Au moins, Mr. Brooks appréciait mes efforts. Il ne m’engueulait jamais si je me plantais, ni ne donnait suite aux plaintes concernant mon incompétence. Il devait se rendre compte que je faisais de mon mieux. J’étais encore un gosse maigre et chétif : les journaux pesaient plus lourd que moi. Il me filait même quelques dollars de temps en temps, quand je rentrais bredouille de ma collecte…
Ce n’était pas par hasard que j’avais réussi à obtenir cette tournée : personne n’en voulait. J’étais toujours dans le rouge et je me cassais le cul pour rien. Par-dessus le marché, Bash me harcelait parce que je ne savais pas me débrouiller pour faire raquer ces pleure-misère.
J’ai tenu tout l’hiver. Mais au printemps, j’ai laissé tomber. Joey Zeff, qui habitait un peu plus loin, lâchait la tournée du Times-Advertiser. Bash m’a prêté vingt-cinq dollars pour la lui racheter. Je devrais la rembourser, bien sûr, mais avec un profit assuré de dix dollars par semaine, ce serait facile…
Aussitôt l’argent versé à Joey. J’ai abandonné Mr. Brooks. Je m’en voulais un peu, mais c’était la loi de la rue. Après le Newark News, distribuer le journal de la ville me paraissait un jeu d’enfant. Je couvrais un territoire plus resserré, une dizaine de rues seulement, et les clients réglaient rubis sur l’ongle. Certains donnaient même de généreux pourboires. Les bonnes semaines, je récoltais douze, voire quatorze dollars : une petite fortune. La majorité de la somme servait à payer mon écot à la maison, mais il me restait généralement un peu d’argent pour les clopes, le flipper ou les derniers disques.
Cependant ce travail avait aussi ses aléas. Un jour où j’étais en train de distribuer la lourde édition du jeudi, je me suis retrouvé cerné.
— File la tune, p’tit Blanc.
— Allez, envoie !
Ils devaient être une dizaine.
— J’ai rien sur moi !
L’un d’eux s’est approché et m’a donné un coup dans le dos. J’ignorais avec quoi, mais ça m’a fait un mal de chien et je me suis écroulé par terre.
— Je t’ai dit de filer la tune, fils de pute !
— J’ai pas un rond, mec, répétais-je, toujours étendu sur le trottoir.
J’ai retourné mes poches, mais ils n’étaient pas satisfaits. Avant que je puisse proférer un mot, ils se sont tous jetés sur moi. J’ai tenté de me relever pour m’enfuir, peine perdue. Je ne sais plus trop ce qui s’est passé ensuite, mais ils frappaient tellement que j’avais l’impression d’être un tambour.
Les maisons autour de moi étaient silencieuses. Personne n’est sorti m’aider. Quand c’est vraiment important, les gens ne voient rien.
Je me redressais tant bien que mal lorsque j’ai reçu un de coup de pied brutal dans le cul. C’était l’une des filles. Elle a poussé un hurlement ravi. Un éclair de douleur a incendié ma colonne vertébrale. Je suis retombé.
Avant de s’éloigner, le gang a retourné ma sacoche et répandu les journaux dans la rue. Étendu par terre, je les regardais se disperser, emportés par les violentes bourrasques printanières. Certaines pages s’empalaient sur des barrières, tandis que d’autres s’envolaient pour l’éternité au-dessus des toits d’ardoises…