44.

On ne pouvait pas deviner quand le paternel allait avoir besoin d’un coup de main, vu qu’il y avait toujours un truc qui déconnait dans la maison. Si ce n’était pas la chaudière ou le plafond de la salle de bains, c’était le ballon d’eau chaude ou le robinet de l’évier de la cuisine. Il était hors de question de faire appel à un professionnel, alors il me traînait à travers la ville en quête des quincailleries les moins chères.

Jake était une vraie tête de mule lorsqu’il s’était fixé une mission. Il y avait des outils, des matériaux et des schémas éparpillés aux quatre coins de la maison. Il lui fallait parfois des jours entiers avant d’assimiler les subtilités d’un mécanisme qu’il devait réparer – les vécés ou autre chose –, mais il n’abandonnait jamais la partie, même si cela devait presque le tuer, et nous avec. Se rendre d’une pièce à l’autre s’apparentait à la traversée d’un champ de mines.

Dans son genre, Bash était pire encore. Il n’y avait qu’à jeter un regard à la table du petit déjeuner, le dimanche matin, pour prendre la température. Lorsqu’elle était de sale humeur, une remarque anodine du paternel suffisait à la faire exploser, réduisant à néant mes chances d’aller jouer au ballon ou flâner dans les rues.

— T’as pas intérêt à mettre un pied hors de cette maison ! J’en ai par-dessus la tête de tout faire ici !

Je savais très précisément ce que cela signifiait.

La liste de mes corvées était longue comme un jour sans pain, je n’avais pas le temps de protester. Je me retrouvais avec le chiffon à poussière entre les mains pour nettoyer les stores vénitiens latte par latte, à genoux pour cirer le parquer ou en train de traîner l’aspirateur.

Ces jours-là, le 810 Iowa Avenue ressemblait à une morgue. Dans l’espoir d’amadouer Bash, je travaillais dur et vite. La supplier de me parler ne marchait jamais. Il n’y avait rien à faire, sinon prendre son mal en patience. Il fallait parfois deux ou trois jours pour qu’elle se dégèle. Peut-être qu’elle avait ses ragnagnas, ou qu’elle souffrait de trouble bipolaire et traversait une phase dépressive – mais ça, je n’y ai pensé que des années plus tard.

En attendant, je n’étais pas psy. En fin d’après-midi, j’estimais avoir terminé. J’avais travaillé cinq ou six heures. Toute la journée, j’avais entendu mes copains du voisinage jouer dans la rue – aux cow-boys et aux Indiens, à tuer les nazis, ou à décimer les Japonais – sans moi. Parfois, ils s’aventuraient jusqu’au perron et m’appelaient : « Max !… Ma-ax !… Maxie ! ! ! »

Mais je n’avais pas le droit de les rejoindre et ça me flinguait. Je me retrouvais coincé dans cette maison à faire un boulot de gonzesse, comme un eunuque. Quand je n’en pouvais plus, je demandais à Bash de me libérer.

— Pour qui tu me prends, une esclave ? Qui c’est qui va finir le travail ? Qu’est-ce que t’as besoin de sortir, d’abord ? Je me crève toute la semaine, pendant que tu restes assis sur ton cul en classe !

— Oui, mais…

— Regarde-moi. J’ai pas eu la chance d’aller à l’école, moi. En plein milieu de mon année de quatrième, ma mère m’a forcée à arrêter pour que je gagne ma vie ! Alors, si tu veux vivre sous ce toit, il faut que tu mettes la main à la pâte ! J’en ai tellement marre que je peux à peine bouger !

— Oui, mais…

— Ton pauvre père se tue au travail pour que tu fasses des études, et tout ce qui t’intéresse, c’est d’aller courir ? Eh bien, cours ! Tu ne sauras jamais rien faire d’autre ! Va courir, mais t’avise pas de remettre les pieds ici ! Vas-y, laisse-moi laver par terre ! Comme si j’en avais pas déjà assez sur les bras ! Mais va jouer – c’est ça le plus important ! De toute façon, je m’en tape ! Cet endroit est un clapier…

Lorsqu’elle était dans cet état, Bash se conduisait comme une folle patentée. J’avais envie d’assassiner quelqu’un. Je résistais pourtant à la tentation de filer, car je savais qu’elle me le ferait payer. Je posais la main sur le bouton de la porte, mais je n’avais pas le courage de le tourner. Puis je songeais à Bridget Derry, qui vivait dans la plus parfaite félicité à deux pas de là, et cette simple pensée démultipliait mon désespoir…

Bash hurlait à tue-tête pour que je me remette au travail. Je m’en voulais de ne pas riposter, mais à quoi bon ?

La dernière corvée était la pire. Elle avait sorti tout le matériel : le seau, les lambeaux d’un vieux tee-shirt, un tapis en caoutchouc moisi. Je m’agenouillais, trempais le chiffon dans l’eau savonneuse et frottais les carrés de lino.

— Mets-y de l’huile de coude ! On devrait pouvoir manger par terre quand t’auras fini ! Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour que tu naisses ? Pourquoi j’ai pas eu une fille qu’obéirait à sa mère sans toujours vouloir lui répondre ? Quelqu’un qui donnerait volontiers un coup de main à la maison au lieu de faire la tête chaque fois que je lui demande un petit service ! Un jour, tu le regretteras, mon garçon ! Un jour, quand je serai morte et enterrée, quand ton pauvre père se sera tué pour de bon à la tâche, tu te rendras compte que t’as mangé ton pain blanc ! Crois-moi !

Elle était totalement incohérente. En général, à ce stade, je sanglotais dans le seau. Quant à Bash, elle braillait comme une hystérique. Folie furieuse, vous avez dit folie furieuse ? À elle le pompon et je n’étais pas loin derrière.

Il fallait déplacer tout ce qui n’était pas fixé au sol. Je récurais tous les coins et les recoins. Quand j’avais terminé la cuisine et la resserre, Bash sortait la cire. Pendant que je travaillais, elle ne cessait de rouspéter et de ronchonner. C’est un miracle qu’aucun voisin n’ait jamais appelé les flics pour se plaindre de la folle d’à côté.