À présent, un flot régulier d’hommes en quête de travail arrivait au camp. Certains campaient au milieu des souches et des branchages, attendant des jours durant qu’un bûcheron estropié ou mort soit redescendu des bois par ses camarades, dans l’espoir d’être celui qui le remplacerait. Ceux-ci et d’autres, qui passaient plus vite, se rassemblaient six matins par semaine sur la galerie du magasin, chacun s’efforçant à sa manière de se distinguer des autres lorsque Campbell passait parmi eux. Les uns restaient torse nu, afin qu’il puisse mieux voir leur puissante musculature, alors que d’autres tenaient des haches qu’ils avaient apportées de la ferme ou d’anciens camps forestiers, pour montrer qu’ils étaient prêts à se mettre au travail dans la minute. D’autres encore avaient une bible qu’ils lisaient avec beaucoup d’attention, dans le but de prouver qu’ils n’étaient ni des gredins ni des rouges, mais des hommes qui craignaient Dieu. Certains avaient sur eux des morceaux de papier en lambeaux, certifiant leur savoir-faire et leur compétence de bûcherons, ou attestant qu’ils avaient accompli leur service militaire, et tous avaient à raconter des histoires d’enfants et de petits frères et sœurs affamés, de parents et d’épouses malades, que Campbell écoutait avec compassion, même si personne n’était capable de dire dans quelle mesure ces récits influaient sur ses choix.
Serena continuait d’accompagner tous les matins les premières équipes. Et Galloway la suivait, son bras infirme pendant comme un fruit pourri resté accroché à sa branche. Tandis que Serena passait d’une équipe à l’autre, personne ne lui parlait jamais de l’enfant à venir, personne ne laissait son regard se poser sur son ventre. Pourtant, chacun à sa façon, tous tenaient compte de cette rondeur croissante, les uns en lui offrant des louches d’eau de source, ou bien des framboises et des mûres dans leur chapeau, ou encore des rayons de miel sauvage qui collait aux dents, posés dans des nids de fougère ; les autres en remettant à Galloway des pots emplis de toniques faits d’herbe aux perruches et de sassafras, de mandragore et de racine de valériane. Un bûcheron offrit une grande hache biseautée des deux côtés, à placer sous le lit de Serena pour trancher les douleurs de l’enfantement, et un autre la pierre qu’on appelle héliotrope ou jaspe sanguin, censée empêcher les hémorragies. Quand la jeune femme apparaissait, les chefs d’équipe couraient la rejoindre, sans lui laisser le temps de mettre pied à terre. Lorsqu’il faisait chaud, ils conduisaient l’arabe sous les arbres qui n’avaient pas encore été coupés, afin que Serena soit abritée du soleil.
Il lui arrivait souvent de boire l’eau de source et parfois de manger les baies et le miel. Quant aux toniques, Galloway les faisait disparaître dans son sac. Personne ne savait si Serena les prenait. Lorsque Galloway la suivait d’équipe en équipe, les pots tintaient doucement, telle une harpe éolienne.
L’équipe de Snipes travaillait seule au sommet de la crête de Shanty Ridge. Tout en faisant leur pause matinale, les hommes suivirent des yeux le passage de Serena parmi les équipes du front sud. Stewart secoua la tête, consterné.
« Si McIntyre était parmi nous, il dirait que la façon qu’y se conduisent, tous ces gars, c’est rien d’autre que de l’idolâtrie.
— Pour sûr que t’as raison, convint Snipes. Y va mieux ? Je te cause de McIntyre.
— Un tout petit peu, répondit Stewart. Assez pour que sa femme refuse de laisser tous ces médecins l’électrocuter.
— Oh, dommage, s’écria Ross. Moi qu’espérais qu’on pourrait le jeter dans le fleuve et qu’y filerait une décharge à un banc de silures. L’aurait pu les faire remonter à la surface, pareil qu’avec un téléphone à manivelle[11]. »
Snipes déploya son journal et scruta la première page.
« Alors, c’est quoi les ragots du jour, Snipes ? demanda Henryson.
— Ben, on dirait que les gars du parc vont faire main basse sur les terres du colon Townsend, là-bas dans le Tennessee. Y disent dans le journal qu’y sont à peu près arrivés à s’entendre.
— Cette concession-là, c’est la plus grande depuis qu’y z’ont persuadé Champion de vendre, pas vrai ? demanda Henryson.
— C’est ce qu’y disent dans le journal.
— Moi, j’aurais cru que les Pemberton l’achèteraient, fit remarquer Henryson. Z’avaient drôlement envie de l’avoir, y a un temps, jusqu’à ce que le Harris les aiguille vers le comté de Jackson.
— Paraît que le Harris, l’a fait venir des géologues, là-bas, dans le comté de Jackson, et qu’y z’essaient de découvrir un gros gisement de cuivre, dit Stewart.
— Du cuivre ? s’étonna Henryson. Moi, on m’a dit que c’était du charbon qu’y cherchait, le Harris.
— Moi, on m’a dit qu’y cherchait tout et n’importe quoi, depuis l’argent et l’or jusqu’à l’arche de Noé et le pays de Cocagne, intervint Ross.
— Qu’est-ce tu crois qu’y cherche, toi ? demanda Stewart à Snipes.
— Ma foi, répondit Snipes d’un ton pensif, y pourrait être en quête d’un des trésors immortels de notre planète, vu qu’y a plus d’un richard qu’aimerait bien laisser son nom dans les annales de l’histoire humaine, mais connaissant Harris, ça m’étonnerait qu’y s’intéresse beaucoup à ce genre de chose. »
Snipes se tut un moment, ramassa un caillou, le frotta entre le pouce et l’index, comme s’il s’agissait d’une pièce qu’il n’était pas sûr de vouloir dépenser.
« Ce que je me dis, c’est que la ville de Franklin, l’est guère qu’à une trentaine de miles, en tout cas à vol d’oiseau, conclut Snipes. Et y me semble que ça doit compléter une assez grande partie du puzzle pour que vous arriviez à finir tout seuls. »
Les hommes gardèrent le silence. Snipes reprit la lecture de son journal, pendant que les autres regardaient vers le sud. Ils virent Serena suivre le nouvel embranchement qui s’enfonçait dans les bois.
« Paraît qu’elle bouffe du bœuf cru pour son petit déjeuner et son souper, dit Stewart. Ce serait histoire de rendre son petit encore plus féroce. Et c’est pas tout, loin de là. Dès qu’y fait nuit, paraît qu’elle met son ventre nu au clair de lune et qu’elle aspire tous ses pouvoirs.
— J’ai comme le sentiment qu’y a quelqu’un qui s’est payé ta fiole, Stewart, dit Henryson.
— P’têtre bien, glissa Ross, mais si quelqu’un t’avait dit, à toi, y a un an, que la patronne allait dresser une aigle à patrouiller dans le coin pour ramasser des serpents à sonnettes longs comme ton bras, t’aurais p’têtre aussi pensé que c’était une histoire à dormir debout.
— Ouais, c’est vrai, reconnut son cousin. Faut dire qu’on avait encore jamais vu sa pareille dans nos montagnes. »
Au cours du huitième mois de sa grossesse, Serena se réveilla un matin avec une douleur au bas-ventre. Pemberton trouva le Dr Cheney à l’infirmerie, occupé à soigner un bûcheron qui avait une écharde de près de trois pouces enfoncée dans le blanc de l’œil. Le médecin parvint à l’extraire à l’aide d’une pince à épiler, puis il nettoya la blessure avec du désinfectant et renvoya l’homme auprès de ses camarades.
« C’est sans doute quelque chose qu’elle n’a pas bien digéré », dit-il à Pemberton en le suivant jusque chez lui.
Galloway attendait sur la galerie couverte. Le cheval de Serena sellé et bridé était attaché à la rambarde.
« Mme Pemberton ne sortira pas aujourd’hui », lui lança Pemberton.
Galloway ne répondit rien, mais suivit d’un regard appuyé la lourde sacoche noire du praticien, lorsque Pemberton fit entrer celui-ci dans la maison.
Serena était assise sur le bord du lit. Son visage était pâle, ses yeux gris paraissaient contempler un spectacle lointain, sa respiration saccadée faisait penser à quelqu’un qui tient entre ses mains un objet fragile ou dangereux. La soie bleu sombre de son peignoir ouvert révélait son ventre distendu.
« Allongez-vous sur le côté », lui dit le médecin, en sortant un stéthoscope de son sac. Il pressa l’instrument contre le ventre de Serena et écouta attentivement quelques instants. Puis il hocha la tête, avant d’écarter l’acier poli de la peau de Serena et de sortir les deux embouts de ses oreilles, gardant le stéthoscope autour du cou.
« Tout va bien, madame, dit-il. Il arrive fréquemment que les femmes éprouvent de légères douleurs et même parfois des douleurs qui n’existent que dans leur tête, surtout quand elles attendent un enfant. Ce que vous ressentez n’est sans doute qu’un léger malaise gastro-intestinal ou, pour dire les choses moins délicatement, des flatulences.
— Mme Pemberton n’est pas femme à faire des histoires pour rien, lança son mari, tandis que la jeune femme se remettait lentement en position assise.
— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. L’esprit est son propre royaume, nous dit le poète, et en tant que tel, il a sa propre réalité, parfois étrange. Mais, il est certain qu’on ressent ce que l’on ressent. »
Pemberton vit le médecin raidir sa main, comme pour tapoter l’épaule de sa patiente, avant de se raviser, fort sagement, et de garder son bras le long du corps.
« Je vous assure qu’elle ira mieux demain, dit le Dr Cheney avant de ressortir sur la terrasse.
— Y a-t-il la moindre chose qui pourrait la soulager, d’ici là ? demanda Pemberton, en indiquant de la tête Galloway, assis sur les marches. Galloway peut aller chercher le nécessaire au magasin, voire en ville s’il le faut.
— Oui, dit le médecin en se tournant vers Galloway. Allez donc au magasin et rapportez à votre patronne un sac de pastilles à la menthe. J’ai toujours remarqué qu’elles faisaient merveille quand j’avais l’estomac embarrassé. »
Serena garda le lit toute la journée. Elle insista pour que son mari aille travailler comme d’habitude, mais il n’y consentit que quand elle accepta de laisser Galloway s’installer dans la pièce de devant. Lorsque Pemberton revint voir comment elle allait à midi, puis plus tard dans l’après-midi, elle lui dit qu’elle se sentait mieux. Mais sa pâleur persista. Ils se couchèrent tôt et tandis qu’ils se disposaient à dormir, Serena pressa son dos et ses hanches contre le torse et le ventre de son mari, prit la main droite de celui-ci dans la sienne et la plaça sous la saillie de son ventre, comme si elle voulait qu’il l’aide à maintenir le bébé à sa place. De la musique leur parvint depuis la galerie de la cantine. Pemberton sombra dans le sommeil, bercé par la chanson d’un ouvrier, évoquant une certaine Mary qui parcourait la lande sauvage.
Le lendemain matin, Pemberton s’éveilla en sursaut lorsque sa femme s’assit dans le lit, repoussant les couvertures, la main gauche pressée entre ses jambes. Lorsqu’il lui demanda ce qu’elle avait, elle ne répondit rien, mais leva la main vers lui, comme pour prêter serment. Sa paume et ses doigts étaient rouges de sang. Pemberton enfila en toute hâte son pantalon et ses bottes, puis une chemise qu’il ne se donna même pas la peine de boutonner. Il enveloppa Serena dans son peignoir et la prit dans ses bras, arrachant une serviette éponge du séchoir au moment où il passait devant la salle de bains. Le train était sur le point de faire un premier trajet jusqu’à la scierie et plusieurs employés s’étaient rassemblés près de la voie. Pemberton hurla à quelques hommes qui traînaient à proximité de détacher tous les wagons de la locomotive à l’exception de la voiture fermée. Le sol était criblé de nids-de-poule, mais Pemberton les franchit tant bien que mal, tandis que les hommes se précipitaient pour lui obéir et que le chauffeur, frénétique, enfournait des pelletées de charbon dans le tender. Campbell sortit en trombe du bureau pour aider Pemberton à monter Serena dans la voiture et à l’installer en travers d’un siège, les jambes allongées. Pemberton lui demanda d’appeler l’hôpital pour réclamer la présence d’un médecin et d’une ambulance à la gare, puis il lui dit de prendre la Packard et de la conduire jusqu’en ville. Campbell quitta le wagon et Pemberton et sa femme se retrouvèrent seuls, au milieu des cris des ouvriers et du vacarme croissant de la locomotive.
Assis au bord du siège, Pemberton pressa la serviette contre le bas-ventre de Serena pour tenter d’étancher le sang. Lorsque le conducteur posa la main sur l’inverseur, desserra les freins et actionna le levier du régulateur, la jeune femme avait les yeux fermés et son visage avait pris la blancheur du marbre. Pemberton écouta la machine monter en puissance, passant par toute une série de gradations qui lui parurent interminables, avant de pouvoir se mettre en mouvement : la vapeur pénétrait dans le régulateur grâce à la soupape actionnée par le levier, passait de là dans les tubes à fumée et parvenait, par un tiroir de distribution, dans les cylindres où elle actionnait les pistons reliés à une crosse qui, par l’intermédiaire de la bielle motrice, permettait de transformer le va-et-vient des pistons en mouvement circulaire transmis aux roues motrices par des bielles d’accouplement, pendant qu’un système d’engrenage réglait le décalage entre les déplacements du tiroir et ceux des pistons. Ce n’était qu’alors que les roues, avec une lenteur désespérante, finissaient par prendre vie.
Pemberton ferma les yeux et imagina le châssis métallique de la locomotive sous l’aspect des rouages internes d’une horloge, faisant revenir en arrière le temps resté suspendu depuis qu’il avait vu la main de Serena couverte de sang. Lorsque le train prit enfin une allure régulière, il ouvrit les yeux et regarda par la fenêtre et ce fut comme si le train traversait le fond d’un lac profond et limpide. Derrière la vitre, tout lui paraissait ralenti par la densité de l’eau : Campbell regagnant le bureau pour appeler l’hôpital, les ouvriers sortant de la cantine pour regarder s’éloigner la locomotive et son unique voiture, Galloway surgissant de l’écurie pour se mettre à courir derrière le train avec son bras tronqué qui ballottait inutilement.
La locomotive commença à gravir la pente de McLure Ridge et la vallée disparut derrière eux. Une fois franchi le sommet, le train prit de la vitesse sur la voie désormais environnée de bois épais. Pemberton se rappela que Serena lui avait dit un jour que le présent seul était réel. Rien n’existe que ce qui existe maintenant, se dit-il, la main serrée sur le poignet de sa femme, sentant son pouls battre faiblement sous la peau. Tandis que le train traversait les montagnes qui s’inclinaient vers Waynesville, Pemberton pressa ses lèvres contre ce poignet sans vigueur. Reste en vie, murmura-t-il, comme s’il s’adressait au sang qu’elle avait encore dans les veines.
Quand le train vint enfin s’immobiliser le long du quai, la serviette dégoulinait. Serena n’avait pas émis le moindre son d’un bout à l’autre du trajet. Elle conserve toute sa force pour survivre, pensa son mari, mais à présent elle avait sombré dans l’inconscience. Deux brancardiers en blouse blanche vinrent la descendre du train pour la précipiter dans l’ambulance qui attendait. Pemberton et le médecin de l’hôpital s’y engouffrèrent à sa suite. Le médecin, un homme qui devait avoir un peu plus de quatre-vingts ans, souleva la serviette gorgée de sang et jura entre ses dents.
« Mais pourquoi diable ne l’a-t-on pas amenée plus tôt ? demanda-t-il, en pressant de nouveau la serviette entre les jambes de Serena. Elle va avoir besoin d’une transfusion, il lui faut beaucoup de sang et vite. C’est quoi son groupe sanguin ? »
Pemberton n’en savait rien et Serena n’était pas en état de dire quoi que ce soit.
« Le même que le mien », affirma Pemberton.
À peine entrés au service des urgences, Serena et Pemberton se retrouvèrent allongés côte à côte sur des chariots-brancards en acier, la tête appuyée sur un mince oreiller de plumes. Le médecin remonta la manche de Pemberton et lui enfonça dans le bras une aiguille reliée à un mince tuyau en caoutchouc, long d’environ trois pieds, à l’autre extrémité duquel se trouvait une aiguille semblable qui fut enfoncée dans le bras de Serena. Au centre du tuyau s’épanouissait une pompe en forme de poire. Le docteur appuya dessus. Satisfait, il fit signe à l’infirmière de prendre le relais et de s’installer dans l’étroit espace entre les deux chariots.
« Toutes les trente secondes, lança-t-il, si on tente d’aller plus vite, on risque un collapsus de la veine. »
Le médecin contourna le brancard pour s’occuper de Serena tandis que l’infirmière appuyait sur la poire, surveillait l’écoulement des trente secondes sur la pendule murale, puis répétait son geste.
Pemberton leva le bras où était enfoncée l’aiguille et saisit le poignet de l’infirmière.
« C’est moi qui vais pomper.
— Je ne crois pas... »
Pemberton serra plus fort et l’infirmière laissa échapper un cri étouffé. Elle ouvrit la main et lui abandonna la poire.
Pemberton surveilla la pendule et au bout de quinze secondes, il appuya. Puis il recommença, guettant le sifflement et le bruit de succion qui lui indiqueraient que son sang avait été aspiré dans le tuyau. Mais il n’y avait pas de bruit, de même qu’il était impossible de voir le sang courir à l’intérieur du caoutchouc gris sombre. Chaque fois qu’il appuyait, Pemberton fermait les yeux, concentré sur le sang jaillissant de son bras pour entrer dans celui de Serena, remonter le long de la veine et s’engouffrer dans les deux oreillettes de son cœur. Il s’imagina cet organe, une pauvre chose ratatinée, se regonflant peu à peu à mesure qu’il s’emplissait de son sang.
De l’autre côté de la rue, il y avait une école primaire et par la fenêtre ouverte de la salle des urgences, Pemberton entendait les éclats de voix des enfants en récréation. Un aide-soignant entra dans la pièce pour aider à relever les jambes de Serena et à les maintenir écartées, pendant que le médecin faisait son examen gynécologique. Pemberton ferma de nouveau les yeux et appuya sur la poire. Il ne surveillait plus la pendule, mais serrait les doigts dès qu’il sentait le caoutchouc plein de sang. Une cloche sonna et les voix des enfants s’estompèrent tandis qu’ils regagnaient les salles de classe. Le médecin recula et fit signe à l’aide-soignant de rallonger les jambes de Serena.
« Allez chercher la table et la boîte d’instruments », ordonna-t-il.
L’infirmière installa un masque sur le visage de Serena et fit couler le chloroforme, goutte à goutte, sur le linge et la grille. L’aide-soignant fit rouler la table à côté du chariot de Serena et il entrouvrit l’enveloppe en coton blanc pour révéler les instruments aseptisés. Pemberton regarda le médecin prendre le scalpel et ouvrir le corps de Serena du pubis au nombril. Il appuya sur la pompe au moment où la main droite du docteur disparaissait au fond de l’incision et soulevait le cordon ombilical d’un bleu violacé un bref instant avant de le remettre à sa place. Puis le praticien plongea les deux mains à l’intérieur du ventre de Serena et en sortit une forme si grise et si couverte de mucosités qu’elle paraissait faite non pas de chair, mais de glaise. Seules les traces de sang qui la maculaient indiquaient à Pemberton que cette forme avait pu à un moment donné abriter une vie humaine. Le cordon, lové sur lui-même, gisait sur la poitrine du bébé. Pemberton ne savait pas s’il était toujours relié à Serena.
Pendant quelques instants, le médecin contempla ce qu’il avait dans les mains d’un regard intense. Puis il se tourna et le remit à l’aide-soignant.
« Tenez, posez-le là-bas », dit-il en lui indiquant une table dans un coin.
Il se retourna vers Serena, non sans avoir demandé à l’infirmière combien de sang Pemberton avait donné.
« Plus de cinq cents centimètres cubes. Il vaut mieux interrompre ? »
Le médecin regarda Pemberton qui secoua la tête.
« Non, ce n’est pas la peine. De toute façon, il sera bientôt trop faible pour pomper ou alors il tournera de l’œil. »
Tandis que le praticien commençait à recoudre le ventre de Serena avec du fil sombre, Pemberton tourna la tête vers sa femme, écouta ses faibles inspirations et régla son propre souffle très exactement sur le sien. Sa tête se mit à tourner, il ne parvenait plus à se concentrer suffisamment pour lire l’heure ou suivre les propos qu’échangeaient le médecin et l’infirmière. Un autre groupe d’enfants sortit dans la cour de récréation de l’école, mais leurs cris ne tardèrent pas à se fondre dans le silence. Pemberton appuya sur la poire, mais fut incapable de fermer complètement sa main dessus. Il écouta les deux respirations, celle de Serena et la sienne, qui n’en faisaient plus qu’une, alors même qu’il sentait qu’on retirait l’aiguille de son bras, puis il entendit le bruit des roues du chariot de Serena que l’on emportait ailleurs.
Lorsque Pemberton reprit conscience, il était toujours sur son chariot. Le médecin était penché sur lui, flanqué de l’aide-soignant.
« Bon, on va vous aider à vous relever », dit le médecin et les deux hommes le hissèrent en position assise.
Il sentit la pièce s’assombrir un instant, puis s’éclairer de nouveau.
« Où est Serena ? »
Ses mots sortirent sur un ton hésitant, d’une voix enrouée, comme s’il n’avait pas parlé depuis des jours entiers. Pemberton regarda la pendule dont les aiguilles devinrent peu à peu plus nettes. S’il y avait eu un calendrier au mur, il aurait aussi vérifié le jour et le mois. Il ferma les yeux un instant et leva son pouce et son index jusqu’à la racine de son nez. Il rouvrit les yeux et tout lui parut plus clair.
« Où est Serena ? demanda-t-il encore une fois.
— Dans l’autre aile de l’hôpital. »
Pemberton empoigna le bord du chariot et fit mine de se mettre debout, mais l’aide-soignant posa une main ferme sur son genou.
« Elle est vivante ?
— Oui, répondit le médecin. Votre femme jouit d’une constitution tout à fait remarquable, donc s’il n’y a pas de complication inattendue, elle se remettra.
— Mais l’enfant est mort, dit Pemberton.
— Oui, et puis il y a encore autre chose dont il faudra que je parle avec votre femme et vous un peu plus tard.
— Non, dites-moi tout de suite, insista Pemberton.
— C’est l’utérus de votre femme. Il y avait lacération du col.
— Et alors ?
— Alors, elle ne pourra plus avoir d’enfant. »
Pemberton garda le silence quelques instants.
« C’était un garçon ou une fille ?
— Un garçon.
— Si nous étions arrivés plus tôt, l’enfant aurait survécu ?
— Cela n’a plus d’importance à présent.
— Si, dit Pemberton.
— Oui, l’enfant aurait sans doute survécu. »
L’aide-soignant et le médecin aidèrent Pemberton à quitter le chariot. La pièce parut vaciller pendant une ou deux minutes, puis se stabilisa.
« Vous avez donné beaucoup de sang, dit le médecin. Trop. Si vous ne faites pas attention, vous allez vous évanouir.
— Quelle chambre ?
— Quarante et un. L’aide-soignant va vous accompagner.
— Non, je la trouverai », dit Pemberton et il se dirigea lentement vers la porte, passant devant la table dans le coin, sur laquelle il n’y avait plus rien.
Il sortit dans le couloir. Les deux ailes de l’hôpital étaient reliées par le hall central et, en le traversant, Pemberton aperçut Campbell assis près de la porte d’entrée. Il se leva de son siège en voyant approcher Pemberton.
« Laissez-moi la voiture et regagnez le camp en train, dit celui-ci. Assurez-vous que les équipes travaillent et ensuite, allez à la scierie pour voir s’il n’y a pas de problème. »
Campbell sortit les clefs de la Packard de sa poche et les remit à son employeur. Au moment où celui-ci se détournait pour repartir, Campbell dit :
« Si on me demande comment vont Mme Pemberton et le bébé, qu’est-ce que je dois dire ?
— Que Mme Pemberton se remettra parfaitement. »
Campbell opina, mais ne bougea pas.
« Quoi d’autre ? demanda Pemberton.
— Le Dr Cheney, il est descendu en ville avec moi.
— Où est-il ? dit Pemberton en s’efforçant de parler d’une voix unie.
— J’en sais rien. Il m’a dit qu’il allait acheter des fleurs pour Mme Pemberton, mais je l’ai pas revu.
— Ça fait longtemps ?
— Pas loin de deux heures.
— J’ai une affaire à régler avec lui, mais nous verrons ça plus tard, dit Pemberton.
— Y a pas que vous », lança Campbell en tendant la main pour ouvrir la porte.
Pemberton l’arrêta, en posant une main ferme sur son épaule.
« Qui d’autre ?
— Galloway. Il est passé ici y a une heure, pour me demander où était le Dr Cheney. »
Pemberton retira sa main de l’épaule de Campbell et le contremaître sortit de l’hôpital. Pemberton traversa le hall et s’engagea dans le couloir de l’autre aile, lisant les chiffres noirs sur les portes des chambres jusqu’à ce qu’il ait trouvé celle de Serena.
Elle était toujours inconsciente à son entrée, aussi il tira une chaise à côté du lit et attendit. À mesure que la fin de matinée et l’après-midi s’écoulaient, il l’écouta respirer, regarda son visage reprendre un peu de couleur. Les drogues qu’on avait administrées à la jeune femme la maintenaient dans une espèce de semi-hébétude, elle ouvrait parfois les yeux, mais sans pouvoir fixer son regard. Une infirmière apporta à Pemberton son déjeuner, puis son dîner. Ce ne fut que quand les dernières lueurs du jour eurent disparu de la fenêtre que les yeux de Serena s’ouvrirent et cherchèrent ceux de son mari. Elle semblait avoir toute sa tête, ce qui surprit l’infirmière, car elle était toujours sous perfusion de morphine. Après avoir vérifié que celle-ci fonctionnait normalement, l’infirmière sortit. Pemberton se tourna sur sa chaise pour faire face à sa femme. Il glissa la main droite sous le poignet de Serena et ses doigts se refermèrent dessus comme un bracelet.
Elle tourna la tête pour mieux le voir, ses mots n’étaient qu’un murmure.
« L’enfant est mort ?
— Oui. »
Elle dévisagea son mari un instant.
« Et puis ?
— On ne pourra plus en avoir d’autre. »
Elle garda le silence pendant près d’une minute et Pemberton se demanda si elle était de nouveau sous l’emprise de la drogue. Soudain elle prit une profonde inspiration, sa bouche demeura ouverte comme si elle allait dire quelque chose, mais elle resta muette, en tout cas à ce moment-là. Au lieu de parler, elle ferma les yeux et laissa son souffle s’exhaler lentement, tandis que son corps paraissait s’enfoncer plus profondément dans le matelas. Ses yeux s’ouvrirent.
« C’est comme si mon corps l’avait su dès le début », dit-elle.
Pemberton ne demanda pas ce qu’elle voulait dire. Elle referma les yeux quelques instants, les rouvrit avec lenteur.
« Et pourtant... »
Son mari acquiesça et lui serra le poignet, sentant de nouveau le pouls qui scandait le passage de leur sang. Les yeux de Serena se portèrent sur l’intérieur du coude de son mari, où une grande ecchymose dépassait de sous le pansement de gaze.
« Ton sang s’est mélangé au mien, dit-elle. De toute façon, nous n’en espérions pas davantage. »