une des rares occasions où il avait assisté aux cours de physique qu’il était censé suivre à Harvard, le professeur avait parlé d’une idée défendue par un scientifique autrichien concernant la relativité du temps. Or maintenant, c’était ainsi que le temps lui apparaissait, comme s’il n’était plus désormais mesuré en rapides avancées, mais se présentait sous la forme d’une espèce de flot, avec ses courants et ses tourbillons. Un flot qui pouvait aisément l’emporter.

Une Ford Model T fit résonner son klaxon en déboîtant pour le contourner. Alors seulement il se rendit compte qu’il était au milieu de la chaussée. Il fila jusqu’à sa voiture et monta dedans, mais il ne mit pas le contact et n’appuya pas sur le bouton du démarreur.

Au bout de quelques minutes, la porte du bureau s’ouvrit. La femme plus âgée remonta la rue, mais la fille et son enfant s’installèrent dans la voiture du shérif. Pemberton les laissa s’éloigner suffisamment avant de quitter sa place et de suivre le shérif vers l’ouest. Au bout de quelque temps, la route bitumée devint une piste en terre et des panaches de poussière s’élevèrent dans le sillage du véhicule de la police. Ils ne tardèrent pas à quitter la grand route pour tourner dans le chemin encaissé qui menait au Deep Creek. Pemberton sut aussitôt où ils allaient.

Au lieu de les suivre, il continua tout droit sur une cinquantaine de mètres, puis il fit demi-tour et gara la Packard au bord de la route, parmi les mauvaises herbes. La journée était chaude, mais il ne baissa pas la vitre. Il voulait pouvoir imputer la sueur qui trempait sa chemise à un excès de chaleur. Vingt minutes plus tard, la voiture du shérif reparut et tourna en direction de Waynesville.

Pemberton avait dans son coffre une clef anglaise Stillson qui faisait bien deux pieds de long et pendant quelques minutes, il imagina ces dix livres de ferraille dans son poing. Cela suffirait amplement. Ou alors, il n’avait qu’à passer un simple coup de téléphone à Meeks et lui demander de transmettre quelques mots à Galloway. Il tourna la clef de contact et son pied pesa sur le démarreur. Sa main se posa sur le levier de changement de vitesse. Il appuya fort et sentit le capuchon de caoutchouc, noir et dur sous ses doigts. Il les pressa dessus et attendit encore un moment, puis il embraya. Lorsqu’il atteignit le carrefour, il ne ralentit pas, mais continua vers Waynesville. Il passa devant l’hôpital, l’école primaire et la gare, puis poursuivit sa route en direction de la vallée du Cove Creek.

En passant devant la scierie, il se rappela l’enterrement de son père, même si le verbe « se rappeler » ne lui parut pas tout à fait exact ; il aurait plutôt dit « retrouver ». Il ne savait plus quand il avait songé pour la dernière fois à cet enterrement depuis qu’il était revenu de Boston. Ni quand il avait pensé pour la dernière fois à sa mère et à ses sœurs. Les lettres qu’elles lui avaient écrites au cours des premiers mois avaient été jetées sans même être ouvertes. C’était en partie pour se libérer du passé, comme l’avait conseillé Serena, mais aussi une sorte d’amnésie volontaire, un charme sous lequel il était volontiers tombé.

Il était à mi-chemin du camp, lorsqu’il s’arrêta soudain en haut du sommet d’où il avait pour la première fois montré à sa femme la concession de la compagnie forestière. Il s’avança jusqu’au bord du précipice et baissa les yeux vers l’énorme entaille sombre qu’ils avaient faite dans le sol. Il resta un long moment à contempler le paysage ravagé, en voulant que cela suffise. Il regarda au-delà de la vallée et des crêtes, trouvant enfin le Mount Mitchell. Le plus haut sommet de l’est des États-Unis, avait prétendu Buchanan, et il n’eut aucun mal à le croire, car sa pointe semblait la plus proche des nuages parmi toutes celles qu’il avait devant les yeux. Il le regarda longtemps, puis ses yeux s’abaissèrent lentement et il eut l’impression de tomber lui aussi, de manière lente et délibérée, les yeux grands ouverts.