28

« Tu as plutôt un appétit d’oiseau, ce soir, dit Serena. Tu es souffrant ? »

Ils étaient assis l’un en face de l’autre, dans la pièce du fond, séparés par la largeur de la table, les chaises vides appuyées contre le mur. Pemberton remarqua le tintement des couverts en argent de sa femme contre la porcelaine, qui accentuait encore, lui semblait-il, le vide autour d’eux. Serena posa son couteau.

« Non », dit Pemberton et il se versa un cinquième verre de vin rouge, contemplant le cristal et son contenu quelques instants, avant de les porter à ses lèvres et de boire une longue gorgée. Il reposa le verre à moitié vide.

« Tu ne buvais pas autant, avant. »

Ces paroles furent prononcées sur un ton qui n’exprimait ni sévérité ni réprimande, pas même une nuance de déception. Pemberton leva les yeux et ne lut sur le visage de Serena que de l’inquiétude.

« Tu ne m’as rien demandé à propos de l’autre nuit, reprit-elle, tu sais bien, mon équipée à Colt Ridge. »

Pemberton tendit la main pour prendre son verre, mais Serena se pencha en avant, saisissant le poignet de son mari avec une telle violence que le contenu du verre vint éclabousser sa manche de chemise. Elle rapprocha son visage du sien autant qu’elle le pouvait, sans lâcher prise.

« Désormais, nous avons tué tous les deux, dit-elle d’une voix pressante. Ce que tu as éprouvé à la gare, je l’ai éprouvé, moi aussi. Nous sommes plus proches, Pemberton, plus proches que nous ne l’avons jamais été. »

Elle est folle, se dit Pemberton, et il se rappela leur premier soir à Boston, le trajet à pied le long des rues pavées jusqu’à la demeure de Serena, le bruit creux de leurs pas. Il se rappela le moment où il était resté sur la marche la plus haute, toute verglacée, pendant que Serena ouvrait la porte et entrait, allumant au passage la lumière dans la pièce de devant. Même après qu’elle se fut retournée en souriant, il avait hésité. Un trouble indistinct, presque viscéral, l’avait cloué là, sur le perron, dans le froid, du mauvais côté de la porte. Il se rappelait qu’il avait ôté ses gants, les fourrant dans la poche de son pardessus, qu’il avait brossé quelques traces de neige sur ses épaules et retardé son entrée d’encore quelques instants. Puis il était entré, avançant ainsi de quelques pas vers la pièce où il se trouvait maintenant, vers le moment qu’il vivait.

Serena retira sa main et se renversa contre le dossier de son siège. Elle ne dit plus rien et Pemberton se versa un autre verre de vin.

La journée avait été chaude et la fenêtre était ouverte. Sur les marches du magasin, quelqu’un grattait une guitare et chantait l’histoire d’une montagne en sucre candi. Pemberton écouta les paroles avec attention. C’était la chanson qu’il avait entendu le porteur siffler dans le train, le jour où il était revenu de Boston avec Serena. Il n’y avait que vingt-six mois de cela, mais il lui semblait que cela faisait beaucoup plus longtemps. Les filles de cuisine apportèrent le dessert et le café. Pemberton sentit enfin l’alcool répandre sa chaleur apaisante à l’intérieur de sa tête. Il s’abandonna aux caprices du vin, se laissa entraîner loin de tout ce qu’il ne voulait pas se rappeler.

Pemberton et Serena finissaient leur café lorsque Galloway entra dans la pièce. Il ne s’adressa qu’à Serena.

« Faut que je vous dise quelque chose.

— À quel sujet ? demanda-t-elle.

— Vaughn, répondit Galloway. J’ai taillé une petite bavette avec l’opératrice. Je me suis dit que cette vieille toupie avait sûrement écouté. C’est Vaughn qui a rencardé McDowell et c’est pour ça que votre petite pisseuse a décanillé. »

Il fit une pause.

« Et c’est pas tout. Un scieur a vu McDowell qui roulait en direction d’Asheville, lundi soir, avec la fille Harmon et son gosse dans la voiture. Et ce pauvre connard a pas pensé que ça valait le coup d’en parler avant aujourd’hui.

— Voilà qui explique pas mal de choses », dit Serena.

Une fois Galloway reparti, Serena et Pemberton achevèrent de dîner dans un silence complet, puis ils regagnèrent leur maison. La lumière de la galerie n’avait pas été allumée et Pemberton buta sur les marches, et il serait tombé, si Serena ne l’avait pas retenu par le bras.

« Attention, Pemberton, dit-elle, ajoutant d’une voix presque imperceptible : Je ne voudrais pas te perdre. »

 

Edmund Wagner Bowden, troisième du nom, se présenta au bureau du camp le lendemain matin. Il venait d’obtenir son diplôme à la Duke University et, à en croire le sénateur qui l’avait envoyé, il pensait que les fonctions de shérif pourraient jouer le même rôle dans sa carrière que celles de directeur de la police avaient joué dans la carrière de Teddy Roosevelt. Même si pour le reste, s’était empressé d’ajouter le sénateur, Bowden n’était nullement partisan des idées de Roosevelt. Bowden était précisément l’homme qu’avait escompté Pemberton : mollasson et rougeaud, affichant à tout propos un sourire suffisant derrière un vague duvet qui s’efforçait de passer pour une moustache. Le sourire disparut lorsque Serena s’empressa d’épuiser le peu de latin qu’il savait.

Bowden repartit vers le milieu de la matinée pour aller prendre ses nouvelles fonctions de shérif du comté de Haywood. Moins d’une heure après, il téléphonait à Pemberton.

« M. Luckadoo du crédit mutuel vient juste de passer pour me signaler que McDowell et un inspecteur de police de Nashville se trouvent au Haggabothom’s Café. Ils y sont restés toute la matinée en compagnie du frère d’Ezra Campbell. M. Luckadoo me dit que cela devrait vous intéresser.

— L’inspecteur est venu vous voir avant ?

— Non.

— Filez lui dire qu’il est en train de collaborer avec un homme accusé de malversations, dit Pemberton. Dites-lui que s’il a des questions à poser, c’est vous qui représentez la loi dans notre ville, pas McDowell. »

Plusieurs secondes s’écoulèrent, durant lesquelles Pemberton n’entendit rien d’autre qu’un grésillement.

« Je vous écoute, bon Dieu ! lança-t-il.

— Le dénommé Campbell est en train de dire au policier et à qui veut l’entendre de ne pas me faire confiance. Il prétend que son frère lui a dit que vous et Mme Pemberton chercheriez à le tuer.

— Il s’appelle comment, votre policier ?

— Coldfield.

— Laissez-moi le temps de passer quelques coups de fil. Après quoi, je viens vous rejoindre. S’ils font mine de partir, dites à Coldfield que je suis en route pour lui parler. »

Pemberton hésita un instant.

« Et dites à McDowell que je veux lui parler aussi. »

Pemberton raccrocha et marcha droit au coffre-fort derrière le bureau. Il tourna le cadran noir lentement vers la gauche, puis vers la droite, puis de nouveau vers la gauche, tendant l’oreille comme s’il pouvait entendre le déclic des gorges s’encastrant dans leurs encoches. Il tira sur la poignée et l’immense porte métallique s’entrebâilla. Pendant près d’une minute, il se contenta de regarder fixement les liasses, puis il ramassa un nombre suffisant de billets de vingt dollars pour remplir une enveloppe. Ensuite il referma, le contenu du coffre s’abîma de nouveau dans les ténèbres, tandis qu’un déclic indiquait que la porte était bien fermée.

Pemberton sortit l’album de photographies du tiroir de son bureau. Il s’était efforcé de refouler l’idée que Serena s’était servie de sa photo pour reconnaître l’enfant, mais cette pensée s’était emparée de son esprit, comme un piège dont il était incapable de le libérer. Il n’avait pas encore ouvert le tiroir du bas, même s’il avait plusieurs fois au cours des derniers jours laissé sa main se poser sur la poignée. Cette fois, il tira dessus. Puis il ouvrit l’album et constata que la photographie de lui enfant était toujours là, de même que celle de Jacob. Mais qu’est-ce que ça confirme ou infirme ? se demanda Pemberton. Tout comme le couteau de chasse, elle avait pu être enlevée et remise à sa place. Il emporta l’album jusque chez lui et le glissa dans le fond de sa malle, après avoir écarté les documents et les livres de comptes.

Au moment où il quittait le camp, il vit Serena sur la crête de Half Acre Ridge, suivie de près par Galloway. L’aigle était en vol et décrivait au-dessus de la vallée des cercles qui allaient s’élargissant. Les proies des rapaces s’imaginent que si elles restent assez longtemps immobiles, ceux-ci ne les remarqueront pas, lui avait dit Serena, mais la proie finit toujours par tressaillir et aussitôt l’aigle la voit.

Lorsqu’il arriva au bureau du shérif, Bowden lui apprit que le frère de Campbell était parti, mais que le policier de Nashville et McDowell étaient toujours au café.

« Vous voulez que je vous accompagne ?

— Non, répondit Pemberton. Je n’en ai pas pour longtemps. »

Il traversa la rue jusqu’au café. Il avait espéré que McDowell disparaîtrait sans faire de vagues, en partie parce que le jour où il avait été contraint de démissionner, l’ancien shérif avait tout simplement laissé ses clefs, son insigne et son arme réglementaire sur son bureau et son uniforme accroché avec soin au porte-manteau. Il n’y avait eu ni jurons, ni menaces, ni appels à un membre de la chambre des Représentants ou du Sénat. Il avait quitté les lieux sans rien dire, laissant la porte grande ouverte.

Coldfield et McDowell se trouvaient dans le box du fond, des tasses à café vertes devant eux. Pemberton prit une des chaises disposées autour de la table la plus proche et s’assit. Il se tourna vers l’homme installé en face de McDowell.

« Inspecteur Coldfield, je m’appelle Pemberton. »

Il lui tendit la main que le policier regarda comme si on lui offrait un morceau de viande avariée.

« Je viens de parler au lieutenant Jacoby, il y a une demi-heure, annonça Pemberton en retirant sa main. Nous avons des amis communs. »

Une serveuse s’approcha, son crayon et son bloc à la main, mais Pemberton la renvoya d’un geste.

« Le lieutenant a demandé que vous l’appeliez immédiatement. Voulez-vous que je note son numéro de téléphone ?

— Non, je le connais, répondit Coldfield sèchement.

— Il y a un téléphone dans le bureau du shérif, juste en face, inspecteur, dit Pemberton. Vous n’avez qu’à dire à Bowden, notre shérif, que je vous ai autorisé à passer cet appel. »

Coldfield se leva sans rien dire. À travers le carreau, Pemberton le regarda traverser la rue et entrer dans le bureau du shérif. Il recula sa chaise de quelques pouces et dévisagea McDowell qui fixait le siège où avait été assis Coldfield. Il paraissait étudier attentivement une petite déchirure dans le capitonnage de leur compartiment. Pemberton posa les mains sur la table, les serra l’une contre l’autre et dit sans élever la voix :

« Vous savez où sont la fille Harmon et l’enfant, hein ? »

McDowell se tourna pour le regarder. Dans son regard couleur d’ambre, Pemberton vit une lueur d’incrédulité.

« Vous croyez vraiment que je vous le dirais, si je le savais ? »

Pemberton sortit l’enveloppe de sa poche de derrière et la posa sur la table.

« Voilà trois cents dollars. C’est pour elle et le petit. »

McDowell contempla l’enveloppe, sans y toucher.

« Je ne veux pas savoir où ils sont, ajouta Pemberton, en faisant glisser l’argent vers McDowell, comme s’il lui donnait une carte à jouer. Prenez ça. Vous savez bien qu’ils en auront besoin.

— Comment je peux savoir que c’est pas une ruse de votre part pour découvrir où ils sont ? demanda McDowell.

— Vous savez parfaitement que je ne suis pour rien dans ce qui s’est passé à Colt Ridge », dit Pemberton.

McDowell hésita encore quelques instants, puis il prit l’enveloppe et la mit dans sa poche.

«  Ça change rien entre nous.

— Non, entre vous et moi, rien n’est changé, convint Pemberton, en regardant vers la porte d’entrée. Et vous n’allez pas tarder à vous en rendre compte. »

Le timbre indiquant l’arrivée d’un client résonna et Coldfield s’avança vers eux, mais il resta debout sans les regarder, ni l’un ni l’autre.

« Le lieutenant a décidé qu’il valait mieux laisser Bowden s’occuper de l’enquête par ici. »

Puis, il leva les yeux et croisa le regard de Pemberton.

« Mais je vais vous dire une chose, monsieur Pemberton. Campbell est venu au poste de police tous les jours, depuis que son frère a été tué, ce qui explique d’ailleurs pourquoi je suis ici. Il ne renoncera pas.

— Je ne l’oublierai pas, soyez en sûr », dit Pemberton.

Le policier jeta une pièce de vingt-cinq cents à côté de sa tasse. Le métal rendit un son creux contre la surface en formica.

« Bon, eh bien, je file », lança Coldfield.

Pemberton fit un signe de tête et se leva à son tour.

 

« On aurait pu croire que les femmes et les enfants, au moins, y seraient à l’abri, dit Henryson, le dimanche après-midi, assis sur les marches du magasin avec le reste de l’équipe de Snipes.

— Et comme si c’était pas assez moche d’avoir tué une vieille femme, déclara Snipes, voilà qu’y sont après cette pauvre fille et son môme. »

Henryson acquiesça.

« Moi, ce qui m’étonne, c’est qu’y nous butent pas, nous autres, histoire de se faire la main.

— Bah, pour nous, les scies, les haches et les branches qui tombent, c’est bien suffisant, remarqua Ross. Comme ça, Galloway est libre d’aller faire ses petits voyages. »

Les hommes se turent un instant, écoutant une guitare gratter les dernières notes de la ballade Barbara Allen. Le refrain plaintif les rendit songeurs.

« Y a le frère à Campbell qu’est en ville, dit Ross. Je l’ai vu de mes yeux, l’autre jour.

— Celui chez qui Campbell habitait à Nashville ? demanda Henryson.

— Ouais, celui-là, celui qui joue de la guitare. L’était sur les marches du tribunal et y racontait qu’il était rentré chez lui après son spectacle et qu’il avait trouvé Campbell au lit avec une hachette fichée dans la nuque. À l’entendre raconter jusqu’où la lame s’était enfoncée, on aurait pu croire que la tête de Campbell était guère qu’une citrouille.

— Ça, c’est vraiment une mort affreuse, dit Henryson.

— Ouais, mais c’est mieux que le docteur Cheney, glissa Snipes.

— En tout cas, c’est Campbell qu’a réussi à filer le plus loin avant d’être rattrapé par Galloway, dit Ross. Saperlotte, l’a même réussi à sortir de l’État. Moi, je trouve que c’est une espèce de victoire.

— Ça, c’est sûr, renchérit Henryson. Harris, tenez, il a même pas eu le temps de sortir de chez lui.

— Mais, en tout cas, ça prouve une chose, reprit Ross. C’est qu’y suffit pas d’avoir un jour d’avance.

— Non, c’est pas assez, convint Henryson. Moi, je dirais qu’y faudrait au moins une semaine, si on voulait faire un pari qui tient debout.

— A mon avis, la fille Harmon et son petit, ils auront pas autant, déclara Ross. Mais Vaughn, peut-être. Vu que Galloway soi-même, il peut pas courir deux lièvres à la fois.

— Ce petit Vaughn a toujours eu la tête sur les épaules, intervint Snipes. Il a bien choisi son moment pour se tailler.

— Ouais, comme une bande de cailles, dit Ross. Paraît qu’elles savent que si elles s’envolent toutes ensemble, y a une chance pour qu’y en a au moins une qui s’en sortira.

— L’est en train de courir après quelqu’un, Galloway, pour le moment ? demanda Stewart.

— Non, mais c’est sûrement pour bientôt, répondit Snipes. Il était au magasin, hier soir, pour demander aux gars de l’aider à trouver de quelle ville il s’agissait dans la vision de sa maman. Il a dit qu’y filerait un dollar au type qui saurait.

— C’était quoi, sa vision, à cette vieille sorcière ? demanda Henryson.

— Elle a vu, comme ça, que la fille Harmon et son petit étaient au Tennessee, dans une ville où y a le chemin de fer. Ce qui nous dit pas grand-chose, bien sûr, mais l’a dit aussi à Galloway que l’endroit, c’était une couronne posée dans les montagnes.

— Une couronne ? répéta Ross, se mêlant de nouveau à la conversation.

— Ouais, une couronne. Une couronne posée dans les montagnes. Je te répète ce qu’elle a dit mot pour mot.

— C’est peut-être le sommet d’une montagne, dit Henryson. J’ai déjà entendu dire que le sommet, y couronnait la montagne.

— Mais là, l’est posée dans les montagnes, fit remarquer Ross, elle fait pas partie de la montagne.

— Ça laisserait penser qu’y s’agirait p’têtre d’une couronne comme en portent les rois, ajouta Snipes.

— Y a quelqu’un qu’a pigé ? demanda Henryson à Snipes. Je veux dire, hier soir.

— Un des cuisiniers a dit qu’y avait une crête qu’on appelait la Couronne, près de Knoxville. Mais c’est tout ce qu’ils ont trouvé, et Galloway était déjà allé là-bas le jour d’avant et avait trouvé peau de balle. »

Ross contempla fixement l’ouest, en direction de la limite du Tennessee, et il hocha la tête pour lui-même.

« Moi, je le sais où y sont, annonça-t-il. Ou en tout cas, je peux dure qu’y a le choix entre deux endroits.

— Mais tu vas pas le dire à Galloway, hein ? s’écria Stewart.

— T’es malade ou quoi ? répondit Ross. P’têtre que je peux rien faire pour les arrêter, tous les trois, mais je préfère être pendu que de les aider. Ce sera toujours quelques heures de gagnées pour la petite. »

Henryson secoua la tête.

« Ouais, ben moi, suis toujours pas prêt à te parier dix cents contre un dollar qu’y seront encore en vie dans une semaine. »

Ross ouvrait la bouche pour acquiescer, lorsqu’il vit un étrange cortège faire son entrée dans le camp.

« Saperlipopette, s’écria-t-il, qu’est-ce c’est que ça ? »

Trois grands chariots tirés par des chevaux venaient en tête de la procession. Des toiles crasseuses étaient tendues sur les arceaux en fer, portant chacune un slogan différent. Sur la première, on pouvait lire LE CARNAVAL DE HAMBY ARRIVANT TOUT DROIT DE PARIS, sur la deuxième APPLAUDI PAR LES FAMILLES ROYALES D’EUROPE et sur la troisième ADULTES, DIX CENTS, ENFANTS, CINQ CENTS. Derrière les chariots avançait toute une ménagerie soigneusement attachée, chaque animal ayant autour du cou un écriteau précisant l’espèce à laquelle il appartenait. Ils marchaient deux par deux, derrière une paire de poneys des Shetlands au dos creux. Il y avait là des autruches, dont le cou serpentin restait ployé comme si elles avaient honte d’évoluer au milieu d’un pareil entourage, puis deux chevaux blancs dont la robe était striée d’une substance noire qui ressemblait fort à du cirage. ZEBRE, proclamait leur écriteau. Un chariot découvert fermait la marche, sur le plateau duquel était installée une cage d’acier. Sur la bâche qui en cachait la moitié inférieure, on pouvait lire LA CRÉATURE LA PLUS DANGEREUSE DU MONDE.

Le premier chariot vint s’arrêter devant les marches du magasin. Un homme bedonnant vêtu d’un costume en coton beige froissé ôta son chapeau haut de forme noir avec un geste théâtral et souhaita un bon après-midi à Snipes et à ses camarades. Il parlait avec un accent nasillard qu’aucun des hommes n’avait jamais entendu, mais Snipes devina aussitôt qu’il avait dû être acquis dans une université européenne.

« Z’êtes trompés de route, à ce qu’on dirait, lança Ross, en indiquant de la tête les paires d’animaux. Parce que l’arche que vous cherchez, si je dois croire ce que je vois, l’est pas du tout par ici. Et de toute façon, z’arrivez un peu tard pour y trouver de la place assise.

— Notre destination finale est le camp forestier de la Pemberton Lumber Company, annonça l’homme, décontenancé. Ce n’est pas ici ? »

Snipes se leva.

« Mais si, m’sieur, c’est bien ici et à la différence de m’sieur Ross, qui vient de vous causer, moi, je suis un homme possédant une certaine culture, donc je respecte les gens qui peuvent en dire autant. Comment que je peux vous aider ?

— J’aurais besoin de m’entretenir avec les propriétaires du camp, afin de leur demander la permission de donner un spectacle ce soir.

— Ah, s’agit de m’sieur Pemberton et de sa dame, dit Snipes. Le dimanche, y vont volontiers faire une promenade à cheval, mais y devraient être bientôt de retour. Y vont passer ici même, alors le mieux, c’est tout bonnement de vous installer ici et de les attendre.

— Voilà une idée qui me paraît fort judicieuse », dit l’homme et, en dépit de sa masse considérable, il sauta du siège du chariot et atterrit avec une légèreté surprenante. Son haut-de-forme vacilla, mais resta néanmoins sur sa tête. « Je m’appelle Hamby et je suis le propriétaire de ce carnaval. »

Hamby attacha les rênes du cheval à un barreau de la galerie et frappa deux fois dans ses mains. Les trois autres hommes qui jusqu’alors, étaient restés aussi inanimés que des statues, entreprirent d’attacher eux aussi leur chariot. Puis, ils commencèrent sans attendre à remplir diverses tâches, l’un d’eux donnant à boire à la ménagerie, tandis qu’un autre partait étudier le terrain, afin de trouver un endroit où l’on pourrait dresser le chapiteau. Le troisième, un petit homme au teint basané, disparut à l’intérieur de son chariot.

« Alors, comme ça, z’avez donné votre spectacle de l’autre côté de l’océan ? demanda Henryson, en indiquant le deuxième chariot.

— Oui, monsieur, répondit le propriétaire. Nous ne sommes de retour sur nos rivages que pour une série d’engagements limitée. Puis nous repartons à New York et de là en Europe.

— Passer par nos montagnes pour aller à New York, je trouve ça un peu tarabiscoté comme chemin, fit remarquer Ross.

— À qui le dites-vous ! convint Hamby, dont la voix exprimait la lassitude, mais en tant que professionnels du spectacle, nous éprouvons le besoin, je dirais même une obligation morale, d’apporter un peu de culture aux gens tels que vous, isolés dans l’arrière-pays.

— Z’êtes vraiment trop bons de faire ça pour nous », répondit Ross.

Au même instant, l’homme qui avait disparu à l’intérieur de son chariot en ressortit vêtu d’un pantalon noir moulant et d’un maillot à carreaux noirs et blancs, fait dans la même matière très souple, tenant quatre quilles au bout des mains. Mais ce fut surtout ce qu’il avait sur la tête qui intrigua Snipes et son équipe, captivés par le couvre-chef en feutre rouge et vert, orné de clochettes, qui lui pendait tout autour du crâne comme une pieuvre épuisée.

« Z’appelez ça comment, ce que vous avez sur la tête ? demanda Snipes.

— Un bonnet de fou, dit l’homme avec un accent prononcé, avant de se mettre à jongler avec ses quilles.

— Un bonnet de fou, répéta Snipes. Ah, ouais, j’en ai entendu causer dans les livres, mais c’est la première fois que j’en vois un pour de vrai. J’imaginais pas que c’était si coloré. »

Snipes se joignit aux autres membres de son équipe, massés autour du dernier chariot. L’homme qui avait abreuvé les animaux s’en approcha aussi, tenant sous le bras un poulet qui criait et se débattait. Il souleva la bâche et, avec une crainte évidente, enfonça le volatile et le moins possible de sa propre main entre les barreaux d’acier. Il retira sa main aussitôt et la contempla d’un air dubitatif, comme s’il était étonné de la voir encore là. Une créature énorme et très puissante se jeta contre la cage avec tant de force que tout le chariot en fut secoué et que les roues parcoururent quelques pouces supplémentaires. Une nuée de plumes s’éleva vers le haut de la cage et parut rester suspendue un bref instant avant de retomber au ralenti. L’une d’entre elles passa entre deux barreaux et Henryson tendit la main, afin qu’elle s’y posât. Il l’examina soigneusement puis demanda :

«  Alors comme ça, l’aime les poulets, cette bête ? »

L’employé du cirque eut un sourire énigmatique qui cadrait mal avec la dureté de son regard.

« Elle aime tout ce qui a de la chair sur les os. »

Hamby vint rejoindre Snipes et sa bande. Pendant quelques instants, le seul bruit que l’on entendit fut celui qui provenait de la cage, un fracas d’os broyés avec vigueur.

«  J’imagine qu’y faut passer à la caisse pour savoir quel genre de créature vous avez là-derrière ? demanda Henryson.

— Pas du tout, monsieur, répondit Hamby, en ouvrant grand les bras dans un geste expansif. C’est un dragon. »

De la tête, Ross indiqua les zèbres, dont l’un était occupé à faire disparaître une des rayures qui ornaient son garrot, avec une langue aussi noire que de la réglisse.

« J’espère qu’il est un peu plus convaincant que ces deux-là.

— Convaincant. »

Hamby répéta le mot comme s’il lui trouvait une saveur agréable.

« C’est là le véritable but de notre spectacle, convaincre notre public qu’il vient de voir, en chair et en os, les créatures les plus dangereuses du monde. Mon dragon s’est battu contre un jaguar au Texas, un alligator en Louisiane, un orang-outang à Londres, d’innombrables espèces canines et plusieurs hommes aujourd’hui défunts.

— Et l’a jamais perdu ? demanda Stewart.

— Jamais, répondit Hamby. Donc, quelles que soient les bêtes féroces que l’on trouve dans vos montagnes, amenez-les donc ce soir, messieurs. Et je vous précise que les paris en marge du combat sont les bienvenus, ça corse un peu la lutte. »

Henryson contempla fixement la cage d’un regard intense.

« Combien que ça coûterait pour le regarder ? Je veux dire, là, tout de suite ?

— Pour vous, messieurs, ce sera gratis, comme ça vous pourrez raconter à vos amis quel épouvantable monstre vous avez vu de vos propres yeux. »

Hamby fit un signe à l’homme qui avait nourri l’animal et celui-ci tira sur une corde de chanvre élimée. La bâche s’affaissa au pied de la cage, révélant une créature qui avait la forme d’un alligator, mais une peau grise et poussiéreuse. Sa langue rose fourchue perça l’air, tandis qu’elle remuait lentement la tête d’avant en arrière.

« Six pieds de long et deux cents livres de muscles et de férocité reptiliens, annonça Hamby. Il a été pris au piège sur l’île de Komodo, son habitat naturel. »

Comme les hommes s’approchaient pour mieux voir, Hamby fit signe à quelqu’un qui se trouvait derrière eux.

« Vous aussi, monsieur, vous pouvez voir gratis la bête la plus meurtrière de la création. »

Galloway s’avança et contempla l’animal d’un air impassible.

« Dites que vous y ferez combattre n’importe quelle bête ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Oui, n’importe laquelle, répondit Hamby en faisant signe à son acolyte de remonter la bâche. Alors, amenez donc votre champion ce soir, sans oublier vos portefeuilles, pour le combat suprême contre l’adversaire suprême. »

Quand la nuit tomba, le chapiteau avait été dressé, les lampes et les flambeaux allumés, et on avait installé au centre une clôture en grillage d’acier d’environ trois pieds de haut, afin de délimiter une piste au milieu de laquelle l’homme au maillot noir et blanc avait jonglé, avant de cracher du feu et d’ingurgiter des morceaux de verre coloré, pour finir sur une note spectaculaire en avalant un sabre. Ensuite, la ménagerie défila autour de la piste, pendant que Hamby, qui avait revêtu pour l’occasion une jaquette rouge et tenait son haut-de-forme dans le creux de son bras, discourait de façon fort originale sur les divers attributs de chaque animal et sur ses origines. Ce ne fut qu’après cette parade qu’on amena le dragon, dont on appuya la cage contre une section de la clôture, préalablement ouverte. Un des employés du cirque grimpa sur les barreaux d’acier et souleva la porte, permettant au dragon d’entrer en piste d’un air conquérant. Tandis que sa langue agile fouillait ce nouvel environnement, plusieurs spectateurs éprouvèrent la solidité de la clôture enfermant désormais l’animal et décidèrent d’aller regarder le spectacle d’un peu plus loin. Hamby avait installé à côté de la cage une table dont la surface ne tarda pas à disparaître sous des billets de banque et des morceaux de papier portant des initiales ou dans certains cas une croix tracée de manière distinctive, même si le plus gros pari avait déjà été fait par Serena. Des paris officieux avec les autres employés du cirque avaient aussi été conclus plus discrètement, notamment entre Snipes et le jongleur.

Plusieurs hommes acclamèrent Serena lorsqu’elle entra sous le chapiteau, l’aigle sur son bras. Elle leva sa main libre et le silence s’établit. Elle demanda à tous les ouvriers de faire le moins de bruit possible, puis elle pria à ceux qui étaient le plus près de la clôture de reculer de quelques pieds. Elle fit avancer l’aigle, toujours coiffée de son chaperon, jusqu’à son poing. Elle lui parla d’une voix calme, puis doucement lui caressa le bréchet du dos de deux doigts. Le dragon continuait d’aller et venir sur la piste, mais il s’était reculé vers le coin opposé, comme un boxeur attendant le gong.

Serena fit un signe de tête à Galloway qui se tenait juste à côté de l’endroit où la cage bloquait l’unique accès à la piste. Galloway poussa fort contre les barreaux de la cage, créant une ouverture, petite mais suffisante. Le temps qu’Hamby et les autres spectateurs aient compris ce qui se passait, Serena s’était glissée sur la piste.

« Sortez-la de là, hurla Hamby à un de ses hommes, mais Galloway fit luire la lame de son couteau.

— C’est elle qui décide quand elle doit sortir, pas vous », lança-t-il.

Après avoir parlé une dernière fois à l’oiseau, Serena lui ôta son chaperon. Le dragon et l’aigle parurent se voir au même instant. Le dragon s’était avancé jusqu’au centre de la piste, mais soudain il s’arrêta. La tête de l’aigle s’abaissa. Tandis que les deux créatures se contemplaient fixement, on sentit passer entre elles un courant sorti d’un univers plus ancien.

Serena leva la main et le berkut s’éleva gauchement au-dessus de la piste pour aller se poser sur une partie de la clôture située au fond du chapiteau, où il n’y avait ni lampe ni flambeaux et où les ombres étaient plus épaisses. Au moment où l’aigle passait au-dessus de lui le dragon se dressa soudain, avec une rapidité et une adresse que son physique massif ne laissait pas soupçonner.

« Six pouces de plus et le combat était fini avant d’avoir commencé », murmura Snipes à l’oreille de Stewart.

Le rapace resta une bonne minute immobile, mais son regard ne quitta pas un seul instant le reptile qui s’était remis à piétiner au centre de la piste. Bien qu’elle n’ait pas quitté la piste, celui-ci ne paraissait prêter aucune attention à Serena qui bloquait pourtant la seule issue.

« Moi, je croyais que les dragons, y pouvaient cracher le feu, chuchota Stewart.

— Ouais, c’est ce qu’ils faisaient, y a belle lurette, répondit Snipes à mi-voix, mais z’ont été obligés d’évolutionner pour survivre. »

Stewart se pencha à l’oreille de son chef d’équipe.

«  Comment que ça se fait ? C’est pourtant une arme rudement efficace, d’être capable de cracher le feu.

— Trop, répondit Snipes. À l’arrivée, leur ennemi avait plus que de la viande calcinée sur les os. Y restait plus rien à becqueter. »

La troisième fois que le dragon passa sous l’aigle, celle-ci fondit sur lui, ouvrant grand les ailes au moment où ses griffes s’enfonçaient dans la face du reptile. Celui-ci agita furieusement la tête, envoyant bouler l’oiseau qui perdit plusieurs de ses plumes dans l’affaire, mais pas avant que ses griffes n’aient crevé les yeux de son adversaire. L’aigle, moitié bondissant, moitié volant, retourna se poser sur le bras de sa maîtresse, tandis que le dragon aveugle fonçait contre le métal qui l’entourait, ébranlant sérieusement la clôture. Le monstre se tourna et se rua dans une autre direction, sa queue battant le sol d’où s’élevèrent des panaches de paille et de poussière. Il se heurta de nouveau à la clôture, du côté opposé, à quelques pieds à peine de l’endroit où se tenait Serena, qui, de même que son aigle, restait placide face aux embardées frénétiques de ranimai. La barrière d’acier frémit une nouvelle fois.

« Il va finir par s’écrouler, le grillage », hurla un bûcheron, provoquant une ruée terrifiée qui faillit bien abattre le chapiteau, lorsqu’un certain nombre de spectateurs se frayèrent en force un chemin à l’extérieur pour se perdre dans la nuit.

Hamby pressa alors sa masse considérable contre la barrière, faisant suffisamment ployer le métal pour achever de la déstabiliser. Le propriétaire du cirque se pencha pardessus la rambarde et leva les deux bras, suppliant son champion de reprendre le combat.

Les ruades de l’animal faiblissaient, cependant, et une écume blanchâtre soulignait les contours de sa gueule. Il repartit vers le centre de la piste, décrivant des cercles de plus en plus réduits, le ventre traînant sur le sol. Serena attendit encore quelques instants, puis elle leva le bras et l’aigle fondit encore une fois et se posa sur le cou du dragon. Elle frappa la base de la tête de sa griffe postérieure, perçant le crâne avec autant de force et d’effet que si elle y avait enfoncé un gros clou. Puis elle s’envola et monta se poser cette fois sur les poutres du chapiteau, tandis que le dragon roulait sur le dos, puis parvenait péniblement à se remettre d’aplomb. Hamby culbuta par-dessus la rambarde, perdant son haut-de-forme au passage. Il se remit debout et regarda son champion faire appel au peu de forces qui lui restaient encore pour se traîner dans le coin le plus éloigné.

Hamby réclama un surcroît de lumière et le jongleur lui envoya un flambeau. Le propriétaire du cirque s’agenouilla auprès de son reptile, abaissant son flambeau, si bien que tout le monde put voir que l’animal était bel et bien mort, sa langue bifide pendant jusqu’au sol comme un drapeau en berne. Hamby resta une bonne minute penché sur la créature, puis il se redressa. Il porta la main à la poche de poitrine de sa jaquette et en sortit un élégant mouchoir blanc, au centre duquel était brodé le chiffre D. H. Il le déploya avec un geste solennel et le posa doucement sur la tête du dragon.

Henryson se dirigea vers l’issue du chapiteau, bientôt rejoint par Snipes qui arborait désormais le bonnet de fou.

« Je vois pas Ross ramasser ses gains, fit remarquer Henryson en passant devant la table où les tractations étaient en cours. Ça faisait sais pas combien de temps que je l’avais pas vu perdre un pari. »

Snipes désigna de la tête Mme Pemberton qui remportait l’aigle à l’écurie, suivie de Galloway, une liasse de billets à la main.

« On dirait qu’elle s’en est mis plein les poches, la patronne, dit Snipes.

— Pour ça, ouais, convint Henryson. Moi, je dirais qu’elle vient de mettre tout le carnaval en faillite. Je serais pas surpris de les retrouver sur les marches du magasin demain matin, tous autant qu’y sont. »

Ils sortirent de la tente et suivirent d’autres bûcherons qui avaient commencé à escalader la crête. Au-dessus d’eux, les fondations en perches de robinier donnaient aux baraquements un faux air de jetées branlantes.

« Je parie que si on tirait sur une seule de ces perches, on ferait dégringoler toute la série de baraques, dit Henryson. Ce serait un pari presque aussi certain que d’avoir parié pour l’aigle ce soir. »

Il se tut et jeta un regard au chapiteau derrière lui.

« Je me demande vraiment pourquoi Ross, y s’est mis dans la tête l’idée que ce fichu rapace pouvait être vaincu.

— C’est pas sa tête qu’il a écoutée », dit Snipes.