66.

À quoi bon renouer avec des parents perdus de vue depuis longtemps ? Cette histoire me dépassait. Le Canada ne lui avait donc pas suffi ? Le paternel espérait-il un héritage ? un don généreux ? trouver la chance de sa vie ?

— D’après Marilee, Katerina et Ivor sont vraiment pleins aux as, disait-il à Bash en grimaçant, tandis qu’on roulait à travers des orangeraies. Ils ont tout : plusieurs voitures, une villa les pieds dans l’eau, même un yacht ! Voilà ce que j’appelle vivre !

La baie qui scintillait au loin ressemblait à une gigantesque émeraude. Dès qu’on quittait Trenton, il existait un monde merveilleux. Le paternel a désigné les banlieues résidentielles uniformément blanches.

— Voyez ce que ces gens possèdent : des belles maisons… des piscines… des bateaux ! C’est le paradis, ici ! Si on n’est pas prêtre (il vouait une admiration irrationnelle aux religieux), que peut-on rêver de mieux ? Mais attention, je dis pas qu’ils le méritent pas ! Ce sont les États-Unis d’Amérique, merde ! Tu peux avoir ce que tu veux dans ce pays, tant que t’as de la volonté et que tu travailles dur ! Tu vois, Max ? a-t-il ajouté en me regardant.

Quelques minutes plus tard, il se garait sur le parking d’une station-service Sunoco, sortait la pochette d’allumettes qu’il avait rangée dans son portefeuille et appelait Katerina. Bien sûr, on nous a invités sur-le-champ.

— Hé Maxie ! Je ne veux pas t’entendre tant qu’on sera chez ces gens, d’accord ? T’as intérêt à être sage, sinon je te flanque une torgnole !

Tarpon Drive était une rue paisible, ombragée de hauts palmiers et agrémentée de dahlias aux couleurs spectaculaires. Toutes les demeures possédaient d’immenses pelouses qu’irriguaient des arrosages automatiques perfectionnés. Il y avait au moins trois voitures dans chaque allée : Cadillac, Lincoln, Mercedes-Benz. Tout puait les gros, gros biffetons.

On s’est garés le long du trottoir et, à la suite du paternel, on a emprunté le sentier bordé de coquillages qui menait à un palais de style espagnol à l’architecture extravagante. Il a tiré sur le cordon de la cloche, déclenchant une réaction en chaîne de carillons à l’intérieur de la maison. Il nous a montré les véhicules rutilants sous l’auvent avec un sifflement : une Triumph, une Continental et une Jaguar.

— Mazette ! a-t-il murmuré en secouant la tête d’un air admiratif.

La porte s’est ouverte. Une femme de chambre en uniforme nous a salués :

— Ils arrivent.

Mais la vue de cette Noire avait plongé Jake dans la consternation. Peut-être se demandait-il s’il s’était trompé d’adresse. Enfin, un couple de Blancs âgés est apparu. Ils nous ont toisés un long moment avant de se décider à nous laisser entrer.

L’ombre était agréable, après les rayons impitoyables du soleil. Assis dans le salon, nous sirotions nos boissons fraîches en nous examinant mutuellement. Ivor ne portait qu’un petit short en toile. Son corps ressemblait à un tronc d’arbre flasque. Il avait des seins comme des oranges trop mûres qui tombaient presque jusqu’à sa ceinture. Si je pouvais en juger, il avait au moins quatre-vingts ans. Katerina, séduisante et bronzée, avait l’air beaucoup plus jeune que son mari.

J’ai fini par comprendre ce qu’elle fabriquait là. Elle attendait simplement qu’il claque. Alors, tout lui appartiendrait.

Ensuite, on a eu droit au tour du propriétaire. Il y avait plus de dix pièces, des coins et des recoins, des escaliers en colimaçon, des échelles de corde, des hamacs – tout ce dont on pouvait rêver. À l’arrière, une immense terrasse offrait une vue imprenable sur les eaux turquoise du golfe du Mexique.

Le yacht d’Ivor était amarré au bout d’un long embarcadère. Le Gondolier était aussi gros qu’un dinosaure. Il devait coûter son million facile. Il flottait sous le soleil brillant, imperturbable. Un pélican préparait son atterrissage. Il s’est perché à la proue. Un banc de poissons volants s’est élevé au-dessus de l’onde scintillante. Ils produisaient un curieux raffut lorsqu’ils frappaient la surface. C’était comme un public de squelettes qui applaudissait.

— Allez donc chercher vos bagages, a offert Katerina.

L’affaire était dans le sac !

J’avais une chambre pour moi tout seul, avec une fenêtre qui donnait sur le golfe et un aquarium d’eau de mer grouillant de poissons tropicaux. Bash voulait que je reste à l’intérieur, mais je n’avais pas fait tout ce trajet pour me tourner les pouces et faire la sieste. J’étais fasciné par les lézards, notamment les anolis et les geckos qui paressaient sur la façade en stuc et les moustiquaires. J’avais toujours eu un faible pour les animaux, et plus ils étaient exotiques, mieux c’était – l’être humain ne fait pas le poids à côté des bêtes de la jungle.

Lorsque je suis enfin rentré, les autres étaient occupés à manger, boire et fumer. Le paternel se renseignait au sujet de l’emploi dans la région et demandait des conseils… mettons qu’un gars du Nord comme lui, avec une expérience dans la tôle, la lutte contre les incendies et l’électroménager veuille s’établir en Floride…

Katerina lui a suggéré de regarder dans les journaux locaux, car elle ne pouvait rien faire pour l’aider directement. Ivor était l’image même de l’affabilité, mais n’avait aucun avis sur la question.