À la rentrée, William Bricharz héritait du bureau de la Sangsue. La vie a repris son cours. Entre les devoirs et le reste, le deuil était un luxe qu’on ne pouvait pas s’offrir…
Les grands – Ricky, Izydor et JJ – étaient au lycée, à présent. Personne ne se douterait jamais de ce qui s’était réellement passé dans la montagne, mais il m’arrivait d’avoir des cauchemars… Je voyais Werton agrippé à une saillie rocheuse avec ses doigts ensanglantés, suppliant qu’on l’épargne… ou c’étaient les flics qui débarquaient au 810 Iowa Avenue pour m’arrêter…
Mais avec le temps il s’est produit un phénomène curieux. Personne n’ayant plus mentionné la mort de la Sangsue passé les premiers jours, j’avais parfois l’impression d’avoir inventé cette histoire de toutes pièces. À part dans ces rêves affreux, je me persuadais presque que tout cela n’avait jamais eu lieu…
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Lorsqu’une place de livreur de journaux s’est libérée, j’ai sauté sur l’occasion. En ce temps-là, tous les gamins rêvaient d’en dégoter une, surtout pour le Trenton Times-Adviser, car on gagnait dix dollars par semaine. Mais les tournées disponibles étaient aussi rares que les cheveux sur la tête d’un chauve.
Le Newark News n’était pas un canard de la ville, mais c’était tout ce que j’avais trouvé. Mon supérieur s’appelait Leon Brooks. C’était un bel Africain bien bâti, doté d’un organe grave, d’une garde-robe élégante et d’une eau de toilette entêtante. Il me plaisait, car il ne me serinait jamais d’un ton moralisateur que je devrais me réjouir d’avoir du travail. Au contraire, le premier jour, il m’a assuré que je m’en mettrais plein les poches et que j’écoulerais ma pile de journaux le dimanche matin les doigts dans le nez. Cela s’annonçait prometteur, mais ce n’était qu’un mensonge de plus…
La première fois, à quatre heures du mat’ j’étais debout. C’était un dimanche de mi-novembre âpre et maussade. Le camion avait déposé une dizaine de lourds paquets sur le trottoir. Brooks avait oublié de me préciser que je devrais assembler les numéros moi-même avant de les livrer. Il m’a fallu deux heures rien que pour glisser la rubrique « Loisirs » dans « Immobilier », puis insérer les publicités et les bandes dessinées dans la section « Sport », et une autre heure pour classer le reste.
À sept heures, j’étais sur le point de déposer les armes. Ils étaient si épais que je ne parvenais à ranger que quatre ou cinq journaux dans la sacoche de toile. J’ai compris que cette tournée était une vacherie, une mauvaise blague. J’étais censé suivre un trajet qui me permettrait de parcourir toute la carte : nord, sud, est et ouest. Au bout d’une heure et demie, je n’avais couvert qu’un côté d’Iowa Avenue, entre Heil Avenue et Pear Street. À huit heures trente, je gagnais enfin Lawrence Township, au nord de la ville. À dix heures, je me retrouvais dans le ghetto d’East Trenton…
Entre-temps, j’avais eu l’occasion de me frotter à quelques clients irascibles. Lorsque je déposais le journal sur leur véranda, ils ouvraient la porte et agitaient leur poing dans ma direction.
— Bon Dieu, quel cossard, tu peux pas te lever plus tôt ? Il est trop tard : je suis déjà sorti acheter une autre feuille de chou…
— Garde-le ton journal à la noix ! Et raye mon nom de la liste des abonnés !
— Hé l’abruti ! T’es encore pire que le précédent ! Je veux le lire aujourd’hui, pas demain !
Pas facile de riposter du tac au tac, dans ce genre de circonstances. Le temps de concocter une réponse, ces enculés s’étaient barrés.
J’ai terminé ma tournée à quatorze ou quinze heures. Lorsque je suis rentré chez moi, plusieurs personnes avaient appelé pour se plaindre. Mais je n’avais encore rien vu…
Le vendredi, quand je suis passé récolter mon dû, il n’y avait soudain plus personne. Alors que j’allais de maison en maison, j’ai compris que ces rapiats n’avaient jamais eu l’intention de me payer : non seulement ils voulaient un service impeccable, mais ils le voulaient à l’œil. De temps en temps, quelqu’un ouvrait une porte et me tendait un dollar vingt-cinq à regret, comme si je lui arrachais le cœur.
Souvent, je devais y retourner deux, trois, voire quatre fois avant de les faire cracher au bassinet, et quand je coinçais enfin un de ces pingres, il essayait de m’arnaquer. J’avais droit à toutes sortes de salades : « J’ai pas eu le journal dimanche dernier. T’as dû oublier de le poser ! » Ou : « Cette saloperie était trempée ! Je paie pas pour du papier mouillé ! » Et encore : « Ben, je l’ai jamais commandé ce canard, qu’est-ce tu veux que je te dise ? »
Chaque semaine était pire que la précédente. Quand la pluie, la grêle ou la neige s’en mêlaient, j’étais prêt à jeter l’éponge, mais Bash ne voulait rien entendre.
— Bouge-toi le cul, Max. Il fait un peu frais, et après ? Ça va pas te tuer !
Je n’ai jamais manqué un jour, même si, à la fin, quand je n’en avais plus rien à foutre, il m’arrivait de me tromper de porte…