Le paternel n’avait pas totalement perdu le goût de l’aventure, bien qu’il ait réchappé de justesse d’un typhon lorsqu’il combattait dans le Pacifique. La moitié de l’équipage de son contre-torpilleur avait péri. Le bateau qui tanguait et se balançait, les corps qui volaient dans la nuit et les cris de souffrance désespérés hantaient son regard quand il relatait la catastrophe…
Le turbin lui laissait peu de répit, une semaine tout au plus, mais quand ses vacances d’été arrivaient, il n’allait pas rester assis à mater ses voisins polonais en train de picoler sur leur véranda. Il dépliait une carte Texaco graisseuse, posait son doigt quelque part et nous partions, en général pour l’une des stations balnéaires de la grise côte atlantique : Wildwood… Atlantic City… Cape May – n’importe où, hormis Seaside Heights qu’il méprisait tenacement, car c’était le lieu de villégiature préféré de sa belle-famille.
— C’est juste bon pour les ploucs ! Pour les gagne-petit ! C’est pas des vacances ! Faut vraiment être jobard pour aller là-bas !
Coûte que coûte, nous ferions mieux. Mais ses prétentions se révélaient vite illusoires. Ici ou là, c’était pareil. Toutes ces villes côtières se ressemblaient. Elles avaient leur promenade en planches, leurs hordes de familles ouvrières comme la nôtre, les cols-bleus avec leurs tatouages et la clope au bec, les femmes avec leur cellulite et leurs cheveux crêpés, les gamins têtes à claques. Il y avait la mer maussade dont les vagues jaunâtres s’enroulaient en mâchoires féroces, la grande roue, les chevaux de bois mièvres, les montagnes russes, le manège, les bonimenteurs, les exhibitions de monstres, les salles de jeu, le minigolf, les flippers… La gamine cul nu des publicités pour la crème solaire Coppertone… Les infirmes en fauteuil roulant…
On voyageait toujours en classe économique, où qu’on aille, quoi qu’on fasse. Les motels étaient rudimentaires : pas de piscine, pas de télé, pas de climatisation. Si on sortait manger, c’était tournée générale de fish and chips.
Toute la journée, je pêchais sur le ponton en compagnie du paternel. C’était mon rôle de couper le calamar en longues lanières que j’étalais soigneusement sur les rochers. Si la peau n’était pas bien enlevée, je prenais un savon.
— Combien de fois je devrai te le répéter : tu dois utiliser des appâts propres si tu veux prendre quelque chose ! Quand est-ce que tu vas te réveiller ? Est-ce qu’il t’arrive d’écouter, nom de Dieu ?
De toute manière, on n’attrapait jamais rien, à part des algues. Dépité par tant d’injustice, le paternel transformait son cigare en un horrible boudin à force de le mâchonner rageusement. Il jurait comme un charretier, si d’aventure il perdait son matériel sur les rochers glissants tapissés de mousse : ces hameçons et ces plombs coûtaient la peau des fesses.
Jake était perpétuellement en colère contre moi. En colère contre tout. Je passais mon temps à rêvasser, m’imaginant sur un de ces paquebots transatlantiques, qui apparaissaient comme des mirages à la limite du monde…