67.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous sommes sortis sur la terrasse. Les hommes voulaient pêcher.

S’il y avait une chose que Jake aimait en dehors du golf, c’était taquiner le poisson. Étant donné qu’il avait rarement la possibilité de pratiquer l’une ou l’autre de ces activités, c’était l’occasion ou jamais. Même Bash n’aurait pas tenté de se mettre en travers de sa route.

Le ciel était d’un bleu étonnant. Des marsouins dansaient à l’horizon. Des lamantins rieurs se laissaient porter par le courant. Il y avait des cannes à pêche appuyées contre le garde-corps et des seaux lourds d’appâts.

— Hé ! me suis-je écrié en regardant dedans. Les crevettes sont vivantes !

Jake était sans doute impressionné, lui aussi, mais il n’en montrait rien. Chez nous, les crevettes congelées coûtaient cinq dollars la livre. On n’en mangeait jamais – et on risquait encore moins de les utiliser vives en guise de leurres…

On n’a pas eu à attendre longtemps. Chaque fois que je me retournais, la canne du paternel était courbée comme un arc. Ivor et lui rejetaient les petits poissons – tout ce qui mesurait moins de quarante centimètres.

Comme d’habitude, je n’attrapais rien, mais Jake Zajack était aux anges.

Ces dames observaient la scène depuis la véranda. Elles semblaient bien s’entendre. De temps en temps, elles apportaient des boissons fraîches à leurs grands chasseurs blancs.

Comme le soleil devenait trop violent pour moi, j’ai couru me réfugier à l’intérieur. Ivor aussi. Ça cogne dur, début août en Floride. Il faut être cinglé pour rester dehors sans se protéger en plein après-midi, mais le paternel n’a pas bougé. C’était un dur à cuire et il allait nous le prouver.

Il faisait prise sur prise, dont un mérou de soixante centimètres de long, le corps épais de chair succulente. Mais à ce train, c’était Jake qui serait bientôt rôti à point. Son dos nu était rouge comme un homard. Quand Bash a sorti le bout du nez pour lui demander de rentrer, il a refusé.

— Tu vois ces petits tourbillons ? Des mulets affamés ! Ça signifie que la marée monte ! Et quand la marée monte, on attrape du poisson !

— On ne peut rien dire à ton père ! a-t-elle grommelé en secouant la tête. Les Zajack sont tous pareils. Si on essaie de leur donner un conseil, ils prennent la mouche. Mais je ne veux pas l’entendre se plaindre ce soir, quand il pourra pas fermer l’œil à cause des coups de soleil !

Katerina, Ivor et mon petit frère avaient disparu. Je me suis écroulé dans un hamac, à l’ombre, et je me suis endormi…

— J’EN AI UN ! ET UN GROS ! J’ARRIVE PAS À LE BOUGER LE SALAUD ! AÏE ! MON DOS !

Je me suis levé d’un bond. Jake avait les genoux en flexion et sa canne était presque pliée en deux. Le moulinet couinait comme un goret qu’on égorgeait. Il ne pouvait même pas tourner la manivelle d’un cran.

Nous nous sommes tous précipités sur la terrasse pour assister au combat entre l’homme et la bête.

— Donnez du mou, criait Ivor. Il va se fatiguer ! Mais il ne doit pas partir trop loin : il risquerait d’entortiller la ligne autour d’une hélice !

Pour une fois dans sa vie, le paternel semblait disposé à écouter quelqu’un d’autre. Il faut dire qu’il n’avait pas vraiment le choix : cet animal était en train de le crever, mais il n’était pas question qu’il le laisser filer.

Comme prévu, le monstre a fini par accuser le coup. Mais dès que Jake tentait d’en profiter, il repartait pour le Mexique. C’était une lutte à mort à présent. Tantôt le paternel prenait le dessus, tantôt c’était le poisson…

Je regardais en silence cette démonstration de force d’une stupidité incommensurable. Chaque fois que l’homme s’attaque à une bête sauvage, il est sûr de gagner au final – alors où est l’intérêt ?

Mais Jake Zajack rayonnait. Lorsqu’il est enfin parvenu à rapprocher sa prise du bord, Ivor a mis le filet en place. Ensemble, ils ont remonté le poisson : une truite de mer d’un mètre de long. La pauvre sautait pour essayer de retourner dans l’eau, mais c’était fini. Après avoir arraché l’hameçon, le paternel a planté son index dans l’ouïe ensanglantée et a brandi fièrement son trophée.

Bash a couru chercher le Kodak et a utilisé presque une pellicule entière pour immortaliser l’événement. Jake avait la banane jusqu’aux oreilles. Je ne crois pas l’avoir jamais vu aussi heureux que ce jour-là.