Lorsque nous arrivons à la maison, Bash fait la vie à Jake parce qu’il n’a pas été fichu d’obtenir le moindre dédommagement pour notre poubelle. Pourquoi est-ce qu’il n’a pas demandé à voir le directeur de Reedman Motors ? Pourquoi diable est-ce qu’il n’a pas commencé par l’assurance ? Pourquoi est-ce qu’il faut qu’il rate tout ce qu’il entreprend ?
Suit le feu d’artifice habituel. Ils se hurlent dessus. Se lancent des noms d’oiseaux. Bash menace de faire ses bagages pour ne plus revenir.
Au bout du compte, les faits sont les faits : on ne pourra jamais acheter un autre modèle neuf. Le maigre remboursement de l’assurance, auquel on n’a peut-être pas droit, ne paiera même pas une guimbarde de troisième main. Qu’est-ce qu’on va faire, à présent ?
Eh bien, pour remplacer la Biscayne, il faudra travailler dur, tous. Le paternel a déjà repéré la Dodge Dart de Chicky Chicolowski, une petite voiture bleu ciel, garée dans Ohio Avenue, près du magasin Bugdal, avec une pancarte À VENDRE scotchée sur la vitre arrière. Cet enfoiré se vante d’avoir un tableau de bord à boutons ! Et elle est comme neuve : seulement trente-deux mille kilomètres au compteur. Il en demande mille deux cents dollars – pas exactement une affaire, mais Chicky la bichonne et conduit comme une vieille dame.
Malheureusement, ce grippe-sou refuse de baisser son prix. Une tactique qui convainc Jake que la bagnole vaut cette somme. Il n’est pas question de s’endetter. Chez les Zajack, on ne cherche pas les problèmes : dans la mesure du possible, on évite d’emprunter, de louer et d’acheter à crédit, parce qu’on ne peut pas prédire l’avenir. Que se passerait-il si – Dieu nous en garde ! – on ne pouvait pas rembourser les traites ? Et si les banques faisaient faillite, comme au moment du krach de 1929 ?
— Il est temps que tu trouves un travail, on a besoin d’argent, m’annonce Bash un soir, alors que j’essuie la vaisselle.
Lorsque je demande comment je suis censé m’y prendre, elle réplique :
— Tu frappes à toutes les portes et tu te présentes. Comment tu crois que j’ai fait à ton âge ? Maintenant, tais-toi et obéis, bon sang !
Le lendemain matin, il est tôt quand je commence à battre le pavé. Les cris des enfants qui jouent m’irritent, mais je me force à ne pas les entendre. Je ne sais pas quoi faire au début, alors je tourne un peu en rond avant de me diriger d’un pas ferme vers New York Avenue, m’arrêtant dans les usines, les manufactures de céramique, les entreprises de conditionnement, les bars. Certains ouvriers se moquent de moi. D’autres me dévisagent. Ou m’ordonnent de dégager. Un connard demande même à voir mon permis de travail.
Ça dure des heures. Des heures qui se transforment en jours. Je sillonne la ville : East Trenton… le centre… la banlieue. Bash est mécontente quand je rentre bredouille et mes échecs me valent un sermon quotidien du paternel :
— Dans la vie, tu peux pas te permettre de renoncer, Max ! Si ça marche pas, il faut essayer encore et encore. Ça prendra le temps que ça prendra, mais tu dois pas baisser les bras. Si tu t’accroches, tu trouveras. T’apprendras à gagner de quoi payer ton écot…
Je l’écoute en bouillonnant. Je n’ai aucun désir de travailler, mais je sais qu’il ne servirait à rien de discuter.
« Par la pratique du non-faire, tout finit par se faire », dit le Tao. Et dans mon cas, ça s’est avéré. Un jour où je m’apprête à rentrer, sur le point de craquer, je remarque un pick-up Ford rouge cabossé près de l’église luthérienne, au croisement de Plum Street et Iowa Avenue. Sur la portière, en lettres passées, on lit : « D. Bayer, Entrepreneur ». Un type costaud en tee-shirt et salopette blanche est occupé à casser des retailles de bois à mains nues sur la plate-forme arrière. Je redresse les épaules et je fonce sur lui.
— Vous avez besoin d’aide ?
Il baisse les yeux vers moi. Je suis persuadé qu’il va éclater de rire.
— Tu t’appelles comment, petit ?
— Max. Max Zajack.
— Dis-moi, Max, tu crois que tu serais capable de nettoyer un jardin ?
— Je peux faire ce que voulez, m’sieur !
— Tu es prêt à commencer tout de suite ?
— Oui ! Bien sûr !
Quelques secondes plus tard, je pousse une tondeuse sur la pelouse de la maison recouverte de bardeaux derrière le camion de Bayer. Et quelques heures après, je fais la même chose près de l’hôpital de Brunswick Avenue.
Je gagne cinquante cents de l’heure. Mais selon mon patron, si je travaille dur, si je m’applique, j’aurai droit à une prime…
Le boulot ne manque pas. Je découvre rapidement que Bayer est un marchand de sommeil à la petite semaine qui possède des taudis un peu partout dans Trenton. Si je me montre entreprenant, si je n’ai pas peur de mettre la main à la pâte, alors je pourrai aller loin avec lui ! Dans sa branche, y a pas de place pour les tire-au-flanc, et il me parle d’expérience. Il espère que je n’en suis pas un. C’est toujours difficile de reconnaître un vrai travailleur au premier coup d’œil : il lui faudra quelques jours pour évaluer ce que j’ai dans le ventre.
Après avoir tondu quatre pelouses à la suite, je ne tiens plus debout, mais au moins j’ai un boulot. Je dois me présenter le lendemain matin à sept heures trente. Dans sa branche, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.
Je suis crevé, mais Bash s’en fiche. Tout ce qui la préoccupe, c’est de savoir combien je gagne et quand je serai payé.
— T’as intérêt à travailler comme il faut, mauvaise graine. Les boulots, ça se trouve pas sous le sabot d’un cheval.