5.

Aussi loin que je m’en souvienne, je ne rêvais que d’une chose : sortir de la maison. Le 999 Oak Street était petit, exigu et déprimant ; on était trop nombreux. Il y avait grand-ma, Bash et ma tante, mais aussi toutes les vieilles biques du voisinage qui défilaient chez nous. Elles lapaient bruyamment leur café, qui mijotait toute la journée sur le fourneau dans son pot en fer-blanc bosselé.

Ma grand-mère était le joyau du lot. Une immigrante issue d’une famille d’éleveurs de cochons, aux abords de Rzeszów, près de la frontière russe, veuve depuis qu’un cancer des intestins avait emporté son mari en 1940. Je n’avais pas connu mon grand-père Jurcho, mais j’entendais les femmes raconter qu’il avait menacé de se faire hara-kiri au pistolet, sur le trottoir, devant le 999. À l’époque, il carburait à la gnôle artisanale et ça lui avait bouffé les trois quarts du cerveau, alors, ce n’était pas vraiment sa faute. Bash nous racontait qu’elle s’agenouillait devant lui pour le supplier de ne pas se faire sauter le caisson. Une ou deux fois, il avait même tiré quelques coups de feu en direction des nuages…

Grand-ma était arrivée aux États-Unis juste avant la Première Guerre mondiale, via Ellis Island. Elle était donc de ce côté de l’Atlantique depuis un bail. Malgré tout, son anglais laissait à désirer. Mais elle au moins ne passait pas son temps à me hurler dessus et à me houspiller. C’était elle qui m’ouvrait la porte de la prison, les jours où on partait en expédition à la décharge municipale, à quelques rues de chez nous. Elle adorait ses roses. À la belle saison, elle m’embarquait dans son petit chariot rouge et nous filions vers l’ouest, jusqu’à la sortie de la ville, où, courbée en deux, elle faisait le plein de terre fertile pour son jardin.

Son coin de prédilection était un bosquet d’érables rouges à la terre huileuse, de l’autre côté du marché. Le terrain était jonché d’ordures : bouteilles brisées, boîtes de conserve rouillées, landaus cassés, vieilles chaussures, préservatifs usagés. Il régnait là une puanteur indescriptible, à croire que toutes les fosses septiques du monde se déversaient dans ce creux. Mais on s’habitue à tout, et grand-ma se mettait au travail, munie de sa pelle, comme si elle était entourée de lis et de chèvrefeuille.

Bientôt, des rats d’égout aussi gros que des chiens terriers pointaient le museau. On les intriguait. Leurs longues queues serpentines se tordaient entre les déchets et leurs manteaux graisseux luisaient au soleil. Puis ils se mettaient à glapir et à folâtrer comme de jeunes chiots. Ma grand-mère ne se laissait pas démonter. Elle leur flanquait un coup de pelle quand ils s’approchaient trop près. Mais ils revenaient à la charge toujours plus nombreux, faisaient claquer leurs incisives, jusqu’à nous renifler pratiquement les pieds. Elle en estourbissait quelques-uns et couvrait d’un sac de jute son tas de terre noire dans le chariot.

Ensuite, on faisait demi-tour. C’était une escapade trop courte à mon goût – j’aurais aimé ne jamais rentrer.