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Lorsque Pemberton regagna les montagnes de Caroline du Nord, après trois mois à Boston où il était parti régler la succession paternelle, parmi les personnes qui attendaient son train, sur le quai de la gare, se trouvait une jeune femme enceinte de ses œuvres. Elle avait auprès d’elle son père qui, sous sa redingote défraîchie, était armé d’un couteau de chasse affûté le matin même avec beaucoup de soin, de façon à pouvoir l’enfoncer aussi loin que possible dans le cœur de l’arrivant.

Au moment où le convoi s’immobilisait dans une série de secousses, le chef de train lança : « Waynesville. » Pemberton regarda par la fenêtre et vit sur le quai ses deux associés, engoncés dans leurs costumes pour accueillir celle qui avait été l’aubaine inattendue de ce séjour à Boston et qu’il avait épousée deux jours auparavant. Buchanan, dandy impénitent, avait gominé sa moustache et calamistré sa chevelure. Ses richelieus brillaient et le coton blanc de sa chemise à plastron était repassé de frais. Wilkie, le plus âgé des deux, portait un feutre gris, comme il le faisait souvent pour protéger du soleil son crâne dégarni. À sa chaîne de montre luisait un insigne Phi Bêta Kappa de l’université de Princeton et un mouchoir de soie bleue dépassait de sa poche de poitrine.

Ouvrant le boîtier en or de sa montre, Pemberton constata que le train avait respecté son horaire, à la minute près. Il se tourna vers sa femme qui s’était assoupie. La nuit précédente, les rêves de Serena avaient été particulièrement troublés. Deux fois, il avait été tiré du sommeil par ses gestes désordonnés et son étreinte féroce, jusqu’au moment où elle s’était rendormie en lâchant prise. Des lèvres, il effleura sa bouche et elle s’éveilla.

«  Ce n’est pas l’endroit rêvé pour une lune de miel, dit-il.

— Il nous suffit amplement, répondit-elle, en se laissant aller contre son épaule. Nous sommes ici ensemble, c’est tout ce qui compte. »

Pemberton inspira la senteur fleurie du talc Tre Jur qu’elle utilisait et se rappela que, plus tôt dans la matinée, il avait non seulement senti, mais goûté sur sa peau cette vive fragrance. Un porteur remonta l’allée du wagon d’un pas nonchalant, sifflotant une chanson que Pemberton ne reconnut pas. Il regarda de nouveau par la fenêtre.

À côté du guichet, le père et la fille attendaient. Harmon était avachi contre la cloison de châtaignier et Pemberton se dit soudain que dans ces montagnes, les hommes n’étaient pas souvent solidement campés sur leurs jambes. Ils préféraient s’appuyer contre un arbre ou un mur, chaque fois qu’ils en avaient l’occasion. Faute de ce soutien, ils s’accroupissaient, les fesses sur les talons. Harmon tenait à la main une pinte de bière, dont il ne restait même pas de quoi couvrir le fond de la chope. Sa fille était assise sur le banc, se tenant bien droite, afin de mieux révéler son état. Pemberton ne se rappelait même plus son prénom. Il n’était pas surpris de les voir, ni de constater que la fille attendait un enfant. Son enfant à lui, comme il l’avait appris la veille du jour où il avait quitté Boston avec Serena. Abe Harmon est ici, en ville, et il dit qu’il a une affaire à régler avec toi, une affaire concernant sa fille, avait annoncé Buchanan, lorsqu’il avait téléphoné, dans la soirée. Ce ne sont peut-être que des rodomontades d’ivrogne, mais j’ai pensé qu’il valait mieux que tu saches.

« Il y a des gens du coin parmi le comité d’accueil, dit Pemberton à sa femme.

— On nous en avait avertis », fit-elle remarquer.

Elle posa un bref instant sa main droite sur le poignet de son mari et Pemberton sentit les cals qu’elle avait en haut de la paume et l’anneau d’or tout simple qu’elle portait, au lieu d’un diamant. L’alliance de Serena était à peu de chose près identique à la sienne, ne différant que par sa largeur. Il se leva et récupéra deux sacs de voyage dans le filet au-dessus de leurs têtes. Il les tendit au porteur qui fit un pas en arrière et suivit le couple lorsqu’il traversa le wagon et descendit sur le quai. Un espace large de deux bons pieds béait entre l’acier du marchepied et les planches du quai, mais Serena ne chercha pas la main de son mari pour descendre.

Avant de saluer la jeune femme en s’inclinant cérémonieusement, le buste raide, Buchanan croisa le regard de Pemberton et désigna d’un signe de tête entendu Harmon et sa fille. Wilkie ôta son feutre. Avec ses cinq pieds et neuf pouces, Serena était plus grande que l’un ou l’autre, mais Pemberton savait que ce n’était pas uniquement pour cette raison que ses deux associés avaient l’air aussi surpris par son aspect : il y avait aussi le pantalon et les courtes bottes qu’elle portait, au lieu de la robe et du chapeau cloche qu’ils attendaient, sa peau hâlée par le soleil, qui paraissait démentir sa classe sociale, ses lèvres et ses joues vierges de fard, son épaisse chevelure blonde coupée court, dont la féminité indubitable se teintait néanmoins d’austérité.

Serena s’avança vers le plus âgé des deux hommes et lui tendit la main. Bien qu’il eût plus de deux fois son âge, puisqu’il était septuagénaire, il contempla Serena avec une mine d’écolier énamouré, le feutre pressé contre son torse, comme pour dissimuler un cœur déjà captif.

« Wilkie, si je ne m’abuse.

— Oui, oui, c’est moi, balbutia-t-il.

— Serena Pemberton », dit-elle, la main toujours tendue.

Wilkie tripota son chapeau un bref instant, avant de tendre la main droite pour serrer celle de la jeune femme.

« Et Buchanan, poursuivit-elle en se tournant vers l’autre associé. C’est cela ?

— Oui. »

Buchanan prit la main qu’elle lui tendait, la soutenant gauchement sur sa main en conque.

Serena sourit.

« Vous ne savez donc pas serrer correctement la main des gens, monsieur ? »

Pemberton regarda d’un air amusé Buchanan modifier la position de sa main, puis la retirer rapidement. Pendant l’année au cours de laquelle leur firme, la Boston Lumber Company, avait exploité les forêts de ces montagnes, la femme de Buchanan n’était venue qu’une seule fois, arrivant dans une robe de taffetas rose, déjà salie avant même qu’elle ait traversé l’unique rue de Waynesville pour pénétrer dans la demeure de son mari. Elle avait passé une nuit sur place, puis elle était repartie par le train du matin. Désormais Buchanan et sa femme se retrouvaient une fois par mois, pour passer le week-end à Richmond, en Virginie, car Mme Buchanan n’acceptait pas de descendre plus au sud. L’épouse de Wilkie ne quittait jamais Boston.

Les associés de Pemberton paraissaient incapables d’articuler un autre mot. Leurs yeux se portèrent sur les jodhpurs en cuir de Serena, sa chemise beige classique et ses bottes noires. La parfaite correction de son langage et de son maintien leur confirmait qu’elle avait, comme leurs propres femmes, terminé sa scolarité dans une de ces écoles pour jeunes demoiselles de bonne famille qui foisonnent en Nouvelle-Angleterre. Serena, toutefois, était née dans le Colorado où elle avait vécu jusqu’à l’âge de seize ans ; elle était la fille d’un exploitant de bois et de scieries, qui lui avait appris à serrer la main des hommes d’une poigne ferme et à les regarder droit dans les yeux, ainsi qu’à monter à cheval et à manier des armes à feu. Elle n’était allée s’installer dans l’Est qu’après la mort de ses parents.

Le porteur posa les sacs sur le quai et s’en fut vers le fourgon à bagages où se trouvaient la grande malle Saratoga de Serena et la malle-cabine plus petite de Pemberton.

« J’imagine que Campbell a fait venir l’arabe au camp, dit Pemberton.

— Oui, répondit Buchanan, mais il a bien failli tuer le petit Vaughn, ce cheval. Il est non seulement gigantesque, mais plein de fougue, il a du caractère, comme on dit.

— Quelles sont les nouvelles du camp ? demanda Pemberton.

— Pas de problème sérieux, assura Buchanan. Un des bûcherons a trouvé les traces d’un lynx au bord du Laurel Creek et il a cru que c’étaient celles d’un puma. Alors deux autres équipes ont refusé de retourner là-bas tant que Galloway ne serait pas allé vérifier.

— Des pumas, dit Serena. Il y en a beaucoup par ici ?

— Pas du tout, chère madame, répondit Wilkie d’un ton rassurant. La dernière fois qu’on en a tué un dans notre État, c’était en 1920, Dieu merci.

— Pourtant les gens du coin persistent à dire qu’il en reste un, reprit Buchanan. Il court à ce sujet toutes sortes d’histoires, que les ouvriers connaissent par cœur, où il est question non seulement de sa taille exceptionnelle, mais aussi de sa couleur qui, si l’on doit croire tout ce qu’on entend, passe du fauve au noir comme le jais. Moi, je suis tout prêt à n’y voir que de simples racontars, mais votre mari n’est pas de mon avis. Il espère bien que cet animal existe, pour pouvoir le chasser.

— C’était avant ses noces, fit remarquer Wilkie. Maintenant que Pemberton est un homme marié, je suis sûr qu’il va renoncer à chasser le puma pour se consacrer à des distractions moins dangereuses.

— Moi, j’espère qu’il le poursuivra, son puma, et je serais déçue s’il ne le faisait pas, dit Serena en se tournant vers son mari, afin de s’adresser autant à lui qu’aux deux autres. Pemberton est un homme à qui les défis ne font pas peur et c’est pour cela que je l’ai épousé. »

Elle se tut, le visage éclairé par un semblant de sourire.

« Et pour cela aussi que lui m’a épousée. »

Le porteur posa la deuxième malle sur le quai. Pemberton lui remit une pièce de vingt-cinq cents et le congédia. Serena tourna les yeux vers le père et sa fille, à présent assis côte à côte sur le banc, attentifs et silencieux comme des acteurs attendant leur réplique.

« Je ne vous connais pas », dit Serena.

La fille continua de la dévisager fixement, d’un air maussade. Ce fut le père qui parla, d’une voix pâteuse.

« C’est pas après vous qu’j’en ai. C’est après lui qu’y s’tient là, à côté d’vous.

— Ses problèmes sont les miens, dit Serena, et les miens sont les siens. »

Harmon regarda le ventre de sa fille, puis il tourna de nouveau les yeux vers Serena.

« Pas c’problème-là. Y date d’avant vot’ venue.

— Chercheriez-vous à sous-entendre qu’elle attend l’enfant de mon mari ?

— Nan, suis pas du genre à rien sous-entendre, moi, riposta Harmon.

— Dans ce cas, vous avez beaucoup de chance, dit Serena. Vous ne trouverez pas de meilleur étalon pour la féconder, comme l’atteste d’ailleurs la rondeur de son ventre. »

Et Serena tourna son regard vers la fille pour ajouter :

« Cela dit, c’est le seul petit que vous aurez de lui. À présent, je suis là. Et s’il a d’autres enfants, ce sera avec moi. »

Harmon se redressa et parvint à se tenir assis tout à fait droit ; Pemberton entrevit le manche en nacre d’un couteau de chasse, avant que la redingote ne se referme dessus. Il se demanda comment un bonhomme tel qu’Harmon avait pu entrer en possession d’une si belle arme. Peut-être l’avait-il gagnée au poker, ou peut-être était-ce un trésor de famille qu’il tenait d’un aïeul ayant connu la prospérité. Le visage du chef de gare apparut derrière la cloison vitrée, s’attarda un instant, puis disparut. Depuis un abri à bestiaux attenant, un groupe de montagnards dégingandés, tous employés par la Boston Lumber Company, observaient la scène d’un air inexpressif.

Parmi eux se trouvait un contremaître du nom de Campbell, dont un des nombreux devoirs était de faire le tampon entre ouvriers et propriétaires. Au camp, il portait toujours une chemise en chambray gris et un pantalon de velours côtelé, mais cet après-midi il était en bleu de travail, comme tous les autres. Mais oui, c’est dimanche, se dit soudain Pemberton, et il se sentit brièvement désorienté. Il ne se rappelait plus en quelle occasion il avait consulté un calendrier pour la dernière fois. À Boston, avec Serena, le temps avait paru se circonscrire à la ronde ininterrompue des aiguilles de montre et d’horloge — les heures et les minutes passaient, incapables de s’échapper de ce cercle pour devenir des jours entiers. Pourtant les jours et les mois s’étaient écoulés, comme le montrait clairement le vendre distendu de la fille Harmon.

Les grandes mains du père, tachées de son, se crispèrent sur le bord du banc et il se pencha légèrement en avant, foudroyant Pemberton de son regard bleu.

« Viens, P’pa, rentrons chez nous », dit la fille en posant sa main sur la sienne.

Il l’écarta d’un geste, comme on écarte une mouche agaçante, et se leva, oscillant un instant.

« Allez au diable, tous les deux », dit-il, en faisant un pas en direction des Pemberton.

Il ouvrit sa redingote et tira le couteau de chasse de son fourreau de cuir. La lame étincela au soleil et on aurait pu croire, un bref instant, qu’Harmon tenait à la main une flamme éclatante. Pemberton regarda la fille d’Harmon, qui avait posé les mains sur son ventre, comme pour protéger l’enfant à naître de ce qui se passait.

« Ramène donc ton père chez lui, lança-t-il.

— P’pa, je t’en prie, dit la fille.

— Allez chercher le shérif », hurla Buchanan aux hommes qui regardaient depuis l’abri à bestiaux.

Un chef d’équipe, du nom de Snipes, partit aussitôt, se dirigeant d’un pas rapide non pas vers le tribunal, où se trouvait le poste de police, mais vers la pension où résidait le shérif. Les autres restèrent là où ils étaient. Buchanan voulut s’avancer entre les deux adversaires, mais d’un geste de son couteau Harmon lui fit signe de s’éloigner.

« On va régler ça tout d’suite, brailla-t-il.

— Il a raison, dit Serena. Prends ton couteau, Pemberton, et règle cette affaire sans tarder. »

Harmon fit quelques pas en avant, d’une démarche incertaine, réduisant la distance qui le séparait de son adversaire.

« Tu ferais bien de l’écouter, lança-t-il à Pemberton en faisant encore un pas vers lui, pasqu’un de nous deux, il repartira d’ici les pieds devant. »

Pemberton se pencha et ouvrit son sac en vachette, dans lequel il fouilla pour trouver le cadeau de noces que lui avait offert Serena. Il tira le couteau de chasse de son fourreau et cala plus profondément au creux de sa paume le manche en os d’élan, dont la rugosité donnait une meilleure prise. Il fit durer l’instant, pour se laisser le temps d’apprécier cette arme de bonne facture, son équilibre et sa solidité, sa lame, sa garde et sa poignée, calibrées avec précision, comme les épées avec lesquelles il avait fait de l’escrime à Harvard. Puis il retira son veston et le posa en travers de son sac.

Harmon s’avança de nouveau et il y avait à présent moins d’un pas entre eux. Il n’avait pas baissé son couteau dont la lame pointait vers le ciel et Pemberton sut aussitôt que son adversaire, qu’il fût ou non pris de boisson, n’avait pas dû se battre souvent avec une telle arme. Harmon donna un coup dans le vide. Ses dents jaunies par le tabac étaient serrées, les veines de son cou saillaient, tendues comme des étais. Pemberton gardait son couteau bas et près du corps. Il discernait l’alcool frelaté qui empestait l’haleine d’Harmon, une odeur âpre, graisseuse, qui lui rappelait celle du kérosène.

Harmon plongea en avant et Pemberton leva le bras gauche. Le couteau de l’autre fendit l’air, mais la parabole qu’il décrivait s’interrompit lorsque son avant-bras heurta celui de Pemberton. Harmon donna un coup saccadé vers le bas et son arme taillada la chair de son adversaire. Celui-ci fit un dernier pas, en tenant la lame de son couteau de chasse bien à plat, tandis qu’il la glissait à l’intérieur de l’habit de Harmon et, à travers la chemise, enfonçait l’acier dans la chair molle au-dessus de la hanche droite. De sa main libre, il empoigna l’épaule de son adversaire, pour se donner de la force, et ouvrit rapidement une mince fente en travers de son ventre. Un bouton en bois de cèdre jaillit de la chemise blanche et sale d’Harmon, tomba sur les planches du quai, tournoya un moment et s’immobilisa. Puis il y eut un faible bruit de succion, au moment où Pemberton retirait son arme de la plaie. Le sang ne coula qu’au bout d’un bref instant.

Le couteau d’Harmon chut avec bruit sur le quai. Comme s’il s’efforçait d’annuler les étapes qui l’avaient conduit à cette issue fatale, le montagnard porta les deux mains à son ventre et recula à pas lents, puis il s’affaissa sur le banc. Il leva les mains pour évaluer les dégâts et les cordons souples et grisâtres de ses intestins se répandirent sur ses genoux. Il étudia les organes internes de son corps, comme s’il cherchait à y lire son sort. Puis il releva la tête une dernière fois et l’appuya contre la cloison de la gare. Pemberton détourna les yeux en voyant se ternir le regard bleu d’Harmon.

À présent, Serena se tenait auprès de son mari.

« Ton bras », dit-elle.

Pemberton vit que sa chemise de popeline était fendue au-dessous du coude et que le tissu bleu était assombri par le sang. Serena détacha le bouton de manchette en argent et roula la manche de chemise pour examiner la coupure en travers de l’avant-bras.

« Pas besoin de points de suture, dit-elle, la teinture d’iode et un bandage suffiront. »

Pemberton hocha la tête. L’adrénaline courait dans ses veines et lorsque le visage inquiet de Buchanan se rapprocha, ses traits lui semblèrent à la fois très présents et très éloignés — la broussaille noire bien taillée de la moustache, entre le nez étroit et pointu et la bouche menue, les yeux ronds vert pâle qui paraissaient toujours un peu étonnés. Pemberton prit plusieurs respirations profondes et mesurées, afin de redevenir maître de lui avant de parler à quiconque.

Serena ramassa le couteau de chasse d’Harmon et l’apporta à sa fille, qui était penchée sur son père, serrant entre ses deux mains le visage inerte tout proche du sien, comme si elle pouvait encore lui faire comprendre quelque chose. Les larmes mondaient ses joues, mais elle ne faisait aucun bruit.

« Tenez, dit Serena en lui présentant le manche du couteau. Même si de droit, il appartient à mon mari. C’est un très beau couteau et vous devriez en obtenir un bon prix, si vous le demandez. C’est ce que je ferais, moi, ajouta-t-elle. Je veux dire que je le vendrais. Cet argent vous rendra service à la naissance de l’enfant. C’est tout ce que vous recevrez jamais de mon mari et de moi-même. »

Maintenant, la fille Harmon regardait fixement l’autre femme, mais elle ne leva pas la main pour prendre le couteau. Serena le posa sur le banc et traversa le quai pour aller rejoindre Pemberton. À l’exception de Campbell, qui s’avançait en direction du quai, les hommes appuyés à la rambarde de l’abri à bestiaux n’avaient pas bougé. Pemberton était content de leur présence, parce que ainsi, ce qui venait de se passer aurait au moins un heureux résultat. Les bûcherons comprenaient déjà qu’il était aussi fort physiquement que n’importe lequel d’entre eux ; ils l’avaient appris au printemps précédent, lorsque la voie ferrée avait été posée. Maintenant, ils savaient qu’il pouvait tuer un homme, puisqu’ils l’avaient vu faire de leurs propres yeux. Donc, ils ne les en respecteraient que plus, Serena et lui. Il se tourna et son regard croisa le regard gris de sa femme.

« Le camp nous attend », dit Pemberton.

Il plaça la main sur le coude de Serena, la guidant vers les marches que venait de gravir Campbell, dont le long visage anguleux était plus énigmatique que jamais. Le contremaître changea de trajectoire, afin d’éviter de passer juste à côté des Pemberton, mais il le fit de manière si anodine qu’un observateur aurait juré que le geste n’était pas voulu.

Pemberton et sa femme descendirent du quai et suivirent la voie ferrée jusqu’à l’endroit où Wilkie et Buchanan les attendaient. Les scories crissaient sous leurs pieds, formant des petits rubans de fumée grise, comme des allumettes qu’on vient de souffler. Pemberton jeta un coup d’œil derrière lui et vit Campbell se pencher vers la fille d’Harmon, la main sur son épaule, tandis qu’il lui parlait. McDowell, le shérif, tout endimanché, se tenait lui aussi devant le banc. Les deux hommes aidèrent la fille à se lever et l’emmenèrent à l’intérieur de la gare.

« Ma Packard est là ? » demanda Pemberton.

Buchanan opina et Pemberton s’adressa au porteur qui se trouvait toujours sur le quai.

« Prenez nos sacs et posez-les sur le siège arrière, puis attachez la plus petite des deux malles sur le porte-bagages. Le train pourra nous apporter l’autre plus tard.

— Tu ne penses pas que tu ferais mieux de dire un mot au shérif ? demanda Buchanan, une fois qu’il eut remis à Pemberton la clef de la Packard.

— Pourquoi faudrait-il que j’explique quoi que ce soit à cet enfant de salaud ? répliqua Pemberton. Tu as bien vu ce qui s’est passé. »

Au moment où le couple montait dans la Packard, McDowell arriva d’un pas vif derrière eux. En se retournant, Pemberton vit qu’en dépit de ses habits du dimanche, le shérif portait son revolver dans son étui. Comme souvent chez les montagnards, son âge était difficile à deviner. Pemberton le situait aux alentours de la cinquantaine, même si la chevelure de jais et le corps bien affûté étaient ceux d’un homme plus jeune.

« On va jusqu’à mon bureau, annonça le shérif.

— Pourquoi ? demanda Pemberton. Je n’ai fait que me défendre. Une douzaine d’hommes en témoigneront.

— Je vous inculpe de désordre sur la voie publique. C’est une amende de dix dollars ou une semaine en prison. »

Pemberton sortit son portefeuille et tendit deux billets de cinq dollars à McDowell.

« On va quand même jusqu’à mon bureau, insista celui-ci. Quitterez pas Waynesville sans avoir rédigé une déclaration attestant que vous avez fait que vous défendre. »

Ils étaient à moins d’un mètre l’un de l’autre et aucun des deux ne paraissait prêt à reculer. Pemberton décida que cela ne valait pas la peine de faire un esclandre.

« Avez-vous aussi besoin d’une déclaration de ma part ? » demanda Serena.

McDowell la regarda comme s’il n’avait pas encore remarqué sa présence.

« Non.

— Je vous donnerais bien la main, shérif, mais à ce que m’a dit mon mari, vous ne la prendriez sans doute pas.

— Il vous a dit vrai, répondit McDowell.

— Je t’attends dans la voiture », dit Serena à son mari.

Quand il reparut, Pemberton monta dans la Packard et tourna la clef. Il appuya sur le démarreur, desserra le frein à main et ils se mirent en route pour couvrir les six miles qui les séparaient du camp. À la sortie de la ville, il ralentit en approchant des cinq acres du bassin de flottage de la scierie, dont la surface disparaissait sous les grandes grumes entassées et entremêlées comme du petit bois. Pemberton freina et mit la Packard au point mort, mais il laissa tourner le moteur.

« Wilkie tenait à ce que la scierie soit proche de la ville, dit Pemberton. Moi, ça n’aurait pas été mon choix, mais finalement il s’est avéré que c’était une bonne idée. »

Leurs regards se portèrent au-delà des grumes en souffrance dans le bassin, qui attendaient l’aube et le moment d’être mises en ordre, hissées sur un chariot à l’aide de perches et débitées. Serena jeta un bref coup d’œil à la scierie et au petit bâtiment à toit pentu, qui servait de bureau à Wilkie et Buchanan. Pemberton lui indiqua un arbre immense qui dépassait des bois situés derrière. Une espèce de moisissure orange cachait l’écorce et les branches supérieures étaient atrophiées et dépourvues de feuilles.

« Le chancre du châtaignier.

Heureusement qu’il leur faut des années pour mourir complètement, dit Serena. Cela nous donne tout le temps dont nous avons besoin, mais c’est aussi une bonne raison de préférer l’acajou. »

Pemberton laissa sa main se poser sur la boule noire en caoutchouc galvanisé qui coiffait le levier de changement de vitesse. Il embraya et ils poursuivirent leur chemin.

« Je suis étonnée de voir des routes bitumées, dit Serena.

— Il n’y en a pas beaucoup. Celle-ci en fait partie, en tout cas pendant quelques miles. La route d’Asheville aussi. Le train nous aurait amenés jusqu’au camp plus vite, même à quinze miles à l’heure, mais de cette manière, je peux te faire voir la concession. »

Ils eurent tôt fait de quitter Waynesville pour un terrain de plus en plus montagneux et de moins en moins habité ; ici et là, la tache oblique d’un pâturage ressemblait à une pièce de feutre vert, incorporée à un tissu plus rugueux. En voyant les fleurs blanches des cornouillers fanées sur le sol et les frondaisons épaisses et vertes des arbres à feuilles caduques, Pemberton se rendit soudain compte que c’était presque le plein été. Ils passèrent devant une maison flanquée d’un jardin où une femme tirait de l’eau de son puits. Elle était nu-pieds et l’enfant à la chevelure d’étoupe qui se trouvait auprès d’elle avait à son pantalon un bout de ficelle en guise de ceinture.

« Ces montagnards, dit Serena qui regardait par la fenêtre, j’ai lu quelque part qu’ils ont vécu dans un isolement tel qu’ils utilisent encore des tournures de phrases remontant à l’époque élisabéthaine.

— Buchanan en est convaincu, dit Pemberton. Il tient la chronique de leurs mots et de leurs expressions. »

L’ascension devint abrupte et bientôt, il n’y eut plus de fermes. Pemberton sentit la pression lui boucher les oreilles et il déglutit. Il quitta la route bitumée pour s’engager sur une piste en terre battue qui s’élevait en lacet sur près d’un mile, avant l’ultime montée, presque à pic. Il arrêta la voiture et ils mirent pied à terre. Le côté droit de la route était dominé par un affleurement granitique le long duquel de l’eau dégoulinait. À main gauche, il n’y avait qu’une descente vertigineuse et une lune pâle et pleine qui attendait impatiemment la nuit.

Pemberton prit la main de Serena et ils s’avancèrent jusqu’au bord du précipice. Au-dessous d’eux, la vallée du Cove Creek semblait repousser les montagnes pour ouvrir une étendue de terrain plat qui devait bien faire un mile carré. En son centre était installé le camp forestier, au milieu d’une vaste zone ravagée, envahie de souches et de débris de branchages. À gauche, la crête de Half Acre Ridge avait elle aussi été entièrement déboisée. À droite, s’élevait le quart inférieur rasé de Noland Mountain. On aurait dit que la voie ferrée qui traversait la vallée était cousue à grands points aux basses terres.

« Neuf mois de travail, dit Pemberton.

— Chez nous, dans l’Ouest, on n’en aurait mis que six, répondit Serena.

— Oui, mais ici, il pleut quatre fois plus. Et par-dessus le marché, il a fallu poser les rails dans la vallée.

— Oui, c’est vrai que ça fait une différence, reconnut sa femme. Jusqu’où s’étend notre concession ? »

Pemberton lui indiqua le nord.

« Jusqu’à la montagne au-delà de l’endroit où nous faisons l’abattage en ce moment.

— Et vers l’ouest ?

— Balsam Mountain, dit Pemberton en étendant de nouveau le bras. Au sud, c’est jusqu’à la crête de Horse Pen Ridge et tu vois d’ici l’endroit où nous avons cessé l’abattage vers l’est.

— Trente-quatre mille acres.

— Il y en avait encore sept mille autres à l’est de Waynesville, que nous avons déjà exploitées.

— Et vers l’ouest, les forêts appartiennent à la firme Champion Paper ?

— Oui, toutes les terres jusqu’à la frontière du Tennessee, dit Pemberton.

— Ce sont ces terres-là qu’ils convoitent pour leur parc national ? »

Pemberton acquiesça.

« Oui, et si Champion accepte de vendre, ils ne tarderont pas à vouloir les nôtres.

— Mais nous ne les leur céderons pas, dit Serena.

— En tout cas, pas avant de les avoir entièrement exploitées. Harris, le magnat local du cuivre et du kaolin, assistait à la réunion dont je t’ai parlé et il a clairement fait savoir qu’il était aussi hostile à ce projet de parc national que nous pouvions l’être nous-mêmes. Ce n’est pas une mauvaise chose que d’avoir l’homme le plus riche du comté dans notre manche.

— Peut-être un futur associé, ajouta Serena.

— Il te plaira, dit Pemberton. Il voit loin et ne supporte pas les imbéciles. »

Serena lui toucha l’épaule, au-dessus de sa blessure.

«  Il faut aller panser ton bras.

— Embrasse-moi, d’abord », dit Pemberton en logeant leurs mains jointes au creux des reins de sa femme et en l’attirant contre lui.

Serena leva les lèvres et les pressa fermement contré sa bouche. Sa main libre se crispa sur la nuque de son mari pour le rapprocher d’elle ; il sentit son souffle s’exhaler doucement dans sa bouche, lorsqu’elle entrouvrit les lèvres pour l’embrasser plus avidement, touchant des siennes ses dents et sa langue. Elle pressa tout son corps contre lui, car elle avait toujours été incapable de faire la sainte-nitouche, même le jour de leur rencontre. Pemberton éprouva encore une fois quelque chose qu’il n’avait ressenti avec aucune autre femme : l’impression d’être libéré de toute entrave dans un monde d’infinies possibilités ; infinies et pourtant, il ne savait comment, entièrement contenues dans leurs deux êtres.

Ayant regagné la Packard, ils descendirent dans la vallée. La piste devenait plus rocailleuse, les ravins et les rigoles plus prononcés. Ils traversèrent une rivière envahie par le limon, puis d’autres bois jusqu’au moment où les arbres disparurent et où ils se retrouvèrent au fond de la vallée. Il n’y avait plus de route, à présent, rien qu’une vaste étendue de boue et de poussière. Ils passèrent devant une écurie et une espèce de bungalow, dont la pièce de devant servait de bureau et de caisse et celle de derrière, de bar et de salle à manger. À gauche se trouvaient la cantine des ouvriers et le magasin du camp. Ils franchirent la voie ferrée, passant devant la rangée de wagons plates-formes prêts pour le lendemain matin. À côté des rails, un fourgon, dont les roues étaient enfoncées dans le sol, servait d’infirmerie.

Ils passèrent ensuite au-dessous de trois douzaines de baraques, alignées en rang d’oignons, qui occupaient en haut de la crête de Bent Knob Ridge une position assez précaire pour que leurs fondations soient étayées par des perches en robinier mal équarries. Ces habitations ressemblaient à des wagons de marchandises de mauvaise qualité, non seulement par leur taille et leur aspect, mais aussi parce qu’un câble les reliait toutes ensemble, d’un bout à l’autre de la rangée. En haut de chacune, on pouvait voir un barreau en fer. Des trous avaient été grossièrement taillés à la hache dans le bois, pour former des fenêtres.

«  J’imagine que ce sont les quartiers des ouvriers, dit Serena.

— Oui, dès que nous aurons fini par ici, nous pourrons les poser sur des wagons plates-formes et les transporter jusqu’au nouveau camp. Les gars n’auront même pas besoin de bouger leurs affaires.

— C’est bien pensé, dit Serena, en approuvant de la tête. Le loyer est de combien ?

— Huit dollars par mois.

— Et leurs salaires ?

— Pour le moment, c’est deux dollars par jour, mais Buchanan voudrait le faire passer à deux dollars et dix cents.

Pourquoi ?

— Il prétend que les bons travailleurs risquent de partir pour d’autres camps, dit Pemberton en venant s’arrêter devant leur maison. Moi, je dis que le rachat des terres par le gouvernement débouchera sur un surplus de main-d’œuvre, surtout si Champion accepte de vendre.

— Qu’en pense Wilkie ?

— Il est de mon avis, dit Pemberton. Il dit que le seul résultat positif du récent effondrement boursier, c’est que la main d’œuvre est meilleur marché.

— Oui, je suis de votre avis, à tous les deux », déclara Serena.

Un jeune garçon, du nom de Joël Vaughn, attendait sur les marches, avec une caisse en carton posée à côté de lui, dans laquelle il y avait de la viande, du pain et du fromage, ainsi qu’une bouteille de vin rouge. En voyant Pemberton et Serena descendre de la Packard, il ôta sa casquette de golf en lainage, révélant une toison poil de carotte. Son intellect était tout aussi flamboyant, comme l’avait vite compris Campbell qui lui confiait des responsabilités incombant d’ordinaire à des ouvriers beaucoup plus âgés ; notamment celle de s’occuper d’un cheval aussi fougueux que coûteux, ce qui lui avait valu des avant-bras écorchés et une meurtrissure violacée au milieu des taches de rousseur dont sa pommette gauche était constellée. Vaughn alla chercher les sacs de voyage dans la voiture et suivit Pemberton et sa femme sur la terrasse couverte. Pemberton ouvrit la porte et de la tête fit signe au jeune garçon de passer le premier.

« S’il n’y avait pas cette coupure, dit-il à Serena, je te prendrais bien dans mes bras pour franchir le seuil. »

Elle sourit.

« Ne t’inquiète pas, Pemberton. Je peux me débrouiller seule. »

Elle passa à l’intérieur et il la suivit. Elle examina un instant l’interrupteur, comme si elle se demandait s’il pouvait fonctionner. Puis elle l’actionna.

Dans la salle de séjour, il y avait deux fauteuils Coxwell au coin de l’âtre et, sur la gauche, on apercevait une petite cuisine équipée d’une cuisinière Homestead et d’une glacière. Une table en peuplier et quatre chaises cannées étaient disposées à côté de l’unique fenêtre du séjour. Serena fit un geste approbateur de la tête, traversa le vestibule et passa dans la chambre à coucher, au fond, non sans avoir jeté un coup d’œil à la salle de bains. Elle alluma la lampe de chevet et s’assit sur le lit en fer forgé, tâtant le matelas de la main pour éprouver sa fermeté, dont elle sembla satisfaite. Vaughn parut dans l’encadrement de la porte, avec la malle-cabine qui avait appartenu au père de Pemberton.

« Mets-la dans le placard du vestibule », lui dit Pemberton.

Le garçon obéit et sortit, revenant bientôt avec les mets et le vin prévus pour le dîner.

« M’sieur Buchanan, l’a pensé que vous auriez p’têtre besoin de manger un morceau.

— Pose ça sur la table, ordonna Pemberton. Et puis va prendre de la teinture d’iode et de la gaze dans le fourgon. »

Le garçon s’arrêta un instant, en regardant la manche de Pemberton, imbibée de sang.

« Voulez que je vais chercher le Dr Cheney ?

— Non, dit Serena. Je ferai le pansement moi-même. »

Une fois Vaughn parti, Serena s’approcha de la fenêtre de la chambre pour observer les baraquements.

«  Ils ont l’électricité, les ouvriers ?

— Uniquement dans la cantine.

— C’est mieux comme ça, dit Serena en revenant au centre de la pièce. Pas seulement à cause de l’argent économisé, mais pour les hommes. Ils travailleront plus dur s’ils mènent une existence de Spartiates. »

Pemberton leva sa main ouverte pour indiquer les murs de planches à l’état brut de leur chambre à coucher.

«  Ici aussi, c’est assez spartiate.

— Comme cela, nous avons davantage d’argent pour acheter des concessions forestières, dit Serena. Si nous avions voulu dépenser notre fortune autrement, nous serions restés à Boston.

— Ça, c’est vrai.

— Qui habite la maison voisine ?

— Campbell. C’est l’homme le plus précieux du camp. Il sait tenir les comptes, réparer n’importe quoi et utiliser une chaîne de Gunter aussi habilement que n’importe quel géomètre-arpenteur.

— Et celle du bout ?

— Le Dr Cheney.

— Le plaisantin de Wild Hog Gap.

— Aucun autre médecin n’a consenti à venir loger sur place. Et même lui, pour le décider, il a fallu lui offrir une maison et une automobile. »

Serena ouvrit la grande armoire-penderie et regarda à l’intérieur, puis elle inspecta le placard.

«  Et mon cadeau de noces, Pemberton, où est-il ?

— À l’écurie.

— Je n’ai jamais vu d’arabe blanc.

— Ce cheval est une vraie splendeur, déclara Pemberton.

— Je le monterai dès demain matin. »

Lorsque Vaughn eut apporté la teinture d’iode et la gaze, Serena s’assit sur le lit et déboutonna la chemise de son mari, puis elle dégagea l’arme coincée derrière sa ceinture. Ayant tiré le couteau de son étui, elle examina le sang séché sur la lame avant de le poser sur la table de nuit. Après quoi, elle déboucha le flacon de teinture d’iode.

« Qu’est-ce qu’on ressent, quand on se bat comme ça contre un autre homme ? Je veux dire dans un combat au couteau. Ça ressemble à l’escrime ou c’est... plus intime ? »

Pemberton s’efforça de trouver les mots capables d’exprimer ce qu’il avait éprouvé.

« Je ne sais pas, finit-il par dire, sinon qu’on a l’impression de quelque chose qui est à la fois tout à fait réel et tout à fait irréel. »

Serena serra son bras plus fort, mais sa voix s’adoucit.

« Ça va te faire mal, dit-elle en versant lentement le liquide brun rougeâtre dans la plaie. Et le combat au couteau qui t’a rendu célèbre à Boston, il ressemblait à celui d’aujourd’hui ?

— En fait, à Boston, il s’agissait d’une chope de bière, répondit Pemberton. C’était plutôt un accident, survenu lors d’une empoignade dans un bar.

— Dans l’histoire que j’ai entendue, il était question d’un couteau, protesta Serena, et la mort de la victime n’avait, m’a-t-on dit, rien d’un accident. »

Tandis que sa femme étanchait avec un tampon la teinture d’iode qui suintait de la plaie, Pemberton se demanda s’il discernait une vague déception dans sa voix ou s’il l’imaginait seulement.

« En tout cas, aujourd’hui, ce n’était quand même pas accidentel, reprit Serena. J’empoignerai moi-même l’épée, oui, dussé-je mourir[1].

Je crains de ne pas reconnaître la citation, dit Pemberton. Je suis loin d’être aussi cultivé que toi.

— Ça ne fait rien. C’est une maxime qu’il vaut mieux apprendre comme tu l’as fait plutôt que dans un livre. »

Tandis que Serena déroulait la bobine de gaze sur son support en bois, Pemberton sourit.

« Qui sait ? dit-il d’un ton badin. Dans un environnement aussi primitif que celui-ci, je subodore que les jeux de couteau ne sont pas l’apanage des hommes. Peut-être auras-tu à ferrailler contre une mégère dont l’haleine empestera le tabac à chiquer et apprendras-tu à te battre comme je l’ai fait, moi.

J’en serais capable, tu sais, déclara Serena d’une voix mesurée, ne serait-ce que pour tenter de partager ce que tu as éprouvé aujourd’hui. Voilà ce que je veux, que tout ce qui fait partie de toi fasse aussi partie de moi. »

Pemberton regarda le bandage épaissir à mesure que Serena en entourait son bras et vit la teinture d’iode imbiber les premières couches, avant d’être cachée par le reste du pansement. Il se rappela le dîner dans l’élégant quartier de Back Bay, à Boston, le mois précédent, au cours duquel la maîtresse de maison, Mme Lowell, était venue le trouver. Il y a ici une femme qui souhaiterait vous être présentée, monsieur Pemberton, avait dit la matrone. Je dois, toutefois, vous mettre en garde. Elle a fait fuir, terrorisés, tous les autres célibataires de la ville. Pemberton se souvenait d’avoir assuré à cette dame qu’il n’était pas aisément terrorisé et qu’il serait peut-être opportun de mettre aussi en garde la femme en question. Mme Lowell avait trouvé sa remarque tout à fait juste et lui avait rendu sourire pour sourire, en lui prenant le bras. Allons la trouver, dans ce cas. Et rappelez-vous que vous avez été averti, tout comme elle l’a été.

« Voilà, dit Serena quand elle eut fini. D’ici trois jours, la plaie devrait être cicatrisée. »

Elle prit le couteau et l’emporta dans la cuisine, où elle nettoya la lame avec un chiffon et de l’eau. Ensuite elle le sécha et le rapporta dans la chambre.

« Demain, je le passerai à la pierre à aiguiser, dit-elle en le posant sur la table de chevet. C’est une arme digne d’un homme comme toi et fabriquée pour durer toute une vie.

— Et aussi pour prolonger la durée de cette vie, fit remarquer Pemberton, comme nous avons eu l’occasion de le constater.

— Et ce n’est peut-être pas la dernière fois, alors garde-la à portée de main.

— Je vais la ranger dans mon bureau », promit son mari.

Serena s’assit sur une chaise à barreaux horizontaux, face au lit, et retira ses bottes. Elle se déshabilla, sans même regarder les affaires qu’elle dégrafait ou déboutonnait et laissait choir sur le sol. Pas un seul instant ses yeux ne quittèrent Pemberton. Elle retira ses sous-vêtements et se tint devant lui. Les femmes qu’il avait connues avant Serena n’étaient pas à l’aise avec leur nudité, elles attendaient que la pièce baigne dans la pénombre ou que les draps soient remontés, mais ce n’était pas le cas de sa femme.

À l’exception de ses yeux et de ses cheveux, elle n’était pas d’une beauté classique, ses seins et ses hanches étaient menus, ses jambes un peu longues pour son torse. Ses épaules étroites, son nez mince et ses hautes pommettes préludaient à l’anguleuse sévérité du reste de son corps. Ses pieds étaient petits et, par rapport à tous les autres aspects de sa personne, ils paraissaient curieusement délicats et vulnérables. Son corps et celui de Pemberton allaient bien ensemble, la souplesse de Serena s’adaptant parfaitement à la lourde charpente et à la puissante musculature de son mari. Quelquefois, la nuit, ils s’unissaient si férocement que le lit se creusait et bondissait sous leur poids. Pemberton entendait leurs souffles haletants, sans être capable de distinguer celui de Serena du sien. Une espèce d’annihilation, voilà comment sa femme avait défini leurs accouplements et même s’il n’aurait jamais eu l’idée de les décrire ainsi, il savait que les mots de Serena correspondaient précisément à la réalité.

Elle ne s’approcha pas tout de suite de Pemberton et une langueur sensuelle s’empara de lui. Il contempla le corps de sa femme et plongea son regard dans ses yeux qui l’avaient subjugué dès le premier instant de leur rencontre, avec leurs prunelles couleur d’étain poli. Et, comme l’étain, ils étaient durs et denses, les paillettes jaunes n’étant pas serties dans l’anneau gris de l’iris, mais flottant plutôt à sa surface, comme des grains de poussière d’or. Des yeux qui ne se fermaient pas au moment de l’acte de chair et qui l’attiraient au-dedans d’elle, tout autant que le reste de son corps.

Serena ouvrit les rideaux pour que la lune puisse déverser sa lumière en travers du lit. Elle se détourna de la fenêtre et du regard fit le tour de la pièce, comme si elle avait brièvement oublié où elle se trouvait.

« Oui, cet endroit nous convient tout à fait », dit-elle enfin et son regard revint se poser sur Pemberton, tandis qu’elle se dirigeait vers le lit.