Les meilleures choses ont une fin. Un jour, tu regardes autour de toi et c’est terminé, mais tu n’as rien vu venir.
Chez DeConstanzo’s, vêtements pour hommes, les ventes tombaient en chute libre. Le pays connaissait un bouleversement radical en matière de style. L’élégance raffinée n’était plus à la mode. Du jour au lendemain, plus personne ne voulait de costume. Les cols hauts étaient voués aux gémonies. Les pantalons serrés décrétés ringards. Désormais, les hippies donnaient le ton. On ne jurait que par les pattes d’eph, la teinture à nœuds faisait rage au rayon chemises, les ceintures larges et les bottes à franges étaient du dernier chic.
— Si vous voulez mon avis, ces jeunes, c’est tous des tapettes ! Leur bazar psychédélique, c’est un truc de pédé !
C’était le point de vue de Vinny sur ce qu’on voyait dans la rue.
Lou hochait la tête.
— Ça passera. Toutes les modes passent.
Il n’était pas question qu’il change le moindre article de sa collection. L’Amérique tout entière pouvait se mettre à la veste Nehru et au blouson en daim, lui ne bougerait pas. On ne pouvait pas osciller comme un roseau sous le vent chaque fois qu’un petit con se faisait pousser la barbe. Les gugusses déplumés et bedonnants qui suivaient le mouvement lui faisaient pitié. Ils étaient ridicules, avec leurs barbes grises clairsemées et leurs colliers de perles colorés.
Les coiffeurs eux-mêmes filaient un mauvais coton. Ils faisaient faillite les uns après les autres. C’était bien simple, on ne pouvait plus distinguer les hommes des femmes…
On ne voyait plus personne chez DeConstanzo’s, à part les types qui exerçaient un métier classique ou les vrais rebelles : ceux qui gardaient une apparence digne, même à l’âge de l’« émancipation individuelle ». Lou n’a pas tardé à cesser de réapprovisionner son stock. Il laissait les cravates, les chemises et les chaussures disparaître peu à peu. Les rayons étaient quasiment vides. Il semblait soucieux. Ses acolytes étaient toujours fourrés au magasin. C’était Abe Feldstein qui faisait tourner la boutique. Je pointais le matin et je n’avais rien à faire de la journée…
Un jour, Lou m’a pris à part.
— Écoute, Max, il faut que je réduise tes heures. Les affaires marchent au ralenti, mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter. C’est temporaire. J’ai déjà vu ça. Tu te souviens du hula-hoop ?
Il m’a promis que, d’ici quelques semaines, le vent allait tourner… Mais si les hippies continuaient à imposer leur style, qui pouvait augurer de l’avenir ?
Je n’aimais pas ça. Je ne pouvais pas me permettre de lever le pied, pas avec Bash impotente.
Pendant ma pause, je me suis rendu au service du personnel de E.J. Korvette’s, le joyau du centre commercial Capitol Plaza. Le grand magasin occupait plusieurs bâtiments et on y trouvait de tout, des gants en cuir de vachette comme des perceuses à percussion Black & Decker. Et il ne désemplissait pas. Avec un tel volume de ventes, on devait toujours avoir quelqu’un à embaucher ou à virer.
La place était prise d’assaut. Il m’a fallu près d’une heure pour remplir les trois pages du formulaire de candidature. La femme au guichet m’a demandé d’attendre.
Une autre heure s’est écoulée. Enfin, on m’a appelé dans le bureau du directeur du personnel.
Le visage de Mr. Bosanko était couvert de boutons graisseux. Il tétait une Camel en parcourant mon dossier.
— Mm-hm… mm-hm… Bon, il faut que je vous dise qu’on n’a absolument rien pour l’heure. C’est difficile en ce moment, mais je vois que vous êtes pour ainsi dire disponible tout le temps… et vous avez de l’expérience dans la vente de vêtements aussi. DeConstanzo’s ? Mm-hm… La confection pour hommes, vous vous y connaissez ?
J’en avais déjà par-dessus la tête de ces peigne-culs qui brassaient de l’air mais tenaient mon destin entre leurs mains. Seulement, qui étais-je pour protester ? Personne. Je suis donc resté assis devant lui et j’ai menti une fois de plus sur mes compétences et ma formation. Ils payaient deux dollars quatre-vingt-dix de l’heure, après tout.
Bosanko a ajouté qu’il m’appellerait – peut-être. Parfois, des postes se libéraient sans crier gare. Il était difficile de prévoir l’avenir.
En même temps, il ne voulait pas me donner de faux espoirs ; je devais savoir que l’économie américaine s’effondrait : les conséquences désastreuses de l’inflation et de l’escalade militaire à l’autre bout du monde.