20.

En dépit de la disparition de sa mère, Joey était plus affranchi que tous les autres gosses du quartier. Il avait quelques années d’avance sur nous. Il traînait souvent avec ses voisins, les frères Chestko, qui étaient un peu plus âgés : c’était d’eux qu’il tenait ses tuyaux. On était vraiment des jobards à côté.

La sexualité n’avait aucun mystère pour Joey – comment ça se passait, qui le faisait et pourquoi. J’avais eu droit à un exposé très complet sur la question, un après-midi en sortant de l’école. On était dans sa chambre, à discuter nichons, culs, chattes et conception des enfants. Plus tard, je devais me rendre compte que sa théorie comportait quelques faiblesses. Chez Joey, les capotes ressemblaient à des matraques : de longs tubes noirs, durs comme de la pierre. Tu plaçais ta bite à côté de celle de la fille (car dans la biologie selon Joey, tout le monde avait une bite), vous les frottiez l’une contre l’autre et au final on obtenait un bébé. Pour mettre bas, la mère s’asseyait simplement sur une chaise percée et laissait tomber le têtard dans l’eau. En ce qui concernait le rôle des capotes, ce n’était pas très clair.

Cette discussion nous avait inspirés. On a sorti des feuilles pour crayonner des représentations grossières d’hommes et de femmes nus, exécutant divers actes sexuels. Nos chefs-d’œuvre achevés, on leur a donné des titres : « La chambre suce-tétons »… « Pipes à dix cents »… « Baise-cul l’après-midi »…

Et ainsi de suite. On ne comprenait pas plus ce qu’on écrivait que ce qu’on dessinait ; le but du jeu, c’était de mettre sur le papier tout ce qui nous passait par la tête. À la fin de la séance, j’ai roulé mes tableaux de maître, je suis rentré à la maison et je les ai glissés dans mon tiroir à chaussettes. Puis ils me sont totalement sortis de l’esprit.

Quelques jours plus tard, Bash est tombée sur mes Picasso en rangeant du linge propre. Elle m’a convoqué dans la chambre. Lorsque je suis entré, elle les tenait comme s’il s’agissait de bâtons de dynamite sur le point d’exploser.

Elle a secoué la tête d’un air atterré. Elle semblait avoir perdu l’usage de sa langue. Ça a duré une éternité. Mais je n’en savais pas suffisamment pour me sentir embarrassé ou coupable.

— Graine de voyou ! Petit saligaud ! Qui t’a appris ça ? D’où est-ce que tu sors toutes ces cochonneries ? C’est pour ça que je t’envoie à l’église ? C’est pour ça que tu vas dans une école catholique ? Swinia ! Porc !

Elle a couru à la salle de bains et elle en est revenue avec le balai à chiottes. Je n’allais pas cafter, c’était hors de question. J’avais déjà assimilé le code d’honneur. Mais quand elle m’a foncé dessus avec son arme, j’ai changé d’avis et j’ai tout balancé.

— C’est la faute à Joey Zeff !

Elle a brandi le balai comme un javelot et elle a tiré. Mais elle m’a raté et il est tombé dans la cage d’escalier. Alors, elle m’a acculé dans un coin. Elle me martelait de ses deux poings. Quand j’ai voulu me baisser, j’ai perdu l’équilibre et j’ai roulé par terre. Elle me flanquait des coups de pied, d’abord du droit, puis du gauche. Je me prenais ses semelles en cuir dans le bide. Entre deux coups, elle me postillonnait dessus.

— T’iras en enfer, sale morpion. Attends un peu que ton père rentre !

Le rouge de la honte m’est monté aux joues. J’avais compris la leçon : tout ce qui concernait le sexe – même si je ne savais pas exactement ce que ça voulait dire – était mal. Un péché mortel. Le simple fait d’y penser me précipiterait dans la fournaise infernale.