58.

Il fallait grimper un peu pour rejoindre le campement installé au-dessus de la cantine, dans une clairière semée de saillies granitiques tranchantes. Une unité juive de Long Island avait séjourné là avant nous.

On était logés par deux. Je me retrouvais avec Frankie Zekara. Les grands s’étaient approprié les tentes les plus spacieuses, situées en hauteur. La Sangsue et Barney Markowicz, les deux taches de service, avaient récolté une minuscule canadienne au bout du ravin.

Aussitôt nos affaires posées, une atmosphère sinistre est tombée sur la troupe 7. Personne n’avait prononcé un mot, mais le mal était perceptible, comme des nuages noirs annonciateurs d’orage au-dessus de nos têtes. On venait à peine de déballer nos sacs de couchage que les emmerdes commençaient. Les pans à l’arrière de notre tente se sont écartés et JJ Shaffer s’est glissé à l’intérieur. Il était déterminé. Il a sorti son long couteau de sa gaine, puis m’a plaqué contre le piquet.

— Tu vas voir, Zajack. Tu vas voir ce que tu vas voir, connard !

Voir quoi ?

Il a posé la lame lourde et froide contre ma gorge et a appuyé jusqu’à ce que la pointe égratigne ma peau.

Puis il a disparu. JJ s’était montré vague, mais le message était passé. Si je ne lui obéissais pas, il me réglait mon compte.

— Te bile pas, vieux, m’a dit Frankie.

Mais je me bilais quand même. Shaffer me cassait les couilles depuis mon arrivée dans la troupe. Et il était deux fois plus costaud que moi.

Nos journées étaient bien remplies, avec toute la gamme des activités censées occuper un groupe de garçons : canoë, natation, base-ball, sculpture sur bois, randonnée. À la nuit tombée, les moniteurs organisaient d’ineptes soirées chantantes autour du feu. Mais tout se passait dans la forêt et les tentes, lorsque les responsables dormaient à poings fermés. On avait introduit subrepticement des paquets de cigarettes. Il y avait toujours quelqu’un qui avait une bouteille de bibine. On jouait du fric aux cartes jusqu’à minuit. Deux heures plus tard, quand le calme régnait, les opérations commandos pouvaient débuter…

Les cibles étaient choisies selon l’inspiration du moment. Personne n’était épargné, hormis les meneurs : Ricky Cee, Izydor Kazmierz et JJ. Ils nous avaient recrutés, Frankie et moi, pour faire le guet.

Si tout se passait selon nos vœux, la Sangsue n’oublierait jamais ce camp. Il devait bénéficier d’un avant-goût de ce qui l’attendait dès la première nuit.

On s’est glissés hors de la tente d’Izydor comme une bande de terroristes.

— Souviens-toi, Zajack : si tu caftes, je te casse ta putain de gueule ! m’a averti JJ. Ferme-la et fais ce qu’on te dit. Pareil pour toi, Frankie !

— OK. En route !

Les lames sont sorties. Rasant le sol, nous contournons le camp. Au centre du cercle, les braises du feu à l’agonie grésillent. On n’entend plus qu’un concert de ronflements.

À quelques pas de la canadienne de la Sangsue, JJ lève le bras et tout le monde s’arrête. Il brandit son couteau Bowie, qui brille à la lumière dure de la pleine lune. Puis il tranche la toile, recule et baisse sa braguette. Izydor et Ricky l’imitent. Ils présentent leur arme. La pisse se déverse à gros bouillons et gicle comme des gouttes de pluie…

De la tente s’échappent de lourds grognements ensommeillés. La Sangsue et Barney sont crevés après une longue journée de saines activités typiquement américaines. Izydor dirige son jet vers leurs godillots, leurs pantalons, leurs chemises et leurs chaussettes. Ricky et JJ visent les sacs de couchage. Une fois qu’ils ont terminé, ils remballent la marchandise.

Izydor répand alors du liquide à briquet sur leurs affaires. Puis Ricky sort une boîte d’allumettes de sa poche et en craque une. Il met le feu à l’attache qui ferme la porte de la tente. La flamme danse avant de prendre. Puis elle enfle brusquement et dévore le pan de toile.

Tous les cinq, nous reculons dans les taillis, mais nous restons à proximité. Les grands ne veulent pas rater le réveil des deux serins.

— Hé, la Sangsue, fait JJ à voix basse.

On a entendu le bruissement des sacs de couchage.

— Quoa… quo… AAAAAH… EEEEEEEEH !

C’est Markowicz, qui chougne comme une gonzesse.

— Ooh… ooooh ! couine à son tour Werton. Qu’est-ce que… C’est tout mouillé ! Peut-être qu’il a plu et que la tente fuit ?

Ce con est dans la pisse jusqu’aux genoux et il ne s’en rend même pas compte. On est morts de rire.

— Au feu ! À l’aide !

La guitoune tangue sous les efforts lourdauds des deux garçons qui s’évertuent à étouffer les flammes.

— Au feu !

On détale pour rejoindre nos abris. Le chaos gagne rapidement le camp. Une cloche sonne. Des ordres affolés fusent, tandis que les scouts hébétés prennent leur poste.

Frankie et moi faisons semblant d’être en train de rêver quand un moniteur donne un coup de poing contre notre tente.

— Au feu ! Tous les scouts sur le pont ! Au feu ! Sortez tous ! Au feu ! Au feu ! AU FEU ! ! !

On prend notre temps. Simplement vêtu d’un caleçon à motif cachemire, Venski s’affaire dans l’obscurité, un seau dans chaque main. On se relaie entre la pompe à eau et l’incendie : une chaîne humaine, comme au bon vieux temps.

Le sommet de la canadienne de la Sangsue crache des flammes. Des langues orange lèchent les tentes voisines. Elles sont à deux doigts de prendre feu à leur tour.

Ricky, JJ et Izydor se trouvent en première ligne. Le visage sévère, ils ont rejoint la brigade et sont déjà au boulot.

Des renforts sont arrivés, la troupe 115, la 66 de Jersey City et la 79 avec les culs-terreux de South Jersey. En deux temps trois mouvements, le brasier est maîtrisé.

Une fois l’épisode terminé et les volontaires renvoyés à leurs camps respectifs, Venski ordonne à la troupe 7 de se mettre en formation. Il nous remercie d’avoir accompli notre devoir. Il nous félicite du courage dont nous avons su faire preuve face à l’urgence, dans des conditions difficiles. Il en ressort clairement que nous avons bien appris notre leçon sur la conduite à tenir en cas de crise…

Mais en tant que chef scout, il doit déterminer comment cet incident a pu se produire.

— Alors, les gars ? Qui a déclenché cet incendie ?

Rien, pas un mot. La Sangsue, les yeux écarquillés, toujours terrorisé, regarde droit devant lui.

— Je veux rentrer chez moi, renifle Barney. Est-ce que je peux au moins appeler ma mère ?

Venski ne veut rien entendre. Il fait les cent pas en nous toisant. Il ne sait pas à qui il a affaire.

— J’attends, les gars. J’attendrai toute la nuit pour avoir une réponse s’il le faut. Et vous aussi.

— Werton et Markowicz fumaient dans leur tente. C’est ce qui a mis le feu, lance soudain Izydor.

Venski hausse les sourcils. Izydor est son premier chef de patrouille, il ne peut pas l’ignorer.

Il foudroie la Sangsue du regard. Cela fait un moment qu’il le soupçonne d’être un fauteur de troubles.

— C’est vrai ? Vous fumiez dans votre tente ?

— Non, je le jure devant Dieu, on n’a jamais fait ça ! Il ment !

Izydor proteste.

— C’est lui qui ment, m’sieur Venski. Ils fument dans leur tente depuis qu’on est arrivés.

Le chef hoche la tête avec componction : il a mordu à l’hameçon. La Sangsue pète les plombs. Il accuse Ricky, Izydor et JJ de le harceler et d’avoir mis le feu eux-mêmes – ce qui signe sa perte.

— Ils ont pissé dans mes chaussures ! gémit-il.

Il veut les montrer à Venski, mais celui-ci s’en moque. Werton et les vrais coupables se hurlent dessus.

Vensky en a soudain ras la casquette. Il est quand même trois heures du matin.

— Maintenant, assez ! Retournez vous coucher. Je découvrirai la vérité, faites-moi confiance. Werton et Markowicz, prenez la tente vide près du départ du sentier rouge. Et plus de cigarette au lit, compris ? La troupe, n’oubliez pas : on a une randonnée de quinze kilomètres à l’aube. Alors, essayez de dormir un peu.

Épuisé, tout le monde se disperse dans la brume qui enveloppe les résineux. Il n’est pas loin de trois heures et quart à présent. Le réveil est prévu à six heures trente pétantes.

Ricky Cee se dirige mine de rien vers Werton et lui flanque un violent coup de poing dans le bras.

— Hé, la Sangsue ! Tu vas en chier !