25

Avant même que la première des baraques n’ait été installée sur la crête de Bent Knob Bridge, que la cantine, la voie ferrée ou le magasin du camp n’aient été bâtis, une acre située entre le Cove Creek et Noland Mountain avait été délimitée pour abriter le cimetière. Comme pour souligner à quel point on passait aisément de l’état de vif à celui de mort dans le camp forestier, le cimetière n’était pas enclos et nulle grille n’y donnait accès. Les seules bornes étaient quatre poteaux de bois. Dans le temps qu’il leur fallut pour pourrir, un nombre suffisant de monticules avaient été alignés à l’intérieur de l’acre pour qu’il soit inutile de marquer plus longtemps ses limites. À l’occasion, le corps d’un ouvrier défunt était emporté hors de la vallée pour aller reposer dans le cimetière de famille, mais la majorité étaient ensevelis à l’intérieur du camp. Le bois qui les avait attirés jusque-là et qui les avait tués, le bois qui contenait à présent leur dépouille, indiquait aussi la plupart de leurs tombes. Ces croix de bois allaient du modèle le plus simple, juste deux bâtons ficelés ensemble, à d’autres plus complexes, assemblant deux morceaux de cerisier et de cèdre finement taillés, dans lesquels on avait brûlé au fer les nom et prénom, ainsi que les dates de naissance et de mort. Sur ces tombes, parfois sur la croix même, la famille du défunt plaçait toujours quelques souvenirs. Quelques-uns venaient rappeler l’ironie du sort, par exemple le manche gravé de la hache qui avait abattu l’arbre coupable d’avoir à son tour causé la mort du propriétaire de l’outil ; ou bien un casque à pointe qu’avait porté un homme frappé par la foudre. Mais la majeure partie des objets posés sur les tombes s’y trouvait pour tenter d’adoucir le sinistre paysage, pas seulement des fleurs des champs, ou des couronnes de houx, mais aussi des ornements plus durables : des hadicaws[13] agrémentés de plumes jaunes, des décorations de Noël, des médailles militaires au bout de rubans bleus, ou bien, à même la tombe, des morceaux de verre bleu, de papier d’aluminium et de rose des sables, tantôt jetés sur le sol comme des graines, tantôt disposés selon un dessin compliqué, afin de représenter quelque chose d’aussi aisément déchiffrable qu’un nom ou d’aussi obscur qu’un pétroglyphe.

C’était ce cimetière que Ross et ses camarades contemplaient, alors que l’équipe faisait sa pause de l’après-midi. Il avait plu par intermittence toute la journée et les hommes étaient trempés, boueux, glacés, le ciel gris et bas venant accentuer leur humeur maussade.

« Ce gars qu’a été tué hier par le mât du treuil, dit Ross, vous parlez d’une vraie saloperie. Y s’est retrouvé au fond du trou, recouvert de terre, avant même d’avoir fini sa première semaine de travail. Dans le temps, un gars, y pouvait s’attendre à recevoir au moins une fiche de paye avant de crever.

— Ou en tout cas à vivre assez longtemps pour ôter autre chose qu’un duvet quand y se rasait les joues, renchérit Henryson. Y pouvait pas avoir plus de seize ans, l’gamin.

— J’imagine que sous peu, ce sera nous qu’on viendra mesurer pour notre cercueil avant l’heure, déclara Ross. On nous plantera en terre avant même qu’on aura eu l’occasion de devenir bien raide.

— On a réussi à retrouver sa famille ? demanda Stewart. Je parle du gamin.

— Non, dit Henryson. L’a sauté d’un wagon de marchandises au passage, alors c’est impossible à dire. Dans son portefeuille, y avait rien d’autre qu’une photo. Une femme plus toute jeune, sans doute sa mère.

Y avait rien d’écrit au dos ? » demanda Stewart.

Henryson secoua la tête.

« Pas un seul mot.

— Dire que sa famille saura même pas où qu’il est enterré, soupira Stewart, lugubre. C’est vraiment quelque chose d’épouvantable, ça. Jamais y aura ni une fleur ni une larme qui touchera sa tombe.

— Paraît que du temps de la guerre des Confédérés, les soldats épinglaient à leur uniforme un papier avec leur nom et l’endroit d’où y venaient, dit Henryson. Comme ça, au moins, leur famille, elle saurait ce qu’y seraient devenus. »

Snipes, qui s’était efforcé de déplier son journal trempé sans le déchirer, hocha la tête en signe d’acquiescement.

« Ouais, ça, c’est vrai, dit-il. C’est comme ça qu’on a su où que mon pépé était enterré. L’a été tué au Tennessee, en se battant dans les rangs des soldats de Lincoln. Et on l’a enseveli là où il était tombé, mais au moins sa maman, elle savait où y reposait.

— Y a du nouveau sur Harris, dans ton journal ? » demanda Ross.

Snipes appuya délicatement les larges feuilles sur ses genoux.

« Ouais. Y disent que le coroner du comté a quand même eu le culot de déclarer que la mort d’Harris, c’était un accident, alors que Webb, le rédacteur en chef, avait écrit un article où y se plaignait que le coroner en question était à la botte des Pemberton.

— On finit par se demander qui c’est le prochain sur la liste, vous croyez pas ? dit Henryson.

— Moi, ça m’étonnerait pas que le Webb aurait avancé d’un ou deux crans avec son édito, lança Ross. J’espère pour lui que sa bicoque a pas d’étage. Comme ça, y risquera pas de tomber par la fenêtre, comme Harris. »

Les hommes cessèrent de parler. Stewart déplia la toile huilée qui protégeait sa bible de l’humidité et se mit à lire. Ross fourra la main dans sa poche et en tira sa blague à tabac. Puis il sortit son papier à cigarettes et le trouva aussi trempé que le journal de Snipes. Henryson qui avait lui aussi envie d’une cigarette constata que son propre papier était dans le même état.

« Allons bon, moi qu’espérais me tenir les poumons bien au chaud et au sec pendant une petite minute, se plaignit Ross.

— On pourrait quand même penser qu’on aurait droit à un petit plaisir, même par une journée aussi moche que celle-ci, renchérit Henryson. T’aurais pas du papier à cigarettes, par hasard, Stewart ? »

Celui-ci secoua la tête, sans lever les yeux de la page qu’il lisait.

« Et si tu nous refilais quelques pages de ta bible ? proposa Ross. Elles iraient au poil pour rouler des clopes. »

Stewart leva vers lui deux yeux incrédules.

« Mais ça serait un sacrilège de faire une chose pareille.

— Je te demande pas les pages où qu’y a quelque chose d’important d’écrit, répondit Ross. Je te demande juste deux pages où on lit juste que des tas de machinchouettes, z’ont engendré des tas de trucmuches.

— Ouais, mais quand même, ça me paraît pas convenable, protesta Stewart.

— Ben, pourtant, riposta Henryson, moi je dirais que c’est justement le geste d’un vrai chrétien, de venir en aide à deux malheureux camarades qu’ont envie de fumer une clope. »

Stewart se tourna vers Snipes.

«  Qu’est-ce t’en penses, toi ?

— Ma foi, dit Snipes, je te cacherai pas que depuis des années, les plus grands esprits prétendent que tu trouveras toujours dans ton livre de bonnes raisons de faire et de pas faire à peu près tout et n’importe quoi, alors à mon avis, tu ferais bien d’en retirer le verset qui vaut mieux que tous les autres.

— Mais lequel c’est ? demanda Stewart.

— Qu’est-ce tu dirais de “t’aimeras ton prochain comme toi-même” ? » proposa aussitôt Henryson.

Stewart mordilla sa lèvre inférieure, plongé dans ses pensées. Au bout d’une minute environ, il ouvrit sa bible et chercha le livre de la Genèse. Puis il parcourut quelques pages avant d’en déchirer soigneusement deux.

 

Le dimanche après-midi suivant, les Pemberton enfourchèrent leurs chevaux pour aller gravir les pentes de Shanty Mountain. Pemberton n’avait pas particulièrement envie de sortir, mais comme Serena comptait sur sa compagnie, il la suivit jusqu’à l’écurie. Le samedi matin, un scieur avait été tué par un câble rompu et, au moment où les deux époux sortaient du camp, ils croisèrent un cortège funèbre qui se dirigeait vers le cimetière où une tombe vide attendait, au milieu des souches et des débris. En tête du cortège marchait un jeune garçon dont la manche était entourée d’un brassard noir, tenant entre ses mains une croix de chêne haute de trois pieds. Il était suivi de deux bûcherons portant la bière sur leurs épaules, puis d’une femme en grand deuil. Le révérend Bolick et une douzaine d’hommes et de femmes venaient ensuite. Deux des hommes avaient leur bêche sur l’épaule droite, comme des soldats en armes. Le pasteur tenait sa lourde bible qu’il brandissait vers le ciel, comme pour détourner le feu du soleil. Enfin, des femmes chargées de brassées de fleurs des champs aux couleurs vives fermaient la marche. Tous ces gens traversaient avec lenteur le paysage ravagé et l’on aurait pu aussi bien croire qu’il s’agissait d’un groupe de réfugiés que d’un cortège endeuillé.

Pemberton et Serena se dirigèrent vers l’ouest, où les montagnes s’élevaient abruptement et l’air devenait plus vif. Une heure plus tard, ils suivirent la dernière épingle à cheveux du sentier et se trouvèrent au sommet de Shanty Mountain. Ils n’avaient pas prononcé un mot de tout le trajet. Ils contemplèrent les vallées et les crêtes, observant les parcelles boisées qui restaient à couper.

« Le mauvais tour que nous a joué Harris a été un utile rappel à l’ordre, déclara Serena, rompant enfin le silence.

— Comment ça, un rappel à l’ordre ? demanda Pemberton, sans détourner les yeux de la vallée.

— Il nous a rappelé que les autres peuvent nous rendre vulnérables et que plus tôt on remédie à cet état de choses, mieux ça vaut. »

Les yeux de Pemberton croisèrent ceux de sa femme et il lut dans son regard une certitude totale et inflexible qui laissait entendre qu’il était non seulement faux, mais inimaginable de penser autrement. Elle caressa le flanc de l’arabe et s’écarta de quelques pas pour aller vérifier jusqu’à quelle profondeur un filin d’acier s’était enfoncé dans une souche de noyer d’Amérique. Pemberton baissa les yeux vers le camp. Le soleil se reflétait contre les rails et les faisait étinceler. Bientôt, il serait temps de les enlever de là, en commençant par les embranchements et en se déplaçant à reculons pour détacher ce qui avait été fixé au sol.

Rappelez-vous que vous avez été averti, avait dit Mme Lowell ce premier soir, à Boston. Serena avait confié plus tard à son mari qu’elle-même n’était venue que parce qu’elle avait appris qu’un exploitant forestier du nom de Pemberton devait assister à la soirée. Elle avait posé quelques questions aux gens du métier et décidé que cela valait la peine de prendre le temps de faire sa connaissance. Une fois que Mme Lowell les avait eu présentés l’un à l’autre, Pemberton et Serena avaient très vite tenu à distance les autres invités, s’installant sur la galerie pour bavarder jusqu’à minuit. Ensuite, elle l’avait ramené jusqu’à son appartement de Revere Street, où il avait passé le reste de la nuit. Tu n’avais donc pas peur que je te prenne pour une drôlesse, ce premier soir, en te voyant si hardie, lui avait-il demandé par la suite, pour la taquiner. Non, avait-elle répondu. J’étais sûre que nous étions au-dessus de tous ces chichis. Pemberton se rappela qu’elle n’avait pas dit un mot en ouvrant la porte de son appartement. Elle était entrée tout simplement, en laissant la porte ouverte. Puis elle s’était tournée pour le regarder fixement. Alors, comme aujourd’hui, ses yeux reflétaient la conviction inébranlable que Pemberton la suivrait où elle voudrait.

 

Comme ils rentraient chez eux, les derniers feux du soleil poudraient de leurs braises le haut des crêtes situées vers l’ouest. En haut de Shanty Mountain, une brise avait rafraîchi l’air, mais à mesure qu’ils descendaient l’atmosphère se chargeait d’humidité stagnante. Dans le cimetière, il ne restait plus qu’un seul ouvrier, balançant de façon méthodique ses pelletées de terre sur le cercueil.

Ils dînèrent dans la salle à manger, derrière le bureau, tout seuls, comme tous les soirs désormais, puis ils regagnèrent leur maison. À onze heures, Pemberton passa dans leur chambre, afin de se préparer pour la nuit. Serena le suivit, mais ne fit pas mine de se déshabiller. Au lieu de cela, elle s’assit dans un fauteuil, à l’autre bout de la pièce et posa sur son mari un regard intense.

« Tu ne te déshabilles pas ? s’étonna Pemberton.

— J’ai encore une chose à faire, ce soir.

— Ça ne peut pas attendre demain matin ?

— Non, je préfère que tout soit terminé ce soir. »

Elle quitta son siège et traversa la pièce pour venir embrasser Pemberton sur la bouche.

« Plus que nous deux », murmura-t-elle, sans décoller ses lèvres des siennes.

Pemberton la suivit jusqu’à la porte. Lorsque Serena passa sur la galerie, Galloway, sans en avoir, semblait-il, reçu l’ordre, sortit de l’ombre.

Pemberton les regarda marcher jusqu’au bureau. Vaughn en sortit quelques instants plus tard pour aller chercher la voiture de Galloway, garée derrière l’écurie. Lorsque Galloway et Serena apparurent sur la galerie du bureau, Pemberton remarqua que sa femme tenait quelque chose à la main. Au moment où elle passait sous l’ampoule jaune qui éclairait la galerie, il entrevit un éclair argenté.

Galloway tendit à Vaughn un stylo et un bloc sur lequel le garçon écrivit quelque chose, s’arrêtant un instant pour faire des gestes de l’index, lorsque Galloway lui posa une autre question. Pemberton regarda Serena et Galloway se mettre en route, ses yeux suivant le faisceau des phares alors que l’automobile traversait la vallée, avant de disparaître au loin. Vaughn qui avait, lui aussi, regardé les lumières de la voiture s’estomper, rentra à l’intérieur et ferma la porte du bureau. Au bout de quelques minutes, il ressortit, éteignit la lampe de la galerie et se dirigea d’un pas vif vers sa baraque.

Pemberton rentra dans sa maison, mais il ne se mit pas au lit. Il posa des factures devant lui sur la table de la cuisine, s’efforçant de se perdre dans des calculs de pieds-planches et de frais de port. Depuis l’instant où Serena et Galloway étaient partis, il avait cherché à empêcher son esprit d’imaginer où ils allaient. S’il ne le savait pas, il lui était impossible d’intervenir.

Mais son esprit s’affairait dans cette direction malgré lui, se demandant si Serena, plutôt que de murmurer « plus que nous deux », n’avait pas plutôt dit « plus que deux ». Il estima finalement que la seule façon de tarir le flot de ses pensées était d’avoir recours à la bouteille de whiskey canadien à moitié pleine qui se trouvait dans le buffet. Il ne se donna pas la peine de prendre un verre. Il leva la bouteille, l’inclina vers ses lèvres et but jusqu’à s’étrangler, car l’alcool lui brûlait la gorge. Il recommença dès qu’il put et termina la bouteille. Puis il s’assit dans un des deux fauteuils Coxwell et ferma les yeux, attendant que le whiskey fasse son effet. Il espérait que la demi-bouteille serait suffisante et il tenta de favoriser son action. Il s’imagina que les pensées qui cherchaient à s’enchaîner dans son cerveau étaient semblables à des douzaines de fils électriques reliés par des fiches à un standard téléphonique, des fils que le whiskey n’allait pas tarder à débrancher jusqu’à ce que plus aucune liaison ne soit possible.

Au bout de quelques minutes, Pemberton sentit l’alcool se répandre sous son crâne, détachant les fils, un par un, les bavardages s’amenuisant jusqu’au moment où ils se furent complètement éteints, remplacés par un grésillement lancinant. Il ferma les yeux et s’enfonça plus profondément dans son fauteuil. Lorsque la pendule sur la cheminée sonna minuit, Pemberton retourna sur la galerie. Le whiskey le faisait tituber et il se cramponna à la balustrade pour observer le camp. Aucune lumière n’était visible à la fenêtre du bureau et la voiture de Galloway n’était toujours pas revenue. Un chien aboya près du magasin, puis se tut. Dans une des baraques, quelqu’un jouait de la guitare, sans faire d’accords, mais en pinçant les cordes lentement, attendant que chaque note cesse totalement de vibrer avant de passer à la suivante. Au bout de quelques minutes, la musique s’arrêta et un silence complet régna sur le camp. Pemberton releva la tête et fut aussitôt pris d’un bref vertige. Bientôt la dernière lampe à huile des baraquements fut mouchée. Vers l’ouest, quelques spasmes insonores d’éclairs de chaleur déchirèrent le ciel. Les ténèbres s’épaissirent, mais n’offrirent pas la moindre étoile, rien qu’une lune aussi pâle qu’un ossement.