Au mois de décembre précédent, Buchanan avait proposé d’offrir des cadeaux de Noël à tous les employés. Ne serait-ce que pour leur remonter le moral, avait-il fait valoir afin de convaincre Pemberton et Wilkie. Campbell, qui avait été chargé des achats, s’était donc rendu à Waynesville, la veille de Noël, et il avait emmené Vaughn. Et pour le Noël qui approchait, Campbell prit l’initiative de récidiver, sans rien demander à personne. Vaughn et lui remplirent un wagon plate-forme de toutes sortes de marchandises achetées au magasin général de M. Scott, s’arrêtant, au retour, à la scierie où étaient entreposés d’autres objets qu’ils s’étaient procurés plus tôt. Une fois arrivé au camp, tout ce trésor alla garnir des étagères bricolées à la hâte sur la galerie du magasin. Campbell et Vaughn s’employèrent à tout décharger et ranger, finissant bien après minuit. Le matin venu, les employés du camp gravirent les marches du magasin. Campbell avait choisi les cadeaux avec beaucoup d’imagination, s’efforçant d’en prévoir pour tous les goûts et de pallier les carences de l’établissement Scott en faisant appel au catalogue Sears Roebuck et aux services d’un bouilleur de cru clandestin de Soco Gap, si bien que les employés avaient un choix assez étendu, dans la limite des cinquante cents alloués à chacun. Ceux qui avaient des enfants passèrent les premiers et, obéissant aux injonctions de l’intraitable Campbell, ils consacrèrent au moins la moitié de leur allocation à vider l’étagère où se trouvaient les bonbons à la réglisse et les oranges, ainsi que celle où s’entassaient les poupées, les ours en peluche et les pistolets à bouchon, les petites voitures métalliques et les locomotives miniatures. Tandis que Vaughn barrait les noms de ceux qui avaient fait leur choix, Campbell faisait le compte de chacun dans sa tête.
Les autres ouvriers suivirent les pères de famille et purent choisir du fil à pêche et des hameçons, des chapeaux plus fringants que pratiques, du papier à cigarettes, des pipes, des canifs et, discrètement rangées sur l’étagère du bas, des pots à confiture remplis d’alcool de contrebande. Sur une autre série d’étagères, il y avait des articles pour les femmes ou les bonnes amies des bûcherons, ainsi que pour les filles de cuisine : des pièces de calicot et de dentelle, des écharpes, du parfum, des rubans pour les cheveux et des bracelets. Et enfin, éparpillées au milieu de ces objets assez classiques, on pouvait voir les trouvailles plus ésotériques de Campbell. Ces cadeaux étaient de nature singulière : une flûte en teck, une paire de bas de base-ball rouge et vert, un puzzle représentant la carte des États-Unis. Bien qu’ils y soient autorisés, les hommes se gardaient bien d’entrer dans le magasin proprement dit, car ils craignaient de se laisser tenter de consacrer leurs cinquante cents à l’achat d’un objet carrément utilitaire, par exemple une paire de gants ou un caleçon, un nouveau fer pour leur hache ou des chaussettes en laine. Ils préféraient traîner sur la galerie, prenant un article, se l’appropriant pendant quelques instants, avant de le reposer pour en prendre un autre. À l’occasion, une pièce de vingt-cinq cents était lancée en l’air, attrapée et plaquée sur le dos de la main, laissant la décision finale à quelque autre pouvoir.
Vers le milieu de la matinée, les étagères étaient à moitié vides et pourtant un flot régulier de travailleurs continuaient de monter et descendre les marches de la galerie, principalement ceux que le train avait amenés de Waynesville ou certains occupants des baraques, qui avaient décidé que quelques heures de sommeil en plus valaient mieux que n’importe quel cadeau. Snipes et sa bande avaient fait partie des premiers servis. À l’exception de Stewart qui était allé partager le repas de Noël chez son prédicateur, McIntyre, l’équipe resta groupée sur les marches de la cantine, observant les allées et venues. Leurs cadeaux étaient déjà exposés aux regards. Les bas de base-ball rouge et vert de Snipes jaillissaient de ses godillots pour couvrir sa salopette jusqu’aux genoux. Dunbar s’était coiffé sans attendre de son chapeau de feutre dont la terne couleur brune était compensée par l’inclinaison canaille qu’il avait donnée à son bord. Ross avait choisi un pot d’alcool dont la majeure partie lui chauffait désormais l’estomac.
Il leva le récipient pour boire une nouvelle gorgée. Les larmes lui montèrent aux yeux et ses lèvres formèrent un O charnu, tandis que sa respiration exhalée avec vigueur dessinait dans l’air une plume de vapeur blanche.
« J’suis toujours sidéré de constater que le Père Noël, l’est assez gonflé pour venir jusque dans notre camp, déclara-t-il, surtout après ce qu’est arrivé à Buchanan.
— Y serait pas venu si Campbell, l’avait pas fait ce qu’y fallait sans demander ni quoi ni qu’est-ce, répondit Snipes.
— N’importe qui d’autre qu’en aurait fait autant, y se serait fait lourder vite fait, fit remarquer Dunbar, n’importe qui, l’aurait acheté des cadeaux sans demander, je veux dire.
— Y sait bien qu’y z’ont plus besoin de lui que jamais, maintenant que Buchanan et Wilkie sont plus là, dit Ross. C’est un brave type, Campbell, mais l’a oublié d’être con et je peux te dire qu’y saura garer ses fesses quand y commenceront à vouloir les y botter.
— Quand même, insista Dunbar, y a pas beaucoup de contremaîtres qu’en auraient fait autant pour nous.
— Ça, c’est pas moi que j’te dirai le contraire », reconnut Ross.
Les hommes se tournèrent vers la galerie du magasin, où Rachel Harmon était en train de déposer ses cadeaux devant Campbell.
« On dirait que l’a rien pris d’autre qu’un coupon de denim et un joujou pour son môme, dit Snipes. L’année dernière, je me souviens qu’elle avait pris du savon qui sentait bon et un joli ruban pour ses cheveux.
— Et que l’arrêtait pas de rigoler et de faire la folle avec ses deux petites copines de la cuisine, ajouta Dunbar, mais ces temps-ci, on peut pas dire qu’elle a l’air de rigoler beaucoup.
— Quand une fille a un bébé et plus de papa, l’a tendance à pas trouver la vie drôle, glissa Ross.
— Quand même, on aurait pu penser que Pemberton, y reconnaîtrait ses torts et l’aiderait un peu à joindre les deux bouts, dit Dunbar. Je comprends même pas comment un gars, y peut faire ce qu’y fait sans se dire qu’il est le dernier des salauds.
— Moi, je dirais que sa dame, l’a dû mettre son grain de sel, supputa Ross.
— En tout cas, y en a au moins un qu’est gentil avec la petite », fit remarquer Dunbar en voyant Joël Vaughn gravir les marches du magasin.
L’équipe de Snipes le regarda parler un moment avec Rachel Harmon, avant de lui tendre une petite locomotive, dont le métal étincelait au soleil de cette fin de matinée. Les deux jeunes gens causèrent encore quelques minutes, puis Rachel repartit après avoir rangé la locomotive dans son sac avec le reste de ses cadeaux. Il n’y avait plus à présent que Campbell et Vaughn sur la galerie de la réserve. Dunbar se tourna vers la grande fenêtre de la cantine pour y contempler son reflet et celui de son nouveau couvre-chef.
« Au moins, l’a un peu de chien, çui-là, nota-t-il, mais c’est quand même dommage qu’il a pas un ruban jaune vif.
— Écoute, s’y l’avait eu, le ruban, tu peux être sûr que Snipes, y te l’aurait fauché sous le nez, dit Ross. Vu qu’à présent, ta tête, c’est tout ce qui te reste à barioler un peu, pas vrai, Snipes ?
— Ouais, ma tête et mes godillots. »
Dunbar releva encore un peu le bord de son chapeau et se rassit.
« Et Galloway, à votre avis, l’a reçu quoi du Père Noël ? demanda-t-il. Des crochets de serpent pour aller avec les sonnettes qu’il a collées sur son galurin ?
— Ou peut-être un peu de mort-aux-rats pour assaisonner sa bouffe, suggéra Snipes.
— Ben, moi, je me dis que j’aurais mieux fait d’en acheter, de la mort-aux-rats, plutôt qu’un chapeau, dit Dunbar. Depuis que le froid, il s’est installé, y z’ont carrément envahi ma baraque. À les voir débarquer en rangs serrés, on pourrait croire qu’y viennent assister à la messe de minuit.
— Ça servirait à rien, déclara Ross. Moi, j’ai mis une bonne dose de ce vert de Scheele dans ma baraque, vu que c’est ce qu’y a de plus fort en guise de poison. Ben, les rats, y me l’ont bouffé comme si que c’était une friandise.
— Et ces pièges qu’on trouve au magasin et qu’on appâte avec un bout de fromage ? demanda Dunbar. Y a quelqu’un qui les a essayés ?
— C’est des coriaces, ces rats-là, dit Ross. Je parie qu’y z’iraient rendre les pièges au magasin en réclamant l’remboursement, comme pour une bouteille consignée.
— Pour les tuer, y a pas mieux que les serpents, dit Snipes en contemplant ses souliers, mais l’aigle, l’est venue détraquer ce que les Orientaux, y z’appellent l’yen et l’yang.
— Ça veut dire quoi, ça ? demanda Dunbar.
— Ça veut dire l’équilibre des choses. Dans ce monde où qu’on vit, tout a sa place naturelle et si on enlève quelque chose, ou qu’on ajoute quelque chose que ça devrait pas être enlevé ni ajouté, tout le reste, y se retrouve bancal et mal fichu.
— C’est un peu comme de pas avoir de saisons, alors, dit Dunbar.
— Ouais, c’est exactement ça. Si on avait que l’hiver d’un bout de l’année à l’autre, on gèlerait, et si on avait que l’été, y aurait plus d’eau et les récoltes, elles seraient foutues.
— Moi, je verrais bien du printemps d’un bout de l’année à l’autre, dit Dunbar. Au printemps, y fait doux, mais y a de la pluie et tout bourgeonne, tout revit et les oiseaux, y chantent.
— Ben, ça serait ça le problème, déclara Snipes. Y aurait trop de vie, tu vois. Tout arrêterait pas de pousser, tout le temps, et bientôt t’aurais des arbres et des plantes qui couvriraient chaque pouce de terrain. Faudrait prendre ta hache tous les matins, juste pour te faire assez de place pour tenir debout. »
Ross termina sa dernière gorgée d’alcool et leva les yeux pour contempler le fond de la vallée, gris et brun, et les crêtes scalpées de Noland Mountain.
« Et qu’est-ce qu’y se passera quand y restera plus rien de vivant ? » demanda-t-il.
Le lendemain matin, le camp reprit le travail, comme à l’accoutumée. Certains ouvriers se sentaient requinqués, d’autres barbouillés par la gueule de bois, d’autres les deux à la fois. Serena accompagna une équipe sur la crête d’Indian Ridge. Elle était enceinte, mais personne au camp ne le savait à part Pemberton. Lorsqu’il lui avait demandé si elle ne prenait pas un risque en montant à cheval, elle avait souri et répondu qu’un enfant conçu par eux pouvait sûrement supporter d’être un peu secoué.
En début d’après-midi, Harris téléphona. Il avait passé deux semaines à voyager hors de l’État et à son retour, il avait trouvé un télégramme d’Albright lui reprochant, ainsi qu’aux Pemberton, d’avoir des vues sur la concession de Townsend. C’était d’autant plus inutile, disait-il, que le parc était inévitable, puisque ceux qui feraient des manières pour vendre leurs terres seraient expropriés.
« Il en a fini avec la diplomatie, tempêta Harris. Il croit que s’il montre les dents, nous allons nous laisser rouler sur le dos et lui offrir notre ventre, comme l’a fait Champion. Et puis, j’avais aussi un message de Luckadoo, le gars de la société de crédit mutuel. Il dit que Webb et Kephart sont allés le voir pour poser des questions au sujet de cette concession du comté de Jackson, qui vous intéresse. Dieu seul sait ce que ça veut dire, mais à mon avis c’est sûrement une embrouille. »
Dès qu’Harris eut raccroché, Pemberton s’en fut à l’écurie et partit vers l’est en direction de l’Indian Ridge. En traversant le camp, il remarqua que quelques baraquements étaient encore ornés de couronnes. Certains montagnards pensaient, en effet, que la véritable date de Noël était le 6 janvier. Ils lui donnaient le nom de Vieux Noël, car ils croyaient que la fête tombait le jour où les rois mages avaient rendu visite au petit Jésus. Encore une coutume que Buchanan avait notée dans son calepin. Le souvenir du calepin fit surgir celui de son propriétaire, mais Pemberton le chassa presque aussitôt de ses pensées pour songer à Serena et à cette vie nouvelle qu’elle portait en elle.
Il la trouva en compagnie d’une équipe qui travaillait à la construction d’un nouvel embranchement de la ligne de chemin de fer ; ils étaient occupés, tous les quatre, à contempler un gigantesque chêne blanc qui se dressait à l’endroit même où devaient passer les rails. Serena donna un dernier conseil et vint rejoindre son mari. Il lui parla du télégramme.
« Si la création du parc était vraiment inévitable, Albright ne se donnerait pas la peine de l’envoyer, dit-elle. La concession de Townsend doit avoir plus de valeur pour eux qu’ils ne souhaitent le laisser voir, sans doute à cause de tous ces bois durs vierges. Ils veulent s’en servir pour gagner l’opinion publique à leur cause, comme Muir l’a fait à Yosemite, avec ses séquoias. Qu’ils continuent donc leurs rodomontades, nous, nous poursuivrons nos abattages. »
Un silence momentané s’établit dans les bois environnants, lorsque l’entailleur eut terminé son travail et s’écarta de l’arbre. Les deux scieurs s’agenouillèrent sur le sol gelé où s’attardait la neige de la veille, tenant une scie passe-partout de douze pieds que l’on n’utilisait que pour les plus gros arbres. Au moment où ils la levaient pour l’insérer dans l’entaille, le soleil vint illuminer la lame bien fourbie et on eut l’impression que l’acier était forgé une deuxième fois avant de se mesurer au chêne blanc. Serena et Pemberton regardèrent les hommes prendre peu à peu leur rythme, après quelques tâtonnements. Le chef d’équipe leva la main pour indiquer à Serena que le problème auquel s’était heurtée son équipe, quel qu’il soit, était à présent résolu.
« Webb et Kephart sont passés aux bureaux du crédit mutuel, reprit Pemberton. Luckadoo a dit à Harris qu’ils s’étaient renseignés sur la concession du comté de Jackson. Harris pense que c’est pour l’ajouter au parc. D’après lui, ils commencent à croire qu’ils ont tous les droits. »
Serena avait gardé le regard braqué sur les scieurs, mais à ces mots elle se tourna vers son mari.
« Mais enfin, ça n’a aucun sens. Toutes les autres terres prévues pour le parc se trouvent à au moins vingt miles de là.
— Ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent par là-bas, dit Pemberton. Campbell affirme que la concession de Townsend est un bien meilleur achat pour nous. De toute façon, Harris est tellement obsédé par ce parc qu’il se fourvoie peut-être complètement sur le compte des démarches de Webb et de Kephart.
— Oui, mais il n’empêche qu’ils commencent à prendre confiance, répondit Serena, en regardant la lame s’enfoncer jusqu’au cœur du chêne. Là-dessus, Harris ne se trompe pas. »