86.

Pour couronner le tout, cette bonne vieille Amérique avait ses propres problèmes. L’homme noir recommençait à tirer sur ses chaînes. Il en avait ras la casquette d’être enfermé dans le ghetto. Il y avait des émeutes à travers tout le pays : Watts… Detroit… Miami… Newark. À Trenton aussi. On sentait la tension dans les rues. Les incidents violents étaient quotidiens. Alors qu’il faisait une course en ville, notre voisin Tommy Prince était passé au mauvais endroit au mauvais moment. Près de Battle Monument, une meute de « frères » l’avaient tiré de sa voiture et tabassé en plein jour, avant de le laisser pour mort. « L’heure de la revanche a sonné », lui avait-on dit.

On avait retrouvé Tommy dans une ruelle avec les deux bras cassés. Il avait séjourné plusieurs mois à l’hôpital. Cette histoire lui avait esquinté les nerfs. Depuis, il buvait. Il n’était plus le même…

Partout, c’était le bordel. Le révérend Martin Luther King Jr. et Malcom X leur avaient mis des idées en tête. On murmurait qu’une insurrection à grande échelle se préparait. Les sirènes rugissaient nuit et jour. Elles rendaient fou Jake Zajack.

— Fichus moricauds, marmonnait-il dans sa barbe ! Ils se sont donné le mot pour me gâcher mes vacances ! J’ai deux semaines en août, et regarde ce qui arrive : ils décident de nous faire leur cirque !

Le paternel se voyait déjà sur la jetée de Wildwood, en train de pêcher le flet. Mais cette année, il était dit qu’il ne partirait pas. Tous les pompiers étaient réquisitionnés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils avaient ordre de ne pas s’éloigner du téléphone et d’attendre qu’on les appelle.

Au restaurant, c’était la routine. Les rues pouvaient être à feu et à sang, on continuait à vendre nos cochonneries habituelles : Gino Giant, frites, milk-shakes, poulet frit. Même les révolutionnaires doivent bouffer. Derrière le comptoir, on était tous frères : Noirs, Blancs, Portoricains. Tout ce qui importait ici, c’était la couleur de l’argent.

Par un après-midi poisseux, les sirènes se sont déclenchées. Mais cette fois elles ne s’arrêtaient plus. C’était un tel vacarme qu’on ne s’entendait plus penser. Jake Zajack a reçu un appel. On n’a pas eu le temps de lui dire au revoir. La radio rapportait que la ville brûlait. Nous savions à quoi nous en tenir : si ça tournait mal, on ne le reverrait peut-être jamais.

Nous avons allumé la télé. Le cœur de Trenton était la proie des flammes. Les habitants du ghetto avaient mis le feu à leur cage et, une fois la porte ouverte, ils se déversaient dans les rues en masse, dévastant tout sur leur passage : les boutiques et les magasins, les usines, leurs propres logements. Puis ils ont placé des tireurs sur les toits des immeubles pour canarder les pompiers envoyés pour éteindre l’incendie.

Les morts étaient des hommes qui travaillaient avec Jake Zajack. Lorsqu’elle a entendu leurs noms, Bash s’est enfermée dans sa chambre pour prier…

Le maire a décrété le couvre-feu, mais ça n’a servi à rien : il y a eu des feux d’artifice jusqu’au matin. Des colonnes orange, jaunes et cramoisies s’élevaient au-dessus de l’horizon au sud-est. Le crépitement des armes perforait la nuit. Je me retournais et m’agitais dans mon lit. Même si j’étais incapable de dormir, je ne voulais pas que la guerre s’arrête, je rêvais qu’elle envahisse chaque quartier, chaque rue : n’importe quoi, pourvu que le quotidien ne s’en relève pas.

Au matin, on n’entendait que les oiseaux pépier dans les arbres. Les informations télévisées étaient lacunaires. Il y avait des victimes supplémentaires, mais combien ? Le couvre-feu était maintenant total et obligatoire dans tout le périmètre de la ville. La police avait ordre de tirer à vue sur quiconque l’enfreignait.

Le paternel n’était pas rentré, ce qui signifiait qu’il était encore au boulot quelque part. Vers midi, les sirènes ont repris leur concert…

Je suis descendu au sous-sol avec David Copperfield pour tenter de lire. Lorsque le soir est tombé, le monde était sur le point de s’effondrer. Et les nerfs de Bash lâchaient.

— Ola Boga ! J’espère que ton père n’a rien ! Qui aurait pu imaginer que ces fichus sauvages déclencheraient un tel chaos !

Les rues désertées de North Trenton offraient une vision étrange et inquiétante. Les Keverka et les Prince n’étaient même pas sortis pour boire leur bière devant chez eux.

Deux maisons plus loin, Mr. Nedura a passé la tête dehors à la tombée de la nuit, alors que Bash et moi guettions le paternel sur la véranda.

— Hé, Pani Firemankie{8} ! C’est une honte, pas vrai ? Qu’est-ce qu’ils veulent ces nègres ? À ce train-là, c’est bientôt eux qui dirigeront le pays !

Bash a hoché la tête.

— Vous croyez qu’ils vont défiler dans Iowa Avenue ? Merde, j’espère qu’ils vont pas casser nos fenêtres : je viens d’en mettre des toutes neuves. Ça m’étonnerait que notre maire me les rembourse en cas de catastrophe ! Il se soucie plus d’eux que de nous !

À en croire la télévision, le centre-ville était un mur de flammes. Le quartier historique avait été réduit en cendres. La situation était grave, dramatique. Des cadavres jonchaient les rues. Le nombre de victimes ne cessait d’augmenter.

À vingt-trois heures, on faisait la une nationale. Trenton connaissait son moment de gloire.