3

Lorsque Rachel Harmon sortit de son jardin, chevilles et pieds nus, caressés par la fraîcheur satinée de l’herbe, l’ourlet de sa robe à petits carreaux était déjà assombri par la rosée. Jacob était blotti dans le creux de son bras gauche et dans sa main droite, elle tenait le sac de toile. En six semaines seulement, le bébé avait beaucoup grandi et ses traits s’étaient transformés, eux aussi ; ses cheveux étaient non seulement plus épais, mais plus sombres, et ses yeux, bleus à la naissance, étaient à présent aussi bruns que des châtaignes. Rachel avait ignoré que les yeux d’un nourrisson pouvaient ainsi changer de couleur et cette transformation la dérangeait, venant lui rappeler des yeux qu’elle avait vus pour la dernière fois sur le quai de la petite gare. Elle regarda, un peu plus loin sur la route, la ferme où vivait la veuve Jenkins, aperçut le ruban de fumée qui sortait de la cheminée, confirmant que la vieille femme était levée et vaquait à ses occupations. L’enfant se tortilla au fond de la couverture dans laquelle sa mère l’avait enveloppé pour le protéger de l’air froid du matin.

« T’as le ventre plein et des couches propres, lui chuchota-t-elle, alors t’as aucune raison de faire ton grincheux. »

Elle l’enveloppa encore plus serré, puis passa l’index sur le bord de ses gencives ; les lèvres du petit se refermèrent sur son doigt pour téter. Elle se demanda quand il commencerait à faire ses dents, encore une chose que pourrait peut-être lui dire la veuve.

Elle suivit la route qui amorçait sa longue courbe en direction du fleuve. Sur les bords, des carottes sauvages dressaient encore leurs ombelles blanches chargées de perles de rosée. Une grosse épeire soyeuse, jaune et noir, était accrochée au centre de sa toile et Rachel se rappela avoir entendu son père expliquer que si vous pouviez lire votre initiale filée dans une toile d’araignée, elle annonçait votre mort prochaine. Elle évita donc d’observer attentivement la toile de l’épeire, préférant lever les yeux au ciel pour s’assurer que les nuages ne s’amoncelaient pas vers l’ouest, au-dessus de la cime du Clingman’s Dome. Elle monta sur la terrasse couverte et frappa à la porte de la veuve.

« Le verrou, l’est pas mis », lança la vieille femme et Rachel entra. L’odeur grasse du saindoux emplissait la cabane et une volute de fumée planait sur le pourtour de la pièce. La veuve Jenkins se leva péniblement de son fauteuil en osier qu’elle avait tiré au coin de l’âtre.

«  Donne-le-moi, ce garçon. »

Rachel ploya les genoux et posa son sac en toile. Elle fit glisser l’enfant entre ses bras et le tendit à la femme.

« Il fait son grincheux, ce matin, annonça-t-elle. J’ai dans l’idée qu’il commence p’t’êt’ à faire ses dents.

— Fillette, un bébé, ça fait pas ses dents avant six mois d’âge, s’esclaffa la veuve. P’t’êt’ qu’y te fait une colique, ou des rougeurs, ou alors c’t’une réaction à l’ambroisie. Y a tout plein d’choses, qu’elles pourraient le rendre patraque, ce p’tit bout de chou, mais sûrement pas ses dents. »

La veuve souleva Jacob pour le regarder bien en face. Ses lunettes cerclées de métal doré agrandissaient ses yeux et donnaient l’impression qu’ils allaient jaillir de leurs orbites.

«  J’y avais dit à ton papa de se remarier, pour que t’aurais une maman, mais l’a jamais voulu m’écouter, confia la veuve Jenkins à Rachel. Si l’avait fait ce que j’y disais, t’en saurais un peu plus long sur les bébés. T’en aurais p’têtre même su assez pour pas te laisser emmener au septième ciel par le premier gars qui t’a fait de l’œil et souri. T’es encore qu’une gamine et tu sais rien du monde, ma pauvre petiote. »

Les yeux baissés vers le plancher, Rachel écoutait, comme elle avait pris l’habitude de le faire depuis maintenant deux mois. À l’enterrement de son père, plusieurs personnes lui avaient dit à peu près la même chose, ainsi que la sage-femme qui avait mis Jacob au monde, puis certaines femmes de la ville, qui n’avaient jamais fait attention à elle auparavant. Et toutes prétendaient lui dire ces choses pour son bien, à cause de l’affection qu’elles lui portaient. Pour certaines, comme la veuve Jenkins, c’était vrai, mais Rachel savait fort bien que d’autres le faisaient par pure méchanceté. Les coins de leurs lèvres s’abaissaient lorsqu’elles tentaient de prendre l’air triste ou sérieux, mais dans leurs yeux, elle voyait luire une espèce de sourire.

La veuve se cala de nouveau dans son fauteuil et posa Jacob sur ses genoux.

« Un enfant, y devrait porter le nom de son papa, dit-elle, continuant de parler à Rachel comme si elle avait cinq ans plutôt que presque dix-sept. Comme ça, l’aurait un nom de famille et y serait pas obligé de passer sa vie entière à expliquer pourquoi que l’en a pas.

— Mais l’en a un, de nom de famille, objecta Rachel, en levant les yeux pour affronter le regard de la vieille femme, et Harmon, ça vaut bien tous les autres noms que je connais. »

Pendant quelques instants, le seul bruit que l’on entendit fut celui du feu. Un sifflement, un crépitement, puis la coquille grise d’une bûche qui s’effondrait, répandant sous les chenets un amas d’étincelles et de cendres. Lorsque la veuve Jenkins reprit la parole, sa voix était plus douce.

« T’as raison. C’t’un beau nom, Harmon, et t’aurais pas dû avoir besoin de le rappeler à la vieille cruche que je suis. »

Rachel sortit du sac en toile une tétine de sucre et des couches propres, ainsi qu’un biberon plein de lait qu’elle avait trait un peu plus tôt. Elle les posa sur la table.

« Je reviendrai dès que je pourrai.

— Dire qu’y faut que tu vendes ton cheval et ta vache juste pour pas crever de faim, alors qu’çui qu’est la cause de tout, l’est plus riche qu’un roi, dit la vieille d’une voix triste. Qu’est-ce qu’y peut être dur, ce monde où qu’on vit. Pas étonnant qu’un bébé, y pleure en arrivant sur la terre. Dès le premier moment, on traverse une vallée de larmes. »

Rachel suivit la route en sens inverse jusqu’à sa grange et fit un pas à l’intérieur. Elle s’arrêta et laissa son regard scruter le grenier et les poutres, comme elle le faisait toujours, hantée par le souvenir de la chauve-souris qui lui avait fait si peur, quand elle était petite. Elle entendit les poules qui gloussaient tout au fond, dans leurs pondoirs, et nota qu’il faudrait aller ramasser les œufs dès son retour. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre ambiante et les objets prirent lentement leur forme et leur solidité — un bidon de lait rouillé, le sac de poudre contre les parasites, dont elle devait saupoudrer ses volailles, une roue de carriole qui pourrissait dans un coin. Elle leva les yeux une dernière fois, puis elle entra dans le bâtiment, souleva la selle et la chabraque posées sur le râtelier, gagna la stalle du milieu. Le cheval de trait dormait, faisant reposer son poids de telle façon que son sabot droit était incliné. Rachel lui flatta la croupe, pour lui faire savoir qu’elle était là, avant de ranger le sac en toile dans la sacoche. Puis elle accrocha la pioche à la selle.

« On va faire un petit tour, Dan », dit-elle au cheval.

Plutôt que de prendre la route qui passait devant chez la veuve Jenkins, Rachel préféra suivre le cours d’eau qu’on appelait le Rudisell Creek jusqu’en bas de la montagne, où il se jetait dans la Pigeon River. Le sentier se rétrécissait, envahi par du raisin d’Amérique, dont les tiges s’étalaient en travers du sol, ployant sous le poids de leurs baies violacées, et par des verges d’or aussi éclatantes que du soleil pris au piège. Rachel savait qu’au plus profond des bois, les feuilles de ginseng allaient bientôt commencer à montrer à leur tour des couleurs éblouissantes. Elle avait toujours pensé que c’était le plus joli moment de l’année, plus joli encore que l’automne ou même que le printemps, quand les branches de cornouillers se balançaient et étincelaient, à croire qu’elles servaient de refuge à des nuages entiers de papillons blancs.

Dan descendait d’un pas prudent le long de la piste, doux et attentionné pour sa cavalière, comme il l’avait toujours été. Le père de Rachel l’avait acheté un an avant la naissance de sa fille. Et même aux pires heures de ses beuveries et de ses colères, jamais il n’avait maltraité l’animal, jamais il ne lui avait envoyé de coups de pied ni d’injures, jamais il n’avait oublié de lui donner à manger et à boire. La vente du cheval rompait encore un maillon de la chaîne qui la reliait à son père.

Ils débouchèrent tous les deux sur la route en terre battue et suivirent la rivière vers le sud, en direction de Waynesville, alors que le soleil se levait au-dessus de l’épaule droite de Rachel. Quelques instants plus tard, elle entendit une automobile au loin et son cœur se mit à palpiter lorsqu’elle leva les yeux et vit que le véhicule qui avançait vers elle était vert. Ce n’était pas la Packard et elle eut honte de sentir que, même aujourd’hui, une petite partie d’elle-même regrettait que ce ne soit pas M. Pemberton en route pour Colt Ridge, afin de réparer, elle ne savait comment, le mal qu’il avait fait. Et les deux dimanches précédents, où elle était allée au camp assister à l’office religieux, c’était ce même regret qui l’avait poussée à traîner devant la cantine, Jacob dans ses bras, dans l’espoir d’apercevoir le père de son fils.

L’automobile la croisa dans un grondement, laissant derrière elle un sillage de poussière grise. Bientôt, Rachel passa devant une ferme en pierre ; des volutes de fumée sortaient par la cheminée, elle vit dans les champs des choux bien pommés et des tiges de maïs plus hautes qu’elle, puis, plus près de la route, des citrouilles et des courges égayant une mer de mauvaises herbes. Tout cela promettait le genre de récolte qu’ils auraient pu connaître eux aussi à Colt Ridge, l’automne venu, si son père avait vécu assez longtemps pour s’occuper de ce qu’il avait planté. Un chariot arriva en sens inverse, à l’arrière duquel deux enfants étaient assis, les jambes pendant au-dehors. Ils posèrent sur Rachel leurs regards graves, comme s’ils devinaient tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle au cours des derniers mois. La route s’aplanit et partit se blottir contre la Pigeon River. Dans la lumière oblique du matin, l’eau luisait comme un écoulement d’or en fusion. L’or des fous, se dit-elle.

Rachel songea au mois d’août de l’année précédente : à l’heure du déjeuner, elle allait porter son repas à M. Pemberton, dans sa maison, et Joël Vaughn, qui avait grandi avec elle à Colt Ridge, attendait sur la galerie couverte. Il était chargé de veiller à ce que personne ne vienne les déranger, M. Pemberton et elle, et bien qu’il n’ait jamais rien dit, son visage reflétait toujours la contrariété, quand il lui ouvrait la porte d’entrée. M. Pemberton attendait dans la pièce du fond et, en traversant la maison, Rachel ne manquait jamais d’observer la lumière électrique, la glacière, la table ouvragée et les sièges capitonnés. Quand elle se trouvait dans cet endroit merveilleux, ne serait-ce que pour une demi-heure, elle éprouvait le même sentiment que lorsqu’elle feuilletait avec envie le catalogue Sears de Noël. C’était même encore mieux, parce que ici, ce n’était pas seulement une photo, ni une description, mais les objets eux-mêmes. Ce n’était pas cela, cependant, qui l’avait attirée dans le lit de M. Pemberton. Il l’avait remarquée, il l’avait choisie parmi toutes les filles du camp, y compris ses deux amies, Bonny et Rebecca, qui étaient aussi jeunes qu’elle. Rachel s’était crue amoureuse, mais comme c’était le premier homme qu’elle eût jamais embrassé, sans même parler de coucher avec lui, comment aurait-elle su ? Elle se dit que la veuve Jenkins avait peut-être raison. Si sa mère était restée auprès d’elle, au lieu de l’abandonner quand elle avait cinq ans, peut-être qu’elle n’aurait pas été aussi naïve.

Mais y a rien d’moins sûr, se dit Rachel. Parce que après les mises en garde que lui avaient adressés non seulement Joël, mais aussi M. Campbell, qui avait secoué la tête comme pour lui dire Non, quand il l’avait vue entrer dans la maison avec le plateau, un jour à midi. Rachel s’était contentée de repousser d’un sourire les regards insistants avec lesquels l’accueillaient les femmes plus âgées, lorsqu’elle regagnait la cuisine. Quand un des cuisiniers lui lançait une gaudriole, du genre Ben, on dirait que l’avait pas beaucoup d’appétit aujourd’hui, en tout cas pas pour son déjeuner, elle rougissait et baissait les yeux, mais même alors, elle éprouvait aussi une certaine fierté. C’était exactement comme quand Bonny ou Rebecca lui soufflaient T’as les cheveux tout décoiffés, et qu’elles pouffaient toutes les trois, comme si elles étaient encore à l’école communale et qu’un garçon avait cherché à embrasser l’une d’elles.

Un jour, M. Pemberton s’était endormi avant qu’elle n’ait quitté son lit. Rachel s’était levée tout doucement pour ne pas le réveiller, puis elle avait parcouru la maison à pas lents, passant d’une pièce à l’autre, touchant tout ce qui se trouvait sur son chemin : le miroir ovale de la chambre dans son cadre doré, un broc et une cuvette en argent dans la salle de bains, le chauffe-eau Marvel dans le vestibule, la glacière et la pendule en chêne. Ce qui l’avait frappée, c’était de voir que toutes ces merveilles paraissaient éparpillées n’importe comment dans les diverses pièces, sans aucun soin. C’était vraiment stupéfiant, s’était-elle dit, de songer que ces objets qui l’émerveillaient, quelqu’un d’autre les remarquait à peine. Elle s’était assise dans un des fauteuils Coxwell, sentant contre ses hanches et son dos la caresse du velours soyeux. C’était comme d’être assise sur un nuage.

Quand ses règles s’étaient interrompues, elle avait préféré croire qu’il s’agissait d’autre chose, elle n’en avait parlé ni à M. Pemberton ni à Bonny et Rebecca, et pourtant ça ne faisait plus un mois, mais trois et bientôt quatre. Ça va revenir un de ces jours, s’était-elle dit, même après les matins où elle avait eu des vomissements, même quand sa robe avait commencé à la serrer à la taille. Quand le sixième mois était arrivé, M. Pemberton était déjà reparti à Boston. Bientôt, elle n’eut pas besoin d’annoncer la nouvelle, parce que son ventre, malgré le tablier qui le cachait, avait parlé pour elle, non seulement à toutes les personnes du camp, mais aussi à son père.

À l’entrée de Waynesville, la route en terre battue rejoignait l’ancienne route à péage d’Asheville. Rachel descendit de son cheval, sans lâcher les rênes, et ils pénétrèrent dans la ville à pied. Au moment où elle passa devant le tribunal, deux femmes bavardaient devant le magasin général Scott. Elles se turent pour observer Rachel de leurs yeux sévères et réprobateurs. La jeune fille attacha Dan devant le magasin Donaldson, Graines et Fourrage, et entra dire au patron qu’elle acceptait l’offre qu’il lui avait faite pour son cheval et sa vache.

« Mais viendrez pas les chercher avant la fin de la s’maine, hein ? »

L’homme acquiesça, mais n’ouvrit pas sa caisse enregistreuse.

« J’espérais que vous pourriez me payer tout de suite », dit Rachel.

M. Donaldson sortit trois billets de dix dollars de sa caisse et les lui tendit.

« Attention que ton cheval, y soye pas boiteux quand je viendrai l’chercher. »

Rachel sortit un petit porte-monnaie à fermoir de la poche de sa robe et y fourra l’argent.

« Voulez pas aussi acheter la selle ?

— J’ai pas besoin de la selle », répondit-il sèchement.

Rachel traversa la rue jusqu’au magasin de M. Scott. Lorsqu’il lui tendit sa note, elle trouva la somme plus élevée qu’elle ne s’y attendait, même si elle n’aurait pas su dire à quoi elle s’attendait précisément. Elle rangea dans son porte-monnaie les deux billets de un dollar qui lui restaient, avec deux pièces de dix cents, et se rendit dans la boutique voisine, la pharmacie Merritt. Quand elle en ressortit, il ne lui restait plus que les pièces.

Elle détacha Dan et ils repartirent, longeant la devanture du café Chez Dodson, puis deux autres vitrines plus petites. Au moment où elle passait devant le tribunal, quelqu’un l’appela par son nom. McDowell, le shérif, parut à la porte de son bureau ; il ne portait pas le costume du dimanche qu’elle lui avait vu trois mois auparavant, mais son uniforme et son badge d’argent épingle à sa chemise kaki. En le voyant s’avancer, Rachel se rappela qu’il avait passé le bras autour de ses épaules, ce jour-là, pour l’aider à se lever du banc et à entrer dans la gare, et qu’ensuite, il l’avait raccompagnée en voiture jusqu’à Colt Ridge et qu’il avait fait un petit feu dans l’âtre, alors qu’il ne faisait pas froid du tout. Ils étaient restés assis ensemble, au coin du feu, sans parler, jusqu’à l’arrivée de la veuve Jenkins qui était venue passer la nuit auprès d’elle.

Le shérif porta la main à son chapeau, au moment où il la rattrapait.

« Je veux pas vous retarder, dit-il. Je voulais simplement savoir comment ça se passait pour vous et le petit. »

Le regard de Rachel croisa celui du shérif et elle remarqua, encore une fois, la couleur inhabituelle de ses yeux. On aurait dit du miel, mais pas brillant comme celui des abeilles qui butinaient le trèfle, plutôt comme la teinte sombre et ambrée du miel de tilleul. Une couleur chaude qui vous réconfortait. Elle chercha une lueur critique dans l’œil du shérif, mais n’en trouva aucune.

« On se débrouille », répondit Rachel, sans vouloir reconnaître que les deux pièces de dix cents qui garnissaient son porte-monnaie paraissaient démontrer le contraire.

Une Ford Model T passa en brinquebalant et le cheval fit un écart en direction du trottoir. Le shérif et Rachel restèrent encore un moment ensemble dans la rue, sans rien dire, puis McDowell toucha de nouveau le bord de son chapeau.

« Bon, ben comme je vous ai dit, je voulais simplement savoir comment vous alliez. Si je peux vous aider pour quoi que ce soit, faut pas hésiter à me le faire savoir.

— Merci, dit Rachel, puis elle ajouta après un silence : Le jour où Papa, l’a été tué, ça m’a vraiment touchée, tout ce que vous avez fait pour moi, et surtout de pas m’avoir laissée toute seule. »

Il hocha la tête.

« J’ai été content de vous rendre service. »

Il repartit vers son bureau, tandis que Rachel tirait sur les rênes de Dan et l’entraînait plus loin.

Au bout de la rue, elle arriva devant un bâtiment en bois, au fond d’une cour étroite où l’on pouvait voir une douzaine de pierres tombales en marbre, de tailles et de couleurs diverses, vierges de toute inscription. À l’intérieur, elle entendit des coups de marteau et de ciseau, pan, pan, pan. Rachel attacha le cheval au poteau le plus proche et traversa la cour parsemée de débris de marbre. Elle s’immobilisa dans l’encadrement de la porte ouverte au-dessus de laquelle on pouvait lire : LUDLOW SURRATT, TAILLEUR DE PIERRE.

Un compresseur et un marteau pneumatique étaient posés à côté de la porte ; au centre de l’atelier se dressait un établi sur lequel on pouvait voir des maillets et des ciseaux, une scie à guichet et une plaque d’ardoise couverte de mots et de chiffres écrits à la craie. Sur certaines des pierres appuyées contre les quatre murs, on pouvait lire des noms et des dates. Sur d’autres, on voyait seulement des petits agneaux, des croix et des volutes. L’air était chargé de craie, le sol en terre battue était tout blanc, comme s’il venait de tomber une neige très fine. Surratt était assis sur une chaise en bois basse, une pierre tombale adossée à l’établi, devant lui. Il portait un chapeau et un tablier et, pour travailler, il se penchait tout près du marbre, le marteau et le ciseau n’étant qu’à quelques pouces de son visage.

Rachel frappa et il se retourna ; ses vêtements, ses mains, ses cils, tout était poudré de poussière blanche. Il posa ses outils sur l’établi et sans un mot gagna le fond de son atelier. Il souleva la plaque en marbre de seize pouces sur quatorze, que Rachel lui avait commandée dans la semaine qui avait suivi la mort de son père. Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, il la posa près de la porte. Puis, il recula pour se trouver à côté d’elle. Ils contemplèrent la plaque, où le nom d’Abraham Harmon était gravé dans la pierre, avec au-dessus la swastika que Rachel avait choisie dans le recueil de motifs décoratifs.

« Moi, je trouve que ça rend bien, dit le tailleur de pierre. C’est comme vous vouliez ?

— Ouais, m’sieur. C’est très beau, dit Rachel, puis elle ajouta, après un temps d’hésitation : Le restant de ce que je vous dois. Je pensais l’avoir, mais je l’ai pas. »

Surratt n’eut pas l’air particulièrement surpris de l’apprendre et Rachel se dit qu’elle n’était sans doute pas la première à lui annoncer une chose pareille.

« La selle que voyez là, dit Rachel en indiquant son cheval de la tête, pourriez p’têtre la prendre en remplacement de la somme.

— Écoutez, je connaissais votre papa. Y en avait qui le disaient mal embouché, mais moi, je l’aimais bien, dit Surratt. On va trouver un autre moyen. Z’en avez besoin de cette selle.

— Nan, m’sieur, plus maintenant. J’ai vendu mon cheval à m’sieur Donaldson. À la fin de la semaine, j’en aurai plus besoin.

— À la fin de la semaine ?

— Ouais, m’sieur, répondit Rachel. Il doit venir chercher le cheval, et aussi la vache, à ce moment-là. »

Le tailleur de pierre prit le temps de réfléchir.

« Bon, alors je vais prendre la selle et on sera quittes, tous les deux. Demandez donc à Donaldson de la rapporter avec le cheval », dit-il.

Il se tut un instant pendant qu’une autre Ford Model T passait en crachotant.

« À qui z’avez demandé de monter la pierre tombale jusque là-haut ? »

Rachel tira le sac en toile de la sacoche accrochée à la selle.

« Je pensais le faire moi-même.

— Elle pèse plus lourd qu’elle en a l’air, cette pierre, pas loin de trente livres, répondit Surratt. Elle va passer au travers d’un sac aussi mince. En plus de quoi, une fois là-haut, restera à la mettre en terre.

— J’ai une pioche avec moi, dit la jeune fille. Si vous voulez bien m’aider à accrocher la pierre au pommeau de la selle, je me débrouillerai. »

Surratt sortit un mouchoir rouge de sa poche de derrière, fit la grimace et s’en frotta le front. Puis il le remit dans sa poche et son regard revint se poser sur Rachel.

« Vous avez quel âge ?

— Pas loin de dix-sept ans.

— Pas loin ?

— Ouais, m’sieur. »

Elle s’attendait à entendre le tailleur de pierre lui dire ce qu’avait dit la veuve Jenkins, à savoir qu’elle n’était qu’une gamine qui ne connaissait rien à rien. Et sans doute aurait-il raison de le lui dire. Comment aurait-elle pu prétendre le contraire, alors qu’elle avait passé sa matinée à se tromper à tout propos, depuis le moment où le bébé ferait ses dents jusqu’au coût de la vie ?

Surratt se pencha sur la pierre tombale et souffla sur une des lettres gravées au ciseau pour en faire sortir une trace de poussière blanche. Il laissa sa main s’attarder un instant sur la pierre, comme pour en vérifier une dernière fois la solidité. Puis il se redressa et dénoua les cordons de son tablier de cuir.

« Suis pas très occupé pour le moment, dit-il. Je vais mettre la pierre dans ma camionnette et la monter là-haut tout de suite. Et je la planterai en terre, pendant que j’y suis.

— Merci beaucoup, dit Rachel. C’est un grand effet de votre bonté. »

Elle repartit à cheval, traversant Waynesville pour s’engager vers le nord par la vieille route à péage, mais elle ne tarda pas à la quitter et à prendre une autre piste que celle qu’elle avait empruntée à l’aller. Assez vite, ce sentier-là devenait plus abrupt, plus rocailleux, la tête en acier de sa pioche tintait contre l’étrier. Le souffle du cheval devint plus court à mesure que l’air se raréfiait et ses naseaux veloutés se soulevaient à chaque inspiration. Ils franchirent un ruisseau en pataugeant dans l’eau peu profonde et limpide. Des feuilles de rhododendrons, aussi coriaces que du cuir, frôlaient au passage la robe de Rachel.

Après une demi-heure de route, elle atteignit la crête la plus haute. Les bois s’éclaircirent brièvement, pour révéler une maison abandonnée. La porte d’entrée était béante et sur la galerie couverte, des casseroles, des assiettes et des courtepointes moisies laissaient deviner un départ précipité. Au-dessus de la porte, un fer-à-cheval rouillé était cloué, les extrémités vers le haut pour capter toute la chance qui risquait d’atteindre les occupants de la demeure. Visiblement, cela n’avait pas suffi, se dit Rachel qui savait bien qu’avant longtemps, sa propre maison risquait de subir un sort analogue, si la récolte de ginseng n’était pas bonne.

Très vite, les montagnes et les bois se refermèrent autour d’elle. À présent, tous les arbres étaient des arbres à bois dur. La lumière filtrait à travers leur feuillage comme à travers une couche de gaze. Pas un oiseau ne chantait, pas un chevreuil, pas un lapin ne détalait en courant devant elle. Les seuls organismes qui peuplaient ce sentier étaient des champignons, le seul bruit celui des glands qui craquaient et crépitaient sous les sabots ferrés de Dan. Il régnait une odeur de pluie fraîchement tombée.

Le sentier s’éleva une dernière fois avant de rejoindre la route. De l’autre côté se dressait une église blanche, en planches, abandonnée elle aussi. Le large portail était fermé par un cadenas et la peinture désormais grisâtre avait commencé à peler. Un si grand nombre de montagnards vivaient à présent dans le camp forestier que M. Bolick, le pasteur, célébrait l’office religieux dans la cantine du camp plutôt que dans l’église. La camionnette de M. Surratt n’était pas garée près des grilles du cimetière, mais Rachel put voir que la pierre tombale était fichée en terre. Elle attacha Dan à la grille et entra. Elle chemina entre les tombes : certaines n’étaient indiquées que par des pierres de rivière, sans nom, ni date ; d’autres par des pierres tombales en pierre à savon ou en granit, et plus rarement en marbre. Les noms qu’elle voyait étaient tous familiers : Jenkins et Candler, McDowell et Pressley, Harmon. Elle avait presque atteint la tombe de son père, lorsqu’elle entendit des glapissements vers le bas de la crête au-dessous du cimetière ; c’était un bruit qui évoquait la solitude, comme le cri d’un engoulevent ou le sifflet d’un train au loin. Une meute de chiens sauvages traversa une clairière et celui qui avait hurlé à la mort fonçait maintenant pour rattraper ses congénères. Rachel se rappela la pioche accrochée à sa selle et se dit qu’elle ferait peut-être mieux d’aller la chercher, au cas où les chiens auraient l’idée d’escalader la crête, mais ils ne tardèrent pas à s’éparpiller dans les bois. Alors, tout ne fut plus que silence.

Elle resta près de la pierre tombale ; la terre qu’avait dû déplacer le tailleur de pierre assombrissait la tombe. Le père de Rachel avait été difficile à vivre, gauche dans son affection, peu loquace. Sa colère était toujours prête à déborder comme une soupe au lait, surtout quand il avait bu. Un des souvenirs les plus nets que Rachel avait conservés de sa mère se situait lors d’une journée de canicule où elle s’était allongée sur le lit de ses parents. Elle avait dit à sa mère que le couvre-lit bleu lui semblait frais et doux malgré la chaleur de l’été, que c’était comme de s’allonger pour dormir à la surface d’un des bassins qui se formaient dans le cours d’eau. C’est parce qu’il est en satin, avait dit sa mère et Rachel avait trouvé que ce mot sonnait de façon fraîche et douce et gazouillait comme l’eau du ruisseau. Elle se rappelait aussi le jour où son père avait pris ce couvre-lit pour le jeter dans l’âtre. C’était le matin qui avait suivi le départ de sa mère et, tout en tassant le grand morceau de satin au plus profond du feu, le père de Rachel lui avait dit qu’elle ne devait plus jamais parler de sa mère, sinon il la frapperait sur la bouche. L’aurait-il fait ou non, elle n’en savait rien, n’ayant jamais osé s’y risquer. À l’enterrement de son père, Rachel avait entendu une vieille femme déclarer que celui-ci avait été un autre homme avant d’être quitté par sa femme, un homme beaucoup moins porté à la colère et à l’amertume. Qui n’avait jamais bu plus que de raison. Cet homme-là, Rachel ne s’en souvenait pas.

Et pourtant, il avait élevé son enfant tout seul, une fille en plus, et Rachel estimait qu’il l’avait fait aussi bien que pouvait le faire un homme seul, quel qu’il fût. Elle avait toujours mangé à sa faim, toujours été bien vêtue. Il y avait, certes, beaucoup de choses qu’il ne lui avait pas apprises, qu’il ne pouvait peut-être pas lui apprendre, mais elle s’y connaissait en récoltes, en plantes et en animaux, elle savait réparer une clôture et boucher les fentes d’une maison en rondins. Il l’avait obligée à manier les outils, tandis qu’il la surveillait de près. Afin de s’assurer qu’elle en serait capable quand il ne serait plus là pour le faire à sa place, elle le comprenait à présent. Qu’était-ce donc, cela, sinon une espèce d’amour ?

Elle toucha la pierre tombale, éprouvant sa robustesse et sa solidité. Ce qui la fit penser au berceau que son père avait fabriqué deux semaines avant sa mort. Il l’avait apporté dans la maison et posé à côté du lit de sa fille, sans prononcer un mot qui aurait pu laisser penser qu’il l’avait fait pour l’enfant à naître. Mais elle voyait bien quel soin il y avait mis ; il avait choisi du noyer d’Amérique, le plus dur et le plus durable de tous les bois existants. Il était construit non seulement pour durer, mais pour être joli, car il l’avait poncé et verni à l’huile de lin.

Rachel ôta sa main de la pierre qui durerait, elle le savait, bien plus longtemps qu’elle-même et survivrait par conséquent aussi à son chagrin. Je l’ai fait ensevelir en terre consacrée et j’ai brûlé les vêtements qu’il portait le jour où l’est mort, se dit-elle. J’ai signé le certificat de décès et maintenant, sa pierre tombale, l’est en place. J’ai fait tout ce que je pouvais faire. Mais tout en se disant cela, Rachel sentit le chagrin qu’elle portait au fond du cœur prendre une telle ampleur, une telle profondeur qu’elle avait l’impression d’être plongée dans un bassin noir et insondable d’où elle ne ressortirait plus jamais. Parce qu’à présent, il ne lui restait plus rien à faire, plus rien qu’à supporter sa peine.

Songe à quelque chose d’heureux, se dit-elle, à quelque chose qu’il a fait pour toi. Même une petite chose. Pendant quelques instants, rien ne vint. Puis une idée surgit, l’idée de quelque chose qui avait eu lieu vers cette époque de l’année. Après le dîner, son père était parti dans la grange, pendant qu’elle sortait, elle, dans le jardin. Dans la lumière crépusculaire, elle avait ramassé des haricots arrivés à maturité, dont les cosses sombres se nichaient parmi les rangées de maïs qu’elle avait plantées en guise de rames. Son père l’avait appelée depuis l’entrée de la grange et elle avait déposé sa bassine entre deux rangées, s’imaginant qu’il voulait lui demander d’emporter le seau de lait jusqu’à l’abri où était logé le puits, qui servait aussi de laiterie.

« Regarde comme l’est joli », avait-il dit quand elle l’avait rejoint dans la grange.

Il lui avait montré un gros papillon de nuit d’un vert argenté. Pendant quelques minutes, les tâches à accomplir étaient restées en suspens, tandis qu’ils s’immobilisaient tous les deux pour regarder. Les rais de lumière qui éclairaient la grange avaient peu à peu faibli et le papillon avait paru s’éclairer à son tour, comme si le lent mouvement de ses ailes qui s’ouvraient et se fermaient lui avait permis de happer les dernières lueurs du jour. Puis il s’était élevé. Tandis qu’il s’envolait dans la nuit, en battant des ailes, le père de Rachel avait levé sa grande et forte main pour la poser un instant sur l’épaule de sa fille, mais sans se tourner vers elle. Un papillon à la tombée de la nuit, le contact d’une main. Ouais, c’est quelque chose, se dit Rachel.

Tout en redescendant le long du sentier, elle se rappela les journées qui avaient suivi les obsèques : le silence qui régnait dans la maison lui avait paru palpable et elle avait été incapable de passer une seule journée sans aller rendre visite à la veuve Jenkins pour lui emprunter ou lui rendre quelque chose. Et puis, un matin, elle avait commencé à sentir que son chagrin s’apaisait, c’était comme si un objet ébréché qui entaillait sa chair depuis un long moment s’était enfin émoussé sur les bords, usé à son contact. Ce jour-là, Rachel fut incapable de se rappeler de quel côté son père traçait sa raie quand il se peignait et elle constata une nouvelle fois la vérité de ce qu’elle avait appris à l’âge de cinq ans, quand sa mère était partie — ce qui permettait de supporter la perte de quelqu’un qu’on aimait, ce n’était pas ce qu’on se rappelait, mais ce qu’on oubliait. Au début, elle avait oublié les petits détails, l’odeur du savon qu’avait utilisé sa mère, la couleur de la robe qu’elle mettait pour aller à l’église, puis, au bout de quelque temps, elle avait oublié le son de sa voix, la couleur de ses cheveux. Rachel était stupéfaite de voir tout ce qu’on pouvait oublier, et tout ce qu’on oubliait ainsi rendait la personne en question moins vivante au-dedans de vous, jusqu’au moment où on pouvait enfin supporter son absence. Quand on avait laissé passer davantage de temps, On pouvait prendre le risque de s’abandonner à ses souvenirs, on pouvait même chercher à les provoquer. Mais même alors, on pouvait voir revenir les sentiments éprouvés au cours des premiers jours et se rappeler que le chagrin était toujours là, comme un vieux fil de fer barbelé enfoui au cœur d’un arbre.

Et maintenant, il y avait cet enfant aux yeux bruns. Faut pas l’aimer, se dit Rachel. Faut surtout pas aimer quelque chose qu’on peut te prendre.