8.

Benjy Stein le cordonnier avait son atelier au bout de la rue. En général, j’accompagnais Bash lorsqu’elle lui portait des chaussures pour qu’il leur fixe de nouvelles semelles Cat’s Paw. Une clochette au-dessus de la porte tintait quand un client poussait le battant. Sa boutique n’était pas plus large qu’un cure-dents. Elle était sombre comme un nid de cafards et empestait si fort le cirage Kiwi et le cambouis qu’on pouvait à peine respirer. Je me demandais comment Benjy supportait ça.

Le cordonnier était un personnage aussi énigmatique qu’un Chinois. Pas moyen de sonder ses yeux bleu acier, surtout derrière ses lunettes. J’avais pourtant l’impression qu’il souffrait, qu’il refoulait une grande tristesse. Mais ce n’était qu’une supposition. J’étais trop petit pour comprendre ces choses-là.

La basse-cour cancanait au sujet de Benjy chaque fois qu’elle tenait conférence dans la cabane du jardin.

— Sa femme est affreusement jeune !

— Il a au moins cinquante ans… Il devrait avoir honte !

— Un vieux Juif n’a rien à faire avec une Krakowianki blonde de cet âge !

— Mais il travaille bien, on peut pas lui retirer ça, et il te saigne pas à blanc, comme certains de ces Juifs…

Il était difficile de ne pas avoir pitié de Benjy, d’autant plus qu’un jeune coq paradait dans son atelier depuis quelque temps. C’était ça, en fait, qui agitait les vieilles biques. Le fauteur de troubles était un Polonais, un beau gosse débarqué de nulle part : il s’était pointé à la boutique un jour et avait pris l’habitude de tailler le bout de gras avec le cordonnier et de faire les yeux doux à la patronne. Il voulait entrer en apprentissage qu’il disait, mais c’étaient des foutaises.

Un matin où Bash et moi allions chercher les souliers à larges talons de grand-ma, on est tombés sur un attroupement. Les gens se montaient dessus pour voir ce qui se passait à l’intérieur. « Est-ce qu’ils l’ont détaché ? » demandait l’un. « Le pauvre vieux était accroché à une poutre dans l’arrière-boutique ! » murmurait l’autre.

Un flic est sorti et a agité sa matraque.

— Circulez, c’est fini maintenant !

La foule a reculé d’un pas.

— Circulez, j’ai dit ! Vous êtes sourds ou quoi ?

Bash m’a tiré en arrière.

— On récupérera les souliers de grand-ma plus tard.

On est rentrés à la maison au triple galop. À compter de cet instant, elle n’a plus voulu me parler de Benjy. Les jours suivants, j’ai réuni des indices en écoutant discrètement les commères et j’ai reconstitué l’histoire.

La femme du cordonnier chevauchait le jeune étalon qui était toujours fourré au magasin. Jusqu’au jour où Benjy est allé dans la réserve pour se passer un nœud coulant autour du cou. Il ne supportait plus la situation… ou les effluves du cirage avaient fini par lui monter au cerveau. Peut-être que c’était un mélange de plusieurs choses – c’était souvent le cas pour les « cide-sui », comme les adultes disaient devant moi. Quand sa femme était entrée dans la pièce, il se balançait silencieusement au bout d’une corde. Elle avait poussé un hurlement qu’on avait entendu jusqu’au bout de la rue.

Alors, c’est comme ça, me suis-je dit. La vie peut vraiment mal tourner… si mal qu’on ne peut même pas appuyer sur le frein… si mal qu’on en conclut que le monde irait mieux sans vous…

Pendant longtemps j’ai pensé à Benjy. Je sentais planer son fantôme dans la ruelle désolée chaque fois que je passais devant chez lui. Je voyais encore son visage dans mes cauchemars, alors que la boutique avait été fermée puis vendue, et que la veuve s’était installée loin d’ici, après avoir épousé son jeune étalon.

Je n’étais pas près d’oublier ce qui était arrivé à Benjy. J’avais déjà peur de suivre le même chemin.