Je n’étais peut-être pas bon à grand-chose, mais curieusement je me débrouillais toujours pour dégoter du boulot : on ne pouvait pas m’ôter cela.
DeConstanzo’s était une véritable trouvaille. De temps en temps, on a un coup de chance et, une fois n’est pas coutume, c’était le cas. Il fallait travailler, bien sûr, mais on ne me confiait rien d’épuisant. Mon patron n’était pas une brute qui restait collée à mes basques toute la journée. Même le paternel avait lâché un peu de lest. Et Bash perdue dans son brouillard intérieur ne se souciait plus de grand-chose…
Je touchais un peu à tout, au magasin. Puisque j’étais en bas de l’échelle, j’étais chargé de garnir les étagères et les portants, et de veiller à ce qu’ils demeurent parfaitement rangés. J’époussetais le chrome avec des plumes d’autruche et je remettais les vêtements nécessitant une retouche à Abe Feldstein, le tailleur que j’avais vu le premier jour. J’allais chercher les repas et les cigarettes des autres. J’avais réussi à apprendre deux ou trois bricoles sur les mérites comparés de la soie, du cachemire, du coton et du banlon. Je m’occupais des chapeaux : Stetson, russes, grecs, et même ces casquettes de capitaine ridicules pour aspirants yachtmen. Aussitôt qu’un homme franchissait la porte, j’étais capable de deviner ses mensurations : costume taille 52, col trente-neuf centimètres, manches quatre-vingt-trois, tour de taille quatre-vingt-onze, entrejambe quatre-vingt-un, et j’en passe. Surtout, j’ai rapidement appris à repérer les gogos et les clients difficiles.
Le patron était du genre discret. Je ne l’entendais jamais élever la voix. Au lieu de harceler ses employés, il préférait parler au téléphone ou se contempler dans les miroirs qui montaient la garde un peu partout dans le magasin. Mais il avait de drôles d’amis, des types que les fringues n’intéressaient absolument pas. On pouvait les voir à toute heure du jour, mais plus souvent le soir, juste avant la fermeture.
Vinny, Joey, Tony et Enzo traitaient Lou DeConstanzo comme un vieux copain. Quand ils franchissaient la porte, ils lançaient tous : « Hé, paisan, quoi de neuf ? »
Puis ils se réunissaient dans la réserve. Lorsque je passais pour aller pisser, j’entendais des bribes de conversation. Il était toujours question de chevaux, les gagnants, ceux qui se classaient, ceux qui rapportaient gros. Ils parlaient aussi de jeux clandestins : qui avait sorti quel numéro et combien le petit veinard avait empoché…
Parfois, je me cachais derrière les manteaux et je les épiais. Ils revenaient continuellement sur leurs « affaires » de Battle Monument, quelque chose qu’ils appelaient la blanche, et ce que valaient les arpenteuses du centre…
Il n’y avait pas besoin d’avoir fait maths sup pour comprendre de quoi il retournait. Ces gars trempaient dans la prostitution, la drogue et autres trafics douteux. Un jeudi, j’ai surpris une conversation au sujet d’un certain « Sal le Coiffeur ». Il devait un paquet à un copain de Lou et n’avait pas pu cracher la monnaie à la date d’échéance de son emprunt. À présent, sa femme et ses gosses étaient paniqués, car ce pauvre Sal s’était volatilisé. Bizarrement, ces types avaient l’air de trouver ça très drôle. C’était l’affable Lou qui riait le plus fort.
Quelques jours plus tard, le « Coiffeur » faisait la une de la presse : Un citoyen proche de la Mafia porté disparu. Deux semaines après, on retrouvait son cadavre qui flottait sur le ventre dans le Delaware, près de Philadelphie, avec un trou derrière l’oreille droite.
J’ai aussitôt fait le lien. Ça m’a rappelé que j’avais eu chaud aux fesses quand je traînais avec Sammy Contini.
Lorsque je suis arrivé au travail, les journaux où s’étalaient tous les détails sordides étaient ouverts sur le comptoir. Ce soir-là, dans la réserve, Lou et ses petits camarades ont longuement commenté la triste fin de Sal. Ils semblaient particulièrement bien renseignés. De là à en déduire qu’ils étaient tous impliqués, il n’y avait qu’un pas – mais quant à savoir qui avait fait quoi exactement, c’était une autre histoire.
Je m’efforçais de penser à autre chose. Je me faisais des idées. Cette boutique tranquille blottie dans un coin du centre commercial ne pouvait pas être une couverture pour la Mafia.
Par mesure de sécurité, j’évitais néanmoins de trop me montrer dans le magasin. Qu’arriverait-il si Sam Contini débarquait et me pointait du doigt ? Quand il n’y avait vraiment personne, je m’éclipsais aux chiottes avec un livre : les Histoires extraordinaires de Poe, Tarzan l’homme singe, ou Les Sables du Kalahari. La lecture était mon seul refuge. Mais je restais prudent. Je tenais à mon job. Je n’avais aucune envie d’être viré.
Le meilleur moment, c’était le soir, lorsqu’on avait mis les chaînes sur les portes et que je passais mon grand balai sur le carrelage. Je rentrais avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose. Il ne me venait pas à l’esprit que j’étais peut-être en train de perdre la boule, moi aussi.