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Après ça, le paternel s’est fait engueuler sur tous les tons pendant des semaines – par Bash, et par grand-ma. Quand elles se liguaient contre lui, il n’avait aucune chance. Heureusement que le conducteur ne tenait pas à mener l’affaire devant la justice…

Malgré tout, l’ambiance au 999 Oak Street n’était pas toujours aussi explosive. Le vendredi soir, quand on avait dévoré jusqu’à la dernière miette notre fish and chips acheté au snack du coin, ils m’asseyaient entre eux sur le canapé élimé, devant notre Zenith en noir et blanc, et on regardait la télé dans l’obscurité. Grand-ma se balançait dans son rocking-chair à côté de la fenêtre, comme un énorme bouddha. Alors, miracle, nous formions soudain une famille américaine typique.

Pour moi, l’univers se résumait à cette maison : les murs d’une écœurante teinte citron vert qui auraient mérité un sérieux coup de peinture… la fumée âcre des Camel et des Lucky Strike… les bouteilles brunes de bière Ballantine… les appuie-tête des fauteuils lugubres. Chaque chose avait une place et une fonction bien précises. Mais pas un soupçon de raffinement dans cette taule, pas un livre, à part la Bible, pas une feuille de papier à des kilomètres à la ronde, hormis celles de Confïdential{1}.

Et pas un grain de poussière non plus. La propreté était notre véritable religion. Des heures, voire des jours entiers passés à laver, épousseter, frotter, cirer. Seul le bruit de la télé pouvait interrompre quelques minutes le labeur quotidien.

Attention, Jake et Bash savaient aussi s’amuser : ils étaient les premiers à se bidonner devant The Honeymooners{2}. Et il y avait de l’électricité dans l’air à l’heure de la boxe. Le goût du sang. Moi, je l’ai acquis très tôt. Tandis que les gladiateurs prenaient la pose, la voix du présentateur Don Dunphy suffisait à me troubler. Si l’un des combattants était un nègre, c’était encore mieux. Le paternel réclamait systématiquement sa tête. Il ne se déclarait satisfait que si ça se terminait par un K.-O. – une « décapitation ». D’une certaine manière, je plaignais le boxeur noir, mais c’était plus fort que moi. Dès que le match débutait, chaque nouveau coup, chaque jet de sang, chaque collision des crânes m’enivrait un peu plus.

À la maison, la violence était le seul motif pour se toucher. Ni baisers, ni câlins. Si on était en colère, on s’aboyait après et on grognait, on beuglait et on hurlait. Mais que fichait-on ensemble ? Comment avais-je atterri là ? C’était un truc qui me dépassait.