DEUXIÈME PARTIE

11.

J’étais malade. Quand ça me tombait dessus, il m’arrivait de passer des semaines au lit : j’avais écopé de poumons faiblards, d’un estomac faiblard, bref, d’un organisme faiblard. Chaque fois que j’étais mal en point, grand-ma venait à la maison pour donner un coup de main. Elle avait sa panacée : le bouillon de poule. À la simple mention de ces mots, les moqueries pleuvaient.

— Ces Polacks sont d’une bêtise crasse ! s’étranglait le paternel. Des ploucs qui se croient toujours au pays. Ils se sont pas encore rendu compte qu’on était au XXsiècle !

Lorsque je me suis rétabli, Bash m’a emmené au marché. On y trouvait des trucs incroyables : des œufs bruns, des pastèques juteuses, des épis de maïs argenté poilus, des quartiers de viande suspendus et tout un bric-à-brac qu’on ne voyait nulle part ailleurs. Les vendeurs ne nous ressemblaient pas. Ils avaient des poings comme des jambons… le front protubérant… la mâchoire tombante… des muscles gonflés. Quand on payait nos achats, on n’avait droit qu’à des grognements, mais il régnait une atmosphère magique sous ces longs auvents en tôle. Et ça sentait la bouse de vache. J’adorais cette odeur.

Si j’avais été sage, j’avais droit à une petite brique de lait aromatisé à la fraise. La fête foraine s’était installée de l’autre côté d’Olden Avenue Extension. C’était une série d’attractions éphémères, où ne manquaient ni le veau à deux têtes, ni la femme à barbe, ni le garçon à museau de chien. Un fumet de foin et de crottin flottait autour de l’enclos des poneys. Le son de l’orgue de Barbarie se mêlait aux vents légers d’automne…

Je dévorais des yeux le petit train ahanant qui faisait le tour des baraques. Je harcelais Bash pour qu’elle me laisse essayer. Elle devait être fatiguée, ce soir-là, parce que j’ai réussi à la convaincre sans trop me donner de mal. Elle s’est fendue de cinq cents pour le billet et m’a autorisé à monter tout seul dans un wagon.

La pleine lune était suspendue dans la voûte bleue, rebondie comme une énorme boule de coton. Je faisais des tours et des tours, le vent parfumé balayait ma figure. J’ai salué la galerie, comme si j’étais un personnage important. Pour une fois, j’étais aussi libre qu’un oiseau.

Mais j’ai toujours tendance à oublier que le mieux est l’ennemi du bien. Je me suis levé sur le siège et j’ai dansé une petite gigue. Puis j’ai levé une jambe pour grimper sur le toit du wagon suivant, et celui d’après. Jusqu’à me retrouver en équilibre précaire sur la voiture de queue.

— Arrêtez le train ! ARRÊTEZ LE TRAIN !

Un attroupement s’était formé devant le tourniquet. Tout le monde agitait les bras. Le conducteur, un nain coiffé d’une casquette de machino graisseuse, s’est retourné sur son perchoir – il avait enfin pigé.

— T’as fini de faire le singe, maintenant ? Descends de là !

Il a tiré le frein à main brutalement et le train a pilé avec un crissement aigu au moment où je me laissais glisser du toit.

Bash m’a rattrapé.

— Non, mais ça va pas ? J’ai failli avoir une crise cardiaque ! T’ES COMPLÈTEMENT CINGLÉ OU QUOI ?

Le gnome nous tournait autour en sautillant et frappait sa casquette contre son genou comme si c’était un tambourin.

— P’tit con ! Tu veux foutre mon bizness en l’air ? Tu veux m’faire chasser d’ce patelin ? P’tit dégénéré ! Fou furieux ! Va-nu-pieds ! Abruti de Polack ! Maintenant tu t’tires de là et tu mets plus les pieds ici !

Il nous a accablés d’injures, un immonde flot ordurier. Bash m’a traîné hors de l’enceinte. Puis elle s’est arrêtée et m’a dévisagé comme si elle me voyait pour la première fois. Il y avait de la panique dans ses yeux.

— C’est quoi ton problème, Max ? Tu aurais pu te tuer !

J’ai ri. Pourtant je ne trouvais pas ça drôle. C’était le début de mes emmerdes.

— C’était comme à la télé. Dans les westerns, ils font ça tout le temps !

Je la voyais réfléchir. Elle hésitait.

— Je te comprends pas. Tu te conduis pas comme un gosse normal. Les enfants normaux, y savent se tenir ! T’as un problème. Faut qu’on te fasse examiner la tête !

J’attendais ma rouste, mais Bash ne m’a pas touché. Pas cette fois. Elle m’a pris la main et m’a emmené loin des lumières de la fête.