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Lorsqu’on avait posé la voie ferrée, au mois de septembre précédent, Pemberton avait travaillé aux côtés des trois douzaines de montagnards engagés pour ce chantier. Il était aussi large d’épaules que n’importe lequel d’entre eux, il avait les bras aussi musclés, mais il savait que ses vêtements de luxe et son accent bostonien ne jouaient pas en sa faveur. Il avait donc retiré son veston de tweed noir et s’était mis torse nu pour se joindre à eux, accompagnant d’abord les équipes de tête, armées de pioches, de pelles et de brouettes pour remuer le sol, extirper les vieilles souches, combler les creux, aplanir les bosses, creuser les fossés. Il abattit des arbres pour faire des traverses et disposa celles-ci selon l’inclinaison voulue, déchargea les wagons plates-formes sur lesquels étaient empilés les rails, les cornières et le matériel d’aiguillage, posa des rails pour les relais et enfonça des pointes à coups de maillet, sans jamais s’octroyer le temps de souffler sauf quand les autres le prenaient. Ils faisaient des journées de onze heures, six jours sur sept, se déplaçant en ligne droite au fond de la vallée. Pour les obstacles qu’on ne pouvait ni creuser ni combler, on avait recours à de la dynamite ou à des chevalets. Dès qu’un nouveau tronçon de voie ferrée était posé, la locomotive Shay l’empruntait en brinquebalant, comme si la nature sauvage risquait de reprendre le dessus si les rails n’étaient pas aussitôt envahis et asservis par les roues de fer. De loin, le train et les hommes ne paraissaient constituer qu’une seule entité affairée qui laissait derrière elle un étroit et luisant sillage d’acier.

Pemberton avait pris plaisir à relever le défi que représentait ce travail au milieu des ouvriers, devinant qu’ils guettaient le premier signe de faiblesse de sa part, qu’ils pensaient par exemple le voir traîner près du seau d’eau ou s’appuyer un peu trop longtemps sur sa pelle ou sa masse. Ils attendaient de voir combien de temps il tiendrait avant d’aller rejoindre Buchanan et Wilkie sur la galerie couverte du bureau qu’on venait de construire. Au bout d’un mois, quand il ne resta plus à poser que les embranchements, Pemberton remit sa chemise et se retira dans le bureau où il avait passé ensuite le plus clair de son temps. Ce mois d’efforts, cependant, lui avait non seulement permis de gagner le respect des montagnards, mais aussi de trouver parmi eux un bras droit fort capable en la personne de Campbell, et de savoir, sans l’aide de personne, quels étaient les ouvriers à embaucher et ceux qu’il vaudrait mieux congédier quand la Boston Lumber Company engagerait ses équipes de bûcherons.

Parmi ceux que Pemberton avait tenu à garder figurait un homme du nom de Galloway. Ayant déjà largement passé la quarantaine, il avait atteint un âge où la plupart des bûcherons étaient trop épuisés, trop estropiés pour accomplir convenablement leurs tâches, mais en dépit de ses cheveux grisonnants, de sa petite taille et de son physique sec et nerveux, il abattait deux fois plus de travail que des garçons de vingt ans. C’était en outre un pisteur et un forestier hors pair, qui connaissait les forêts et les crêtes de la région mieux que n’importe qui. Capable de suivre les traces d’une sauterelle à travers les rochers, prétendaient les autres ouvriers, et Pemberton avait eu l’occasion de s’en assurer, lorsqu’il l’avait choisi pour guide dans ses expéditions de chasse. Mais Galloway avait aussi fait cinq ans de prison pour avoir tué deux hommes avec qui il s’était pris de querelle, lors d’une partie de cartes. Les autres montagnards, dont beaucoup étaient eux-mêmes prompts à la violence, le traitaient donc avec un prudent respect, ainsi que sa mère qui partageait avec lui une des baraques. Lorsque Pemberton avait proposé de le nommer chef d’une de leurs équipes, cependant, Buchanan s’y était opposé. Enfin, cet homme a été convaincu de meurtre, avait-il protesté. On ne devrait même pas l’accepter au camp, sans parler de le mettre à la tête d’une équipe.

Et maintenant, un an plus tard, Pemberton proposait encore une fois de nommer Galloway chef d’équipe, en remplacement de Bilded.

« C’est l’équipe la plus indisciplinée du camp, fit-il remarquer entre deux bouchées de steak. Il nous faut quelqu’un qu’ils auront peur de chahuter.

— Et si c’était lui qui nous chahutait ? demanda Buchanan. Outre le fait qu’il a été reconnu coupable de meurtre, il est mal embouché et insolent.

— Aucune équipe ne risque de tirer au flanc, si elle a peur de son chef, déclara Serena. Il me semble quand même que c’est plus important que son absence de belles manières. »

Voyant que Buchanan s’apprêtait à poursuivre la discussion, Wilkie leva la main pour lui couper la parole.

« Désolé, Buchanan, dit-il, mais cette fois-ci, je me range du côté des Pemberton.

— Ma foi, pour le coup, on dirait bien que M. et Mme Pemberton ont le dessus, glissa le Dr Cheney, sur un ton de désinvolture affectée. J’imagine, Buchanan, que votre femme passera encore l’été à Concord, cette année ?

— Oui, répondit laconiquement Buchanan.

— Peut-être avez-vous, de votre côté, l’intention d’aller séjourner dans le Colorado, madame ? demanda Cheney à Serena. Je suis sûr que votre demeure de famille doit être beaucoup plus grandiose que votre logement actuel.

— Non, je n’en ai aucune intention, dit Serena. Quand j’ai quitté le Colorado, c’était pour de bon.

— Mais alors, qui donc s’occupe du domaine de vos parents et de leur demeure ? voulut savoir Wilkie.

— J’ai fait brûler la maison avant de partir.

— Brûler ! s’exclama Wilkie, stupéfait.

— Le feu est en effet un excellent moyen de purifier les lieux après la contagion, assura le Dr Cheney, mais j’aurais pensé qu’il suffisait de brûler les draps de lits.

— Et que sont devenues les forêts que possédait votre famille ? insista Wilkie. J’espère quand même que vous ne les avez pas fait incendier, elles aussi.

— Je les ai vendues, dit Serena. Cet argent me sera beaucoup plus utile ici, en Caroline du Nord.

— En vous associant à M. Harris, je n’en doute pas, dit le Dr Cheney en reposant sa fourchette. Il a beau être fort en gueule, c’est un fin matois et je suis certain que vous vous en êtes aperçue quand vous l’avez vu.

— Je subodore volontiers que Mme Pemberton est tout à fait capable de tenir la dragée haute à Harris, dit Wilkie et il ajouta, avec un signe de tête en direction de Pemberton : Et son mari aussi d’ailleurs. Ma foi, je leur souhaite bonne chance pour leurs nouvelles entreprises, avec la Boston Lumber Company ou avec d’autres. Nous avons besoin de gens qui ont confiance en eux, à l’heure qu’il est, sans quoi nous ne sortirons jamais de cette crise. »

Wilkie reporta son attention sur Serena, avec un large sourire car il était sous le charme, comme l’avait été Harris quand il avait fait sa connaissance. À la différence des jeunes gens de Boston, ces hommes d’un certain âge ne paraissaient nullement intimidés par Serena. Leur virilité rabougrie rendait sa séduction moins impressionnante, croyait deviner Pemberton, tenue à une distance infranchissable.

« Je suis sûr que vous êtes du même avis, Buchanan, en ce qui concerne cette possible association des Pemberton et d’Harris », dit le Dr Cheney.

Buchanan opina, les yeux dans le vide, sans regarder ni le médecin ni les Pemberton.

« Certes, du moment que notre présente association n’en souffre pas. »

Hormis les tintements de l’argenterie, ils finirent le plat principal dans un silence complet. Pemberton n’attendit ni le dessert ni le café pour poser sa serviette sur la table et se lever.

« Campbell est parti pour la soirée, alors je vais aller annoncer à Galloway qu’il a eu de l’avancement. Ainsi, il sera prêt à commencer dès demain matin, dit-il avant de se tourner vers Serena. Je te retrouverai à la maison. Je n’en ai pas pour longtemps. »

Lorsqu’il passa dans le bureau, Pemberton vit que Campbell avait laissé deux lettres sur la table, portant l’une et l’autre le tampon de Boston.

Pemberton quitta la galerie pour descendre dans la lumière du soir. Des lucioles scintillaient, tandis que le soleil se couchait derrière Balsam Mountain. Un engoulevent bois-pourri lança son appel, au loin. Juste à côté de la salle à manger, dans une barrique rouillée de cinquante gallons, les détritus du dîner se consumaient au milieu des braises. Pemberton y laissa tomber les lettres qu’il n’avait pas ouvertes et passa son chemin. Marchant entre les rails de la voie ferrée qu’il avait aidé à poser, il la suivit jusqu’à la dernière baraque, où Galloway vivait avec sa mère. Tous les habitants du camp traitaient celle-ci avec la plus grande déférence et Pemberton avait toujours cru que c’était parce que Galloway était son fils. Il l’avait fait remarquer à Campbell, un après-midi, en voyant deux des ouvriers, deux colosses barbus, aider la vieille femme, dont la cataracte opacifiait les yeux, à gravir les marches du magasin.

« Non, c’est pas que pour ça, avait répondu Campbell. L’est capable de voir des choses que les autres voient pas. »

Pemberton avait émis un petit grognement de dérision.

« Peuh, cette vieille toupie a la vue si basse qu’elle ne pourrait même pas se voir dans une glace. »

Pour la seule et unique fois, depuis qu’ils travaillaient ensemble, Campbell s’était adressé à Pemberton sans son respect coutumier, laissant fuser une réponse acerbe et condescendante.

« Moi, je vous parle pas de ce genre de vision, avait-il dit, et je peux vous assurer qu’y a pas de quoi ricaner. »

Galloway vint accueillir son employeur à la porte. Il était torse nu, laissant apparaître une surface de peau blafarde bien tendue sur ses épaules, ses côtes et les bosses symétriques que faisaient ses muscles abdominaux. Des veines bleuâtres et saillantes se détachaient sur son cou et ses bras, comme si sa chair ne suffisait pas à contenir pleinement le flot de sang qui la gonflait. C’était un corps qui semblait incapable d’immobilité.

« Je suis venu vous dire que j’ai fichu Bilded à la porte. Vous êtes le nouveau chef d’équipe.

— Ouais, je m’en doutais », répondit Galloway.

Pemberton se demanda si Campbell était déjà passé lui annoncer la nouvelle. Derrière Galloway, son regard se porta sur une pièce entièrement plongée dans l’obscurité à l’exception de la faible lueur que jetait une lampe au kérosène, posée sur la table. Le verre épais donnait l’impression que la lumière était non seulement prisonnière, mais liquide et comme submergée au fond de l’eau. La mère de Galloway était assise devant cette lampe, les yeux à quelques centimètres à peine de la flamme. Sa chevelure blanche était ramassée dans un chignon roulé très serré et elle portait une robe noire, boutonnée devant, qui avait dû, supposa Pemberton, être confectionnée au siècle précédent. Elle leva les yeux pour le contempler fixement. Elle regarde dans la direction de ma voix, se dit-il, mais sans trop savoir pourquoi, il avait le sentiment que cela allait plus loin.

« Quoi qu’il en soit, lança-t-il en faisant un pas en arrière, je préférais vous mettre au courant avant demain matin. »

En regagnant sa maison, Pemberton passa devant un groupe d’employés de la cuisine, qui s’étaient rassemblés sur les marches de la cantine. La plupart étaient encore en tablier. Beason, un des cuistots, grattait une guitare Gibson plutôt mal en point et, à côté de lui, une femme tenait contre elle un instrument en bois à cordes d’acier, qu’elle avait posé sur ses genoux. Elle était penchée dessus, le visage caché par ses longs cheveux emmêlés. Pendant que sa main droite grattait les cordes, le majeur et l’index de sa main gauche exerçaient de rapides pressions autour du manche étroit de l’instrument, comme pour y chercher un pouls caché, tandis qu’elle chantait l’histoire d’un meurtre et de son châtiment sur les rives d’un loch écossais. Buchanan assurait que ces chansons étaient des ballades de la région des Borders[5] et prétendait que les montagnards les avaient apportées avec eux des îles Britanniques.

Naguère, la fille Harmon, elle aussi, s’était assise sur ces marches après le dîner, mais Pemberton ne lui avait guère prêté attention jusqu’au soir où il avait aidé à ramener un blessé de la crête qu’on appelait Half Acre Ridge. Le temps de le transporter jusqu’au camp, la nuit était complètement tombée et Pemberton s’était senti si épuisé et si sale qu’il avait ordonné à Campbell de lui faire porter à manger chez lui. C’était la petite Harmon qui s’était présentée avec son dîner et quelque chose avait attiré l’attention de Pemberton. Peut-être une vision fugitive de sa poitrine lorsqu’elle s’était penchée pour poser le plateau sur la table, ou bien une cheville fine soudain révélée, lorsqu’elle avait fait demi-tour pour sortir. Quelque chose qu’il avait oublié.

Pemberton passa son chemin et la musique s’affaiblit derrière lui, tandis qu’il songeait aux événements qui s’étaient enchaînés pour mener à ces ébats de l’heure de midi, suivis par la mort d’un homme éventré, sur le banc d’une petite gare de chemin de fer, et la venue au monde d’un enfant qui était sûrement né à l’heure qu’il était. Jusqu’où pouvait-on remonter les maillons d’une telle chaîne, se demanda-t-il ; fallait-il aller au-delà du fait que c’était la petite Harmon qui avait été choisie ce soir-là pour lui apporter son plateau, au-delà de ce qu’un arbre avait brisé l’échine d’un homme parce que le tronc avait été mal entaillé, et qu’une cognée avait été mal affûtée parce qu’un homme avait trop bu la veille au soir, au-delà de la raison qui avait poussé l’homme en question à se saouler ? Était-ce un phénomène dont on ne voyait jamais le bout ? Ou bien n’y avait-il, en réalité, pas la moindre chaîne, rien d’autre qu’un moment où l’on décidait ou non de s’approcher d’une jeune femme et de repousser du bout des doigts une mèche de cheveux blonds derrière son oreille, ou bien de se pencher ou pas pour murmurer dans cette oreille soudain révélée qu’on trouvait sa propriétaire fichtrement mignonne ?

Pemberton sourit de lui-même. Voilà qu’il s’attardait sur son passé, c’était justement, comme Serena le lui avait démontré, la chose entre toutes dont il, et elle avec lui, n’avait aucun besoin. Et pourtant, il y avait l’enfant. En gravissant les marches de la galerie couverte, Pemberton s’obligea à tourner son esprit vers les finances crapuleuses d’une usine de meubles de Baltimore.

 

Le lendemain après-midi, un des ouvriers de Noland Mountain fut mordu à la cuisse par un crotale diamantin. Sa jambe enfla si vite que le chef d’équipe fut obligé d’abord de fendre le Jean du blessé à l’aide de son couteau à cran d’arrêt, puis de tracer des croix dans la chair là où les deux crochets s’étaient enfoncés. Le temps de redescendre le malheureux jusqu’au camp, son pouls n’était plus qu’un murmure à peine perceptible. Sous le genou, sa jambe était noire et aussi grosse qu’un rondin de bois, et ses gencives étaient en sang. Le Dr Cheney ne se donna même pas la peine de le faire entrer dans son cabinet de consultation. Il dit à ses camarades de l’asseoir dans un fauteuil sur la galerie du magasin, où l’homme ne tarda pas à être violemment secoué par un dernier frisson avant d’expirer.

« Combien d’hommes ont-ils été mordus depuis l’ouverture du camp ? demanda Serena le soir même, pendant le dîner.

— Cinq avant celui d’aujourd’hui, répondit Wilkie. Un seul en est mort, mais aucun des autres n’a pu continuer à travailler.

— Le venin d’un crotale détruit les vaisseaux sanguins et les tissus, expliqua le médecin à Serena. Donc, même si la victime est assez vernie pour survivre à la morsure, il y a de graves séquelles.

— Je connais les effets d’une morsure de crotale, docteur, répondit Serena. Nous avons, dans l’Ouest, des crotales diamantins de six pieds de long. »

Cheney s’inclina brièvement en direction de Serena.

«  Excusez-moi, dit-il, jamais je n’aurais dû mettre en doute votre parfaite connaissance du venin.

— Par ici, leur aspect varie, intervint Buchanan. Quelquefois ils ont la même nuance jaunâtre que les mocassins à tête cuivrée, mais ils peuvent aussi être beaucoup plus sombres. Ceux qu’on appelle par ici les crotales satinés sont d’un noir violacé et passent pour être beaucoup plus meurtriers. J’en ai déjà vu un, c’est une créature d’une grâce surprenante, vraiment très belle dans son genre. »

Le Dr Cheney eut un sourire.

« Encore un des paradoxes de la nature, les plus belles créatures sont si souvent les plus dangereuses. Le tigre, par exemple, ou la veuve noire.

— Moi, je dirais que c’est un des aspects de leur beauté, fit observer Serena.

— En tout cas, les crotales nous coûtent cher, déplora Wilkie, et pas seulement quand une équipe est arrêtée dans son boulot par une morsure. Les hommes finissent par se montrer d’une prudence excessive et le rythme du travail s’en ressent.

— Oui, c’est vrai, convint Serena. On devrait les exterminer, ces bestioles, surtout celles qui se tapissent au milieu des débris. »

Wilkie fit la moue.

« Et pourtant, c’est là qu’elles sont le plus difficile à voir, ma chère petite. Elles se fondent si bien dans le décor qu’elles en deviennent presque invisibles.

— Dans ce cas, il faut de meilleurs yeux, rétorqua-t-elle.

— Il va bientôt commencer à faire plus froid et les crotales remonteront vers les à-pics rocheux, dit Pemberton. Galloway prétend qu’après le premier gel, ils ne quittent plus les alentours immédiats de leur repaire.

— Jusqu’au printemps prochain, ronchonna Wilkie. Et à ce moment-là, ils reviendront, aussi mauvais qu’avant.

— Peut-être pas », dit Serena.