Elle quitta l’hôpital plus tôt que les médecins ou Pemberton ne l’auraient souhaité. J’ai besoin de retourner au camp, leur dit-elle. Elle sortit de l’hôpital sur un brancard, comme elle y était arrivée, puis Campbell et Pemberton la hissèrent dans l’unique voiture du train, posant le brancard sur un tas de couvertures épais d’un bon pied, afin de la protéger au maximum des secousses. Quand le train arriva au camp, ils l’emportèrent dans sa maison. C’était l’heure du souper et les ouvriers lâchèrent leurs fourchettes et leurs couteaux pour se masser sur la galerie de la cantine. La plupart observèrent de loin, mais certains, principalement les chefs d’équipe avec qui elle avait travaillé, se risquèrent plus près, ôtant leur chapeau quand la civière passa devant eux. Serena était pâle, mais ses yeux gris étaient ouverts et contemplaient le ciel qu’elle n’avait pas vu depuis sept jours. Les bûcherons regardèrent en silence Campbell et Pemberton traverser le camp jusqu’à la maison. Leur silence n’était pas exempt de stupeur, surtout chez les hommes dont les mères, les sœurs et les femmes étaient mortes de ce à quoi Serena avait survécu.
Vaughn ouvrit la porte de la maison pour permettre à Campbell et à Pemberton de passer directement dans la chambre. Avec toutes sortes de précautions, ils transférèrent Serena sur le lit et Pemberton tira les rideaux, dans l’espoir que cela l’inciterait à dormir. C’était en début de soirée que les ouvriers jouaient ou chantaient leur musique, ou même parfois, en dépit de leur épuisement, organisaient des matches de base-ball et des parties de lutte, ou bien se réunissaient autour de ceux entre qui un pugilat avait soudain éclaté. Mais ce soir-là, le camp était silencieux et curieusement vigilant, comme cela arrive parfois dans le sillage d’une violente tempête.
Pemberton vérifia que le pansement de gaze qui couvrait la cicatrice de sa femme n’était pas souillé de sang ni de pus, puis il lui donna à boire et lui fit prendre le médicament que le médecin avait prescrit pour lutter contre l’anémie. À mesure que les jours passaient, Pemberton veilla à lui faire manger les œufs et la viande hachée qui composaient la plupart de ses repas, jusqu’au jour où elle fut capable de manier seule la fourchette et la cuiller. Il vida le bassin et chercha, en vain, à lui faire prendre un peu de codéine pour combattre la douleur. Elle reprenait des forces de jour en jour et ne tarda pas à pouvoir quitter son lit pour aller dans la salle de bains, puis pour faire le tour de la maison, soutenue par le bras de son mari. Elle insista pour qu’il continue de travailler et surtout de rechercher des investisseurs, mais Pemberton ne reprit ses occupations que lorsqu’il eut transféré son bureau dans la pièce de devant de leur maison. Tandis que Serena reposait dans la chambre plongée dans la pénombre, Campbell, avec son efficacité habituelle, réglait les affaires courantes dans le bureau, laissant Vaughn accomplir les tâches de moindre importance.
Et pendant tout ce temps, Galloway demeura sur la galerie couverte, sans permettre à quiconque d’approcher, faisant parvenir lui-même à Serena les aliments, les remèdes ou les vœux de rétablissement qu’on lui apportait. Le soir, il s’installait un grabat devant la porte. Une nuit, Pemberton regarda par la fenêtre et le vit endormi sur son lit de fortune, vêtu des habits qu’il n’avait pas quittés depuis le retour de Serena. Ses genoux étaient repliés contre son ventre, sa tête penchée sur sa poitrine, le moignon de son poignet pressé contre ses lèvres dans un geste enfantin, tandis que son unique main était refermée sur le manche d’un couteau à cran d’arrêt ouvert.
À mesure qu’elle reprenait des forces, Serena se remit à parler du Brésil, elle voulait s’y rendre dès qu’ils en auraient terminé dans le comté de Jackson. C’est une obsession, se dit son mari, surtout après qu’il eut trouvé à Asheville des investisseurs en puissance. Des hommes qui ne s’intéresseraient qu’à des investissements locaux, dit-il à sa femme, mais elle était persuadée du contraire. Je saurai les convaincre, assura-t-elle. Tandis que Pemberton était assis à son chevet dans la pénombre de leur chambre, ayant tiré son siège tout près du lit, Serena lui décrivait le Brésil, ses ressources encore vierges, son attitude permissive vis-à-vis des hommes d’affaires, dominée par le laisser-faire. Elle lui expliqua qu’ils pourraient aller y explorer des concessions forestières dès que le camp du comté de Jackson aurait été mis en route. Ce n’est pas un empire, Pemberton, c’est un monde, lui dit-elle, et elle parlait avec tant de ferveur qu’il craignit tout d’abord qu’une infection ne se soit installée, faisant monter la fièvre. Il garda pour lui les réserves que lui inspirait le projet. Et jamais ils ne reparlèrent de l’enfant mort-né.
Dès la deuxième semaine, Serena avait quitté son lit pour un fauteuil, envoyant Vaughn surveiller à cheval la progression des équipes d’abattage et transmettre les messages qui s’échangeaient entre elle et les chefs d’équipe. Des documents, statistiques, rapports sur le Brésil, dont Pemberton ignorait jusqu’à l’existence, furent exhumés de la malle-cabine de sa femme. Ainsi qu’une carte de l’Amérique du Sud, gravée à la cire, qui une fois dépliée occupait la moitié de la pièce de devant. Elle resta des jours entiers déployée sur le sol et un siège en osier fut posé dessus afin que Serena puisse étudier sa vaste surface avec plus de diligence ; à l’occasion la chaise était soulevée, comme une pièce sur un échiquier, et reposée sur une case différente.
Pemberton comprit alors que c’était une entreprise prévue depuis des années. Serena envoyait des dépêches et des lettres à Washington et en Amérique du Sud, où elle avait des correspondants susceptibles de la renseigner et de l’aider. Elle tendit ses filets jusqu’à Chicago et au Québec pour tenter d’y prendre de possibles investisseurs. Et tout cela, elle le fit avec une frénétique débauche d’activité, comme si son esprit cherchait à compenser l’immobilité de son corps. Les minutes et les heures paraissaient s’écouler plus rapidement et on aurait dit que Serena avait arraché le temps à son rythme habituel pour le faire passer à une vitesse supérieure. À la fin de cette deuxième semaine, elle obligea son mari à retourner au bureau où, malgré la réelle efficacité de Campbell, les factures, les commandes, les bulletins de salaire s’accumulaient.
Bien aidés par un printemps très doux, ils prévoyaient d’avoir fini de déboiser dans la vallée du Cove Creek dès le mois d’octobre, si bien qu’ils envoyaient un nombre croissant d’ouvriers vers l’est, dans le comté de Jackson, afin de poser des voies ferrées et d’édifier les bâtiments nécessaires au nouveau camp. Harris avait lui aussi, sur les terres du comté de Jackson, des équipes qui exploraient les falaises et les rives des cours d’eau, sous les ordres de géologues. Il ne parlait jamais à ses associés de ce que cherchaient ses hommes, mais il avait acheté après coup une centaine d’acres attenantes à la concession, où se trouvait le sommet du bassin hydrographique. Ces montagnes sont exactement comme des belles dames, confia-t-il à Pemberton. Elles ne vous donneront ce que vous voulez que si vous leur consacrez beaucoup de temps et d’argent.
Le samedi qui suivit le retour au bureau de Pemberton, un contremaître arriva de la scierie avec son livre de comptes. Pemberton posa sur son bureau un stylo et une pile d’enveloppes, il ouvrit le coffre-fort et en sortit un plateau de billets d’un et de cinq dollars, ainsi qu’un sac en toile contenant des rouleaux de pièces de vingt-cinq, dix et cinq cents. Lorsqu’il ouvrit le livre, il vit un nouveau nom, tout en bas de la liste des employés. Jacob Ballard, quinze ans. Au bout de quelques instants, Pemberton leva les yeux jusqu’en haut de la liste. Il écrivit un nom sur une enveloppe dans laquelle il glissa deux billets de cinq dollars et deux d’un dollar. Mais alors même qu’il la fermait, ses yeux repartirent vers le bas de la page, car il ne parvenait pas à oublier qu’il venait de voir écrit le prénom de l’enfant. Il étudia ces cinq lettres, la manière dont les hampes du J majuscule et du b en faisaient un bol attendant d’être rempli. Plusieurs minutes s’écoulèrent, puis, pour la première fois depuis la fausse-couche de Serena, Pemberton sortit l’album de photographies du tiroir du bas de son bureau. Il le posa à côté du livre de comptes et l’ouvrit aux deux dernières pages. Le cliché de lui-même à l’âge de deux ans se trouvait à gauche, mais ce fut la photographie collée en vis-à-vis qui retint son attention. Pemberton rapprocha le livre, afin que le nom Jacob et la photographie du petit se trouvent côte à côte.
Cet après-midi-là, alors que l’équipe de Snipes déboisait sur la crête de Big Fork Ridge, la poulie de queue du câble principal se détacha de la souche à laquelle elle était fixée. Snipes estimait que si l’équipe du treuil faisait une pause, la sienne y avait droit aussi et ils s’assirent donc sur le tronc qu’ils venaient d’abattre. Les hommes regardèrent un oiseau passer directement au-dessus d’eux ; son corps et sa longue queue pointue étaient vert émeraude, sa tête d’un jaune éclatant. Il agita une fois les ailes et disparut parmi les arbres encore debout.
Henryson contempla d’un air de regret les bois où l’oiseau venait de s’enfoncer.
« Dommage qu’y l’a pas laissé choir une de ses plumes », dit-il.
Désormais, l’équipe de Snipes avait l’air d’une bande de bohémiens, car après la mort de Dunbar, ils avaient tous, à des degrés différents, adopté l’héraldique haute en couleur de leur chef. Henryson coinçait dans le ruban de son chapeau des plumes de chardonneret, de geai et de cardinal, créant autour de sa tête une sorte d’auréole multicolore ; Stewart avait cousu des pièces de tissu vert de part et d’autre de sa chemise, en guise d’épaulettes, et, sur le plastron de sa salopette, un foulard blanc au centre duquel était tracée au crayon de couleur une croix rouge légèrement baveuse. Ross s’était borné à fixer une pièce orange sur sa braguette, mais personne en dehors de lui ne savait si c’était par conviction ou par dérision. Snipes lui-même avait égayé sa tenue en remplaçant ses lacets en cuir par du fil à dynamite orange.
La plupart des hommes roulaient des cigarettes et fumaient en attendant la reprise. Snipes sortit sa pipe et ses lunettes de son plastron, avant de tirer de la poche de derrière de sa salopette quelques pages de l’Asheville Citizen. Il posa le journal sur ses genoux et retira ses lunettes pour en essuyer avec soin la monture à l’intérieur, avant de commencer sa lecture.
« Y disent ici qu’y a toujours pas de suspect pour l’assassinat du Dr Cheney, annonça-t-il. Le shérif principal d’Asheville pense que c’est un de ces clodos qui traînent dans les gares qu’a fait le coup, puis qu’y s’est dépêché de sauter dans le prochain train de marchandises qu’a quitté la ville. Donc, il estime qu’on retrouvera jamais l’assassin.
— Ah bon ? Et ton shérif principal, ça y paraît pas curieux que le clodo a pas pris le billet pour Kansas City qu’on a retrouvé dans la poche du docteur, et pas non plus son portefeuille ? demanda Henryson. Et y s’est pas demandé pourquoi qu’un clodo assoirait le cadavre du bon docteur dans la cabine des toilettes publiques, avec la langue coupée et une pastille à la menthe dans chaque main ?
— Y s’est même pas dit que le gars qui conduit, au moment que je vous cause, la voiture que le défunt docteur conduisait de son vivant, y pourrait avoir trempé dans l’affaire ? ajouta Ross.
— Oh, que non, les gars, riposta Snipes. Tout ça, c’est ce que la loi appelle des preuves immatérielles. »
Ross leva la tête vers le ciel bleu et laissa échapper de ses lèvres arrondies une lente bouffée de fumée, avant de reprendre :
« Moi, ça m’étonnerait qu’y cherchent des preuves autres qu’immatérielles, étant donné que le shérif est à la solde de la Pemberton Lumber Company.
— Tu parles du shérif principal d’Asheville, pas de McDowell ? demanda Stewart.
— Ouais, bien sûr, dit Ross.
— Moi, je pense pas que McDowell, y se laisserait acheter, dit Stewart.
— On le saura bien assez vite, répondit Ross. Vu que pour ce qu’est de liquider les gêneurs, on dirait que notre bande de cocos est en train de prendre sa vitesse de croisière. Ce nouveau meurtre, y se sont même pas donné la peine de le maquiller en accident, comme pour Buchanan. Au train où y vont, va falloir qu’y graissent la patte à tout ce qui se mêle de défendre la loi dans notre État.
— Z’ont jamais réussi à se débarrasser de McDowell jusqu’à maintenant et on sait tous que c’est pas faute d’avoir essayé. Alors, je crois pas qu’y vont y arriver », déclara Henryson avec un optimisme qui ne lui ressemblait pas.
L’oiseau qui les avait survolés fit entendre un appel au fond des bois. Henryson pencha la tête sur le côté, comme pour essayer de mieux situer le volatile, mais celui-ci se tut et les bois redevinrent silencieux.
« Y a du nouveau au sujet du parc, dans ton journal ? demanda Ross à Snipes.
— Simplement que le colonel Townsend a fini par vendre ses terres au gouvernement, dit Snipes. Et le journal les porte aux nues, le colonel et les gars du parc, pasqu’y sont arrivés à s’entendre.
— Mauvaise nouvelle pour mon beau-frère, commenta Henryson, en secouant la tête et en regardant vers le Tennessee à l’ouest. Ça fait pas loin de dix ans qu’y scie du bois pour Townsend. Et ma sœur et lui ont quatre gamins à nourrir.
— C’est un bon ouvrier ? demanda Snipes.
— Ma foi, il manie la hache aussi bien que n’importe qui.
— Je dirai un mot pour lui à Campbell, reprit Snipes, mais y a tant de monde perché sur les marches du magasin, à cette heure, qu’y faut presque tirer à la courte paille pour arriver à s’asseoir. Y a déjà des gars qui filent attendre à l’autre camp, alors qu’il est même pas ouvert.
— Qui te l’a dit ? voulut savoir Henryson.
— Personne me l’a dit, rétorqua Snipes. J’ai tout vu de mes yeux dimanche dernier. Un des gars qu’était assis sur les marches du magasin a pris sa hache et a dit qu’y partait pour le comté de Jackson et une bonne douzaine d’autres lui ont emboîté le pas, comme si c’était Moïse choisi pour les emmener en terre promise.
— Y sait pas faire le docteur, ton beau-frère, par hasard ? demanda Ross à Henryson. Pasque là, y a un poste à pourvoir.
— Nan, répondit Henryson, mais même s’y savait, j’aimerais autant qu’y se tienne à son boulot de bûcheron. Pasqu’un arbre qui tombe, ou une lame qui dérape, on a au moins une petite chance de les éviter. Et j’en dirais pas autant de Galloway. »