Le premier dimanche de la nouvelle année, les Pemberton et Harris partirent vers l’est, en direction du comté de Jackson, afin d’examiner les terres dont le crédit mutuel de Waynesville avait demandé la saisie six mois auparavant ; des terres qu’Harris avait soudain absolument tenu à voir avant de s’engager à acquérir la concession de Townsend. Installé à l’arrière du véhicule, il comptait sur son pardessus de laine et son flacon de whiskey pour lui tenir chaud. La veille, il y avait eu une chute de neige verglacée et même s’il ne tombait plus à présent qu’un crachin léger qui voilait le pare-brise, des plaques de verglas persistaient sur les ponts et dans tous les tournants où des rochers en surplomb empêchaient le soleil d’atteindre le bitume. Pemberton conduisait donc prudemment, restant au milieu de la chaussée chaque fois qu’il le pouvait et regrettant que sa femme ait insisté pour les accompagner.
Harris se pencha en avant pour proposer son flacon à ses compagnons, mais aucun des deux n’en voulut. Il le remit dans sa poche et sortit l’Asheville Citizen du mercredi précédent, qu’il entreprit de lire à voix haute.
« “Il est certes crucial pour l’avenir de notre région d’accorder toute notre attention à la création d’un parc national, cependant nous devons aussi, en tant qu’Etat, mettre en sûreté nos beautés naturelles immenses, mais menacées. La récente saisie de neuf mille acres de terres cultivables, dans la région du Caney Creek, qui fait partie du comté de Jackson, est bien entendu tragique pour les propriétaires de cette exploitation, mais elle offre une occasion inespérée d’acheter un domaine dans un parfait état de conservation à un prix tout à fait raisonnable. Ce trésor caché abonde en bois durs et en ruisseaux étincelants et possède aussi une faune et une flore d’une grande richesse. M. Horace Kephart, le grand spécialiste de notre région dans ce domaine, est persuadé que ces terres sont aussi riches en ressources naturelles que toutes celles qu’il a pu voir dans le sud des Appalaches. Néanmoins, il fait valoir qu’il convient d’agir sans tarder. En effet, du fait qu’elles sont si proches de la ville de Franklin, ces terres commencent à attirer l’intérêt des spéculateurs de l’endroit, qui ne se soucient de la Caroline du Nord que dans la mesure où elle leur permettra de se remplir les poches. Étant donné que les ressources financières de notre État, à l’instar de celles du pays tout entier, sont à présent mobilisées par d’autres nécessités, c’est aux plus fortunés de nos concitoyens qu’il incombe désormais de donner l’exemple et de contribuer à assurer l’héritage de tous les habitants de Caroline du Nord”. »
Harris replia son journal et en frappa le siège.
« Je savais bien que ces saligauds voulaient tenter un coup fourré. Webb et Kephart sont retournés au crédit mutuel vendredi. Ils ont voulu jouer les fines mouches, mais Luckadoo est à peu près sûr qu’il y a quelqu’un dans le coin qui serait prêt à les aider, quelqu’un d’extrêmement riche.
— De qui peut-il s’agir ? demanda Pemberton.
— Moi, je crois que c’est Cornelia Vanderbilt, et Cecil, son bellâtre de mari anglais, déclara Harris. La mère de Cornelia, qui est une imbécile fieffée, a fait don de cinq mille acres pour cette fichue forêt de Pisgah, alors il est évident que c’est de famille, ce genre d’ineptie. Sans compter qu’ils sont très amis avec Rockefeller. »
Harris se tut un instant pour avaler une nouvelle rasade de whiskey, laissant monter sa colère.
« Ce ne peut être qu’eux, fulmina-t-il. Personne d’autre n’a autant d’argent. Pourquoi ne se contentent-ils pas de jouer au roi et à la reine dans leur foutu château, au lieu de venir se mêler des affaires des autres ? Tous ces gens-là, de Webb à Rockefeller, c’est bolcheviques et compagnie. Ils ne seront pas satisfaits tant que le gouvernement ne sera pas propriétaire de la totalité de ces montagnes.
— Lorsque les gens d’ici finiront par comprendre qu’ils ont le choix entre avoir du boulot ou une jolie vue, ils se rangeront de notre côté, dit Pemberton.
— Du boulot ou une jolie vue, répéta Harris. Elle me plaît, votre formule. On pourrait la proposer à Webb pour son prochain éditorial. J’imagine que vous avez lu sa prétendue lettre ouverte au colonel Townsend ?
— Oui, nous l’avons lue, répondit Serena, mais Townsend est un homme d’affaires assez avisé pour ne pas se laisser perturber par les élucubrations de Webb ou les menaces d’Albright.
— J’aurais dû étouffer dans l’œuf cet absurde projet de parc national dès qu’il a commencé, en 1926, dit Harris. Si je n’avais pas autant d’argent bloqué dans mes nouvelles machines, j’achèterais les deux concessions, rien que pour les embêter, tous ces abrutis.
— En dépit de la description ronflante de Webb, je serais surpris que les terres que nous allons voir puissent se comparer à celles de Townsend, dit Pemberton.
— Peut-être, répondit Harris, mais ça vaut le coup de perdre deux heures pour s’en assurer, surtout s’il y a des gars de Franklin qui viennent y fourrer leur nez. D’habitude, ils ne s’intéressent guère aux terres situées si loin vers le nord. »
Harris porta de nouveau le flacon à ses lèvres, avant de le remettre dans sa poche. Le soleil sortit de derrière les nuages assez bas. Pas pour longtemps, devina Pemberton, mais peut-être assez pour faire fondre une partie du verglas et leur faciliter le trajet de retour. Au bout de quelque temps, ils arrivèrent à un carrefour. Pemberton freina pour consulter la carte tracée à la main que lui avait remise Luckadoo plusieurs mois auparavant. Il la passa à Serena et tourna à droite. La route suivait une ample courbe et bientôt un fleuve apparut sur la gauche, le Tuckaseegee. Il paraissait calme et lent, comme s’il était engourdi par le froid. Le cours d’eau commença à se rapprocher de la route et un pont métallique à une seule voie apparut devant eux. Une automobile roulant en sens inverse se dirigeait aussi vers le pont. Lorsqu’il fut un peu plus près, Pemberton constata qu’il s’agissait d’une Pierce-Arrow.
« C’est la voiture de ce salopard de Webb, cracha Harris. Si nous nous trouvons face à lui sur le pont, foutez-le à l’eau. »
Les deux véhicules paraissaient devoir arriver au pont simultanément, mais la Pierce-Arrow stoppa. La charpente métallique frémit lorsque la Packard franchit le fleuve.
« Stop », dit Harris à Pemberton.
Celui-ci vint s’arrêter en douceur à côté de la Pierce-Arrow. Webb n’était pas seul. Kephart était assis auprès de lui, l’air hébété par une gueule de bois, les yeux injectés de sang, les cheveux en bataille. Il était pelotonné dans une veste en lainage élimée, à gros carreaux, une paire de bottes dégoulinantes sur les genoux. Il regardait droit devant lui, enviant sans doute à son compagnon son coûteux pardessus de laine. Harris baissa sa vitre et Webb en fit autant.
« Je ne pensais pas croiser qui que ce soit sur la route aujourd’hui, dit le journaliste. Quel vent vous amène dans le comté de Jackson, vos comparses et vous-même ?
— Nous sommes venus voir ce que vaut un tuyau qu’on m’a donné concernant des terres intéressantes, répondit Harris. À supposer que ce soit votre boulot de fourrer votre vilain nez dans nos affaires.
— Ma foi, je dirais que c’est le boulot de tous les habitants de Caroline du Nord, répondit Webb.
— Vous ne croyez pas si bien dire, pauvre connard, parce que ce sont bel et bien nos affaires qui donnent du boulot aux habitants de Caroline du Nord. Quand tous les gens de l’État commenceront à chercher des racines dans vos parcs pour ne pas crever de faim, ils le comprendront eux aussi et ils se serviront des arbres que vous avez préservés pour vous pendre. Et faites donc passer le message à vos petits copains ; dites-leur qu’ils feraient mieux de s’acheter des douves et un pont-levis pour aller avec leur château.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez, dit Webb.
— Ben voyons, c’est évident. Et je suis bien sûr aussi que c’est tout à fait par hasard que vous vous trouvez dans le comté de Jackson ce matin.
— Ah non, ce n’est pas du tout par hasard, riposta Webb en prenant sur le siège un appareil photo Hawkeye. Kephart connaît une cascade absolument splendide, alors il est venu prendre quelques photographies. Je compte les mettre à la une du journal de demain.
— On dirait qu’il s’est fait saucer en les prenant, dit Harris en indiquant de la tête les bottes de Kephart. Dommage qu’il ne se soit pas carrément noyé.
— Bon, c’est charmant de papoter comme ça, dit Webb en commençant à fermer sa vitre, mais nous avons devant nous une semaine très chargée. »
Il desserra le frein à main et la Pierce-Arrow franchit le pont dans un bruit de ferraille.
« Une cascade », grommela Harris.
Ils passèrent devant un épais bosquet de noyers d’Amérique et de frênes, puis devant un pâturage au centre duquel se dressait un unique bouleau, dont l’écorce argentée se détachait du tronc, comme du papyrus. À côté de l’arbre, on apercevait une pierre à sel et une auge en bois. La route s’arrêtait net à l’emplacement de la ferme et ils descendirent de voiture. Une affiche annonçant la saisie était clouée à la porte de devant, en travers de laquelle on avait griffonné au fusain, semblait-il, les mots : Hoover, il peut aller au diable. Plusieurs détails témoignaient de la présence récente des habitants expropriés — le bois de peuplier empilé dans le bûcher, un sac en toile plein de graines de citrouille sur la galerie couverte, une canne à pêche avec son fil et son hameçon. Une louche était accrochée à une branche au-dessus de la rivière, reflétant le soleil de midi comme une fiente de corbeau.
« Ils sont venus ici », dit Harris en indiquant des traces de pneus toutes fraîches.
Il se pencha pour ramasser deux pierres à côté de ces empreintes, il les examina un moment et les laissa retomber sur le sol. Puis il en ramassa une troisième, plus petite, et la regarda plus attentivement.
« Je me demande si elle ne contient pas du cuivre, celle-là », dit-il, et il la fourra dans sa poche.
Serena gravit les marches de la galerie et appuya le nez contre une des fenêtres.
« On dirait que la maison est en chêne massif du sol au plafond, dit-elle d’un ton approbateur. Il suffirait d’abattre quelques cloisons pour avoir une excellente cantine.
— On se retrouve ici à cinq heures ? proposa Harris.
— Parfait, dit Pemberton. Mais prenez bien garde de ne pas oublier l’heure en vous repaissant des merveilles de la cascade de Kephart.
— Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de danger, dit Harris d’un ton rogue, mais peut-être bien que je pisserai dedans. »
Il enfonça les jambes de son pantalon à l’intérieur de ses bottes et commença à remonter la rivière, disparaissant assez vite au milieu d’un fouillis de rhododendrons. Pemberton et Serena suivirent un sentier qui montait jusqu’au sommet de la crête. Le soleil avait fait son apparition, répandant une lumière froide en travers du versant. La neige tombée la semaine précédente tenait encore sous les plus gros arbres et ils enjambèrent une source prise dans une coiffe de glace. Pemberton marchait lentement et il obligea Serena à en faire autant. Au sommet de la crête, la vue permettait de découvrir la concession tout entière, y compris une parcelle où se dressaient plusieurs gigantesques châtaigniers.
« Campbell a raison, dit Pemberton. C’est une bonne affaire à vingt dollars l’acre.
— Oui, mais quand même pas aussi bonne que le prix demandé par Townsend pour ses terres, même à un dollar de plus l’acre, fit remarquer sa femme, surtout si l’on songe qu’il faudra bâtir un pont par-dessus la rivière. Ça prend très longtemps et on y laisse toujours quelques hommes.
— C’est vrai, je n’y avais pas pensé. »
Serena posa la main sur son manteau, à l’endroit où le lainage couvrait son ventre. Pemberton lui indiqua un gros rocher aussi lisse et plat qu’un banc.
« Assieds-toi donc quelques instants.
— Uniquement si tu t’assois aussi », dit Serena.
Ils s’installèrent pour contempler le vaste déploiement de montagnes, dont certaines étaient déboisées, mais beaucoup encore plantées d’arbres. Vers l’ouest coulait le Tuckaseegee aux rives cachées par des nappes de brouillard au ras du sol. Loin vers le nord, le Mount Mitchell se détachait contre un ciel grisâtre qui annonçait de la neige. Un filet de fumée bleue montait des bois les plus proches, sans doute le feu de camp d’un chasseur.
Pemberton tendit la main et la glissa à l’intérieur du manteau de sa femme. Il posa doucement la paume sur son ventre et l’y laissa quelques instants. Serena lui adressa un sourire un peu moqueur, mais ne chercha pas à retirer sa main ; au contraire, elle mit la sienne dessus et quand elle parla, le froid blanchit ses mots.
« Le monde entier est à nos pieds, Pemberton.
— Oui, convint-il, en détaillant le panorama. À perte de vue.
— Et même plus loin, reprit Serena. Au Brésil. Des forêts d’acajou d’aussi bonne qualité que celui de Cuba, seulement nous les aurons pour nous tout seuls. Là-bas, il n’y a pas une seule compagnie d’exploitation forestière, rien que des plantations de caoutchouc. »
C’était la première fois que Serena lui parlait un peu plus en détail de son projet brésilien depuis qu’ils avaient quitté Boston et, maintenant comme alors, Pemberton accueillit le rêve de sa femme avec une ironie bon enfant.
« C’est quand même sidérant que personne d’autre n’ait eu l’idée d’exploiter ces arbres.
— Oh, il y en a qui l’ont eue, dit Serena, mais ils sont trop craintifs. Il n’y a pas de routes. D’immenses territoires pour lesquels il n’existe aucune carte. Un pays aussi grand que les États-Unis, rien que pour nous.
— Il faut d’abord finir ce que nous avons commencé ici, dit Pemberton.
— Les sommes que nous obtiendrons d’investisseurs intéressés par le Brésil pourront aussi nous aider à terminer plus vite. »
Pemberton n’ajouta rien. Ils attendirent encore un peu, en silence, tandis que le jour déclinait sous leurs yeux, puis lentement ils redescendirent, Pemberton passant devant sa femme aux endroits où le sol était glissant, et lui tenant le bras. Quand ils se retrouvèrent devant la ferme, il était presque cinq heures, mais Harris était toujours en train d’étudier le cours d’eau et les affleurements rocheux.
« S’il reste parti aussi longtemps, dit Serena tandis qu’ils attendaient sur les marches de la galerie, c’est sûrement qu’il a dû trouver quelque chose. »
Comme pour répondre à cette remarque, Harris sortit des rhododendrons. Des mottes de boue adhéraient à ses bottes et quelques écorchures sur une de ses mains laissaient deviner qu’il était tombé. Mais, alors qu’il traversait le cours d’eau, un sourire énigmatique relevait ses lèvres sous sa moustache bien taillée.
« Alors, qu’en pensez-vous, Harris ? demanda Pemberton, pendant le trajet de retour au camp.
— Du point de vue de mes intérêts, cette concession vaut mieux que l’autre, dit Harris. Pas de beaucoup, mais quand même suffisamment pour me faire changer d’avis. Il ne fait aucun doute qu’il y a ici davantage de kaolin. Et peut-être aussi du cuivre. »
Serena se tourna vers le siège arrière.
« Nous aimerions pouvoir faire chorus, mais Campbell a raison. Il y a ici de bons arbres, mais qui ne souffrent pas la comparaison avec les bois durs que possède Townsend.
— Peut-être qu’on pourrait persuader Luckadoo de baisser le prix du crédit mutuel à dix-huit dollars de l’acre, dit Harris, surtout si nous proposons de traiter au plus vite.
— Peut-être, dit Serena, mais quinze dollars de l’acre, ce serait mieux.
— Je vais lui en parler dès demain, dit Harris. J’ai comme une idée que nous pourrons faire baisser le prix. »
Il était sept heures passées quand ils arrivèrent au camp. Pemberton s’arrêta devant le bureau où Harris avait laissé sa Studebaker. Le vieil homme sortit du véhicule avec difficulté, mais sa lenteur était due davantage aux effets du flacon vide qu’à ceux de l’âge.
« Vous voulez manger un morceau avant de retourner à Waynesville ? demanda Pemberton.
— Parbleu oui, s’écria Harris. À force de crapahuter le long de ce cours d’eau, j’ai un appétit de cheval. »
Pemberton regarda sa femme et vit qu’elle avait les paupières lourdes.
« Rentre donc à la maison et repose-toi, lui dit-il. Je vais m’occuper d’Harris et je viendrai te retrouver avec notre dîner. »
Serena fit un signe d’acquiescement et descendit de voiture. Bien qu’il soit déjà sept heures, les lumières étaient allumées dans la cantine. De l’intérieur de la pièce leur parvenait un chœur assez inégal, psalmodiant le cantique Que ta puissance affermisse les montagnes.
« Nous autorisons Bolick à organiser quelques services de prières supplémentaires, au moment de Noël et du jour de l’an, expliqua Pemberton. Je me suis aperçu que la bonne parole prêchée aux ouvriers valait bien les quelques dollars d’électricité que ça me coûte. Mais la prochaine fois, je m’arrangerai pour trouver un prédicateur qui ne soit pas toujours prêt à faire des embrouilles. »
Harris opina.
« Oui, c’est un excellent investissement que la religion pour les chefs d’entreprise. Moi, je la préfère aux titres d’État à tous les coups. »
Pemberton et Harris montèrent sur la galerie latérale et ouvrirent la porte. La cuisine était déserte, en dépit des marmites abandonnées sur le fourneau et des piles de vaisselle sale à côté des grandes barriques emplies d’eau grisâtre. Pemberton indiqua de la tête la porte menant à la grande salle, où la voix sonore de Bolick avait succédé aux chants.
« Je vais chercher un cuisinier et une fille de cuisine.
— Je viens avec vous, dit Harris. Comme ça, j’aurai ma dose annuelle de religion. »
Ils pénétrèrent dans la salle par le fond, leurs bottes résonnant bruyamment sur le plancher. Les ouvriers et leurs familles remplissaient les bancs disposés à côté des longues tables en bois, les femmes et les enfants devant, les hommes à l’arrière. Le révérend Bolick se tenait debout derrière deux caisses à légumes en bois, clouées ensemble pour former un autel plutôt branlant, sur lequel était posée une énorme bible reliée en cuir, dont les grandes pages débordaient de part et d’autre.
Le regard de Pemberton scruta les bancs les plus proches et découvrit le cuisinier ; aussitôt, il s’avança dans l’allée ménagée entre les bancs et les tables et fit signe à l’homme de venir. Puis il fit encore quelques pas et finit par apercevoir une des filles de cuisine, mais elle était si accaparée par le service que Pemberton dut s’avancer presque à la hauteur de Bolick pour attirer son attention. Elle quitta son siège et se faufila lentement entre les genoux des uns et les postérieurs des autres pour sortir du rang. Mais déjà Pemberton ne la regardait plus.
Le petit garçon était assis sur les genoux de sa mère, enveloppé dans une couverture grise. Il tenait une petite locomotive qu’il faisait rouler le long de sa jambe avec un air de gravité délibérée. Pemberton examina avec une attention soutenue les traits de l’enfant. Il avait beaucoup grandi depuis le jour de la photographie, mais ce n’était pas tout, loin de là. Ce qui frappa encore bien plus Pemberton, ce fut le visage qui s’était aminci et avait pris du caractère, l’épaisse chevelure qui couvrait sa tête à la place du fin duvet et surtout les yeux, sombres comme de l’acajou brut. Les mêmes yeux que les siens. Bolick se tut et le silence s’établit dans la cantine. L’enfant cessa de jouer et leva les yeux d’abord vers l’officiant, puis vers le grand homme debout tout près de lui. Pendant quelques instants, l’enfant regarda fixement Pemberton.
La congrégation, mal à l’aise, s’agita sur ses bancs et bon nombre des regards se portèrent sur Pemberton, tandis que le révérend Bolick tournait les grandes pages de sa bible, à la recherche d’un passage précis. Lorsque Pemberton se rendit compte qu’on l’observait, il repartit vers le fond de la pièce où l’attendaient Harris et les deux employés de la cuisine.
« J’ai cru un bref instant que vous vous apprêtiez à nous prêcher un sermon de votre façon », lança Harris.
Le cuisinier et la fille passèrent dans la cuisine, mais Harris et Pemberton s’attardèrent encore quelques instants. Bolick trouva le passage qu’il cherchait et posa les yeux sur Pemberton. Pendant les secondes qui suivirent, le seul bruit que l’on entendit fut le léger déclic du canif qu’ouvrit un bûcheron qui voulait se rogner les ongles.
« Extrait du livre d’Abdias, annonça le révérend et il se mit à lire : L’arrogance de ton cœur t’a dupé, toi qui demeures dans les fentes du roc, qui as la hauteur pour habitation, qui dis en ton cœur : Qui me fera descendre à terre ? »
Harris sourit :
« Je crois bien que le très révérend s’adresse à nous.
— Venez », dit Pemberton et il fit un pas vers la cuisine, tandis que Bolick continuait de lire.
Harris lui empoigna le bras.
« Voyons, Pemberton, vous ne trouvez donc pas que nous devons l’entendre jusqu’au bout ?
— Serena attend son dîner », répondit Pemberton sèchement et il se dégagea de l’étreinte de Harris, pendant que le prédicateur terminait le passage. Celui-ci ferma ensuite la bible avec le plus grand soin, comme si l’encre risquait de couler sur le papier pelure.
« Voici la parole du Seigneur », conclut-il.
Une fois qu’Harris, restauré, fut reparti, Pemberton rentra chez lui, avec un repas pour Serena et lui. Posant les plats sur la table, il se dirigea vers la pièce du fond. Sa femme dormait et il ne la réveilla pas, préférant fermer doucement la porte de la chambre. Au lieu d’aller dîner dans la cuisine, il s’en fut ouvrir la malle-cabine de son père, rangée dans le cagibi du vestibule. Il fouilla parmi les titres et obligations et divers autres documents légaux, jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’album de photographies, relié en vachette, que sa tante avait absolument voulu lui remettre. Il referma doucement la malle et se rendit au bureau.
Campbell se trouvait dans la pièce de devant, occupé aux comptes. Il partit sans un mot lorsque Pemberton lui fit savoir qu’il voulait être seul. Des braises jetaient dans l’âtre des lueurs orangées et rouges et Pemberton posa dessus un peu de petit bois, avant de mettre une grosse bûche de frêne sur les chenets. Il sentit la chaleur monter dans son dos alors qu’il sortait du tiroir du bas la photographie de Jacob. La lumière rosée du feu se fit plus vive et vint bientôt éclairer la surface de sa table. Il éteignit la lampe et songea pour la première fois depuis des années à un certain salon et à sa vaste cheminée. C’était son tout premier souvenir, la chaleur de cette cheminée qui l’enveloppait comme une couverture invisible, la lueur des flammes vacillant sur les parements de marbre, où d’étranges hommes aux jambes laineuses jouaient de la flûte, tandis que des femmes aux longues chevelures et aux robes virevoltantes dansaient. Chaque fois que l’enfant qu’il était alors les avait observées assez longtemps, ces silhouettes s’étaient mises à bouger au milieu de la lumière et des ombres que projetait le feu. Tandis qu’il ouvrait précautionneusement l’album de photographies, il eut l’impression de pénétrer dans un grenier un jour de pluie. La reliure desséchée craquait chaque fois qu’il tournait une page, exhalant le parfum des choses rangées au fond d’une malle depuis longtemps. Lorsqu’il trouva une photographie de lui-même à l’âge de deux ans, il cessa de tourner les pages.