ONZIÈME PARTIE

88.

Bash avait pris son courage à deux mains et passé un concours pour devenir fonctionnaire. Quelques mois plus tard, elle recevait une lettre officielle lui annonçant qu’elle avait réussi et qu’elle devait se présenter au département des Véhicules automobiles, dans le centre.

Elle avait enfin gravi un barreau de l’échelle sociale. Les tâches dont elle était chargée – ouvrir des enveloppes, classer des documents, utiliser des machines de bureau – ont failli la dissuader, mais elle a tenu bon.

— Ne riez pas ! Au moins, je peux mettre des beaux vêtements tous les jours. C’est mieux que de ramper à quatre pattes pour récurer les toilettes des autres !

C’était vrai, mais le paternel ne pouvait pas s’empêcher de la taquiner.

— Ta mère est employée de bureau, à présent, Max ! Sa merde ne pue plus.

La lune de miel n’a pas duré longtemps. Un jour, Bash s’est retrouvée coincée dans un ascenseur entre deux étages pendant trois heures et demie. Lorsque l’équipe de maintenance l’a enfin libérée, c’était une loque tremblante. Après l’incident, elle a commencé à souffrir de bouffées d’angoisse aiguës et d’accès de panique invalidants chaque fois qu’elle se rendait au travail. Si elle devait prendre l’ascenseur, elle était au bord de la crise de nerfs.

Désormais, le paternel était toujours « de garde ». S’il ne bossait pas, à la moindre alerte, il sautait dans la Dodge pour délivrer son épouse de ses démons.

Les mauvais jours, elle rentrait du bureau d’un pas traînant, l’air découragé, elle s’enfermait dans sa chambre et hurlait comme une possédée. Cette fois, elle était bonne pour l’asile, ainsi que Jake le prédisait depuis des années.

Un après-midi, je l’ai trouvée assise à la table de la cuisine, le regard dans le vague. C’était la fin de l’automne et la pièce était baignée de soleil. La maison était silencieuse. Elle avait envie de parler.

— Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais quand j’ai ces crises, je ne peux plus respirer… ma tension grimpe… Mon cœur part au triple galop. J’en peux plus, Max !

Elle s’est effondrée. Elle sanglotait, elle gémissait. N’importe qui aurait manifesté un peu de compassion. Mais je restais assis en face d’elle, à contempler la nappe.

— Qu’est-ce que je dois faire, Max ? Je suis au bout du rouleau.

Qu’est-ce qu’elle me demande ? Je suis pas psy.

— Je sais pas.

Les mois passaient et son état empirait. Par-dessus le marché, nous étions à couteaux tirés. Un soir, on s’est disputés autour du pain de viande et des haricots verts, à cause d’une corvée que j’avais oublié de faire.

— Tu peux te la foutre au cul ! lui ai-je lancé.

Elle m’a giflé, fort. J’ai bondi de ma chaise. Et j’ai levé la main sur ma propre mère, à la grande fureur de mon père qui se trouvait à l’autre bout de la table.

— Je vais te tuer, espèce de moins que rien !

J’ai serré les poings.

— Vas-y, essaie.

La purée de pommes de terre a volé, puis la situation a dégénéré. On s’est envoyé à la tête vaisselle, jurons et menaces… J’étais interdit de séjour au 810, et j’ai passé les deux nuits suivantes à arpenter les rues, hébété…

Les choses ont fini par se tasser. Et Bash a décidé qu’elle ne pouvait pas continuer à travailler. Je les ai entendus parler derrière la porte close de leur chambre. Lorsqu’il en est sorti, le paternel avait le nez tordu par son tic habituel.

— Qu’est-ce que tu regardes ? m’a-t-il demandé sèchement.

Bash gardait les stores fermés et refusait de voir du monde. De temps en temps, elle m’envoyait à la pharmacie avec une ordonnance pour ses nerfs. Elle trouvait encore l’énergie de nous préparer à manger, mais à cette exception près c’était une ombre.