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Quand je pouvais m’échapper de la maison, je retrouvais Frankie Zekara. On avait sillonné en long et en large les rues et les ruelles des quartiers nord de Trenton, alors on connaissait tous les rades où il faisait bon traîner : Circle Bowling Lanes, Top Rhoad Pharmacy, le coffee-shop de Pete le Grec. Tous les endroits où il y avait des flippers. De temps en temps, on avait du bol : on arrivait à décrocher le jackpot et à échanger nos parties gratuites contre cinq dollars. De la vraie graine de truands. Il fallait être con pour souhaiter devenir autre chose. C’était la règle du bitume et personne ne l’ignorait : être un dur ou crever.

Mais les filles nous ramollissaient, et je détestais ça. Frankie avait le béguin pour Donna Antonelli, qui n’excitait plus mes fantasmes depuis un bail. Et elle partageait son sentiment, contrairement à Bridget qui me snobait toujours. Frankie avait écrit le nom de sa dulcinée sur le bout en plastique de ses Converse. Il me conseillait de flanquer une bonne raclée à Mike Vesuvius. Ce type était une couille molle, insistait-il. C’était son père qui le conduisait à l’école le matin – ça voulait tout dire.

Ce n’est pas que j’avais la trouille, mais je ne me voyais pas taper sur Vesuvius, ce n’était pas mon genre. Surtout que je n’avais rien contre lui…

L’été, avec ses journées interminables, ne m’offrait aucune occasion de voir Bridget. Et je commençais à trouver le temps long. Où était-elle ? Que faisait-elle ? Je ne pensais qu’à ça. Un après-midi, Frankie et moi nous sommes retrouvés derrière sa maison de Mulberry Street. Je me suis arrêté pour regarder les fenêtres, me demandant si elle était là.

— Qu’est-ce qu’on fout ici ? voulait savoir Frankie.

À l’intérieur, tout semblait bleu et plongé dans l’ombre. La silhouette de Bridget s’est alors matérialisée derrière la porte-moustiquaire. Un vrai miracle : elle est apparue, unique lumière dans ce monde de ténèbres.

Elle portait un bermuda rouge et un corsage blanc. Le simple fait de la voir après toutes ces semaines m’a plongé dans le ravissement.

Mais comme toujours en sa présence, j’étais sans voix. Max Zajack n’avait rien à faire devant chez elle en plein milieu de l’après-midi, nous le savions aussi bien l’un que l’autre.

Bridget a posé ses yeux sur moi, puis sur Frankie. Elle a levé le nez et elle a claqué dédaigneusement la langue. Puis elle a tourné le dos et a été avalée par les replis de la maison.

C’était la goutte d’eau. Non seulement je n’arrivais à rien avec Bridget, mais à présent elle me haïssait.

Frankie en avait marre.

— Allez, on se tire, vieux.

J’ai vu une bouteille de bière vide dans le caniveau. Je l’ai ramassée et l’ai lancée de toutes mes forces contre la véranda.

— Hé, Max ! a rigolé Frankie.

Je lui en avais bouché un coin.

— Qu’est-ce qui se passe dehors ? C’est quoi ce bordel ?

La voix venait de l’intérieur de la maison. Elle était grave et agressive. À l’évidence, ce n’était pas celle de Bridget.

Frankie a détalé. Avant que j’aie le temps de réagir, il était déjà à deux rues de là. Sans trop savoir pourquoi, j’ai fait front.

Le paternel de Bridget était derrière la moustiquaire. Il écumait comme un taureau.

— Hé, le morveux ! À quoi tu joues ?

Ce vieux con ne me faisait pas peur. Merde, je ne bougerais pas d’un centimètre. Je ne comptais pas me laisser intimider par un pochtron d’irlandais.

Il a agité le poing.

— Viens nettoyer ces éclats de verre, tu m’entends ? Tu crois que c’est une décharge, ici ? Alors ? Tu vas me répondre, espèce de petit voyou ?

Je n’ai pas cillé. J’ai mis mes mains sur mes hanches. Il allait voir ce qu’il allait voir, et sa princesse de fille aussi.

— Va te faire foutre, ai-je dit calmement.

Il a ouvert la porte avec fracas et s’est avancé. Je m’attendais à ce qu’il me donne un coup, mais il s’est immobilisé. Il se figurait peut-être qu’il ne pouvait pas frapper un enfant.

Je me suis éloigné en prenant tout mon temps.

Une fois de l’autre côté de la rue, je me suis retourné. Le père de Bridget me regardait toujours. Mais il n’en menait pas large.

Il m’a injurié encore une fois. Puis il s’est agenouillé pour ramasser les éclats et les débris de mon cocktail Molotov.