Mon premier souvenir, c’est le soleil. Comme s’il brillait constamment sur le 999 Oak Street. Il y avait des fleurs plein le minuscule jardin derrière la maison et des trilles d’oiseaux s’échappaient par les fenêtres ouvertes de nos voisins, Oscar et Eleanor Spatnik. Je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient, vu qu’ils ne parlaient que le polonais. La rue entière – le quartier, en fait, jusqu’au chemin de fer qui nous séparait du ghetto d’East Trenton – était peuplée de Polacks fraîchement immigrés, avec un Irlandais ici ou là pour faire bonne mesure.
La tête d’Oscar était aussi lisse que le cul d’un bébé – je me souviens de ça également. Il se pavanait en tee-shirt, un long porte-cigarettes en carapace de tortue entre les doigts. Il semblait heureux de vivre, pas comme nous. Quand j’y repense, c’était sans doute grâce à sa femme, qui était plutôt gironde, dans le genre paysanne robuste.
Mon vieux s’appelait Jake. Il n’était pas si vieux que ça, d’ailleurs, peut-être vingt-cinq ou vingt-six ans, mince comme un fil et beau à tomber : cheveux aile de corbeau, nez droit, grands yeux noirs. Pourquoi il n’est pas allé tenter sa chance à Hollywood – c’est un mystère. Gable, Flynn, Colman : il les enfonçait tous. Et toujours de bonne humeur ; c’est plus tard que ça s’est gâté.
Parfois, il me parlait de lui. Il revenait du front asiatique, après un détour par l’Oklahoma. Il flottait dans la baie de Tokyo, au moment de la signature des Actes de capitulation du Japon. Une fois rendu à la vie civile, il s’était mis en tête d’être cow-boy dans l’Ouest. Mais l’expérience n’ayant pas donné les résultats escomptés, il s’était tourné vers un secteur plus porteur : le chauffage et la climatisation. Il refusait d’expliquer pourquoi cette idée géniale avait elle aussi capoté. D’après ce que j’ai compris, il avait été arnaqué par son associé, un certain Ramsey qu’il avait rencontré dans la marine. Le mec s’était tiré de Tulsa – ou Broken Arrow ou Chikasha – avec le capital de la boîte. Après ça, Jake Zajack était retourné dans l’Est, à Trenton. Au fond de lui, il devait se douter que c’était inévitable. Les ratés savent ce genre de chose.
Tout ça, c’était avant mon arrivée. Ce devait être déprimant pour lui de se retrouver à la case départ, dans la ville où il était né. Il n’a plus jamais mentionné l’Ouest sauvage. Il a remisé son caban dans sa housse avec de l’antimite au grenier. Il n’avait plus qu’à dégoter du travail. Première étape, une fabrique de bobines d’acier… ensuite, le traitement du caoutchouc à East Trenton, dans une boîte qui s’appelait Panelyte. Puis la tôle à Princeton Pike. Où qu’il atterrisse, ça finissait par déconner. Et c’était toujours la faute de quelqu’un d’autre. Il n’avait pas de veine, le paternel.
Ce qui l’avait foutu en l’air, c’était sa rencontre avec Bash, affirmerait-il plus tard. Il l’avait connue à Panelyte, où elle faisait elle aussi un boulot de merde. Quand on travaille toute la journée à la chaîne et qu’on laisse vagabonder son esprit, on n’a bientôt plus qu’une idée en tête : la chatte. Les nichons, les jambes, le cul : elle avait tout ce qu’il faut, là où il faut. Jake n’a pas eu le temps de dire ouf qu’il avait la corde au cou. Comme ils étaient fauchés, ils ont emménagé dans la maison d’Oak Street, chez ma grand-mère, avec ma tante qui avait coiffé sainte Catherine depuis quelques années.
Au début, Jake n’était presque jamais là. Il n’y avait que moi, ma grand-mère, la tante Agnes et, quelque part à la périphérie, ma mère, Bash. J’ai toujours eu l’impression qu’elle n’avait pas très envie de m’avoir dans les pattes. Encore que ma naissance non désirée ne l’ait pas empêchée de remettre le couvert.
Nous sommes dans la cuisine et je tapote son ventre enflé.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— Mêle-toi de tes oignons.
Ce n’était qu’une question innocente d’enfant, mais elle a piqué une crise, et vas-y que je piétine et que je trépigne. J’aurais dû m’en douter et la fermer. De toute manière, elle a fait une fausse couche et le problème a été réglé. Après, il y a eu un long moment où je n’ai pas le souvenir de l’avoir beaucoup vue…
Ma mère était gironde, elle aussi – dans le genre ouvrière. Elle avait quelques années de plus que Jake, mais c’était pas des choses qui se disaient à cette époque. Il y avait un autre sujet tabou à la maison : elle s’était fait plaquer avant l’arrivée du paternel à l’usine. Son fiancé était un commandant décoré qui avait vu le feu dans les tranchées d’Europe. Trois jours avant de convoler, il avait mis les bouts. Elle n’a plus jamais eu de nouvelles. Un beau brin de fille qui avait quitté l’école à treize ans ne lui suffisait peut-être pas. Ou c’était autre chose. Allez savoir. En tout cas, j’ai surpris les femmes en train d’en parler, un jour où j’étais caché sous la table…
Le paternel était donc une solution de repli. Ce n’était guère qu’un gamin à l’époque. Mais si tu prends un gamin assez jeune, tu peux le modeler à ta guise.