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Cette nuit-là, ce ne fut pas l’éclat des flammes ou l’odeur de la fumée qui réveillèrent Pemberton, mais un bruit, quelque chose qu’il avait entendu, sans l’enregistrer, jusqu’à ce que ses autres sens le tirent de son sommeil agité. Lorsqu’il ouvrit les yeux, le lit n’était déjà plus qu’un radeau dérivant sur une marée montante de fumée et de feu. Serena s’était réveillée aussi et pendant quelques instants, ils ne surent que regarder.

La façade de la maison disparut dans un vaste tourbillon de flammes, de même que le vestibule menant à la porte de derrière. La fenêtre de la chambre se trouvait à cinq pieds du lit, mais elle était cachée par la fumée. Chaque fois qu’il inspirait, Pemberton avait l’impression qu’une goulée de cendres lui brûlait la gorge et les poumons. Des vagues de chaleur roulaient sur sa peau nue. La fumée paraissait avoir obscurci son esprit en même temps que la pièce et un bref instant, il oublia pourquoi la fenêtre était importante. Serena était cramponnée à son bras, toussant elle aussi à fendre l’âme. Ils s’aidèrent mutuellement à quitter le lit et Pemberton enveloppa autour d’eux une couverture dont le bord prit feu dès qu’il toucha le sol.

Il profita de sa dernière lueur de lucidité pour évaluer l’emplacement de la fenêtre. Serrant dans ses bras Serena qui le tenait par la taille, il partit en titubant, le souffle court, dans la direction supposée. Lorsqu’il trouva la fenêtre, il baissa la tête, tourna son épaule et profita du faible élan qu’ils avaient pour briser la vitre et le meneau en bois. Serena et lui plongèrent dans l’ouverture, toujours cramponnés l’un à l’autre, dans une pluie de verre qui tournoyait et reflétait la scène comme un kaléidoscope. Leurs jambes accrochèrent un instant le rebord, puis glissèrent au-dehors. Et aussitôt, ce fut la chute, mais si lente que Pemberton eut plutôt l’impression d’être en suspension. Il éprouva une éphémère apesanteur, comme s’ils se trouvaient sous l’eau. Puis le sol arriva vers eux à toute vitesse.

Ils s’y heurtèrent et se dégagèrent en roulant de la couverture en flammes, pressant l’une contre l’autre leurs deux peaux nues. Ils restèrent allongés sur le sol, sans se lâcher, en dépit des quintes de toux qui secouaient leurs corps comme une crise d’épilepsie. Pemberton avait une brûlure à l’avant-bras et un éclat de verre de six bons pouces profondément enfoncé dans la cuisse, mais il garda les bras serrés autour de sa femme. Lorsque le toit s’effondra, des étincelles orangées jaillirent vers le ciel, planèrent un moment puis s’éteignirent. Pemberton couvrit Serena de son corps et sentit des cendres et des scories lui piquer le dos avant d’expirer.

Un tumulte ponctué de cris s’avança vers eux, lorsque les quelques ouvriers encore présents au camp s’assemblèrent pour lutter contre le feu. Meeks sortit de la fumée et se pencha vers eux pour leur demander s’ils étaient sains et saufs. Serena répondit que oui, mais ils restèrent accrochés l’un à l’autre. Alors que la chaleur le submergeait comme une vague, Pemberton les revit se précipiter en titubant vers la fenêtre et sut qu’à ce moment précis, le monde s’était enfin révélé à lui et que dans ce monde il n’y avait rien d’autre que Serena et lui, alors que tout brûlait autour d’eux. Une espèce d’annihilation. Oui, se dit-il, maintenant je comprends.

Il finit par lâcher Serena, pour tenter de retirer le morceau de verre fiché dans sa jambe. Meeks les aida à se relever et les enveloppa d’un drap.

« J’appelle un médecin », lança-t-il, en repartant d’un pas rapide vers le bureau.

Serena et Pemberton prirent lentement la même direction, se tenant par le bras. Les flammes jetaient le camp tout entier dans une sorte de vibration translucide, la lumière s’intensifiant et se dispersant comme dans un jeu d’ombres chinoises. Pemberton fit un rapide inventaire de tout ce qui avait pu brûler dans leur maison, qu’il serait impossible de remplacer. Il ne trouva rien. Un chef d’équipe s’approcha de Serena, le visage damassé par la suie et la transpiration.

« J’ai des hommes occupés à tout vérifier pour éviter que le feu gagne, dit-il. Quand on aura tout éteint, voulez que j’envoie les équipes au boulot ?

— Non, il vaut mieux les garder au camp à tout hasard, répondit Serena. Laissons-les se reposer et demain ils feront une grande journée.

— Vous avez eu de la veine de vous en tirer », dit l’homme en regardant vers leur maison.

Serena et Pemberton se retournèrent et comprirent qu’il disait vrai. Le fond de l’édifice brûlait encore, mais le devant n’était plus qu’un enchevêtrement de bois noirci et fumant, à l’exception des marches en brique qui montaient à présent vers un vide encore brûlant. Un homme se détachait en ombre chinoise, assis dans un fauteuil à barreaux juste devant les marches. Il regardait les flammes, sans même paraître remarquer les ouvriers qui se bousculaient et braillaient autour de lui. Par terre, à côté du fauteuil, gisait un jerrican de dix gallons de kérosène, à présent vide. Pemberton n’eut pas besoin de voir son visage pour savoir que c’était McDowell.