Fin septembre, je quittais Bayer. Si cela n’avait tenu qu’à Bash, j’y serais encore : un boulot est un boulot, après tout, avec ou sans poux. Mais en automne, l’herbe poussait moins vite, et depuis l’incident chez la dame noire, le patron ne m’avait plus trop à la bonne.
Surtout, j’étais une source potentielle de problèmes : il y avait des lois qui protégeaient les enfants et je n’avais pas l’âge légal pour travailler. Il s’estimait sans doute heureux d’avoir pu m’exploiter aussi longtemps sans récolter d’ennuis.
Le paternel avait finalement remplacé la Biscayne trépassée par la Dodge Dart de Chicky, mais j’ignorais si ma maigre contribution l’avait aidé. La vie avait repris son cours. J’étais passé dans la classe supérieure, j’avais gravi un échelon de plus dans la vieille école…
Ce n’était pas la première fois que je voyais Bridget Derry – on se suivait depuis la maternelle. Elle vivait à côté de chez nous, dans Mulberry Street, près du chemin de fer. Les rentrées scolaires se succédaient, sans que son existence ait jamais rien signifié pour moi. Mais en septembre, j’ai eu une révélation.
Lorsqu’on nous a assigné nos places le premier jour, Bridget s’est retrouvée près des fenêtres. J’étais deux bureaux derrière elle, dans la rangée voisine, d’où j’avais une vue imprenable sur l’arrière de sa jolie tête.
Nous pataugions dans les guerres franco-indiennes au moment où c’est arrivé.
Je la regardais par pur ennui, quand j’ai éprouvé les premiers symptômes du mal. C’est elle, Bridget Derry, la responsable. Tout chez elle : cette épaisse chevelure blond naturel, les yeux pervenche, la peau pêche et crème. Et cette robe d’écolière…
En un quart de seconde, le virus m’avait contaminé.
Bridget était une déesse. Quand elle inclinait la tête, mon cœur chavirait. Tous les autres détails, le ruban rouge dans ses boucles… le corsage blanc à dentelles… la pierre bleue à l’annulaire de sa main droite étaient autant de poignards qui transperçaient ma poitrine.
Que se passait-il ? J’étais soudain tout mou, comme une tomate pourrie.
J’étais amoureux de Bridget Derry, même si je n’étais pas sûr de savoir ce que cela signifiait. Je la désirais. Il fallait que je l’aie, coûte que coûte, qu’elle veuille ou non de moi.
La crise a passé. Je me suis ressaisi. J’allais me sortir Bridget Derry de la tête, pour consacrer de nouveau mes pensées à Ted Williams et aux Red Sox. Si j’ignorais la maladie, elle disparaîtrait toute seule. J’ai regardé résolument par la fenêtre en attendant quinze heures…
Le lendemain, elle avait changé de coiffure : elle avait une longue queue de cheval et ça m’a de nouveau fichu en l’air. Sauf que c’était pire à présent. Le blabla de la sœur Joselma au tableau me passait totalement au-dessus de la tête. Je ne pensais plus qu’à Bridget Derry, à mon désir de la serrer dans mes bras, au vide immense et terrible entre nous. Je ne songeais même pas à la sauter – en fait, l’idée ne m’avait pas effleuré. J’étais perdu.
Ça ne rimait à rien, mais c’était plus fort que moi.
Je me suis efforcé de croiser son regard, sans succès. En l’espace de quelques jours, elle a envahi ma vie. Elle était partout, jusque dans mes rêves. Si je prenais un verre, son visage apparaissait comme par magie à la surface. Si j’allais couler un bronze, il était gravé sur la porte des cabinets. Lorsque le paternel m’engueulait parce que j’avais oublié une corvée, j’avais l’impression que Bridget assistait à mon humiliation.
Dans mes fantasmes, je me voyais déjà mourir pour elle, je rêvais tout éveillé de la sauver de maisons en feu ou de camions qui tentaient de l’enlever. J’étais prêt à faire n’importe quoi pour elle, mais je ne pouvais rien pour moi.
J’ignorais que j’étais la proie d’une obsession. Je ne me confiais à personne, pas même à mes amis, parce que j’avais peur qu’on se moque de moi – et je ne tenais pas à ce qu’un autre remarque Bridget. Je la voulais pour moi seul.
Mais je ne faisais rien pour ça, zéro. Je me contentais de souffrir. J’étais victime d’une tumeur qui peu à peu envahissait tout.