J’ai fini par me réconcilier avec l’arithmétique. J’ai compris que si je ne faisais pas un effort sérieux pour apprendre, j’y laisserais ma peau. J’avais de meilleures notes, mais cela ne me mettait pas totalement à l’abri des raclées. Alors, j’espérais. Un jour le paternel se lasserait peut-être de me faire réviser… ou ses boulots merdiques l’occuperaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre… ou, mieux encore, il se déciderait à claquer…
En attendant, je passais d’une classe à l’autre et d’une enseignante à l’autre. On était tellement nombreux à étudier que les sœurs de Saint Felix de Cantalice n’y suffisaient pas. C’est ainsi qu’on s’est retrouvés avec une institutrice qui n’était pas nonne.
Miss Anna parlait abondamment de la guerre thermonucléaire. C’était une matrone nerveuse, aux mains agitées de constants tremblements. Elle ne cessait de demander à Dieu de nous bénir. D’un air sévère, elle nous informait que les Russes étaient équipés d’armes assez puissantes pour nous expédier tous ad patres d’un seul coup d’un seul. Elle nous distribuait des pamphlets du ministère de la Défense civile, que nous devions lire ensemble et apprendre par cœur, à la ligne et au mot près. Sur le tableau, elle avait affiché des photos d’un immense nuage blanc, qui, après un éclair initial aveuglant, bourgeonnerait comme un champignon géant dans un silence surnaturel. Lorsque les tentacules de fumée se dérouleraient depuis l’épicentre, chaque chose – hommes, constructions, animaux – serait carbonisée à des centaines de kilomètres à la ronde. Nous n’aurions pas le temps de comprendre ce qui nous arrivait, si un beau matin ces monstres communistes décidaient de nous balancer leurs missiles sur la tête. Bien sûr, nous possédions un arsenal plus puissant – « L’Amérique leur est supérieure en tout, ne l’oubliez jamais ! » –, mais certains de leurs tirs perforeraient nos défenses et il en résulterait des souffrances inimaginables.
Le tout décrit avec un grand luxe de détails. La partie la plus intéressante, c’était quand les survivants se repliaient dans les abris sous le point d’impact avec suffisamment de vivres – des conserves et des récipients remplis d’eau potable – pour échapper à la catastrophe. On ne pourrait pas nous gaver d’arithmétique là-dessous, pensais-je, et quelques-uns des adultes et des gosses que je détestais n’en réchapperaient pas. Au bout de quelques semaines, on se risquerait dehors, on arroserait les rues à grande eau et ce serait le panard…
Pour que nous restions vigilants, on nous obligeait à participer à des exercices antiaériens. J’étais ravi quand retentissait la sirène, car cela signifiait qu’on allait devoir abandonner la leçon laborieuse avec laquelle on se débattait. Il va sans dire que j’étais particulièrement heureux lorsqu’elle se déclenchait pendant le cours de maths.
Néanmoins, la première fois que j’ai entendu ce hurlement aigu, ça m’a fichu une peur bleue. On s’est rangés dans le couloir et on a croisé nos bras sur nos têtes pour se protéger des chutes de briques imaginaires, des débris de plâtre et de l’éclat intense des bombes H…
Au point que Paul Werton en a mouillé son futal. La pisse cascadait en un mince filet jaune sur les carrés de lino usés, encerclant les chaussures d’une fille qui a crié : « Ooh ! Ooh ! OOOOHHH ! »
Miss Anna est arrivée au pas de charge. Elle a attrapé Werton par le bras et, prise d’une fureur démente, lui a flanqué une pile. Elle semblait avoir momentanément perdu l’esprit. Il était évident qu’elle ne pouvait pas le saquer.
Werton était un genre de Boleslaw Klapienski – à la différence près que, lui, il avait le vice dans la peau. Il a essayé de se défendre… Il a tenté de lui balancer quelques gnons, mais cela n’a fait que redoubler la violence des coups.
Werton portait l’étiquette « bouc émissaire » sur son front.