6.

Sans crier gare, tante Agnes nous a annoncé qu’elle prenait le train pour le Michigan. Elle allait vivre chez une autre sœur de Bash, Marysia, qui avait été virée du domicile familial quand elle s’était mise avec un ingénieur automobile luthérien de Detroit, un type qui avait fait des études et s’était arrêté dans notre ville après la guerre.

Agnes subissait une pression croissante. À bientôt trente ans, elle menaçait de rester vieille fille. Elle n’avait pour occuper ses journées que le ménage, la cuisine et l’étude du National Enquirer, si bien qu’elle commençait à onduler de la toiture. Elle prenait à cœur ce qu’elle lisait dans ce torchon : elle en venait à croire qu’il existait des petits hommes verts, des bébés à trois têtes, des singes volants et des hommes équipés d’une bite de trente-sept centimètres. En fait, elle avait surtout besoin de se faire sauter…

Le paternel ne pouvait pas la blairer, il la trouvait complètement zinzin. Il n’avait pas tort, et encore, il ne connaissait qu’une partie de l’histoire. Tout pouvait arriver quand elle traînait dans les parages. Un matin, grand-ma et Bash étaient allées voir si elles pouvaient récupérer des pâtisseries de la veille au marché, tandis que je finissais mes céréales à la maison. Je n’avais pas très faim. Je dessinais des formes dans mon gruau avec ma cuillère, quand le bol s’est renversé sur mes genoux. Il y en avait partout : sur mes vêtements, sur la chaise et par terre.

Agnes est entrée dans la cuisine à cet instant et a piqué une crise.

— Je vais te tordre le cou, sale merdeux ! Quel fléau, ce chiard ! Qu’est-ce que je donnerais pas pour que ta mère et ton père partent habiter ailleurs et que j’aie plus à supporter ta vue !

Elle était enragée. Elle a ramassé le bol et m’en a flanqué un coup sur le crâne.

Lorsque j’ai cessé de pleurer, elle m’a fait promettre de ne rien dire.

— Personne n’a besoin de savoir… ça restera entre nous, notre petit secret. Ça regarde personne d’autre que nous, d’accord, Maxie ?

Bien sûr, j’ai promis. Et j’étais sincère. Je ne tenais pas à jouer avec ma vie. J’ai passé les quinze minutes suivantes à genoux pour ramasser mes saletés, pendant qu’elle m’aboyait des ordres.

Quand Agnes nous a appris qu’elle mettait les voiles, je n’ai donc pas versé trop de larmes…

C’est à peu près à cette époque que j’ai commencé à penser que je n’étais peut-être pas aussi verni qu’on voulait me le faire croire. Mais qu’est-ce que j’en savais ? Au moins, j’avais un toit au-dessus de ma tête et l’estomac plein. Il y avait des gens qui ne mangeaient pas à leur faim, en Inde – je ne voyais donc pas à quel point j’étais privilégié ?

— Ce mioche connaît pas sa chance ! Tu sais pas ce que c’est que d’en baver ! Regarde-nous ! On a grandi pendant la Dépression, quand on avait ni sou ni maille ! C’est un miracle qu’on soit pas morts de faim ! Tu sais ce qu’on bouffait, le dimanche soir ? Des pigeons que mon pauv’ père élevait dans un poulailler au fond de la cour ! Des rats volants ! Une pomme par semaine, si on avait de la veine ! Aujourd’hui, vous vivez comme des rois et vous n’êtes pas contents ! Sans compter que…

D’accord, Bash, puisque tu le dis.