Le lendemain matin, de mauvaises nouvelles nous attendaient à notre arrivée en bas : Jackie se trouvait à l’infirmerie. On lui avait administré un sédatif. Ses parents étaient en route pour Pahaquarra afin de récupérer leur rejeton et le ramener à la maison…
Le point d’orgue de ces deux semaines devait être la randonnée de vingt-cinq kilomètres sans accompagnateur, deux jours avant le départ. Ce vendredi-là, l’irritante sonnerie du clairon nous a tirés du sommeil à l’aube. Si on voulait avoir une chance d’arriver au sommet avant la tombée de la nuit, il ne fallait pas traîner. Après le petit déjeuner, on s’est mis en rang pour écouter les dernières instructions de Venski.
— Jeunes gens, je tiens à vous rappeler que vous serez seuls et que vous ne devez jamais oublier vos responsabilités, envers vous-mêmes et vos camarades. Faites honneur à vos parents ! Faites honneur à votre paroisse ! Faites honneur à votre pays ! Quand vous vous arrêtez pour casser la croûte, souvenez-vous de nettoyer le site avant de plier le camp ! À présent, prions pour que l’excursion se déroule sans encombre : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié… »
Le but de l’opération était l’obtention du brevet de « Randonneur ». On s’est engagés sur le sentier, suivant les flèches rouges peintes sur les troncs. C’était la couleur des parcours les plus abrupts. Personne ne parlait. Aucune chanson n’a retenti. On s’élevait rapidement en altitude. À un détour de la piste, la cluse est apparue, très loin en dessous.
Frankie a dégainé son couteau pour le lancer sur une jolie rainette crucifer qui prenait un bain de soleil sur un rocher. La grenouille s’est fendue en deux tout net.
Un sourire diabolique est apparu sur ses lèvres. Il a essuyé la lame sur son pantalon d’un geste nonchalant. Le ton était donné…
Mon ventre gargouillait comme un volcan sur le point d’entrer en éruption. C’était certainement le sandwich à l’œuf frit huileux que j’avais mangé au petit déjeuner. Quand les autres se sont arrêtés pour boire un coup et fumer, je me suis éloigné entre les arbres. J’ai défait mon futal pour m’accroupir cul nu sur un rondin et je me suis vidé.
Même en plein air, ça puait tellement que c’était une infection. J’ai baissé les yeux. Mon Fruit of the Loom était plein de merde. J’ai déchiré mon calecif et je l’ai passé par-dessus mes épaules. Puis, je me suis torché avec des feuilles vertes, comme les Indiens dans le temps.
La Sangsue se faisait déjà bombarder de pommes de pin, de cailloux et de glands. Dès qu’il tournait le dos, quelqu’un lui tirait dessus.
— Si vous me lâchez pas, je vais tout dire à Venski ! les menaçait-il.
— Ah ouais ? Essaie un peu, tête de nœud !
Ça l’a calmé, au moins pendant un petit moment.
Tous les principes requis pour être digne du brevet de « Randonneur » – noter tout ce qu’on voyait, ne pas laisser de traces de notre passage, ne pas prendre de risques inutiles – étaient passés à la trappe d’autant plus aisément que Beaupre n’était plus là pour attirer notre attention sur les beautés de la nature.
On en a bavé pour atteindre le sommet ; il nous a bien fallu six heures. C’était la première fois de ma vie que je me retrouvais au-dessus des nuages… et des avions, qui glissaient plus bas dans un silence surnaturel. Mais nous avions réussi.
On a englouti nos provisions, puis fait une sieste… Allongé dans l’odorante herbe des cimes, je songeais que les grands avaient été relativement cléments avec la Sangsue, depuis l’épisode de l’incendie. C’était peut-être à cause de Jackie Fink. Mais à présent, il était à leur merci : dans un endroit où personne ne pouvait l’entendre crier.
— Hé, la Sangsue… J’en ai marre de porter mon sac. Tu le prendras pour redescendre au camp, a bâillé JJ.
On a rigolé. C’est ainsi que tout a commencé.
— Tu rêves ! Fais-le toi-même, réplique Werton.
— Pauvre tache, ricane Ricky Cee. Tu devrais t’estimer heureux qu’on t’ait autorisé à venir avec nous.
Il lance son assiette à la tête de la Sangsue et le heurte à la tempe. L’autre se retourne, poings levés, prêt à se défendre.
— Tu sais quoi, la Sangsue ? lance Izydor qui se cure les dents avec un bâtonnet. J’en ai plein le cul de tes conneries.
— Ouais, renchérit JJ. Moi aussi.
— Putain, c’est rien de le dire, ajoute Ricky. Il arrête pas de faire chier depuis qu’il est dans la troupe.
Izydor et Ricky se lèvent. Ils se dirigent vers Werton, l’attrapent et l’envoient par terre. Il tente de se relever, mais JJ lui balance son genou dans les couilles.
À cinq ou six mètres, j’entends le bruit de l’impact. La Sangsue tombe à genoux et se plie en deux avec un glapissement de douleur.
— Si tu te fous encore de ma gueule, tu te prends l’autre genou !
JJ réclame de la corde. Un instant plus tard, Werton se retrouve le dos contre un bouleau. Izydor et Ricky lui tiennent les bras tandis que JJ enroule plusieurs fois le lien autour de son buste.
— Non… Non ! Vous avez pas le droit ! Relâchez-moi ! Je ferai ce que vous voulez, je le jure ! Tout ce que vous voulez ! S’il vous plaît, les gars, détachez-moi…
La Sangsue panique, mais ses bourreaux s’en contre-fichent. En fait, ils sont morts de rire. Pour une fois qu’ils ont la possibilité d’opérer sans craindre d’interférences extérieures, ils ne vont pas se priver. Tout est permis.
La Sangsue craque pour de bon. Il hurle et gémit. Il cajole et implore. Si ça ne tenait qu’à moi, je céderais à ses suppliques. Mais les grands se débraguettent et l’arrosent, jusqu’à ce qu’il soit trempé de pisse de la tête aux pieds.
La Sangsue braille de furie impuissante. Mais on est seuls à l’entendre. Venski, Beaupre, les prêtres et les bonnes sœurs sont à des kilomètres de là.
Un paquet de cigarettes circule et nous fumons, tandis qu’Izydor et consorts décident de son châtiment.
— On n’a qu’à le dépoiler et jeter ses vêtements !
— On va lui faire bouffer de la merde !
— Non, le jeter aux ours !
— Non, annonce enfin JJ. Il va porter mes affaires, comme un esclave. Et si tu rapportes à Venski ou à qui que ce soit qu’on t’a attaché, tu le regretteras jusqu’à la fin de tes jours. Pigé, la Sangsue ?
— D’ac, geint Werton, tandis que des larmes dégoulinent sur son nez morveux.
— Tu le jures ? fait JJ, sa lame pointée sur le cœur de sa victime.
— Je le jure, je le jure…
Ils ôtent ses liens et aussitôt le prisonnier se tourne vers ses bourreaux.
— Bande de malades ! Attendez voir que je raconte tout à Venski ! et à monseigneur Lipchinski ! et à mes parents !
Il détale sur le sentier balisé.
Si la Sangsue nous dénonce, on est dans la mouise. Il porte les preuves du crime sur lui : la terre, la pisse, un nez et des lèvres en sang. On risque d’avoir du mal à embobiner Venski une seconde fois.
Ricky s’élance à sa poursuite. Comme un cow-boy qui veut capturer une vache, il bondit sur lui pour le plaquer à terre. Puis Izydor et JJ relèvent Werton et le bousculent un peu.
Cet idiot leur crache au visage, ce qui les énerve pour de bon. Ils le traînent au bord du précipice et le forcent à regarder le Grand Au-delà.
— Alors, on fait moins le fier ! Qu’est-ce que tu dis, maintenant ?
— Allez vous faire foutre ! hurle la Sangsue, refusant de plier jusqu’au bout.
Il y a une lutte. J’ai l’impression que Ricky fait un croche-patte à Werton, mais je n’en jurerais pas devant un tribunal. Ce n’est pas que JJ le pousse ni rien, mais soudain il perd l’équilibre et ses croquenots exécutent une danse dans le vide…
Hébétés, on le regarde tous voler dans l’éther. La chute est longue. Il rebondit sur les rochers et ricoche comme une balle de flipper. Il n’y a pas de sang, rien, pas de cervelle éclatée. Tout est très propre, calme, irréel.
Pendant quelques minutes, personne ne prononce un mot. Puis JJ hausse les épaules et essuie ses paumes sur son pantalon.
— Eh bien, c’est fini ! C’était un casse-couilles de première, après tout ! On a du bol d’en être débarrassés.
Il fait volte-face et nous regarde.
— Écoutez-moi bien, bande de petites putes, on était tous là… on est tous dans le même bateau, alors personne n’ouvre sa grande gueule, pigé ? Celui qui parle, il peut faire ses prières. De toute manière, vous êtes tous témoins : c’était un accident !
Personne ne le contredit.
— Voilà ce qu’on va faire. On n’a qu’à dire que la Sangsue s’est laissé distancer par le groupe, qu’il s’est perdu, d’accord ? On ignore où il est passé, d’accord ? Ça devrait pas paraître extraordinaire : c’était quand même le roi des glands ! On fera semblant d’être sincèrement inquiets. Quelqu’un du camp finira bien par le retrouver, mais ils ne sauront jamais comment il est tombé. Le premier qui cafte – Zajack, Frankie, vous tous – il est mort, pigé ? Comme je l’ai dit, c’était un accident ! Et c’est la vérité, non ?
Nous restons encore un moment au bord de la falaise à regarder en bas. Mais un brouillard gris a envahi la vallée et on n’y voit que dalle.
Izydor réunit les affaires de la Sangsue – le sac, la cantine, la casquette – et il balance le tout dans le précipice. JJ a raison : tout le monde croira que Werton s’est trompé à une bifurcation et qu’il a fait une chute mortelle. C’est le genre d’accident qui pourrait arriver facilement, ici…
On remet notre harnachement et on entame la redescente.