À présent que Doc Feigenberg était hors jeu, je n’avais aucune excuse pour ne pas me mettre en quête d’un nouveau job. À en croire Bash, j’en prenais un peu trop à mon aise.
— Espèce de byk{7} paresseux ! Tu devrais avoir honte, toujours à traînailler sans rien faire !
Le paternel ne me lâchait pas, lui non plus. Il avait dans l’idée que je devrais me faire caddie pour les rupins du country-club de Trenton : après tout, c’était là qu’étaient les gros sous.
— C’est un moyen épatant pour gagner quelques dollars, Max ! Le grand air, le soleil et la pelouse ! Que demander de plus ? Et tu rencontreras tout le gratin : les médecins, les avocats, les politiciens, les cadres. Tu te lieras avec des gars qui font la pluie et le beau temps ! C’est eux qui peuvent t’aider à faire quelque chose de ta vie !
Je l’écoutais sans rien dire. Où est-ce qu’être caddie l’avait mené, lui ? Mais je n’avais pas les couilles pour lui poser la question.
C’était curieux qu’un homme habité d’une telle colère n’ait jamais essayé de secouer le joug. Au contraire : il semblait tirer une certaine fierté de son servage.
Moi, je n’aimais pas lécher les bottes. On s’était souvent disputés à ce sujet, et cette fois, pour changer, j’ai perdu. Nous irions au country-club le lendemain…
Je priais pour qu’il pleuve, mais, étant donné que j’étais né sous une mauvaise étoile, le soleil brillait comme un joyau étincelant sur ce samedi matin. Dans la voiture, le paternel m’a régalé d’anecdotes sur l’époque où il charriait des sacs de golf, pendant la Grande Dépression, lorsqu’on les surnommait « les cracks », lui et ses frangins, parce qu’ils maniaient les bois et les fers comme personne. Hé oui, les frères Zajack, ils enterraient tout le monde – quand on les laissait jouer. Ils ratiboisaient leurs concurrents, leur vidaient les poches. Au point que plus personne ne voulait les affronter. S’il y avait eu une justice, ils seraient passés professionnels, mais ils n’avaient personne derrière eux. Dans le temps déjà, il fallait de l’argent pour faire carrière. Les Zajack étaient des traîne-misère. Ils n’avaient aucune chance. Non, leur destin était de porter les clubs des nantis…
— Regarde un peu ces propriétés, croassait Jake tandis qu’on dépassait les vastes demeures autour de Cadwalader Park.
J’en avais rien à foutre. Je voulais seulement qu’il la boucle. Nous avons gravi la route qui longeait le château majestueux où se déroulaient des bals costumés. J’avais déjà entendu un million de fois comment la séduisante fille d’un chirurgien très en vue l’avait plaqué à l’occasion de l’une de ces fêtes.
— Ça n’aurait jamais marché entre nous. Elle appartenait à son monde et moi au mien. On ne peut pas lutter contre le système, Max… Faut accepter les choses comme elles sont ! Sourire et endurer en silence, même si ça doit te tuer !
Il a soigneusement garé notre poubelle entre une Rolls et une Mercedes. Puis il m’a rappelé pour la énième fois comment se portait un sac… ce qu’on devait dire et ne pas dire au joueur… quel club recommander en fonction de la distance. J’avais peur de me planter, car je ne me souvenais de rien. Je n’avais jamais mis les pieds sur un parcours de ma vie ; c’était complètement débile de me charger de guider un golfeur.
— Alors, Max, tu te sens à la hauteur ?
Il m’a emmené au club-house. Cragstone, le chef des caddies, m’a toisé.
— Bien sûr, on va lui donner sa chance, a-t-il grommelé. Conduisez-le dehors avec les autres.
Le paternel m’a laissé à la barrière de cèdre, près de l’abri des caddies. J’étais censé attendre qu’on me fasse signe. Cela pouvait être l’affaire de quelques minutes ou de plusieurs heures. L’important, c’était de ne pas bouger et surtout de paraître affamé.
Les autres me regardaient d’un air méprisant. J’empiétais sur leur territoire et ils n’avaient aucune envie de se faire piquer leur gagne-pain par un bleu.
Ils ne voulaient même pas m’adresser la parole. Mais ce n’était pas grave. Je savais tout ce qu’il y avait à savoir. Ce n’était qu’un job d’esclave de plus : l’ennui, la concurrence et des emmerdements en perspective.
Les uns après les autres, mes compagnons étaient appelés par leurs habitués. Ils en étaient déjà à leur deuxième ou troisième parcours, mais je n’avais toujours pas bougé d’un centimètre. À près de quatorze heures, j’étais la seule bête de somme dont le cul n’avait pas quitté la barrière.
J’ai sorti mon sandwich mortadelle-fromage et l’ai avalé arrosé de Coca tiède. Il y avait les trois quarts d’une Chesterfield aplatie sur le bitume. Je l’ai ramassée et j’ai gratté une allumette.
Lorsque je me suis rassis, une écharde s’est plantée dans ma fesse droite. J’ai mis la main dans mon froc pour la retirer, mais elle était bien enfoncée.
L’intrusion de cette hallebarde dans mon fondement me donnait un peu la nausée. À cet instant, deux nouveaux joueurs sont arrivés sur le green. Tout sourire, ils frappaient leur balle avec insouciance, tandis que je souffrais le martyre.
Je n’en croyais pas mes yeux lorsque j’ai reconnu le plus jeune des deux : Tonio Morello, un élève de ma classe à Notre-Dame. L’autre était son père, le docteur Morello, le médecin de l’école.
Pour le coup, j’en ai oublié mon postérieur. Je n’avais pas imaginé un instant que je pouvais tomber sur une connaissance.
Le docteur m’a désigné et a claqué des doigts.
— Petit… Toi, petit ! Tu veux travailler, oui ou non ? Alors, amène-toi ! On a deux sacs et on ne va pas y passer la journée !
J’ai jeté ma cigarette dans les buissons.
— Allez, du nerf ! Tu n’arriveras jamais à rien comme ça !
J’ai boitillé sur la pelouse, tandis qu’un brasier incendiait mon arrière-train, et j’ai soulevé les deux sacs de toile, un sur chaque épaule. Ils étaient aussi lourds que des pneus de semi-remorque. J’ignorais comment j’allais tenir jusqu’au bout du parcours, surtout avec un poignard planté dans mes parties charnues.
Tonio a levé la tête. Il a cligné des yeux en me voyant. J’étais le type qui le bouffait tout cru sur le terrain de basket en cours de gym. Par chance, son père n’avait pas fait le rapprochement.
Il ne m’a rien dit, même pas salut. Un rictus méprisant s’est formé sur ses lèvres. Je devinais ce qu’il pensait : Ah que la vengeance est douce ! Je n’avais jamais pu supporter ce zozo. C’était un fils de bonne famille pour qui la vie était trop facile. Pire, il plaisait aux filles qui aimaient son nez aquilin, son teint olivâtre, et savaient qu’il exercerait une profession libérale, comme papa. Pas de doute, il allait s’en donner à cœur joie lundi, au lycée…
Ils ont lavé leurs clubs, des Titleist, et ont attendu leur tour pour démarrer. Le père et son rejeton étaient affectueux l’un envers l’autre. Ils riaient, plaisantaient, se prenaient par l’épaule. Je n’avais jamais rien vu de pareil. J’avais envie de gerber.
Ils ont pris position sur l’aire de départ. Les Morello jouaient comme des pieds. Ils faisaient dévier leur balle à droite, à gauche, quand ils ne la frappaient pas avec le manche. N’importe lequel des « cracks » aurait taillé en pièces ces deux tocards. Néanmoins, ils se prenaient très au sérieux, s’arrêtaient après chaque coup comme des champions, mesuraient, étudiaient le plan des greens.
Je cavalais comme un larbin chaque fois qu’ils envoyaient leur balle dans le décor. Lorsqu’ils faisaient des putts, je m’occupais du drapeau. J’essuyais la tête de leur canne quand ils envoyaient voler des mottes de terre. Tonio, ce sale morpion, faisait toujours comme s’il ne m’avait jamais vu de sa vie.
Étant donné que je débutais, je cafouillais pas mal. Je n’arrivais pas à me concentrer. Le grand air n’a rien d’exaltant avec une écharde dans le fion. Au quatrième trou, j’avais l’impression d’être une vache qu’on éperonnait à l’aiguillon électrique. Je suais par tous les pores de ma peau. Chaque pas m’épuisait.
Plus le médecin jouait mal, plus il m’en voulait.
— Tu as vu ça, Tonio ? Ce fichu caddie m’a encore recommandé un club inadapté ! Combien de coups va-t-il me coûter, aujourd’hui ?
— J’en ai perdu aussi quelques-uns à cause de lui, papa !
L’autre a secoué la tête.
— Reprends-toi, petit ! N’oublie pas qu’on te paie pour ça !
J’étais dans un état de stupeur totale : je leur donnais des fers 1 pour des approches roulées et des bois 2 pour des trous à trente mètres. Je faisais n’importe quoi.
Après un fiasco supplémentaire, le docteur Morello a laissé échapper un abominable juron. Mais le pire restait à venir.
— Tu as noté mon score, petit ? m’a-t-il demandé après le septième trou.
— Bien sûr, vous l’avez mise en neuf coups.
— Neuf ? Où est-ce que tu avais les yeux ? J’ai fait le par !
Le nombre de leurs coups diminuait mystérieusement à chaque tour. Parfois, le père ou le fils tapait dans le vide, mais oubliait de compter la frappe. Ou ils déplaçaient la balle d’un mètre pour donner plus de poids à leurs mensonges. Les Morello trichaient sans vergogne. Des carambouilleurs de première.
Au huitième trou, j’ai perdu de vue la balle de Tonio qui s’était envolée au-dessus d’un grand pin. J’ai retourné les buissons, mais j’étais incapable de la retrouver.
Quand j’ai émergé des fourrés quelques minutes plus tard, le docteur a déversé sa bile sur moi.
— Je croyais t’avoir dit de ne pas quitter des yeux notre matériel, idiot ! Souviens-toi : je te paie un dollar de l’heure ! Je vais en toucher un mot à Cragstone, tout à l’heure ! Comment a-t-il osé nous refiler un amateur pareil ? Je joue ici depuis vingt-cinq ans et je n’ai encore jamais vu un caddie aussi lamentable ! J’ai presque envie de résilier mon adhésion !
J’ai rougi de honte et de colère. Ils pouvaient se le carrer où je pense, leur parcours de golf ! Et la balle de Tonio avec !
— Alors ? Tu as perdu ta langue ? Est-ce que tu as seulement quelque chose dans le crâne ?
J’ai avalé la pilule, puisque j’étais là pour ça. J’étais un caddie lamentable, je devais l’admettre. J’ai courtoisement offert de replonger dans les fourrés.
— Oublie ça ! Nous n’allons pas passer la journée à t’attendre, a répliqué Morello en secouant la tête. Ma foi, Tonio, il semble qu’on a hérité d’un jean-foutre. Qu’est-ce qu’on fait, on le congédie ?
Son Altesse Royale a nonchalamment épousseté la terre sur son club.
— Oui, papa, renvoyons-le ! Comme ça, on n’aura pas à le payer. Et on ira plus vite sans lui…
Le trou du cul ! Le reste s’est déroulé comme dans un mauvais rêve. Avant de comprendre ce qui m’arrivait, je me jetais sur lui.
J’ai soulevé son sac au-dessus de ma tête et j’ai répandu ses crosses sur le fairway comme de vulgaires cure-dents.
— JE VAIS VOUS TUER, ESPÈCES DE FILS DE PUTE ! SALOPARDS ! ENCULÉS !
J’ai continué à hurler, à menacer et à jurer sur ce mode. Les Morello écarquillaient les yeux, apeurés. Ils ont reculé, brandissant leur club devant eux comme un bouclier.
Lorsque je me suis enfin ressaisi, j’ai entrepris de rassembler les fers et les bois.
— C’est bon, a dit le médecin d’un ton penaud, on s’en occupe. Tu peux y aller. Et voici ton argent.
Je n’ai même pas regardé les billets qu’il me tendait.
J’étais fini, viré. La tête basse, j’ai regagné l’abri des caddies, mais je n’ai pas repris mon poste sur la barrière. J’ai ramassé une autre cigarette. J’ai allumé un mégot d’Old Gold et j’ai suivi d’un pas lourd l’allée qui menait à l’arrêt de bus.