Ce fut Campbell qui annonça à Pemberton que la fille Harmon était de retour au camp.
« Elle attend à la cantine, dit-il. Elle voudrait reprendre son emploi à la cuisine.
— Où était-elle, pendant tout ce temps ? demanda Pemberton.
— Elle s’occupait de la ferme de son père, en haut de Colt Ridge.
— Elle a amené l’enfant ?
— Non.
— Qui s’en occupera pendant qu’elle travaillera ?
— Une veuve qu’habite pas loin de chez elle. Elle dit qu’elle continuera à vivre là-haut et qu’elle prendra le train pour venir au camp. »
Campbell se tut un instant.
« Elle travaillait bien, avant d’arrêter, l’été dernier.
— Vous pensez que je lui dois un emploi, n’est-ce pas ? dit Pemberton en le regardant droit dans les yeux.
— Je dis seulement qu’elle travaille bien. Même si on a pas vraiment besoin d’elle tout de suite, y a une des plongeuses qui s’en va à la fin du mois. »
Pemberton baissa les yeux vers son bureau. La note qu’il avait griffonnée pour se souvenir qu’il devait appeler Harris, ce qu’il avait fait un peu plus tôt, était froissée sur le bloc de papier ministre, révélant les plans de Serena pour un nouvel embranchement de chemin de fer. Pemberton contempla le croquis au fusain, tracé de la main de sa femme, qui reproduisait avec une grande précision la topographie des lieux et calibrait avec soin les degrés de la pente.
« Je dois d’abord en parler à Mme Pemberton, dit-il à Campbell. Je serai de retour d’ici une heure. »
Il alla chercher son cheval et quitta le camp. Il traversa la rivière qu’on appelait Rough Fork Creek et gravit le versant, en serpentant au milieu des souches et des branchages. Il découvrit Serena sur une pente descendante, occupée à donner des instructions à une équipe d’abattage. Les hommes étaient au repos, dans des postures plus ou moins avachies, mais tous étaient attentifs. Une fois que le chef d’équipe eut posé une dernière question, l’entailleur commença à encocher le tronc d’un grand tulipier, le seul arbre à bois dur qui restait dans les parages. Serena regarda les hommes s’activer jusqu’au moment où les scieurs commencèrent leur travail, puis elle dirigea son cheval vers l’endroit où Pemberton attendait.
« Qu’est-ce qui t’amène ici ce matin, Pemberton ?
— J’ai eu Harris au téléphone. Albright l’a appelé, ce week-end, il voudrait organiser une réunion. Harris dit que le ministre accepterait de venir jusqu’ici.
— Quand ça ?
— Sur ce point aussi, Albright se montre accommodant. Ça pourrait être n’importe quand entre maintenant et le mois de septembre.
— Dans ce cas, disons septembre, répondit Serena. Quelle que soit l’issue de cette affaire, plus nous aurons de temps pour nos abattages, mieux ça vaudra. »
Elle hocha la tête, levant les yeux au-delà du tulipier, jusqu’à la crête où des équipes de bûcherons avaient commencé à prendre position au-dessus du Henley Creek.
« Nous avons bien avancé au cours des six derniers mois, malgré le mauvais temps.
— Oui, c’est vrai, convint son mari. On pourrait avoir terminé d’ici à peu près dix-huit mois.
— Moi, je dirais même moins », dit Serena.
Le hongre arabe émit un ébrouement et se mit à piaffer. Serena se pencha en avant, pour flatter son encolure de la main gauche.
« Il vaut mieux que j’aille voir ce que font les autres équipes.
— Il y a encore une chose, dit Pemberton. Campbell me dit que la fille Harmon est au camp. Elle voudrait reprendre son ancien travail à la cuisine.
— Campbell est-il d’avis de l’engager ?
— Oui. »
Serena continua de caresser l’encolure de son cheval, mais maintenant, elle regardait Pemberton.
« Tu sais ce que je lui ai dit à la gare, qu’elle ne doit rien attendre de nous.
— Elle touchera le même salaire qu’avant, dit Pemberton, et comme avant, elle continuera d’habiter à l’extérieur du camp.
— Et qui s’occupe de l’enfant, pendant qu’elle travaille ?
— Il ira chez une voisine.
— Il, dit Serena. C’est un garçon, alors. »
Le bruit de la scie s’interrompit un moment, pour laisser l’entailleur placer un autre coin derrière sa lame. Serena leva la main gauche et la reposa sur le pommeau de sa selle. Et sa main droite, qui tenait les rênes, vint aussi s’y poser.
« C’est à toi de lui dire qu’elle est engagée, annonça Serena. Mais arrange-toi pour qu’elle comprenne clairement que nous ne lui devons rien. Ni à son enfant. »
La scie passe-partout reprit ses rapides allées et venues, qui faisaient songer à des inspirations et des expirations, comme si l’arbre haletait. De nouveau, l’arabe piaffa et Serena serra le poing autour des rênes, se préparant à tourner la tête du cheval en direction de l’équipe d’abattage.
« Une dernière chose, dit-elle. Veille à ce qu’elle n’ait aucun contact avec les aliments qu’on nous servira. »
Le cheval et sa cavalière repartirent dans les profondeurs des bois, au milieu des congères. Serena se tenait bien droite, son assiette était impeccable, le hongre posait ses sabots avec une espèce de dédain sur ce sol caché par un blanc manteau. La fierté incarnée, se dit Pemberton.
À son retour au camp, Pemberton se rendit à la cantine où Rachel Harmon attendait, assise seule à une table. Elle portait des chaussures noires à lacets, bien cirées, mais visiblement usées, et une robe dont le calicot bleu et blanc avait passé. Pemberton la soupçonna de porter ce qu’elle avait de mieux. Quand il lui eut dit ce qu’il avait à dire, il lui demanda si elle avait bien compris.
« Oui, m’sieur.
— Quant à ce qui est arrivé à ton père, tu as assisté à la scène, tu sais donc que je n’ai fait que me défendre. »
Il y eut quelques instants de silence. Puis elle finit par acquiescer, sans croiser son regard. Pemberton tenta de se rappeler ce qui avait bien pu lui plaire chez elle au début. Peut-être ses yeux bleus et ses cheveux blonds. Ou d’être pour ainsi dire la seule femme du camp à ne pas paraître déjà sans âge. On vieillissait tôt dans ces montagnes, surtout les femmes. Pemberton avait vu dans les environs des femmes de vingt-cinq ans à qui on en aurait donné cinquante à Boston.
Elle garda la tête légèrement baissée, pendant que Pemberton examinait sa bouche, son menton, sa poitrine et sa taille, puis la blancheur de la cheville que l’on apercevait sous la robe élimée. Quel que soit l’attrait qu’elle avait eu pour lui, il n’existait plus. Il comprit soudain qu’aucune autre femme que Serena ne pourrait l’attirer désormais, il était même incapable de se rappeler quand il avait pour la dernière fois songé à une ancienne maîtresse ou observé une jeune beauté à Waynesville, en cherchant à imaginer leurs deux corps enlacés. Il savait qu’une telle constance était rare et avant de connaître sa femme, il aurait même pensé qu’elle était impossible pour un homme tel que lui. Pourtant, à présent, elle lui paraissait aller de soi, à la fois merveilleuse et déconcertante dans son inexorabilité.
« Tu pourras commencer le premier du mois », dit Pemberton.
Elle se leva pour partir et elle avait presque atteint la porte lorsqu’il l’arrêta.
« Il s’appelle comment, cet enfant ?
— Jacob. Comme dans la Bible. »
Il ne fut pas surpris d’apprendre qu’elle avait choisi le prénom dans l’Ancien Testament. Campbell se prénommait Ezra et il y avait au camp un Absalon et un Solomon. Mais pas de Luc, ni de Matthieu, comme l’avait un jour noté Buchanan, expliquant à Pemberton que, d’après les recherches qu’il avait faites, les montagnards d’ici suivaient l’Ancien Testament de préférence au nouveau.
« Et il a un deuxième prénom ?
— Magill, c’est un des noms de ma famille. »
Les yeux de la fille croisèrent les siens un bref instant.
« Si jamais voulez le voir... »
Sa voix s’éteignit. Une des filles de cuisine arriva dans le vestibule, tenant à la main un seau et un balai.
« Le premier du mois prochain », répéta Pemberton et il entra dans la cuisine pour ordonner au chef de lui préparer un déjeuner tardif.