Rachel franchit les rails et fut bientôt sur le trottoir, avec dans sa poche un des billets de vingt dollars, pour faire quelques emplettes à l’épicerie. Au moment où elle allait traverser la rue, un chariot passa en grinçant sur la chaussée et la tête blanche et noire d’une vache Holstein apparut entre les lattes. Rachel sentit l’odeur de fumier et de paille, tellement plus nette et familière que le salmigondis d’odeurs de Kingsport. S’en va sans doute faire la vache laitière chez quelqu’un, se dit-elle, en faisant un pas dans la rue. Elle n’en fit pas deux.
Ce qu’elle vit en premier, ce fut une absence, un manque dans une forme humaine, à l’endroit où il aurait dû y avoir un poignet et une main. Il était adossé au bureau de poste, une allumette au coin des lèvres. Même d’aussi loin, elle n’eut pas le moindre doute. Les cheveux noirs bien lisses, la silhouette petite et nerveuse, la tête légèrement penchée sur le côté. Tout à coup, le soleil déclinant de la journée lui parut plus épais, plus compact, presque comme si elle avait pu y enfoncer un doigt et découvrir que sa peau était devenue jaune. Elle recula lentement, redoutant que le moindre mouvement brusque ne détourne le regard de l’homme des passants plus proches de lui.
Lorsqu’elle fut hors de vue, elle se mit à courir, d’abord en direction de la maison de Mme Sloan. Puis son corps et son esprit bifurquèrent d’un même élan et elle courut plutôt vers la gare. Quand elle eut atteint la porte, elle s’arrêta un instant pour se calmer avant d’entrer. Y t’a pas vue et y sait pas où on habite, se dit-elle. On a le temps.
De l’autre côté du guichet, un homme corpulent au visage rond étudiait des chiffres dans un carnet à spirale. Lorsqu’il leva les yeux, Rachel le dévisagea pour tenter de se rassurer et trouva un certain réconfort dans son nœud papillon et ses lunettes. C’est ce que porterait un médecin, se dit-elle.
« Ouais, madame, dit-il d’une voix qui n’était ni amicale ni inamicale.
— Un homme qui n’a qu’une seule main, pas beaucoup plus grand que moi. L’est venu ici ?
— Aujourd’hui ?
— ’jourd’hui ou hier. »
L’homme secoua la tête.
« Pas pour autant que je me rappelle.
— Vous êtes sûr ? C’est important.
— Je vois passer beaucoup de gens, reconnut l’homme, mais je crois que je me rappellerais quelqu’un comme vous dites. »
Rachel se tourna pour regarder par la fenêtre, puis elle posa le billet de vingt dollars sur le comptoir.
« Jusqu’où ça nous emmènera, moi et un petit enfant ?
— Dans quelle direction vous allez ? »
Rachel resta un moment sans répondre. Au mur, derrière l’employé du guichet, était accrochée une carte des États-Unis, où des lignes noires s’entrecroisaient comme une toile d’araignée. Elle trouva le Tennessee, puis laissa son regard suivre l’écheveau de lignes vers le nord-ouest.
« On voudrait aller à Seattle, dans l’État de Washington.
— Pour vingt dollars, pouvez aller jusqu’à Saint Louis », annonça l’homme.
Pendant quelques instants, Rachel fut tentée de retourner chez Mme Sloan, chercher un peu plus d’argent.
« Une fois dans le train, on pourra prendre des billets pour le restant du voyage ? »
Le préposé acquiesça.
« Bon, alors, va pour Saint Louis, dit Rachel. Dans combien de temps y part, le train ?
— Une heure et demie.
— Y a rien qui part plus tôt ?
— Non, rien que des trains de marchandises. »
Rachel hésita un moment, puis lui tendit le billet.
« Voilà pour aller jusqu’à Saint Louis », dit l’homme en posant devant elle deux billets de train et deux pièces de vingt-cinq cents.
Rachel prit les billets, mais laissa les deux pièces.
« Ce type que je vous ai dit. S’il venait demander... »
L’homme prit les deux pièces sur le comptoir et les glissa dans la poche de son gilet.
« J’ai pas vendu de billets pour une femme et un enfant », dit-il.
Elle s’arrêta à la porte de la gare, jetant un regard en arrière en direction de la ville, avant de traverser la voie et d’entrer chez Mme Sloan. Celle-ci était assise à la table de la cuisine à peler des pommes, et Jacob dormait dans la chambre du fond.
« Le gars que le shérif m’a dit de guetter, annonça Rachel, je viens de le voir en ville. »
Elle passa aussitôt dans la chambre. Elle sortit l’argent et le couteau de chasse de sous son oreiller et les fourra dans le sac en tapisserie avec les articles dont elle pensait avoir le plus besoin. Mme Sloan la suivit dans la pièce.
« Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ?
— Sauvez-vous vite chez votre belle-sœur et restez-y, dit Rachel en prenant Jacob dans ses bras. Appelez le shérif et dites-y que Galloway est ici. »
La brave femme s’approcha d’elle, la locomotive et le sac de billes dans ses mains aux veines saillantes.
« Les oubliez pas, dit-elle, en fourrant la petite locomotive dans la chaussette avec les billes avant de faire un nœud. Il sera dans tous ses états, le petit, si que vous les laissez ici. »
Rachel mit la chaussette dans la poche de sa robe, puis sortit en toute hâte de la maison avec Jacob et traversa la voie jusqu’au wagon de marchandises qui était le meilleur endroit pour attendre, car elle pouvait voir à la fois la maison et la gare. Voir sans être vue, se dit-elle. Elle franchit le dernier rail et regarda par-dessus son épaule, en direction de la ville, mais elle ne vit personne. Jacob se mit à grogner.
« Chut, mon petit cœur », dit-elle.
Elle se faufila d’un pas rapide entre les buissons de ronces, sans s’arrêter quand les épines retenaient sa robe. Elle hissa Jacob et le sac en tapisserie dans le wagon abandonné, avant d’y monter elle-même.
Au début, elle ne vit que du noir. Puis, à mesure que ses yeux s’accoutumaient, elle aperçut un matelas fait de spathes de maïs fourrées entre deux édredons plus ou moins pourris, à côté de journaux jaunis et d’une boîte de sardines vide. Je sais pas qui vit ici, mais y reviendra pas tant qu’y fera pas un peu plus frais, se dit Rachel. Elle posa Jacob et le sac, puis elle gagna le fond du wagon pour saisir les édredons du bout des doigts et tirer le matelas improvisé plus près de la porte. Une forme grise et floue jaillit du grabat, un corps et une longue queue lui frôlèrent la cheville en passant entre ses jambes pour disparaître par la porte ouverte. Elle entendit un bruissement parmi les ronces, puis plus rien.
Rachel tâta le matelas du bout du pied. Il n’en sortit rien d’autre et elle le fit glisser jusqu’à l’endroit voulu. Elle s’assit et, lorsqu’elle se pencha pour soulever Jacob et le poser sur ses genoux, elle sentit les bosses que faisaient les spathes. Le wagon frémit au passage d’un train de marchandises qui roulait si lentement que Rachel parvint à déchiffrer les mots et les chiffres inscrits sur chacun des wagons hauts et larges qui défilaient devant elle. Plusieurs avaient leur porte coulissante grande ouverte. Un vagabond passa la tête par une d’elles.
Quand le fourgon eut disparu, Rachel fixa son regard sur la maison. Mme Sloan ne tarda pas à en sortir, une valise à la main. Elle s’éloigna d’un pas décidé vers la ville. Quelques minutes plus tard, un homme pénétra dans la gare, en ressortit et prit lui aussi le chemin de la ville. La journée avait été chaude pour un début d’automne et le wagon abandonné avait emmagasiné la chaleur comme un four de potier. La sueur perlait au front de Rachel et le tissu de sa robe commençait à coller entre ses omoplates.
Jacob se pencha en avant, montrant du doigt un lézard cramponné au cadre de la porte. Son dos et ses pattes étaient d’un vert aussi vif que celui des osmondes cannelles. Sur sa gorge, une bulle de chair rouge se gonflait et se rétractait, mais autrement l’animal était totalement immobile.
« L’est joli, hein ? » dit-elle à Jacob.
Au bout de quelques instants, le lézard rampa un peu plus haut sur le métal rouillé et s’immobilisa de nouveau. Sa couleur verte vira au brun terne et très vite l’animal se confondit si parfaitement avec la rouille qu’il devint invisible. Dommage qu’on est pas fichus d’en faire autant, se dit Rachel.
Jacob se cala plus confortablement sur ses genoux, l’envie de dormir l’emportant sur celle de se plaindre de la chaleur qui régnait dans le wagon. Sa respiration ne tarda pas à prendre la cadence du sommeil et peu de temps après, le crépuscule s’installa. Une lune pâle et gonflée monta dans le ciel, éclipsant les étoiles de moindre importance à mesure qu’elle semblait se rapprocher de la terre. Une blancheur impalpable parut se répandre sur le sol comme du givre. Un autre train de marchandises passa. Moins d’une heure, se dit Rachel, son regard se détournant de la maison pour se poser sur la gare.
Le wagon finit par se rafraîchir, la chaleur du jour s’enfuyant avec sa lumière. Un homme et une femme entrèrent dans la gare, en ressortirent et s’assirent sur le banc en bois pour attendre le train. Bientôt plusieurs autres voyageurs les rejoignirent. Des lampes s’allumèrent, auréolant la gare d’un éclat jaune. Personne ne s’approcha de la maison de Mme Sloan. Il y eut un bruissement près de la porte du wagon et Rachel vit un rat passer un museau circonspect.
« Ouste, » dit-elle et elle tira une spathe de maïs du matelas, prête à la lancer à la tête du rat s’il faisait mine de s’aventurer à l’intérieur, mais le bruit de sa voix suffit à le faire détaler jusque dans les broussailles.
Jacob se réveilla et se mit à grincher. Rachel regarda ses couches, mais elles étaient sèches. C’est qu’il a faim, se dit-elle, et elle le posa sur le matelas. Elle sortit un biscuit du sac en tapisserie et le lui tendit. Le clair de lune ne cessait de s’intensifier et les rails brillaient comme s’ils étaient recouverts d’argent. Pas le moindre lambeau de nuage dans le ciel. Rachel leva les yeux : la lune n’était plus blanche, mais prenait une teinte orangée.
Une traînée de lumière apparut dans la chambre du fond de la maison de Mme Sloan. Elle disparut et Rachel espéra un instant qu’elle l’avait imaginée, mais presque aussitôt elle la vit dans la cuisine, virevoltant comme un feu follet, avant de reparaître très brièvement dans la chambre. Elle plissa les paupières et chercha à distinguer le faisceau d’une lampe électrique traversant le jardin de Mme Sloan, ou sinon une ombre un peu plus dense.
Mais elle ne vit rien. Galloway avait disparu aussi complètement que la lumière qu’il tenait à la main. Y pourrait être en train de se diriger directement vers la ville ou vers la gare ou droit vers nous, se dit-elle, et elle se déplaça avec son fils vers le fond du wagon. Les minutes s’écoulèrent, même s’il n’y paraissait pas, et soudain elle entendit arriver le train qu’elle devait prendre. Elle empoigna le sac en tapisserie et nicha Jacob dans le creux de son bras. Les ronces lui attrapaient les jambes et, chaque fois, il y avait un court instant où elle croyait que c’était Galloway qui la tenait.
Elle sentit enfin les scories sous ses pieds. Elle évita de marcher sur les rails luisants, préférant avancer juste à côté. Le sifflet du train retentit et elle fit encore quelques pas. Un grand chêne se dressait près de la gare et ses branches avaient pris au piège un peu du clair de lune. Rachel se tint dans une flaque d’ombre, à quelques enjambées de la lumière que diffusait la gare. Elle étudia les voyageurs réunis sur le quai, inspecta les grandes fenêtres du bâtiment, mais elle ne vit personne. Le train entra et s’arrêta dans un frémissement.
Deux hommes descendirent, personne d’autre, et bientôt les passagers commencèrent à monter dans les wagons. Rachel sortit les billets de sa poche et se rapprocha, elle était sur le point de monter sur la galerie de la gare, quand un instinct l’en empêcha. Ce n’était pas quelque chose qu’elle avait vu, mais quelque chose qu’elle avait senti, comme cette fois où, petite fille, elle avait voulu soulever le couvercle du puits, mais s’était arrêtée au moment même où une veuve noire, grosse comme une pièce de vingt-cinq cents, était venue se poser à l’endroit où elle allait mettre les doigts. Les derniers passagers embarquèrent, mais Rachel resta tout à fait immobile. Et puis elle le vit, dans l’ombre, du côté opposé de la gare. La dernière personne se hissa dans le wagon et le train s’ébranla, la lanterne en laiton du garde se balançant en signe d’adieu.
Rachel se détourna de la lumière du bâtiment, incapable de voir ses pieds dans l’ombre épaisse du chêne. Si je trébuche et que je tombe et que mon petit, y se met à brailler, on est morts, c’est sûr, se dit-elle. Son imagination commença à prendre le dessus, car elle savait qu’un pas de travers à gauche ou à droite risquait de mettre sous ses pieds un fossé ou un piquet rouillé qui la ferait trébucher. Faut suivre exactement le chemin par où t’es venue jusqu’ici, se dit-elle. Elle fit un pas dans le noir, n’ayant pas d’autre choix. Puis un autre pas, avançant un pied hésitant. Comme lorsqu’on traverse une mare recouverte d’une mince couche de glace, songea-t-elle, et il lui sembla qu’une partie d’elle-même guettait le premier craquement. Au bout de sept pas, elle sortit de l’ombre du chêne.
Elle repartit vers le wagon abandonné, d’une allure plus rapide à présent, courbée en deux, si bien qu’elle était à peine plus haute que les ronces et les mauvaises herbes. La seule idée qui lui venait à l’esprit, c’était de tenter d’aller trouver le shérif de la ville, mais McDowell l’avait avertie qu’elle ne devait faire confiance à personne d’autre que sa cousine, même s’il s’agissait de quelqu’un qui portait un insigne. Le clair de lune était maintenant si vif, si intense qu’elle voyait clairement la maison de Mme Sloan. Elle se rappela soudain que c’était le mois d’octobre, que son père appelait ce phénomène la lune du chasseur et prétendait que le sang qu’on voyait sur la lune serait répandu sur la terre. Rachel accéléra le pas et remonta dans le wagon avec son fils le plus vite qu’elle put, incapable de refouler la conviction que le pouvoir de Mme Pemberton et de Galloway s’étendait même à la lune, aux étoiles et aux nuages. Qu’ils avaient attendu cette nuit précise, celle-là et pas une autre, pour les retrouver, Jacob et elle. Lève donc pas les yeux pour la regarder, cette lune, se dit-elle. Elle se recula dans le fond du wagon et serra Jacob plus fort contre elle.
Elle entendit un train, pas celui qui venait de partir, mais un convoi qui sortait des montagnes pour entrer dans la vallée, un train de marchandises. La locomotive s’immobilisa face au silo à charbon à l’autre bout de la gare. Rachel prit Jacob et le sac et repartit le long de la voie jusqu’à l’endroit où elle s’était tenue un peu plus tôt. Elle scruta la gare, le coin éloigné plongé dans l’ombre, où elle avait vu Galloway quinze minutes plus tôt. Il n’y était plus. Les derniers boulets de charbon dégringolèrent le long du silo et le train se mit en branle. La locomotive passa devant la gare et quand plusieurs wagons l’eurent suivie, Rachel serra contre elle le sac et son fils et marcha rapidement en direction du convoi, éclairée cette fois non seulement par le clair de lune, mais par les lumières de la gare. Elle s’engagea sur la voie, tandis que le train passait lentement devant elle. La cinquième voiture était grande ouverte, mais elle ne l’atteignit pas à temps. Six autres wagons défilèrent avant qu’elle n’en voie un d’ouvert. Elle posa Jacob et le sac à l’intérieur, puis elle bondit à son tour. Le train passa devant le vieux wagon abandonné et longea bientôt les dos sombres d’une suite de bâtiments.
Et soudain, elle le vit arriver. Pour le moment, il était à la hauteur du fourgon, mais il réduisait la distance qui les séparait, wagon par wagon, sans même courir, gagnant régulièrement du terrain. Il souriait et il agita l’index dans un geste grondeur. Elle ne savait pas que la peur avait un goût, mais c’était pourtant le cas. Un goût de craie et de métal. Elle poussa son fils tout au fond de la voiture, si loin qu’il avait le dos appuyé contre la paroi d’acier qui brinquebalait. Il lui sembla que ses côtes se resserraient, comprimant son cœur comme dans un étau.
Le train prit de la vitesse, mais pas assez. Le visage de Galloway apparut à côté de leur wagon. Il trottait à présent, la main tendue. Autour de son cou était passée une lanière faite d’un vieux morceau de ficelle, au bout de laquelle pendait un poignard. Rachel pensa à son couteau de chasse, mais elle n’avait plus le temps de le tirer du sac. Elle sortit la chaussette de la poche de sa robe au moment où la main de Galloway se refermait sur la porte, le poignard étincelant chaque fois qu’il allait et venait contre sa poitrine. Il continua de trotter à côté d’eux, prenant son élan pour bondir à l’intérieur. Le sifflet du train hurla comme un ultime avertissement.
Galloway se hissa dans le wagon jusqu’à la taille, la tête et le torse sur le sol métallique, les jambes pendant encore à l’extérieur. Rachel leva la chaussette à la hauteur de sa propre oreille. Elle marqua un temps, s’efforçant de faire passer tout son influx dans la livre de verre et d’acier qu’elle serrait dans son poing, afin qu’elle suffise à la tâche, puis elle l’abattit de toutes ses forces sur le visage ricanant de Galloway. Les yeux du montagnard se révulsèrent. Un bref instant, son corps resta en équilibre sur le bord du wagon. Puis Rachel appuya le talon de sa chaussure contre son front et le projeta sur le bas-côté. Il roula dans un petit ravin. Elle se pencha au-dehors et vit le fourgon passer devant l’endroit où il était tombé. Elle continua de regarder un long moment, mais il ne se releva pas. Jacob hurlait à présent et elle le prit dans ses bras.
« Tout va bien maintenant, lui dit-elle, tout va bien. »
Il y avait du foin sur le sol du wagon et elle en fit un tas dans un coin pour s’y coucher, serrant son fils dans ses bras. Ils étaient sortis de Kingsport désormais et roulaient vers le sud à travers les Smoky Mountains. Ils longeaient de temps en temps une ferme où une faible lumière, à la fenêtre, effleurait un instant le sol en métal du wagon avant de disparaître. Le bruit régulier du train, comme un battement de cœur, ne tarda pas à bercer le petit qui s’endormit, et Rachel suivit bientôt. Elle rêva que Jacob et elle se tenaient dans un champ de maïs où il ne poussait qu’une seule tige verte. Ils faisaient tomber les spathes de l’unique épi accroché à cette tige et trouvaient non pas des grains, mais une lame de couteau.
Elle se réveilla dans l’obscurité, ne sachant plus trop, au premier instant, où elle se trouvait. Elle se lova plus étroitement autour de Jacob et tenta de retrouver le sommeil, mais sans y parvenir. Elle écouta le train passer sur les rails, la respiration régulière de son fils. Elle attendit de sentir les roues ralentir sous elle, puis Jacob et elle descendirent, traversèrent plusieurs voies ferrées et contournèrent quelques wagons de marchandises à l’arrêt, afin de gagner la gare. L’écriteau au-dessus de la porte annonçait Knoxville. Elle entra dans le bâtiment et vérifia le panneau des horaires avant de demander la permission d’utiliser le téléphone fixé au mur derrière le comptoir. Un appel en PCV assura-t-elle au chef de gare. Elle porta l’écouteur à son oreille et se pencha vers le micro ; tandis qu’elle parlait à l’opératrice, Jacob empoigna le cordon noir entouré de toile.
McDowell répondit à la première sonnerie.
« Vous êtes où ? demanda-t-il et dès qu’elle eut répondu, il lui demanda à quelle heure partait le prochain train.
— Celui qu’y nous faut part que dans quatre heures.
— Non, le prochain, dit-il aussitôt, où qu’il aille.
— Y en a un pour Chattanooga dans une demi-heure.
— Prenez-le. Et une fois arrivés là-bas, achetez vos billets pour Seattle.
— Pensez qu’il est déjà en route pour ici, hein ? dit Rachel.
— C’est probable. »
Pendant un court instant, il n’y eut que de la friture sur les kilomètres de ligne téléphonique qui les séparaient.
« Partez pour Chattanooga, dit McDowell. Moi, je vais mettre fin à l’affaire, cette nuit, pour de bon.
— Comment ?
— Ça vous regarde pas. Allez vite acheter vos billets. »
Elle fit ce qu’il lui disait. Soupçonnant qu’elle n’avait sans doute pas offert assez d’argent à l’autre chef de gare, elle tendit à celui-ci un billet de cinq dollars. Puis elle décrivit Galloway.
L’homme contempla fixement le billet et le sourire qui fendit son visage n’offrait ni réconfort ni compassion.
« Ben, vous devez avoir de fameux ennuis, dit-il, et moi, j’ai appris une chose, c’est que les gens qu’ont des ennuis, comme ceux qu’ont des poux ou la chiasse, si on s’approche trop près, on est sûr d’en attraper. »
Et tout en parlant, l’homme porta son regard au-delà de Rachel, à croire qu’il était si content de son petit discours qu’il regrettait de ne pas avoir un plus large auditoire.
Rachel le regarda droit dans les yeux et soutint son regard jusqu’à ce que le sourire se soit estompé. Elle ne sentait plus ni colère, ni peur, ni même lassitude. Rien d’autre qu’une résignation apathique au fait que Jacob et elle survivraient peut-être, mais pas forcément. Il arriverait ce qui devait arriver et c’était comme ça. Elle eut presque l’impression d’être sortie d’elle-même pour observer la jeune femme et l’enfant de l’extérieur. Et lorsqu’elle parla, le ton glacé de sa voix lui parut être, lui aussi, étranger à sa personne.
« Écoutez, m’sieur, vous nous aiderez ou pas, j’en sais rien. Pouvez vous moquer de nos ennuis et rire de vos fines plaisanteries si elles vous amusent. Pouvez même refuser de prendre mon argent, ou bien le prendre et dire quand même où on est allés. Faites comme vous voudrez. Mais je vais vous dire une chose, moi. Si ce type, il nous trouve, y tranchera la gorge à mon petit avec son couteau et y le saignera à blanc, sans plus de façons que s’il était rien qu’un petit cochon dans une porcherie. Et ce sang-là, l’aurez sur les mains, tout autant que celui qui le versera. Si ça vous dérange pas de savoir que vous avez fait une chose pareille, allez-y, dites-y tout. »
Le chef de gare posa la main sur le billet de cinq dollars, mais sans le tirer vers lui. Ce n’était plus Rachel qu’il regardait, mais Jacob.
« Je dirai rien, ni au type ni à personne », assura-t-il et il rendit le billet à Rachel.