Comme je le disais, la vie du paternel était une suite de fiascos imprévisibles, d’occasions ratées, la faute au destin ou à la malchance. Prenez la ferme de son frère : quinze hectares à Robbinsville. L’oncle Spike et lui envisageaient de s’associer après la guerre pour construire un terrain d’entraînement de golf ou créer plusieurs lots qu’ils revendraient. Pareil à Lawrenceville : il convoitait un lopin en face d’une école privée réputée, où s’élevaient à présent des maisons de ville luxueuses. On trouvait de superbes propriétés pour une bouchée de pain, après la démobilisation ; il suffisait d’un minimum de perspicacité et d’avoir quelques dollars à gauche. Le gars qui avait investi au bon moment pétait dans la soie aujourd’hui.
Mais aucun des deux projets ne s’était réalisé. Jake ne pouvait pas pifer son frère, c’était le problème, alors il avait tergiversé au lieu d’agir. Quand il aurait fallu s’associer pour de bon, il n’avait pas pu et il avait laissé filer l’affaire du siècle. Après, il s’était répandu en lamentations amères et s’en était pris à Bash qui tenait les cordons de la bourse trop serrés, aux nègres, aux syndicats, aux rouges, à n’importe qui et n’importe quoi…
Le différend qui l’opposait à son aîné remontait à leur enfance, à South Trenton. Lorsque la tuberculose avait emporté leur père, Spike était devenu le chef de famille et il régnait sur le clan d’une main de fer. Jake, le dernier des cinq frères, n’était pas de taille à riposter. Il avait dû encaisser et la boucler jusqu’à l’âge adulte.
Mais leur relation avait vraiment tourné à l’aigre lorsque l’oncle Spike s’était converti, sous l’influence de sa femme. La tante Peg pesait cent quarante kilos à l’aise ; personne ne comprenait ce qu’il lui trouvait. Je ne sais pas où ils s’étaient rencontrés, sans doute à la fabrique de porcelaine Lenox ; tous les Zajack avaient péché leur épouse à l’usine. Toujours est-il que, grâce à Peg, Spike avait été touché par la grâce et que, depuis, leur vie tournait autour des salles du Royaume et de La Tour de garde. On ne buvait pas, on ne jouait pas aux cartes, on ne dansait pas, on ne forniquait pas. Le jour du jugement dernier était pour après-demain, à en croire les Témoins de Jéhovah. D’abord, ils avaient programmé la fin du monde pour 1955… puis 1959… puis 1961…
C’était assez drôle, même si ça ne faisait rire personne de les voir se planter à chaque fois. Peg et Spike harcelaient Jake et Bash, prêchant la seule voie du Salut, montrant du doigt les péchés qui leur barreraient la porte du paradis, jusqu’à ce que le paternel dise à Spike de lui ficher la paix. Ça l’emmerdait d’autant plus qu’il était lui-même tout pétri de son galimatias catholique.
Mon oncle a donc conclu l’affaire sans lui et acheté la ferme de Robbinsville juste avant ma naissance. Il avait des couilles ; mais il avait aussi besoin de place pour ses cinq gosses et, à l’époque, tout le monde quittait la ville. C’était le début de l’exode de l’homme blanc vers la banlieue et les grands espaces.
« Jake, l’avenir est là, sur la grand-route », aimait-il à répéter – ce qui horripilait le paternel parce qu’il savait que son frère avait raison : il avait carrément déconné sur ce coup-là. Mais comme disait Bash, prudence est mère de sûreté…
C’était incroyable, la vie qu’ils menaient à la ferme. L’horizon s’étirait très loin, jusqu’à une crête verte. La maison se dressait entre les bois et la route, ils avaient un puits artésien, des cages à poules, des granges, des étables, un ruisseau sinueux. Le pays de Cocagne. Je n’aurais plus jamais bougé de là si j’avais pu. À la ville, il n’y avait rien… que des usines, des immeubles, des trottoirs… et une foultitude d’églises. À la ferme, c’était mieux, même si Bash se plaignait que Spike et Peg étaient toujours à pleurer le pain qu’ils mangeaient, qu’il fallait être mourant pour obtenir un malheureux verre d’eau – tirée du puits, même pas traitée, en plus. C’était soi-disant à cause des principes frugaux de leur religion qu’ils n’avaient aucune commodité chez eux…
Mais je m’en contrefichais. À peine descendu de voiture, j’étais au paradis. Je parvenais généralement à convaincre Jake et Bash de m’autoriser à rapporter une bestiole à la maison : un poussin, un canard, une grenouille léopard, une tortue, une couleuvre des plaines… tout ce qui me tombait sous la main. Je devais être un emmerdeur de première, toujours à supplier et harceler. J’étais tellement excité que je ne dormais pas de la nuit quand on avait prévu d’aller à la ferme…
Mais comme le reste, ça s’est mal fini.
C’était fin juin, le début des vacances. Aussitôt arrivé à la campagne, j’ai sauté de voiture et je me suis mis à courir, quand un piège d’acier s’est refermé sur mon biceps. Les dents appartenaient à un clébard galeux jaune, qui semblait décidé à m’arracher l’épaule.
Le molosse ne voulait pas lâcher. Un instant plus tard, j’étais dans les vapes, le ciel bleu au-dessus de moi. La douleur était atroce. Il faut dire que j’étais maigre comme un coucou et que la bête m’avait mordu jusqu’à l’os. Je ne savais même pas que Spike avait un chien.
Ils étaient tous autour de moi. Lentement je voyais leurs visages redevenir nets. Avec ma veine, on allait encore me passer un savon parce que j’enquiquinais tout le monde.
Mais pour une fois, ils n’avaient pas le cœur à me secouer les puces – en tout cas pas tant que j’étais par terre et à moitié dans le coma.
— Il est en état de choc, a dit quelqu’un.
Une main fraîche s’est posée sur mon front. Puis on m’a hissé sur une chaise en aluminium et on m’a ordonné de ne pas bouger. Le fauve avait disparu.
Le paternel s’en est pris à Spike.
— Ça va pas la tête ? Ce chien est un danger public ! Et maintenant tu me racontes qu’il est pas vacciné ? Et s’il a la rage, bon sang ?
Jake jouait avec sa vie : je ne l’avais jamais entendu user de ce ton avec son frère. Un instant plus tard, ils en venaient aux mains.
Mon bras me faisait horriblement mal. Cet animal avait des aiguilles à la place des dents. Merde, j’allais encore tomber dans les pommes…
Quand j’ai enfin ouvert les yeux, j’étais de retour au 810 Iowa Avenue. J’entendais des bribes de conversation. Des voix comme le murmure d’une cascade. Ça m’a fait chaud lorsque j’ai compris qu’on parlait de moi.
— On a retrouvé le chien à quelques kilomètres, dans un jardin… ce foutu clébard est en quarantaine… trois jours à attendre et à se ronger les sangs !
— Spike l’a ramené du chenil il y a quelques jours, il ne savait rien de lui !
— Moi, ce que j’en dis, c’est qu’il faudrait l’expédier à la chambre à gaz !
— Le petit a un genre d’infection. Et s’il a chopé le tétanos ?
— Ou la rage ! Parce que dans ce cas, je donne pas cher de… je veux même pas y penser !
— Il a de la veine de ne pas avoir perdu le bras !
— Ton frère est un pauvre type, tu le sais ?
Puis…
— Le docteur Framboni devrait arriver d’une minute à l’autre…
Une porte claque. De ma chambre en haut de l’escalier, je vois le médecin entrer. Il a l’air menaçant dans son costume noir, grand, impérieux, le genre qui rigole pas. Bash et le paternel n’arrêtent pas de lui faire des courbettes chaque fois qu’il vient.
Framboni sent le tabac. Les plis de chair qui retombent sur le col rigide de sa chemise blanche évoquent irrésistiblement la peau d’un poulet mort. Il a la voix bourrue. Il veut que je fasse le beau : « Tourne-toi… Voyons ce bras… Ouvre la bouche, fiston… »
Il rend son diagnostic dans un jargon médical incompréhensible à tout Zajack qui se respecte.
— Il ira mieux dès que le traitement commencera à agir.
Il griffonne une ordonnance, la donne à Bash et se hâte vers son rendez-vous suivant – il n’a pas de temps à perdre avec un galapiat de mon espèce.