70.

ÉLEVAGE MILLIGAN VENTE DE REPTILES. AMPHIBIENS, OISEAUX EXOTIQUES ET ANIMAUX TROPICAUX EN TOUT GENRE

 

Le panneau a surgi au milieu de nulle part. Nous sommes sur la Route 75, au sud de Gainesville.

— Stop ! Vous aviez promis que je pourrais acheter quelque chose pendant les vacances. J’ai économisé quelques dollars en livrant les journaux. Regardez, ils sont là, dans ma poche !

Le paternel grimace. Mais il fait demi-tour. Peut-être se figure-t-il que c’est le seul moyen pour que je reste tranquille. Ou il tient à emmerder Bash, qui déteste toutes les bestioles bizarres – les tritons, les salamandres, les lézards, les serpents, les grenouilles, les tortues aquatiques – que je rapporte à la maison.

Elle nous attend dans la voiture pendant qu’on va voir les animaux. Je sais précisément ce que je cherche. Je trouve le bassin des alligators dans l’allée 5. Un vendeur apparaît.

— Qu’est-ce qui te ferait envie, petit ?

J’agite mes deux dollars sous son nez. Il plonge la main dans l’eau, créant des remous.

— Voyons ce qu’on a… Tiens, ce jeune spécimen me paraît en bonne santé.

Il brandit une beauté tachetée de près de trente centimètres de long. L’animal se débat furieusement. Il a déjà toutes les caractéristiques de la brute qu’il deviendra un jour.

Le type le dépose dans un carton à trous. Puis je le suis à la caisse pour payer.

— Tout ce que je te demande, c’est de ne pas laisser traîner cette sale bête dans mes pattes, gronde Bash, tandis que je m’assois à l’arrière avec mon chargement exotique.

Le paternel desserre le frein à main, il manœuvre la Dodge et on repart en direction du nord. Une fois calmé, il tente quelques propositions de dernière minute : ça ne dirait pas à Bash de voir le site d’où on lance les fusées, à Cape Canaveral ? Et la base navale de Pensacola, tout à l’ouest de la Floride ? À moins qu’un petit détour par les bayous de Louisiane…

Non, non et non. S’il fait chaud là-bas, il n’en est pas question. Et elle sait pertinemment qu’on y crève de chaud. Tout ce qu’elle veut, c’est échapper à cette fournaise : est-il incapable de comprendre ça ?

Cette réponse déclenche un nouvel échange de piques acerbes qui les occupe pendant quelques kilomètres. Alors que nous venons de franchir la frontière de la Géorgie, je découvre que mon animal de compagnie n’est pas celui que je croyais : d’après mon guide des reptiles défraîchi, il s’agirait d’un caïman d’Amérique du Sud : « Un hôte cruel des bras morts de l’Amazone, qui peut atteindre deux ou trois mètres de long et attaque fréquemment l’homme. On le fait souvent passer pour un alligator américain dans les animaleries aux États-Unis… »

C’est encore plus grisant de posséder cette petite bête féroce.

J’ai dû m’endormir. À mon réveil, je suis complètement désorienté. Mon nouveau compagnon est silencieux depuis un moment. Je prends sa prison de carton et je jette un œil dans le trou d’aération, mais je ne vois rien.

Je soulève le couvercle pour m’assurer qu’il n’a pas disparu. Grossière erreur. Il est vif comme l’éclair, le salopard. Mes mains se referment sur un courant d’air, tandis qu’il saute de sa boîte, atterrit par terre et se précipite sous le siège de Bash.

Je me baisse et je tâte prudemment, car je ne veux pas perdre un doigt dans l’histoire.

Bash se retourne et me lance un regard noir.

— Qu’est-ce que t’as ?

— Rien.

— Alors, tiens-toi tranquille, pour changer !

Elle remarque le carton ouvert.

— Où est passée ta bestiole ?

Je suis coincé.

— Je sais pas.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Je sais pas où elle est.

— Tu veux dire qu’elle s’est échappée ? Elle est en liberté dans la voiture ?

Elle a les yeux qui lui sortent de la tête. Elle ouvre la bouche et hurle.

Cette éruption surprend le paternel qui fait un écart sur la voie de gauche. Il braque juste avant qu’on soit écrabouillés par un semi-remorque.

— Arrête-toi ! Arrête-toi et laisse-moi descendre. Cette bête se balade dans la voiture ! ARRÊTE-TOI, JAKE, OU J’OUVRE LA PORTIÈRE ET JE SAUTE !

On pile dans les graviers sur le bas-côté. Bash sort et file comme une flèche. Elle est avalée par la mangrove.

Le paternel s’en prend à moi. Lorsqu’il en a marre de cogner, il s’enfonce dans la jungle et part à la recherche de sa femme…

Le caïman attend avec un calme olympien sur le plancher de la voiture, derrière le levier de vitesse. Il ne se débat même pas quand je le replace dans sa boîte. En fait, il semble un peu traumatisé. Il se demande sans doute comment il s’est fourré dans cette galère…

*

Mon animal sauvage grossissait à vue d’œil. Bash exigeait que je laisse son parc sous la citerne de fioul, au sous-sol, pour ne pas le croiser quand elle faisait la lessive.

Un soir d’automne, alors que la météo prévoyait du gel, elle a décidé que le caïman n’avait plus sa place à l’intérieur de la maison.

— Ce monstre peut bien rester au garage ! Je ne peux même plus aller dans ma propre cave tranquillement, j’ai toujours peur de tomber sur cette affreuse bête !

Je me suis battu bec et ongles mais, comme d’habitude, j’ai perdu. Il faut dire que le reptile mesurait désormais dans les cinquante centimètres.

Une fois dehors, il m’est sorti de l’esprit. Lorsque je m’en suis souvenu, environ une semaine plus tard, c’était fini.

J’ai jeté sa carcasse congelée dans la poubelle. Je n’oublierais jamais ce qui s’était passé : ma propre mère l’avait assassiné. D’accord, j’avais omis de le nourrir quelquefois, mais c’était différent. Jamais je ne lui pardonnerais la mort de cette créature.

Il y a des choses qui vous marquent à vie, allez savoir pourquoi…