96.

La soudaine aggravation de l’état de l’oncle Henry me travaillait. J’avais toujours douté de ma propre santé mentale, et le voir s’effondrer ainsi n’arrangeait rien. Après tout, qui avait souffert d’insomnies pendant des années, du temps où il avait Bridget Derry dans la peau ? Qui était resté sans rien faire, quand on avait poussé Paul Werton dans un précipice ? Qui avait balancé un sac de clubs sur un parcours de golf dans un accès de rage incontrôlable ? Et pour couronner le tout, il y avait des cas de démence des deux côtés de ma famille.

De nouveau, je ne dormais plus. Je restais couché à ruminer et à ressasser. Quand commencerais-je à dérailler comme l’oncle Henry ? Est-ce qu’on me jetterait à l’asile ? Je ne voulais pas finir là-bas. Une fois que tu te retrouves avec l’étiquette « zinzin », tu ne t’en débarrasses jamais.

Mais à mon réveil, le lendemain, j’avais repris du poil de la bête. Boire une tasse de café, chier un bon coup, regarder le ciel bleu et le soleil, écouter les deux faces de Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band : c’était tout ce qu’il fallait. Lorsque je suis arrivé au boulot, je ne me sentais pas si mal.

J’avais quelques amis là-bas, ça aidait aussi. Sean McMorrison était agent de sécurité, comme Buddy Picardo. Mickey Sigmund, qui vendait des tondeuses au rayon patio et jardin, traînait avec nous également – quand il n’était pas en train de lever toutes les clientes du magasin. Mes relations avec Buddy s’étaient même réchauffées. On passait pas mal de temps dans leur bureau, un cagibi dans l’allée 3. Mon chef pointait son nez de temps en temps, car il était pote avec les gars de la sécurité avant mon arrivée chez Korvette’s. Après le boulot, on se dirigeait ensemble vers le parking pour vider quelques bières ou fumer un joint dans la Plymouth pourrie de Mickey.

L’été nous a amené David Rogoff. Il est apparu du jour au lendemain et a presque aussitôt été propulsé assistant d’Irv Schwartzman, du rayon homme. Les gobe-mouches qui attendaient une promotion depuis des mois, voire des années, et constataient qu’on leur avait préféré un nouveau venu ne décoléraient pas. Mais il suffisait de lire la note affichée sur le tableau de la salle du personnel pour comprendre la raison de son ascension éclair. On avait transféré Rogoff du quartier général de New York pour donner un coup de pouce au vêtement masculin, qui se portait mal. Il fallait reconnaître qu’il avait un sacré CV : Macy’s à Herald Square… Bloomingdales… Lord and Taylor… Saks.

Rogoff était blond, obèse, joyeux et bavard – l’opposé des dépressifs et des zombies qui travaillaient avec nous. Lorsqu’il a découvert que j’aimais les livres « intelligents », il s’est tout de suite intéressé à mon cas. Il me posait un tas de questions sur mon milieu, mes parents, mes ambitions dans la vie – comme si j’en avais.

Rogoff m’interrogeait aussi sur mes copains au magasin, il voulait tout savoir à leur sujet, même quand il s’agissait de types que je connaissais à peine. Il se qualifiait d’« observateur compulsif de la nature humaine », se prétendait curieux de tous et de tout. Autrefois, il avait nourri des « aspirations artistiques », mais il demeurait très vague à ce propos, ne mentionnant que des cours à l’Art Students League. Il semblait fier de pouvoir dire que son meilleur ami partageait un appartement à Chelsea avec Veronica Lake, l’actrice des films de la Seconde Guerre mondiale, et qu’ils sortaient tous ensemble à l’occasion.

— Tu te souviens d’elle : Le Dahlia bleu, avec Alan Ladd, Ma femme est une sorcière, Les Filles du major ?

Je secouais la tête. Je ne voyais absolument pas. J’étais pas le genre à soupirer après des célébrités fanées.

— Elle a la cinquantaine aujourd’hui, mais elle a encore de l’allure, la garce…

Je ne comprenais pas l’intérêt de vivre avec une vieille peau, mais au lieu de poser des questions, j’écoutais.

Rogoff logeait au Colonial Motor Inn, sur la Route 1, en attendant de trouver quelque chose de permanent. Il avait une suite tout confort, là-bas.

— Dès que j’ai une minute de libre, je suis à la piscine !

Ce tas de graisse menait la belle vie, cela ne faisait aucun doute. Le week-end, il disparaissait. Le lundi, il nous rebattait les oreilles avec « les clubs fabuleux du Village » qu’il daignait fréquenter, des lieux où « tout » se passait.

— Tu devrais m’accompagner, un de ces quatre, Max, et amener tes amis.

Rogoff n’a pas tardé à me courir sur le haricot. Il me collait aux basques dès que je faisais un mouvement : que je traverse Olden Avenue pour acheter une part de pizza, que je sorte fumer une cigarette ou que j’aille pisser. En cela, il me rappelait un peu la Sangsue. Il avait même tenté de se faire inviter à dîner au 810, pour rencontrer mes parents.

Je le comprenais, en même temps – il devait se sentir isolé au motel. J’éprouvais peut-être aussi un sentiment de culpabilité inconscient, à cause de la mort de Paul Werton. Mais je ne voulais pas de Rogoff à la maison – il n’était pas question qu’il voie Bash dans cet état.

Ce n’était pas tout : il avait quelque chose de louche. Ce type ne pouvait pas s’empêcher de me toucher quand il me parlait. Il me harcelait. Mais lorsqu’il m’a supplié pour la cinquantième fois de venir lui rendre visite chez lui, j’ai cédé. Il me paraissait inoffensif…

Lorsque je me suis pointé au Colonial Motor Inn, ce mercredi-là, Rogoff sirotait un gin tonic au bord de la piscine. Vautré sur son lit de plage, des lunettes miroir enveloppantes sur le nez, il se prenait pour un producteur de Hollywood. Sa répugnante chair crayeuse suintait comme de la gélatine par-dessus l’élastique de son maillot de bain. Il ressemblait à un baleineau échoué sur le sable.

— Max chou-ou ! Ça fait plaisir de te voir.

Chou-ou ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Quel genre de mec en appelle un autre « chou-ou » ?

Rogoff me propose de me baigner. Ce n’est pas encore tout à fait l’été, mais il fait particulièrement chaud et je suis déjà en sueur. L’eau bleue cristalline paraît irrésistible.

J’entre dans la chambre du directeur adjoint et je regarde autour de moi. Propre et bien rangée. J’enfile mon maillot dans la salle de bains, fais quelques longueurs dans la piscine avant de m’écrouler sur un autre lit de plage.

Rogoff me file à boire jusqu’à ce que je sombre dans une molle torpeur sous le soleil. Quand on parle, c’est uniquement de filles. Celles qu’on voudrait avoir là, maintenant. Celles qu’on compte baiser. Rogoff se vante de toutes les nanas qu’il s’est tapées, et il y en a une tripotée.

— Cette Renee dont je te causais, la chienne qui habite la Soixante-septième Rue Est, eh bien elle l’aime dans le cul ! Elle ne peut pas s’en passer ! Il a fallu que je me casse : elle m’épuisait !

Il vit seul dans ce motel en ce moment simplement parce qu’il se trouve entre deux salopes. Lorsqu’il rentrera à Manhattan, il bandera comme un âne. Toutes les plus belles garces de New York tomberont à ses pieds…

Je le toise. Je suis sceptique. Ce gros tas ?

Mais après tout, ce ne serait pas la première fois que je me trompe. Qu’est-ce que j’en sais, moi, de ce qui plaît aux femmes ? Je suis le dernier des ballots quand il s’agit d’en mettre une dans mon lit. Je suis bien obligé de croire gras-double sur parole.

Cependant, il y a un truc qui cloche. Je flaire l’embrouille.

La combinaison de l’alcool et du soleil produit son effet. J’ai la trique à force de parler de cul. Les Beatles, les Stones, les Kinks et les Animais chevauchent les vagues qui s’échappent du transistor. E.J. Korvette’s se trouve à des milliers d’années-lumière.

— Alors, Max… C’est pas mieux que de traîner dans le bureau de la sécurité ?

— J’imagine…

— Tu imagines ? C’est qu’une bande de minables ! Et je sais de quoi je parle. Picardo, McMorrison et l’autre…

— Sigmund ? Il travaille pas à la sécurité. Il vend des tondeuses, des barbecues, ce genre de conneries.

— Ouais, Mickey Sigmund… Mais qu’est-ce que vous avez en commun ? Tu es trop malin pour ces crétins. Tu ne rêves pas d’être un faux flic, toi ?

Il sourit. Il est en terrain familier. Personnellement, je ne tiens pas à en parler. Les mecs de la sécurité ne sont pas si intéressants que ça.

— Putain, non, j’ai pas envie d’être flic.

— Un jeune gars intelligent comme toi, tu devrais être à la fac. Alors, qu’est-ce que tu fabriques avec ces gorilles, hein ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Et qu’est-ce que ça peut foutre ? Une chose est sûre, c’est que Mickey voit passer plus de culs qu’un chiotte. Si tu visais les souris qu’il emballe au magasin : c’est incroyable. Je me dis que c’est peut-être contagieux.

— T’es certain que c’est tout ce qu’il emballe ? fait Rogoff avec un reniflement méprisant.

— Comment ça ?

— Je me demande, c’est tout. Ces types me semblent un peu louches… Tu ne les trouves pas louches, toi ?

J’en ai ras le bol de sa constante curiosité. Qu’est-ce qui m’a pris de venir ici ?

Tu ne les as jamais vus faire des trucs en douce au magasin ? Ce sont les derniers mots que j’entends avant de perdre connaissance.

Lorsque je rouvre les yeux, j’ai l’impression d’avoir été drogué. Il fait tellement chaud que mon maillot est sec. Rogoff se tient au-dessus de moi, un sourire penaud sur ses lèvres roses.

Qu’est-ce que ce salopard a foutu pendant que j’étais dans les vapes ?

Il babille de nouveau.

— Max chou-ou, tu peux me passer de l’huile à bronzer dans le dos ? Je suis en train de rôtir avec ce soleil ! Tu veux bien ?

Je m’appuie tant bien que mal sur mes coudes et regarde derrière mes lunettes noires cette boule de suif écœurante.

Je secoue la tête.

— Non.

Rogoff fait la moue et geint. Après tous les gin tonics qu’il m’a servis ? Et l’accès à la piscine privée ? La moindre des choses, ce serait de lui passer de l’huile.

— Pas question, vieux.

— Allez, Max…

Je ne lui balance pas à la figure : « C’est un truc de pédé », mais c’est exactement ce que je pense.

Je secoue le poids qui plombe mes membres et je me lève du lit de plage.

— Max, où vas-tu ? Pourquoi tu ne me tiens pas un peu compagnie ?

Je me dirige déjà vers l’arrêt de bus.