« Ce n’était pas censé se passer comme ça, dans le rêve américain. »
Dieu bénisse l’Amérique,
Mark SaFranko
Pour les fans de Putain d’Olivia et de Confessions d’un loser (et comment ne pas l’être ?), Dieu bénisse l’Amérique pose un regard rempli d’humour noir sur « les jeunes années de Max Zajack ». Souvent tragique, occasionnellement amer, parfois si drôle et absurde qu’on ne peut s’empêcher de rire tout haut, le dernier SaFranko se situe au croisement du récit picaresque et du roman d’apprentissage à la première personne, relaté dans un style truculent et cru, qui prend le lecteur à la gorge et serre jusqu’à ce que les larmes coulent. Songez aux Souvenirs d’un pas grand-chose, de Bukowski, ou à Des mules et des hommes, de Harry Crews – mais en plus implacable.
Lorsque le narrateur, qui livre des journaux pour gagner quelques sous, est agressé par un gang de jeunes Noirs, il constate : « Comme toujours face à la vie, j’étais passif. » Cette absence de réaction est un leitmotiv du roman, où l’on voit Max, fils d’immigrés polonais minables, grandir dans un foyer sans amour, entre un père violent aux espoirs brisés et une mère qui finira folle. Au 810 Iowa Avenue, passer une journée sans recevoir une raclée ni subir de nouvelle humiliation est une victoire morale en soi. Tandis que Max lutte pour survivre dans cette atmosphère oppressante, on rêve de le voir échapper à ses bourreaux – ses parents, ses camarades de classe, ses amis –, mais on continue de tourner les pages avec une stupéfaction horrifiée et une fascination croissante, curieux de savoir où et quand il subira sa prochaine avanie. SaFranko ne nous déçoit jamais – pourtant, il aurait été facile de se dégonfler, et à la fin de transformer la tragédie en rédemption. Avec cet anti-héros, cependant, il nous présente un personnage attachant, tout en montrant la vie telle qu’elle est : sinistre, impitoyable, dans ses contours les plus sombres.
Ce roman est également un mélange rabelaisien du pervers et du grotesque, peuplé de personnages felliniens. Il y a la sœur Angelica, l’enseignante qui demande à l’un de ses jeunes élèves de la flageller en public et tombe en extase religieuse, le prélat qui se masturbe en écoutant la première confession de Max, le coiffeur polonais qui tombe raide mort en coupant les cheveux du petit garçon, plongeant les cisailles dans son cou et manquant de peu la jugulaire, ou encore l’espion ventripotent de la direction du magasin où travaille Max, qui lui demande de l’enduire d’huile solaire tout en le faisant boire pour qu’il dénonce ses collègues. Bien entendu, comme dans tout roman d’apprentissage qui se respecte, il est question de la découverte de la sexualité, précoce dans le cas de notre héros. S’ensuivent des récits de frustrations, de premières amours, d’espoirs perdus et de rêves différés qui font frémir le lecteur pour Max, surtout lorsque, résumant la futilité et l’incomplétude de son existence, le narrateur déclare : « Quand le présent n’est qu’une coquille creuse, on n’a plus rien à attendre de la vie. »
Au milieu de tout cela, SaFranko pose un regard sans concession sur l’Amérique des années 1950 et du début des années 1960, tout en se colletant avec un sujet essentiel : la perte des repères moraux dans une société brutale, cruelle, indifférente à nos désirs et à nos aspirations. Dans ce monde, et c’est flagrant ici, être issu d’une famille d’immigrants pauvres de la première génération signifie s’accrocher à un optimisme aveugle, quand bien même l’existence est une lutte quotidienne contre la misère et le désespoir ; c’est être de droite et raciste pour compenser les humiliations subies, parce que l’égalité des chances et l’instruction pour tous sont un mirage ; c’est chérir les illusions du rêve américain, comme Jake Zajack, tandis qu’on voit sa vie se défaire devant ses yeux. Son fils Max est plus cynique. Il décide de se retirer de la course dès la maternelle, quand il se rend compte que, « comme le reste, [c’est] une catastrophe annoncée ». Ainsi, lorsque la menace de la guerre froide plane, omniprésente, il imagine dans un accès de fièvre une destruction surréaliste de son univers. De même, dans l’un des grands passages comiques du roman, au cours d’un exercice antiaérien, il invente une explosion nucléaire qui le sauverait de l’étude haïe des mathématiques et annihilerait ses condisciples, qui l’ont traité avec cruauté et violence. Pour lui, le rêve américain, c’est un type « vêtu d’un pantalon taché de merde, d’une chemise bouffée par les mites et de chaussures attachées avec des élastiques, mâchonnant un cigare ramassé dans le caniveau ».
Dieu bénisse l’Amérique est un livre qui tend un miroir à une société sans âme, infestée par les valeurs matérielles, où les derniers vestiges d’humanité ont été érodés par la quête aveugle de la réussite et du luxe ostentatoire. Le monde littéraire devrait avoir peur de ce roman, car il nous arrache à notre confort et nous secoue jusqu’au plus profond de notre être. SaFranko n’est pas uniquement un mauvais garçon, il nous met face à la manière indigne dont nous traitons les individus qui osent être différents et ne pas se conformer à la norme.
En dépit de son humour noir, Dieu bénisse l’Amérique est un livre fondamentalement sérieux. En introduction, Max nous explique qu’il recherche la « vérité », même s’il sait que « l’essence des choses nous échappe toujours ». SaFranko n’ignore pas que l’écrivain est une voix difficilement audible, dont le but n’a pas changé depuis le grand Ben Johnson, qui, dans la préface à son Alchimiste, affirmait que le poète satirique avait pour mission « d’améliorer l’être humain ». On pourrait s’attendre à ce qu’un auteur postmoderne comme SaFranko ricane devant un objectif aussi noble dans ce roman parfois burlesque, mais c’est précisément la capacité qu’il a de présenter l’enfance de Max Zajack comme une authentique tragi-comédie qui donne au roman son pathos et son humanité.
Dieu bénisse l’Amérique est un livre qu’on ne peut pas refermer avant de l’avoir terminé, et qu’on souhaite relire à peine achevé.
Zslot Alapi édite la revue The Loose Canon et a dirigé l’anthologie Writing at the Edge (Siren Song Press, 2007)