16.

Jake Zajack avait de la compagnie dans le quartier. Personne n’avait l’air heureux chez nous. Les hommes étaient sur les genoux à force de bosser comme des forçats. À tous les coins de rue, c’était un défilé constant qui entrait et sortait des cafés, et à North Trenton, on n’avait que l’embarras du choix. Le Bar 900… le Top Rhoad Bar & Grill… le Duffy’s Tavern… le Polish Falcons… le Polonaise Lounge… l’Extension Tavern… le Polish-Americain Democratic Club. Et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg. De toute manière, qu’est-ce qu’il y avait d’autre à faire après le boulot ? Les rades proposaient tous de la Rheingold, de la Schmidt’s et de la Pabst Blue Ribbon à la pression, des œufs durs dans des bocaux en verre et du bœuf fumé. Les tables de billard étaient un luxe, mais on trouvait tous les jeux qu’on voulait dans l’arrière-salle – il suffisait de chercher un peu.

Je me postais sur le trottoir. Aussi loin que portait le regard s’alignaient des amas de briques identiques. C’était le monde entier, ce long ruban de misère. Aujourd’hui encore, ces rangées de maisons mitoyennes avec leurs portails grillagés, leurs allées étroites, leurs mauvaises herbes et leurs jardins minables hantent mes cauchemars.

Chaque adresse dissimulait ses personnages, ses anecdotes… et ses tragédies. J’ai fini par mettre un nom derrière tous les numéros. Ici, on était entre soi : le dernier des abrutis connaissait les petites affaires de tous les autres abrutis…

Il y avait Stash Kokoshka. Il vivait en face de chez nous. Dans ses nippes élimées deux tailles trop grandes, il avait l’air d’un vagabond, mais il ne fallait pas s’y fier. Stash était un sacré malin. Dans le voisinage, on racontait qu’il rapportait des milliers de dollars de ses excursions quotidiennes. Il partait le matin avant le lever du soleil, et changeait de trajet chaque jour de la semaine. Le lundi, il allait au bout d’Iowa Avenue, puis continuait sur Mulberry Street vers l’ouest, prenait Brunswick Avenue en direction du nord, puis Cherry Street vers l’est avant de revenir par Ohio Avenue. Le mardi, il suivait un autre itinéraire : il poussait parfois jusqu’à la Route 2, à la sortie nord de la ville. Sa spécialité, c’étaient les trottoirs, les caniveaux, les poubelles : il cherchait l’argent et les objets de valeur que perdaient les passants ou les ivrognes en sortant des bars. Stash était un charognard de la plus vile espèce, pire qu’une hyène. De temps en temps il tombait sur une aubaine : une bague de diamants, une chaîne en or, des rouleaux de biffetons dans des sacs de jute – le butin abandonné à la hâte d’un hold-up qui avait mal tourné.

Aux yeux de Jake, cet homme n’était qu’un voleur, un criminel.

— Regarde, fiston, voilà Kokoshka ! ricanait-il avec un reniflement de mépris, tandis qu’il l’épiait entre les lattes du store. Satanés Polacks ! Le fric, le fric, le fric ! Ils ne pensent qu’à ça.

Il était jaloux, bien sûr. Il lui enviait ses trouvailles. Cela l’aurait libéré de ses multiples emplois, mais non, il devait s’esquinter la santé pour gagner sa vie légalement, comme tous les manches de cette rue miteuse. Stash Kokoshka était le seul qui en avait un peu dans le ciboulot, et il le savait.

À côté vivait aussi un énergumène du nom de Karl Kradick. Il était peut-être de dix ans mon aîné, mais il en avait six d’âge mental. C’était vraiment un cas, trop ramolli du bulbe pour suivre les cours à l’école primaire, mais ses parents n’avaient pas le cœur à l’interner dans un établissement spécialisé. Quand on s’amusait dans la ruelle, Karl nous observait, les yeux brillants de solitude et d’envie. Parfois, il arpentait le jardin comme une bête en cage en marmonnant dans sa barbe. À l’occasion, il jetait une pierre et brisait la fenêtre d’un voisin, et son père lui bottait le cul parce qu’il allait devoir raquer pour la vitre. Ils ont fini par lui dégoter un emploi d’agent d’entretien dans un magasin de jouets d’Olden Avenue Extension. Il y est toujours…

Hank Petrovich pointait au Bar 900 tous les jours de la semaine, même le dimanche. Il se déplaçait adroitement sur ses béquilles de bois – mieux en fait que la plupart d’entre nous avec deux guiboles en bon état. Cette fripouille pouvait allumer une clope ou écluser une canette sans cesser de sautiller. Malgré tout, c’était un choc quand on le croisait dans la rue, surtout à cause de la jambe de pantalon vide qui pendait de son moignon. Mais rien, même pas un diabète aggravé, ne l’empêchait de boire…

Tard le soir, après avoir biberonné pendant quatre ou cinq heures, il rentrait en titubant et s’effondrait sur le trottoir devant chez nous.

— S’il croit que je vais sortir pour lui ramasser sa béquille, grondait Bash, il peut toujours se gratter. Il devrait avoir honte ! Se mettre dans un état pareil alors qu’il a perdu sa jambe ! C’est pas moi qui vais le plaindre – c’est bien fait pour lui, à cet ivrogne !

Mais elle ne tenait pas à ce que Hank gerbe devant chez nous. La propreté de notre trottoir faisait sa fierté. Elle m’obligeait donc à sortir pour l’aider à se relever avant qu’il déshonore notre propriété. L’idée que ce gus picolait parce qu’il était malheureux ne semblait pas l’effleurer… pourtant, il n’était pas le seul, loin de là.

Après deux heures du matin, à la fermeture des bars, le carnaval changeait de décor et quittait les établissements pour la rue. On avait droit à tous les jurons de la création. Il y avait aussi des bribes éméchées de chansons, « Beer Barrel Polka » ou « Ice Cubes And Beer, Boys, Ice Cubes And Beer ! », et l’occasionnel glapissement d’une ouvrière lorsqu’un ballot tentait de lui mettre la main au panier.

À deux heures quinze, il arrivait qu’un pilier de bar ne retrouve pas son chemin. Par la fenêtre ouverte, je l’entendais lancer des invectives, sangloter ou chanter une sérénade.

Une portière qui claque… un éclat de verre brisé… l’appel d’un klaxon. Il résonne longtemps avant d’agoniser lentement, et finit par mourir dans un bêlement asthmatique. Le moteur cale. Encore des jurons. Un nouveau bruit de portière. Un grognement. Un haut-le-cœur. Du vomi gicle sur le trottoir. Un chien aboie… un autre se joint à lui. Un jappement aigu s’élève au-dessus du reste – celui du fox-terrier de Mrs. Bostich.

Une fenêtre claque brutalement.

— Putain, il va pas la fermer, ce clebs ! Y a des gens qu’essaient de dormir.

— La ferme toi-même, vieille bique !

Un par un, ils entrent dans la danse. Faut les comprendre – ils doivent se lever tôt pour l’usine.

Des pas hésitants sur le perron. Le tintement d’une serrure.

— Frieda, ch’sais que t’es là ! Sors ! Sors, avant que je…

L’ivrogne, qui qu’il soit, tambourine contre une porte.

— Frieda…

Un choc sourd : il a dû se faire mal en tombant. Il lâche un pet mouillé retentissant. Comme s’il s’était chié dessus. Puis reprend son numéro.

— Frieda, ch’fiens dans ton li-it !

J’entends un bruit en bas. Merde… il est entré chez nous !

Cette fois, le paternel se lève. C’est l’une de ses rares nuits de congé. J’ouvre la porte juste à temps pour le voir descendre à pas de loup avec sa torche électrique.

La lampe s’écrase par terre et réveille Bash.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Pas de réponse. Puis la voix de Jake s’élève.

— Il m’a pissé dessus ! Ce fils de pute m’a pissé dessus ! Bonté divine ! Et sur le tapis aussi ! Tu vas me le rembourser ! Soiffard ! Canaille de Polack !

Ils en viennent aux mains dans le noir.

— Je te défends de m’embrasser, sale dégénéré !

J’arrive en bas de l’escalier juste à temps pour voir l’intrus se faire jeter dehors. Le paternel l’envoie valser jusque dans la rue, mais le poivrot ne lâche pas l’affaire. Il braille. Il recommence à chanter. Il supplie à genoux.

— Frieda, pourgoi tu feux pas de moi ? Tu as un noufel amoureux ? Pourgoi tu m’aimes plus ?

Une sirène – quelqu’un a appelé les flics. Quand ils se pointent, ils embarquent le type pour le mettre en cellule de dégrisement… ou à l’asile s’il a vraiment perdu la boule.

Puis tout redevient silencieux. On n’a jamais su comment ce gars était parvenu à entrer.