6

En fin de matinée, le dimanche, la neige avait cessé de tomber, si bien que Buchanan et les Pemberton décidèrent de s’en aller chasser à un mile au sud-ouest du camp, dans une prairie de cinq acres que Galloway avait truffée d’appâts depuis un mois. Wilkie, dont les loisirs se bornaient à jouer au poker une fois de temps en temps, resta à Waynesville. Le jeune Vaughn, sa casquette en laine grise enfoncée sur sa tignasse rousse, chargea de provisions le chariot Studebaker. Galloway s’était procuré auprès d’un fermier une meute de chiens qui était la meilleure du comté, composée de Plott et de Redbone, deux races locales. Vaughn et lui occupaient le siège du chariot, Shakes, le Plott primé du fermier, installé entre eux, tandis que le reste de la meute était entassé derrière avec les provisions. Les Pemberton et Buchanan suivaient à cheval. Ils franchirent Balsam Mountain avant d’obliquer vers l’est pour pénétrer dans une de ces gorges en forme de V que les montagnards appelaient des fermoirs.

« Galloway a truffé la prairie de blé et de pommes, annonça Pemberton. Ça devrait attirer des cerfs et peut-être un ours.

— Et, qui sait, peut-être même ton puma, aux trousses du cerf, dit Serena.

— Galloway, cette carcasse de cerf que nos gars ont trouvée en haut de Noland, la semaine dernière, comment savez-vous que la bête n’a pas été tuée par un puma ? » demanda Buchanan.

Galloway se retourna, plissant la paupière gauche. Ses lèvres s’étirèrent vers la droite, comme pour essayer de faire glisser le sourire de son visage.

« Pasque l’avait pas le poitrail ouvert. Y a des gros chats qui bouffent la langue et les oreilles avant tout le reste, mais pas la panthère. La panthère, c’est d’abord le cœur qu’elle mange. »

Ils suivirent le chariot qui descendait le ravin, secoué par les embardées et les cahots, entre deux parois rocheuses qui se resserraient à mesure qu’ils avançaient. Ils étaient à présent en file indienne, les paturons des chevaux négociant avec habileté la route en pente de plus en plus étroite. À mi-chemin, Galloway immobilisa le véhicule pour examiner un chêne dont les branches les plus basses étaient rompues.

« Y a au moins un ours dans ce fermoir, dit-il, et c’est un bestiau de bonne taille, pour grimper à l’arbre comme y l’a fait. »

Bientôt, ils passèrent directement sous un à-pic dont les rochers étaient prolongés par des stalactites de glace. À l’endroit le plus serré, Vaughn et Galloway s’arrêtèrent pour soulever l’une après l’autre les deux roues gauches pardessus une saillie rocheuse, faisant basculer hors du chariot trois chiens et une boîte contenant les casse-croûte. Pemberton s’arrêta et mit pied à terre pour resserrer la sangle de sa selle. Quand il eut fini, il regarda à la ronde et vit, à une trentaine de mètres devant lui, Serena dont l’arabe se fondait si bien dans le paysage neigeux qu’un bref instant il eut l’impression de la voir chevaucher le vide. Il sourit et regretta qu’il n’y ait pas d’équipe de bûcherons avec eux pour observer cette illusion. Depuis que sa femme avait triomphé de Bilded, les hommes lui attribuaient toutes sortes de pouvoirs, dont certains frisaient le surnaturel.

Le fermoir finit par s’élargir de nouveau et ils arrivèrent dans un espace dénudé où la piste prenait fin. Galloway sauta à l’arrière du chariot et mit les chiens en laisse.

« Les bringés, demanda Serena, ils sont de quelle race ?

— On les appelle des Plott, c’est une race d’ici, expliqua Pemberton. Ils sont élevés spécialement pour la chasse au sanglier et à l’ours.

— Leur poitrail est d’une largeur impressionnante. Qu’en est-il de leur courage ?

Tout aussi impressionnant », répondit son mari.

Ils prirent dans le véhicule tout ce dont ils avaient besoin et s’avancèrent dans les bois de plus en plus touffus, suivis à bonne distance par Galloway, Vaughn et les chiens. Les Pemberton et Buchanan avaient désormais mis pied à terre et tenaient les rênes de leur cheval d’une main et leur fusil de l’autre.

« Il y a beaucoup de peupliers et de chênes, remarqua Serena, en indiquant de la tête les arbres qui les entouraient.

— Ces terres sont parmi les meilleures que nous possédons, dit Pemberton. Campbell a même trouvé un bosquet de tulipiers dont le plus petit fait bien quatre-vingts pieds de haut. »

À présent, Buchanan marchait aux côtés de Pemberton.

«  Cet effondrement de la Bourse, Pemberton, je me demande quel effet il aura sur nous, à long terme.

— À mon avis, on s’en sortira mieux que la plupart des entreprises, répondit Pemberton. Ce qu’il peut nous arriver de pire, c’est que les gens construisent moins.

— Peut-être que le besoin de cercueils viendra compenser ce manque à gagner, glissa Serena. Ils sont très demandés à Wall Street », semble-t-il.

Buchanan s’arrêta, saisit son associé par le coude de sa veste et se pencha vers lui. Pemberton sentit sa lotion Bay Rum et son tonique capillaire Woodbury, qui indiquaient que Buchanan s’était soigneusement rasé et coiffé pour aller à la chasse.

« Donc, il paraît que le ministre de l’Intérieur s’intéresse à nos terres. Tu penses toujours que nous ne devons même pas y réfléchir ? »

Serena marchait quelques pas devant eux et elle se retourna pour intervenir, mais Buchanan leva la main, paume en l’air.

« C’est l’opinion de votre mari que je demande, madame, pas la vôtre. »

Pendant quelques instants, Serena dévisagea fixement Buchanan. Les paillettes d’or de ses iris parurent absorber davantage de lumière à mesure que les pupilles semblaient disparaître vers les profondeurs de son être. Puis elle fit volte-face et poursuivit sa route.

« Mon opinion est celle de ma femme, assura Pemberton. Nous ne vendons que si nous faisons un gros bénéfice. »

Ils parcoururent encore un peu plus de deux cents pas, puis le terrain s’éleva brièvement, avant de redescendre le long d’une pente plus abrupte. Bientôt les étendues plates et blanches de la prairie apparurent entre les arbres. Galloway avait apporté la veille un sac en toile empli de blé et une douzaine de cervidés placides étaient occupés à le finir. La neige fraîchement tombée étouffait le pas des chasseurs et aucun animal ne leva la tête, tandis que les Pemberton et Buchanan attachaient leurs chevaux, finissaient de traverser les bois et prenaient position à l’orée de la clairière.

Chacun choisit sa bête et leva son fusil. Pemberton donna le signal, « Feu », et ils tirèrent. Deux cerfs s’abattirent sur le sol où ils restèrent sans bouger, mais celui de Buchanan s’enfuit en force à travers les broussailles et les arbres de l’autre côté. Il tomba, se releva et disparut au fond des bois.

Très vite, Galloway rejoignit les Pemberton et Buchanan, tiré par les chiens dans différentes directions, comme si les laisses étaient attachées à des cerfs-volants avançant à basse altitude. Une fois dans la prairie, Galloway libéra le chien d’attaque, puis les autres. Ils filèrent en hurlant vers les bois les plus éloignés, où s’était réfugié l’animal blessé. Galloway écouta la meute quelques instants, avant de se retourner vers les trois chasseurs.

« Ce fermoir, l’est en cul-d’sac. Suffit de vous mettre un de chaque côté de la prairie, avec le troisième au milieu, et aucune créature à quatre pattes pourra vous échapper. »

Il se laissa tomber sur un genou et il écouta, touchant la neige de sa main gauche, comme s’il pouvait sentir les vibrations des chiens qui galopaient dans les bois au-dessous de lui. Les cris de la meute faiblirent, puis reprirent progressivement de la force.

« Allez, pouvez préparer vos jolis fusils, lança Galloway. Les v’là qui reviennent par ici. »

 

En fin d’après-midi, les Pemberton et Buchanan avaient tué une douzaine de cerfs. Galloway fit un tas des carcasses au centre de la prairie et le sang rougit la neige tout autour. Buchanan, lassé de la tuerie après son troisième animal, s’était assis par terre, son fusil appuyé contre un arbre, abandonnant bien volontiers les dernières victimes aux Pemberton. Vers midi, on avait entendu les branches se libérer de l’étreinte de la glace, le bois crépitant et craquant comme s’il souffrait d’arthrite, mais maintenant la température était retombée et le silence régnait parmi les arbres, rompu seulement par les clameurs des chiens.

Le peu de soleil qu’avait laissé filtrer le ciel gris de la journée s’installait au-dessus de Balsam Mountain, lorsque les longs hurlements de la meute s’accélérèrent en rapides aboiements. Galloway et Vaughn se tenaient à la lisière de la forêt, non loin de l’endroit où Pemberton attendait, le fusil à la main. Les aboiements se firent plus sonores, plus énervés, c’étaient presque des sanglots.

« Z’ont dégotté un ours, un foutu colosse si faut croire tout le tintouin qu’y nous font, annonça Galloway dont le froid ambiant blanchissait le souffle. M’man, elle m’avait bien dit qu’on ferait bonne chasse aujourd’hui. »

Tandis que les aboiements devenaient plus longs et plus graves, Pemberton songea à la mère de Galloway, à ses yeux de la couleur des poches de brouillard matinal ; on aurait dit qu’une brume emplissait deux cavités orientées vers l’intérieur. Pemberton se rappela ces deux yeux tournés dans sa direction et s’y attardant. Il savait bien que c’était un truc pour impressionner les gens crédules, mais c’était rudement bien fait.

« Vaudrait mieux vous tenir prêts, pasque le v’là qu’arrive, l’ours, et une fois qu’y débouchera dans la prairie, y traînera pas en route, lança Galloway, avant de se tourner vers Serena pour lui faire un clin d’œil. Et y se demandera pas si l’a affaire à un homme ou à une femme. »

Buchanan ramassa son fusil et se plaça à la gauche de la clairière, Serena prit le centre et Pemberton le côté droit. Galloway alla se poster derrière la jeune femme, fermant les yeux pour mieux entendre. Désormais, les chiens hurlaient comme des possédés, lançant parfois des geignements aigus quand l’ours se tournait pour envoyer des coups de patte à ses poursuivants. Et puis Pemberton entendit soudain l’animal, traversant les bois en force, avec le torrent de chiens à ses trousses.

Il pénétra dans la prairie entre Serena et Pemberton, s’arrêta un instant et d’un revers de patte envoya voler le plus gros des Plott, cramponné à sa patte postérieure gauche, déchirant de ses griffes le flanc de l’assaillant. L’énorme molosse resta un instant allongé sur la neige, avant de se relever et de repartir à l’attaque. La patte du plantigrade le cueillit sur le même flanc, mais plus bas, et le projeta dans les airs. Le chien atterrit à plusieurs mètres de là, la peau affreusement lacérée.

L’ours fonça devant lui, droit sur Pemberton ; il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres quand il vit l’homme et fit un crochet vers la gauche au moment où Pemberton appuyait sur la détente. Le projectile l’atteignit entre l’épaule et la poitrine, avec assez de force pour le faire tomber de côté, lorsque sa patte avant droite céda sous lui. Les chiens bondirent sur le plantigrade, enveloppant le milieu de son corps. L’ours se dressa sur ses pattes de derrière, soulevant du sol les chiens, qui pendaient comme autant de peaux autour de son ventre.

Le gros animal retomba en avant et reprit un bref instant son équilibre, avant de foncer sur Pemberton dont le deuxième projectile entailla l’oreille d’un Plott, avant de pénétrer dans l’estomac de l’ours. Il n’eut pas le temps de tirer son troisième coup. L’ours se remit debout et se pressa de toute sa masse contre Pemberton qui eut l’impression d’être englouti au fond d’une ombre gigantesque et lourdement lestée. Son fusil lui échappa des mains tandis que les pattes se refermaient sur lui. D’instinct, l’homme se laissa aller à l’étreinte de la bête, la serrant de si près que les griffes ne purent guère que lacérer le dos de sa veste de chasse en coutil. Les chiens bondirent sur eux, tendant le cou vers Pemberton et cherchant à le mordre, comme s’ils croyaient qu’il faisait à présent partie de leur proie. Il enfonça la tête aussi loin qu’il put contre la poitrine de l’ours et perçut sous son visage la fourrure, la chair, le sternum de l’animal, ainsi que le battement précipité de son cœur et la chaleur qu’il dégageait. Il sentait les odeurs de l’ours, celle musquée de sa fourrure, celle de son sang qui coulait, celle de la forêt même qui s’attardait dans un relent terreux de glands chaque fois que l’ours exhalait son souffle. Tout, même les jappements des chiens, lui parut plus lent, plus distinct, comme mis en relief. Il sentit contre lui la masse entière du plantigrade, lorsque celui-ci vacilla légèrement, puis retrouva son équilibre, il sentit aussi la patte antérieure gauche battre contre lui chaque fois qu’elle s’efforçait de happer les chiens. L’ours grogna et Pemberton entendit le son se former au plus profond de son poitrail, avant de remonter le long de sa gorge dans un grondement et de jaillir par sa gueule.

Les Plott tournaient en rond et bondissaient, se cramponnant par instants à l’ours des dents et des griffes, avant de retomber au sol et de reprendre leur manège, pendant que les Redbone couinaient et fusaient pour lui mordiller les pattes. Soudain Pemberton sentit contre son flanc le canon d’un fusil et sa réverbération, lorsque le coup partit. L’ours recula de deux pas, titubant. En tombant Pemberton se tourna et vit Serena loger un second projectile juste au-dessus des yeux du plantigrade. L’animal parut hésiter un moment, puis il s’affala par terre et disparut sous une véritable mêlée de chiens.

Pemberton gisait au sol, lui aussi, ne sachant trop si l’ours l’avait poussé ou s’il était tombé tout seul. Il ne bougea que lorsque le côté de son visage pressé contre la neige commença à s’engourdir. En s’aidant de son avant-bras, il leva la tête. Pendant quelques secondes, il observa Galloway qui se tenait au milieu de la meute glapissante, occupé à mettre les chiens en laisse afin que Vaughn puisse les entraîner chacun à son tour. Des pas crissèrent dans la neige, se rapprochant de Pemberton, puis s’arrêtèrent. Serena s’agenouilla à côté de lui, l’air attentif, tandis qu’elle faisait tomber la neige qui collait à la figure et aux épaules de son mari. Après l’étreinte intensément physique de l’ours, il eut une impression de légèreté, comme si l’on venait de déposer son corps avec douceur sur une eau absolument calme.

Serena l’aida à se mettre en position assise et, pendant quelques instants, Pemberton sentit sa tête qui tournait, le laissant en proie à un résidu de vertige. La neige était souillée de sang et il se demanda s’il y en avait un peu du sien. Serena lui ôta sa veste de chasse puis elle releva la chemise en laine et le maillot de corps en flanelle. Elle passa la main en travers du dos et du ventre de son mari avant de les recouvrir en tirant sur ses vêtements.

« J’étais sûre qu’il t’avait étripé », dit-elle en l’aidant à remettre sa veste.

Pemberton vit les yeux de sa femme s’emplir de larmes. Elle se détourna et passa la manche de sa propre veste sur son visage. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’elle se pencha de nouveau vers lui. Ses yeux étaient secs, alors, et il se demanda si, dans un moment de faiblesse, il n’avait pas imaginé ses larmes.

À présent Buchanan était auprès d’eux, lui aussi. Il récupéra le fusil de Pemberton, enfoncé dans la neige, mais parut ensuite se demander ce qu’il devait en faire.

« Voulez-vous que je vous aide à le remettre debout ? proposa-t-il à Serena.

— Non, répondit-elle.

— Et son fusil, qu’est-ce que j’en fais ? »

De la tête, Serena lui indiqua son propre fusil, appuyé contre un jeune arbre de Judée.

« Posez-le là-bas, à côté du mien. »

Galloway ne mit pas plus de quelques minutes à attacher tous les chiens aux arbres environnants. Vaughn était agenouillé près du chien blessé, lui caressant la tête d’une main, tout en explorant sa blessure de l’autre. Galloway s’approcha de l’ours et cogna les énormes hanches du bout de sa botte, pour s’assurer qu’il était bien mort.

« C’est un ours noir, y l’a de la qualité, dit-il. À mon avis, y devrait aller chercher dans les cinq cents. »

Le regard du montagnard quitta l’ours pour se porter sur Serena, remontant lentement de ses bottes jusqu’à son pantalon, à sa veste de chasse, puis enfin à son visage, et même alors, il parut contempler non seulement la jeune femme, mais les bois derrière elle.

« J’avais encore jamais vu une femme tuer un ours, dit-il, et d’ailleurs, j’ai jamais vu que deux hommes avoir le cran d’y foncer droit dessus, comme z’avez fait.

— Pemberton en aurait fait autant pour moi, dit Serena.

— Z’en êtes vraiment sûre ? demanda Galloway, le visage fendu par un sourire, tandis qu’il la regardait aider son mari à se remettre debout. Un ours, c’est plus difficile à manier qu’un pochard comme Harmon. »

Vaughn tenait le Plott blessé dans ses bras. Il s’approcha de l’ours pour faire voir au chien qu’il était mort.

« J’connais un type là-haut, à Colt Ridge, qui pourrait vous faire un trophée de chasse avec la tête de cet ours, m’dame, annonça le jeune garçon, ou bien y tanner la peau, à votre convenance.

— Non, laissez-le donc avec les cerfs, dit Serena avant de se tourner vers Galloway. Dans l’Ouest, on se sert des carcasses pour attirer les pumas. J’imagine que ça marcherait tout aussi bien par ici.

— P’t’être bien, répondit-il en regardant Pemberton, mais il s’adressait à Serena. Comme j’y ai dit au patron, quand l’est arrivé dans nos montagnes, si l’en reste encore un dans le coin, c’est un gros et un malin. Alors, y se pourrait que c’est le puma qui donne la chasse plutôt que le contraire. Et si jamais qu’y s’approche aussi près que l’ours, y se contentera pas d’y faire câlin, lui.

— Si vous le trouvez, ce puma, et que vous me fournissez l’occasion de lui tirer dessus, vous aurez une pièce en or de vingt dollars, jeta Pemberton, en foudroyant Galloway du regard avant de se tourner vers Vaughn. Et l’offre est valable pour quiconque me rendra ce service. »

Ils retournèrent auprès des chevaux et du chariot et partirent en direction du camp. Galloway prit les rênes, tandis que Vaughn serrait dans ses bras le chien blessé. Les ressorts rouillés émettaient un grincement lancinant chaque fois qu’ils se détendaient et se contractaient et le balancement du véhicule donnait l’impression que Vaughn était occupé à bercer le chien pour l’endormir. À l’arrière du chariot, les autres chiens s’étaient blottis tous ensemble pour se tenir chaud. La route montait et des troncs massifs de chênes et de peupliers ne tardèrent pas à meubler la vaste étendue blanche derrière eux.

Une fois qu’ils eurent atteint la crête, Pemberton et Serena se laissèrent distancer. Le pouls de Pemberton battait toujours la chamade et il savait qu’il en allait de même pour sa femme. Sous les dernières lueurs du jour, la piste ne fut bientôt plus rien qu’un espace entre les arbres. Le froid s’insinuait par les manches et les cols. Ils chevauchaient tout près l’un de l’autre et Serena tendit la main pour serrer celle de Pemberton. Il sentit qu’elle était glacée.

« Tu aurais dû mettre des gants.

— J’aime sentir le froid, répondit-elle. Depuis toujours, même quand j’étais petite. Les jours où les bûcherons prétendaient qu’ils avaient trop froid pour travailler, mon père avait l’habitude de me faire traverser le camp. Ça leur faisait tellement honte qu’ils sortaient de leurs bicoques pour filer dans les bois.

— Dommage que tu n’aies pas gardé au moins une photo de toi ces jours-là, dit Pemberton, en se rappelant qu’il avait demandé, une fois, à voir des photos de famille et que Serena lui avait répondu qu’elles avaient brûlé avec la maison. Elle aurait peut-être fait taire nos hommes à nous quand ils commencent à se plaindre du temps. »

Ils poursuivirent leur chemin, sans rien dire, jusqu’à ce qu’ils aient gravi la dernière crête pour redescendre au fond de la vallée. Les lumières du camp brillaient au loin. Pas un arbre ne faisait intrusion dans le paysage immaculé et la neige avait pris une nuance bleuâtre. Pemberton nota que dans la pénombre, on pouvait avoir l’illusion de traverser une mer peu profonde.

« J’ai bien aimé la façon dont on a tué cet ours, tous les deux, dit Serena.

— C’est plutôt toi qui l’as tué que moi.

— Non, tu l’avais touché au ventre. Moi, je n’ai fait que l’achever. »

Quelques flocons de neige tourbillonnaient autour d’eux tombant d’un ciel couleur indigo. Le seul bruit était celui que faisaient les sabots des chevaux en crissant sur la neige Dans le calme du jour déclinant, on aurait dit que le couple avait pénétré dans un espace dépourvu de profondeur qu’eux seuls habitaient. Ce n’était pas si différent de leurs féroces ébats nocturnes, pensa Pemberton.

« Dommage qu’Harris n’ait pas pu venir aujourd’hui dit Serena.

— Il m’a certifié qu’il serait là la prochaine fois.

— Il t’a parlé de la concession de Glencoe ou pas encore ?

— Non, la seule chose dont il ait envie de parler, c’est de cette couillonnade de parc national et de la nécessité de nous serrer les coudes, tous autant que nous sommes, pour l’empêcher de réussir.

— Je suppose que nos associés font partie de ce “tous autant que nous sommes” ?

— Ils ont autant à perdre que toi et moi.

— Ce sont des hommes timorés, surtout Buchanan, dit Serena. Wilkie a pris de l’âge, c’est tout, mais Buchanan est trouillard dans l’âme. Plus tôt nous serons débarrassés d’eux, mieux ça vaudra.

— Oui, mais nous aurons quand même besoin d’associés.

— Alors, que ce soient des hommes comme Harris et, dès que nous pourrons, des associations où nous aurons une part majoritaire, dit Serena en avançant parmi les souches couronnées de neige. Je vais engager un gars de l’agence Pinkerton pour découvrir ce qui se passe vraiment au Tennessee avec cette histoire de parc. Et je lui demanderai aussi d’enquêter sur Kephart. On verra si c’est un citoyen aussi irréprochable que John Muir[7]. »

Les bois ne les abritaient plus du vent et l’air glacial s’infiltra à travers les déchirures de la veste de Pemberton, lacérée par l’ours. Il s’imagina Serena enfant, traversant le camp forestier de son père, pour déloger les bûcherons de chez eux par des journées encore plus froides que celle-ci.

« Ce que tu as dit à Galloway, c’était la vérité, dit-il à leur arrivée au camp. Si c’était toi que l’ours avait attaquée, j’en aurais fait autant.

— Je sais, dit Serena, en serrant plus fort la main de son mari. Je l’ai su dès le soir où nous nous sommes connus. »