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Rappelons-nous cette énergie. Les Américains étaient maîtres de leur destin, mais aussi de celui de quelque deux cents millions de gens en Italie, en Autriche, en Allemagne et au Japon. Les procès des criminels de guerre lavaient la terre de ses démons une fois pour toutes. La puissance atomique nous appartenait sans partage. Les rationnements prenaient fin, le contrôle des prix était levé ; dans une explosion d’affirmation de leurs droits, les ouvriers de l’automobile, du charbon, des transports, de la sidérurgie, les dockers — des travailleurs par millions — exigeaient un sort meilleur et faisaient grève pour l’obtenir. Et l’on voyait, en train de jouer au softball sur Chancellor Avenue, de s’entraîner au basket sur les cours d’asphalte derrière l’école, tous les garçons rentrés vivants, les voisins, les cousins, les grands frères, leurs poches pleines de la prime de retour à la vie civile, tandis que la loi sur les G.I. les engageait à grimper l’échelle sociale à une allure qu’ils n’auraient jamais rêvée avant guerre. Notre classe débuta le lycée six mois après la reddition inconditionnelle du Japon, lors des plus grands moments d’ivresse collective de l’histoire de l’Amérique. Et cette poussée d’énergie était contagieuse. Autour de nous rien n’était inerte. L’heure n’était plus au sacrifice et à la contrainte. La Dépression était derrière nous. Tout était en mouvement. La chape de plomb avait sauté. Les Américains devaient repartir à zéro, en masse*1, tous ensemble, tous concernés.
Pour le cas où l’issue miraculeuse de cet événement majeur, la remise à zéro du compteur de l’histoire, le fait que les buts de tout un peuple n’étaient plus limités par le passé n’auraient pas suffi à nous exalter, la communauté était unanimement déterminée à nous voir, nous les enfants, échapper à la pauvreté, à l’ignorance, à la maladie, au handicap social et à l’intimidation ; et par-dessus tout à l’insignifiance. Il ne faut pas que vous avortiez de vous-mêmes. Faites quelque chose de votre vie !
Certes, un fond d’anxiété subsistait, on nous faisait sentir chaque jour que les épreuves pouvaient revenir, que seule une diligence de tous les instants pourrait les tenir en échec ; certes, la méfiance à l’égard du monde des Gentils était générale ; depuis la Crise, certaines familles n’avaient pas oublié leur peur de se faire laminer. Mais notre milieu n’était pas englué dans la ténèbre. Il rayonnait d’industrie, au contraire. On y croyait très fort en la vie, et on nous poussait sans relâche à la réussite : nous aurions la part plus belle. Le but était d’avoir un but, l’objectif de s’en trouver un. Cet axiome n’était pas toujours exempt d’hystérie ; l’hystérie des assiégés, de ceux qui ont appris à leurs dépens qu’il suffit de peu d’adversité pour ruiner une vie sans rémission. Pourtant c’était cet axiome, avec sa charge affective due aux incertitudes de nos aînés, à leur conscience de ce qui se liguait contre eux, qui cimentait notre milieu. Nous avions derrière nous la communauté entière pour nous supplier en permanence de ne pas tout gâcher par immodération, de saisir notre chance, d’exploiter nos avantages, de ne pas perdre de vue nos valeurs.
Le décalage entre les générations n’était pas mince, et les sujets de désaccord ne manquaient pas : idées sur le monde auxquelles nos aînés refusaient de renoncer, règles qu’ils vénéraient, et qui nous étaient rendues caduques par le simple passage de deux décennies américaines, incertitudes qui leur appartenaient et qui nous étaient étrangères. Toute la question était de savoir à quel point nous oserions nous émanciper d’eux, et nous la débattions intérieurement, avec ambivalence, jusqu’à l’exaspération. Ce qu’il y avait de plus contraignant dans leur point de vue, certains d’entre nous trouvèrent en effet l’audace de lutter contre ; mais jamais le conflit des générations ne prit le tour qu’il prendrait vingt ans plus tard. Jamais il n’y eut autour de nous un champ de bataille jonché par les victimes de malentendus. On nous dispensait force harangues pour s’assurer de notre obéissance ; la capacité insurrectionnelle de l’adolescence était contenue par un arsenal de prescriptions et d’interdits, de stipulations, de garde-fous qui se révélaient incontournables. Parmi ces garde-fous, notre propre appréciation hautement pragmatique de ce qui était dans notre intérêt ; la rectitude morale universelle de cette époque, dont nous avions tété les tabous avec nos premiers biberons ; sans compter, non négligeable, l’idéologie appliquée du sacrifice parental qui nous vidait de toute tendance à l’insolence et à la rébellion, et nous faisait refouler aux oubliettes presque toute pulsion indécente.
Dans l’ensemble, nous étions loin d’avoir le courage — la folie ? — qu’il aurait fallu pour nous écarter sensiblement du droit chemin, et décevoir les illusions que nos parents entretenaient avec une passion opiniâtre sur notre perfectibilité. Les raisons pour lesquelles ils nous demandaient d’être respectueux des lois, et moralement forts, n’étaient pas des raisons que nous pouvions mépriser en toute conscience ; ainsi cédions-nous un contrôle quasi absolu à ces adultes qui faisaient tout leur possible pour progresser à travers nous. Il se peut que cela ait laissé des cicatrices bénignes, mais on a relevé peu de cas de psychoses, du moins à l’époque. Le poids de toute cette attente ne nous tuait pas toujours, Dieu merci. Certes, il y avait des familles où lâcher un peu la bride n’aurait pas fait de mal, mais, dans la plupart des cas, la friction entre les générations nous donnait tout juste l’impulsion nécessaire pour aller de l’avant.
Ai-je tort de penser qu’il s’agissait pour nous d’une époque bénie ? Il est bien connu que chez les personnes âgées, la nostalgie pare le passé d’un lustre illusoire ; mais, quand je dis que grandir dans la meilleure société de la Florence de la Renaissance devait être de la gnognote comparé à notre enfance embaumée par l’arôme des tonneaux de cornichons Tabachnik, suis-je tout à fait dans l’erreur ? Ai-je tort de penser que même à l’époque, dans l’intensité du présent, la plénitude de la vie nous procurait des émotions extraordinaires ? Nous sommes-nous jamais depuis laissé engloutir dans un tel océan de détails ? Le détail, l’immensité du détail, la force du détail, le poids du détail, la richesse infinie du détail qui vous entoure dans votre jeune vie, comme les six pieds de terre qui seront jetés sur votre tombe quand vous serez mort.
Peut-être que, par définition, le milieu est l’endroit auquel l’enfant accorde spontanément une attention sans partage ; de sorte que le sens de la vie lui parvient sans filtre, écume qui dérive de la surface des choses. Néanmoins, cinquante ans plus tard, je vous le demande, vous êtes-vous jamais immergés aussi complètement que dans ces rues, où chaque groupe d’immeubles, chaque cour, chaque maison, et dans chaque maison le sol, chez chaque ami les murs, les plafonds, les portes et les fenêtres, arrivaient à être si bien différenciés ? Sommes-nous jamais redevenus ces instruments de mesure hypersensibles à la microscopique surface des choses qui nous entouraient, aux degrés infinitésimaux de l’échelle sociale indiqués par le linoléum et la toile cirée, les chandelles de yortsayt et les odeurs de cuisine, les briquets de table Ronson et les stores vénitiens ? Nous savions tout les uns des autres ; qui avait quoi comme casse-croûte, au vestiaire ; qui commandait quoi sur son hot dog chez Syd ; nous connaissions nos particularités physiques, qui marchait sur des œufs, qui avait des seins comme une fille, qui sentait la brillantine, qui postillonnait en parlant ; nous savions qui était agressif, qui gentil, qui futé, qui bêta ; nous savions quelle mère avait l’accent et quel père la moustache ; quelle mère travaillait, quel père était mort ; il nous arrivait même de percevoir obscurément comment les circonstances particulières de l’histoire de chaque famille posaient un problème humain spécifique.
Et, bien entendu, il y avait la turbulence de rigueur, née du besoin, de l’appétit, du fantasme, de l’impatience et de la peur de la disgrâce. Comme on n’avait que l’introspection adolescente pour s’éclairer, dans cette pubescence déchaînée, chacun tentait de réguler la montée de sève tout seul, en secret — dans une ère où la chasteté était encore dominante, véritable cause nationale à laquelle les jeunes étaient censés se rallier au même titre qu’à la liberté et la démocratie.
On s’étonne que tout ce qui était immédiatement visible dans la vie de nos camarades de classe soit resté gravé dans les mémoires. Il y a aussi de quoi s’étonner devant le degré d’émotion que nous éprouvons à nous revoir. Mais, le plus étonnant, c’est que nous atteignons bientôt l’âge qu’avaient nos grands-parents lorsque nous sommes arrivés en première année à l’annexe du lycée, le 1er février 1946. Le plus étonnant, c’est que nous, qui n’avions pas la moindre idée du tour que prendraient les choses, savons exactement aujourd’hui ce qui est arrivé. Les résultats sont tombés pour la promotion de janvier 1950 — les questions alors insolubles ont trouvé leur réponse, l’avenir est révélé — n’est-ce pas cela la surprise ? Avoir vécu — et dans ce pays, de notre temps, dans notre peau. Stupéfiant.
Voici le discours que je ne prononçai pas au quarante-cinquième anniversaire de ma promotion, discours pour moi-même déguisé en discours à leur intention. Je me mis à le composer après les retrouvailles, au lit, dans le noir, pour tenter de comprendre ce qui venait de m’atteindre. Le ton, qui en était trop sérieux pour la salle de bal d’un Country Club et le type de divertissement que les gens étaient venus y chercher, ne me semblait pas déplacé entre trois et six heures du matin, alors que dans mon effervescence j’essayais de comprendre ce qui nous unissait dans cette réunion, l’expérience commune qui nous avait liés dans la jeunesse. Car malgré les degrés de dénuement et d’avantages, malgré un éventail d’angoisses suscitées par une variété de querelles familiales aux nuances singulièrement subtiles, querelles qui, heureusement, promettaient plus de malheur qu’elles n’en donnèrent jamais, un lien puissant nous unissait. Il nous unissait non seulement dans nos origines, mais aussi dans la direction que nous prenions, et la façon de la prendre. Nous avions de nouveaux moyens et de nouvelles fins, de nouvelles allégeances et de nouveaux objectifs, un culot tout neuf — une nouvelle aisance, nous étions moins anxieux devant les frontières étanches que les goys cherchaient à maintenir entre eux et nous. Et de quel contexte ces transformations naissaient-elles — de quel drame historique, joué en toute innocence par ses petits protagonistes dans des salles de classe et des cuisines qui ne correspondaient guère à l’idée qu’on se fait du grand théâtre de la vie ? De quelle collision de facteurs avait pu nous naître cette étincelle ?
J’étais encore éveillé dans mon lit, agité par ces questions et leurs réponses — ou du moins l’ombre floue et insomniaque de ces questions et de leurs réponses — quelque huit heures après être rentré du New Jersey, un dimanche ensoleillé de la fin octobre, où, dans le Country Club d’une banlieue juive, loin de la désespérance qui régnait dans le quartier de notre enfance désormais ravagé par la criminalité et la toxicomanie, s’était tenue la réunion qui, depuis onze heures du matin, avait duré tout l’après-midi dans une folle ambiance. C’était dans une salle de bal à la lisière du parcours de golf qu’avait eu lieu la réception de notre groupe d’adultes vieillissants, eux qui, élèves de Weequahic dans les années trente et quarante, auraient pris le niblick, que les golfeurs appelaient à l’époque la neuf de fer, pour un gros tas de harengs gras. À présent, impossible de m’endormir ; mon dernier souvenir, c’était l’image du voiturier qui avait déposé ma voiture au portique, et celle de la maîtresse des cérémonies, Selma Bresloff, qui m’avait demandé gentiment si je m’étais bien amusé — je lui avais répondu : « C’est comme de retrouver son bataillon après Iwo Jima. »
Sur le coup de trois heures du matin, je sortis de mon lit pour me mettre à mon bureau, la tête toute bourdonnante d’idées en vrac. Je travaillai jusqu’à six heures pour achever le discours rapporté textuellement plus haut. Ce fut seulement après avoir atteint le sommet émotionnel de ma péroraison, en écrivant le mot « stupéfiant », que je pus revenir de la stupéfaction où me plongeait la force de mes propres sentiments et parvenir à prendre à peu près deux heures de sommeil, enfin de sommeil, c’est vite dit, puisque, même à moitié inconscient, j’étais une biographie en mouvement, une mémoire jusqu’à la moelle des os.
Oui, même après une festivité aussi anodine qu’une réunion d’anciens élèves, il n’est pas si facile de revenir illico presto à son existence entre les œillères de la continuité et de la routine. Si j’avais eu trente ou quarante ans, alors, peut-être, la réunion se serait-elle estompée en douceur dans ma mémoire au cours des trois heures de route qu’il m’avait fallu pour rentrer. Mais on ne maîtrise pas si facilement ce genre d’événement à soixante-deux ans, un an seulement après qu’on a été opéré d’un cancer. Au lieu que je me réapproprie mon passé, c’était lui qui s’emparait de mon présent, et, alors même que je croyais échapper au champ magnétique du temps, je fonçais telle une fusée jusque dans son noyau secret.
Pendant des heures nous avions été réunis, à ne rien faire d’autre que nous étreindre, nous embrasser, nous immiscer dans les conversations, rire, nous pencher les uns au-dessus des autres pour nous rappeler tous ces dilemmes et ces désastres finalement sans conséquence aucune, à crier : « Ah tiens, mais c’est Untel ! » « Oh, ça fait longtemps ! » « Tu te souviens de moi ? Moi je me souviens de toi… », à nous demander : « On n’avait pas, une fois… » « C’était toi qui… », à nous intimer l’un à l’autre ces trois mots poignants que j’entendis répéter tout l’après-midi dans le tourbillon de multiples conversations simultanées : « Ne pars pas ! »… Pendant des heures bien sûr nous avions dansé joue contre joue nos danses démodées sur la musique d’un homme-orchestre, un jeune type barbu en smoking avec un bandana rouge autour de la tête, un garçon né deux bonnes décennies après que nous avions quitté l’auditorium de l’école tous ensemble, sur le tempo émouvant, festif et solennel de Iolanthe. Oui, pendant ces quelques heures, la chaîne du temps, cette maudite dérive de la vie qu’on appelle le temps, m’avait semblé aussi facile à saisir que le calibre du doughnut qu’on avale sans réfléchir avec son café du matin. L’homme-orchestre, qui s’accompagnait au synthétiseur en imitant Nat King Cole, Frankie Laine et Sinatra, jouait Mule Train et je me disais : Voici que l’Ange du Temps passe sur nous, et que son haleine nous souffle tout ce que nous avons vécu ; l’Ange du Temps est tout aussi présent dans la salle de bal du Country Club de Cedar Hill que le type qui chante Mule Train comme Frankie Laine. Parfois je me prenais à regarder les autres comme si nous étions encore en 1950 : « 1995 » n’était plus qu’une soirée à thème futuriste, nous étions tous venus pour rire derrière des masques de papier mâché qui nous faisaient la tête que nous pourrions avoir vers la fin du siècle. Le temps de cet après-midi-là était une mystification montée pour le divertissement de notre seul groupe.
À l’intérieur de la chope commémorative offerte à chacun de nous par Selma au moment du départ, il y avait une demi-douzaine de rugelach dans un sachet en papier de soie orangé, soigneusement emballés dans de la cellophane orange et fermé par un ruban à rayures orange et marron, les couleurs de l’école. Don de l’un des membres de notre promotion, devenu boulanger à Teaneck, ces rugelach étaient aussi frais que ceux que je trouvais pour mon goûter au retour de l’école, confectionnés par ma mère, troqueuse de recettes patentée à son club de mah-jong. Cinq minutes après avoir quitté la réunion, j’avais défait le double emballage et mangé les six rugelach, petits escargots de pâte saupoudrée de sucre glace, avec leurs alvéoles doublées de cannelle pleines de mini-raisins de Corinthe et de noix hachées. Je dévorai ces bouchées de pâte si riche (mélange de beurre et de crème surette avec de la vanille, du fromage blanc, du jaune d’œuf et du sucre, dont j’avais aimé la consistance farineuse dès l’enfance), dans l’espoir que mon « Nathan » s’affranchisse de ce dont s’affranchissait, à l’en croire, le « Marcel » de Proust sitôt qu’il reconnaissait la saveur de la petite madeleine : l’appréhension de la mort. « À l’instant même, écrit Proust, j’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. » Alors je mangeai avec avidité, je m’empiffrai, refusant de mettre le moindre frein à cette fringale de graisse saturée, mais sans connaître un seul instant la grâce de Marcel.
Parlons-en de la mort, et du désir — désespéré, on le comprend, chez ceux qui vieillissent — de lui faire échec, de lui résister, de recourir à tous les subterfuges qui permettent d’éviter comme la peste de la voir clairement.
Selon le fascicule qui nous avait été remis à la porte, vingt-six personnes sur les cent soixante-seize de notre promotion vivaient à l’heure actuelle en Floride… c’était bon signe, cela signifiait qu’on en avait six de plus en Floride qu’au cimetière ; or l’un des garçons vivant en Floride (cet après-midi-là je ne fus pas le seul à nommer les hommes « les garçons » et les femmes « les filles » dans ma tête) me dit qu’entre l’aéroport de Newark, où il avait loué une voiture à son arrivée, et la ville de Livingston, il avait dû s’arrêter deux fois dans des stations-service pour demander les clefs des toilettes, tellement il était déglingué par l’émotion. Le type qui me disait ça, c’était Mendy Gurlik, qu’on avait élu plus beau gosse de la promo 1950, un type superbe en effet, à l’époque, avec de larges épaules et de longs cils, le meilleur danseur de jitterbug parmi nous, qui aimait dire à ceux qu’il rencontrait, « En béton, Jackson ! ». Il avait un jour été invité par son frère aîné dans un bordel noir d’Augusta Street, devant lequel traînaient les maquereaux, quasiment la porte à côté du débit de boissons de leur père à Bradford Place ; mais il finit par nous avouer qu’il était resté tout habillé sur une chaise dans le couloir, à attendre en feuilletant vaguement un Mechanix Illustrated trouvé sur un guéridon, pendant que son grand frère « y allait pour de bon ». De toute notre promotion, Mendy était celui qui manifestait le plus d’affinités avec la délinquance. C’était Mendy Gurlik (il se faisait appeler Garr aujourd’hui) qui m’avait emmené au Adams Theater pour entendre Illinois Jacquet, Buddy Johnson et Sarah Vaughan, notre « petite fille de Newark » ; c’était lui encore qui avait pris les billets pour entendre Mr B., Billy Eckstine, en concert à la Mosquée ; lui toujours qui, en 49, nous avait pris des tickets pour l’élection de Miss Amérique Sépia à Laurel Garden. Enfin, c’était Mendy qui, trois ou quatre fois, m’avait emmené à l’enregistrement public de Bill Cook, l’élégant disc-jockey noir qui faisait une émission de nuit sur WAAT, la station du New Jersey. Cette émission, Musical Caravan, je l’écoutais en général dans l’obscurité de ma chambre, le samedi soir. L’indicatif en était Caravan d’Ellington, un air très exotique et très sophistiqué, aux rythmes afro-orientaux, une musique de danse du ventre — rien que pour cet indicatif, ça valait la peine d’allumer la radio ; dans la version du Duke, Caravan me donnait le plaisant frisson du défendu, même lorsque je me trouvais bordé dans les draps fraîchement lavés par ma mère. Ça commmence par des tam-tams, puis on entend se dérouler dans la casbah toutes les volutes du grand trombone fuligineux, et enfin s’insinue la flûte du charmeur de serpents. Mendy appelait ça de la musique bandante.
Pour nous rendre à WAAT et au studio de Bill Cook, nous prenions le 14 qui menait en ville, et quelques minutes après que nous nous étions assis comme des fidèles à l’église sur le rang de sièges qui entouraient sa cabine de verre, Bill Cook lâchait son micro pour nous accueillir. Tandis qu’un disque « ethnique » passait sur la platine pour les auditeurs moins aventureux qui étaient restés au bercail, Cookie serrait cordialement la main aux deux grands chicosses blancs dégingandés, arborant leurs costumes à un bouton de la Boutique Américaine et leur chemise à col large de Custom Shoppe (les vêtements que j’avais sur le dos m’avaient été prêtés pour la soirée par Mendy). « Et qu’est-ce que je vous passe, messieurs ? » nous demandait aimablement Cookie, d’une voix dont Mendy imitait le timbre chaud et suave chaque fois que nous parlions au téléphone. Moi, je demandais des airs mélodieux, « Miss » Dinah Washington, « Miss » Savannah Churchill — très séduisant cette manière chevaleresque et néanmoins salace qu’avait le DJ de les appeler « Miss ». Le goût de Mendy était plus corsé ; ses préférences raciales beaucoup plus affirmées allaient à des musiciens comme Roosevelt Sykes, le pianiste de bastringue canaille, ou Ivory Joe Hunter (« When I lost my bay-bee… I aahll… most lost my mind »), et pour un quartet qu’il semblait éprouver un orgueil excessif à appeler les Ray O Vacs, en mettant l’accent sur la première syllabe exactement comme Melvyn Smith, le jeune Noir de South Side qui faisait les livraisons pour son père après l’école. (C’étaient Mendy et son frère qui les faisaient le samedi.) Un soir, Mendy fut d’ailleurs assez gonflé pour accompagner Melvyn écouter du be-bop live au bar du Lloyd’s Manor, juste au-dessus du bowling, un endroit où peu de Blancs s’aventuraient, sinon les desdémones téméraires des musiciens. C’était Mendy Gurlick qui m’avait pour la première fois emmené à la braderie des disques de Market Street, où on dénichait des affaires dans le bac à dix-neuf cents, et où l’on pouvait écouter son disque en cabine avant de l’acheter. Pendant la guerre, au moment où, pour maintenir le moral des civils, il y avait bal un soir par semaine en juillet-août sur le terrain de sport de Chancellor Avenue, Mendy se frayait passage au milieu de la foule en liesse — des parents du coin, des gosses du lycée, des tout-petits qui veillaient tard, et qui tournaient avec allégresse autour des bases peintes en blanc où nous faisions nos perpétuelles parties de softball estival, et il proposait à qui voulait de lui faire écouter une musique un peu moins conventionnelle que les arrangements inspirés par Glenn Miller et Tommy Dorsey au son desquels presque tous les autres aimaient danser sous les projecteurs pâles, derrière l’école. L’orchestre pouvait jouer n’importe quoi sur le podium chamarré, Mendy passait l’essentiel de la soirée à courir en chantant « Caldonia, Caldonia, qu’est-ce qui fait que ta grosse tête est si dure ? C’est du roc ! ». Il chantait ça, et il braillait, « c’est gratuit », d’un air aussi cinglé que Louis Jordan et ses Tympany Five sur le disque qu’il obligeait tous les Daredevils à écouter chaque fois qu’en veine de révolte adolescente (pour jouer au poker à sept cartes avec mise maximale d’un dollar, examiner pour la millionième fois les dessins dans son carnet de vamps de Tillie the Toiler, et, plus rarement, pour un concours de branlette) nous entrions dans sa chambre-aux-turpitudes parce qu’il était seul chez lui.
Et, là devant moi, j’avais le Mendy de 1995, le garçon de Weequahic le plus affranchi des schémas de l’enfant modèle, celui dont le cynisme pouvait choquer et la déviance audacieuse susciter l’envie, celui dont le flirt avec tout ce qui était « louche » nous charmait autant qu’il nous scandalisait. Il était là, Mendy Gurlik le svelte, le sexy, le siphonné, non pas en prison (où je m’étais dit qu’il finirait sûrement, lui qui nous poussait à nous asseoir en cercle par terre dans sa chambre, quatre ou cinq Daredevils froc baissé pour gagner les deux dollars du pot en étant celui qui « tirerait » le premier). Pas en enfer (où j’étais sûr qu’il serait consigné quand il se serait fait poignarder au Lloyd’s Manor par un type de couleur « défoncé sur son joint », expression d’ailleurs impénétrable pour moi). Tout simplement restaurateur à la retraite — il possédait trois Steak Houses appelées « Garr’s Grill » dans la banlieue de Long Island, un endroit pas plus glauque que ce lieu où se déroulait le quarante-cinquième anniversaire de sa promotion.
« T’as pas à t’en faire, Mend, t’es toujours aussi bien bâti, toujours beau mec. T’es étonnant. Tu es superbe. »
Et c’était vrai ; bien bronzé, élancé, un visage étroit, une allure de joggeur, il portait des bottes en alligator noir et une chemise de soie noire sous une veste de cachemire vert. Seule cette opulente chevelure argentée me sembla un accessoire d’emprunt qui avait dû connaître une vie antérieure au bout de la queue d’un putois.
« Je prends soin de moi — c’est pas le problème. J’ai appelé Mutty. » Marty, dit Mutty Scheffer, le lanceur vedette des Daredevils, l’équipe dont nous faisions partie tous les trois à la ligue de softball du centre sportif, et qui, selon la biographie de notre brochure, était aujourd’hui « Conseiller financier. Trois enfants (36, 34 et 31 ans). Deux petits-enfants (2 et 1 an) » — à ne pas croire quand on se rappelait son visage de bébé et sa timidité paralysante auprès des filles, handicaps qui l’avaient obligé à faire du lancer de pennies la distraction majeure de son adolescence — « J’ai appelé Mutty, reprit Mendy, pour lui dire que s’il s’asseyait pas à côté de moi, je venais pas. J’ai dû me farcir des vrais tueurs dans mon boulot. La mafia, je connais. Mais une journée comme celle-ci, rien à faire depuis le début. Trois fois, je te dis, la Sauterelle, pas deux, j’ai dû arrêter la voiture pour aller chier.
— Eh, après toutes ces années qu’on a passées à s’entourer d’un écran de fumée, ça nous ramène tout d’un coup à l’époque où on était sûrs d’être transparents.
— Ah, tu crois que c’est ça ?
— Peut-être, qui sait ?
— Y en a vingt de morts, dans notre promotion. » Il me montra la dernière page du fascicule intitulée In Memoriam. « Onze types. Et deux des Daredevils, Bert Bergman et Utty Orenstein. » Utty était le compagnon de batterie de Mutty, et Bert jouait deuxième base. « Cancer de la prostate, tous les deux. Et tous les deux — ces trois dernières années. Moi, je me fais analyser le sang. Une analyse tous les six mois depuis que j’ai appris pour Utty. Tu te fais faire le test, toi ?
— Je me le fais faire. » Évidemment ce n’était plus la peine puisque je n’avais plus de prostate.
« Tous les combien ?
— Une fois par an.
— Ça suffit pas. Il faut le faire tous les six mois.
— O.K., je vais le faire.
— Mais tu vas bien, quand même ? me demanda-t-il en me prenant par les épaules.
— Je suis en forme.
— Dis donc, c’est moi qui t’ai appris à te branler, tu te rappelles ?
— Ça c’est vrai, Mendel. Sinon j’aurais bien mis deux ou trois mois avant de trouver tout seul par hasard. C’est toi qui m’as démarré.
— C’est bien moi, dit-il en riant aux éclats, qui ai appris à Zuckerman à se branler. Que la postérité retienne mon nom ! » Et on tomba dans les bras l’un de l’autre, le première base chauve, et le voltigeur de gauche grisonnant du Daredevil Athletic Club dont les rangs s’éclaircissaient. Le torse que je sentais sous ses vêtements attestait à quel point il prenait soin de son corps.
« Et je baise toujours, dit Mendy joyeusement. Cinquante ans plus tard. Record des Daredevils.
— N’en sois pas si sûr, répliquai-je. Demande voir à Mutty.
— J’ai appris que tu avais eu une crise cardiaque ?
— Non, un pontage, il y a des années.
— Un pontage, putain de truc ! Ils te fourrent un tube dans la gorge, hein ?
— C’est ça.
— J’ai vu mon beau-frère avec ce tube. Ça me suffit ! Putain, j’avais carrément pas envie de venir ici aujourd’hui, mais Mutty arrête pas de téléphoner pour me dire : “Si tu crois que tu es éternel”, et moi je lui réponds : “Je le suis, Mutt. J’ai pas le choix !” Et puis je suis assez schmuck pour venir, et le premier truc sur lequel je tombe en ouvrant cette plaquette, c’est les éloges funèbres. »
Lorsque Mendy partit se chercher un verre et trouver Mutty, je regardai son nom dans la plaquette : « Restaurateur à la retraite. Trois enfants (36, 33 et 28 ans). Six petits-enfants (14, 12, 9, 5, 5, et 3 ans). » Je me demandai si ces six petits-enfants, dont ceux qui semblaient jumeaux, étaient la raison pour laquelle Mendy avait si peur de la mort, ou s’il y en avait d’autres, dont son penchant effréné pour les putes et les vêtements au chic tapageur. J’aurais dû lui poser la question.
J’aurais dû demander bien des choses aux gens, cet après-midi-là. Mais par la suite, tout en regrettant de ne pas l’avoir fait, je compris que même si j’avais obtenu des réponses à mes questions commençant par « Et qu’est-ce qu’il est devenu, Untel…? » cela ne m’aurait pas expliqué le sentiment que j’avais de voir les choses qui sont derrière les choses. Quand l’une des filles avait dit au photographe, à l’instant où il allait appuyer sur le déclencheur : « Faites bien attention à ne pas prendre les rides, hein ! » il m’avait suffi de rire avec les autres de ce trait d’esprit fort à propos, pour saisir que la Destinée, qui est la plus ancienne énigme du monde civilisé — et qui fut notre premier sujet de rédaction quand nous débutions la mythologie grecque et romaine (j’avais écrit : « Le Destin est représenté par trois déesses, les Parques, qui s’appellent Clotho, la fileuse, Lachésis, qui détermine la longueur du fil de la vie, et Atropos, qui le coupe ») —, la Destinée, donc, était devenue parfaitement lisible tandis que tout ce qui relevait du banal, comme de poser pour la photo au troisième rang, un bras passé autour de l’épaule de Marshall Goldstein (deux enfants, 39 et 37 ans ; deux petits-enfants, 8 et 6 ans) et l’autre autour de Stanley Wernikoff (deux enfants, 39 et 38 ans ; trois petits-enfants, 5, 2 ans et 8 mois) était devenu inexplicable.
Un jeune étudiant en cinéma de l’université de New York, Jordan Wasser, petit-fils du fullback Milton Wasserberger, accompagnait son grand-père. Il voulait en effet tourner un documentaire sur notre réunion pour l’un de ses cours ; de temps en temps, alors que je me baladais de groupe en groupe pour enregistrer l’événement à ma propre manière surannée, j’entendais Jordan interviewer quelqu’un devant sa caméra. « Des écoles comme la nôtre, il y en avait pas deux, lui disait Marilyn Koplik, soixante-trois ans. Les élèves étaient formidables, on avait de bons profs, le pire crime qu’on ait pu commettre, c’était de mâcher du chewing-gum… » « C’était la meilleure école du coin, concluait George Kirschenbaum, soixante-trois ans, les meilleurs professeurs, les meilleurs élèves… » « Toutes choses égales, ajoutait Leon Gutman, soixante-trois ans, c’est le groupe de gens les plus intelligents avec lequel j’aie jamais travaillé… » « C’était pas pareil, l’école, à l’époque », disait Rona Siegler, soixante-trois ans, et à la question suivante, elle répondit en riant d’un rire sans joie : « 1950 ? Mais c’était hier, Jordan. »
« Quand les gens me demandent si j’étais en classe avec toi, je leur dis toujours que tu m’as fait cette dissertation pour le cours de Wallach, sur la Conquête du courage, me disait un type. — Moi ? Sûrement pas. — Oh si. — Qu’est-ce que j’aurais pu savoir de ce bouquin, je ne l’ai lu qu’en fac ? — Pas du tout. Tu m’as fait ma dissertation. J’ai eu dix-huit. Je l’avais rendue avec une semaine de retard et Wallach m’a dit qu’il ne regrettait pas d’avoir attendu. »
La personne qui me disait cela était un petit homme sévère, avec une courte barbe soignée, une affreuse cicatrice au-dessus d’un œil, et un sonotone à chaque oreille ; il comptait parmi les rares personnes vues cet après-midi-là sur lesquelles le temps avait eu la main particulièrement lourde. Sur lui, le temps avait fait des heures supplémentaires. Il boitait, s’appuyait sur une canne en me parlant, respirait péniblement. Je ne le reconnaissais pas ; j’avais beau le regarder sous le nez et lire sur son badge qu’il s’appelait Ira Posner, ça ne me disait rien. Qui était cet Ira Posner ? Pourquoi lui aurais-je rendu service, surtout si je n’étais pas en mesure de le faire ? Est-ce que je lui aurais rédigé sa dissertation sans me donner la peine de lire le livre ? « Ton père a beaucoup compté pour moi, reprit-il. — Ah bon ? — Le peu de temps que j’ai passé auprès de lui dans ma vie, il m’a donné une meilleure opinion de moi-même que mon propre père, avec qui je vivais. — Je ne savais pas. — Mon père a été une présence très marginale dans ma vie. — Qu’est-ce qu’il faisait, rappelle-moi. — Il récurait les planchers. Il a passé sa vie à récurer les planchers. Ton père à toi te poussait toujours à avoir les meilleures notes. L’idée de mon père, pour m’établir dans les affaires, c’était de m’acheter un nécessaire à cirer histoire que je puisse cirer les pompes devant les kiosques à journaux pour vingt-cinq cents. C’est ce qu’il m’a acheté quand je suis sorti du lycée. Quel connard ! J’ai vraiment souffert dans cette famille. Des arriérés, tous. J’ai vécu dans l’obscurantisme, avec ces gens. Quand on a un père qui vous ignore complètement, Nathan, on devient susceptible. J’avais un frère qu’il nous a fallu placer dans une institution. Tu le savais pas, ça. Personne le savait. On n’avait même pas le droit de prononcer son nom. Eddie, il s’appelait. Il avait quatre ans de plus que moi. Il entrait dans des colères noires et il se mordait les mains jusqu’au sang. Il hurlait comme un coyote jusqu’à ce que mes parents le calment. Au lycée, à la rubrique frères et sœurs, j’écrivais Néant. Pendant que j’étais en faculté, mes parents ont signé une décharge à l’asile, et là-bas ils lui ont fait une lobotomie, à Eddie ; il est tombé dans le coma et il est mort. Tu te rends compte ? Et mon père qui me dit de cirer les chaussures sur Market Street, devant le palais de justice ! Tu parles d’un conseil paternel. — Et qu’est-ce que tu as fait à la place ? — Psychiatre. C’est ton père qui m’en a donné l’idée. Il était médecin. — Pas tout à fait. Il portait une blouse blanche, mais il était pédicure. — Chaque fois que je venais chez toi avec les copains, ta mère sortait une coupe de fruits, et ton père me disait toujours : “Qu’est-ce que tu penses de ce problème, Ira ? Quel est ton avis sur la question ?” Il y avait des pêches, des prunes, des nectarines, des raisins. J’avais même jamais vu une pomme, moi, à la maison. Ma mère a quatre-vingt-dix-sept ans. Je l’ai mise à l’hospice, à présent. Elle passe ses journées à pleurer dans son fauteuil, mais honnêtement, je la crois pas plus déprimée que quand j’étais gosse. Je présume que ton père est mort. — Oui. Et le tien ? — Mon père n’avait qu’une hâte, c’était de mourir. L’échec de sa vie lui a porté au cerveau très grièvement. » Avec ça, je ne voyais toujours pas qui était Ira ni de quoi il parlait, parce que, malgré tous les souvenirs qui me revenaient ce jour-là, il y avait une quantité encore bien plus grande de choses tombées dans l’oubli, et qui auraient tout aussi bien pu ne jamais s’être passées, quand bien même j’aurais eu un régiment d’Ira Posner en face de moi pour m’affirmer le contraire. Pour ce qui m’en restait, lorsque Ira Posner se trouvait chez moi, encouragé par mon père, j’aurais pu ne pas être né. J’aurais beau faire, impossible de me rappeler mon père demandant à Ira ce qu’il pensait de ceci ou de cela pendant qu’il mangeait nos fruits. Cela faisait partie des choses qui vous sont arrachées, et qui sombrent dans l’oubli simplement parce qu’elles ne comptaient pas assez pour qu’on s’en souvienne. Et, pourtant, ce qui m’avait échappé avait pris racine en Ira et changé sa vie.
Cette confrontation suffirait à montrer pourquoi nous traversons la vie avec le sentiment omniprésent que tout le monde se trompe sauf nous. Et dans la mesure où nous oublions les choses parce qu’elles ne comptent pas assez pour nous, mais aussi parce qu’elles comptent trop, dans la mesure où chacun se souvient et oublie selon des circonvolutions dont le labyrinthe nous identifierait aussi sûrement que des empreintes digitales, il n’est guère étonnant que les bribes de réalité que tel chérit comme la trame de sa biographie, tel autre qui, mettons, aura dîné dix mille fois à la même table de cuisine, les considère comme un voyage en Grande Mythomanie. Mais il faut bien dire que personne n’investit cinquante dollars dans une réunion d’anciens élèves pour venir contester la version de son petit camarade ; la chose fondamentale, le suprême délice de cet après-midi-là, c’est tout simplement de constater qu’on ne figure pas encore à la rubrique In Memoriam.
« Il est mort depuis quand, ton père ? me demanda Ira. — Depuis 1969. Ça fait vingt-six ans. Bien longtemps. — Longtemps pour qui ? Pour lui ? Ça m’étonnerait. Pour les morts, me dit Ira, c’est une goutte d’eau dans la mer. » C’est alors que, dans mon dos, j’entendis Mendy Gurlik demander à quelqu’un : « Tu te branlais en pensant à qui, toi ? — À Lorraine, répondit son interlocuteur. — Bien sûr. Tout le monde. Moi aussi. Et qui d’autre ? — À Diane. — C’est vrai. Diane. Tout à fait. Et qui encore ? — À Selma. — Selma ? Ah, ça j’aurais pas cru, dit Mendy, là tu m’étonnes. Non, moi j’ai jamais eu envie de baiser Selma. Trop petite. Moi j’ai toujours aimé les majorettes. Je les regardais s’entraîner sur le terrain, le soir après l’école, et puis je rentrais me taper une queue. C’était cette tartine de fond de teint. Ce fond de teint café au lait, qu’elles se passaient sur les jambes. Ça me rendait dingue. T’as remarqué un truc ? Dans l’ensemble les gars sont pas trop amochés, il y en a pas mal qui s’en tirent. Mais alors les filles… un quarante-cinquième anniversaire de promo, c’est pas là qu’il faut venir chercher la chatte. — Tu as raison, tu as raison », lui dit son interlocuteur qui parlait à voix basse et ne semblait pas avoir adopté en la circonstance la nostalgie licencieuse de Mendy. « Le temps n’a pas épargné les femmes. — Tu sais qui est mort ? Bert et Utty. Cancer de la prostate. Ça a gagné la colonne, ça s’est étendu, ça les a bouffés, tous les deux. Dieu merci, moi je me fais analyser. Tu te fais faire le test ? — Quel test ? demanda l’autre. — Merde, tu te fais pas faire les analyses ? — Écoute ça, la Sauterelle, me dit Mendy en m’enlevant à Ira, Meisner se fait pas analyser. »
Il y avait eu Meisner père, Abe Meisner, un petit bonhomme moricaud et trapu, la tête en avant. Il possédait la Teinturerie Meisner « Nettoyage à sec en cinq heures », sise sur Chancellor Avenue, entre la cordonnerie (où l’on entendait la radio italienne pendant qu’on attendait sur le tabouret, derrière les portes de saloon, que Ralph ait réparé nos talons) et l’institut de beauté Roline, d’où ma mère avait un jour rapporté un exemplaire de Silver Screen avec cet article qui m’avait sidéré, « George Raft est un homme solitaire ». Mrs Meisner, une petite femme indestructible, les pieds sur terre comme son mari, travaillait avec lui à la boutique ; une année, à l’instar de ma mère, elle vendit également des bons de guerre et des timbres dans une guérite sur Chancellor Avenue. Alan, leur fils, était à l’école avec moi depuis la maternelle, et il avait sauté les mêmes classes que moi dans le primaire. Notre professeur nous bouclait dans la même salle, lui et moi, comme si nous étions Lubitsch et Billy Wilder, et il nous disait de composer quelque chose chaque fois qu’il y avait besoin d’une pièce de théâtre pour une veille de sortie des classes. Deux saisons de suite, après la guerre — miracle ! — Mr Meisner obtint d’être le teinturier des Newark Bears, pour l’équipe des espoirs ; si bien qu’un jour d’été, un grand jour on peut le dire, je fus embauché par Alan pour l’aider à livrer les uniformes lavés de frais des Bears, en prenant trois bus jusqu’au Club-house du Ruppert Stadium, tout au bout de Wilson Avenue.
« Bon Dieu, Alan, tu es tout le portrait de ton vieux ! — Tu voudrais pas que je sois le portrait du vieux d’un autre ! » répliqua-t-il en prenant mon visage dans ses mains pour me donner un baiser. « Al, dit Mendy, raconte à notre Sauterelle ce que t’as entendu Schrimmer dire à sa femme. Schrimmer s’est pris une nouvelle femme. Un mètre quatre-vingt-deux. Il y a trois ans, il va chez le psychiatre. Il était déprimé. Le psychiatre lui demande : “À quoi pensez-vous quand vous imaginez le corps de votre femme ?” et Schrim répond : “Je me dis que je devrais me couper la gorge.” C’est comme ça qu’il divorce et qu’il épouse sa shiksè de secrétaire. Un mètre quatre-vingt-deux. Trente-cinq ans. Des jambes jusqu’au plafond. Al, raconte-lui ce qu’elle a dit, la langer loksh. — Elle demande à Schrim », commença Alan, tandis qu’on rigolait déjà tous les deux, en se serrant par nos biceps atrophiés, « elle a dit, “Mais pourquoi on les appelle tous Mutty et Utty, Dutty et Tutty ; puisqu’il s’appelle Charles, pourquoi vous l’appelez Tutty ? — J’aurais pas dû t’amener, répond Schrim, je le savais bien. Je peux pas t’expliquer. Y a pas d’explication. C’est comme ça, c’est tout.” »
Et que faisait Alan, à présent ? Lui qui avait été élevé par un teinturier, qui avait travaillé pour un teinturier après l’école, qui était le portrait craché d’un teinturier, eh bien, il était juge au tribunal de grande instance de Pasadena. Dans la boutique de son père, qui était grande comme un mouchoir de poche, il y avait une rotogravure de Franklin Roosevelt encadrée au mur, au-dessus de la presse, à côté d’une photo dédicacée du maire Meyer Ellenstein. Ces photographies me revinrent en mémoire lorsque Alan me dit qu’il avait été deux fois membre des délégations républicaines à la convention présidentielle. Mendy demanda à Al s’il pouvait lui avoir des billets pour le Rose Bowl. Alan Meisner, avec qui j’allais à Brooklyn voir les doubles séries des Dodgers l’année où Jackie Robinson perça ; avec qui je me mettais en route à huit heures du matin pour attendre le bus à notre coin de rue, aller jusqu’à Penn Station, prendre le train pour New York, puis de là le métro pour Brooklyn ; et tout ça pour arriver à Ebbets Field et manger nos sandwiches avant que l’entraînement à la batte commence ; Alan Meisner qui, dès que le match commençait, nous rendait tous dingues à nous annoncer d’une voix monocorde tous les scores des doubles séries — ce même Alan Meisner sortit un agenda de sa veste et inscrivit soigneusement le pense-bête que je lus par-dessus son épaule : « Envoyer tickets pour le R.B. à Mendy G. »
Insignifiant ? Anodin ? Négligeable, à votre avis ? Tout dépend de l’endroit où vous avez grandi et de la façon dont la vie s’est ouverte à vous. On ne peut pas dire qu’Alan Meisner était parti de rien. Mais tout de même, qui l’avait vu gamin, petit crétin jappant béatement sur son siège toute la durée du match à Ebbets Field ; qui l’avait vu livrer les vêtements nettoyés dans le quartier, les fins d’après-midi d’hiver, sans rien sur la tête, avec son petit spencer couvert de neige, ne lui aurait pas nécessairement promis un avenir aussi prestigieux que le Tournoi des Roses.
Ce fut seulement après que le poulet fut suivi d’un strudel puis d’un café (et avec tous ces gens qui n’arrivaient pas à rester assis à la même place pour manger, le déjeuner avait pris presque tout l’après-midi) ; après que les enfants de Maple Avenue furent montés sur scène chanter la chanson de leur école ; après que, chacun à son tour, les condisciples eurent pris le micro pour dire : « La vie a été formidable », ou bien, « Je suis fier de vous tous » ; après que les gens eurent fini de se taper sur l’épaule et de se tomber dans les bras ; après que les dix membres du comité qui avaient organisé les réjouissances eurent investi la piste en se tenant par la main tandis que l’homme-orchestre jouait le thème de Bob Hope Thanks for the memory, que nous eûmes applaudi pour les remercier du mal qu’ils s’étaient donné ; après que Marvin Lieb, dont le père avait vendu sa Pontiac au mien et nous offrait toujours un gros cigare à chacun quand nous venions chercher Marvin, après que Marvin, donc, m’eut raconté ses déboires avec ses deux pensions alimentaires : « On réfléchit plus avant de pisser que moi avant de me marier » ; après que Julius Pincus, qui avait toujours été un gars adorable et qui, aujourd’hui, à cause d’un tremblement dû à la cyclosporine nécessaire à la bonne tenue de sa greffe, avait dû abandonner son métier d’optométriste, m’eut raconté avec chagrin à quoi il devait son rein (« Si une petite gamine de quatorze ans n’était pas morte d’une hémorragie cérébrale en octobre dernier, je serais pas là aujourd’hui ») ; après que la longue et jeune épouse de Schrimmer m’eut demandé : « Vous qui êtes l’écrivain de la promotion, vous pourrez peut-être m’expliquer pourquoi on les appelle tous Utty, Dutty, Mutty et Tutty ? » ; après que j’eus choqué Shelly Minskoff, un autre Daredevil, en acquiesçant à sa question : « C’est vrai ce que t’as dit au micro ? T’as pas d’enfants ni rien ? » ; après que Shelly prit ma main dans la sienne pour me dire, « Mon pauvre vieux » ; oui, ce fut alors seulement que je découvris Jerry Levov, qui, arrivé en retard, était parmi nous.
1. Les mots ou phrases en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.