Deux semaines plus tard, mon engin était guéri. Du jour au lendemain, l’infection avait disparu. Le pus s’était volatilisé et je n’avais pris ni médicament, ni baume, ni rien. J’avais l’impression de me réveiller d’un cauchemar. Je n’ai jamais su ce que j’avais eu. La vie vous réserve parfois de bonnes surprises…
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Hormis le fait qu’on pouvait aller travailler bien habillé, Korvette’s ne valait pas mieux que les autres boulots merdiques de Trenton. On se faisait quelques amis et on reconnaissait des visages familiers, des gars qu’on avait croisés dans des boîtes précédentes. On était tous piégés dans le même labyrinthe.
Buddy Picardo avait quelques années de plus que moi. On avait retourné des burgers ensemble chez Gino’s, mais il s’était tiré avant moi. Il voulait toucher le jackpot. Il savait flairer l’oseille et ne parlait que de ça. Contrairement à moi, Buddy avait un but dans la vie. Mais il n’avait aucun apport, pas d’héritage en perspective, rien. Sa famille vivait dans la misère, des immigrants de fraîche date, originaires de Naples ou de Palerme. C’était un Macaroni, une face de pizza, le genre qui aurait un jour des poils jusque dans le dos. Sa voie était toute tracée : le lycée public de Trenton, puis le bleu de travail ; s’il voulait faire autre chose de sa vie, il devrait suer sang et eau ou se montrer sacrément malin.
Chez Korvette’s, Buddy était affecté à la sécurité. C’était un truand dans l’âme, et les bandits sont naturellement portés vers le maintien de l’ordre. Il mettait en place des opérations clandestines de surveillance qui lui permettaient principalement d’arrêter des voleurs à l’étalage. Ses prises étaient généralement des gamins noirs qui planquaient des jouets dans leur pantalon. Sinon, il traînait dans le bureau de la sécurité avec le reste de la flicaille, à fumer et à dégoiser des grossièretés. On se croisait parfois au magasin, mais il faisait mine de ne pas me reconnaître : il était un merdeux important, maintenant. Je voulais lui demander comment il s’était débrouillé pour éviter l’armée, mais je n’ai jamais réussi à lui soutirer le moindre tuyau.
Le Viêt-nam était en train de devenir un sérieux problème pour monsieur Tout-le-Monde. Si tu n’étais pas inscrit à l’université, tu étais bon pour le service. « Nos fils n’iront pas se battre en terre étrangère », avait promis Lyndon Johnson, mais la conscription fonctionnait à plein régime. Les disputes au sujet de l’engagement américain éclataient n’importe où, dans les supermarchés, dans les bars, au milieu de la rue. D’un bout à l’autre du pays, chacun voulait faire entendre sa voix. Il y avait des manifestations, des émeutes, des arrestations. « De quel côté es-tu ? » était la question qui courait sur toutes les lèvres.
Personnellement, je me moquais du résultat, tant qu’on ne m’obligeait pas à prendre un fusil. De toute manière, avec mon rhume des foins, je ne survivrais pas plus d’une journée dans la jungle.
Mais je savais que je n’échapperais pas éternellement aux tentacules de la nation. Ce n’était qu’une question de semaines, au mieux de mois, avant qu’elles se referment sur moi. Et les allergies, d’après ce que j’avais entendu dire, ne constituaient pas un motif suffisant pour obtenir un report.
Je m’efforçais de penser à autre chose. Quand tu es jeune, ce ne sont pas les choses importantes qui t’empêchent de dormir – il n’y a que le cul pour te tenir éveiller la nuit. Je trouverais le moyen d’y échapper, j’en étais persuadé. L’un des deux camps aurait gagné avant qu’on ait besoin de moi à Saigon.
Non, ils n’embarqueraient pas Max Zajack…