47.

La sœur Angelina, notre nouvelle enseignante, n’était pas laide. Ses rondeurs et ses courbes parlaient d’elles-mêmes : elle devait avoir un sacré châssis sous ses robes noires. Lorsqu’elle passait devant moi, je sentais son parfum. Elle me faisait bander, un péché de première classe, vu que c’était une épouse du Christ.

Angelina était quand même un peu bizarre. Elle insistait encore plus que les autres sur la religion – ce que je ne considérais pas nécessairement comme un mal, dans la mesure où cela réduisait d’autant le temps consacré à l’arithmétique. Mais parler de Dieu la mettait dans un drôle d’état. Elle voulait que toutes les filles se fassent nonnes et que tous les garçons deviennent prêtres. Néanmoins, pour ma part, c’était pas demain la veille que j’allais entrer dans les ordres, car j’étais toujours obsédé par Bridget Derry.

Les yeux de la sœur se mouillaient devant une icône religieuse, quand elle évoquait un saint ou l’une de ses vertus. Il ne fallait pas grand-chose pour qu’elle sorte son mouchoir et pleure, ce qui pouvait surprendre. Alors, elle nous criait de nous taire et d’être sages, de montrer un peu de respect pour notre foi, si nous étions incapables de le faire pour le salut de notre âme immortelle.

Nous ne pouvions pas le savoir à l’époque, mais Angelina présentait déjà de graves symptômes. Ses doigts tremblaient constamment et ses yeux étaient moroses. Un spécialiste aurait été immédiatement alerté, mais pas une bande de cancres de notre espèce.

Néanmoins, plus le temps passait, plus il devenait évident qu’elle battait la breloque. Elle parlait de miracles auxquels elle aurait assisté en personne. Elle avait des absences de plus en plus longues en plein cours. Parfois, en fin d’après-midi, elle semblait hypnotisée par la lune déjà levée de l’autre côté de la fenêtre.

Dans ces moments-là, on la dévisageait, bouchée bée. Puis on se mettait à rire et à s’envoyer des boulettes de papier mâché. Je voulais impressionner Bridget, qu’elle ne voie pas en moi qu’un affreux Chinetoque, mais elle ne me regardait même pas.

Lorsque sœur Angelina revenait à elle, elle s’en prenait à nous.

— Imbéciles ! Propres à rien ! Je vais vous apprendre… Où est ma craie ? Mon livre ! Où est ma baguette ? Si le vaurien qui m’a volé mes affaires ne se dénonce pas immédiatement, je vais tous vous égorger !

Elle était persuadée qu’on lui avait joué un tour, mais personne n’avait rien fait. Une des filles lui indiquait l’endroit où se trouvait ce qu’elle avait perdu – sur sa chaise, sous le bureau. Mais elle restait convaincue qu’on s’était moqués d’elle. Elle accusait et exigeait. Il n’y avait pas moyen de lui faire entendre raison.

Comme la plupart des religieuses, Angelina avait certains garçons dans le collimateur. Paul Werton, notamment : tout le monde le détestait. Mais elle avait aussi une dent contre Barney Markowicz, Butchie Slipkowski, et surtout Charlie Kinowski, à cause de ses abominables effluves corporels. La sœur Angelina méprisait tout chez lui. Un jour, elle l’a obligé à se lever de sa chaise en le tirant par son col crasseux et l’a traîné devant la classe.

— Pourquoi est-ce que tu ne rentres pas chez toi te plonger dans une baignoire ? Regarde ta chemise ! Elle est déjà toute noire ! Dis-moi, quand est-ce que tu as vu un savon pour la dernière fois, dupa{4} ?

— Yak, yak, yak, rigole-t-il sous son nez.

Charlie est un sacré zigoto.

Les insultes de la sœur lui glissent dessus comme de l’eau sur les plumes d’un canard. Il se contrefiche de ce que veulent les nonnes, parce qu’il sait où il va dans la vie, et ce n’est ni à Harvard, ni à Princeton, ni à Yale, ni même au lycée de Trenton. Il finira à trois rues de là, dans une usine du quartier, alors, à quoi bon sentir la rose et avoir l’air propre ?

La sœur tente de le gifler, mais il se baisse à temps.

— Yak, yak, yak !

Enragée par son rire dément, Angelina le course à travers la classe et renverse son bureau.

— YAK, YAK, YAK !

Enfin, elle fond en larmes. Elle s’effondre sur le sol, sous le grand crucifix accroché au mur.

Lorsqu’elle se ressaisit, elle nous pose toutes sortes de questions inhabituelles.

— Ai-je mérité cette vie, mes enfants ? Pourquoi Dieu m’a-t-il abandonnée ? Est-ce qu’il me punit pour mes péchés ?

Devant notre mutisme, elle secoue la tête.

— Battez-moi, mes enfants, battez-moi !

Personne ne bouge, naturellement. On n’en croit pas nos oreilles. Mais elle insiste. Elle nous tend sa baguette. Elle fait peine à voir. Elle le veut vraiment.

Charlie saute de sa chaise. Il est aussi hilare qu’une citrouille de Halloween. Hé merde, pourquoi pas ! Une aubaine pareille, ça se refuse pas !

La sœur s’agenouille, les mains pieusement jointes, et elle attend. Charlie s’empare de la verge et prend son élan. Il la frappe de toutes ses forces sur le dos, puis les fesses.

Lorsqu’il a trouvé son rythme, une forme d’extase apparaît dans les célestes yeux bleus d’Angelina. C’est carrément bizarre. Au bout de vingt coups, Charlie commence à fatiguer et il s’arrête.

— Yak, yak, yak…

À en juger par son sourire, la religieuse est enfin satisfaite. Elle se relève et s’époussette. Si elle a mal, elle ne le montre pas. La leçon de géographie reprend là où elle s’était interrompue.

Aucun de nous n’a rien répété… Pas un parent n’a été averti… Ils ne nous auraient pas crus de toute manière. On s’est dit que la sœur Angelina était fatiguée. Après tout, on assistait à toutes sortes d’excentricités dans les couloirs de Saint Jadwig. Un jour de classe comme un autre.