26.

Peut-être était-ce les cours d’arithmétique… ou la préparation à la guerre nucléaire, ou simplement le quotidien déprimant au 810 Iowa Avenue, mais j’avais chopé une cochonnerie, un truc grave cette fois. Tout a commencé par des vertiges et une toux persistante. Ça a viré à la bronchite, jusqu’au jour où je n’ai pas pu me lever.

Il a fallu rappeler le toubib, ce qui n’était pas une mince affaire, vu qu’il prenait cinq dollars la visite. Ça représente une petite fortune quand on est au penny près. Mais Bash n’avait pas le choix : j’avais une forte fièvre qui refusait de baisser. De temps en temps, elle montait avec un thermomètre qu’elle me fourrait sous la langue. Lorsque je n’ai plus été capable d’ouvrir la bouche, elle me l’a planté dans le cul. Elle n’arrêtait pas de passer la main sur mon front. J’avais l’impression que sa paume était un bloc de glace réfrigérant. J’ai soulevé les paupières, et j’ai vu la peur dans ses yeux. Elle a prononcé des mots que je n’ai pas compris, mais il faut dire qu’à ce moment-là, je n’entravais plus grand-chose…

Quand le paternel est rentré de la caserne, je l’ai entendue au pied de l’escalier, qui lui exposait la gravité de mon état.

— Il est bouillant ! Il a toujours 40,5 °C. Et Framboni, qu’est-ce qu’il fout ? Jamais là quand on a besoin de lui, mais quand il s’agit de prendre notre argent, c’est autre chose, hein ?

Il devait être tard lorsque le médecin est enfin apparu, car il faisait nuit noire de l’autre côté des stores en plastique. Il a grimpé l’escalier étroit, le souffle court. Une cigarette Old Gold éteinte pendait entre ses lèvres. Son arrière-train s’était élargi depuis la fois où le clébard de Spike avait tenté de m’arracher le bras. Les coutures de son beau costume de serge étaient tendues à craquer. Comme d’habitude, il empestait le tabac froid et l’after-shave Aqua Velva…

On pouvait toujours compter sur Framboni pour tirer la gueule, et ce soir-là ne faisait pas exception à la règle. Il faut reconnaître que ces visites étaient une odieuse corvée : tous ses patients se terraient dans les mêmes logements sordides. Au 810 Iowa Street, ça puait les kielbasy{3} le bortsch… le foie aux oignons… la bière. C’est pas nous qui risquions de lui remonter le moral.

Il avance une chaise à côté de mon lit. Au lieu de parler, il grogne. Il presse son stéthoscope contre ma cage thoracique. Le contact de l’instrument me fait frissonner au plus profond de moi. Chaque fois qu’il le déplace, ses sourcils se froncent, comme s’il n’aimait pas ce qu’il entendait. Puis il exécute d’autres gestes : il appuie, il palpe, tandis que je navigue entre l’ici et l’ailleurs. Au point où j’en suis, il pourrait aussi bien me découper en morceaux.

Sa sacoche noire se referme avec un claquement sec. Des voix résonnent, encore.

— Une fièvre dangereuse… infection grave… pneumonie…

Bash pousse un cri effaré.

— Si sa température n’a pas baissé d’ici vingt-quatre heures, plongez-le dans un bain de glace. C’est comme un incendie. Si on ne le maîtrise pas, on risque des dommages permanents… au cerveau.

Elle éclate en sanglots.

— Il va mourir, c’est ça ? Dites-moi la vérité, docteur, c’est pas ce que vous dites ?

Je déteste quand elle braille. OK, je vais peut-être y rester. Mais tant qu’on me demande pas de bouger…

Curieusement, l’oncle George apparaît à la fenêtre. Il a une fine moustache, comme le paternel dans le temps. Il me fait signe de le suivre. Mais comment a-t-il réussi à escalader le mur de briques jusqu’au premier étage ?

J’écarte la couverture, me lève et traverse la vitre sans la briser. George et moi sautons sur le toit d’ardoises de Mrs. Prince comme par enchantement, puis nous grimpons à la cheminée.

La nuit cède soudain la place au soleil de midi. Les piétons sur le trottoir s’arrêtent pour nous regarder nous élancer dans l’éther. Des ailes semblent nous être poussées dans le dos. Au loin, les bombes tombent comme des gouttes de pluie. La surface de la Terre est un trampoline géant qui ploie sous l’impact de chaque tir nucléaire. Des champignons blancs gargantuesques éclosent à l’horizon. Lorsque le feu d’artifice sera terminé, il ne restera plus personne, hormis l’oncle George et moi – plus de Bash, plus de Jake… et plus d’arithmétique à la con.

Les nimbus cotonneux continuent de fleurir. À présent, je flippe. En bas, des corps miniatures affolés courent s’abriter, comme des souris vers leur trou. Mais ils ne peuvent échapper aux explosions qui radiographient tout. Les immeubles fondent comme de la cire… hommes et bêtes sont dépouillés de chaque gramme de leur chair.

Dans une salle d’hôpital à demi calcinée, à l’intérieur de laquelle on voit ce qui se passe malgré les murs, deux médecins sadiques équipés de pics à glace ouvrent de force les yeux d’une vieille à la peau fripée ; ils ne trouvent rien, sinon une surface plate, visqueuse. On m’appelle : « À toi, Max ! » L’un des deux tortionnaires est Framboni. Je secoue la tête.

Pendant ce temps, la destruction poursuit son œuvre, décrivant simultanément deux cercles parfaits. Un mastodonte de fumée blanche nocive. La planète Terre a quitté son orbite, exactement comme miss Anna l’avait prévu ; elle suit une nouvelle trajectoire dans une autre galaxie. Mais les tirs continuent. Tout le monde s’en mêle. Les Russes… les Chinois… les Américains. Il n’y aura pas de cessez-le-feu avant que les silos aient craché leurs derniers projectiles.

L’excrément sanglant de l’humanité coule dans les rues. Des sexes coupés pendent des lignes à haute tension… des seins arrachés volent autour de nous comme des ballons gonflés à l’hélium… et voilà qu’il neige des doigts et des orteils, puis une cataracte de sang rouge jaillit des égouts. Les édifices de la ville penchent. Ils oscillent et s’effondrent sur le sol. Au sommet du Battle Monument, George Washington s’apprête à partir au galop sur son cheval. Dans un instant, le monde va exploser et nos tribulations seront achevées à jamais.

Puis toutes les lumières s’éteignent.