On attendait cette randonnée de quinze kilomètres depuis des mois. Tous ces lundis soir passés dans le sous-sol de l’auditorium n’étaient qu’une préparation pour le grand jour. On allait se retrouver au plus profond de la forêt, en communion avec la nature, pour mettre à l’épreuve les techniques de survie qu’on avait apprises et dormir sous le dôme étoilé. Le seul bémol était la présence de Venski. Mais la semaine prochaine, quand on serait rodés, on nous laisserait livrés à nous-mêmes.
Après le petit déjeuner, on a rempli nos sacs à dos. Venski étudiait ses cartes sur la table de pin devant sa tente. On en a profité pour se moquer de ses cuissardes et de son ventre flasque qui pendouillait sur son treillis.
Ensuite, il nous a ordonné de nous réunir et de nous mettre en rang. Puis il nous a fait un sermon sur la nécessité d’observer une certaine discipline en randonnée, mais aussi de respecter la faune et la flore, ainsi que nos condisciples scouts. Enfin, il nous a rappelé tout ce qu’on nous avait enseigné au sujet de la vie en plein air et les principes du secourisme. Et surtout, pas de bêtises durant cette randonnée…
On a entamé l’ascension d’une piste abrupte. Dès que Venski a tourné le dos et pris la tête du groupe, JJ m’a tapé sur l’arrière du crâne. C’était pour s’échauffer. Mais si je voulais éviter les ennuis, je n’avais pas intérêt à riposter.
La Sangsue restait collé aux basques de Venski. Il ne tenait pas à se retrouver sans protection après l’incendie suspect. Barney avait demandé l’autorisation de rester au camp pour faire le ménage, et elle lui avait été accordée. Il savait quand il valait mieux adopter un profil bas…
En revanche, Jackie Fink était là… Jackie était un scout de seconde classe qui marchait juste devant moi. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche. C’était une tapette joufflue, totalement inoffensive – rien à voir avec Werton. Il n’était même pas digne du mépris des grands, néanmoins, il y avait quelque chose d’irritant chez lui. Lorsqu’il hurlait comme une fillette devant tout ce qui était un peu sale ou visqueux, ça m’échauffait le sang. Ce mec allait s’attirer des ennuis.
La randonnée n’a pas tardé à virer au pensum. Toujours les mêmes arbres à la noix. Les mêmes rochers. Le même ciel bleu fadasse.
J’avais l’impression qu’on marchait depuis une éternité. J’avais plus de jambes et le manque de sommeil n’arrangeait rien. Je rêvais de reposer mes pieds. Venski a entonné une chanson de marche débile et tout le monde a repris en chœur. Il s’est retourné avec un sourire et nous a adressé le salut scout à trois doigts.
Je n’avais pas envie de participer. Courir avec la meute, c’était pas mon truc. Et on a chanté la même chanson pendant des kilomètres et des kilomètres…
À en croire Beaupre, l’aigle couvert de cicatrices d’acné qui nous servait de guide, il y avait matière à s’émerveiller où que l’on pose le regard. Buse à queue rousse… cerf de Virginie… pygargue à tête blanche… Je ne voyais jamais rien. Beaupre devait les inventer pour qu’on garde le moral.
Un peu avant Sunfish Pond et le sommet, on a enfin eu droit à un peu d’action. Beaupre a repéré un mouvement dans les fougères. Vu que c’était un gros bourrin que rien n’effrayait, il a foncé et s’est mis à fourrager dans les herbes.
Lorsqu’il a réapparu, il brandissait un serpent noir de plus d’un mètre de long. Il l’a adroitement glissé dans une taie d’oreiller.
— Je vais le redescendre pour le donner à la maison des reptiles.
Tout le monde était impressionné, sauf Jackie Fink.
— Hiiii ! a glapi ce cave efféminé.
En fin d’après-midi, on avait déjà choisi un site pour planter nos tentes, dans un coin de forêt préservé, près d’un ruisseau cristallin. On était très haut, là où l’air se raréfie, mais il faisait toujours une chaleur infernale. On s’est mis en sous-vêtements et douchés sous la cascade, tous hormis Jackie Fink, qui a trempé un orteil dans l’eau et s’est enfui en courant.
Venski a autorisé Jackie à s’affairer autour du feu et à préparer le repas comme une squaw. C’est là que Frankie et moi on a eu une idée du tonnerre…
J’ai pris une boîte de conserve vide et on est descendus en aval, hors de vue des autres. On a soulevé les cailloux, la mousse, les morceaux de bois et on a recueilli tout ce qui bougeait : des écrevisses, des tritons, des salamandres, des grenouilles, des crapauds. Puis j’ai rangé le récipient dans mon sac à dos.
À la nuit tombée, ils sont repartis à chanter leurs ritournelles à la con. Puis, tandis que Venski sciait du bois, les scouts se sont glissés les uns après les autres dans leur sac de couchage. Le grand feu de camp grésillait, craquait et projetait des braises brûlantes. Pendant tout ce temps, je tenais Jackie à l’œil. Lorsqu’il s’est éloigné entre les arbres pour pisser, j’étais prêt. J’ai sorti la boîte de mon sac et je me suis dirigé sur la pointe des pieds vers son duvet, je l’ai ouvert et j’ai déposé tous les spécimens vivants en ma possession, jusqu’à ce que chaque centimètre carré en soit couvert. Ce petit pédé allait en faire une attaque !
À son retour, Jackie a minaudé un moment ; il a pris le temps de ranger soigneusement son équipement : la cantine à ses pieds, le sac à dos à sa tête. Et, alors qu’il était sûr de ne pas être observé, il a sorti un petit oreiller blanc que sa maman avait dû glisser dans ses bagages.
Je tâchais de me concentrer sur Jackie, à travers les dernières flammes dansantes du feu. Il a enlevé son pantalon, couvrant sa bite de ses mains. C’était un castrato parmi les hommes – il n’avait vraiment rien à foutre ici.
Il s’est couché et a laissé échapper un long soupir triste. Pas de doute, sa mère lui manquait, car ils étaient très proches. Si un camp de vacances était une épreuve pour Jackie, comment s’en sortirait-il dans la vie, qui ne pouvait que devenir plus cruelle ? Soudain, j’ai eu pitié de lui…
J’ai croisé mes bras sous ma tête, les yeux vers le firmament. D’après Beaupre, Jupiter et Saturne étaient les étoiles du soir. Je pensais à ce qu’il pouvait y avoir au-delà de ce que je voyais. C’était effrayant : personne ne savait où s’achevait l’univers. En fait, on ne savait même pas où il commençait. Les scientifiques et les prêtres pouvaient théoriser tant qu’ils voulaient, nous étions perdus, tous autant que nous étions.
Un frisson m’a parcouru l’échine : je n’étais rien, rien du tout, infiniment plus petit dans l’ordre de l’univers que le plus minuscule des grains de sable sur la plage. Personne ne savait qui nous étions, où nous étions, et personne ne se souciait de ce que nous pensions, ressentions ou faisions. Rien de tout cela n’affectait la puissance indifférente et silencieuse à l’origine de la création – s’il en existait une. Pourtant, le spectacle de la voûte céleste demeurait époustouflant.
Rien n’avait de sens.
Mon esprit partait à la dérive…
J’ai entendu un gémissement. Puis un hurlement à vous glacer le sang.
— Ooh ! Aaaahhh ! AAAAAAAAAHHHHHHHH !
C’était Jackie. Ça y est, il avait percuté.
— OOOOAAAAH ! Y A UN TRUC QUI BOUGE… DANS MON SAC DE COUCHAGE !
Frankie et moi nous sommes redressés aussi sec.
— OH MON DIEU ! C’EST GLUANT ! OOOH OOOOH ! AAAAH ! ! ! !
Jackie était emberlificoté dans son duvet. Il se tortillait dans tous les sens, mais ne parvenait pas à en sortir.
— AU SECOURS ! AIDEZ-MOI ! Y A UN TRUC VIVANT DANS MON SAC DE COUCHAGE !
Son ramdam a réveillé tout le camp, sauf Venski, pour qui le monde avait cessé d’exister. Ricky Cee a menacé de donner à Jackie un bon coup de pied dans les couilles s’il ne la bouclait pas.
— Arrête de te conduire comme une tante ! a marmonné Izydor.
Jackie était en larmes.
— M’sieur Venski ! M’SIEUR VENSKI ! sanglotait-il.
Frankie et moi, on se pissait dessus tellement on riait.
Jackie nous faisait la totale, une crise avec tics, spasmes et convulsions. Empêtré dans son duvet, il s’est mis à rouler. Il fonçait droit sur le feu. Mais il a réussi à baisser la fermeture Éclair et à s’en extraire à temps.
Il a regardé son corps : il était couvert de bestioles. À la vue de la vermine qui rampait et courait sur lui, il a totalement perdu la tête.
— HIIIIIIIIIIIAAAAAAHIIIIIIIIIH !
Son hurlement était horrible. Comme un cerf apeuré, il s’est enfui dans les bois noirs.
Beaupre s’était réveillé. Il s’est lancé à sa poursuite.
Frankie et moi avons échangé un signe. J’ai vidé le sac de couchage de Jackie dans les broussailles. Pendant ce temps, mon ami se glissait vers les affaires de Beaupre pour s’emparer de la taie d’oreiller. Ensemble, nous avons relâché dans le duvet de Jackie le grand serpent qui s’est lové tout au fond.
On a retrouvé le pauvre garçon quelques minutes plus tard, claquant des dents et tremblant, et on l’a ramené au camp. Il était incapable d’aligner deux mots cohérents, et encore moins d’accuser qui que ce soit d’avoir placé les bêtes dans son sac. Frankie lui a dit qu’il avait regardé à l’intérieur et qu’il n’y avait plus rien. Il a fallu un peu de persuasion, mais Jackie a fini par se recoucher.
Tout le monde l’a imité. Cette fois, je me suis endormi sur-le-champ et en un instant j’étais au pays des songes…
— OOOOOOOH ! OOOOOHHHHH ! AAAAAAHHH !
Je dormais comme une souche lorsque Jackie a poussé un cri perçant.
— LÀ… DANS MON SAC DE COUCHAGE… JE PENSE QUE C’EST UN SERPENT !
En proie au délire, il tournait en rond. Il était littéralement et cliniquement hystérique. Il a atterri dans les bras de Venski.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je veux partir d’ici ! Maintenant ! Je veux ma maman !
Beaupre se triturait les méninges pour savoir comment son serpent avait pu passer de la taie d’oreiller au duvet de Jackie Fink. Venski et lui se sont habillés à la hâte et, après concertation, ont décidé de le raccompagner jusqu’au camp. Sinon, il risquait de ne pas passer la nuit.
Ils sont partis munis de leurs grosses lampes torches. C’était tellement hilarant qu’on riait tous encore quand on s’est pieutés, même la Sangsue. Pour une fois qu’il n’était pas la victime, il avait l’impression qu’il avait réussi son examen d’admission… que tout était oublié et pardonné… qu’on le laisserait désormais tranquille.
S’il avait su.