À la suite des émeutes, l’oncle Henry avait intégré un groupe d’autodéfense qui sillonnait les rues de la ville. Que voulaient-ils ? S’assurer qu’aucun gang de Black Panthers en maraude n’irait prendre le contrôle de notre quartier. Après avoir brûlé la moitié de Trenton, Dieu seul savait ce qu’ils avaient en tête…
Henry aimait la bière plus qu’il n’aimait ses fils, mais surtout il adorait sa voiture. Il choyait sa Buick Riviera flambant neuve comme un être vivant. Il la rangeait sur un tapis au garage. Tous les soirs, après le travail, il l’essuyait avec un chiffon non pelucheux. Le samedi après-midi, il la lavait amoureusement et briquait au Turtle Wax chaque centimètre carré de la carrosserie.
On n’avait pas de nouvelles depuis environ une semaine, lorsque le téléphone a sonné. Henry avait fait une grosse erreur : il avait laissé la Buick dans la rue, car il pensait aller boire un verre dans un bar du quartier après dîner. Mais il était tellement claqué qu’il avait oublié la voiture et s’était endormi sur le canapé. À son réveil, elle avait disparu.
Il avait arpenté Ellis Avenue à la recherche du véhicule, sans succès.
Son état s’était dégradé en quelques jours. Il parlait tout seul, ce qui n’est jamais bon signe. Il accusait les nègres – et, si ce n’étaient pas eux, les Portoricains – d’avoir volé son bijou. Depuis, il était retranché au sous-sol. Lorsque sa femme était descendue voir ce qu’il fichait, elle l’avait trouvé occupé à reconstituer des batailles avec les vieux soldats de plomb de mes cousins. Apparemment, c’était lié à l’époque où il avait combattu en Afrique contre les nazis, pendant la Seconde Guerre…
Curieusement, tout lui revenait soudain. Le vol de la voiture semblait avoir réveillé un traumatisme enfoui qu’il n’avait jamais évoqué auparavant.
C’était tante Delores qui nous racontait les détails au téléphone.
— Heureusement qu’il n’a pas de fusil, pleurait-elle.
La crise avait pris de telles proportions qu’elle appelait toutes les cinq minutes. Les fils de Henry, Victor et Billy, ne savaient plus à quel saint se vouer. Ils ne pouvaient que fuir quand leur père débloquait.
Cette pauvre Delores se rongeait les sangs. Si on ne trouvait pas le moyen de le calmer rapidement, elle redoutait le pire. Personne à la maison n’avait fermé l’œil depuis plusieurs jours.
Jake étant pompier, il était censé être toujours prêt en cas d’urgence. La famille de Bash avait pris l’habitude de se tourner vers lui au moindre problème. Et Delores ne le lâcherait pas avant qu’il intervienne.
— Ses deux fils sont vraiment des propres à rien, a grondé le paternel en raccrochant. Viens, Maxie, on va le voir…
Puisque c’était mon jour de congé, il avait décidé que je n’avais rien de mieux à faire.
— Aah, je vais lui remettre la tête sur les épaules, t’inquiète pas. Je parie que c’est rien du tout. Je ne sais pas ce qui tourne pas rond chez lui, mais on va avoir une petite conversation, et lundi, il sera à l’usine.
Henry et Delores habitaient une maison en briques rouges de deux étages. Très sombre, très bourgeoise. L’oncle l’entretenait avec un soin maniaque, des vitres étincelantes aux auvents rayés de couleurs vives. Il tirait également une grande fierté de sa pelouse et de ses rosiers.
Nous avons pris l’allée, sous le regard d’un voisin qui nous épiait par-dessus son journal. Il avait une tête de vautour. Il sentait qu’il y avait du drame dans l’air. Le paternel a soufflé un nuage de fumée de cigare dans sa direction, tandis que nous attendions que tante Delores vienne ouvrir.
— Mon Dieu ! j’espère que tu vas pouvoir l’aider, Jake, a-t-elle gémi. Parce que je n’en peux plus.
Elle avait les yeux injectés de sang. Sa voix tremblait. Elle a enfoui son visage dans ses mains et s’est mise à sangloter.
— Calme-toi, Del…
Jake a tapoté son épaule. À l’intérieur, la maison était propre et rangée, comme toujours, mais il régnait une atmosphère lugubre. Et une odeur puissante, comme si elle avait été inondée par un fleuve d’encaustique.
— Il est dans la cuisine, a soupiré ma tante. Quand je me suis levée ce matin, il était là… les yeux dans le vague…
Elle a grimpé l’escalier, nous laissant nous débrouiller avec son mari.
Le paternel a haussé les épaules. Il s’attendait à trouver Henry barricadé dans sa forteresse au sous-sol.
Nous sommes entrés dans la pièce baignée de soleil. L’oncle était sur une chaise, les jambes croisées, le dos à la fenêtre.
Il n’avait pas l’air fou du tout – il avait le même air que d’habitude, en fait. Il fumait une Pall Mall.
— Salut, Jake, a-t-il grommelé.
— Comment ça va, Henry ? a demandé le paternel d’un ton guilleret, prenant un siège pour s’asseoir en face de son beau-frère. Delores me dit que ça gaze pas fort, en ce moment.
Henry a fait la moue, grattant machinalement la verrue violette sanguine près de son nez.
— Comment ça va ? Aucune importance, Jake. C’est fini pour moi, surtout si on ne me rapporte pas ma voiture. Et ça me semble bien parti pour !
— Mais Henry…
— On m’a volé ma bagnole, Jake ! Bonté divine ! Pourquoi la mienne ? Pourquoi pas celle de Ziembiewski ? ou celle de Pietrovich ? C’est eux qu’ont des Cadillac et des Lincoln ! Merde, j’avais qu’une malheureuse Buick ! Pourquoi moi, Jake ? POURQUOI ? Personne n’est capable de me répondre, pas même les flics.
Le front du paternel s’est plissé.
— Ça arrive, Hen. C’est la vie. On a un type chez nous qu’a perdu ses deux jambes dans l’accident des camions-citernes de South Clinton Avenue, l’an dernier. Tu te souviens ? Eh bien, il s’est pas laissé abattre pour autant. Tu devrais en prendre de la graine ! Il ne peut plus marcher, mais il a repris goût à la vie… C’est jamais aussi grave qu’on le pense, Hen… Ton assurance va te rembourser et tu pourras t’acheter une autre auto. C’est pas la fin du monde… Le Bon Dieu nous fait subir que ce qu’on peut endurer, pas plus !
Henry a eu un mouvement convulsif de la tête. On ne la lui faisait pas.
— Mais c’est cette bagnole que je veux, Jake. Ma voiture à moi ! Je l’ai payée avec mes sous : trois mille cinq cents dollars en liquide ! Je veux pas d’un pis-aller !
À présent comprenais pourquoi ma tante Delores craquait. Ce n’était pas tant ce que disait Henry que sa manière de parler. Cette putain de Buick le rendait maboul.
— Je parie que c’était un de ces fichus macaques ou un Portoricain qui me l’a piquée, Jake ! Il n’y a plus que ça dans cette ville. Si j’avais une arme, j’irais dans la rue remettre un peu d’ordre par moi-même !
Le paternel étudiait le sol. Puis il m’a regardé. On savait tous les deux ce que l’autre pensait : ce n’était pas que du bluff. Un meurtrier fou dans la famille, il ne manquerait plus que ça ! Il faut toujours se méfier de l’eau qui dort…
Henry s’est bientôt remis à parler. À délirer plutôt… au sujet de complots contre lui… des rats de trente centimètres qui l’avaient délogé de son bunker au sous-sol… de guerres intergalactiques dans de lointaines stratosphères.
Puis il s’en est pris à grand-ma.
— Ce chameau m’a tué ! Tout est de sa faute… Elle ne me laissait pas respirer ! Pourquoi tu crois que ta femme est un paquet de nerfs, Jake ? C’est pas un hasard si on est comme on est ! J’aurais dû me tirer de cette ville quand c’était encore possible ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? Ma propre mère ! Je parie que tu ne savais rien de tout ça, Jake ! Si j’avais eu des tripes, je l’aurais tuée, elle aussi !
C’était nouveau. On en est restés cois.
— En fait, la seule période de ma vie où j’ai été heureux, c’était dans le désert, pendant la guerre… loin de ma mère ! J’aurais jamais dû rentrer ! Hé, je t’ai jamais raconté comment c’était à Londres, avant qu’on nous expédie à Alger. La ville la plus formidable du monde ! Ces rosbifs boivent comme des trous, faut dire. Des tonneaux percés ! Quelle ville !
C’était reparti pour un tour. Henry s’énervait tout seul et sautait du coq à l’âne, si bien qu’il était impossible de le suivre.
Il se levait d’un bond et arpentait la pièce. Il s’est mis à pleurer. Puis à beugler. Il lançait des imprécations.
Pour une fois, Jake semblait totalement désarçonné.
Quelque chose a attiré l’œil de Henry : un couteau de boucher sur une planche à découper.
— Il vaut mieux se débarrasser de cette saloperie avant que je fasse des bêtises, a-t-il déclaré d’un ton sibyllin.
Le paternel et moi nous sommes de nouveau regardés. S’il décidait de nous égorger ou de s’en prendre à lui-même, nous aurions du mal à l’arrêter.
Jake Zajack était dépassé par la situation, ça crevait les yeux. Mais il se raccrochait à ce qu’il connaissait.
— Est-ce que t’as discuté avec monseigneur Lipchinski, Henry ? C’est à lui que tu devrais parler. Il a été formé pour ça. Peut-être que t’as un genre de crise spirituelle… que t’as juste besoin de passer plus de temps à l’église. Tu devrais y réfléchir.
— À l’église ? Tu te moques, Jake ? C’est Dieu qui m’a fait ça, tu ne comprends pas ? Ma mère et Dieu !
Le paternel n’était pas d’accord.
— Dieu n’a rien à voir là-dedans, Henry, tu te trompes ! Pour ta mère, je peux pas me prononcer, mais l’Église, elle te veut que du bien. Seul Dieu peut t’aider, crois-moi…
Soudain, l’oncle Henry est devenu étonnamment calme, mais ce n’était pas l’effet magique du petit sermon de mon père. Il était plongé dans une stupeur catatonique, les yeux vides et fixes. Il n’y avait plus moyen de lui arracher un mot. Rien n’indiquait qu’il était conscient de notre présence.
— Je pense qu’il va mieux, a déclaré le paternel en se levant de sa chaise. Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ?