L’aigle, une femelle, arriva au mois de décembre. Serena en avait averti le chef de gare, précisant qu’elle devait être aussitôt apportée au camp, ce qui fut fait ; la caisse en bois ajourée, de dix pieds cubes, et son occupante furent placées sur un wagon plate-forme, en compagnie de deux gamins chargés de les surveiller, et le train monta lentement de Waynesville, comme s’il amenait un dignitaire en visite.
Avec le rapace arrivèrent deux petits sacs en cuir. L’un contenait un gant épais en peau de chèvre, couvrant l’avant-bras du poignet au coude ; l’autre, le chaperon et les jets, les tourets et la longe, ainsi qu’un unique morceau de papier chiffon qui pouvait être soit un mode d’emploi, soit une facture, soit même une mise en garde, mais écrit dans une langue que le chef de gare n’avait encore jamais vue, même s’il supputait que c’était du comanche. Le chef de train, qui avait acheminé l’oiseau jusqu’à Waynesville, n’était pas de cet avis et il expliqua qu’un homme étrange avait accompagné l’aigle de Charleston à Asheville. Des cheveux aile de corbeau et un costume si bleu qu’on en avait mal aux yeux, rien qu’à le regarder plus d’un instant, assura le chef de train aux employés de la gare, et un chapeau de fourrure qui formait une pointe. Sans parler de l’épée passée à sa ceinture, presque aussi grande que lui, qui vous calmait d’emblée quiconque aurait eu envie de rigoler un peu de son costume. Ah, pour ça nan, les gars, c’tait pas un d’nos Indiens à nous, affirma le chef de train.
L’arrivée de l’aigle déchaîna aussitôt rumeurs et hypothèses, surtout parmi l’équipe de Snipes. Les hommes étaient sortis de la cantine pour regarder les deux jeunots, sur le wagon plate-forme, empoigner la caisse qu’on leur avait confiée et l’emporter à l’écurie, d’un air grave et cérémonieux. Dunbar se figurait que l’aigle, à l’instar des pigeons voyageurs, serait utilisée pour porter des messages. McIntyre cita un verset de l’Apocalypse, tandis que Stewart demandait à la ronde si les Pemberton n’auraient pas l’intention d’engraisser le volatile pour le manger. Ross, de son côté, supputait que l’aigle avait sans doute été introduite pour crever les yeux de tout ouvrier qui s’aviserait de les fermer pendant ses heures de boulot. Quant à Snipes, il ne hasarda aucune théorie concernant le rôle dévolu à l’oiseau, ce qui ne lui ressemblait pas, mais il se fendit néanmoins d’une longue harangue, afin d’établir si les hommes pourraient voler s’ils avaient des plumes aux bras.
Serena et les deux gamins installèrent l’aigle dans la stalle du fond, où Campbell avait construit un solide perchoir, appelé bloc, fait de bois, d’acier et de corde en sisal. La jeune femme renvoya aussitôt ses deux aides qui sortirent de l’écurie côte à côte, chacun réglant son pas sur celui de l’autre. Ils regagnèrent le train qui attendait, grimpèrent sur leur wagon plate-forme et s’assirent en tailleur, le visage inexpressif, tout à fait à la manière de Bouddha. Plusieurs ouvriers se réunirent autour du wagon pour les questionner sur l’aigle et son utilité. Les jeunots firent la sourde oreille à toutes leurs imprécations. Ce ne fut que lorsqu’ils sentirent les roues du wagon tourner sous eux qu’ils se permirent des sourires condescendants envers ces mortels de bas étage, à qui on ne songerait jamais à confier la garde d’un animal aussi original que rare.
Serena et Pemberton restèrent à l’intérieur de l’écurie, observant l’aigle depuis l’extérieur de la stalle. Le rapace était coiffé de son chaperon de cuir et ses énormes griffes jaunes serraient le perchoir qu’on lui avait fourni à l’intérieur de la caisse ; ses ailes étaient étroitement repliées contre son corps et ne laissaient nullement deviner leurs huit pieds d’envergure. Pas un mouvement. Pemberton, cependant, sentait la puissance de l’animal, comme il aurait pu sentir celle d’un ressort en fer comprimé, surtout du côté des griffes, qui s’enfonçaient profondément dans le chanvre qui gainait le perchoir.
« Ces serres ont l’air redoutables, fit-il remarquer, surtout la plus longue, à l’arrière du pied.
— Pour un aigle, on dit les griffes, précisa Serena. Celle dont tu parles, c’est le doigt postérieur et elle est assez puissante pour percer un crâne humain, ou, ce qui est plus fréquent, les os d’un avant-bras humain. »
Sans quitter l’aigle des yeux, Serena tendit la main et prit celle de Pemberton, et même dans la pénombre de l’écurie, il pouvait voir l’intensité de son regard. Les fins sourcils de sa femme étaient haussés, donnant l’impression qu’elle s’efforçait d’avoir une vision encore plus complète de l’oiseau.
« Voilà ce que nous voulons, dit-elle d’une voix soudain plus profonde, laissant libre cours à des émotions qu’elle contrôlait le plus souvent. Être comme cet oiseau. Sans passé ni futur, assez purs pour vivre entièrement dans le présent. »
Ses épaules furent secouées par un frisson, comme si elle cherchait à faire tomber une cape qui la gênait. Son visage reprit son expression de placidité mesurée, son corps n’avait pas évacué l’intensité, mais elle s’était répandue sur une plus grande surface. Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’au moment où le cheval arabe, dans la stalle la plus proche de l’entrée, s’ébroua en piaffant.
« Rappelle-moi de dire à Vaughn de mettre l’arabe dans la stalle voisine de celle-ci, dit Serena. L’oiseau doit s’habituer à lui.
— Pour dresser ton aigle, tu dois la mettre à la diète et puis ensuite ? demanda Pemberton.
— Elle finira par se sentir assez faible pour accepter de manger ce que lui tendra ma main gantée. Mais ce qui compte, c’est le moment où elle inclinera la tête et dénudera son cou.
— Pourquoi ? demanda son mari. C’est une preuve de capitulation ?
— Non, mais c’est son endroit le plus vulnérable. Ça voudra dire alors qu’elle est prête à mettre sa vie entre mes mains.
— Et ça prendra combien de temps ?
— Deux jours, peut-être trois.
— Quand comptes-tu commencer ?
— Ce soir. »
Serena dormit tout l’après-midi et au dîner, elle mangea tant que l’on vit son ventre gonfler visiblement. Ensuite, elle envoya Vaughn au magasin du camp, d’où il revint avec un pot de chambre et un seau de cinq litres empli d’eau. Lorsque Pemberton pressa sa femme d’emporter de quoi manger ou des couvertures, elle lui dit qu’elle n’avait pas l’intention de manger ni de boire tant que l’aigle n’aurait rien voulu prendre.
Pendant deux nuits et un jour, Serena ne quitta pas la stalle un seul instant. Et ce ne fut qu’en fin de matinée le deuxième jour qu’elle pénétra enfin dans le bureau. Deux cernes sombres soulignaient ses yeux, sa chevelure était ébouriffée et entremêlée de paille.
« Viens voir », dit-elle à son mari et ils se rendirent à l’écurie, les yeux gris de Serena quasiment fermés, sous leurs lourdes paupières, contre la lumière qui lui semblait inhabituellement vive. Il avait beaucoup neigé la veille et la jeune femme glissa et serait tombée si Pemberton ne l’avait pas attrapée par le bras et remise d’aplomb.
« On ferait mieux d’aller à la maison, dit-il, tu es épuisée.
— Non, répondit-elle. Il faut que je te montre. »
Vers l’ouest, les nuages s’amoncelaient, mais au centre du ciel, le soleil régnait en maître et la neige était si éblouissante que, lorsqu’ils pénétrèrent dans la grange, ils eurent l’impression que quelqu’un venait de trancher la lumière du jour. Pemberton n’avait pas lâché le coude de sa femme, mais ce furent ses yeux à elle, plus que les siens, qui leur permirent de traverser sans encombre le sol en terre battue jusqu’à la stalle du fond. Tandis que Serena ouvrait la porte, la forme noire de l’aigle se découpa lentement sur l’obscurité moins profonde. On aurait pu croire que la bête ne respirait pas jusqu’au moment où elle entendit la voix de Serena. Alors, sa tête enchaperonnée pivota dans sa direction. Serena pénétra dans la stalle et ôta le chaperon, puis elle posa un morceau de viande sur son gant et tendit le bras. L’aigle vint s’installer sur l’avant-bras, serrant bien fort la peau de chèvre, tandis qu’elle penchait la tête pour déchirer et avaler la viande qu’elle avait saisie dans sa griffe. Pendant que le rapace mangeait, Serena caressait son cou de l’index.
« Qu’elle est belle ! s’extasia-t-elle en contemplant l’aigle. Pas étonnant que la terre ne suffise pas à la contenir et qu’il lui faille aussi le ciel. »
Pemberton fut autant troublé par le ton d’émerveillement rêveur qu’avait pris la voix de sa femme que par son affaiblissement. Il lui redit qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux, mais elle ne parut même pas l’entendre. Elle donna à l’oiseau le dernier morceau de viande avant de le reposer sur son bloc. Elle lui remit son chaperon avec des mains tremblantes. Puis elle se retourna et regarda son mari bien en face, ses yeux gris durs comme du marbre.
« Je ne t’ai jamais raconté que je suis allée voir notre maison, une fois qu’elle a eu fini de brûler, dit Serena. Je n’étais sortie de l’hôpital que depuis trois jours. Le contremaître de mon père, chez qui j’habitais, je lui avais ordonné de brûler la maison en laissant tout dedans, absolument tout. Il ne voulait pas et il a eu beau me dire qu’il l’avait fait, j’ai préféré m’en assurer. Il s’en doutait, d’ailleurs, et il avait caché mes bottes et mes vêtements, mais j’ai pris un de ses chevaux pendant qu’il était absent, sans rien d’autre sur moi qu’un peignoir et un pardessus. La maison avait bien été incendiée, il n’en restait plus que les cendres. Quand j’ai marché dessus, elles étaient encore tièdes. Une fois remontée sur le cheval, j’ai regardé les empreintes des sabots. Au début elles étaient noires, puis grises, puis blanches, de plus en plus pâles, de moins en moins visibles à chacun de mes pas. On aurait dit que quelque chose avait traversé la neige avant de s’élever lentement. Pendant quelques secondes, j’ai eu le sentiment de ne pas être sur le cheval, mais d’être en réalité...
— Allez, on rentre à la maison, dit Pemberton en faisant un pas dans la stalle.
— Je n’ai pas dormi du tout pendant que j’étais avec l’aigle, dit Serena, autant pour elle-même que pour Pemberton. Je n’ai pas rêvé. »
Pemberton prit sa main dans la sienne. Il la sentit toute flasque, comme si elle avait donné ses dernières forces pour nourrir le rapace.
« Tout ce dont chacun de nous aura jamais besoin est au-dedans de l’autre, dit Serena d’une voix qui n’était guère qu’un chuchotement. Même quand nous aurons notre enfant, il ne sera qu’une image de ce que nous sommes déjà.
— Tu as besoin de manger, dit Pemberton.
— Je n’ai plus faim. Le deuxième jour, si, mais ensuite... »
Elle perdit le fil de sa pensée et regarda autour d’elle, comme si celle-ci avait pu partir à la dérive jusque dans un des coins de la stalle.
« Viens avec moi », dit Pemberton en lui prenant la main.
Vaughn se trouvait devant la cantine et Pemberton lui fit signe d’approcher. Il lui ordonna d’aller chercher à la cuisine de quoi manger et du café. Le couple gagna la maison à pas lents. Vaughn ne tarda pas à se présenter avec un grand plat d’argent, ordinairement utilisé pour servir un jambon ou une dinde. On y avait disposé d’épaisses tranches de bœuf et de gibier, des haricots verts, de la courge et des patates douces, baignant dans le beurre. Des biscuits au lait ribot et un bol de miel. Une cafetière et deux tasses. Pemberton guida sa femme jusqu’à la table de la cuisine et posa devant elle le plat et l’argenterie. Serena contempla les mets comme si elle ne savait pas ce qu’il fallait en faire. Pemberton prit le couteau et la fourchette et coupa un petit morceau de bœuf. De sa grande main, il enveloppa celle de sa femme.
« Tiens », dit-il en portant la fourchette et le morceau de viande à sa bouche.
Elle mâcha méthodiquement, pendant que Pemberton lui versait du café. Il lui coupa d’autres morceaux de bœuf, leva la tasse en fer jusqu’à sa bouche pour la faire boire à petites gorgées, laissant la dense chaleur du café envahir son corps. Elle n’essaya même pas de parler, on aurait dit qu’elle avait besoin de toute sa concentration pour mâcher et avaler.
Quand elle eut fini, son mari lui prépara un bain et l’aida à se dévêtir. Tout en la faisant monter dans la baignoire, il palpa ses côtes qui faisaient saillie et le creux de son ventre. Il s’assit sur le bord de la baignoire, puis avec le savon et le gant de toilette il débarrassa la peau de Serena de la puanteur du fumier et des animaux. Du bout de ses doigts épais, il fit pénétrer le savon dans les cheveux emmêlés et le fit si bien mousser que ses mains furent presque aussitôt gantées de blanc. Un broc et une cuvette en argent massif étaient posés sur la table de toilette ; c’était le cadeau de mariage de Buchanan. Il se servit du broc pour faire couler de l’eau propre sur la tête de Serena. Des fétus de paille jaunes flottaient à la surface de l’eau crasseuse. Dehors, le soleil avait disparu et il avait commencé à tomber de la neige fondue. Pemberton aida sa femme à sortir de la baignoire en porcelaine, la sécha dans un drap de bain et lui fit enfiler son peignoir. Elle passa ensuite dans la chambre à coucher, s’allongea et s’endormit presque aussitôt. Il s’assit dans le fauteuil en face du lit et la regarda. Il écouta le bruit de la neige sur le toit en tôle, doux mais insistant ; on aurait dit que quelqu’un cherchait à entrer.