Le lendemain, je suis de retour, guilleret et matinal. Je me sens bien. Je m’attaque avec zèle à chaque jardin envahi par la végétation. Une fois la tondeuse passée, je m’occupe des plates-bandes à l’aide d’un sécateur, jusqu’à ce que j’attrape des crampes aux mains.
Lorsque j’ai terminé, pas un brin d’herbe ne dépasse. Mais mon patron n’y prête aucune attention. Il semble perpétuellement préoccupé. Il grommelle sans arrêt qu’il est débordé : « Le temps, c’est de l’argent », déclare-t-il d’un ton grave, comme s’il s’attendait à ce que je proteste.
On ne s’attarde nulle part. Il faut toujours se rendre ailleurs, dans des quartiers que je n’ai jamais vus, où je sens qu’on nous observe de derrière les stores. Parfois, les locataires apparaissent pour m’ordonner d’exécuter des corvées supplémentaires : sortir les poubelles ou balayer le garage. Je n’ai pas le cran de les envoyer paître, alors je fais comme on me demande. Ils savent qu’ils ont affaire à une poire…
Bayer m’a dressé en quelques jours. À l’aube, on sautait dans le camion et on empruntait Calhoun Street en direction du fleuve. Les noms sur les panneaux me rappelaient les listes que le paternel apprenait par cœur : Trent… Ingham… Pasadena… Rose… Fountain… Sweets… Gordon…
Un matin, le paysage a brusquement changé de couleur. Des yeux mécontents dévisageaient le petit Blanc qui vacillait à l’arrière du pick-up rouge. Bienvenue dans le ghetto.
On a pris Spring Street, à droite, et on a parcouru quelques dizaines de mètres. Au-dessus des toits des maisons mitoyennes, je voyais le Battle Monument, avec George Washington suspendu dans le ciel comme une énorme étoile. Bayer s’est garé sur le trottoir et il a ouvert le hayon. Les unes après les autres, les vérandas se remplissaient de gens qui nous regardaient décharger nos outils. J’ai eu illico une méchante montée de trouille.
On a fait rouler le matériel sur une allée pavée qui conduisait au jardin du numéro 413. À voir les affreuses touffes de mauvaises herbes qui parsemaient la terre dure, cette maison était négligée depuis un certain temps. Le patron m’a indiqué la tondeuse d’un signe de tête et m’a ordonné de me mettre au travail.
— Je reviens dans deux heures, petit.
J’ai poussé et tiré la machine d’un bout à l’autre du jardin. Ce n’était que le premier d’une longue succession de boulots idiots. Je n’en étais pas conscient alors, mais mes années de servitude avaient officiellement débuté. Ce jour-là, on m’a arraché un morceau de mon âme. Rien ne détruit plus vite un être humain que de devoir obéir aux ordres d’un individu un peu plus bête ou un peu plus costaud que lui.
Mais il n’était pas question de capituler. Quand je voyais l’état de l’herbe desséchée et de la terre argileuse d’un jaune écœurant, j’avais l’impression de perdre mon temps, car rien de ce que je ferais ne servirait à grand-chose. Mais je suppose que l’important, c’était que le propriétaire donne l’impression de s’en occuper.
Comme des zombies, les habitants du 413 sont apparus sur la véranda à l’arrière de la maison. Puis les voisins se sont approchés. Leur regard s’est empli d’incrédulité, puis de mépris. On ne pouvait pas leur en vouloir, vu les enclos répugnants dans lesquels l’homme blanc les avait parqués.
Alors que je suais à grosses gouttes, les moqueries ont commencé à fuser.
— Hé, p’tit pédé !
— T’es sûr que t’es du bon côté de la barrière, gamin ?
— Je m’en vais lui botter son cul maigrichon de p’tit Blanc !
— L’était temps que l’autre y fasse quelque chose pour nous !
J’avais tellement la frousse que j’ai failli chier dans mon froc. Rouge de honte, je m’efforçais d’ignorer les blagues qui pleuvaient.
Mais j’ai fini par me laisser gagner par leur rire. Et ça a marché. Les curieux se sont éloignés. Ils me prenaient peut-être pour un dingue…
J’ai passé les quelques jours suivants à m’occuper des logements de Spring Street, jusqu’à ce que j’aie les mains à vif et le dos douloureux. Bayer ne réapparaissait jamais avant la fin de la journée. Il ne tarissait pas d’éloges sur ses locataires – c’est-à-dire qu’ils payaient leur loyer, et en temps et en heure pour la plupart.
Je n’ai pas tardé à me rendre compte qu’il possédait presque tous les bâtiments à la ronde.
— Il est juif ? ne cessait de me demander Bash.
Je n’en avais pas la moindre idée, mais elle s’était déjà fait son opinion.
— Ces gens-là sont des pingres ! fulminait-elle, quand je lui présentais mon maigre salaire.
Il n’était pourtant pas question que je démissionne.
— Il vaut mieux que tu t’habitues, reniflait-elle quand je rentrais après avoir sué sang et eau. Ça sera comme ça jusqu’à la fin de ta vie.
De toute manière, je me la coulais douce, à l’entendre.
— C’est pas bien méchant – une vraie journée de travail, ça te tuerait !
Une fois les alentours du Monument débarrassés de leurs mauvaises herbes, le patron a annoncé qu’on se dirigeait vers le centre-ville.
— Les gens bougent pas mal dans ces rues, Max. Tous les deux jours, il y a un logement qui a besoin d’un peu d’entretien.
Ce mercredi, la température dépassait les 37 °C à l’ombre. Lorsque nous avons atteint le troisième étage du 339 Ingham Avenue avec notre matériel, je suffoquais et dégoulinais de sueur.
Bayer secouait son gros porte-clés comme un geôlier. Dans le couloir, les portes s’ouvraient sur notre passage et des visages s’avançaient pour glisser vers nous un regard furtif, puis reculaient presque aussitôt. Le propriétaire ne bronchait pas : il tenait leur destin entre ses mains. Mais cela ne me rassurait pas. Je n’avais qu’une envie : me tirer d’ici et dire au patron d’aller se faire mettre. J’aurais préféré être en train de jouer au base-ball avec les autres enfants ou écouter le dernier Dion and the Belmonts sur l’électrophone…
Bayer a introduit une clé dans la serrure numéro 13 et il est entré.
— Autant commencer par ici.
La puanteur était oppressante. Quelqu’un avait dû laisser pourrir là les cadavres d’une dizaine de chiens avant de partir. Je tâchais de retenir ma respiration, mais c’était inutile. Le patron lui-même s’était figé.
— On dirait qu’on a du pain sur la planche, a-t-il marmonné, une main devant la bouche.
Il y avait tellement d’ordures dans cet appartement miteux que c’était un véritable champ de mines. Bayer a attrapé un sac en plastique détrempé qui s’est fendu quand il a voulu le soulever. Un déluge d’immondices nauséabondes s’est déversé sur le sol : du marc de café… des coquilles d’œufs… des os de poulet… des épis de maïs pourris… des peaux de fruits noires… des couches pleines de merde… et, la cerise sur le gâteau, des cadavres de rongeurs en décomposition.
C’en était trop, même pour lui.
— Alors, c’est dans cet état que ces porcs laissent un bon appartement quand ils déménagent ! Putain, quels animaux ! Et en plus, ils ne payaient même plus à la fin.
Il a pointé le bout de sa grosse chaussure vers le cœur du tas gluant. Une armée de cafards en est sortie. Certains de la longueur d’un doigt. En quelques secondes, ils étaient partout : sur les murs, le four, le réfrigérateur. Dès que nous bougions dans une direction, ils craquaient sous nos semelles.
Mais on ne pouvait pas rester là toute la journée à regarder les blattes passer ; cette merde ne disparaîtrait pas toute seule. On n’avait pas le choix ; il fallait ignorer la vermine, retrousser ses manches et se mettre au boulot.
Bayer a ouvert les fenêtres pour atténuer la puanteur. Avec un peu d’air, c’était presque supportable. On s’est emparés des pelles et des balais. Après avoir mis les ordures dans des sacs neufs, on a entrepris de passer la serpillière.
La cuisine terminée, on s’est concentrés sur les chiottes. Ils étaient complètement bouchés. Le patron est descendu au camion chercher le furet, et il me l’a tendu.
Il m’en a expliqué le fonctionnement, puis j’ai mis le bout dans la cuvette en porcelaine et je l’ai enfoncé. Lorsque j’ai rencontré de la résistance, j’ai poussé et appuyé jusqu’à ce que la masse cède. Toutes sortes de cochonneries sont remontées à la surface : du papier W.-C., des serviettes hygiéniques Kotex, des caillots de sang… une crotte en forme de torpille… et même une chaussette.
Après les toilettes, la chambre, c’était du gâteau. Un coup de balai, un coup de serpillière, et la pièce était nickel. Le patron m’a laissé m’occuper du placard et de la commode, car il devait vaquer à des affaires plus urgentes.
Le placard ne renfermait pas grand-chose, à part quelques vieux numéros de TV Guide et des vêtements abandonnés. Mais lorsque j’ai ouvert le tiroir inférieur de la commode, mes yeux se sont écarquillés. Au fond s’entassaient des petits paquets en papier aluminium avec l’inscription « Trojan ».
J’en ai déchiré un pour en extraire le contenu. Voilà donc à quoi ressemblait un préservatif…
J’ai soufflé dedans et il s’est rempli d’air. Ce n’était qu’un vulgaire ballon gonflable. Pourquoi les gens en faisaient-ils tout un fromage ?
Je suis allé dans la salle de bains et j’ai descendu mon Levi’s. Comme d’habitude, ma bite était au garde-à-vous. J’ai glissé l’anneau doré sur mon gland. La sensation était bizarre, mais agréable. Et comme je n’avais nulle part où la fourrer, j’ai commencé à me l’astiquer. Avec cette chaleur, on avait envie de passer ses journées à se branler. J’espérais juste que Bayer n’allait pas se pointer et me prendre sur le fait.
Il fallait que je retourner bosser. Je me suis terminé vite fait, puis j’ai balancé la capote et j’ai tiré la chasse. J’en ai glissé une poignée dans ma poche pour les montrer aux copains. Histoire de remettre quelques pendules à l’heure.
À la fin de l’après-midi, la turne brillait comme un sou neuf. Sauf qu’il y en avait d’autres en aussi piteux état. Demain matin, il faudrait s’en occuper. C’est la vie : dès que tu penses être peinard, un nouveau problème se présente…
Une fois la journée enfin terminée, je me suis installé à l’arrière du pick-up pour regarder les jolis nuages dans le ciel.
C’est là que j’ai ressenti les premières irritations.
Je me grattais les bras et les jambes. Je ne me souvenais pas d’avoir été piqué par des moustiques. Mais c’était de pire en pire. À présent, ça me démangeait partout. J’avais peut-être touché du sumac vénéneux, ou un machin dans ce genre. Lorsque Bayer m’a déposé au 810 Iowa Avenue, j’étais en pleine crise et je me lacérais la peau : les membres, le sexe, le dos, le ventre.
Je suis quand même parvenu à me traîner jusqu’à l’arrière de la maison, mais j’ai trébuché sur les marches du perron. Je suis tombé sur les fesses dans la resserre. Je me suis mis à rire… je ne pouvais plus m’arrêter… J’étais déchaîné… J’étais peut-être devenu maboul…
Bash a accouru, le paternel sur les talons.
— Pourquoi diable qu’il se frappe comme ça ?
— Il se gratte, regarde !
Ils se sont approchés.
— Mon Dieu ! Il grouille de… de… bon sang, qu’est-ce que c’est que ces bestioles ?
— J’ai jamais… mais c’est… c’est des poux !
— Non… des puces !
— DES POUX !
— DES PUCES !
— BON DIEU ! ON S’EN FOUT ! SORS-LE D’ICI AVANT QU’IL INFESTE LA MAISON !
Ils m’ont poussé dehors, sur les marches de ciment, jusqu’au trottoir. Ils avaient beau faire, je n’arrêtais pas de me gratter.
J’ai entendu le bruit d’un jet d’eau : le paternel a ouvert le robinet et m’a inondé avec le tuyau d’arrosage. Lorsqu’il a eu terminé, Bash m’a aspergé à son tour, cette fois avec une boîte de poudre antipuce qui datait de notre dernier chien…