9

 

On l’appelait au téléphone. Une des jeunes filles était venue de la cuisine pour le lui dire. « Je crois, chuchota-t-elle, que c’est la Tchécoslovaquie. »

Il prit la communication dans le bureau de Dawn, au rez-de-chaussée, où Orcutt avait déjà installé la grande maquette en carton de la nouvelle maison. Après avoir laissé Jessie sur la terrasse avec le Suédois, ses parents et les apéritifs, il avait dû retourner chercher la maquette dans sa camionnette, pour la poser sur le bureau et se rendre dans la cuisine, aider Dawn à préparer le maïs.

C’était Rita Cohen, au bout du fil. Elle était au courant pour la Tchécoslovaquie parce qu’« ils » le suivaient ; au début de l’été, ils l’avaient suivi au consulat tchèque ; cet après-midi, ils l’avaient suivi à la clinique vétérinaire ; ils l’avaient suivi jusqu’à la chambre de Merry, où Merry lui avait dit qu’il n’existait pas de Rita Cohen.

« Comment pouvez-vous faire ça à votre propre fille ? lui demanda-t-elle.

— Je n’ai rien fait à ma fille. Je suis allé la voir. Vous m’avez écrit vous-même pour me dire où la trouver.

— Vous lui avez dit pour l’hôtel, vous lui avez dit qu’on n’avait pas baisé.

— Je n’ai jamais parlé d’hôtel. Je ne comprends pas ce que vous racontez.

— Vous mentez. Vous avez dit à votre fille que vous ne m’aviez pas baisée. Je vous avais averti. Je vous avais averti, dans ma lettre. »

Le Suédois avait la maquette sous les yeux. Il voyait à présent ce qu’il n’avait pas pu visualiser à partir des explications de Dawn — ce toit à l’auvent allongé qui laissait passer le soleil dans l’entrée principale grâce à une haute rangée de fenêtres sur toute la façade. Oui, il comprenait à présent comment la course du soleil côté sud allait inonder de flots de lumière — sa femme semblait si heureuse de pouvoir dire « flots de lumière » — les murs blancs, ce qui allait tout changer pour tout le monde.

Le toit de carton était amovible ; lorsqu’il le souleva, il put regarder l’intérieur des pièces. Toutes les cloisons étaient placées, il y avait des portes, des penderies, dans la cuisine des placards, un réfrigérateur, un lave-vaisselle, une cuisinière. Orcutt avait poussé le zèle jusqu’à mettre de minuscules meubles, en carton eux aussi, dans le séjour, une table de bibliothèque près des fenêtres côté ouest, un canapé, des « bouts de canapés », une ottomane, deux fauteuils club, un guéridon devant la cheminée à foyer surélevé qui occupait toute la largeur de la pièce. Dans la chambre, face aux baies vitrées sous lesquelles il avait ménagé des tiroirs encastrés — des tiroirs de style shaker, disait Dawn —, on voyait le grand lit qui attendait ses deux occupants. De part et d’autre de la tête de lit se trouvaient des étagères encastrées. Orcutt avait fabriqué des livres miniatures en carton. Il leur avait même fait des titres. Il était doué pour ce genre de choses. Plus que pour la peinture, pensa le Suédois. Oui, la vie serait bien moins futile si l’on arrivait à la vivre à l’échelle d’un vingtième, hein ? Le seul élément qui manquait, dans cette chambre, c’était une queue en carton, avec le nom d’Orcutt dessus. Orcutt aurait dû réaliser une maquette de Dawn au vingtième, à plat ventre, les fesses en l’air, avec sa queue en train de la pénétrer par-derrière. Le Suédois aurait eu plaisir à contempler ce spectacle, à présent qu’il était debout près du bureau de sa femme, avec une vue plongeante sur ses rêves de carton, et qu’il épongeait la fureur de Rita Cohen.

Qu’est-ce que Rita Cohen a à voir avec le jaïnisme ? Quel rapport y a-t-il entre les deux ? Non, Merry, ça ne tient pas debout. Quel rapport entre ces imprécations et toi, toi qui ne veux même pas « blesser l’eau » ? Rien ne tient, il n’y a pas de lien là-dedans. Il n’y a que dans ta tête que ça se tienne. C’est là la seule logique.

Elle traque Merry, elle la piste, elle la file, mais elles n’ont aucun rapport ! La voilà, la logique.

« Tu es allé trop loin. Tu vas trop loin. Tu crois que tu tires les ficelles, pppapa ? Tu tires que dalle ! »

Qu’il tire ou non les ficelles n’avait plus d’importance, parce que, si Merry et Rita Cohen entretenaient un rapport quelconque, si Merry lui avait menti en lui disant ne pas la connaître, alors, elle pouvait aussi bien lui avoir menti en disant avoir été recueillie par Sheila après l’attentat. S’il en était ainsi, une fois que Dawn et Orcutt seraient partis vivre dans leur maison de carton, lui et Sheila pourraient s’enfuir à Porto Rico, après tout.

Et s’il s’ensuivait que son père tombait raide mort, eh bien, il faudrait l’enterrer. Voilà tout : on l’enterrerait bien profond dans la terre.

(Tout à coup il se rappela la mort de son grand-père — l’effet qu’elle avait eu sur son père. Lui était tout petit, sept ans. Son grand-père avait été emmené à l’hôpital en urgence la veille au soir ; son père et ses oncles l’avaient veillé toute la nuit. Lorsque son père avait reparu, il était sept heures et demie du matin. Son grand-père était mort. Son père était sorti de la voiture, il était allé jusqu’aux marches du perron, et il s’était assis. L’enfant l’avait regardé faire, derrière les rideaux du salon. Son père n’avait pas bougé, même lorsque sa mère était sortie le consoler. Il était resté assis immobile pendant une heure, penché en avant, les coudes sur les genoux, le visage caché dans ses mains. Sa tête était si lestée de larmes qu’il lui fallait la contenir dans ses mains puissantes de peur qu’elle ne se détache de son corps pour rouler sur le sol. Lorsqu’il avait été en mesure de se redresser, il était retourné à sa voiture, et il était parti travailler.)

Est-ce que Merry ment ? Est-ce qu’on lui a lavé la cervelle ? Est-ce que Merry est lesbienne ? Est-ce Rita sa petite amie ? Est-ce Merry qui tire les ficelles de tout ce délire ? Est-ce qu’elles ont décidé de me torturer ? Est-ce que c’est ça, le seul et unique but du jeu, me tourmenter, me torturer ?

Non, Merry ne ment pas, Merry a raison. Rita Cohen n’existe pas. Si Merry le croit, je le crois. Il n’était pas obligé d’écouter quelqu’un qui n’existait pas. Le drame qu’elle avait échafaudé n’existait pas. Ses accusations haineuses n’existaient pas. Son autorité n’existait pas, ni son pouvoir. Si elle n’existait pas, elle ne pouvait pas avoir le moindre pouvoir. Comment Merry aurait-elle pu entretenir ces convictions religieuses et des liens avec Rita Cohen ? Il suffisait d’entendre Rita Cohen hurler au téléphone pour savoir qu’elle n’était pas femme à tenir pour sacrée toute forme de vie sur terre comme au ciel. Qu’est-ce qu’elle aurait à voir avec la grève de la faim, ou le Mahatma Gandhi, ou Martin Luther King ? Elle n’existe pas, parce qu’elle ne trouverait pas sa place. Les mots qu’elle dit ne sont même pas d’elle. Ce ne sont pas des mots de jeune fille. Ils n’ont pas de fondement. Quelqu’un les lui souffle. On lui a dit ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait faire. Ce n’est qu’une imposture depuis le début. Elle n’est qu’imposture. Elle n’y est pas arrivée toute seule. Il y a quelqu’un derrière elle ; quelqu’un de corrompu, de cynique, de tordu, qui incite des gosses à commettre ces actes, qui dépouille une Rita Cohen, une Merry Levov de tout ce qu’il y avait de bon dans leur héritage, et les entraîne, par la ruse, dans cette imposture.

« Tu vas la ramener à tous tes plaisirs d’abruti ? Tu vas l’arracher à sa sainteté pour la faire sombrer dans ta caricature de vie sans âme et sans idéal ? Tu es vraiment le rebut de la terre, tu le sais pas encore ? Tu crois quand même pas que toi, avec ta conception de la vie, toi qui te vautres impunément dans le crime de ta richesse, tu as quoi que ce soit à offrir à cette femme-là ? Mais qu’est-ce que ce serait ? Une vie plongée jusqu’au cou dans la mauvaise foi, oui, dans des conventions qui te vampirisent l’énergie ! Mais tu vois pas ce qu’elle est, cette femme ? Tu te rends pas compte de ce qu’elle est devenue ? T’as pas une petite idée de ce avec quoi elle est entrée en communion ? » Cette perpétuelle mise en accusation de la bourgeoisie, par quelqu’un qui n’existe pas. La célébration de la déchéance de sa fille, le réquisitoire contre sa classe sociale à lui : Coupable ! — selon quelqu’un qui n’existait pas. « C’est toi qui vas me l’enlever ? Toi qui en la voyant as eu la nausée ? La nausée parce qu’elle refuse de se laisser capturer dans ton petit univers moral de merde ? Allez, le Suédois, qu’est-ce qui te rend si mariole ? »

Il raccrocha. Dawn a Orcutt. J’ai Sheila. Merry a Rita, ou n’a pas Rita — Est-ce que Rita peut rester dîner ? Est-ce que Rita peut rester dormir ? Est-ce que Rita peut mettre mes bottes ? Dis, m’man, tu nous emmènes au village, moi et Rita ? Et mon père tombe raide mort. Si ça doit arriver, ça arrivera. Il s’est bien remis de la mort de son père, lui. Moi je me remettrai de la sienne. Je me remettrai de tout. Que ça veuille dire quelque chose ou que ça ne veuille rien dire, que ça se tienne ou que ça ne se tienne pas, je m’en fous — ce n’est plus à moi qu’ils ont affaire. Ils ont affaire à quelqu’un d’irresponsable, à présent ; à quelqu’un qui s’en fout. Dis, est-ce que moi et Rita on peut faire sauter la poste ? Oui, ma chérie, tout ce que tu veux. Et qui doit mourir mourra.

Démence, provocation. Plus rien de reconnaissable. Plus rien de vraisemblable. Plus de contexte cohérent. Lui-même n’est plus cohérent. Même sa capacité de souffrir n’existe plus.

Une idée géniale s’empare de lui : sa capacité de souffrir n’existe plus.

Mais cette idée, pour géniale qu’elle était, ne résista pas à son retour sur la terrasse. Il n’aurait jamais dû raccrocher, jamais. Elle va le lui faire payer les yeux de la tête. Un mètre quatre-vingt-huit, quarante-six ans, patron, riche à millions, et cassé pour la deuxième fois par une salope haute comme trois pommes et sans scrupule aucun. Telle est son ennemie, et elle existe. Mais d’où vient-elle ? Pourquoi m’écrire, me téléphoner, m’attaquer — qu’est-ce qu’elle a à voir avec ma pauvre épave de fille ? Rien.

Une fois de plus elle le laisse en sueur, la tête comme un globe qui bourdonne de douleur ; tout le corps envahi d’un épuisement si extrême qu’il s’apparente aux prémices de la mort ; or cette ennemie ne manifeste guère plus de réalité qu’un monstre mythique. Ce n’est pas tout à fait une ombre, pas tout à fait rien — qu’est-ce donc ? Une messagère. Oui. Elle lui joue son numéro, elle l’accuse, elle l’exploite, elle lui échappe, elle lui résiste, elle le réduit au désarroi et à l’impuissance par tous les mots de folle qui lui passent par la tête, elle l’encercle de ses clichés de cinglée, elle paraît et disparaît comme une messagère. Mais d’où ? De qui ?

Il ne sait rien d’elle ; sinon qu’elle exprime parfaitement la stupidité de son espèce. Sinon qu’il est toujours pour elle le Méchant, que sa haine pour lui est inébranlable. Sinon qu’elle a aujourd’hui vingt-sept ans. Ce n’est plus une gamine, c’est une femme. Mais figée jusqu’à la caricature sur sa position. Elle se comporte comme un automate dont les pièces seraient humaines ; comme un porte-voix ; des pièces humaines qui composeraient un porte-voix conçu pour émettre un son, un son destructeur, qui rend fou. Cinq ans après, le seul changement c’est que le volume du son a monté. Le délabrement de Merry prend la forme du jaïnisme ; le délabrement de Rita Cohen se manifeste en termes de décibels. Il ne sait rien d’elle, sinon qu’elle veut plus que jamais mener le jeu ; surprendre l’adversaire, toujours plus. Il sait qu’il a affaire à une destructrice impitoyable, à une puissance considérable, cachée dans quelqu’un de minuscule. Cinq ans se sont écoulés. Rita est de retour. Il va se passer quelque chose. Il va de nouveau se produire quelque chose d’inimaginable.

Il ne pourra jamais dépasser la frontière de cette soirée. Depuis qu’il a laissé Merry dans sa cellule, derrière son voile, il sait qu’il n’est plus homme à repousser éternellement le moment de son effondrement.

J’en ai fini de l’avidité et de l’égoïsme. Grâce à toi.

La porte du bureau s’ouvrit. « Tu vas bien ? » C’était Sheila Salzman.

« Qu’est-ce que tu veux ? »

Elle referma la porte derrière elle et pénétra dans la pièce. « Tu n’avais pas l’air bien à table. Et maintenant tu as l’air d’aller encore plus mal. »

Au-dessus du bureau de Dawn se trouvait une photographie encadrée de Comte, avec de chaque côté tous les rubans bleus qu’il avait gagnés en compétition. C’était la photo qu’ils faisaient paraître avec la publicité annuelle qu’ils passaient dans le magazine des éleveurs de Simmental. Ils avaient laissé Merry choisir le slogan parmi les trois que Dawn leur proposait dans la cuisine, un soir, après dîner. VOUS NE SAVEZ PAS TOUT CE QUE COMTE PEUT FAIRE POUR VOTRE TROUPEAU. COMTE, LE MEILLEUR DES TAUREAUX À VOTRE SERVICE. UN TAUREAU QUI PEUT VOUS FAIRE UN TROUPEAU. Merry avait tout d’abord essayé d’imposer sa propre trouvaille. COMPTEZ SUR COMTE ! Mais, après que le Suédois et Dawn eurent tous deux plaidé contre, elle avait choisi, UN TAUREAU QUI PEUT VOUS FAIRE UN TROUPEAU, et c’était devenu le slogan de l’Élevage Arcady, aussi longtemps que Comte était resté la superstar ultra-chic de Dawn.

Sur le bureau se trouvait autrefois un instantané de Merry à l’âge de treize ans, où on la voyait à l’encolure du taureau longiforme, le Golden Certified Meat Sire, le tenant par une bride de cuir passée dans l’anneau de son nez. En tant qu’éclaireuse, elle avait appris à mener un taureau par la bride, à le laver, à le faire marcher, à l’avoir en main, d’abord avec des bêtes d’un an, et puis avec les grands, et Dawn lui avait appris à exhiber Comte en concours — à passer la main sur la bride de façon qu’il ait la tête haute, à maintenir une certaine tension dans le licou et à le bouger un peu, d’abord pour que le taureau paraisse à son avantage, et puis aussi pour communiquer avec lui de façon qu’il l’écoute mieux que si sa main pendait, molle, le long de son corps. Comte n’était pas une bête ombrageuse ni arrogante, mais Dawn lui avait appris à ne jamais lui faire confiance. Il arrivait parfois qu’il s’entête, même avec Dawn et Merry, les deux personnes qui lui étaient les plus familières au monde. Sur cette photo, précisément, que le Suédois aimait à l’égal de celle parue dans le Denville-Randolph Courier où l’on voyait Dawn en blazer devant la cheminée, il lisait tout ce que sa femme avait appris avec patience à Merry, et que l’enfant avait enregistré avec enthousiasme. Mais le sous-verre avait disparu, de même que ce souvenir sentimental de l’enfance de Dawn, le charmant pont de bois à Spring Lake, qui passait sur le lac pour rejoindre l’église Sainte-Catherine, photographié au printemps, avec, à chaque extrémité du pont, les azalées en fleur, et, à l’arrière-plan, le dôme à la patine cuivrée de la magnifique église où, enfant, elle aimait s’imaginer en robe de mariée. Tout ce qui restait sur le bureau de Dawn, aujourd’hui, c’était la maquette d’Orcutt.

« C’est la nouvelle maison ? demanda Sheila.

— Salope. »

Elle ne fit pas un geste ; elle lui rendit son regard franchement, mais sans un mot, sans un geste. Il aurait pu décrocher la photo de Comte et l’assommer avec qu’elle n’aurait manifesté aucune émotion, qu’elle l’aurait privé de réaction spontanée. Cinq ans auparavant, pendant quatre mois, ils avaient été amants. Pourquoi lui dirait-elle la vérité à présent si elle avait été capable de la lui taire alors ?

« Fous-moi la paix », dit-il.

Mais, comme elle se détournait pour accéder à cette demande peu amène, il lui saisit le bras et la plaqua contre la porte close. « Tu l’as hébergée. » La violence de sa colère n’était en rien atténuée par le murmure rauque, qui semblait venir du fond de sa gorge. Elle avait le crâne bloqué dans l’étau de ses mains. Il lui avait déjà tenu la tête de sa poigne puissante, mais jamais, jamais comme ça. « Tu l’as hébergée !

— Oui.

— Tu ne me l’as jamais dit. »

Elle ne répondit pas.

« Je te tuerais, si je m’écoutais. » Mais au moment même où il disait ces mots, il la lâcha.

« Tu l’as vue », dit Sheila. Ses mains sagement croisées devant elle. Ce calme absurde, quand il venait de menacer de la tuer. Ce flegme ridicule. Toujours cette attitude réfléchie, maîtrisée, prudente, ridicule.

« On ne peut rien te cacher, persifla-t-il.

— Je sais bien ce que tu as enduré. Qu’est-ce qu’on peut faire pour elle ?

— Qui, toi ? Pourquoi tu l’as laissée filer ? Elle est allée chez toi. Elle venait de faire sauter un immeuble. Tu savais tout — pourquoi tu m’as pas appelé, pourquoi tu as pas essayé de me joindre ?

— Mais non, je ne savais pas. J’ai appris la vérité plus tard dans la soirée. Quand elle est arrivée chez moi, elle était tout à fait égarée. Elle était sens dessus dessous, et je ne savais pas pourquoi. Je pensais qu’il s’était passé quelque chose chez vous.

— Mais tu l’as su au bout de quelques heures. Combien de temps elle est restée avec toi ? Deux jours, trois ?

— Trois. Elle est partie le troisième jour.

— Donc tu savais ce qui s’était passé.

— Je l’ai appris par la suite. J’avais du mal à y croire, mais…

— C’est passé à la télé.

— Mais elle était déjà chez moi. J’avais déjà promis de l’aider. Je lui avais dit qu’il n’y avait aucun problème qu’elle me confie que je ne puisse garder pour moi. Elle m’a demandé de lui faire confiance. C’était avant que je regarde les informations. Comment est-ce que j’aurais pu la trahir, après ? J’avais été son médecin, elle avait été ma cliente. J’avais toujours voulu agir selon son intérêt. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? La laisser arrêter ?

— M’appeler. Voilà ce que tu aurais pu faire d’autre. Appeler son père. Si tu m’avais joint à ce moment-là, et que tu m’aies dit : “Elle est en sécurité, ne vous inquiétez pas”, et que tu l’aies tenue à l’œil…

— C’était une grande fille, comment voulais-tu que je la tienne à l’œil ?

— En la bouclant chez toi, en l’empêchant de sortir.

— Ce n’était pas un animal, un chat, un oiseau qu’on peut mettre en cage. Elle avait bien l’intention de faire ce qu’elle voulait. On avait un contrat moral, Seymour, et si je l’avais violé à ce moment-là… Je voulais qu’elle sache qu’il y avait quelqu’un dans ce monde en qui elle pouvait avoir confiance.

— À ce moment-là, c’est pas de confiance qu’elle avait besoin, elle avait besoin de moi.

— Mais j’étais sûre que votre maison serait le premier endroit où ils la chercheraient. À quoi bon t’appeler ? Je ne pouvais pas te l’amener en voiture. Je me suis même mise à penser qu’ils devineraient qu’elle était chez moi. Tout d’un coup, ça m’a semblé la cachette la plus évidente. Je me suis mise à croire que mon téléphone était sur écoute. Comment j’aurais fait pour te prévenir ?

— Il y a toujours moyen d’entrer en contact.

— Quand elle est arrivée, elle était agitée. Quelque chose avait mal tourné, elle n’arrêtait pas de brailler contre la guerre et contre sa famille. J’ai pensé qu’il s’était passé quelque chose d’épouvantable chez vous. Qu’il avait dû lui arriver quelque chose d’épouvantable à elle. Elle n’était plus la même, Seymour. Il lui était arrivé quelque chose d’effroyable. Elle me donnait l’impression de te détester tellement, quand elle parlait. Je ne pouvais pas imaginer… Mais parfois tu te mets à imaginer le pire, sur les gens. C’est peut-être d’ailleurs ce que j’essayais de tirer au clair, quand on était ensemble.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Est-ce qu’il pouvait vraiment s’être passé quelque chose de répréhensible ? Est-ce qu’elle pouvait avoir été soumise à quelque chose qui, d’une certaine façon, l’ait conduite à un acte pareil ? Je ne savais plus quoi penser moi-même. Je tiens tout de même à te dire que je n’y ai jamais vraiment cru, je ne voulais pas y croire. Mais, bien sûr, il fallait que je me pose des questions. N’importe qui s’en serait posé à ma place.

— Et alors ? Et alors ? En ayant une liaison avec moi, qu’est-ce que tu as découvert, bon Dieu, en ayant ta petite liaison avec moi ?

— Que tu es bon et compatissant. Que tu fais tout ton possible pour agir comme quelqu’un d’intelligent, d’honorable. Tout comme je l’aurais imaginé avant qu’elle fasse sauter l’immeuble. Seymour, crois-moi, je t’en prie, je voulais seulement qu’elle soit en sécurité. Alors je l’ai recueillie. Je lui ai fait prendre une douche, je l’ai obligée à se faire propre. Je lui ai donné un lit où dormir. Je n’avais pas la moindre idée…

— Elle venait de faire sauter un immeuble, Sheila. Il y avait eu un mort ! C’était passé à la télé, merde !

— Mais je n’en savais rien avant d’allumer la télé.

— Donc à six heures tu l’as su. Elle est restée trois jours chez toi, et tu ne m’as pas fait signe.

— À quoi ça aurait avancé de te faire signe ?

— Je suis son père.

— Tu es son père, elle vient de faire sauter un immeuble. Ça avancera à quoi que je te la ramène ?

— Mais tu comprends pas ce que je te dis ? C’est ma fille !

— Elle est très forte.

— Assez forte pour se débrouiller toute seule dans la vie ? Non.

— Te la livrer n’aurait pas arrangé les choses. Il ne faut pas croire qu’elle allait rester là à manger ses petits pois et s’occuper de ses affaires. Une fois qu’on a fait sauter un immeuble, on ne va pas…

— C’était ton devoir de me dire qu’elle était venue chez toi.

— J’ai pensé que ça risquait de les aider à la retrouver. Elle avait fait un tel chemin, elle était devenue tellement plus forte, j’ai cru qu’elle pourrait s’en sortir toute seule. Elle est forte, Seymour.

— Elle est folle.

— Perturbée.

— Mais, bon Dieu, il a pas un rôle à jouer auprès d’une fille perturbée, le père ?

— Il en a joué un grand, j’en suis sûre. C’est pour ça que je ne pouvais pas… Je pensais qu’il s’était passé quelque chose d’épouvantable chez vous.

— Il s’était passé quelque chose d’épouvantable au magasin.

— Mais si tu l’avais vue… elle avait tellement grossi !

— Si je l’avais vue ? Mais où tu crois qu’elle vivait ? Il t’incombait d’entrer en contact avec ses parents. Et pas de la laisser disparaître dans la nature ! Elle n’avait jamais eu davantage besoin de moi. Jamais elle n’avait eu autant besoin de son père. Et toi tu me dis qu’elle n’en avait jamais eu moins besoin. Tu as commis une terrible erreur. J’espère que tu t’en rends compte. Une erreur terrible, terrible.

— Qu’est-ce que tu aurais pu faire pour elle ? Qu’est-ce que qui que ce soit aurait pu faire pour elle ?

— Je méritais de savoir. J’avais le droit de savoir. Elle était mineure. C’est ma fille. Tu avais des obligations envers moi.

— Ma première obligation était envers elle. Elle était ma patiente.

— Elle ne l’était plus.

— Elle l’avait été. Une patiente privilégiée. Elle avait fait un tel chemin. Mes premières obligations étaient envers elle. Comment est-ce que j’aurais trahi sa confiance ? Le mal était fait, de toute façon.

— Je n’arrive pas à comprendre que tu parles comme ça.

— C’est la loi.

— Quoi ?

— On ne trahit pas la confiance de ses patients.

— Il y en a une autre de loi, idiote ! qui interdit le meurtre ! Elle se dérobait à la justice.

— Ne parle pas d’elle de cette façon ! Bien sûr, elle s’est enfuie. Que faire d’autre ? J’ai pensé qu’elle allait peut-être se livrer. Mais qu’elle le ferait à son heure. À sa façon.

— Et moi ? Et sa mère ?

— Ah, ça me tuait de vous voir.

— Tu m’as vu pendant quatre mois. Ça t’a tuée tous les jours ?

— Chaque fois je me disais que ça changerait peut-être les choses si je te disais la vérité. Mais je ne voyais pas ce que ça allait changer. Tu étais déjà tellement brisé.

— Tu n’es qu’une garce inhumaine.

— Je ne pouvais rien faire d’autre. Elle m’avait demandé de me taire. Elle m’avait demandé de lui faire confiance.

— Je ne comprends pas cette courte vue. Je ne comprends pas comment tu as pu te faire avoir par une gamine si manifestement folle.

— Je sais que c’est difficile à regarder en face. Tout ça est incompréhensible. Mais de là à essayer de me mettre toutes les responsabilités sur le dos, de là à faire comme si mon attitude aurait pu tout changer — ça n’aurait rien changé à sa vie, ça n’aurait rien changé à votre vie. Elle était en fugue. Il n’y avait pas moyen de la ramener. Elle n’était plus la fille qu’elle avait été. Quelque chose avait mal tourné. Je ne voyais pas l’intérêt de la ramener. Elle avait tellement grossi.

— Arrête avec ça ! Quelle différence ça pouvait faire ?

— Je me disais seulement que si elle était si grosse, si hargneuse, c’est qu’il s’était passé un drame chez vous.

— De mon fait ?

— Je ne pensais pas ça. On a tous un foyer. C’est toujours là que les choses tournent mal.

— Tu as donc pris sur toi de laisser cette gamine de seize ans qui venait de tuer quelqu’un se faire la malle dans la nuit. Toute seule. Vulnérable. En sachant qu’il pouvait lui arriver Dieu sait quoi.

— Tu en parles comme d’une jeune fille sans défense.

— C’est une jeune fille sans défense. Ça a toujours été une jeune fille sans défense.

— Une fois qu’elle a fait sauter l’immeuble, Seymour, il n’y avait plus rien à faire. J’aurais trahi sa confiance, et ça aurait changé quoi ?

— J’aurais été avec ma fille. J’aurais pu la protéger de ce qui lui est arrivé ! Tu sais pas ce qui lui est arrivé. Tu l’as pas vue comme je l’ai vue aujourd’hui. Elle est complètement folle. Je l’ai vue aujourd’hui, Sheila. Elle n’est plus obèse. Elle a la peau sur les os, un vrai épouvantail. Elle habite une piaule, à Newark, la pire situation imaginable. Je peux même pas te décrire comment elle vit. Si seulement tu m’avais prévenu, ça aurait tout changé.

— On n’aurait pas eu de liaison, c’est tout ce que ça aurait changé. Bien sûr que je savais que tu serais peut-être blessé.

— Par quoi ?

— Du fait que je l’avais vue. Mais de là à ramener ça sur le tapis. Je ne savais pas où elle était. Je ne savais plus rien d’elle. Voilà tout. Elle n’était pas folle. Elle était toute retournée. Elle était en colère. Mais elle n’était pas folle.

— Faut pas être fou pour faire sauter le Magasin général ? Faut pas être fou pour fabriquer une bombe, pour la poser à la poste du magasin ?

— Tout ce que je te dis c’est que, chez moi, elle n’était pas folle.

— Elle avait eu son heure de folie. Et tu le savais ! Et si elle allait tuer quelqu’un d’autre ? Ça n’était pas un gros risque à courir ? Elle l’a fait, figure-toi. Elle l’a fait, Sheila. Elle a tué trois autres personnes. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Ne dis pas ces choses rien que pour me torturer.

— Je t’apprends quelque chose ! Elle a tué trois autres personnes ! Tu aurais pu empêcher ça !

— Tu me tortures. Tu dis ça pour me torturer.

— Elle a tué trois autres personnes ! » C’est là qu’il arracha du mur la photo de Comte, pour la jeter à ses pieds. Elle ne s’en émut pas, au contraire, on aurait dit que ce geste lui rendait son calme. En jouant son propre rôle, sans éclat, sans même une réaction, digne, muette, elle se retourna et quitta la pièce.

« Qu’est-ce qu’on peut faire pour elle ? » gémissait-il, tandis qu’à genoux il ramassait avec soin les bris de verre pour les jeter dans la corbeille de Dawn. « Qu’est-ce qu’on peut faire pour elle ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour autrui ? Rien. Elle avait seize ans. Seize ans et elle était complètement folle. Elle était mineure. Elle était ma fille. Elle venait de faire sauter un immeuble. C’était une démente. Tu n’avais pas le droit de la laisser filer. »

Il accrocha de nouveau, sans son verre, la photo de l’immuable Comte au-dessus du bureau. Puis, comme si les forces du destin lui assignaient la tâche d’écouter des bavardages sans répit sur tous les sujets, il quitta le carnage qu’il venait de traverser pour retourner à cette bouffonnerie épaisse, un dîner bien ordonné. Voilà tout ce qui lui restait pour ne pas s’effondrer : un dîner. La dernière chose à quoi se raccrocher tandis que l’entreprise de sa vie continuait d’aller dans le mur : un dîner.

Il s’en retourna donc dûment à la terrasse éclairée par ses chandelles, portant en lui le fardeau de tout ce qu’il ne comprenait pas.

 

On avait débarrassé la table, mangé la salade, servi une tarte aux fraises et à la rhubarbe de chez McPherson. Il vit que les invités avaient changé de place pour le dessert. Orcutt, qui cachait toujours sa vraie nature d’enfoiré sous sa chemise hawaiienne et son pantalon framboise, était passé de l’autre côté de la table, où il bavardait avec les Umanoff, dans la gaieté et l’amabilité les plus parfaites puisqu’il n’était plus question de Gorge profonde. D’ailleurs, avait-il jamais vraiment été question de Gorge profonde ? Sous la surface de ce sujet il en frémissait un autre, bien plus infect, bien plus scandaleux : celui de Merry, de Sheila, de Shelly, d’Orcutt et de Dawn, de l’irrespect, de la trahison, de la tromperie, de la traîtrise, de la désunion des amis et voisins — celui de la cruauté. Le mépris de l’intégrité, la dissolution des obligations morales — voilà de quoi il était question ce soir.

La mère du Suédois était allée s’asseoir à côté de Dawn, laquelle parlait avec les Salzman ; quant à son père et Jessie, il ne les voyait nulle part.

« C’était important ? demanda Dawn.

— C’était le Tchèque. Le consul. Il m’a donné le renseignement qu’il me fallait. Où est passé papa ? »

Il s’attendait qu’elle dise : « Il est mort », mais, après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle, elle se contenta de marmonner : « Sais pas », et se retourna vers Shelly et Sheila.

« Papa est parti avec Mrs Orcutt, chuchota sa mère. Ils sont partis quelque part. J’ai l’impression qu’ils sont à l’intérieur. »

Orcutt s’approcha de lui. Ils étaient de la même taille, deux grands costauds, mais le Suédois avait toujours été plus fort. Ça remontait à l’époque de leurs vingt-cinq ans, où Merry venait de naître, et où les Levov avaient quitté leur appartement d’Elizabeth Avenue, à Newark, pour s’installer à Old Rimrock. Le nouveau venu s’était présenté dans le parc des Orcutt, le samedi matin, pour les matchs de touch football. Il venait pour le plaisir d’être au grand air, de toucher un ballon, pour le plaisir de la camaraderie, pour se faire de nouveaux amis, et il n’avait pas la moindre envie de se mettre en avant ni de montrer sa supériorité, sauf s’il n’avait vraiment pas le choix. Or, précisément, Orcutt, qui en dehors du terrain s’était toujours montré gentil et courtois, se mit à se servir de ses mains avec une agressivité bien peu sportive selon le Suédois — une agressivité vulgaire et agaçante, bref l’attitude la plus désagréable pour un match sans enjeu, même s’il était vrai que son équipe avait accumulé du retard. Quand la chose se fut produite deux fois de suite, la troisième, il décida de faire ce qu’il aurait dû faire depuis le début, naturellement, c’est-à-dire de le déséquilibrer. C’est ainsi que vers la fin du match, sur une seule manœuvre rapide — en se servant du poids de l’adversaire pour le mettre en échec —, il parvint en même temps à réceptionner une passe longue de Bucky Robinson et à envoyer Orcutt s’affaler sur le gazon à ses pieds ; après quoi il partit fièrement aggraver la marque. Tout en s’éloignant, il lui venait cette pensée inattendue : « J’aime pas qu’on me regarde de haut », la formule même que Dawn avait employée pour décliner la visite guidée du cimetière de la famille Orcutt. Il ne s’était pas rendu compte, avant de sprinter vers les buts, à quel point la susceptibilité de Dawn l’avait contaminé, ni à quel point le déstabilisait la plus vague éventualité (éventualité qu’il avait refusé de reconnaître devant elle) que sa femme soit un sujet de moquerie parce que, fille d’un plombier irlandais, elle avait grandi à Elizabeth. Lorsqu’il se retourna après avoir marqué, et qu’il vit Orcutt encore à terre, il se dit : « Deux cents ans d’histoire du canton tombés sur leur cul — ça t’apprendra à regarder Dawn Levov de haut. La prochaine fois, c’est tout le match que tu vas passer sur le cul ! » puis il retourna vers Orcutt en petites foulées, pour voir s’il n’était pas blessé.

Dès qu’il l’aurait étendu sur le sol de la terrasse il n’aurait aucun mal à lui cogner la tête sur les dalles autant de fois qu’il le faudrait pour l’envoyer au cimetière, rejoindre l’élite de son clan. Oui, il a un truc qui déconne, ce type. C’est pas d’hier, je l’ai toujours su… Il le savait en regardant ces effroyables tableaux, en le regardant se servir de ses mains avec si peu de fair-play dans un match amical, et même au cimetière, où il avait imposé une heure durant ce festival goy à un visiteur juif… Oui, il y avait une énorme insatisfaction chez lui, au départ. Dawn appelait ça de l’art, de l’art moderne, mais, en fait, ce qui s’étalait sur les murs de leur salon, c’était l’insatisfaction d’Orcutt. Seulement, maintenant, il a ma femme. Au lieu de ce désastre qu’est Jessie, il a Miss New Jersey 1949, ravalée-requinquée. Ça roule pour lui, mon salaud, il a tout à présent, cet accapareur, ce voleur.

« C’est un brave homme, votre père, dit Orcutt. Jessie n’a pas l’habitude qu’on s’occupe si bien d’elle en société. C’est pourquoi elle ne sort pas. Il est très généreux. Il ne cache rien de ses émotions, hein ? Il montre tout. On a droit à l’individu dans son entier. Sans réticences. Sans vergogne. Il s’échauffe. C’est fabuleux. Une forte personnalité, vraiment, une présence incroyable. Toujours lui-même. Quelqu’un qui vient d’où je viens ne peut pas s’empêcher de le lui envier. »

Ça je m’en doute, fils de pute. Vas-y, fous-toi de nous, enfoiré. Rigole bien.

« Où sont-ils ? demanda le Suédois.

— Il lui a dit qu’il n’y avait qu’une façon de manger une part de tarte. À la table de la cuisine, avec un bon verre de lait froid. Je suppose donc qu’ils y sont. Jessie est en train de s’instruire sur la confection du gant bien au-delà de ce qui est nécessaire, mais ce n’est pas grave. Il n’y a pas de mal. J’espère que ça ne vous ennuie pas que je ne l’aie pas laissée à la maison.

— Nous n’aurions jamais permis que vous la laissiez.

— Vous êtes tous très compréhensifs.

— Je regardais votre maquette, dans le bureau de Dawn… » Mais ce que le Suédois regardait, c’était une tache de naissance, sur la partie gauche du visage d’Orcutt, une tache foncée, enfouie dans la ride qui allait du nez au coin de la bouche. En plus de son nez épaté, il a cette vilaine tache. Elle la trouve sexy, cette tache ? Est-ce qu’elle l’embrasse ? Elle ne lui trouve pas le visage un tout petit peu gras, à ce type ? Ou bien est-ce que chez un grand bourgeois d’Old Rimrock la beauté a pour elle si peu d’importance qu’elle peut le regarder du même œil professionnel et détaché que les dames du bordel d’Easton ?

« Ah-ah », dit Orcutt, en feignant l’anxiété par courtoisie. Voilà un type qui triche au football, qui porte des chemises hawaiiennes, qui peint ces croûtes, qui baise la femme de son voisin, et, avec ça, il réussit à se faire passer pour parfaitement raisonnable, impénétrable. Tout dans la façade et le subterfuge. Il se donne un tel mal pour être monolithique, disait Dawn. Dehors, le gentleman, dedans le salopard. L’alcool est le démon qui sommeille en sa femme, la débauche et l’envie ceux qui sommeillent en lui. Emballé sous vide, policé, prédateur. Pour tirer le meilleur parti de l’arrogance généalogique — ça en impose, la « branche » — on affiche des manières irréprochables. Sous l’écolo-humaniste, le rapace calculateur ; ce que la naissance lui a donné, c’est chasse gardée, et, ce qu’il n’a pas, il le pique en douce. La sauvagerie policée de William Orcutt ! La loi de la jungle sous le manteau de la civilité. J’aime mieux les vaches. « On était censé la voir après dîner, accompagnée du laïus explicatif, dit Orcutt. Vous y avez compris quelque chose sans le laïus ? Ça m’étonnerait. »

Ben voyons — être impénétrable, c’est le but du jeu ! Comme ça, on peut se livrer à ses menées dans l’existence, et s’approprier les belles épouses. Dans la cuisine, il aurait dû les assommer tous les deux à coups de poêle.

« Détrompez-vous. J’ai compris beaucoup de choses, au contraire. » Puis, comme il ne pouvait jamais s’empêcher de le faire avec Orcutt, il ajouta : « C’est intéressant. Je vois, à présent, ce que vous avez voulu faire pour la lumière. Je comprends comment la lumière va entrer à flots. Ça va valoir le coup d’œil. Je crois que vous allez y être très heureux. »

Orcutt se mit à rire : « Vous, vous voulez dire. »

Mais le Suédois n’avait pas entendu son lapsus. Il ne l’avait pas entendu, parce qu’il venait de lui venir une idée colossale : ce qu’il aurait dû faire, et qu’il n’avait pas fait.

Il aurait dû faire usage de sa force. Il n’aurait jamais dû la laisser là-bas. Jerry avait raison. Il fallait prendre la voiture, retourner à Newark. Partir sur-le-champ. Emmener Barry. À eux deux, ils la maîtriseraient et ils la ramèneraient à Old Rimrock en voiture. Et si Rita Cohen est là-bas ? Je la tue. Si elle est auprès de ma fille, je lui arrose la tignasse d’essence et je lui mets le feu, à cette petite conne. Bousiller ma fille. Me faire voir sa chatte. Bousiller mon enfant. Ça n’a pas d’autre sens que ça ; ils la bousillent pour le plaisir de la bousiller. Emmener Sheila, oui, emmener Sheila. Se calmer. Emmener Sheila à Newark. Merry l’écoute, elle. Sheila va lui parler et la persuader de quitter cette chambre.

« … on peut compter sur l’intello de service pour tout comprendre de travers. Cette grossièreté complaisante avec laquelle elle tire à boulets rouges sur la bourgeoisie, dans la bonne vieille tradition française… » Orcutt était en train de confier au Suédois son amusement devant le cinéma de Marcia. « Il faut sans doute mettre à son actif son mépris des règles de la bienséance à dîner, à savoir qu’on ne dit rien sur rien. Mais c’est tout de même stupéfiant, moi je n’en reviens jamais, de voir à quel point l’inanité fait bon ménage avec l’intellect. Elle parle de ce qu’elle ne connaît pas du tout. Vous savez ce qu’il disait, mon père ? “Tant de cervelle et si peu d’intelligence. Plus ils en savent, plus ils sont bêtes.” Elle ne le fait pas mentir. »

Et Dawn ? Non, pas Dawn. Elle ne voulait plus rien avoir à faire avec leur catastrophe. Si elle restait avec lui, c’était pour attendre que la maison soit construite. Vas-y tout seul. Remonte dans ta bagnole et va la chercher. Tu l’aimes ou tu l’aimes pas, putain ! Tu lui laisses faire ses quatre volontés, comme tu l’as fait avec ton père, comme tu l’as fait toute ta vie. Tu as peur de montrer qui tu es. Pas fausse, sa critique de ta bienséance. Tu te caches. Tu ne choisis jamais ! Mais comment ramener Merry à la maison, ce soir, avec son voile sur sa figure, en présence de son père ? Si son père la voyait, il allait tomber raide. Mais où la conduire, alors ? Où l’emmener ? Est-ce qu’ils ne pourraient pas aller vivre à Porto Rico tous les deux, finalement ? Dawn se ficherait éperdument d’où il allait. Tant qu’elle aurait son Orcutt. Il fallait qu’il la récupère avant qu’elle remette les pieds dans ce tunnel. Ne pense plus à Rita Cohen. Ne pense plus à Sheila Salzman, cette débile sans cœur. Ne pense plus à Orcutt. Il ne compte pas. Trouve un endroit pour Merry qui ne soit pas ce tunnel. Voilà ce qui compte. Commence par le tunnel. Empêche-la de se faire tuer dans ce tunnel. Avant demain matin ; avant même qu’elle ait quitté sa chambre. C’est par là qu’il faut commencer.

Il était en train de craquer de la seule façon qu’il connaissait, non pas craquer mais plutôt sombrer ; il lui avait fallu la soirée pour s’effondrer en sombrant lentement sous le poids qui l’accablait. Incapable de se libérer et d’exploser, il savait tout juste sombrer… mais à présent il voyait clairement que faire. La tirer de là avant l’aube.

Après Dawn, Dawn au nom d’aurore. Après Dawn la vie était inconcevable. Il ne pouvait rien faire sans Dawn. Mais elle, elle voulait Orcutt. « Cette fadeur wasp », disait-elle en bâillant presque pour souligner son propos. Mais cette fadeur-là, elle avait un charme fou pour une petite Irlandaise catholique. À la mère de Merry Levov, il ne faut rien de moins que William Orcutt III. Le mari cocu comprend. Bien sûr. Il comprend tout à présent. Qui la ramènera au rêve qu’elle a toujours voulu atteindre ? Mr Amérique. En faisant équipe avec Orcutt, la voilà de nouveau en piste. Spring Lake, Atlantic City, et maintenant Mr Amérique. Lavée de la tache de notre enfant, cette tache qui déparait sa carrière, lavée de la tache de l’explosion du magasin, elle peut reprendre une vie pure. Tandis que moi, on m’a arrêté au Magasin général. Et elle le sait bien. Au-delà de cette limite, mon ticket n’est plus valable. Je ne sers plus à rien. C’est là que nos routes se séparent.

Il s’avança un fauteuil, s’installa entre sa femme et sa mère et, tandis que Dawn parlait, il lui prit la main. Il y a cent façons de prendre la main de quelqu’un. Selon que c’est la main d’un enfant, la main d’un ami, la main d’un parent âgé, la main de celui qui part, la main du mourant, la main du mort. Il tenait la main de Dawn comme on tient la main d’une femme adorée, toute sa ferveur passant dans son étreinte, comme si, par cette pression de sa paume, il arrivait à échanger leurs âmes, comme si ces doigts enlacés symbolisaient toute leur intimité. Il tenait la main de Dawn comme s’il ne savait rien de leur situation présente.

Et il se dit : Elle voudrait bien me revenir, en même temps. Mais elle ne peut pas, parce que c’est trop affreux. Que faire d’autre ? Elle doit se dire qu’elle est vénéneuse, d’avoir donné le jour à une meurtrière. Il lui faut mettre une nouvelle couronne sur la tête, elle n’a plus le choix.

Il aurait dû écouter son père, il n’aurait jamais dû l’épouser. Pour une fois qu’il le défiait, il n’en avait pas fallu davantage, ça avait suffi ! Son père lui avait dit : « Il y a des centaines de milliers de jeunes filles juives adorables, il a fallu que tu ailles chercher celle-là. Tu en avais déjà trouvé une en Caroline du Sud, la Dunleavy, mais tu as fini par ouvrir les yeux et la plaquer. Et voilà que tu rentres dans tes foyers pour trouver la Dwyer. Mais pourquoi, Seymour, pourquoi ? » Le Suédois ne pouvait pas lui répondre : « La fille de Caroline du Sud était belle, mais Dawn est deux fois plus belle. » Il ne pouvait pas lui dire : « L’ascendant de la beauté est quelque chose de très irrationnel. » Il avait vingt-trois ans, tout ce qu’il trouva à lui dire fut : « Je suis amoureux d’elle.

— Amoureux, qu’est-ce que ça veut dire ? Tu seras bien avancé d’être amoureux, quand tu auras un enfant. Comment tu vas l’élever, cet enfant ? En catholique ? En juif ? Non, tu vas élever un enfant qui ne sera ni l’un ni l’autre — tout ça parce que tu es amoureux, comme tu dis. »

Son père avait raison. C’était bien ce qui s’était passé. Ils avaient élevé une enfant qui n’était ni catholique ni juive. Mais bègue, mais criminelle, mais jaïn. Toute sa vie, il avait essayé de ne pas se tromper, et voilà comment il avait réussi. Tous les risques d’erreur qu’il avait renfermés en lui, qu’il avait enfouis aussi profond qu’on puisse les enfouir, avaient refait surface parce qu’une fille était belle. L’affaire la plus sérieuse de sa vie — et ce apparemment depuis le jour de sa naissance — avait été d’empêcher de faire souffrir ceux qu’il aimait, d’être gentil avec autrui, mais alors, gentil jusqu’au trognon. C’est pourquoi il avait amené Dawn à l’usine, pour rencontrer son père en secret — dans le but de sortir de l’impasse religieuse, et d’éviter de les rendre malheureux l’un et l’autre. C’était son père qui avait eu l’idée de la rencontre ; ce serait un face-à-face entre « la fille », comme Lou Levov l’appelait charitablement, et « l’ogre », comme la fille en question l’appelait pour sa part. Dawn n’avait pas eu peur. À la stupéfaction du Suédois, elle avait accepté. « Je suis montée sur ce podium en maillot de bain, non ? C’était pas facile, pour le cas où tu ne t’en douterais pas. Vingt-cinq mille personnes. On ne se sent pas très digne, dans un maillot blanc aveuglant, avec des escarpins à talons hauts blancs aveuglants, avec vingt-cinq mille personnes qui vous regardent. J’ai même défilé en maillot de bain. À Camden. Le 4 Juillet. J’avais pas le choix. C’était abominable. Mon père a cru mourir. Mais je l’ai fait. J’ai scotché le dos de ce foutu maillot de bain pour qu’il ne remonte pas — je me suis mis du scotch sur le derrière. Je me faisais l’effet d’être une bête curieuse. Mais j’avais accepté l’emploi de Miss New Jersey, alors j’ai fait le boulot. C’est un boulot crevant. Il faut faire toutes les villes de l’État. À cinquante dollars la sortie. Mais si on travaille beaucoup, l’argent s’accumule, alors je l’ai fait. C’était quelque chose de complètement inhabituel, qui me fichait une trouille bleue, mais je l’ai fait. Le Noël où j’ai dû annoncer à mes parents que j’étais candidate à Miss Union County, si tu crois que c’était une partie de plaisir. Mais je l’ai fait. Alors si j’ai fait tout ça, je peux bien rencontrer ton père ; c’est pas comme de faire l’imbécile sur un char de parade, il s’agit de ma vie, de tout mon avenir. C’est pour durer ! Mais tu seras là, toi, quand même ? J’y vais pas toute seule, hein. Faut que tu sois là. »

Elle avait un tel cran qu’il fut bien obligé de lui répondre : « Où veux-tu que je sois ? » Sur le chemin de l’usine, il lui fit ses recommandations : ne pas parler du chapelet, du crucifix, ni du paradis ; quant à Jésus, moins elle en dirait, mieux ça vaudrait. « S’il te demande s’il y a des crucifix chez toi, tu dis non. — Mais c’est un mensonge. Je ne peux pas dire non. — Alors tu dis un. — C’est un mensonge. — Dawnie, si tu dis “trois”, ça n’arrangera rien. Un ou trois c’est pareil, le message passe. Alors dis un, fais-le pour moi. — On verra. — Et puis les autres trucs, c’est pas la peine que tu en parles. — Quels autres trucs ? — La Sainte Vierge. — C’est pas les autres trucs, la Sainte Vierge. — Les statuettes, O.K.? Tu n’en dis rien. S’il te demande, “Vous n’avez pas de statuettes, chez vous ?”, tu lui dis, “Non, on n’en a pas, ni d’images ; on a un crucifix, et puis c’est tout”. » Les objets de piété, lui expliqua-t-il, les statues comme celles qui se trouvaient dans leur salle à manger ou dans la chambre de sa mère, les images pieuses que sa mère avait au mur, c’était pour son père un sujet délicat. Non pas qu’il prît son parti. Il lui expliquait simplement que Lou avait été élevé d’une certaine manière, que c’était comme ça, qu’on n’y pouvait rien, donc à quoi bon le provoquer.

S’opposer à son père, c’est pas de la tarte ; ne pas s’opposer à son père non plus — il était en train de le découvrir.

Autre sujet délicat, l’antisémitisme. « Fais bien attention à ce que tu vas dire sur les Juifs. Le mieux, c’est de n’en rien dire du tout. Et évite le sujet des prêtres, ne parle pas des prêtres. Ne va pas lui raconter l’histoire de ton père, quand il était caddie au Country Club, tout gosse. — Pourquoi tu veux que je lui raconte ça ? — Je ne sais pas, mais évite le sujet. — Mais enfin, pourquoi ? — J’en sais rien — mais n’en parle pas. »

Il savait très bien pourquoi. La première fois que le père de Dawn s’était aperçu que les prêtres avaient un sexe, c’était dans un vestiaire, quand il faisait le caddie le week-end, parce que jusque-là il n’avait même jamais pensé qu’ils étaient des hommes sur le plan de l’anatomie. Si elle le racontait à Lou, il risquait fort de lui demander : « Vous savez ce qu’on fait des prépuces des petits Juifs après la circoncision ? » Il faudrait bien qu’elle réponde : « Je ne sais pas, monsieur Levov. Qu’est-ce qu’on en fait ? » À quoi Mr Levov répliquerait, c’était une de ses plaisanteries favorites : « On les envoie en Irlande. On attend d’en avoir assez, on les rassemble, et puis on les envoie en Irlande, pour en faire des prêtres. »

 

Cette conversation, le Suédois ne l’oublierait jamais, et pas tant à cause de ce que dit son père, car il dit tout ce qu’il avait prévu. Ce fut Dawn qui rendit cet échange inoubliable. Sa sincérité, son courage, le fait qu’elle n’avait pratiquement pas truqué ce qui concernait ses parents ou les choses qu’il savait lui importer, c’était cela, l’inoubliable.

Elle mesurait facilement trente centimètres de moins que son fiancé. Selon l’un des juges, qui l’avait confié à Danny Dwyer après l’élection, si elle n’avait pas été classée dans les dix premières à Atlantic City, c’était seulement parce que, pieds nus, elle mesurait un mètre cinquante-huit, une année où il se trouvait une demi-douzaine d’autres filles tout aussi belles et tout aussi talentueuses, mais positivement sculpturales. Son petit gabarit (qu’il fût ou non la cause de son élimination en finale, car l’explication ne satisfaisait guère le Suédois dans la mesure où Miss Arizona — un mètre cinquante-neuf ! — était sortie gagnante de tout le cérémonial) n’avait fait qu’accentuer la dévotion qu’il éprouvait pour elle. Chez ce jeune homme de devoir, ce beau gosse attaché à montrer qu’il ne considérait pas son physique avantageux comme un capital personnel, la petitesse de Dawn éveillait le désir viril de protéger, de faire un rempart de son corps. Jusqu’à cette négociation interminable et épuisante entre Dawn et son père, il ne s’était pas douté que la femme dont il était amoureux fût aussi forte. Il se demanda même s’il tenait à être amoureux d’une femme aussi forte.

Outre le nombre de crucifix qu’il y avait chez elle, le seul point sur lequel elle mentit carrément fut la question du baptême ; en effet, elle parut finalement capituler après trois bonnes heures de négociations au cours desquelles le Suédois avait eu la surprise de voir son père céder sur ce chapitre presque d’emblée. Plus tard seulement, il se rendit compte qu’il avait laissé les négociations s’enliser exprès pour que la jeune fille, qui n’avait que vingt-deux ans, soit à bout de forces, après quoi, opérant un virage à cent quatre-vingts degrés sur la question du baptême, il avait conclu affaire en lui concédant royalement le soir de Noël, le jour de Noël et la coiffure de Pâques.

Une fois Merry née, Dawn l’avait fait baptiser tout de même. Elle aurait pu la baptiser toute seule, ou demander à sa mère de le faire ; mais elle voulait un vrai baptême ; elle alla donc trouver un prêtre, choisit un parrain et une marraine et emmena le bébé à l’église. Personne n’en sut jamais rien (sauf le Suédois, à qui elle avoua tout le soir même, quand le bébé nouvellement baptisé fut au lit, lavé de la tache originelle et habilité à prétendre au paradis) jusqu’à ce que Lou Levov tombe par hasard sur le certificat de baptême, au fond d’une coiffeuse, dans la chambre de derrière qui ne servait pas. Mais, lorsqu’il exhuma le certificat, Merry était le petit trésor de sa famille depuis six ans, et l’esclandre fut de courte durée. Pour autant, le père du Suédois ne démordit jamais de sa conviction que ce baptême clandestin était à l’origine des difficultés en tout genre de Merry dans l’existence : entre ça, l’arbre de Noël et la coiffure de Pâques, il n’en fallait pas plus pour que la pauvre enfant ne sache jamais qui elle était. Sans compter grand-mère Dwyer — qui ne faisait rien pour arranger les choses. Sept ans après la naissance de Merry, le père de Dawn avait eu une seconde crise cardiaque, et il était mort en installant une chaudière. Depuis ce jour, grand-mère Dwyer n’avait plus décollé de l’église Sainte-Geneviève et, dès qu’elle pouvait s’emparer de Merry, elle l’embringuait à l’église, où l’enfant subissait Dieu sait quel bourrage de crâne. Le Suédois, beaucoup plus à l’aise avec son père sur ce chapitre, et sur tout le reste à vrai dire, depuis qu’il était père lui-même, le rassurait : « Merry ne prend pas tout ça pour argent comptant, papa. Pour elle, c’est grand-mère, c’est ce que fait grand-mère. Aller à l’église avec la mère de Dawn ne veut rien dire pour elle. » Mais son père ne fut pas dupe. « N’empêche qu’elle se met à genoux. Elles vont là-bas faire ces trucs-là et Merry se met à genoux, non ? — Euh, oui, sûrement, j’imagine, oui, elle se met à genoux. Mais ça ne veut rien dire pour elle, ni dans un sens ni dans l’autre. — Ah non ? Eh bien, pour moi, ça veut dire beaucoup. »

En présence de son fils du moins, Lou Levov revint sur sa position et cessa d’attribuer au baptême les hurlements de Merry. Mais en tête à tête avec sa femme il ne s’encombrait pas de scrupules et, quand il était remonté contre « les bondieuseries à la con » que la vieille Dwyer avait infligées à sa petite-fille, il se demandait à haute voix si le baptême secret n’était pas la cause des hurlements qui avaient fichu une peur bleue à toute la famille au cours des premiers mois de Merry. Peut-être ne fallait-il pas chercher d’autre origine à tous les ennuis de la petite, sans exclure le pire de tous.

Elle était venue au monde en hurlant, et les hurlements n’avaient pas cessé. Elle ouvrait la bouche si grande pour crier qu’elle s’était fait éclater les minuscules vaisseaux des joues. Au début le médecin avait mis cela sur le compte des coliques, mais, au bout de trois mois, il avait fallu chercher une autre explication. Dawn lui avait fait subir toute une série de tests, auprès d’une ribambelle de médecins, et Merry n’avait jamais déçu son monde, dans leur cabinet elle avait dûment hurlé. Une fois, il avait même fallu que Dawn torde la couche pour en extraire de l’urine à analyser. Ils avaient alors pour tenir leur maison l’insouciante Myra, vaste et joyeuse Irlandaise, fille d’un barman de Little Dublin, à Morristown ; elle prenait Merry au bras et la nichait dans les coussins de son opulente poitrine, avec des roucoulements aussi tendres que si elle avait été sa propre fille, mais elle n’obtenait pas de meilleurs résultats que Dawn si Merry s’était déjà mise à hurler. Quant à Dawn, elle n’épargnait rien pour déjouer les mécanismes mystérieux qui déclenchaient les hurlements. Lorsqu’elle devait emmener Merry au supermarché avec elle, elle se livrait à des préparatifs élaborés un certain temps à l’avance, comme pour apaiser l’enfant par hypnose. Rien que pour faire des courses, elle lui donnait un bain, lui faisait faire la sieste, lui mettait de jolis vêtements tout propres, l’installait confortablement dans la voiture et la roulait à travers tout le magasin dans le caddie — il se pouvait d’ailleurs que tout aille très bien, jusqu’à ce que quelqu’un arrive, se penche sur le caddie, et s’exclame : « Oh, qu’il est mignon, ce bébé ! » Catastrophe : inconsolable pendant vingt-quatre heures. Au dîner, Dawn disait au Suédois : « Je me suis donné tout ce mal pour rien. Je deviens de plus en plus dingue. Je me mettrais sur la tête si ça marchait — mais rien ne marche. » Le film amateur du premier anniversaire de Merry montrait toute la famille en train de chanter Joyeux anniversaire, et l’intéressée en train de hurler dans sa chaise haute. Mais quelques semaines plus tard, sans qu’on sache pourquoi, la fureur des hurlements se mit à décroître, puis leur fréquence, et lorsqu’elle arriva à un an et demi, tout alla à merveille, et continua d’aller à merveille jusqu’au bégaiement.

Les choses s’étaient gâtées pour Merry de la façon même que son grand-père juif avait prévu qu’elles se gâteraient, dès le matin de la rencontre sur Central Avenue. Le Suédois avait pris un siège dans un coin du bureau, bien à l’écart de la ligne de tir. Chaque fois que Dawn prononçait le nom de Jésus, il regardait tristement par la vitre les cent vingt ouvrières à leurs machines à coudre ; le reste du temps, il fixait ses chaussures. Quant à Lou Levov, visage de marbre, il était assis à son bureau, non pas son bureau préféré, dans le boucan de l’atelier de confection, mais celui dont il ne se servait que rarement, et qui était isolé du bruit dans sa cage de verre. Dawn n’avait pas pleuré, elle ne s’était pas effondrée ; elle n’avait pour ainsi dire pas menti. Elle avait tenu bon, du haut de ses cent cinquante-huit centimètres. Dawn, que rien ne préparait à ce feu roulant de questions, sinon l’entretien — déterminant — qui précéda l’élection, et où elle avait dû comparaître devant cinq juges confortablement assis, et répondre à des questions sur sa biographie, Dawn avait été sensationnelle.

Telle fut l’ouverture de l’interrogatoire, que le Suédois n’oublierait jamais.

 

QUELS SONT VOS NOMS ET PRÉNOMS, MISS DWYER ?

Mary Dawn Dwyer.

 

EST-CE QUE VOUS PORTEZ UNE CROIX AUTOUR DU COU, MARY DAWN ?

J’en ai porté une. Autrefois, pendant un temps, quand j’étais lycéenne.

 

VOUS VOUS CONSIDÉREZ DONC COMME UNE PERSONNE PIEUSE.

Non, ce n’est pas pour cela que je l’ai portée, mais parce que j’avais participé à une retraite, et, quand je suis rentrée chez moi, j’ai commencé à porter une croix. Ce n’était pas un symbole religieux très fort. C’était plutôt le souvenir de ce week-end de retraite, où je m’étais fait beaucoup d’amies. C’était beaucoup plus pour ça que par piété.

 

IL Y A DES CRUCIFIX CHEZ VOUS ? AU MUR ?

Un seul.

 

VOTRE MÈRE EST PRATIQUANTE ?

Enfin, elle va à l’église.

 

TOUS LES COMBIEN ?

Souvent. Tous les dimanches. Sans faute. Et puis, il y a des périodes, pendant le carême, où on y va tous les jours.

 

ET QUEST-CE QUE ÇA LUI APPORTE ?

Ce que ça lui apporte ? Je ne suis pas sûre de bien vous comprendre. Ça lui apporte du réconfort. Il y a du réconfort à se trouver dans une église. Quand ma grand-mère est morte, elle est beaucoup allée à l’église. Quand on perd quelqu’un, quand on a un malade dans son entourage, ça aide à trouver un certain réconfort. On a l’impression d’avoir quelque chose à faire. On commence à dire son chapelet dans une intention précise…

 

LE CHAPELET, C’EST LES GRAINS ?

Oui, monsieur.

 

ET VOTRE MÈRE FAIT ÇA ?

Oui, bien sûr.

 

JE VOIS. ET VOTRE PÈRE, IL EST COMME ÇA, LUI AUSSI ?

Comme quoi ?

 

PRATIQUANT.

Oui. Oui, tout à fait. Pratiquer lui donne l’impression d’être bon. De faire son devoir. Mon père est très conformiste dans le domaine de la morale. Il a reçu une éducation religieuse beaucoup plus stricte que moi, dans son enfance. C’est un ouvrier. Il est plombier, spécialiste du chauffage central. Il voit l’Église comme un appareil puissant qui vous oblige à suivre le droit chemin. Il est très axé sur la question du bien et du mal, du châtiment qu’on risque à faire le mal, des interdits contre la sexualité.

 

JE NE SERAI PAS EN DÉSACCORD AVEC LUI SUR CE CHAPITRE.

Ça m’aurait étonnée. D’ailleurs vous et mon père n’êtes pas si différents, à cet égard.

 

SAUF QU’IL EST CATHOLIQUE. IL EST CATHOLIQUE PRATIQUANT ET MOI JE SUIS JUIF. ÇA N’EST PAS UNE MINCE DIFFÉRENCE.

Peut-être pas si importante que vous croyez.

 

SI.

Oui, monsieur.

 

ET JÉSUS ET MARIE ?

C’est-à-dire ?

 

QU’EST-CE QUE VOUS EN PENSEZ ?

En tant que personnes ? Je ne pense pas à eux en tant que personnes. Je me rappelle quand même que, quand j’étais petite, j’avais dit à ma mère que je l’aimais plus que tout au monde, et elle m’avait répondu que ça n’était pas bien, qu’il fallait aimer Dieu davantage.

 

DIEU OU JÉSUS ?

Dieu, je crois. Mais c’était peut-être Jésus. En tout cas, ça ne m’avait pas plu. Je voulais l’aimer elle plus que tout. Sinon je ne me rappelle pas d’exemples de Jésus en tant que personne, en tant qu’individu. Les seuls moments où les personnes divines sont réelles, c’est lorsqu’on fait le chemin de croix, le Vendredi saint, qu’on accompagne Jésus jusqu’à sa crucifixion. C’est le seul moment où il devienne un vrai personnage. Et puis bien sûr Jésus dans la crèche.

 

JÉSUS DANS LA CRÈCHE. QU’EST-CE QUE VOUS EN PENSEZ DE JÉSUS DANS LA CRÈCHE ?

Ce que j’en pense ? J’aime bien le petit Jésus dans la crèche.

 

POURQUOI ?

Eh bien, parce que c’est une scène qui a toujours quelque chose d’agréable, de réconfortant. Et d’important. C’est un moment d’humilité. Il y a toute cette paille, ces petits animaux autour de lui, tous blottis. C’est une jolie scène, elle réchauffe le cœur. On ne s’imagine jamais qu’il puisse faire froid, ou que le vent souffle. Il y a toujours des chandelles. Tout le monde l’adore, ce petit bébé.

 

C’EST TOUT. T OUT L E MONDE L’ADORE, CE PETIT BÉBÉ ?

Oui. Je ne vois pas quel mal il y aurait à ça.

 

ET LES JUIFS ? VENONS-EN AUX FAITS BRUTS, MARY DAWN. QU’EST-CE QU’ILS DISENT DES JUIFS, VOS PARENTS ?

(Un temps.) Oh, on n’en parle pas beaucoup, chez nous.

 

QU’EST-CE QUE VOS PARENTS DISENT SUR LES JUIFS ? RÉPONDEZ-MOI, JE VOUS PRIE.

Je vois où vous voulez en venir, mais, personnellement, ce qui m’étonne le plus, c’est que ma mère ait conscience de ne pas aimer des gens parce qu’ils sont juifs, alors qu’elle ne s’imaginerait jamais qu’on puisse ne pas l’aimer parce qu’elle est catholique. Il y avait une chose qui ne m’avait pas plu, je me rappelle, c’est que, quand on habitait Hillside Road, j’avais une camarade juive, et je n’aimais pas penser que moi j’irais au paradis et pas elle.

 

POURQUOI PAS ELLE ?

Parce que si on n’est pas chrétien, on n’y va pas. Je trouvais bien triste que Charlotte Waxman ne monte pas au ciel avec moi.

 

QU’EST-CE QU’ELLE A CONTRE LES JUIFS, VOTRE MÈRE, MARY DAWN ?

Vous voulez bien m’appeler Dawn tout court, s’il vous plaît ?

 

QU’EST-CE QU’ELLE A CONTRE LES JUIFS, VOTRE MÈRE, DAWN ?

Ce n’est pas qu’ils soient juifs. C’est qu’ils ne soient pas catholiques. Mes parents vous mettent dans le même sac que les protestants.

 

QU’EST-CE QUE VOTRE MÈRE A CONTRE LES JUIFS ? RÉPONDEZ-MOI.

Eh bien, les griefs qu’on entend partout.

 

JE NE LES ENTENDS PAS, MOI, DAWN, IL VA FALLOIR ME LES DIRE.

Oh, surtout qu’ils sont sans-gêne. (Un temps.) Et puis matérialistes. (Un temps.) On parle de « foudre à la juive ».

 

DE FOUDRE JUIVE ?

Foudre à la juive.

 

QU’EST-CE QUE C’EST QUE ÇA ?

Vous ne le savez pas ?

 

PAS ENCORE.

C’est quand on met le feu pour faire payer l’assurance. C’est ça, la foudre. Vous ne connaissiez pas ?

 

NON. PREMIÈRE NOUVELLE.

Je vous ai choqué. C’est bien involontaire.

 

EH BIEN, OUI, JE SUIS CHOQUÉ. MAIS IL VAUT MIEUX EN DISCUTER CARTES SUR TABLE. C’EST POUR ÇA QU’ON EST LÀ, DAWN.

Mais c’est pas tous les Juifs. Seulement ceux de New York.

 

ET CEUX DU NEW JERSEY ?

(Un temps.) Euh, aussi. Ça doit être une variante des Juifs new-yorkais.

 

JE VOIS. MAIS ÇA NE S’APPLIQUE PAS AUX JUIFS DE L’UTAH, LA FOUDRE JUIVE. NI À CEUX DU MONTANA. CEST BIEN ÇA ? ÇA NE S’APPLIQUE PAS AUX JUIFS DU MONTANA ?

Je ne sais pas.

 

ET VOTRE PÈRE ET LES JUIFS ? PARLONS-EN FRANCHEMENT, ON S’ÉPARGNERA BEAUCOUP DE DOULEUR, PLUS TARD.

Monsieur Levov, c’est vrai qu’on dit ces choses, mais, la plupart du temps, on ne dit rien du tout. On n’est pas très causants, chez nous. Deux ou trois fois par an, on va au restaurant, mon père, ma mère, mon petit frère et moi, et je suis toujours étonnée de voir les autres familles bavarder sans arrêt. Nous on mange et puis c’est tout.

 

VOUS SORTEZ DE LA QUESTION.

Pardon. Je ne le disais pas pour les excuser, ça me déplaît, à moi, mais je voulais seulement vous dire que ce n’est pas quelque chose de viscéral, chez eux. Il n’y a pas de véritable colère ni de haine derrière. Ce que j’en dis, c’est qu’il arrive que mon père prononce le mot « juif » de façon péjorative. Ce n’est pas un vrai problème pour lui. Mais de temps en temps ça ressort. C’est un fait.

 

ET QU’EST-CE QU’ILS DIRAIENT SI VOUS ÉPOUSIEZ UN JUIF ?

Ce que vous diriez vous-même si votre fils épouse une catholique. L’une de mes cousines a épousé un Juif. Il y a bien eu quelques mises en boîte, mais ça n’a pas fait scandale. Elle était un peu montée en graine, si bien que tout le monde était content qu’elle se soit trouvé quelqu’un, en somme.

 

ELLE ÉTAIT SI VIEILLE QUE MÊME UN JUIF A FAIT L’AFFAIRE. QUEL ÂGE ELLE AVAIT ? CENT ANS ?

Elle avait trente ans. Mais personne n’en a fait une maladie. Ça ne fait pas d’histoires, sauf si les gens ont décidé de s’insulter.

 

ET DANS CES CAS- ?

Là, il peut arriver qu’on fasse des remarques perfides, si on est fâché contre quelqu’un. Je ne crois pas qu’épouser un Juif fasse nécessairement toute une histoire.

 

TANT QUE NE SE POSE PAS LA QUESTION DE SAVOIR DANS QUELLE RELIGION ÉLEVER LES ENFANTS.

Oui, c’est vrai.

 

COMMENT RÉGLERIEZ-VOUS CETTE QUESTION AVEC VOS PARENTS ?

Il me faudrait régler la question toute seule.

 

CEST-À-DIRE ?

J’aimerais que mon enfant soit baptisé.

 

VOUS AIMERIEZ.

On peut avoir les idées aussi larges qu’on voudra, monsieur Levov, mais le baptême c’est sérieux.

 

QU’EST-CE QUE C’EST QUE LE BAPTÊME ? POURQUOI EST-CE QUE C’EST SI IMPORTANT ?

Eh bien, techniquement, il lave du péché originel. Mais c’est surtout qu’il permet à l’enfant d’aller au paradis s’il venait à mourir. Sinon, s’il meurt avant le baptême, il ne peut aller que dans les limbes.

 

AH, NOUS NE VOUDRIONS PAS QUE ÇA ARRIVE. LAISSEZ-MOI VOUS DEMANDER AUTRE CHOSE. ADMETTONS QUE JE VOUS DISE, D’ACCORD, VOUS POUVEZ BAPTISER L’ENFANT, QU’EST-CE QUE VOUS VOUDRIEZ D’AUTRE ?

Je suppose que, l’heure venue, j’aimerais que mes enfants fassent leur première communion. Ce sont les sacrements, vous voyez…

 

DONC, TOUT CE QUE VOUS VOULEZ C’EST LE BAPTÊME, PARCE QUE, SI LE PETIT MEURT, IL IRA AU CIEL, EN CE QUI VOUS CONCERNE, ET PUIS LA PREMIÈRE COMMUNION. EXPLIQUEZ-MOI CE QUE C’EST.

C’est la première fois que l’on reçoit l’eucharistie.

 

ET C’EST QUOI ?

Ceci est mon corps, ceci est mon sang…

 

DE JÉSUS ?

Oui. Vous ne saviez pas ? Vous savez, quand tout le monde se met à genoux. « Prenez et mangez, ceci est mon corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang. » Et puis on répond « Amen » et on mange le corps du Christ.

 

JE NE PEUX PAS ALLER JUSQUE-, JE SUIS DÉSOLÉ, CE N’EST PAS POSSIBLE.

Bon, tant que vous m’accordez le baptême, on verra plus tard pour le reste. Nous pourrions laisser l’enfant décider lui-même.

 

NON. JE PRÉFÉRERAIS NE PAS LAISSER L’ENFANT DÉCIDER, DAWN. JE PRÉFÉRERAIS DÉCIDER MOI-MÊME. JE NE VEUX PAS LAISSER À UN ENFANT LA DÉCISION DE MANGER LE CORPS DU CHRIST. J’AI LE PLUS GRAND RESPECT POUR TOUTES VOS PRATIQUES, MAIS MES PETITS-ENFANTS NE VONT PAS MANGER LE CORPS DU CHRIST, JE SUIS DÉSOLÉ. IL N’EN EST PAS QUESTION. VOILÀ CE QUE JE VOUS PROPOSE : JE VOUS CONCÈDE LE BAPTÊME, PAS DAVANTAGE.

C’est tout ?

 

ET PUIS NOËL, AUSSI.

Pâques ?

 

PÂQUES. ELLE VEUT PÂQUES, SEYMOUR. MA PETITE DAWN, VOUS SAVEZ CE QUE ÇA REPRÉSENTE, POUR MOI, PÂQUES ? PÂQUES, C’EST UNE SEMAINE DE POINTE POUR LES LIVRAISONS. IL Y A UNE PRESSION ÉNORME, MAIS ALORS ÉNORME, POUR AVOIR DES STOCKS, PARCE QUE LES GENS ACHÈTENT DES GANTS POUR ALLER AVEC LEUR TENUE DE PÂQUES. JE VAIS VOUS RACONTER UNE HISTOIRE. TOUS LES ANS, L’APRÈS-MIDI DU TRENTE ET UN DÉCEMBRE, ON LIQUIDAIT TOUTES LES COMMANDES DE L’ANNÉE, ON RENVOYAIT TOUT LE PERSONNEL DANS SES FOYERS, ET AVEC MA CONTREMAÎTRESSE ET MON CONTREMAÎTRE ON OUVRAIT UNE BOUTEILLE DE CHAMPAGNE. AVANT D’AVOIR FINI LA PREMIÈRE GORGÉE, ON RECEVAIT UN COUP DE FIL D’UN MAGASIN DE WILMINGTON, DANS LE DELAWARE. C’ÉTAIT LEUR ACHETEUR QUI NOUS COMMANDAIT CENT DOUZAINES DE PETITS GANTS COURTS, EN CUIR BLANC. PENDANT VINGT ANS ET PLUS, ON SAVAIT QUE CET APPEL ALLAIT ARRIVER AVEC LA COMMANDE AU MOMENT OÙ ON TRINQUAIT À LA NOUVELLE ANNÉE ; ET CES GANTS-, ILS ÉTAIENT POUR PÂQUES.

C’était votre tradition à vous.

 

VOILÀ, JEUNE FILLE. MAINTENANT, DITES-MOI, QU’EST-CE QUE C’EST, PÂQUES ?

Il ressuscite.

 

QUI ?

Jésus. Jésus ressuscite.

 

MADEMOISELLE, VOUS M’EMBROUILLEZ TERRIBLEMENT. JE CROYAIS QUE C’ÉTAIT LE JOUR OÙ VOUS FAISIEZ UNE PROCESSION.

Nous faisons bien une procession.

 

BON, D’ACCORD. LA PROCESSION JE VOUS L’ACCORDE, ÇA VOUS VA ?

On mange du jambon, pour Pâques.

 

VOUS VOULEZ UN JAMBON POUR PÂQUES, VA POUR LE JAMBON. QUOI ENCORE ?

On va à l’église avec la coiffure de Pâques.

 

ET AVEC UNE PAIRE DE BEAUX GANTS BLANCS, J’ESPÈRE ?

Oui.

 

VOUS VOULEZ ALLER À L’ÉGLISE LE JOUR DE PÂQUES ET EMMENER MES PETITS-ENFANTS AVEC VOUS ?

Oui. On sera ce que ma mère appelle des catholiques d’une fois l’an.

 

C’EST TOUT ? UNE FOIS PAR AN ? (Il claque dans ses mains.) TOPEZ LÀ, UNE FOIS PAR AN. MARCHÉ CONCLU.

En fait ce serait deux fois, Noël et Pâques.

 

QU’EST-CE QUE VOUS ALLEZ FAIRE POUR NOËL ?

Tant que l’enfant sera petit, on peut se contenter d’aller à la messe où on chante les noëls. Il faut y être au moment où ils chantent les noëls, parce que sinon ça ne vaut pas la peine. On les entend à la radio, mais, à l’église, ils les chantent seulement quand Jésus est né.

 

ÇA, ÇA M’EST ÉGAL. LES NOËLS, ÇA NE M’INTÉRESSE PAS, ÇA NE ME GÊNE PAS NON PLUS ; COMBIEN DE JOURS ÇA DURE, POUR NOËL ?

Eh bien, il y a la veille. La messe de minuit. La messe de minuit est une grand-messe.

 

JE NE SAIS PAS CE QUE ÇA VEUT DIRE ET JE NE VEUX PAS LE SAVOIR. JE VOUS DONNE LE SOIR DE NOËL ET LE JOUR DE NOËL, ET JE VOUS DONNE PÂQUES, MAIS PAS CE TRUC-, OÙ ON LE MANGE.

Et le catéchisme ? D’accord pour le catéchisme ?

 

NON, ÇA JE NE PEUX PAS.

Vous savez ce que c’est ?

 

JE N’AI PAS À SAVOIR CE QUE C’EST. JE N’IRAI PAS PLUS LOIN. JE TROUVE QUE JE VOUS FAIS DÉJÀ UNE OFFRE GÉNÉREUSE, MON FILS PEUT VOUS LE DIRE, IL ME CONNAÎT. JE FAIS PLUS QUE LA MOITIÉ DU CHEMIN VERS VOUS. C’EST QUOI, LE CATÉCHISME ?

C’est les cours où on vous parle de Jésus.

 

PAS QUESTION. C’EST BIEN CLAIR ? ON SE SERRE LA MAIN ? IL FAUT QU’ON METTE ÇA PAR ÉCRIT ? JE PEUX VOUS FAIRE CONFIANCE OU IL FAUT LE METTRE PAR ÉCRIT ?

Vous êtes en train de me faire peur, monsieur Levov.

 

VOUS AVEZ PEUR ?

Oui. (Au bord des larmes.) Je ne crois pas que je sois de taille à mener cette lutte.

 

JE VOUS ADMIRE DE LA MENER.

Monsieur Levov, on mettra les choses au point plus tard.

 

ÇA NE MARCHE JAMAIS QUAND ON REMET À PLUS TARD. ON LES MET AU POINT TOUT DE SUITE OU JAMAIS. ON N’A PAS ENCORE PARLÉ DE L’INSTRUCTION RELIGIEUSE POUR LA BAR-MITSVA.

Si c’est un garçon, et qu’il doive faire sa bar-mitsva, alors il faut aussi qu’il soit baptisé. Après, il pourra choisir.

 

CHOISIR QUOI ?

Quand il sera grand, il pourra choisir la religion qu’il préfère.

 

NON. IL NE VA RIEN CHOISIR DU TOUT. C’EST VOUS ET MOI QUI ALLONS CHOISIR POUR LUI, ICI ET TOUT DE SUITE.

Mais pourquoi vous ne voulez pas qu’on attende de voir ?

 

ON NE VERRA RIEN DU TOUT.

(Au Suédois.) Je ne veux pas poursuivre cette conversation avec ton père. Il est trop dur. Je ne peux que perdre. On ne peut pas négocier comme ça, Seymour. Je ne veux pas de bar-mitsva.

 

VOUS NE VOULEZ PAS DE BAR-MITSVA ?

Avec la Torah et tout et tout ?

 

OUI, C’EST ÇA.

Non.

 

NON ? EH BIEN ALORS, JE NE CROIS PAS QUE NOUS PUISSIONS NOUS METTRE D’ACCORD.

Alors on n’aura pas d’enfants. J’aime votre fils. On n’aura pas d’enfants, c’est tout.

 

ET MOI JE NE SERAI JAMAIS GRAND-PÈRE ? C’EST ÇA, LE CONTRAT ?

Vous avez un autre fils.

 

NON, NON, ÇA NE VA PAS. SANS RANCUNE, MAIS JE CROIS QU’ON DEVRAIT PEUT-ÊTRE S’EN TENIR LÀ.

On ne pourrait pas attendre de voir ce qui va se passer ? Monsieur Levov, c’est dans des années, tout ça. Pourquoi on ne pourrait pas le laisser décider ce qu’il veut, cet enfant ?

 

PAS QUESTION. JE REFUSE DE LAISSER UN MARMOT PRENDRE CE GENRE DE DÉCISION. COMMENT VOULEZ-VOUS QU’IL Y ARRIVE, BON DIEU ! QU’EST-CE QU’IL EN SAURAIT ? NOUS, NOUS SOMMES DES ADULTES. L’ENFANT N’EST PAS UN ADULTE. (Il se lève.) MISS DWYER, VOUS ÊTES JOLIE COMME UNE IMAGE. JE VOUS FÉLICITE D’AVOIR FAIT TOUT CE CHEMIN. TOUTES LES FILLES NE PARVIENNENT PAS LÀ OÙ VOUS ÊTES. VOS PARENTS DOIVENT ÊTRE TRÈS FIERS. JE VOUS REMERCIE D’ÊTRE VENUE À MON BUREAU. MERCI, ET AU REVOIR.

Non. Je ne m’en vais pas. Je n’ai pas l’intention de partir. Je ne suis pas une image, monsieur Levov. Je suis moi. Je suis Mary Dawn Dwyer, d’Elizabeth, New Jersey. J’ai vingt-deux ans. J’aime votre fils. C’est pour ça que je suis ici. J’aime Seymour. Je l’aime. Reprenons, s’il vous plaît.

 

C’est ainsi que marché fut conclu, que les jeunes gens furent mariés, que Merry naquit et fut baptisée en secret ; et jusqu’à la mort du père de Dawn, en 1959, d’une seconde crise cardiaque, les deux familles se retrouvèrent tous les ans pour le dîner de Thanksgiving à Old Rimrock, où, à la suprise générale — mais peut-être pas à celle de Dawn —, Lou Levov et Jim Dwyer finirent toujours par passer la soirée ensemble, à se raconter des histoires sur la vie dans leur jeune temps. Que deux grandes mémoires se rencontrent, il ne faut plus songer à les contenir. Ils étaient lancés sur un sujet bien plus grave encore que le judaïsme et le catholicisme : Newark et Elizabeth. Inséparables pour la journée. « Au port », les phrases de Jim Dwyer commençaient immanquablement au port. « Au port, tous les immigrants travaillaient chez Singer. C’était la plus grosse boîte. Il y avait aussi les chantiers navals, bien sûr, mais, tôt ou tard, tout le monde travaillait chez Singer. Certains sur Newark Avenue, d’autres à la Burry Biscuit Cookie Company, il y en avait qui fabriquaient des machines à coudre et d’autres qui faisaient des biscuits. Mais presque tout le monde travaillait chez Singer, en plein sur le port, vous voyez, tout au bout, à l’embouchure du fleuve ? C’était le plus gros employeur de la communauté, disait Dwyer. Quand les immigrants arrivaient, ils trouvaient toujours du boulot chez Singer, ça c’est sûr. C’était la plus grosse entreprise du coin. Avec Esso. Esso, à Linden, dans le quartier de Bayway. À la limite de ce qu’on appelait à l’époque le Grand Elizabeth… Le maire, Joe Brophy ? Bien sûr. Il était propriétaire de la compagnie des charbons, et maire de la ville. Puis c’est Jim Kirk qui lui a succédé… Ah, bien sûr, Hague, l’autre maire. C’était un personnage. Mon beau-frère Ned, il sait tout sur Frank Hague. C’est lui l’expert pour Jersey City. Si on votait comme il fallait, dans cette ville-là, on trouvait du boulot. Tout ce que j’y connais c’est le stade de foot, à Jersey City. Un grand terrain, le Roosevelt Stadium. Superbe. Et ils n’ont jamais réussi à coincer Hague, comme vous le savez, ils n’ont jamais réussi à le mettre sur la touche. Au final, il a une maison sur la côte, juste à côté d’Asbury Park. Superbe maison… Le problème, voyez-vous, c’est qu’Elizabeth est une ville où on fait beaucoup de sport, mais sans avoir de grands équipements. Ne serait-ce qu’un stade de base-ball où on ferait payer l’entrée cinquante cents et des poussières, on l’a jamais eu. On a eu des pelouses, des terrains, Brophy Field, Mattano Park, Warananco Park, tous des espaces publics, et pourtant on a eu des équipes fameuses, et des joueurs fameux. Saint-Patrick a eu pour lanceur Mickey McDermott. Newcombe, le joueur de couleur, il est d’Elizabeth. Il habite Colonia, à présent, mais il est d’Elizabeth ; il était lanceur pour l’équipe de Jefferson… On allait se baigner dans l’Arthur Kill. Parfaitement. C’est ce qui nous tenait lieu de vacances. Deux fois par an on allait en excursion à Asbury Park. C’était ça, les vacances. Moi j’allais nager dans l’Arthur Kill, sous le pont de Goethals. À poil, hein ? Quand je rentrais chez moi les cheveux tout gras, ma mère disait : “T’es encore allé te baigner dans l’Arthur Kill ?” Alors je répondais : “Moi, me baigner dans l’Elizabeth River ? Tu me prends pour un fou ?” mais mes cheveux se dressaient sur ma tête tellement ils étaient pleins de graisse… »

Les deux belles-mères eurent plus de mal à trouver un terrain d’entente, des atomes crochus, car, si Dorothy Dwyer se montrait volubile par nervosité lors de ces fêtes, elle ne savait parler que d’églises. « Saint-Patrick était telle quelle, comme on la voit, sur le port, et c’était la paroisse de Jim. Les Allemands commençaient à la paroisse de Saint-Michael et les Polonais à Saint-Aldabert, au carrefour de Third Street et Jersey Street ; Saint-Patrick est juste derrière Jackson Park, au coin. Sainte-Mary est au sud d’Elizabeth, dans le quartier du West End, et c’est là que mes parents ont débuté. Ils avaient un commerce de lait sur Murray Street. Saint-Patrick, le Sacré-Cœur dans le nord d’Elizabeth, les Saints-Sacrements, l’Immaculée-Conception, tout ça, c’est des églises irlandaises. Avec Sainte-Catherine, à Westminster. Enfin, aux limites de la ville. En fait c’est à Hillside, mais l’école qui est sur le trottoir d’en face appartient encore à Elizabeth. Et puis notre église, Sainte-Geneviève. Au départ, Sainte-Geneviève, c’était une église missionnaire, beaucoup plus petite que l’église actuelle. Toute en bois. C’est une grande belle église, à présent. Mais l’édifice actuel, je me souviens de la première fois que j’y suis entrée… »

Il n’y avait pas plus éprouvant : Dorothy Dwyer en train de babiller sur Elizabeth comme si l’on était encore au Moyen Âge et qu’au-delà des champs labourés par les paysans, les seuls points de repère étaient les clochers des églises paroissiales, à l’horizon. Dorothy Dwyer babillait sur Sainte-Geneviève, et Saint-Patrick, et Sainte-Catherine, avec Sylvia Levov, assise en face d’elle, trop bien élevée pour dire ou faire autre chose que hocher la tête en souriant, mais blanche comme un linge. Elle souffrait en silence, et ses bonnes manières lui sauvaient la mise. Si bien qu’en somme ce ne fut jamais aussi terrible qu’ils l’avaient tous redouté. Aussi bien, cette réunion de famille n’avait lieu qu’une fois l’an, pour Thanksgiving, fête neutre, vidée de son contenu religieux, où tout le monde mange la même chose, et personne ne va se cacher pour consommer des mets bizarres, style kugel, gefillte fish, et herbes amères. Deux cent cinquante millions de personnes mangent une dinde unique et colossale, qui nourrit tout le pays. On met entre parenthèses les mets bizarres, les pratiques bizarres et les particularismes religieux, entre parenthèses la nostalgie trimillénaire des Juifs, et chez les chrétiens le Christ, sa croix et sa crucifixion ; chacun, dans le New Jersey et ailleurs, met son irrationalité en veilleuse mieux que tout le reste de l’année. On met entre parenthèses griefs et ressentiments, et pas seulement les Dwyer et les Levov, mais tous ceux qui, en Amérique, soupçonnent leur voisin. C’est la pastorale américaine par excellence ; ça dure vingt-quatre heures.

 

« C’était fabuleux, cette suite présidentielle, trois chambres et un salon. À cette époque-là, avoir été Miss New Jersey donnait droit à ça, sur les paquebots de la US Line. Il faut croire qu’elle n’était pas réservée, alors, dès qu’on a embarqué, on nous l’a donnée. »

Dawn était en train de raconter aux Salzman leur voyage en Suisse pour aller voir les vaches Simmental.

« C’était mon premier voyage en Europe et, au cours de la traversée, tout le monde me disait : “Rien ne vaut la France, attendez qu’on arrive au Havre, le matin, et vous allez sentir la France. Vous adorerez.” Alors, moi, j’attendais et, le matin de bonne heure, Seymour était encore au lit, j’ai compris qu’on était à quai, je me suis précipitée sur le pont, et j’ai reniflé, dit Dawn, en riant, et ça sentait l’ail et l’oignon partout. »

Elle s’était précipitée dehors en portant Merry dans ses bras, pendant qu’il était encore couché, mais, dans sa version présente, elle était toute seule sur le pont, stupéfaite de découvrir que la France n’avait pas le parfum d’une énorme fleur.

« Le train pour Paris, c’était sublime. On traverse des kilomètres et des kilomètres de forêts, mais à l’alignement. Ils plantent les arbres par rangées, là-bas. On a passé des moments formidables, hein, chéri ?

— Formidables, dit le Suédois.

— On se baladait avec des grosses baguettes de pain qui dépassaient de nos poches, comme pour dire : “Hé, regardez-nous, les péquenots du New Jersey.” On était sans doute des vraies caricatures d’Américains, mais on s’en fichait. On se baladait en grignotant le croûton de nos baguettes, et on n’avait pas assez d’yeux pour tout voir, le Louvre, le jardin des Tuileries — c’était formidable. On est descendus au Crillon, le plus grand luxe de tout le voyage, j’en ai raffolé. Et puis on a repris le train de nuit, l’Orient-Express, pour aller à Zurich, et l’employé des wagons-lits ne nous a pas réveillés à temps. Tu te rappelles, Seymour ? »

Oui, il se rappelait, Merry s’était retrouvée sur le quai en pyjama.

« C’était l’horreur totale. Le train était déjà reparti. J’ai dû rassembler toutes nos affaires et les jeter par la fenêtre — il faut vous dire que c’est comme ça que les gens descendent de train, là-bas — et on est descendus en courant, on n’avait même pas fini de s’habiller. Ils ont complètement oublié de nous réveiller. Affreux ! » dit Dawn, en riant de bon cœur au souvenir de cette scène. « On était là, Seymour et moi, avec les valises, encore en sous-vêtements. Enfin, finalement », pendant un instant, elle fut incapable de continuer tellement elle riait, « on est arrivés à Zurich, et on est allés dans des restaurants formidables — ça sentait le croissant, le pâté, une odeur délicieuse, il y avait des pâtisseries * à chaque coin de rue, et tout et tout. Ah, que c’était bon ! Les journaux sont enfilés sur des cannes, et accrochés sur des présentoirs ; on prend son journal, on s’attable devant le petit déjeuner, c’est formidable. De là on a pris une voiture, et on est allés à Zug, le centre de la vache Simmental, et puis à Lucerne, qui est superbe, absolument superbe, et puis au Beau Rivage, à Lausanne. Tu te rappelles le Beau Rivage ? » demanda-t-elle à son mari, qui n’avait pas cessé de serrer sa main.

Et il se le rappelait. Il ne l’avait jamais oublié. Coïncidence, il y avait pensé l’après-midi même, au retour de Central Avenue : Merry, à l’heure du thé, pendant que l’orchestre jouait, c’était avant son viol ; Merry dansant avec le maître d’hôtel, cette enfant de six ans, avant de tuer quatre personnes. Mademoiselle * Merry. Le dernier après-midi qu’ils avaient passé là-bas, tandis que Dawn partait en promenade avec Merry, pour revoir encore les bateaux sur le lac de Genève et les Alpes, sur l’autre rive, il était entré tout seul à la joaillerie du hall de l’hôtel, et il avait acheté une rivière de diamants à sa femme. Il l’imaginait portant cette rivière de diamants avec le diadème qu’elle rangeait dans un carton à chapeaux tout en haut de sa garde-robe, ce diadème d’argent à double rang de strass qu’elle avait porté quand elle était Miss New Jersey. Puisqu’il n’avait jamais réussi à lui faire mettre le diadème pour le montrer à Merry (« Non, non, c’est trop bébête, pour elle je suis “maman”, et c’est très bien comme ça »), il ne réussirait sûrement jamais à le lui faire mettre avec la rivière de diamants. Connaissant Dawn et son intégrité, il se rendait bien compte qu’il n’avait aucune chance d’arriver à ses fins ; il aurait beau la cajoler, elle refuserait de les essayer ensemble, diadème et rivière, même dans la chambre, pour lui tout seul. Elle ne refusait rien avec autant d’entêtement que d’être une ex-reine de beauté. « Ce n’est pas un concours de beauté, disait-elle déjà à l’époque où l’on s’obstinait à lui poser des questions sur l’année de son règne. La plupart des gens qui ont eu quelque chose à voir avec l’élection, et c’est mon cas, vont vous voler dans les plumes si vous leur dites que c’est un concours de beauté. Quel que soit le niveau, le seul prix qu’on remporte, c’est une bourse. » C’était pourtant avec cette couronne sur la tête, une couronne de reine de beauté et non pas de boursière, qu’il l’avait imaginée portant la rivière de diamants dès qu’il avait aperçu le bijou dans la vitrine, au Beau Rivage.

Dans l’un de leurs albums de photos, il y avait une série de clichés qu’il aimait regarder, voire, à l’occasion, montrer aux gens, lorsqu’ils étaient jeunes mariés. Il était toujours si fier d’elle en contemplant ces photos sur papier glacé, prises en 1949-1950, année où, cinquante-deux semaines durant, elle avait rempli les fonctions d’ambassadrice de l’État, comme se plaisait à dire le président du Comité d’élection ; cela consistait à recevoir autant de villes, de villages et de groupes que possible, lors de toutes sortes de festivités, un travail de bête de somme, à vrai dire, qui donnait droit à une indemnité de cinq cents dollars, à un trophée et à cinquante dollars par apparition. Il y avait, bien entendu, une photo d’elle le soir du couronnement, le samedi 21 mai 1949 : Miss New Jersey en robe-bustier, une longue robe de soirée en taffetas, avec un volant rigide à la poitrine, une taille de guêpe et une jupe jusqu’aux pieds, voluptueuse, avec de lourdes broderies de fleurs et des perles étincelantes — et, sur la tête, la fameuse couronne. « Quand on est en robe du soir, on ne se sent pas ridicule, avec le diadème, lui avait-elle dit, mais alors, en costume de ville, si. Les petites filles te demandent tout le temps si tu es une princesse. Les gens viennent te demander si c’est des vrais diamants. En tailleur, avec ce machin sur la tête, Seymour, tu te sens carrément cruche. » Mais elle n’avait pas du tout l’air cruche, avec ses tenues toutes simples et son diadème, elle était éblouissante. Il existait une photo d’elle en tailleur, avec son diadème et son écharpe de Miss New Jersey agrafée à la ceinture avec une broche — à une foire, au milieu des fermiers —, une autre avec le diadème et l’écharpe au milieu des hommes d’affaires, à un congrès d’industriels, et une dans sa robe du soir en taffetas, avec son diadème, à Drumthwacket, la maison qu’occupait le gouverneur à Princeton, on l’y voyait en train de danser avec Alfred E. Driscoll, le gouverneur du New Jersey. Il y avait encore des photos d’elle à des défilés, des inaugurations, des ventes de charité un peu partout dans l’État, des couronnements de Miss locales, des photos d’elle en train d’inaugurer des grands magasins, des salons d’exposition de voitures — « Là, c’est Dawnie. Le gros type, c’est le propriétaire ». Il y en avait deux prises lors de visites dans des écoles, où on la voyait assise au piano dans l’auditorium ; elle y jouait généralement la version populaire de la Polonaise de Chopin qu’elle avait interprétée pour devenir Miss New Jersey, en laissant de côté des conglomérats de notes noires pour arriver à l’exécuter en deux minutes et demie, et ne pas être disqualifiée par le chronomètre au niveau de l’État. Sur toutes ces photos, quels qu’aient été les vêtements qu’elle portait pour la circonstance, elle avait toujours son diadème, qui, de l’avis de son mari tout autant que des petites filles qui venaient le lui demander, lui donnait l’air d’une vraie princesse — bien plus aristocratique, pour tout dire, que la kyrielle de princesses européennes qu’il voyait sur les photos de Life.

Et puis il y avait les clichés pris à Atlantic City, en septembre, pour l’élection de Miss Amérique ; des clichés d’elle en maillot de bain, en robe du soir, devant lesquels il se demandait encore comment elle avait pu perdre. « Quand tu es sur ce podium, avec ton maillot et tes talons hauts, tu ne peux pas t’imaginer à quel point tu te sens ridicule, d’autant plus que tu sais que, quand tu vas te retourner, ton maillot va remonter par-derrière, et que tu ne pourras pas te passer la main dans le dos pour tirer dessus. » Mais elle n’était pas ridicule du tout ; il ne regardait jamais ces photos en maillot sans s’exclamer : « Qu’elle était belle ! » D’ailleurs le public était pour elle. Qu’à Atlantic City le gros du public soit naturellement fan de Miss New Jersey, certes, mais l’ovation qu’elle avait reçue lors du défilé des États dépassait largement l’expression de la fierté locale. L’élection n’était pas retransmise à la télévision, à l’époque ; elle était réservée aux gens rassemblés dans le Palais des Congrès. Si bien qu’après, lorsque le Suédois (il s’était installé à côté du frère de Dawn) avait appelé ses parents pour leur dire que Dawn n’avait pas gagné, il avait tout de même pu leur vanter sans exagérer l’accueil qu’elle avait reçu auprès du public : « Elle a fait un triomphe. »

Et il est vrai que, des cinq autres Miss New Jersey présentes à leur mariage, aucune ne soutenait la comparaison avec elle. Elles étaient comme liées par un pacte, ces ex-Miss New Jersey, et pendant un temps, dans les années cinquante, elles assistèrent aux mariages les unes des autres, de sorte qu’il dut en rencontrer une bonne dizaine, ainsi qu’une bonne vingtaine de leurs amies, dont elles avaient fait la connaissance lors des répétitions de l’élection au niveau de l’État : des filles qui avaient été élues Miss Station Balnéaire, Miss Côte Centrale, Miss Christophe Colomb, Miss Aurore Boréale. Pas une n’aurait pu rivaliser avec sa femme, à aucun titre — talent, intelligence, caractère, équilibre. Lorsqu’il lui arrivait de dire aux gens qu’il n’avait jamais compris qu’elle n’ait pas été élue Miss Amérique, elle le suppliait d’arrêter de parler comme ça, de peur qu’on ne se figure que cet échec l’avait rendue amère, alors qu’à bien des égards perdre avait été pour elle un soulagement. Le simple fait d’avoir traversé toutes ces sélections sans démériter ni couvrir sa famille de honte avait été un soulagement. Certes, après la mise en condition du comité du New Jersey, elle avait été étonnée et un peu déçue de ne pas faire partie des trois élues, ni même des dix meilleures, mais c’était peut-être un bien pour un mal. Pour lui, un vrai battant, perdre n’aurait jamais été un soulagement, ni un bénéfice d’aucune sorte, mais il admirait l’élégance de Dawn en la circonstance — l’élégance, qualité que les gens du comité reconnaissaient à toutes les perdantes — sans la comprendre le moins du monde.

Perdre eut pour première conséquence positive de lui permettre de rétablir de bonnes relations avec son père, car elles avaient failli être anéanties par son obstination à poursuivre un projet qu’il désapprouvait si fort. « Je me fiche pas mal de l’argent qu’il y a à la clef, lui avait-il dit lorsqu’elle avait tenté de lui expliquer l’intérêt de la bourse. Cette comédie, c’est pour reluquer les filles. Elles sont là pour se faire reluquer. Et, plus ça leur rapporte, plus c’est choquant. Ma réponse est “non”. »

S’il avait fini par accepter de venir à Atlantic City, c’était grâce aux talents d’avocate de Peg, la tante préférée de Dawn, sœur de sa mère, institutrice qui avait épousé le riche oncle Ned et emmenait Dawn à l’hôtel de Spring Lake quand elle était petite. « N’importe quel père serait mal à l’aise de voir sa petite fille là-haut sur le podium », avait-elle dit à son beau-frère, avec une douceur et une diplomatie que Dawn avait toujours admirées et voulait imiter. « Ça évoque des images qu’un père aime autant ne pas associer à sa fille. J’éprouverais la même chose, si c’était la mienne, et encore je n’ai pas les sentiments qu’un père ressent naturellement pour sa fille. Ça me chagrinerait, mais si, bien sûr. Je crois volontiers que, ce que vous éprouvez, beaucoup de pères l’éprouvent. Ils sont fiers, à en faire craquer les boutons de leur veste, mais, en même temps, ils se disent : “Oh la la, c’est ma toute petite, là-haut.” Mais vous savez, Jim, tout ça est tellement correct, tellement irréprochable, il ne faut pas vous inquiéter. Les filles de mauvaise moralité se font écrémer tout de suite — elles font les congrès de camionneurs. Les candidates qui sont là sont des filles comme les autres, elles viennent de petites villes, ce sont des filles charmantes, très comme il faut, dont le père tient une épicerie et n’est pas membre du Country Club. On les fait ressembler à des débutantes, mais elles viennent de familles modestes. Ce sont de bonnes petites. Elles vont rentrer dans leurs foyers et épouser le fils du voisin. Les juges sont des gens sérieux. Jim, c’est l’élection de Miss Amérique. Si c’était compromettant pour les petites, ils ne laisseraient pas faire. C’est un honneur, un honneur. Dawn voudrait que vous en ayez votre part. Son bonheur ne sera pas complet si vous n’êtes pas là, Jimmy. Elle sera effondrée, surtout si vous êtes le seul père qui manque — Peggy, ce bazar est indigne d’elle. Et de nous tous. J’y vais pas. » Alors elle dut faire appel non plus seulement à ses sentiments paternels, mais à son civisme : « Vous n’avez pas voulu venir quand elle a gagné au niveau local. Vous n’avez pas voulu venir quand elle a gagné au niveau de l’État. Maintenant, vous me dites que vous refusez de venir si elle gagne au niveau national ? Si elle est élue Miss Amérique et que vous ne soyez pas là pour monter sur le podium et la serrer dans vos bras avec fierté, qu’est-ce qu’ils vont penser ? Ils vont penser, “Voilà une grande tradition, qui fait partie de l’héritage américain, et le père n’est pas là. Il y aura des photographies de Miss Amérique avec toute sa famille, et le père ne va être sur aucune”. Vous ne me direz pas que ce sera facile à digérer le lendemain. »

Alors il ravala son amour-propre et il vint — à son corps défendant, il consentit à assister à la grande soirée d’Atlantic City avec tout le reste de la famille, et ce fut un désastre. Lorsque Dawn le vit, dans son costume du dimanche, en train d’attendre dans le couloir avec sa mère, ses tantes, ses oncles, ses cousins, le ban et l’arrière-ban des Dwyer jusque dans les comtés d’Hudson, d’Essex et d’Union, tout ce que son chaperon lui permit de faire fut de lui serrer la main. Il était comme un fou. Mais c’était le règlement, de peur que les spectateurs qui ne sauraient pas que c’était son père, en les voyant s’étreindre, ne se figurent qu’il se passait des choses peu convenables. Tout était conçu pour qu’il n’y ait pas le moindre doute sur le respect des convenances. Mais Jim Dwyer venait tout juste de se remettre de sa première crise cardiaque, il était à cran, et il avait mal compris. Il avait cru qu’elle était désormais si chic qu’elle s’était permis de regarder son père de haut, de lui battre froid, et en public, encore, devant tout le monde.

Bien entendu, pendant la semaine passée à Atlantic City sous l’œil vigilant des organisateurs, elle n’avait pas le droit de voir le Suédois, pas même en compagnie de son chaperon, ni dans un lieu public, si bien que, jusqu’au dernier soir, il était resté à Newark et avait dû se contenter, comme la famille de Dawn, de lui parler au téléphone. Mais lorsque, dès son retour à Elizabeth, elle crut mettre du baume au cœur de son père en lui racontant la longue semaine éprouvante où elle avait été séparée de son soupirant juif, cette sincérité ne l’impressionna guère et il continua de parler pendant des années du « jour où elle l’avait snobé ».

 

« C’était un hôtel européen absolument fabuleux, disait Dawn aux Salzman, immense. Une splendeur. Les pieds dans l’eau. Comme dans les films. De grandes chambres qui donnaient sur le lac de Genève. On adorait ça. Je vous ennuie, dit-elle tout à coup.

— Non, non », répondirent-ils en chœur.

Sheila faisait mine de boire les paroles de Dawn. Faisait mine, sûrement. Même elle ne pouvait pas s’être tout à fait remise de l’éclat qui avait eu lieu dans le bureau de Dawn. Ou alors, si elle s’en était remise… quelle sorte de femme était-elle ? Rien de ce qu’il avait cru. Non qu’elle se soit fait passer pour une autre, pour ce qu’elle n’était pas, mais parce qu’il ne l’avait pas mieux comprise qu’il ne comprenait les gens en général. Pénétrer l’intérieur d’autrui n’était pas dans ses cordes. La combinaison du cadenas lui échappait. À ses yeux, celui qui donnait des signes extérieurs de bonté était bon, celui qui donnait des signes extérieurs de loyauté était loyal. Celui qui donnait des signes extérieurs d’intelligence, intelligent. C’est ainsi qu’il n’avait jamais vu clair en sa fille, ni en sa femme, ni en sa seule et unique maîtresse — il était sans doute loin de voir clair en lui… Qu’est-ce qu’il était au juste, lui, une fois dépouillé de tous ces signes extérieurs ? Il voyait partout les autres se dresser pour clamer : « Je suis comme ci ! Je suis comme ça ! » Il suffisait de les regarder pour qu’ils se mettent à le clamer haut et fort, mais, à la vérité, ils n’étaient pas plus avancés que lui. Ils y croyaient eux-mêmes à ces pancartes qu’ils brandissaient. Ils auraient dû clamer au contraire : « Je ne suis pas comme ci ! Je ne suis pas comme ça ! » S’ils avaient eu la moindre décence, c’est ce qu’ils auraient fait. « Je ne suis pas comme ça ! » Alors, on aurait pu s’y retrouver, dans cette publicité mensongère.

Sheila Salzman écoutait peut-être Dawn, peut-être pas, mais Shelly l’écoutait à coup sûr. Le gentil docteur ne se contentait pas de jouer son rôle de gentil docteur ; il semblait être tombé sous le charme de Dawn — le charme de cette apparence séductrice, qui contrastait avec une personnalité, ou ce qu’elle en présentait aux gens, aussi agréablement simple et directe que possible. Oui, après tout ce qu’elle avait traversé, son visage et son comportement ne trahissaient absolument rien. Pour lui, il y avait toujours l’avers et le revers : les choses telles qu’elles étaient jadis, et les choses aujourd’hui. Mais, à la façon dont elle les racontait, on aurait pu croire que rien n’avait changé. Après le tournant tragique de leur vie, elle avait réussi au cours de l’année précédente à redevenir ce qu’elle était ; le secret consistant, apparemment, à ne pas penser à certains événements. Ils n’avaient pas devant eux une Dawn liftée, avec sa bravoure de petite femme, ses déprimes, son bétail, sa décision de changer de vie. Elle était redevenue la Dawn de Hillside Road, Elizabeth, New Jersey. Il s’était installé une herse dans son cerveau, une herse puissante, qui l’isolait de toute intrusion nocive. Elle baissait la herse et le tour était joué. Il avait trouvé cela miraculeux ; jusqu’au jour où il avait découvert que la herse portait un nom. Celui de William Orcutt III.

Pour le cas où vous l’auriez ratée dans les années quarante, la voici de retour, Mary Dawn Dwyer du quartier d’Elmora, une petite au type irlandais, pleine d’allant, venue d’une famille d’ouvriers qui commençaient à s’en sortir, de respectables paroissiens de Sainte-Geneviève, l’église catholique la plus chic de la ville — à des kilomètres de l’église des docks où son père et ses oncles avaient été enfants de chœur. Elle avait recouvré ce pouvoir qu’elle avait à vingt ans d’accrocher l’attention par tout ce qu’elle disait, de vous toucher au plus profond, en somme, ce qui n’était guère vrai des concurrentes — et même des gagnantes — à Atlantic City. Mais, ce tour de force — révéler la jeunesse dans l’adulte —, elle l’accomplissait en exprimant des enthousiasmes banals grâce à la perfection flagrante, la régularité spectaculaire de son visage en cœur. Tant qu’elle n’avait pas ouvert la bouche pour exprimer des attitudes assez peu différentes de celles des gens comme il faut, peut-être sa beauté faisait-elle peur. Mais quand on découvrait qu’elle n’était pas une déesse et qu’elle se fichait pas mal de jouer à la déesse, quand on découvrait plutôt chez elle un excès d’authenticité, alors on trouvait encore plus attachants son minois pointu, à peine plus gros que celui d’un chat, sa noire chevelure brillante et ses yeux, ses grands yeux pâles presque inquiétants d’être si perçants et si vulnérables. À lire le message de ces yeux, on n’aurait jamais cru qu’avec le temps elle deviendrait une femme d’affaires avisée, parfaitement décidée à prospérer dans l’élevage du bétail. Ce qui suscitait la tendresse du Suédois, c’était de la voir, elle qui n’était en rien fragile, offrir pourtant une apparence de délicatesse et de fragilité. Ça l’avait toujours impressionné : elle si forte (jadis, en tout cas), son type de beauté la faisait paraître vulnérable, même aux yeux de son mari, longtemps après que la vie conjugale aurait pu émousser son ardeur.

Et comme Sheila était sans beauté, auprès d’elle, tandis qu’elle l’écoutait avec application, sans beauté, convenable, raisonnable, digne, mortellement ennuyeuse ! Mortellement. Tout en elle était sévèrement tenu en bride. Dissimulé. Il n’y avait aucun élan en elle. Il y en avait beaucoup en Dawn. En lui aussi, autrefois. Cela décrivait même tout ce qu’il y avait en lui. Il était malaisé de comprendre comment il avait pu trouver en cette femme guindée, sévère, dissimulée — quelle que fût sa vraie nature — une femme plus magnétique que Dawn. Il faut croire qu’il était vraiment à plaindre alors, vidé, brisé, désemparé, qu’il fuyait les décombres de sa vie, qu’il fonçait en avant tête baissée comme on le fait dans ces moments, histoire d’aggraver encore la situation. La seule chose, ou presque, qui avait pu l’attirer en Sheila, c’est qu’elle était quelqu’un d’autre. Sa clarté, sa franchise, son équilibre, son sang-froid à toute épreuve, il n’y avait même pas songé, au départ. Refusant d’affronter la catastrophe aveuglante, déconnecté comme jamais de sa vie en prêt-à-vivre, tombé en disgrâce, désormais tristement célèbre, il s’était tourné, sous le choc, vers la seule femme qu’à part la sienne il connaissait vaguement à titre personnel. Voilà comment il en était arrivé là, parce qu’il se sentait traqué, parce qu’il cherchait asile — raison improbable pour cet homme droit comme un I, si ouvertement attaché à sa femme, si intensément, si irréprochablement monogame, de se lancer à corps perdu, au moment le plus mal choisi, dans une situation qu’il aurait cru détester, le fiasco honteux de l’infidélité. Mais cette façon de s’accrocher n’avait pas grand-chose à voir avec l’urgence amoureuse. Il n’était pas en mesure d’offrir à Sheila l’amour passionné que Dawn lui inspirait. Quant à l’appétit charnel, il était bien trop proche de la nature pour motiver un homme qui se découvrait soudain si difforme, puisque père d’une créature si affreusement mal conçue. Non, le Suédois était là par besoin d’illusion. Il se couchait sur Sheila comme on s’embusque, comme on s’enfouit, comme pour dissimuler son grand corps d’homme, comme pour disparaître : puisqu’elle était quelqu’un d’autre, peut-être pourrait-il lui aussi changer de peau.

Or justement, le problème, c’est qu’elle était quelqu’un d’autre. Comparée à Dawn, Sheila n’était qu’une machine à penser, propre sur elle, une aiguille humaine avec une aiguillée de cerveau, elle n’était pas quelqu’un qu’il ait envie de toucher, encore moins quelqu’un avec qui il ait envie de coucher. Dawn, elle, était la femme qui lui avait inspiré l’exploit auquel même sa brillante carrière de champion et de recordman ne l’avait guère préparé : défier son père. Passer outre sa réprobation. Et si elle l’avait inspiré, c’était parce que avec sa beauté hors du commun elle parlait comme tout le monde.

Est-ce que les autres étaient attirés vers leur partenaire d’une vie par des raisons plus fortes, plus importantes, plus valables ? Ou bien est-ce qu’au cœur de tous les mariages on aurait trouvé de l’irrationnel, du futile, de l’étrange ?

Sheila le savait sans doute. Elle savait tout. Oui, elle détenait sans doute une réponse à cette question-là aussi… Elle avait fait un tel chemin, lui avait-elle dit, elle était devenue tellement plus forte, j’ai cru qu’elle pourrait s’en sortir toute seule. Elle est forte, Seymour. Elle est folle, elle est folle ! Elle est perturbée. Et le père, il n’a pas un rôle à jouer auprès d’une fille perturbée ? Je suis sûre qu’il a joué un très grand rôle, au contraire. Je me suis dit qu’il avait dû se produire quelque chose d’épouvantable chez vous…

Oh, il voulait que sa femme lui revienne ! On ne pourrait jamais dire avec quelle ardeur il voulait qu’elle lui revienne. Une femme qui prenait tellement au sérieux son rôle de mère sérieuse ! Une femme si férocement déterminée à ne pas paraître gâtée, vaniteuse ou nostalgique de sa splendeur d’antan, qu’elle refusait de porter même pour sa famille, et même pour rire, le diadème qu’elle rangeait en haut de sa garde-robe dans un carton à chapeaux ? Il était à bout de patience — il voulait que Dawn lui revienne tout de suite.

« À quoi ressemblaient les fermes ? demanda Sheila. À Zug. Vous alliez nous parler des fermes. » Cet intérêt de Sheila pour se représenter les choses — comment avait-il pu désirer un commerce quelconque avec elle ? Ces grands penseurs, c’étaient les seules personnes qu’il ne supportait pas trop longtemps. Ces gens qui n’avaient jamais rien fabriqué de leur vie, jamais rien vu fabriquer, qui ne savaient pas en quoi étaient les choses, ou comment fonctionnait une entreprise, qui, à part une voiture ou une maison, n’avaient jamais rien vendu, et n’auraient rien su vendre, qui n’avaient jamais engagé, formé, viré un ouvrier, ni été blousés par lui, ces gens qui ne savaient rien des risques qu’il y a à monter une boîte ou diriger une usine, mais qui se figuraient tout de même tout savoir de ce qu’il y a à savoir. Cette complaisance envers soi, cette façon de s’introspecter, comme Sheila, dans les moindres recoins de l’âme, était choquante, elle allait à rebours même de la vie telle qu’il la connaissait. Car dans son esprit tout était bien simple : dès l’instant qu’on faisait son devoir comme un Levov, avec application et sans faiblir, l’ordre devenait une seconde nature, la vie quotidienne se déroulait sous vos yeux sans histoires, sans rien pour vous perturber, avec ses fluctuations prévisibles, ses luttes maîtrisables, ses surprises satisfaisantes, processus dont le mouvement uni vous portait sur sa vague, fort de la certitude que les raz de marée ne se produisent qu’au large de pays lointains, à des milliers et des milliers de kilomètres… enfin, c’était ce qu’il avait cru, jadis, du temps où la beauté de la mère, s’alliant à la force du père et à l’intelligence d’une enfant pétillante, lui avait semblé aussi puissante que la trinité des trois ours.

« J’avais perdu le fil, dit Dawn, mise en joie à la seule pensée de toutes ces fermes. Ils nous ont montré leurs plus belles vaches. Il y avait des étables bien chaudes, magnifiques. On y était au début du printemps, à l’époque où le bétail n’est pas encore dans les alpages. Il vit au-dessous de la maison, au-dessous du chalet. Il y a des poêles en faïence, très ornés… » Comment tu as pu avoir la vue aussi basse, j’en reviens pas, comment tu as pu te laisser avoir par une gamine si manifestement folle. Elle était en fugue. On ne pouvait plus la ramener. Elle n’était plus la même. Il s’était passé quelque chose. Elle avait tellement grossi. Je me disais qu’elle était si grosse, si hargneuse, qu’il avait dû se passer quelque chose d’épouvantable chez vous. De mon fait ? Je ne pensais pas ça. Mais on a tous un foyer. C’est toujours là que les choses tournent mal. « Et ils nous ont offert du vin de leur vigne, des bricoles à manger. Des gens tellement hospitaliers ! dit Dawn. Quand on y est retournés, c’était l’automne. Les vaches passent l’été dans la montagne, on les trait, et celle qui a donné le plus de lait sera la première à redescendre, avec une grosse cloche autour du cou. C’est la vache en chef. On lui met des fleurs sur les cornes et il y a des tas de festivités. Elles descendent des alpages en file, et c’est la vache en chef qui prend la tête. » Et si elle allait tuer d’autres personnes ? Ça n’était pas un grave risque à courir ? C’est ce qu’elle a fait, tu sais, elle l’a fait. Elle a tué trois autres personnes. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Arrête de dire ces choses pour me torturer. Je t’apprends quelque chose ! Elle a tué trois autres personnes ! Tu aurais pu empêcher ça. Tu me tortures. Tu dis ça exprès pour me torturer. Elle a tué trois autres personnes ! « Et tous les gens, les enfants, les jeunes filles, les femmes, qui ont passé l’été à traire les vaches, sortent dans leurs plus beaux vêtements, leurs costumes régionaux, et il y a un orchestre, de la musique, on fait une grande fête sur la place. Après la fête les vaches rentrent à l’étable pour l’hiver, sous le chalet. C’est très propre, très joli. Ah, ça valait le coup d’œil. Seymour a pris des tas de diapos de toutes leurs vaches pour qu’on puisse les projeter.

— Seymour a pris des photos ? demanda sa mère. Je te croyais incapable de prendre des photos quand bien même ta vie en dépendrait. » Elle se pencha pour l’embrasser. « Il est merveilleux, mon fils, murmura-t-elle, les yeux brillant de vénération pour son premier-né.

— Eh bien, il en prenait, à l’époque, ce fils merveilleux. C’était l’homme au Leica, à l’époque, disait Dawn. Tu as pris de belles photos, hein, chéri ? »

Oui, il en avait pris. C’était bien lui. C’était le fils merveilleux en personne qui avait pris ces photos, qui avait acheté une robe folklorique pour Merry, un bijou pour Dawn à Lausanne, qui avait annoncé à Jerry et Sheila que Merry avait tué quatre personnes. Qui avait acheté pour la maison, en souvenir de Zug, et du temps de leur splendeur suisse, les chandeliers en céramique, à demi noyés sous les coulées de cire à cette heure, et qui avait annoncé à son frère et Sheila que Merry avait tué quatre personnes. L’homme au Leica qui avait dit à ces deux-là — ceux en qui il pouvait le moins avoir confiance, sur lesquels il avait le moins d’influence — ce que Merry avait fait.

« Où est-ce que vous êtes allés, encore ? » demandait Sheila à Dawn, en prenant bien garde de ne pas laisser paraître qu’elle dirait tout à Shelly dans la voiture. Shelly dirait, « Oh mon Dieu, mon Dieu », et comme c’était quelqu’un de bien, quelqu’un de doux, il pleurerait peut-être. Mais une fois chez eux, sitôt arrivé, il appellerait la police. Il avait donné asile à cette meurtrière. Pendant trois jours. Des moments effrayants, abominables, qui avaient mis leurs nerfs à rude épreuve. Mais il n’y avait qu’un mort. Pour terrible que ç’ait été, ça restait encore concevable. Et puis sa femme avait insisté, et lui, comme un idiot, avait accepté, si bien qu’ils n’avaient plus le choix ; la fille était sa patiente, elle lui avait promis asile, sa conscience professionnelle ne lui permettait pas… Mais quatre personnes. Ça dépassait les bornes. C’était inacceptable. Quatre innocents, les rayer de la liste des vivants — non, c’était barbare, macabre, dépravé, c’était mal. Ils n’étaient pas obligés de fermer les yeux. Ils avaient aussi des devoirs envers la loi. Ils savaient qui elle était. On aurait pu les poursuivre pour avoir gardé un tel secret. Non, les choses n’allaient pas échapper plus longtemps au contrôle de Shelly. Le Suédois voyait ça comme s’il y était. Shelly téléphonerait à la police. Il n’avait pas le choix. « Quatre personnes. Elle est à Newark. Seymour Levov connaît son adresse. Il est allé la voir. Il était avec elle aujourd’hui. » Shelly était exactement ce que Lou Levov avait dit de lui : « un médecin, quelqu’un de respecté, avec du sens moral, le sens des responsabilités ». Il ne laisserait pas sa femme se faire la complice du meurtre de quatre personnes par cette malheureuse, cette odieuse gamine, encore une criminelle qui se croyait investie de la mission de sauver les opprimés. Quand la folie terroriste s’associe à une idéologie bidon — elle avait commis l’acte le plus abominable qu’on puisse commettre. Ce serait l’interprétation de Shelly, et comment le faire changer d’avis ? Comment le faire changer d’avis alors que lui-même ne voyait plus les choses autrement ? Il fallait le prendre à part tout de suite. Lui dire, lui expliquer tout de suite, lui dire n’importe quoi pour l’empêcher d’agir, l’empêcher de penser que la livrer à la police était son devoir de citoyen respectueux des lois, parce que ça protégerait des vies innocentes. Lui dire : « On s’est servi d’elle. Elle était influençable. C’était une enfant pleine de compassion. C’était une enfant formidable. Une enfant, rien qu’une enfant. Elle s’est acoquinée avec des individus peu recommandables. Elle n’aurait jamais pu élaborer un pareil projet toute seule. Elle détestait la guerre, c’est tout. On la détestait tous, cette guerre. On était enragés, impuissants. Mais elle, c’était une gamine exaltée, une adolescente aux idées confuses. Elle était trop jeune pour avoir une véritable expérience. Elle s’est laissé piéger par quelque chose qui la dépassait. Elle essayait de sauver des vies. Je ne veux pas lui chercher d’excuses politiques, parce qu’il n’y en a pas, et que rien ne justifie l’attentat, rien. Mais on ne peut pas se contenter de prendre en compte les conséquences effroyables de son acte. Elle avait ses raisons, qui étaient très fortes pour elle, et ces raisons sont caduques, aujourd’hui — elle a changé de philosophie et la guerre est finie. Aucun d’entre nous ne sait vraiment ce qui s’est passé, et aucun d’entre nous ne peut vraiment savoir pourquoi. Il y a bien plus de choses derrière cet acte, bien plus, que nous ne pouvons le comprendre. Elle a eu tort, bien sûr, elle a commis une faute tragique, abominable. On ne peut pas la défendre. Mais elle ne menace plus personne aujourd’hui. Aujourd’hui c’est une pauvre fille, une épave, un squelette pathétique, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Elle est tranquille, inoffensive. C’est pas une criminelle endurcie, Shelly. C’est une créature brisée, qui a commis un acte terrible et qui le regrette de toute son âme. À quoi bon la livrer à la police ? Bien sûr, il faut servir la justice, mais elle ne présente plus de danger. Inutile que tu t’en mêles. Inutile qu’on appelle la police pour protéger qui que ce soit. Et la vengeance est inutile aussi. La vengeance a eu la main lourde sur elle, crois-moi. Je sais qu’elle est coupable. La question ne se pose pas. La question, c’est que faire à présent. Laisse-la-moi. Je vais m’occuper d’elle. Elle ne fera rien — j’y veillerai. Je veillerai à ce qu’on s’occupe d’elle, qu’on lui vienne en aide. Shelly, laisse-moi une chance de la ramener à la vie humaine — n’appelle pas la police ! »

Mais il savait ce que Shelly penserait : Sheila en a assez fait pour cette famille. Et lui aussi. Cette famille avait de vrais ennuis, aujourd’hui, mais, le docteur Salzman, il ne fallait plus compter sur lui. Il ne s’agissait plus de lifting, à présent. Il y avait eu quatre morts. Qu’elle passe à la chaise électrique ! Oui, le chiffre quatre allait transformer Shelly en citoyen indigné prêt à appuyer sur l’interrupteur. Il irait la dénoncer, parce que c’était une petite salope qui ne méritait rien d’autre.

« La deuxième fois ? Oh, on est allés partout, disait Dawn. La destination n’a pas vraiment d’importance en Europe. Où qu’on aille, tout est beau, on s’est laissé porter. »

Mais la police est déjà au courant. Par Jerry. C’est inévitable. Jerry a déjà appelé le FBI. Jerry. Avoir donné son adresse à Jerry. Avoir parlé à Jerry. Avoir parlé à qui que ce soit, d’ailleurs. Être resté là, si effondré qu’il n’avait pas vu les conséquences de sa révélation ! Être resté là effondré, sans rien faire, à tenir la main de Dawn, à repenser à Atlantic City, au Beau Rivage, à Merry en train de danser avec le maître d’hôtel, sans réfléchir aux conséquences de son discours d’écervelé — où était donc passé son talent d’être le Suédois ? —, s’être laissé partir à la dérive loin des coups de boutoir du monde, s’être laissé aller à rêver, rêver, rêver, sans réaction, pendant qu’en Floride, son frère au sang chaud, qui pense de lui tout le mal possible, qui n’a de frère que le nom, qui lui est hostile depuis la naissance, qui jalouse ses talents, qui lui dispute une impossible perfection, ce frère exaspéré, têtu, sans scrupules, qui ne fait jamais les choses à moitié, et qui ne demanderait pas mieux que de se mesurer avec lui aux yeux du monde entier et qu’on compte les points…

Il l’a dénoncée lui-même. Ce n’est pas son frère, non, ni Shelly Salzman, c’est lui qui a fait le coup. Qu’est-ce que ça m’aurait coûté de me taire ? Qu’est-ce que j’espérais en parlant ? Me soulager ? Soulager ma conscience, comme un môme ? Leur réaction ? Est-ce que je cherchais quelque chose d’aussi dérisoire que leur réaction ? En ouvrant la bouche, il a aggravé la situation au dernier degré. En leur répétant ce que Merry lui avait dit, il a réussi, il l’a livrée à la police pour le meurtre de quatre personnes. Maintenant, il a lui aussi posé sa bombe. Sans le vouloir, sans le savoir, sans même qu’on le harcèle, il a cédé, il a fait ce qu’il devait faire, et qu’il n’aurait jamais dû faire : la livrer.

Pour qu’il se taise, il n’aurait pas fallu qu’il passe une journée pareille — refaire la journée, abolir la journée. Éloignez de moi cette journée ! Voir tant de choses si vite. Lui qui avait toujours su s’occulter stoïquement la réalité, qui a eu des facultés de régularisation si prodigieuses. Mais ces trois crimes de plus l’ont confronté à une réalité impossible à régulariser, même pour lui. Apprendre la nouvelle était déjà assez horrible, mais la répéter lui a fait comprendre à quel point. Un, plus trois. Quatre. Et celle qui lui a dessillé les yeux, c’est Merry. La fille a obligé son père à voir. Peut-être n’a-t-elle jamais voulu faire autre chose. Elle lui a donné la vue, pour qu’il y voie clair sur ce qui jamais ne pourra être régularisé ; pour voir ce qu’on ne voit pas, qu’on ne peut pas voir, qu’on ne veut pas voir, jusqu’à ce que trois s’ajoutent à un pour faire quatre.

Il a vu combien il est invraisemblable que nous descendions les uns des autres, et pourtant c’est ainsi. La naissance, la succession, les générations, l’histoire — invraisemblables au plus haut point.

Il a vu que nous ne descendons pas les uns des autres, ce n’est qu’un effet d’optique.

Il a vu comment les choses se passent, il a vu, au-delà du chiffre quatre, tout ce à quoi on ne peut imposer de limites. L’ordre est infime. Il avait toujours cru que l’ordre était la norme, et le désordre l’exception. C’était tout le contraire. Il s’était édifié son fantasme, Merry a ruiné l’édifice. Ce n’était pas une guerre précise qui la préoccupait, mais c’était bien une guerre tout de même qu’elle avait voulu faire toucher du doigt à l’Amérique, à son propre foyer.

C’est alors qu’ils entendirent son père hurler : « Non ! » Ils entendirent Lou Levov hurler, « Oh, mon Dieu ! Non ! ». Dans la cuisine les petites hurlaient. Le Suédois comprit sur-le-champ ce qui se passait. Merry venait d’apparaître avec son voile sur la figure ! Et de dire à son grand-père que le nombre des victimes s’élevait à quatre ! Elle avait pris le train depuis Newark, et franchi à pied les huit kilomètres qui les séparaient du village. Elle était venue toute seule ! À présent tout le monde était au courant !

L’idée qu’elle longe encore une fois ce tunnel l’avait terrifié pendant tout le dîner ; l’idée qu’elle traverse toute seule, avec ses hardes et ses sandales, cette crasse et ces ténèbres, au milieu des débris humains du tunnel qui savaient qu’elle les aimait ! Mais pendant qu’il était à table, incapable de trouver une solution, elle était loin du tunnel ; tout à coup il voyait la scène — elle était déjà de retour dans la campagne, ici, dans la jolie campagne du comté de Morris, domestiquée au fil des siècles par dix générations d’Américains ; elle était de retour sur les routes accidentées, bordées à cette saison, on était en septembre, par la castillèje aux feuilles rouge et orange flammé, couvertes d’un épais tapis d’aster, de verge d’or et d’ombelle, de toute une moisson miraculeuse de fleurs blanches, bleues, roses et grenat qui endimanchent leurs tiges simples, toutes ces fleurs qu’elle avait appris à identifier et à classer pour son dossier d’éclaireuse, et qu’elle lui avait appris à reconnaître, à lui l’enfant de la ville, lors de leurs promenades. « Tu vois, papa, le petit cran au bout du pétale », la chicorée, la cinq-feuilles, le chardon, les œillets sauvages, l’eupatoire pourprée, les derniers vestiges de la moutarde sauvage qui éclaboussaient les champs de leurs têtes jaunes, le trèfle, l’achillée, les tournesols sauvages, l’alfalfa montée en graines, échappée d’une ferme adjacente et arborant ses simples boutons mauves, le silène enflé, avec ses bouquets de fleurs à pétales blancs, et le petit sac distendu derrière les pétales qu’elle aimait à faire éclater bien fort dans la paume de sa main, le bouillon blanc dressé dont elle cueillait les feuilles veloutées, allongées comme des langues, pour les mettre dans ses espadrilles et, comme les pionniers (au dire de leur professeur d’histoire), s’en faire des semelles intérieures, le coton sauvage, dont elle fendait avec précaution les cosses délicates pour souffler au vent leur duvet soyeux qui portait la graine, et se sentir en harmonie avec la nature, s’imaginer qu’elle était le vent éternel. Indian Brook, le ruisseau indien, bondissait à sa gauche, avec ses retenues qui ménageaient des trous d’eau pour la baignade ; il se jetait dans la vigoureuse rivière à truites où elle allait pêcher avec son père. Indian Brook passait sous la route et, parti de la montagne où il prenait sa source, courait vers l’est. À sa gauche, les queues-de-renards, les érables des marais, toute la flore marécageuse ; à sa droite, les noyers qui, approchant la maturité, allaient dans quelques semaines seulement donner leurs noix dont les coques lui tachaient les doigts de brun lorsqu’elle les ouvrait, et y déposaient leur forte odeur, âcre et plaisante. À sa droite, la cerise noire, les fleurs des champs, les prés fauchés. Là-haut sur les collines, le cornouiller, au-delà, les bois — les érables, les chênes, les acacias, qui s’élançaient droits et touffus. Elle collectionnait leurs cosses, en automne. Elle collectionnait tout, répertoriait tout, lui expliquait tout ; elle examinait avec la loupe de poche qu’il lui avait offerte la moindre araignée-crabe caméléonesque, qu’elle rapportait chez eux, pour la tenir captive un moment dans un bocal humidifié, en la nourrissant de mouches mortes, et qu’elle libérait ensuite en la déposant sur la gerbe d’or ou l’ombelle (« Regarde bien ce qui va se passer, maintenant, papa »), où l’insecte adaptait à nouveau sa couleur pour leurrer sa proie. Elle marchait vers le nord-ouest, vers un horizon qu’animait encore un liséré de lumière ; elle avançait dans l’appel du soir de la grive ; elle longeait ces clôtures blanches qu’elle haïssait, ces fenaisons, ces champs de maïs, ces champs de navets, qu’elle haïssait, ces granges, ces chevaux, ces vaches, ces mares, ces rivières, ces sources, ces cascades, ce cresson, ces osiers (« Les pionniers s’en servaient pour récurer leurs casseroles et leurs marmites, maman »), ces prairies, tous ces hectares de bois qu’elle haïssait, elle remontait du village, elle mettait ses pas dans ceux de son père, du temps qu’il allait, heureux, d’un pied léger, tel Johnny Appleseed, et c’est ainsi qu’aux premières étoiles, elle avait atteint les érables séculaires qu’elle haïssait, et l’imposante demeure de pierre tout empreinte de son être, qu’elle haïssait, la maison où vivait son imposante famille, tout aussi empreinte de son être, qu’elle ne haïssait pas moins.

À cette heure, en cette saison, au sein d’un paysage qu’on associe depuis si longtemps à des idées de consolation, de beauté, de douceur, de plaisir et de paix, l’ex-terroriste était rentrée de Newark, toute seule, pour retrouver tout ce qu’elle haïssait et refusait, elle était revenue à ce monde de cohérence et d’harmonie qu’elle méprisait et que, dans la malfaisance rebelle de sa jeunesse, elle, l’agresseur le plus inattendu, le plus improbable, avait mis à feu et à sang. Elle était rentrée de Newark, et aussitôt, oui, aussitôt, elle avait avoué au père de son père ce que son grandiose idéalisme lui avait dicté.

« Quatre personnes, grand-père », lui avait-elle dit, et son cœur n’avait pas tenu le choc. Déjà le divorce dans une famille… mais le meurtre, et le meurtre de un plus trois ? Le meurtre de quatre personnes ?

« Non ! » avait crié grand-père à cette intruse voilée qui puait les excréments et prétendait être leur Merry bien-aimée, « Non ! » et son cœur avait lâché, son cœur avait cédé, il était mort.

 

Lou Levov avait du sang sur le visage. Debout contre la table de cuisine, il se tenait la tempe, incapable d’articuler un mot, lui, le père jadis si impressionnant, qui avec son mètre soixante-huit était le géant de cette famille d’hommes d’un mètre quatre-vingts. Éclaboussé de sang et, mis à part son bedon, à peine reconnaissable. Son visage était vide de toute expression, on n’y lisait que ses efforts pour ne pas pleurer. S’en empêcher paraissait cependant au-dessus de ses forces. Tout paraissait au-dessus de ses forces. Qu’avait-il jamais réussi à empêcher, d’ailleurs, même s’il semblait avoir attendu ce moment pour admettre que fabriquer un magnifique gant de femme en quart de pointures ne garantit pas qu’on puisse fabriquer une existence qui aille comme un gant à tous ceux qu’on aime ? Tant s’en faut. On croit pouvoir protéger sa famille et on ne peut pas seulement se protéger soi-même. Que restait-il donc de l’homme que rien ne détournait de sa tâche, qui n’oubliait jamais personne dans sa croisade contre le désordre, contre le problème endémique de l’erreur et des lacunes humaines ? Il ne restait plus rien à présent de cet homme énergique et si peu flexible, qui, une petite demi-heure auparavant, tendait le cou pour attirer l’attention de ses alliés même. Le combattant avait essuyé tous les revers possibles. Dans son arsenal, plus le moindre instrument contondant pour assommer les déviances. Ce qui aurait dû être n’existait pas. C’était la déviance qui triomphait. Impossible de l’arrêter. Contre toute attente, ce qui n’aurait pas dû se produire s’était produit, ce qui aurait dû se produire ne s’était pas produit.

Hors service, le vieux système à fabriquer de l’ordre. Ne restait plus que sa peur, son ébahissement, que rien ne dissimulait désormais.

Assise devant une assiette à dessert à moitié vide et un verre de lait qu’elle n’avait pas touché, Jessie Orcutt tenait une fourchette aux pointes rougies de sang. Elle venait de le frapper avec. C’est ce que la petite devant l’évier était en train de leur raconter. Sa camarade s’était enfuie en hurlant, il ne restait donc plus qu’elle dans la cuisine pour leur raconter l’histoire tant bien que mal, entre deux sanglots : comme Mrs Orcutt ne voulait pas manger, Mr Levov avait commencé à lui donner sa tarte lui-même, une fourchettée après l’autre. Il lui expliquait qu’il valait tellement mieux pour elle boire du lait que du scotch, ça valait tellement mieux pour elle, tellement mieux pour son mari, tellement mieux pour ses enfants. Bientôt elle aurait des petits-enfants, et ce serait tellement mieux pour eux aussi. À chaque bouchée qu’elle avalait, il disait : « Jessie bien sage, oui, bonne petite Jessie », et il lui répétait combien ça vaudrait mieux pour tous les gens du monde, y compris Mr Levov et sa femme, que Jessie arrête de boire. Il avait réussi à lui faire manger presque toute sa part de tarte aux fraises et à la rhubarbe quand elle lui avait dit : « C’est moi qui donne à Jessie », et il était si heureux, si content d’elle qu’il lui avait tendu en riant la fourchette, avec laquelle elle avait aussitôt visé l’œil.

À bien y regarder, elle ne l’avait pas manqué de plus d’un centimètre ou deux. « Pas mal, dit Marcia à tous ceux qui se trouvaient dans la cuisine. Pas mal, pour une nana aussi bourrée. » Pendant ce temps, Orcutt, effaré par une scène qui dépassait tout ce que sa femme avait pu inventer jusque-là pour humilier son compagnon adultère et si plein de civisme, qui n’avait plus du tout l’air invincible, ni important à ses propres yeux ou à ceux des autres, qui avait l’air tout aussi bête que le matin où le Suédois l’avait mis le cul par terre lors de leur match amical — Orcutt avait levé sa femme de sa chaise avec tendresse. Elle ne manifestait pas de remords, pas le moindre ; tous ses récepteurs et ses transmetteurs semblaient débranchés, plus la moindre cellule pour lui signaler qu’elle venait de passer une borne essentielle de la vie en société.

« Un verre de moins, et vous seriez aveugle, Lou », dit Marcia au père du Suédois, tandis que sa femme était déjà en train de tamponner les minuscules piqûres de son visage avec une serviette humide. Et puis cette pourfendeuse des mœurs bourgeoises, qui noyait ses formes opulentes dans son cafetan, ne put se retenir. Elle s’affala sur le siège laissé vacant par Jessie, devant le verre de lait plein à ras bord et, le visage dans les mains, elle se mit à rire d’eux tous, qui se bouchaient les yeux pour ne pas voir la précarité de leur système factice, eux les piliers d’une société qui, pour son plus grand bonheur, était en train de faire eau de toutes parts ; elle se mit à rire, ravie, comme au fil de l’Histoire certains semblent toujours l’être, de voir la crue du désordre, mise en joie par la vulnérabilité, la fragilité, l’affaiblissement de ce qu’on tenait pour robuste.

Oui, une brèche avait été ouverte à coups de boutoir dans leurs fortifications, ici même, dans la sécurité d’Old Rimrock, et, maintenant qu’elle était ouverte, il n’y aurait plus moyen de la refermer.

Jamais ils ne s’en remettront. Tout est contre eux, tous les agents, tous les facteurs hostiles à leur mode de vie. Toutes les voix de l’extérieur qui condamnent leur vie sans appel !

Et qu’est-ce qu’on lui reproche, à leur vie ? Qu’on nous dise ce qu’il y a de moins répréhensible que la vie des Levov !