Au printemps de 1975, le magazine Life publia un article sur Serena Pemberton, retraçant sa longue carrière de grande dame de l’industrie forestière au Brésil. En raison de son âge, le journaliste choisit d’écrire sur un ton élégiaque que l’héroïne de l’article ne chercha pas vraiment à décourager. Elle précisa même de son propre gré que son avocat avait reçu des instructions bien précises concernant la manière dont elle devait être enterrée, sa dépouille reposant dans un cercueil plombé fabriqué à Birmingham, en Alabama (il n’était pas question d’une quelconque cérémonie funèbre). Priée d’expliquer ce choix, Mme Pemberton avait répondu : Parce que ainsi, mon cercueil ne pourrira et ne rouillera pas.
Lorsque le journaliste voulut savoir si elle avait jamais fait dans sa vie quelque chose qu’elle regrettait, Mme Pemberton assura qu’il n’en était rien, puis elle tourna la conversation vers une concession de bois de Pernambouc, dans l’État du même nom, qu’elle espérait pouvoir acheter avec l’aide d’une société ouest-allemande qui fabriquait des tracteurs. L’article était illustré par des photographies contemporaines en couleurs, à l’exception d’une seule, un cliché en noir et blanc accroché au mur du salon de l’hacienda. C’était le résultat d’un bref moment de sentimentalité, avait-elle confié à la personne qui l’interviewait ; cette caractéristique lui était d’habitude tout à fait étrangère, mais une fois n’est pas coutume. La photographie permettait de reconnaître une jeune Serena Pemberton, juchée sur un immense cheval blanc, un aigle perché sur son bras droit. Et debout à côté d’elle, on pouvait voir un véritable colosse. À l’arrière-plan on apercevait un paysage dévasté, où les souches et les débris de branchages se succédaient à perte du vue. La seule erreur du photographe concernait le visage de Serena Pemberton, qui avait bougé au moment où il prenait le cliché et qui n’était donc qu’une tache grise et floue.
Au mois de septembre de la même année, à Seattle, dans l’État de Washington, cet article tomba sous les yeux d’une patiente hospitalisée pour une opération du cœur, qui lui sauverait peut-être la vie. L’exemplaire de Life se trouvait dans un panier de magazines que lui avait apporté une infirmière, afin qu’elle ait autre chose à lire que sa bible familiale en lambeaux. La femme avait soigneusement découpé l’article et l’avait rangé dans sa bible. Elle avait des visiteurs tous les jours, parmi lesquels son mari, mais ce fut à son fils, qui venait le soir de Tacoma, où il travaillait, passer quelques instants à son chevet, qu’elle montra l’article.
Un mois avait passé, quand un homme descendit du train, en gare de Bertioga, près de Sâo Paulo. Il resta dans sa chambre d’hôtel jusqu’à minuit, puis il partit le long des rues pavées de la ville. Un peu plus tôt, un orage était arrivé de l’océan, si bien que l’eau formait des flaques et des tourbillons dans les caniveaux et les égouts protégés par des plaques en fer, mais la lune luisait, répandant assez de lumière pour lui permettre de trouver son chemin. Quinze minutes plus tard, il traversa sans bruit la pelouse située derrière l’hacienda de Serena Pemberton et monta sur la véranda ouverte, à l’ancienne. Il découpa une moustiquaire pour pénétrer dans une pièce plus vaste à elle seule que toutes les maisons où il avait jamais vécu. Il sortit une lampe électrique de la poche arrière de son pantalon, en couvrant l’extrémité de la main, afin de tamiser la lumière, tandis qu’il parcourait la demeure en quête d’une pièce bien particulière. Par terre, à côté du lit, un vieil homme ronflait doucement sur un grabat. Il dormait tout habillé, un pistolet à quelques centimètres de son unique main. A une époque antérieure de sa vie, cet homme aurait entendu le moindre bruit et se serait réveillé, mais après plusieurs dizaines d’années dans le voisinage immédiat de lourdes machines, il était devenu trop sourd pour percevoir autre chose que les hurlements ou les messages écrits.
Il mourut le premier, la gorge ouverte jusqu’à la trachée et même au-delà, jusqu’aux vertèbres cervicales, pour plus de sûreté. La femme qui occupait le lit ne fut pas aussi aisément expédiée ad patres. Le médecin légiste qui pratiqua l’autopsie découvrit des morceaux de chair sous les ongles de ses deux mains.
Elle ne mourut pas dans son lit. Un garde installé à l’entrée de la propriété entendit s’ouvrir l’énorme porte en bois de Pernambouc. La lumière extérieure avait été mise en veilleuse pour la nuit, mais la lune était pleine, si bien que l’homme put voir clairement la maîtresse de maison faire quelques pas lents, mais parfaitement assurés sur la véranda. Arrivée à l’extrémité, elle leva la main gauche pour tirer sur le grand couteau à manche de nacre enfoncé jusqu’à la garde dans son ventre. Elle était complètement nue, même si au premier regard, le garde crut qu’elle portait une combinaison en soie sombre. Sous le clair de lune, ses cheveux blancs coupés court resplendissaient et le garde, dont on connaissait la nature superstitieuse, prétendit ensuite que pendant quelques instants une guirlande de feu blanc avait auréolé sa tête.
Elle ne parvint pas à arracher le couteau. Selon le garde, elle avait baissé les yeux vers les marches et avancé un pied hésitant, aussitôt retiré, comme pour tâter la température de l’eau de son bain. Ce fut alors que le garde aperçut derrière elle un homme dont la silhouette massive s’encadrait dans le chambranle de la porte. Il se tenait si immobile que le garde fut incapable de dire s’il était là depuis le début ou s’il n’était apparu qu’au dernier moment. Puis il disparut. Plus tard, dans la matinée, le chef de la police demanda au garde de le décrire et celui-ci lui montra la photographie accrochée au mur du salon, en déclarant que l’homme debout à côté du cheval était celui qu’il avait vu. Le policier et le médecin n’attachèrent aucune importance à cette affirmation dans laquelle ils ne virent qu’une nouvelle preuve de la crédulité du garde.
Ils accordèrent en revanche toute leur attention à son témoignage concernant ce qui s’était passé après qu’il eut remonté le sentier en courant et gravi les larges marches qui donnaient accès à la demeure. Serena était toujours debout, mais le garde jura ses grands dieux qu’elle était déjà morte. Sur ce point-là, personne parmi ceux qui la connaissaient en ville, notamment le chef de la police et le médecin, ne douta un instant de la véracité de ses dires.