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L’indifférence de Bridget Derry ne faisait qu’intensifier mon obsession. L’idée qu’elle et Vesuvius se retrouvaient peut-être hors de l’école me rongeait. Est-ce qu’elle l’enlaçait et l’embrassait comme les gens à la télé ? Lui murmurait-elle qu’elle l’aimait ?

Vesuvius n’en parlait pas. Cette chance, aussi incroyable qu’injuste, me le rendait haïssable. Tout ça parce qu’il vivait en banlieue, dans une de ces baraques à demis-niveaux devant lesquelles Bash et le paternel bavaient d’envie. À coup sûr, c’était pour cette raison qu’il plaisait à Bridget, parce qu’il n’habitait pas dans le ghetto polonais. Ce qui était un autre obstacle immuable, car les Zajack ne bougeraient jamais de là.

De désespoir, je me suis mis à traîner dans la rue. Ma bande se composait de Frankie Zekara et Dickie Shayner. Charlie Kinowski se joignait parfois à nous, même s’il sentait le putois. Il faut dire qu’il était poilant. Rien que de le voir se dandiner, on était pliés en deux. Et comme un singe dressé, il faisait tout ce qu’on lui demandait.

On formait donc une bande à nous quatre. On écumait le quartier. Mais la plupart du temps on traînait autour du dépôt de ferraille derrière l’hôpital, ou du chemin de fer de New York Avenue. Pour le plaisir, on a cassé les fenêtres de l’entrepôt, là-bas. C’est avec eux que je suis devenu accro aux cigarettes et que j’ai appris tous les jurons de la création…

Dans la rue, j’étais chez moi. Au lieu de m’affaiblir, mon cœur brisé m’avait coulé de l’acier dans la colonne vertébrale. J’étais prêt à tout. Mike Vesuvius était un con. Si j’en avais l’occasion, je lui péterais la gueule, et ce jour-là, Bridget comprendrait son erreur…

La sœur Angelina avait ses bizarreries, mais elle n’était pas tombée de la dernière pluie. Elle nous avait à l’œil. Une des filles nous avait peut-être balancés.

— Mener une vie de débauche, employer des gros mots, fumer ! Vous ne faites que pécher ! Dieu vous punira ! Comme il m’a punie ! Dieu voit tout et il n’oublie pas ! À partir de maintenant, vous ne devez plus vivre que pour Notre-Seigneur et Sauveur, Jésus-Christ !

Elle tombe à genoux, le visage ruisselant de larmes. Encore un spectacle flippant, le genre de truc qui vous casse le moral. On se faisait aussi silencieux que des petites souris quand la sœur se prosternait ainsi devant le tableau.

— Mon Dieu, je vous en prie, faites que je sois bonne ! Faites que je sois pure ! Faites que je sois fidèle à mon époux Jésus !

Elle se tord sur le parquet, oubliant notre présence, dans une autre dimension.

Une fois encore, elle fait appel aux talents de Charlie. Elle n’a pas à le lui demander deux fois. Il se précipite sur la baguette. Il la lève au-dessus de sa tête en braillant. De ma chaise, j’ai l’impression qu’il punit cette cinglée qui nous gâche la journée.

Malgré sa graisse, Charlie a de la force.

Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan !

Chaque coup transporte un peu plus Angelina. Ses yeux brillent comme des guirlandes de Noël.

Lorsque Charlie en a assez, la bonne sœur se redresse et lisse ses vêtements. On reprend la leçon sur la peinture. Le sujet est la Petite Fille à l’arrosoir, de Renoir. Personne ne sait quoi en penser. Même topo devant Le Facteur Roulin de Van Gogh. Quelle idée de nous faire étudier un gus aux mains noueuses ! ou une gamine dans un jardin ! C’est quoi ces foutaises ?