28.

Bash a mis sa menace à exécution. Elle m’obligeait à rester vissé à mon accordéon au moins une fois par jour. Si j’avais le malheur de faire une fausse note, elle braillait « COUAC » avec une acrimonie étrange et amère, où qu’elle se trouve dans la maison.

Quand il faisait beau, elle me contraignait à jouer dans le jardin, pour que je charme tout le voisinage – ou pour avoir un peu de répit à l’intérieur. Car elle avait fini par comprendre que je n’avais aucun don pour la musique.

— Tu as voulu des cours d’accordéon, maintenant TRAVAILLE ! criait-elle, lorsque j’essayais d’échapper à l’humiliante pénitence. Pas question que je jette du fric par la fenêtre ! Tu prends ton instrument et tu sors. Et plus un mot !

Elle avait payé et elle en voulait pour son argent, ou peut-être espérait-elle que la honte me pousserait à m’améliorer. J’ai cessé de taper du pied et de hurler. La plupart du temps, j’étais nul à pleurer. Couac sur couac : un fiasco sur toute la ligne. J’avais mal aux bras à force de tirer et de presser. J’attrapais des crampes dans le dos et les épaules à cause du poids. Je ne pouvais pas souffler entre les morceaux, car Bash surveillait l’horloge d’un œil impitoyable. Si je m’interrompais une pauvre minute pour pisser, je me faisais enguirlander.

Pour ne rien arranger, les voisins me sifflaient et me huaient.

— Hé, pourquoi tu laisses pas tomber !

— Ce gosse ne connaît pas d’autre mélodie ? Joue autre chose, par pitié !

Cette dernière remarque touchait juste. On ne me donnait qu’un morceau par semaine. J’avais donc tout le loisir de le massacrer pour tenter de le maîtriser. On avait commencé par les tortures élaborées de Karl Czerny. Puis avaient suivi Vien Sul Mar… Torna a Surriento… Ciribiribin… Carnival of Venice… Santa Lutia… O Sole Mio… Helena Polka… Tesoro Mio… Over the Waves. J’avançais et je reculais comme un âne, jusqu’à ce que je possède grossièrement la partition, ou, plus fréquemment, jusqu’à ce que je capitule devant une chorégraphie des doigts qui revenait à un impossible exploit pyrotechnique.

De temps en temps, j’avais la chance de tomber sur un morceau qui me touchait : Drink to Me Only With Thine Eyes… Londonderry Air (Would That I Were the Sweet Apple Blossom)… I’ll Take You Home Again Kathleen. Les tire-larmes, c’était mon truc. À mon avis, les ménestrels celtes avaient tout compris. Ils ne se laissaient impressionner ni par l’obsession allemande de la forme, de la structure et de la pompe, ni par la propension italienne au mélodrame, ni par la fixette américaine des mélodies entraînantes. J’aurais pu jouer ces ballades irlandaises un million de fois sans jamais me lasser de leur charme simple.

Mais plus les compositions devenaient complexes et fastidieuses, plus j’étais abattu. Pour ne rien arranger, Bash s’était mis en tête d’extraire toute la substantifique moelle de mon tourment. Lorsque des parents nous rendaient visite, elle insistait pour que je sorte mon instrument et elle m’exhibait comme un singe savant.

— Maxie… Si tu prenais ton accordéon pour jouer quelques morceaux à tatie Dolores et à tonton Henry ?

Quand j’allais le chercher dans le placard, elle me suivait, m’attrapait par la peau du cou et sifflait dans mon oreille :

— T’as intérêt à t’appliquer, mon garçon. Je veux pas entendre un couac !