Jake avait décidé que la bagnole avait simplement besoin d’un long trajet pour se décrasser les conduits et que tout s’arrangerait.
— Tu vois, Max, parfois, c’est tout ce qu’il faut : une bonne virée sur la route et adieu les petits tracas. Les hydrocarbures : c’est ça le problème.
Il était obsédé par le Canada depuis que l’oncle Biff était rentré de ses vacances d’été dans l’Ontario avec le coffre rempli de bacon, de couenne et de pieds de cochon en gelée. On avait des parents dans un bled qui s’appelait Scotland, des gens qu’on n’avait jamais rencontrés, du côté d’un frère de mon grand-père, depuis longtemps perdu de vue.
Le paternel a sorti ses cartes routières et les a dépliées sur la table de la cuisine.
— Hé, regardez… c’est là !
Il montrait un point sur le papier. Scotland se trouvait dans le sud de la péninsule, pas loin d’une ville nommée Hamilton. Il a passé les deux heures suivantes à tracer des itinéraires. On était tout excités à la perspective de faire une surprise à ces inconnus…
Rien ne vaut la sensation de s’embarquer pour une destination inconnue, surtout par un matin d’été, quand une guirlande de rubis se découpe dans le ciel précédant l’aube. On avait mis les valises en carton dans le coffre, rempli la glacière de sandwichs et de bières, débranché les appareils électriques dans la maison et dégivré le frigo. Le silence régnait dans Iowa Avenue. Je pensais aux voisins endormis. Dans quelques heures, ils s’affaireraient aux mêmes activités que la veille et le jour d’avant : ils seraient en route pour leurs boulots merdiques, se disputeraient avec leurs femmes, fileraient une raclée à leurs gosses…
Alors que les Zajack avaient quatorze jours devant eux. Cette année le paternel bénéficiait de deux longues semaines de vacances : on ne l’attendait à la caserne que début septembre, un peu avant la fête du Travail…
Bash et lui passaient en revue ce qu’on avait pu oublier, tandis que la Biscayne roulait vers Mulberry Street. Le brûleur de la cuisinière était-il bien éteint ? On n’était qu’à quelques dizaines de mètres, quand Jake a décidé de faire demi-tour pour s’en assurer, au cas où. Personne ne souhaitait que les flammes détruisent la maison pendant notre absence, non ? On n’avait même pas fini de la payer – loin de là !
Ensuite, on a bien roulé. À dix heures, on était déjà à trois cents kilomètres d’Iowa Avenue. La Biscayne filait doux – pas un pet de travers. Le paternel avait raison, tout compte fait.
Lorsque nous sommes arrivés au Canada, le lendemain, j’avais le cul en compote. À la frontière, le douanier a vérifié nos papiers, puis il a ouvert le coffre.
— Quel est le motif de votre séjour ?
— Nous venons en vacances ! a répondu fièrement Jake.
L’homme a hoché la tête.
— Bienvenue au Canada.
Il nous restait encore un bon bout de chemin. Il n’y avait rien dans ce pays, hormis des arbres en pagaille et de vastes plaines vides, avec un lac ou une rivière ici et là. On ne voyait même pas d’habitants.
On est arrivés à Scotland en fin d’après-midi. Le paternel s’est arrêté à une station-service et a demandé le téléphone.
L’employé a indiqué la vitrine. Jake est entré dans la boutique et a consulté l’annuaire. Puis il a glissé dans la fente une de ces atroces pièces de dix cents canadiennes avant de composer le numéro.
Du siège arrière, je voyais ses lèvres bouger. Un grand sourire a éclairé son visage et il nous a fait signe.
Lorsqu’il s’est rassis au volant, il jubilait.
— Venez donc pour dîner : c’est ce qu’ils ont dit…
Ils vivaient à deux minutes de là. C’était une vieille baraque victorienne délabrée, avec une vue panoramique sur le nord du comté. Des monticules de saloperies – des pneus usés, des appareils corrodés, des sommiers à ressorts bouffés par la rouille – jonchaient la cour.
— Oh ! Y aurait besoin d’un bon coup de balai, a murmuré Bash.
Ça ne se voulait pas une critique, mais elle était un peu désarçonnée. On s’attendait juste à autre chose.
On a laissé la voiture dans l’allée et on a gravi les marches de bois qui menaient à la maison. Le paternel a frappé et, un instant plus tard, des pas résonnaient à l’intérieur.
— Jake Zajack, a-t-il annoncé à l’oncle Cy et à la tante Eleanor. Et voici ma femme Bash… et mon fils Max.
Ils m’ont jaugé d’un coup d’œil puis m’ont totalement ignoré. Ils nous ont invités à nous asseoir dans le salon. On était à peine installés que, en dignes membres du clan Zajack, ils se sont lancés dans une litanie de plaintes que je connaissais trop bien.
Cy et Eleanor avaient bien du souci depuis deux ans. Les affaires ne marchaient pas. Plus personne ne voulait de cochon. Ils vendraient bien la maison, si seulement ils trouvaient preneur, pour aller vivre dans un coin agréable et ensoleillé, en Californie par exemple.
Je m’ennuyais comme un rat mort tandis qu’ils débitaient leurs salades sur l’arbre généalogique de la famille et l’état du monde. Enfin, après avoir entretenu le suspens un long moment, ils ont insisté pour qu’on dorme chez eux puisqu’ils avaient une chambre d’amis. Ils se sentiraient insultés si on ne restait pas au moins dîner. Bash et le paternel ont échangé un regard. C’était ce qu’ils attendaient.
— On voudrait pas déranger…
— C’est vraiment très aimable à vous !
Cy a secoué la tête.
— Soyez pas ridicules : on est du même sang, oui ou non ? Maintenant, n’en parlons plus.
Nos hôtes ont disparu pour aller préparer à manger. Leurs fils se joindraient à nous : ils étaient encore dehors, en train de s’occuper des bêtes.
Jake avait revêtu un masque joyeux. C’était son attitude habituelle face à l’inconnu. Nous avons regardé autour de nous les murs tachés d’humidité et le tissu d’ameublement usé jusqu’à la corde. Pourquoi l’oncle Biff était-il revenu si enthousiaste ? Cet endroit me foutait les chocottes…
Jake a charrié nos valises avec une parfaite courtoisie. Il était comme ça, lorsqu’il était sûr d’obtenir une faveur gratuite.
Nous avons hérité d’une chambre avec un lit deux places et un mince matelas par terre pour mon frère et moi.
— C’est bien, hein ? pépiait le paternel.
Bash se taisait, incapable de détacher les yeux de la couche de crasse jaune sur le sol.
Dehors s’élevaient une rangée d’étables en ruine et les remparts de bois d’une porcherie. Les animaux étaient obèses et de toutes les couleurs : il y en avait des noirs, des blancs, des roses.
Soudain, il s’est mis à tomber des gouttes énormes qui tintaient sur le toit de tôle, comme les balles au stand de tir d’une fête foraine.
— Heureusement qu’on n’est plus sur la route, a marmonné Bash.
Pourtant, elle ne semblait pas enchantée.
La salle à manger était une grange aménagée. Nous nous sommes assis à table. Au moment où on allait commencer, leurs grands gaillards de fils sont entrés d’un pas lourd.
Blaine et Norm étaient deux bottes de foin jumelles, aux lèvres épaisses et aux sourcils broussailleux. S’il y avait le moindre air de famille entre nous, il était bien caché. Leurs salopettes étaient crottées de paille et de merde de cochon. Ils n’avaient pas dû voir de savon depuis des semaines – et n’avaient pas dû y toucher depuis plus longtemps encore.
Les gorilles se sont assis et nous ont lancé des regards meurtriers. Ils ne nous ont même pas salués. Savaient-ils parler ? En tout cas, ils n’avaient pas l’air particulièrement heureux de rencontrer des parents éloignés. Chaque fois que Jake ou Bash leur posaient une question, ils grognaient. De toute manière, on n’avait pas tellement de sujets de conversation, à part la pluie qui avait redoublé d’intensité depuis qu’on avait attaqué nos pieds de cochon…
Le menu se composait du reste de la carcasse de l’animal. Bacon. Jarret. Tripes. Poitrine salée rôtie. Museau. Plat de côtes. Côtelettes. En accompagnement, patates douces et carottes trop cuites.
J’aurais tué pour un hamburger.
J’ai posé ma fourchette. Bash m’a flanqué un coup de pied sous la table. Dehors, il flottait de plus belle. Tante Eleanor lui a adressé un signe de tête.
— Pourquoi qu’il est si maigre, ce petit ? On le nourrit donc pas ? On dirait un orphelin coréen.
Ma mère était mortifiée. C’était le genre de commentaire qui la piquait au vif. Elle le prenait pour un affront personnel.
— C’est pas faute d’essayer, mais y a rien à faire… Allez, Maxie, mange !
J’ai porté ma fourchette à ma bouche, mais pas moyen d’avaler. J’ai entreposé ce que j’ai pu au creux de mes joues, tandis que je m’efforçais de décider de ce que j’allais en faire. Profitant d’un moment où personne ne regardait, j’ai toussé dans ma main et jeté la bouillie par terre.
Ce dîner m’a paru un long supplice au ralenti. Quand enfin est arrivée l’heure du café, on nous a envoyés au lit, mon frère et moi. Je me suis tapi comme un cancrelat sous la couverture de laine rêche. Je n’avais rien mangé, mais je n’avais pas faim.
Dehors, le ciel grondait, menaçant. Je m’ennuyais. Je ne parvenais pas à dormir. Je me suis retourné un moment sur mon matelas avant de m’assoupir…
Bash et le paternel m’ont réveillé quand ils nous ont rejoints.
— Je veux plus voir un seul cochon jusqu’à la fin de mes jours ! persiflait Bash. Et cette pluie ! J’ai jamais entendu pleuvoir si fort de ma vie ! Mais c’est quoi ce bruit ?
— Quel bruit ?
— Ce bruit, je te dis… comme… quelqu’un qui tousse !
Honk honk. Honk honk. Honk honk.
— Ce doit être le tonnerre.
— Le tonnerre mon cul !
Le paternel a sauté du lit en caleçon. Il a poussé le store et a cherché à travers la mousson.
— C’est ces fichus cochons, c’est ça que t’entends !
— Si ces sales bêtes font du bousin toute la nuit, je vais devenir folle !
En fait, aucun de nous ne devait fermer l’œil. Les grognements n’ont pas cessé un instant. Une dispute a éclaté entre Bash et le paternel. Ça canardait dans tous les sens : sur sa famille à lui… sa famille à elle… les responsabilités de l’un et de l’autre… et moi qui n’étais qu’un emmerdeur… tout tournait toujours mal, quoi qu’on fasse…
Enfin, une brume grise a annoncé l’aurore. La pluie continuait néanmoins à fouetter la tôle avec une déprimante furie.
— Fichons le camp d’ici, a décrété Jake, sautant dans son pantalon.
Il a couru à la cuisine où il a donné une excuse bidon pour justifier notre départ précipité.
— Vous voulez emporter un morceau de lard salé ? a demandé l’oncle Cy, tandis que nous portions nos valises à la voiture.
Bash a lancé un regard noir au paternel.
— Plus de place dans le coffre, s’est-il résolu à répondre. Ces nouvelles Chevrolet, c’est tout juste si on arrive à y caser les bagages. Mais merci pour tout…
C’était la première fois que je voyais les Zajack refuser quoi que ce soit de gratuit. Ils avaient vraiment hâte de filer. On n’avait même pas défait nos valises.
Tandis qu’on s’éloignait, les deux fils balançaient leurs seaux de merde sous les trombes du grand pays du Nord…