À l’approche du carême, la sœur Angelina est devenue carrément morbide. La Passion du Christ la faisait dérailler. Quand on nous envoyait à la messe, le vendredi après-midi, on voyait bien qu’elle était en pensée auprès de Jésus et accompagnait chaque pas de son martyre vers le Golgotha.
Les cours de religion occupaient une part de plus en plus importante de la journée scolaire. La sœur brûlait de zèle : des flammes dansaient dans ses yeux. Par un matin gris, elle a traîné dans la classe un gros phonographe Victrola et l’a placé au centre de la pièce. Elle a mis un disque sur la platine, puis a joint les mains.
Une voix lugubre parlait en zézayant du procès du Christ, condamné à mourir sur la croix et à être fouetté à coups de verges par les soldats de Pilate.
« Et pourtant, il ne protesta pas, il pria son Père divin pour qu’il lui donne la force d’endurer le sort qu’on lui infligeait… tandis que les épines déchiraient sa chair tendre, arrachaient des morceaux de tendons et de nerfs… le poussaient aux limites de la souffrance qu’un homme peut supporter… et quand ils virent que rien ne le ferait plier, ils le battirent avec plus de férocité encore… »
C’est comme devant un accident. On veut détourner les yeux, mais la fascination est la plus forte.
Ils chargent la croix sur Jésus et d’énormes échardes s’enfoncent dans la chair à vif de son dos écorché. À chaque tourment, le narrateur semble plus enthousiaste :
« La foule le conspuait et l’injuriait. On crachait sur Notre-Seigneur et on lui jetait des pierres qui se fichaient dans ses plaies… »
Les mouches viennent boire son sang sacré. Le sable de la route s’infiltre partout. Les cailloux acérés sur le chemin qui mène au mont du Crâne crevassent et lacèrent la plante de ses pieds…
Jésus trébuche et on le frappe encore. Jésus tombe et on le torture. Chaque chute est plus ignoble que la précédente. Au bout d’un disque et demi, nous voilà enfin au sommet de la colline. Un vent glacé et cinglant souffle sur la planète. Les Juifs exhortent les païens romains à terminer leur tâche infernale.
On ôte au condamné ses loques, puis on le pousse vers son supplice.
« On lui fit écarter ses membres saints, pour le livrer à la populace qui n’était même pas digne de toucher l’ourlet de son vêtement. Les soldats attachèrent ses bras à la croix, l’immobilisant. Puis, avec leurs redoutables maillets, ils plantèrent de longues pointes dans les os de ses poignets pour que, une fois en l’air, sa chair ne se déchire pas… Pendant ce temps, la foule scandait : “Crucifiez-le ! Crucifiez-le !” Ils donnèrent des coups de marteau jusqu’à ce que son sang sacré jaillisse comme les jets d’une fontaine… Et ils frappèrent encore pour enfoncer les clous dans les montants de bois, mais il ne demandait toujours pas grâce. »
Ce n’est pas fini, loin de là. Notre narrateur ne nous épargnera aucun détail du supplice.
« Ils avaient planté ces pointes cruelles là où les nerfs acheminaient la sensation de douleur directement au cerveau, si bien que le moindre mouvement provoquait les souffrances les plus intenses que l’on puisse imaginer. En fait non, c’est inimaginable. Et quand elles atteignirent leur paroxysme, alors qu’il ne désirait plus qu’un peu d’eau pour humecter ses lèvres avant de mourir, il n’obtint qu’un tourment supplémentaire : une lance dans la poitrine…
« Il a souffert ainsi pendant des heures, pour que vous et moi puissions vivre éternellement. »
À la fin, je me sens exténué. Ce disque morbide nous a passés à la moulinette. J’ai l’impression d’avoir été cloué sur la croix, moi aussi.
Je suis avachi sur ma chaise. La classe est silencieuse, hormis le raclement du diamant sur l’étiquette du microsillon. Butch Slipkowski s’est assoupi. Les livres posés sur sa table tombent soudain avec fracas.
La sœur sursaute et nous dévisage. Qui est coupable ? Elle arpente les rangées, s’emparant de nos manuels pour les jeter rageusement sur le sol.
— Je peux en faire autant ! hurle-t-elle.
Tous les bureaux y passent. Immobiles, nous la regardons en pleine crise. Pour finir, elle s’effondre comme une poupée de chiffon.
— Hors de ma vue ! Vous pouvez tous aller en enfer, je m’en moque ! SORTEZ D’ICI ! Et si vous ne revenez jamais, tant mieux !