Tout le monde devait passer l’examen d’entrée au lycée catholique. Curieusement, les questions étaient d’une simplicité enfantine : le dernier des ânes aurait pu obtenir une bonne note. Mais puisqu’il était décidé que je n’irais pas, mes résultats avaient peu d’importance. L’établissement coûtait une somme rondelette – cent dollars par an – et le paternel n’avait pas d’argent à foutre en l’air pour un gamin dont l’avenir était tout sauf prometteur.
D’autant plus que la conjoncture actuelle lui donnait du tracas. Les assassinats politiques… les Beatles et les Stones avec leurs vêtements et leurs coiffures ridicules… Ces fichus nègres qui se croyaient tout permis. Pour lui, les jours heureux avaient pris fin avec le départ d’Ike Eisenhower. Si on n’y prenait pas garde, l’homme blanc qui craignait Dieu serait bientôt une espèce éteinte qui finirait au musée.
— Tu veux t’occuper intelligemment, fiston ? Lis donc ça, m’a-t-il dit un jour, à son retour de la caserne.
La couverture colorée de l’opuscule portait les mots : John Birch Society{6}. Le dessin du mort en uniforme dans un fossé m’intriguait.
— Voilà une organisation qui mérite qu’on s’y intéresse ! Le Sud va mal, Maxie. Les rouges sont de plus en plus puissants ! Regarde ce qui se passe autour de toi !
J’ai feuilleté le livret sans trop savoir qu’en penser…
*
Quand arrivaient le printemps et la chaleur, tout le monde allait pêcher. Le choix était limité : il n’y avait qu’Assunpink Creek, un ruisseau qui prenait sa source dans le Baker’s Basin, au nord de la ville, et serpentait jusqu’au centre de Trenton pour se vider dans le Delaware. Les copains et moi, nous avions essayé différents coins avec notre équipement volé, sans grand succès. En fait, il s’agissait surtout de se balader dans les bois, de fumer des cigarettes et de perdre son temps…
Un samedi matin, après avoir pataugé dans la rivière, nous sommes tombés sur un nouveau site, un affluent paresseux entouré de hautes herbes, d’énormes saules pleureurs et de vieux érables rouges. Nous avons posé notre matériel sur une grande plage jaune, au creux d’une grotte creusée dans les falaises d’argile de sept mètres de haut. On se serait cru à des milliers de kilomètres de toute civilisation.
Quelques minutes plus tard, j’attrapais une truite arc-en-ciel de trente centimètres – ma première. Impuissant, je regardais le poisson mourir devant moi. Cela paraissait idiot de tuer un animal sans raison, mais, en même temps, c’était impossible de rejeter à l’eau une si belle bête.
Peu après, Frankie en remontait un plus gros encore, puis c’était au tour de Charlie Kinowski. Butchie Slipkowski rencontrait moins de succès, mais il n’était pas très motivé. Il s’était éloigné entre les arbres pour se pignoler.
Comme je venais de remplacer ma cuiller par un ver de terre, ma ligne est restée coincée.
— Merde !
Personne n’aime perdre un appât, même si on ne l’a pas payé.
Charlie a éclaté de rire.
— Beau travail, Zajack !
Je continue de tirer. La tension fait grincer le moulinet. Je me déplace, en quête d’un angle pour dégager la ligne. Alors que je suis sur le point de renoncer et de la couper, je sens du mouvement.
— Hé, je crois que j’ai chopé quelque chose !
Les autres se rassemblent autour de moi.
— Ouais, Zajack : un gros tas de merde !
Il faut reconnaître que ma prise ne m’oppose guère de résistance. Mais elle est si lourde que j’ai du mal à la tirer vers la terre ferme.
— C’est quoi ce machin ?
— J’en sais rien. Une marigane, peut-être.
— Ça va pas la tête ! C’est un brochet !
— Sûrement pas ! Un meunier !
Nous sommes perplexes. L’animal est énorme, couvert de larges écailles jaune et vert vif. On dirait un poisson rouge géant. Nous n’avons jamais rien vu d’aussi gros. Ils vont en faire une tronche, au 810 !
Clope à la main, on reste un moment à admirer mon trophée dont les ouïes battent faiblement vers la mort. Puis les autres s’emparent de leur canne et retournent pêcher.
Merde ! Si Zajack a réussi à attraper un machin pareil…
Ils font quelques belles prises – des poissons-chats, des meuniers, des anguilles –, mais rien de comparable à la mienne.
En fin d’après-midi, nous n’avons toujours pas bougé. Charlie cherche un appât dans sa boîte, tandis que Frankie recule pour lancer sa ligne. Il l’envoie d’abord par-dessus son épaule, puis donne un coup sec du poignet à l’instant où Charlie lève la tête.
Deux des trois crochets se plantent dans son œil gauche. Avant qu’il ait le temps de pousser un cri, Frankie tente de tirer sur son leurre et manque de lui arracher le globe oculaire.
— AAAAAAAAHHHH !
C’est le genre de chose qu’on serait incapable de refaire si on le voulait. Charlie s’écroule sur le sable et hurle à la mort.
On se masse autour de son corps agité de soubresauts. Il n’y a pas beaucoup de sang, mais son œil est bousillé. Malheureusement, on ne peut rien pour le pauvre vieux, hormis courir chercher de l’aide. Personne n’ose sortir une blague.
Il faut bien quarante-cinq minutes à l’ambulance pour nous rejoindre. L’équipe de secours fait grimper le blessé dans le véhicule et l’emmène. Je pense alors à la sœur Angelina et à Charlie Kinowski qui la rendait folle. Comme quoi, on finit toujours par payer…
Je cours d’une seule traite jusqu’à la maison pour annoncer l’horrible nouvelle. Mais d’abord, je veux montrer mon trophée.
— Qu’est-ce t’as là, Maxie ? demande le paternel qui vient me voir dans la resserre.
Je lève le poisson fièrement. Les lèvres de Jake dessinent une grimace moqueuse.
— Pourquoi tu nous ramènes une carpe ? C’est de la cochonnerie ! C’est juste bon à faire de l’engrais !
Bash y jette un seul regard et m’indique la porte.
— Co za gowno ! C’est de la merde ! Y a que les Juifs et les nègres pour manger ça. Emporte-moi ça avant que ça empeste ma maison !
— Mais…
— Ya pas de mais qui tienne. Débarrasse-moi de cette saloperie !
*
Charlie Kinowski devait perdre son œil dans l’histoire. Il a passé un mois à l’hôpital et n’est revenu que quelques jours avant les vacances. L’accident ne paraissait pas l’émouvoir plus que ça. Dès que l’occasion se présentait, il retirait fièrement son œil en plastique pour l’exhiber à la ronde.
— Beurk ! couinaient les filles.
Quelques années plus tard, Charlie placerait les deux canons d’un fusil dans sa bouche, un matin après le petit déjeuner. Ça arrivait tout le temps dans le quartier. Selon son frère, le suicide n’avait rien à voir avec cette ancienne mésaventure. Et c’est vrai que Charlie n’était pas le genre à se laisser abattre pour si peu…
Mais sans lettre d’adieu, comment savoir ?