69.

On a pris la route du nord. Le paternel était tellement préoccupé par cette occasion gâchée qu’il n’a même pas consulté ses cartes.

— Ma foi… merde… vu les circonstances… vu qu’on est ici, peut-être qu’on devrait s’arrêter dans une chambre de motel bon marché, se procurer les journaux du coin et voir comment ça se présente. Il doit bien y avoir quelque chose à faire ! Tous les blancs-becs minables qui débarquent en Floride semblent faire fortune ! Benny Omerko, de Pennsylvania Avenue, bon sang ! Il a acheté des terrains dans la région – à Naples, je crois – à deux cent cinquante ou trois cents dollars l’hectare… Et vous savez ce qu’ils ont fini par bâtir là-dessus ? Un lotissement ! Comme je vous le dis ! Des maisons neuves avec des courts de tennis et des piscines ! Maintenant, Omerko, il est millionnaire ! Tout ce qu’il faut, c’est un peu de cran ! Mais y a ceux qu’en ont, et y a ceux qu’en ont pas ! Si Benny Omerko l’a eu, alors, moi, je vous raconte pas ! Mais la plupart des gens ont la trouille. Si on a peur, on arrive jamais à rien sur cette terre…

Bash savait exactement où il voulait en venir. À présent, il la rendait responsable de ses échecs.

Elle a soudain craché tout le venin qu’elle avait emmagasiné à Saint Petersburg.

— Des terrains ? Des terrains ? T’es malade ou quoi ? Et comment qu’on est censés les payer, tes terrains ? On dirait que t’as de la merde à la place du cerveau !

Elle se tourne vers moi.

— Monsieur veut acheter des terrains ! T’imagines ? Eh bien moi, je vais certainement pas acheter des terrains dans un marécage pourri !

Elle poursuit en regardant son mari.

— Pour qui tu nous prends ? Des richards, comme ta cousine qu’a épousé un compte en banque ?

— Ah bon, comme ça t’aimes plus ma cousine ? Pourtant, ça n’avait pas l’air de te gêner quand il s’est agi de poser ton cul polonais dans sa baraque pendant dix jours ?

— Tu te moques de moi ? Elle et son vieux pruneau ridé de mari attendaient juste qu’on débarrasse le plancher !

— Ah ouais ? Eh bien laisse-moi te dire une chose, ma cocotte : t’es restée une bouseuse ! Y sont tous arriérés dans ta famille et t’es aussi arriérée qu’eux. T’as aucune classe, c’est ça le problème !

Bash se penche vers la gauche et lâche un pet.

— Tu veux de la classe ! Eh bien en voilà de la classe !

Je regarde les yeux de Jake dans le rétroviseur intérieur.

Il est en train de prendre conscience que c’est fini… que ses chances de redémarrer à zéro en Floride se taillent à la vitesse grand V… et que c’est sa chère moitié qui va donner le coup de grâce à ses espoirs.

Il s’arrête dans une station-service près d’une forêt de pins de Virginie. Bash descend sans un mot et se dirige vers les toilettes. Il prend un gros morceau de son tabac à chiquer Apple et tripote le bouton de la radio.

— Cette bonne femme, je vous jure ! On peut jamais rien faire avec elle ! Rien !

Il crache un jet noir par la fenêtre.

— Elle me laisse pas respirer. Je peux pas dépenser un penny sans qu’elle en fasse tout un foin ! Non mais tu te rends compte de ce que je dois supporter, Max ? Ah, j’aurais la belle vie si je devais pas m’occuper de ta mère ! Prends-en de la graine : garde les femmes à distance et tout ira bien !

L’absence de Bash s’éternise. Elle nous met vraiment la pression, pour qu’on s’en souvienne. Enfin, elle réapparaît. On repart, mais sans entrain. Les récriminations recommencent. Comme des missiles téléguidés, elles fusent dans un sens et dans l’autre jusqu’à Ocala.