Peu après le début des troubles nerveux de Bash, le paternel m’a appelé au sous-sol, où il passait désormais presque tout son temps à bricoler à son établi.
— Je ne vais pas te raconter de salades, fiston, et je veux que tu écoutes, d’accord ?
Bash avait besoin d’une période de convalescence prolongée et il n’y avait aucune garantie qu’elle se rétablisse. Sans son salaire, on se retrouvait dans une situation délicate. On avait un emprunt à rembourser et des factures à régler, sans parler de la nourriture, des vêtements et du reste. Il fallait aussi mettre un petit pécule de côté pour l’hospitaliser, au cas où elle perdrait totalement la boule. Notre assurance médicale ne couvrirait pas les soins psychiatriques ad vitam aeternam.
En résumé, il m’offrait une occasion inespérée pour me racheter.
— Le travail, c’est la chose la plus importante dans la vie, après le Bon Dieu. Tu peux toujours être fier de toi après une honnête journée de labeur !
Étant donné mes résultats lamentables au lycée, il fallait bien que je trouve quelque chose à faire. Retourner des biftecks hachés et faire frire du poulet était une voie sans issue, si on pouvait appeler ça une voie. À moins de me bouger un peu, je resterais à la traîne, avec tous les tocards et les minables du voisinage. La course à l’argent ne m’intéressait pas, mais végéter au 810 Iowa Avenue était une perspective encore moins réjouissante.
Je n’avais même pas l’âge légal pour travailler et j’étais déjà désabusé. J’avais l’impression d’avoir tout essayé en matière de boulot. Mais je me trompais – je n’avais rien vu…
Il était logique d’entamer ma recherche par le centre commercial qui avait poussé sur Olden Avenue Extension : c’était là que tout se passait.
J’ai fait une première halte au tabac-presse de Manokian. Il fallait ramper, c’était toujours pénible. Je n’étais pas le genre lèche-cul, mais on était bien obligé de jouer le jeu.
J’ai attendu que les clients soient sortis. J’ai tiré une dernière taffe sur ma cigarette et j’ai inspiré profondément. Je me suis approché du comptoir.
— Excusez-moi… Est-ce que vous embauchez ? ai-je demandé à l’homme qui se tenait derrière.
Certains de ces enfoirés font semblant de ne pas comprendre l’anglais, ou de ne rien entendre. Le but du jeu, c’est de te faire répéter pour pouvoir se foutre de ta gueule.
— J’ai besoin de rien, a marmonné ce gros fils de pute. Puis il a tourné la tête vers la porte. Je savais ce que cela signifiait : si tu n’achètes rien, casse-toi.
J’ai poursuivi ma quête : que dalle au Five and Dime de McCrory, où dans le temps nous fauchions sans vergogne, Frankie Zekara et moi. Chez Mildred’s Yarn Barn, on n’a même pas daigné me regarder. Chez Ned’s Liquor, on ne pouvait pas me prendre parce que j’étais trop jeune pour toucher à l’alcool. La liste d’attente des aspirants ouvreurs au cinéma était longue de trois pages. La perspective de pouvoir mater des films gratuits attirait tous les branleurs du quartier. J’ai quand même rempli le formulaire.
Quand je suis entré chez DeConstanzo’s, magasin de vêtements pour hommes, j’avais le moral flingué. Mais au point où j’en étais, je n’avais pas grand-chose à perdre.
L’intérieur était faiblement éclairé. L’espace presque vide, à part un ou deux portants ici et là. Je suis allé à la caisse et j’ai demandé à parler au patron. Un monsieur à cheveux gris avec un mètre souple passé autour du cou fouillait dans une boîte où se mêlaient des bobines, des dés à coudre et des aiguilles.
Sans lever les yeux, il a appelé :
— Lou ! Quelqu’un pour toi.
Lou DeConstanzo était un homme au corps en forme de poire, qui était en train de regarder dehors, planté devant la vitrine. Il portait un costume de serge aux reflets irisés, une chemise à grand col et des mocassins importés qui ressemblaient à des pantoufles précieuses. Le genre Rital aux yeux de velours.
J’étais prêt à parier qu’il allait me montrer la porte en ricanant, mais je lui ai quand même posé la sempiternelle question. Il m’a toisé. Il a sorti une Benson and Hedges king size du paquet qui se trouvait dans sa poche de poitrine et l’a allumée.
— On a peut-être quelque chose pour toi.
Il avait une voix douce et zézayante, un peu efféminée, mais pas totalement dénuée de virilité.
— Tu t’y connais en vêtements ?
— Je ne connais que ça !
— Ah oui ? Tu en as déjà vendu ?
— Eh bien… pas à proprement parler.
Puis il m’a demandé si j’étais capable de ranger la marchandise, si cela m’embêtait de balayer et de nettoyer les W.-C.
— Non, pas du tout.
Il payait deux dollars soixante-quinze de l’heure. C’était presque le double de ce que je gagnais chez Gino’s. J’allais pouvoir dire adieu au gril.
— Quand est-ce que tu serais disponible ?
— Tous les jours, la nuit, ce qui vous convient.
Dans ce cas, j’étais son homme. Je commençais le lendemain à neuf heures. Il m’a fait remplir un formulaire de candidature avant de me laisser partir.