DIXIÈME PARTIE

85.

— Mentir aux femmes, à ton âge ! C’est un péché ! Tu devrais avoir honte ! Quant à Contini, se faire passer pour un agent fédéral, on aurait dû le mettre au trou ! C’est ce qui va pas dans ce pays, aujourd’hui : si on a de l’oseille, on peut acheter n’importe qui ! Ces fichus Macaronis ont les flics dans leur poche !

Le paternel ne voulait plus me voir. Mais comme je n’avais ni argent pour déménager, ni endroit où aller, j’étais bien obligé de rester au 810.

À l’autre bout du monde, la guerre s’envenimait. On ne pouvait pas allumer la télé sans découvrir des échanges de coups de feu, des explosions, des bombardements, des mutilés et des cadavres. Chaque jour, les journaux publiaient la liste des hommes tombés au combat. Calvin Smith a été le premier appelé d’Iowa Avenue. Il avait arrêté le lycée et s’était retrouvé enrôlé avant de comprendre ce qui lui arrivait. Il est parti comme un agneau pour l’abattoir.

Ça donnait à réfléchir… Et j’ai réfléchi. Tant que je n’étais pas impliqué, je me foutais de l’issue de cette guerre. Mais la situation empirait. Le nombre de troufions expédiés là-bas augmentait de jour en jour. Si on n’avait ni inscription à l’université, ni pied bot, ni hernie, on était dans le pétrin. Ensuite, on pouvait toujours essayer de se faire passer pour fou. On entendait toutes sortes d’histoires à ce sujet. Un type du quartier s’était enduit les couilles de beurre de cacahuète avant de se présenter devant la commission de recrutement. Un autre s’était fourré une souris crevée dans le cul. Lorsqu’on leur avait demandé de baisser le pantalon pour l’examen médical, ils avaient obtenu un sursis d’incorporation pour instabilité mentale. Le dernier recours était l’objection de conscience, mais tout le monde savait que ces reports-là, on les accordait au compte-gouttes…

Le paternel s’excitait tout seul au sujet de la guerre et de ses opposants. Les informations du soir excitaient ses reflux gastriques et aggravaient son ulcère.

— Tu as vu ces dingues chevelus ? Un bon coup de pied au cul, c’est tout ce qu’ils méritent ! De mon temps, on ne manifestait pas ! Les « marches pour la paix » n’existaient pas ! Si ces lopes veulent pas défendre leur pays, bon vent ! Qu’ils aillent à Cuba ! en Russie ! ou en Chine, chez les cocos ! On verra ce qu’ils diront quand ils pourront même pas aller chier sans que Big Brother ou leurs « camarades » leur tiennent la main ! Ils me font rire, ces couillons, avec leur amour libre et leurs chants pour la paix !

Il était sacrément remonté.

— Et notre Président, ce Lyndon B. Johnson à la mords-moi-le-nœud, c’est rien qu’un bouseux, un cul-terreux ! Qu’il retourne dans sa ferme au Texas ! Il envoie des milliers de soldats Dieu sait où, mais on n’essaie même pas de gagner cette guerre ! Moi, je dis que tant qu’à se battre, faut que ce soit pour gagner, comme nous dans le temps ! Y a qu’à bombarder le Viêt-cong jusqu’à ce qu’il en reste rien ! Raser Hanoi ! Rayer de la carte le Viêt-nam du Nord ! Leur balancer LA bombe, bon Dieu !

Il avait des théories au sujet de tous les aspects de la guerre. Pour finir, il en revenait toujours à la même conclusion : c’était à cause de Kennedy, ce pourri, ce fils à papa, qu’on s’était fourré dans ce bourbier…