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Une fille minuscule, au teint de papier mâché, une certaine Miss Rita Cohen qui paraissait la moitié de l’âge de Merry mais prétendait avoir six ans de plus, vint trouver le Suédois quatre mois après la disparition de sa fille. Elle était vêtue comme Ralph Abernathy, le successeur de Martin Luther King, d’une salopette et d’affreuses galoches de pacifiste ; une tignasse crépue encadrait de façon spectaculaire son visage insignifiant et poupin. Il aurait dû la reconnaître au premier coup d’œil, cela faisait quatre mois qu’il attendait ce type de personnage — mais elle était si minuscule, si jeune, elle semblait si anodine qu’il avait déjà eu du mal à croire qu’elle était à l’Institut de gestion et de finances de l’université de Pennsylvanie (où elle faisait une thèse sur l’industrie du cuir à Newark) — comment aurait-il vu en elle l’agitatrice qui venait d’initier Merry à la cause de la révolution mondiale ?

Le jour où elle fit son apparition à l’usine, le Suédois ne savait pas qu’elle avait brouillé les pistes avec soin. Elle était en effet passée par la porte du sous-sol, au-dessous des quais de chargement afin de tromper la vigilance de l’équipe placée là par le FBI pour observer depuis Central Avenue les entrées et les sorties de tous ceux qui venaient le voir à son bureau.

Trois quatre fois l’an, quelqu’un téléphonait ou écrivait pour demander la permission de voir l’usine. Autrefois, Lou Levov, pour débordé qu’il fût, trouvait toujours le temps d’accueillir les écoles de Newark, les troupes de boy-scouts ou les notables en visite, chaperonnés par un fonctionnaire de l’hôtel de ville ou de la chambre de commerce. Le Suédois ne tirait pas le même plaisir que son père de faire autorité dans le gant ; d’ailleurs il ne prétendait pas à la même autorité dans l’industrie du cuir, ni dans aucun autre domaine, à vrai dire. Mais il lui arrivait d’aider un étudiant en répondant à ses questions par téléphone, voire en lui proposant une brève visite commentée, si l’étudiant lui paraissait particulièrement consciencieux.

Bien entendu, s’il avait compris que la pseudo-étudiante était en fait une émissaire de sa fille en cavale, il n’aurait pas fixé le rendez-vous à l’usine. Quant à savoir pourquoi Rita n’avait pas dit au Suédois qui l’envoyait, et pourquoi elle avait attendu la fin de la visite pour parler de Merry, on peut penser qu’elle voulait le jauger d’abord ; ou encore faire durer le plaisir de jouer au chat et à la souris avec lui. Peut-être était-ce simplement le pouvoir qui lui plaisait. Politicienne, à sa manière, la jouissance que l’on tire du pouvoir déterminait peut-être nombre de ses actes.

Comme le bureau du Suédois était séparé des salles de confection par une vitre, lui et les piqueuses se voyaient très bien. Il avait institué ce dispositif pour ne plus être dérangé par le bruit des machines sans pour autant perdre le contact avec l’étage. Son père ne s’était jamais laissé enfermer dans un bureau, avec ou sans vitre. Il avait planté sa table de travail en plein milieu de la salle de confection et de ses deux cents machines — reine des abeilles en plein cœur de la ruche, immergé dans le bourdonnement plaintif de l’essaim qui l’entourait, il téléphonait à ses clients ou à ses sous-traitants, ce qui ne l’empêchait pas de faire la paperasse en même temps. Il n’y avait qu’en s’installant à l’étage, disait-il, qu’il pouvait distinguer au beau milieu du tintamarre en contrepoint le bruit discordant d’une Singer déréglée, moyennant quoi il bondissait dessus avec son tournevis avant même que la piqueuse n’ait eu le temps d’alerter sa contremaîtresse. Vicky, leur vieille contremaîtresse noire, en témoigna avec son admiration caustique lors du banquet pour célébrer son départ en retraite : quand tout marchait comme sur des roulettes, Lou était impatient, fébrile — le type même du patron insupportable, en somme. Mais qu’un coupeur vienne se plaindre de son contremaître, un contremaître de son coupeur, que les peaux arrivent avec des mois de retard, endommagées, ou bien se révèlent d’une qualité médiocre, qu’il découvre que le sous-traitant chargé des doublures le truandait sur le métrage, qu’un employé aux expéditions le volait comme au coin d’un bois, qu’il s’aperçoive que le fendeur à la corvette rouge et aux lunettes noires était bookmaker à ses heures perdues et organisait un loto auprès des ouvriers, alors il était dans son élément, et il entreprenait à sa manière inimitable de mettre bon ordre à la situation — « de sorte que lorsque l’ordre était effectivement rétabli », conclut l’avant-dernier orateur de cette soirée (c’était son fils, tout fier, qui prononça le plus long de ces éloges malicieux), « il pouvait recommencer à se ronger, et à nous ronger d’inquiétude. Mais il faut bien dire qu’à s’attendre au pire il était rarement déçu bien longtemps, et que rien ne le prenait au dépourvu. Ce qui prouve que, comme tout le reste chez Newark Maid, le souci paie. Mesdames et messieurs, l’homme qui a été mon maître toute ma vie, et pas seulement dans l’art du souci, l’homme qui a fait de ma vie un long apprentissage, difficile parfois mais toujours profitable, cet homme qui m’a expliqué quand j’avais cinq ans le secret du produit parfait, “Il faut y travailler” — mesdames et messieurs, voici l’homme qui y a travaillé, l’homme qui y a réussi, depuis le jour où il a débuté comme tanneur à l’âge de quatorze ans, celui qui gante les gantiers, celui qui en sait plus long sur le gant que n’importe qui en ce monde, voici Mr Newark Maid, mon père, Lou Levov. » « Écoutez, commença Lou Levov, qu’on ne vous raconte pas d’histoires. J’aime travailler, j’aime le commerce du gant, j’aime le défi que ça représente. J’aime pas l’idée de prendre ma retraite, pour moi c’est un pied dans la tombe. Et pourtant ça ne m’atteint pas. Pourquoi ? Pour une seule bonne raison : je suis l’homme le plus chanceux du monde. Ma veine tient en un seul mot, le plus grand des mots simples : la famille. Si j’étais poussé vers la sortie par un concurrent, vous ne me verriez pas sourire — vous me connaissez —, vous m’entendriez brailler. Mais celui qui me pousse vers la sortie, c’est mon fils bien-aimé. J’ai cette bénédiction, la famille la plus formidable qu’un homme puisse vouloir, une femme formidable, un fils formidable, des petits-enfants formidables… »

 

Le Suédois demanda à Vicky d’apporter une peau de mouton dans son bureau, il la tendit à l’étudiante de Wharton pour la lui faire toucher.

« Cette peau a été jusée, mais pas tannée, lui dit-il. C’est une peau de mouton sauvage. Contrairement au mouton domestique, celui-ci n’a pas de laine mais du poil.

— Et qu’est-ce qu’on en fait de ce poil ? demanda-t-elle. On s’en sert ?

— Bonne question. On s’en sert pour faire des carpettes. À Amsterdam, New York, Bigelow, Mohawk. Mais ce qui compte le plus c’est la peau, le poil n’est qu’un sous-produit, et la façon dont on le sépare de la peau et tout le reste, c’est encore une autre histoire. Avant les textiles synthétiques, on en faisait surtout des carpettes à bon marché. Il existe une compagnie qui servait d’intermédiaire entre les tanneries et les fabricants de tapis, mais ça ne concerne pas votre recherche », dit-il, en se rendant compte qu’avant même qu’ils aient commencé, elle avait déjà rempli la première page d’un bloc-notes jaune tout neuf. « Mais enfin, si vous pensez que c’est votre sujet, ajouta-t-il, touché et même séduit par son sérieux, parce que, après tout, je suppose que tout se recoupe, je pourrai vous envoyer parler à ces gens. Je crois que la famille est toujours sur place. C’est un point de détail que peu de gens connaissent. C’est intéressant, tout est intéressant. Vous avez choisi un sujet intéressant, jeune fille.

— C’est bien mon avis, dit-elle en lui adressant un sourire chaleureux.

— Donc, cette peau », il la lui avait reprise des mains et la caressait avec la tranche du pouce comme on caresserait un chat pour le faire ronronner, « s’appelle la cabretta dans la terminologie de l’industrie. Un jeune mouton, un petit mouton. On ne les trouve qu’à vingt ou trente degrés au nord et au sud de l’équateur. Ils paissent à l’état semi-sauvage ; dans cette partie de l’Afrique, chaque famille du village en possède quatre ou cinq, qu’on réunit dans le même troupeau, et qu’on met à paître dans la brousse. La peau que vous aviez entre les mains n’est plus brute. Nous les achetons déjà jusées. Ça veut dire que le poil a été retiré et que le prétraitement a commencé pour qu’elles arrivent ici intactes. Autrefois on les achetait par ballots énormes déjà ficelés, à l’état brut, seulement séchées à l’air libre. J’ai même un bon de cargaison dans un coin, je peux vous le trouver si vous voulez le voir ; c’est la copie d’un bon de 1790 ; on voit que les peaux arrivaient à Boston dans les mêmes conditions que celles que nous avons importées l’an dernier. Et depuis les mêmes ports d’Afrique. »

À lui parler ainsi, il entendait son père. À sa connaissance, chaque phrase, chaque mot qu’il venait de prononcer, il les avait entendus de la bouche de son père avant d’avoir fini l’école primaire, et environ deux ou trois mille fois au cours des décennies où ils avaient géré l’usine ensemble. Parler boutique était une tradition séculaire dans les familles de gantiers. Chez les meilleures d’entre elles, le père transmettait ses secrets au fils, avec l’histoire et les arcanes de ce commerce. C’était vrai dans les tanneries, où le traitement de la peau est semblable à une cuisine dont les recettes passeraient du père au fils ; c’était vrai chez les gantiers, c’était vrai à l’étage de la coupe. Les vieux coupeurs italiens formaient leurs fils, et personne d’autre. Le fils acceptait l’enseignement du père, qui avait accepté l’enseignement du sien. Depuis l’âge de cinq ans jusqu’à sa maturité, le Suédois avait tenu son père pour une autorité incontestée. Il avait accepté son autorité tout comme il avait tiré de lui le savoir qui faisait de Newark Maid le fabricant des meilleurs gants pour dames du pays. Très vite, il se mit à aimer les choses mêmes que son père aimait, et avec le même enthousiasme, et, une fois à l’usine, à penser à peu près comme lui. À parler comme lui, aussi, sinon sur tous les sujets, du moins chaque fois que la conversation venait sur le cuir, sur Newark ou sur les gants.

Depuis la disparition de Merry, il ne s’était jamais senti d’humeur si loquace. Jusqu’à ce matin, il avait seulement eu envie de pleurer, ou de se cacher. Mais il fallait soigner Dawn, gérer l’affaire, soutenir ses parents ; il était le seul à ne pas être effondré ou paralysé par l’incrédulité ; de sorte qu’aucune de ces deux tentations n’avait encore entamé la façade protectrice qu’il offrait à sa famille et présentait au reste du monde. Mais à présent il se laissait entraîner, porter par le flot des mots comme par une bouée ; c’étaient les mots de son père, qu’avait fait resurgir cette fille minuscule qui les prenait scrupuleusement en note. Elle lui semblait presque aussi petite que les enfants du cours élémentaire de Merry, le jour où, vers la fin des années cinquante, un car les avait amenés depuis leur école rurale, à cinquante kilomètres, pour que le papa de Merry puisse leur montrer comment il faisait les gants, et en particulier le lieu magique entre tous pour Merry où, en fin de parcours, les ouvriers donnaient leur forme à chaque gant et le repassaient en l’enfilant avec soin sur des mains de laiton, vernies de chrome et chauffées à la vapeur. Les mains étaient dangereusement chaudes, luisantes, dressées sur un rang depuis la table, maigres comme des mains mutilées, aplaties puis amputées — de jolies petites mains amputées qui flottaient en suspens comme les âmes des morts. Enfant, Merry, fascinée par cette énigme, les appelait les « mains-crêpes ». Il la revoyait disant à ses petites camarades : « Il faut en tirer cinq dollars la douzaine », ce qui était l’éternel discours des gantiers, qu’elle entendait depuis sa naissance ; cinq dollars la douzaine, c’était le but, en toutes circonstances. Il la revoyait chuchotant à sa maîtresse : « Il y a des gens qui vous volent sur le rendement des pièces, ça c’est toujours un problème. Mon papa a été obligé de mettre un ouvrier à la porte. Il volait du temps. » Il se revoyait lui disant : « Ma puce, si tu laissais papa faire la visite commentée, d’accord ? » Merry petite fille, enchantée par l’idée éblouissante de ce temps volé. Merry passant d’un étage à l’autre avec une légèreté de moineau et une fierté de propriétaire, faisant étalage de sa familiarité avec tous les employés, ignorant encore que l’exploitation éhontée du travailleur par le patron avide qui accapare les moyens de production est une insulte à la dignité humaine.

Pas étonnant qu’il se sente aussi libéré, qu’il meure d’envie de se répandre en paroles. Sur le moment, il remonte le temps. Rien n’a sauté, rien n’est en ruine. Leur famille est encore sur la trajectoire fulgurante des immigrants, cette trajectoire parfaitement ascendante, ouverte par l’arrière-grand-père, qui trimait comme un esclave, poursuivie par le grand-père, soucieux de se réaliser, puis par le père, indépendant, expert, plein d’assurance, jusqu’à celui qui s’élèvera au zénith, l’enfant de la quatrième génération qui trouvera en l’Amérique un paradis. Comment s’étonner qu’il soit intarissable ? Se taire serait au-dessus de ses forces. Il cède au banal désir humain de revivre le passé, de se laisser aller à l’illusion inoffensive, de recouvrer l’heure où la famille luttait pour des valeurs saines ; où elle tenait sur un credo qui ne la poussait pas à se faire complice des destructeurs, mais au contraire à éviter la destruction, à lui survivre, à déjouer ses avancées mystérieuses en fondant l’utopie d’un quotidien régi par la raison.

Il l’entendit demander :

« Vous en avez combien par cargaison ?

— Combien de peaux ? Dans les deux mille douzaines.

— Il y en a combien par ballot ? »

Il découvrait avec plaisir que le moindre détail l’intéressait. Oui, à parler avec cette étudiante de Wharton, si attentive, il se prenait à aimer quelque chose, lui qui, depuis quatre mois vidés de vie, n’avait rien aimé, rien supporté et même rien compris de tout ce qu’il faisait. Lui qui s’était senti au contraire périr de tout. « Oh, cent vingt peaux », répondit-il.

Tout en continuant à prendre des notes, elle demanda : « Elles vous arrivent directement ?

— Elles arrivent à la tannerie. On sous-traite avec les tanneries. On achète le matériau brut, on le leur donne, on leur dit le procédé à utiliser, et ils nous transforment la peau en cuir. Mon grand-père et mon père ont travaillé à la tannerie ici même à Newark. Et moi aussi, pendant six mois, quand j’ai fait mes débuts dans l’entreprise. Vous êtes déjà entrée dans une tannerie ?

— Pas encore.

— Ah, il faut absolument en voir une si vous avez l’intention de faire votre thèse sur le cuir. Je peux vous organiser une visite, si vous voulez. Ce sont des endroits primitifs. La technologie a amélioré les choses, mais ce que vous verrez ne sera pas fondamentalement différent de ce que vous auriez pu voir il y a des siècles. C’est un travail effroyable. On dit que c’est la plus ancienne industrie dont on ait retrouvé des vestiges dans le monde. On a trouvé des vestiges de tannage qui ont quelque six mille ans, en Turquie, je crois. Les premiers vêtements n’étaient que des peaux de bêtes qu’on tannait en les fumant. Je vous l’ai dit, c’est un sujet intéressant dès qu’on l’approfondit. La grande autorité en la matière, c’est mon père. C’est à lui que vous devriez vous adresser, mais il vit en Floride à présent. Si vous le lancez sur la question des gants, il en a pour deux jours à vous parler sans arrêt. C’est typique, d’ailleurs. Les gens du gant aiment leur métier et tout ce qui s’y rattache. Dites-moi, Miss Cohen, vous avez déjà assisté à la fabrication de quelque chose ?

— Non, je ne pourrais pas dire.

— Vous n’avez jamais vu quelque chose en train de se faire ?

— J’ai vu ma mère faire un gâteau quand j’étais petite. »

Il se mit à rire. Voilà qu’elle l’avait fait rire, cette innocente pleine de fougue, avide d’apprendre. Rita Cohen mesurait bien trente centimètres de moins que sa fille ; elle était brune quand celle-ci était blonde ; et pourtant, ce petit bout de femme sans beauté lui rappelait Merry avant qu’elle ne les prenne en aversion et ne devienne leur ennemie. Cette bonne nature et cette intelligence qui émanaient d’elle lorsqu’elle rentrait de l’école débordant de ce qu’elle venait d’apprendre en classe. Comme elle avait bien tout enregistré. Comme elle prenait tout en note avec soin, pour se le rappeler parfaitement le lendemain.

« Je vais vous dire ce qu’on va faire. On va vous faire suivre tout le processus de fabrication. Allez, venez, on va vous faire une paire de gants, et vous allez les accompagner du début à la fin. Quelle est votre pointure ?

— Je ne sais pas ; une petite pointure en tout cas. »

Il s’était levé de son bureau et il en avait fait le tour pour lui prendre la main. « Très petite. Moi je dirais du quatre. » Déjà, il avait sorti du dernier tiroir de son bureau un mètre-ruban terminé par un anneau ; il le lui passa autour de la paume, glissa l’extrémité dans l’anneau et tira. « On va voir si j’ai le coup d’œil. Fermez le poing. » Elle s’exécuta, si bien que la largeur de sa main s’accrut légèrement et qu’il lut sa pointure en mesures françaises : « C’est bien du quatre. C’est la plus petite taille de femme ; plus petit, on passe à l’enfant. Venez, je vais vous montrer comment on les fait. »

Il eut l’impression d’avoir remonté le cours du temps lorsqu’ils se mirent à grimper côte à côte les marches de bois du vieil escalier. Il entendit son père en s’entendant lui expliquer : « On trie toujours les peaux dans les salles exposées au nord, où le soleil n’arrive pas directement. C’est comme ça qu’on peut vraiment juger de leur qualité. Là où le soleil donne, on n’y voit rien. La coupe et le classement, c’est toujours sur la façade nord. Le tri se fait en haut. Au second, la coupe. Et au premier, par où vous êtes arrivée, la confection. Au rez-de-chaussée, les finitions, et l’expédition. Nous allons procéder de haut en bas. »

C’est ce qu’ils firent. Et il en fut heureux. Ce fut plus fort que lui. Ce n’était pas bien. C’était irréel. Il fallait faire quelque chose pour mettre un terme à cette situation. Mais elle prenait des notes avec entrain, et lui n’arrivait pas à s’arrêter. Une fille qui connaissait la valeur de l’effort, qui écoutait avec attention, qui s’intéressait à ce qu’il fallait, la préparation du cuir, la confection des gants — comment s’arrêter ?

Lorsqu’un homme souffre comme le Suédois souffrait, c’est lui demander l’impossible que de lui demander de ne pas céder au leurre d’un instant d’enthousiasme, même si les fondements en sont douteux.

Dans la salle de coupe où vingt-cinq ouvriers étaient au travail, environ six par table, le Suédois la conduisit vers le plus vieux d’entre eux, qu’il lui présenta comme « le maître ». Le petit bonhomme chauve appareillé d’un sonotone continua de travailler sur une pièce rectangulaire, avec une règle et des ciseaux, tout le temps que le Suédois racontait qui il était. « Voilà la pièce de peau où l’on taille le gant, commenta le Suédois, on l’appelle l’étavillon. » Le cœur léger, en apesanteur, toujours, sans rien faire pour redescendre, il se contentait de laisser couler le flot du discours paternel.

Cette salle de coupe était l’endroit qui lui avait donné envie de suivre son père dans le commerce du gant, l’endroit où il était passé à l’âge d’homme. Baignée de lumière, haute de plafond, cette salle était le lieu de la fabrique qu’il préférait depuis qu’il était tout enfant, et qu’il avait vu les vieux coupeurs arriver, tous habillés du même costume trois pièces, avec leurs chemises blanches empesées, leurs cravates, leurs bretelles et leurs boutons de manchettes. Chaque coupeur retirait avec soin sa veste de costume pour la pendre dans le placard, mais le Suédois ne se rappelait pas en avoir jamais vu un retirer sa cravate, et ils n’étaient pas nombreux à se permettre la familiarité de tomber le gilet, moins encore de retrousser leurs manches avant d’avoir enfilé un tablier blanc tout propre et de s’être penchés sur la première peau, qu’ils commençaient par dérouler de la mousseline humide où on la rangeait, pour entreprendre de l’étirer. La rangée de grandes fenêtres ouvrant au nord répandait sur le bois massif des tables de coupe la lumière fraîche et homogène nécessaire au classement, à l’assortiment et à la coupe des peaux. Le poli du bord rond de la table, lustré au fil des années par toutes les peaux qu’on y tendait pour les étirer, le garçon le trouvait si tentant qu’il devait se retenir, du moins tant qu’il n’était pas seul, pour ne pas frotter le creux de sa joue contre l’arrondi du bois. Sur le parquet, on apercevait l’empreinte émoussée des pas là où les hommes étaient restés debout tout le jour aux tables de coupe ; et, lorsqu’il n’y avait plus personne, il aimait à se tenir dans les empreintes de ce parquet. Ces coupeurs qu’il regardait travailler, c’était une élite, il le savait, le patron le savait aussi et ils le savaient eux-mêmes. Mais ils avaient beau se considérer comme la fine fleur de l’aristocratie, supérieurs à leur patron même, ils étaient fiers de leurs mains calleuses à force de couper avec les grands ciseaux lourds. Sous ces chemises blanches, il y avait des poitrines et des épaules et des bras pleins d’une force d’ouvriers — oui, il leur fallait être puissants pour tirer, tirer sur le cuir, toute leur vie, pour arracher à la peau chaque pouce carré de cuir qu’elle pouvait céder.

Et on léchait à qui mieux mieux ; il passait beaucoup de salive dans chaque gant, mais comme disait en riant son père : « Le client ne se doute de rien. » Le coupeur crachait dans le pain à encrer sur lequel il frottait la brosse à pochoir pour numéroter les pièces qu’il coupait dans chaque étavillon. Une fois qu’il avait coupé une paire de gants, il portait son doigt à sa langue pour humecter les pièces numérotées, les coller ensemble, les réunir par un élastique et, enfin, les remettre à la contremaîtresse et à ses piqueuses. Le Suédois n’avait jamais pu s’habituer à ces premiers coupeurs allemands embauchés par Newark Maid qui tenaient une chope de bière à portée de main, pour y boire à petites gorgées et « ne pas se dessécher le sifflet » — c’est-à-dire manquer de salive. Lou Levov n’avait pas mis très longtemps à interdire de séjour la bière, mais la salive ? Non. Personne ne pouvait vouloir se passer de salive. Elle était partie intégrante de ce qu’ils aimaient, le fils héritier tout autant que son père fondateur.

« Harry sait couper les gants aussi bien que ces gars-là. » Harry le Maître était debout juste à côté du Suédois, il continuait son travail, indifférent aux discours de son patron. « Ça ne fait que quarante et un ans qu’il est chez Newark Maid, mais il s’applique. Le coupeur doit visualiser de quelle manière il peut optimiser le rendement de la peau pour en tirer le maximum de gants possible. Après quoi il lui faut la couper. C’est un travail d’adresse. La coupe sur table est tout un art. Il n’y a pas deux peaux semblables. Elles sortent toutes différentes, selon le régime et l’âge de l’animal, elles sont d’une élasticité variable, et il faut une adresse inimaginable pour réussir à fabriquer deux gants pareils. Il en va de même pour la couture. C’est le genre de travail que plus personne ne veut faire aujourd’hui. On ne peut pas se contenter de prendre une piqueuse qui sache se servir d’une machine traditionnelle ou faire des robes et lui demander de se mettre à faire des gants. Il faut qu’elle effectue un stage de trois ou quatre mois, qu’elle ait de la dextérité, de la patience. Avant qu’elle soit débrouillée et qu’elle atteigne ne serait-ce que quatre-vingts pour cent de son rendement, il faut compter six mois. L’assemblage du gant est un processus très compliqué. Si on veut faire un gant de qualité, il faut investir de l’argent et former ses ouvriers. Toutes ces boucles et ces arrondis, que vous voyez là où le doigt se rattache au corps du gant, exigent beaucoup d’effort et d’attention ; c’est très difficile. Du temps que mon père a ouvert son premier atelier, les employés y restaient toute leur vie — Harry est le dernier de l’espèce. Cette salle de coupe est la dernière de notre hémisphère. Nous tournons toujours à plein régime. Nous avons toujours des ouvriers qui connaissent leur affaire. Plus personne ne coupe les gants de cette façon aux États-Unis, on ne trouve presque plus personne qui sache couper ; ailleurs non plus du reste, sauf peut-être dans un petit atelier familial à Naples ou à Grenoble. Les gens qui travaillaient dans ce domaine y restaient à vie. Ils étaient nés dans l’industrie du gant et ils y mouraient. À l’heure qu’il est, il nous faut sans cesse former de nouveaux ouvriers. Dans le système économique tel qu’il est, les gens prennent un emploi chez nous, et s’ils voient passer quelque chose qui paie cinquante cents de plus l’heure, il n’y a plus personne. »

Elle notait tout ce qu’il disait.

« Lorsque j’ai commencé dans l’entreprise, et que mon père m’a fait monter ici pour apprendre à couper, je me suis contenté de rester à regarder ce gars-là opérer à sa table. Le métier, je l’ai appris à l’ancienne. En montant les échelons. Mon père m’a fait débuter comme balayeur, littéralement. Je suis passé par tous les maillons de la chaîne, je me suis imprégné de chaque stade de la fabrication, j’en ai vu la raison d’être. Avec Harry, j’ai appris à couper un gant. Je ne vous raconterai pas que j’étais débrouillé. Si j’arrivais à couper deux ou trois paires par jour, c’était le bout du monde, mais j’ai appris les rudiments — n’est-ce pas, Harry ? C’est un maître exigeant, ce gars-là. Quand il vous apprend quelque chose, il ne le fait pas à moitié. Lorsque j’étais sous son autorité, j’en arrivais presque à regretter mon père ! Dès le premier jour il m’a remis à ma place. Il m’a dit que chez lui, quand les jeunes venaient frapper à sa porte pour lui demander : “Vous voulez pas m’apprendre le métier de coupeur ?” il leur répondait : “Il faudra d’abord me verser quinze mille dollars, parce que c’est le temps et le cuir que tu vas gaspiller avant d’atteindre le stade du salaire minimal.” Je l’ai regardé faire pendant près de deux mois avant qu’il me laisse toucher à la moindre peau. Un coupeur moyen coupe trois douzaines, trois douzaines et demie de gants par jour. Un bon coupeur rapide en coupe cinq douzaines. Harry en coupait cinq douzaines et demie. “Tu me trouves bon, il me disait. Si tu avais connu mon père…” Et puis il m’a raconté l’histoire de son père et du géant de Barnum et Bailey. Tu te rappelles, Harry ? » Harry acquiesça. « Lorsque le cirque Barnum et Bailey est arrivé à Newark, en quoi, 1917, 1918…? » Harry hocha la tête de nouveau sans interrompre son travail. « Donc ils sont arrivés en ville, et ils avaient parmi eux un géant qui mesurait dans les deux mètres soixante-dix. Et un beau jour le père de Harry le voit dans la rue, en train de se balader au croisement de Broad Street et de Market Street ; et il est tellement excité qu’il le rattrape, il défait son lacet de soulier, et il mesure la main du gars en pleine rue. Il rentre chez lui, et il fabrique une paire de gants parfaite, pointure dix-sept. C’est lui qui la coupe et sa femme qui la coud, et puis ils vont au cirque et ils en font cadeau au géant. Toute la famille a eu des places gratuites, et, le lendemain, il y a eu un long article sur le père de Harry dans le Newark News.

— Dans le Star Eagle, rectifia Harry.

— C’est juste, avant qu’il fusionne avec le Ledger.

— Formidable, s’écria la fille en riant, votre père devait être très habile.

— Il parlait pas un mot d’anglais, répondit Harry.

— Ah bon ? Eh bien, ça prouve qu’il n’est pas nécessaire de parler anglais pour couper une paire de gants parfaitement à la taille d’un géant de deux mètres soixante-dix. »

Harry demeura imperturbable, mais le Suédois se mit à rire, et passa un bras autour de la taille de la jeune fille. « Je te présente Rita. On va lui faire un gant de ville, du quatre. Noir ou marron, minou ?

— Marron ? »

Il tira d’un ballot de peaux mises à humidifier près de Harry une peau marron clair. « Voilà une couleur difficile à obtenir, lui dit-il, on appelle ça “cuir anglais”. Comme vous le voyez, il y a toutes sortes de nuances — regardez comme elle est plus pâle ici, plus foncée là. Bon. La peau de mouton, c’est ça. Celle que vous avez vue dans mon bureau était jusée. Celle-ci est tannée. C’est déjà du cuir. Mais on reconnaît encore l’animal. Si vous cherchiez, vous reconnaîtriez ici la tête, le postérieur, les pattes de devant, les pattes de derrière, et là le dos, où le cuir est plus dur et plus épais, comme il l’est sur notre propre échine… »

Minou. Il se mit à l’appeler minou dans la salle de coupe sans plus pouvoir s’arrêter, et cela avant même de comprendre qu’à se trouver auprès d’elle il se sentait plus près de Merry qu’il ne l’avait jamais été depuis que le Magasin avait sauté et que son minou avait disparu. « Ceci, c’est une règle française, ça mesure un pouce de plus qu’une règle américaine… Ça, ça s’appelle un couteau à déborder, il est sans fil, biseauté sur un côté, mais pas coupant… Là, Harry est en train de tirer de nouveau l’étavillon vers le bas sur toute la longueur — Harry aime bien parier qu’il va le tirer exactement sur le patron sans même le toucher, mais je ne parie pas contre lui parce que je n’aime pas perdre… Ça, ça s’appelle une fourchette… Voyez le travail méticuleux… Il va couper vos gants et me les donner pour que nous les remettions au département de la confection… Ça, c’est la fente, minou. C’est le seul élément mécanique de tout le processus. Il faut une presse et un emporte-pièce et le gant est fendu sur quatre épaisseurs à la fois.

— Oh la la ! C’est très élaboré tout ça !

— Que oui. C’est difficile de s’enrichir dans le commerce du gant ; c’est un travail tellement qualifié, si long, avec tant d’opérations à coordonner. La plupart des entreprises de gant ont été des entreprises familiales. De père en fils, très traditionnelles. En général, pour les industriels, un produit est un produit. Celui qui le fabrique n’y connaît pas grand-chose. Le commerce du gant, c’est différent. C’est un commerce qui a une histoire, une longue histoire.

— Les autres sont aussi sensibles que vous à son épopée, monsieur Levov ? Vous êtes vraiment fou de cette usine, et de ce métier. C’est sûrement ce qui fait de vous un homme heureux.

— Un homme heureux, moi ? demanda-t-il avec le sentiment d’être disséqué, ouvert au scalpel, toute sa misère révélée. Oui, sans doute.

— Est-ce que vous êtes le dernier des Mohicans ?

— Non, je crois que, dans ce métier, la plupart des gens ont la même affection pour la tradition, le même amour. Parce qu’il faut beaucoup d’amour, mais aussi un patrimoine pour être motivé à rester dans ce métier. Il faut y être attaché par des liens forts pour tenir le coup. Allez, venez », dit-il, car il était temporairement parvenu à étouffer tout ce qui portait une ombre menaçante sur lui, et qu’il arrivait encore à lui parler avec une grande précision quoiqu’elle lui ait dit qu’il était heureux : « Retournons à la salle de confection. »

Ça c’est le lissage, toute une histoire en soi, mais voilà ce qu’elle va faire d’abord… ceci, c’est une machine à coudre à piqué anglais ; c’est ce qui fait les points les plus petits, qu’on appelle les piqués, et qui demandent plus d’habileté que les autres… voilà une lisse, et ça, ça s’appelle un tambour et toi tu t’appelles minou, et moi je m’appelle papa, et ça, ça s’appelle vivre, et le contraire mourir, et ça, c’est de la folie, et ça, c’est du deuil, et ça l’enfer, l’enfer absolu, et il faut avoir des liens puissants pour tenir le coup ; ça, ça s’appelle continuer en faisant comme si de rien n’était, ça, payer le prix, mais le prix de quoi bon Dieu, ça s’appelle avoir envie d’être mort, envie de la tuer, envie de la sauver de ce qu’elle peut être en train de vivre où qu’elle soit sur terre en ce moment, ce déluge verbal ça s’appelle tout effacer, et ça marche pas, je suis à moitié fou, l’impact de cette bombe est trop violent… Et puis ils furent de retour dans son bureau, à attendre que les gants rentrent du département des finitions, et il se prit à lui répéter une observation favorite de son père, qu’il avait lue quelque part et qu’il citait toujours pour impressionner les visiteurs ; il s’entendit la répéter mot pour mot, comme si elle était sienne. Si seulement il pouvait faire rester cette fille, l’empêcher de partir, s’il pouvait continuer à lui parler de gants, de gants, et puis de peaux, de cette affreuse énigme, l’implorer, la supplier, Ne m’abandonne pas avec cette énigme affreuse

« Le singe et le gorille ont un cerveau tout comme nous, mais ils n’ont pas cette particularité : le pouce. Ils ne peuvent pas l’opposer aux autres doigts. Ce doigt qui se tourne vers l’intérieur, sur la main de l’homme, c’est sans doute ce qui nous distingue des autres animaux. Et c’est le gant qui le protège. Gant de femme, gant de soudeur, gant de caoutchouc, gant de base-ball, etc. C’est la racine de l’humanité, ce pouce opposable. Il nous permet de fabriquer des outils, de bâtir des villes, et tout le reste. Plus que le cerveau. Il se peut qu’un autre animal possède un cerveau plus gros que le nôtre à proportion de son corps. Je ne sais pas. Mais la main elle-même est un appareil complexe. Elle remue. Il n’y a aucune autre partie à habiller chez l’être humain qui représente une structure aussi complexe et mobile… » C’est alors que Vicky surgit à la porte, les gants de quatre dans la main. « Voici votre paire de gants », dit-elle en la tendant au patron qui l’examina puis se pencha sur son bureau pour les montrer à la jeune fille. « Vous voyez les coutures ? La largeur de la couture de bord — c’est là qu’on mesure la qualité de la fabrication. Cette marge-là est probablement d’un huitième de millimètre entre la piqûre et le bord. Ça demande un haut niveau de qualification, bien au-dessus de la moyenne. Si le gant n’est pas bien cousu, la marge mesurera trois millimètres. En plus, elle ne sera pas droite. Regardez comme ces coutures sont droites. C’est pourquoi un gant qui sort de chez Newark Maid est un gant de qualité, Rita. À cause de ses coutures bien droites. De son beau cuir. Il est bien tanné. Il est doux. Il est souple. Il a l’odeur d’une voiture neuve. J’aime le cuir de qualité, j’aime les beaux gants, et j’ai été élevé dans l’idée d’en fabriquer de la meilleure qualité possible. J’ai ça dans le sang, et rien ne me fait plus plaisir que… », il s’accrochait à sa propre effusion comme un malade s’accroche à un signe de santé, si infime soit-il, « que de vous offrir ces jolis gants, tenez, dit-il, avec nos compliments », et, en souriant, il les tendit à la jeune fille qui les enfila sur ses petites mains avec enthousiasme. « Doucement, doucement ! La première fois qu’on enfile des gants, il faut passer les doigts, puis le pouce, et enfin le poignet ; la première fois, ça s’enfile lentement… », et levant les yeux vers lui, lui rendant son sourire avec le plaisir d’un enfant qui reçoit un cadeau, elle lui montra en levant les mains comme les gants étaient beaux et comme ils lui allaient bien. « Fermez la main, tendez le poing, dit le Suédois, sentez comme vos gants se tendent lorsque votre main augmente de volume. C’est ce que réussit le coupeur qui fait bien son travail — le gant ne doit pas s’étirer en longueur ; il a tiré dessus sur sa table parce que vous n’avez pas besoin que les doigts s’allongent, mais que c’est en largeur qu’il faut laisser du jeu, un jeu précis. Cette élasticité de la largeur est le résultat d’un calcul minutieux.

— Oui, oui, c’est formidable, absolument parfait ! lui dit-elle en ouvrant et fermant la main à plusieurs reprises. Bénis soient les calculateurs minutieux de ce monde, dit-elle en riant, qui laissent l’élasticité cachée dans la largeur. » Et elle attendit que Vicky ait refermé derrière elle la porte du bureau de verre et soit retournée dans le vacarme de la salle de confection pour ajouter, tout bas : « Elle veut son album Audrey Hepburn. »

 

Le lendemain matin, le Suédois retrouva Rita sur le parking de l’aéroport de Newark pour lui remettre l’album. Il était parti de son bureau, et il avait d’abord roulé dans la direction opposée jusqu’à Branch Brook Park, où il était descendu de voiture pour faire une promenade solitaire. Il avait flâné le long des cerisiers du Japon en fleur. Il s’était assis sur un banc un moment, à regarder les vieux avec leurs chiens. Puis il avait repris sa voiture et s’était mis à rouler — il avait traversé les quartiers italiens, au nord, et s’était dirigé vers Belleville, en tournant à droite pendant une demi-heure pour être bien sûr qu’il n’était pas suivi. Rita l’avait averti de ne pas venir à leur rendez-vous sans prendre ces précautions.

La semaine suivante, au parking de l’aéroport, il remit les chaussons de danse et le collant que Merry avait portés pour la dernière fois à l’âge de quatorze ans. Trois jours plus tard ce fut son journal de bégaiement.

— À présent », commença-t-il, car il avait décidé qu’avec le journal en main, le moment était venu de dire à Rita les mots que sa femme lui répétait avant chaque rendez-vous — rendez-vous où il n’avait fait qu’appliquer à la lettre les consignes de Rita, sans rien demander en retour, délibérément. « À présent vous pouvez sûrement me donner des nouvelles de Merry. Sinon où elle est, du moins comment elle va.

— Sûrement pas, répliqua Rita avec aigreur.

— J’aimerais lui parler.

— Eh bien, elle, elle n’aimerait pas vous parler.

— Mais si elle veut ces objets… pourquoi les voudrait-elle, sinon ?

— Parce que ces objets sont les siens.

— Nous aussi, Miss, nous sommes les siens.

— Pas à l’entendre.

— Je n’en crois rien.

— Elle vous déteste.

— Ah oui, dit-il sur un ton léger.

— Elle pense qu’on devrait vous mettre une balle.

— Tiens donc, à ce point ?

— Combien vous payez les travailleurs de votre usine de Ponce, à Porto Rico ? Combien vous payez les travailleurs qui piquent vos gants à Hong Kong et Taïwan ? Combien vous les payez, les femmes des Philippines qui se rendent aveugles à force d’incruster des motifs à la main pour satisfaire les clientes de chez Bonwit ? Vous n’êtes qu’un petit capitaliste de merde, qui exploite les Noirs et les Jaunes, et qui vit dans le luxe de sa belle maison, derrière des portails blindés contre les nègres. »

Jusque-là le Suédois était demeuré courtois et mesuré dans ses paroles, si menaçante que Rita ait pu se vouloir. Ils n’avaient personne d’autre, elle était indispensable. Il n’espérait pas la fléchir en évitant d’extérioriser ses émotions, mais il s’était endurci chaque fois pour ne pas montrer son désespoir. Ce qui l’enrageait, c’était l’objectif qu’elle s’était fixé : faire la loi à ce type d’un mètre quatre-vingt-huit, formidable exemple de réussite sociale et qui valait des millions, lui procurait manifestement un des grands frissons de son existence. Mais l’heure était aux grands frissons, ces derniers temps, pour elle et ses pareils. Ils avaient Merry, avec ses seize ans et son bégaiement. Ils avaient un être humain et sa famille en guise de jouets. Rita n’était plus une banale paumée, encore moins une novice dans la vie, c’était une créature secrètement en phase avec la brutalité du monde, qui avait le droit, au nom de la justice historique, de faire montre d’autant de noirceur que Levov le Suédois, oppresseur capitaliste.

Quel sentiment d’irréalité, d’être entre les mains de cette gamine ! Cette gosse abominable, la tête farcie de fantasmes sur la « classe ouvrière » ! Cet avorton, qui ne prenait même pas autant de place que le berger australien des Levov dans la voiture, et qui prétendait arpenter le théâtre du monde ! Ce vermisseau de rien du tout ! Mais sous couvert de s’identifier avec l’opprimé, il était transparent que toute cette entreprise insane était l’œuvre d’un égocentrisme infantile ! Ses lourdes responsabilités envers les travailleurs du monde entier, tu parles ! Elle était hérissée d’un égoïsme pathologique, hérissée, comme cette chevelure de dingue qui proclamait : « Je vais où je veux, je vais aussi loin que je veux, ce qui compte, c’est ce que je veux. » Oui, cette chevelure aberrante constituait la moitié de leur idéologie révolutionnaire, des justifications de leur action — au même titre que le jargon outrancier dans lequel elle parlait de changer le monde. Avec ses vingt-deux ans et son mètre cinquante, elle s’était lancée dans l’aventure effrénée du pouvoir, force qui dépassait de loin son entendement. Inutile de réfléchir le moins du monde. La réflexion faisait piètre figure devant leur ignorance. Ils étaient omniscients sans même y réfléchir. Comment s’étonner que l’effort colossal qu’il faisait pour cacher son agitation fût un instant tenu en échec par une rage irrépressible ? Il lui dit vertement, comme s’il oubliait que, contre toute vraisemblance, il avait partie liée avec elle, avec l’intransigeance de sa mission démente, et comme s’il était affecté qu’elle ait la pire idée de lui : « Vous ne savez même pas ce que vous racontez ! Il y a des entreprises américaines qui font des gants aux Philippines, à Hong Kong et Taïwan, au Pakistan, et partout dans le monde — mais pas les miennes. Moi je possède deux usines. Deux, vous entendez ! L’une à Newark, vous l’avez visitée. Vous avez vu comme mes employés sont malheureux, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils travaillent chez nous depuis quarante ans, parce qu’on les exploite si misérablement. L’usine de Porto Rico emploie deux cent soixante personnes, Miss Cohen. Des gens que nous avons formés de a à z, des gens en qui nous avons confiance, des gens qui avant notre arrivée avaient tout juste assez de travail à se partager. Nous avons créé des emplois là où on en manquait, nous avons appris la couture à des gens des Caraïbes qui n’en possédaient guère ou pas du tout les qualifications. Vous ne savez rien. Vous ne savez rien de rien — vous n’aviez même jamais vu d’usine avant que je vous fasse visiter la mienne !

— Je sais ce que c’est qu’une plantation, monsieur Legree1, pardon, monsieur Levov. Je sais ce que ça implique de diriger une plantation. Vous en prenez soin de vos nègres. Pardi ! Ça s’appelle le capitalisme paternaliste. Ils vous appartiennent, vous couchez avec eux, et quand ils ne servent plus à rien, vous les balancez. Vous ne les lynchez que quand c’est nécessaire. Vous en usez pour votre plaisir, vous en usez pour votre profit…

— Je vous en prie ! Je n’ai pas deux minutes à perdre avec ces clichés infantiles ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’une usine. Vous ne savez pas ce que c’est que de fabriquer un produit, vous ne savez pas ce que c’est que le capital, ni le travail ; vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est que d’avoir un emploi, ni d’en manquer. Vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est que de travailler, d’ailleurs. Vous n’avez jamais eu de boulot dans la vie, et si la fantaisie vous prenait d’en avoir, vous ne tiendriez pas un jour, ni comme ouvrière, ni comme gestionnaire, ni comme propriétaire. Assez d’âneries ! Je veux que vous me disiez où est ma fille. C’est tout ce que je veux entendre de votre bouche. Elle a besoin d’aide ; elle a besoin d’une aide véritable, pas de clichés imbéciles. Je veux que vous me disiez où la trouver.

— Merry ne veut plus vous revoir de sa vie. Ni vous ni sa précieuse mère.

— Vous ne savez rien de la mère de Merry.

— Lady Dawn ? Dame Aurore du Manoir ? Je sais tout ce qu’il y a à savoir sur Lady Dawn. Elle a tellement honte de ses origines qu’elle a besoin de transformer sa fille en débutante.

— Merry a dégagé la bouse de vache à la pelle depuis l’âge de six ans. Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Merry était éclaireuse. Merry montait sur les tracteurs, elle…

— Bidon, bidon, tout ça. Fille de la reine de beauté et du capitaine de l’équipe de football ! Tu parles d’un cauchemar, pour une gamine qui a une âme. Et que je lui mets des petites robes chemises, des petites chaussures, des petits ceci et des petits cela. Et que je joue avec ses cheveux à tout bout de champ. Vous croyez que c’était parce qu’elle l’aimait, et qu’elle aimait son physique, ou bien parce qu’elle était déçue ? Parce qu’elle était écœurée de ne pas avoir eu une petite reine de beauté qui aurait pu grandir à son image et devenir Miss Rimrock ? Et il a fallu que Merry prenne des cours de danse, et des cours de tennis. Ça m’étonne bien qu’on lui ait pas fait refaire le nez.

— Vous parlez sans savoir.

— Pourquoi vous croyez que Merry était dingue d’Audrey Hepburn ? Parce qu’elle pensait que ce serait son meilleur atout auprès de sa vaniteuse de mère. Miss Vanité 1949. On a du mal à croire qu’il puisse entrer tant de vanité dans une si petite poupée. Mais si, ça entre très bien, le problème c’est que ça ne laisse pas beaucoup de place à Merry, hein ?

— Vous dites n’importe quoi.

— Elle était incapable de se mettre dans la peau de quelqu’un qui ne soit pas beau, adorable, désirable. C’était au-dessus de ses forces. La parfaite mentalité de la reine de beauté, frivole, vulgaire, incapable de se mettre dans la peau de sa fille. “Je refuse de voir le moindre désordre, la moindre noirceur”, seulement voilà, Dawnie chérie, le monde est désordre, il est noirceur. Il est hideux !

— La mère de Merry travaille à la ferme toute la journée. Elle travaille avec les animaux, avec les machines agricoles. Elle travaille de six heures du matin à…

— Bidon, bidon, bidon, même à la ferme, elle reste une putain de bourgeoise…

— Vous n’y connaissez rien du tout. Où est ma fille ? Où est-elle ? Cette discussion ne rime à rien. Où est Merry ?

— Vous ne vous rappelez pas la petite sauterie sur le thème “Maintenant tu es une femme” ? Pour célébrer ses premières règles ?

— Qui parle de sauterie ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— C’est l’histoire d’une fille humiliée par sa reine de beauté de mère. L’histoire d’une mère qui a complètement colonisé l’image que sa fille avait d’elle-même. D’une mère qui n’avait pas le moindre soupçon d’empathie à l’égard de sa fille, qui a à peu près autant de profondeur que les gants que vous fabriquez. C’est de famille ! Tout ce qui vous intéresse, c’est la peau, merde ! L’épiderme, la surface. Mais alors ce qu’il y a dessous, zéro ! Vous pensiez qu’elle avait une véritable affection pour cette petite bègue ? Elle s’en accommodait, c’est tout, mais vous ne faites pas la différence entre la résignation et l’affection parce que vous êtes trop bête vous aussi. Ça fait partie de vos contes de fées, ça, faire une fête pour les règles ! Seigneur, je vous demande un peu !

— Vous parlez de… mais ce n’est pas ça du tout ! Une sauterie ? Vous voulez dire le jour où elle a emmené toutes ses amies dîner à Whitehouse ? C’était pour ses douze ans ! Qu’est-ce que vous me chantez avec cette histoire de “Maintenant tu es une femme” ? C’était un anniversaire. Rien à voir avec les règles, rien du tout. Qui est-ce qui vous a raconté des âneries pareilles ? Sûrement pas Merry. Je m’en souviens de cette soirée. C’était une simple soirée d’anniversaire. On a emmené toutes ces filles dîner dans un restaurant de Whitehouse. Elles se sont amusées comme des folles. On en avait dix, des filles de douze ans. Vous êtes en plein délire ! Il y a eu un mort. Ma fille est accusée de meurtre. »

Rita riait. « Qu’il est con, le citoyen modèle du New Jersey, il prend quelques simagrées pour de l’amour.

— Mais ce que vous décrivez n’a jamais eu lieu ! Vous racontez quelque chose qui ne s’est pas produit. Ce ne serait pas grave si ça s’était produit, du reste, mais ce n’est pas le cas.

— Vous savez comment Merry est devenue ce qu’elle est ? En restant seize ans dans une maison où sa mère la détestait.

— Mais enfin pourquoi ? Pourquoi est-ce que sa mère l’aurait détestée ?

— Parce qu’elle était tout ce que Lady Dawn n’était pas. Sa mère la haïssait, pas vrai, le Suédois ? C’est malheureux que vous le découvriez si tard. Elle la détestait de ne pas être menue, de ne pas avoir ses cheveux tirés en arrière comme une provinciale endimanchée. Merry était haïe de cette haine qui vous pénètre comme une toxine. Lady Dawn n’aurait pas mieux réussi si elle lui avait distillé du poison dans ses repas jour après jour. Dès qu’elle la regardait de ce regard de haine, Merry se sentait transformée en un tas de merde.

— Il n’y a jamais eu de regard de haine. Les choses ont mal tourné, je ne dis pas. Mais ce n’était pas ça. Ce n’était pas de la haine. Je sais de quoi elle parle. Ce que vous appelez la haine de sa mère, c’était de l’anxiété. Je le revois ce regard. Mais c’était quand elle bégayait. Ce n’était pas de la haine, mon Dieu ! C’était le contraire ! C’était du souci, c’était de la détresse. C’était de l’impuissance, oui.

— Vous vous obstinez à protéger votre femme, dit Rita, toujours narquoise. C’est incroyable, d’être obtus à ce point, tout bonnement incroyable. Vous savez pourquoi elle la détestait, en plus ? Elle la détestait parce qu’elle était votre fille. Que Miss New Jersey épouse un Juif, c’est bel et bon. Mais qu’elle élève une Juive, c’est une autre paire de manches. Vous avez une femme shiksè, le Suédois, mais votre fille ne l’est pas. Miss New Jersey est une salope, le Suédois. Merry aurait mieux fait de téter les vaches, si elle voulait un peu de nourriture affective avec son lait. Au moins, les vaches connaissent le sentiment maternel. »

Il l’avait laissée parler, et il s’était autorisé à l’écouter, pour une seule raison : il voulait savoir. Les choses avaient mal tourné, sans doute, et il voulait savoir pourquoi. Quelle était la nature de cette rancune, de ces griefs ? C’était le nœud du mystère : comment Merry était-elle devenue ce qu’elle était ? Mais aucune explication ne tenait. Ça ne pouvait pas être le fond du problème. Ça ne pouvait pas être ce qui avait entraîné l’attentat de la poste. Non. Cet homme désespéré s’en remettait à une gamine traîtresse, non pas parce qu’il pensait qu’elle puisse détenir un commencement d’explication, mais parce qu’il n’avait personne d’autre à qui s’en remettre. Guère convaincu de quêter une réponse, il n’en faisait pas moins semblant. Tout cet échange n’était qu’une erreur grotesque. Croire que cette gosse allait lui parler sincèrement. Elle ne trouvait pas assez de mots pour l’insulter. Les moindres détails de leur vie étaient transformés de toutes pièces par sa haine à elle. Car c’était elle qui les détestait, cette graine d’insurgée !

« Où est-elle ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Je veux la voir.

— Pourquoi ?

— C’est ma fille. Il y a eu un mort. Ma fille est accusée de meurtre.

— Alors vous, vous faites vraiment un blocage là-dessus. Vous savez combien de Vietnamiens ont été tués pendant les quelques minutes où nous nous sommes offert le luxe de nous demander si Dawn aimait sa fille ? Tout est relatif, le Suédois. La mort aussi, c’est tout relatif.

— Où est-elle ?

— Votre fille est en sécurité. Votre fille est entourée d’amour. Votre fille est en train de se battre pour les idées auxquelles elle croit. Votre fille est enfin en train de faire l’expérience du monde.

— Mais où est-elle, nom de Dieu ?

— Ce n’est pas un objet, figurez-vous. Elle ne vous appartient pas. Elle n’est plus impuissante. Vous ne possédez pas Merry comme vous possédez votre maison à Old Rimrock, à Deal, votre appartement en Floride, votre usine à Newark, votre usine à Porto Rico, vos ouvriers portoricains, vos Mercedes, vos Jeeps et vos beaux costumes sur mesure. Vous savez ce que je suis en train de réaliser à votre propos, vous les riches libéraux bien intentionnés, qui possédez la planète ? C’est que rien n’est plus éloigné de votre entendement que la nature de la réalité. »

Personne ne débute comme ça, pensait le Suédois. Elle ne peut pas vraiment être ce qu’elle paraît. Cette tortionnaire au biberon, ce bébé plein de hargne, têtu et odieux ne peut pas protéger ma fille. C’est sa geôlière. Merry, avec toute son intelligence, est tombée sous la coupe de cette enfant cruelle et méchante. Il y a plus d’humanité dans une seule page du journal de bégaiement que dans la tête de cette petite écervelée à l’idéalisme sadique. Ah, écraser cette petite tête dure sous sa tignasse, la presser, la réduire en bouillie entre mes mains vigoureuses, jusqu’à ce que toutes les idées nuisibles lui coulent par le nez !

Comment est-ce qu’une enfant en arrive là ? Est-ce qu’il existe des gens qui ne réfléchissent jamais ? Réponse : oui. Le seul contact qui lui restait avec sa fille était désormais cette enfant qui ne connaissait rien à rien, mais dirait tout et le reste, et ferait probablement n’importe quoi, tenterait n’importe quoi pour s’exciter le mental. Ces opinions n’étaient d’ailleurs que des stimuli : l’excitation, une fin en soi.

« Le modèle », lui disait Rita du coin des lèvres, comme pour briser sa vie plus efficacement, « le modèle adulé et triomphal, c’est lui le criminel, en réalité. Le grand Levov le Suédois est le criminel capitaliste, américain jusqu’au bout des ongles. »

Rita était une enfant maligne, une enfant folle qui s’enivrait d’une escapade qui n’appartenait qu’à elle ; une cinglée en bas âge, condamnable, qui n’avait jamais vu Merry que dans les journaux ; une dingue politisée, voilà ! Ça courait les rues de New York — une petite Juive prise de folie meurtrière qui avait réuni des informations sur leur vie dans des journaux, à la télévision, et par des camarades de classe de Merry, qui colportaient à plaisir la même citation : « Notre bonne ville d’Old Rimrock va avoir une grosse surprise. » À en croire la rumeur, Merry avait fait le tour du lycée la veille de l’attentat pour le répéter à quatre cents élèves. C’était la seule preuve qu’on ait contre elle, ces gamins qui prétendaient à la télé l’avoir entendue dire la phrase — des on-dit, et sa disparition. La poste avait sauté, le Magasin général avec, mais personne ne l’avait vue sur les lieux ou autour, personne ne l’avait vue faire, personne n’aurait même songé à lui mettre l’attentat sur le dos si elle n’avait pas disparu. « Elle s’est fait piéger ! » Pendant des jours, Dawn avait tourné en rond dans la maison en criant : « Elle s’est fait enlever ! Elle s’est fait piéger ! En ce moment même ils sont en train de lui laver la cervelle quelque part ! Pourquoi est-ce que tout le monde croit que c’est elle qui a fait le coup ? Personne n’a le moindre contact avec elle ! Elle n’a rien à voir avec cette histoire. Ce n’est qu’une enfant, comment croire une chose pareille. Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse d’un bâton de dynamite ! Merry, de la dynamite ! Non ! Ce n’est pas vrai ! Personne ne sait rien de rien ! »

Il aurait dû prévenir le FBI de la visite de Rita Cohen le jour même où elle était venue prendre le carnet — ou du moins, il aurait dû exiger une preuve de l’existence de Merry. Il aurait dû mettre dans la confidence quelqu’un d’autre que Dawn, il aurait dû annoncer sa stratégie à quelqu’un qui risque moins de se tuer s’il ne procédait pas tout à fait comme son désespoir l’exigeait. Satisfaire les besoins d’une femme que la douleur égarait, et qui n’était plus en état d’agir que sous le coup de l’hystérie, c’était une erreur impardonnable. Il aurait dû faire ce que lui dictait sa méfiance, contacter immédiatement les agents du FBI qui étaient venus les interroger, Dawn et lui, le lendemain de l’attentat. Il aurait dû décrocher son téléphone à l’instant même où il avait compris qui était Rita Cohen, pendant qu’elle était assise dans son bureau. Mais au contraire, après avoir quitté son bureau, il était rentré chez lui directement, parce qu’il était incapable de prendre une décision sans faire entrer en ligne de compte l’impact affectif qu’elle aurait sur ceux qui avaient droit à son amour. Parce que les voir souffrir était la pire des épreuves pour lui ; parce que passer outre leur malaise ou ignorer leur attente, quand bien même ils auraient été hors d’état d’avancer des arguments raisonnables et pertinents, lui aurait semblé un abus de sa force supérieure ; parce qu’il ne pouvait pas décevoir autrui quant à son image de père, de mari et de fils ; parce qu’il était l’objet de telles louanges unanimes, il regardait Dawn, assise en face de lui à la table de cuisine, lui demander dans un long discours de demi-folle entrecoupé de sanglots de ne rien raconter au FBI.

Dawn le supplia de faire tout ce que lui demanderait cette fille : il demeurait possible que Merry ne soit pas appréhendée, si seulement ils la dérobaient aux regards jusqu’à ce que la destruction de la boutique et la mort de Mr Conlon soient oubliées. S’ils la cachaient quelque part, s’ils subvenaient à ses besoins, y compris dans un pays étranger, jusqu’à ce que cette chasse aux sorcières exaspérée par la guerre prenne fin, et qu’une ère nouvelle ait commencé, alors elle pourrait recevoir un traitement équitable et se faire acquitter d’un acte qu’elle n’avait jamais au grand jamais commis. « Elle s’est fait piéger ! » Il en était convaincu lui-même — en tant que père, qu’aurait-il pu croire d’autre ? — jusqu’à ce qu’il l’ait entendu dire par Dawn jour après jour, une centaine de fois par jour.

C’est ainsi qu’il avait remis l’album Audrey Hepburn, le collant, les chaussons de danse et le journal de bégaiement. Et à présent il avait rendez-vous avec Rita Cohen dans une chambre du Hilton de New York ; cette fois, il apportait cinq mille dollars en petites coupures de vingt et de dix non numérotées. Tout comme son instinct lui avait dit d’appeler le FBI lorsqu’elle lui avait demandé l’album, il lui soufflait aujourd’hui que s’il accédait encore à cette exigence perverse et provocatrice, ce serait sans fond ; leur malheur prendrait des proportions incompréhensibles pour tous. Avec l’album, le collant, les chaussons et le journal, il avait été habilement ferré ; restait à régler le solde du désastre.

Mais Dawn était convaincue que s’il traversait Manhattan pour se perdre dans la foule, pourvu qu’il fût sûr de n’être pas suivi, s’il parvenait jusqu’à l’hôtel, à l’heure dite cet après-midi-là, ce serait Merry qui l’y attendrait — espoir absurde, espoir de conte de fées sans le moindre commencement de justification, mais qu’il n’avait pas eu le cœur de contrarier puisqu’il voyait sa femme se dépouiller davantage de sa santé mentale chaque fois que le téléphone sonnait.

 

Il la trouva pour la première fois affublée d’une jupe et d’une blouse en tissu à fleurs criard, trouvées dans une friperie, et chaussée d’escarpins à talons hauts. Lorsqu’elle traversa la pièce moquettée d’un pas incertain, elle lui parut plus minuscule encore que lorsqu’elle portait ses galoches. Sa coiffure était tout aussi primitive qu’auparavant, mais son petit visage de pleine lune, sans âme et sans fard d’ordinaire, était aujourd’hui enluminé de rouge à lèvres, peinturluré d’ombre à paupières, les pommettes graissées de rose. Elle avait l’air d’une élève de cours moyen qui aurait fait un raid dans la chambre de sa mère, à ceci près que le maquillage rendait son inexpressif visage de psychopathe plus effrayant encore que lorsqu’il était seulement d’une pâleur anormale.

« J’ai l’argent », dit-il en s’encadrant dans la porte de la chambre. Il la dominait de toute sa taille, conscient qu’il était en train de faire tout ce qu’il ne fallait pas. « J’ai l’argent, répéta-t-il, prêt à s’entendre rétorquer qu’il l’avait volé aux travailleurs suant sang et eau.

— Ah, salut, entrez, je vous en prie », dit la fille. Je te présente mes parents. Papa, maman, je vous présente Seymour. Un numéro pour l’usine, un numéro pour l’hôtel. « Entrez, entrez, faites comme chez vous. »

Il avait l’argent en liasses dans sa mallette ; non pas seulement les cinq mille dollars qu’elle lui avait demandés en petites coupures, mais cinq mille dollars de plus, en billets de cinquante. Dix mille dollars au total. Pourquoi, il n’aurait pas su le dire. Quel bénéfice Merry en tirerait-elle ? Elle n’en verrait pas la couleur. Il répéta pourtant, rassemblant son énergie pour ne pas perdre pied : « J’ai apporté l’argent que vous m’avez demandé. » Il essayait encore désespérément de coller à son identité, malgré l’invraisemblance de la situation.

Elle s’était installée sur le lit, et, les jambes croisées au niveau de la cheville, la tête calée sur deux oreillers, elle se mit à chantonner : « Oh Lydie, oh Lydie, mon encyclopédie, Lydie, oh Lydia, avec tes tatouages, tu es une lady. »

C’était une de ces vieilles chansons absurdes qu’il avait apprises à sa petite fille quand ils avaient découvert qu’en chantant elle n’accrochait pas sur les mots.

« T’es venu baiser Rita, dis-moi ?

— Je suis venu livrer l’argent.

— Allez, viens, on bbbaise, pppapa.

— Si vous avez la moindre compassion pour ce que nous endurons, les uns et les autres…

— Arrête, le Suédois, qu’est-ce que tu y connais, toi, à la compassion ?

— Pourquoi vous nous traitez comme ça ?

— Bou, faut pas me la faire. T’es venu me baiser. Quand un chien de capitaliste sur le retour vient retrouver une paire de fesses toute jeune, c’est pour quoi ? C’est pour la baise. Mais dis-le, t’as qu’à le dire, “Je suis venu te baiser. Te baiser à fond”. Dis-le, Suédois.

— Je ne veux rien dire de tel. Arrêtez cette comédie, je vous en prie.

— J’ai vingt-deux ans. Je fais tout. Tout, tout, tout. Vas-y, dis-le, Suédois. »

Comment est-ce que tout cela pourrait mener à Merry ? Ces sarcasmes, ce persiflage, cette agression ? Elle n’avait pas assez de mots pour l’insulter. Est-ce qu’elle jouait un rôle ? Est-ce qu’elle suivait un texte écrit à l’avance ? Ou bien est-ce qu’il avait affaire à une personne inaccessible parce que folle ? C’était comme si elle avait fait partie d’un gang. Était-elle chef de bande, cette mini-tueuse au teint de papier mâché ? Dans une bande, c’est le plus impitoyable qui prend la tête. Était-elle en effet la plus impitoyable, ou y en avait-il de pires, ceux qui détenaient Merry prisonnière en ce moment même ? Peut-être était-elle la plus intelligente. Leur actrice. Peut-être la plus corrompue. Leur apprentie putain. Peut-être n’était-ce qu’un jeu pour eux, cette bande d’ados bourgeois en virée.

« Je ne vous conviens pas ? dit-elle. Ça n’a pas de désirs bruts, un grand mec comme vous ? Allez, va, je suis pas si intimidante. Je fais pas le poids, avec toi, pauvre de moi. Non mais regarde-toi. T’as l’air d’un gosse pris en faute, qui meurt de trouille à l’idée de la honte qui le guette. T’as rien dans le ventre que ta fameuse pureté ? Moi je parie que si. Moi je dis que tu dois tenir un sacré pilier entre les jambes. Le pilier de la société, il est là.

— À quoi riment tous ces propos ? Vous pouvez me le dire ?

— À quoi ça rime ? Et comment, je vais te le dire. À t’introduire dans la réalité. Voilà.

— Et quelle dose de férocité il vous faut, pour ça ?

— Pour t’introduire dans la réalité ? Pour te la faire admirer ? Pour te la faire partager ? Pour t’amener jusqu’à ses frontières ? Alors là, coco, ça va pas être de la tarte. »

Il s’était arc-bouté pour ne pas s’engluer dans la haine qu’elle lui portait, pour ne pas s’offenser de ce qu’elle disait. Il s’était préparé à sa violence verbale, et, cette fois, préparé à ne pas y réagir. Elle n’était pas sotte, et elle n’avait pas peur des mots, cela il le savait. Mais il ne s’attendait pas à cette concupiscence, à cette urgence du désir, il ne s’attendait pas à se faire agresser autrement que verbalement. Malgré la répugnance que lui inspirait sa chair chlorotique, malgré le ridicule de son maquillage enfantin et de ses vêtements à trois sous, cette jeune femme alanguie sur le lit était bien une femme, et le Suédois lui-même, champion des certitudes toutes catégories, ne savait comment gérer ses propres réactions.

— Mon pauvre ami, lui dit-elle avec mépris. Le petit gosse de riches de Rimrock ! Ce que t’es coincé ! Viens, on baise, ppapa. Je t’emmènerai voir ta fille. On te lavera la bite, on remontera ta braguette et je te conduirai où elle se trouve.

— Comment pourrais-je en être sûr ? Qu’est-ce qui me le prouve ?

— Attends. Attends de voir comment les choses tournent. Au pire tu vas bourrer une chatte de vingt-deux ans. Allez, viens papa. Viens sur le lit, PPP…

— Stop ! Ma fille n’a rien à voir avec tout ça ! Ma fille n’a rien à voir avec vous ! Vous n’êtes même pas digne de cirer ses chaussures ! Ma fille n’a rien à voir avec cet attentat, et vous le savez bien.

— On se calme, on se calme, le Suédois. Du calme, poupée d’amour. Si tu veux tellement la voir, ta fille, tu te calmes, tu viens ici, et tu baises Rita Cohen comme un chef. D’abord la baise, après le pèze. »

Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine. Les pieds plantés sur le lit, elle écarta les jambes. La jupe fleurie remonta sur ses hanches, elle ne portait rien dessous.

— Tiens, lui dit-elle à mi-voix. C’est là que ça se met. À l’attaque ! Tout est permis, chéri.

— Miss Cohen… » Il ne savait plus quoi sortir de sa volumineuse trousse de réactions possibles — il n’avait pas compté avec cette attaque où à la rhétorique se mêlait un débordement viscéral. Elle avait apporté avec elle un bâton de dynamite. Un bâton de dynamite avec lequel lui faire sauter le caisson.

« Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? Il faut parler fort et clair comme un grand si tu veux qu’on t’entende.

— Qu’est-ce que cette exhibition vient faire avec ce qui s’est passé ?

— Tout. Tu seras surpris de découvrir comme cette exhibition va t’éclaircir les idées. » Elle fit glisser ses mains jusqu’à sa toison. « Regarde », dit-elle. Et en écartant ses grandes lèvres du bout des doigts, elle lui découvrit la muqueuse veinée, marbrée, luisant de cet éclat de tulipe qu’a la chair écorchée. Il détourna les yeux.

« C’est la jungle, là-dedans, reprit-elle. Rien n’est à sa place. La gauche n’est pas symétrique de la droite. Combien d’éléments en plus ? Personne ne le sait. Il y en a trop pour compter. Il y a des glandes. Un autre trou. Des lobes de chair. Tu vois pas le rapport avec ce qui s’est passé ? Eh bien, regarde, prends ton temps, regarde.

— Miss Cohen », dit-il en la fixant dans les yeux, qui étaient sa seule beauté — des yeux d’enfant, d’enfant fondamentalement bonne, bien éloignés de ses intentions présentes —, « ma fille a disparu. Il y a eu un mort.

— Tu n’y es pas. Tu comprends rien à rien. Regarde. Décris-moi ce que tu vois. Je me trompe ? Qu’est-ce que tu vois ? Tu vois quelque chose ? Non, tu vois rien. Tu vois rien parce que tu regardes pas.

— Ça n’a pas de sens. Vous ne subjuguez que vous-même. Que vous-même.

— Tu sais quelle pointure je fais ? On va voir si tu as le coup d’œil. À mon avis, c’est du quatre. En con de femme, c’est la plus petite taille. Plus petit, c’est l’enfant. On va voir comment tu te cases dans un tout petit quatre. On va voir si un tout petit quatre te file pas la baise la plus douce, la plus chaude, la plus douillette que tu aies jamais rêvée. Toi qui aimes le beau cuir et le gant fin — enfile-moi. Mais lentement, en douceur. Toujours en douceur, la première fois.

— Vous ne croyez pas que vous devriez arrêter ?

— D’accord, si tu préfères. Si t’es tellement courageux que tu veux même pas regarder, ferme les yeux, grimpe et renifle. Allez monte, tire une bouffée. C’est le marécage. Ça te happe. Sens-le, Suédois. Tu connais l’odeur d’un gant. C’est l’odeur d’une voiture neuve. Eh ben ça, ça sent l’odeur de la vie. Vas-y, renifle, sens l’intérieur d’une chatte toute neuve. »

Ses yeux noirs, ses yeux d’enfant. Pleins d’excitation et de plaisir. Pleins d’audace. Pleins de déraison. Pleins d’extravagance. Pleins de Rita. Et ce n’était qu’à moitié de la comédie. Il lui fallait agiter, exaspérer, mettre en fureur, en émoi. Elle était dans un état second. Le démon de l’insurrection. Le génie du désastre. Comme si, à le tourmenter et à ravager sa famille, elle avait trouvé un sens pervers à sa propre existence. L’Attila des cours de récré.

« J’en reviens pas que tu te contrôles autant. Est-ce qu’il y a quelque chose qui puisse te désarçonner ? Je pensais pas qu’il en restait, des comme toi. N’importe quel homme aurait été vaincu par sa bite depuis des heures. C’est vrai que tu me déçois. Vas-y, goûtes-y.

— Tu n’es pas une femme, ne crois pas que ce cinéma fasse de toi une femme. Ça s’appelle singer une femme. C’est dégueulasse ! lui lança-t-il à toute vitesse comme un soldat riposte à une attaque.

— Et le type qui refuse même de regarder, il singe quoi ? Est-ce que c’est pas dans la nature humaine, de regarder ? Qu’est-ce que c’est, un homme qui passe sa vie à détourner les yeux parce que ce qu’il verrait est trop ancré dans la réalité pour lui ? Parce que rien n’est en harmonie avec le monde qu’il connaît. Qu’il croit connaître. Goûte. Bien sûr que c’est dégueulasse, espèce de grand nigaud de boy-scout, je suis dépravée ! » Et en riant de bon cœur devant son refus de baisser les yeux d’un centimètre, elle s’écria : « Tiens ! »

Elle avait dû plonger la main dans son sexe, sa main avait dû disparaître, car un instant plus tard, elle la lui tendit. Le bout de ses doigts lui transmit son odeur. Il ne parvint pas à se fermer à cette odeur féconde qui émanait des profondeurs.

« Ça va résoudre le mystère. Tu veux savoir le rapport avec ce qui s’est passé. Ça va te le dire. »

Il éprouvait une telle émotion, une telle incertitude, des tentations si contradictoires, des pulsions si conflictuelles qu’il n’aurait pas su dire laquelle avait fixé la frontière à ne pas franchir. Toutes ses réflexions, il se faisait l’effet de les avoir formulées dans une langue étrangère ; pourtant, il en savait assez pour ne pas franchir un certain cap. Il n’allait pas s’emparer de Rita Cohen pour la balancer par la fenêtre. Il n’allait pas s’emparer d’elle pour la jeter par terre. Il n’allait pas se saisir d’elle pour quelque raison que ce soit. Toute la force qui lui restait, il allait la rassembler pour se tenir paralysé au pied du lit. Il ne s’approcherait pas d’elle.

Cette main qu’elle lui avait tendue, voilà qu’elle la portait à son propre visage et dessinait de drôles de petits cercles insanes dans l’air en l’approchant de sa bouche. Puis elle plongea ses doigts entre ses lèvres un par un pour les nettoyer. « Tu sais quel goût ça a ? Tu veux que je te le dise ? Ça a le goût de ta ffffille. »

Il se sauva. Il prit ses jambes à son cou.

Ce fut tout. Dix minutes, douze peut-être, et ce fut fini. Le temps que le FBI ait réagi à son coup de téléphone, et soit arrivé à l’hôtel, elle avait disparu, tout comme la mallette qu’il avait abandonnée. Ce qui l’avait fait fuir, ce n’était pas la cruauté et la méchanceté infantiles de cette fille, pas même sa provocation perverse, c’était quelque chose à quoi il ne trouvait plus de nom.

Confronté à quelque chose qui n’avait pas de nom pour lui, il avait tout fait de travers.

 

Cinq ans passent. C’est en vain que le père de la poseuse de bombe de Rimrock attend que Rita Cohen réapparaisse dans son bureau. Il n’a pas pris sa photo, il n’a pas conservé ses empreintes digitales ; non, à chacun de leurs rendez-vous, c’est elle, l’enfant, qui a fait la loi. Et à présent elle a disparu. On lui adjoint un agent du FBI et un spécialiste du portrait-robot, on lui demande d’établir le portrait de Rita. Mais lui, en solo, il épluche les quotidiens et les hebdomadaires pour y trouver l’original. Il attend de voir s’étaler la photo de Rita. Car il faudra bien qu’elle y vienne. Des bombes explosent un peu partout. À Boulder, Colorado, une bombe détruit le Bureau de la conscription et le quartier général des EOR sur le campus. Dans le Michigan, des attentats se produisent à l’université ; le quartier général de la police et le Bureau de la conscription sont attaqués à la dynamite. Dans le Wisconsin, une bombe détruit un arsenal de la Garde nationale ; un petit avion survole une usine de munitions et largue deux bidons de poudre. À l’université du Wisconsin, des bâtiments subissent des attentats à la bombe. À Chicago, une bombe détruit le monument aux morts de la police commémorant les émeutes de Haymarket. À New Haven, on envoie une grenade offensive chez le juge des dix-neuf Black Panthers accusés d’avoir voulu faire sauter des grands magasins, le commissariat et la gare. Il y a des attentats sur les campus dans l’Oregon, le Missouri, le Texas. À Pittsburgh, c’est une galerie marchande qui saute, à Washington un night-club, dans le Maryland un tribunal. À New York se produit une série d’explosions : sur le quai de la United Fruit Line, à la Marine Midland Bank, au Manufacturer’s Trust, à la General Motors, au siège central de Mobil, d’IBM, de GTE, à Manhattan. En plein centre de Manhattan un centre du Bureau de la conscription est attaqué à la bombe. La cour d’assises saute. Trois cocktails Molotov partent dans un lycée de Manhattan. Dans huit villes, des bombes explosent au coffre des banques. Il faut bien qu’elle en ait posé une. Rita va se faire prendre. On la prendra la main dans le sac. On bouclera toute la bande, et elle les mènera à Merry.

Tous les soirs, en pyjama dans sa cuisine, il guette son visage couvert de suie à la fenêtre. Il reste seul dans la cuisine, il attend le retour de Rita Cohen, son ennemie.

Un jet de la TWA saute à Las Vegas. Une bombe est posée sur le Queen Elizabeth. Une autre explose au Pentagone — dans les toilettes des femmes, au quatrième étage d’une zone réservée à l’armée de l’air ! Le terroriste a laissé un message : « Aujourd’hui nous avons attaqué le Pentagone, centre du commandement militaire américain. Nous réagissons à l’heure où les Vietnamiens sont bombardés avec plus d’intensité encore par la marine et l’aviation américaines ; à l’heure où les mines et les cuirassés bloquent les ports de la République démocratique du Vietnam ; où Washington envisage de pousser plus loin encore l’escalade. » La République démocratique du Vietnam — si je l’entends dire ça encore une seule fois, Seymour, je te jure que je vais sortir de mes gonds ! C’est leur fille, c’est Merry qui a fait sauter le Pentagone.

« Pppapa ! » Par-dessus le bruit des machines à coudre, il l’entend crier depuis son bureau : « Pppapa ! »

Deux ans après sa disparition, une bombe fait sauter le plus élégant hôtel particulier néoclassique de la rue la plus résidentielle et la plus paisible de Greenwich Village ; il s’agit d’une maison de brique à trois étages, dont trois bombes et un incendie viendront à bout. Elle appartient à un couple de nantis new-yorkais, pour l’heure en vacances aux Caraïbes. Après l’explosion, on voit sortir du bâtiment deux jeunes femmes contusionnées et écorchées qui semblent en état de choc. L’une des deux, nue, paraît entre seize et dix-huit ans. Une voisine les recueille et leur donne des vêtements. Mais tandis qu’elle retourne précipitamment sur les lieux du sinistre pour voir ce qu’elle pourrait faire de plus, les deux jeunes femmes disparaissent. L’une d’entre elles, âgée de vingt-cinq ans, n’est autre que la fille des propriétaires de la maison ; elle appartient à une tendance révolutionnaire violente du SDS, les Étudiants pour une Société démocratique, tendance baptisée les Weathermen. On n’a pas identifié l’autre. L’autre, c’est Rita, l’autre c’est Merry, bien sûr ! Voilà qu’ils l’ont entraînée dans ce nouveau forfait !

Il passe la nuit dans sa cuisine à attendre sa fille et celle des Weathermen. Il n’y a plus de risque : voilà plus d’un an qu’on a arrêté la surveillance de sa maison et de son usine, ainsi que les écoutes téléphoniques. Elles peuvent se montrer sans problème. Il décongèle de la soupe pour les nourrir. Il repense à l’époque où Merry a commencé à s’intéresser aux sciences. Avec les bêtes de Dawn, elle avait pensé devenir vétérinaire. Et puis c’est son bégaiement, aussi, qui l’a orientée vers les sciences, parce que lorsqu’elle se concentrait sur quelque chose de précis comme l’un de ses travaux personnels en sciences, avec l’attention requise, le bégaiement diminuait toujours un peu. Aucun parent du monde n’y aurait vu une bombe en germe. Personne ne s’en serait douté, les autres pas plus que lui. La curiosité scientifique de la petite était totalement innocente. Comme tout le reste d’ailleurs.

Le corps d’un jeune homme découvert dans les décombres de la maison est identifié le lendemain : il s’agit d’un ancien étudiant de Columbia, vétéran des manifestations violentes contre la guerre, fondateur d’un groupuscule dissident du SDS, les Chiens Enragés. Le surlendemain, la seconde jeune fille à avoir fui le lieu de l’explosion est identifiée à son tour ; c’est aussi une militante gauchiste, mais ce n’est pas Merry ; elle a vingt-six ans et c’est la fille d’un avocat new-yorkais gauchiste. Il y a cependant une nouvelle plus alarmante : on a découvert un autre corps dans les décombres, le tronc d’une jeune fille. « Le corps de la deuxième victime de l’explosion n’a pas été identifié immédiatement et le docteur Elliott Gross, médecin légiste, a déclaré qu’il faudrait encore un certain temps pour avoir une idée de son identité. »

Assis tout seul à sa table de cuisine, son père sait bien qui elle est. Soixante bâtons de dynamite, trente détonateurs, une cache de bombes artisanales — des tuyaux de trente centimètres bourrés de dynamite — ont été découverts à six mètres du corps. C’est un tuyau bourré de dynamite qui a fait sauter le magasin Hamlin. Elle était en train de mélanger les composants d’une nouvelle bombe, elle a raté une manipulation, et elle a fait sauter la maison. D’abord le magasin, et maintenant elle avec. Elle a tenu sa promesse, elle la lui a faite, sa surprise, à ce village de pain d’épices, et voilà le résultat. « Le docteur Gross confirme que le tronc portait un grand nombre de piqûres causées par des clous, ce qui corrobore le rapport de police selon lequel les bombes semblaient enveloppées de façon à fonctionner plus comme des mines antipersonnel que comme de simples explosifs. »

Le lendemain, on signale d’autres attentats à Manhattan : trois immeubles du centre-ville ont sauté simultanément vers une heure quarante du matin. Le torse n’est donc pas le sien. Ce cadavre déchiqueté et criblé de clous n’est pas le sien ! Merry est vivante ! « Suite à un coup de téléphone anonyme, la police est arrivée devant l’immeuble à une heure vingt, et a pu évacuer vingt-quatre portiers et autres employés avant l’explosion. » La poseuse de bombe du centre-ville et celle d’Old Rimrock ne font qu’une, forcément. Si elle avait eu assez de jugeote pour téléphoner avant que sa première bombe explose, personne n’aurait été tué, et elle ne serait pas recherchée pour meurtre. Au moins, elle a appris quelque chose, au moins elle est vivante, et il a lieu de s’installer dans la cuisine tous les soirs, pour les guetter à la fenêtre, elle et Rita.

La presse parle des parents des deux jeunes filles en fuite que la police voudrait interroger sur l’explosion de la maison de Greenwich Village. Le père et la mère de l’une des deux lancent un appel télévisé à leur fille, pour qu’elle dise combien de personnes se trouvaient avec elle lors de l’explosion. « S’il n’y avait personne d’autre, les recherches pourraient s’arrêter jusqu’à ce que le mur extérieur soit abattu. J’ai confiance en toi », dit la mère à la disparue, qui, avec ses camarades du SDS, a transformé la maison en fabrique de bombes, « je sais que tu ne voudrais pas ajouter plus de douleur à cette tragédie. Je t’en prie, s’il te plaît, téléphone, télégraphie ou fais télégraphier quelqu’un pour le dire. Nous ne voulons rien savoir d’autre, sinon que tu vas bien, et nous n’avons rien d’autre à dire, sinon que nous t’aimons, et que nous cherchons désespérément à nous rendre utiles. »

Les mots mêmes qu’a dits à la presse le père de la terroriste de Rimrock lorsqu’elle a disparu : Nous t’aimons, nous voulons nous rendre utiles. À la question, « Est-ce que vous communiquiez bien avec votre fille ? », le père de la terroriste du Village a répondu, avec la même sincérité et le même abattement que le père de celle de Rimrock alors : « En tant que parents, il faut avouer que non, pas ces dernières années. » Il cite sa fille revendiquant sa lutte « pour changer le système et donner le pouvoir aux quatre-vingt-dix pour cent de la population qui n’ont encore aucun contrôle économique ou politique » —, propos mêmes que tenait Merry au dîner lors de ses sorties contre la vie bourgeoise de ses égoïstes parents.

Quant au père de l’autre fugitive, l’enquêteur le dit « peu communicatif ». Il se borne à déclarer : « Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve. » Le père de la terroriste de Rimrock le croit, et ne comprend que trop bien son laconisme ; il sait mieux qu’aucun père en Amérique la charge d’angoisse que dissimule cette phrase apparemment dénuée d’émotion : « Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve. » Si cela ne lui était pas arrivé, à lui aussi, il se serait sans doute étonné de cette façade imperturbable. Mais il sait bien qu’à la vérité les parents de la fugitive sont en train de couler à pic, tout comme lui, de se noyer jour et nuit dans des explications qui ne tiennent pas.

On découvre un troisième corps dans les décombres de la maison de Greenwich Village, le corps d’un jeune homme. Puis, une semaine plus tard, paraît dans le journal une déclaration de la mère de la seconde fugitive, et cette déclaration dissipe la compassion qu’il éprouvait pour les deux couples de parents. Alors qu’on lui demandait des nouvelles de sa fille, la mère a répondu : « Nous savons qu’elle est indemne. »

Leur fille a tué trois personnes et ils savent qu’elle est indemne. Tandis que sa fille à lui, qui n’a pas été convaincue d’avoir tué qui que ce soit, sa fille, qui a été utilisée par des petites frappes gauchistes dans le genre de ces gosses de riches terroristes du Village, sa fille qui s’est fait piéger, qui est innocente — il ne sait rien d’elle. Qu’a-t-il de commun avec ces parents-là ? Sa fille à lui n’a rien fait. Elle n’a pas davantage fait sauter le Magasin général que le Pentagone. Depuis 1968, des milliers de bombes explosent en Amérique, et sa fille n’a rien à voir avec une seule d’entre elles. Qu’est-ce qu’il en sait ? Il en sait que Dawn le sait. Que Dawn en est sûre. Parce que si elle avait fait le coup, elle ne se serait pas amusée à raconter à tous les élèves du lycée qu’Old Rimrock allait avoir une grosse surprise. Elle était trop maligne pour ça, leur fille. Si elle avait été sur le point de le faire, elle n’aurait rien dit.

 

Cinq années passent, cinq ans à chercher une explication, à revenir sur tout, sur les circonstances qui ont façonné sa personnalité, les gens et les événements qui l’ont influencée, mais rien n’explique le moins du monde l’attentat, jusqu’à ce que lui reviennent les moines bouddhistes, l’immolation des moines bouddhistes… Bien sûr, elle n’avait que dix ans, alors, onze peut-être, et entre cette époque et l’attentat, un million de choses s’étaient produites dans sa vie, dans la leur, dans le monde. Si elle avait été terrifiée pendant des semaines, si elle en pleurait, si elle en parlait, si elle en faisait des cauchemars qui la réveillaient, on ne peut pas dire que l’épisode l’avait empêchée de vivre. Il la revoit pourtant sur sa chaise, en train de regarder ce moine partir en fumée — pas plus préparée à ce spectacle que le reste du pays ; ce n’est qu’une gamine qui regarde le journal télévisé avec son père et sa mère, du coin de l’œil, après dîner —, il est sûr qu’il vient d’exhumer la raison de ce qui s’est passé.

C’était en 1962 ou 1963, au moment de l’assassinat de Kennedy, alors que la guerre au Vietnam n’avait pas vraiment commencé, et que, pour autant qu’on a pu savoir, l’Amérique n’était encore qu’à la marge de ce guêpier-là. Le moine qui s’était immolé par le feu avait dans les soixante-dix ans ; maigre, le crâne rasé, il portait le vêtement jaune safran. Assis en tailleur, le dos bien droit dans une rue déserte, quelque part au Sud Vietnam, assis avec grâce face à une foule de moines venus assister à l’événement comme ils auraient observé un rite religieux, il avait renversé un grand bidon de plastique plein d’essence ou de kérosène sur lui, et il avait aspergé l’asphalte autour de lui. Puis il avait gratté l’allumette, et un nuage de flammes déchiquetées avait jailli de lui en crépitant.

Parfois les cirques présentent un cracheur de feu, qui semble faire sortir des flammes de sa bouche. Là, dans la rue de cette ville vietnamienne, ce moine à la tête rasée donnait l’impression non pas que les flammes s’emparaient de lui, mais qu’elles s’élançaient de sa personne même, et pas seulement de sa bouche, mais en éruption spontanée, de son crâne, de son visage, de sa poitrine, de son ventre, de ses jambes et de ses pieds. Comme il demeurait parfaitement droit, que rien dans sa physionomie n’indiquait qu’il se sentait brûler, qu’il ne remuait pas un muscle et criait encore moins, on aurait d’abord dit un numéro de cirque ; il semblait que c’était l’air qui se consumait, et non pas le moine, qu’il avait mis le feu à l’air, sans courir le moindre risque pour sa part. Sa posture était demeurée exemplaire ; c’était celle d’un homme absolument ailleurs, qui mène une autre vie, serviteur d’une contemplation oblative, méditative, sereine — simple lien dans la chaîne de l’être, tout à fait en dehors de ce qui se trouvait lui arriver au vu et au su du monde entier. Pas de cris, pas de convulsions, seulement ce calme au cœur des flammes — la caméra n’enregistre aucune douleur —, seuls souffrent le Suédois, Dawn et Merry, horrifiés dans leur salon. Sans préavis viennent de s’engouffrer chez eux le nuage de flammes, le moine au dos bien droit, sa brusque liquéfaction, sa chute ; ils sont entrés chez eux, tous ces autres moines, assis le long du trottoir, témoins impassibles, certains les mains jointes devant eux à l’asiatique, dans un geste de paix et d’unité ; il est entré chez eux, dans Arcady Hill Road, le cadavre carbonisé et noirci, tombé sur le dos dans cette rue déserte.

Tel avait été le tournant. Chez eux le moine s’était installé, le moine bouddhiste qui assistait calmement à sa propre crémation, comme s’il était à la fois parfaitement lucide et tout à fait anesthésié. La télévision, qui avait transmis l’immolation, était cause de tout. Si leur poste avait été sur une autre chaîne, s’il avait été éteint, s’il avait été en panne, s’ils étaient sortis passer la soirée en famille, Merry n’aurait jamais vu ce qu’elle n’aurait pas dû voir, n’aurait jamais fait ce qu’elle n’aurait pas dû faire. Quelle autre explication trouver ? « Ces gens si dddoux », avait-elle dit tandis que le Suédois la recueillait dans ses bras, cette asperge de onze ans, qu’il l’attirait à lui, la berçait, la berçait dans ses bras. « Ces gens si dddoux. » Au début, elle avait si peur qu’elle n’arrivait même pas à pleurer, ces quatre mots étaient tout ce qu’elle pouvait sortir. Plus tard seulement, au moment du coucher, elle quitta sa chambre dans un hurlement, et traversa le couloir pour faire irruption dans la leur, demandant, chose qu’elle avait cessé de faire depuis l’âge de cinq ans, si elle pouvait se mettre au lit avec eux ; alors elle fut enfin en mesure d’extérioriser toutes les idées abominables qu’elle avait en tête. Ils gardèrent toutes les lampes allumées dans leur chambre, et la laissèrent parler tant qu’elle voulut, assise entre eux dans le lit, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de mots dans les tripes pour l’effarer, la terroriser. Lorsqu’elle s’endormit enfin, peu après trois heures, ce fut toutes lampes allumées — elle avait refusé qu’on éteigne —, mais parvenue jusqu’au bout de ses mots, et de ses larmes, elle pouvait succomber à l’épuisement. « Est-ce qu’il faut se ffaire ffondre dans le ffeu pour que les gens comppprennent ? Est-ce que ça intéresse quelqu’un ? Est-ce qu’il y a des gens qui ont une conscience ? Est-ce qu’il reste quelqu’un dans ce monde qui ait une conscience ? » Chaque fois que le mot conscience franchissait ses lèvres, elle pleurait.

Que lui dire ? Que lui répondre ? Oui, il y a des gens qui ont une conscience, beaucoup de gens, même, mais malheureusement il y en a aussi qui n’en ont pas, c’est vrai. Tu as de la chance, Merry, d’avoir une conscience développée. C’est admirable, chez quelqu’un de ton âge. Nous sommes fiers d’avoir une fille qui ait une conscience aussi aiguë, qui soit si soucieuse du bien-être d’autrui et qui soit capable de compatir à la douleur des autres.

Pendant une semaine elle ne put pas dormir toute seule dans sa chambre. Le Suédois lisait les journaux avec soin pour pouvoir lui expliquer les raisons de l’acte du moine. C’était à cause du général Diem, président du Sud Vietnam ; à cause de la corruption, des élections, de conflits régionaux et politiques complexes ; à cause du bouddhisme lui-même… Mais, pour elle, la seule cause en était les extrêmes auxquels les gens sont réduits dans un monde où la majorité de la population n’a pas une once de conscience.

Alors même qu’elle semblait s’être remise de l’immolation par le feu de ce vieux moine bouddhiste dans une rue du Sud Vietnam, et qu’elle commençait à pouvoir dormir dans sa chambre sans veilleuse, et sans se réveiller deux ou trois fois par nuit en hurlant, l’événement se reproduisit, un autre moine se fit brûler au Vietnam, puis un troisième, un quatrième… c’est alors qu’il découvrit qu’il n’y avait plus moyen de la faire décoller de la télé. Si elle ratait une immolation au journal du soir, elle se levait plus tôt pour la voir aux actualités du matin avant son départ pour l’école. Ils ne voyaient pas comment l’en empêcher. Qu’est-ce que qui la poussait à regarder ce spectacle inlassablement, comme si elle ne devait jamais s’arrêter ? Il voulait qu’elle cesse d’en être bouleversée, mais pas de cette manière-là. Est-ce qu’elle essayait simplement de comprendre le geste ? De maîtriser sa peur ? Est-ce qu’elle essayait de s’imaginer l’effet que cela faisait d’être capable de s’infliger une telle mort ? Est-ce qu’elle s’imaginait dans la peau d’un de ces moines ? Est-ce qu’elle regardait parce qu’elle avait encore peur, ou parce que ça l’excitait, à présent ? Ce qui commençait à l’ébranler lui-même, à lui faire peur, c’était l’idée qu’elle soit moins horrifiée que curieuse, aujourd’hui. Et bientôt l’obsession s’empara de lui, non pas celle des immolés du Vietnam comme sa fille, mais le changement de comportement de cette petite fille de onze ans. Qu’elle ait toujours voulu savoir les choses avait fait la fierté de son père depuis qu’elle était toute petite, mais voulait-il qu’elle en sache autant sur un tel sujet ?

Est-ce que c’est un péché de se donner la mort ? Comment est-ce que les autres peuvent rester là à le regarder ? Pourquoi est-ce qu’ils ne l’arrêtent pas ? Pourquoi est-ce qu’ils n’éteignent pas les flammes ? Ils restent là sans rien faire pendant que les caméras tournent. Ils veulent qu’elles tournent. Ils n’ont plus de morale ? Et les équipes de télé qui filment ça, elles en ont de la morale ?… Est-ce que c’étaient les questions qu’elle se posait ? Ces questions étaient-elles indispensables à son développement intellectuel ? Il n’en savait rien. Elle regardait sans mot dire, aussi muette que le moine enveloppé par les flammes, et, ensuite, elle ne parlait pas davantage ; s’il s’adressait à elle, s’il lui posait des questions, elle restait pétrifiée devant le fourmillement du poste pendant plusieurs minutes d’affilée, les yeux ailleurs pourtant, tournés vers l’intérieur, siège supposé de la cohérence et des certitudes, où tout ce qu’elle ne savait pas entamait une insurrection gigantesque, et où rien de ce qui avait été enregistré ne s’effacerait jamais.

Il ne savait peut-être pas comment l’en empêcher, mais il essaya tout de même de détourner son attention, de lui faire oublier cette folie qui se passait à l’autre bout du monde pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec elle ou avec sa famille ; il l’emmena taper quelques balles de golf avec lui, le soir, il l’emmena à deux matches des Yankees, il l’emmena avec Dawn faire un court voyage à l’usine de Porto Rico, et passer une semaine à Ponce, au bord de la mer ; puis, un beau jour, elle oublia en effet, mais pas grâce à ses initiatives. Simplement parce que les immolations cessèrent. Il y en eut cinq, six, sept, et puis il n’y en eut plus ; et, peu après, Merry retrouva ses esprits et se remit à penser à des choses qui concernaient plus directement son quotidien, et s’accordaient mieux à son jeune âge.

Lorsque quelques mois plus tard fut assassiné Diem, le président du Sud Vietnam qui était la cible de la contestation des moines (selon une émission matinale de CBS, il avait été assassiné par les USA, par la CIA qui l’avait naguère hissé au pouvoir), la nouvelle sembla avoir échappé à Merry, et le Suédois ne la lui rapporta pas. Désormais, ce lieu du monde qui s’appelait le Vietnam n’existait plus pour elle, s’il avait un jour existé, sauf comme toile de fond étrangère, inimaginable, à un macabre spectacle télévisé qui s’était logé dans l’esprit impressionnable de ses onze ans.

Elle ne reparla plus jamais du martyre du moine bouddhiste, même lorsqu’elle s’engagea personnellement avec toute cette intensité dans la contestation politique. Le sort de ces moines en 1963 semblait n’avoir aucun rapport avec ce qui galvanisait en 1968 une véhémence nouvelle contre la participation de l’Amérique capitaliste à une guerre de paysans pour la libération nationale… et pourtant son père passait des jours et des nuits à se convaincre qu’il n’existait pas d’autre explication possible, qu’il ne lui était jamais rien arrivé d’assez traumatisant, d’assez déterminant, qui l’ait assez choquée pour faire d’elle une terroriste.

 

Cinq ans passent. À San Francisco s’ouvre le procès pour kidnapping, meurtre et conspiration d’Angela Davis. Elle est noire, professeur de philosophie à UCLA et communiste, elle a à peu près l’âge de Rita Cohen, puisqu’elle est née en Alabama en 1944, c’est-à-dire huit ans avant que naisse dans le New Jersey la poseuse de bombe de Rimrock. On l’accuse d’avoir fourni les armes qui ont servi à la tentative de libération de trois détenus noirs à San Quentin pendant leur procès. Elle aurait acheté, quelques jours avant l’attentat du tribunal, le fusil qui a tué le juge. Elle a passé deux mois dans la clandestinité, à glisser entre les mailles du FBI, avant d’être arrêtée à New York et extradée vers la Californie. À travers le monde, jusqu’en France, en Algérie, en Union soviétique, ses partisans soutiennent qu’elle est victime d’un coup monté politique. Où que les cars de police la transportent, Noirs et Blancs se rassemblent dans les rues avoisinantes en brandissant des banderoles à l’intention des caméras de télévision, et en scandant : « Libérez Angela Davis ! Halte à la répression politique ! Halte au racisme ! Arrêtez la guerre ! »

Sa coiffure rappelle Rita Cohen au Suédois. Chaque fois qu’il voit ce buisson qui lui auréole la tête, il se rappelle avec reproche ce qu’il aurait dû faire à l’hôtel, un certain après-midi. Il n’aurait jamais dû laisser filer Rita, à aucun prix.

Maintenant il regarde les actualités pour voir Angela Davis. Il lit tout ce qu’il trouve sur elle. Il est sûr qu’elle peut le mener jusqu’à sa fille. Du temps que Merry était encore au foyer, il avait profité d’un samedi qu’elle passait à New York pour aller dans sa chambre, et ouvrir le dernier tiroir de sa coiffeuse ; assis à son bureau, il avait lu intégralement la propagande politique qu’il avait trouvée là, les tracts, les livres de poche, les brochures ronéotypées illustrées de caricatures. Il y avait un exemplaire du Manifeste du Parti communiste. Où se l’était-elle procuré ? Pas à Old Rimrock, en tout cas. Qui lui fournissait ce genre de littérature ? Bill et Melissa. Ces documents n’étaient pas de simples diatribes contre la guerre. Ils étaient rédigés par des gens qui voulaient renverser le capitalisme et le gouvernement des États-Unis, et qui appelaient à grands cris la violence et la révolution. Saisi d’effarement, il tombait sur des passages que sa bonne élève de fille avait soulignés avec soin, mais il ne pouvait s’empêcher de lire. À présent, il lui semble bien se souvenir qu’il y avait un écrit d’Angela Davis dans ce tiroir. Pas moyen d’en être sûr car le FBI a tout confisqué, et mis ces publications dans des sachets réservés aux pièces à conviction, qui ont été scellés et emportés. On a de même talqué sa chambre pour relever un ensemble fiable d’empreintes digitales qui pourraient corroborer d’autres présomptions. On a récupéré les notes de téléphone pour remonter ses appels. On a fouillé sa chambre pour y trouver des cachettes, éventré les lames de parquet sous la moquette, arraché les lambris des murs, retiré le globe du plafonnier ; on a passé sa penderie au peigne fin, pour le cas où il y aurait des choses cachées dans les manches des vêtements. Après l’attentat, la police de l’État a fermé Arcady Hill Road à la circulation, bouclé le secteur, et douze agents du FBI ont passé seize heures à ratisser la maison de la cave au grenier. Quand ils sont arrivés dans la cuisine pour fouiller le sac d’aspirateur à la recherche de « papiers », Dawn a poussé un hurlement. Tout ça parce que Merry lisait Karl Marx et Angela Davis ! Oui, la mémoire lui revient, il se revoit assis au bureau de Merry, en train de lire Angela Davis lui-même, non sans difficulté, stupéfait que son enfant y parvienne. Il se dit, « À lire ce machin-là, on se fait l’effet de plonger en eaux profondes. On se croirait dans un scaphandre, la tête écrasée contre le hublot, l’air dans la bouche, mais nulle part où aller, pas la place de bouger, pas la place de glisser un pied-de-biche pour s’enfuir. » Il se fait l’effet d’avoir sous les yeux les légendes et les images pieuses sur la vie des saints que la vieille Mrs Dwyer donnait autrefois à Merry lorsqu’elle venait la voir à Elizabeth. Heureusement la petite s’en était lassée, mais pendant un temps, chaque fois qu’elle égarait son stylo, elle priait saint Antoine, chaque fois qu’elle n’avait pas assez révisé pour une interrogation écrite, elle priait saint Jude, et chaque fois que sa mère l’obligeait à ranger le désordre de sa chambre le samedi matin, elle priait saint Joseph, patron des travailleurs. Lorsqu’elle avait neuf ans, des fanatiques de Cape May prétendirent que la Vierge Marie était apparue à leurs enfants autour du barbecue ; à des kilomètres à la ronde, des gens vinrent s’attrouper dans leur jardin pour y faire des veilles. « J’aimerais bien voir ça », lui avait dit Merry, moins fascinée peut-être par le mystère de l’apparition de la Vierge dans le New Jersey que par le fait qu’elle ait choisi un enfant pour témoin. Comme elle lui racontait que la Sainte Vierge était apparue à trois petites bergères de Fatima, au Portugal, il avait hoché la tête et tenu sa langue. Moins discret, son grand-père Levov, à qui elle parlait de la vision de Cape May, lui avait lancé : « Je te parie que le prochain coup ils vont la voir chez Baskin-Robbins », remarque que Merry avait rapportée à Elizabeth. Grand-mère Dwyer a bien prié sainte Anne pour que sa petite-fille reste catholique malgré l’éducation qu’elle recevait, mais en l’espace de deux ans, saints et prières ont disparu de la vie de Merry ; elle a cessé de porter la Médaille Miraculeuse à l’effigie de la Sainte Vierge, qu’elle avait promis à sa grand-mère de ne jamais retirer, même dans son bain. Les bondieuseries lui sont passées, comme le communisme lui serait passé. Car il lui serait passé, comme tout le reste. Ce n’était qu’une affaire de mois. En quelques semaines peut-être, le bazar du tiroir d’en bas aurait été complètement oublié. Il suffisait d’attendre. Si seulement elle avait pu attendre. C’était l’histoire de sa vie. Elle était impatiente. Elle l’avait toujours été. Peut-être son bégaiement en était-il la cause, allez savoir. Mais quel que fût l’objet de sa passion, elle se passionnait pendant un an, elle s’y consacrait pendant un an, et puis elle s’en débarrassait en une nuit. Encore un an et elle se serait apprêtée à entrer en faculté. Alors elle aurait trouvé autre chose à détester, autre chose à aimer, où se lancer à corps perdu, et voilà tout.

Un soir qu’il est assis à sa table de cuisine, Angela Davis lui apparaît comme Notre-Dame de Fatima aux petites Portugaises, comme la Sainte Vierge aux gens de Cape May. Il se dit, Angela Davis peut me conduire jusqu’à elle, et voilà qu’elle apparaît. Tout seul la nuit dans sa cuisine, le Suédois se met à avoir des conversations à cœur ouvert avec Angela Davis, sur la guerre d’abord, puis sur tout ce qui compte pour eux. Telle qu’il la voit, elle a de longs cils, de grands anneaux d’or aux oreilles, et elle est encore plus belle qu’à la télévision. Elle a de longues jambes et porte des minirobes de couleurs vives pour les mettre en valeur. Sa chevelure de porc-épic est extraordinaire. Elle lui fait un casque de défi. Sa chevelure proclame, « Noli me tangere ».

Il lui dit ce qu’elle veut entendre, et tout ce qu’elle lui dit, il le croit. Il n’a pas le choix. Elle fait l’éloge de sa fille, qu’elle appelle, « une combattante de la liberté, une pionnière dans la grande lutte contre la répression ». Il devrait être fier de son audace politique. Le mouvement pour la paix est un mouvement anti-impérialiste, et, en situant la contestation sur le seul terrain où l’Amérique l’entende, Merry, à seize ans, est en première ligne du mouvement, telle une Jeanne d’Arc. Sa fille est le fer de lance de la résistance populaire à un gouvernement fasciste qui étouffe toute dissidence par la terreur. Son acte n’est criminel que selon la définition d’un État lui-même criminel, qui ne cesse de commettre des agressions sauvages dans le monde entier pour préserver la répartition inégale des richesses et maintenir l’oppression des masses par les institutions qui protègent la classe dominante. La désobéissance aux lois de l’oppresseur, lui explique-t-elle, remonte à l’abolitionnisme — sa fille est dans le camp de John Brown.

L’acte de Merry n’est pas criminel ; c’est un acte politique qui s’inscrit dans la lutte pour le pouvoir entre les fascistes contre-révolutionnaires et les forces de la résistance — les Noirs, les Chicanos, les Portoricains, les Indiens, les objecteurs de conscience, les militants pacifistes, les jeunes Blancs héroïques comme Merry elle-même, qui s’emploient, par des moyens légaux ou, comme dit Angela Davis, extralégaux, à renverser l’État policier vendu au capitalisme. Et qu’il ne s’inquiète pas de sa vie de fugitive. Merry n’est pas seule, elle fait partie d’une armée de quatre-vingt mille jeunes gauchistes qui sont passés dans la clandestinité pour mieux combattre les injustices sociales engendrées par l’oppression politico-économique. Angela lui explique que tout ce qu’il a entendu dire sur le communisme n’est que mensonges. Qu’il aille à Cuba, et il verra un ordre social qui a aboli l’injustice raciale et l’exploitation des travailleurs, et qui est en harmonie avec les besoins et les aspirations de son peuple.

Il l’écoute, docile. Elle lui explique que l’impérialisme est une arme dont se servent les riches Blancs pour sous-payer leurs ouvriers noirs ; alors il saute sur l’occasion et il lui parle de Vicky, la contremaîtresse noire, qui est à Newark Maid depuis trente ans, un petit bout de femme prodigieuse d’intelligence, de courage et d’honnêteté, et de ses deux jumeaux, Donny et Blaine, diplômés du collège Rutgers et aujourd’hui étudiants en médecine. Il lui raconte que Vicky a été la seule à rester avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’usine, pendant les émeutes de 1967. À la radio, la mairie conseillait à tous les habitants de quitter la ville séance tenante, mais il est resté, dans l’idée qu’en étant sur place il protégerait le bâtiment des vandales, et aussi parce que, comme ceux qui refusent de partir sur le passage du cyclone, il est incapable d’abandonner ce qu’il chérit. C’est pour une raison analogue que Vicky est restée, elle aussi.

Pour apaiser les émeutiers qui se dirigeraient vers South Orange Avenue avec leurs torches, Vicky a placardé bien en évidence aux fenêtres du premier étage des affiches, de grandes affiches de carton blanc rédigées à l’encre noire, qui proclament : « La majorité des ouvriers de cette usine sont noirs ! » Deux nuits plus tard, toutes les fenêtres qui portaient un écriteau sont cassées à coups de fusil par une horde de Blancs, soit des vigiles du nord de Newark, soit, hypothèse de Vicky, des flics dans une voiture banalisée. Les gars ont tiré dans les carreaux, et démarré, et c’est là le seul dommage subi par Newark Maid durant ces jours et ces nuits où la ville était à feu et à sang. C’est ce qu’il raconte à sainte Angela.

Une escouade de jeunes gardes nationaux, postés sur Bergen Street pour boucler la zone d’émeutes, a campé le long du quai de chargement de l’usine, le deuxième jour des combats. Lorsqu’il est descendu avec Vicky leur porter du café chaud, elle les a pris chacun entre quat’z ’yeux ; avec leurs casques et leurs bottes, leurs armes spectaculaires, couteaux, fusils, baïonnettes, ce n’étaient que des gosses en uniforme, des petits péquenots blancs venus du sud de l’État, et morts de trouille. Elle leur a dit : « Réfléchissez avant de tirer dans les fenêtres des gens ! C’est pas des tireurs isolés. C’est rien que des gens ordinaires. Et même des braves gens. Alors réfléchissez ! » Le samedi après-midi, il y a un tank au pied de l’usine — à le voir là, le Suédois peut enfin téléphoner à Dawn pour lui dire, « On va s’en sortir ». Vicky a escaladé ce tank, elle a frappé à coups de poing sur l’écoutille jusqu’à ce qu’on lui ouvre. « Perdez pas les pédales ! a-t-elle dit aux soldats qui s’y trouvaient. Pétez pas les plombs ! Il faudra bien que les gens recommencent à vivre, ici, quand vous serez partis. Ils sont chez eux, ici ! » Le gouverneur Hughes s’était attiré des critiques nourries pour avoir envoyé les tanks, mais le Suédois ne faisait pas partie de ses détracteurs — pour lui, ces chars avaient mis un point final à ce qui aurait pu tourner au désastre absolu. Mais cela, il ne le dit pas à Angela.

Au plus noir de la terreur, le vendredi 14 et le samedi 15 juillet 1967, tandis qu’il reste en contact avec la police de l’État par talkie-walkie, et avec son père par téléphone, Vicky refuse de l’abandonner. « Elle est à moi aussi, cette usine, lui dit-elle. Vous n’en êtes que le propriétaire. » Il savait déjà, raconte-t-il à Angela, comment les choses fonctionnaient entre Vicky et la famille Levov, relation ancienne et durable aux liens serrés, mais il n’avait jamais compris que l’attachement qu’elle éprouvait pour Newark Maid valait bien le sien à lui. Après les émeutes, poursuit-il, après avoir soutenu ce siège avec Vicky, il était bien déterminé à ne pas quitter Newark en abandonnant ses employés noirs, quand bien même il aurait été le seul à le faire. Bien entendu, il s’abstient de lui dire qu’il n’aurait pas hésité (et n’hésiterait pas à cette heure) à ficher le camp et se rallier à l’exode des rares entreprises encore debout s’il n’avait pas eu peur de servir son réquisitoire sur un plateau à Merry. Le voilà qui lèse les Noirs et la classe ouvrière et les pauvres pour son seul profit, par cupidité répugnante !

Il n’y avait pas la moindre réalité dans les slogans idéalistes, pas une miette, mais, cependant, que faire d’autre ? Il n’allait tout de même pas justifier les éventuelles folies de sa fille. Il était donc resté à Newark, et, après les émeutes, elle avait commis un acte plus fou que tout ce qu’on pouvait craindre. Après les émeutes de Newark, la guerre au Vietnam ; après la ville, tout le pays : les Seymour Levov d’Arcady Hill Road étaient finis. D’abord un coup de massue colossal, et puis, sept mois plus tard, en février 68, les ravages du second. Usine en état de siège, fille en cavale, avenir zéro.

Par-dessus le marché, après la fin des tirs isolés, l’extinction des incendies, après qu’on avait dénombré vingt et une victimes par balle chez les citadins, après le retrait des gardes nationaux et la disparition de Merry, la qualité de production de l’usine avait commencé à flancher à cause de l’indifférence et de la négligence des ouvriers ; cette détérioration du travail s’apparentait dans ses effets à du sabotage, même si on ne pouvait lui donner ce nom. Malgré l’envie qu’il en a, il s’abstient de raconter à Angela le conflit que sa décision de rester à Newark a précipité entre son père et lui ; il ne veut pas la dresser contre Lou Levov et la dissuader de les mener jusqu’à Merry.

« Dans les conditions actuelles, à chaque étape, le boulot, on le fait pas une fois, mais deux, mais trois, mais quatre », lui fait valoir Lou chaque fois qu’il monte de Floride pour le persuader de prendre la tangente avant qu’une deuxième série d’émeutes ne détruise ce qui reste de la ville. « À chaque étape, il faut revenir d’un cran en arrière pour recommencer la coupe, recommencer la piqûre ; personne fait sa journée de boulot, personne travaille correctement. C’est tout un commerce qui se déglingue par la faute de ce fils de pute de LeRoi Jones, cet Abracadabra, il arrête pas de changer de nom, ce connard en chapeau. Moi, cette usine, je l’ai construite de mes propres mains ! Avec mon sang ! Qu’est-ce qu’ils croient ? Qu’on m’en a fait cadeau ? Qui ça ? On m’a jamais fait de cadeaux à moi ! Ce que j’ai, je l’ai construit, moi ! À force de travail. De travail ! Mais eux ils font main basse sur cette ville, ils mettent la main sur mon affaire, sur tout ce que j’ai construit jour après jour, petit à petit, et ils vont laisser que des décombres ! Ah ben, c’est ça qui va les arranger, tiens ! Ils mettent le feu à leurs propres baraques — ah, il va voir ce salaud de Blanc. Non, les mecs, faut pas les arranger, faut les brûler ! Ben c’est ça qui va te la gonfler, la fierté du Noir — il va avoir une ville en ruine rien que pour lui ! Une grande ville comme ça réduite au chaos ! Ça va être formidable d’y habiter, dis donc. Quand je pense que c’est moi qui les ai embauchés. C’est pas la meilleure ? Je les ai embauchés. “T’es dingue, Levov”, ils me disaient les copains au hammam : “Mais pourquoi t’embauches ces shvartzès ? C’est pas des gants qu’ils vont te faire, c’est de la merde.” Mais non, je te les embauche, je te les traite comme des êtres humains, je lèche le cul à Vicky pendant vingt-cinq ans, à chaque Thanksgiving je paie une dinde à toutes les filles, merde, tous les matins je m’amène la langue pendante pour mieux leur lécher le cul. “Et comment ça va, je leur dis, comment ça va ce matin ? Mon temps est à vous, si vous avez des réclamations, c’est chez moi qu’il faut venir, celui qui est assis à ce bureau, c’est pas seulement un patron, c’est votre allié, votre pote, votre ami.” Et la fête que j’ai donnée quand les jumeaux de Vicky ont fini le lycée ? Non mais quel bouffon j’ai été. Et quel bouffon je suis encore, à ce jour. Je suis sur le bord de ma piscine, et mes précieux copains arrêtent de lire le journal pour me dire que les shvartzès, il faudrait les prendre, les aligner et les fusiller ; et c’est moi qui dois leur rappeler que c’est ce qu’Hitler a fait aux Juifs. Et tu sais ce qu’ils me répondent : “Tu vas quand même pas comparer les shvartzès aux Juifs ?” Ils me disent de fusiller les shvartzès, et c’est moi qui braille, “Non !”, et en attendant, c’est mon affaire qu’ils bousillent parce qu’ils sont pas foutus de faire un gant portable ! Il est mal coupé, il est mal piqué — il va même pas arriver au bout de la fabrication. C’est des je-m’en-foutistes, je te dis, des je-m’en-foutistes, et ça c’est inexcusable. Si une seule opération du processus foire, c’est tout le processus qui foire. Et pourtant quand je discute avec ces salauds de fascistes, Seymour, des Juifs, des hommes de mon âge, qui ont vu ce que j’ai vu, qui devraient tout de même pas être aussi bornés, quand je discute avec eux, je défends le point de vue opposé à mes intérêts. — Eh oui, ça arrive, parfois, répond le Suédois. — Et pourquoi, tu peux me le dire ? — Question de conscience, sans doute. — De conscience ? Et eux, les shvartzès, qu’est-ce qu’ils en ont fait de leur conscience ? Où elle est passée, après avoir travaillé pour moi pendant vingt-cinq ans ? »

Quoi qu’il lui en coûte de refuser à son père ce qui soulagerait sa souffrance, et de s’obstiner à mettre en doute la vérité de son discours, le Suédois ne peut se rendre aux arguments du vieillard pour une raison bien simple : si Merry venait à apprendre que Newark Maid a fui l’usine de Central Avenue — et elle l’apprendrait par Rita Cohen, à supposer que Rita Cohen soit réellement en rapport avec elle —, elle serait trop heureuse de se dire : « Il a osé ! Mon propre père ! Il est bien aussi pourri que les autres ! Le principe de profit justifie tout ! Pour lui l’usine de Newark n’est qu’une colonie de nègres. Il faut l’exploiter jusqu’à la moelle, et, dès que ça foire, on la liquide ! »

Avec des idées pareilles, et d’autres plus idiotes encore, que lui ont mises dans la tête des torchons comme le Manifeste du Parti communiste, toute chance de la revoir un jour serait sûrement réduite à néant. Pour se concilier les bonnes grâces d’Angela Davis, il pourrait se prévaloir de son refus d’abandonner Newark et ses employés noirs, mais les complications que cette décision entraîne pour lui ne trouveraient aucun écho dans l’idéal strictement utopique de sainte Angela ; il décide donc de raconter plutôt qu’il est l’un des deux administrateurs d’une organisation contre la pauvreté (ce n’est pas vrai, il usurpe le titre du père d’un ami) qui se réunit régulièrement à Newark pour promouvoir la renaissance de la ville, à laquelle il croit encore personnellement (autre mensonge : comment y croire ?). Il dit à Angela que, malgré les inquiétudes de sa femme, il assiste le soir à des réunions dans tout Newark. Il se démène pour la libération de son peuple. Il se fait un devoir de lui répéter ces mots tous les soirs : la libération de son peuple, les colonies noires de l’Amérique, l’inhumanité de la société, le genre humain en lutte.

Il ne dit pas à Angela que sa fille n’est qu’une gamine qui se vante, qui ment pour l’impressionner, que sa fille ne connaît rien à la dynamite ni à la révolution, que ce ne sont pour elle que des mots qu’elle bredouille pour se donner un sentiment de puissance en dépit de son défaut d’élocution. Non, Angela est la personne qui sait où Merry se trouve, et, si elle est venue à lui de cette manière, il ne faut pas y voir une simple visite amicale. Pourquoi apparaîtrait-elle comme par enchantement dans la cuisine des Levov à Old Rimrock, tous les soirs à minuit, si elle n’était pas le chef révolutionnaire à qui incombe le bien-être de Merry ? Qu’en aurait-elle à faire autrement ? Pourquoi reviendrait-elle ainsi régulièrement ?

Alors il dit que oui, sa fille est une combattante de la liberté, oui, il est fier d’elle, oui, tout ce qu’il a entendu dire sur le communisme n’est que mensonges, oui, les États-Unis ne pensent qu’à établir dans le monde la sécurité favorable au business et à empêcher les démunis d’empiéter sur les privilèges des nantis — oui, les États-Unis sont responsables de l’oppression en tout lieu. Elle justifie tout, sa cause, qui est aussi celle de Huey Newton, celle de Bobby Seale, celle de George Jackson, celle de Merry Levov. Pendant ce temps-là il se garde de prononcer le nom d’Angela devant qui que ce soit, en particulier Vicky, qui la considère comme une fauteuse de troubles et ne se prive pas de le dire aux ouvrières de l’usine. C’est donc tout seul, et en secret, qu’il prie, qu’il prie avec ferveur Dieu, Jésus, n’importe qui, la Sainte Vierge, saint Antoine, saint Jude, sainte Anne, saint Joseph, pour l’acquittement d’Angela. Lorsqu’elle est acquittée, il jubile. La voilà libre ! Mais il ne lui envoie pas la lettre qu’il lui a écrite dans la cuisine cette nuit de veille, et il ne la lui enverra pas davantage des semaines plus tard lorsque à l’abri d’une cabine de verre pare-balles, devant quinze mille partisans qui exultent, elle exige la libération des prisonniers politiques privés d’un procès équitable et injustement incarcérés. « Libérez la poseuse de bombe de Rimrock ! Libérez ma fille ! Libérez-la, je vous en prie », crie le Suédois. « Je crois qu’il est grand temps que nous entreprenions tous de donner quelques leçons aux gouvernants de ce pays », dit Angela. Oui, crie le Suédois, oui, une révolution socialiste aux États-Unis, il est grand temps ! Mais, pourtant, il reste tout seul à sa table de cuisine, car il ne parvient pas encore à faire ce qu’il devrait faire, à croire ce qu’il devrait croire, ni même à savoir au juste en quoi il croit encore. Cette bombe, elle l’a posée ou pas ? Ne serait-ce que pour le savoir, il aurait dû baiser comme elle l’y invitait de manière si canaille cette petite terroriste de Rita Cohen, la baiser jusqu’à ce qu’elle soit son esclave ! Jusqu’à ce qu’elle le mène à la planque où ils fabriquent les bombes ! Si tu as envie de voir ta fille autant que tu le dis, tu te calmes, tu viens là, et tu baises Rita Cohen comme un chef. Il aurait dû le regarder son con, le goûter, et la baiser. Est-ce que ce n’est pas ce que n’importe quel père aurait fait à sa place ? Il ferait n’importe quoi pour Merry, prétendait-il, alors pourquoi pas ça ? Pourquoi s’est-il enfui ?

 

Et ceci n’est qu’une partie de ce que recouvre l’expression « Cinq ans passent ». Une infime partie. Tout ce qu’il lit, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, se met à prendre une signification unique. Rien n’est plus neutre, sous son regard. Pendant une longue année, il ne peut pas aller au village sans voir l’emplacement nu du Magasin général. Pour acheter le journal, un litre de lait, un bidon d’essence, il faut qu’il aille aux portes de Morristown, et il en va de même pour tout le monde à Old Rimrock. Même chose pour acheter un timbre. En somme, le village se réduit à une rue. Si l’on va vers l’est, il y a la nouvelle église presbytérienne, blanc édifice pseudo-colonial qui a remplacé la vieille église presbytérienne, laquelle avait brûlé de fond en comble dans les années vingt. À quelques pas de cette église se dressent Les Chênes, deux arbres biséculaires qui font la fierté du village. Moins de cinquante mètres plus loin, la vieille forge, convertie juste avant Pearl Harbor en Boutique de la Maison, où les femmes vont acheter du papier peint, des abat-jour et diverses babioles décoratives, ainsi que pour demander à Mrs Fowler des conseils pour l’embellissement de leur intérieur. Tout au bout de la rue se tient le garage de Perry Hamlin, cousin ivrogne de Russ Hamlin, qui rempaille aussi les chaises, et puis, au-delà, sur deux cent cinquante hectares environ, le terrain vallonné de la laiterie de Paul Hamlin, frère cadet de Perry, qui en est le propriétaire et l’exploitant ; les Hamlin sont paysans sur les collines depuis près de deux cents ans. Dans le nord du New Jersey, autour de Rimrock, le pays est traversé par ces collines d’un diamètre de cinquante à quatre-vingts kilomètres sur une diagonale nord-est-sud-ouest ; elles s’étendent jusqu’à l’État de New York pour devenir les Catskills, et de là montent jusque dans le Maine.

Sur le trottoir opposé au Magasin, légèrement décalée, on voit l’école de stuc jaune avec ses six salles de classe. Avant qu’ils l’envoient à l’école Montessori puis au lycée de Morristown, Merry y avait fait ses classes primaires jusqu’au cours moyen. À présent, les petits élèves, les maîtres et les parents voient tous les jours l’emplacement nu du Magasin en arrivant au village. Le club des loisirs se réunit à l’école, c’est là que se tiennent les dîners de fête, là que les gens votent, et tous ceux qui arrivent dans leur voiture et voient l’emplacement du Magasin pensent à l’attentat, et au brave homme qu’il a tué, à la fille qui en est l’auteur, et, avec une compassion ou un mépris variable, à sa famille. Certains sont démonstratifs à l’excès, d’autres, il le sait, font de leur mieux pour l’éviter. Il reçoit des lettres antisémites. Il surprend certains propos. Dawn aussi. « Toute ma vie j’ai vécu ici, et j’ai jamais vu ça. — Ça t’étonne ? Ils n’avaient rien à faire ici, de toute façon. — Je les prenais pour des gens bien, mais on ne peut jamais faire confiance à personne. » Un éditorial extrait du journal local a été simplement punaisé sur le panneau d’affichage du Club des loisirs et on peut le lire, là, en pleine rue. Quoi qu’il en ait, et ne serait-ce que pour ménager Dawn, le Suédois n’ose pas l’arracher. On croirait qu’avec les intempéries, le papier exposé aux quatre vents va pourrir en quelques semaines, mais non, il demeure intact et même presque parfaitement lisible pendant une longue année. L’éditorial s’intitule « Le docteur Fred » : « Nous vivons dans une société où la violence est en passe de devenir la règle… nous ne savons pas pourquoi et nous ne comprendrons peut-être jamais… la colère que nous ressentons tous… nos cœurs vont vers la victime et sa famille, aux Hamlin, à toute une communauté qui essaie de comprendre, de vivre avec ce qui s’est passé… un homme remarquable, un médecin formidable qui a touché toutes nos vies… un fonds spécial à la mémoire du docteur Fred… pour contribuer à ce mémorial, qui aidera les familles indigentes en cas de maladie… en ces temps de douleur, nous devons nous remobiliser, pour sa mémoire… » À côté de l’éditorial, un article qui s’intitule « Le temps guérit toutes les blessures », commence par : « Nous préférerions tous oublier… » et se poursuit en ces termes : « Le temps de l’apaisement viendra plus vite à certains qu’à d’autres… Au cours de son sermon, le révérend Peter Baliston, de la Première Église congrégationnelle, a voulu nous faire trouver du positif dans cette tragédie… resserrera les liens de la communauté dans le partage de la douleur… Le révérend James Viering de l’Église de Saint-Patrick a prononcé une homélie passionnée… » À côté de cet article, un troisième extrait qui n’a que faire là, mais que le Suédois ne se résout pas davantage à déchirer, si bien qu’il va rester affiché un an, lui aussi. Il s’agit d’une interview d’Edgar Bartley, accompagnée d’une photographie qui le montre devant la maison de ses parents, une pelle à la main, son chien à côté de lui, et, derrière, l’allée du jardin déneigée. Edgar Bartley est le garçon du village qui a emmené Merry au cinéma à Morristown quelque deux ans avant l’attentat. Il était en avance d’une classe sur Merry au lycée, aussi grand qu’elle, et le Suédois se le rappelle comme assez joli garçon malgré sa timidité maladive et son côté un peu à part. L’article du journal le décrit comme le petit ami de Merry au moment de l’attentat, quoique à la connaisance de ses parents, cette sortie au cinéma ait eu lieu deux ans auparavant, et soit le seul rendez-vous que Merry ait eu avec ce jeune homme ou avec aucun autre. Néanmoins, une main a souligné en noir les propos attribués à Edgar. C’est peut-être une blague d’un de ses amis, une blague de collégien. D’ailleurs, peut-être est-ce pour rire que l’article et la photo ont été affichés là. Mais, plaisanterie ou pas, ils y restent, au fil des mois, et le Suédois ne peut pas s’en débarrasser. « Ça paraît irréel… Je ne l’aurais jamais crue capable de faire ça… Pour moi, c’était une fille très bien. Je ne l’ai jamais rien entendu dire de hargneux. Je suis sûr qu’elle a dû disjoncter… J’espère qu’on va la retrouver pour qu’elle puisse recevoir l’aide psychologique dont elle a besoin… Pour moi, Old Rimrock avait toujours été un endroit où il ne pouvait rien vous arriver. Mais maintenant je suis comme tout le monde, je regarde par-dessus mon épaule. Il faudra encore du temps pour que les choses reviennent à la normale… Moi, je tourne la page. Il le faut. Il faut que j’oublie. Comme si rien ne s’était passé. Mais c’est très triste. »

La seule consolation, pour le Suédois, c’est que personne n’a affiché sur le panneau du Club des loisirs l’article qui a pour manchette « La poseuse de bombe présumée est décrite comme intelligente, douée, mais d’un caractère têtu ». Celui-là, il l’aurait arraché. Il lui aurait fallu y aller en pleine nuit pour le faire. Non pas qu’il soit pire, sans doute, que les autres qui sont parus à cette époque, pas seulement dans leur hebdomadaire local, mais dans les journaux de New York — le Times, le Daily News, le Daily Mirror, le Post ; les quotidiens du New Jersey — le Newark News, le Newark Star-Ledger, le Morristown Record, le Bergen Record, le Trenton Times, le Paterson News ; dans les journaux de la Pennsylvanie toute proche — le Philadelphia Inquirer, le Philadelphia Bulletin et l’Easton Express ; sans oublier Time et Newsweek. L’ensemble de la presse et des agences a laissé tomber l’affaire au bout de quelques semaines, mais le Newark News et surtout le Morristown Record n’ont pas lâché prise — le News a mis trois reporters vedettes pour la couvrir, et les deux journaux ont débité leurs chroniques de l’attentat tous les jours pendant des semaines. Le Record, plus orienté vers l’actualité locale, ne cesse de rappeler à ses lecteurs que l’attentat d’Old Rimrock est le sinistre le plus effroyable qu’ait connu le comté depuis le 2 septembre 1940, où l’explosion de la société Hercules Powder dans le village de Kenvil, à quelque vingt kilomètres de là, avait fait cinquante-deux morts et trois cents blessés. Il y a eu aussi le meurtre d’un pasteur et maître de chapelle vers la fin des années vingt, dans le Middlesex, sur le bord d’un chemin à la sortie de New Brunswick ; et au village de Brookside, dans le comté de Morris, un pensionnaire évadé de l’asile de Greystone avait rendu visite à son oncle pour lui pourfendre le crâne à coups de hache. Voilà les faits divers qu’exhume et ressasse le journal. Sans oublier l’affaire Lindbergh à Hopewell dans le New Jersey, l’enlèvement et le meurtre du fils de Charles Lindbergh, le célèbre aviateur, premier à avoir traversé l’Atlantique. Ce drame-là aussi, les journaux le rappellent avec une délectation morbide, détails compris, rançon, corps mutilé du jeune enfant, procès à Flemington ; on reproduit des extraits de reportages d’avril 1936 sur le passage à la chaise électrique du ravisseur assassin, un charpentier émigré nommé Bruno Hauptmann. Jour après jour le nom de Merry Levov apparaît sur la courte liste des atrocités commises dans la région — plusieurs fois on pourra le lire à côté de celui de Hauptmann. Pourtant, aucun de ces articles ne le blesse aussi cruellement que cette histoire de « caractère têtu » dans l’hebdomadaire local. Il y a là quelque chose de dissimulé, mais de lourdement implicite, une dose d’hypocrisie provinciale simplette, de pure bêtise, qui l’ulcère tellement qu’il n’aurait jamais supporté de les voir s’étaler sur le panneau pour que tout le monde lise en hochant la tête gravement. Quoi que Merry ait pu faire ou ne pas faire, il n’aurait pas pu supporter que sa vie soit livrée aux regards de cette façon, devant son école.

 

LA POSEUSE DE BOMBE PRÉSUMÉE

EST DÉCRITE

COMME INTELLIGENTE ET DOUÉE

MAIS D’UN CARACTÈRE TÊTU.

 

Pour ses institutrices de l’école communale d’Old Rimrock, Meredith, dite Merry Levov, qui aurait posé la bombe qui a fait sauter le Magasin général et tué le docteur Fred Conlon, médecin du village, était une enfant aux multiples talents, excellente élève, et qui n’avait jamais contesté l’autorité. Ceux qui cherchent dans son enfance les indices de l’acte de violence qu’on lui attribue demeurent sidérés, car elle reste dans leur souvenir une petite fille pleine d’énergie et de bonne volonté.
« Nous avons du mal à y croire, dit Eileen Morrow, directrice de l’école, nous avons du mal à comprendre les ressorts de ce geste. »
Selon la directrice de la petite école primaire — six classes —, Merry Levov était très serviable, et n’avait jamais de problèmes.
« Elle n’était pas du tout du genre à faire une chose pareille, ajoute-t-elle, du moins au temps où nous l’avons connue ici. »
À l’école, Merry avait les meilleures notes possible dans toutes les matières, elle participait aux activités, elle était très appréciée de ses camarades et de ses maîtresses.
« Elle était travailleuse, enthousiaste, et elle mettait toujours la barre très haut ; ses maîtresses respectaient en elle une élève de qualité, et ses petites camarades l’admiraient. »
Merry était douée en arts plastiques ; c’était une meneuse dans les sports d’équipe, notamment les jeux de ballon. « C’était une enfant normale, conclut Mrs Morrow, en pleine croissance. Nous n’aurions jamais imaginé qu’une chose pareille puisse arriver, mais, hélas, personne ne peut prédire l’avenir. »
Mrs Morrow dit aussi que Meredith fréquentait les élèves modèles, tout en faisant montre d’une tendance à l’entêtement, par exemple en refusant parfois de faire certains devoirs s’ils lui paraissaient inutiles.

D’autres personnes ont relevé cette tendance à l’entêtement de la poseuse de bombe présumée. Ainsi au lycée de Morristown, Sally Curren, seize ans, dans la même classe qu’elle, la décrit comme « arrogante et affichant des airs supérieurs ».
Mais Barbara Turner, seize ans elle aussi, trouvait Meredith « assez sympathique, même si elle avait ses convictions ».
Si les impressions divergent radicalement parmi ses camarades de lycée, tous s’accordent pourtant à dire qu’elle « parlait beaucoup de la guerre au Vietnam ». Certains se rappellent l’avoir entendue prendre feu et flamme quand quelqu’un n’était pas d’accord avec sa position sur la présence des troupes américaines au Vietnam.
Selon son professeur principal, Mr William Paxman, Meredith travaillait beaucoup et réussissait bien, obtenant des moyennes entre quatorze et seize, et elle avait exprimé le souhait d’entrer à Penn State University, la faculté d’où il venait lui-même.
« Lorsqu’on parle de sa famille, ajoute-t-il, les gens disent, “ils sont charmants”. Nous ne pouvons pas nous faire à l’idée qu’elle ait pu commettre une chose pareille. »
Le seul bémol nous vient d’un de ses professeurs qui a reçu la visite des agents du FBI à propos des activités de la terroriste présumée. « Ils m’ont dit avoir reçu beaucoup de renseignements sur Miss Levov. »

 

Pendant un an, il y a l’endroit « où se trouvait le Magasin ». Puis, un nouveau magasin sort de terre, et, au fil des mois, il le voit se construire. Un beau jour, une grande bannière rouge-blanc-bleu flotte « Nouvelle surface commerciale ! Marché McPherson ! Agrandissements » ; l’inauguration est annoncée pour le 4 juillet. Il lui faut chapitrer Dawn, lui dire qu’ils iront faire leurs courses au nouveau magasin, comme tout le monde, et que si c’est un peu difficile dans un premier temps, un jour viendra où… Mais ce ne sera jamais facile. Il n’arrive pas à entrer dans le nouveau magasin sans se rappeler l’ancien, quoique Russ Hamlin et sa femme aient passé la main, et que le jeune couple qui possède le nouveau magasin soit d’Easton et se fiche éperdument du passé, et qu’ils aient, outre les agrandissements, doté le magasin d’une viennoiserie qui fait des tartes et des gâteaux délicieux, ainsi que du pain et des croissants frais tous les jours. Au fond du magasin, à côté du guichet de la poste, il y a désormais un petit comptoir où on peut prendre son café avec une brioche du jour, et s’asseoir faire la causette avec son voisin ou lire son journal si l’envie vous en prend. Ce nouveau magasin est infiniment plus agréable que l’ancien, et, bientôt, tous les gens du village semblent avoir oublié leur vieille boutique rustique et sa fin brutale, tous sauf la famille Hamlin et les Levov. Dawn est incapable de s’approcher de chez McPherson, elle refuse purement et simplement d’y mettre les pieds, alors que le Suédois se fait au contraire un devoir d’aller s’asseoir au comptoir le samedi matin pour y boire le café et y lire le journal, au mépris de ce que peuvent penser ceux qui le voient. C’est là qu’il achète son journal du dimanche. C’est là qu’il achète ses timbres. Rien ne l’empêche de rapporter des timbres du bureau, ni même de poster tout leur courrier à Newark, mais il préfère être client chez McPherson et s’attarder à philosopher sur la météo avec la jeune Beth McPherson, tout comme il avait plaisir à le faire avec Mary Hamlin, la femme de Russ.

Telle est la vie extérieure, qu’il mène autant que faire se peut sans changement apparent. Mais elle se double d’une vie intérieure, d’une vie intérieure morbide, hantée par des obsessions tyranniques, des pulsions refoulées, des espoirs superstitieux, des imaginations effroyables, des conversations fantasmées, des questions insolubles. De nuit en nuit, insomnies, autopunition. Solitude colossale. Remords impitoyable, même au sujet de ce baiser, quand elle avait onze ans et lui trente-six et qu’ils rentraient de la plage de Deal dans leurs maillots mouillés. Est-ce cela le détonateur ? Y a-t-il eu un détonateur ? Se peut-il que cette explosion n’ait pas eu besoin de détonateur ?

Embrasse-mmoi cccomme tu embrasses mmmaman.

Et au quotidien rien à faire, sinon assumer cette imposture, continuer de vivre sous son identité, avec l’ignominie de se faire passer pour l’homme idéal.


1.  Personnage avide et cruel, intendant du planteur dans La case de l’oncle Tom. (N.d.T.)