22.

Le dimanche matin, Bash m’enfile un costume d’occasion, une chemise amidonnée et une cravate. Puisque je suis censé observer le jeûne, je n’ai pas le droit d’avaler une bouchée. Ensuite, elle me donne les traditionnels présents des premiers communiants : un chapelet noir et un petit missel frappé des mots Prie toujours, dans lequel se trouvent des photos de l’Enfant Jésus et des saints. Je glisse le tout dans mes poches, et en route pour l’église.

Le temps de se mettre en rang, la chemise blanche de Charlie Kinowski est déjà dégueulasse, avec des croûtes de chocolat devant et un cercle noir autour du col. La privation de nourriture nous a tous rendus blafards, mais ce petit fumier, il suffit de le regarder pour savoir qu’il a englouti un copieux petit déjeuner. Il sourit de toutes ses dents noires à la bonne sœur. Il se fout royalement des règles de l’Église – même la perspective d’un aller simple pour l’enfer ne l’affole pas plus que ça.

La cérémonie commence. On traverse la nef, les garçons à gauche, les filles à droite. Alignés sur les longs bancs, nos parents radieux nous adressent des signes. Les flashs crépitent, tandis qu’on immortalise ce jour pour la postérité.

— Là, c’est mon Ronni. Ce qu’il est mignon, tout de même !

— Regarde donc ma Catherine, c’est-y pas un ange ?

— Ils respirent la pureté et la sainteté !

Les grands cierges ont été allumés pour la messe haute, ce qui signifie que le siège n’est pas près de se terminer. À neuf heures précises, le père Michael sort de la sacristie, flanqué de six acolytes. Il fait une génuflexion et entonne un chant d’une voix d’eunuque. Debout, assis, à genoux : on s’exécute comme des animaux de cirque bien dressés. La chaleur est étouffante. Sous les vitraux, les ventilateurs électriques pivotent dans un sens puis dans l’autre, sans parvenir à nous rafraîchir. Mon col est déjà humide. Je sens la sueur dégouliner le long de mon échine, sous mon Fruit of the Loom.

De la chaire, le père Michael psalmodie l’évangile en polonais. J’y comprends rien, sauf un mot ici ou là. Et vas-y que je dégoise… et ça continue, avec de grands gestes furieux. Il ne tarde pas à devenir hystérique et à se frapper la poitrine. Ses yeux se révulsent…

Dieu merci, on est assis sur notre cul pendant toute cette partie, parce qu’il ne montre aucun signe de vouloir s’arrêter un jour. Je me suis assoupi, quand un drame éclate de l’autre côté de la nef. C’est Wanda Holaski : elle a tourné de l’œil. À peine sa tête heurte-t-elle le sol qu’une bonne sœur se précipite vers elle. Elle escalade les corps et la soulève par les aisselles comme une poupée de chiffon pour la traîner dehors. C’était la chaleur. Je me sens moi-même un peu patraque.

Le remue-ménage ne perturbe pas le père Michael qui poursuit comme si de rien n’était. Du coin de l’œil, je vois la tête de Barney Markowicz plonger en avant. Sa bouche se tord et il renvoie tripes et boyaux. Les épaules et le dos de Stanley Wallinski prennent le gros de la douche. Le vomi se déverse sur le prie-Dieu en lourds paquets.

Les émanations fétides imprègnent l’atmosphère humide. J’ai un haut-le-cœur. Je vais gerber, moi aussi.

Mon copain Frankie Zekara contemple d’un air incrédule ses chaussettes et ses lacets souillés.

— Markowicz ! Si tu dégueules, tu sors ! Tu me dois une paire de pompes neuves !

Celui-ci tente d’essuyer les dégâts avec son mouchoir, mais sans grand succès. On est condamné à endurer en silence.

L’immonde ruisseau s’arrête juste devant mes brodequins. Le père Michael parle en anglais, à présent, avec son accent qui sent le chou.

— Chers amis dans le Christ… aujourd’hui, notre Seigneur voudrait que nous accordions toute notre attention aux précieux enfants qui se présentent devant Lui, lavés de tout péché, leur âme sans tache digne du paradis…

On est là depuis un bail, des heures, mais le père Michael ne se lasse pas. Il pérore sur le monde, ce nid de dépravation… le péché originel… Adam, Ève et leurs fautes. Il parvient même à caser la pécheresse Marie-Madeleine. Le tout en massacrant la langue, en écorchant chaque mot.

— Nous ne devons pas sous-estimer l’importance de la chasteté. De la pureté absolue du corps et de l’âme ! C’est la vertu première à enseigner à ces enfants !

C’est reparti pour un tour. Les curés se débrouillent toujours pour y revenir. C’est l’apothéose, le bouquet final vers lequel il s’achemine depuis la première note.

— Vous autres, habitants de ce grand pays, les États-Unis d’Amérique, privilégiés, comblés de richesses matérielles, vous nagez dans des flots d’immondices ! Je vous préviens : si vous ne renoncez pas à vos viles habitudes, vous êtes condamnés pour l’éternité ! Ouvrez vos yeux avant qu’il soit trop tard ! Les signes de l’effondrement moral sont partout ! Vos rues ! Vos écrans de télévision ! Vos cinémas ! Votre concupiscence… Les plaisirs de la chair dans lesquels vous vous vautrez : ils vous conduiront droit à la damnation ! Si vous refusez d’y mettre un terme immédiatement, VOUS BRÛLEREZ DANS LES FLAMMES ÉTERNELLES DE L’ENFER, chacun d’entre vous ! Le temps vous est compté ! QUE LE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST SAUVE VOS ÂMES SCÉLÉRATES !

Les poutres vibrent encore, tandis que nous contournons la flaque de vomi de Markowicz sur la pointe des pieds pour aller communier.

*

J’ai tenu deux jours, peut-être trois, sans pécher, mais j’étais incapable de résister plus longtemps. Les forces du mal étaient partout. J’étais damné. Et ça ne faisait que commencer.