27.

Lorsque je me réveille, le décor autour de moi n’est pas aussi exotique que dans mon délire. Je retrouve les murs ternes, les toits lugubres, les cheminées qui éructent des petits nuages de fumée de l’autre côté de la fenêtre, le vrombissement du camion d’ordures et le clébard de Mrs. Prince qui jappe à qui mieux mieux dans le jardin voisin. Je reste interdit pendant plusieurs minutes.

En bas, quelque chose mijote sur le fourneau. Bash grimpe l’escalier. Elle porte son tablier. À ma vue, elle s’arrête net. Puis elle s’approche et pose la main sur mon front.

— Ça y est, ta température a baissé. On a failli te perdre. T’étais parti très loin.

Elle semble lessivée. Apparemment, j’ai passé plusieurs jours dans un semi-coma, j’avais des hallucinations et je parlais à des gens qui n’étaient pas là. Mais même quand je vomissais, en transe, elle n’a pas eu le cœur de me plonger dans ce bain de glace.

Le paternel n’a pas grand-chose à dire. Ma mort aurait signifié une facture de moins à régler – et la pile ne cesse d’augmenter…

Il me faut longtemps pour récupérer. J’ai toujours été maigre – quand je me mettais de profil, c’était à peine si on me voyait –, mais à présent j’ai l’air encore plus décharné. Mes joues creuses et mes côtes saillantes sont une source de gêne constante pour Bash. Elle n’arrête pas de s’extasier sur la robustesse de mes camarades de classe. Mais quoi qu’elle me serve, je n’ai jamais faim.

*

J’avais beaucoup manqué l’école, ce qui ne me gênait pas outre mesure. L’hiver est arrivé. Un jour de février où dehors on pataugeait dans la soupe, quelqu’un a frappé à la porte de derrière. Le visiteur était un monsieur d’un certain âge, vêtu d’un pardessus en tweed. Il exhalait la mélancolie comme une vapeur létale. Il me faisait pitié. Ce devait pas être marrant d’être à l’extérieur par ce temps de chien, avec le vent qui hurlait et les rafales de neige fondue.

— C’est pour quoi ? a demandé Bash d’un air suspicieux.

L’homme m’a regardé qui me cachais derrière elle.

— Je travaille à Chopin Music. Est-ce que quelqu’un chez vous souhaite prendre des leçons de musique ? de trompette ? ou de guitare ? C’est un bel instrument pour un garçon, la guitare… Ou peut-être que vous préférez l’accordéon ?

— L’accordéon, je veux faire de l’accordéon !

À contrecœur, elle l’a laissé entrer. De l’eau gouttait de ses caoutchoucs sur le tapis usé.

— Qu’est-ce ce que ça coûte ?

— Cinquante cents la leçon. C’est une affaire.

Bash s’est tournée vers moi.

— Si tu prends des cours, tu t’exerceras tous les jours ?

— Bien sûr.

— Pas de bêtises ! Tu sais qu’on ne peut pas se permettre de jeter de l’argent par les fenêtres !

Je lui ai promis qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Je jouerais jusqu’à ce que mes doigts tombent. Peut-être même qu’un jour, je gagnerais ma vie grâce à mon talent.

— Ça reste à voir…

Puis elle a dit à l’homme qu’elle m’amènerait la semaine suivante pour m’inscrire…

J’ai regretté cette décision presque aussitôt. Ça m’assommait d’être à moitié polonais. Ils me saoulaient avec leur polka, leur Lawrence Welk et leur grande musique, alors qu’est-ce qui m’avait pris d’ouvrir ma gueule ? J’allais encore me retrouver dans le pétrin à cause de mon impulsivité idiote.

C’était l’instrument qui me plaisait. On en trouvait de toutes les couleurs – écarlate, bleu roi, et même doré – et j’étais fasciné par leur apparence fantastique. Ils étaient beaux, ces pianos à bretelles, avec leurs grilles argentées, leurs touches en nacre, leurs centaines de boutons de basse, leurs soufflets ornés de formes géométriques folles. J’avais hâte d’avoir un de ces bijoux entre les mains.

Quelques jours plus tard, Bash et moi débarquions chez Chopin Music. Elle a rempli la fiche et s’est acquittée de la location de trois dollars, puis on m’a remis un Excelsior rouge miniature, avec vingt-quatre touches et une douzaine de boutons de basse. J’étais déçu par sa taille, mais l’homme derrière le comptoir nous a expliqué qu’il fallait un certain temps avant d’être capable de manipuler un véritable instrument.

Le lendemain, je me présentais à l’école de musique pour ma première leçon. Je me suis assis dans le couloir à l’étage et j’ai attendu mon tour. Le lieu résonnait de dissonances : le clairon des cornets à pistons qui faisaient des gammes, le glapissement des guitares électriques, le grincement des cordes de violons.

À la fin de l’heure, Mr. Fogel est sorti de l’une des salles. Il a salué son élève et m’a fait entrer, puis m’a montré les rudiments – les clés, les gammes, les tons, les demi-tons, les quarts de ton – sans s’impatienter. J’ai pressé les touches d’un doigt hésitant. Les blanches, ça allait à peu près, mais j’ai conçu presque aussitôt une peur mortelle des noires. Le son produit ne ressemblait pas à grand-chose. Do… ré… mi… fa… sol… do-ré-mi-fa-sol… do-ré-mi-fa-sol-la-si-do…

Le principe me paraissait totalement incompréhensible. C’est comme les mathématiques, m’expliquait Fogel : simplissime. Encore des trucs débiles à apprendre par cœur, c’était tout ce que je voyais.

Lorsque j’ai regardé le prof quelques minutes plus tard, il fermait les yeux et dodelinait de la tête. N’entendant plus aucune note sortir de l’instrument, il s’est secoué.

— Bien. On réessaie…

D’emblée, il est apparu que j’étais dénué du moindre talent. L’ennui s’est vite installé. Cette demi-heure n’en finissait pas.

— Maintenant, il faut que tu t’entraînes à la maison ! a déclaré Fogel une fois le cours enfin achevé.

Il a griffonné la date au crayon sur le coin inférieur de la page. J’étais censé acheter le cahier d’exercices Schirmer et nous travaillerions dessus dès que j’aurais assimilé la gamme de do élémentaire. Ensuite, on passerait aux accords et aux chansons. Je ne devais pas m’inquiéter, je pianoterais bientôt sur ces touches noires comme si j’avais fait ça toute ma vie…