On n’en a jamais fini avec la famille ; dès que je croyais connaître tous mes proches, il en sortait un autre du chapeau.
L’unique sœur de mon père, la tante Marilee, avait épousé un homme riche. Du temps où elle était encore employée comme domestique chez un médecin de West Trenton, elle avait tapé dans l’œil de Wilson Winston, à la foire de l’État, un samedi soir après la capitulation allemande. Il était tombé fou amoureux, le reste s’était enchaîné rapidement.
En Angleterre, les ancêtres de Wilson transportaient des seaux de charbon. Ils étaient arrivés en Amérique pauvres comme Job, avaient fait fortune pendant le boom immobilier et placé leurs profits dans le bois de construction. Lorsque son père avait cassé sa pipe, Wilson avait hérité de la scierie Winston qui se trouvait sur Slack Avenue, entre Trenton et Lawrenceville-la-m’as-tu-vu. Une fois marié, le couple avait acheté une maison de deux étages ornée de colonnes grecques sur Cracker Hill. À l’arrière, c’était le jardin d’Éden, une débauche de lilas et d’iris, un immense carré d’herbes de la pampa, un saule pleureur, des gueules-de-loup, des lis tigrés, des colibris, des cardinaux, des merles bleus et des statues. Marilee et Winston n’avaient pas à se plaindre.
Pourtant, je détestais leur rendre visite. Il fallait toujours qu’ils me mettent sur la sellette ; ils voulaient savoir ce que j’avais appris à l’école au cours de la semaine précédente et ce que je comptais faire dans la vie. S’ils s’intéressaient autant à moi, c’était sans doute parce qu’ils n’avaient pas d’enfant. Mais en ce qui concernait leurs questions – merde, je n’avais pas de réponse à leur donner.
Marilee était un peu fêlée. Bien avant que ce soit à la mode, elle pouponnait une série de chihuahuas dotés de noms tous plus ridicules les uns que les autres : Fée Clochette, Reine Élisabeth, Petit Lord Fauntleroy. Parmi ces saucisses à pattes, il y en avait un que je détestais particulièrement, celui qu’elle avait baptisé Jiminy Cricket – ou « Jimmer », comme elle disait. Cette sale bête soufflait sur mes talons, grognait, montrait les dents et me pinçait chaque fois qu’elle me voyait. J’essayais de lui écrabouiller la tête dès que ma tante avait le dos tourné, mais Jiminy était trop rapide.
Ma tante entretenait également une ménagerie de créatures exotiques qu’elle renouvelait constamment : des perroquets, des canaris, des cacatoès, des chats à l’allure étrange. Elle leur parlait, même aux plus idiots, comme si c’étaient des êtres humains.
— Oh, Jimmer, comment on se sent aujourd’hui ? Viens, raconte à maman ce qui ne va pas…
Voilà ce qui arrive aux femmes qui n’ont pas d’enfant : elles travaillent du chapeau. Marilee accomplissait d’étonnants rituels avec ses animaux. Il y en avait un que je trouvais particulièrement écœurant : elle mastiquait sa nourriture avant de laisser les oiseaux picorer cette bouillie immonde sur sa langue.
Mais si Marilee yoyotait, elle était loin d’être stupide ; elle savait pour ainsi dire tout ce qu’il y avait à savoir. Elle passait des journées entières à étudier l’Encyclopedia Britannica. Comme son frère Spike, elle était capable de discourir des heures sur les sujets les plus ésotériques : les ruines mayas du Mexique, la muraille de Chine ou les serpents venimeux du continent noir. À la fenêtre, elle récitait les noms scientifiques de tous les oiseaux réunis autour de la mangeoire.
Sa lune de miel en Floride représentait le point culminant de son existence. Ça remontait à 1946, mais elle ne se lassait jamais de nous montrer ses photos de palmiers, d’alligators et de marsouins. Je la soupçonnais de revivre continuellement ce séjour en imagination – de toute façon, elle n’avait que ça à faire.
Wilson et elle nous rendaient rarement visite. Dès que la pauvre femme s’éloignait de quelques mètres de chez elle, elle pantelait, souffrait de palpitations et de contractions musculaires. Tout était dans sa tête, mais Wilson se voyait contraint de faire demi-tour pour la ramener à la maison. Peu à peu, elle s’aventura de moins en moins dehors, et encore, seulement pour tailler ses plantes et ses fleurs. Elle menait une existence de recluse, et tout le monde l’appelait la Sorcière folle de Slack Avenue…
Quand Bash et le paternel voulaient se débarrasser de moi quelques heures, ils me déposaient chez eux pour que je participe aux corvées de jardinage. Après, pendant le trajet de retour, Bash levait les yeux au ciel.
— Vous la trouvez pas répugnante, avec ses chiens-chiens à sa mémère ?
Elle poursuivait, dénigrant ceci et critiquant cela, tandis que Jake regardait la route droit devant lui, les narines frémissantes. Il était gêné qu’il y ait autant de tarés chez lui. Et comme elle insistait, il finissait par exploser.
— Parce que ça tourne rond dans ta famille ?
— Quoi, qu’est-ce qu’elle a ma famille ?
— Qu’est-ce qu’elle a ta famille ? Tu veux que je te dise ce qu’elle a ?
Cependant, il ne développait pas… il se tournait vers moi : elle débloque ou quoi ?
Mais on pouvait toujours compter sur Bash pour remettre un sou dans le piano.
— Et pendant les cinq ans où on a vécu chez ma mère, t’avais pourtant pas l’air tant gêné ! Quand t’avais même pas de pot chambre pour pisser dedans, je t’ai jamais entendu te plaindre du toit qu’on t’offrait !
— Cinq ans qu’ont failli me tuer ! Bon sang, si on avait pu se tirer de là plus tôt, mais y avait pas moyen de t’arracher aux jupes de la vieille ! Répugnant, tu disais ? Ça, c’était un truc à te retourner l’estomac !
Ils hurlaient à pleins poumons, menaçaient de divorcer, de trucider l’autre de sang-froid. Ils se clouaient au pilori. J’avais un tel nœud dans le bide que j’avais l’impression qu’il allait se rompre.
C’était donc ça, le mariage ?
Je regardais par la vitre. Les usines lugubres, les bouges, les rangées de maisons identiques et les ruelles sans intérêt avaient cédé la place à des champs immenses, des chaînes de montagnes, des déserts onduleux. Je ne me trouvais plus dans une vieille Chevrolet, je chevauchais un étalon, un six-coups à la ceinture et un Stetson sur le crâne. J’avais perdu ma famille, massacrée par les Apaches et les Comanches. J’étais libre, un solitaire magnifique, comme les cow-boys de la télé, Paladin et le Lone Ranger. J’entendais la musique du générique dans ma tête, tandis que je galopais. L’horizon droit devant…
Et je ne reviendrais jamais.