Je n’avais pas progressé d’un poil avec Bridget. Le cœur n’y était plus et j’étais au point mort : je ne faisais rien, il ne se passait rien et il ne se passerait jamais rien. Mais la vie continuait. Aussi malheureux qu’on soit, la vie continue toujours.
Je me suis inscrit chez les scouts. J’appartenais à la troupe numéro 7 de North Trenton. On se réunissait le lundi soir, en face de l’école, dans le sous-sol de l’auditorium où les vieux jouaient au bingo le vendredi.
On devait être une centaine de gamins dans le groupe. Notre responsable s’appelait Victor Venski. Il était chauve, binoclard, avec une petite bedaine et la tête de Caspar Milquetoast – le personnage de BD. Le jour, il était comptable dans une administration quelconque. Il s’exhibait dans une tenue efféminée, en short ou en culotte de golf, ce qui, à cinquante ans, était ridicule, mais au lieu d’avoir honte il semblait prendre son pied.
Les préférences de Venski n’étaient un secret pour personne. Il se rinçait l’œil tandis qu’on faisait le tour de la salle au pas de l’oie. C’était incroyable qu’on l’ait autorisé à s’occuper de jeunes garçons. Bien sûr, il avait une couverture parfaite : une femme et des enfants, sans compter l’église qu’il fréquentait dévotement.
On nous a appris un tas de trucs dans ce sous-sol : soigner les piqûres de serpent venimeux… prévenir les engelures… poser une attelle sur un membre cassé… distinguer une fracture simple d’une fracture ouverte, et ce qu’il fallait faire le cas échéant… réaliser un garrot. On pouvait même s’entraîner sur des mannequins grandeur nature, apportés tout exprès.
Mais dès que Venski avait le dos tourné, on se métamorphosait en bêtes sauvages. Une hiérarchie s’est rapidement instaurée, fondée sur la taille et la supériorité physique : la loi de la jungle. On savait qui étaient les chefs et qui étaient les souffre-douleur – et si tu n’étais pas chef, mieux valait pour toi ne pas être souffre-douleur. La plupart se trouvaient quelque part entre les deux, mais Paul Werton et Barney Markowicz n’avaient pas cette chance. Leur infortune leur collait à la peau. Quoi qu’ils fassent, ils resteraient des minables – du moins selon JJ Shaffer, Ricky Cee et Izydor Kazmierz, les cadors de la troupe 7. Ils auraient aussi bien pu leur dessiner des cibles sur le cul.
Dans un éclair de génie, JJ avait un jour appelé Werton « la Sangsue ». Aussitôt, le surnom s’est répandu comme une traînée de poudre. Mais ce n’était rien à côté de ce qu’il subissait déjà. Car depuis son premier jour à l’école, c’était un paria, universellement détesté, en butte à toutes les moqueries. Quand les nonnes cherchaient un coupable, il était celui que tout le monde accusait. Chaque classe a son Paul Werton. Et il aurait peut-être survécu si ses parents ne l’avaient pas forcé à s’inscrire chez les scouts…
C’était envoyer l’agneau à l’abattoir. La Sangsue était une victime toute désignée pour JJ, qui l’obligeait à porter son équipement, à cirer ses chaussures et à jouer les factotums. Il était son esclave. Dès que Venski regardait ailleurs, il lui faisait le coup du lapin, lui flanquait ses santiags dans les tibias ou le genou dans les couilles, histoire de rigoler. Lors de nos violentes parties d’épervier, tout le monde fondait sur la Sangsue. Les plus costauds le tabassaient tant qu’ils pouvaient, puis reculaient et gloussaient tandis qu’il se tordait de douleur sur le sol. Pas besoin d’isoler une bande de gamins sur une île déserte pour étudier leurs instincts…
Les grands étaient créatifs, on ne pouvait leur ôter cela. Quand ils se lassaient d’une torture, ils en inventaient une nouvelle. Le problème, c’était que la Sangsue faisait leur jeu. Plutôt que d’endurer son châtiment en silence, il avait l’audace de se défendre. Il injuriait tout le monde, et au lieu de quitter la troupe, il ne désespérait pas d’y trouver un jour sa place.
C’est alors que JJ a émis l’idée de l’empoisonner. C’était par une froide nuit de novembre, dans l’arrière-salle du sous-sol, où on s’entraînait pour obtenir une nouvelle qualification. On était censés réviser les diverses techniques de nœuds qu’on avait apprises, en prévision du camp de vacances de l’été. Avant l’arrivée de la Sangsue, JJ a uriné dans une bouteille de Coca-Cola à moitié vide et l’a remplie à ras bord. Dans le flacon vert opaque, on ne voyait pas la différence. Il a remis la capsule. Werton boirait, tomberait malade et mourrait. Et on en serait débarrassé une bonne fois pour toutes.
On s’appliquait à répéter nos jambes de chien et nos demi-clés, quand JJ a donné le signal.
— Hé les copains, qu’est-ce que vous diriez d’un peu de Coca ?
Il ouvre la bouteille contaminée et la fait circuler. Le pouce sur le goulot, on fait tous mine d’en avaler une bonne gorgée.
— Allez, les gars, laissez-m’en un peu ! geint la Sangsue.
Ricky Cee la lui tend comme à contrecœur. L’autre s’en saisit et boit avec l’avidité d’un chameau assoiffé.
— Mmm… il a un goût bizarre, dit-il en s’essuyant la bouche sur sa manche.
Seuls nos yeux bougent. Personne n’esquisse un sourire.
— Mais c’est bon, ajoute la Sangsue en hochant la tête.
— Vas-y, finis, offre généreusement JJ.
Werton porte aussitôt la bouteille à ses lèvres. Il la siffle d’un long trait.
Je culpabilise un peu de ne pas bouger pour l’arrêter, mais, comme les autres, je suis curieux de voir la suite.
On attend que les toxines fassent leur œuvre, mais rien – que dalle.
Cinq minutes, dix minutes, vingt minutes s’écoulent. À présent, les nœuds ne nous intéressent plus. On veut des résultats.
Vingt et une heures. La réunion s’achève. Tandis que nous montons l’escalier pour regagner la rue, JJ lâche le morceau.
— Hé, la Sangsue, t’as bu de la pisse !
L’autre cligne des yeux.
— C’est pas vrai !
— Et si, pauvre merde, même que c’était la mienne de pisse !
Lorsqu’il prend conscience de ce qui s’est passé, il pète les plombs, il hurle et nous injurie. On fait ni une ni deux et on lui saute dessus dans l’escalier. Il griffe, mord, se débat, mais il ne fait pas le poids. Quand on le lâche enfin, il a la figure cabossée, le pantalon déchiré et la chemise en loques.
— Si tu nous balances, on te fait la peau, la Sangsue !
JJ appuie ses propos d’un vigoureux coup de pied au cul.
— Tu perds rien pour attendre, petit pédé, ajoute-t-il, avant que nous nous dispersions dans l’obscurité.