Ce fut l’équipe de Snipes qui coupa le dernier arbre. Lorsque le noyer d’Amérique de trente pieds succomba à la scie va-et-vient de Ross et Henryson, la vallée et les crêtes ressemblaient à la chair écorchée d’un gigantesque animal. Les hommes rassemblèrent scies et coins, cognées, haches et va-au-diable. Ils s’arrêtèrent un instant, puis commencèrent à descendre le sentier en lacets qui serpentait au flanc de Shanty Mountain. On était au mois d’octobre et les salopettes multicolores des bûcherons donnaient l’impression d’avoir été tissées avec les dernières feuilles de la vallée.
Une fois en terrain plat, ils s’assirent pour se reposer au bord du Rough Fork Creek, avant de parcourir le demi-mile qui les séparait du camp. Stewart s’agenouilla et porta une poignée d’eau jusqu’à ses lèvres, mais il la recracha aussitôt.
« Pouah, l’a le goût de boue.
— Et pourtant, dans le temps, on y trouvait une des eaux les plus douces de la région, dans cette rivière, dit Ross. Les châtaigniers qui poussaient près de la source lui donnaient presque un goût de miel.
— Bientôt, on trouvera plus un seul châtaignier dans ces montagnes, fit remarquer Henryson, et plus jamais y aura une goutte d’eau aussi douce. »
Personne ne parla pendant quelques minutes. Une bande de chardonnerets se profila à l’horizon, leurs plumes éclatantes se détachant contre la terre de la vallée, alors qu’ils filaient vers le sud. Ils plongèrent vers le sol et la masse qu’ils formaient se contracta, peut-être en souvenir. Pendant quelques secondes ils parurent suspendus, puis leur vol reprit toute son ampleur, comme si l’on avait déployé une étoffe d’or. Ils firent une fois le tour de la vallée avant de disparaître au-dessus de Shanty Mountain ; leur traversée de cet endroit calciné avait été aussi éphémère que la flamme d’une bougie agitée au-dessus d’un abîme.
« McDowell, c’était un gars bien », déclara Stewart.
Ross opina. Il sortit son papier et son tabac et commença à se rouler une cigarette.
« Ça m’étonnerait qu’on en revoie un jour un meilleur.
— Ouais, ça, c’est la vérité du bon Dieu, convint Snipes. Jamais l’a baissé pavillon, alors qu’à sa place, tout le monde ou presque se serait écrasé. Il les a combattus jusqu’au bout. »
Un sourire incrédule éclaira le visage de Henryson. Il hocha la tête, en regardant vers l’ouest, en direction du Tennessee, avant de dire tout doucement :
« Et dire que les seuls qu’ont réussi à y échapper, à ceux-là, c’est une gamine de dix-huit ans et son petit. C’est pas croyable. »
Ross leva les yeux de sa cigarette.
« Sûr que ça laisserait penser que Dieu, il se donne la peine de baisser les yeux de notre côté, une fois de temps en temps.
— Alors, c’est sûr qu’ils s’en sont tirés ? demanda Stewart.
— Galloway est plus reparti à leurs trousses, dit Henryson. Voilà deux semaines que la lumière reste allumée dans sa baraque et lui, je l’ai vu de mes yeux au magasin, hier soir.
— L’a pas eu envie de t’expliquer par quelle malchance sa figure a été écrabouillée ? demanda Snipes.
— Non, et personne faisait la queue pour l’interroger, je peux te dire. »
Henryson examina le fleuve envasé pendant quelques instants avant de se tourner vers Ross.
« En plus, elle était bourrée de truites, dans le temps, cette rivière. Il se passait pas un jour sans qu’on y trouve notre dîner, toi et moi. Et à cette heure, on y attraperait même plus un vairon.
— Et puis, y avait aussi du gibier dans le coin, continua Ross ; des cerfs, des lapins, des ratons laveurs.
— Des écureuils, des ours, des castors et des lynx, ajouta Henryson.
— Et des panthères, conclut Ross. J’en ai vu une, y a dix ans, sur les bords de cette rivière-ci, mais plus jamais j’en verrai une seule ici. »
Ross se tut pour allumer sa cigarette. Il inspira une profonde bouffée et laissa les volutes de fumée ressortir lentement d’entre ses lèvres.
« Et dire que moi que je vous cause, j’ai pris part à ce massacre.
— Fallait bien nourrir nos familles, protesta Henryson.
— Ouais, c’est vrai, reconnut Ross. Ce que je me demande, c’est comment qu’on les nourrira une fois que tous les arbres auront été coupés et qu’y aura plus de travail.
— En tout cas, maintenant, les bestioles qui restent, elles ont un endroit où elles peuvent se réfugier, dit Henryson.
— Tu veux parler du parc ? demanda Stewart.
— Oui, monsieur. Le seul problème, c’est que nous autres, on nous laissera pas nous réfugier là-bas avec elles.
— Paraît que mon oncle, qui perche sur la crête de Horsetrough Ridge, il devra avoir quitté ses terres d’ici le printemps prochain, annonça Stewart, et l’est plus loin de la limite entre la Caroline du Nord et le Tennessee que n’importe lequel d’entre nous.
— On fait déguerpir les gens pour accueillir les bestioles, dit Ross. C’est quand même une foutue idée. »
Snipes qui avait écouté attentivement, mais sans rien dire, chaussa ses lunettes et parcourut la vallée du regard.
« On dirait ces terres que j’ai vues en France, une fois que les gars qui commandaient nous ont permis d’arrêter les combats. Et c’est la même atmosphère, en plus.
— Quel genre d’atmosphère ? demanda Henryson.
— Ben, comme si y avait eu tellement de morts et de destructions que l’endroit pourrait plus jamais revivre. On aurait dit que même ceux qu’étaient pas encore nés quand c’était arrivé, ça leur pèserait dessus à eux aussi. Que ce serait comme d’essayer de vivre dans un cimetière. »
Ross acquiesça.
« Moi, j’y ai juste passé trois mois là-bas, au moment que ça se terminait, mais t’as raison. On sent quelque chose de spécial dans un endroit où tant d’hommes sont morts et où la terre est morte avec eux.
— Moi, j’y étais pas, dit Henryson. À la guerre, je veux dire.
— T’inquiète pas, dit Snipes. Y en a toujours une autre prête à te tomber sur la tête. Là-dessus, tous les historiens et les philosophes sont d’accord. Y a un gus, en Allemagne, qu’a l’air bien décidé à foutre le feu à toute l’Europe dès qu’il pourra, et on aura beau lui régler son compte, y en aura toujours un autre qui viendra derrière.
— Eh ouais, c’est la vie, ça », convint Ross.
Stewart regarda McIntyre.
« Et toi, le prédicateur, qu’est-ce que t’en penses ? »
Les autres se tournèrent vers McIntyre, non parce qu’ils s’attendaient à l’entendre répondre quelque chose, mais pour tenter de discerner sur son visage une lueur indiquant qu’il avait conscience de la question. McIntyre leva les yeux et contempla le paysage dévasté qui s’étendait devant lui, où il ne restait plus rien de vivant. Ses compagnons regardèrent aussi ce désert, qu’ils avaient contribué à créer, et restèrent silencieux. Lorsque McIntyre parla enfin, sa voix n’avait plus le ton revendicatif d’autrefois, mais reflétait une solennité si profonde et si humble qu’ils l’écoutèrent tous attentivement.
« Moi, je pense que la fin du monde, elle sera comme ça », dit McIntyre. Et aucun des autres n’exprima son désaccord.