68.

En dépit de son coup de soleil douloureux, Jake Zajack s’était entiché de la Floride. Il aimait la chaleur, les golfs innombrables, la proximité de la mer. On s’habituait vite à cette vie de loisirs : pêcher, nager, quelques excursions. Le paternel est même allé faire quelques trous…

Un matin, Ivor nous a proposé une balade sur le Gondolier. Il avait l’air ridicule avec sa casquette de capitaine, mais il nous a offert un tour de Tampa Bay, avant de sortir dans le golfe pour le bouquet final. On était au septième ciel, jusqu’au moment où Jake a vomi. C’était systématique : en pleine mer, il dégueulait tout ce qu’il avait dans le bide. Pour un ancien marin, c’était un drôle de handicap.

Ivor souriait. La détresse de son cousin par alliance semblait l’amuser. À croire qu’il avait volontairement fait tanguer le bateau, visant les vagues et les lames. Peut-être cherchait-il à nous transmettre un message : qu’il en avait assez de jouer les hôtes pour une bande de prolétaires à qui il ne devait rien…

On sentait une certaine tension dans l’air.

Ce devait être le huitième ou le neuvième jour. Nous étions tous assis autour de la table du petit déjeuner. Pour la première fois, personne n’a ouvert la bouche. Pas de phrases, que des monosyllabes et des hochements de tête. Aussitôt son café terminé, Ivor s’est excusé et s’est retiré dans ses quartiers. Il y a eu un long silence embarrassé. Le paternel s’est levé discrètement pour aller jeter sa ligne. Katerina a disparu. Bash a débarrassé et lavé la vaisselle.

Je n’étais qu’un gamin, mais je n’étais pas obtus. L’ambiance virait à l’aigre.

Je rejoignais ma chambre pour prendre ma bande dessinée Green Lantern, lorsque j’ai entendu des voix animées derrière une porte fermée.

— Je te préviens, Katerina : il n’est pas question que ces parasites s’éternisent ici ! Neuf jours, bon sang de bonsoir ! C’est plus qu’une semaine ! Ils se croient où ? À l’hôtel ? Eh bien, laisse-moi te dire qu’ils se mettent le doigt dans l’œil !

— Mais que veux-tu que je fasse, Ivor ? Ce n’est pas comme si je les avais invités ! Je ne te permets pas de m’accuser de quoi que ce soit ! Comment est-ce que je pouvais imaginer qu’ils viendraient sonner ici ? J’aurais dû le voir dans ma boule de cristal, peut-être ?

— C’est ta famille ! Écoute, ou ils partent ou c’est moi ! Un point c’est tout !

J’entendais les poumons d’Ivor siffler de contrariété.

— Non ! Non… mieux encore, c’est eux ou toi ! Je ne vais pas me laisser envahir par… par des ouvriers… par de la racaille blanche !

— Très bien, Ivor, très bien ! Qu’est-ce que tu attends de moi, au juste ? Que je sorte leurs bagages sur la pelouse ?

— Je vais te dire ce que je veux ! Je ne veux plus les voir ! Et ce Max, non mais dis-moi, est-ce que tu as jamais rencontré un demeuré pareil ? Il te regarde avec des yeux de merlan frit dès que tu lui adresses la parole ! Ce gosse a un truc qui ne tourne pas rond !

— Laisse le petit en dehors de tout ça ! Ce n’est pas sa faute s’il est attardé ! Et ne monte pas sur tes grands chevaux, veux-tu ? N’oublie pas que Jake Zajack est de mon sang ! Quand tu l’insultes, c’est moi que tu insultes !

Je gardais l’oreille collée à la porte. J’étais curieux de savoir s’ils allaient dire autre chose à mon sujet…

Je ne comptais pas répéter à Bash et à Jake ce que j’avais entendu, mais je comprenais Ivor. Le paternel était gonflé de débarquer à Tarpon Drive sans prévenir. Et il ne montrait aucun signe de vouloir bouger d’ici. Pire, il n’avait pas fait la moindre démarche pour dégoter un emploi…

Comme toujours, c’est la femme qui a eu le dernier mot.

— Je ferai mon possible pour les faire partir au plus vite. Mais je te prie de garder ton sang-froid !

Katerina n’était pas idiote : elle savait où se trouvait son intérêt.

Ce soir-là, ils ne nous ont pas offert à dîner. Sans crier gare, ils ont décidé de nous laisser seuls. Ils ont même décliné la proposition du paternel qui était prêt à les inviter à un restaurant de fruits de mer du coin.

Nous sommes donc sortis en famille. À notre retour, Katerina a pris Jake à part. Ils sont allés sur la terrasse, tandis que Bash et moi nous efforcions d’entendre leur conversation de la cuisine.

L’affaire a été vite réglée ; Katerina ne pouvait pas se permettre de tourner autour du pot. C’était un différend conjugal à présent : on avait intérêt à décamper, et au trot.

Lorsque le paternel est rentré, il n’avait pas l’air très content. Son nez se tordait et s’agitait.

Bash est devenue toute rouge. Elle m’a ordonné de filer au lit.

— On prend la route à l’aube demain matin, tu as besoin d’une bonne nuit de sommeil, Max.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous ne sommes plus les bienvenus ici, voilà ce qui se passe ! Et tu sais comment sont les Zajack quand ça les gratte quelque part ! Non mais, tu imagines ? Virer ton père comme un malpropre !

Le lendemain, on nous a laissés partir sans même nous offrir quelques miettes au petit déjeuner. Les adieux dans l’allée ont été expédiés et on ne nous a pas invités à repasser à l’occasion…

On s’est arrêtés dans une gargote à la sortie de Saint Petersburg, histoire de se ressaisir. Alors qu’on était attablés devant des œufs brouillés, le paternel s’est soudain déchaîné contre moi.

— Si seulement t’étais un peu plus malin, Maxie ! Mais t’es dans ton monde… Toujours perdu dans tes rêves ! Si tu te reprends pas, fiston, t’iras jamais nulle part !

En fait, il sous-entendait que j’étais responsable de ce qui s’était passé à Tarpon Drive. À mon avis, Ivor avait dû lui faire une réflexion, lui dire que j’étais bouché à l’émeri ou atteint de crétinisme aigu. Si seulement les ruses de Jake avaient pu marcher ne serait-ce qu’une fois : la vie aurait été foutrement plus simple pour moi.