30.

Je pensais peut-être que je méritais un autre sort, mais, vaille que vaille, les Zajack continuaient à mener une existence au rabais. La première classe, ce n’était pas pour nous. On s’habillait de vêtements déjà portés ou d’articles de second choix, nos tartes et nos pains étaient un peu rassis ou moisis, nos voitures de deuxième ou troisième main. Au point qu’on n’aurait même pas envisagé de demander mieux…

Mais être pauvre et minable, ça se paie aussi. C’est ce que j’ai appris en me faisant couper les cheveux. Ça se passait dans la cabane à outils de Pan Pelchar, sur Heil Avenue. Pan avait plus de quatre-vingts ans, mais il tenait bon la barre ; selon Bash, il avait réellement été coiffeur autrefois, au pays. J’avais toujours hâte d’aller le voir, parce que sa fenêtre offrait une vue panoramique sur le terrain du dépôt de ferraille, où des montagnes de gravier et de vieux pneus de huit ou dix mètres constituaient l’horizon. Je savais que des garçons un peu plus âgés traînaient là. Encore quelques années et je les rejoindrais.

Pan n’aurait pas fait de mal à une mouche. Il ne lui restait aucune dent. Il nous regardait arriver, la bouche béante, puis bredouillait quelques mots en polski à Bash : Dzien dobry, dzien dobry – bonjour, bonjour…

Mais surtout, il ne prenait que cinquante cents, alors que les vrais coiffeurs de Brunswick Avenue vous saignaient d’un dollar, voire plus. Certains de ces escrocs s’attendaient même à recevoir un pourboire en prime ! Bash n’en avait jamais laissé de sa vie et ce n’était pas demain la veille qu’elle allait commencer…

Pan Pelchar était donc une aubaine, même s’il travaillait avec de vieilles cisailles et n’avait pas de rasoir électrique.

Parfois, il t’écorchait le crâne ou t’attaquait le scalp, mais c’est un moindre mal quand il s’agit d’économiser quelques sous. Il taillait dans les chevelures comme une vache broute un pré. Je trouvais le bruit apaisant. Lorsque j’avais le tablier autour du cou, je m’endormais généralement au bout de cinq minutes…

Je me souviens comme si c’était hier du beau matin de mai où Pan a déconné. Bash s’était réfugiée dans un coin avec True Confessions. Je l’ai regardée tourner les pages pendant quelques minutes avant de m’assoupir. Je rêvais que Pan mettait les dernières touches à ma banane quand un halètement rapide m’a réveillé. Le rythme s’est encore accéléré et tout aussi soudainement il s’est tu. Puis j’ai entendu un gémissement. Je me suis retourné sur le fauteuil de coiffeur maison – une boîte de cireur en bois fixée à une chaise de cuisine – pour voir ce qui se passait, lorsque les cisailles se sont plantées dans mon cou.

Bash a glapi. J’ai regardé le sang couler sur mon polo, tandis que Pan plongeait tête la première sur sa table de travail, projetant ses ustensiles en l’air. Il était mort avant d’atteindre le sol.

Bash a bondi de son siège et s’est mise à courir dans tous les sens comme une poule décapitée. Elle était hystérique. Elle a essayé de retirer les cisailles.

— C’est bien ma veine ! Tu parles d’une poisse !

Ce sont les derniers mots que j’ai entendus avant que tout s’éteigne.