J’ai reçu un appel quelques jours plus tard. Korvette’s me proposait du travail au rayon homme, si j’étais prêt à commencer sur-le-champ. À l’évidence, Bosanko n’occupait pas son poste sans raison. Il savait reconnaître un jobard quand il en voyait un. J’ai dit oui, bien sûr. Il fallait juste que je démissionne de mon emploi actuel…
Lorsque je me suis présenté chez DeConstanzo’s ce jour-là, j’ai annoncé à Lou que je devais le quitter. Il m’a souhaité bonne chance et m’a invité à passer à l’occasion pour tailler une bavette. C’était fini.
Mon nouveau patron s’appelait David Bliss. Un beau gosse, dans le genre fade, qui portait bien son nom – béatitude : il était l’une de ces rares personnes qui ont un sourire perpétuel accroché aux lèvres et semblent simplement heureuses d’être en vie. Il me faisait l’effet d’être un peu constipé des méninges, mais j’ai découvert que ce n’était pas nécessairement un handicap, le jour où sa fiancée lui a rendu une visite surprise. Une fille super-sexy, comme on en voit dans les défilés de mode. Les mêmes mouvements félins de jaguar ou de panthère.
J’étais incapable de détacher mes yeux de Gayle. Comment un empaillé de la trempe de Bliss s’était-il débrouillé pour remporter un lot pareil ? Les gommeux avec un petit pois dans la cervelle se tapaient toujours les plus belles nanas.
Korvette’s ne proposait pas de véritable formation à ses employés : on apprenait sur le tas. À vrai dire, mes attributions étaient sensiblement aussi stupides que celles qui m’occupaient chez Lou : regarnir les rayons, épousseter, ranger. La grosse différence, c’était qu’ici il y avait beaucoup plus de travail.
Je n’avais pas le droit de vendre, car c’était le privilège des anciens, qui voulaient garder le monopole des commissions. Où irait-on, si un blanc-bec à peine débarqué pouvait s’arroger une part du gâteau ? Mais mon tour viendrait, m’assurait Bliss.
Je n’ai jamais dit à aucun de mes patrons qu’ils pouvaient aller se faire mettre et que je n’avais aucune envie de lier mon sort à celui de leur société. Peut-être par peur, ou par faiblesse. Ou parce que je pensais que, tôt ou tard, je rentrerais dans le rang, comme tout le monde – alors, à quoi bon la ramener ?
Je n’avais plus besoin de regarder autour de moi pour savoir qui travaillait à mes côtés : les ratés, les tocards, les nullards… les désaxés, les estropiés, les allumés… ceux qui attendaient leur heure de gloire, ceux qui l’avaient eue, ceux qui l’avaient manquée. Peut-être étais-je déjà l’un d’eux sans m’en rendre compte. C’était même très probable.
Curieusement, je voulais vraiment devenir quelqu’un. Quelqu’un de talentueux. Mais dans quel domaine ? À quoi étais-je bon ? À en croire le paternel, à rien. Comment échappait-on à cette malédiction ?
Il y avait une tripotée de pauvres bougres qui purgeaient leur peine avec moi. Harvey Blaustein était le bras droit de Bliss. Un brave gars, dont le cœur faiblard pouvait lâcher d’un instant à l’autre. Irv Schwartzman, le responsable de la confection masculine, avait une jambe plus longue que l’autre. Bobby Schling était un freluquet nerveux, un zombie qui dirigeait l’énorme rayon quincaillerie, voisin du nôtre. Ceux-là en avaient pris pour perpète, ils resteraient chez Korvette’s jusqu’au jour où on les mettrait à la porte ou à la retraite, avec une montre plaquée or en guise de cadeau d’adieu, ou qui couleraient avec la boîte quand elle ferait faillite. Ils avaient tous quelque chose de pitoyable.
Le magasin était ouvert de neuf heures à vingt-deux heures. Dans la mesure où personne n’en voulait, je faisais généralement la deuxième partie de la journée, ce qui me laissait un peu de temps le matin pour traîner au lit et me palucher. Un jour, à mon réveil, j’ai découvert un genre de teigne rouge autour de ma bite. Cette cochonnerie me démangeait atrocement et me causait des élancements douloureux quand j’avais la gaule.
Un champignon. Où est-ce que j’avais chopé ce machin ? Je ne baisais pas, donc c’était probablement au magasin. Les gogues du personnel trouillotaient méchamment. Une saloperie couleur mousse poussait sur la porcelaine. J’étais toujours trop pressé pour me laver les mains, c’était sans doute l’explication.
Quelques jours plus tard, ça s’est mis à suinter. Mon zob collait à mon caleçon. Puis tout le bastringue, couilles comprises, a enflé. Marcher était un supplice. Toutes les demi-heures, je filais aux cabinets pour surveiller l’évolution de la situation. Précautionneusement, je sortais mes bijoux de famille pour les examiner à la lumière crue des ampoules fluorescentes. Aucune amélioration.
De temps en temps, Moe Hudak me surprenait la biroute à la main. C’était un des balayeurs, un laveur de chiottes, un lécheur de cul, moins humain qu’homuncule. Derrière son dos, on l’appelait « l’homme singe » à cause de ses traits simiesques. Il déambulait toute la journée en marmonnant des grossièretés dans sa barbe. Les femmes étaient sa cible principale.
— Ces salopes qu’on voit se balader dans le magasin ? Toutes des feignasses ! des putes !
Puis il expliquait ce qu’il rêvait de leur faire, grognait qu’il aimerait être leur tampon. Difficile d’imaginer qu’il avait eu épouse et enfants, à une époque…
Les yeux de Moe s’éclairaient quand il me surprenait aux W.-C., la bite à la main. Sa bouche se tordait en un sourire qui révélait une caverne remplie de chicots pourris. Alors, il me coinçait avec son balai pour essayer de voir de plus près. Il n’était pas pédé, mais il avait un sixième sens pour tout ce qu’il y avait de plus vil.
— Hé hé hé, ricanait-il, comme un gnome dément. Comment va ta bistouquette, fiston ? On dirait que tu l’as fourrée là où il fallait pas, hé hé hé… P’t-être ben que tu ferais mieux de la couper, hé hé hé, t’y as jamais pensé ?