Quelque temps plus tard, un après-midi où je marche le long de la voie ferrée avec Kinowski, nous apercevons dans l’herbe un sac du supermarché Giant Tiger. Ce vautour de Charlie s’approche et le pousse du bout du pied.
— Hé, vise un peu ça !
— C’est quoi ?
— Non, non, Zajack, il faut que tu viennes voir…
Je le rejoins. L’odeur manque de me faire tomber à la renverse. Dans le sac se trouvent deux jambes humaines. Elles ont été tranchées juste au-dessus du genou. Elles sont vert, noir et jaune. Des nuées de mouches grouillent autour de la chair en décomposition.
Il ramasse le sac et ne le lâche plus. Il glousse bêtement, comme à son habitude.
— Y vont en faire une tête, quand je vais leur montrer ça à la maison !
On sait tous les deux que cette histoire va faire sa réputation. C’est la découverte de sa vie. Désormais Charlie Kinowski détiendra le monopole du droit au cabotinage. À moins de commettre un meurtre, nul ne pourra jamais l’égaler.
Mon seul regret est de ne pas avoir été le premier à repérer ces jambes.
Muni du sac, Charlie détale en direction d’East Olden Avenue. Je le poursuis un peu pour la forme, mais j’abandonne rapidement. Je n’ai aucune chance de lui arracher son trophée.
Lorsque je lui parle de notre trouvaille, le paternel réagit avec scepticisme.
— T’es sûr que c’était pas un mannequin démantibulé ?
Il faut toujours qu’il refroidisse mon enthousiasme.
Je suis sûr que Kinowski va m’appeler dans la soirée, mais le téléphone ne sonne pas. Le lendemain matin, tout a changé. Lorsque je descends pour manger mes céréales glacées au sucre, Jake est penché sur The Trentonian. Et devinez qui a sa trombine en page 3 ?
UN JEUNE GARÇON DE LA VILLE
FAIT UNE DÉCOUVERTE MACABRE
— On dirait que ton andouille de copain a bien trouvé quelque chose, tout compte fait.
Le paternel est jaloux, je l’entends au ton de sa voix. Je lis aussi vite que possible par-dessus son épaule. Le nom de Charlie revient toutes les deux lignes. L’article livre même des informations personnelles à son sujet : âge, métier du père, école. C’est une vraie célébrité à présent. Cet enfoiré ne m’a même pas mentionné.
Le reste de l’histoire est sordide. On apprend qu’un dénommé Benson, ancien employé sanitaire de la ville, a été placé au Trenton State Hospital par sa femme, quelques mois plus tôt. Le diagnostic était « paranoïa avec délire la persécution ». À sa sortie, il a décidé de rendre à Mrs. Benson la monnaie de sa pièce. Il a pris un couperet pour lui trancher la tête pendant qu’elle dormait. Puis il a sectionné les membres. Il a jeté les bras dans le fleuve sous le pont de Calhoun Street, empaqueté la tête qu’il a adressée à sa belle-mère, donné quelques morceaux choisis du torse à son chien et balancé les jambes sur la voie, là où Charlie et moi les avons trouvées.
Ensuite, Benson est rentré chez lui et il a dormi comme un bébé – il n’avait pas aussi bien dormi depuis des années, c’est ce qu’il a confié aux flics qui sont venus le chercher.
Je n’en reviens pas. Ce matin-là, je fais le trajet entre la maison et l’école comme dans un rêve. Avant même de franchir le seuil, j’entends le brouhaha dans la classe : tout le monde ne parle que de la grande nouvelle.
— J’y étais ! J’étais avec Charlie !
Mais personne ne me croit. L’apparition du héros du jour déclenche une émeute. On le bombarde de questions – au sujet de l’odeur, de l’état des orteils et autres détails pittoresques.
— Est-ce que t’as essayé de manger les jambes quand tu les as rapportées chez toi ? ricane Butchie Slipkowski, à l’évidence jaloux lui aussi.
Je tâche encore de leur rappeler que j’étais là, mais je ne parviens pas à recueillir ne serait-ce qu’une miette de son triomphe : c’est son portrait qui figure dans le journal, après tout.
Il est plus de huit heures et demie, et toujours pas de sœur Angelina. Étrange : les nonnes ne sont jamais en retard.
Je jette un regard en direction de Bridget. Totalement impassible. Ça me rend dingue de la voir aussi indifférente à tout ce qui me concerne de près ou de loin.
Alors que le tintamarre atteint son paroxysme, la religieuse fait son entrée. Son visage est livide. Ses lèvres pincées. Elle pose brutalement ses livres sur son bureau. Elle fait les cent pas devant le tableau en attendant qu’on se calme. Enfin, elle lève une main tremblante vers le plafond.
— Mes enfants, il ne nous appartient pas de juger !
Je ne vois pas où elle veut en venir, mais j’ai le sentiment qu’elle est au courant pour Charlie.
— IL NE NOUS APPARTIENT PAS DE JUGER !
Elle regarde fixement Kinowski à présent. Elle a les yeux qui lui sortent de la tête. Je ne les ai jamais vus aussi furieux et déments, même quand on la flagellait.
Charlie éclate de rire. Il se marre pour n’importe quoi. Tout le monde se joint à lui, hormis Angelina.
— Vous pensez que jouer avec les membres d’une morte prête à rire ? C’est ce que vous pensez, imbéciles ?
— Ouais, réplique Charlie, sans cesser de glousser.
— VOUS PENSEZ QUE CETTE TERRIBLE TRAGÉDIE EST UNE PLAISANTERIE ? UN PAUVRE HOMME PERD L’ESPRIT ET ASSASSINE SA FEMME DANS SON SOMMEIL ET ÇA VOUS AMUSE ?
— Merde, ouais ! renchérit Butchie.
Je tente une nouvelle fois d’intervenir :
— J’étais là, moi aussi !
La sœur tombe à genoux. Elle tend le doigt vers Charlie.
— Je te mets au défi de me frapper !
Charlie brait comme un âne. Mais pour une fois, il ne bouge pas. Il ne se pliera pas aux désirs de la sœur, quels qu’ils soient.
— Frappe-moi !
L’autre se bidonne de plus belle.
— Si ça te dit rien, laisse-la-moi ! lance Butchie.
Sœur Angelina n’est pas comme d’habitude. Elle a presque l’écume aux lèvres. Elle marche à quatre pattes jusqu’à la fenêtre, l’ouvre et passe la tête.
Puis elle s’assied sur le rebord. Une de ses chaussures noires pendouille dans le vide. Elle éructe des propos totalement incohérents.
— Ordure ! Péché ! Salopard de doux Jésus ! Connasse de mère du Christ !
Cela n’a aucun sens. Elle continue de divaguer : elle mérite un châtiment, un terrible châtiment. Elle se penche un peu plus en avant. Sa prise sur le cadre se desserre…
Quelques filles geignent, mais personne ne se lève pour lui porter secours.
— Non, ma sœur, faites pas ça… Non ! S’il vous plaît, NON !
— Sautez ! crie Charlie.
Alors, la moitié de la classe – les garçons surtout – reprend en chœur :
— Sautez ! Sautez ! SAUTEZ !
Des sifflements montent de la rue. On se précipite tous aux fenêtres. Un petit attroupement de passants ébahis s’est formé sur le trottoir.
Mais personne ne se décide à attraper Angelina. On nous a dressés à ne jamais porter la main sur une épouse du Christ.
Emporté par son propre poids, Angelina glisse lentement vers le vide.
— Sautez ! Sautez ! SAUTEZ !
La bonne sœur bascule. Sa robe se gonfle et elle passe de l’autre côté de la fenêtre ; on ne voit plus que ses mains sur le rebord.
Elle est accrochée par le bout des doigts. Apparemment, elle a changé d’avis à la dernière minute. Ses pieds fouettent l’air avec des mouvements saccadés, tandis qu’en dessous les badauds affluent, de plus en plus nombreux. Ils la désignent et nous appellent. Quelques secondes plus tard retentit une sirène.
— Et si on la poussait ? suggère Butchie. Hé, ma sœur, pourquoi vous priez pas Jésus ? Peut-être qu’il va descendre du ciel pour vous sauver !
Charlie glousse. Connie Stone jure qu’elle nous dénoncera tous quand ce sera terminé.
Au moment où sœur Angelina s’apprête à prendre un aller simple pour l’éternité, la porte s’ouvre brutalement. En l’espace d’un instant, la classe pullule de nonnes et de prêtres, il y a aussi le gardien et même deux policiers en uniforme. Ils nous écartent et se précipitent vers la fenêtre.
La flicaille l’attrape juste avant qu’elle lâche prise. Elle est sauvée.
Mais on pourrait croire qu’elle a entrevu l’autre côté. Elle baragouine comme un chimpanzé. Ses bras et ses jambes sont agités de mouvements convulsifs.
— Pourquoi est-ce que vous ne m’avez pas laissée mourir ? Pourquoi ? dit-elle encore, puis son corps devient totalement rigide.
— Ils auraient dû la laisser tomber, lance quelqu’un derrière moi, tandis qu’on l’emmène.
J’ai reconnu la voix. C’était Charlie.
*
On ne devait jamais revoir sœur Angelina. Le lendemain, une dame appelée Mrs. Bayliss venait nous surveiller. Elle était maigre, avec un teint de vampire. Elle ne faisait pas grand-chose, sinon sourire. Elle nous a suggéré de nous tenir tranquilles et de lire nos manuels. Il ne restait que quelques jours avant les vacances d’été. Nous forcer à apprendre quoi que ce soit n’aurait rimé à rien…
On ne nous a jamais expliqué ce qui était arrivé à Angelina. À vrai dire, personne n’a demandé.
— N’y pense plus, m’a conseillé Bash.
À l’époque, il n’était pas question d’aller voir un psy.
— Dans la vie, on peut pas se laisser miner par ce genre de choses, a grogné le paternel.
Il a continué à manger avec application son pain de viande et ses patates.
C’est ainsi qu’on a jeté la tragédie aux oubliettes. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris. Elle avait fini chez les dingues.