14.

Une semaine plus tard, l’heureuse nouvelle arrivait : le molosse était sain, aucun signe d’hydrophobie. Mais par acquit de conscience, ils ont décidé de le tuer quand même.

Ça n’a rien changé pour moi. À compter de ce jour, les chiens n’ont plus cessé de m’attaquer dans mes cauchemars…

La tôle et Jake Zajack, ça faisait deux. Il n’y avait qu’à voir la tête qu’il tirait le soir quand il rentrait de l’usine. Les travaux de rénovation du nid familial connaissaient des hauts et des bas, comme toute entreprise, mais plus souvent qu’à son tour il était au chômage ou ne rapportait pas assez de blé à la maison.

Pour se détendre, il aimait pêcher ou participer aux tournois de golf amateur auxquels tout le monde, même le populo, avait accès contre quelques dollars. Seulement, Bash ne l’entendait pas de cette oreille. Elle le taraudait pour qu’il trouve un emploi stable. Elle avait peur qu’il prenne goût à cette vie de plaisirs. Le bon temps appartenait au passé, et s’il avait une minute de libre, il y avait toujours une tâche urgente à la maison, en dépit de tout ce qu’il avait déjà fait. On avait besoin d’un nouveau toit, de papier peint… le sous-sol n’était pas en très bon état… et ce serait pas du luxe de changer les placards de cuisine, parce que ceux que les Ruba nous avaient laissés ne valaient pas un pet de lapin…

Cette pression constante a eu raison de sa résistance. Vu que c’était un dur, il a décidé de passer l’examen pour être pompier municipal. Son copain Pete Brayman l’avait réussi. Merde, si Pete en était capable, il ferait deux fois mieux ! En plus, le travail ne manquait pas, et quand on était entré dans la brigade, c’était quasi impossible de se débarrasser de vous.

Le paternel a donc acheté un manuel et entrepris de potasser en prévision des épreuves. Quand il en avait ras le bol de traîner à la maison et de subir les récriminations de Bash, il me mettait dans la voiture et on allait à South Trenton. C’était toujours lugubre. Il me rendait responsable du pétrin dans lequel il s’était fourré – en tout cas, c’était l’impression qu’il me donnait. Mais je n’étais qu’un gamin et je ne pouvais pas me défendre…

Turpin Street : encore une rue cradingue dans un autre ghetto de réfugiés d’Europe de l’Est. La seule différence, c’était qu’en lieu et place des Polacks, on y trouvait des Grecs, des Hongrois et des Slovaques. L’échelon le plus bas de la société. Dans ce coin, il y avait des rues pavées que la ville n’avait jamais pris la peine de goudronner… des rails de tram à l’abandon… des grappes d’immeubles délabrés… et partout des usines. Une odeur immonde également – celle du caoutchouc, de la porcelaine, de la saucisse industrielle du New Jersey, des câbles d’acier et de la bière fabriqués dans le quartier. Ça puait même plus que dans les quartiers nord, où on vivait. Chaque fois qu’un prisonnier se prenait le jus sur « Old Sparky », la chaise électrique, la lumière des réverbères diminuait. Le soir où ils ont fait griller Hauptmann pour le kidnapping et le meurtre du petit Lindbergh, le paternel était avec la populace dans la rue. Il répétait certaines anecdotes jusqu’à plus soif – celle-ci était l’une de ses favorites. Comme la famille de Bash, les Zajack étaient tous un peu fêlés. Des excentriques. Taciturnes. Maussades. Reclus. Sadiques. Mais étant donné que je ne connaissais rien d’autre à l’époque, ils me paraissaient normaux. À part tante Marilee, il n’y avait que des gars, et ils étaient moins étouffants qu’à Oak Street – c’était rien de le dire. En fait, avec eux, on pouvait faire ce qu’on voulait, tant qu’on leur fichait la paix.

La mère de Jake était morte de la maladie de Hodgkin pendant la guerre ; il avait appris la nouvelle alors qu’il se trouvait à la base navale de San Diego. Elle était jeune, seulement quarante ans et des poussières. De temps en temps, il sortait une photo noir et blanc pâlie, qui la montrait devant la maison de Turpin Street. Elle paraissait triste. L’immigrante typique, qui ne comprend pas pourquoi on lui a pris ses fils pour faire la guerre à Hitler et à Hirohito. Elle était orpheline, ses origines étaient floues. On ne savait rien d’elle avant son arrivée aux États-Unis, à bord d’un navire, en 1905. Elle aurait aussi bien pu être juive, turque ou arabe.

Le bouge de Turpin Street était une véritable grotte. Ça empestait le tabac froid, la sueur, le poisson frit et la poussière, à laquelle on n’avait pas touché depuis que ma grand-mère n’était plus là. Mon grand-père gisait depuis des années sur un grabat, dans une chambre à l’arrière de la maison. Il fallait escalader tout un bric-à-brac pour l’approcher. Une scène tout droit sortie d’un film d’horreur de William Castle. Le pauvre vieux était aussi desséché qu’une momie, ravagé par une maladie contractée alors qu’il se crevait le cul à chantourner les pièces du pont de Brooklyn pour Roebling.

Pop-pop – c’est ainsi qu’on l’appelait – pouvait tout juste parler. Il me tapotait le crâne, puis il se mettait à tousser. Tout le monde se rendait compte qu’il boufferait bientôt les pissenlits par la racine.

Jake ne tenait pas en place en présence de son père. Il n’aimait pas vraiment lui rendre visite. Il venait uniquement par obligation. Et il en profitait pour me raconter d’autres anecdotes : on l’envoyait ramasser des haricots en Pennsylvanie alors qu’il n’avait que six ans… il avait dû parcourir la ville de long en large pour nettoyer des chaudières à charbon quand pop-pop était tombé malade… une fois, ses frères aînés avaient trouvé très drôle de le traîner dans les bois et de le jeter dans une fosse pleine de serpents…

Mon oncle Joe était le plus pitoyable du lot. Quand il était gosse, il s’était fait renverser par une Ford T et il était resté infirme. Depuis, il marchait bizarrement.

— L’accident lui a bousillé les nerfs, c’est ça le problème, disait le paternel.

Il avait raison. Affronter le monde était au-delà des forces de Joe. Son cas n’était pas si inhabituel que ça. L’être humain est fragile. Une seule catastrophe et vous vous retrouvez aux chiottes. Joe n’avait jamais travaillé après ça… ne s’était jamais marié… n’avait jamais voyagé plus loin que la maison voisine. Une existence terrible, la perpète des pauvres, le genre de destin qui pousse à tout remettre en question, en particulier la place qu’occupent les Rockefeller, Getty, DuPont et compagnie…

George était mon préféré parmi les frères Zajack. Il avait un passé carrément louche. Il avait parcouru le monde, fait un million de boulots : concierge à New York, docker en Californie et cuisinier à Atlantic City. Quelques années plus tard, on devait découvrir qu’il avait également semé les femmes derrière lui, sans prendre la peine de divorcer entre deux. Pareil pour les voitures. Il avait des tacots dans toutes les ruelles de la ville. Jake pétait les plombs quand George demandait un coup de main pour démarrer une de ses épaves.

— Un tas de merde, oui. Si j’étais lui, je te balancerais tout ça ! Faut vraiment être ballot !

Dès que George nous voyait arriver du perron, il allumait le fourneau à charbon, huilait la grosse casserole de fer, et c’était parti pour une tournée de pop-corn. Le meilleur que j’aie jamais goûté, bien gras et salé. Avant qu’on s’en aille, il me donnait toujours une bricole – un couteau de poche, un gant de base-ball, une canne à pêche. George était chouette…

L’oncle Jack, c’était encore une autre histoire. Il allait et venait au gré du vent. Il s’en sortait pas mal, à l’époque où il était ouvrier syndiqué et travaillait à la chaîne chez General Motors, mais tout partait dans les putes, l’alcool et les chevaux. Le jeu était son seul amour véritable. Toujours prêt à miser gros, quoi qu’on lui propose : combats, paris clandestins ou loterie. Au bout du compte, il avait bien dû jeter cent mille dollars par les fenêtres.

De temps en temps, il s’embrouillait avec un sale type, alors il devait quitter la ville pendant quelques semaines. On disait qu’il avait été marié pendant deux ans, mais personne n’avait jamais rencontré sa femme. Ses derniers sous dépensés, il a abandonné son meublé pour l’YMCA…

Puis l’Armée du Salut… les asiles de nuit… le ruisseau. On l’apercevait errant dans les ruelles, vêtu d’un pantalon taché de merde, d’une chemise bouffée par les mites et de chaussures attachées avec des élastiques, mâchonnant un cigare ramassé dans le caniveau…

La vue de ce frère loqueteux rendait le paternel fou. Il se lançait dans de longues diatribes, lui reprochant d’avoir gaspillé tout ce qu’il avait gagné…

Tu parles d’un rêve américain…