Il n’y avait nulle part où se cacher, chez Korvette’s, hormis le bureau de la sécurité, car la direction ne voulait pas qu’on fainéante au vu et au su de la clientèle. Comme je le disais, Bliss en personne y passait régulièrement, alors que pouvait-il bien s’y tramer de louche ? Je n’avais jamais rien remarqué d’équivoque dans cette pièce, je le jure.
*
J’étais au lit, mon érection braquée vers le plafond, m’accrochant à un rêve fantastique avec une fille en bikini, quand le paternel a fait irruption dans ma chambre.
— C’est Henry, encore !
Il venait d’avoir Ellis Avenue au téléphone et ça n’allait pas du tout : en fait, la situation avait empiré. Henry débloquait complètement. Il entendait des voix et il avait des hallucinations. Le pauvre était presque bon pour la camisole.
Tante Delores était terrorisée. Quand Henry n’était pas sur une autre planète, il parlait de l’assassiner. Il l’avait encore menacée un instant plus tôt.
C’était un drame annoncé. On ne pouvait que redouter le pire.
— Viens, Max, faut qu’on y aille.
D’accord, d’accord…
J’ai sauté de mon lit et je me suis habillé. Tôt ou tard, il faudrait bien faire quelque chose. Peut-être valait-il mieux que je n’aie pas le temps de réfléchir à ce qui se passait – ou à ce qui allait se passer.
Lorsque nous sommes arrivés sur place, Delores nous a agité sous le nez un contrat d’assurance. Elle a montré un paragraphe intitulé : Indemnisation pour maladies nerveuses et troubles psychiatriques.
— Qu’est-ce que tu as en tête, au juste ? a fait le paternel.
Elle ne savait pas comment nous demander ça, mais… est-ce qu’on se sentait capables de persuader Henry de se rendre à la Carrier Clinic, à Belle Mead ? N’importe où, sauf l’hôpital public : autant aller en enfer, tout le monde savait ça.
C’était triste. Navrant. Un homme trime comme un forçat toute sa vie, sue, vivote, économise chaque sou, risque la mort pour défendre son pays en terre étrangère, et voilà ce qu’il en reste.
— Il est où ?
Delores a indiqué la porte fermée au sommet de l’escalier.
— Là-haut.
Le paternel et moi avons entrepris de gravir les marches. Mon cœur me jouait des tours. Il s’arrêtait net, puis repartait sans crier gare.
Je n’avais jamais mis les pieds dans la chambre de Henry et Delores auparavant. C’était une grotte déprimante, sans lumière. De lourds rideaux empêchaient le moindre rayon de soleil d’entrer, comme si celui qui s’était enfermé là avait déjà renoncé à la vie.
Sur la coiffeuse en acajou se trouvaient quelques photographies en noir et blanc dans leur cadre d’argent. Il y avait mes cousins Victor et Billy… Grand-ma, digne à côté du cadavre de mon grand-père… Henry et Delores posant sur les marches de l’église de Saint Jadwig, le jour de leur mariage, après la guerre. On reconnaissait aussi un portrait fané de Henry en treillis, armé pour le combat, un char boueux en arrière-plan. À voir tous ces larges sourires, on aurait juré qu’ils étaient heureux de vivre, en ce temps-là.
Et maintenant, ça. Ce n’était pas censé se passer comme ça, dans le rêve américain.
Le paternel fouille la pièce du regard, déconcerté. Où s’est donc caché Henry ? Est-ce qu’on s’est trompés de chambre ? Il écarte les rideaux pour jeter un œil vers le toit. Rien.
— Henry ! C’est Jake… Où est-ce que tu es, vieux ? Réponds !
On fait le tour du lit comme un tandem de policiers. Jake s’agenouille pour voir s’il n’est pas dessous. Soudain, on entend un choc sourd.
On se regarde. Le bruit semble provenir de l’armoire. Merde.
Jake s’approche et colle son oreille contre la porte en cèdre. Il frappe doucement. Ça bouge à l’intérieur.
J’ai un peu la nausée. Et si Henry surgissait brutalement avec ce couteau de boucher sur lequel il lorgnait la dernière fois – ou pire encore ?
— Hen ! Henry… Tu es là-dedans ? C’est moi, Jake !
Pas de réponse. Le paternel donne un petit coup sec contre le bois.
— Sors, nous sommes là pour t’aider !
Il y a de la compassion dans sa voix, ce qui n’est pas courant.
À cet instant, je me projette dans un avenir lointain. Un jour, ce sera mon tour. Entre mon patrimoine génétique et mon environnement, mes chances de ne pas perdre la boule à un moment ou un autre sont minces. Sauf si je tire ma révérence avant. Ou si je trouve le moyen d’échapper à tout ça.
— Je sortirai pas, Jake ! hurle soudain Henry à travers la forêt de vêtements.
Le paternel agite la poignée.
— Non, gémit Henry comme un enfant. NON !
J’ai l’impression que je vais péter les plombs, moi aussi. Je mords très fort l’intérieur de mes joues, jusqu’à ce que je sente le sang chaud gicler.
Je devrais filer sur-le-champ, mais je ne le fais pas. Je ne sais pas pourquoi. Jake tire sur la porte jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Il fouille dans les vêtements et les écarte pour découvrir Henry dans un coin, sous les plis d’une robe, recroquevillé en position fœtale.
— Sors de là, Hen. On va t’emmener quelque part où on pourra t’aider. Allez, viens, maintenant…
— NON ! NON ! NOOOON ! Je ne peux pas, Jake ! J’irai pas à l’hôpital ! Va savoir ce qu’on me fera là-bas ! De toute manière, faut que je me cache, parce qu’ils me cherchent !
— Qui, Henry ? Qui te cherche ? Je ne vois personne.
— TU PLAISANTES, JAKE ? EUX ! EUX ! ILS SONT PARTOUT !
À présent, le paternel est totalement désemparé. Il ne sait pas quoi faire. Jake Zajack ne peut pas concevoir qu’on puisse croire en quelque chose d’invisible, Dieu mis à part.
Il essaie de raisonner Henry, mais sans succès. Finalement, il doit se résoudre à lui présenter crûment la dure réalité.
— Henry, tu ne vas pas bien, que tu le veuilles ou non. Delores ne sait plus quoi faire… elle appellera la police si tu l’y obliges. Tu ne tiens pas à te retrouver dans une camisole de force et embarqué dans le panier à salade ? Pense à tes enfants, Hen. Tu ne veux pas que ce soit plus facile pour tout le monde ? Crois-moi, la maison de repos, c’est pas si terrible. Ça sera comme des vacances. Ils ont toutes sortes de nouveaux traitements de nos jours, c’est pas comme dans le temps. C’est un établissement privé, l’un des meilleurs du pays. Tu en ressortiras en pleine forme.
Un sanglot lui répond, un sanglot brisé. Le paternel saute sur l’occasion. Aussi vif qu’un serpent à sonnette, il attrape son beau-frère par la cheville. Mais Henry est un grand gaillard, Jake ne peut pas y arriver seul.
— Ne reste pas planté là, Max ! Donne-moi un coup de main !
Je saisis l’autre jambe de Henry. Le pauvre bougre tremble comme une feuille dans le vent lorsque nous le traînons à la lumière. C’est étrange de voir ce colosse réduit à l’état d’un chiot effrayé. Il n’a même plus l’énergie de se battre.
Nous le remettons sur ses pieds. Puis nous descendons l’escalier et nous l’entraînons dehors sans nous arrêter.
Delores et mes cousins ne sont nulle part aux alentours. Le paternel se débrouille pour asseoir Henry à l’arrière de la Dodge. Puis il se précipite au volant et appuie sur le champignon.
C’est mon rôle de surveiller l’oncle. Il est blotti sur la banquette, les yeux dans le lointain. De temps en temps, un doute terrifiant passe dans son regard, puis il retombe dans sa torpeur.
Toutes les dix secondes, Jake vérifie dans le rétroviseur intérieur que tout va bien. Il jacasse constamment pour distraire Henry. Il lui parle comme à un enfant attardé, s’efforçant de le rassurer, de l’amadouer.
Le trajet semble interminable, une expédition à travers le désert. C’est une magnifique matinée d’été – un drôle de jour pour perdre la raison. Lorsque nous franchissons enfin le portail de la clinique, je me sens un peu plus confiant. Nous avons réussi : une vraie équipe de pros.
Henry est doux comme un agneau, en dépit de l’asile qui se dresse devant lui. À vrai dire, on se croirait presque dans un établissement thermal ou dans une résidence de vacances, avec les arbres, les sentiers tortueux, les terrains de softball et les courts de tennis.
L’oncle ne bronche pas quand nous franchissons la porte principale. Ce n’est que devant le bureau de l’accueil qu’il semble réellement assimiler ce qui l’entoure.
L’infirmière nous offre un semblant de sourire.
— Oui, vous désirez ?
L’endroit est assez agréable ; ni benêt à la bouche béante, ni cinglé en pyjama avec la bave aux lèvres et traînant ses pantoufles à l’horizon.
De la poche arrière de son pantalon le paternel sort le contrat d’assurance de Henry.
Après l’avoir lu, l’infirmière prend quelques formulaires dans une corbeille métallique grillagée et les pose sur le comptoir. Jake les consulte rapidement, puis explique à Henry qu’il doit signer à la hauteur de la ligne en pointillés, sur chacun des trois exemplaires, pour être interné de son plein gré.
Jusque-là tout va bien. L’oncle accepte le stylo et s’exécute.
— Nous sommes heureux de vous accueillir ici, Henry…
Ces mots innocents agissent comme un déclencheur.
Il rejette la tête en arrière et se met à beugler.
— NOOOOOOOOON !
Il agite les bras dans tous les sens et écume. Paniqué, il cherche la sortie. Il semble enfin comprendre où il se trouve.
L’infirmière se penche. Elle tâtonne sous le bureau, appuie sur une alarme. Quelques minutes plus tard débarquent les gardes-chiourme, deux énormes aides-soignants noirs vêtus d’une blouse. Ils sourient en voyant Henry se diriger vers la porte. Alors qu’il est sur le point de s’échapper, ils le plaquent au sol.
— Doucement, vieux, grommelle l’un d’eux.
Ils nous adressent un clin d’œil tandis qu’ils le relèvent et repassent devant l’accueil.
Mon père et moi restons là, impuissants, tandis que les deux hommes traînent Henry, qui crie et se débat, à travers les portes battantes en métal. Le panneau au-dessus annonce : PAS DE VISITEURS AU-DELÀ DE CETTE LIMITE.
— Elle est pas chouette, la vie ? marmonne le paternel quand ils sont hors de vue.
L’infirmière nous sourit et nous lui rendons son sourire.
— Appelez-nous demain, et nous ferons un point sur son état, suggère-t-elle.
— Eh bien, voilà, dit Jake.
Nous ressortons libres comme l’air – comme si rien ne s’était passé. Je ne trouve pas ça normal.