21.

Jake et Bash ont discuté de mon cas hors de portée de mes oreilles. Je me préparais à essuyer un nouvel assaut, du paternel cette fois, mais rien ne venait.

Lorsque je l’ai enfin croisé, il a détourné le regard. Je ne comprenais pas, cela ne lui ressemblait pas. Je n’allais pas m’en plaindre, mais j’avais l’impression qu’il préférait éviter la question des dessins cochons. À l’évidence, on préférait traiter certains sujets comme le sexe par le mépris et le silence pour mieux les tuer…

À en croire les religieuses et les prêtres, nous étions tous corrompus par le péché – mais les filles quand même moins que les garçons. Chaque fois qu’on faisait un pas, on se voyait interdire un nouveau plaisir. Quelqu’un dans le ciel surveillait de près nos faits et gestes. De toute manière, j’avais déjà dans l’idée que mes chances d’accéder au paradis étaient proches de zéro. Je me tourmentais pendant des heures, me demandant si je saurais supporter les flammes purificatrices du purgatoire pendant trois ou quatre cents ans…

La mère supérieure est venue dans notre classe, l’ultime vendredi avant la première communion, pour nous interroger en personne chacun à notre tour.

— Une fois condamnées à l’enfer, les âmes damnées peuvent-elles bénéficier d’un pardon ?

C’était la question dont j’avais hérité.

— Non, l’enfer est éternel !

En plein dans le mille…

Nous avons passé le reste de la journée en austères prières : les cinq dizaines du chapelet, l’Acte de foi, l’Acte de charité, et enfin l’indispensable Acte de contrition, qu’il faudrait réciter quand le prêtre nous donnerait l’absolution.

Le printemps était déjà bien entamé, mais le samedi, le jour s’est levé sur un ciel gris et maussade. Il tombait une pluie fine. Les sœurs de Saint Felix de Cantalice nous attendaient dans le vestibule de l’église. Elles nous ont alignés et nous ont fait presser notre index sur nos lèvres, rappel du silence à observer. Puis elles nous ont poussés dans la grande nef baroque de Saint Jadwig.

Garçons d’un côté, filles de l’autre, on se tenait devant les confessionnaux. Mon cœur battait à tout rompre, car j’ignorais à qui j’aurais affaire : monseigneur Lipchinski, un vrai salopard, cruel, le nez couvert de verrues… Ou le père Raymond, le prêtre silencieux qui vidait toujours trois ou quatre fois le calice durant la messe… Ou encore le père Michael, qui arrivait tout juste de Pologne. Je croisais les doigts pour que ce soit ce dernier, sachant qu’il ne comprendrait rien à ce que je lui raconterais.

Pendant la longue attente, j’ai passé et repassé en revue mes offenses, comme on nous l’avait ordonné. Je respectais la règle, parce qu’il ne me serait même pas venu à l’idée d’agir autrement. D’après mes calculs, je n’avais pas vraiment commis de péchés « mortels », hormis ces dessins cochons.

Quelqu’un derrière moi, Charlie Kinowski sans doute, a lâché un pet sonore. La lumière au-dessus du confessionnal s’est éteinte. Johnny Flinken est sorti. Il ne souriait pas. Ses mains étaient dévotement jointes, son regard fixé sur les séraphins au plafond. Il s’en tirait bien, mais c’était une vraie poule mouillée, de toute manière.

Enfin, mon tour arrive. Je me glisse dans la boîte, je ferme la porte et je m’agenouille sur le coussin. Il fait aussi noir que dans une tombe là-dedans. Je plisse les yeux dans la pénombre, mais je ne vois pas à deux centimètres au-delà de mon nez.

Je suis seul au milieu du néant, jusqu’à ce que la petite grille s’ouvre avec un claquement.

— Pardonnez-moi, mon père, car j’ai péché…

Je me débrouille pour débiter tous les préliminaires, bien que ce soit ma première confession et malgré tout ce que vous savez. À son profil léonin, je reconnais le monseigneur. Il pousse un soupir de lassitude.

Autant balancer l’artillerie lourde en premier.

— J’ai commis des actes impurs, j’annonce crânement.

Il se redresse sur son siège, soudain tout ouïe.

— Combien de fois ?

— Trois… quatre !

D’un coup, je ne me rappelle plus.

— Dis-moi… est-ce que tu t’es touché ?

— Non, j’ai fait des dessins.

— Des dessins ? De filles nues ?

— Euh…

— De garçons nus ?

— Oui…

— Et tu t’es touché, n’est-ce pas ? Dis-le ! Tu ne dois rien cacher dans la Maison du Seigneur !

— Euh ben…

— La vérité !

Comme je me tais, j’entends un froissement d’habits. Puis un gémissement. Le staccato de la chair qui bat.

Un long moment s’écoule. Est-ce que je suis censé partir ou rester ? Lorsque le bruit bizarre cesse, il pousse un grognement rauque. Déjà, il a retrouvé son humeur revêche.

— Il va falloir apprendre à te tenir, mon garçon ! Tu as commis des péchés inqualifiables ! Ils ne peuvent te conduire qu’à la damnation éternelle ! Si jeune ! Écoute-moi attentivement : SI TU POURSUIS DANS CETTE VOIE, TU ES SÛR DE BRÛLER POUR L’ÉTERNITÉ DANS LES FEUX DE L’ENFER !

Un genre de crise le secoue, il tousse et s’étouffe. J’ai du mal à me souvenir des autres fautes que j’avais prévu de confesser. Peu importe, car à présent que je m’éloigne du sujet de la sexualité, je ne l’intéresse plus.

Pour finir, je prends le maximum : un chapelet entier en pénitence, ça m’apprendra. Je dois promettre de ne plus jamais m’écarter du droit chemin de la pureté. Jurer que je me vouerai au culte du Cœur immaculé de Marie. Puis il m’ordonne de réciter un Acte de contrition sincère sur-le-champ. Et il tergiverse encore un moment avant de m’accorder l’absolution.

— Tu es sur la mauvaise voie, mon garçon ! C’est ton âme immortelle qui est en péril ! Et le diable a déjà prise sur toi !

Je le vois qui s’essuie le visage avec un mouchoir. Pauvre homme, je l’ai vraiment bouleversé. Il est tout excité et dégoûté à la fois. Je ne pige pas : il semble rechigner à me laisser partir.

Enfin, il secoue la tête et me bénit du signe de croix.

— Va et ne pèche plus…

J’ai fait un premier pas en direction de l’enfer dont on ne revient pas. Je sens le fouet des flammes qui lacère mes chairs, me brûle jusqu’à l’os, me fait crier de douleur – un hurlement sans fin…

J’ai dû passer un sacré bout de temps dans cette boîte noire. Lorsque je sors, tout le monde me dévisage.

Je m’agenouille sur le prie-Dieu. J’enfouis ma figure entre mes mains pour réciter le Credo des Apôtres. Je ne suis qu’un misérable insecte, ainsi que Bash et le paternel me le répètent depuis le début.

J’entame mon chapelet. Je reste là une éternité, jusqu’à ce que j’aie mal, jusqu’à ce que j’aie le sentiment d’avoir lavé la tache. À présent, je peux mourir en paix.