Le paternel pouvait dire ce qu’il voulait, Bash entendait qu’il file doux. Il avait des responsabilités à présent, il était censé être père et soutien de famille. S’il ne rentrait pas à l’heure de l’atelier où il fabriquait de la tôle, elle me collait à côté d’elle sur le siège avant de notre Chevrolet Special DeLuxe 1941 de troisième main, et on sillonnait le quartier pour mettre la main sur le pauvre bougre.
On le récupérait généralement dans une taverne anonyme de Myrtle Avenue, où il faisait nuit même en plein jour dès qu’on franchissait les portes battantes. De l’intérieur s’échappaient les bruits de la vie à l’état brut : des jurons, les braillements du juke-box, des rires de femmes.
Ce jour-là, Bash a écrasé sa cigarette dans le cendrier.
— Il a pas l’air de s’ennuyer, le fumier !
Elle saute de la voiture et elle entre dans l’établissement au pas de charge, pas gênée pour deux sous. Quelques secondes plus tard, elle ressort en le traînant par la peau du cou.
Jake a un sourire bêta aux lèvres. Des relents d’alcool flottent dans la Chevrolet. Je suis assis entre eux et ils ne desserrent pas les dents. S’ils pouvaient m’assassiner en toute impunité, ils le feraient, parce que je suis la cause de tous leurs maux. J’ignore comment je le sais, mais pour moi ça crève les yeux.
Le trajet de retour jusqu’à Oak Street est un supplice. Comme c’est l’été, tous les voisins se prélassent sur leur véranda en maillot de corps. Ils fument des Raleigh ou des Pall Mall, boivent la bière au goulot et pelotent les miches polonaises rebondies de leurs femmes. Ils ne lâchent pas des yeux la famille Zajack. Ces fouines puantes espèrent toujours un spectacle – et rien ne vaut une bonne bagarre, qu’on se foute sur la gueule et qu’on s’empoigne par les cheveux. Eh bien, ils vont être servis.
Bash n’a pas coupé le contact que le paternel saute de la voiture pour balancer dans le caniveau un jet rouge, jaune et vert, où flottent des morceaux de saucisse, d’oignons, de poivrons et de pain italien. À croire que ça ne s’arrêtera jamais. C’est répugnant et fascinant à la fois. Au point que Bash, hypnotisée, oublie de fermer la portière. Un gros cul de Cadillac surgit de nulle part. Le conducteur est un vieux schnock avec les yeux à la hauteur du volant, qui devrait être interdit sur la route. Il nous retaille la bagnole, quelque chose de propre : la portière est arrachée net. Elle fait un vol plané jusqu’au feu et rebondit une ou deux fois avant de s’écraser sur le bitume.
Bash laisse échapper un glapissement. Puis elle disjoncte, elle perd vraiment la boule. Et le paternel est responsable de tout.
— Moins que rien ! Salaud ! J’aurais jamais dû t’épouser, sale ivrogne ! Regarde ce que t’as fait !
— Calme-toi, Bash, ou tu finiras comme ta mère…
— Quoi, ma mère ? Tu te plains pas quand il s’agit de vivre chez elle, hein ? T’as qu’à rentrer à South Trenton si t’es pas content ! Vas-y donc, va retrouver tes cinglés de Slovaques !
— Tu traites ma famille de cinglée ? Tu manques pas d’air ! Regarde autour de toi, des dingues, y a que ça ! Et en ce qui concerne ta mère, t’as la mémoire un peu courte, parce que c’est pas moi qu’ai voulu qu’on s’installe chez elle ! C’est toi qu’es toujours cramponnée à ses jupes !
Les Buttsinski se dévissent le cou, collés à leur rambarde : à présent, les coups peuvent pleuvoir d’un instant à l’autre. C’est Bash qui tire la première. Son sac à main en plastique décrit un arc de cercle au-dessus du capot de la Chevy pour rebondir sur le visage moucheté de dégueulis de Jake, qui valse comme s’il venait de se prendre un direct du gauche. Il y a du rouge partout. Du sang.
Soudain, je vois le conducteur de la Cadillac trotter vers nous en agitant les bras. Un commerçant juif qui rentre chez lui après avoir passé la journée dans son magasin sur deux niveaux de la banlieue ouest. Lorsqu’il arrive à notre hauteur, il écume.
— À quoi fous chouez ? Vous afez fu ce que fous afez fait à ma foiture ? Oy, vey, vous defriez faire attenzion, vous allez finir par tuer quelqu’un !
C’en est trop pour Bash : elle a les nerfs en capilotade. Elle passe à toute berzingue devant le type, les fouille-merde et le paternel. Elle gravit les marches de la véranda et disparaît à l’intérieur de la maison en claquant la porte derrière elle.
Jake se ressaisit ; il essuie son visage avec la manche de son tee-shirt. Puis s’efforce d’apaiser le conducteur hystérique.
— C’est bon… calmez-vous ! C’est vous qui devriez faire attention où vous allez ! Mettez-vous un Bottin sous les fesses, je sais pas moi ! Vous êtes un danger public derrière ce volant !
Il passe ensuite aux promesses, car il est pressé d’en terminer.
— Personne n’a été blessé… on va régler ça à l’amiable, ça sera mieux pour tout le monde.
L’homme finit par accepter ; il doit se douter que, d’une manière ou d’une autre, il ne tirera pas grand-chose de nous.
Le paternel est tiré d’affaire – provisoirement. Je vois tourner les rouages de son cerveau. Il se débrouillera pour réparer la portière de notre tacot. Reste à savoir combien de biffetons il devra allonger pour rembourser les dégâts causés à la Cadillac…
Jake note le nom, l’adresse et le numéro de téléphone du commerçant qui lui répond entre ses marmonnements et ses invectives. Enfin, il repart lentement vers son épave en secouant la tête.
Le paternel lance un regard furibard en direction de son public.
— Vous voulez ma photo, bande d’abrutis ? Non mais, sans blague ! visez un peu ces ploucs qui se croient encore au pays ! Pourquoi vous vous mêlez pas de vos affaires ?
Rien ne perturbe ces gens. Ils ricanent, ils gloussent. Mais ils ne bougent pas. Jake Zajack peut rouspéter et tempêter, ils s’en fichent comme de leur première chemise !
Dans l’affolement, il m’a totalement oublié. Livré à moi-même, je joue avec le levier de vitesse et rêve de pouvoir disparaître. Il finit par me remarquer. Il m’attrape par le bras et me tire hors de la voiture, brutalement.
— Et toi, sale merdeux, ça va être ta fête.
Qu’est-ce que je vous avais dit ? Depuis le début, je savais que c’était ma faute.