Les rentrées des classes se succédaient, mais on nous traitait toujours comme du bétail.
— Dans le couloir, s’il vous plaît ! Un seul rang ! Une ligne droite… Parfaitement droite ! Tu ne comprends pas ce que signifie « droite », Zajack ? Tu es vraiment un cas désespéré ! Maintenant, tout le monde à l’infirmerie. Exactement. On va se faire examiner ! Est-ce que quelqu’un a besoin d’aller au petit coin ? Oui ? Non ? Ceux qui veulent y aller, levez la main. Je ne veux pas vous voir vous tortiller comme des asticots dans leur boîte !
Ce n’était pas une journée de classe habituelle ; il se passait quelque chose, pour une fois. Nous avons défilé dans le couloir, soixante élèves qui faisaient la queue devant l’infirmerie. Joey Zeff se curait le nez. Il a extrait de sa narine une crotte vert et noir, l’a tenue délicatement en équilibre sur le bout de son doigt, l’a examinée, puis l’a déposée sur sa langue comme un gourmet dégustant une huître de premier choix. Georgie Kuliczkowski avait les mains enfoncées dans ses poches – il se tripotait. J’étais coincé derrière Charlie Kinowski qui puait le bouc. Il n’avait pas pris de bain depuis des jours, comme d’habitude.
On nous a fait attendre une éternité. Je me dandinais. Je rêvassais, jusqu’à ce que de lourds bruits de pas crèvent mes songes. C’étaient les grands de quatrième, qui portaient de vraies cravates à la place des faux nœuds pap ridicules qu’on nous infligeait. Des chaussures classe aussi, avec des lacets cirés et des talons biseautés. Ils avançaient d’un air assuré, la poitrine bombée.
— Regardez ces petits trous du cul…
— Bande de pédés !
Tout va bien, pensais-je, tant qu’ils ne s’en prennent pas à moi.
— Hé, vise un peu ça !
Le ricaneur avait une tête de singe. Il était plus grand et paraissait plus dur que le reste du gang.
— C’est quoi ? Un Jap ? un Chinetoque ? D’où il sort, ce bridé de mes deux ? Comment il a atterri ici ?
Un de ses copains en a rajouté une couche.
— Mon vieux s’est battu contre ces pourris pendant la guerre. Je croyais qu’on les avait tous zigouillés ! Hé, le Jaune, tu rentres chez toi ! Allez, ouste, à Tokyo. T’as rien à faire en Amérique !
J’étais horriblement mal à l’aise. À qui parlaient-ils ?
— Oui, toi… arrête de regarder autour de toi, ducon ! Tu fais pas le malin avec moi ou je te mets la tête au carré.
Merde. C’était à moi qu’ils parlaient. Pas de bol. C’est toujours comme ça : t’en prends plein la gueule au moment où tu t’y attends le moins.
J’ai cherché la sœur des yeux, mais elle s’était volatilisée.
Avant que j’aie le temps de l’esquiver, la grosse brute a pris son élan et m’a balancé un gnon. Son poing s’est abattu sur l’arête de mon nez et mon crâne a rebondi contre le mur.
Il ne m’avait laissé aucune chance de me défendre. Quelques secondes plus tard, le monde réapparaissait autour de moi : les cloisons… les visages… les uniformes des filles. J’ai soulevé la tête du sol. Entre mes larmes, j’ai regardé ma chemise : elle virait à l’écarlate, couleur rose d’été. Il y avait du sang partout, même sur Charlie Kinowski.
Les gonzesses piaillaient. « Oooh ! » J’ai porté la main à mon nez. Il me l’avait écrabouillé. Je me demande comment j’ai réussi à ne pas tourner de l’œil. J’ai pris mon mouchoir et je l’ai pressé contre ma tronche amochée.
— Et si tu caftes, ducon, tu vas morfler !
Le balèze s’est éloigné, sa troupe à la remorque. Pas un de mes camarades n’a bronché : ils étaient tous pétés de trouille.
À cet instant, la religieuse est sortie de l’infirmerie.
— Que s’est-il passé ici ?
Personne n’a pipé mot. Et je ne risquais pas de l’ouvrir. Je connaissais la règle du jeu. Ce serait pire si je parlais. J’avais vu ce qui arrivait aux balances.
— Je saigne du nez, ma sœur. Mais ça va mieux.
À l’école, ce genre de situation pouvait dégénérer rapidement. À peine la nonne avait-elle disparu que mes condisciples ont commencé à chuchoter derrière mon dos.
— Je savais pas que Zajack était jap !
— Mais non, il est chinetoque !
— Idiot, tu connais même pas la différence.
— Bien sûr que si : les Chinetoques, ils sont bridés vers le haut et les Jap vers le bas !
Quelqu’un m’a demandé de quel côté mon père s’était battu pendant la guerre. Puis les lazzis sont partis.
— Jap…
— Chinetoque…
— Bridé…
Je n’ai pas tenté de riposter – à quoi bon ?
Une dérouillée, ce n’est pas bien méchant. J’en recevrais sans doute de plus graves. L’horreur, c’était d’être étranger – différent ! –, précisément ce que je voulais éviter depuis le début. Parce que être différent était un péché capital… la tare fatale. Une fois étiqueté, tu étais mort. Je ne valais pas mieux que Boleslaw à présent : un monstre de foire.
À la maison, j’ai raconté que j’avais trébuché dans l’escalier et que j’étais tombé. Bash était furax à cause du sang sur la chemise qu’elle avait lavée et repassée – en revanche, mon nez éclaté ne semblait pas la chagriner outre mesure. Une fois de plus, je me suis fait engueuler parce qu’il fallait toujours que je cause des problèmes.
Je les ai bien observés, elle et Jake, à la recherche de signes trahissant une éventuelle ascendance orientale. Rien.
Ensuite, je me suis examiné dans le miroir de la salle de bains. Bon sang que j’étais laid. Il était difficile d’ignorer le bourrelet des sourcils, les lèvres épaisses, les oreilles pointues. Et il fallait regarder la vérité en face : mes yeux étaient en forme d’amandes. J’étais une catastrophe ambulante.
Je ne trouvais chez moi pas un seul trait me liant aux Zajack. On ne se ressemblait pas du tout. J’étais un enfant adopté, c’était évident, ce qui expliquait pourquoi on me traitait comme un moins que rien. Le gorille qui m’avait arrangé le portrait avait vu juste.