38.

Lorsque la fumée se dissipe, nous avons tout perdu. Le Rital qui nous a vendu la Biscayne secoue la tête quand Jake lui réclame un dédommagement.

— Je ne peux rien pour vous. C’est une question de chance. Vous n’en avez pas eu. Ça arrive qu’on tombe sur un mauvais numéro. Ça ne sert à rien de s’acharner, vous devriez appeler votre assurance.

Mais le paternel est du genre à s’acharner. Il pique une crise, agite son doigt sous le nez du type, exige de voir son supérieur, menace, insulte. Il est tellement énervé qu’il allume son cigare une demi-douzaine de fois.

— Sale Macaroni ! tempête-t-il, tandis qu’on nous indique la sortie.

Sur le chemin du retour, dans la voiture empruntée, sa colère à propos de la Biscayne carbonisée se mue en divagations au sujet de la politique… du destin… des Noirs… Du monde qui s’en va à vau-l’eau. Dès que je commence une phrase, il me rabroue.

— Combien de fois est-ce que je devrai te le répéter, Maxie ? Tais-toi ! Parce que tu sais rien de rien ! T’as de la merde à la place du cerveau !

Et c’est reparti.

— Les syndicats sont la cause de tous les problèmes de l’Amérique, Max, et ceux qui disent le contraire sont des ânes ! Pourquoi est-ce que ces fichues bagnoles coûtent une fortune à ton avis ? À cause des exigences des syndicats, pour sûr ! Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi un simple plombier gagnerait autant qu’un homme qu’a fait des études pendant des années pour devenir médecin ou savant ? À cause du communisme, bon Dieu ! Ces sangsues veulent le beurre et l’argent du beurre ! Ils sont allés à l’école jusqu’à seize ans, ils posent du béton ou remuent de la merde, et il faudrait qu’on les traite comme des rois ! Ils voudraient empocher le pactole ! Faut qu’y se réveillent ! Le dernier des couillons pense qu’il a droit à sa part du gâteau ! C’est la rapacité, mon garçon, la rapacité qui sera la ruine de ce pays !

— Ah bon…

— C’est comme ces bamboulas… Leurs bonnes femmes envahissent les services de l’aide sociale, ils ont dix, douze gosses, et ils voudraient que ce soit le gouvernement qui raque ! Mais qui leur a demandé d’avoir tous ces chiards ? Et je serais coupable parce que je suis blanc ? C’est pas moi qui les ai mis sur ces satanés bateaux négriers ! Qu’on m’accuse pas de ce qui s’est passé y a quatre cents ans ! J’ai jamais rien fait pour les persécuter ! Regarde-moi ! Merde ! J’avais rien du tout quand j’étais gosse, mais est-ce que tu m’entends me plaindre ?

J’ai eu droit à ce discours des centaines de fois. Et rien de tout ça n’a le moindre rapport avec ce qui est arrivé à la Biscayne. Mais je ferme ma gueule et je hoche la tête. Je sais qu’il me range du côté de « l’ennemi », quel qu’il soit, et je sens monter en moi une haine féroce contre le paternel, même si c’est son sang qui coule dans mes veines.

— Il y a longtemps, le curé de la paroisse a dit à ma mère qu’un jour, les conditions de vie dans ce pays deviendraient si terribles que les gens se jetteraient dans l’océan pour s’enfuir sur des planches !

C’était généralement sa sentence finale, mais je n’ai jamais compris ce qu’il entendait par là…