En classe, par un après-midi paresseux, Bridget Derry fait passer un mot à Mike Vesuvius. Sous mes yeux, le papier plié se déplace dans la rangée de bureau en bureau, jusqu’à celui de Mike.
La rumeur se propage rapidement à travers la salle. Elle veut porter son épingle de cravate.
J’étais rassuré depuis que j’avais abouti à la conclusion que Butchie Slipkowski n’avait sans doute jamais couché avec Bridget, mais je n’avais pas envisagé qu’elle puisse s’intéresser à quelqu’un d’autre.
Mike est grand, fade, ni particulièrement bête ni particulièrement intelligent, un garçon qui ne se mêle pas des affaires des autres et ne cherche pas la bagarre. Presque un copain.
Mais putain, qu’est-ce qu’elle lui trouve ?
Le pire, c’est que maintenant, je dois faire circuler l’épingle à cravate dans le sens inverse, enveloppée dans le billet doux de Bridget.
Elle la caresse avant de l’accrocher au col de sa blouse blanche pour l’exhiber à la face du monde.
J’étais maudit. Ce jour-là, je l’ai compris.
C’était un coup cinglant, humiliant. Le plus dur, c’était que je ne pouvais rien faire. Je ne pouvais pas l’obliger à m’aimer, quand même ?
La vérité, c’était que Bridget Derry en pinçait pour Vesuvius et pas pour moi.
J’ai passé des semaines, des mois à ressasser cette nouvelle infortune. Aujourd’hui, des décennies plus tard, je ne m’en suis toujours pas remis.
Depuis qu’elle portait ce ridicule bijou de pacotille, Bridget n’était plus la même : il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer le changement. Elle n’avait d’yeux que pour lui. Merde, Mike Vesuvius ? On croit rêver !
Il était « mignon », répétaient les filles. Je haïssais ce mot. Aucune ne me disait jamais que j’étais « mignon » – peut-être parce que je ressemblais à un bridé à la con. En tout cas, il était clair que moi, je ne l’avais pas, le truc qui attirait l’autre sexe. J’étais au fond du trou.
« Si tu as trouvé un autre mec qui te rend plus heureuse, cours le retrouver – je m’effacerai… »
« C’est douloureux l’amour, jour et nuit, nuit et jour, quand le seul être que tu aimes ne t’aime pas{5}… »
Toutes les chansons à la guimauve qui dégoulinaient de la radio me mettaient les larmes aux yeux. Comme une fille. C’était ce que j’étais devenu : une gonzesse.
Dans mes rares moments de lucidité, je faisais un pas de côté, je me regardais sans pitié dans le miroir et je riais. J’avais l’impression de sortir du coma et de retrouver mon état normal. Merde, Bridget Derry ne méritait pas ces affres et ces tourments. Elle n’était rien, une fille parmi d’autres, personne de spécial. Pourquoi la laissais-je me détruire ? J’y survivrais. Ma vie continuerait. Des souris, j’en trouverais d’autres, et des mieux, si je me reprenais.
Alors je me secouais. Je me disais que j’avais le moral, que je lui montrerais que je valais mieux qu’elle, à cette pimbêche, et demain plutôt qu’après-demain. Qu’elle attende seulement que je sois un peu plus âgé.
Pendant quelques heures, j’étais de nouveau moi-même. Mais un rien provoquait la rechute. Il suffisait que je voie un ruban à cheveux rouge, Bridget dans le couloir ou penchée sur son cahier, pour que la blessure se rouvre sans crier gare, et c’était l’hémorragie.
Pour saigner, je saignais. Mais personne n’est jamais venu abréger mes souffrances.