DIEU BÉNISSE L’AMÉRIQUE

Il n’y avait rien. Et soudain j’étais là. Si j’ai eu une vie antérieure, une précédente incarnation, je n’en garde aucun souvenir.

Tout a commencé ainsi…

Il n’existe aucun lien temporel entre un événement et le suivant. Au bout du compte, il ne reste qu’un fatras d’expériences aux contours indistincts. Ce qui est arrivé autrefois – c’est une mitraillette qui aurait arrosé un large périmètre, dans le but de laisser un maximum de cadavres sur le trottoir.

Mais quand on cesse de se rappeler le passé, quand on tente de refermer les doigts autour de son cou, il a disparu à jamais. Reste le résidu sanglant des distorsions… des rêves… des contes de fées… des illusions. Ce n’est pas ce que je cherche. Ce qui m’intéresse, c’est la vérité, mais dès que les mots touchent le papier, il y a un truc qui déraille. On a beau essayer, l’essence des choses nous échappe toujours…

*

Une chose est sûre, d’entrée de jeu, c’était mal barré. Ma mère – elle s’appelait Bash – m’a raconté qu’elle était censée accoucher en novembre, pour Thanksgiving, mais j’ai attendu l’avant-veille de Noël : j’ai déboulé un samedi soir, pile au milieu du siècle, sous l’influence de Saturne, dieu de la mort, de la destruction et des calamités. « Le jour sans nom », l’appelaient les druides. Et c’est vrai, il faut toujours que je voie le mauvais côté des choses – normal, je suis né en hiver, pendant la plus longue nuit de l’année. Des lustres plus tard, une astrologue m’avouerait que j’avais la carte du ciel la plus guignarde qu’elle ait jamais étudiée. Pour le prouver, elle me lirait les explications des symboles mystiques attachés aux étoiles et aux planètes de mon destin. « Un jeune homme enlaçant une belle femme qui se transforme en squelette entre ses bras… Un type assis à une table, qui regarde d’un air accablé un violon aux cordes cassées… Un chien fou qui hurle à la lune… » Et j’en passe. Pourtant, en ce temps-là, ça n’allait pas si mal sur terre, ça allait même plutôt bien.

Tout n’était que Bonheur et Prospérité, Famille et Dieu. Le grand carnage – la Seconde Guerre mondiale – était terminé depuis quelques années, les jeunes gars étaient de retour sur le sol de la mère patrie et ils se mariaient, achetaient des maisons et baisaient comme des lapins dans leurs clapiers à crédit. Un pain ne coûtait que quatorze cents… une Ford neuve mille cinq cents dollars… une baraque en banlieue huit mille. Des mélodies sirupeuses flottaient dans l’air : « Bibbidi, Bobbidi, Boo »… « The Red-Nosed Reindeer »… « I Love You (A Bushel And A Peck) ». Il n’y en avait que pour Marilyn Monroe, et les New York Yankees enchaînaient les victoires…