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Elle était désormais jaïn. Son père ignorait ce que cela signifiait jusqu’à ce qu’elle lui expliquât patiemment, de son débit fluide et psalmodiant, de cette voix sans aspérités qu’elle aurait eue à la maison si elle avait pu surmonter son bégaiement sous la tutelle parentale. Les jaïns étaient une secte indienne relativement restreinte, soit, c’était un fait. Quant à savoir si les pratiques de Merry étaient typiques ou relevaient de l’initiative personnelle, il n’en était pas certain, même si elle lui soutenait que le moindre de ses actes était une expression de ses convictions religieuses. Elle portait le voile pour ne pas nuire aux organismes microscopiques qui habitent l’air qu’on respire. Elle ne se baignait pas parce qu’elle révérait toute forme de vie, y compris la vermine. Elle ne se lavait pas pour ne pas blesser l’eau. Elle ne marchait plus après la tombée du jour, même dans sa chambre, de peur d’écraser sous ses pieds un être vivant. Il y a des âmes emprisonnées dans toute forme de matière, lui expliqua-t-elle. Plus humble est la forme de vie, plus grande la douleur de l’âme qui y est emprisonnée. La seule façon de se libérer de la matière et de parvenir à « une forme de béatitude autonome pour l’éternité », c’était de devenir ce qu’elle nommait avec vénération une « âme parachevée ». On atteint cette perfection uniquement par les rigueurs de l’ascétisme, l’abnégation et la doctrine de l’ahimsa, la non-violence.

Les cinq vœux qu’elle avait faits, dactylographiés sur des fiches cartonnées, étaient scotchés au mur, au-dessus d’un étroit matelas de caoutchouc mousse crasseux à même le plancher qu’elle ne balayait pas. C’était là qu’elle dormait et, dans la mesure où il n’y avait rien d’autre dans la chambre que ce matelas dans un coin et un tas de loques, ses vêtements, dans l’autre, c’était sans doute là qu’elle s’asseyait pour manger ce qui lui tenait lieu de nourriture, et qui devait être bien symbolique à en juger par sa mine. À la regarder, on n’aurait guère imaginé qu’elle vivait à cinquante minutes d’Old Rimrock, mais bien plutôt à cinquante minutes de Delhi ou Calcutta, famélique non comme le brahmane purifié par ses pratiques ascétiques, mais comme le paria des castes inférieures qui traîne sa misère sur ses jambes émaciées d’intouchable.

La chambre était minuscule à vous rendre claustrophobe, plus petite encore que la cellule de la maison de correction où, les nuits d’insomnie, il se figurait aller lui rendre visite lorsqu’on l’aurait appréhendée. Pour arriver jusqu’à son logis, ils avaient quitté la clinique vétérinaire en direction de la gare, puis tourné vers l’ouest en traversant un tunnel qui menait sur McCarter Highway ; un souterrain qui ne devait pas faire plus de cinquante mètres de longueur, mais où les conducteurs bloquaient sans doute instinctivement l’ouverture des portières. Le plafond n’était pas éclairé et les couloirs pour piétons étaient jonchés de meubles cassés, de canettes de bière, de bouteilles, de tas d’objets impossibles à identifier. On marchait sur des plaques d’immatriculation. Ce tunnel n’avait pas dû être nettoyé depuis dix ans — à supposer qu’il l’ait jamais été. À chaque pas il entendait crisser des bris de verre sous ses pieds. Il y avait un tabouret de bar en plein milieu du couloir piéton. Comment était-il arrivé là ? Qui l’y avait mis ? Un pantalon d’homme aux jambes tortillées. Infect. À qui appartenait-il ? Qu’était devenu son propriétaire ? Le Suédois n’aurait pas été autrement surpris de découvrir un bras ou une jambe. Un sac-poubelle bloquait le passage. Il était en plastique noir, fermé par un nœud. Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Il était assez grand pour contenir un corps. Des corps, il y en avait d’ailleurs, mais vivants, les corps de ceux qui allaient et venaient dans la fange, créatures patibulaires retournées aux ténèbres. Et au-dessus des poutres noircies, on entendait le roulement d’un train ; à circuler sous leurs roues, on entendait le roulement des trains qui entraient en gare. Cinq, six cents trains par jour qui vous roulaient sur la tête.

Pour se rendre à l’adresse de Merry, à deux pas de McCarter Highway, il fallait donc prendre un des souterrains les plus dangereux de Newark et, à vrai dire, du monde.

Ils se déplacèrent à pied parce qu’elle n’avait pas voulu monter dans sa voiture : « Je ne prends plus les véhicules à moteur, papa, je marche. » Si bien qu’il avait laissé sa voiture sur Railroad Avenue, histoire de tenter les voleurs, et qu’il marcha à ses côtés dix minutes pour gagner son logis. Il se serait mis à pleurer au bout de dix pas s’il avait cessé de se réciter : « C’est la vie. C’est notre vie ! Je ne peux pas la quitter », s’il n’avait pas pris la main de sa fille dans la sienne en traversant cet horrible tunnel, pour garder en mémoire : « C’est sa main. C’est la main de Merry. Il n’y a que cela qui compte. » ll en aurait eu les larmes aux yeux, parce que quand elle avait six ou sept ans, elle adorait jouer aux Marines et lui brailler des ordres ou lui demander d’en brailler lui-même. « Aaarde à vous, fixe ! Repos. » Elle adorait marcher au pas avec lui. « En avant, marche. À gauche, marche. Diagonale droite, marche ! » Elle adorait faire la gym des Marines avec lui. Elle adorait dire : « Allez, les gars, sur le pont ! » Elle adorait appeler le sol le pont, leur salle de bains les bouteilles, son lit la paillasse, et la cuisine de Dawn le « rata » ; mais ce qu’elle aimait surtout, c’était marquer la cadence de Parris Island ; montée sur ses épaules, elle traversait le pré avec lui pour aller chercher les vaches de maman. « Et… auche droite, auche, droite, auche, droite, droite, auche. » Et sans bégayer. Lorsqu’ils jouaient aux Marines elle n’achoppait jamais sur le moindre mot.

Sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée d’une maison qui, cent ans auparavant, était peut-être une pension, et même une pension tout à fait honnête, respectable, en grès jusqu’à l’étage noble, puis en brique bien nette au-dessus, avec un escalier de brique à rampe de fonte curviligne pour mener à la porte à double battant. Mais cette vieille pension n’était plus qu’une épave échouée sur une rue étroite où il ne restait que deux autres maisons. Fait incroyable, deux platanes du Newark d’antan avaient survécu, eux aussi. La maison était nichée entre des hangars désaffectés et des parkings envahis par les broussailles, où des pièces de métal rouillé et des débris de moteur émergeaient çà et là parmi les herbes folles.

Au-dessus de la porte de la maison, le fronton avait disparu, on l’avait arraché. Les corniches aussi avaient été retirées, volées avec soin et emportées pour être vendues à New York chez les antiquaires. Partout à Newark, les immeubles les plus anciens étaient veufs de leurs corniches ornementales qui montaient jusqu’au troisième étage, et qu’on volait en plein jour avec une cueilleuse à cerises — du matériel valant cent mille dollars. Mais le flic dort, ou bien il est vendu, et qui irait s’amuser à arrêter le gars, de quelque agence qu’il soit, armé d’une cueilleuse à cerises, et qui se fait un peu de tune au noir. Volé aussi, le bas-relief représentant des dindes qui ornait le pourtour du marché du terroir de l’Essex, à l’angle de Washington et Linden Street, ce bas-relief avec des dindes en céramique et des cornes d’abondance énormes débordant de fruits. Le bâtiment avait pris feu, et, le lendemain matin, la frise avait disparu. Quant aux grandes églises noires (l’église baptiste de Bethany une fois fermée, ses vitraux condamnés par des planches, avait été pillée, rasée au bulldozer ; l’église presbytérienne de Wycliffe avait été désastreusement éventrée par un incendie), leurs corniches avaient été volées. Volés aussi les tuyaux d’écoulement en aluminium, et ça dans des immeubles occupés, encore debout. Égouts, conduites, gouttières — volés. Tout ce sur quoi on pouvait faire main basse, on le prenait. Les tubes de cuivre, dans les usines condamnées, allez, on les arrachait pour les revendre. Dès qu’il n’y avait plus de fenêtres quelque part, dès que des planches étaient clouées, c’était comme si on avait dit aux gens : « Allez, venez, faut dépouiller tout ce qui reste, le voler, le revendre. » Tout ce qui pouvait se dépouiller, c’était la chaîne alimentaire. On passait devant une maison où il y avait un écriteau « à vendre », il n’y avait plus rien, il n’y avait plus rien à vendre. Tout avait été volé par des bandes en voiture, par des types qui écumaient la ville avec des caddies de supermarché et par des voleurs en solo. Les gens étaient aux abois, ils prenaient n’importe quoi. Ils partaient « faire les poubelles » comme le requin part en chasse.

« S’il reste une brique sur une autre, ils se mettent en tête que le ciment pourrait peut-être servir à quelque chose, lui criait son père, alors ils dégagent les briques pour le récupérer. Ben voyons, le ciment ! Seymour, c’est plus une ville, cette ville, c’est une carcasse ! Tire-toi ! »

La rue qu’habitait Merry était pavée de brique. Il ne restait sûrement pas plus d’une douzaine de ces rues de brique intactes dans toute la ville. La dernière rue pavée, une jolie rue pavée à l’ancienne, avait été volée à peu près trois semaines après les émeutes. Dans les décombres qui sentaient encore la fumée, là où les dégâts avaient été les plus sévères, un promoteur de banlieue était arrivé avec son équipe sur le coup d’une heure du matin, trois camions, une vingtaine d’hommes qui se déplaçaient sans bruit, et en l’espace d’une nuit, sans le moindre flic pour les déranger, ils avaient extrait les pavés de la petite rue étroite qui coupait celle de Newark Maid en diagonale, et ils avaient embarqué tous les pavés. Le lendemain matin, lorsque le Suédois était arrivé à son travail, la chaussée s’était volatilisée.

« Quoi, ils en sont à faucher les rues, maintenant ? lui avait demandé son père. Newark arrive même plus à garder ses rues ? Mais bon Dieu, Seymour, fous le camp ! » Son père avait pris la voix de la raison.

La rue de Merry ne mesurait qu’une cinquantaine de mètres, coincée qu’elle était entre McCarter Highway, où comme il se doit la circulation des poids lourds tonnait nuit et jour, et les ruines de Mulberry Street. Mulberry Street, le Suédois la revoyait du temps que c’était un bidonville chinois, dans les années trente, lorsque les Levov de Newark au complet, papa, maman, Seymour et Jerry, grimpaient à la queue leu leu l’étroit escalier d’un restaurant familial pour manger du chow-mein le dimanche soir, et qu’ensuite, lorsqu’ils rentraient à Keer Avenue, le père racontait à ses fils d’invraisemblables histoires sur les guerres des sociétés secrètes chinoises, autrefois.

Autrefois. Des histoires d’autrefois. Il n’y en avait plus, des histoires d’autrefois. Il n’y avait plus rien. Il y avait un matelas, décoloré, trempé par les intempéries, affalé contre un poteau comme un ivrogne de dessin animé. Le poteau tenait encore un panneau indiquant le carrefour. Et voilà tout. Par-dessus le toit de sa maison, il voyait se profiler le Newark commercial, à moins d’un kilomètre, et ces trois mots familiers, les plus réconfortants, les plus rassurants de la langue anglaise, ces mots qui retombaient en cascade au flanc de la falaise élégamment ornée, jadis point de mire d’un centre-ville animé, au niveau du dixième étage, en lettres énormes, d’un blanc cru, ces mots qui annonçaient la confiance fiscale, la permanence des institutions, le progrès civique, les perspectives d’avenir, la fierté, ces lettres indestructibles que l’on pouvait lire depuis son fauteuil d’avion si l’on descendait du Nord vers l’aéroport international : FIRST FIDELITY BANK — Première Banque de la Fidélité.

Voilà tout ce qui restait, ce mensonge. Première ! C’est dernière qu’il aurait fallu dire ! DERNIÈRE BANQUE DE LA FIDÉLITÉ . Depuis le niveau du sol, où sa fille vivait désormais à l’angle de Columbia et Green Street, et dans des conditions pires que celles qu’avaient connues ses arrière-grands-parents fraîchement débarqués, dans leur maison de rapport de Prince Street, depuis le niveau du sol, donc, on voyait une enseigne lumineuse gigantesque, visant à dissimuler la vérité. Une enseigne à laquelle seul un fou aurait pu croire. Une enseigne de conte de fées.

Trois générations. Toutes en ascension sociale. Le travail, l’épargne, la réussite. Trois générations en extase devant l’Amérique. Trois générations pour se fondre dans un peuple. Et maintenant, avec la quatrième, anéantissement des espoirs. Vandalisation totale de leur monde.

Sa chambre n’avait pas de fenêtre, mais seulement une imposte donnant sur le hall sans lumière, urinoir de sept mètres de long dont il avait eu envie de défoncer à coups de poing les murs de plâtre décrépits dès l’instant qu’il était entré dans la maison et qu’il avait senti l’odeur. Le hall donnait sur la rue par une porte qui n’avait plus ni verrou ni poignée, et dont les battants avaient perdu leurs vitres. Il ne voyait aucun robinet ni aucun radiateur dans sa chambre. Il ne voulait pas imaginer à quoi ressemblaient les toilettes ni où elles se trouvaient — qui sait si elle ne faisait pas ses besoins dans le couloir, comme les clochards qui entraient et sortaient en venant du périphérique ou de Mulberry Street. Elle aurait vécu dans de meilleures conditions, de bien meilleures conditions, si elle avait fait partie du bétail de Dawn, car elle aurait eu une cabane où s’abriter pendant les pires intempéries, la carcasse de ses congénères pour lui tenir chaud, et une robe de poils rustiques en hiver ; et sa mère, même les jours d’hiver glacés, même sous la neige fondue, se levait le matin avant six heures pour leur porter des bottes de foin à manger. Il pensa au bétail, qui n’était pas malheureux du tout, même l’hiver, et il pensa aux deux bêtes qu’ils appelaient les « misérables », Comte, le géant à la retraite de Dawn, et Sally, la vieille jument, dont l’âge correspondait à peu près à soixante-dix ou quinze ans chez les humains, qui s’étaient rencontrés au soir de leur vie, et qui étaient devenus inséparables — l’un s’éloignait, l’autre le suivait, ils faisaient ensemble tout ce qui les rendait bien aises. Leurs petites habitudes fascinaient les Levov, ainsi que la belle vie qu’ils menaient. En se rappelant comment ils s’allongeaient au soleil pour se chauffer le cuir lorsqu’il faisait beau, il pensa, Si seulement elle avait pu devenir un animal.

Tout cela passait son entendement. Pas seulement le fait que Merry vive dans cette baraque comme un paria, pas seulement qu’elle soit une fugitive recherchée pour meurtre, mais que lui et Dawn aient pu être la cause de tout. Comment leurs innocents travers avaient-ils pu donner cet être humain-là ? Si rien n’était arrivé, si elle était restée chez eux, si elle avait achevé ses études secondaires, si elle était allée à l’université, des problèmes il y en aurait tout de même eu, certes, et des gros ; elle était précoce dans sa révolte, des problèmes il y en aurait eu même sans la guerre au Vietnam. Elle aurait pu se vautrer longtemps dans les plaisirs de la résistance et dans la découverte de la licence et du défi. Mais enfin, elle serait restée chez elle. Chez soi, on flippe un peu, et c’est fini. On n’a pas le plaisir du plaisir sans partage, on n’atteint jamais le stade où à force de flipper un peu on se dit que, puisque c’est tellement le pied, pourquoi pas flipper beaucoup ? Chez soi, on n’a pas la possibilité de s’immerger dans un tel sordide. Chez soi, on ne peut pas vivre au cœur du désordre. Chez soi, on ne peut pas vivre sans frein aucun. Chez soi, il y a ce décalage fantastique entre la façon dont on imagine le monde et la réalité du quotidien. Du moins aujourd’hui, il n’y a plus cette dissonance pour perturber son équilibre. Ici sont réalisés les fantasmes nourris à Old Rimrock, et leur sommet est terrifiant.

Le temps avait joué un rôle tragique dans leur désastre. Ils n’avaient pas assez de temps à lui consacrer. Quand l’enfant est là, quand elle est sous votre protection, c’est chose possible. Si l’on a des contacts réguliers avec son enfant, les choses qui ne vont pas, les erreurs de jugement de part et d’autre, on arrive tout de même à les rectifier, par ce contact patient, jusqu’au moment où, petit à petit, jour après jour, on trouve un remède ; ce sont là les satisfactions ordinaires des parents qui voient leur patience récompensée, et les choses s’arranger… Mais cet endroit. Quel était le remède à cet endroit ? Pouvait-il amener Dawn la voir ? Dawn, avec son nouveau visage tendu et rayonnant, et Merry, assise en tailleur sur le matelas, dans son sweat-shirt en lambeaux, son pantalon informe, ses sabots en caoutchouc noir, avec sa mine bien sage derrière son voile infect. Qu’elle avait les épaules larges ! Comme lui. Mais sur ces clavicules, il n’y avait pas de chair. Ce qu’il voyait, assis en face de lui, ce n’était pas son enfant, une femme, une jeune fille ; ce qu’il voyait, dans ses habits d’épouvantail, décharnée comme un épouvantail, c’était l’emblème le plus fluet de la vie à la ferme, le travesti d’un être humain, la ressemblance avec un Levov était si ténue qu’il fallait être oiseau pour s’y laisser prendre. Comment amener Dawn ici ? Rouler sur McCarter Highway, tourner dans cette rue, les entrepôts, les gravats, les ordures, les débris… Dawn voyant cette chambre, sentant l’odeur de cette chambre, ses mains touchant les murs de cette chambre, sans parler de la chair pas lavée, des cheveux ratiboisés, emmêlés.

Il s’agenouilla pour lire les fiches placées exactement là où, au-dessus de son lit à Old Rimrock, elle vénérait jadis les photos d’Audrey Hepburn découpées dans des magazines.

 

Je renonce à tuer tout être vivant, complexe ou rudimentaire, doué ou non de mouvement.

 

Je renonce à tous les vices de la parole menteuse, nés de la colère, de la cupidité, de la peur, ou de la joie.

 

Je renonce à prendre quoi que ce soit qui ne m’ait été donné, à la campagne ou en ville ou dans un bois, que ce soit peu ou beaucoup, petit ou grand, vivant ou sans vie.
 
Je renonce aux plaisirs du sexe, avec les dieux, les hommes et les animaux.
 
Je renonce aux attachements, peu ou prou, petits ou grands, pour des êtres dotés de vie ou non ; je ne concevrai pas ces attachements pour ma part et je ne les inspirerai pas aux autres, je ne consentirai pas à ce qu’ils les conçoivent pour moi.

 

Homme d’affaires, le Suédois savait être rusé, et si besoin était, derrière sa façade débonnaire — il en jouait —, il savait être un calculateur aussi avisé que la transaction l’exigeait. Mais en l’occurrence, craignait-il, il aurait beau se livrer au plus froid des calculs, ou bien mobiliser tout le talent de père du monde, qu’il n’en serait guère avancé. Il relut intégralement ses cinq vœux, en les prenant au sérieux dans toute la mesure du possible, non sans se demander dans son désarroi : tout ça pour la pureté ? Au nom de la pureté ?

Pourquoi ? Parce qu’elle avait tué quelqu’un, ou bien parce qu’elle aurait eu besoin de pureté, même si elle n’avait jamais fait de mal à une mouche ? Est-ce qu’il y était pour quelque chose ? Était-ce ce baiser idiot ? Mais il avait eu lieu dix ans auparavant, et puis il n’était rien, il n’avait pas eu de conséquences, même pour elle, il ne semblait pas vouloir dire grand-chose, à l’époque. Est-ce qu’une vétille aussi banale, aussi fugace, aussi compréhensible, aussi pardonnable, aussi innocente… Mais non ! Comment pouvait-on lui demander sans arrêt de prendre au sérieux des choses qui ne l’étaient pas ? Et pourtant c’était à cela que Merry l’avait réduit du temps qu’elle partait dans ses diatribes du dîner sur l’immoralité de la vie bourgeoise. Qui aurait pu prendre au sérieux ces imprécations puériles ? Il avait fait du mieux qu’un parent pouvait faire — il avait écouté tant et plus, alors même qu’il se retenait de toutes ses forces pour ne pas se lever de table et s’en aller en attendant qu’elle ait craché son venin. Il avait acquiescé, il était tombé d’accord sur tous les points où il pouvait donner le moindre soupçon d’assentiment, et lorsqu’il l’avait contredite — par exemple sur la rentabilité morale de la recherche du profit — c’était toujours avec la retenue, avec la patience raisonnable dont il était capable. Et ça ne lui était pas facile, étant donné que les profits par lui réalisés auraient pu inspirer à sa fille sinon obéissance du moins un minimum de gratitude, puisqu’elle lui coûtait des dizaines de milliers de dollars en orthodontie, psychiatrie, orthophonie, sans compter les cours de danse classique, d’équitation et de tennis, dont, à mesure qu’elle grandissait, elle avait été persuadée à un moment ou un autre ne pas pouvoir se passer. Au fond, l’erreur avait peut-être été de s’acharner à prendre au sérieux ce qui ne l’était nullement ; peut-être qu’au lieu d’écouter si attentivement, si respectueusement, ses imprécations d’ignorante, il aurait dû se pencher sur la table et lui en mettre une bonne qui lui aurait cloué le bec.

Mais qu’est-ce que ça lui aurait appris sur la recherche du profit ? Et qu’est-ce que ça lui aurait appris sur son père ? Pourtant, s’il l’avait fait, alors, oui, cette bouche voilée, il aurait pu la prendre au sérieux. Il pourrait aujourd’hui se vilipender : « C’est ma faute, c’est la faute de mes éclats, de mes colères. » Mais il lui semblait plutôt que c’était sa faute précisément parce qu’il ne supportait pas les colères, qu’il n’avait jamais voulu en piquer une ou ne s’y était pas autorisé. C’était sa faute, parce qu’il l’avait embrassée. Mais non, ça ne tenait pas debout. Ça ne tenait pas debout, tout ça.

Pourtant la réalité était là. On en était là. Elle était là, prisonnière de ce trou à rat, avec ses « vœux ».

Elle se portait mieux du temps qu’elle se bardait de mépris. S’il devait choisir entre Merry trop grosse, Merry contestataire, bégayant son indignation communiste, et cette Merry-ci, voilée, placide, crasseuse, infiniment compatissante, cet épouvantail à moineaux dans ses hardes… mais enfin, pourquoi choisir ? Pourquoi fallait-il toujours qu’elle aliène son libre arbitre à la première idée débile qui traînait ? Dès qu’elle avait été assez grande pour penser par elle-même, elle s’était laissé tyranniser par des idées de cinglés. Mais qu’est-ce qu’il avait fait au ciel pour produire une fille qui, après avoir excellé pendant des années à l’école, refusait de se faire une opinion personnelle — une fille qui ne savait que passer d’un extrême à l’autre, violemment contre tout et le reste, pathétiquement pour tout et le reste, jusqu’aux micro-organismes qui habitent l’air qu’on respire. Pourquoi une fille aussi intelligente faisait-elle tout son possible pour laisser autrui penser à sa place ? Pourquoi était-il au-dessus de ses moyens de faire tout son possible, comme lui, au quotidien, pour n’être qu’elle-même, fidèle à elle-même ? — « Mais c’est toi, papa, qui es incapable de penser par toi-même ! » lui avait-elle lancé lorsqu’il avait insinué qu’elle répétait comme un perroquet les clichés des autres. « Ah bon, répondit-il en riant. — Mais oui, tu es le type le plus conformiste que j’aie jamais connu. Tu ne fffais que ce qu’on attend de toi. — Et alors, c’est terrible ? — Mais c’est pas penser, ça, papa. Ça, c’est être con comme un automate ! Un vrai rrrobot ! — Bon », répliqua-t-il, persuadé que tout ça n’était qu’une phase, une crise de mauvaise humeur, qu’elle dépasserait bientôt. « Pas de chance pour toi, t’es tombée sur un père conformiste. Je te souhaite de faire mieux la prochaine vie ! », le tout en affectant de ne pas être terrorisé par l’expression de ses lèvres tordues, convulsées, écumantes qui lui martelaient le mot « rrobot » à la figure avec la férocité d’une mitraillette en folie. C’est une phase, pensa-t-il avec un certain soulagement, sans songer un instant que réduire le phénomène à une phase n’était pas un trop mauvais exemple de confort intellectuel.

Fantasme et magie. Toujours dans la peau d’un personnage. Ce qui avait commencé de manière assez anodine du temps qu’elle jouait les Audrey Hepburn avait donc conduit en dix ans à ce mythe exotique de l’abnégation ? D’abord la niaise abnégation au nom du Peuple, maintenant la niaise abnégation de l’âme parachevée. Phase suivante, le crucifix de grand-mère Dwyer ? Est-ce qu’on allait revenir à l’abnégation suprême de l’éternelle chandelle et du Sacré-Cœur ? On était toujours dans l’irréalité grandiose, dans l’abstraction la plus lointaine — on ne s’occupait jamais de sa petite personne, alors là, jamais de la vie. Quelle imposture, quelle horreur inhumaine, cette abnégation !

Oui, il préférait sa fille quand elle se préoccupait comme tout le monde de son nombril, il la préférait encore à cette créature dotée d’un débit fluide et d’un altruisme monstrueux.

« Depuis combien de temps tu es là ?

— Où, là ?

— Dans cette chambre, dans cette rue. À Newark. Ça fait combien de temps que tu es à Newark ?

— Je suis arrivée il y a six mois.

— Tu as été… » Il y avait tellement de choses à dire, à demander, à exiger, il ne put finir sa phrase. Six mois. À Newark depuis six mois. Il n’y avait pas d’ici et maintenant, pour le Suédois, mais seulement ces deux mots inflammatoires, dits comme si de rien n’était : six mois.

Il était debout au-dessus d’elle, face à elle, sa puissance clouée au mur ; il se balançait imperceptiblement, tantôt sur ses talons, comme pour prendre congé d’elle en traversant le mur, tantôt en avant, sur la pointe des pieds, comme pour l’attraper, l’enlever dans ses bras et s’en aller. Il ne pouvait pas rentrer dormir tranquille chez lui à Old Rimrock en la sachant en guenilles, avec ce voile, sur cette paillasse, l’air de l’être le plus seul au monde, dormant à quelques centimètres de ce couloir qui finirait bien par la rattraper.

Elle était folle depuis l’âge de quinze ans, cette gamine, et lui, par gentillesse et par stupidité, il avait toléré cette folie, choisi de n’y voir qu’un point de vue déplaisant mais qui lui passerait comme lui passerait son adolescence révoltée. Quelle allure ! La fille la plus laide jamais née de deux parents beaux. Et que je te renonce à ceci, et que je te renonce à cela, et que je renonce à tout ! Ce n’était tout de même pas le mot de la fin ? Tout ça pour renoncer à sa beauté à lui et à celle de Dawn ? Tout ça parce que maman avait été Miss New Jersey ? Est-ce que la vie peut vous rendre aussi minable ? Impossible. Je refuse de le croire.

— Depuis combien de temps es-tu jaïn ?

— Un an.

— Comment tu as découvert tout ça ?

— En étudiant les religions.

— Combien tu pèses, Meredith ?

— Plus qu’assez, papa. »

Ses orbites étaient énormes. À un centimètre du voile, de grandes orbites bistre, et quelques centimètres plus haut, les cheveux, qui ne ruisselaient plus dans son dos, mais semblaient poussés d’hier sur sa tête, toujours blonds comme ceux de son père, mais ni longs ni épais désormais, à cause d’une coupe qui était en elle-même une agression. Qui l’avait faite ? Elle ou quelqu’un d’autre ? Avec quoi ? Pour respecter ses cinq vœux, elle n’aurait pas pu renoncer à un attachement de façon plus barbare qu’elle avait renoncé à sa chevelure, autrefois si belle.

— Mais on dirait que tu ne manges rien ! » Malgré son intention de lui dire cela sans émotion, il gémit presque ; une voix indésirable sortit de lui, où ne s’entendait que trop son désarroi. « Qu’est-ce que tu manges ?

— Je détruis la vie végétale. Pour l’instant, ma compassion n’est pas encore assez grande pour que je m’en abstienne.

— Tu veux dire que tu manges des légumes. C’est ça que tu es en train de me dire ? Où est le mal ? Comment t’en abstenir ? Pourquoi ?

— C’est une question de piété personnelle, de respect de la vie. Je me suis engagée à ne faire de mal à aucun être vivant, homme, animal, végétal.

— Mais enfin tu mourrais si tu ne le faisais pas. Comment est-ce que tu as pu t’engager à ça ? Tu ne mangerais plus rien !

— Tu poses là une question profonde. Tu es un homme très intelligent, papa. Tu me demandes, “Si on respecte la vie sous toutes ses formes, comment peut-on vivre ?” La réponse, c’est qu’en effet, on ne peut pas. La tradition veut que le jaïn pieux mette fin à ses jours par salla khana, en se laissant mourir de faim. La mort rituelle par salla khana est le prix de la perfection, pour le jaïn parfait.

— Je ne peux pas croire que ce soit toi qui parles comme ça. Il faut que je te dise ma façon de penser.

— Bien sûr, oui.

— Je ne peux pas croire qu’intelligente comme tu l’es, tu saches ce que tu dis, ce que tu fais. Je n’arrive pas à croire que tu sois en train de m’annoncer qu’il viendra un jour où tu décideras de ne plus même détruire de vie végétale, et qu’alors tu ne mangeras plus rien, et que tu te condamneras à mort. Mais pour qui, Merry, pour quoi ?

— Calme-toi, papa, calme-toi. Moi, j’admets que tu refuses de croire que tu sais ce que je fais, ce que je dis, et pourquoi. »

Maintenant, c’était elle qui lui parlait comme s’il était l’enfant et elle le parent, avec toute la compréhension bienveillante, toute la tolérance affectueuse qu’il avait jadis eu le malheur de lui prodiguer. Et il était hors de lui. Cette condescendance des fous. Pourtant il ne prit pas la porte, et il ne bondit pas sur elle pour faire le geste qui s’imposait. Il resta le père raisonnable. Le père raisonnable d’une folle. Mais fais quelque chose, enfin, n’importe quoi ! Au nom de la raison la plus raisonnable, cesse d’être raisonnable. Cette gosse a besoin d’être internée. Si elle était à la dérive au beau milieu de l’océan sur une planche, elle ne courrait pas de plus grand danger. Elle est passée par-dessus bord. Dans quelles circonstances au juste, peu importe à présent. Il faut lui porter secours tout de suite.

« Dis-moi où tu as étudié les religions.

— En bibliothèque. Personne ne va te chercher dans les bibliothèques. J’y suis allée souvent, si bien que j’ai lu. J’ai beaucoup lu.

— Tu lisais beaucoup quand tu étais petite.

— Ah bon ? J’aime lire.

— C’est comme ça que tu es devenue membre de cette religion, en bibliothèque ?

— Oui.

— Et tu pratiques ? Tu vas à un genre d’église ?

— Il n’y a pas d’église au centre de notre foi, pas de Dieu au centre. Dieu est au centre de la tradition judéo-chrétienne, et Dieu peut dire, “Ôte la vie”, après quoi il est non seulement permis mais obligatoire de le faire. L’Ancien Testament en est plein d’exemples, et on en trouve même dans le Nouveau Testament. Le judaïsme et le christianisme soutiennent que la vie appartient à Dieu. Ce n’est pas la vie qui est sacrée, c’est Dieu. Mais nous, le fondement de notre foi, ce n’est pas la souveraineté de Dieu, mais la sainteté de la vie. »

Litanie monotone des endoctrinés, bardés d’idéologie de pied en cap ; litanie monotone, hypnotique de ceux dont la turbulence ne peut se contenir que dans l’étranglement, que dans la camisole de force d’un rêve hypercohérent. Ce qui manquait à ses mots sans balbutiements, ce n’était pas la sainteté de la vie, c’était l’accent de la vie.

« Combien êtes-vous ? demanda-t-il, acharné à obtenir des éclaircissements qui le déroutaient encore davantage.

— Trois millions. »

Trois millions de gens comme elle ? Impossible. Dans des chambres comme celle-ci ? Bouclés dans trois millions de chambres effroyables ? « Où sont-ils, Merry ?

— En Inde.

— Je ne te parle pas de l’Inde. Je m’en fous de l’Inde. On n’est pas en Inde, ici. En Amérique, combien vous êtes ?

— Je ne sais pas ; c’est sans importance.

— Sûrement très peu.

— Je ne sais pas.

— Merry, es-tu la seule ?

— Mon aventure spirituelle, je l’ai entreprise toute seule.

— Je ne comprends pas, Merry, je ne comprends pas. Comment es-tu passée de Lyndon Johnson à ça ? Comment vas-tu d’un extrême à l’autre, alors qu’il n’y a pas le moindre point de contact ? Merry, ça ne se tient pas.

— Si, il y a un point de contact, je te l’assure. Tout se tient. C’est seulement que tu ne le vois pas.

— Et toi, tu le vois ?

— Oui.

— Dis-le-moi, alors. Je veux que tu me le dises, pour que je comprenne ce qui t’est arrivé.

— Il y a une logique, papa. Il ne faut pas que tu hausses le ton. Je vais t’expliquer. Tout est lié. J’y ai beaucoup réfléchi. Voilà : L’ahimsa, la notion de non-violence des jaïns, plaisait au Mahatma Gandhi. Il n’était pas jaïn, lui-même, il était hindou. Mais lorsqu’il a cherché en Inde une communauté authentiquement indienne, et pas occidentale, qui ait à son actif autant d’actes charitables que les missionnaires chrétiens, il est tombé sur les jaïns. Nous sommes un petit groupe. Nous ne sommes pas hindouistes, mais nos croyances sont très proches. Nous sommes une religion fondée au sixième siècle avant Jésus-Christ. Le Mahatma Gandhi nous a emprunté la notion d’ahimsa. Nous sommes le noyau de vérité qui a créé le Mahatma Gandhi. Le Mahatma Gandhi, dans sa non-violence, est le noyau de vérité qui a créé Martin Luther King. Martin Luther King est le noyau de vérité qui a créé le mouvement pour les droits civiques. Et, à la fin de sa vie, lorsqu’il était en train de dépasser la question des droits civiques pour s’acheminer vers une vision plus large, lorsqu’il s’opposait à la guerre au Vietnam… »

Sans bégayer. Ce discours qui l’aurait réduite à grimacer, blêmir, taper sur la table, ce discours qui lui aurait fait la parole assiégée, le verbe agressé, et agressif au plus haut point, ce discours était à présent prononcé avec patience, bonne grâce, toujours psalmodié, mais sur le ton le plus doux de l’urgence spirituelle. Ce qu’elle n’avait jamais réussi à faire avec une orthophoniste, un psychiatre, un journal de bégaiement, voilà qu’elle l’avait magnifiquement réalisé en devenant folle. En s’assujettissant à l’isolement, à la vie sordide, au terrible danger, elle était parvenue à maîtriser, mentalement et physiquement, tous les sons qu’elle prononçait. Son intelligence n’était plus freinée par la plaie du bégaiement.

Et c’était bien une intelligence qu’il entendait ; le cerveau rapide, aigu, studieux de Merry, son esprit logique depuis la plus tendre enfance. L’entendre l’ouvrait à une souffrance qu’il n’avait encore jamais imaginée. L’intelligence était intacte, et pourtant sa fille était folle ; sa logique était une logique totalement affranchie de la faculté de raisonnement, qu’elle connaissait pourtant dès l’âge de dix ans. C’était absurde. Être ainsi raisonnable avec elle, c’était bien là sa folie à lui. Rester assis là à se comporter comme s’il respectait sa religion, qui n’était qu’impuissance à comprendre ce qu’est la vie et ce qu’elle n’est pas. Ils se comportaient tous deux comme s’il était venu suivre un enseignement. Se faire chapitrer par elle !

« … nous ne comprenons pas le salut comme une union de l’âme humaine avec quelque chose qui la transcende. L’esprit de la piété jaïn est tout entier contenu dans cette parole de son fondateur Mahavira : “Ô, homme, tu es l’ami de toi-même. Pourquoi cherches-tu un ami hors de toi ?”

— Merry, c’est toi qui as fait ça ? J’ai besoin de savoir, maintenant ? Est-ce que c’est toi ? »

C’était la question qu’il avait pensé lui poser en premier, sitôt arrivés dans sa chambre, et avant de passer au crible, laborieusement, tout ce qu’il y avait d’horrible. Il pensait avoir attendu parce qu’il ne voulait pas qu’elle croie que sa première préoccupation était autre que de la voir enfin, de veiller sur elle, de pourvoir à son bien-être ; mais, maintenant qu’il l’avait posée, il comprenait qu’il avait attendu parce qu’il ne pouvait pas supporter la réponse.

« Fait quoi, papa ?

— Posé la bombe, à la poste.

— Oui.

— Et tu voulais faire sauter le magasin Hamlin aussi ?

— Il n’y avait pas moyen de faire autrement.

— Sauf de ne pas le faire du tout. Merry, il faut que tu me dises maintenant, qui t’a poussée à faire ça ?

— Lyndon Johnson.

— Allons donc ! Réponds-moi. Qui t’a persuadée de le faire ? Qui t’a lavé le cerveau ? Pour qui tu as fait ça ? »

Il fallait bien qu’il y ait eu des forces extérieures, la prière disait, « et ne me soumets pas à la tentation », si les gens n’étaient pas tentés par leurs semblables, pourquoi cette prière serait-elle si connue ? Elle n’entreprend pas une action comme celle-là de son propre chef, l’enfant comblée, qui a la chance d’être aimée. D’avoir une famille affectueuse, prospère, qui respecte la morale. Qui l’avait séduite, qui l’avait embrigadée ?

« Tu y tiens, toi, à l’innocence de ton rejeton !

— Qui est-ce ? Ne les protège pas. Qui est responsable ?

— Papa, tu peux me détester moi toute seule, c’est permis.

— Tu es en train de me dire que tu as fait tout ça de ton propre chef. En sachant que le magasin Hamlin serait détruit aussi. C’est ça que tu es en train de me dire ?

— Oui. L’abomination, c’est moi. C’est moi qu’il faut haïr. »

Il se souvint à ce moment-là de quelque chose qu’elle avait écrit en huitième ou septième, avant d’entrer au collège. Les élèves de sa classe à l’école Montessori devaient répondre à dix questions de « philosophie », une par semaine. La première semaine, la maîtresse avait demandé : « Pourquoi sommes-nous au monde ? » Au lieu de répondre comme les autres gamines — pour faire le bien, pour rendre le monde meilleur, Merry avait répondu par une autre question : « Pourquoi les singes sont-ils au monde ? » Mais la maîtresse n’avait pas jugé la réponse adéquate ; elle lui avait dit d’approfondir sa réflexion en rentrant chez elle. « Développe », l’avait-elle enjointe. Merry avait donc fait ce qui lui était demandé en rentrant à la maison et, le lendemain, elle avait rendu sa feuille avec une phrase de plus : « Pourquoi les kangourous sont-ils au monde ? » C’est là qu’elle s’était fait dire pour la première fois par un professeur qu’elle avait une « tendance à l’entêtement ». La dernière question soumise à la classe était : « Qu’est-ce que la vie ? » La réponse de Merry avait fait rire sous cape son père et sa mère, ce soir-là. En effet, pendant que les autres élèves transpiraient avec zèle sur leurs idées pseudo-profondes, Merry, après avoir passé une heure à réfléchir, avait écrit une seule phrase péremptoire, loin des platitudes : « La vie n’est qu’une courte période de temps pendant laquelle on est vivant. » « Tu sais que c’est plus futé que ça n’en a l’air, avait dit le Suédois. Ce n’est qu’une enfant. Comment a-t-elle compris que la vie est courte ? C’est quelqu’un, notre petite, elle est précoce. Elle ira à Harvard. » Mais, une fois de plus, la maîtresse n’avait pas été d’accord, et elle avait écrit en marge : « C’est vraiment tout ? » Oui, se disait-il à présent, c’est tout. Dieu merci, c’est tout ; même comme ça, c’est insoutenable.

À la vérité, il l’avait toujours su ; elle n’avait pas eu besoin qu’on la tente ; toute cette colère qui grondait en elle avait fini par éclater. Elle n’était pas intimidée, elle n’était pas intimidable, cette gosse qui avait répondu à sa maîtresse non pas, comme les autres gamines, que la vie est un merveilleux cadeau, une occasion de se réaliser, d’accomplir une grande tâche, une bénédiction de Dieu, mais simplement une courte période de temps pendant laquelle on est vivant. Oui, l’intention venait tout entière d’elle. Cela devait arriver. Sa révolte la portait au meurtre, et à rien de moins. Sinon cette accalmie démente n’en serait pas le résultat.

De nouveau il tenta de laisser la raison faire surface. De toutes ses forces. Que peut répondre un homme raisonnable ? Après qu’il a été détruit, mis au bord des larmes par ce qu’il vient d’entendre prononcer d’une voix si tranquille — tous ces propos déments tenus si calmement —, si un homme parvient encore à raison garder, qu’est-ce qu’il trouve à dire ? Le père raisonnable, le père responsable, il dit quoi, s’il se sent encore intact en tant que père ?

« Merry, Merry, je peux te dire ce que je pense ? Je pense que la perspective d’être punie pour ton acte te terrifie. Plutôt que d’échapper à ta punition, tu as entrepris de te l’infliger toi-même. Je ne crois pas qu’il soit bien difficile d’arriver à cette conclusion, ma chérie. Je ne crois pas être la seule personne au monde qui, te voyant ici, dans cet état, formerait cette idée. Tu es une bonne petite, et tu veux faire pénitence. Mais tu ne fais pas pénitence. L’État lui-même ne t’infligerait jamais un pareil châtiment. Il faut que je te dise ces choses, Merry. Il faut que je te dise sincèrement comment je vois les choses.

— Mais bien sûr.

— Regarde dans quel état tu t’es mise. Tu vas mourir si tu continues comme ça. Encore un an de cette vie, et tu seras morte. De faim, de malnutrition, de crasse. Tu ne peux pas continuer à passer tous les jours sous les voies de chemin de fer. Ce souterrain est le territoire des épaves, et les épaves ne respectent pas les règles du jeu. Leur monde est sans pitié, Merry, c’est un monde terrible, un monde violent.

— Ils ne me feront pas de mal. Ils savent que je les aime. »

Les mots lui donnèrent la nausée, leur puérilité flagrante, ce leurre sentimental grandiose. Qu’est-ce qu’elle peut bien trouver dans les trafics désespérés de ces larves qui justifie une pareille idée ? Des épaves, aimer ? Pour être une épave qui vit dans un souterrain, il faut avoir cent fois étrillé en soi la moindre velléité d’amour. Quelle horreur. Maintenant qu’elle parle sans bégayer, tout ce qu’elle trouve à dire, ce sont ces âneries. Ce dont il avait tant rêvé s’était réalisé — sa fille aux dons extraordinaires avait cessé de bégayer. Elle avait miraculeusement surmonté ce bégaiement fébrile, mais seulement pour révéler, dans l’œil du cyclone de sa personnalité explosée, cette clarté et ce calme déments. Superbe revanche : C’est ce que tu voulais, papa ? Te voilà servi.

Elle pouvait désormais s’expliquer, parler sans difficulté, et c’était bien le pire de tout.

La brutalité du sentiment qu’il éprouvait mais voulait taire passa dans sa voix lorsqu’il lui dit : « Tu vas mourir de mort violente, Meredith. Mets-les à l’épreuve deux fois par jour, continue comme ça, et tu vas voir ce qu’ils veulent en savoir de ton amour. Ils ont faim, Merry, et pas faim d’amour. Tu vas te faire tuer.

— Seulement pour renaître.

— J’en doute, ma chérie. J’en doute sérieusement.

— Tu me concéderas tout de même que mon pari vaut bien le tien ?

— Tu ne voudrais pas au moins enlever ce masque pendant qu’on parle ? Que je te voie ?

— Que tu me voies bégayer, tu veux dire ?

— Écoute, je ne sais pas si c’est en portant ce truc que tu as vraiment arrêté de bégayer. Tu me dis que oui, tu me dis que tu bégayais parce que c’était le seul moyen de ne pas faire violence à l’air, et aux choses qui y vivent… c’est bien ça ? J’ai bien compris ?

— Oui.

— Bon… à supposer que je te le concède, je dois te dire que je pense que tu aurais tout de même eu une vie meilleure avec ton bégaiement, même si je ne minimise pas l’épreuve qu’il représentait pour toi. Mais si vraiment il fallait que tu en arrives à de pareils extrêmes pour te débarrasser de ce fichu handicap, franchement, je me demande si tu as tellement gagné au change.

— Tu ne peux pas expliquer tout ce que je fais par des mobiles, papa. Il ne me viendrait pas à l’idée de le faire pour toi.

— Mais j’en ai, des mobiles. Tout le monde en a.

— Tu ne peux pas réduire le voyage d’une âme à cette psychologie de bas étage. Tu es au-dessus de ça.

— Eh bien, explique, alors. Explique-moi, je t’en prie. Comment m’expliqueras-tu que tu te sois imposé tant de malheur, parce que, pour moi, c’est du malheur et rien d’autre, que tu te sois imposé tant de souffrance, parce que ce n’est pas autre chose, Merry, c’est de la souffrance que tu as choisie, ni plus ni moins », sa voix tremblait mais il poursuivit, raisonnable, raisonnable, responsable, responsable, res-pon-sable, « et qu’alors, et seulement alors, tu vois ce que je veux dire, ton bégaiement ait disparu.

— Je te l’ai dit. J’en ai fini du désir et de l’égoïsme.

— Mon enfant, ma douce, ma toute petite. » Il s’assit dans la crasse, sur le plancher, bornant ses efforts à ne pas perdre son sang-froid, incapable de faire plus.

Dans la pièce minuscule où il aurait suffi qu’ils tendent le bras pour se toucher, il n’y avait pour toute lumière que celle qui passait par l’imposte sale. Elle vivait sans éclairage. Pourquoi ? Avait-elle aussi renoncé au vice de l’électricité ? Elle vivait sans lumière, elle vivait sans rien. Leur vie avait tourné ainsi : elle vivait à Newark, avec rien, ils vivaient à Old Rimrock, avec tout, sauf elle. Sa bonne étoile en était-elle la cause, une fois de plus ? Était-ce la revanche des démunis sur les nantis ? Les soi-disant démunis, les imposteurs à la Rita Cohen, ligués avec les pires ennemis de leurs parents, se modelant sur ce qu’ils pourraient trouver de plus haïssable aux yeux de ceux qui les aimaient le plus.

Il y avait un slogan, crayonné en deux couleurs sur un morceau de carton, une affiche accrochée au-dessus du bureau de Merry pour remplacer son étendard de football de Weequahic ; l’affiche était restée au mur en toute quiétude l’année précédant sa disparition. Avant qu’elle y apparaisse, Merry avait toujours discrètement convoité l’étendard, parce que la petite amie du Suédois l’avait apporté au cours de couture, en 1943, et qu’elle avait brodé sur la feutrine, à la base du triangle orange et marron, en grosses lettres blanches, « À Levov, champion de toute la ville, XXXX, Arlène ». Cette affiche était la seule chose qu’il se soit permis d’enlever de sa chambre pour la détruire, et encore, il avait mis trois mois à se décider. S’approprier le bien d’un autre, enfant ou adulte, lui répugnait tout à fait. Mais, trois mois après l’attentat, il avait grimpé l’escalier d’un pas décidé, il était entré dans sa chambre, et il avait arraché l’affiche qui disait : « Nous sommes contre tout ce qu’il y a de bien, de convenable dans l’Amérique des sales Blancs. Nous allons tout mettre à sac, brûler, détruire. Nous sommes l’incubation des pires cauchemars de ta mère. » Et en grosses lettres carrées : « DEVISE DES WEATHERMEN ». Tolérant qu’il était, il avait toléré cela aussi. « Sales Blancs » écrit de la main de sa fille. Affiché là pendant un an, sous son propre toit, chaque lettre ombrée d’un noir épais.

Et comme, malgré le déplaisir que cela lui causait, il ne se croyait pas le droit, et gna gna gna, d’attenter à sa liberté, à sa propriété, il n’avait même pas été fichu de dégager cette affiche abominable ; même pas capable d’assez de violence légitime ; et maintenant le cauchemar s’était réalisé, hideux, et mettait à l’épreuve encore davantage sa tolérance éclairée. Elle pense que si elle lève la main elle va estourbir le pauvre insecte qui flotte innocemment à côté d’elle — elle vit dans une telle symbiose avec son milieu que chacun de ses gestes aura les conséquences les plus terribles — et lui, il croit que s’il enlève le poster infâme et détestable qu’elle a mis au mur, il va attenter à son intégrité, à son psychisme, à ses droits selon le premier amendement. Oh, il n’est pas jaïn, non, mais il pourrait aussi bien l’être, à ce point de non-violence naïve et pathétique. Quelle idiotie, ces objectifs de rigueur morale qu’il s’est fixés !

« Qui est Rita Cohen ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas. Qui est-ce ?

— La fille qui est venue me voir de ta part. En 68, après ta disparition. Elle est venue à mon bureau.

— Personne n’est jamais allé te voir de ma part. Personne que je t’aie envoyé.

— Si, un petit bout de femme. Très pâle. Avec une coupe afro. Des cheveux noirs. Je lui ai donné tes chaussons de danse et ton album Audrey Hepburn, avec ton journal. C’est elle qui t’a mise sur le coup ? C’est elle qui a préparé la bombe ? Tu parlais toujours à quelqu’un au téléphone, du temps que tu étais encore à la maison — tes grandes conversations secrètes. » Ces fameuses conversations secrètes que, comme l’affiche, il avait « respectées ». Si seulement il avait arraché l’affiche, débranché le téléphone et bouclé sa fille séance tenante ! « C’était elle ? Dis-moi la vérité, je t’en prie.

— Je ne dis que la vérité.

— Je lui ai donné dix mille dollars pour toi. En liquide. Tu l’as eu, cet argent, oui ou non ? »

Son rire fut indulgent : « Dix mille dollars ? Pas encore, papa.

— Alors il faut que tu me répondes. Qui est cette Rita Cohen qui m’a indiqué où je te trouverais ? C’est la Melissa de New York ?

— Tu m’as trouvée, répondit-elle, parce que tu m’as cherchée. Je n’ai jamais pensé que tu ne me trouverais pas. Et tu m’as cherchée parce que tu n’as pas le choix.

— Tu es venue à Newark pour m’aider à te trouver ? C’est pour ça que tu es venue ici ? »

Mais elle répondit : « Non.

— Alors pourquoi tu es venue ? Qu’est-ce que tu avais dans l’idée ? Avais-tu une idée en tête ? Tu sais où est mon bureau. Tu sais bien qu’il est à côté. Où est la logique, Merry ? À deux pas d’ici, et…

— On m’a prise en voiture, et je me suis retrouvée ici, voilà.

— Voilà. Simple coïncidence. Pas de logique. Pas de logique nulle part.

— Le monde n’est pas un lieu sur lequel j’ai de l’influence ou souhaite en avoir. J’abdique quelque influence que ce soit, sur quoi que ce soit. Quant à ce qui fait les coïncidences, papa, toi et moi…

— Tu abdiques “toute influence”, s’écria-t-il. Ah oui, toute influence ? » La conversation à rendre fou. Cette solennité de son verbe désormais lisse, cette manière de pontifier, absurdement innocente, profondément folle, la vérité abominable de cette chambre, de cette rue, la vérité abominable de tout ce qui, hors de lui, avait barre sur lui si puissamment. « Tu as une influence sur moi, cria-t-il. Moi, tu m’influences ! Toi qui ne ferais pas de mal à une mouche, tu me tues ! Ce que tu appelles “coïncidence”, c’est de l’influence. Ta vulnérabilité fait ton pouvoir sur moi, nom de Dieu ! Sur ta mère, sur ton grand-père, sur ta grand-mère, sur tous ceux qui t’aiment. Ce voile que tu portes, c’est de la connerie, Merry, de la connerie, totale, absolue. Tu es la personne la plus puissante qui soit ! »

Il ne trouvait aucun réconfort à se dire : Ce n’est pas ma vie, c’est le cauchemar de ma vie. L’idée n’allait pas le rendre moins malheureux. De même que sa colère contre sa fille, ou contre la petite délinquante qu’il avait laissée se présenter comme leur sauveur. Une arnaqueuse rusée et méchante qui l’avait blousé sans se donner le moindre mal. Qui lui avait extorqué tout ce qu’elle avait voulu en quatre visites de dix minutes chacune. Quelle perfidie. Quelle audace. Et des nerfs d’acier, avec ça ! Dieu sait d’où ils sortent, ces gosses-là.

Puis il se souvint qu’il y en avait une d’entre eux qui venait de chez lui. Rita Cohen venait simplement de chez quelqu’un d’autre. Ils avaient tous grandi dans des maisons comme la sienne. Élevés par des pères comme lui. Et il y avait tant de filles parmi eux, des filles dotées d’une identité politique à part entière, des filles qui n’étaient pas moins agressives et militantes que les garçons, pas moins attirées qu’eux par la « lutte armée ». Il y a quelque chose d’effroyablement pur dans leur violence, dans leur soif de se transformer. Elles renoncent à leurs racines, elles prennent pour modèles les révolutionnaires dont les convictions sont appliquées le plus impitoyablement. Machines impossibles à enrayer, elles fabriquent la haine qui est le moteur de leur idéalisme d’airain. Leur colère est explosive. Elles sont décidées à faire tout ce qui leur vient à l’esprit pour changer le cours de l’histoire. Elles n’ont même pas besoin de la conscription comme épée de Damoclès. Elles s’engagent dans le terrorisme en toute liberté, sans crainte ; elles ont les compétences pour commettre des vols à main armée, elles sont en tout point équipées pour mutiler et tuer à coups d’explosifs, rien ne les arrête, ni la peur, ni le doute, ni leurs propres contradictions — des filles qui prennent le maquis, des filles dangereuses, des attaquantes, des extrémistes implacables, totalement asociales. Il lisait dans les journaux les noms de ces filles recherchées par les autorités pour des crimes prétendument liés à des activités contre la guerre, des filles que Merry devait connaître, pensait-il, des filles dont la vie était désormais liée à celle de sa fille : Bernadine, Patricia, Judith, Cathlyn, Susan, Linda… Son père avait eu la sottise de regarder aux actualités télévisées un reportage consacré à une traque des Weathermen passés dans la clandestinité, dont Mark Rudd, Katherine Boudin et Jane Alpert — tous des jeunes Juifs d’une vingtaine d’années, enfants des classes moyennes, ayant fait des études supérieures, violents pour la cause du pacifisme, engagés dans l’action révolutionnaire, déterminés à renverser le gouvernement des États-Unis. Et il disait à qui voulait l’entendre : « Moi, je me rappelle le temps où les jeunes Juifs étaient chez eux, à faire leurs devoirs. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui leur est arrivé, à nos petits Juifs si intelligents ? Depuis que leurs parents ne sont plus opprimés, Dieu nous garde, il faut qu’ils aillent chercher de l’oppression ailleurs. Ils ne peuvent pas s’en passer. Autrefois, les Juifs fuyaient l’oppression, aujourd’hui ils fuient l’absence d’oppression. Autrefois ils fuyaient la pauvreté, maintenant les voilà qui fuient la richessse. C’est de la folie. Leurs parents sont trop bons avec eux pour qu’ils les détestent, alors ils se sont mis à détester l’Amérique. » Mais Rita Cohen était un cas à part : une traînée perverse, une aventurière de bas étage.

Seulement, comment expliquer sa lettre, si elle n’est rien d’autre ? Qu’est-ce qui leur est arrivé, à nos petits Juifs si intelligents ? Ils sont bel et bien fous. Il y a quelque chose qui les rend fous. Qui les a dressés contre tout et le reste. Qui les mène au désastre. Ce ne sont plus les enfants juifs d’hier, qui voulaient aller de l’avant en faisant mieux que les autres ce qu’on leur avait dit de faire. Ils ne se sentent bien que quand ils font mieux que tout le monde ce qu’on ne leur a pas dit de faire. C’est par défaut de confiance que la folie s’empare d’eux.

Et là, sur le sol, en voilà le résultat sous une forme des plus navrantes : la conversion religieuse. Faute d’avoir réussi à soumettre le monde, on se soumet à lui.

« Je t’aime, moi, était-il en train de dire à Merry. Tu sais bien que je t’aurais cherchée. Tu es mon enfant. Mais j’aurais bien pu te chercher pendant des millions d’années, comment je t’aurais retrouvée avec ton masque sur la figure, tes trente-huit kilos et la façon dont tu vis ? Comment veux-tu qu’on te retrouve, ici ? Où étais-tu passée », s’écria-t-il avec toute la colère d’un père trahi par un fils ou une fille, au point qu’il eut peur que sa cervelle ne gicle de sa tête, comme celle de Kennedy quand il avait été tué. « Où étais-tu passée, réponds-moi ? »

Alors elle lui dit où elle était passée.

Et de quelle manière écouta-t-il ? En se posant des questions : Y avait-il eu un point dans leur vie, avant qu’elle ne prenne la mauvaise voie ? Où et quand ? Réponse : ce point n’existait pas. Ils n’avaient jamais eu barre sur Merry, malgré toutes ces années où elle avait réussi à leur faire croire qu’ils la tenaient bien en main. Autre réponse : vain, tout ce qu’il avait fait ; les préparations, la pratique, l’obéissance, le dévouement sans concession à l’essentiel, à ce qui comptait le plus ; le système construit systématiquement, l’examen patient de tout problème, mince ou grave ; pas de dérive, pas de laxisme, pas de paresse ; des obligations remplies fidèlement, des exigences de la situation suivies avec énergie… une liste aussi longue que la constitution des États-Unis. Et tout ça n’était que futilité, futilité érigée en système. Tout ce qu’il avait réussi à tenir en bride par son sens des responsabilités, c’était sa propre personne.

Il se dit : elle n’est pas en mon pouvoir, et elle ne l’a jamais été. Elle obéit à une puissance qui s’en fout éperdument ; une puissance devenue folle. Et nous sommes tous devenus fous. Les aînés n’en sont pas responsables. Les jeunes eux-mêmes ne le sont pas non plus. La responsabilité est ailleurs.

Oui, à l’âge de quarante-six ans, en 1973, aux trois quarts ou presque de ce siècle qui, sans égards pour les rituels funéraires, avait jonché le sol de cadavres d’enfants mutilés et des cadavres de leurs parents, le Suédois découvrait que nous sommes tous sous la coupe d’une puissance devenue folle. Ce n’est qu’une question de temps, sale Blanc, on y est tous.

Il les entendait rire d’ici, les Weathermen, les Panthères noires, l’armée rebelle, le ramassis des combattants de la violence, incorruptibles, qui le traitaient de criminel et le haïssaient jusqu’à l’os parce qu’il faisait partie des possédants. Le Suédois enfin débusqué. Ils étaient ivres de joie, ravis d’avoir détruit sa fille jadis gâtée, et brisé sa vie de privilégié, et ils l’amenaient enfin à leur vérité, cette vérité qu’ils savaient être celle de tout Vietnamien, homme, femme, enfant, etc., celle de tout Noir colonisé d’Amérique, celle de tous ceux qui partout et de tout temps s’étaient fait baiser par le capitalisme et sa cupidité insatiable. Cette puissance devenue folle, sale Blanc, c’est l’histoire de l’Amérique ! C’est l’empire américain ! C’est Chase Manhattan, General Motors, Standard Oil et Newark Maid Leatherware ! Bienvenue à bord, chien capitaliste ! Bienvenue dans la race humaine baisée par l’Amérique.

Elle lui raconta que, pendant les soixante-douze heures suivant l’attentat, elle s’était cachée à Morristown chez Sheila Salzman, son orthophoniste. Elle s’était rendue sans encombre chez Sheila ; on l’y avait recueillie ; elle avait vécu cachée dans l’antichambre de son bureau le jour, et dans le bureau lui-même la nuit. Puis son errance dans la clandestinité avait commencé. En l’espace de deux mois, elle avait vécu sous quinze identités différentes, et en déménageant tous les quatre ou cinq jours. Mais à Indianapolis, où elle avait été recueillie par un pasteur du mouvement qui savait seulement qu’elle était une militante pacifiste passée dans la clandestinité, elle avait emprunté son nom à une pierre tombale dans un cimetière, le nom d’un bébé né la même année qu’elle et mort en bas âge. Elle avait demandé un duplicata de l’extrait de naissance de cet enfant, et c’est ainsi qu’elle était devenue Mary Stoltz. Après quoi elle avait obtenu une carte de bibliothèque, un numéro de Sécurité sociale, et, passé dix-sept ans, le permis de conduire. Pendant presque un an, Mary Stoltz avait fait la plonge dans une maison de retraite — emploi qu’elle avait trouvé par le pasteur ; et puis, un matin, il l’avait appelée au téléphone sur l’appareil à pièces, en lui disant de quitter immédiatement son travail et de venir le rejoindre à la gare routière. Il lui avait remis un billet pour Chicago, en lui disant d’y rester deux jours, puis de prendre un billet pour l’Oregon, car au nord de Portland il y avait une communauté où elle trouverait asile. Il lui avait donné l’adresse de cette communauté, de l’argent pour acheter des vêtements, de la nourriture et les billets en question, puis elle était partie pour Chicago, où elle s’était fait violer le soir de son arrivée. Retenue prisonnière, violée, dépouillée. À dix-sept ans tout juste.

Dans la cuisine d’un bouge, moins accueillante que celle de la maison de retraite, elle fit la plonge pour gagner l’argent nécessaire à son voyage dans l’Oregon. Il n’y avait pas de pasteur pour la conseiller, à Chicago, et elle n’osait pas prendre contact avec la clandestinité, de peur de commettre un faux pas et de se faire arrêter. Elle avait même trop peur pour appeler le pasteur d’Indianapolis d’un téléphone public. Elle fut violée de nouveau, dans la quatrième pension où elle avait pris gîte, mais cette fois-là elle ne fut pas dévalisée, si bien qu’après six semaines de plonge, elle avait réuni l’argent nécessaire pour se rendre à la communauté.

À Chicago, la solitude était si envahissante qu’elle l’éprouvait comme un courant qui l’aurait traversée. Il ne se passait pas de jour, et certains jours pas d’heure, sans qu’elle ne soit sur le point de téléphoner à Old Rimrock. Mais, avant même de se rappeler à quel point la vue de sa chambre d’enfant risquait de l’anéantir, elle se trouvait un fast-food pour déjeuner ou dîner, elle s’asseyait au comptoir, sur un tabouret, et elle commandait un bacon-laitue-tomate et un milk-shake à la vanille. Prononcer les mots familiers, regarder le bacon se recroqueviller sur le gril, garder l’œil sur son toast qui allait sortir, enlever les cure-dents avec soin quand elle était servie, manger les différentes strates du sandwich entre deux gorgées du milk-shake, croquer avec concentration les fibres insipides de la laitue, extraire la graisse au goût fumé du bacon croustillant, le jus fleuri de la tomate molle, noyer le tout dans une bouillie de toast à la mayonnaise, mastiquer patiemment, de sa mâchoire, de ses dents, pulvériser chaque bouchée avec soin, pour se calmer, se concentrer sur son BLT aussi fixement que le bétail de sa mère sur le foin de la mangeoire — voilà qui lui donnait le courage de poursuivre son chemin solitaire. Elle mangeait son sandwich, elle buvait son milk-shake, si bien qu’elle se rappelait comment elle en était arrivée là, et se remettait en route. Lorsqu’elle quitta Chicago, elle avait découvert qu’elle n’avait plus besoin d’un foyer. Plus jamais elle ne se laisserait rattraper par la nostalgie d’un foyer, d’une famille.

Dans l’Oregon, elle participa à deux attentats.

Au lieu de l’arrêter, le meurtre de Fred Conlon l’avait inspirée. Au lieu d’être paralysée par la mauvaise conscience, elle fut délivrée de tout reste de peur ou de scrupule. L’horreur d’avoir tué, même involontairement, un homme innocent — elle n’aurait même pas pu espérer en rencontrer de meilleur — ne lui avait pas ouvert les yeux sur l’interdit le plus fondamental, interdit, que, chose stupéfiante, elle n’avait pas appris à respecter en étant élevée par Dawn et par lui. Tuer Conlon n’avait fait que confirmer son ardeur de révolutionnaire idéaliste, qui n’hésitait pas à adopter les moyens, même impitoyables, de détruire un système injuste. Elle avait prouvé que s’opposer à tout ce qu’il y avait de convenable dans l’Amérique des sales Blancs n’était pas qu’un graffiti à la mode, monté en bannière sur les murs de sa chambre.

Il dit : « C’est toi qui as posé les bombes ?

— Oui, c’est moi.

— Chez Hamlin et dans l’Oregon ?

— Oui.

— Il y a eu des morts, dans l’Oregon ?

— Oui.

— Qui ?

— Des gens.

— Des gens, répéta-t-il, mais combien de personnes, Merry ?

— Trois », dit-elle.

La nourriture ne manquait pas, à la communauté. Ils en produisaient beaucoup dans leur jardin, si bien qu’elle n’avait plus besoin, comme au début à Chicago, d’aller écumer les poubelles des supermarchés la nuit pour y trouver des fruits et des légumes défraîchis. À la communauté, elle se mit à coucher avec une femme dont elle était tombée amoureuse. Son mari était tisserand, et Merry apprit à se servir du métier lorsqu’elle ne fabriquait pas de bombes. Monter les bombes était devenu sa spécialité depuis qu’elle avait posé la deuxième et la troisième. Elle adorait la patience et la précision requises pour relier comme il fallait la dynamite au détonateur, et le détonateur à un réveille-matin de chez Woolworth. C’est à cette époque que son bégaiement se mit à s’arranger. Elle ne bégayait jamais quand elle avait de la dynamite dans les mains.

Puis une violente querelle éclata entre le mari et la femme, et Merry dut quitter la communauté pour que la paix revienne.

Ce fut pendant qu’elle se cachait dans l’est de l’Idaho, à travailler dans les champs de pommes de terre, qu’elle décida de s’enfuir à Cuba. Le soir, dans les baraquements de la ferme, elle se mit à l’espagnol. À vivre aux champs avec les journaliers, elle se sentait encore plus passionnément engagée dans ses convictions, même si les hommes lui faisaient peur quand ils étaient ivres, et si elle avait frôlé le viol plusieurs fois. Elle se disait qu’à Cuba elle pourrait vivre parmi les ouvriers sans craindre leur violence. À Cuba, elle pourrait être Merry Levov, et non pas Mary Stoltz.

À cette époque, elle était parvenue à la conclusion qu’il n’y aurait jamais de révolution en Amérique pour déraciner les forces du racisme, de la réaction et de la cupidité. La guérilla urbaine ne pèserait pas lourd contre une superpuissance thermonucléaire qui ne reculerait devant rien pour défendre le principe de profit. Et puisqu’elle ne pouvait pas contribuer à amener la révolution chez elle, son seul espoir était de se consacrer à la révolution qui avait effectivement lieu. Cela marquerait la fin de son exil, le vrai commencement de sa vie.

Elle consacra l’année suivante à préparer ce départ pour Cuba, chez Fidel, qui avait émancipé le prolétariat et éradiqué l’injustice par le socialisme. Mais, en Floride, elle fit sa première rencontre rapprochée avec le FBI. À Miami, il y avait un parc plein de réfugiés de la Dominique. C’était là qu’il fallait aller pour pratiquer son espagnol, et bientôt, elle se retrouva en train d’apprendre l’anglais aux jeunes Dominicains. Ils l’appelaient affectueusement la Farfulla, la bègue, ce qui ne les empêchait pas de répéter les mots anglais qu’elle leur enseignait en bégayant pour la faire enrager. En espagnol, par contre, elle parlait sans accrocher. Raison de plus pour se jeter dans les bras de la révolution mondiale.

Un jour, raconta Merry à son père, elle remarqua un clochard noir, encore jeune, qu’on n’avait jamais vu dans le parc, et qui la regardait enseigner à ses jeunes gens. Elle comprit tout de suite de quoi il retournait. Mille fois auparavant, elle avait pensé avoir affaire au FBI, et mille fois elle s’était trompée. En Oregon, dans l’Idaho, le Kentucky, le Maryland, le FBI la surveillait dans les grands magasins où elle était employée ; dans les fast-food et les cafétérias où elle faisait la plonge ; les rues minables où elle vivait ; les bibliothèques où elle se cachait pour lire les journaux et pour étudier les penseurs révolutionnaires, pour maîtriser Marx, Marcuse, Malcom X, et Frantz Fanon, un théoricien français, dont les phrases, lues comme des litanies à l’heure du coucher, avaient des accents suppliants, et l’avaient soutenue tout à fait de la même manière que le sacrement du milk-shake à la vanille et du BLT. « Il ne faut jamais perdre de vue que la femme algérienne engagée apprend à la fois son rôle de “femme seule dans la rue” et sa mission révolutionnaire d’instinct. La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans formation, sans histoires, qu’elle sort dans la rue avec trois grenades dans son sac à main. Elle n’a pas l’impression de jouer un rôle. Il n’y a pas de personnage à imiter. Au contraire, il y a une dramatisation intense, une continuité entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s’élève directement au niveau de la tragédie. »

Et lui, il pense : Et la fille du New Jersey se rabaisse au niveau de l’imbécillité. La fille du New Jersey qui est allée à l’école Montessori tellement elle était intelligente, la fille du New Jersey qui n’avait que des seize et des dix-huit au lycée de Morristown, la fille du New Jersey s’élève directement au niveau de la comédie infâme. La fille du New Jersey s’élève au niveau de la psychose.

Partout, dans toutes les villes où elle se cachait, elle croyait voir le FBI — mais ce fut à Miami qu’elle fut finalement découverte, alors qu’elle était en train de bégayer à tout va sur un banc pour essayer d’apprendre l’anglais à ses jeunes. Comment aurait-elle pu faire autrement ? Comment se détourner de ceux qui étaient nés dans le néant, condamnés au néant, et qui se considéraient eux-mêmes comme le rebut de l’humanité ? Le lendemain, lorsque à son arrivée dans le parc elle trouva le même jeune clochard noir qui faisait semblant de dormir sur un banc, avec une couverture de vieux journaux, elle retourna dans la rue, prit ses jambes à son cou, et ne s’arrêta que lorsqu’elle vit une aveugle en train de mendier sur le trottoir, une grande femme noire, avec un chien. La femme secouait une sébile en répétant à voix basse : « Pour une aveugle, pour une aveugle, pour une aveugle. » À ses pieds, il y avait une guenille de manteau en lainage dans lequel Merry réalisa qu’elle pourrait se cacher. Mais elle aurait été incapable de le lui prendre ; elle demanda donc à la femme si elle pouvait l’aider à mendier, la femme dit, « Bien sûr », et Merry lui demanda encore si elle pouvait mettre ses lunettes noires et son manteau, et la femme lui répondit, « Tout ce que tu veux, ma chérie ». Si bien que Merry resta au soleil de Miami enveloppée dans le lourd manteau noir, les lunettes de soleil sur les yeux, à agiter la sébile pendant que la femme psalmodiait, « Pour une aveugle ». Cette nuit-là, elle se cacha toute seule sous un pont, mais, le lendemain, elle retourna mendier avec la Noire, en lui empruntant de nouveau son manteau et ses lunettes pour se déguiser, puis elle finit par s’installer avec elle et son chien, et par prendre soin d’elle.

Ce fut là qu’elle se mit à étudier les religions. Bunice, la Noire, chantait pour elle le matin, quand elles se réveillaient dans le lit qu’elles partageaient avec le chien. Mais lorsque Bunice eut un cancer et mourut, ce fut le pire : les cliniques, la salle, l’enterrement où elle fut la seule à l’accompagner, en deuil de la personne qu’elle aimait le plus au monde… ce fut le moment le plus dur de tous.

Pendant les mois où Bunice était en train de mourir, Merry trouva en bibliothèque les livres qui l’amenèrent à abandonner sans retour la tradition judéo-chrétienne pour trouver la voie de l’impératif éthique suprême, l’ahimsa, le respect systématique de la vie, et l’engagement à ne pas faire de mal à un être vivant.

Son père ne se demandait plus à quel moment elle lui avait échappé ; il ne pensait plus que tout ce qu’il avait fait était dérisoire, et qu’elle était sous la coupe d’une puissance devenue folle. Il pensait à présent que Mary Stoltz n’était pas sa fille : sa fille à lui n’aurait jamais pu absorber tant de souffrance. C’était une gosse d’Old Rimrock, une gosse privilégiée, élevée au paradis. Jamais elle n’aurait pu travailler dans des champs de patates, dormir sous les ponts, ni vagabonder cinq ans par peur d’être arrêtée. Jamais elle n’aurait pu dormir avec l’aveugle et son chien. D’Indianapolis à Chicago, de Portland à l’Idaho, au Kentucky, au Maryland, à la Floride — jamais elle n’aurait pu vivre toute seule, en vagabonde isolée, faisant la plonge, se cachant de la police, se liant d’amitié avec les miséreux sur les bancs publics. Et jamais elle n’aurait pu atterrir à Newark, non. Vivre six mois à dix minutes de son bureau, aller vers l’Ironbound en passant par ce souterrain, porter ce voile, marcher toute seule, tous les matins, tous les soirs, devant ces épaves humaines, à travers cette crasse — non ! Cette histoire n’était qu’un mensonge, qui avait pour but d’anéantir leur méchant, c’est-à-dire lui. Cette fable n’était qu’une caricature, une caricature sensationnelle, elle n’était qu’une actrice, cette fille, une professionnelle engagée par eux et chargée de le tourmenter parce qu’il était tout ce qu’ils n’étaient pas. Ils voulaient l’achever avec cette histoire de paria exilée dans le pays même où sa famille avait si triomphalement pris racine de toutes les manières possibles. Il refusait donc de se laisser convaincre par ce qu’elle avait dit. Il pensait : Le viol ? Les bombes ? Une proie rêvée pour tous les fous qui passent ? Ça ne s’appelle plus des épreuves, c’est l’enfer. Jamais Merry n’aurait pu survivre à une seule de ces aventures. Elle n’aurait pas pu survivre au meurtre de quatre personnes. Elle n’aurait pas pu tuer de sang-froid et survivre à son acte.

Et c’est alors qu’il comprit qu’elle n’avait pas survécu en effet. Quelle qu’ait pu être la vérité, quoi qu’il ait pu lui arriver, sa détermination à laisser derrière elle les décombres de la vie méprisable de ses parents l’avait conduite au désastre de son autodestruction.

Bien sûr, tout ce qu’elle disait pouvait lui être arrivé. Des choses comme ça, il s’en produit tous les jours sur la surface de la terre. Il n’avait pas la moindre idée des conduites humaines.

« Vous n’êtes pas ma fille, vous n’êtes pas Merry.

— Si tu préfères le croire, ce n’est peut-être pas plus mal, c’est peut-être le mieux.

— Pourquoi est-ce que tu ne me demandes pas de nouvelles de ta mère, Meredith ? C’est moi qui dois te le demander ? Où est née ta mère ? Quel est son nom de jeune fille ? Comment s’appelle son père ?

— Je ne veux pas parler de ma mère.

— Parce que vous ne savez rien d’elle. Ni de moi. Ni de la personne que vous prétendez être. Parlez-moi de la maison au bord de la mer. Dites-moi le nom de votre maîtresse au cours préparatoire. Au cours élémentaire ? Dites-moi pourquoi vous faites semblant d’être ma fille.

— Si je réponds à ces questions, tu vas souffrir davantage. Je ne sais pas quelle dose de souffrance tu souhaites.

— Oh, ne vous inquiétez pas trop de ma souffrance, mademoiselle. Pourquoi prétendez-vous être ma fille ? Qui êtes-vous ? Qui est la prétendue “Rita Cohen” ? Qu’est-ce que vous mijotez, toutes les deux ? Où est ma fille ? Je vais porter cette affaire entre les mains de la police si vous ne me dites pas ce qui se passe et où se trouve ma fille.

— Je ne fais rien d’illégal, papa. »

Cet abominable légalisme ! Cet abominable jaïnisme, et par-dessus le marché, cette mauvaise foi. « Non, dit-il, plus maintenant ; maintenant c’est seulement horrible. Et ce que tu as fait, alors ?

— J’ai tué quatre personnes, lui répliqua-t-elle aussi innocemment qu’elle aurait dit, “J’ai fait une fournée de biscuits cet après-midi”.

— Non », hurla-t-il. Le légalisme, le jaïnisme, l’innocence spectaculaire — désespoir tout ça, désir de se distancier des quatre morts ! « Ça ne passe pas ! Tu n’es pas une femme algérienne. Tu ne viens pas d’Algérie, tu ne viens pas d’Inde. Tu es une petite Américaine d’Old Rimrock, New Jersey. Une petite Américaine complètement larguée dans sa tête. Quatre personnes, non ! » Maintenant il refusait d’y croire ; c’était pour lui que cette culpabilité ne faisait plus sens, et ne pouvait exister. Elle avait eu beaucoup trop de chances au départ pour que ce soit vrai. Et lui aussi. Il n’aurait jamais pu engendrer un enfant qui tue quatre personnes. Tout ce que la vie avait accordé à Merry, tout ce qu’elle lui avait offert, tout ce qu’elle attendait d’elle en retour, tout ce qui avait pu lui arriver depuis le jour de sa naissance rendait la chose impossible. Tuer des gens ? Non, ça n’arrivait pas, dans leur famille. Dieu merci, la vie leur avait épargné ça. Tuer des gens, rien n’était plus éloigné de la vocation des Levov. Non, cette fille n’était pas, ne pouvait pas être la sienne. « Puisque tu es si attachée au fait de ne pas mentir, ou de ne rien voler, grand ou petit — toutes ces conneries, Merry, ces conneries de merde — je te supplie de me dire la vérité !

— La vérité est simple. La voilà, la vérité. C’est qu’il faut en finir avec le désir et l’égoïsme.

— Merry, s’écria-t-il, Merry, Merry ! » Alors, une pulsion incontrôlée, irrépressible, s’empara de lui. Incapable de contenir son agressivité plus longtemps, il tomba de toute sa force virile sur la silhouette recroquevillée sur la paillasse crasseuse. « C’est pas toi ! Tu n’aurais jamais pu faire ça ! » Elle ne lui opposa pas de résistance lorsqu’il arracha de son visage le voile coupé dans un bout de bas. Rien de plus fétide que ce qui a enveloppé le pied, et elle le porte contre sa bouche. Nous l’aimions, elle nous aimait, et le résultat c’est qu’elle se couvre le visage dans un bas. « Parle, à présent ! » lui ordonna-t-il.

Mais elle refusa. Il lui ouvrit la bouche de force, au mépris de règles de conduite qu’il n’avait jamais enfreintes jusque-là, en transgressant l’interdit de la violence. C’était la fin de toute compréhension. Il n’y avait plus moyen de se comprendre. Il avait beau savoir que la violence était vaine et inhumaine, et que la compréhension — réussir à se parler de manière sensée jusqu’à ce qu’on trouve un accord — était le seul moyen de parvenir à un résultat durable. Le père qui n’avait jamais employé la force avec son enfant, pour qui la force incarnait la faillite morale, lui ouvrit la bouche de force, et saisit sa langue entre ses doigts. Il lui manquait une dent de devant, une de ses belles dents ! Cela prouvait bien qu’elle n’était pas Merry. Toutes ces années d’orthodontie, l’appareil dentaire, celui qu’elle avait porté en plus la nuit, tous ces instruments pour qu’elle morde bien, qu’elle ait des gencives en bon état, un sourire magnifique — ça ne pouvait pas être la même fille.

« Parle ! » ordonna-t-il, et enfin sa véritable odeur lui parvint. C’était l’odeur humaine la plus immonde, à l’exception de celle de la gangrène et de celle du cadavre. Curieusement, quoiqu’elle lui ait dit qu’elle ne se lavait pas pour ne pas blesser l’eau, il n’avait rien senti jusque-là — ni quand ils s’étaient étreints dans la rue, ni pendant qu’il était assis dans la pénombre, de l’autre côté du matelas — non, rien d’autre qu’une acidité insolite et écœurante qu’il avait mise sur le compte de l’immeuble imprégné de pisse. Mais ce qu’il sentait à présent, en lui tenant la bouche ouverte, ce n’était pas une odeur de murs, c’était une odeur humaine, l’odeur d’un humain fou qui bouffe sa merde pour le plaisir. Cette abjection l’atteignait enfin. Elle est infecte. Sa fille est une loque humaine qui pue le déchet humain. Elle sent l’organisme qui se déglingue. C’est la puanteur de l’incohérence. C’est la puanteur de ce qu’elle est devenue. Elle pouvait le faire et elle l’a fait, ce respect de la vie, c’est l’obscénité ultime.

Il essaya mentalement de trouver un muscle qui bouche la valve, au fond de sa gorge, quelque chose qui la bloque, et qui les empêche de sombrer plus avant dans l’immondice, tous deux ; mais ce muscle n’existait pas. Un spasme de sécrétions gastriques et d’aliments non digérés lui remonta les tripes, et jaillit sous sa langue, flot amer, âcre, infect, qu’il lui cracha à la figure en lui criant : « Qui es-tu ? »

Malgré la pénombre, dès qu’il s’était trouvé sur elle, il l’avait très bien reconnue. Elle n’avait pas besoin de parler sans la protection de son masque pour lui faire savoir que l’inexplicable avait à tout jamais exilé ce qu’il croyait connaître. Si elle n’était plus stigmatisée comme Merry Levov par son bégaiement, elle l’était sans erreur possible par ses yeux. À l’intérieur de ses orbites creuses et démesurées, ses yeux étaient ceux de son père. Sa stature était la sienne, ses yeux étaient les siens. Elle était de lui, tout entière. La dent qui lui manquait avait été arrachée, ou cassée par un coup de poing.

Ce ne fut pas lui qu’elle regarda lorsqu’il gagna la porte ; elle parcourut d’un œil inquiet la pièce exiguë, comme si, dans sa frénésie, il avait brutalisé les micro-organismes inoffensifs qui partageaient sa solitude.

Quatre personnes. Pas étonnant qu’elle ait disparu. Pas étonnant qu’il ait disparu, lui aussi. C’était bien sa fille, et elle était méconnaissable. Cette meurtrière est de moi. Il lui avait vomi sur le visage, un visage qui, à l’exception des yeux, ne ressemblait plus du tout à celui de son père ni à celui de sa mère. Le voile était tombé, mais, derrière lui, il y avait un autre voile. N’en est-il pas toujours ainsi ?

« Viens avec moi, supplia-t-il.

— Va-t’en, papa. Va-t’en.

— Merry, tu me demandes de faire quelque chose qui est affreusement douloureux. Tu me demandes de te quitter ; je viens de te retrouver. Je t’en prie, supplia-t-il, viens avec moi. Rentre à la maison.

— Papa, laisse-moi tranquille.

— Mais j’ai besoin de te voir. Je ne peux pas t’abandonner ici. J’ai besoin de te voir.

— Tu m’as vue. S’il te plaît, va-t’en, maintenant. Si tu m’aimes, papa, tu me laisseras tranquille. »

 

La fille la plus parfaite de toutes — la sienne — s’était fait violer.

Il était incapable de penser à autre chose qu’à ces deux viols. Elle avait fait sauter quatre personnes — c’était tellement grotesque, tellement hors de proportion, inimaginable. Forcément. Voir les visages, entendre les noms, apprendre que l’une était mère de trois enfants, le deuxième venait de se marier, le troisième allait prendre sa retraite… et elle, le savait-elle, qui étaient ces gens, ce qu’ils faisaient, est-ce que ça lui importait ? Il ne pouvait imaginer le moindre détail. Il refusait. Seul le viol était imaginable. Il suffisait d’imaginer le viol pour occulter tout le reste ; ainsi demeuraient invisibles leurs lunettes, leurs coiffures, leurs familles, leurs métiers, leurs dates de naissance, leurs adresses, leur innocence sans tache.

Fred Conlon. Mais multiplié à quatre exemplaires.

Le viol. Le viol rejetait tout le reste dans les ténèbres. Se concentrer sur le viol.

Comment est-ce que ça s’était passé ? Qui étaient-ils, ces types ? Est-ce que c’était quelqu’un qui faisait partie de sa vie, qui était contre la guerre, comme elle en cavale, quelqu’un qu’elle connaissait, ou bien un inconnu, un clochard, un toxicomane, un fou qui l’avait suivie jusque chez elle, dans son couloir, avec un couteau ? Qu’est-ce qui s’était passé au juste ? Est-ce qu’ils l’avaient immobilisée, menacée d’un couteau ? Est-ce qu’ils l’avaient frappée ? Qu’est-ce qu’ils l’avaient forcée à faire ? Il n’y avait donc personne pour lui porter secours ? Qu’est-ce qu’ils l’avaient obligée à faire au juste ? Il les tuerait. Il fallait qu’elle lui dise qui ils étaient. Je m’en vais trouver qui c’est. Je veux savoir où ça s’est passé. Je veux savoir quand ça s’est passé. On va y retourner, on va les retrouver, et je vais les tuer !

Maintenant qu’il ne pouvait plus s’empêcher d’imaginer les viols, il n’y avait plus de répit, plus une seconde de répit, dans son désir de sortir tuer quelqu’un. Malgré les murailles qu’il lui avait élevées, elle s’était fait violer. Toute cette protection n’avait pas pu l’empêcher de se faire violer. Dis-moi tout ! Je m’en vais les tuer !

Trop tard, pourtant. Le mal était fait. Il n’y pouvait plus rien. Pour que ça n’arrive pas, il aurait fallu qu’il les tue avant que ça se passe — or comment faire ? Lui, Levov le Suédois ? En dehors du terrain, quand avait-il jamais porté la main sur qui que ce soit ? Rien ne répugnait davantage à cette montagne de muscles que de faire usage de sa force.

Les endroits où elle vivait ! Les gens. Comment arrivait-elle à survivre sans personne ? L’endroit où elle vivait, à présent. Est-ce qu’ils avaient tous été pareils, ou pire ? D’accord, elle n’aurait pas dû faire ce qu’elle avait fait, elle n’aurait jamais dû, mais tout de même, dire qu’elle avait été obligée de vivre dans ces conditions…

Il était assis à son bureau. Il lui fallait oublier un instant la vue de ce qu’il ne voulait pas voir. L’usine était déserte. Il n’y avait plus que le veilleur de nuit, qui était venu prendre sa garde avec ses chiens. Il était en bas dans le parking, à patrouiller dans le périmètre du grillage double, dont le sommet était coiffé, depuis les émeutes, par des rouleaux de ruban métallique coupant, censés conseiller au patron, chaque matin qu’il arrêtait sa voiture et la garait : tire-toi, tire-toi, tire-toi. Il était là tout seul, dans la dernière usine de la ville la plus abominable du monde. Et c’était encore pire que pendant les émeutes, quand Springfield Avenue était en flammes, ainsi que South Orange Avenue, Bergen Street assiégée, sirènes déclenchées, armes crépitant, sur les toits des tireurs isolés dégommant les réverbères, des foules en folie en train de piller la rue, des jeunes qui raflaient des radios, des lampes, des postes de télé, des hommes avec des vêtements plein les bras, des femmes qui poussaient des landaus bourrés de caisses d’alcool et de bière, des gens qui traînaient des meubles jusque dans la rue, qui volaient des canapés, des berceaux, des tables de cuisine, des machines à laver, des séchoirs, des fours — et tout ça pas en douce, non, ouvertement. Leur force était terrible, leur travail d’équipe irréprochable. C’est excitant de briser les vitrines. C’est grisant de ne pas payer. L’appétit de posséder de l’Américain est un phénomène éblouissant à observer. Ça, c’était du vol à l’étalage ! Tout ce que vous avez toujours voulu avoir, et gratuit ! Main basse sur la consommation ! Tout le monde disjonctait à se dire : L’heure est venue, par ici la bonne soupe ! Dans les rues de Newark, incendiées par le carnaval des émeutes, une force se libérait, qui se sentait rédemptrice ; ce qui se passait, c’était purifiant, spirituel, révolutionnaire, tout le monde le sentait bien. La vision surréaliste des appareils ménagers sous les étoiles, luisant à la lumière des flammes qui incendiaient le centre-ville, promettait la libération de l’humanité entière. Oui, elle était bienvenue cette occasion magnifique, l’un des rares moments où l’histoire se transfigurait : de vieilles souffrances s’en allaient brûler allègrement dans les flammes, et ne ressusciteraient jamais, sauf qu’en quelques heures de temps une nouvelle souffrance leur succéderait, si macabre, si monstrueuse, si impitoyable, si débordante qu’il faudrait bien encore cinq cents ans pour la voir diminuer. Cette fois, la ville était détruite par le feu — et la prochaine fois ? Après le feu ? Rien, plus jamais rien à Newark.

Et pendant toutes ces heures le Suédois était là, dans l’usine, avec Vicky ; il attendait avec elle, et elle seule à ses côtés, que son usine saute, il attendait que la police arrive avec des pistolets, les soldats avec des mitraillettes, il attendait que le protègent la police de Newark, la police de l’État, la Garde nationale, quelqu’un enfin, avant qu’on brûle jusqu’aux fondations l’entreprise construite par son père, et que son père lui avait confiée… et ce qu’il éprouve maintenant est pire. Une voiture de police ouvrait le feu en direction d’un bar, sur le trottoir d’en face. De sa fenêtre il voyait une femme s’effondrer, plier les genoux, s’effondrer ; on venait de la tuer par balle, en pleine rue, une femme venait d’être tuée sous ses yeux. Et ce qui se passe en ce moment est pire. Des gens criaient, hurlaient, des pompiers étaient cloués au sol par des rafales de tir, ils ne pouvaient plus faire face à l’incendie ; il y avait des explosions, un bongo se faisait entendre, au milieu de la nuit une volée de pistolet faisait sauter toutes les fenêtres où apparaissaient les affiches de Vicky au niveau de la rue… et ce qu’il éprouve en ce moment est de loin pire. Et puis ils sont partis, l’un après l’autre, ils ont fui les décombres encore fumants, les industriels, les détaillants, les banques, les boutiques, les corporations, les grands magasins, dans le South Ward, le quartier résidentiel, pendant un an, on allait voir deux camions de déménagement par jour, les propriétaires s’enfuyaient, ils abandonnaient ces modestes maisons, leurs trésors, pour la somme qu’ils pouvaient en tirer… mais lui, il est resté, il a refusé de partir, Newark Maid est resté à la traîne, et ça ne l’a pas empêchée de se faire violer. Au plus noir des émeutes il n’a pas abandonné son usine aux vandales, il n’a pas tourné le dos à ces gens, et, pourtant, sa fille s’est fait violer.

Sur le mur, juste derrière son bureau, encadrée sous verre, il a affiché une lettre de la Commission Restreinte du Gouverneur sur les désordres civils ; cette lettre remercie Mr Seymour I. Levov de son témoignage oculaire sur les émeutes, elle le félicite de son courage, de son dévouement à la ville de Newark, cette lettre officielle signée par dix citoyens distingués, dont deux évêques catholiques, et deux ex-gouverneurs de l’État. Et sur le mur, à côté, il a aussi encadré sous verre un article paru six mois plus tôt dans le Star-Ledger, avec sa photographie et le titre, « Une entreprise de gants félicitée de rester à Newark », et pourtant elle s’est fait violer.

Le viol lui coulait dans le sang, il n’arriverait pas à l’extirper. Il en avait l’odeur dans le sang, le spectacle, les jambes, les bras, les cheveux, les vêtements. Il y avait les bruits, les coups sourds, ses cris à elle, la chute dans un minuscule lieu clos. L’aboiement horrible d’un homme qui jouit. Ses grognements. Elle qui geignait. La stupeur du viol effaçait tout le reste. En toute ignorance, elle avait passé le seuil, ils l’avaient attrapée par-derrière, jetée à terre, et son corps s’était trouvé à leur merci. Elle n’avait qu’une mince étoffe sur le corps. Ils l’avaient arrachée. Il n’y avait plus rien entre son corps et leurs mains. Ils avaient pénétré son corps, rempli son corps. Avec une force terrible, la force qui déchire. Ils lui avaient cassé une dent. L’un d’entre eux était cinglé. Il s’était assis sur elle, et il lui avait lâché une giclée de merde. Ils étaient sur elle. Les types. Ils parlaient une langue étrangère. Ils riaient. Tout ce qui leur passait par la tête, ils le lui avaient fait. Le suivant attendait son tour. Elle le voyait attendre. Elle ne pouvait rien faire.

Lui non plus. On devient de plus en plus fou, enragé de faire quelque chose, précisément quand il n’y a plus rien à faire.

Son corps dans le berceau. Son corps dans la baignoire de bébé. Son corps quand elle commence à se mettre debout sur l’estomac de son père. Son petit ventre aperçu entre la chemise et la salopette quand elle est suspendue à lui tête en bas, au retour du travail. Son corps quand elle quitte le sol pour se jeter dans ses bras. L’abandon de son corps quand elle s’envole dans ses bras, et qu’elle lui donne la permission de toucher qu’on accorde à un père. Cette adoration sans réserve dans l’élan de son corps, un corps qui semble achevé, création parfaite en miniature, avec tout le charme de la miniature. Un corps qu’on croirait endossé immédiatement après repassage, sans le moindre faux pli. La liberté naïve avec laquelle elle le montre. La tendresse que cela fait naître en lui. Ses pieds nus capitonnés comme les pattes d’un petit animal. Neuves, jamais portées, ses pattes immaculées. Ses orteils qui se recroquevillent. Ses longues jambes minces. Des jambes fonctionnelles. Fermes. La partie de son corps la plus musclée. Ses culottes aux couleurs de sorbet. À la grande fente, ses tokhes de bébé, son derrière qui défie la gravité et qui, contre toute attente, appartient à la partie supérieure de son corps et non pas encore à la partie inférieure. Pas de graisse. Pas un pouce de graisse, nulle part. La fente, comme tracée au tire-ligne, cette superbe couture rabattue, qui s’épanouira un jour en pétales et, au fil du temps, deviendra le con de la femme, un pliage d’origami. Le nombril improbable. Le torse géométrique. La précision anatomique de la cage thoracique. La souplesse de sa colonne vertébrale. Les crêtes osseuses de ses vertèbres, lames d’un petit xylophone. L’adorable dormance de ses seins invisibles avant le bourgeonnement. Toute la turbulence de ce qui veut advenir encore dans des limbes béats. Pourtant, dans le cou, sur le socle du cou duveteux, d’une certaine façon, la femme est déjà là. Le visage. Sa gloire. Ce visage qu’elle n’emportera pas avec elle, et qui est pourtant l’empreinte digitale de l’avenir. Le marqueur qui va disparaître au regard, mais qui sera encore présent dans cinquante ans. Qu’il révèle peu son histoire, ce visage d’enfant. La jeunesse est tout ce qui s’y lit. Il est tellement neuf dans le cycle. Alors que rien n’est encore défini, le temps est si puissamment présent sur son visage. Le crâne est mou. L’ouverture des narines molles, c’est là tout le nez. La couleur de ses yeux. Sa blancheur, blanche, blanche. Le bleu limpide. Des yeux sans nuages. Toute sa personne est sans nuages, mais les yeux surtout, des fenêtres, des vitres lavées, qui ne révèlent encore rien de l’intérieur. Sur son front, l’histoire de l’embryon. Les abricots secs de ses oreilles. Délicieux. Une fois qu’on a commencé à en manger, on ne s’arrêterait jamais. Les petites oreilles, toujours plus âgées qu’elle. Ces petites oreilles qui n’ont jamais vraiment eu quatre ans, et qui, pourtant, n’ont pas changé depuis ses quatorze mois. La finesse surnaturelle de ses cheveux. Leur santé. Ils tirent sur le roux, ils ressemblent plus à ceux de sa mère, à cette époque. L’insouciance, l’abandon de ce corps dans ses bras. L’abandon du chaton à son père tout-puissant, géant rassurant. Ainsi, devant ce corps que sa fille lui abandonne, il déborde d’un désir de protection qui se rapproche sans doute des montées de lait telles que Dawn les lui a décrites. Ce qu’il éprouve lorsque sa fille quitte le sol pour lui sauter dans les bras, c’est l’absolu de leur intimité. Et, dans sa trame, la conviction qu’il ne va pas trop loin, que c’est impossible ; leur liberté est immense, immense leur plaisir, c’est l’équivalent du lien qu’elle a eu avec Dawn par l’allaitement au sein. C’est vrai. C’est indéniable. Il était merveilleux sur ce chapitre, et elle aussi. Si merveilleuse. Qu’est-ce qui a pu lui arriver, à cette gosse merveilleuse ? Elle bégayait. Et puis après ? Quelle affaire ! Qu’est-ce qui est arrivé à cette enfant si normale ? À moins que ce ne soit le genre de choses qui arrivent aux enfants merveilleuses et parfaitement normales. Ce ne sont pas les cinglés qui commettent ces actes — ce sont les enfants normaux. Tu la protèges tant que tu peux — et elle est impossible à protéger. Tu la protèges, c’est insupportable, tu ne la protèges pas, c’est insupportable. Tout est insupportable. Quelle horreur, son autonomie. Le pire mal du monde s’était emparé de son enfant. Si seulement son corps au modelé admirable avait pu ne jamais naître.

Il appelle son frère. Ce n’est pas le frère qu’il faudrait pour se faire consoler, mais que faire ? Quand on a besoin de se faire consoler, ce n’est jamais le frère qu’il faut, ni le père, ni la mère, ni l’épouse ; alors il faut savoir se consoler tout seul, être fort et passer sa vie à consoler les autres. Seulement il a besoin d’être soulagé de ce viol, il a besoin qu’on lui retire ce viol-poignard qui est en train de lui lacérer le cœur ; il ne peut pas faire face, alors il appelle le seul frère qu’il ait. S’il en avait un autre, c’est lui qu’il appellerait. Mais voilà, comme frère, il n’a que Jerry, et Jerry n’a que lui. Comme fille il n’a que Merry, qui n’a que lui comme père. Incontournable. Il ne leur en adviendra jamais d’autres.

On est vendredi après-midi, il est cinq heures et demie. Jerry est à son cabinet, il reçoit des patients post-opératoires. Mais il peut parler, dit-il. Les malades attendront. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Rien qu’au ton de sa voix, à l’impatience qu’il y entend, à son arrogance acerbe, il se dit, « Il ne va pas m’aider ». « J’arrive de chez Merry. Je l’ai retrouvée. Je l’ai retrouvée à Newark. Elle est ici. Dans une chambre. Je l’ai vue. Ce qu’elle a enduré, la tête qu’elle a, l’endroit où elle vit — tu n’imagines pas. Tu n’as pas idée. » Il se met à raconter son histoire, sans s’effondrer, en essayant de répéter ce qu’elle lui a dit, les endroits par où elle est passée, comment elle a vécu, ce qu’elle est devenue ; il essaie de se mettre ça dans la tête, il essaie de trouver l’espace dans sa tête pour loger tout ça, alors qu’il n’est même pas arrivé à y loger l’espace où elle vit. Quand il raconte à son frère qu’elle s’est fait violer deux fois, il est au bord des larmes.

« T’as fini ? demande Jerry.

— Quoi ?

— Si tu as fini, si c’est tout, dis-moi ce que tu comptes faire à présent. Qu’est-ce que tu vas faire, Seymour ?

— Je sais pas ce qu’il y a à faire. C’est elle, la bombe. Elle a fait sauter Hamlin. Elle a tué Conlon. » Il ne parvient pas à lui dire pour l’Oregon et les trois autres. « Elle a fait ça toute seule.

— Ben, évidemment, tiens ! On croyait que c’était qui ? Où elle est, maintenant ? Dans cette piaule ?

— Oui, c’est terrible.

— Eh bien, retourne la chercher.

— Je ne peux pas, elle refuse. Elle veut que je lui fiche la paix.

— Mais on s’en fout de ce qu’elle veut, merde ! Tu remontes dans ta bagnole, putain, tu y vas, et tu la traînes hors de cette chambre de merde par les cheveux. Tu lui donnes un calmant, tu l’attaches. Mais tu la ramènes. Écoute-moi, t’es paralysé ! C’est pas moi qui dis que maintenir les liens familiaux c’est ce qui compte le plus dans l’existence, c’est toi. Remonte dans ta bagnole, et va la récupérer.

— Ça marchera pas. Je ne peux pas la récupérer de force. C’est plus compliqué que tu crois. Une fois que je l’aurai forcée à rentrer chez nous, je fais quoi ? Ça ne manquerait pas de panache, et puis après ? C’est compliqué, trop compliqué. Ça marchera pas avec ta méthode.

— C’est pourtant exactement comme ça que ça marche.

— Elle a tué trois autres personnes. Elle a tué quatre personnes.

— Mais on s’en fout de ces quatre personnes, merde ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu lui cèdes comme tu as cédé à ton père, comme tu as toujours cédé à tout le monde toute ta vie.

— Elle a été violée. Elle est folle, elle est devenue folle. Il suffit de la regarder pour le savoir. Deux fois, elle s’est fait violer.

— Et qu’est-ce que tu croyais ? On dirait que ça t’étonne. Bien sûr qu’elle s’est fait violer. Et si tu te magnes pas le cul, elle va se faire violer une troisième fois. Tu l’aimes, oui ou non ?

— Comment tu peux me demander ça ?

— C’est toi qui m’y forces.

— S’il te plaît, hein, c’est pas le moment ; tu ne me déchires pas, tu ne me mines pas. J’aime ma fille. Je l’ai aimée plus que tout au monde.

— Comme un objet.

— Hein, quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Comme un objet. Tu l’aimais comme un objet, putain. Comme tu aimes ta femme. Ah si seulement un jour tu te mettais à comprendre pourquoi tu fais les choses que tu fais ! Tu sais pourquoi ? Tu t’en doutes ? Parce que tu as peur de faire mauvaise impression ! Tu as peur de laisser échapper la vérité.

— De quoi tu parles ? Quelle vérité, quelle vérité ? » Certes, il ne s’attendait pas à une consolation idéale, mais de là à se faire agresser — pourquoi Jerry l’attaque-t-il de cette façon sous prétexte de le consoler ? Pourquoi, alors qu’il vient juste de lui expliquer que les choses ont tourné mille fois plus mal que dans leurs pires inquiétudes ?

« Qu’est-ce que tu es ? Tu le sais, seulement ? Tu es un type qui essaie toujours d’arrondir les angles. Tu essaies toujours d’être modéré. Tu diras jamais la vérité si tu crois qu’elle va blesser. Tu es toujours dans le compromis, toujours complaisant. Tu t’acharnes à chercher le bon côté des choses. Toi, t’as des bonnes manières, tu supportes tout avec patience. Tu as toujours été respectueux des formes. Tu n’enfreins jamais les codes. Tout ce que la société te dicte, tu le fais. Les apparences, les formes. Les formes, on leur crache à la gueule. Ta fille vient de le faire pour toi, non ? Quatre personnes ! En voilà, une critique en règle des formes ! »

S’il raccroche, il va se retrouver tout seul dans le couloir de sa fille, derrière le type qui attend son tour derrière celui qui est sur les marches en train de déchirer Merry ; il verra tout ce qu’il ne veut pas voir, il saura tout ce qu’il lui est insupportable de savoir. Il ne peut pas rester là à imaginer la suite de l’histoire. S’il raccroche, il ne saura jamais ce que Jerry aurait dit après lui avoir, pour une raison ou pour une autre, assené ses « quatre vérités ». Quelles vérités ? Ses rapports avec les gens sont toujours comme ça — il ne faut pas que je le prenne contre moi, il est comme ça. Personne ne peut le brider. Il est né comme ça. Je le savais avant de l’appeler, je l’ai toujours su. Nous ne vivons pas de la même manière. C’est un frère sans en être un. J’ai paniqué. Je panique. C’est tout. J’ai appelé la dernière personne que j’aurais dû appeler. Voilà un type qui vit en maniant le couteau. Quand ça fait mal, il y va au couteau. Ce qui est en train de pourrir, il l’extrait au couteau. Moi, je suis dans les cordes, je dois gérer l’ingérable, et pour lui, c’est son boulot, sa routine, il s’amène vers moi avec son couteau.

« C’est pas moi, le renégat, dit le Suédois, c’est pas moi. C’est toi.

— Ah ça non, c’est pas toi, le renégat. Toi, tu es le type qui fait tout bien.

— Je ne te suis pas. Tu me dis ça comme une insulte ! » Il ajoute, excédé, « Et alors, faire tout bien, où est le mal, bon Dieu ?

— Y a pas de mal, pas de mal du tout. Sauf que c’est ça que ta fille a essayé de déboulonner toute sa vie. Tu te révèles pas aux autres, Seymour. Tu es secret. Personne sait qui tu es. Elle, c’est sûr, tu lui as jamais laissé voir qui tu es. C’est ça, qu’elle attaque de toutes ses forces. Ta façade. Toutes tes normes de merde. Eh ben, tiens, regarde un peu ce qu’elle en fait de tes normes.

— Je ne sais pas ce que tu attends de moi. Tu as toujours été trop intelligent pour moi. Alors c’est tout ce que tu trouves à me répondre ? C’est tout ?

— Tu remportes le trophée. Tu fais toujours le geste qu’il faut. Tout le monde t’aime. Tu épouses Miss New Jersey, pour l’amour du ciel ! Ça devrait te faire réfléchir. Pourquoi tu l’as épousée ? Pour la galerie. Pourquoi tu fais les choses ? Pour la galerie !

— Je l’aimais ! Je me suis dressé contre mon propre père tellement je l’aimais ! »

Jerry se marre. « C’est ce que tu crois ? Tu crois vraiment que tu lui as tenu tête ? Tu l’as épousée parce que tu pouvais plus faire autrement. Papa l’avait fait passer sur des charbons ardents dans son bureau, et toi tu étais resté là sans dire un mot, merde ! Vrai ou faux ?

— Jerry, ma fille est dans cette chambre abominable. Qu’est-ce que tu me chantes, là ? »

Mais Jerry ne l’écoute pas, Jerry s’écoute et n’écoute que lui. Pourquoi a-t-il choisi ce moment pour dire ses quatre vérités à son frère ? Pourquoi faut-il que, quand on est au pire de la souffrance, l’autre décide que, sous couvert d’analyser votre personnalité, le moment est venu de vous faire part de tout le mépris qu’il éprouve à votre endroit depuis des années ? Qu’est-ce qui, dans votre souffrance, donne à sa supériorité une telle ampleur, une telle plénitude, qu’est-ce qui lui fait tant plaisir à énoncer ? Pourquoi choisir ce moment pour protester contre le fait d’avoir vécu dans mon ombre ? S’il avait besoin de me le dire, il ne pouvait pas le faire pendant que je mangeais mon pain blanc ? D’ailleurs pourquoi se figure-t-il vivre dans mon ombre ? Lui, le plus grand chirurgien du cœur à Miami ? Le docteur Levov, qui sauve ceux que leur cœur tue !

« Papa ? Putain, il t’a laissé t’en sortir à bon compte. Tu le sais pas encore ? S’il t’avait dit : “Écoute, tu n’auras jamais ma bénédiction, jamais, je ne veux pas de petits-enfants moitié ceci et moitié cela”, alors là oui, tu aurais eu un choix à faire. Mais t’as jamais eu à choisir, jamais. Les gens te laissent t’en sortir. Et c’est comme ça qu’au jour d’aujourd’hui, personne sait qui tu es. Tu es irrévélé, Seymour, c’est le fond de l’affaire, irrévélé. Et c’est pour ça que ta fille a décidé de te faire sauter. Tu n’es jamais clair sur rien, et, ça, elle en avait horreur. Tu es secret. Tu ne choisis pas, jamais.

— Pourquoi tu me dis ça ? Qu’est-ce que tu veux que je choisisse ? On est en train de parler de quoi, là ?

— Tu crois que tu sais ce que c’est qu’un homme ? Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est qu’un homme. Tu crois que tu sais ce que c’est qu’une fille ? Tu n’en as pas la moindre idée. Tu crois que tu connais ce pays ? Tu n’as pas la moindre idée de ce qu’il est, ce pays. Tu as une fausse image de tout. Tu t’y connais sur un seul truc, le gant, merde. Il est effrayant, ce pays. Bien sûr qu’elle s’est fait violer ! Avec quel genre de racaille tu crois qu’elle traînait ? Évidemment qu’une fois sortie de chez elle, elle allait se faire violer. Là-bas c’est pas Old Rimrock, mon pote, là-bas c’est les USA. Elle est entrée dans ce monde-là, ce monde d’arnaques, avec ce qui s’y passe — mais qu’est-ce que tu croyais ? Une gamine débarquée d’Old Rimrock, New Jersey, tu parles qu’elle savait pas comment se tenir, alors bien sûr, ça a chié dans le ventilo. Qu’est-ce qu’elle aurait pu savoir ? Elle est comme une enfant sauvage qui découvre le monde. Elle en meurt d’envie, de le voir — elle est encore dans l’action contestataire. Prendre une chambre à côté de l’autoroute McCarter, et pourquoi pas ? C’est tentant. Tu l’avais préparée à traire les vaches toute sa vie. Tu parles d’une vie ! C’est pas naturel, c’est bidon, tout ça. Ces présupposés avec lesquels tu vis ! T’es encore dans les rêves de ton père, Seymour, t’es encore là-haut avec Lou Levov, au paradis du gant. Une maisonnée tyrannisée par les gants, assommée par les gants, c’est la seule chose qui compte dans la vie, les gants de femme. Il la raconte encore, la grande histoire de la femme qui vend des gants en se rinçant les mains après chaque couleur ? Ah, où elle est, mais où elle est passée l’Amérique des convenances où une femme avait vingt-cinq paires de gants ? Ta gamine, elle te les pulvérise, les normes, Seymour, et tu crois encore que tu sais ce que c’est que la vie ? »

La vie n’est qu’une courte période de temps où l’on est vivant. Meredith Levov, 1964.

« Tu voulais Miss Amérique ? Eh ben, tu l’as, t’es servi, c’est ta fille ! Tu voulais être le vrai mâle américain, le Marine, le vrai Américain à la coule, avec un beau petit bébé goy dans les bras ? Tu avais hâte de faire partie, comme tout le monde, des États-Unis d’Amérique. Eh ben, tu y es, mon grand, tu peux dire merci à ta fille. La réalité de l’Amérique, elle t’entube jusqu’à l’os, à présent. Grâce à ta fille, tu es dans la merde jusqu’au cou, la vraie merde de la folie américaine. L’Amérique du chaos, l’Amérique de la fange ! Putain, Seymour, c’est vrai, merde, si tu étais un père qui aime sa fille », tonne Jerry dans le récepteur — et tant pis pour les convalescents qui l’attendent dans le couloir pour vérifier leurs valves et leurs artères neuves, pour lui dire combien ils lui sont reconnaissants de ce nouveau bail signé avec la vie. Jerry gueule, il gueule tout ce qu’il veut quand il veut, et merde pour le règlement de l’hôpital. Il fait partie des chirurgiens qui gueulent ; si on n’est pas d’accord avec lui, il gueule ; si on le contrarie, il gueule ; si on a le seul tort de se trouver là, il gueule. Il ne fait pas ce que lui dit l’hôpital, ni ce que veut son père, ni ce que demande sa femme, lui ; il fait ce qu’il a envie de faire, ce qui lui plaît, il dit aux gens qui il est et ce qu’il est à chaque instant, lui, si bien que rien n’est secret, de lui, ni ses opinions, ni ses frustrations, ni ses envies, ni son appétit, ni sa haine. Dans la sphère de la volonté, il est sans équivoque, sans compromis ; il est roi. Il ne passe pas son temps à regretter ce qu’il a fait ou pas fait, ni à se justifier auprès des autres pour les fois où il est odieux. Le message est simple : Vous n’avez qu’à me prendre comme je suis, il n’y a pas le choix. Ce n’est pas lui qui ravalera quoi que ce soit. Il faut que ça sorte.

Et ces deux hommes sont frères, fils des mêmes parents ; la même éducation a extirpé toute agressivité chez l’un, pour l’enraciner chez l’autre.

« Si tu étais un père qui aime sa fille, gueule Jerry au Suédois, tu l’aurais jamais abandonnée dans cette piaule ! Tu l’aurais jamais quittée des yeux. »

Le Suédois est en larmes à son bureau. On dirait que Jerry attendait ce coup de téléphone depuis toujours. Le dysfonctionnement grotesque du système l’a rendu furieux contre son frère, et à présent il lui dit tout ce qui lui passe par la tête. Depuis toujours, il attend de me rentrer dedans et de me dire ces horreurs. Les gens sont infaillibles : ils trouvent ce dont on a besoin, et puis ils refusent de vous le donner.

« Mais je voulais pas l’abandonner, dit le Suédois. Tu comprends pas, tu veux pas comprendre. C’est pas pour ça que je l’ai quittée. Ça me tuait de la quitter. Tu me comprends pas, tu refuses de me comprendre. Pourquoi tu dis que je l’aime pas ? C’est terrible, c’est affreux ! » Tout à coup il revoit le vomi sur son visage et il s’écrie : « Tout est affreux !

— Ah, oui ! , tu commences à comprendre. Très juste ! Mon frère se fait un embryon de point de vue. Un point de vue à lui, et pas celui des autres. Pour une fois il tient pas le discours officiel. Bon. On en fera quelque chose. Sa pensée est moins sous sédatifs. Tout est affreux. D’accord. Et qu’est-ce que tu vas faire ? Rien. Écoute, tu veux que j’y aille et que je l’embarque ? Tu veux que j’aille la chercher, oui ou non ?

— Non.

— Alors pourquoi tu m’appelles ?

— Je sais pas, moi. Pour que tu m’aides.

— Personne peut t’aider.

— Tu es un homme dur. Tu es dur avec moi.

— Ouais, c’est vrai que j’ai pas le beau rôle. Je l’ai jamais. Demande à notre père. C’est toi qui as toujours le beau rôle. Tu vois où ça t’a mené. De refuser de blesser les gens. De rejeter les fautes sur toi. D’avoir de la tolérance et du respect pour toutes les opinions. Ah oui, je sais, c’est libéral, t’es un père libéral. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Y a quoi au centre de tout ça ? Tu passes ta vie à empêcher que tout foute le camp. Putain, mais regarde un peu où ça t’a mené.

— C’est pas moi qui ai inventé la guerre au Vietnam. C’est pas moi qui ai inventé la guerre qui s’étale à la télé. C’est pas moi qui ai fait Lyndon Johnson comme il est ! Tu oublies comment ça commence. Pourquoi elle a balancé cette bombe. Cette putain de guerre.

— Non, t’as pas fabriqué la guerre. T’as seulement fabriqué la gamine la plus enragée d’Amérique. Depuis qu’elle est toute petite, chaque mot qu’elle crache c’est une bombe.

— Je lui ai donné tout ce que je pouvais, tout, tout, tout. Je lui ai tout donné, je te le jure, tout. » Maintenant il pleure sans retenue, il n’y a plus de barrière entre lui et ses larmes, expérience stupéfiante. À croire que pleurer était la grande affaire de sa vie, son ambition la plus profonde, et qu’il y est enfin parvenu. Maintenant qu’il se rappelle tout ce qu’il a donné, tout ce qu’elle a pris, cet échange spontané qui a rempli leur vie, et qui, un jour, inexplicablement (quoi qu’en dise Jerry, malgré la faute qu’il en rejette aujourd’hui avec délectation sur le Suédois), tout à fait inexplicablement, s’est mis à lui répugner. « Tu parles de ce à quoi je suis confronté comme si qui que ce soit pouvait y faire face. Mais personne ne peut faire face à une situation pareille ! Personne ! Personne n’est armé pour ! Tu me trouves inepte ? Tu trouves que je ne sais pas m’y prendre ? Si je ne sais pas m’y prendre, où tu vas les chercher, ceux qui sauraient s’y prendre ? Si moi… tu comprends ce que je te dis ? Qu’est-ce que je suis censé être ? Si moi je ne sais pas m’y prendre, les autres, qu’est-ce que ça doit être.

— Oh, je te comprends. »

Pleurer sans retenue a toujours été à peu près aussi difficile pour le Suédois que de perdre l’équilibre en marchant, ou d’avoir délibérément une mauvaise influence sur autrui ; pleurer sans retenue, c’est quelque chose qu’il lui est arrivé d’envier aux autres. Mais les derniers créneaux, les derniers bastions de sa barrière virile contre les larmes, la réaction de son frère à sa douleur les a pulvérisés. « Si tu es en train de me dire que j’étais…, commence-t-il, que j’étais pas… pas à la hauteur, alors… laisse-moi te dire que personne n’est à la hauteur !

— Tu l’as dit ! Exactement ! On n’est pas à la hauteur. Personne. Y compris le type qui fait tout bien. Faire tout bien, reprend Jerry, écœuré, passer sa vie à tout faire bien ! Écoute, est-ce que tu vas enfin rompre avec les apparences, et imposer ta volonté contre celle de ta fille, oui ou non ? Sur le terrain, tu savais le faire. C’est comme ça que tu marquais, tu te rappelles ? Tu imposais ta volonté contre celle de ton adversaire, et tu marquais. Fais comme si c’était un match, si ça doit t’aider. Ça t’aide pas. Pour l’activité masculine typique, t’es un peu là, toi, l’homme d’action, mais là, il ne s’agit plus d’affaires d’homme. O.K. Tu te vois pas faire une chose pareille. Toi tu te vois jouer au foot, faire des gants, épouser Miss Amérique et basta ! Dans le bled avec Miss Amérique, une petite vie bien terne et bien débile. À jouer aux Wasps ; la petite Irlandaise des docks d’Elizabeth, et le petit Juif du lycée de Weequahic. Les vaches. La Compagnie des Vaches. La vieille Amérique des pionniers. Et tu croyais que cette façade allait te venir pour rien ? Une façade chrétienne, innocente. Mais ça a un prix, ça aussi, Seymour. Moi aussi, à la place de ta fille, j’aurais balancé une bombe ! Moi aussi je me serais fait jaïn et je vivrais à Newark. Tu parles d’une connerie, ce désir d’être Wasp ! J’avais jamais su à quel point t’étais refoulé. Mais voilà, je le vois. Notre vieux, il a vraiment réussi à t’étouffer pour de bon ! Qu’est-ce que tu veux, Seymour ? Tu veux sauter en marche ? T’as pas tort, va. N’importe qui aurait déjà sauté en marche depuis longtemps, à ta place. Vas-y, saute. Reconnais qu’elle méprise ta façon de vivre, saute ! Reconnais qu’il y a quelque chose qu’elle déteste chez toi, et saute, putain, et ne la revois jamais, ta salope de fille ! Reconnais que c’est un monstre, Seymour. Les monstres aussi ils ont des origines, les monstres aussi ils ont besoin de parents. Mais les parents, eux, ils ont pas besoin de monstres. Saute en marche. Mais si tu sautes pas, si tu m’as téléphoné pour me le dire, alors, nom de Dieu, va la chercher là-bas. Ou alors c’est moi qui y vais. Qu’est-ce que t’en dis ? C’est ta dernière chance, et ma dernière offre. Tu veux que j’y aille, je quitte le bureau, je monte dans le premier avion, et j’arrive. J’y vais, et tu peux croire que je la récupérerai, moi, cette petite merdeuse, cette petite égoïste, qui te joue ses tours de salope. Elle en jouera pas avec moi, je te le garantis. Alors tu veux, ou tu veux pas ?

— Je ne veux pas. » Toutes ces choses que Jerry croit savoir, et qu’il ne sait pas. Cette idée que tout se tient. Mais rien ne se tient. Notre mode de vie et ce qu’elle a fait ? L’endroit où elle a été élevée et ce qu’elle a fait ? Tout aussi décousu que le reste — même bazar. Jerry ne sait rien du tout. Il n’est qu’un imprécateur. Il croit échapper au désarroi, comme ça, en gueulant, mais il ne gueule que des conneries. Rien de tout ça n’est vrai. Les causes, les réponses claires, la faute à qui. Des raisons. Mais il n’y en a pas, de raisons. Elle est ce qu’elle est, elle n’a pas le choix. Nous non plus. Les raisons, c’est dans les livres. Comment est-ce que notre vie de famille aurait pu donner cette horreur bizarre ? Non. Ce n’est pas le cas. Jerry essaie de rationaliser, mais ce n’est pas possible. Il y a autre chose, et il n’y comprend rien. Personne n’y connaît rien. Ce n’est pas rationnel. C’est du chaos. Du chaos de a à z. « Je ne veux pas que tu fasses ça, lui répond le Suédois. C’est inacceptable.

— Trop brutal pour toi ! Dans le monde où on vit, trop brutal. Sa fille est une meurtrière, mais ça, c’est trop brutal. Lui il a été instructeur chez les Marines, mais c’est trop brutal. O.K., Grand Suédois, doux géant. Moi, j’ai des malades plein ma salle d’attente. Te voilà tout seul. »