Je viens de jeter mon mégot et je m’apprête à gravir les marches de béton pour aller pointer quand j’aperçois Moe Hudak sur l’aire de chargement, en train de balancer des sacs d’ordures dans la gueule d’une benne verte géante.
— Zajack, fils de garce ! Hé hé hé…
Pour une fois, son rire m’arrête net, car il a quelque chose d’encore plus démoniaque que d’habitude.
— À ta place, j’y regarderais à deux fois avant d’aller pointer, aujourd’hui, jeune homme, hé hé hé !
Il reprend sa tâche.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
On ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon, avec Moe. Mais quelque chose dans son répugnant visage de gorille me dit qu’il est on ne peut plus sérieux.
— Ils te cherchent à l’intérieur ! ricane-t-il, pointant son doigt par-dessus son épaule. Buddy Picardo a été arrêté, et Mickey Sigmund, hé hé hé ! Dès que ton boss David Bliss sera là, ils vont le coincer lui aussi, hé hé hé !
— Ils me cherchent ? Qui me cherche ? Putain, mais qu’est-ce qui se passe, Moe ?
Comme le rat d’égout qu’il est, il a disparu dans l’ombre pour aller chercher d’autres sacs d’ordures. Je le rejoins sur le quai. Des traces de sueur luisantes coulent sur ses sourcils simiesques.
— Moe, allez… crache ton histoire !
— Cet enculé, Rogoff ! C’est lui ! Tu sais qui c’est, en fait ? Un espion de la sécurité envoyé par le siège, voilà qui c’est ! New York avait chargé ce putain de flic de démanteler le trafic que vous avez mis en place sur le quai sud, Buddy et vous autres !
— Moi ? Mais j’ai participé à aucun trafic !
— Allez, vous autres, vous piquiez un tas de machins, pas vrai ? Des télés, des chaînes hi-fi, et même des nippes du rayon homme…
— Hé, attends un…
Moe avance sous le soleil et poursuit à voix basse.
— La nuit dernière, Rogoff a chopé Sigmund en train de filer des trucs à Buddy : du matériel stéréo et des blousons en cuir, hé hé hé. Puis Buddy a sorti le bazar par la porte de derrière. Heureusement pour toi que t’étais pas là, hé hé hé.
— Je sais pas de quoi tu parles, Hudak…
— Ah bon ? Parce que Rogoff et les flics attendent les traînards, comme Bliss, McMorrison et toi. T’as de la veine de m’avoir vu avant de te fourrer dans la gueule du loup, fiston ! Hé hé hé… Peut-être même qu’ils sont déjà chez toi, à l’heure qu’il est !
Puis Moe se tait et continue de jeter ses sacs.
Je suis sur le cul… mais certains détails s’expliquent soudain. Les signes de main que s’adressaient parfois Buddy et McMorrison à l’entrée du bureau. Les murmures entre Bliss et Mickey qui s’interrompaient dès que j’apparaissais.
Comment ai-je pu être assez con pour ne rien voir ? Merde : j’étais tellement préoccupé par la guerre, Bash et l’oncle Henry que je ne me suis rendu compte de rien…
Ainsi, Moe Hudak, le vieux pervers, est finalement utile à quelque chose, à force d’épier et d’écouter aux portes. Sans lui, je fonçais dans le piège.
Je reste planté là un moment, comme un idiot. Hudak fourre son doigt dans sa narine droite, expulse un énorme jet de morve de la gauche et soulève un autre sac.
— Tu me crois pas, fiston ? Hé, je te raconte pas des conneries ! À ta place, je me trouverais un avocat, hé hé hé…
— Mais j’ai rien à me reprocher : j’ai rien fait.
Il cligne des yeux. On dirait qu’il ne m’a jamais vu de sa vie.
— Ouais, bien sûr, j’te crois fiston. Mais ce pédé de Rogoff, c’est une autre histoire. Tous ceux qui traînaient à la sécurité sont morts, dit-il en se passant la main sur la gorge. Et c’est pas tout.
Il y a autre chose ? Comme si ce n’était pas suffisant.
Moe avance d’un pas vers moi. Sa voix n’est plus qu’un murmure rauque.
— Y a une rumeur qui court. Comme quoi ce serait toi qu’aurais balancé Buddy et les aut’ gars, vu que t’étais comme cul et chemise avec Rogoff. T’es allé au motel de ce mouchard, non ? On se dit que t’as peut-être passé un accord avec le gros. Y en a qui pensent que oui, y en a qui pensent que non.
— Comment est-ce que tu sais que j’étais là-bas ? C’est le contraire, Moe. Rogoff m’a supplié de venir le voir ! Ce connard voulait me sucer, mais je l’ai pas laissé approcher !
— Ouais, ben moi, m’est avis que tu vas te faire royalement baiser d’un côté comme de l’autre. Pasque, réfléchis un peu : si Rogoff te sauve les fesses, les gars risquent de s’en prendre à toi. Pas de bol, fiston, pas de bol, hé hé hé…
Il est inutile d’essayer d’expliquer quoi que ce soit à cet orang-outan. De toute manière, personne ne te croit quand tu dis la vérité.
Quoi que je raconte aux types avec qui je travaille, il y aura toujours des doutes – enfin, si je ne suis pas arrêté à l’instant où je franchis la porte du magasin. Ce qui demeure tout à fait possible, d’autant plus que j’ai refusé de badigeonner Rogoff d’huile solaire au motel.
Hudak a raison : d’une manière ou d’une autre je suis cuit.
— T’as un endroit où aller, fiston ?
Je secoue la tête.
— J’en sais rien…
Soudain, je saute du quai et je m’enfuis au petit trot.
Quelques minutes plus tard, je me retrouve devant une cabine téléphonique vide. Il faut que je parle à quelqu’un, n’importe qui. Je cherche un numéro dans le Bottin : celui de Pete Niemec. Je sors une pièce de dix cents de ma poche et je la glisse dans la fente.
Le téléphone sonne longtemps avant que Pete décroche. Je lui raconte en quelques mots ce qui m’arrive – principalement l’appel sous les drapeaux, rien sur le reste.
Pete est au poil.
— Bien sûr, cette place t’attend toujours si tu la veux, Max. Hé, c’est une sacrée coïncidence, parce qu’on lève l’ancre demain !
Il me dit ce que je dois mettre dans mon sac et me donne notre point de départ à New York, un quai de la Douzième Avenue.
Je raccroche. Je me répète l’adresse plusieurs fois pour ne pas l’oublier. Même si je n’ai pas une minute à perdre, je décide de repasser par Iowa Avenue pour prendre des affaires – en espérant que la flicaille ne m’y attend pas. Bash ne se rendra compte de rien.