Parfois tu crois que c’est bon, que tu t’en sors pas si mal, mais la Vie t’attend au tournant, et tu te fais avoir – par les oreillons, la rubéole, la varicelle… ou l’arithmétique. C’est l’arithmétique qui m’a foutu dedans. Tout ce que je voulais, c’était qu’on me fiche la paix. Je savais lire, je savais écrire, j’affichais même une certaine aptitude pour l’orthographe des mots compliqués. Mais c’était insuffisant, car le règlement stipulait qu’il fallait aussi maîtriser les chiffres et le calcul. J’avais beau me tenir en classe, ça ne m’a pas sauvé la mise…
Pour changer, mes ennuis sont venus du paternel. Il était incapable d’oublier qu’il avait failli être ingénieur en mécanique. Il avait bêtement refusé de poursuivre ses études, parce que son meilleur copain Wally Bunicki n’avait pas été admis dans le même établissement. Le problème, c’était qu’en ce temps-là, il existait un code tacite dans les quartiers populaires, une règle qui exigeait qu’on reste solidaire de ses amis, pour le meilleur et pour le pire.
Quelques années plus tard, Wally s’était retrouvé mêlé à une bagarre dans un bar, à propos d’une poule. Ça s’était terminé dans la rue et il s’était fait estourbir sur le trottoir… Le meurtre de Wally était un autre ratage dans la vie du paternel, une autre occasion manquée.
— J’ai été le dernier des crétins de pas continuer mes études quand j’aurais pu ! Et c’est pour ça que j’en suis là aujourd’hui – une pauvre cloche qui porte des machines à laver et des réfrigérateurs pour les riches, et qui éteint les incendies pour les nègres ! Tu vois Maxie, mes parents se rendaient pas compte… Les avantages, ils connaissaient pas… Ils avaient pas un sou vaillant ! Lorsqu’ils sont arrivés aux États-Unis, ils se sont mis directement au boulot ! En ce temps-là, dès que t’étais assez grand pour parler, t’allais au turbin – si t’avais la chance de trouver un travail !
Malgré tout, il avait gardé une vision romantique des chiffres. Il était persuadé qu’il avait la bosse des maths, une croyance entretenue par ses profs au lycée, à Trenton Central High…
Quand mon premier bulletin est arrivé cette année-là et qu’il a découvert que je n’avais pas la moyenne en mathématiques, il l’a pris comme un affront personnel. À compter de ce jour, Jake Zajack s’est senti investi d’une mission « dan-geu-reueueuzz », comme il se plaisait à le répéter. À ses yeux, les autres matières enseignées à Saint Jadwig étaient sans importance. Je ne pouvais pas lui dire que je détestais l’arithmétique, que je trouvais ça emmerdant comme la pluie, qu’apprendre les tables de multiplication et l’art des longues divisions me rasait. Après dîner, quand on avait débarrassé, il m’envoyait chercher mon cartable. On étalait le manuel, le papier brouillon et les crayons sur la nappe de la cuisine. Puis il s’asseyait à côté de moi…
— Faut pas que tu sois à la traîne, Max ! Si tu décroches en maths, c’est fini. Crois-en mon expérience ! Les gens qui s’en sortent dans ce monde, c’est ceux qui travaillent dur ! Ceux qui s’arrêtent jamais ! Peut-être que ça veut pas dire grand-chose pour toi aujourd’hui, mais tu comprendras dans quelques années…
De temps en temps je hochais la tête, comme si je l’écoutais.
— Allons-y. Cent divisé par dix, combien ça fait ?
Au début, c’était facile.
— Cent divisé par cinq.
— Vingt !
— Bien… Tu vois, tu n’es pas un cas totalement désespéré, bonhomme. Maintenant, un peu plus difficile…
Quand les fractions et les nombres à virgule s’en mêlaient, je commençais à avoir des suées. C’était mon cauchemar. Une opération du style 17,85 divisé par 12 me faisait loucher et mon esprit battait la campagne. Si ça devenait plus complexe, j’étais complètement paumé.
Lorsque Jake me corrigeait, j’avais l’impression de recevoir des coups de matraque. Il savait cogner. Il avait de la force, il devait au moins ça au travail manuel. Mon crâne valsait comme un punching-ball.
La première baffe de la séance me prenait généralement par surprise. J’aurais dû être prêt, puisque c’était toujours le même topo. Seulement, j’imaginais que cette fois, j’aurais l’esprit plus vif, que je pigerais le truc et qu’ainsi j’échapperais à la punition. Mais je ne manquais jamais de me décevoir. Ce qui prouve que j’étais vraiment un âne.
— Nom de Dieu, Maxie ! Je croyais t’avoir expliqué tout ça hier ! C’est quoi ton problème ? T’as de la merde dans les oreilles ? T’écoutes pas ?
— Mais si, j’écoute !
Je mentais sans vergogne. Est-ce que j’avais le choix ? Alors, il me donnait une chance de me rattraper. Mais, étourdi par la première torgnole, je répondais généralement encore plus à côté.
BANG ! BANG ! Je m’en prenais une autre. Il faisait quatre fois ma taille, il n’était pas question de répliquer. Je voulais me retenir, mais les larmes me montaient aux yeux. À travers les gouttes salées, je m’efforçais de lire l’horloge au-dessus de l’évier. Dix-huit heures quarante-cinq. L’épreuve ne pouvait pas se prolonger indéfiniment.
Au fil du temps, j’ai appris à endurer le supplice avec un plaisir presque masochiste. Le paternel ne pouvait pas me détruire – c’était ce que je me répétais.
Les gouttes ruisselaient sur mes joues, un torrent régulier qui m’attirait les regards méprisants de Jake. Il sortait un mouchoir de sa poche arrière et me le lançait.
Je soufflais dedans. Pour gagner du temps et essayer de trouver la réponse, j’y allais à fond, j’y mettais tout mon cœur. Et on reprenait du début. Mais rien n’y faisait, je me trompais encore. Et je me reprenais un gnon. Si je sanglotais, c’était pire.
— Arrête, ça fait pas mal ! Espèce de mauviette ! Rappelle-toi : c’est pour ton bien. Maintenant, tu vas peut-être te secouer et te concentrer sur ce qu’on fait.
J’étais incapable de penser. Le 810 Iowa Avenue était silencieux comme une tombe, jusqu’à ce que j’entende les pas de Bash à l’étage, dans le coin opposé de la pièce. Elle descendait l’escalier juste à temps pour le voir me filer une gauche cuisante. Découvrant qu’il avait un public, mon père remettait ça.
Lorsque c’en devenait trop pour elle, elle se décidait à intervenir.
— Jake, est-ce que tu as besoin de le frapper aussi fort ?
Quelle idiote ! C’était la pire chose à dire !
Je lui adressais un signe pour qu’elle s’éloigne. Je ne souhaitais pas qu’on me défende ni qu’on me sauve. Quitte à prendre une trempe, je préférais tout avaler d’un coup, encaisser comme un dur.
— Comment tu veux qu’il apprenne, si je laisse faire ? répliquait sèchement le paternel. S’il continue comme ça, il va être recalé, et après, qu’est-ce qu’on va faire de lui ? Il se trompe sur des opérations d’une simplicité enfantine, bon Dieu ! Des calculs qu’il devrait faire les doigts dans le nez ! S’il se reprend pas, ça va être la dégringolade ! Ses résultats ne peuvent qu’empirer !
Bash réfléchissait à peine plus d’une seconde, puis s’éloignait d’un pas traînant.
— Sale merdeux ! Tu vois ce que t’as fait ? Combien de fois est-ce que je t’ai dit de pas énerver ta mère ?
Ses narines palpitaient comme les naseaux d’un taureau en colère. Il abattait son poing sur la table.
— Allez. On passe à la suivante !
Je le haïssais. Je haïssais le monde entier, les êtres comme les choses. Mon cerveau exténué éclatait en des millions de fragments acérés. Soudain, j’avais la capacité de m’observer, assis à cette table de cuisine minable. Je réfléchissais sur les nombres devant moi, tandis que ma conscience était ailleurs – dans la cour de récréation, sur le toit, à la ferme de l’oncle Spike. Je n’étais qu’un gosse. C’est miracle que je ne sois pas devenu fou à lier.
Ou peut-être l’étais-je déjà.
Dehors, il faisait nuit. Il était tard… enfin, le paternel se décidait à me libérer, même s’il n’était pas totalement satisfait de mes progrès. Il était sans doute fatigué après une longue journée de travail. Ou il en avait marre de cogner.
— On reprendra demain.