Les premières nuits à Kingsport furent mauvaises pour Rachel. Tous les trains qui passaient la tiraient du sommeil et une fois éveillée, elle ne pouvait plus penser à rien d’autre qu’à Serena et à son homme de main. Elle avait sorti de la malle le couteau de chasse à manche de nacre et l’avait placé sous son oreiller. Chaque fois que la maison émettait le moindre craquement, sa main se crispait sur le manche satiné. L’enfant dormait tout près d’elle, du côté du mur.
Ce ne fut que le cinquième jour qu’elle laissa Jacob sortir de la maison. En se rendant à l’épicerie, un peu plus tôt, elle avait trouvé une petite parcelle de rhubarbe, de l’autre côté de la voie ferrée par rapport à la maison de Mme Sloan. Au moins, je vais pouvoir lui faire une tourte, se dit Rachel, un petit quelque chose pour remercier celle qui avait eu la bonté de l’accueillir ainsi. Tenant dans sa main libre le couteau de chasse et un sac en toile vide, elle emporta son fils de l’autre côté des rails. La rhubarbe poussait à côté d’un wagon de marchandises rouillé, immobilisé depuis si longtemps que ses roues s’étaient profondément enfoncées dans le sol. Elle se glissa parmi quelques ronciers dont les épines s’accrochaient à sa robe. Le wagon projetait une ombre carrée dans laquelle Rachel posa l’enfant. Elle sortit la chaussette de la poche de sa robe et en versa le contenu devant lui. Faut pas les mettre dans ta bouche, c’est bien compris, avertit-elle. Le petit garçon divisa ses billes en petits groupes, puis il les écarta légèrement les unes des autres.
Rachel se mit à couper la rhubarbe, effeuillant les plantes comme elle l’aurait fait pour le tabac du début de l’été. Elle n’aurait jamais cru qu’elle regretterait un jour de ne plus avoir de telles corvées à accomplir, car les tiges violacées étaient si coriaces que c’était comme de trancher de la ficelle, mais pourtant elle se dit que c’était bien bon de travailler de nouveau en plein air et de faire quelque chose d’un geste machinal, parce qu’on l’avait fait toute sa vie. Je sais pas où on sera l’année prochaine, mais je me ferai un jardin, se dit-elle.
Bientôt des petits bouquets de feuilles froissées étaient dispersés tout autour d’elle. Rachel ramassa une poignée de tiges qu’elle mit en tas comme du petit bois. Jacob jouait d’un air satisfait, aussi heureux que sa mère d’être dehors, semblait-il. Un train suivit la voie, sortant lentement de la gare. Au passage, un employé, appuyé à la rambarde du fourgon, agita la main. Une paire de cardinaux au plumage rouge vif traversa la voie, volant très bas, et Jacob les montra du doigt, avant de retourner à ses billes.
Lorsqu’elle coupa la dernière tige et fourra le tas entier dans son sac en toile, le soleil était plus haut dans le ciel et l’ombre du wagon avait rétréci. Il y avait assez de rhubarbe pour cinq tourtes, mais Rachel se dit que Mme Sloan et elle trouveraient bien à employer le reste. Lorsqu’elle repassa de l’autre côté de la voie ferrée avec son fils, elle vit la Ford du shérif garée devant la maison.
« Tiens, on dirait qu’on a de la compagnie », dit-elle à Jacob.
McDowell était assis à la table de la cuisine, avec sa cousine, la main droite serrée autour d’un verre de thé glacé, ruisselant de condensation. Une enveloppe était posée devant lui. Rachel laissa la rhubarbe sur le plan de travail et s’assit à son tour, mais Jacob se tortilla et commença à pleurnicher.
« L’a sans doute besoin d’être changé, dit Rachel, mais Mme Sloan se leva sans lui laisser le temps de bouger et prit le petit dans ses bras.
— Je m’en occupe, dit-elle. Et puis, je l’emmènerai sur la galerie. Le shérif doit vous causer.
— Tenez, dit Rachel en lui tendant la chaussette de billes. Si jamais y se met à chouiner. »
Mme Sloan fils sauter l’enfant dans ses bras et il éclata de rire.
« Allez, viens donc que je te change », dit-elle, en disparaissant avec lui dans la chambre du fond.
McDowell but une gorgée de thé et reposa le verre devant lui.
« Alors, elles lui plaisent, ses billes ?
— Y joue avec tous les jours.
— Et il essaie pas de les manger ?
— Nan, en tout cas pas pour le moment. »
Mme Sloan et Jacob rassortirent de la chambre et passèrent sur la galerie.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Rachel, voyant que McDowell restait muet.
Il regarda par la fenêtre de devant, où Mme Sloan tenait Jacob dans ses bras, afin de lui permettre d’atteindre une harpe éolienne qui pendait de l’auvent couvrant la galerie.
« Je suis plus shérif. Ils m’ont fichu à la porte et ils ont pris un type prêt à leur obéir.
— Alors, y a plus qu’une chose à faire, détaler et tâcher de trouver une bonne cachette, dit Rachel.
— J’ai pas l’intention de détaler, répondit McDowell. Y a moyen de venir à bout de ces gens-là, sans avoir un insigne de shérif.
— Et si vous en venez à bout, on pourra rentrer chez nous ?
— Ouais.
— Et combien de temps y vous faudra pour essayer de faire quelque chose ?
— J’ai déjà essayé, dit McDowell amèrement. Mais je me suis trompé, j’ai cru que la loi viendrait à mon aide. Maintenant, ça va, j’ai fait une croix là-dessus. S’il faut faire quelque chose, je le ferai tout seul. »
L’ancien shérif se tut. Il regardait toujours par la fenêtre, mais son regard paraissait fixé au-delà de Mme Sloan et de l’enfant.
« Z’allez essayer de les tuer, pas vrai ? demanda Rachel.
— J’espère qu’il y aura un autre moyen.
— Moi, je les tuerais, si j’avais pas Jacob à m’occuper, dit Rachel. Je vous jure que je le ferais.
— Je vous crois », dit McDowell, en la regardant dans les yeux.
Un train siffla en quittant la gare et le verre de thé trembla lorsqu’il passa derrière la maison. McDowell tendit la main et maintint le verre, tandis que le train filait vers Knoxville en brinquebalant. Les yeux fixés sur le verre, il reprit la parole.
« Mais si les choses tournent pas comme je voudrais, vous aurez besoin de partir plus loin avec le petit.
— Jusqu’où ?
— Aussi loin que ce que je vous donne pourra vous emporter, dit-il en poussant l’enveloppe vers elle. Y a trois cents dollars là-dedans.
— Nan, ça me gênerait de prendre votre argent, protesta Rachel.
— Il est pas à moi.
— D’où il vient alors ?
— C’est sans importance. Maintenant, il est à vous et au petit et c’est peut-être la seule chose qui les empêchera de vous rattraper, tous les deux. »
Rachel prit l’enveloppe et la glissa dans la poche de sa robe.
« Croyez qu’y nous cherchent encore, enfin je veux dire, là, maintenant ?
— Je le crois pas, je le sais. Si y a plus de danger pour vous, je reviendrai vous chercher, dit McDowell en repoussant sa chaise et en se levant. Mais jusque-là, ne faites plus sortir le petit. Je crois pas qu’ils puissent vous suivre jusqu’ici, mais ces gens-là, vaut mieux pas les sous-estimer. »
Elle le raccompagna jusqu’à la terrasse et le regarda remonter dans sa Model T et repartir. Puis elle rentra dans la maison et prépara une bouillie d’avoine pour Jacob. Elle posa l’enfant par terre et se mit à couper les tiges de rhubarbe en tronçons de deux centimètres. Elle en porta un à sa bouche pour le goûter et le trouva si acide qu’elle se dit qu’il faudrait beaucoup de sucre. Un train de marchandises ébranla la maison et elle sentit le plancher frémir sous ses pieds. Dans le buffet, la vaisselle tinta.
Rachel se demanda où allait ce train et se rappela un épisode de sa dernière année d’école. Où voudriez-vous aller par-dessus tout, avait demandé Mlle Stephens, si vous pouviez choisir n’importe quel endroit de la carte ? Un élève avait levé la main et répondu à Washington, la capitale du pays, un autre à New York, et un troisième à Raleigh. Bobby Orr voulait aller en Louisiane, parce qu’il avait entendu dire que les gens là-bas mangeait des écrevisses et qu’il aurait bien voulu voir ça. Joël Vaughn, qui avait décidé de faire la forte tête, annonça qu’il aimerait aller le plus loin possible de l’école. Et ce serait où, Joël ? avait demandé Mlle Stephens, en lui ordonnant de venir près de son bureau. Elle avait sorti une règle de son tiroir et lui avait dit d’aller jusqu’à la carte et de mesurer pour trouver le point le plus éloigné, qui s’était révélé être Seattle, dans l’État de Washington. J’y suis allée, dans le temps, avait dit Mlle Stephens. C’est un bel endroit. Il y a un fleuve et un joli port bleu et des montagnes si hautes qu’elles restent enneigées d’un bout de l’année à l’autre.