J’avais ma petite idée de ce qu’on faisait quand on fréquentait une fille grâce aux séries à la télé : Papa a raison, le Donna Reed Show et Leave It To Beaver. Dans les banlieues chic, on allait à la buvette du coin siroter des sodas à la crème glacée, ou au cinéma voir deux films pour le prix d’un en matinée. La vie était facile et parfaite, là-bas. Mais dans mon quartier, on ne « fréquentait » pas les filles.
Je perdais le sommeil à cause de Bridget Derry, alors que je n’avais même pas tenté de l’aborder. J’ignorais comment on entamait une grande histoire d’amour. Pire, j’avais l’impression d’être le seul couillon à des kilomètres à la ronde obsédé par le cul, et je ne savais pas à qui demander conseil. Si j’invitais Bridget devant les ballots de ma classe et qu’elle m’envoyait paître, ce serait l’humiliation suprême. Lui parler en privé, me raisonnais-je, c’était mon unique chance.
Avant de trouver le courage de lui adresser la parole, j’ai gâché des dizaines d’occasions, entre les fois où je lui tombais dessus dans le couloir et celles où je la dépassais dans la rue, bouche cousue. Ce jour-là, après le déjeuner, je me suis retrouvé seul avec elle dans l’escalier qui montait à notre salle de classe.
J’étais au bord de l’évanouissement.
— Tu aimes les pizzas ? Ça te dirait qu’on aille manger une pizza un de ces jours ?
Pas de préliminaires, pas de conversation, rien. Je ne savais même pas où je trouverais l’argent pour sortir. Je sentais mon visage passer par toutes les nuances du cramoisi. J’étais pitoyable, mais au moins c’était lâché.
— Ça dépend, a-t-elle répondu avec un haussement d’épaules, comme si cela ne signifiait rien de particulier pour elle, comme si elle s’y attendait.
Et c’est tout.
Elle voulait dire quoi avec son « ça dépend » ? Plutôt oui ou plutôt non ? Je ne comprenais pas.
Et j’étais censé faire quoi, à présent ?
En y repensant, je dois admettre que ce n’était pas très encourageant.