54.

Je n’avais pas de travail, mais le paternel ne voulait pas que je glande à la maison. Au 810, on ne restait jamais sans rien faire. Son projet consistait à arracher les vieux rosiers. Bash avait l’intention de planter des tomates et des poivrons quand le terrain serait nettoyé. Si on se débrouillait bien, d’ici août, on croulerait sous les légumes – imaginez tout l’argent qu’on allait économiser.

Il faisait déjà pas loin de trente degrés, le matin où il a décidé de débroussailler le jardin. On a vite constaté que les racines tordues s’enfonçaient à vingt, cinquante centimètres, voire un mètre sous terre. Comme les tentacules d’une pieuvre qui s’enrouleraient autour des briques, des rochers, des poteaux et des autres végétaux.

— Va chercher la scie à métaux à la cave, Maxie…

Je me suis exécuté. Jake s’est mis au travail avec une sombre détermination. Un par un, les rhizomes cédaient devant la lame dentelée, mais non sans peine. Ma tâche consistait à tirer sur les tiges, tandis que le paternel sciait. Au bout d’une heure, j’étais épuisé, mais je savais qu’on n’était pas près de faire une pause.

— Merde, c’est rien du tout, a-t-il ricané. À nous deux, on va virer ces cochonneries en un rien de temps.

Dans le ciel, le soleil incandescent brillait comme une montgolfière orange et se dissolvait en un mirage brumeux. Mais on n’avait pas encore entamé la partie la plus dure du travail. La tâche ne serait terminée qu’une fois déterrées les vrilles, les pierres et les briques enfouies au plus profond. Pour cela, on avait besoin de la houe que le paternel avait longuement affûtée sur la meule hier soir.

— Va la chercher à la cave, petit…

Quel plaisir de retrouver la fraîcheur de la maison. C’est si bon que je suis tenté de m’attarder… de m’allonger sur le canapé et de piquer un roupillon. Mais je sais que si je traîne, je vais me faire engueuler.

Je descends au sous-sol. Avant de ressortir, je m’arrête un instant sur le seuil. J’ai la tête qui tourne un peu.

— Où t’étais ? Parti en vacances ? Remue-toi les fesses ! On va pas y passer la journée ! Je t’ai envoyé chercher quelque chose et je le veux MAINTENANT !

Je sens mes genoux flancher. Au ralenti, les marches de béton s’élèvent vers moi.

Je suis incapable d’amortir ma chute. Mes membres agités de convulsions se prennent dans l’outil. Lorsque mes yeux se rouvrent, je vois l’énorme boule de feu dans le ciel.

Je suis tantôt là… tantôt dans les vapes. J’entends le paternel jurer :

— Le petit con ! Même pas fichu de porter une malheureuse houe, bonté divine ! Fiston, tu vaux pas un clou, tu le sais ? Quel empoté ! Regarde ce que t’as fait à ma houe !

Je parviens à soulever la tête. La chair tendre entre mon pouce droit et mon index est tranchée. La blessure est moche et irrégulière ; je perds beaucoup de sang, et rapidement il y en a partout : sur mes vêtements et par terre. Je suis sur le point de tourner à nouveau de l’œil quand Jake m’attrape par le bras.

— Bon sang, Max ! Pourquoi est-ce que tu peux rien faire comme tout le monde ?

Je ne peux pas parler. C’est la totale : le soleil, la chaleur et la blessure qui pisse le sang. J’ai la nausée, des sueurs froides et en prime des frissons. Mes dents jouent des castagnettes.

Le paternel est furax : j’ai encore fait échouer ses plans. Il me pousse contre la porte.

— Ramasse cette houe ! Attends un peu, je vais t’apprendre à marcher.

Je peux me vider de mon sang, il s’en tape. Il fait mine de ne pas voir les rigoles rouges qui dégoulinent. Même si j’étais au bord de l’agonie, il ne dévierait pas de son programme.

— Ramasse cette putain de houe !

Chancelant, j’obéis.

— Maintenant, ouvre la porte…

Il plaisante ou quoi ?

— Tu entres… Tu la refermes derrière toi… Pigé ? À présent, on va répéter l’exercice jusqu’à ce que t’aies compris le truc !

Je tâche de mon mieux de suivre les instructions. Dedans, dehors. C’est à la septième ou huitième fois que j’embrasse le sol. Je me déçois. Tout ce que je veux, c’est en finir, que le paternel me foute la paix. Mais non. Ce n’est pas mon jour.