Le lycée se trouvait à Lawrenceville, juste au nord de Trenton. Les lieux n’avaient rien à voir avec les bâtiments rances de mon ancienne école. Notre-Dame était un établissement stérile, sols cirés et classes aseptisées. Pas une tache.
J’ai tout de suite compris que je n’étais pas à ma place. Personne ne me ressemblait. C’était la future élite de la nation, chemise boutonnée jusqu’au col, blazer et mocassins. Les ongles propres. Des étoiles montantes promises à un avenir meilleur, à des horizons plus vastes. De la classe ouvrière, nulle trace ici.
Les premiers jours, j’avais le tournis. Au point que j’avais du mal à retrouver mes salles. Je n’y arriverais pas, c’était couru d’avance. Un rideau noir est tombé sur moi.
En désespoir de cause, j’ai posé quelques questions et j’ai fini par prendre mes repères. J’errais d’un cours à l’autre. La religion, bien sûr…, et un truc appelé cultures du monde… l’histoire américaine… l’algèbre… le latin… la biologie.
La sœur Mary Magdalene, notre professeur de latin, avait un pied bot. Son visage était criblé de bosses et de lésions dégueulasses. Elle avait décidé qu’on maîtriserait cette langue d’ici la fin du premier semestre. Après l’appel, le premier jour, elle a pris une longue photographie mentale de chacun d’entre nous. Lorsqu’elle a surpris Gene Strohman en train de murmurer à l’oreille de son voisin, elle a explosé.
— Hé, vous… Strohman ! C’est moi qui parle ici ! Et vous vous taisez quand je parle : c’est le règlement ! Et le règlement, c’est moi qui le fais. La prochaine fois que je vous prends à bavarder, vous êtes renvoyé de ce cours, compris ? Je ne tolérerai pas ce genre d’attitude, donc si vous voulez nous emmouscailler, c’est aux toilettes des petits garçons que ça se passe !
Sa baguette en bois à la main, elle parcourait les rangées en boitant, frappait les bureaux, tapait sur les doigts et donnait des pichenettes dans les côtes.
Encore une folle furieuse. C’était incroyable qu’on l’ait laissée sortir du couvent. Les effets délétères du célibat…
Dans tous les cours, on nous parlait de nos prétendus dons… On nous disait que nous étions « la crème de la crème »…, que les meilleures universités nous ouvriraient leurs portes : Harvard, Cornell, Princeton, Yale…, que nous avions le devoir de devenir quelqu’un : avocat, professeur, médecin.
Cet examen d’entrée… On devait vraiment avoir confondu mes résultats avec ceux d’un autre.
Ces conneries me dépassaient. Un fusible a grillé dans mon cerveau. Au lieu d’écouter les profs, j’essayais de me faire oublier. J’avais renoncé, baissé les bras. Je regardais par la fenêtre ou je matais les filles. Il faut dire qu’elles étaient beaucoup plus jolies qu’à Saint Jadwig. Mais toutes me traitaient de haut.
Rien d’autre ne m’intéressait. Rien. J’étais bientôt le seul élève paumé de cette classe de petits génies.
Il y avait peu de choses qui me touchaient : les Beatles. Les Kinks. Les Stones. « Time Is On My Side », j’ai usé le disque à force d’écouter et réécouter cette chanson. Et quelques livres qu’on étudiait en cours : Dans la peau d’un Noir, L’Expédition du Kon-Tiki, L’Étranger. Je passais des heures terré dans ma chambre, à lire et à écouter de la musique. Personne ne me prêtait attention.
À la fin du premier trimestre, lorsqu’on nous a distribué nos bulletins, les résultats dépassaient mes pires craintes. Je n’avais pas la moyenne en algèbre et me maintenais tout juste à flot dans les autres matières. J’étais quasiment le dernier : 495e sur 501. Seuls les élèves qui relevaient presque de l’arriération mentale étaient derrière moi.
Désormais j’étais Max Zajack, l’idiot.
J’ai fourré le bulletin dans mon cartable et j’ai dit à Bash qu’on ne me l’avait jamais donné. Je m’apprêtais à imiter sa signature, quand le conseiller d’orientation a téléphoné afin de demander pourquoi je ne l’avais pas encore rapporté. Je me suis fait engueuler pour avoir menti…
Mon esprit vagabondait de plus en plus loin. Un soir, après dîner, alors que j’étais agréablement perdu dans les brumes des Grandes Espérances, le paternel m’a tiré de mes rêveries. Il a pris une chaise.
— Max, il est temps qu’on ait une petite conversation. Ça sert à rien de se boucher les yeux. Tu te rendras compte en vieillissant qu’il vaut mieux affronter la réalité. Peut-être que t’as jamais été fait pour ça. Peut-être que quelqu’un a mélangé les résultats des examens. Les études, c’est pas donné à tout le monde, et dans ce cas, vaut mieux agir en conséquence.
Je ne voyais pas où il voulait en venir.
— Oui.
— Alors, au lieu de gaspiller du bon argent dans une école hors de prix, tu devrais peut-être aller à Trenton Central et essayer d’apprendre un métier, quelque chose qui pourra te servir à gagner ta vie un jour. Parce qu’il faut regarder la vérité en face, Max, la vie va pas être rose tous les jours pour toi…
Il avait raison. Il n’y avait pas grand-chose à répondre à ça.
— En attendant, autant que tu finisses l’année à Notre-Dame, si on ne te renvoie pas. Qui sait ? Tu vas peut-être te ressaisir. Il reste une chance que tu sois admis à l’université. Faut toujours essayer jusqu’au bout, Max !
Puis il s’est creusé les méninges. Il a proposé que je prenne des cours particuliers d’algèbre et de latin – mes deux pires cauchemars – avec son copain Harry Feigenberg, dit « Doc », qui possédait la pharmacie en face du Centre d’intervention 9.
Le paternel vénérait l’érudition et les diplômes de Harry. Qu’est-ce que j’avais à perdre ? Alors, j’ai dit d’accord, j’essaierais. Au moins, ça me ferait sortir de la maison.
Tous les jours, après les cours, je charriais mes livres jusqu’à la pharmacie de Feigenberg. La zone réservée à la clientèle était toute petite. Il y avait une vieille balance qui vous révélait votre poids et votre avenir contre une pièce de cinq cents. Et un présentoir crasseux où quelques montres Timex obsolètes embrassaient des colonnes de velours poussiéreuses. Une vieille machine à pop-corn. Et d’énormes moutons gris dans tous les coins. On n’avait pas fait le ménage depuis des années.
Mais le laboratoire de Doc, dans le fond, c’était un autre monde. Sur les étagères se pressaient des fioles et des bouteilles mystérieuses de toutes les couleurs. Les murs étaient couverts de photographies fanées de personnages obscurs et de célébrités, de Freud aux swamis indiens en passant par Howard Hughes et Kafka. Partout où se posait le regard, quelque chose retenait l’attention : un crâne d’animal, une maquette de goélette inachevée, une illustration d’un carnivore préhistorique. Et sur la paillasse, le pilon et le mortier avec lesquels le pharmacien préparait ses médicaments.
Doc était un homme d’un certain âge, aimable, honnête, un Juif à l’ancienne. Penchés sur le comptoir, nous nous mettions au travail, en commençant par le latin. Les affaires ne marchaient pas fort et il n’avait rien de mieux à faire. Il m’interrogeait sur l’orthographe, les conjugaisons et les déclinaisons. Parfois, un client nous interrompait et nous perdions le fil. Ce n’était pas très grave, car je piétinais. La vérité était que nous étions deux rêveurs ; il avait besoin de compagnie et moi de m’échapper. Parfois, nous nous contentions de regarder fixement les voitures et les passants de l’autre côté de la longue vitrine.
L’épouse de Doc passait au moins une fois par semaine pour voir si tout allait bien. Lorsqu’il était occupé à préparer une ordonnance à l’arrière, elle se confiait à moi.
— Mon Harry est un imbécile ! Regarde-moi ça ! S’il passait l’aspirateur de temps en temps, il aurait plus de clients ! Si j’avais su que cet homme n’en fichait pas une rame, jamais je ne l’aurais épousé ! Attention, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit : c’est un homme adorable et un cerveau brillant, mais quel paresseux ! Il préfère rester assis à lire Euripide et Platon ou je ne sais quelles balivernes au lieu de faire de la publicité ! Ah, si j’avais le temps, je lui transformerais son magasin !
Sylvia Feigenberg était un drôle de numéro. Ses cheveux bleutés, gonflés et laqués évoquaient un casque militaire. Elle portait de lourds colliers de perles véritables, ainsi que des manteaux et des robes coûteuses. Il n’était pas question qu’elle sorte en public sans enfouir ses bajoues flasques dans un vison.
— Mon garçon, tu n’imagines pas ce que c’est de vivre avec un fainéant ! C’est l’homme le plus passif que tu rencontreras jamais ! J’ignore comment il a réussi à garder sa pharmacie jusque-là ! Un jour, si tu as une minute entre deux leçons, tu pourrais peut-être prendre un balai et une serpillière…
Je hochais la tête, mais je n’avais pas la moindre intention de lever le petit doigt. Quand madame en avait assez de me bavasser dans les oreilles, elle fonçait au laboratoire pour dire directement à Doc sa manière de penser. J’entendais ses récriminations, et les clients aussi. Puis elle ressortait comme un ouragan en faisant claquer ses talons sur le lino sale.
À travers la vitre, je la voyais poser son derrière rebondi sur le siège de son Oldsmobile 88 flambant neuve. Sa vie ne me paraissait pas si terrible que ça.
Après avoir essuyé ses diatribes, Doc restait tapi une éternité dans son laboratoire. Il en ressortait la mine penaude. Il faisait comme si de rien n’était. J’étais incapable de le regarder dans les yeux. Je pense qu’il m’était reconnaissant de ne jamais dire quoi que ce soit au sujet de ce qu’il endurait.
Au bout de quelques minutes, il se détendait et philosophait sur la vie.
— Le grand Marc Aurèle a écrit en substance : « L’âme humaine se fait surtout du tort lorsqu’elle devient comme une tumeur ou un abcès de l’univers. Car s’emporter contre quelque événement que ce soit est toujours une rébellion contre la nature – et celle-ci contient les natures de chacun. L’âme se fait également du tort lorsqu’elle rejette un être, ou se dresse contre lui avec de mauvaises intentions, ainsi que font les hommes en colère. Troisièmement, elle se fait du tort lorsqu’elle capitule devant le plaisir ou la douleur. »
Je pense qu’il y a beaucoup de vérité là-dedans, tu ne trouves pas, Max ?