Les heures que je passais à la pharmacie de Feigenberg sont devenues ma seule raison de vivre. Souvent, les livres restaient fermés. Doc lisait des ordonnances, s’affairait à la caisse enregistreuse, ou se chamaillait avec sa femme au téléphone. De temps en temps, lorsque la vieille harpie l’avait bien asticoté, il tentait sans conviction d’arranger certains présentoirs, mais le cœur n’y était pas.
Petit à petit, j’avais cédé et je ne me contentais plus de lui faire perdre son temps. J’allais chercher ses repas, je livrais des médicaments aux clients infirmes ou incapables de se déplacer. Je sortais la poubelle, je déneigeais le trottoir à la pelle. À l’occasion, il me laissait même pianoter sur la caisse enregistreuse. Sans le vouloir, je m’étais trouvé un nouveau job. Travailler chez Feigenberg aurait été un moindre mal, songeais-je. Doc et moi savions pertinemment que je n’avais pas l’étoffe d’un grand érudit…
Un jour, alors que je rêvasse à mon habitude, accoudé au comptoir, le manuel d’algèbre ouvert sur le verre graisseux, une ombre passe devant la porte vitrée. Un tandem de monsieur muscles se tient dehors.
La sonnette tinte et ils entrent d’un air décidé. Un blond et un brun. Leurs cheveux sont peignés en arrière. Ils ont tous les deux un paquet de cigarettes glissé dans la manche retroussée de leur tee-shirt. Lorsqu’il s’approche, je remarque que Blondie a un crâne et des os croisés, tatoués sur son deltoïde droit saillant. Une sans filtre pend entre les lèvres de son copain.
Je n’ai jamais vu ces types dans le quartier. Je ne les ai jamais vus de ma vie.
Doc sort de l’arrière-boutique, comme toujours quand la porte sonne. Les petites frappes traînent dans le magasin, matent les présentoirs. Ils murmurent, se donnent mutuellement des coups dans les côtes et rient d’une blague comprise d’eux seuls. Je remarque que leur tee-shirt est humide aux aisselles.
Blondie sourit.
— Hé, papi…
— Oui, vous désirez ? risque timidement Harry à côté de moi.
Le brun a des tics comme s’il avait avalé un tonneau d’amphétamines.
— Vas-y Donny ! Vas-y ! Maintenant ! siffle-t-il, la clope toujours au bec.
Doc et moi échangeons un regard.
— Envoie le fric, papi, gronde le blond.
Le pharmacien se met à trembler.
— Ah badah… badahhhhhahhh…
— Arrête tes conneries, le croulant ! Du nerf !
Feigenberg cesse de frissonner. À présent, il est rigide de peur.
Blackie plonge la main dans la ceinture de son pantalon en coutil. Il en sort un pétard – un petit calibre nickelé – et vise les yeux exorbités de Doc.
Je lâche une sentinelle dans mon short – une seule, mais je ne peux pas me retenir.
Le brun baisse son arme d’un geste saccadé pour s’arrêter à la hauteur du nez du pharmacien, puis la lui fourre dans la narine gauche.
— L’OSEILLE, PAPI ! JE VAIS TE FAIRE SAUTER LA CERVELLE SI TU TE GROUILLES PAS ! MAINTENANT, ENVOIE !
Ce n’est pas que le pharmacien se demande s’il est judicieux ou non d’obtempérer : il est dans une transe catatonique.
En une fraction de seconde, ma courte vie défile devant mes yeux. Je sais que si ces voyous descendent Doc, ils ne laisseront pas de témoin derrière eux.
— DOC ! je beugle, espérant le secouer. DONNEZ-LEUR LE FRIC, ALLEZ !
Mais il est totalement perdu. Il bégaie, paralysé, incapable de faire un geste. Il a l’entrejambe trempé.
On est cuits. Le mec armé appuie sur la détente. Je ferme les yeux.
BANG ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG !
Ce taré arrose la boutique de plomb.
Je plonge vers le sol et me carapate comme un crabe sous le placard qui contient les réveils et les radios. J’entends le pharmacien hurler comme une fillette, un bruit de verre brisé. Lorsque je le regarde, il est étendu sur le dos, les bras écartés sur le lino.
Ils l’ont eu.
Pendant ce temps, les gangsters bataillent avec la caisse.
— ALORS, DICK, TU L’OUVRES CETTE SALOPERIE ?
— QU’EST-CE QUE J’ESSAIE DE FAIRE, À TON AVIS, CONNARD ?
Dick frappe le rebord avec le canon de son arme, mais le vieux tas de ferraille refuse d’obéir. Quelque part, une alarme s’est déclenchée. Elle sonne comme un téléphone lointain que personne ne se décide à décrocher. Dick et Blondie se regardent.
— Merde…
— MERDE !
— On se casse !
— Et le fric ?
— ON S’EN BRANLE ! FICHONS LE CAMP AVANT QUE LES POULETS RAPPLIQUENT !
Les deux types sautent par-dessus le corps de Doc et courent à la porte. De l’autre côté de la vitre, une sirène hurle. Le blond claque des doigts.
— Et le gosse ! QU’EST-CE QU’ON FAIT DU GOSSE ?
Ils se retournent brusquement et me repèrent sous mon placard.
— Dick, mec… faut s’en débarrasser ! Faut buter ce fils de pute pour l’empêcher de parler !
Mes intestins me lâchent illico. Je sens un truc chaud et mouillé jaillir de mon trou du cul.
Blackie lève son flingue et vise. Il appuie sur la détente. Rien. Un déclic sourd puis un autre déclic sourd.
— Merde, il est vide !
— Pas le temps de recharger ! On se casse !
Dick me fusille du regard.
— C’est ton jour de chance, petit pédé, tu sais ça ?
Ils s’enfuient dans Brunswick Avenue tandis que la sirène se rapproche.
À présent qu’ils sont partis, la scène est presque drôle, malgré la fin tragique de Harry, si drôle que j’éclate de rire…
Il se trouve que le paternel est de garde au Centre d’intervention 9, juste en face. Il entre au pas de course dans la pharmacie à l’instant où j’émerge de ma cachette.
— Bonté divine, qu’est-ce qui s’est passé ? Où est Doc ?
— Trop tard, il est mort !
Les collègues de Jake foncent derrière le comptoir.
— Nom de Dieu !
— Le gosse a raison… il est raide !
À cet instant, Doc lève la tête et presse la main contre son cœur.
— On m’a tiré dessus ! Oh mon Dieu… On m’a tiré dessus ! Au secours, par pitié ! On m’a tiré dessus !
Les gars aident Harry à se mettre debout.
— JE MEURS ! S’il vous plaît, AU SECOURS !
Jake Zajack passe un bras autour des épaules tremblantes du pharmacien qui sanglote comme une femme hystérique. Il n’a pourtant pas une goutte de sang sur lui.
— Du calme, Doc… T’as rien !
— Nnnon ? Je suis pas blessé ?
— Non, Doc. T’es simplement tombé dans les pommes à cause de l’émotion.
— Aaah… Oh…
Quelques minutes plus tard, la police est là. Je raconte aux agents ce que j’ai vu et leur indique la direction dans laquelle Dick et Blondie se sont enfuis. Ils me posent un tas de questions, exigent des descriptions et des noms. Je fais de mon mieux, mais je ne peux guère les aider. Puis deux enquêteurs en civil arrivent dans un véhicule banalisé.
Ils entrent dans le magasin d’un pas vif, avec une sacoche noire, et entreprennent de chercher des indices.
Doc est toujours effondré quand les flics repartent. Il a peur que les gangsters reviennent pour terminer ce qu’ils ont commencé. Il s’assoit derrière le comptoir et engloutit quelques calmants pris sur ses rayons. Il serre sa tête entre ses mains. Sa longue carrière de pharmacien de quartier est finie. Cette ville a eu raison de lui… Il va vendre et passer sa retraite en Floride avec tous les vieux croûtons, puisque c’est ça…
Puis il ferme la boutique et rentre chez lui : il a eu assez d’émotions pour aujourd’hui.
*
Doc Feigenberg a fini par retourner à la pharmacie, mais depuis le braquage, il n’était plus le même. Il tournait en rond, ses pantoufles aux pieds, et passait la plupart du temps planqué dans son laboratoire. Il n’en sortait qu’après avoir regardé par le trou de la serrure à quoi ressemblaient ses clients. Il se plaignait de maux de tête, de graves troubles digestifs et de ses nerfs fragiles. Il avait acheté un calibre 22 qu’il dissimulait sous la caisse, au cas où. Honnêtement, à part exécuter une ordonnance de temps en temps, il n’était plus bon à grand-chose…
C’était à peine s’il me prêtait attention. Quand il se ressaisissait, il n’avait aucune envie de m’aider à réviser. Le paternel me conseillait de ne pas le harceler. Pour finir, j’ai cessé d’y aller.
Finalement, Harry Feigenberg a mis la clé sous le paillasson et a placé une pancarte À VENDRE dans la vitrine. De temps en temps, je m’arrêtais devant et je regardais les étagères vides à l’intérieur. Doc me manquait. Au bout de plusieurs mois, il a trouvé un acheteur. C’est devenu un magasin de rideaux.
Il n’est jamais allé en Floride. Un beau matin, alors qu’il était attablé devant ses œufs à la coque, il a piqué du nez dans les jaunes. Infarctus foudroyant.
Les flics ont laissé pourrir l’enquête sur la tentative de hold-up. Ils ont fait comprendre au paternel qu’ils avaient d’autres chats à fouetter…