Le dimanche matin les chasseurs se réunirent devant le magasin du camp. Galloway leur proposa d’aller chasser aux alentours d’une ferme abandonnée, proche des sources du Cook Creek, où des vergers de pommiers avaient attiré le gibier tout au long de l’automne. Des traces fraîches indiquaient qu’une bonne quantité de cerfs s’attardaient encore dans les parages. Suffisamment pour appâter une panthère, à supposer qu’il y en ait encore une à proximité, avait ajouté le montagnard, veillant à s’assurer que Pemberton avait bien logé la pièce en or de vingt dollars dans sa poche de poitrine, au cas où. Vaughn et Galloway montèrent dans le chariot avec les chiens, tandis que les autres les suivaient à cheval.
La petite troupe franchit Noland Mountain, puis la crête d’Indian Ridge et quitta ensuite les dernières terres boisées. Buchanan et Harris avançaient flanc contre flanc, suivis de Pemberton. Ils cheminèrent bientôt au milieu des bois, sur un épais tapis de feuilles mortes. Quelques gros arbres à bois dur attirèrent l’attention de Pemberton, mais dans l’ensemble ils virent surtout des pins blancs et d’autres conifères, puis au bord d’un cours d’eau un bosquet de bouleaux des rivières. Pemberton fit remarquer la chose à Buchanan qui se contenta d’acquiescer, en regardant droit devant lui. Ils commencèrent leur descente vers le fond du ravin. La piste suivait un ruisseau et les yeux d’Harris scrutaient les couches de rochers visibles.
« Vous pensez qu’il pourrait y avoir des roches ou des minerais de valeur ? demanda Pemberton.
— Là-haut, c’était du granit, peut-être assez pour ouvrir une carrière, mais ça me paraît plus intéressant par ici. »
Harris attacha son cheval à un sycomore et franchit le cours d’eau. Il passa le doigt sur une bande de couleur plus claire se détachant dans un affleurement.
« Il y a du cuivre, dit-il, mais il est impossible de savoir en quelle quantité sans dynamiter un peu la roche et prendre des échantillons.
— Mais pas de houille ? demanda Pemberton.
— Non, on est du mauvais côté des Appalaches, dit Harris. Le plateau des Allegheny, c’est là qu’on trouve le charbon. Il faut remonter jusqu’en Pennsylvanie pour en trouver sur les versant orientaux. »
Harris s’agenouilla sur la rive et fit couler du sable et de la vase entre ses doigts. Il ramassa quelques petits cailloux, les examina un instant, un par un, avant de les lancer dans l’eau.
« Vous cherchez quelque chose de spécial ? demanda Pemberton.
— Non », répondit Harris et il se leva, balayant de la main le sable mouillé qui adhérait à son pantalon de velours côtelé.
« Je me suis entretenu avec le colonel Townsend, hier soir, annonça Pemberton tandis que l’autre se remettait en selle. Il aime autant nous vendre à nous qu’à Albright.
— Tant mieux, dit Harris. Je connais un géologue qui a travaillé pour Townsend. Je vais lui demander de m’envoyer un rapport.
— Nous avons aussi trouvé, dans le comté de Jackson, neuf mille acres qui paraissent prometteuses, il s’agit d’une récente saisie.
— Prometteuses pour qui ? demanda Harris d’un ton brusque. La fameuse concession de Glencoe Ridge était “prometteuse” elle aussi, mais uniquement pour vous et votre femme. »
Ils continuèrent leur chemin. La piste s’étrécit, les obligeant à avancer en file indienne derrière le chariot, d’abord Buchanan, puis Pemberton. Harris fermait la marche, s’attardant encore pour étudier la géologie des lieux. Buchanan portait un habit de chasse à courre, à pans, commandé à Londres, et en longeant la portion la plus étroite de la piste, Pemberton garda les yeux fixés sur l’habit de son associé, s’aidant de son tissu sombre pour mieux faire apparaître une vision du passé.
Buchanan s’était marié à l’église Saint-Marc, en plein centre de Boston. La cérémonie avait été célébrée en grande pompe, à la différence du mariage civil des Pemberton ; Buchanan, ses garçons d’honneur et le père de la mariée étaient tous en queue-de-pie, la réception qui avait suivi ayant pour cadre l’Hôtel Touraine. Buchanan et sa jeune épouse se tenaient à l’entrée de la salle de bal pour accueillir leurs invités. Pemberton avait serré la main de Buchanan et embrassé Élizabeth. Il se rappelait encore la finesse de sa taille entre ses bras, une vraie taille de guêpe qu’elle avait conservée, comme en témoignait une photographie récente dans le bureau de Buchanan.
Pemberton ferma un instant les yeux, s’efforçant de retrouver l’image des autres personnes présentes pour accueillir les invités. Les parents de Buchanan étaient morts, donc il devait s’agir des parents d’Élizabeth. Un visage flou refit surface avant de s’évanouir, rien de plus que des cheveux blancs et des lunettes. Quant à la mère, il n’en avait aucun souvenir, non plus que des frères et sœurs de son associé. Qu’ils ne lui aient fait aucune impression durable était de bon augure, se dit Pemberton. Il s’était toujours considéré comme un homme capable de reconnaître une personnalité redoutable.
« Tu n’es pas fils unique, Buchanan ? demanda-t-il. Tu as un frère et une sœur, non ? »
Buchanan passa ses rênes dans sa main droite et se retourna.
« J’ai deux frères, dit-il.
— Qui font quoi dans la vie ?
— L’un est professeur d’histoire à Darmouth et l’autre étudie actuellement l’architecture en Ecosse.
— Et le père de ton épouse ? insista Pemberton. Quelle est sa profession ? »
Au lieu de répondre, Buchanan dévisagea son associé avec un mélange de curiosité et de méfiance. Harris écoutait lui aussi et se mêla à la conversation.
« Pour qu’il se montre aussi réticent, il faut que son beau-père soit bootlegger ou tenancier de maison close, Pemberton. Que ce soit l’un ou l’autre, je ferai tout mon possible pour goûter à sa marchandise la prochaine fois que j’irai à Boston.
— Je suis sûr qu’il exerce un métier tout à fait honorable, dit Pemberton. Je pensais banquier. Ou peut-être avocat.
— Il est médecin », répondit Buchanan sèchement, sans se donner la peine de se retourner.
Pemberton hocha la tête. Les négociations qui allaient suivre seraient plus aisées qu’il ne s’y était attendu, une bonne nouvelle qu’il pourrait bientôt partager avec Serena. Ce soir, il téléphonerait à Covington, son avocat, et lui demanderait de préparer tous les documents nécessaires pour l’offre de rachat des parts de Buchanan dans son affaire. Sa main droite tâta le fusil accroché à la selle, dans son étui. Une balle au bon endroit. Et puis il ne resterait plus que Serena et lui.
Bientôt, les arbres se raréfièrent et les chasseurs pénétrèrent dans un ancien pâturage. Les poteaux de clôture en robinier étaient encore debout, reliés par des longueurs de barbelés rouilles. Des pistes suivies par les vaches au moment de la traite étaient vaguement visibles, creusant la pente de leurs marques, comme les larges degrés d’une ruine aztèque. Alors que des rubans de brume adhéraient encore aux combes et aux vallées, le soleil se déversait à flots dans le pâturage.
« Beau temps pour la chasse, dit Harris en regardant brièvement le ciel. J’avais peur qu’il ne se remette à pleuvoir, mais on dirait bien que nous allons pouvoir rester dehors jusqu’au soir. »
Pemberton fit chorus, alors qu’il savait fort bien qu’ils ne resteraient pas si longtemps. Il serait de retour auprès de Serena dès le début de l’après-midi. Tu n’as que ce geste à faire, se dit-il, répétant ces mots comme un mantra, ce qu’il n’avait cessé de faire depuis qu’il s’était réveillé à l’aube.
Ils traversèrent le Cook Creek dans les éclaboussures et ne tardèrent pas à trouver la ferme abandonnée. Il n’y avait pas le moindre cerf aux alentours, si bien que Galloway et Vaughn lâchèrent les chiens qui partirent comme une déferlante à travers les vergers pour se précipiter dans un ravin plus profond. Vaughn déchargea le chariot et se mit à ramasser du bois pour son feu de camp.
« Laissons donc Harris occuper le verger du haut, dit Pemberton à Buchanan, et nous prendrons celui d’en bas, tous les deux. »
Les deux associés gagnèrent l’endroit où se terminait le verger, non loin de la maison en fort mauvais état, à côté de laquelle il y avait une grange et un puits. Le seau était encore accroché à la corde pourrie, une louche posée à côté de la margelle. Pemberton la laissa tomber dans l’obscurité et ne fut pas étonné de n’entendre aucun bruit d’eau.
« Prends donc ce côté, proposa-t-il. Moi je vais rester près de la grange. »
Il fit quelques pas, puis il s’arrêta et se retourna.
« À propos, Buchanan, j’allais oublier. Mme Pemberton m’a prié de te dire que tu te trompais quant à l’origine de l’expression “aller jusqu’à la plume”.
— Ah bon ? Comment ça ? demanda l’autre.
— Elle dit que la phrase vient bel et bien de Grande-Bretagne. La plume en question était une de celles que l’on fixait à l’extrémité des flèches. Et on allait jusqu’à la plume quand la flèche était si profondément enfoncée qu’une ou plusieurs plumes avaient pénétré dans le corps. »
Buchanan fit un petit signe d’assentiment.
Pemberton poursuivit son chemin jusqu’à la grange et sentit l’odeur de foin et de fumier qui imprégnait encore le bois grisâtre. La façade s’était effondrée, mais la faîtière de la moitié postérieure était encore horizontale. Vu de côté, l’édifice ressemblait aux restes pétrifiés de quelque gigantesque animal agenouillé. En approchant, Pemberton remarqua quelque chose sur le mur de derrière. Ce n’était plus guère qu’un chiffon momifié de peau et de fourrure fixé par des clous rouilles, mais il sut de quoi il s’agissait. Il toucha une touffe de fourrure fauve[9].
Une demi-heure s’écoula avant que les longs hurlements des chiens ne se transforment en jappements. Peu de temps après, un cerf déboucha sur le territoire d’Harris. Il fit feu par deux fois et presque aussitôt, l’animal arriva en titubant par le centre du verger en direction de Pemberton et Buchanan. Il avait été touché à l’arrière-train et lorsqu’il tomba, Pemberton sut qu’il ne se relèverait pas. Buchanan s’avança vers le milieu du verger.
« Ne gaspille donc pas ta balle, dit Pemberton. Les chiens l’achèveront.
— Je peux me permettre de gaspiller une balle, bon Dieu », répondit Buchanan en le foudroyant du regard.
Pemberton débloqua le cran de sûreté de son fusil ; le déclic lui parut si sonore dans l’air frais du matin qu’il crut un instant que Buchanan l’avait entendu. Mais les yeux de son associé ne quittèrent pas le cerf. La tête de l’animal se souleva, ses yeux bruns roulaient dans leurs orbites. Ses pattes de devant fouettaient l’air, le sang giclait de son torse tandis qu’il essayait vainement de se relever. Buchanan visa, mais les soubresauts de la bête ne lui permettaient pas de lui fracasser le crâne à coup sûr. Il retira son bel habit de chasse anglais et le posa derrière lui. Sur l’herbe, mais néanmoins soigneusement plié, nota Pemberton ; Buchanan respecterait les convenances jusqu’au bout. Il y avait dans la maniaquerie de son associé quelque chose qui lui ôta ses derniers scrupules.
Buchanan appuya le canon de son arme contre le crâne du cerf, assez fort pour l’empêcher de remuer la tête. Pemberton s’avança dans le verger et visa à son tour.
Vaughn était parti en avant, filant au plus vite jusqu’au camp sur le cheval de Buchanan, même s’il était évident que le Dr Cheney ne pourrait que confirmer ce que les autres membres du groupe savaient déjà. Ce fut au début de l’après-midi que le chariot franchit la dernière crête et descendit jusqu’au camp. La vision qu’il offrait paraissait presque égyptienne : Buchanan était enveloppé dans une toile cirée, les chiens de chasse massés autour de sa dépouille comme les animaux des pharaons d’antan accompagnant leur maître dans l’au-delà. Pemberton et Harris suivaient le chariot et l’habit noir de Buchanan était attaché à la latte supérieure du hayon mobile, comme une bannière de deuil. Le véhicule alla se ranger devant le bureau.
À peine la procession s’était-elle immobilisée que le pick-up vert de Frizzell s’arrêtait net devant le magasin du camp. Pemberton crut deviner que le photographe avait eu vent d’un accident et présumé qu’il s’agissait d’un montagnard. Le Dr Cheney et Wilkie descendirent de la galerie du bureau. McDowell, qui était assis sur la souche du frêne blanc, se leva et s’approcha lui aussi du chariot.
Pendant quelques instants, les trois hommes se contentèrent de contempler fixement le cadavre dans son linceul improvisé. Galloway fit le tour pour soulever le hayon et faire sortir les chiens. Une fois que le dernier eut sauté par terre, le Dr Cheney grimpa dans le chariot. Il dégagea la dépouille de Buchanan de son enveloppe en toile, de façon à ce qu’elle repose à plat dos sur les planches, puis il tâta l’endroit où le projectile avait traversé le cœur avant de fracasser la colonne vertébrale. Un fusil, dit doucement le médecin, autant pour lui-même que pour le shérif. Puis il ramassa un objet de forme ovale sur le plateau du chariot et le frotta pour enlever le sang et laisser apparaître une terne blancheur. McDowell posa les mains sur la paroi latérale du chariot et se pencha en avant.
« C’est un bouton ?
— Non, répondit Cheney, un morceau de vertèbre. »
Wilkie devint tout pâle. Le shérif se tourna vers Pemberton et Harris qui n’étaient pas descendus de leurs chevaux.
« Qui l’a tué ?
— C’est moi, dit Pemberton. Il était dans le verger. Il devait rester à l’autre bout, près de la grange. Autrement, je n’aurais pas tiré.
— Y avait quelqu’un d’autre avec vous ? demanda McDowell.
— Non. »
McDowell baissa les yeux vers le mort.
« C’est intéressant de noter que vous l’avez touché en plein cœur. Moi, je dirais que c’est un accident vraiment stupéfiant.
— Et moi, que c’est un accident particulièrement malheureux », riposta Pemberton en mettant pied à terre, imité par Harris.
Le shérif leva les yeux pour regarder non pas Pemberton, mais Serena qui observait la scène depuis la galerie de sa maison, tenant dans la main droite une botte qu’elle était en train de cirer et dans l’autre un chiffon taché de cirage noir.
« Mme Pemberton ne paraît pas particulièrement atterrée par le décès de votre associé.
— Elle n’est pas femme à faire étalage de ses émotions, dit Pemberton.
— Et vous, Wilkie ? demanda McDowell. Vous avez un soupçon quelconque quant à ce qui pourrait expliquer la mort de votre associé, en dehors d’un accident ?
— Non, absolument aucun », s’empressa de répondre Wilkie avant de repartir vers le bureau, posant le pied dans une flaque de boue sans paraître s’en apercevoir avant que le revers droit de son pantalon ne soit trempé.
McDowell tira la toile cirée sur la tête et le torse de Buchanan, ne laissant dépasser que les jambes. Plusieurs bûcherons s’étaient approchés pour regarder dans le chariot. Ils contemplèrent le cadavre d’un air impassible.
« Portez le corps dans le train, dit McDowell aux ouvriers. Je vais faire pratiquer une autopsie. »
Tandis que les hommes sortaient la dépouille du chariot, le shérif tourna les yeux vers Galloway, qui se tenait au milieu des chiens.
« T’as quelque chose à ajouter ?
— C’est un accident, dit Galloway.
— Comment tu le sais ? » demanda McDowell.
Galloway indiqua Pemberton de la tête, avec un sourire qui découvrit les quelques chicots jaunes et bruns qui lui restaient.
« L’est pas assez bon tireur pour le faire esprès. »
McDowell se tourna vers Vaughn qui s’était installé sur le siège du chariot. Le garçon paraissait apeuré.
« Et toi, Joël ?
— Nan, m’sieur, dit Vaughn sans lever les yeux. Moi, je suis resté avec les chevaux et le chariot.
— C’est tout, shérif ? » demanda Pemberton.
McDowell ne se donna même pas la peine de répondre, mais au bout de quelques instants, il monta dans sa voiture et quitta les lieux. Harris en fit autant. Galloway fit remonter les chiens dans le chariot. Il prit les rênes des mains de Vaughn et suivit le sillage que les automobiles avaient laissé dans la poussière en sortant du camp. Le Dr Cheney s’attarda encore quelques instants, puis se dirigea vers sa maison. En se tournant pour aller rejoindre Wilkie sur la galerie du bureau, Pemberton vit que la camionnette du photographe avait disparu.
Wilkie était assis sur la chaise à barreaux. Il s’essuya le front avec un mouchoir de soie bleue, qui n’était d’ordinaire qu’un simple ornement. Pemberton vint s’asseoir en face de lui.
« Cela doit te faire réfléchir de voir un homme qui avait trente ans de moins que toi mourir aussi brutalement, dit Pemberton. Pour ne rien te cacher, je pense que cela devrait te persuader de me vendre tes parts et de regagner Boston, où tu pourras passer dans le confort les années qui te restent à vivre au lieu de supporter le climat de ces montagnes inhospitalières. »
Pemberton rapprocha sa chaise si près que leurs genoux se touchaient. Il sentait le parfum de la crème à raser que Wilkie se faisait envoyer de Boston une fois par mois et il distinguait la petite entaille laissée par le rasoir juste au-dessous du lobe de l’oreille gauche.
« Peut-être était-ce déjà ce que tu te disais quand ces politiciens t’ont fait la cour, jeudi matin. »
Wilkie, les yeux baissés vers le mouchoir en soie bleue sur ses genoux, ne regardait pas Pemberton. Ses doigts noueux caressaient le fin tissu, comme si sa texture le fascinait. C’était un geste curieusement puéril et Pemberton se demanda si Wilkie n’était pas à ce moment précis en train de retomber en enfance.
« Mme Pemberton et moi te verserons la moitié de ce que la délégation du parc a offert pour tes parts.
— La moitié ? s’écria Wilkie, suffisamment outré par l’injustice de cette offre pour affronter le regard de Pemberton.
— C’est plus que suffisant pour te permettre de passer tes dernières années dans le confort. Dis-toi que c’est une espèce d’expropriation.
— Mais, quand même, la moitié ! » protesta Wilkie, dont la voix hésitait entre la consternation et la colère.
Le regard du vieil homme se porta au-delà de Pemberton sur un chien descendu des baraquements des ouvriers. L’animal s’arrêta à l’endroit où avait stationné le chariot et de sa grande langue, il lécha la poussière que le sang de Buchanan avait assombri. Un autre chien le rejoignit, flaira le sol et l’imita.
« D’accord, dit Wilkie d’un ton amer.
— Nous établirons les documents nécessaires dès ce soir, dit Pemberton. Le Dr Cheney est un notaire assermenté et Campbell pourra servir de témoin. Je lui demanderai d’aller aussitôt porter les papiers chez Me Covington. Ainsi, nous pourrons régler toute l’affaire dans le cabinet de Covington demain matin. En échangeant dès à présent une poignée de main bien sûr. Ne sommes-nous pas, après tout, deux gentlemen, même ici dans ce trou perdu ? »
Pemberton tendit la main. Wilkie avança aussi la sienne, mais très lentement, comme s’il soulevait un poids invisible. La paume du vieil homme était moite et il ne fit aucun effort pour mettre dans sa poignée de main autant d’assurance et d’énergie que Pemberton.
Celui-ci laissa Wilkie sur la galerie couverte et se dirigea vers sa maison. Il trouva Serena dans la pièce du fond, regardant par la fenêtre les souches et les débris qui s’étendaient sur au moins un quart de mile avant de partir à l’assaut de la crête. Ses bottes séchaient dans le coin de la pièce, posées sur un journal, et elle avait aussi retiré ses bas de coton gris. Dans la lumière tamisée, ses pieds et ses chevilles avaient le lustre pâle de l’albâtre.
Pemberton s’approcha et se tint derrière elle, entourant sa taille de ses bras et penchant la tête tout près de la sienne. Sans se retourner, elle se laissa aller contre lui. Il sentit la courbe de sa hanche contre son bas-ventre et son désir parut emplir non seulement son propre corps, mais la pièce entière. L’air lui semblait chargé d’un courant électrique faible, mais perceptible. Le peu de lumière qui frappait la fenêtre à l’oblique diffusait dans la chambre une atmosphère ambrée.
« Alors, ça y est, c’est fait, dit Serena, en prenant la main droite de son mari dans la sienne et en la pressant contre sa cuisse.
— Oui.
— Et le shérif ?
— Soupçonneux, mais il n’a ni preuve ni témoin lui permettant de mettre en doute la thèse de l’accident.
— Et notre principal associé a accepté de nous revendre ses parts ? »
Pemberton acquiesça.
« Qu’as-tu appris sur les frères et sœurs de Buchanan ?
— Il a un frère étudiant et un autre qui enseigne à l’université.
— Donc, toutes les nouvelles sont bonnes, dit Serena, sans détourner les yeux de la fenêtre. Tu vas être obligé de passer davantage de temps à la scierie, en tout cas au début, mais ensuite nous donnerons de l’avancement à un des chefs d’équipe et nous engagerons quelques hommes de plus. De toute façon, à ce que j’ai entendu dire, c’étaient les contremaîtres qui prenaient toutes les décisions au jour le jour, même quand Wilkie et Buchanan étaient encore là. Campbell sera bientôt disponible pour donner un coup de main, mais il faut d’abord qu’il aille parcourir les terres du comté de Jackson et aussi la concession de Townsend. »
La main de Serena glissa de quelques centimètres vers le bas, pressant celle de son mari contre la courbe de sa cuisse. Son alliance se posa sur celle de Pemberton. Le courant électrique qu’il avait senti depuis qu’il était entré dans la pièce s’intensifia, comme si le contact de leurs deux anneaux d’or offrait à l’énergie un conduit pour passer directement de sa femme à lui. Une partie de Pemberton mourait d’envie de bouger sa main de façon à pouvoir entraîner Serena vers le lit, mais une autre partie ne voulait surtout pas faire le moindre mouvement, si léger soit-il, de peur que leurs deux mains ne se désunissent et que le courant ne perde de son intensité. Serena parut sentir la même énergie, car sa main resta où elle était. Elle changea à peine de position, laissant son corps se nicher encore plus profondément contre celui de son mari.
« Tu ne lui as pas tiré dans le dos, hein ?
— Non, dit Pemberton.
— Je savais que tu ne ferais pas une chose pareille. Mais de toute façon, ces considérations ne comptent pas. Nous sommes au-dessus de tout ça, Pemberton.
— Il est mort, répondit son mari. C’est tout ce qui compte. C’est fini et bien fini et nous avons tout ce que nous voulions.
— En tout cas pour aujourd’hui, dit Serena. Un commencement, un véritable début. »
Pemberton inclina la tête et huma le parfum français qu’il avait commandé à Noël et que sa femme ne portait qu’après son bain du soir et seulement s’il l’en priait. Il s’abandonna tout entier à cette odeur, au contact de ses lèvres contre le cou de Serena.
Celle-ci leva la main posée sur celle de Pemberton et se dégagea de son étreinte. Elle commença à se dévêtir, laissant ses habits choir autour d’elle. Quand elle fut nue, elle se tourna et pressa tout son corps contre celui de son mari. Le pantalon qu’il portait était encore humide du sang qui l’avait taché quand il avait aidé à transporter Buchanan jusqu’au chariot et lorsque sa femme fit un pas en arrière, il vit une trace rouge sur son ventre. Elle la vit aussi, mais ne se donna pas la peine d’aller chercher un linge dans la salle de bains.
Pemberton s’assit sur le lit et retira ses bottes et ses vêtements. Il tendit la main pour ouvrir le tiroir de la table de chevet et sortir un préservatif, mais Serena lui attrapa le poignet et posa sa main fermement sur sa propre hanche.
« Il est temps de concevoir notre héritier », dit-elle.