Avec cette histoire, nos vacances avaient du plomb dans l’aile. On se retrouvait au milieu de nulle part, sans projet ni destination.
Pour ne rien arranger, la pluie ne voulait pas s’arrêter. Au début, Bash s’est efforcée de faire bonne figure, mais elle n’a pas tardé à chercher des poux au paternel, comme si elle le tenait personnellement pour responsable de ce temps pourri.
On errait de site en site, en quête de panoramas à admirer. Mais partout on retrouvait la même déprimante morosité. Pour finir, on a atterri sur l’écluse du canal Welland, au sud de Saint Catharines, pour regarder passer les cargos en route vers le lac Érié… le lac Ontario… ou qui descendaient le Saint-Laurent jusqu’à la mer.
Jake a ressenti une bouffée de nostalgie à la vue de ces énormes bateaux gris. Le spectacle lui remémorait la guerre dans le Pacifique, quand il était maître d’équipage à bord d’un contre-torpilleur qui affrontait des tempêtes et protégeait le monde contre les Japs. Nous avons passé deux heures sur un banc au bord du quai, jusqu’à ce que Bash se lasse des sermons de son mari sur les navires et la vie d’un homme en mer…
Je me barbais ferme, moi aussi. On a ressorti les cartes, mais personne n’avait d’idée mirifique. Ça sentait la fin, alors on s’est résolus à repartir en direction des États-Unis.
Au programme, l’État de New York, et peut-être la région des Finger Lakes ou les Alpes juives, ainsi qu’on surnommait les Catskill.
— J’emmerde le Canada ! a déclaré Bash.
C’était mieux au sud de la frontière, de toute manière. Mais d’abord, nous étions censés nous arrêter pour admirer une merveille naturelle comme je n’en reverrais sans doute jamais : les chutes du Niagara. Bash ne cessait de répéter que c’était là où le paternel et elle avaient passé leur lune de miel. De loin, on les entendait déjà vrombir comme une turbine géante. Mais de la plate-forme d’observation, on ne distinguait qu’un nuage de vapeur blanche. La nostalgie de Bash s’est soudain réveillée et elle s’est précipitée à la boutique de souvenirs.
— C’est tout ? ai-je demandé.
Jake était en rogne. Les chutes du Niagara étaient une déception de plus.
Nos vacances d’été étaient terminées.
*
Plutôt que de traverser l’État de New York, Jake a décidé que, tout compte fait, il préférait passer le restant de ses congés à jouer au golf sur le parcours public, à peindre les marches à l’arrière de la maison ou à boucher les trous du toit.
— On n’est nulle part aussi bien que chez soi, a renchéri Bash.
J’étais dégoûté. Je n’avais aucune envie de retourner à l’école. Je ne voulais pas cirer les chaussures du paternel. Je ne voulais pas laver cette putain de bagnole. Ça ne m’intéressait pas.
Comme par hasard, le soleil a percé les nuages pour nous narguer à l’instant où on prenait la direction du Sud. Mais ça aurait pu être pire, s’est empressé de nous rappeler Jake en tapotant le volant.
— On n’a pas vu l’ombre d’une panne. Qu’est-ce que j’avais dit ? Elle avait juste besoin de se décrasser ! Je parie qu’elle va plus nous causer de souci. J’avais raison, oui ou non ?
À peine a-t-il prononcé ces mots qu’une drôle d’odeur envahit l’intérieur de l’automobile.
— Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? Bash… ça sent pas le cramé ?
Les narines du paternel palpitent. Pour sentir, c’est sûr que ça sent – ça pue même. Le caoutchouc brûlé, l’huile de moteur bouillante ou le liquide de frein qui grésille.
— Qu’est-ce que t’avais besoin de dire un truc pareil, Jake ? Tu sais pas que ça porte malheur de dire qu’une voiture roule bien ?
Il écarquille les yeux. Il mâchonne son cigare rageusement. Son nez se plisse en un crochet repoussant.
— Et si tu fermais ta gueule !
Il n’est pas d’humeur à se faire taper sur les doigts.
Des flammes orange s’échappent des contours du capot, noircissant la peinture crème. Des panaches de fumée noire tourbillonnent vers le ciel. C’est dans ces moments-là qu’on donnerait n’importe quoi pour être un gosse de riche. Parce que dans ce cas, une panne de voiture, on s’en fout…
Mais Jake Zajack est totalement impuissant. Le volant ne répond plus. Il lui faut toute sa force pour guider le navire en perdition sur le bas-côté, avant que le tracteur qui nous suit nous écrabouillé.
— VITE, TOUT LE MONDE DEHORS !
On ouvre les portières fiévreusement. La Biscayne est sur le point d’exploser.
Au bord de la route, parmi les mauvaises herbes, on regarde les flèches de feu rouges et orange fuser vers les nuages. Bash se met à braire. Un bûcher consume notre précieux argent sous ses yeux.
Les automobilistes ralentissent et nous dévisagent, bouche bée, mais pas un ne s’arrêterait pour nous aider. Rien ne divertit autant les gens que le malheur des autres. Pauvres cons.
Je tire la langue à ces enculés. À l’instant où le capot explose, j’entends le hurlement d’une sirène. Les débris de la voiture pleuvent autour de nous, tintant et résonnant. Pour finir, il y a comme un rot et un pet. Ces bruits incongrus me font rire.
— Parce que ça t’amuse, espèce de propre à rien ? Tu rigoleras moins, quand tu devras gagner chaque dollar ! Quand tu devras te casser le cul tous les jours, comme moi ! PETIT MERDEUX, MAUVAISE GRAINE ! JE VAIS T’EN FOURNIR DES MOTIFS POUR RIGOLER !
La poitrine bombée, le paternel charge et m’attrape pour me filer une trempe. Un policier surgit de nulle part, mais il attend sans rien dire, tandis que je reçois mon dû.
Deux mille neuf cent quatre-vingt-cinq dollars et soixante-seize cents partis en fumée…
Il n’y a pas de quoi rire, je dois bien le reconnaître.