QUATRIÈME PARTIE

35

Sans toutes ses obligations, le paternel aurait déserté le nid. Il parlait toujours de partir, de ces endroits au-delà des rives du New Jersey qu’il faudrait voir un jour, de tout ce que les riches avaient les moyens de faire. Dans la foulée, il maudissait son destin, un destin de galérien qui ne le mènerait jamais nulle part.

Jake ne se trompait pas au sujet de son existence. Il savait au fond de lui qu’il ne pouvait pas lutter contre le système. Il finit toujours par te broyer, surtout si tu n’es rien et que tu n’as pas un rond. Tu es condamné à rester à ta place. Il y en a peut-être un sur un million qui a de la chance et qui parvient à s’en tirer.

— De toute façon, qu’est-ce que t’y peux ? soupirait-il dans ses moments philosophiques.

Mais à trente-cinq ans, il était encore assez jeune pour faire bonne figure, et pour continuer à croire au miracle…

Parfois, il tentait quand même de secouer le joug. C’est ainsi qu’il s’est mis en tête qu’il nous fallait une voiture neuve. Il n’avait jamais acheté que des occasions. Pendant des mois, Bash et lui se sont chamaillés à ce sujet. Le samedi après-midi, on grimpait tous dans notre vieux tape-cul et on allait à Reedman Motors, de l’autre côté du fleuve, en Pennsylvanie. Tout le long du trajet, ils se tourmentaient au sujet de chaque détail… prendre des pneus noirs ou à flancs blancs… acheter ou non un autoradio intégré, alors que le paternel pourrait en installer un modèle moins cher en deux jours… Laisser dix ou quinze pour cent d’acompte…

Pour finir, ils ont opté pour une Chevrolet Biscayne crème de 1959 qui sortait de la chaîne, avec boîte de vitesses manuelle (la transmission automatique était récente et à un prix prohibitif). On aurait dit un vaisseau spatial primitif, une fusée démesurée avec des ailerons. Mais on l’admirait depuis des semaines, dans le parking numéro 9.

Elle coûtait au total deux mille sept cents dollars, hors taxes. Un chiffre pareil, ça donne des sueurs froides. Après avoir griffonné ses calculs sur un calepin, le vendeur, costume de serge et cheveux coiffés en arrière, a assuré au paternel que c’était une affaire comme on n’en rencontrait qu’une fois dans sa vie, que ce devait être son jour de chance, qu’il avait fait son maximum pour nous. Et que s’il baissait encore le prix d’un seul penny il risquait de perdre son boulot.

Comme d’habitude, on est rentrés les mains vides.

— L’argent pousse pas sur les arbres ! Comment est-ce qu’on va se payer une voiture neuve ? Peut-être qu’on ferait mieux de se contenter d’une occasion. Jusque-là, ça nous suffisait bien, gémissait Bash.

Mais pour une fois, le paternel était résolu. Ce tank lui avait tapé dans l’œil.

— Hé merde ! Où est le problème ? Aujourd’hui, n’importe quel tocard a une bagnole neuve ! Tous les Polacks de la rue ont une bagnole neuve ! T’inquiète pas, on se débrouillera… Bon sang, si je peux pas payer cette fichue caisse avec deux boulots, autant tout arrêter ! De toute manière, c’est une affaire entendue…

Mais quand il a enfin signé ces papiers, des auréoles mouillaient sa chemise aux aisselles. Il mastiquait son cigare, le faisait tourner entre ses lèvres. De ses yeux penauds et anxieux, Bash fixait le vendeur, patelin derrière le comptoir. Ce monde la dépassait, il était trop compliqué pour quelqu’un qui n’était jamais allé au-delà du collège.

Une fois toutes les taxes et les suppléments divers ajoutés, on arrivait à un total de deux mille neuf cents dollars. Lorsque les mots sont sortis de la bouche du métèque, on s’est tus, comme frappés par la foudre. Merde ! cette voiture allait nous endetter pendant des années. Pas question de déconner : il faudrait vraiment se serrer la ceinture.

Alors que nous dévisagions le vendeur sans rien dire, encore sous le choc, Bash m’a décoché un regard noir. Je savais ce qu’il signifiait : T’as pas intérêt à faire de bêtises ! C’était parce qu’elle se sentait coupable ne fût-ce que d’avoir envisagé une telle folie. Curieusement, moi aussi. À présent, on était faits comme des rats.

Malgré tout, on est partis au volant de la Biscayne. On flottait sur un petit nuage…

*

Dès le premier jour, notre belle automobile fut un véritable fiasco, un désastre ambulant, un beau tas de merde. Tout ce qui pouvait déconner a déconné. La première semaine, c’était le pot d’échappement. Puis le compteur est tombé en panne. Ensuite, plus moyen de baisser la vitre côté passager. Au cours du seul premier mois, le paternel a dû retourner trois fois chez Reedman Motors.

Pour une raison mystérieuse, il aimait bien m’emmener. Aussi, dès que la Biscayne montrait des signes de faiblesse, je me recroquevillais. La fumée sortait par les oreilles de Jake… Son nez se plissait… Il grinçait des dents et se défoulait sur moi.

— Sale merdeux ! Toujours à nous causer des problèmes ! Je devrais te flanquer une bonne correction, ça t’apprendrait !

Le reste du temps, Bash et lui se plaignaient de cette guimbarde pourrie.

— Si seulement on pouvait se faire rembourser !

— Ce que je donnerais pas pour bousiller la carrière de ce vendeur !

— Non, on peut pas se permettre de payer une autre réparation.

Le pire était encore à venir.