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Le froid s’attardait, mettant tous les calendriers au défi. De décembre à mai, la neige et la glace restèrent cramponnées aux crêtes. Plusieurs hommes périrent pour avoir glissé en cherchant à éviter des arbres ou des branches qui tombaient. Un malheureux s’engloutit dans un précipice, un autre s’éventra sur sa propre hache et un autre encore fut décapité par un câble qui se rompit. Une équipe d’abattage se perdit dans une tempête de neige, au mois de janvier, et ne fut découverte que plusieurs jours après ; quand ceux qui venaient de les retrouver voulurent ôter les manches des cognées de leurs mains gelées, la peau de leurs paumes vint avec. Les doigts et les orteils gelés qu’il fallait amputer faisaient partie des moindres dangers de cette dure saison.

La sévérité de l’hiver donna naissance à de nombreuses histoires parmi les ouvriers qui survécurent. Un type, qui avait passé un hiver en Alaska, assura que celui-ci était encore pire et retira sa botte de travail pour révéler, à titre de preuves, cinq moignons noirâtres. Les chouettes gelées sur les branches, la lune s’enveloppant de nuages pour se tenir chaud, la terre elle-même qui frissonnait, toutes sortes de bobards circulaient et on y croyait presque. Plusieurs ouvriers faisaient valoir que les forêts dénudées avaient permis à l’hiver de s’installer plus profondément au fond des vallées, si profondément même qu’il s’y était trouvé pris au piège, tout à fait comme un animal coincé dans un terrier de lapin ou un piège à ours. Nuit et jour, les hommes cherchaient dans le ciel des signes annonçant la fin de l’hiver, une lune couchée, des oies se dirigeant vers le nord, du cresson de terre au bord des rivières.

Le signe le plus sûr arriva à la fin du mois de mai, lorsque Campbell tua un crotale diamantin, en faisant des relevés sur les pentes de Shanty Mountain. Dès que Serena l’apprit, elle ordonna que tous les serpents à sonnettes que l’on avait tués soient placés dans une vieille voiture à bras, à l’entrée de l’écurie. Personne ne savait pourquoi. Un des bûcherons prétendait, en se fondant sur son expérience personnelle, que l’on mangeait la chair de ce reptile dans le Colorado et que, même s’il ne l’avait pas pour sa part trouvée à son goût, elle passait là-bas pour un morceau de choix. Un autre ouvrier pensait qu’on nourrissait l’aigle avec ces serpents, parce qu’ils faisaient partie de son alimentation naturelle, en Mongolie. Lorsqu’un des chefs d’équipe demanda au Dr Cheney pour quelle raison Mme Pemberton avait besoin de tous ces serpents, le praticien répondit qu’elle recueillait le venin provenant de leurs crochets et s’en enduisait la langue.

Chaque jour à l’aube, au cours des semaines suivantes, Serena se rendit dans la stalle du fond de l’écurie et détacha le rapace de son bloc. L’aigle et elle passaient la matinée seules ensemble dans la plaine entièrement déboisée située sous la crête de Half Acre Ridge. Les quatre premiers jours, la jeune femme s’y rendit à cheval, tirant derrière elle l’aigle, installée sur la voiture à bras, dans une cage autour de laquelle était drapée une couverture. Mais le cinquième jour, l’oiseau, coiffé de son chaperon comme un bourreau, était perché sur l’avant-bras droit de Serena, la longe qui mesurait environ cinq pieds était accrochée un peu plus haut, juste au-dessus du coude, et des jets de cuir entouraient les pattes du rapace. Avec une branche de chêne blanc fourchue, Campbell construisit un accoudoir qu’il fixa au pommeau de la selle. Sous un certain angle, on aurait dit que l’aigle elle-même en était un des ornements. De loin, le cheval, le rapace et la femme paraissaient se tondre en une seule créature ailée à six jambes, sortie tout droit d’un vieux mythe.

Ce fut à la mi-juillet que Serena libéra l’aigle de son bloc et partit vers l’ouest, jusqu’à la crête de Fork Ridge où Galloway et son équipe travaillaient sur la pente la plus proche. Il faisait chaud et beaucoup d’hommes s’échinaient torse nu. Aucun ne chercha à se couvrir en la voyant arriver, car ils savaient à présent qu’elle se moquait des convenances.

Elle défit les lacets de cuir pour ôter le chaperon, puis elle détacha la longe des jets. Elle leva le bras droit en même temps qu’elle le projetait avec violence vers l’avant, comme pour exécuter un curieux salut, donnant à l’aigle une impulsion vers le haut. Aussitôt, le rapace s’éleva et se mit à décrire un cercle diédral au-dessus des vingt acres de souches que l’équipe de Galloway avait laissées derrière elle. Au troisième circuit, l’oiseau s’immobilisa. Il resta un instant suspendu dans le ciel, ayant, semblait-il, échappé à la lente révolution de la planète. Puis il parut non pas tomber, mais fendre l’air, son corps formant un V qui rappelait la tête d’une hache tandis qu’il s’abattait. Une fois sur le sol, au milieu des souches et des débris, l’aigle ouvrit ses ailes comme si elle déployait une cape. Elle s’avança gauchement, s’arrêta, puis repartit, serrant dans ses griffes jaunes une bête cachée dans les détritus, qui se débattait. Presque aussitôt, l’aigle pencha la tête, puis elle la releva, tenant dans son bec un morceau de chair rose et nerveuse.

Serena ouvrit la sacoche de sa selle, en sortit un sifflet de métal et une filière de chanvre, à l’extrémité de laquelle était attaché un morceau de bœuf sanguinolent. Elle donna un coup de sifflet, l’oiseau tendit le cou dans sa direction et la vit faire tournoyer le leurre au-dessus de sa tête.

Ah, bon Dieu d’bois, souffla un bûcheron en voyant l’aigle s’envoler, car elle tenait entre ses griffes un serpent à sonnettes de près de trois pieds de long. Le rapace fondit droit vers la crête, puis amorça un virage et se laissa doucement descendre vers Serena et l’équipe de Galloway. Celui-ci excepté, tous les ouvriers s’éparpillèrent comme si on venait de mettre le feu à de la dynamite, butant et trébuchant sur les souches et les débris dans leur débandade. L’aigle atterrit avec une gaucherie non dénuée d’élégance ; le serpent se tordait encore, mais ces mouvements n’étaient plus qu’un souvenir de sa vie révolue. Serena mit pied à terre et offrit à l’aigle le morceau de viande. Celle-ci lâcha le serpent pour se précipiter sur le bœuf et quand elle eut fini de manger, Serena lui remit son chaperon.

« Je peux avoir la peau et les sonnettes ? demanda Galloway.

— Oui, dit Serena, mais la viande appartient à l’aigle. »

Galloway posa le talon sur la tête du serpent et il en détacha le corps d’un seul coup rapide de son couteau de poche Barlow. Quand ses camarades revinrent auprès de lui, il avait étripé le reptile et fourré sa peau et ses sonnettes au fond du seau où il transportait son déjeuner.

À la fin du mois, l’aigle avait déjà tué sept serpents, dont un gigantesque crotale à dos satiné, qui sema la panique parmi l’équipe de Snipes, car en plein vol il glissa hors des griffes du rapace et chut sur le sol. Les hommes n’avaient pas remarqué l’oiseau au-dessus de leurs têtes, si bien qu’ils prirent la brutale arrivée du serpent parmi eux pour un dernier vestige de la rébellion de Satan, qui leur tombait du ciel. Le reptile atterrit à deux pas de McIntyre et eut encore la force de parcourir quelques pouces, en rampant, pour aller poser sa tête sur la botte du prédicateur qui, de terreur, s’effondra à la renverse, évanoui.

Dunbar acheva aussitôt le crotale d’un coup de hache, tandis que Stewart ranimait son guide spirituel en lui renversant sur la tête son chapeau de prédicateur rempli d’eau de la rivière. Plusieurs paris fusèrent et un peu d’argent changea de main, lorsque le ruban gradué de Snipes indiqua soixante-trois pouces depuis la tête triangulaire jusqu’au dernier des douze anneaux qui composaient la cascabelle au bout de sa queue.

« Ça m’étonnerait que son aigle, y l’en attrape un plus gros, à la patronne, déclara Ross, le vainqueur du pari.

— Pour ça nan, sauf si qu’elle file dans les jungles d’Amérique du Sud et rapporte un de ces anacondas, riposta Snipes avant de fourrer dans sa poche son ruban et ses lunettes cerclées de métal, qui n’avaient pas de verres, mais dont il soutenait mordicus qu’elles fonctionnaient quand même, parce que la monture ovale lui permettait de mieux faire converger sa vision.

— Croyez que la patronne, l’a dans l’idée d’en dresser toute une escadrille ? demanda Dunbar à la cantonade.

— Dans ce cas-là, les serpents, y déguerpiraient comme s’y z’avaient saint Patrick soi-même à leurs trousses[8], déclara Snipes.

— Et ça, dit Dunbar, sûr qu’ce serait une bénédiction, d’pas être obligé d’retenir son souffle chaque fois qu’on ramasse un rondin ou une branche. »

Ross fourra dans sa poche la poignée de pièces qu’il venait de gagner.

« Si que c’était à ma préférence, dit-il, j’aimerais mieux voir les serpents à sonnettes là où le bon Dieu a choisi de les mettre, comme ça, au moins, y aurait pas besoin de se demander si qu’on va pas s’en prendre un sur la figure. »

Stewart et Dunbar levèrent les yeux au ciel, mal à l’aise.

« Tout ça, c’est un coup à déranger l’ordre naturel des choses, voilà ce que c’est, ajouta Snipes. C’est comme quand Pemberton, l’a offert son doublon d’or à çui qui lui débusquera sa panthère. Si l’existe vraiment, cette bestiole, tout ce que l’a fait jusqu’à présent, c’est de coller une foutue trouille à quelques bonshommes, mais si qu’on commence à l’asticoter, un fauve pareil, bien malin çui qui dira toutes les horreurs que ça va déchaîner.

— Quand même, dit Dunbar d’un ton de regret en baissant les yeux vers les montagnes de l’est du Tennessee. Si c’était moi qui la trouvais, cette panthère, une pièce d’or de vingt dollars, elle me paierait un chapeau neuf, et je vous jure que ce serait un chouette galurin, avec un ruban jaune vif autour et une plume par-dessus le marché. Et y me resterait même de quoi m’offrir un costume du tonnerre pour aller avec.

— À supposer que tu soyes encore là pour en profiter, fit remarquer Ross. Pasque ton costume, y pourrait bien te servir de linceul. »

McIntyre, qui avait désormais repris connaissance, même s’il était toujours vautré par terre, leva les yeux, lui aussi. On aurait dit qu’une nouvelle pensée effrayante lui traversait l’esprit. Il s’efforça de parler, mais ne put émettre que quelques sons inarticulés, puis ses yeux se révulsèrent encore une fois et il reperdit conscience.

« Paraît que Campbell, l’a construit un perchoir pour l’aigle, à l’écurie, dit Dunbar.

— Ouais, je l’ai vu, dit Snipes, en secouant la tête d’un air admiratif. L’a fait ça avec un tuyau en plomb et du métal pris sur un vieux wagon de chemin de fer. L’a fixé le tout à un gros bloc de noyer, puis l’a mis de la corde en sisal dessus, comme ça l’aigle, elle peut y planter ses griffes. Je crois bien que Campbell, y serait capable de fabriquer une lampe électrique avec une boîte de conserve et une luciole. Et cet oiseau, y reste assis sur son perchoir comme un gros coq. Y cligne même pas des yeux, ni rien du tout. Et y se plaît dans la sombritude de l’écurie. Ça le calme, comme ce capuchon que la patronne y colle sur la tête. »

McIntyre gémit et ouvrit brièvement les yeux, avant de les refermer. Stewart retourna chercher de l’eau, puis au moment où il s’apprêtait à doucher une deuxième fois le prédicateur, il parut se raviser et préféra poser le seau. Il ôta l’habit de son mentor inanimé et défit les premiers boutons de sa chemise, puis il trempa un mouchoir dans l’eau et le pressa sur le front de McIntyre comme s’il s’agissait d’une compresse. Sous le regard des autres hommes, les yeux de McIntyre papillotèrent quelques instants avant de s’ouvrir. Cette fois, il n’essaya pas de parler. Il se contenta d’ôter gravement le foulard qu’il avait autour du cou et de se l’attacher autour de la tête en se couvrant les yeux.

« Jamais je l’ai vu dans un état pareil, dit Stewart d’un ton soucieux, en aidant McIntyre à se remettre debout. Je vais le raccompagner au camp pour le faire voir au Dr Cheney. »

Il aida McIntyre à descendre la pente, avançant lentement sans lâcher le bras du prédicateur ; on aurait dit un soldat guidant un camarade qui venait de perdre la vue au cours d’une bataille.

« J’imagine que tu vas nous dire que c’est à cause de ta salopette bariolée que le serpent, y t’est pas tombé dessus, à toi, lança Ross à Snipes.

— J’ai pas besoin de le dire, rétorqua l’autre. T’as bien vu, tout comme moi, où qu’y l’est tombé, le serpent.

— Ben moi, déclara Dunbar en portant un regard critique sur ses vêtements ternes, je m’ai acheté une chemise encore plus rouge qu’une tomate cœur de bœuf, mais j’ai pas l’intention de la mettre pour venir boulonner, vu que j’ai besoin d’avoir quelque chose de coquet pour taper dans l’œil des filles. »

Ils s’interrompirent pour suivre la progression de Stewart et de McIntyre le long de la pente ; les deux hommes s’arrêtaient tous les quelques pas pour observer le ciel d’un air apeuré.

« C’toiseau-là, l’est pas de nos régions, déclara Snipes avant de faire une pause pour bourrer de tabac le fourneau de sa pipe. Y vient d’Asie, c’est un mongolien, et y vaut cinq cents dollars, alors je vous conseille pas de le prendre pour cible quand c’est que vous vous exercez au tir. Campbell, y m’a dit que c’est avec un aigle tout pareil que Kubla Khan, y faisait de la chasse au vol.

— Le jour où que t’as taillé cette bavette avec Campbell, l’avait jamais dû causer autant de toute sa vie, remarqua Dunbar. Pasque pour ce qu’est de garder ses pensées pour soi, l’est champion, lui.

— Le sage, y se fie qu’à soi-même, dit Snipes.

— Ouais, on a remarqué, glissa Ross.

— Y a un des cuistots, y dit que l’a vu la patronne dresser l’oiseau l’autre jour, reprit Dunbar. Elle traînait un serpent mort par terre au bout d’une corde et chaque fois que l’aigle faisait la chasse au serpent, l’y filait un morceau de bœuf premier choix. »

Ross venait de sortir son déjeuner et contemplait son sandwich d’un air dubitatif. Lentement, il en détacha une tranche de pain blanc, flasque et humide, comme il aurait détaché la croûte d’un bobo, révélant un pavé de jambon grisâtre, qui paraissait enduit de mucosités. Il se contenta d’observer fixement la tranche de viande pendant quelques instants.

« Pour un morceau de bœuf, j’dis pas que je ferais pas la chasse au serpent mort, moi aussi, fit-il enfin d’une voix navrée. Sais pas combien de temps que ça fait que j’ai pas bouffé du bœuf premier choix.

— Si qu’on m’en mettait une tranche entre deux morceaux de pain de maïs au beurre, je serais prêt à troquer le tout contre ma part de paradis », déclara Dunbar.

Un corbeau passa au-dessus d’eux et son ombre glissa sur les hommes comme une sombre pensée. En la voyant, Dunbar eut un geste de recul et leva les yeux.

« Je crois bien que t’as raison, Ross, dit-il en contemplant le ciel. V’là du mauvais qu’arrive de partout, à présent. »

Les hommes regardèrent le corbeau disparaître au-dessus de Balsam Mountain.

« Quelle idée de laisser c’t’aigle dans l’écurie toute la nuit, dit Dunbar. L’a donc pas peur qu’un renard ou Dieu sait quelle vermine y règle son compte ? »

Ross leva les yeux de son sandwich et indiqua de la tête le serpent mort.

« Si l’aigle, l’est capable d’estourbir un roi des serpents comme çui-là, figure-toi qu’elle peut tenir en respect n’importe quelle créature à quatre pattes, ou même à deux, s’y faut. Moi, y me viendrait pas à l’idée d’aller y chercher noise à cette bête, et encore moins à celle qu’est capable de l’apprivoiser », déclara-t-il en guise de conclusion.