Même avec les deux boulots du paternel, on tirait le diable par la queue.
« Merde, toi et ton frère, vous nous coûtez une fortune, tu te rends compte ? » me rappelait Bash régulièrement. « C’est les vaches maigres ! » déclarait-elle après avoir tenté de régler toutes les factures du mois. « Ouais, maigres et enragées », renchérissait Jake par-dessus sa bière, comme si c’était un numéro qu’ils avaient répété.
Il se passe pas mal de choses dans l’esprit d’un enfant. Et je me suis peu à peu persuadé que Bash ne m’aimait plus. Même si de mon côté je l’avais prise en grippe moi aussi, ça faisait mal…
Elle était toujours en rogne, que ce soit à cause du paternel, de la misère ou parce qu’elle ne voyait pas venir de jours meilleurs… Jake ne lui apportait aucun réconfort. Lorsqu’elle pétait les plombs, il se réfugiait à la cave et s’affairait à son établi en attendant que l’orage passe.
— Tu ferais mieux de pas embêter ta mère, me disait-il, tandis que nous nous tenions sous la lumière crue de l’ampoule. Si elle continue comme ça, je serais pas surpris qu’elle finisse à l’asile.
Il le pensait. Il n’était pas aveugle et il était certainement plus au fait que moi de l’état de ses nerfs.
— Quand elle est sur le sentier de guerre, fiche-lui la paix, me conseillait-il.
Quand elle était « sur le sentier de guerre », Bash n’adressait pas un mot au paternel – ni même à moi – pendant plusieurs jours d’affilée. On avait l’impression de vivre avec un cadavre…
Comme on n’arrivait pas à joindre les deux bouts, elle a dû se résoudre à chercher des ménages. Elle avait quitté l’école à treize ans, elle n’avait donc pas vraiment le choix. Elle n’avait pas eu de bol : la Dépression avait frappé au mauvais moment. Son vieux débloquait, menaçait de sauter du toit, buvait jusqu’au delirium tremens et s’est retrouvé en cure de désintoxication chez les dingues. Il fallait bien que quelqu’un rapporte du blé. Et grand-ma insistait pour que Bash paie son écot. C’était elle la patronne, en fait…
Ma mère ne se remettait pas de son enfance. J’ai eu droit à la même histoire je ne sais combien de fois.
— Quand j’étais gamine, grand-ma m’a obligée à arrêter l’école pour que j’aille m’esquinter la santé chez les Juifs de West Trenton. Tous les matins, je me levais à cinq heures et je traversais la ville, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente ! Parfois, j’étais malade comme un chien, mais j’y allais quand même. On n’avait pas d’argent pour prendre le tram ou le bus – il fallait économiser chaque sou ! Quelle vacherie ! Et ces Juifs, tous des pingres ! On pouvait tomber raide mort à leurs pieds, ils s’en foutaient, tant qu’on terminait leurs corvées avant ! Jamais de quoi payer un taxi, pas un qui m’aurait proposé de me ramener dans sa grosse bagnole chic !
— Ouais, m’man…
— C’était moi, Basha, la pauvre petite Polonaise, qui devais nettoyer leurs cochonneries ! Bien sûr, ils étaient mieux que nous, les goyim – ils étaient plus intelligents, c’étaient eux qui avaient l’argent, les belles demeures, les magasins. Pour eux, on était que des misérables pouilleux…
« Je détestais récurer leurs cabinets et préparer leurs repas. Parfois, l’homme de la maison réclamait une gâterie derrière une porte fermée. Même ça, j’arrivais à m’en accommoder… C’étaient leurs sous-vêtements qui me débectaient. Ils m’en donnaient des piles, tous tachés de merde, comme s’ils étaient pas capables de se torcher le cul ! J’étais censé les laver un par un, à la main. Trop radins pour acheter un lave-linge ! Et ils se plantaient à côté de moi pour s’assurer que j’avais bien les mains dedans. Si je me plaignais à grand-ma, elle me giflait, menaçait de me chasser de la maison, me disait qu’il me resterait qu’à faire le tapin ! Ojej, tu parles d’une vie !
Il n’y avait rien à répondre. Le paternel évitait de la regarder et moi aussi. On se levait de table quand les larmes commençaient à rouler sur ses joues.
*
Les Polonais ont la réputation d’être les meilleurs domestiques, et Bash s’est retrouvée en un rien de temps avec une flopée de ménages. Elle était très demandée. J’étais l’assistant idéal, d’autant plus que l’été était arrivé et l’école fermée. Tous les matins, on déposait mon frère chez grand-ma, puis on sautait dans un bus en direction des banlieues riches…
Les Janson vivaient à Lawrenceville, à deux pas de chez l’oncle Wilson et la tante Marilee. C’était une maison propre, tranquille, et même pimpante, car le soleil se déversait à flots par les bow-windows. Mrs. Janson n’avait pas un mauvais fond. Elle s’adressait à nous poliment, nous traitait comme des êtres humains et pas comme des bêtes de somme, et nous invitait à l’occasion à déjeuner avec elle à la table de la cuisine.
Le salaire était de cinq dollars par jour. Bash se chargeait du gros œuvre – passer l’aspirateur et laver par terre – et me laissait polir les bougeoirs et le cuivre, épousseter, arranger les bibelots. La maison n’étant pas immense, à quatorze heures trente j’étais généralement dans le salon, devant The Lone Ranger.
Le lundi, il n’y avait pas à se plaindre. C’était le mardi que je redoutais. Il fallait prendre trois bus pour se rendre à Hiltonia, ce qui signifiait que nous devions nous lever beaucoup plus tôt. Eliot Sandford était un simple vendeur de spiritueux, mais son père, qui avait fait des investissements astucieux sur les marchés financiers avant de mourir, lui avait légué une grande demeure victorienne. Sandford était un porc. Lorsqu’il traversait une pièce de son pas lourd, il sifflait comme une locomotive. Quoi que dise le mercure, il dégoulinait de sueur et s’essuyait le front avec un mouchoir à monogramme, tamponnait ses bajoues, tapotait son cou. Jamais je n’avais vu quelqu’un transpirer autant. Il devait peser cent cinquante kilos, sans rire. Son ventre était une énorme protubérance graisseuse. Quand il s’asseyait sur une chaise, ses bourrelets formaient une montagne flanquée d’une chaîne de crêtes plus petites. Mais ses yeux enfoncés allaient et venaient comme ceux d’un chacal affamé.
Sandford nous accueillait avec un grand sourire quand on gravissait le perron. Il semblait n’avoir rien d’autre à foutre. Je trouvais ça bizarre, même à mon âge. On ne voyait jamais sa femme, elle était toujours sortie, chez le coiffeur ou chez des parents en Pennsylvanie. Du moins, c’était ce qu’il affirmait.
La maison était une porcherie. Le maître s’installait confortablement avec une cigarette et nous regardait d’un air suffisant vaquer à nos tâches. Là, le programme était un peu différent. Bash commençait par les tapis, tandis que je m’occupais de la poussière et des cendriers débordant de cigares à demi fumés, de mégots maculés de rouge à lèvres, de tas de cendre grise et de bouchons. Lorsque Bash passait la serpillière dans la cuisine, je faisais le tour des pièces pour vider les poubelles pleines de boîtes de bière écrasées, de cadavres de bouteilles de whisky et de papiers de hamburgers froissés. Puis ensemble on nettoyait les salles de bains, qui semblaient disséminées dans toute la maison – quatre en tout. Une fois qu’on avait balayé les poils sur le carrelage, on frottait – Bash les baignoires, moi les lavabos. Un cercle de moisissure exotique sur la faïence n’était pas exceptionnel. S’en débarrasser exigeait pas mal d’huile de coude.
On gardait les waters pour la fin. Quand on soulevait l’abattant, on ne pouvait pas s’empêcher d’avoir des haut-le-cœur. La porcelaine était mouchetée de taches brunes. Un ruban noir inquiétant chatoyait mystérieusement sous la surface de l’eau. En premier lieu, il fallait repêcher les serviettes hygiéniques, le papier-cul et les objets flottants non identifiés. On ne parlait pas pendant qu’on nettoyait les chiottes ; le but était de terminer avant que le dégoût ait raison de notre détermination.
Le mardi, Sandford concoctait invariablement une excuse pour se débarrasser de moi. Un jour, par une chaleur à crever, il me lance :
— Hé, jeune monsieur, si tu allais me chercher un paquet de Lucky Strike ? Tu auras un petit quelque chose.
Hé ! l’idée de gagner quelques pièces de cinq cents ne me déplaît pas. Je fais l’aller et retour au triple galop, juste pour voir – j’aurai peut-être droit à un bonus si je me dépêche. Quand je pousse la porte, le salon est vide, mais j’entends la voix haletante de Sandford.
— Allez, Bash chérie ! Fais-moi ce petit plaisir ! Je me sens tellement seul ! Ma femme est malade. Ça la dérangera pas si tu t’occupes un peu de moi ! S’il te plaît ?
Bash a l’air hors d’haleine elle aussi.
— Ce n’est pas bien… C’est un péché… Et si on nous surprend ? Vous voulez que je termine mon travail, n’est-ce pas ? Hein ? Non, Mr. Sandford, NOOON…
Je ne sais pas ce qui se passe, mais à l’évidence, elle n’est pas d’accord. J’entends le raclement des pieds des meubles sur le parquet de la salle à manger… des portes qui claquent… des cris étouffés… le fracas d’une lampe qui s’écrase par terre.
Bash déboule dans le salon en trottinant, un chiffon à poussière dans la main. Lorsque ses yeux se posent sur moi, elle tourne au cramoisi.
— Maxie, tu es déjà là ? Comment que t’as fait aussi vite ?
À cet instant le gros prend le virage à fond les manettes, les bras tendus en direction de Bash, son visage concupiscent en nage. Ma vue lui cause un choc. Ses pieds s’emmêlent et il plonge en avant.
— Eh bien, jeune monsieur… déjà de retour ? Hé hé hé… Tu as dû mettre la gomme, hé hé hé…
Il m’adresse un sourire faux-jeton, toujours par terre. Puis il roule sur lui-même et se hisse sur ses jambes. Il s’époussette, prend ses clopes et sa monnaie. Avant de disparaître en se dandinant, il dépose un billet d’un dollar dans ma paume.
— Merci, jeune monsieur. Hé hé hé…
Il peut rire autant qu’il veut, je vois bien à ses yeux furibonds qu’il est mécontent.
Nous terminons le ménage dans un silence total. Sur le trottoir, à la fin de la journée, Bash me regarde.
— Je te défends de dire un mot de tout ça à ton père, d’accord ? Il assassinerait Sandford ! Il n’a pas idée de ce que j’endure pour qu’on ait assez à manger sur la table, et pour que toi et ton frère ayez une chemise sur le dos.
Elle se met à chialer. Je me sens malheureux et coupable, parce que je n’ai pas le pouvoir d’alléger ses souffrances. Et parce que je sais qu’en fin de compte, c’est ma faute…
Mais je suis obéissant – je ne répéterai rien au paternel. Ce n’est pas une position confortable. J’ai l’impression d’avoir le cul entre deux chaises – mais c’est comme ça, quand t’es gosse et que tu te retrouves pris dans les affaires des grands.
*
Le train-train a continué. À chaque jour de la semaine correspondait son humiliation. Il y avait les crottes de perroquet sur les meubles et les tapis des Johnson que j’étais chargé de nettoyer… Les Schonenstein qui refusaient de nous laisser entrer par la porte principale… Les exigences irritées de Mrs. Van Kirkland qui voulait qu’on exécute tous ses caprices, notamment nettoyer les litières de ses six chats. Un de mes fantasmes était de jeter sa carcasse osseuse de son fauteuil roulant jusqu’en bas de l’escalier, mais je savais qu’alors je n’aurais aucune chance d’échapper à l’enfer…
Ils avaient beau rouspéter à cause de leur situation, le paternel et Bash ne se départaient pas d’un respect inné pour les nantis. C’était toujours : « Machin est docteur… Bidule est juge… Truc est une huile : il a un bateau ! Et il faut voir sa maison de Cracker Hill ! Et ses trois voitures – vingt dieux ! »
Ça ne me faisait ni chaud ni froid. Qu’est-ce qu’ils avaient de spécial, les riches ? Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient mieux que nous.
Cela dit, je n’étais pas idiot, je voyais bien comment ils nous regardaient, Bash et moi. Mais ils avaient besoin de nous. Ils devaient supporter nos fâcheux relents, le temps qu’on termine nos corvées…
Lorsque j’y réfléchissais, je ne pouvais que m’émerveiller de la chance de nos employeurs qui avaient tiré le gros lot à la tombola cosmique. Hériter d’une usine, par exemple, c’était pas dégueulasse… sir Schonenstein aurait pu vous en dire quelque chose… ou être envoyé en Europe pour faire des études supérieures… c’était le cas d’un de nos patrons… ou se préparer à reprendre le cabinet médical de papa.
Ne jamais devoir pointer, c’est une manière bien agréable de passer soixante-dix, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans… et puis il y avait les soirées scintillantes au country-club de Trenton, où se retrouvait tout le gratin… les vacances d’hiver aux îles… les réunions des anciens de Harvard… sans parler du droit de cuissage sur les bonniches.
Quoi qu’en disent les sages, le temps n’est pas une illusion, et la vie peut paraître bien longue et pénible quand on n’appartient pas au petit cercle des élus. Évidemment, il est inutile de pleurer sur son sort, car rien n’altère jamais l’ordre des choses. Mais pourquoi devais-je me contenter des miettes ?
Je ne comprenais pas ce que Bash et le paternel gagnaient au change, hormis quelques misérables dollars. À leur place, je ne me serais jamais cassé le cul pour nourrir un branleur de mon espèce. Ils n’arrêtaient pas de se plaindre de moi, de toute manière.
Ce n’était pas une vie… Je serais celui qui échapperait à la malédiction… plutôt crever que finir le laquais d’un type plein aux as…