8

 

On dînait dehors, sur la terrasse côté jardin. Et comme la nuit tombait si imperceptiblement, il semblait au Suédois que le temps était suspendu, arrêté, qu’il avait calé ; la détresse l’envahissait à l’idée qu’il n’y aurait plus rien après, qu’il ne se passerait plus rien, et qu’il venait d’entrer dans un cercueil gravé de toute éternité, d’où il ne s’extirperait jamais. À table autour de lui, se trouvaient aussi les Umanoff, Marcia et Barry, et les Salzman, Sheila et Shelly. Quelques heures à peine s’étaient écoulées depuis que le Suédois avait appris que c’était Sheila Salzman, l’orthophoniste, qui avait caché Merry après l’attentat. Les Salzman ne le lui avaient pas dit. Si seulement ils l’avaient fait, s’ils l’avaient appelé lorsqu’elle était arrivée chez eux, s’ils avaient fait leur devoir envers lui… il ne parvenait pas au bout de sa pensée. S’il lui fallait regarder en face tout ce qui ne serait pas arrivé si l’on n’avait pas permis à Merry de partir en cavale pour se soustraire à la justice… mais il ne pouvait pas non plus aller jusqu’au bout de cette idée-là. Il était assis à table, inerte pour l’éternité, immobilisé, inefficace, inerte, désormais privé des avantages considérables, ouverture et vigueur, que lui conférait son optimisme béat. Cette agilité de toute une vie, celle de l’athlète, celle du Marine, celle de l’homme d’affaires, ne l’avait en rien préparé à être enfermé entre les quatre planches d’un éternel présent, où il lui fallait s’empêcher de penser à ce qu’il était advenu de sa fille, au fait que les Salzman lui avaient prêté assistance, s’empêcher de penser à ce qu’il était advenu de sa femme. Il était censé tenir jusqu’à la fin du dîner sans penser aux seules choses qui le préoccupaient. Il était censé y arriver pour le restant de ses jours. Il aurait beau vouloir sortir, il devrait rester bloqué sur cet instant, dans sa cage. Sinon le monde allait exploser.

 

Barry Umanoff, qui avait joué dans la même équipe que le Suédois, et qui était son ami le plus proche au lycée, était devenu professeur de droit à Columbia. Chaque fois que les Levov père étaient de passage, on invitait Barry et sa femme à dîner. Lou avait toujours le plus grand plaisir à voir Barry, un peu parce que, fils d’un tailleur immigré, il avait réussi à devenir professeur d’université, mais aussi parce qu’il croyait — à tort, même si le Suédois affectait de ne pas y attacher d’importance — que c’était lui qui avait persuadé son fils de raccrocher les gants de base-ball pour reprendre son affaire. Chaque été, Lou Levov rappelait à Barry — il l’appelait « conseiller » depuis le lycée — tout le bien qu’il leur avait fait par l’exemple de son sérieux professionnel. Et Barry répondait que, s’il avait eu le centième du talent du Suédois au base-ball, on aurait toujours pu courir pour le faire entrer à la fac de droit.

C’était chez Barry et Marcia Umanoff que Merry avait passé la nuit une ou deux fois, à New York, avant que le Suédois ne lui interdise purement et simplement d’y aller ; et c’était chez Barry que le Suédois était allé chercher conseil sur le plan juridique après qu’elle avait disparu d’Old Rimrock. Barry l’avait emmené chez Schevitz, l’expert procédurier de Manhattan. Lorsque le Suédois lui avait demandé de lui parler franchement — qu’est-ce que sa fille risquait au maximum si on l’appréhendait et qu’on la jugeait coupable ? — il s’était entendu répondre : sept à dix ans. « Mais, avait ajouté Schevitz, si elle a agi sous le coup de la colère contre la guerre, si c’est un accident, si on avait tout fait pour qu’il n’y ait pas de victimes… d’ailleurs, qui sait si elle a agi toute seule ? On n’en sait rien du tout. Est-ce qu’on est au moins sûr qu’elle ait fait le coup ? Même pas. Elle n’a pas de passé politique à proprement parler, elle a fait des tas de discours, des tas de discours violents, mais de là à tuer quelqu’un exprès, en solo, de son propre chef… Est-ce qu’on sait si elle a fabriqué la bombe ? Si elle l’a amorcée ? Il en faut, du savoir-faire, pour fabriquer une bombe — est-ce qu’elle savait allumer une allumette, cette gamine ? — Elle était très bonne en sciences, dit le Suédois. Elle avait eu dix-huit à son dossier de chimie. — Et c’était sur une bombe, son dossier de chimie ? — Non, bien sûr que non. — Eh bien, nous ne savons toujours pas si elle était capable d’allumer une allumette, alors. C’était peut-être des discours et rien que des discours, tout ça, pour elle. On n’est pas sûr qu’elle ait fait le coup, on n’est pas sûr de ce qu’elle voulait faire. On ne sait rien, personne ne sait rien. Quand bien même elle aurait remporté le prix de sciences Westinghouse, on ne serait pas plus avancés. Qu’est-ce qu’ils pourront prouver ? Probablement pas grand-chose. Au pire, puisque vous me le demandez, elle risque sept à dix ans. Mais admettons qu’on la considère comme une délinquante juvénile. Sous ce régime-là, elle prendra deux ou trois ans ; et même si elle plaide coupable pour un chef d’accusation, c’est une feuille de son casier à laquelle personne ne pourra avoir accès. Écoutez, tout dépend de son rôle dans l’homicide. Pas obligé que ce soit terrible. Si la gosse vient se livrer, même si elle y a eu sa part, on pourra la tirer de là avec presque rien. » Et jusqu’à ces dernières heures, avant d’apprendre que dans la communauté de l’Oregon c’était elle la spécialiste des bombes, avant de tenir de sa bouche même, sans bégaiement, qu’elle était responsable non pas d’une seule mort, peut-être accidentelle, mais de trois meurtres de sang-froid — il arrivait que les paroles de Schevitz soient tout ce qui lui restait pour garder un fond d’espoir. Ce gars-là ne faisait pas dans le conte de fées. Ça se voyait dès qu’on entrait dans son bureau. Il aimait que les événements lui donnent raison ; son désir de s’imposer était sa vocation même. Barry n’avait pas caché au Suédois que mettre du baume au cœur des gens n’était pas son genre. Ce n’était pas pour répondre à son attente qu’il avait dit au Suédois : Si la petite se constitue prisonnière on pourra la tirer de là avec trois fois rien. Mais cela, c’était au temps où ils pensaient pouvoir trouver un jury prêt à croire qu’elle ne savait pas gratter une allumette. Cela, c’était avant cinq heures de l’après-midi.

La femme de Barry, Marcia, professeur de littérature à New York, avait, de l’opinion même du Suédois, pourtant porté à l’indulgence, « un caractère difficile ». Bardée d’une assurance phénoménale et dotée d’une complexion sarcastique, elle militait dans l’anticonformisme et multipliait les déclarations délibérément apocalyptiques destinées à faire trembler les seigneurs de la terre. Tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle faisait, tendait à faire connaître sa position sans ambiguïté. C’est tout juste si elle avait besoin de solliciter un muscle — d’avaler pendant qu’on parlait, de tapoter son ongle sur le bras de son fauteuil ou même de hocher la tête comme si elle était parfaitement d’accord — pour vous faire savoir que vous ne disiez que des sottises. Femme opulente, elle drapait l’imposante circonférence de ses convictions dans de vastes cafetans peints au pochoir. Son négligé vestimentaire était moins une révolte contre les conventions qu’un signe qu’elle pensait, et qu’elle allait droit au but, confrontant les vérités les plus âpres sans s’embarrasser de niaiseries ni de lieux communs.

Or Barry avait plaisir à sa compagnie. Dans la mesure où ils n’auraient pas pu être plus dissemblables, peut-être illustraient-ils la théorie des contrastes qui s’attirent. Barry était si attentionné, si soucieux d’autrui — tout gosse déjà, le gosse le plus pauvre que le Suédois ait connu, il était diligent, digne, bon récepteur au base-ball ; il avait finalement été le seul de sa promotion à entrer à l’université de New York sur sa bourse de GI, une fois l’armée finie. C’est ainsi qu’il avait rencontré Marcia Schwartz. Le Suédois avait du mal à comprendre comment un type costaud et plutôt bien de sa personne comme Barry avait pu, dès l’âge de vingt-deux ans, n’avoir d’autre désir que celui de sa compagnie : étudiante, elle avait des opinions déjà si arrêtées que le Suédois devait batailler pour ne pas s’endormir au bout de deux heures en sa présence. Et pourtant elle plaisait à Barry. Il restait là à l’écouter. Qu’elle soit une souillon, qu’elle s’habille en mémé, que ses yeux pleins de flamme soient agrandis au point d’en être inquiétants par ses verres épais, il semblait s’en soucier comme d’une guigne. Le contraire de Dawn en tout et pour tout. Encore, si ç’avait été Marcia, qui ait mis au monde une engeance de soi-disant révolutionnaire. Oui, si Merry avait été bercée par les élucubrations de Marcia… Mais Dawn, si menue, si jolie, si peu politisée — pourquoi ? Où fallait-il chercher la logique ? Où gisait l’explication de cette incohérence ? N’était-ce qu’une facétie génétique ? Pendant la grande marche sur le Pentagone, la marche pour arrêter la guerre au Vietnam, Marcia s’était retrouvée au panier à salade avec une vingtaine d’autres femmes et, pour son plus grand plaisir, elle avait passé la nuit au bloc à Washington DC, où elle n’avait cessé de vitupérer le système, jusqu’à ce qu’on les libère, le matin. Ah, si Merry avait été sa fille, alors oui, on aurait compris. Si seulement Merry avait livré une guerre de discours, si elle avait livré au monde une bataille de mots, comme cette yentè hystérique, son histoire ne serait pas une histoire qui commençait et finissait par une bombe. Mais une bombe ? Une bombe. Or voilà, c’est justement une bombe, l’histoire.

Difficile à comprendre, que Barry ait épousé cette femme. Peut-être parce que sa famille à lui était si pauvre. Qui sait ? Cette femme avec sa mâle énergie, ses grands airs, l’impression de négligé qu’elle donnait — autant de traits que le Suédois aurait trouvés insupportables chez une amie, et à plus forte raison chez une épouse — voilà ce qui semblait faire le bonheur de Barry. C’était une énigme, oui vraiment, qu’un homme parfaitement raisonnable puisse adorer ce qu’un autre homme parfaitement raisonnable n’aurait pas supporté une demi-heure. Mais, précisément parce que c’était une énigme, le Suédois faisait de son mieux pour dominer son aversion et rester neutre ; il se bornait à voir Marcia comme une excentrique d’un autre monde, le monde universitaire, intellectuel, où il était apparemment très prisé d’agresser ses semblables et d’épingler ce qu’ils disaient. Le plaisir que ces gens trouvaient à être si négatifs le laissait pantois ; il aurait cru qu’on était bien plus avancé en devenant adulte, et en dépassant ce travers. Pourtant, cela ne voulait pas dire que Marcia se complaisait à aiguillonner les gens parce que c’était sa pente. Il ne pouvait pas la traiter de femme malfaisante puisqu’il reconnaissait que c’était le mode de rapport social le plus répandu à Manhattan ; du reste, comment croire que Barry Umanoff — qui avait été plus proche de lui encore que son propre frère, à une époque — ait épousé une femme malfaisante. Contrairement à son père, chez qui la suspicion était une seconde nature, le Suédois, fidèle à son habitude lorsqu’il ne saisissait pas les tenants et aboutissants d’un état de fait, se rabattait sur une attitude tolérante et charitable. Il étiqueta donc Marcia comme une femme « au caractère difficile », et concédait, à la rigueur : « Bon, on va dire que c’est pas une affaire. »

Mais Dawn la détestait. Elle la détestait parce qu’elle savait que Marcia la détestait elle-même d’avoir été Miss New Jersey. Dawn ne supportait pas les gens qui la réduisaient à cet épisode, et Marcia l’exaspérait particulièrement parce que, avec une mauvaise foi et un plaisir flagrants, elle lisait son personnage à la seule lumière d’une histoire qui n’expliquait déjà pas grand-chose à l’époque et encore moins à présent. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois, Dawn leur avait raconté qu’avec la crise cardiaque de son père, comme l’argent ne rentrait plus chez eux, son frère risquait de se faire interdire la porte de l’université… bref, toute l’histoire de la bourse. Peine perdue, pourtant : Marcia Umanoff ne voyait dans l’affaire qu’une vaste plaisanterie. Elle ne se donnait guère de mal pour dissimuler le fait que, quand elle regardait Dawn Levov, elle la jugeait d’une nullité parfaite, et qu’elle trouvait qu’il y avait une certaine prétention à élever des vaches, pour la joliesse de l’image ; ce n’était pas une entreprise sérieuse, qui occupait Dawn douze à quatorze heures par jour, sept jours sur sept ; pour Marcia c’était une « bergerie » style Maison et Jardin, rêvée par une bécasse nantie qui vivait non pas dans l’odeur de fumier du New Jersey, mais « à la campagne ». Dawn détestait Marcia et la supériorité qu’elle affichait vis-à-vis de la richesse des Levov, de leurs goûts, de leur mode de vie rural. Elle la détestait au-delà de tout parce qu’elle était persuadée que, par-devers elle, Marcia était ravie de l’acte que Merry avait prétendument commis.

Le cœur de Marcia allait aux Vietnamiens — aux Nord-Vietnamiens. Elle était restée inébranlable sur ses convictions politiques et sa compréhension empathique des affaires internationales, même lorsqu’elle avait vu à deux pas d’elle le malheur s’abattre sur le plus vieil ami de son mari. C’est pour cela que Dawn en arrivait à émettre cette accusation que le Suédois savait fausse, non pas parce qu’il n’avait aucun doute sur l’honorabilité de Marcia, mais parce que la probité de Barry était au-dessus de tout soupçon. « Je refuse de la recevoir chez moi ! Une truie a plus d’humanité que cette femme-là ! Elle peut bien avoir tous les diplômes qu’elle voudra, elle est sans cœur, elle est aveugle ! J’ai jamais rencontré une personne soi-disant intelligente aussi aveugle, aussi nombrilique, aussi bornée, aussi odieuse, et je refuse de la recevoir chez moi ! — Écoute, je ne peux tout de même pas demander à Barry de venir sans elle. — Eh ben alors, Barry n’a qu’à pas venir. — Mais si, il faut qu’il vienne. Je veux qu’il vienne. Ça botte mon père de voir Barry ici. Il s’y attend. N’oublie pas que c’est Barry qui m’a envoyé chez Schevitz. — Mais cette femme a hébergé Merry. Tu vois pas ça ? C’est là qu’elle est allée, à New York, chez eux ! C’est elle qui l’a cachée ! Quelqu’un l’a cachée ! Pas possible autrement. Une vraie poseuse de bombe chez elle ! Qu’est ce que ça a dû l’exciter ! Elle nous l’a cachée. Elle l’a cachée à ses parents quand elle avait le plus besoin d’eux. Marcia Umanoff est la femme qui l’a expédiée dans la clandestinité ! — Même avant, Merry ne voulait pas rester chez eux. Elle y est allée deux fois, chez Barry. C’est tout. La troisième fois, elle n’y est même pas allée. Tu te souviens pas ? Elle est allée dormir chez quelqu’un d’autre, et ils l’ont jamais revue. — C’est Marcia, je te dis, Seymour. Qui d’autre a ses relations ? Le Merveilleux Père Truc, le formidable Père Machin, qui répandent du sang sur la liste des conscrits. Elle est à tu et à toi avec tous ces prêtres opposés à la guerre, comme cul et chemise. Sauf que c’est pas des prêtres, Seymour. Les prêtres, ils n’ont jamais eu des idées avancées, sinon ils se seraient pas faits prêtres. C’est justement ce qu’ils sont pas censés avoir, des idées avancées — et ils sont pas censés non plus s’arrêter de prier pour les gars qui s’en vont au Vietnam. Ce qui lui plaît, chez ces prêtres, c’est qu’ils sont pas prêtres. Elle ne les aime pas parce qu’ils sont dans l’Église, mais parce qu’ils font quelque chose qui porte atteinte à l’Église. Parce qu’ils font quelque chose qui déborde l’Église, qui déborde le rôle normal du prêtre. Ces prêtres-là sont une insulte à tout ce que les gens comme moi ont connu dans leur enfance, et c’est ça qui lui plaît. C’est toujours ça qui lui plaît, à cette grosse salope ! Je la déteste, je peux pas la voir ! — Bon, bon ! Tu peux la détester tant que tu veux, moi je n’y vois pas d’inconvénient, mais pas pour une chose qu’elle n’a pas faite. C’est pas elle, Dawn. Tu te montes la tête en imaginant quelque chose qui ne peut pas être vrai. »

Ce n’était pas vrai, en effet. Marcia n’avait pas hébergé Merry. Marcia était toute dans le discours — aujourd’hui comme hier : des élucubrations ostentatoires, des mots dont la seule vocation était de s’exhiber sans vergogne, des mots intransigeants, belliqueux, qui n’exprimaient guère que sa vanité intellectuelle et la curieuse idée qu’elle se faisait que ces rodomontades étaient la marque d’un esprit indépendant. Celle qui avait recueilli Merry, c’était Sheila Salzman, l’orthophoniste de Morristown, la jolie jeune femme douce et policée qui, pendant un temps, lui avait donné tant d’espoir et de confiance, le professeur qui lui fournissait toutes ces fameuses « stratégies » pour ruser avec son handicap, l’héroïne qui avait remplacé Audrey Hepburn dans son cœur. Les mois pendant lesquels Dawn était sous sédatifs et faisait la navette avec l’hôpital, les mois pendant lesquels Sheila et le Suédois n’avaient pas encore fait machine arrière et oubliaient qu’ils menaient leur vie en adultes responsables, les mois pendant lesquels ces deux personnages si posés, si irréprochables, avaient mis en péril la précieuse stabilité de leur existence, Sheila Salzman avait été la maîtresse du Suédois. La première, et la dernière.

La maîtresse. Une acquisition qui ressemblait bien peu au Suédois, incongrue, improbable, voire ridicule. « Maîtresse » n’a guère de sens dans le contexte sans tache de cette vie — et pourtant, au cours des quatre mois qui avaient suivi la disparition de Merry, c’est bien ce qu’elle avait été pour lui.

 

Au dîner la conversation roula sur le Watergate et sur Gorge profonde. À l’exception des parents du Suédois et des Orcutt, tous les convives étaient allés voir ce film X qui avait pour vedette une jeune actrice de porno nommée Linda Lovelace. Le film avait débordé le circuit des salles spécialisées et il faisait sensation dans tous les cinémas de quartier de Jersey. Shelly Salzman disait que, ce qui le surprenait le plus, c’était qu’un électorat qui avait massivement élu président et vice-président des politiciens républicains faisant profession de moralité irréprochable assure le succès d’un film qui caricaturait de manière si explicite des pratiques sexuelles orales.

« Ce ne sont peut-être pas les mêmes qui vont voir le film, dit Dawn.

— Ce seraient les électeurs de McGovern ? lui demanda Marcia Umanoff.

— Autour de cette table, sûrement, répliqua Dawn, déjà excédée en début de dîner par cette odieuse bonne femme.

— Je vous en prie, glissa le père du Suédois. Le rapport m’échappe totalement. Je ne vois déjà pas pourquoi vous allez dépenser de l’argent pour regarder ces saletés. Parce que enfin, c’est des saletés — je me trompe, conseiller ? demanda-t-il en quêtant l’appui de Barry.

— Plus ou moins, répondit celui-ci.

— Mais alors pourquoi vous les laissez s’immiscer dans votre vie ?

— Il y a des fuites, monsieur Levov, lui répondit plaisamment Bill Orcutt, qu’on le veuille ou non. Le monde extérieur finit par nous infiltrer. Que dis-je, nous inonder. Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient, je ne sais pas si vous êtes au courant.

— Oh si, je suis au courant, monsieur. Je viens de feu la ville de Newark. Je suis bien trop au courant pour mon goût. Écoutez, les Irlandais ont fait marcher la ville ; les Italiens ont fait marcher la ville, maintenant que les gens de couleur fassent marcher la ville. Peu m’importe. J’ai rien contre. C’est le tour des gens de couleur de taper dans la caisse ? Je ne suis pas né d’hier. À Newark on joue à un jeu qui s’appelle corruption. Ce qu’il y a de neuf, c’est, un, le problème racial, deux, le fisc. Quand ça vient s’ajouter à la corruption, les ennuis commencent. Sept dollars soixante-seize cents. C’est le taux des impôts locaux. Alors, qu’on soit gros ou petit, je peux vous dire qu’on tient pas une affaire avec des taux pareils. General Electric s’est fait la malle en 53. GE, Westinghouse, Breyer’s, qui était sur Raymond Boulevard, Celluloid, ils ont tous quitté la ville. C’étaient tous de gros employeurs, et ils sont partis avant les émeutes, avant la haine raciale. Le problème racial, c’est seulement le clou du spectacle. On nettoie plus les rues. Les voitures brûlées, on les ramasse plus. On squatte les immeubles abandonnés. Il s’y déclare des incendies. Il y a le chômage. La crasse. La pauvreté. Et puis la crasse empire. La pauvreté empire. Plus d’écoles. L’école, c’est un désastre. À chaque coin de rue, des gosses en échec scolaire. Qui ont pas de boulot. Qui dealent de la drogue. Qui cherchent la bagarre. Les cités — il vaut mieux pas que je me lance sur le sujet. La police sur le qui-vive. Toutes les maladies possibles et imaginables. Dès l’été 64, j’ai dit à mon fils : “Seymour, tire-toi. Tire-toi”, je lui dis, mais il veut pas m’écouter. À Paterson c’est l’insurrection, puis à Elizabeth, puis à Jersey City. Il faut être aveugle, je dis pas borgne, pour pas voir à qui le tour. Et tout ça je lui ai dit à Seymour. “Newark est le prochain Watts.” Tu l’as entendu ici pour la première fois. L’été 67. Je l’ai prédit en ces termes mêmes. C’est pas vrai, Seymour ? Presque au jour près.

— C’est vrai, reconnut le Suédois.

— L’industrie c’est fini, à Newark. Newark est fini. Les émeutes ont été aussi violentes sinon pires à Los Angeles, Washington ou Detroit. Mais rappelez-vous ce que je vous dis, Newark c’est la ville qui se relèvera jamais. Impossible. Et le gant ? En Amérique ? Kaput. Fini, lui aussi. Y a plus que mon fils qui s’accroche. Encore cinq ans et, en dehors des contrats avec le gouvernement, il se fera plus une paire de gants en Amérique. Ni à Porto Rico, d’ailleurs. Ils sont déjà aux Philippines, les grands. Ce sera l’Inde, ce sera l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh — vous verrez qu’il se fera des gants aux quatre coins du monde, mais pas ici. C’est pas les syndicats à eux tout seuls qui nous ont cassés, cela dit. Les syndicats ont rien compris, mais certains industriels non plus. “Je veux pas payer ces fils de putes cinq cents de plus”, et le gars qui dit ça roule en Cadillac et passe l’hiver en Floride. Non, y a beaucoup d’industriels qui ont pas su réagir. Mais les syndicats n’ont jamais compris la concurrence d’outre-mer et, à mon avis, ils ont bel et bien accéléré la ruine de l’industrie du gant par leur intransigeance : on ne pouvait plus faire de bénéfices. Le tarif syndical du travail à la pièce a ruiné ou exilé pas mal d’entreprises. Dans les années trente, la compétition la plus rude nous venait de Tchécoslovaquie, d’Autriche, d’Italie. La guerre est arrivée et elle nous a sauvés. On a eu des commandes d’État. Soixante-dix-sept millions de paires de gants achetées par l’Intendance. Le gantier s’est enrichi. Et puis il y a eu l’armistice, et laissez-moi vous dire que, déjà, même au bon temps, c’était le commencement de la fin. Ce qui nous a tués, c’est qu’on était pas compétitifs contre l’outre-mer. On a précipité les choses, parce qu’il y a eu des erreurs de jugement de part et d’autre. Mais de toute façon c’était inévitable. La seule chose qui aurait pu arrêter le processus — et moi j’étais pas pour, je crois pas qu’il faille entraver le commerce mondial, je crois pas qu’il faille même essayer —, la seule chose qui aurait pu arrêter le processus ç’aurait été des barrières commerciales, en prélevant non plus cinq pour cent, mais trente pour cent, quarante pour cent…

— Lou, dit sa femme, qu’est-ce que ça vient faire avec le film, tout ça ?

— Ce film ? Ces foutus films ? Mais bien sûr, c’est pas d’aujourd’hui, ça non plus, tu sais. On avait un club où on jouait aux cartes, je vous parle de ça il y a des années ? Vous vous rappelez le Club du vendredi soir ? On avait un gars qui était dans l’électricité. Tu te souviens de lui, Seymour, Abe Sacks ?

— Bien sûr.

— Alors, c’est pas bien beau à dire, mais il avait tous ces films-là chez lui. Bien sûr, que ça existait. Sur Mulberry Street, où on allait manger chez les Chinetoques avec les gosses, il y avait une arrière-salle, il suffisait d’entrer pour trouver toutes les saloperies qu’on voulait. Et vous savez quoi ? Moi j’ai regardé cinq minutes, et je suis retourné à la cuisine, et il faut lui rendre cette justice, mon cher ami aussi, il est mort aujourd’hui, un type formidable, j’y suis plus, le coupeur de gants, comment il s’appelait, déjà, bon Dieu ?

— Al Haberman, dit sa femme.

— C’est ça. Nous deux, on s’est contentés de jouer au rami pendant une heure, et puis il y a eu un barouf terrible dans le salon, où ils étaient en train de projeter le film, et ce qui se passait c’est que ce foutu film, le projecteur et tout le bazar avaient pris feu. Moi, j’étais ravi ! Voilà de ça trente ans, quarante ans, et je me revois encore assis à jouer aux cartes avec Al Haberman pendant que les autres étaient à baver comme des crétins dans le salon. »

Ces dernières paroles s’adressaient à Orcutt, et seulement à lui. Malgré la femme de l’architecte ivre à ses côtés, malgré tout son savoir de Juif, on aurait dit qu’il ne parvenait pas à imaginer qu’un Gentil de bonne famille soit déréglé. C’est pourquoi, de tous les convives, il lui semblait qu’Orcutt fût le seul qui puisse apprécier la platitude de son propos final. Ils sont censés être des individus fiables, qui se dominent, non ? Ils ont marqué le territoire, non ? Ce sont eux qui ont fait les règles, les règles mêmes que nous tous, arrivés ici, devons accepter. Comment est-ce qu’Orcutt aurait pu ne pas l’admirer d’être resté à la cuisine, assis patiemment à jouer au rami jusqu’à ce que les forces du bien triomphent des forces du mal, et que ce film cochon s’envole en fumée, l’année 1935 ?

« Hélas, monsieur Levov, j’ai le regret de vous dire qu’on ne peut plus tenir ces choses en respect rien qu’en jouant aux cartes. C’est une méthode qui n’a plus cours.

— Tenir quelles choses en respect ?

— Ce dont vous parlez. La permissivité. La perversion drapée dans les voiles de l’idéologie. La contestation perpétuelle. À une époque, on pouvait s’en distancier, on pouvait se dresser contre. Ou, comme vous l’avez rappelé, jouer aux cartes pour s’en protéger. Mais, de nos jours, il est de plus en plus difficile d’y échapper. Les perversions caricaturales sont en passe de supplanter tous les plaisirs ordinaires que les gens apprécient dans ce pays. Aujourd’hui, on a honte d’être “refoulé”, comme on dit, alors qu’autrefois on aurait eu honte de ne pas l’être.

— C’est vrai, c’est vrai. Je vais vous parler d’Al Haberman. Vous voulez parler du temps jadis, alors parlons d’Al. Al, un type formidable, Al, beau gosse. Il s’est enrichi en coupant des gants. C’était possible à l’époque. Un mari et une femme qui avaient de l’ambition pouvaient s’acheter quelques peaux et faire des gants. Ça se terminait dans une petite pièce, deux hommes à la coupe, deux femmes à la couture, ils pouvaient faire les gants, ils pouvaient les repasser et les expédier. Ils gagnaient de l’argent, ils étaient leurs propres patrons, ils pouvaient travailler cinquante heures par semaine. Il y a longtemps, longtemps, du temps qu’Henry Ford payait la somme inouïe d’un dollar par jour, un bon coupeur sur table pouvait se faire cinq dollars par jour. Seulement voilà, à l’époque, ça n’était rien du tout, pour une femme, d’avoir vingt, vingt-cinq paires de gants. C’était tout à fait banal. Une femme avait tout un jeu de gants, des gants pour chaque tenue — de couleurs différentes, de coupes différentes, de longueurs différentes. Une femme ne sortait pas sans gants, été comme hiver. De ce temps-là, il était pas rare qu’une femme passe deux ou trois heures au rayon des gants et qu’elle en essaie trente paires. Et la dame du comptoir avait un lavabo, et elle se lavait les mains entre chaque couleur. Dans le gant de luxe, on avait des quarts de pointure du quatre au huit et demi. La coupe du gant, c’est un métier merveilleux. Il faut parler de tout ça au passé, maintenant. Un coupeur comme Al Haberman portait chemise et cravate. On pouvait encore travailler à soixante-quinze, quatre-vingts ans. On pouvait commencer comme Al, à quinze ans, et même plus jeune, et aller jusqu’à quatre-vingts ans. À soixante-dix ans, on était un blanc-bec. Et l’on pouvait travailler comme on voulait, le samedi, le dimanche. Ils arrivaient à travailler constamment, ces gens-là. Ça leur faisait de l’argent pour envoyer leurs gosses en classe. De l’argent pour équiper leur maison agréablement. Al était capable de prendre une pièce de cuir et de me dire, histoire de rigoler, “Qu’est-ce que tu veux, Lou, du huit, du neuf-seizièmes ?”, et il coupait, sans règle, impeccable, au coup d’œil. Le coupeur, c’était la diva. Mais toute cette fierté de l’artisanat, c’est fini, bien sûr. Des vrais coupeurs sur table qui pouvaient couper un gant blanc à seize boutons, je crois bien qu’Al Haberman a dû être le dernier en Amérique. Le gant long a disparu, lui aussi, bien sûr. Autre élément du passé. Il y a eu le gant à huit boutons, qui a eu du succès, avec une doublure en soie, mais il a disparu en 65. On se mettait déjà à prendre des gants plus longs, qu’on raccourcissait, et on récupérait le poignet pour faire un autre gant. À partir de l’endroit où la couture du pouce commence, on mettait un bouton tous les deux centimètres et demi, c’est pour ça qu’on continue à parler en termes de boutons pour la longueur. Dieu merci, en 1960, Jackie Kennedy s’est montrée avec un petit gant au poignet, et puis un gant au coude, et puis une toque, et tout d’un coup les gants sont redevenus à la mode. Elle a été la première dame de l’industrie du gant. Elle faisait un six et demi. Les industriels en ont fait leur sainte patronne. Elle, personnellement, elle s’approvisionnait à Paris, et puis après ? Voilà une dame qui a remis le gant de cuir fin à l’ordre du jour. Mais quand on a assassiné Kennedy et que Jacqueline Kennedy a quitté la Maison-Blanche, entre ça et les minijupes, ç’a été la fin du gant de femme habillé. L’assassinat de Kennedy et l’arrivée de la minijupe ont sonné le glas du gant habillé. Jusque-là, c’était un commerce qui marchait toute l’année, en toute saison. Il fut un temps où une femme ne serait jamais sortie sans ses gants, même au printemps et en été. Maintenant, le gant, c’est pour le froid, pour conduire sa voiture, ou pour faire du sport.

— Lou, glissa sa femme, il n’a jamais été question…

— Laisse-moi finir, je te prie. Cesse de m’interrompre, s’il te plaît. Al Haberman était un grand lecteur. Il n’était pas allé à l’école, mais il aimait lire. Son auteur préféré était Sir Walter Scott. Et Sir Walter Scott, dans l’un de ses classiques, raconte une discussion entre un gantier et un cordonnier pour savoir quel est le meilleur artisan, et c’est le gantier qui gagne. Vous savez ce qu’il dit ? “Tout ce que tu fais, toi, c’est une mitaine pour les pieds. Tu n’as pas besoin de phalanges, toi, avec tes orteils.” Mais Sir Walter Scott était fils de gantier, il est logique qu’il ait donné le dernier mot au gantier. Vous ne saviez pas que Sir Walter Scott était fils de gantier ? Vous savez qui d’autre, en plus de Sir Walter et de mes deux fils ? William Shakespeare. Il était gantier, son père, il savait ni lire ni écrire son nom. Vous savez ce qu’il dit, Roméo à Juliette quand elle est sur le balcon ? Tout le monde connaît, “Roméo, Roméo, où es-tu Roméo”, ça c’est elle qui le dit. Mais qu’est-ce qu’il dit, Roméo ? J’ai débuté à la tannerie quand j’avais treize ans, mais je peux répondre à votre place, parce que mon vieil ami Al Haberman, qui nous a quittés depuis, malheureusement. Il avait soixante-treize ans, il est sorti de chez lui, il a glissé sur du verglas, il s’est rompu le cou. Terrible. C’est lui qui me l’a dit. Roméo dit : “Vois comme elle appuie sa joue contre ce gant ! Ah, que ne suis-je le gant de cette main, je pourrais ainsi toucher sa joue.” Shakespeare. Le plus célèbre auteur de l’histoire.

— Lou, mon chéri, reprit Sylvia Levov avec douceur, qu’est-ce que ça vient faire avec le sujet de la conversation ?

— S’il te plaît ! » dit-il, tout en balayant son objection d’un geste impatient, sans même la regarder. « Et McGovern, alors, je vous suis pas du tout. Qu’est-ce qu’il a à voir avec ce film minable ? Moi j’ai voté McGovern. J’ai fait campagne dans toute la copropriété pour McGovern. Si vous aviez entendu tout ce que j’ai dû supporter de la part des Juifs, et Nixon était ci pour Israël, et ça pour Israël, et moi je leur rappelais, pour le cas où ils l’auraient oublié, qu’Harry Truman l’avait déjà catalogué comme Tricky Dicky en 1948, et maintenant ils sont bien avancés, mes bons amis qui ont voté pour Mr Von Nixon et ses commandos. Je vais vous le dire, moi, qui va voir ces films, la canaille, les clodos et les gosses livrés à eux-mêmes. Pourquoi mon fils mène sa ravissante épouse voir un film pareil, on m’enterrera sans que je l’aie compris.

— Pour voir comment vit l’autre moitié du monde, répondit Marcia.

— Ma belle-fille est une vraie dame. Elle ne s’intéresse pas à ces choses.

— Lou, lui dit sa femme, tout le monde ne voit peut-être pas la question sous cet angle.

— Tu me le feras pas croire. Ces gens sont intelligents, instruits.

— Vous surestimez l’intelligence, le taquina Marcia, elle n’annihile pas la nature humaine.

— C’est la nature humaine, ces films-là ? Dites-moi, qu’est-ce que vous leur racontez aux enfants quand ils vous posent des questions sur ces films ? Que c’est une bonne et saine distraction ?

— Pas la peine de leur raconter quoi que ce soit, dit Marcia. Ils ne posent pas de questions. De nos jours ils y vont sans rien demander. »

Bien entendu, ce qui le sidérait, c’est que ce qui se passait « de nos jours » ne semblait en rien lui déplaire, à elle un professeur d’université, un professeur juif, une mère de famille.

« Je n’irais pas jusqu’à dire que les enfants y vont », glissa Shelly Salzman, tout autant pour désamorcer ce dialogue qui n’augurait rien de bon que pour réconforter le père du Suédois, apparemment, « mais les adolecents, oui.

— Et vous, docteur Salzman, vous approuvez ? »

Shelly sourit de ce titre que Lou Levov s’obstinait à lui donner quand il lui parlait, après toutes ces années. C’était un homme pâle, potelé, les épaules tombantes, portant nœud papillon et veste de seersucker ; un médecin de famille, travailleur, avec toujours un fond de gentillesse dans la voix. Sa pâleur, le genre qu’il avait, ses lunettes démodées à monture d’acier, son crâne dégarni, ses boucles blanches effilées au-dessus des oreilles, toute cette absence de lustre sans affectation avaient particulièrement attiré la compassion du Suédois, les mois durant lesquels s’était prolongée son idylle avec Sheila Salzman… Pourtant, lui, le gentil docteur Salzman, avait donné asile à Merry, il l’avait cachée, non seulement du FBI mais de lui, son père, la personne dont elle avait le plus besoin au monde.

Dire que c’était moi qui culpabilisais sur mon secret, pensait le Suédois, tandis que Shelly répondait avec douceur à son père : « Que j’approuve ou que je désapprouve, ce n’est pas ça qui les empêchera d’y aller. »

Lorsque Dawn s’était proposée pour la première fois d’aller à Genève se faire lifter par un chirurgien dont elle avait entendu parler dans Vogue, un médecin qu’ils ne connaissaient pas, une technique dont ils ne savaient rien — le Suédois avait discrètement contacté Shelly Salzman, et il était allé le voir tout seul à son cabinet. Il avait pourtant de l’estime pour leur propre médecin de famille, un homme âgé, circonspect et consciencieux qui l’aurait conseillé, qui aurait répondu à ses questions et qui aurait tenté, à sa demande, de dissuader Dawn de son projet. Mais c’était à Shelly qu’il avait téléphoné pour lui demander s’il pouvait venir lui confier un problème familial. Il lui avait fallu entrer dans son cabinet pour comprendre que, quatre ans après les faits, il était venu lui avouer sa liaison avec Sheila dans les retombées de la disparition de Merry. Lorsque Shelly lui demanda dans un sourire : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » il fut sur le point de répondre : « Me pardonner. » Pendant toute cette conversation, chaque fois qu’il ouvrit la bouche, il dut réprimer la tentation de tout raconter à Shelly, de lui dire : « Je ne suis pas là pour vous parler du lifting, je suis là parce que j’ai fait ce que je n’aurais jamais dû faire. J’ai trahi ma femme. Je vous ai trahi. Je me suis trahi moi-même. » Mais faire cet aveu aurait été trahir Sheila, en somme ! Il n’aurait pas pu justifier davantage son initiative de se confesser à son mari qu’il n’aurait justifié celle de Sheila si elle était allée se confesser à sa femme. Il avait beau vouloir soulager sa conscience de ce secret qui le salissait et l’oppressait, et se figurer que l’aveu y remédierait, avait-il le droit de se libérer aux dépens de Sheila ? De Shelly ? De Dawn ? Non, la solidité morale n’est pas un vain mot. Non, il ne pouvait pas se permettre d’être d’un égoïsme aussi féroce. Ce serait une acrobatie à bon marché, une acrobatie déloyale, qui ne paierait sans doute même pas à long terme. Et pourtant, chaque fois que le Suédois ouvrait la bouche, il éprouvait un besoin désespéré de dire à cet homme gentil : « J’ai été l’amant de votre femme », pour chercher auprès de lui la restitution magique de son équilibre, cela même que Dawn espérait sans doute trouver à Genève. Mais il dit seulement à Shelly à quel point il était hostile au lifting, et pour quelles raisons. À sa surprise, il s’entendit répondre que Dawn venait peut-être de concevoir un projet plein de promesses. « Si elle pense que ça va l’aider à prendre un nouveau départ, pourquoi ne pas lui donner cette chance ? Pourquoi ne pas lui donner toutes les chances ? Il n’y a pas de mal à ça, Seymour. C’est la vie — non pas une vie qu’on traîne comme un boulet, mais la vie. Il n’y a rien d’immoral à se faire lifter le visage. Rien de frivole à ce qu’une femme en ait envie. Elle a trouvé l’idée dans Vogue ? Il ne faut pas que ça vous braque. Elle n’a trouvé que ce qu’elle cherchait. Si vous saviez combien de femmes viennent me voir après avoir subi un choc épouvantable, elles veulent me parler d’une chose ou l’autre, et il s’avère que ce qu’elles ont en tête, c’est tout simplement la chirurgie esthétique. Et elles n’ont pas eu besoin de Vogue. Les enjeux émotionnels et psychologiques paraissent parfois importants. Le soulagement qu’elles en tirent, celles qui en tirent soulagement, ne doit pas être minimisé. Je ne vous dirai pas que je comprends comment ça marche, je ne vous dis pas que ça marche à tous les coups, mais j’ai vu des tas de cas où ça a marché, des femmes qui ont perdu leur mari, qui ont été gravement malades… Vous avez l’air sceptique. » Mais le Suédois savait de quoi il avait l’air, l’air d’un homme qui porte « Sheila » écrit sur la figure. « Je sais bien, reprit Shelly, que ça semble une manière purement épidermique de traiter un problème essentiellement affectif, mais, pour beaucoup de gens, c’est une superbe stratégie de survie. Dawn fait peut-être partie de ceux-là. Je ne crois pas qu’il faille réagir en puritain sur ce chapitre. Si Dawn a très envie de ce lifting, si vous l’accompagnez, si vous lui soutenez le moral… » Plus tard dans la journée, Shelly avait appelé le Suédois à l’usine ; il avait pris ses renseignements sur le docteur La Plante. « On a des gens aussi forts que lui chez nous, j’en suis sûr, mais si vous voulez aller en Suisse pour prendre du champ et la laisser se rétablir, pourquoi pas ? Ce La Plante est de top niveau. — Merci, Shelly, c’est vraiment très gentil de votre part », avait dit le Suédois en se détestant d’autant plus depuis qu’il avait découvert la générosité de Shelly… et pourtant c’était bien le même type qui avait fourni, avec la complicité de sa conspiratrice de femme, une cachette à Merry, pour la soustraire au FBI, mais aussi à son père et à sa mère. C’était un fait des plus extravagants. Quel masque portaient-ils donc tous ? Je croyais que ces gens étaient de mon côté. Mais le masque, c’est moi qui le porte, voilà la vérité ! Pendant quatre mois j’ai porté le masque moi-même, avec lui, avec ma femme, et ça m’a été insupportable. Je suis allé le lui raconter et, si je ne l’ai pas fait, c’était pour ne pas mettre un comble à ma trahison ; et lui, jamais il n’a laissé échapper à quel point il m’avait cruellement trahi.

« Que j’approuve ou que je désapprouve, disait Shelly à Lou Levov, ils iront quand même.

— Mais vous êtes médecin, vous êtes un homme respecté, vous avez le sens des responsabilités, du sens moral…, insista le père du Suédois.

— Lou, mon ami, dit sa femme, tu ne crois pas que es en train de monopoliser la conversation ?

— Laisse-moi finir, je te prie ! » Et il ajouta, à la cantonade : « C’est vrai, ça ? Je monopolise la conversation ?

— Absolument pas, dit Marcia qui lui passa avec bonne humeur un bras autour des épaules. C’est délicieux d’entendre vos illusions.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Je veux dire que la société a peut-être changé, en Amérique, depuis le temps où vous emmeniez les gosses manger chez les Chinetoques, et où Al Haberman coupait les gants en chemise et cravate.

— Non ? lui lança Dawn. Elle a changé ? On ne nous dit rien, à nous. » Et pour ne pas exploser, elle se leva et se dirigea vers la cuisine, où deux lycéennes du coin attendaient ses instructions, car elles aidaient toujours au service et à la vaisselle quand les Levov avaient des invités.

 

Lou Levov avait pour voisines de table Marcia Umanoff et Jessie Orcutt. Jessie avait dû réussir à se servir un nouveau verre de scotch dans la cuisine, mais il l’avait récupéré devant son assiette et mis hors d’atteinte quelques minutes seulement après qu’on avait servi le gaspacho au concombre. Lorsqu’elle faisait mine de quitter la table, il ne la laissait pas se lever. « Restez assise, lui disait-il. Restez assise et mangez. Vous n’avez pas besoin de ça. Vous avez besoin de vous nourrir. Mangez votre dîner. » Chaque fois qu’elle esquissait un mouvement sur sa chaise, il posait une main ferme sur la sienne, pour lui rappeler qu’il n’était pas question de bouger.

Une douzaine de chandelles brûlaient dans de hauts candélabres en céramique et, à cette lumière bienheureuse, le Suédois, qu’encadraient sa mère et Sheila Salzman, lisait dans les yeux de tout le monde, même ceux de Marcia — belle illusion —, la compréhension spirituelle, la lucidité bienveillante, la vivacité intelligente qu’on a tant envie de trouver chez ses amis. Sheila, comme Barry, était là tous les ans pour la Fête du Travail, à cause de l’importance qu’elle avait prise pour ses parents. Lorsqu’il téléphonait à son père en Floride, il était rare que le Suédois ne s’entende pas demander : « Et comment va la belle Sheila, cette femme adorable, qu’est-ce qu’elle devient ? » « C’est une femme tellement digne, disait sa mère, une personne tellement raffinée. Elle n’est pas juive, mon chéri ? Ton père dit que non. Il est formel. »

Pourquoi ce désaccord persistait-il depuis plusieurs années, il n’aurait su le dire, mais l’appartenance religieuse de la blonde Sheila Salzman était un sujet apparemment primordial dans la vie de ses parents. Pour Dawn, qui s’efforçait depuis toutes ces années de s’accommoder de la famille imparfaite de son mari tout comme celui-ci s’accommodait de sa mère imparfaite, c’était leur préoccupation la plus inexplicable. Et la plus exaspérante (d’autant qu’elle savait bien qu’aux yeux de Merry adolescente, Sheila avait quelque chose de plus qu’elle, que, d’une certaine manière, elle en était arrivée à faire davantage confiance à l’orthophoniste qu’à sa mère). « Vous seriez les seuls Juifs blonds au monde ? lui avait demandé Dawn. — Ça n’a rien à voir avec son physique, lui avait expliqué le Suédois, c’est lié à Merry. — Et qu’est-ce que le fait qu’elle soit juive aurait à voir avec Merry ? — Je ne sais pas. Elle a été son orthophoniste. Ils la mettent sur un piédestal à cause de ce qu’elle a fait pour elle. — Elle ne l’a pas mise au monde, non, par hasard ? — Ils le savent, ma chérie, lui répondit calmement le Suédois, mais, du fait de son traitement, ils en ont fait une sorte de magicienne. »

Et lui aussi, pas tant à l’époque où elle était l’orthophoniste de Merry — en ce temps-là, curieusement, son calme lui inspirait seulement des fantasmes érotiques — mais après la disparition de Merry, quand le chagrin lui avait ravi sa femme.

Brutalement déboulonné de son perchoir étroit, il avait senti un besoin intangible s’ouvrir en lui comme un abîme, un besoin sans fond, et il avait cédé à une solution qui lui ressemblait si peu qu’il ne se rendait même pas compte à quel point elle était intenable. Chez cette femme calme et réfléchie, qui avait autrefois rendu Merry moins étrangère à elle-même en lui apprenant à dominer ses phobies phonétiques et à maîtriser les circonlocutions élaborées qui, paradoxalement, aggravaient son sentiment de perdre les pédales, il trouvait quelqu’un qu’il voulait s’incorporer. L’homme qui avait vécu sans accroc dans le mariage pendant près de vingt ans était résolu à tomber amoureux avec dévotion, de la manière la plus absurde. Il lui avait fallu trois mois pour comprendre que ça ne l’avancerait à rien, et c’était Sheila qui avait dû le lui dire. Il n’était pas tombé sur une maîtresse romantique, il était tombé sur une maîtresse franche. Elle lui révéla avec bon sens ce que cette adoration signifiait, qu’il n’était pas plus lui-même, quand il était avec elle, que Dawn quand elle était à la clinique psychiatrique. Qu’il était parti pour tout saboter. Mais il était dans un tel état qu’il n’en continua pas moins de lui raconter que, quand ils s’enfuiraient à Ponce, elle pourrait apprendre l’espagnol et enseigner des techniques orthophoniques à l’université, et qu’il pourrait diriger l’entreprise depuis l’usine de Ponce, et qu’ils habiteraient une hacienda moderne, là-haut dans les collines, au milieu des palmiers, avec la Caraïbe en contrebas…

Ce qu’elle ne lui avait pas dit, c’était qu’elle avait caché Merry chez elle après l’attentat — que Merry était en planque chez elle. Elle lui avait tout dit, sauf ça. Sa franchise s’était arrêtée là où elle aurait dû commencer.

Est-ce que tout le monde était affligé d’un cerveau aussi peu fiable que lui ? Ou bien est-ce qu’il était le seul à ne pas voir ce que les gens mijotaient ? Est-ce que tout le monde avait les mêmes hauts et les mêmes bas, cent fois par jour, et passait de l’intelligence à l’intelligence relative, puis à la stupidité moyenne, pour sombrer dans la stupidité la plus crasse ? Est-ce qu’il était affligé d’ineptie, lui, simplet fils de simplet, ou bien est-ce que la vie n’était qu’une arnaque géante — et tout le monde au courant sauf lui ?

Ce sentiment d’inadéquation, il aurait pu le lui décrire à elle, autrefois ; il pouvait lui parler, lui parler de ses doutes, de son désarroi — toute la sérénité de cette femme le lui permettait, elle était la magicienne qui avait donné à Merry la formidable chance que celle-ci avait rejetée, qui avait remplacé par une merveilleuse « sensation d’apesanteur », selon Merry, au moins la moitié de sa frustration de bègue ; la femme lucide qui faisait métier de donner une deuxième chance à ceux qui souffrent, la maîtresse qui savait tout faire, y compris donner asile à une meurtrière.

Sheila s’était trouvée avec Merry, et elle ne lui avait rien dit.

Toute la confiance qui avait régné entre eux, comme tout le bonheur qu’il avait connu (comme le meurtre de Fred Conlon, comme tout, quoi) n’avait été qu’un accident.

Elle s’était trouvée avec Merry, et elle n’avait rien dit.

Et elle ne disait rien en ce moment. L’avidité avec laquelle les autres parlaient semblait, sous l’intensité particulière de son regard, relever de la pathologie. Pourquoi vouloir dire ces choses ? Elle-même n’allait rien dire de toute la soirée, rien sur Linda Lovelace ou Richard Nixon, H.R. Haldeman ou John Ehrlichman, son avantage sur les autres étant que sa tête n’était pas pleine de ce qui remplissait la leur. Cette manière qu’elle avait de s’embusquer derrière son image, le Suédois la considérait autrefois comme une marque de supériorité. Maintenant il pensait, « Espèce de garce glaciale ! Pourquoi ? » Elle lui avait dit un jour : « L’influence qu’on laisse autrui avoir sur soi, c’est total. Il n’y a rien de plus absorbant que les besoins d’autrui. » Et il avait répondu : « Je crois que vous parlez de Sheila Salzman, là. » Comme toujours, il s’était trompé.

Il la croyait omnisciente, elle n’était que froide.

Lui remuait les tripes, en cet instant, une méfiance exacerbée à l’égard de tout le monde. L’ablation de certaines certitudes, les dernières, lui donnait l’impression d’être passé en une journée de l’âge de cinq ans à l’âge de cent ans. Dans l’immédiat, ça l’aurait réconforté, ça l’aurait aidé, de savoir que là-bas dehors, à quelques pas de la table, le troupeau de Dawn se reposait dans le pâturage, sous la protection du Comte, le grand taureau. Si Dawn avait encore le Comte, si le Comte… Un instant volé au réel, un instant de répit s’écoula avant qu’il ne comprenne qu’avoir le Comte en train de se promener dans le pâturage au milieu des vaches serait un réconfort parce que cela voudrait dire que Merry se promènerait au milieu des invités, ici, Merry, dans son pyjama de clown, s’appuierait au dos de la chaise de son père, pour lui chuchoter à l’oreille : Mrs Orcutt boit du whisky. Mrs Umanoff sent mauvais. Le docteur Salzman est chauve. Une intelligence malicieuse, tout à fait inoffensive — non pas anarchique à l’époque, mais enfantine, et contenue dans des limites raisonnables.

En attendant, il s’entendit proposer, « Papa, reprends du steak », en un effort désespéré, il le savait, un effort de bon fils pour distraire un peu, à défaut de le dissiper, le chagrin persistant de son père devant les inadéquations de la race humaine non juive.

« Je vais te dire pour qui je vais en reprendre — pour cette demoiselle. » Lou piqua à la pointe du couteau une tranche dans le plat que lui présentait une des petites, et il la flanqua dans l’assiette de Jessie ; il l’avait prise en charge à temps complet. « Maintenant, prenez votre couteau et votre fourchette et mangez, lui dit-il. Ça ne vous fera pas de mal, la viande rouge. Tenez-vous bien droite. » Et comme si elle croyait qu’il allait se livrer à des voies de fait si elle ne s’exécutait pas, Jessie Orcutt marmonna d’une voix pâteuse : « J’allais le faire. » Mais elle se mit à tripoter sa viande avec une telle maladresse que le Suédois eut peur que son père n’entreprenne de la lui couper. Toute cette énergie brute, qui, malgré ses efforts, n’arrivait pas à refaire le monde troublé !

« Mais c’est une affaire sérieuse, les enfants. » Maintenant qu’il avait réussi à faire s’alimenter Jessie, il était remonté contre Gorge profonde. « Si c’est pas sérieux, ça, qu’est-ce qui va rester ?

— Papa, Shelly ne dit pas que c’est pas sérieux. Il est bien d’accord. Il dit seulement qu’une fois qu’on a exposé son opinion sur la question à un adolescent, c’est fini, on peut pas le boucler dans sa chambre et jeter la clef. »

Sa fille était une meurtrière démente, cachée sur le sol d’une chambre à Newark, sa femme avait un amant qui l’enfilait par-derrière contre l’évier de la cuisine, son ex-maîtresse avait sciemment attiré le désastre sur sa maison, et, lui, il essayait d’apaiser son père avec des : « d’un côté, bien sûr, mais par ailleurs »…

« Vous seriez surpris, dit Shelly au vieillard, de voir tout ce que ces jeunes ont appris à prendre sur eux, de nos jours.

— Mais il ne faudrait pas qu’ils prennent sur eux des choses dégradantes ! Moi je dis, bouclez-les dans leur chambre et balancez la clef, s’ils prennent ces choses-là sur eux ! Je me rappelle le temps où les gosses étaient à la maison en train de faire leurs devoirs, et pas à courir voir ces films-là. C’est la moralité de tout un pays qui est en jeu. Ou quoi ? Ou bien je déraille ? C’est une insulte à la décence et aux gens comme il faut.

— Et qu’est-ce qu’il y a de si passionnant dans la décence ? » demanda Marcia.

La question le déconcerta tellement qu’il jeta des coups d’œil un peu hagards autour de la table, comme pour s’assurer le soutien de quelqu’un qui ait une opinion assez autorisée pour en imposer à cette femme.

Il se trouva que ce fut Orcutt, ce grand ami de la famille. Ce fut Bill Orcutt qui vint à la rescousse de Lou Levov. « Et quel mal y a-t-il à la décence ? » demanda-t-il à Marcia, avec un large sourire.

Le Suédois était incapable de le regarder. Outre toutes les choses auxquelles il ne fallait pas penser, il y avait deux personnes, Sheila et Orcutt, qu’il ne fallait pas regarder. Est-ce que Dawn trouvait Bill Orcutt bel homme ? Il ne l’avait jamais trouvé beau lui-même. Un visage poupin, un nez camus, une lèvre inférieure boudeuse… il a une physionomie porcine, ce salaud. Ce doit être autre chose qui la met en transe, contre l’évier de la cuisine. Quoi ? Son aisance ? Son assurance ? C’est ça qui l’excite ? Le confort, le contentement qu’il éprouve à être Bill Orcutt ? Le fait qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de vous manquer de respect à vous qui n’êtes pas de son monde, à vous qui le savez, et qui savez qu’il le sait aussi ? Son respect des formes, cette façon irréprochable avec laquelle il a joué son rôle de conservateur du passé du comté ? Ou bien cette impression qui semble suinter par tous les pores de sa peau, qu’il n’a jamais connu l’humiliation, qu’il n’a jamais eu à accepter les rebuffades de qui que ce soit, souffert de ne pas savoir comment se tenir, alors même qu’il a à son bras une poivrote impénitente ? Parce qu’il est venu au monde en comptant sur les choses, comme même un champion de Weequahic ne songerait jamais à y compter, ni personne d’entre nous, parce que nous, même quand on les obtient en se démenant, on a toujours l’impression qu’on n’y a pas droit ? Est-ce que c’est pour ça qu’elle était en chaleur contre l’évier, à cause de ce sentiment que les choses lui sont dues depuis sa naissance ? Ou bien à cause de ses louables positions écologistes ? Ou encore de son grand talent artistique ? Ou bien tout simplement à cause de sa queue ? Dis, Dawn chérie ? J’exige une réponse ! J’exige une réponse ce soir ! C’est sa queue et rien d’autre ?

Le Suédois ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer dans le détail Orcutt baisant sa femme, pas plus qu’il ne pouvait s’empêcher d’imaginer dans le détail les violeurs baisant sa fille. Ce soir, son imagination ne lui laissait pas de répit.

« La décence ? dit Marcia à Orcutt en lui rendant son sourire, rusé. On surestime beaucoup, vous ne trouvez pas, les charmes de la décence, de la civilité, des conventions ? Ce n’est pas l’attitude envers la vie la plus enrichissante que je puisse imaginer.

— Et qu’est-ce que vous recommandez d’enrichissant, s’enquit Orcutt, la voie royale de la transgression ? »

L’architecte patricien était amusé par le professeur de littérature, et par le personnage de croquemitaine qu’elle essayait de se composer pour intimider les béotiens. Amusé, oui, voilà. Amusé ! Mais le Suédois n’avait pas l’intention de transformer la table en champ de bataille, avec sa femme pour enjeu. Tout allait assez mal sans encore se colleter avec Orcutt devant ses parents. Il suffisait d’éviter de l’écouter. Seulement chaque fois qu’Orcutt parlait, chacun de ses mots le hérissait, le convulsait de rage et de haine, et lui inspirait les plus noirs desseins ; et, quand il ne parlait pas, il n’arrêtait pas de le regarder, de l’autre côté de la table, pour voir ce que sa femme trouvait de si excitant dans ce visage.

« Bah, disait Marcia, sans transgression, il n’est guère de connaissance, n’est-ce pas ?

— Seigneur, s’écria Lou Levov, ça c’est la première fois que je l’entends dire. Excusez-moi, professeur, mais d’où sortez-vous cette idée, bon sang ?

— De la Bible, déjà, dit Marcia d’une voix suave.

— De la Bible ? Quelle Bible ?

— Celle qui commence avec Adam et Ève. C’est pas ce qu’on raconte, dans la Genèse, avec l’histoire du jardin d’Éden ?

— Quoi, qu’est-ce qu’on nous raconte ?

— Qu’il n’est pas de connaissance sans transgression.

— Ah, c’est pas du tout ce qu’on m’a appris, à moi, sur le jardin d’Éden, répliqua-t-il, mais c’est vrai que je suis pas allé au-delà de la quatrième, à l’école.

— Et qu’est-ce qu’on vous a appris, à vous, Lou ?

— Que quand Dieu là-haut défend de faire quelque chose, on le fait pas, bon Dieu. Ou, si on le fait, faudra payer la casse. Si on le fait, il faudra souffrir pour le restant de ses jours.

— Il suffit d’obéir au bon Dieu là-haut, et ce sera la fin de toutes les horreurs, dit Marcia.

— Euh… oui », répondit-il, quoique sans conviction, conscient qu’on se moquait de lui. « Écoutez, on s’écarte du sujet — on n’est pas en train de parler de la Bible. Oubliez la Bible. Ce n’est pas le lieu de discuter de la Bible. Il est question d’un film où une femme adulte, d’après tout ce qu’on en dit, passe devant une caméra, et pour de l’argent, ouvertement, au vu de millions de personnes, des enfants, de tout le monde, commet tout ce qu’elle peut trouver de plus dégradant. Voilà de quoi il est question.

— Dégradant pour qui ? lui demanda Marcia.

— Pour elle, nom de Dieu. Pour elle, déjà. Elle s’est avilie au dernier degré. Vous n’allez quand même pas dire que vous êtes pour ?

— Oh, elle ne s’est pas avilie au dernier degré, Lou.

— Bien au contraire, dit Orcutt en riant. Elle a goûté au fruit de l’arbre de la connaissance.

— Et en prime, annonça Marcia, elle s’est transformée en superstar. Le top du top. À mon avis, Miss Lovelace est en train de s’amuser comme une petite folle.

— Adolf Hitler s’amusait comme un petit fou en jetant les Juifs au four à pleines pelles, c’est pas pour autant que c’est bien. Voilà une femme qui empoisonne de jeunes esprits, qui empoisonne le pays, et par-dessus le marché qui s’avilit au dernier degré, point final. »

Rien ne restait au repos chez Lou Levov quand il argumentait ; et l’on avait l’impression que ce qui poussait Marcia à l’exciter n’était que le spectacle de ce vieillard têtu, encore prisonnier de ses représentations fantasmatiques du monde. Elle aimait aiguillonner, mordre, il fallait que ça saigne. C’était son sport favori. Le Suédois avait envie de la tuer. Fous-lui la paix ! Fous-lui la paix et il va la fermer tout seul ! C’est vraiment pas difficile de le faire causer tant et plus, alors arrête !

Mais ce problème, qu’il avait depuis longtemps appris à contourner, quitte à mettre sa personnalité en veilleuse, faire mine d’obtempérer pour manipuler Lou au mieux — ce problème du père impitoyable envers lequel il fallait préserver ses sentiments filiaux malgré la façon qu’il avait de vous agresser —, n’était pas un problème qui faisait la trame de la vie de Marcia depuis des décennies. Jerry envoyait leur père se faire foutre. Dawn, il la rendait presque folle ; et Sylvia Levov le supportait, stoïquement mais sans aucune patience : sa seule forme de résistance efficace consistant à l’exclure de son champ de conscience et à vivre dans l’isolement, au risque d’y laisser sa substance d’année en année. Marcia, elle, le prenait pour le crétin qu’il était de croire encore qu’il pourrait, par le seul pouvoir de son indignation, remplacer les vices du présent par ceux du passé.

« Alors, qu’est-ce que vous voudriez qu’elle fasse à la place, Lou, serveuse dans un bar à cocktails ? demanda Marcia.

— Pourquoi pas ? C’est un métier.

— Pas terrible, répliqua Marcia. Personne n’en voudrait ici.

— Ah, dit Lou Levov, on préférerait faire ce qu’elle fait ?

— Je ne sais pas, dit Marcia. Il faudrait qu’on fasse un tour de table des femmes. Qu’est-ce que vous préféreriez, demanda-t-elle à Sheila, être serveuse dans un bar à cocktails ou star du porno ? »

Mais Sheila n’était pas femme à se laisser distraire par l’ironie de Marcia et, avec un regard qui semblait traverser cet épiphénomène pour percer à jour son égocentrisme, elle lui fit une réponse sans équivoque. Le Suédois se souvint qu’après que Sheila avait rencontré Barry et Marcia Umanoff chez lui, dans la maison d’Old Rimrock, il lui avait demandé : « Comment peut-il aimer cette personne ? » Au lieu de lui répondre comme Dawn, « Incroyable mais vrai, c’est parce qu’il a pas de couilles », Sheila avait répliqué : « À la fin d’un dîner, tout le monde se pose sans doute la question sur quelqu’un. Parfois, tout le monde se la pose sur tout le monde. — Vous aussi ? — Tout le temps, à propos des couples », avait-elle dit.

Femme sagace. Et pourtant cette femme sagace avait donné asile à une meurtrière.

« Et toi, Dawn, demanda Marcia. Serveuse de cocktails ou star du porno ? »

Avec un sourire suave, et sa plus parfaite attitude d’écolière catholique — la petite qui fait plaisir aux nonnes rien qu’en s’asseyant bien droite à son bureau —, Dawn répondit : « Va te faire enculer, Marcia.

— Qu’est-ce que c’est que cette conversation ? demanda Lou Levov.

— Une conversation de dîner, répondit Sylvia Levov.

— Et toi, te voilà bien blasée.

— Je ne suis pas blasée, j’écoute. »

Bill Orcutt demanda : « Personne ne vous a sondée, Marcia. Et vous, qu’est-ce que vous préféreriez, à supposer que vous ayez le choix ? »

Le sous-entendu vexatoire la fit rire de bon cœur. « Oh, il y a des bonnes grosses dans les films cochons. Elles aussi font partie des rêves masculins. Et pas seulement pour amuser la galerie. Écoutez, je vous trouve tous bien sévères pour Linda. Moi, j’aimerais qu’on m’explique. Qu’une fille retire ses vêtements à Atlantic City, elle obtient une bourse, ça en fait une déesse américaine, mais qu’elle le fasse dans un film de cul, c’est de l’argent sale, et ça en fait une pute ? Pourquoi ça ? Dites-moi, vous autres ? Bon — personne n’en sait rien. Mais, sérieusement, moi j’adore ce mot de “bourse”. Une call-girl monte dans une chambre d’hôtel. Le client lui demande combien elle prend. “Alors, pour ta ta ta, ça fait une bourse de trois cents dollars, pour ta ta ta ta, cinq cents dollars, et si tu veux ta ta ta ta ta”…

— Tu peux bien dire ce que tu voudras, Marcia, tu arriveras pas à me mettre en boule ce soir.

— Ah non ?

— Pas ce soir. »

Il y avait un superbe bouquet au centre de la table. « Du jardin de Dawn », avait dit fièrement Lou Levov, pour que nul n’en ignore, au moment où l’on passait à table. Il y avait aussi pour accompagner les steaks de grands plats de tomates, coupées en grosses tranches, et entourées d’un cercle d’oignons rouges du jardin. Et encore deux seaux de bois — de vieux seaux pour la nourriture du bétail, trouvés chez un brocanteur de Clinton, un dollar pièce, chacun gaiement paré d’un bandana, et plein à ras bord des épis de maïs qu’Orcutt l’avait aidé à préparer. Nichées dans des corbeilles d’osier aux deux bouts de la table, se trouvaient des baguettes françaises, nouveauté de chez McPherson, réchauffées au four, et agréables à rompre à la main. Et il y avait un bon bourgogne bien fort, six bouteilles du meilleur Pommard du Suédois, dont quatre ouvertes sur la table, ces bouteilles mêmes qu’il avait mises à vieillir en cave cinq ans auparavant, pour les boire en 1973 — selon son carnet de cave, il les avait mises un mois exactement avant que Merry ne tue le docteur Conlon. En effet, un peu plus tôt dans la soirée, il avait trouvé dans le cahier à spirales dont il se servait pour consigner tout nouvel achat l’inscription : « 1/3/68 », inscription portée sans se douter moindrement que le 2/3/68 sa fille allait commettre un acte qui choquerait toute l’Amérique, à l’exception peut-être du professeur Marcia Umanoff.

Les deux lycéennes qui aidaient au service sortaient de la cuisine toutes les cinq minutes pour présenter en silence les steaks qu’il avait fait cuire, impeccablement coupés et ruisselants de jus, sur des plateaux d’étain. Son jeu de couteaux à découper venait de chez Hoffritz, le meilleur acier inoxydable d’Allemagne. Il était allé les acheter à New York, avec le billot à découper, pour leur premier Thanksgiving à Old Rimrock. Ces choses avaient compté pour lui, autrefois. Il avait adoré aiguiser la lame sur la longue lime conique avant de s’attaquer à la volaille. Il avait aimé le son qu’elle produisait. Triste inventaire de sa largesse domestique. Il voulait que sa famille ait ce qu’il y avait de mieux. Il voulait que sa famille ne manque de rien.

« S’il vous plaît, dit Lou Levov, moi je voudrais bien qu’on me réponde. Quel effet ça fait aux enfants ? Vous avez tous totalement dérivé du sujet. Est-ce qu’on n’a pas eu notre dose de drame, avec les enfants ? La pornographie, la drogue, la violence ?

— Le divorce, lui souffla Marcia.

— Professeur, ne me lancez pas sur le divorce. Vous comprenez le français ?

— En cas de nécessité, oui, dit-elle en riant.

— Eh bien, j’ai un fils en Floride, le frère de Seymour, dont la spécialité est le divorce. Moi je me figurais qu’il était spécialiste de la chirurgie du cœur. Pas du tout, il est spécialiste du divorce. Je croyais l’avoir envoyé à la faculté de médecine, il m’avait semblé que c’était de là que venaient les factures. Eh bien, non, c’était l’école du divorce. C’est de là qu’il est diplômé. Qu’est-ce qu’il pourrait bien y avoir de plus épouvantable, pour un enfant, que le spectre du divorce ? Je ne vois pas. Et où ça va s’arrêter, tout ça ? Est-ce qu’il y a des limites ? Vous n’avez pas grandi dans ce monde-là, vous. Moi non plus. On a grandi à une époque où le monde était différent ; le sens de la communauté, du foyer, de la famille, des parents, du travail… enfin, c’était autre chose. Les changements défient l’imagination. Il m’arrive de penser que la société a changé davantage depuis 1945 que dans toute l’histoire. Je ne sais pas quoi penser de la fin de toutes ces choses. Le mépris de l’individu qu’on voit dans ces films, le mépris des lieux tel qu’il a cours à Newark — comment est-ce qu’on en est arrivé là ? On n’est pas obligé de révérer sa famille, on n’est pas obligé de révérer sa patrie, on n’est pas obligé de révérer l’endroit où on vit. Encore faut-il savoir qu’ils sont à vous, qu’on en fait partie. Parce que, sinon, on est très seul, on est à plaindre. Je le dis sincèrement. J’ai raison, monsieur Orcutt, ou je me trompe ?

— De vous demander s’il y a des limites ?

— Mais oui », répondit Lou Levov. Il avait parlé des enfants et de la violence, et ce n’était pas la première fois, le Suédois le remarquait, sans se rendre compte moindrement que le sujet avait une incidence aiguë sur la vie de ses proches. Merry avait été utilisée à des fins sinistres, telle était la thèse à laquelle ils devaient tous croire dur comme fer. Il les surveillait étroitement pour s’assurer qu’il n’y avait pas de foi chancelante parmi eux. Lui vivant, aucun membre de la famille ne devrait jamais entretenir le moindre doute sur l’innocence de Merry.

Parmi les nombreux sujets auxquels le Suédois s’interdisait de penser dans sa boîte, il y avait ce qu’il adviendrait de son père lorsqu’il découvrirait que le bilan s’élevait à quatre victimes.

« Vous avez raison de vous demander jusqu’où ça peut aller, disait Orcutt à Lou Levov. Je pense que chacun ici se demande jusqu’où ça ira, et s’en inquiète toutes les fois qu’il ouvre son journal. Sauf le Professeur de Transgression. Seulement, bien sûr, nous sommes tous étouffés par les conventions. Nous ne sommes pas de grands hors-la-loi comme William Burroughs et le Marquis de Sade, ou saint Jean Genet, poète et martyr. Ah, l’école littéraire du Tout est Permis. La brillante école qui dit la Civilisation, c’est l’Oppression, et la Morale pire encore… »

Sans rougir, ce discours. « La Morale », sans un battement de cil. « La Transgression », comme s’il y était tout à fait étranger, comme s’il n’était pas entre tous ici — lui William III, dernier-né de cette longue lignée d’Orcutt dont les pierres tombales louaient la vertu — le pire transgresseur, lui qui avait violé l’unité d’une famille déjà à moitié détruite.

Sa femme avait un amant. Et c’était pour cet amant qu’elle avait supporté les rigueurs d’un lifting, pour le séduire, pour faire sa conquête. Oui, il la comprenait à présent, cette lettre qui débordait d’émotion, cette lettre où elle remerciait chaleureusement le chirurgien esthétique d’avoir consacré cinq heures de son temps à sa beauté ; où elle le remerciait comme si le Suédois n’avait pas payé ces cinq heures douze mille dollars, plus cinq mille autres pour les frais de la clinique où ils avaient passé deux nuits. C’est tout à fait extraordinaire, cher docteur. J’ai le sentiment qu’on m’a donné une nouvelle vie. Intérieure et extérieure. À Genève, il l’avait veillée toute la nuit. Il lui avait tenu la main quand elle avait mal, quand elle avait des nausées, et tout ça pour un autre. C’était pour un autre qu’elle faisait construire cette maison. Tous deux se dessinaient une maison l’un pour l’autre.

S’enfuir à Ponce vivre avec Sheila après la disparition de Merry… Non, Sheila l’avait ramené à la raison. Elle lui avait fait retrouver sa rectitude, elle l’avait renvoyé à sa femme et à ce qui pouvait demeurer intact dans leur vie commune, car cette épouse, même une maîtresse le savait, il ne pouvait pas la faire souffrir, et encore moins l’abandonner dans une pareille crise. Mais eux, en revanche, ils se préparaient à dénoncer le contrat. Il l’avait compris dès l’instant qu’il les avait vus dans la cuisine. C’était leur pacte. Orcutt largue Jessie, Dawn me largue, et la maison est à eux. Elle pense que la catastrophe est derrière nous et, par conséquent, elle se prépare à enterrer le passé et repartir de zéro — visage, maison, mari, du neuf. Tu auras beau faire, tu ne réussiras pas à me mettre en boule ce soir. Pas ce soir.

Ce sont eux les hors-la-loi. Orcutt, avait dit Dawn à son mari, vit entièrement sur le passé de sa famille — eh bien, elle, elle vivait de ce qu’elle venait de devenir. Dawn, Orcutt : deux prédateurs.

Les hors-la-loi sont partout. Ils sont dans nos murs.