Début octobre, la voie ferrée menant au nouveau camp du comté de Jackson était posée et reliée à la ligne de Waynesville. Des embranchements poussaient comme des champignons pour s’enfoncer dans les forêts environnantes et le site proprement dit avait été d’ores et déjà dégagé par les hommes qui, quelques semaines auparavant à peine, travaillaient encore au camp du Cove Creek ; leurs baraquements avaient été montés sur des wagons plates-formes et expédiés vers l’est en même temps qu’eux-mêmes. La ferme avait été transformée en cantine et on avait commencé à bâtir des maisons pour Meeks et les Pemberton. En dehors du site, tout serait à peu près pareil.
L’équipe de Snipes figurait parmi celles qui restèrent jusqu’au bout dans le camp du Cove Creek. Pendant ces dernières matinées, ils grimpèrent en haut des pentes les plus occidentales de Shanty Mountain et de la crête de Big Fork Ridge, où se trouvaient désormais les seules acres qui restaient à déboiser. Depuis la mort de Dunbar, au fond de la trouée, il leur manquait toujours un homme. Un remplaçant avait été engagé, mais dès sa deuxième matinée de travail, un arbuste couché par un noyer d’Amérique qu’on venait d’abattre se dégagea de façon inattendue et lui fractura le crâne, obligeant Snipes à porter la double casquette d’entailleur et de scieur. Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin pour déjeuner, à midi, le chef d’équipe était si épuisé qu’il s’allongea de tout son long sur le sol, les yeux fermés.
Henryson mordit dans son sandwich. Il fronça le nez en mâchonnant le pain détrempé et le gras de jambon, qu’il avala avec autant de volupté que s’il avait eu dans la bouche une poignée de punaises. Puis il mit le sandwich de côté.
« Paraît que ton prédicateur est sorti dans son potager l’autre soir, dit-il à Stewart. Faut croire qu’y va mieux, quand même.
— Ouais, un peu, mais il est toujours aussi taiseux. Sa tante y a trouvé un enterrement à Cullowhee, par là-bas, où qu’on avait besoin de quelqu’un pour le prêche, alors elle pensait que ça le mettrait de sacrément bonne humeur, mais il a rien trouvé de mieux que de secouer la tête.
— Ouais, faut dire qu’y a rien de mieux que de voir quelqu’un qu’on va coucher sous la terre, pour vous mettre un gars de bonne humeur, dit Ross.
— Dans le temps, il aimait vraiment ça, prêcher, dit Stewart. Il m’a même dit un jour que la seule chose qu’y pouvait pas saquer dans l’idée de mourir, c’était de se dire qu’il pourrait pas faire le prêche à son propre enterrement. »
Snipes garda les yeux fermés pour intervenir.
« Ben, voilà encore un exemple de la dualité de l’homme, dont que tu me causais l’autre jour, Stewart. On veut les choses qui sont ici-bas, mais en même temps on veut aussi celles qu’y sont pas.
— Je comprends pas bien ce que tu veux dire », dit Henryson à Snipes.
Celui-ci tourna la tête de quelques pouces pour s’adresser à Henryson et ses cils papillotèrent quelques instants, comme les ailes d’un insecte cherchant vainement à s’envoler.
« Ouais, ben, pour le moment, je suis vraiment trop crevé pour t’expliquer. »
Le chef d’équipe remit sa tête d’aplomb sur le sol. Il plaça un morceau du tissu de son bonnet de fou sur chacun de ses yeux, afin d’atténuer l’éclat du soleil, et bientôt il ronflait comme un fourneau.
« Si on nous envoie pas un autre gars vite fait, Snipes, il finira par être complètement lessivé, fit remarquer Henryson.
— P’têtre qu’ils pourraient reprendre McIntyre, supputa Ross. Y a rien qui dit qu’un homme doit avoir la langue bien pendue pour être un bon scieur.
— Qu’est-ce que t’en penses, toi, Stewart ? demanda Henryson. Tu crois que McIntyre reviendrait ?
— P’têtre bien.
— Si les funérailles lui remontent le moral, il pourrait pas être mieux qu’ici, observa Ross. Les hommes tombent morts presque aussi souvent que les arbres. »
Une brise agita les branches les plus hautes d’un chêne blanc. C’était le dernier arbre à bois dur de la crête et quelques feuilles écarlates tombèrent, comme si elles avaient décidé de capituler avant le combat. L’une d’entre elles dériva en direction de Ross qui la ramassa et l’examina soigneusement, la tournant d’un côté, puis de l’autre, comme s’il n’avait jamais vu de feuille auparavant.
« J’ai le sentiment qu’y aura deux tombes fraîchement creusées dans le Tennessee, d’ici un jour ou deux, dit Henryson. Galloway, ou sa maman, ils ont fini par piger que c’était pas tant la couronne que ce qu’elle représentait.
— Ça veut dire quoi ? demanda Stewart.
— Ça veut dire, celui qui porte la couronne. Y a deux villes, Kingston et Kingsport, elles sont toutes les deux dans les montagnes.
— Et elles ont toutes les deux des gares, ajouta Ross sans cesser d’étudier sa feuille de chêne.
— C’était ça que t’avais deviné, l’autre jour, quand t’as dit que tu savais où ils étaient ? » demanda son cousin.
Ross acquiesça.
« Ouais. Je savais bien qu’y finiraient par trouver.
— Où il va aller en premier, le Galloway ? demanda Stewart à Henryson.
— L’a pas dit, répondit l’autre. Tout ce que je sais, c’est qu’il part ce soir.
— J’imagine qu’on saura bien assez tôt si son choix était le bon, dit Ross.
— Tu crois ? protesta Henryson. Il pourrait les cacher dans les bois, où qu’ils seraient bouffés par la vermine, ou les fourrer dans un puits à sec, et personne en saurait jamais rien.
— Y pourrait, ouais, mais y le fera pas. Ces gens-là veulent surtout pas qu’on se demande si ce sont vraiment des ordures. Ils veulent que tout le monde en soit sûr, et plutôt deux fois qu’une.
— Ouais, je crois bien que t’as raison, convint Henryson. T’as su qu’on avait retrouvé la casquette au petit Vaughn sur le pont, avec un billet épingle dessus ? Et sa mère a dit que c’était bien son écriture.
— Qu’est-ce qu’y disait, le billet ? voulut savoir Stewart.
— Juste qu’il demandait pardon.
— Sans doute qu’il a voulu épargner à Galloway la peine de le traquer jusqu’à sa cachette, dit Ross.
— Moi, je peux comprendre qu’il a préféré en finir, avoua Henryson. Tu te rends compte comme ce serait affreux de plus jamais pouvoir respirer de ta vie sans te demander si le Galloway serait pas en train de s’approcher en catimini dans ton dos. Moi aussi, je serais tenté d’y couper court.
— Ouais, mais on a toujours pas retrouvé son corps, objecta Stewart. Ça laisse quand même un peu d’espoir.
— L’a toujours été vachement fortiche, le gamin, dit Henryson. P’têtre qu’il a fait ça histoire de brouiller les pistes.
— Non, soupira Ross d’une voix qui laissait clairement percer sa lassitude. Ce qui restera de lui après que les écrevisses et les barbettes seront rassasiées, ça reviendra à la surface quelque part en aval. Faut attendre quatre, cinq jours. »
« Meeks m’a dit qu’Albright avait téléphoné, dit Serena le soir même, tandis que Pemberton et elle s’apprêtaient à se mettre au lit.
— Oui, il lance la procédure d’expropriation la semaine prochaine, annonça Pemberton, à moins que nous n’acceptions son offre.
— C’est toujours la même ? »
Pemberton acquiesça en se penchant pour délacer ses bottes, mais il ne leva pas les yeux.
« Bon, on va accepter dans ce cas, dit Serena. Trente-quatre mille acres de souches et de débris nous achèteront cent mille acres d’acajou au Brésil. »
Elle ôta ses derniers vêtements. Pemberton nota que la cicatrice qui lui barrait le ventre ne l’avait aucunement rendue plus pudique. Elle se dirigea vers son armoire avec toute la grâce et la souplesse félines qu’il avait remarquées cette première nuit à Boston. Il se rappela le soir où elle était revenue de l’hôpital : elle s’était plantée nue devant le miroir, étudiant la cicatrice avec soin, faisant glisser ses doigts dessus, tandis qu’elle se contemplait fixement dans la glace. C’est ma Fechtwunde, avait-elle dit à son mari. Elle lui avait pris la main et l’avait passée à son tour sur toute la longueur de la cicatrice.
« Alors, nos associés de Chicago sont prêts à signer ? reprit-elle, en rangeant sa chemise et son pantalon dans l’armoire.
— Oui, répondit Pemberton.
— J’imagine qu’il n’est pas question que Garvey s’aventure aussi loin vers le sud.
— Non, il envoie son avocat signer le contrat.
— Même dans le nord, je suis sûre qu’il a du mal à trouver des investissements, nota Serena. Il n’est pas impossible qu’il devienne notre meilleur associé, à long terme. Et nos investisseurs du Québec ?
— Ils ont encore d’autres questions à poser avant de signer.
— Ils signeront, affirma Serena. Tu les as prévenus, pour ta fête d’anniversaire ?
— Oui, dit-il laconiquement.
— Voyons, ne prends donc pas la chose au tragique, Pemberton. Ce sera sans doute la dernière fois que nous les verrons, les uns et les autres. Une fois que nous serons au Brésil, ils ne représenteront plus rien pour nous que des noms sur les chèques. »
Serena s’approcha de la fenêtre et ouvrit les rideaux, afin de regarder dans la direction de la crête.
« J’ai parlé avec Mme Galloway aujourd’hui. Je ne l’avais jamais vue avant, mais elle était au magasin. Je dois dire que ses prédictions ne me paraissent pas tout à fait à la hauteur, dit-elle d’un ton soudain plus songeur. Peut-être est-ce pour cette raison que la lampe de sa baraque n’est toujours pas allumée. »
Elle ouvrit les rideaux plus largement et inclina la tête tout près d’un des carreaux du haut de la fenêtre, comme si elle souhaitait s’encadrer dans les meneaux.
« C’est l’éclipse de lune ce soir, dit-elle. J’ai toujours trouvé ça confondant, pas seulement l’éclat qui se diffuse, mais le changement dans les couleurs. Galloway appelle ça la lune du chasseur. Il dit que c’est la meilleure nuit de l’année pour la chasse. »
Serena ne s’était pas retournée. Ses yeux scrutaient l’obscurité au-delà des baraquements et de la crête, en direction d’un ciel qui n’avait pas encore révélé l’astre et ses étoiles. Les doigts de Pemberton s’immobilisèrent sur un bouton de chemise, tandis que son regard se posait sur le cou de sa femme, à l’endroit où un fin croissant de peau hâlée surmontait la pâleur de son torse et de ses épaules. Bien souvent ses doigts et ses lèvres avaient suivi la ligne de démarcation entre la partie d’elle-même que Serena laissait voir à tout le monde et celle qu’il était le seul à voir. Son regard suivit la torsion du dos de sa femme qui se penchait pour regarder par la fenêtre, puis descendit le long de la taille menue, des hanches, des mollets musclés, des chevilles et enfin des talons soulevés, car Serena se dressait sur la pointe des pieds. Elle ne quitta pas la fenêtre et on aurait pu croire qu’elle tenait la pose pour lui. Une pose qui malgré son immobilité incarnait aussi le mouvement, comme le courant d’un fleuve sous la surface paisible.
Pemberton savait que Serena attendait qu’il vienne appuyer sa poitrine contre son dos, qu’il prenne ses seins dans ses paumes pour sentir les mamelons se durcir, tandis qu’elle presserait fortement ses hanches contre le ventre de son mari et se tournerait enfin vers lui, en lui offrant sa bouche. Mais il resta où il était. Au bout d’un moment, Serena se détourna de la fenêtre, laissant les rideaux ouverts. Elle se mit au lit et souleva les couvertures, tandis que Pemberton finissait de déboutonner sa chemise.
« Viens donc te coucher, dit-elle doucement. Laisse-moi finir de te déshabiller. »
Pemberton s’allongea, sentant le matelas de plumes et les ressorts du sommier céder sous son poids. Serena plaça un genou de part et d’autre des hanches de son mari et se pencha sur lui, faisant glisser la chemise sur ses épaules, puis tirant ses bras hors des manches, l’un après l’autre. Ses mains suivirent le tracé de sa cage thoracique, tandis qu’elle se penchait plus près et pressait ses lèvres contre les siennes, moulant son corps contre le sien. Il resta sans réaction.
Serena finit par se laisser retomber à côté de lui, une main légère reposant sur la poitrine de Pemberton.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle. Tu penses à autre chose ? »