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C’est seulement en milieu de matinée que le rideau de fumée laissa filtrer assez de lumière pour y voir à plus de quelques pas. L’air chargé de cendres faisait encore monter les larmes à tous les yeux qui s’attardaient sur le spectacle. Une grande partie des souches et débris de la vallée avait brûlé, ainsi que les appentis en bois et en tôle dressés par les demandeurs d’emploi. Des hommes au visage noirci par la fumée et la suie, chargés de seaux boueux, traversaient le fond de la vallée où couvaient encore quelques braises afin de remplir leurs récipients à la rivière et d’anéantir pour de bon les dernières velléités du feu. De loin, on aurait dit non pas des hommes, mais de sombres créatures nées des cendres et des scories sur lesquelles elles évoluaient. S’il n’avait pas plu la veille, tous les bâtiments du camp seraient partis en fumée.

Les hommes de Snipes étaient assis sur les marches du magasin et parmi eux se trouvait McIntyre dont le savoir-faire de scieur expérimenté lui avait valu d’être réembauché. Le prédicateur n’avait pas prononcé un seul mot depuis son retour et il continua de se taire, tandis que ses camarades observaient le carré noir sur lequel s’était dressée naguère la maison des Pemberton. Snipes alluma sa pipe et tira une bouffée songeuse, laissant la fumée s’échapper de ses lèvres comme s’il s’agissait d’un préambule inhérent aux perles de sagesse qui n’allaient pas tarder à en tomber.

« Un homme instruit, comme moi qui vous cause, aurait su que c’était pas une bonne idée d’essayer de les tuer au moyen de leur élément naturel, dit-il.

— Tu veux parler du feu ? demanda Henryson.

— Tout juste. C’est comme de vouloir tuer un poisson en y jetant de l’eau.

— Qu’est-ce que t’aurais fait, alors ?

— Moi, j’y aurais transpercé le cœur avec un pieu, déclara Snipes en tassant le tabac dans sa pipe. Presque tous ceux qui font autorité dans ce domaine disent que c’est la seule chose à faire dans ce genre de situation.

— J’ai vu le nouveau shérif passer les menottes à McDowell, un peu plus tôt, dit Henryson. L’y envoyait des coups, mais on aurait dit qu’y faisait ça pour le débarrasser des mouches qu’il avait sur lui. L’a beau se pousser du col, le Bowden, il tire pas du tout dans la catégorie des trois autres.

— Sacrebleu, je crois pas qu’y a quelqu’un au nord de l’enfer qui pourrait s’en vanter », s’écria Ross.

Pendant quelques instants, les hommes se turent, leurs yeux se tournant, les uns après les autres, vers McIntyre qui, autrefois, aurait glané dans les commentaires qu’ils venaient d’échanger de quoi faire une bonne demi-douzaine de sermons. Mais le regard du prédicateur resta obstinément fixé sur l’horizon indistinct vers l’ouest, de l’autre côté du paysage dévasté. Depuis son retour, le silence de McIntyre avait donné lieu à une grande variété d’hypothèses parmi ses camarades. Snipes avait laissé entendre que sa terrible expérience l’avait amené à faire vœu de silence, à la manière des moines d’antan. Stewart avait objecté que par le passé, McIntyre avait été farouchement hostile à tout ce qui sentait le papisme, mais il avait reconnu que le serpent volant avait pu l’inciter à changer d’opinion. Henryson, lui, subodorait que McIntyre attendait d’avoir eu une révélation bien particulière pour parler.

Ross dit que McIntyre avait peut-être tout simplement mal à la gorge.

Pourtant, lorsque Ross lâcha cette boutade, aucun des autres ne s’esclaffa ni ne ricana, et Ross lui-même parut la regretter dès qu’elle eut quitté ses lèvres, car ils croyaient tous, même Ross, le plus cynique d’entre eux, que l’ancien prédicateur avait été véritablement et irrévocablement transformé.

 

En fin de matinée, après avoir été traités par le médecin appelé de Waynesville, Serena et Pemberton enfilèrent des pantalons en denim et des chemises de coton récupérés parmi les rares vêtements qui restaient au magasin. Puis ils envoyèrent un des ouvriers leur acheter en ville d’autres habits et des articles de toilette que le magasin n’était pas en mesure de leur fournir. Serena rassembla une partie du personnel de la cuisine qu’elle chargea de remettre en état pour eux l’ancienne maison de Campbell, pendant que Pemberton partait s’assurer que tous les foyers avaient été éteints. Tout en suivant à la trace les bonds et les embardées de l’incendie, il découvrit que même si plusieurs acres de souches et de branchages avaient brûlé, le seul édifice détruit était leur propre maison. Une fois ces tâches accomplies, Serena et lui s’attardèrent dans le bureau.

« Il vaut sans doute mieux que j’aille parcourir la crête, dit Serena, juste pour m’assurer que les câbles n’ont pas été endommagés. »

Pemberton contempla les factures empilées sur la table et se leva.

« Je vais venir avec toi. La paperasse peut attendre. »

Serena contourna le bureau et plaça sa main bandée sur la nuque de son mari. Elle se pencha vers lui et l’embrassa intensément.

« Je veux t’avoir avec moi, dit-elle, pas simplement ce matin, mais toute la journée. »

Ils se rendirent à l’écurie pour seller leurs chevaux. Serena détacha l’aigle de son bloc et ils sortirent du bâtiment. Le soleil de midi tapait sur la voie ferrée dont le métal, même dans cette lumière atténuée, se parait d’un lustre satiné. Pemberton savait qu’il était temps désormais de commencer à déposer les rails, en partant des embranchements et en progressant à reculons. Il attendait avec plaisir le moment d’ôter sa chemise et de travailler de nouveau auprès des hommes, témoignant de sa force physique. Il y avait si longtemps qu’il ne l’avait pas fait, semblait-il, ayant passé ses journées au bureau, à s’abrutir sur les chiffres comme un employé de banque. Maintenant que Meeks avait pris ses repères, il allait pouvoir sortir davantage, surtout quand ils seraient installés dans le nouveau camp.

Les cendres noires maculaient les sabots et les antérieurs des chevaux, tandis que le couple traversait la vallée. Ils passèrent devant des bûcherons épuisés, occupés à débarrasser leurs visages et leurs bras de la couche de suie ; ce n’était pas tant à des mineurs qu’ils ressemblaient qu’à ces musiciens de jazz, grimés en Noirs, qu’on appelait les black minstrels, en train de se démaquiller après une représentation. Les hommes ne parlaient pas et le seul bruit était leur toux sèche. Les dernières flammes maîtrisées étaient celles qui consumaient ce qui avait naguère été le cimetière et des volutes de fumée continuaient de s’en élever, comme si les âmes des morts préféraient, elles aussi, abandonner la vallée calcinée pour un domaine plus hospitalier.

Pemberton et Serena suivirent le Rough Fork Creek jusqu’à Shanty Mountain et ils étaient déjà à mi-pente lorsqu’ils entendirent crier derrière eux et virent Meeks galoper à leur suite. Le comptable n’était jamais monté à cheval avant d’arriver au camp, aussi gardait-il le dos rond et la tête tout près de celle de sa jument. Lorsqu’il rejoignit les Pemberton, il leva le nez et parla doucement, redoutant à l’évidence de voir sa monture s’emballer au premier éclat de voix.

« Galloway vient de téléphoner », annonça-t-il à Serena.

Celle-ci se tourna vers son mari.

« Je te rejoins dans une minute.

— Non, dit-il, je t’attends. »

Elle le dévisagea brièvement, comme pour lire sur ses traits une expression qui contredirait ses paroles. Satisfaite, elle acquiesça.

« Nous vous écoutons, dit-elle à Meeks.

— Galloway dit qu’il les a suivis, sans préciser qui, jusqu’à Knoxville, mais qu’ils n’ont pas acheté de billets de train, reprit le comptable un peu agacé. Il vous fait dire en outre qu’aucun train de marchandises n’est parti avant son arrivée, donc il lui paraît évident qu’ils sont, comme il dit, encore là-bas. »

Lentement, Meeks se redressa sur sa selle, afin de récupérer un morceau de papier dans sa poche.

« Il m’a laissé un numéro de téléphone en précisant qu’il fallait que vous lui disiez ce qu’il devait faire à présent.

— Appelez-le donc, vous, dit Serena sans même regarder le papier qu’il lui tendait. Dites-lui de ma part qu’ils ne connaissent sans doute personne là-bas pour les héberger et qu’ils n’ont pas d’argent, par conséquent il doit les chercher dans tout Knoxville.

— Je n’avais pas compris que j’étais également standardiste », grommela Meeks, avant de repartir tant bien que mal en direction du camp.

Pemberton et Serena ne s’arrêtèrent plus avant d’avoir atteint le sommet. La fumée voilait le soleil qui avait pris des tons de cuivre terni et la lumière autour d’eux, elle aussi transformée, évoquait l’atmosphère des daguerréotypes. Serena détacha les jets de l’aigle, tendit le bras et lança la bête vers le ciel. Elle s’éleva dans un battement de ses grandes ailes comme si elle repoussait non seulement l’air, mais la terre elle-même. Elle vira vers la gauche, trouva un courant ascendant et se laissa porter pendant quelques instants, puis reprit son vol.

Pemberton se retourna pour contempler le camp, le vide noir là où s’était trouvée leur maison. La cheminée s’était effondrée, mais les marches étaient intactes ; on aurait dit qu’au lieu de donner accès à une habitation, elles étaient faites pour mener à un gibet. Le fauteuil où s’était installé McDowell était toujours devant.

Serena se rapprocha de son mari, effleurant sa jambe de la sienne. Il tendit la main et caressa la cuisse de Serena. Elle posa sa main sur celle de Pemberton et la pressa fermement, comme si elle voulait voir son empreinte imprimée dans sa chair.

« Qu’allons-nous faire de notre ancien shérif ? demanda-t-elle.

— Le tuer, répondit Pemberton. Je peux m’en charger, si tu veux.

— Non, laissons cela à Galloway, dit-elle, dès qu’il sera revenu du Tennessee. »

Pemberton leva les yeux et vit que l’aigle avait étréci son cercle. Elle avait sûrement repéré une proie.

«  Que chassera-t-elle en Amérique du Sud ?

— Un serpent que les indigènes appellent un fer de lance, dit Serena. Il est encore plus venimeux que le serpent à sonnettes.

— Quant à mes chasses à moi, il semble que je vais devoir renoncer à mon puma, fit Pemberton, songeur. Cela dit, un jaguar ne sera certainement pas un moindre défi.

— Il sera encore plus digne de toi », assura Serena.

Pemberton plongea les yeux dans les iris couleur d’étain qu’elle levait vers lui, observant les paillettes d’or qu’ils contenaient, puis la pupille elle-même. Depuis combien de temps, se demanda-t-il, n’avait-il pas eu le courage d’affronter une telle clarté.

« Te voilà redevenu plus proche de l’homme que j’ai épousé que tu ne l’as été depuis pas mal de temps, fit remarquer Serena.

— Le feu est venu me rappeler ce qui compte vraiment.

— C’est-à-dire ?

— Rien d’autre que toi. »

L’ombre de l’aigle passa au-dessus d’eux. Soudain, elle fondit vers le sol pour se poser cinquante mètres plus bas. Elle lutta avec sa proie et l’on entendit résonner furieusement les sonnettes du reptile, mais le bruit s’espaça peu après.

« Elle en a tué quarante-deux depuis le début d’avril, nota Serena. Je devrais l’emporter dans le comté de Jackson et lui en faire tuer quelques-uns là-bas avant que la saison froide ne les expédie dans leur tanière. »

Elle sortit son sifflet métallique de la poche de sa selle et souffla, puis elle fit tournoyer le leurre au-dessus de sa tête. Le rapace s’envola et en deux grands coups d’ailes, parut glisser vers le haut de la pente pour se poser non loin des chevaux, jetant au sol le serpent à sonnettes comme un vulgaire débris. La monture de Pemberton hennit et esquissa une brusque reculade, si bien qu’il dut lui serrer la bride, mais l’arabe était si habitué à l’aigle qu’il ne tourna même pas la tête. Le serpent se convulsa, exposant son ventre et Pemberton vit l’endroit où le bec de l’oiseau l’avait ouvert en deux pour arracher des bribes d’entrailles violacées. La queue du reptile sonna encore faiblement, puis se tut à jamais.

 

Le surlendemain, dans l’après-midi, Pemberton entendit la voiture de Galloway entrer en cahotant et en brinquebalant dans le camp. Il s’approcha de la fenêtre du bureau et regarda le montagnard sortir du véhicule avec raideur, tout le côté gauche de son visage assombri par une meurtrissure violette. L’orbite était carrément noire, l’œil lui-même n’était qu’une fente. Galloway s’avança parmi les souches et les débris, cherchant Serena de son œil valide. Elle chevauchait vers le camp, ayant fini sa journée de travail. Galloway partit à sa rencontre en boitillant. Avec son moignon au bout du bras et son visage sinistré, on aurait dit un homme tombé dans une machine dangereuse par le côté gauche.

Pemberton se rassit. Il s’enjoignit de ne pas penser à ce que le visage de Galloway pouvait laisser présager du sort de l’enfant. Il s’obligea plutôt à repenser à l’incendie, à ces moments où les flammes les avaient encerclés, Serena et lui, ces moments où il ne savait pas s’ils allaient vivre ou mourir, mais où une seule chose comptait, vivre ou mourir ensemble. Au bout de quelques minutes, la voiture de Galloway démarra et ressortit de la vallée. Serena entra dans le bureau.

« Galloway s’en va rendre visite à notre ex-shérif », dit-elle, sans toutefois offrir la moindre explication concernant les blessures qu’il avait au visage. Pemberton ne posa aucune question.

Serena s’immobilisa et contempla les caisses de dossiers empilées dans un coin, en prévision du déménagement tout proche.

« Nous avons fait du bon travail, ici », dit-elle.