15.

Jake Zajack a réussi le concours de pompier. « Un an maximum », a-t-il juré lorsqu’il a pris son service. C’est ce qu’ils disent tous.

Ils ont bien failli avoir sa peau. Il trimait trois jours de suite, de sept heures trente à dix-sept heures trente, puis il avait un jour de congé, avant de se taper trois nuits d’affilée. Il naviguait entre la caserne du ghetto d’East Trenton, le QG du quartier pauvre portoricain de Perry Street, et le centre d’intervention numéro 9 de Brunswick Avenue, à deux pas de la maison – son préféré.

Jake Zajack n’était pas de ceux que l’uniforme faisait bander. Des foutaises, selon lui : l’uniforme, il en avait eu son content dans la marine. Pourtant, il avait de l’allure, dedans. L’habit était taillé dans une étoffe de premier choix, avec des boutons dorés, astiqués et rutilants, des brodequins dans lesquels on pouvait voir son reflet et une casquette rigide. En ce qui concernait le boulot en lui-même, il n’y avait pas besoin d’avoir inventé le fil à couper le beurre : grimper à des échelles pendant l’entraînement, inspecter des bâtiments, mémoriser les noms des voies, savoir les localiser.

Il avait donc appris la liste des rues de la ville, sans exception, et parfois, après dîner, il les énumérait pour s’assurer qu’il n’en oubliait aucune. « Vroom, Brown, Howell, Woodland, William, Clinton, Genessee, South Broad, Adeline, Grand, Cass… » En soi, c’était un savoir totalement inutile, mais il devait être prêt dans l’éventualité d’une alerte générale, si son camion était appelé à l’autre bout de Trenton…

Chaque jour, il y avait quelque chose qui brûlait quelque part. L’indifférence du paternel n’a pas tardé à se transformer en amertume et, comme d’habitude, c’est sur moi qu’il déversait sa bile.

— Débrouille-toi pour pas finir comme moi, fiston, à faire le clown pour les autres toute ta vie, à te charger du sale boulot et à obéir comme un caniche. C’est ce qui arrive quand on n’a pas de diplôme.

Son travail quotidien lui fournissait la matière première de ses harangues. Il faut dire qu’il en voyait de drôles lorsqu’il faisait ses tournées, et, comme toujours, les Noirs, qui constituaient les trois quarts de la population, étaient dans sa ligne de mire.

— Ces gens vivent comme des porcs ! Ils détruisent tout ce qu’ils touchent ! Ils ont tout saccagé ici ! Quand j’étais gosse, Trenton n’était pas comme ça, c’était propre… civilisé ! Et puis ils sont arrivés et ils nous ont envahis ! Cette ville est devenue une décharge, elle vaut plus tripette !

À écouter Jake Zajack, les « bamboulas » étaient responsables de tous les maux de la terre. Ils déclenchaient les alarmes pour s’amuser… vidaient les caisses publiques par le biais de l’aide sociale… se liguaient contre la police qui venait dans leurs quartiers pour assurer leur sécurité et maintenir l’ordre. Mais il n’y avait aucune logique dans ses raisonnements. Ses tirades étaient totalement irrationnelles. Ça me rendait dingue de devoir l’écouter jour après jour. Qu’est-ce qu’il avait contre les Noirs ? J’en suis bientôt arrivé au point où, quoi qu’il dise, j’étais contre…

Du point de vue financier, ce n’était pas le Pérou non plus. Le paternel devait se rendre à l’évidence : son nouvel emploi ne rapportait pas assez, surtout maintenant que j’avais un petit frère. Pour arrondir ses fins de mois, il s’était acoquiné avec son copain Freddie Cutts : ils livraient de l’électroménager. Leur patron était un commerçant irlandais qui avait des relations au sein du parti démocrate.

Quand il n’était pas à la caserne, il occupait donc son temps libre à faire le bourricot et on ne le voyait pratiquement jamais. Le paternel se cassait le cul au boulot pour nous sept jours sur sept – et il ne nous permettait pas de l’oublier. Lorsqu’il rentrait à la maison après avoir enchaîné les journées de travail, il avait juste assez d’énergie pour avaler un morceau et se pieuter.