80.

En ce temps-là, le culturisme n’était pas encore très répandu. Chaque fois que j’allais chercher les cigares du paternel ou son tabac à chiquer, je feuilletais Joe Weider’s Muscle Builder, jusqu’à ce que la vieille peau qui tenait le magasin me demande de circuler. Les minettes en bikini pendues aux bras des gorilles musclés donnaient à réfléchir. Avec mon corps malingre et souffreteux, pas étonnant qu’aucune fille ne fasse attention à moi. La lavette à qui on jetait du sable à la gueule sur la plage ? C’était moi !

Puisque j’avais un travail je me suis inscrit à l’YMCA, dans le centre, pour quinze dollars par an. Dans la salle de musculation, on trouvait toutes les machines que j’avais vues dans les magazines. Ce n’était pas trop compliqué de s’y rendre en bus, il n’y avait que deux changements.

Mais j’avais beau me démener comme un malade, mon thorax restait désespérément plat. Quoi que je mange, quoi que je soulève, je ressemblais toujours à un thermomètre. Entre les heures d’esclavage chez Gino’s et mes entraînements vigoureux, je perdais du poids au lieu d’en gagner.

Néanmoins, je persistais. Les gars de la salle entretenaient la flamme. Ils étaient bien plus vieux que moi, la vingtaine ou la trentaine, tous bâtis comme Monsieur Amérique. À l’YMCA, on trouvait soit des grandes brutes viriles soit des tapettes. Sam Contini faisait partie des mâles. Les bons jours, il soulevait près de cent quarante kilos en développé couché, quarante-cinq en flexion des biceps et cent soixante en squat.

Sammy m’avait pris sous son aile. C’est auprès de lui que j’ai appris à être rigoureux, à bien placer mon corps et tout le reste. Nos séances étaient longues et fastidieuses, mais on s’encourageait mutuellement. À vingt-deux ans, il était déjà marié et père d’une petite fille. Il était dessinateur pour le département du logement du New Jersey, suivait des cours du soir et, par-dessus le marché, sa femme insistait pour qu’il passe du temps à la maison. Il n’en disait pas grand-chose, sinon qu’il était piégé.

Sammy était obsédé par le sexe, comme moi, à la différence près qu’il avait de l’expérience. Après la douche, on allait se balader en ville dans sa Triumph décapotable, et on faisait plusieurs fois le circuit entre State Street et Broad Avenue. S’il remarquait deux chouettes souris sur le trottoir, il s’arrêtait et déballait son baratin, demandait à l’occasion un numéro de téléphone. Mais dès que la victoire se profilait à l’horizon, il devait faire marche arrière, car il ne pouvait pas se permettre d’oublier qu’il avait un boulet au pied.

Un soir, après l’entraînement, on est passés chez son père. Il habitait George Street, dans un quartier rital. La maison des Contini, avec ses deux étages, était la fierté du voisinage. Des bureaux au sous-sol, Giuseppe, le paternel de Sammy, dirigeait une mystérieuse affaire lucrative. Je devais apprendre par la suite que certaines personnes le surnommaient « Joey le Couteau ».

Giuseppe m’a broyé la main. Il portait un costume noir trois pièces et tirait sur un barreau de chaise cubain. Des types élégants murmuraient au téléphone ou feuilletaient des magazines de cinéma. Ils se déplaçaient furtivement, comme s’ils manigançaient quelque chose.

Giuseppe a claqué des doigts et tout le monde a disparu. Puis il est sorti à son tour.

Sammy s’est assis et il a croisé les jambes sur le bureau.

— Le cul, ça marche pas fort, ces temps-ci, Max ?

— Pas vraiment.

— Dommage, un garçon de ton âge. Une vie sans cul, ça vaut pas la peine d’être vécu, qu’est-ce t’en dis ?

— J’en dis que t’as raison.

— Et si je te demandais de me rendre service et de me débarrasser d’un joli petit lot ?

— Ben, ça serait vachement bien.

C’était trop beau pour être vrai.

— Voilà. Je me fais sa cousine Barbara depuis quelques mois, c’est pour ça qu’on me voit moins à la salle. Elle croit que je suis du FBI – c’est une longue histoire. Sa petite-cousine Sandy passe l’été ici et elle n’a rien à faire. Elle s’ennuie à cent sous de l’heure. À vrai dire, elle m’a supplié de la sauter elle aussi, quand Barbara n’est pas dans le coin… Et ce serait pas de refus, Max, mais quinze ans, c’est un âge un peu tendre pour moi, tu me suis ? Une gamine, ça pourrait me griller, surtout que je me fais passer pour un agent fédéral. Tu vois le topo ?

Je le voyais très bien.

Il avait tout prévu dans les moindres détails. Il m’a dit de m’asseoir à sa place dans le bureau principal, puis s’est installé dans une pièce voisine. À son signal, j’ai composé le numéro griffonné sur le cahier.

— Allô ?

Elle avait une voix de velours, incroyablement sexy. Sammy s’est précipité vers moi en agitant les bras pour que je me dépêche de répondre.

— Je voudrais parler à Barbara Masterson, s’il vous plaît.

— C’est moi. Vous désirez ?

— Ici la Division nord-est du FBI. Nous avons un appel personnel de l’agent spécial Samuel Palmer pour vous. Puis-je vous le passer ?

— Bien sûr !

Après un long moment, il y a eu un déclic.

— Hé, poupée, a grondé Sammy, d’une voix à la Bogart.

C’est là que j’étais censé raccrocher. Mais j’étais dévoré de curiosité et j’ai gardé le combiné à la main.

— Je t’ai manqué ?

— Oh, Sammy ! Si tu savais ! Tu peux pas imaginer à quel point je suis heureuse de t’entendre.

— Je m’excuse, ça fait un moment que je ne suis pas passé, mais c’est le boulot. Une sale affaire.

— Des fois, je me fais du souci pour toi, chéri.

— Je sais, poupée, mais tu devrais pas. Je sais ce que je fais.

— C’est juste que j’ai peur qu’il t’arrive quelque chose et que je ne te voie plus…

La voix de Barbara a tremblé. Elle était sur le point de s’effondrer en larmes. Cette petite l’avait sacrément dans la peau. Elle me faisait de la peine – puis je me suis rappelé la femme et la gosse de Sammy.

— Surtout, ne répète jamais ce que je vais te confier, poupée, a-t-il alors murmuré, sinon, je suis mort !

— Oh, Sam, tu sais que jamais je ne ferais quoi que ce soit qui pourrait te nuire ! Tu peux me raconter ce que tu veux ! Je ne dirai rien !

— Eh bien… Écoute, je participe à une opération d’infiltration dans un gang de trafiquants de stupéfiants à New York… Je suis sur le terrain vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Souvent, je n’ai même pas accès à un téléphone.

— Oh, Sam, mais ça a l’air horriblement dangereux ! Tu devrais trouver un métier avec moins de risques ! Fais ça pour moi, chéri, je t’en prie !

— C’est pas un job facile, poupée, mais il faut bien que quelqu’un le fasse. Le pays est fichu si on ne se débarrasse pas de ces ordures. Encore la semaine dernière, j’ai… j’ai dû faire une chose que je déteste, mais…

— Oh, Sammy ! Ne me dis pas ça !

— Je n’avais pas le choix, c’était lui ou moi.

— Oh mon Dieu ! C’était qui ?

— Je m’excuse. Je ne peux pas en dire plus. Il ne faut pas jouer avec le feu, tu comprends ?

— Oui, d’accord… oh, chéri, tu me manques !

— Je te manque comment ?

— Au point où je n’en dors plus… Je n’arrête pas de penser à… tu sais… comment on fait ça tous les deux.

— Oh, poupée… Tu veux que je te la mette, c’est ça ?

— Sammy, oh, Sammy, c’est tellement bon avec toi !

— Je vais te faire grimper aux rideaux, la prochaine fois qu’on se voit. Je te promets qu’on va rattraper le temps perdu…

— Oh, Sam. Je sais que tu ne veux pas que je dise ça, mais… j’aimerais qu’on puisse être ensemble tous les jours !

Sans même m’en rendre compte, je m’étais mis à me masturber…

Ils sont convenus d’un rendez-vous pour le mercredi suivant. Sammy lui a fait avaler une histoire sans queue ni tête au sujet d’un jeune gars qui travaillait au bureau de New York. Ce gamin – Maxwell « Zigmund » – pourrait tenir compagnie à Sandy pendant que Barbara et lui se donneraient du bon temps.