12

Les semaines suivantes, la plus grande partie de Noland Mountain avait été déboisée et les équipes avaient progressé vers le nord jusqu’à la crête de Bunk Ridge, avant d’obliquer vers l’ouest, longeant un embranchement ferroviaire qui traversait le Davidson Branch pour gagner la vaste étendue de terrain entre Campbell Fork et le cours supérieur de l’Indian Creek. Les hommes travaillaient plus vite, maintenant que l’on était au cœur de l’été, et cela était dû, dans une certaine mesure, au fait que plus personne n’avait été mordu par un serpent à sonnettes depuis l’arrivée de l’aigle. À mesure qu’elles avançaient, les équipes laissaient derrière elles une étendue dévastée de souches et de débris, qui ne cessait de s’agrandir, ainsi que des rivières brunes et obstruées, envahies de truites mortes. Même les chevesnes et les vairons, plus coriaces, finissaient par succomber, certains jaillissant jusque sur les rives, à croire que l’air lui-même, pourtant impropre à leurs branchies, paraissait leur offrir de meilleures chances de survie. Maintenant que les bois s’éclaircissaient, un nombre croissant d’hommes assuraient avoir vu la panthère, souvent dans l’espoir de s’adjuger la pièce d’or promise par Pemberton. Personne ne pouvait montrer la moindre piste convaincante, la moindre touffe de fourrure, mais chacun avait son histoire, y compris Dunbar qui prétendit un après-midi, pendant la pause, qu’il venait de voir une grande forme noire foncer parmi les arbres.

« Où ça ? demanda Stewart, ramassant sa hache, tandis qu’il scrutait les bois les plus proches, de même que toute l’équipe de Snipes.

— Là-bas », dit Dunbar, en pointant le doigt vers la gauche.

Ross se rendit jusqu’à l’endroit indiqué par son camarade et il étudia d’un air sceptique le sol encore humide après l’averse du matin. Il revint et s’assit sur un tronc d’arbre abattu à côté de Snipes qui avait repris la lecture de son journal.

« À mon avis, c’était sans doute l’aigle, déclara Ross, pasque je peux te dire qu’y a pas l’ombre d’une trace. T’es obsédé par ton chapeau à ruban jaune, toi.

— Ben, écoute, y m’a vraiment paru la voir, cette panthère, maugréa Dunbar. Mais je veux bien croire qu’y a des fois où on veut tellement quelque chose qu’on finit par s’imaginer n’importe quoi. »

Ross se tourna vers Snipes, croyant que la réponse de Dunbar allait lui inspirer un traité de philosophie, mais le chef d’équipe était plongé dans la lecture de son journal.

« Qu’est-ce y a donc dans ton canard, qu’y te fait loucher à ce point, Snipes ?

— Va y avoir une réunion de grands manitous au sujet de ce parc, d’ici deux semaines, annonça Snipes, caché derrière son voile de papier imprimé. À en croire le rédacteur en chef, du nom de Webb, le ministre de l’Intérieur de tous les États-Unis, y doit y assister. Et par-dessus le marché, l’amènera avec lui le propre baveux de John D. Rockefeller. Paraît que ces gens-là, y viennent pour obliger Boston Lumber et Harris Minéral Company à vendre leurs terres, sans quoi y risquent d’être espropriés.

— Y croient vraiment qu’y peuvent ? demanda Dunbar.

— Ça sera une bagarre du feu de Dieu, déclara Snipes, ça fait pas l’ombre d’un doute.

— Z’en viendront pas à bout, dit Ross. Si y avait que Buchanan et Wilkie, je dis pas, mais z’arriveront à rien avec Harris et Pemberton, et surtout avec la patronne.

— Ben, faut espérer que t’as raison, fit remarquer Dunbar. Pasque si on nous ferme notre camp, on sera dans un vache de pétrin, nous autres. Et c’est sûr qu’y nous restera plus qu’à aller voir ailleurs, ça fait pas un pli. »

 

« Il y aura juste Albright et l’avocat de Rockefeller, déclara Pemberton ce soir-là, tandis que Serena et lui se préparaient à se mettre au lit. Albright n’a pas accepté la présence du moindre élu de Caroline du Nord. Il a dit que même si Webb et Kephart y assistent, nous aurons déjà l’avantage puisque nous serons cinq contre quatre.

— Tant mieux, comme ça nous réglerons cette question une fois pour toutes », dit Serena, le regard fixé sur sa malle-cabine au pied du lit, une malle dont Pemberton n’avait encore jamais vu le contenu.

«  Elle finit par porter préjudice à d’autres affaires beaucoup plus importantes. »

Elle retira ses jodhpurs et les rangea dans la penderie. Au-dessus de leurs têtes, quelques crépitements hésitants annoncèrent la forte pluie que leur avaient promise tout l’après-midi les nuages drapés autour de Noland Mountain. L’averse prit de la force assez vite et ne tarda pas à tambouriner sur le toit de tôle. Pemberton commença à se dévêtir, puis il se rappela qu’il devait aller chercher ses bottes de chasse dans le placard du vestibule. Z’en faites pas si y pleut cette nuit, lui avait dit Galloway l’après-midi même. M’man dit que ça se dégagera pour la matinée. L’y compte tout autant que nous autres.

Serena s’écarta de la penderie.

« Comment est-il, le barde des Appalaches, quand on le voit en personne ?

— Aussi entêté et mal embouché que son copain McDowell, notre shérif, répondit son mari. La première fois qu’on s’est vus, il m’a dit qu’il était ravi de savoir que j’allais mourir un jour, parce que ainsi mon cercueil pourrirait et que je finirais par nourrir la terre au lieu de la détruire.

— Eh bien, là aussi, il se trompe, Kephart, déclara Serena. J’y veillerai personnellement, pour toi comme pour moi. Quoi d’autre ?

— Il lève un peu trop facilement le coude, ce n’est pas tout à fait le petit saint que nous présentent les journaux et les politicards.

— Ils sont bien obligés de forcer le trait, dit Serena. Pour eux, c’est le nouveau Muir.

— Galloway dit qu’on passera juste devant la cabane de Kephart, demain, afin que tu puisses voir le grand homme de tes propres yeux.

— Je le verrai toujours bien assez tôt, dit Serena. Et puis, de toute façon, je dois aller poser les piquets pour le nouvel embranchement, avec Campbell. »

Serena se débarrassa de ses dessous. En la contemplant, Pemberton se demanda si le jour viendrait jamais où il pourrait la regarder nue sans être ébloui. Il ne parvenait pas à l’imaginer et croyait qu’à l’instar de certaines lois des mathématiques et de la physique, la beauté de Serena était immuable. Dans la beauté, elle marche. Ces paroles récitées bien des années auparavant, d’une voix aussi sèche que la poussière de craie dont l’air de la salle de classe était chargé, étaient les premières d’un poème de lord Byron, que Pemberton n’avait écouté que pour mieux se moquer des sentiments qu’il exprimait. Mais maintenant, il comprenait leur vérité, car la beauté de Serena était ainsi — une aura autour de laquelle le monde ouvrait un espace inviolable, afin qu’elle puisse s’avancer sans risquer la moindre souillure.

Une fois qu’ils se furent accouplés, Pemberton écouta la douce respiration de sa femme s’entremêler à la pluie sur le toit. Elle dormait bien, désormais, d’un sommeil profond, au-delà des rêves, prétendait-elle. Il en était ainsi depuis les deux nuits qu’elle avait passées à l’écurie avec l’aigle, à croire que les cauchemars étaient venus la harceler alors et que, n’ayant pas trouvé de rêve à phagocyter, ils étaient partis plus loin, tels des fantômes ayant soudain trouvé vide une maison qu’ils avaient coutume de hanter.

La pluie cessa à un moment de la nuit et quand vint midi le ciel était bleu et sans nuages. Galloway avait baptisé leur excursion pistage plutôt que chasse, car ils allaient chercher soit les traces des déjections du fauve, soit un cerf tué de frais et le cœur arraché, ce qui n’empêcha pas Pemberton de prendre son fusil dans le placard du vestibule, au cas où.

Lorsqu’il arriva au bureau, il trouva sur la galerie non seulement Galloway, mais aussi sa mère. Elle portait la même robe austère que l’été précédent, accompagnée d’une sorte de capote en satin noir qui donnait l’impression que son visage s’était éloigné et vous regardait du fond d’une grotte. Elle avait aux pieds des sabots taillés dans un bois rougeâtre qui ressemblait fort à du cèdre. Elle était comique, certes, mais pas seulement, se dit soudain Pemberton, il se dégageait d’elle une espèce de déconcertante « altérité » qui faisait partie de ces montagnes et qui lui resterait à jamais inexplicable.

« L’a envie de sortir par une jolie journée comme y fait, lui confia Galloway. Elle dit que ça lui réchauffe ses vieux os et que ça lui fouette le sang. »

Pemberton crut que « sortir » voulait dire venir s’asseoir sur la galerie, mais lorsqu’il se dirigea vers la Packard, la vieille le suivit d’un pas traînant.

« Mais elle ne va pas venir avec nous, quand même ?

— Elle viendra pas pour la marche à pied, dit le fils, juste pour la balade en voiture. »

Galloway ne laissa même pas à Pemberton l’occasion de protester contre cet arrangement. Il ouvrit la portière arrière du véhicule et installa sa mère, avant d’aller s’asseoir à l’avant avec Pemberton.

Ils suivirent la route de Waynesville pendant quelques miles, avant de bifurquer vers l’ouest. La vieille femme pressait son visage contre la vitre, mais Pemberton n’arrivait pas à imaginer ce que pouvaient bien distinguer ses yeux ravagés. Ils partageaient la route avec des familles qui rentraient de l’église, la plupart à pied, quelques-unes en carriole. Chaque fois que Pemberton croisait ou dépassait les montagnards, ceux-ci baissaient les yeux comme toujours, afin de ne pas avoir à soutenir son regard ; mais cette apparente marque de respect était aussitôt démentie par leur refus de se ranger sur le bord de la route, afin qu’il puisse passer plus aisément. Lorsqu’ils entrèrent dans Bryson City, Galloway indiqua une vitrine, sur laquelle on pouvait lire en lettres rouges : SHULER, DRUGSTORE ET APOTHICAIRE.

« Faut s’arrêter là, deux secondes », dit-il.

Il ressortit du magasin tenant un petit sac en papier qu’il remit à sa mère. La vieille femme serra des deux mains le haut du sac replié, comme si son contenu risquait de s’échapper.

« Elle raffole des bonbons au marrube, expliqua Galloway, alors que Pemberton embrayait.

— Elle ne parle jamais, votre mère ?

— Si, quand l’a quelque chose à dire que ça vaut la peine d’être écouté, déclara le fils. Elle peut dire votre avenir, si ça vous chante. Et aussi espliquer vos rêves et ce qu’y signifient.

— Non merci », répondit Pemberton.

Ils couvrirent encore quelques miles, passant devant de petites fermes, dont beaucoup n’étaient plus habitées que par les créatures sauvages qui s’abritaient derrière leurs fenêtres brisées et sous leurs toits écroulés ; sur les portes et les poutres de la terrasse étaient cloués des avis de saisie. Dans le jardin ou le champ attenant, il restait toujours quelques vieux vestiges, une herse ou une baignoire rouillées, une balançoire dont la corde était usée, une dernière tentative avortée de revendiquer l’endroit. Pemberton tourna à l’endroit où un panneau indiquait DEEP CREEK, traversant ce qui, en dépit de toutes ses irrégularités, ses rochers et ses éboulis, pouvait en effet être le lit asséché d’un cours d’eau. Quand il arriva dans la petite clairière où se terminait la route, une voiture y était déjà garée.

« C’est celle de Kephart ? demanda-t-il.

— L’a pas de voiture, dit Galloway, puis il indiqua de la tête un chapeau brun de coupe officielle sur le tableau de bord. On dirait plutôt que c’est notre shérif. Je vous parie que le vieux bonhomme et lui, y cherchent de jolis insectes ou de belles fleurs ou quelque chose comme ça. Vu que le shérif, l’est presque aussi dingue de la nature que Kephart. »

Galloway et Pemberton sortirent du véhicule et Galloway ouvrit la portière arrière. La vieille femme ne bougea pas, seules ses joues se plissaient et se déplissaient comme un soufflet, chaque fois qu’elle suçait le bonbon qu’elle avait dans la bouche. Galloway contourna la voiture et ouvrit l’autre portière.

« Comme ça, l’aura un bon petit courant d’air, expliqua-t-il. C’est ça qu’y manque le plus. Y a pas un pouce d’air dans nos baraques. »

Ils parcoururent une centaine de mètres le long du sentier avant que les arbres ne s’éclaircissent pour révéler une petite maison. Le shérif et Kephart étaient installés dans des fauteuils d’osier, sur la galerie. Entre eux se trouvait une barrique cerclée de fer, d’une contenance de dix gallons, sur laquelle une carte topographique en lambeaux était posée comme une nappe. McDowell regardait avec attention son compagnon y établir un tracé, à l’aide d’un crayon de charpentier. Pemberton posa sa botte sur la marche de la galerie et vit que la carte englobait les montagnes environnantes et l’est du Tennessee. Elle était couverte de marques grises et rouges, dont certaines se chevauchaient et d’autres étaient en partie effacées ; on aurait dit un palimpseste.

«  Vous préparez un voyage ? demanda-t-il.

— Non, répondit Kephart, en paraissant le remarquer pour la première fois depuis son arrivée dans la clairière. Un parc national. »

Il posa son crayon sur la barrique, puis il ôta ses lunettes et les posa à côté.

« Qu’est-ce que vous faites sur mes terres ?

— Vos terres ? releva Pemberton. Je pensais que vous en aviez déjà fait don à ce parc dont vous avez une telle envie. Ou bien le parc n’a-t-il droit qu’aux terres des autres ?

— Le parc recevra toutes les terres que je possède, répondit Kephart. J’ai déjà pris soin de le stipuler dans mon testament, mais en attendant, vous n’avez aucun droit d’être chez moi.

— On fait que passer, déclara Galloway qui se trouvait à présent aux côtés de Pemberton. On a entendu dire qu’y avait peut-être une panthère qui rôdait par ici. On cherche seulement à vous protéger. »

McDowell regarda fixement le fusil que Pemberton tenait à la main. Celui-ci indiqua la carte avec le canon de son arme.

« Vous aussi, shérif, vous êtes en faveur de ce parc ?

— Ouais, répondit McDowell.

— Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m’étonne pas, dit Pemberton.

— Passez votre chemin, sans quoi je vais vous arrêter pour entrée illégale dans une propriété privée, lança McDowell. Et si jamais j’entends votre fusil, je vous arrêterai pour avoir chassé avant l’ouverture. »

Galloway sourit et il s’apprêtait à répondre lorsque Pemberton lui coupa la parole.

« Allons-y. »

Ils contournèrent la cabane, puis un appentis derrière lequel une moustiquaire rouillée était installée à plat sur deux chevalets. On y avait entreposé des pointes de flèches et des fers de lances, ainsi que diverses autres pierres de différentes tailles et couleurs, dont certaines n’étaient guère que des cailloux. Galloway s’arrêta pour les inspecter, en levant une vers la lumière pour révéler sa couleur rouge et trouble.

« Je me demande bien où qu’y t’a dégotée, toi, dit-il d’un ton pensif.

— C’est quoi ? demanda Pemberton.

— Un rubis. Ceux-là, y sont pas assez gros pour avoir de la valeur, mais si z’en trouviez un plus gros, je peux vous garantir que seriez sûr de vous remplir les poches.

— Vous pensez que Kephart les a trouvés dans le coin ?

— M’étonnerait, dit Galloway en jetant le caillou sur la moustiquaire. L’a dû les trouver du côté de Franklin. N’empêche, je garderai les yeux ouverts pendant qu’on se baladera au bord de la rivière. Y a p’têtre pas qu’une panthère qu’est planquée dans l’coin. »

Ils quittèrent l’appentis et suivirent la piste qui s’enfonçait dans la forêt. Il n’y avait guère d’arbres à bois dur autour d’eux et ceux qu’on pouvait voir étaient de petite taille. Au bout d’un moment, Pemberton entendit le bruit de l’eau, puis il l’aperçut à travers les arbres, un cours d’eau plus grand qu’il ne l’avait imaginé, davantage une petite rivière qu’un simple ruisseau. Les yeux de Galloway scrutaient avec intensité le sable et la boue. Il indiqua une série de petites traces sur un banc de sable.

« Un vison. Je reviendrai le piéger quand sa fourrure l’épaissira. »

Ils se dirigèrent vers l’amont ; Galloway s’arrêtait à tout instant pour étudier des traces, s’agenouillant même parfois pour suivre leur relief du bout de l’index. Ils arrivèrent devant une mare profonde, au-dessus de laquelle une bande de vase gluante révélait des empreintes plus grandes que toutes celles qu’ils avaient pu voir jusque-là.

« Un félin ? demanda Pemberton.

— Ouais, un gros chat.

— J’aurais cru qu’il laisserait des marques de griffes.

— Nan, dit Galloway. Les griffes, elles sortent pas tant que c’est pas encore le moment de tuer. »

Le montagnard grogna en se laissant tomber sur un genou. Il posa un doigt sur le côté d’une empreinte et appuya sur la boue, afin de vider la trace de l’eau qu’elle contenait.

« C’est un lynx, dit-il au bout de quelques instants. Mais un costaud, je peux vous dire.

— Vous êtes sûr que ça ne peut pas être un puma ? »

Galloway leva les yeux et son visage reflétait un mélange d’irritation et d’amusement.

« Bon, je veux bien croire que pourriez y coller une queue et raconter partout que c’est une panthère, pouffa-t-il. Y a des ballots, y savent même pas faire la différence. »

Il se releva et contempla le soleil, afin d’évaluer l’heure.

« L’est temps de filer, dit-il, en repassant sur la rive. Dommage qu’on ait m’man avec nous, on aurait pu rester davantage. S’y a vraiment une panthère dans le coin, à la tombée de la nuit, on aurait p’têtre pu l’entendre causer.

— Ça ressemble à quoi, son cri ? demanda Pemberton.

— On jurerait un moutard qui chiale, dit Galloway, sauf qu’au bout de quelques secondes, elle se tait brusquement, comme si on venait d’y couper le cou. Suffit de l’avoir entendu une fois pour savoir l’animal que c’est. Z’en aurez les poils de la nuque aussi hérissés qu’un porc-épic. »

Ils remontèrent jusqu’en haut de la crête, tandis que le bruit de la rivière qui dévalait la pente à vive allure s’amenuisait derrière eux. Au bout de quelques minutes, ils aperçurent la maison de Kephart.

« Voulez voir si ce shérif, l’a vraiment quelque chose dans le pantalon ou si c’est que du vent ? demanda Galloway.

— Une autre fois, répondit Pemberton.

— D’accord, dit Galloway en bifurquant vers la droite et en traversant un ruisseau. Dans ce cas-là, on va passer par ici. Mais je vais prendre un peu d’eau à la source. M’man aura sûrement soif après avoir sucé tous ces bonbons. »

Quand ils arrivèrent au petit édifice qui abritait la source, Galloway sortit de sa poche arrière une boîte de tabac en métal et fit tomber les quelques miettes qui restaient dedans. Tandis qu’il l’emplissait d’eau, Pemberton observa la maison à travers les arbres. La carte avait cédé la place à un échiquier que Kephart et McDowell contemplaient fixement. Un des garçons avec qui Pemberton avait fait de l’escrime à Harvard l’avait initié aux échecs, en lui assurant qu’il s’agissait d’une escrime de l’esprit plutôt que du corps, mais Pemberton s’était vite lassé de la lenteur du jeu et du manque de dépense physique.

La partie en cours approchait de sa fin, il restait moins d’une douzaine de pièces sur l’échiquier. McDowell prit entre le pouce et l’index le cavalier qui lui restait et joua son coup, dont la trajectoire décalée le rapprocha du roi de Kephart, mais le mit aussi sur le chemin de sa tour. Pemberton crut que le shérif avait mal joué, mais à l’évidence Kephart, quant à lui, vit aussitôt quelque chose qui échappait à Pemberton, car ce fut d’un air résigné qu’il prit le cavalier avec sa tour. Le shérif fit alors traverser l’échiquier à sa reine et Pemberton comprit soudain ce qu’il voulait faire. Kephart joua un dernier coup et la partie prit fin.

« Allons-y, dit Galloway en faisant bien attention à ne pas renverser l’eau de sa boîte. J’ai mieux à faire qu’à regarder des bonshommes de leur âge jouer au jeu de la puce. »

Ils continuèrent leur chemin et retrouvèrent la mère de Galloway exactement telle qu’ils l’avaient laissée. Le seul signe indiquant qu’elle avait bougé était le sac en papier roulé en boule par terre.

« Je t’ai apporté de l’eau de source bien fraîche, m’man », dit Galloway en levant la boîte de tabac jusqu’aux lèvres parcheminées de sa mère.

Le vieille femme téta à grand bruit, à mesure que son fils inclinait lentement le bol improvisé, puis l’écartait pour qu’elle puisse avaler, avant de le presser de nouveau contre ses lèvres. Le manège se répéta jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau.

Tandis qu’ils roulaient vers le camp, Galloway regarda par la fenêtre en direction des Smoky Mountains.

« Z’en faites donc pas, dit-il. Un jour, l’aurez, votre panthère. »

Le reste du trajet se fit dans le silence, le long de la route bitumée qui suivait un tracé compliqué au milieu des bosses et des courbes du paysage. À la sortie de Bryson City, les montagnes paraissaient se gonfler et grandir, comme si elles prenaient une dernière et profonde inspiration avant de souffler doucement vers la vallée du Cove Creek.

En arrivant au camp, Pemberton vit un pick-up vert garé à côté du magasin. Assujettie de façon précaire sur le plateau se trouvait une maisonnette en bois au toit pointu, munie d’une large porte, qui ressemblait à une énorme niche ou à une toute petite église. Sur les flancs, on pouvait lire en lettres noires : R. L. FRIZZELL — PHOTOGRAPHE. Pemberton regarda le propriétaire du véhicule tirer un trépied et un appareil photo de la maisonnette et installer son équipement avec l’adroite célérité de celui qui a des années de métier derrière lui. L’homme paraissait avoir passé la soixantaine et portait un costume noir fripé et une large cravate sombre. Une loupe d’horloger pendait au bout d’une chaîne d’argent autour de son cou, arborée avec autant d’autorité que le stéthoscope d’un médecin.

« Que se passe-t-il ? demanda Pemberton.

— C’est pour Ledbetter, le scieur que l’a été tué hier, expliqua Galloway. On y prend sa photo en souvenir. »

Pemberton comprit aussitôt. C’était encore une de ces coutumes locales qui passionnaient Buchanan : on prenait une photo du défunt, pour servir de souvenir à la famille en deuil, qui l’accrocherait au mur ou au-dessus de la cheminée. Campbell se tenait derrière le photographe, mais Pemberton ne parvint pas à deviner pour quelle raison, s’il y en avait une.

« Rapportez ça dans le bureau », dit-il à Galloway, en lui tendant son fusil, avant de se diriger vers le magasin et de s’arrêter à côté de Campbell.

Contre le mur du fond du magasin, on avait appuyé un cercueil en pin encore ouvert, à l’intérieur duquel était installée la dépouille. Un écriteau où l’on pouvait lire QU’IL REPOSE EN PAIX était posé sur l’extrémité carrée du cercueil, mais la raideur crispée du cadavre paraissait démentir cette idée, comme si, même dans la mort, Ledbetter s’attendait à ce qu’un autre arbre lui tombe dessus. Frizzell déclencha l’obturateur. À côté de la bière se tenait une femme au visage ravagé, accompagnée d’un petit garçon de six ou sept ans. Dès qu’un déclic vint confirmer que le cliché était pris, deux scieurs s’avancèrent pour poser le couvercle sur le cercueil, emprisonnant Ledbetter dans la matière même qui l’avait tué.

« Où est ma femme ? » demanda Pemberton à Campbell.

Celui-ci indiqua de la tête Noland Mountain.

« Là-haut, avec son aigle. »

Le photographe sortit de sous son drap, clignant des yeux dans la lumière du milieu de l’après-midi. Il glissa le négatif dans l’étui en métal qui devait le protéger, puis gagna son véhicule d’où il sortit un panier de pêche en osier qu’il glissa sur son épaule ; ensuite, il prit une autre plaque qu’il inséra dans l’appareil, avant de soulever celui-ci et son trépied. Il se dirigea gauchement, à petits pas glissés, vers la cantine, où la congrégation du révérend Bolick avait profité de la tiédeur du jour pour sortir quelques tables en vue d’une collation après le service. Celle-ci avait été consommée et les tables desservies, mais une grande partie des fidèles s’attardaient. Les femmes portaient des robes en coton imprimé de mauvaise qualité, les hommes des chemises blanches et des pantalons froissés, quelques-uns avaient même enfilé des vestons élimés. Quant aux vêtements des enfants, il y avait tout et n’importe quoi, depuis les robes en tissu filé à la maison jusqu’aux barboteuses en toile à sac.

Frizzell installa son appareil et le braqua sur un enfant vêtu d’une robe à carreaux bleus et blancs. Le photographe disparut sous son drap noir, s’efforçant d’attirer l’attention du bambin à l’aide de toutes sortes de jouets qu’il sortait de son panier. Après avoir brandi en vain un oiseau bleu, une crécelle et une toupie, Frizzell ressortit de sous son drap et demanda si quelqu’un pouvait faire tenir l’enfant tranquille. Rachel Harmon se détacha des autres membres de la congrégation. Pemberton ne l’avait pas remarquée jusque-là. Elle parla doucement au petit garçon, puis, toujours pliée en deux, recula lentement, comme si elle craignait que le moindre mouvement un peu brusque n’incite le petit à s’agiter. Pemberton contempla fixement celui-ci, cherchant à cerner un sentiment, une pensée capables d’exprimer ce qu’il avait sous les yeux.

Lorsque Campbell fit mine de partir, Pemberton l’empoigna par le bras.

« Attendez une minute. »

Le photographe disparut de nouveau sous son drap. L’enfant ne bougea pas. Pemberton non plus. Il cherchait à distinguer les traits du petit garçon, mais la distance était trop grande pour qu’il puisse voir la couleur de ses yeux. Il y eut un bref éclair, le cliché était dans la boîte. Rachel Harmon prit son fils dans ses bras. En se tournant, elle aperçut Pemberton et n’évita pas son regard. Elle tourna même l’enfant dans sa direction. De sa main libre, elle lui repoussa les cheveux derrière les oreilles. Puis une femme plus âgée s’approcha, le petit se détourna et le trio se dirigea vers le train qui devait les ramener à Waynesville.

Pemberton sortit son portefeuille et tendit à Campbell un billet de cinq dollars, en lui disant ce qu’il voulait.

Cette nuit-là, il rêva que Serena et lui étaient allés chasser dans la prairie où ils avaient tué l’ours. Une créature cachée dans les bois, de l’autre côté par rapport à eux, émit une espèce de vagissement. Pemberton pensait que c’était une panthère, mais Serena lui dit que non, que c’était un bébé. Lorsque Pemberton demanda s’ils ne devaient pas aller le chercher, sa femme lui sourit. C’est le bébé de Galloway, pas le nôtre, dit-elle.