Pendant toute la journée le soleil brilla dans un ciel sans nuages. Il faisait chaud. Très chaud. Le jour idéal pour aller à la plage, mais aucun d/ entre eux n/ était d/ humeur à s/ adonner aux joies de la plage, ce qui ne les empêchait pas de maudire tous ces salopards sans lesquels ils auraient pu se prélasser à la plage ou rester tranquillement chez eux avec une cannette de bière à regarder un match à la télé. Et ils déversaient des chapelets d’injures contre ces salopards et vers le milieu de l/ après-midi les 4 fûts de bière furent vides et Harry en commanda quelques autres et ils furent livrés sur-le-champ, mais certains des gars en avaient marre de boire de la bière et gagnèrent nonchalamment, par petits groupes, le bar d/ à côté pour des boissons plus fortes, plus satisfaisantes, et autour de 5 heures, alors que le soleil était encore à plusieurs heures de son coucher, leur colère était devenue une pure et simple colère, qu’ils ne cherchaient même plus à diriger, mais se contentèrent de laisser monter jusqu/ à ce que, de retour chez eux, ils tombent ivres morts ou déclenchent une bagarre dans un bar de leur quartier. Quand les gars s/ en allaient, Harry leur disait de revenir lundi matin de bonne heure et en pleine forme.

Harry se sentait bien, assis à son bureau, avec sa bière et ses clopes. Il avait passé la journée à dire aux gars que le syndicat n/ allait certainement pas laisser les autres salauds s/ en tirer comme ça, et à regretter de ne pas pouvoir leur dire ce qu/ il avait prévu de faire aux camions. Si seulement il avait pu le leur dire. C/ est là qu/ ils auraient vu l/ important personnage qu/ il était. Mais merde quoi, ils allaient le savoir en tout cas, qu/ il était important. Mais oui. Il posa les pieds sur le bureau et vida son verre et s/ adossa à son siège, songeant que bientôt tous les gars le salueraient de la tête et lui diraient bonjour quand il passait et qu/ il serait vraiment respecté et peut-être même qu/ il pourrait se débarrasser de cette garce de femme qui était toujours à lui casser les couilles et à lmettre dans un tel état de nerfs qu/ y pouvait à peine bosser des fois. Et puis cet enfoiré de connard de gratte-papier de mes deux, Wilson, ferait dans son froc quand Harry Black s/ amènerait et ce sourire qu/ il avait devint presque un vrai sourire et il remplit son verre, alluma une cigarette, ferma les yeux et contempla Wilson et quelques-uns des autres connards ramper de peur. Sal et Vinnie sortirent de chez le Grec un peu après 23 heures, volèrent une voiture, achetèrent quelques bidons d/ essence et roulèrent jusqu/ au petit terrain vague où les camions étaient garés. Ils s/ arrêtèrent un instant, inspectèrent les alentours du regard, puis firent plusieurs fois de suite le tour du pâté de maisons, puis celui du quartier pendant 10 minutes environ, s/ assurant qu/ il n/ y avait aucune rue barrée pour quelque raison que ce soit, ni de flics dans le voisinage, puis ils regagnèrent le terrain vague et garèrent la voiture. Les camions étaient de vieux modèles avec le réservoir sur le côté. Ils aspergèrent les camions d/ essence, enlevèrent le bouchon des réservoirs, imbibèrent d/ essence des chiffons qu/ ils enfoncèrent dans lembouchure des réservoirs en les laissant pendre jusqu/ au sol, puis versèrent de lessence d/ un chiffon à lautre, les traînées étant toutes connectées entre elles et menant vers la sortie. Ils rangèrent les bidons vides dans la voiture puis allumèrent la coulée d/ essence et coururent jusqu/ à la voiture. Ils  attendirent de voir les premiers camions prendre feu avant de partir, tournant à gauche dans la 3e avenue et fonçant aussi vite qu/ ils le pouvaient sur quelques centaines de mètres avant de retourner dans la 2e avenue qui était totalement déserte. Une minute environ après leur départ, ils entendirent une explosion et virent une lueur rouge dans le ciel. C/ est le premier qui a sauté, Vin. Ouais. C/ est plutôt joli, hein ? Ouais. Ce sera encore plus beau quand les autres pèteront aussi. Ouais, et de rire. Ils étaient parvenus à mi-chemin de chez le Grec quand ils entendirent d/ autres explosions, étouffées mais encore reconnaissables, et que la lueur dans le ciel devint plus brillante. Pas mal comme boulot, hein ? Ouais. Jcrois qu/ on leur en a donné pour leur argent. Tu sais, Sal, on pourrait monter un bizeness si la grève dure assez longtemps. Ouais, éclatant de rire. Ils abandonnèrent la voiture après s/ être débarrassés des bidons d/ essence et retournèrent chez le Grec.

Planté sur le trottoir de la 2e avenue, Harry regardait la lueur dans le ciel. Harry éclata de ce rire qu/ il avait quand il vit Sal et Vinnie. Pas possible vous avez balancé une grenade ? hahaha. Comment va, Harry ? Qu/ estcetufouslà ? Chuis venu voir le feu d/ artifice, haha. On peut dire qu/ avec vous les mecs, ça pète, haha. Eh, vieux, vas-y mollo. Ouais, putain, cause pas si fort. Vous bilez pas. On sbile pas, mais tu ferais mieux de rentrer chez toi. Si la maison poulaga s/ amène tu tferas emballer. Ouais, ils se détournèrent de cet emmerdeur et entrèrent chez le Grec. À la revoyure, fit-il riant de ce rire qu/ il avait. Et il rentra chez lui.

Harry dormit longtemps d/ un sommeil délicieux. Quand il s/ éveilla, tard dans la matinée, il alluma une cigarette et se perdit dans la contemplation du plafond, fermant les yeux de temps en temps, entendant, mais sans y faire attention, les bruits que faisait Mary, tandis qu/ elle se déplaçait dans lappartement, et son fils, qui jouait par terre au salon. Il pensa à cette jolie lueur rouge dans le ciel et au plaisir qu/ il aurait à aller trouver Wilson et le patron pour leur dire de faire gaffe s/ ils voulaient pas qu/ on les fasse sauter, exactement comme ces putains de camions de jaunes que vous avez envoyés. Tu te prends ptête pour une huile ou chais pas quoi, mais déconne pas avec moi ou tu lregretteras t/ entends ? Déconne pas avec Harry Black, délégué syndical de la section 392, alors fais gaffe mon pote, tas pas affaire à nimporte qui. Chuis salarié du syndicat à présent et zavez pas intérêt à l/ oublier parce que j/ ai de linfluence par ici et je palpe mon oseille toutes les semaines quelle que soit la durée de la grève et ce que Mary ne sait pas risque pas de lui faire du mal, de toute façon, ce supplément de fric j/ en ai besoin, c/ est moi le patron par ici et elle a pas intérêt à déconner avec moi elle non plus sinon jla flanquerai dehors et elle se retrouvera à la rue, bon débarras d/ ailleurs, jserai mieux sans elle qu/ est toujours à me casser les couilles…

Harry traîna au lit une heure ou deux, les yeux au plafond, ou fermés, à fumer, son visage se tordant de temps en temps en ce qui était presque un sourire. Quand il se leva il s/ habilla et alla chez le Grec. Il but deux ou trois tasses de café et mangea un morceau, attendit un moment puis dit au type du comptoir de dire à Sal et Vinnie ou nimporte lequel des mecs qui viendraient qu/ il était de lautre côté de la rue dans son bureau.

Il remplit une cruche de bière, prit un verre et s/ assit à son bureau, faisant rouler son fauteuil d/ arrière en avant et d/ avant en arrière un certain nombre de fois. Il resta quelques minutes assis à son bureau puis se leva d/ un bond puis alla au bar d/ à côté demander au barman s/ il avait les journaux du jour. Oui, y en a un sur la table du fond. Prends-le si tu veux. Harry prit le journal et sortit du bar en adressant un signe au barman. À la revoyure. Il étala le journal sur son bureau, après avoir regardé la une et regarda la page centrale. Il y avait une petite photo de quelques camions en train de brûler. La légende disait que les camions étaient garés pour la nuit sur leur parking et avaient mystérieusement pris feu et explosé. Il n/ y avait pas eu de blessés. Harry but goulûment, se lécha les lèvres et se perdit dans la contemplation de la photo, souriant presque, pendant plusieurs minutes, puis il appela le bureau du syndicat. Je vois dans l/ journal qu/ y a des camions qu/ ont brûlé hier soir, hahaha. Oui, la police est déjà passée ici. Sans blague ? et quoi ? Rien. Ils ont posé des questions et on leur a dit qu/ on était au courant de rien. Qu/ y zaillent se faire mettre ces sales cons. Tu l/ as dit, et la conversation prit fin.

Harry avait presque fini sa deuxième cruche de bière quand Sal, Vinnie, quelques autres mecs et le pédé qu/ il avait vu au bar entrèrent. Harry se leva et salua les mecs de la main, comment va, regardant la folle, observant la façon délicate dont elle marchait à sa rencontre. Les mecs prirent des verres. Qu/ estcequetas pensé du petit boulot qu/ on a fait ? Pas mal, hein ? et quelqu’un tendit un verre à la folle. Elle le considéra avec dédain, j/ espère que vous ne comptez pas me faire boire dans cet objet répugnant… franchement ! Y a un lavabo au fond. Va le laver. Qu/ estcetas à faire ta mijaurée ? tu t/ es déjà collé des trucs plus dégueulasses dans la bouche, et les mecs éclatèrent de rire. Tu apprendras mon chéri que toute la viande que j/ accepte de me mettre en bouche porte le cachet des services vétérinaires, et elle chaloupa jusqu/ au lavabo où elle lava soigneusement le verre, Harry ne la quittant pas des yeux jusqu/ à ce qu/ elle revienne et qu/ il se tourne alors vers Vinnie. Ouais, c/ était du beau boulot. Y a une photo sul/ journal. Tiens. Ils regardèrent la photo et éclatèrent de rire. Putain, quelle nuit. Quel pied. Ah oui. On s/ est enfilé des zédrines toute la nuit vieux, on est plus faits que personne l/ a jamais été putain. Eh, si on mettait dla musique, et la radio fut allumée. Eh il est presque vide ce fût, vieux. Cui-là là-bas est plein. Mets-y la pompe. Dis Harry, jte présente Ginger, une chouette môme, gloussant, mais jte conseille pas dlénerver, vieux ; avant il était ouvrier du bâtiment. Ça, du bâtiment, il en est, oui, mais plus ouvrier ! Les mecs rigolèrent et Harry la regarda d/ un air moqueur. Attends tu sais même pas mettre un fût en perce ? Tu fais couler dla bière partout putain. Tumcherches ? Elle est chaude on dirait dla pisse. Harry dit bonjour et Ginger fit la révérence. Tas qu/ à aller à côté demander de la glace à Al. Y fait trop chaud putain pour boire de la bière tiède. Sans blague vieux, elle était vraiment maçon. Tiens, fais-y voir tes muscles, Ginger. Elle sourit et retroussa sa manche en la roulant exhibant un gros biceps arrondi. C/ est pas queque chose, ça ? Mais elle a desjolies miches, claquant dans ses doigts et pépiant comme un oiseau. Tu peux regarder mais pas touche. C/ est ça vieux, fous-y plein de glace à cte salope. J/ aime la bière bien froide. Dites-moi, Harold, est-ce vous qui dirigez cet établissement ? Oh eh, attention comment qutu causes. Harry s/ assit, poussa son fauteuil vers l/ arrière et but un peu de bière. Oui. Je suis responsable de la grève, s/ essuyant la bouche avec la main, la regardant encore fixement en écarquillant les yeux. Ginger sourit et faillit lui dire qu/ il était grotesque, mais ne prit pas la peine de rabattre le caquet de ce minable. Mon Dieu, quelle tâche cela doit être. Oui, c/ est un putain de boulot, mais jle fais. Chuis quelqu/ un au syndicat, tsais. Oui, je n/ ai pas de mal à l/ imaginer. Son estomac se tordait de tous les gloussements qu/ elle ravalait. Comment ça elle est pas encore assez fraîche. Jmeurs de soif. Mais comment qutu fais pour avaler dla bière tiède. Avec ma bouche, figure-toi, qu/ est-ce tu croyais ? Voulez-vous que je vous dise, j/ ai une petite faim. L/ un de vous messieurs pourrait-il m/ apporter quelque chose à manger ? Tiens vise-moi un peu cte saucisse, et ils se mirent à rire. Je vous demande pardon très chère, mais je n/ apprécie guère la viande pourrie dévorée d/ asticots, réservez-la pour madame votre mère… si vous en avez une. Hahaha, c/ est ça, viens, tu sras ma ptite maman. Viens chercher la bonne saucisse. Eh Harry, si t/ appelais un resto pour faire livrer dla bouffe ici, t/ auras qu/ à signer la note. Oh, vous pourriez faire cela, Harold ? Bien sûr. Tout cque tu veux j/ ai qu/ à demander. J/ envoie les factures au syndicat. C/ est des notes de frais. Je meurs d/ envie d/ un poulet grillé. Putain comment tu fais pour bouffer après toutes ces zédrines. Moi la bouffe je pourrais même pas la rgarder. J/ ai qu/ une envie c/ est dpicoler. J/ ai la gorge sèche comme un coup de trique. Ah vous pauvres novices. Franchement ! Commandez un poulet grillé pour moi, Harold, et aussi un gâteau au chocolat, avec un geste majestueux de la main et des hochements de tête indiquant qu/ elle avait donné un ordre irrévocable. C/ est ça, commande des poulets, quelques gâteaux – et 4 litres de crème glacée. Ah ouais alors là j/ ai envie de m/ enfiler des glaces. Et une salade de pommes de terre, ça vous dirait ? Et des cornichons ? Oui, et… appelle Kramer le traiteur de la 5e avenue. Y vendent tout ça là-bas. Harry décrocha le téléphone et ils continuèrent à lui vociférer des commandes qu/ il transmettait à Mr. Kramer. Quand il eut passé commande, il se rassit et avala une nouvelle gorgée de bière et se mit à regarder Ginger qui dansait avec légèreté tout autour de la pièce, lexcitation qu/ il avait sentie monter en lui quand il s/ était réveillé puis augmenter pendant qu/ il regardait la photo et continuer à grandir quand il avait téléphoné au bureau du syndicat et quand les mecs étaient entrés avec Ginger, continuait encore à grandir. Et il se pencha un peu en avant dans son fauteuil tandis que Ginger tourbillonnait autour de la pièce en agitant ses deux fesses bien moulées et Harry caressait son verre de bière et se léchait les lèvres sans savoir au juste ce qu/ il faisait, son corps réagissant et parcouru de fourmillements, conscient de rien d/ autre qu/ une légèreté, presque un étourdissement, et d/ une fascination. Et d/ un sentiment de puissance et de force. Rien ne serait plus pareil à présent. Il était Harry Black. Salarié de la section syndicale 392.

Quand la commande arriva Ginger accepta l/ invitation gracieuse de Harry et s/ assit dans son fauteuil et mangea avec d/ excellentes manières de table un poulet, reprit deux ou trois fois de la salade de pommes de terre, du cole slaw et un gâteau puis, lasse de boire de la bière, ce qu’elle jugeait indigne d/ une dame, dit à Harry qu/ il devrait commander quelques bouteilles de gin, du tonic et quelques citrons verts, ce qu’il fit aussitôt ajoutant les notes à la pile qui était déjà dans le tiroir, et la fête continua. Harry devenait de plus en plus soûl et Ginger, qui était d/ une humeur encore plus vacharde que d/ ordinaire, pensa que ce serait amusant de jouer un peu avec lui. Elle se leva du fauteuil et dit à Harry de s/ y asseoir puis s/ assit sur ses genoux lui mit un doigt dans l’oreille et lui tortilla les cheveux. Harry la regardait de biais ses yeux roulant un peu. Il était soûl mais encore capable de sentir le fourmillement dans ses cuisses mais n/ avait pas conscience des mouvements spasmodiques qui agitaient ses doigts, ni des flots de salive qui lui coulaient dans la bouche. Ginger se pencha pour approcher son visage de celui de Harry, lui caressant tendrement la nuque, et elle vit les lèvres de Harry trembler, sentit le frémissement qui lui parcourait les jambes et vit ses yeux devenir vagues et rouler en arrière dans leurs orbites. Intérieurement, Ginger riait aux éclats d/ un rire hystérique et elle s/ approcha plus encore de Harry, souriant, jusqu/ à sentir son haleine fangeuse sur sa joue, alors elle se leva d/ un bond et lui donna une tape taquine sur le nez. Oh, le vilain garçon, qui met une sage jeune fille comme moi dans tous ses états, prenant une pose provocante devant lui elle recula de quelques petits pas délicats, souriant avec coquetterie, et se tortilla au rythme de la musique diffusée par la radio, regardant Harry de temps en temps par-dessus son épaule, penchant la tête sur le côté avec un clin d/ œil. Harry continuait de se pencher en avant tant et si bien qu/ il finit par tomber du fauteuil, renversant son verre et se retrouvant à genoux par terre à côté de son bureau. Il lâcha son verre pour se remettre debout, de minuscules gouttelettes de salive s/ accrochant à ses lèvres et à son menton. Il réussit à se remettre debout et se pencha en avant. Viens, danchons. Ginger mit les mains sur ses hanches et le regarda s/ approcher lourdement, sentant le pouvoir qu/ elle avait sur lui et le mépris qu/ il lui inspirait. Elle l/ entoura de ses bras et le traîna autour de la pièce, lui piétinant lourdement les orteils et levant le genou pour lui en flanquer un coup dans l/ entrejambe de temps en temps, Harry grimaçant mais s/ efforçant tout de même de sourire et essayant dans son ivresse de se rapprocher d/ elle. Ginger lui pinça cruellement la nuque avec les ongles et éclata de rire quand les yeux de Harry se fermèrent puis elle lui tapota la joue et lui frotta la tête. Bon chienchien ça. Tu sais faire le beau pour avoir un nonosse, levant le genou dans son entrejambe, le visage de Harry se tordant. Quel dommage que nous ne soyons pas Chez Mary. Tu pourrais m/ offrir des verres et nous nous amuserions comme des fous, le pinçant de nouveau et les yeux de Harry se fermant de nouveau. Chéquoi Chez Mary ? Oh un club merveilleux que je connais dans la 72e rue avec plein de tarés comme toi. Tu adorerais, lui écrasant le pied en y enfonçant le talon. Les yeux de Harry se mouillèrent. Allez, glissant la main le long du bras de Ginger, Ginger bandant ses muscles durs, pliant le bras et écrasant la main de Harry au creux de son coude jusqu/ à ce qu/ il cesse de danser pour tirer sur sa main en cherchant à la libérer. Ginger serrant plus fort, lexpression de son visage figée en un sourire, mettant toute sa force, toute sa haine et tout son dégoût à écraser la main de Harry, se vautrant dans la joie d/ immobiliser Harry par une simple flexion de son bras, avec le sentiment d/ être David, sans tuer Goliath d/ une seule pierre de sa fronde, mais le tordant lentement pour l/ amener bas, plus bas, encore plus bas, d/ une simple torsion exercée sur son doigt massif par sa petite main délicate comme celle d/ une dame. Ginger exerça toute la pression dont elle était capable, une pression qui se mit à lui faire mal à elle aussi, mais elle continua à écraser la main de Harry tandis qu/ il tirait pour la libérer, ses traits devenant plus blancs, les yeux lui sortant de la tête, trop surpris et éprouvant une douleur trop vive pour hurler, bouche bée, dégoulinante de salive, écartant les jambes pour garder l/ équilibre et gagner en puissance, repoussant son bras à elle de son autre main, la considérant avec effarement, sans comprendre ce qui lui arrivait, trop ivre pour comprendre l/ incongruité de la situation : le petit pédé vainquant le géant avec le creux de son coude, les yeux de Harry demandant pourquoi sans qu/ aucune question se forme dans son esprit, son seul instinct lui dictant de chercher à se libérer de la douleur. Ginger le regardait fixement, droit dans les yeux, souriant toujours, elle voulait l/ écraser, le mettre à genoux. Il inclina le bras d/ un côté, n/ utilisant toujours pas son autre main contre Harry, son visage se crispant à mesure que le corps de Harry commençait à se pencher sous la pression, Ginger avait envie de crier, CEST MOI QUI SUIS UN HOMME PAS TOI, puis soudain elle ouvrit le bras, pivota sur elle-même et laissa Harry planté là, à la regarder se servir un autre verre tandis que lui tenait et massait sa main endolorie.

Ginger se baladait nonchalamment autour de la salle, buvant des gorgées de son verre, bavardant avec les mecs et regardant Harry de temps à autre en souriant. Harry regagna péniblement son fauteuil, remplit son verre et s/ assit, frottant sa main, se demandant ce qui s/ était passé au juste, prenant lentement conscience du bruit que faisaient les mecs et la radio. Quelqu/ un lui donna une tape dans le dos, Comment va Harry, éclata de rire et s/ éloigna en titubant, Harry l/ ayant regardé bêtement en hochant du chef. Ginger s/ approcha de lui par-derrière et lui passa les doigts dans les cheveux puis le contourna lentement pour lui faire face en s/ appuyant contre le bureau. J/ aime bien ta petite sauterie. J/ espère que la grève va durer un moment, qu/ on puisse faire la fête. Harry fit oui de la tête tout en se balançant d/ arrière en avant sur son fauteuil, manquant tomber de nouveau. Ginger lui tapota la joue, T/ es mignon. Tu me plais bien, souriant et gloussant intérieurement quand les yeux de Harry trahirent encore une fois son effarement. Dommage qu/ on ne puisse pas être un peu seuls, on s/ amuserait comme des fous. Harry lui posa la main sur la jambe et Ginger la souleva doucement. Oh le cochon. On peut dire que tu t/ y entends pour mettre une pauvre fille dans tous ses états, et elle croisa les bras sur sa poitrine. Harry se pencha vers elle, se léchant les lèvres, marmonnant quelque chose, et Ginger lui tapota la joue, puis se détourna, lasse de son petit jeu, éteignit la radio et proclama qu/ il fallait retourner à Manhattan. Rester trop longtemps à Brooklyn, je trouve que cela m/ oppresse. Oui, on y va. Ça se pourrait bien qu/ y ait de lambiance ce soir. Harry essaya de saisir le bras de Ginger quand elle prit la bouteille de gin, mais elle l/ esquiva en pivotant sur elle-même et sortit en se dandinant du quartier général. Penché en avant dans son fauteuil et se retenant au bord du bureau, Harry la regarda faire, sans remarquer que les mecs ramassaient les autres bouteilles de gin et la bouffe puis sortaient.

Appuyé sur le bureau, Harry regardait fixement la porte dans un état quasi catatonique, sa tête s/ inclinant lentement sur le côté jusqu/ à ce qu/ elle finisse par se cogner contre le bureau. Il la releva dans un sursaut, cligna des yeux puis se remit à regarder fixement la porte, glissant lentement à bas de son fauteuil jusqu/ à ce qu/ il se retrouve par terre. Et Harry se roula en boule sous le bureau et s/ endormit.

Pelotonné sous son bureau Harry dormit jusque tard dans la matinée. Un soleil brillant entrant par la fenêtre du quartier général illuminait la pièce entière à lexception de la niche douillette de Harry. Harry s/ assit dans la pénombre sous son bureau, les genoux sous le menton, s/ efforçant d/ ouvrir ses yeux réduits à deux fentes qu/ il levait vers son fauteuil et l/ ombre des barreaux de son dossier sur le mur, seulement conscient d/ avoir mal aux yeux. Il n/ esquissa pas un geste, pas même celui de fermer les yeux dans léclat du soleil brillant sur le mur, éclat qui ne se reflétait que dans ses yeux et pas dans lobscurité de sa niche. Il y demeura assis pendant des heures sans s/ aviser de lutter contre sa léthargie jusqu/ à ce que lenvie d/ uriner devienne si intense qu/ il fut contraint de ramper hors de son abri. Après avoir uriné il se courba sur le lavabo et fit couler leau froide sur sa tête pendant plusieurs minutes puis retourna jusqu/ à son fauteuil dans lequel il s/ assit pour fumer les yeux dans le vague jusqu/ à ce que son mal de tête le chasse du fauteuil et alors il ferma le local à clé et alla au bar d’à côté. Il s/ assit seul et en silence à lextrémité du comptoir pour boire, sans penser pour s/ en réjouir au fait qu/ il pouvait dépenser autant qu/ il le voulait puis se faire rembourser par le syndicat comme il ne cessait de le faire depuis le début de la grève ; sans même se rendre compte que sa tête cessa de lui faire mal au bout d/ une heure environ. Brièvement, après avoir bu pendant quelques heures, il se mit à penser aux événements de la veille et éprouva comme une excitation dans son corps mais il ne put lutter pour sortir du brouillard qui opacifiait la nuit et bientôt, il ne fut plus que soûl et rien d/ autre. La soirée était encore jeune quand il quitta le bar et tituba jusque chez lui et se coucha, tout habillé, et se recroquevilla dans un coin du lit et s/ endormit.

 

Le lundi matin les grévistes avaient retrouvé un peu de leur enthousiasme du début devant la possibilité qu/ un autre camion tente de forcer le piquet de grève, camion qu’ils seraient prêts à arrêter. Lincident des camions avait pris une importance accrue aux yeux des gars pendant le week-end. Ils en avaient parlé continuellement le vendredi et quand ils en furent à boire leur dernière bière du dimanche soir ils étaient convaincus du fait que si la compagnie avait dû forcer le passage avec ces camions, c/ était qu/ il lui fallait à tout prix satisfaire les commandes et qu/ elle n/ aurait bientôt plus les moyens de laisser les ateliers fermés. Certains avaient même un instant songé à se rendre au quartier général de grève dimanche soir ou lundi matin très tôt pour voir si la compagnie ne chercherait pas à faire passer des camions en douce avant larrivée des piquets, mais ils se convainquirent vite que ce n/ était pas nécessaire. De sorte que, le lundi, ils exultaient vaguement à lidée que la grève serait bientôt finie et qu/ ils pourraient cesser de se chamailler avec leur femme autour de largent. Ils étaient convaincus aussi que la compagnie allait tenter de forcer le passage encore une fois avant de céder aux grévistes si bien que tous jusqu/ au dernier, même ceux qui restaient au quartier général pour boire, étaient prêts à descendre la 2e avenue en courant dès lannonce d/ une nouvelle arrivée de camions et qu/ une fois ces camions arrêtés, la compagnie serait contrainte d/ accepter les revendications syndicales, aussi attendaient-ils pleins d/ espoir.

Chaque fois que Harry tamponnait un livret au cours de la matinée, il demandait aux gars s/ ils avaient vu dans le journal la photo des camions incendiés et laissait chaque fois entendre par tous les moyens qu/ il était entièrement responsable de lincendie. Vers la fin de la matinée, Harry lui-même commençait à se fatiguer d/ entendre la même chose pendant des heures et il cessa donc de parler des camions et bientôt, après une cruche de bière, plus ou moins, quelques souvenirs et des images de la soirée de samedi lui revinrent et il se rappela larrivée des mecs au bureau, il se rappela la musique, le gin et la danse de Ginger. Il s/ était senti très bien samedi soir, cela il se le rappelait sans lombre d/ un doute, et aussi, il se rappelait que les mecs avaient lair de le respecter à cause de sa situation dans le syndicat et parce qu/ il pouvait commander tout ce qu/ il voulait et le faire payer par le syndicat ; et il se rappelait que Ginger l/ admirait pour sa force et aimait bavarder avec lui et lui tâter les muscles des bras et des jambes. Il restait encore deux ou trois choses qu/ il ne se rappelait pas mais ça ne devait pas être très important et la pensée qu/ elles existaient ne tarda pas à se résorber et elles n/ avaient donc jamais eu lieu.

Lespoir des gars rajeunit tout au long de la journée mais, quand elle approcha de sa fin, leffet de tous ces efforts pleins d/ espoir était presque négligeable. Les camions qui étaient censés préluder à la fin de la grève ne se présentèrent pas et bien qu/ ayant essayé d/ abord de se convaincre qu/ ils n/ arriveraient qu/ un peu plus tard et qu/ il était tout naturel que la compagnie attende un jour ou deux avant de renouveler sa tentative, les gars ne purent avaler ce genre d/ explications malgré les efforts qu/ ils déployèrent pour le faire. Ils avaient entamé la journée en attendant un deus ex machina dont lapparition signifierait la fin de leurs ennuis et de la grève ; et malgré les efforts qu/ ils déployaient pour se convaincre eux-mêmes, et les uns les autres, avec des tas d/ arguments, que la compagnie allait devoir céder bientôt, il leur fut impossible de préserver le moindre optimisme, et quand la journée se termina ils rangèrent leurs pancartes en silence, échangèrent quelques saluts de la tête et partirent. Ç/ avait été une longue et chaude journée. Bien des heures s/ étaient écoulées depuis que quiconque avait levé les yeux pour regarder le ciel bleu et clair. On était encore en été et il restait plus d/ une chaude journée à venir.

Le syndicat et la direction se réunissaient régulièrement pour tenter de régler leur conflit. Chaque camp se montra plus arrogant et plus bruyant qu/ à lordinaire lors de la première rencontre qui suivit lincident des camions, mais le résultat de la réunion fut le même que celui de toutes celles qui avaient précédé. Le syndicat ne pouvait permettre à quiconque d/ administrer le programme d/ aide sociale mais, quand bien même ses livres n/ auraient fait paraître aucune irrégularité, il était bien trop tard à présent pour qu/ il cède aux exigences de la compagnie. Après avoir été en grève pendant si longtemps, il ne pouvait être question d/ accepter le contrat proposé par la compagnie avant le début de la grève. Il y avait encore beaucoup d/ argent dans le fonds de grève, assez pour continuer à attribuer aux grévistes leurs 10 dollars de nourriture chaque semaine, assez pour tenir un an si besoin était ; et d/ autres syndicats à travers le pays avaient promis leur aide dès qu/ elle serait nécessaire. Les responsables syndicaux étaient indignés de lattitude si rigide de la compagnie, indignés aussi qu/ elle ait envoyé des camions pour forcer les piquets et ils quittèrent donc la réunion du lundi en déclarant qu/ ils ne reviendraient pas à la table des négociations avant quelques semaines, pas avant que la compagnie ait révisé sa position arbitraire et compris que les ouvriers étaient prêts à poursuivre la grève pendant un an s/ il le fallait pour obtenir un contrat digne de ce nom. Le secrétaire de section resta en ville et les autres responsables partirent se reposer au Canada. Ils avaient besoin de se reposer des tensions de la grève et de la chaleur oppressante.

Mr. Harrington dit aux autres négociateurs de la compagnie qu/ il fallait rester ferme. En dehors de la négligence qui avait nécessité d/ engager les services d/ une compagnie de transport pour franchir les piquets de grève et livrer les pièces indispensables à lusine du nord de l/ État, tout avait fonctionné sans heurt. Leurs autres usines, et leurs sous-traitants, à travers tout le pays, avaient eu amplement le temps de s/ organiser pour traiter toutes les commandes existantes ainsi que toutes celles qui pourraient se présenter dans un avenir immédiat. Toutes les commandes gouvernementales étaient en cours de réalisation et aucune nouvelle commande n/ interviendrait avant le mois de février de lannée suivante. Du moins aucune commande importante. En outre, la façon dont les contrats avaient été répartis entre les autres usines, ainsi que celle dont ces transferts avaient été portés dans les livres, allait permettre une importante optimisation fiscale. Certes, quelques-uns des cadres dirigeants les plus jeunes avaient un lourd surcroît de travail du fait de la grève, mais une prime de Noël substantielle et une tape dans le dos suffiraient non seulement à les satisfaire mais les encourageraient à travailler encore plus dur à lavenir. Et le coût de ces primes ne représenterait qu/ un pourcentage infime des économies réalisées par le non-paiement des salaires. Peut-être tout cela les empêcherait-il de prendre des vacances pour le moment, mais Mr. Harrington se fichait que personne ne prenne de vacances pendant des années, il était décidé à essayer de se débarrasser de Harry Black. Après tout, il n/ avait rien à y perdre.

 

Harry ne remarqua pas le changement des gars quand ils appuyaient soigneusement leurs pancartes contre le mur avant de partir. À 5 heures passées d/ à peine quelques minutes il se retrouva seul dans le quartier général et s/ y attarda donc un moment, à boire de la bière, lesprit vagabondant sur les récents événements, et il se rappela que Ginger avait parlé de Chez Mary dans la 72e rue. Il y songea un moment puis décida d/ y aller. Il prit un taxi et en arrivant dans la 72e rue dit au chauffeur de la descendre puis quand il eut repéré Chez Mary, se fit déposer au coin de la rue suivante et revint à pied.

Ce ne fut qu/ en arrivant près de la porte qu/ il commença à se sentir mal à l/ aise, qu/ il prit conscience de se trouver dans un quartier inconnu, devant lentrée d/ un bar inconnu. Il entra et obliqua directement sur le côté pour tenter de se fondre parmi les gens qui étaient debout au comptoir. Il y avait un tel monde Chez Mary et tellement de bruit – le jukebox du fond entrant en compétition avec celui qui était près du comptoir – que Harry put se perdre dans le chaos et sa gêne s/ estompa avant qu/ il ait fini son premier verre. Pour finir il put se frayer un chemin jusqu/ à une place du comptoir d/ où il voyait le reste du bar et une bonne partie de larrière-salle. Au premier abord il fut surpris de la façon dont les femmes présentes se comportaient, mais après les avoir écoutées parler et regardées bouger, il finit par se rendre compte que la plupart d/ entre elles étaient des hommes habillés en femme. Écarquillant les yeux il considérait toutes les personnes qui se déplaçaient et bavardaient, jamais certain de leur sexe, mais s/ amusant à les observer et jouissant aussi de ce qu/ il y avait pour lui d/ émoustillant et d/ excitant à se trouver dans un établissement aussi bizarre. Les clients de larrière-salle le fascinaient plus que les autres quand il imaginait ce qu/ ils étaient en train de faire de leurs mains sous les tables. Et il fut particulièrement ébahi quand il vit un balèze musclé aux allures de camionneur se pencher pour embrasser le type assis à côté de lui. Le baiser sembla durer plusieurs minutes et Harry sentait presque leurs deux langues se toucher. Il regarda fixement. Il remarqua les tatouages sur les bras du balèze. Un regard rapide à ses propres ongles en deuil puis retour sur les amants à leur table. Leurs bouches se séparèrent lentement et ils se regardèrent pendant un moment puis tendirent la main vers leur verre, un bras du balèze entourant encore lépaule de son amant. Harry continua à les regarder fixement jusqu/ à ce que gêné il se sente contraint de baisser les yeux et que saisissant son verre il le vide d/ un trait. Il en commanda un autre qu/ il but par petites gorgées, alluma une cigarette et continua de regarder autour de lui.

De temps à autre quelqu/ un souriait à Harry le frôlait au passage ou lui adressait la parole et à deux ou trois reprises il sourit de ce sourire qu/ il avait mais cela mettait fin à la scène plutôt que cela ne la prolongeait, de sorte que Harry restait seul à boire et à regarder jusqu/ à ce qu/ il remarque lentrée de Ginger. Elle gagna d/ un pas rapide larrière-salle et disparut à sa vue avant que Harry ait eu le temps de bouger. Il regarda dans la direction où elle avait disparu pendant quelque temps avec lenvie de la suivre, mais il savait que les mecs de chez le Grec l/ apprendraient s/ il le faisait de sorte qu/ il finit par décider de vider son verre et de s/ en aller avant qu/ elle le voie.

Le lendemain matin Mary exigea de savoir où Harry était passé la veille et où il était samedi soir et s/ il comptait rentrer ce soir à moins qu/ il croie que c/ était un asile de nuit et qu/ il pouvait rentrer à n/ importe quelle putain d/ heure quand lenvie lui en prenait ajoutant que depuis que la grève avait commencé il se baladait comme s/ il se prenait pour qui et qu/ elle allait pas supporter ce genre de connerie…

Harry continua à s/ asperger la figure pendant qu/ elle parlait et l/ ignora en passant près d/ elle pour retourner dans la chambre et s/ habiller et cela fait quand il fut prêt à partir il lui dit de fermer sa gueule si elle voulait pas qu/ il la lui ferme d/ une paire de baffes. Mary le dévisagea fixement, bien décidée à ne pas tolérer cette complète indifférence. Elle le regarda droit dans les yeux, en attendant, en comptant bien, qu/ il baisse les yeux ou détourne la tête et lui dit qu/ elle ne supporterait plus aucune de ces conneries. Harry resta planté devant elle, soutenant son regard, mais devenant de plus en plus conscient d/ elle et de ses yeux, et commençant à flancher intérieurement, commençant à penser à lui cracher à la figure, à sortir de la maison, devenant plus conscient de ses propres pensées et de son indécision et se mettant presque à avoir peur d/ elle quand elle donnait de la voix pour lui enfoncer ces trucs-là dans la tête. Ce n/ était pas ce qu/ elle disait – ses paroles indéfinies n/ étant qu/ un unique son ininterrompu et pénétrant qu/ il entendait – mais simplement le mouvement de ses lèvres et le bruit qu/ elle faisait lui fournissant un point d/ appui tangible pour cesser de vaciller. Elle venait d/ arrêter de parler et continuait à le dévisager quand il lui flanqua une gifle. Va te faire foutre. Mary continuait à dévisager Harry, la bouche ouverte, touchant sa joue du bout des doigts. Harry sortit et marcha rapidement, souriant de ce sourire qu/ il avait, jusqu/ au quartier général prêt à entamer une nouvelle journée de grève.

Les gars prirent leur pancarte et refilèrent leurs livrets à Harry pour qu’il les tamponne ; ou se versèrent du café dans une tasse, de la bière dans un verre, avec pas mal de résignation et une bonne part de silence. Sans être complètement dépourvus d/ humour, ils n/ étaient pas d/ humeur à plaisanter. Harry se sentait bien, libre, mais plutôt introverti, songeant à Chez Mary, aussi restait-il assis en silence, hochant du chef, parlant à loccasion, mais il n/ assénait pas de claques dans le dos, ne braillait pas, semblait plutôt partager le malaise et le souci des gars.

Harry ne retourna pas Chez Mary jusqu/ au vendredi soir. Il rédigea sa note de frais comme d/ habitude, bavarda avec les mecs qui étaient venus de chez le Grec comme d/ habitude pour boire de la bière, resta au quartier général un moment après leur départ, puis alla Chez Mary. Il entra d/ un pas décidé et gagna le coin du comptoir, jeta un regard circulaire pour voir si Ginger était là, puis commanda un verre. Il y avait encore plus de monde Chez Mary que la fois précédente et il y avait un tel boucan entre les deux jukebox et les gens qui vociféraient qu/ il n/ entendit pas le barman lui demander s/ il voulait qu/ il passe sa commande au shaker. Il se pencha par-dessus le comptoir pour entendre, fit oui de la tête puis la rejeta en arrière quand il entendit siffler. Une jeune et mignonne pédale le regardait en souriant et secouant la tête et lui disait quelque chose mais Harry ne l/ entendait pas. Harry détourna la tête mais continua à le lorgner du coin de lœil de temps à autre. Il s/ appuya un peu plus lourdement contre le comptoir, fit des yeux le tour de la salle, puis regarda dans larrière-salle, observant les déplacements, observant les gestes des clients, lançant de temps à autre un petit coup d/ œil à la jolie petite pédale qui se tenait toujours au même endroit debout au comptoir. Harry essaya d/ imaginer ce que faisaient ces mains sous les tables dans larrière-salle, et ce qui se faisait aux tables tout au fond qu/ il ne voyait pas.

Il vidait chaque verre en deux gorgées, deux gorgées de plus en plus rapprochées. Il se sentait bien quand la grève avait commencé. Il avait eu le trac quand il avait dû s/ adresser aux gars pendant la réunion qui avait décidé de la grève, mais il s/ était senti bien là aussi, et il s/ était senti bien à plusieurs reprises depuis lors, quand les mecs s/ amenaient et qu/ ils bavardaient et buvaient et tout ça ; et il s/ était senti au poil quand les camions avaient sauté, ça oui… oui, au poil ce soir-là et le lendemain avec la photo dans le journal… oui, c/ était là qu/ on avait commencé à savoir qu/ il était quelqu/ un en fait. Ça se savait déjà avant, mais c/ était après ça qu/ on l/ avait su pour de bon. Ah oui, c/ était au poil d/ avoir plus de fric et de claquer tout cqu/ on voulait, d/ avoir seulement à remplir un papelard exactement comme ces têtes de nœud de la compagnie et cette crapule de Wilson qui se prennent pas pour de la merde à se pavaner en chemise blanche et tout le tralala, mais il les valait tous, il savait deux ou trois trucs et pouvait balancer un billet sur le comptoir. Qu/ ils aillent se faire foutre tous ces casse-couilles. Y pourraient plus jamais le brimer et le bousculer… oui, et Mary aussi qu/ elle aille se faire foutre. Elle me cassera plus les couilles… c/ est vrai, j/ ai plus fait ce cauchemar depuis que la grève a commencé. Qu/ on fasse encore sauter deux trois camions et je le ferai plus jamais. Rideau. D/ ailleurs c/ est fini, il a disparu… et les choses seront plus pareilles après la grève non plus. Ça fait pas un pli – il jeta de nouveau un coup d/ œil à la jolie pédale et comme elle soutint son regard cette fois il ne détourna pas la tête. Il continua de le regarder et son visage se décrispa un peu et esquissa ce sourire qu/ il avait, mais cette fois cela s/ approcha un peu d/ un vrai sourire et la mignonne sourit et lui fit un clin d/ œil – oui, tout va bien depuis le début de la grève. Ah putain si seulement y pouvait voir ce connard de Wilson et ce casse-couilles de Harrington – grossium de merde – suer à grosses gouttes. Y devaient avoir fait dans leur froc quand les camions avaient pété. Je parie qu/ y sait cqui l/ attend si y déconne un peu trop avec moi… la mignonne était debout à côté de lui. Harry lui sourit. Elle se tortilla un peu. Je vous offre un verre ? Oui. Harry avala la dernière gorgée de son verre pour que lautre lui en paye un. Il n/ était pas très stable sur ses pieds. Jcrois que chuis un peu bu. Faut dire que j/ en ai descendu quelques-uns. Vous avez lair d/ un homme capable de boire beaucoup d/ alcool, lui touchant l/ avant-bras et se penchant plus près. J/ ai déjà dû en effacer un litre, sans compter cque j/ avais bu ctaprès-midi. S/ accrochant au bord du comptoir et tordant un peu le bras pour gonfler ses muscles. Vous trouvez pas quc/ est vraiment merveilleux ici ? Oui, cherchant à se grandir et à se redresser. J/ adore les hommes qui travaillent dur, je veux dire, qui travaillent de leurs mains. Oui, jpeux pas saquer les gratte-papiers. Moi, chuis tourneur. O.S., mais je travaille surtout pour le syndicat. Ah, vous êtes syndicaliste aussi, souriant. Tous ses michés, toutes ses fréquentations, c/ était pareil. Que des gens importants. Oui, chuis assez haut placé dans le syndicat. Je m/ occupe de la grève. Oh, comme ça doit être intéressant, ce genre de conversation ne la dérangeait pas, à petite dose, mais elle espérait que ça n/ irait pas trop loin. C/ est tout de même un peu trop bondé et bruyant ce soir, ici, vous ne trouvez pas, avec un sourire rejetant gracieusement la tête en arrière. Oui mais c/ est quand même pas mal. Si nous partions ? on pourrait aller chez moi et boire quelques verres tranquillement. Harry demeura un instant les yeux écarquillés puis fit oui de la tête.

Quand ils arrivèrent à lappartement Harry se vautra sur le canapé. Il se sentait soûl. Tout allait bien. Je m/ appelle Alberta, en lui tendant un verre, et toi ? Harry. Elle s/ assit à côté de lui. Pourquoi tu n/ enlèves pas ta chemise, il fait un peu chaud ici. Ouais, tas raison, tripotant gauchement les boutons. Attends, jvais t/ aider, se penchant sur lui et déboutonnant lentement la chemise de Harry, levant les yeux sur lui, tirant la chemise hors de son pantalon puis la faisant glisser de ses épaules et de ses bras et la laissant tomber derrière le canapé. Harry l/ avait observée pendant qu/ elle déboutonnait sa chemise, avait senti la légère pression de ses doigts. Il faillit penser aux mecs et ce qu/ ils diraient s/ ils le voyaient en ce moment, mais cette pensée se dissout facilement dans lalcool avant même d/ être formée et il ferma les yeux pour jouir de la proximité d/ Alberta.

Elle resta près de lui, une main doucement posée sur son épaule, les yeux levés sur lui, glissant la main le long de lépaule jusqu/ à la nuque, observant son visage, ses yeux, guettant une réaction ; se sentant légèrement mal à laise avec Harry, pas absolument certaine de ses réactions. Dordinaire elle savait comment sa clientèle de durs réagirait avant qu/ elle tente quoi que ce soit, mais avec Harry elle n/ était pas trop sûre, il y avait quelque chose de bizarre dans ses yeux. Elle croyait comprendre ce que cela cachait, mais un rien de prudence lui semblait quand même préférable à la témérité. Sans compter que c/ était excitant. De temps en temps c/ était plus fort qu/ elle il fallait qu/ elle drague pour ramener chez elle un client qui semblait dangereux ; mais, peu à peu, en lui caressant la nuque et le dos et en regardant son visage, elle se rendit compte qu/ elle n/ avait rien à craindre de Harry, et elle comprit aussi que lexpérience était nouvelle pour lui. Lexpression de ce visage, mélange de perplexité et de convoitise, l/ excitait. Un puceau à son tableau de chasse. Elle était tout émoustillée. Elle lui caressa la poitrine avec la paume de son autre main. Quels pectoraux, et tout poilus, le bout de sa langue pointant entre les lèvres ; lui frottant le dos, caressant doucement les boutons et les petites cicatrices, que tu es fort, se rapprochant, lui effleurant la nuque avec les lèvres, sa main descendant de sa poitrine à son ventre, à sa ceinture, sa braguette ; sa bouche sur la poitrine de Harry, puis sur son ventre. Il se souleva un peu quand elle tira sur son pantalon puis se laissa aller, puis se tendit quand elle lui embrassa les cuisses et prit sa queue dans sa bouche. Harry poussa contre le dossier du canapé, en se tortillant de plaisir ; faillit crier de plaisir quand lui apparut limage de sa femme fendue en deux par une grande queue qui se mua en une énorme perche hérissée de piquants, puis il se vit lui-même en train de lui écraser la figure avec le poing en riant, riant encore et crachant et martelant jusqu/ à ce que la figure ne soit plus qu/ une espèce de gelée suintante et puis sa femme se transforma en vieillard et il cessa de frapper et puis elle redevint Mary, ou plutôt cela ressemblait presque à Mary mais c/ était une femme qui hurlait quand une queue chauffée à blanc lui ramonait et lui martelait la cramouille avant d/ en ressortir lentement, entraînant ses entrailles avec elle sous le regard de Harry qui riait de ce rire qu/ il avait et grognait, grognait de plaisir, et puis qui entendait le grognement, ne l/ entendait plus seulement de lintérieur, mais l/ entendait entrer dans son oreille de lextérieur, et il ouvrit les yeux et vit la tête d/ Alberta remuer furieusement et Harry gémit et se tordit frénétiquement.

Alberta cessa de remuer la tête et demeura ainsi immobile pendant quelques minutes avant de se lever pour aller à la salle de bains. Harry la regarda partir puis reporta son regard sur sa bite qui pendait encore à-demi rigide entre ses jambes. Elle l/ hypnotisait et il la regarda fixement pendant un moment, sachant que c/ était la sienne et sans pourtant la reconnaître comme s/ il la voyait pour la première fois alors qu/ il savait l/ avoir déjà vue. Combien de fois l/ avait-il tenue entre ses mains pendant qu/ il pissait ; pourquoi cette apparente nouveauté ? Pourquoi exerçait-elle soudain une telle fascination sur lui ? Il cligna des yeux et entendit leau couler dans la salle de bains. Il regarda de nouveau son pénis et le sentiment d/ étrangeté disparut. Il s/ interrogea brièvement sur les pensées qu/ il avait eues un peu auparavant. Il ne se les rappelait plus. Il se sentait bien. Il reporta ses regards vers la salle de bains, attendant de voir le visage d/ Alberta.

Son visage avait léclat lisse de la cire et elle avait soigneusement peigné sa longue chevelure. Elle se dandina vers lui, souriant. Elle eut un rire, léger, devant lexpression de surprise de Harry quand il s/ avisa qu/ elle portait seulement une culotte de dentelle. Elle servit encore deux verres et s/ assit à côté de lui. Harry en avala une gorgée et toucha la culotte. Tu aimes mes dessous de soie ? Harry retira brusquement sa main. Il sentit celle d/ Alberta sur sa nuque. Elle lui prit la main et la guida doucement jusqu/ à sa jambe. Je les adore. Ils sont si doux. Gardant la main de Harry sur sa jambe, elle l/ embrassa dans le cou, puis sur la bouche, lui glissant la langue dans la bouche, cherchant la sienne, en sentit le bas parce que Harry l/ avait roulée en arrière contre son palais, lui caressa la base de la langue avec la sienne, la langue de Harry se déroulant lentement pour lécher la sienne, puis Harry lui saisit la queue, Alberta repoussant sa main et la ramenant sur sa jambe, faisant tomber des gouttes de salive de la pointe de sa langue sur la langue de Harry, se tortillant quand il lui serra la jambe, sentant presque les gouttes de salive se faire absorber par la bouche de Harry, sentant qu/ il lui plongeait la langue au plus profond de la bouche comme s/ il cherchait à l/ étouffer, elle lui suça la langue puis lui fit sucer la sienne, sa tête dodelinant à lunisson de sa tête à lui, passant sa main sur son dos massif, écartant lentement la tête en arrière et l/ éloignant de la sienne. Allons dans la chambre, chéri. Harry la tira vers lui et lui suça les lèvres. Elle sépara lentement sa bouche de la sienne et l/ entraîna en le tenant par la nuque. Allons nous coucher, se levant lentement, en continuant de le tirer. Harry se leva, un peu titubant. Alberta baissa les yeux et se mit à rire. Tu as encore tes chaussures et tes chaussettes. Harry cligna des yeux. Il était debout, les jambes écartées, le pénis dressé tout droit devant lui, nu à lexception de ses chaussettes et de ses chaussures noires. Alberta gloussa puis lui ôta ses chaussures et ses chaussettes. Viens pas là, amour. Elle le saisit par la bite et le guida jusqu/ à la chambre.

Harry se laissa tomber sur le lit et roula sur le côté pour l/ embrasser, ratant sa bouche et l/ embrassant sur le menton. Elle rit et le guida jusqu/ à sa bouche. Il se mit à pousser sur sa hanche et au début Alberta en fut intriguée, cherchant à comprendre ce qu/ il essayait de faire puis elle comprit qu/ il essayait de la retourner. Elle gloussa de nouveau. T/ es bête. Tu n/ as encore jamais baisé avec une pédale, c/ est ça ? Harry grommela, poursuivant gauchement son effort et l/ embrassant dans le cou et sur la poitrine. Nous faisons lamour comme tout le monde, mon chou, d/ abord un peu pincée puis se délectant une fois encore du charme de procéder à un dépucelage. Détends-toi, roulant sur le flanc et l/ embrassant, lui chuchotant à loreille. Quand elle eut fini ses préparatifs elle roula de nouveau sur le dos, Harry roulant sur elle, et se mit à bouger en rythme avec lui, l/ enveloppant de ses jambes et de ses bras, ondulant, se tortillant, grognant.

Harry commença par foncer, puis, regardant Alberta, ralentit jusqu/ à un mouvement excitant ; et tout en se mouvant il avait conscience de ses mouvements, de son excitation, et de son plaisir, et de ne pas vouloir que cela finisse ; et bien qu/ il serrât les dents de concupiscence et lui pinçât le dos et lui mordît le cou, il éprouvait une relative détente, la tension et les spasmes étant causés par le plaisir et le désir d/ être où il était et de faire ce qu/ il faisait. Harry entendait leurs gémissements se mêler, la sentait sous lui, sentait sa chair dans sa bouche ; il y avait bien des choses tangibles et pourtant une certaine confusion persistait, mais elle venait de linexpérience, des soudaines sensations de plaisir qui le submergeaient, d/ un plaisir qu/ il n/ avait jamais connu, d/ un plaisir plein d/ excitation et de tendresse comme il n/ en avait jamais encore eu lexpérience – il avait envie de saisir et de presser la chair qu/ il sentait dans ses mains, il avait envie de la mordre, et pourtant pas de la détruire ; il avait envie qu/ elle soit là, envie d/ y revenir. Harry continuait d/ aller et venir au même rythme satisfaisant, continuait de mêler ses gémissements aux siens à travers ce tourbillon de confusion ; ébahi mais ni affolé ni perturbé par ces émotions nouvelles qui s/ engendraient l/ une lautre dans son esprit, mais seulement concentré sur le plaisir et se laissant guider par lui comme il s/ était laissé guider par Alberta. Quand il cessa d/ aller et venir il resta immobile et silencieux quelque temps, entendant leurs deux respirations haletantes, puis il l/ embrassa, lui caressa les bras puis roula lentement et doucement d/ elle sur le lit, s/ allongea de tout son long et s/ endormit bientôt. Harry était heureux.

Harry n/ ouvrit pas immédiatement les yeux quand il s/ éveilla, mais commença par réfléchir puis les ouvrit soudain, tout grands, et se tourna pour regarder Alberta. Harry se dressa sur son séant. La soirée entière envahit son esprit et ses yeux se voilèrent d/ une confusion et d/ une anxiété terribles. Une fraction de seconde, il se cacha derrière lalcool et des images superposées se présentèrent à lui puis disparurent. Il se laissa retomber en arrière sur le lit et s/ endormit encore une fois. Quand il se réveilla plus tard il n/ avait plus envie de fuir. L/ effrayante clarté ressentie à linstant de son premier réveil s/ assimila à la confusion habituelle dans lesprit de Harry et il fut alors en mesure de regarder Alberta et de se rappeler la nuit, dans une certaine pénombre générale, sans s/ effrayer d/ être là – bien que craignant encore les conséquences au cas où quelqu/ un le découvrirait – mais les craintes et la confusion se fondaient derrière le sentiment de son bonheur.

De fait c/ était précisément ce sentiment de bonheur qui avait perturbé Harry plus que tout à linstant où il s/ était brusquement dressé dans le lit pour regarder Alberta et s/ était rappelé, avec plaisir, la nuit passée. Il savait qu/ il se sentait bien, et pourtant n/ était pas capable de définir son sentiment. Il ne pouvait pas dire, Je suis heureux. Il n/ avait rien à quoi comparer son sentiment. Il se sentait bien quand il envoyait balader Wilson ; il se sentait bien quand il buvait un coup avec les mecs ; à ces moments-là il se disait qu/ il était heureux, mais pour lheure son sentiment allait tellement au-delà de ça qu/ il était incompréhensible. Il ne se rendait pas compte qu/ il n/ avait jamais été heureux, heureux à ce point, auparavant.

Il regarda de nouveau Alberta, puis se leva et alla se servir un verre. Trop de choses commençaient à défiler dans son esprit. Il ne pouvait prendre le risque de rester là, à jeun, et de les laisser s/ emparer de lui. Il alluma une cigarette et avala son verre aussi vite qu/ il put, puis s/ en servit un autre. Il mit un peu plus longtemps à le boire, puis retourna dans la chambre et s/ assit au bord du lit avec son 3e verre.

Il avait envie de réveiller Alberta. Il n/ avait pas envie de rester assis seul et vulnérable ; il avait envie de parler avec elle, mais il ne savait pas s/ il fallait la héler ou la secouer ou peut-être se contenter de remuer le lit en sautant dessus. Il but une gorgée, tira sur sa cigarette, puis l/ écrasa, raclant le cendrier sur la table.

Alberta remua et Harry tourna vite la tête pour ne pas se faire surprendre à la regarder et émit un bâillement sonore. Alberta roula sur elle-même et marmonna quelque chose et Harry s/ empressa de se retourner, remuant le lit autant qu/ il le pouvait, qu/ estcetasdit ? Alberta marmonna de nouveau et ouvrit les yeux. Harry sourit de ce sourire qu/ il avait et but une autre gorgée. Un nouveau jour avait commencé.

Il fallut un moment à Alberta pour se réveiller complètement, pourtant elle se leva et fit sa toilette et vaqua à ses occupations habituelles du matin, mais il lui fallut donc un moment pour prendre conscience de ce que Harry était en train de raconter et aussi du fait qu/ il la suivait partout dans lappartement. Il n/ était pas sans cesse penché sur son épaule, mais toujours à quelques dizaines de centimètres d/ elle et chaque fois qu/ elle se retournait Harry était là souriant de ce sourire qu/ il avait. Le premier mot dont elle prit conscience, pendant qu/ ils buvaient leur café, fut grève et sans être encore assez éveillée pour comprendre chaque mot elle comprit qu/ il lui racontait son rôle à la tête d/ une grève, ou quelque chose dans ce goût-là, et aussi qu/ il allait la mettre profond à quelqu/ un. Elle espérait qu/ il allait s/ arrêter ou à tout le moins ralentir un peu ou qu/ elle rassemblerait assez d/ énergie pour dire quelque chose qui permettrait de changer de sujet ; mais après quelques verres de plus, Harry ralentit et ils profitèrent de la compagnie l/ un de lautre. Ils allèrent au ciné dans laprès-midi, mangèrent après ; puis passèrent quelques heures dans un bar. Quand ils rentrèrent Harry fit lamour à Alberta puis ils s/ assirent pour boire et écouter de la musique. Alberta trouvait Harry amusant et aimait bien sa compagnie, sauf quand il essayait de la convaincre qu/ il était quelqu/ un d/ important – ça ne la dérangeait pas qu/ il jette des billets sur le comptoir ou qu/ il prenne un taxi quand il n/ y avait que quelques centaines de mètres à parcourir – quand il le faisait elle changeait de sujet, et puis aussi elle aimait la façon dont Harry l/ embrassait. Ce n/ était pas qu/ il embrassait mieux ou était moins moche que les autres, mais elle sentait lexcitation que causait en lui la nouveauté de lexpérience. Ils passèrent des heures sur le canapé, à boire, vaguement conscients de la musique que diffusait la radio, se tenant par la main et s/ embrassant. Alberta appuyait sa tête sur lépaule de Harry, les yeux mi-clos, fredonnant, se tournant de temps en temps vers lui pour le regarder. Harry souriait de ce sourire qu/ il avait et il y entrait un rien de douceur, et même ses yeux se teintaient d/ un rien de tendresse. Il lui caressait légèrement les cheveux et sa main resserrait son étreinte sur lépaule d/ Alberta. Ils ne parlaient pas souvent et quand ils parlaient c/ était à voix basse, Harry perdant même un peu de sa rudesse. Ils demeurèrent ainsi blottis l/ un contre lautre sur le canapé pendant des heures, Alberta remuant le pied au rythme de la musique, Harry adorant avoir le bras autour d/ elle et la sentir près de lui. Quand Alberta demanda à Harry s/ il avait envie de se coucher il fit oui de la tête et tous deux se levèrent et, se tenant encore par la main, gagnèrent lentement la chambre à coucher.

Quand Harry quitta Alberta le dimanche après-midi, il était dans les vapes. Il n’avait pas songé à s/ en aller. Si elle ne lui avait pas dit qu/ elle devait voir quelqu/ un dans laprès-midi et qu/ il ferait mieux de partir, il n/ aurait pas pris conscience de lheure ni du fait que le lendemain on serait lundi et qu/ il y aurait des livrets à tamponner. Il se rappelait le week-end et tout ce qui s/ était passé mais n/ arrivait pas à croire qu/ on était dimanche. Le temps ne pouvait pas avoir passé aussi vite. Les secousses du taxi et les bruits des rues lui imposèrent la réalité et il comprit qu/ il était en train de retourner à Brooklyn. Il avait eu envie de lui demander s/ il pourrait la revoir, mais n/ avait pas su comment s/ y prendre, les mots ne lui étaient pas sortis de la bouche, ils ne s/ étaient même pas entièrement formés dans son esprit. Il s/ était creusé la cervelle pour trouver la manière de le lui demander et pour exprimer la question, mais voilà, la porte s/ était refermée et il marchait dans la rue et à présent avait repris la direction de Brooklyn. Qui devait-elle voir ? Il la reverrait probablement Chez Mary. Il allait y retourner. Il ne rentra pas directement mais alla au bar pendant quelques heures. Quand il arriva chez lui Mary regardait la télé. Il ne dit rien, mais se déshabilla et se coucha, fuma et pensa à Alberta, se remémorant plusieurs fois le dernier baiser sur le seuil. Avant qu/ il s/ endorme, le bébé s/ éveilla et se mit à pleurer et Mary finit par entrer pour lui parler et le secouer dans son berceau. Le son de leurs voix semblait provenir d/ un rêve et n/ empiéta ni sur ses pensées ni sur le souvenir de leur baiser.

Le lendemain matin Harry fit sa toilette et s/ habilla sans dire un mot. Mary l/ observait décidée à dire quelque chose. Elle était inquiète mais même une gifle était préférable à rien. Harry s/ apprêtait à partir quand elle lui demanda s/ il rentrerait le soir. Harry haussa les épaules. Où qut/ étais passé vendredi et sam… Harry balança le bras en arc de cercle, le poing fermé, et la frappa au coin de la bouche du dos de la main. Il n/ avait ni regardé ni réfléchi mais avait tout simplement fermé le poing et balancé un swing. Il ne prit pas garde à la sensation de morsure qu/ il éprouva quand sa main heurta les dents de Mary pas plus qu/ il ne songea par la suite au fait que c/ était la première fois qu/ il lui donnait un coup de poing – il y avait pensé des milliers de fois, en avait rêvé, avait essayé de le faire – ou ne se retourna pour la regarder après l/ avoir frappée. Il cogna, tourna les talons et sortit.

Il se frottait la main en marchant. Il se sentait bien. Soulagé. Cela faisait longtemps qu/ il n/ avait plus fait son cauchemar. Ce n/ était même plus un souvenir.

Harry tamponnait les livrets avec précision, conservant lhumeur d/ introspection silencieuse qu/ il avait acquise depuis peu. Les gars parlaient moins et affectaient plus de solennité en ramassant les pancartes et en faisant tamponner leur livret, lhumeur taciturne de Harry leur permettant de l/ ignorer, et ils tournaient dans les piquets avec le même découragement morose qu/ ils apportaient à tout le reste. La plupart d/ entre eux avaient depuis peu décidé de chercher un autre emploi, mais parce qu/ ils étaient en grève c/ était impossible, les boîtes pensant qu/ ils s/ en iraient sitôt la grève réglée, aussi marchaient-ils autour de lusine, se saluaient de la tête, sortaient leur livret, se versaient un gobelet de café ou un verre de bière, rangeaient leur pancarte, se disaient au revoir et partaient avec la même expression de désespoir. Depuis lincident des camions les effectifs de la police avaient augmenté et les flics se relayaient fréquemment de manière à ce qu/ aucun d/ entre eux ne fasse plus de 3 heures de service par semaine, l’état-major estimant que cela empêcherait les disputes personnelles, causées par lennui d/ avoir à être là, sans rien faire, de dégénérer en incident majeur ; de sorte que les flics tenaient leur position, bavardaient entre eux, et considéraient les grévistes avec une vigilance et un détachement tout professionnels.

 

Lors de la première réunion entre lentreprise et le syndicat après les vacances on parla pendant quelque temps, sans rien dire, puis on décida de se revoir deux jours plus tard. À cette seconde réunion, quelques-uns des problèmes furent discutés avant que la séance ne soit ajournée sur la décision de se revoir deux jours plus tard. Trois, et parfois quatre, fois par semaine, ils se réunissaient, posaient leurs mallettes sur la vaste table de conférence, s/ asseyaient en face les uns des autres, sortaient les papiers de leurs mallettes et commençaient à parler. Lentement, selon une progression graduelle presque infinitésimale, ils abordèrent dans des discussions sérieuses quelques-unes des questions qui empêchaient un règlement de la grève. Lété touchait à sa fin. Harrington ne subissait aucune pression pour mettre fin à la grève, ayant convaincu lensemble des dirigeants de lentreprise et des négociateurs que la compagnie avait les moyens de laisser la grève se poursuivre pendant de longs mois encore sans connaître une quelconque diminution de ses profits, et d/ un autre côté il pensait que le syndicat n/ était pas encore soumis à une pression telle que lui, Harrington, pouvait chercher à se débarrasser de Harry, or il était bien décidé à n/ accepter aucun règlement tant qu/ il n/ aurait pas essayé par tous les moyens possibles de se débarrasser de Harry Black.

Le syndicat aurait quant à lui bien aimé voir la grève réglée aussi vite que possible, mais seulement selon ses propres termes : le syndicat devait conserver la maîtrise complète du programme social. Alors même que la grève avait duré de nombreux mois déjà, les responsables syndicaux avaient le sentiment que rien ne pesait sur eux. Tout allait sans heurt et si leur revenu personnel avait diminué suite à linterruption des apports au programme social depuis que la grève avait commencé, des fonds importants venaient d/ autres syndicats à travers le pays et ils n/ avaient qu/ à se servir dans ces contributions selon leurs besoins et les ouvriers continuaient de recevoir chaque semaine leurs colis de provisions. Certains d/ entre eux étaient peut-être un peu à court d/ argent, ce qui était regrettable, mais la grève continuerait, pendant des mois si nécessaire, jusqu/ à ce qu/ un accord intervienne leur conservant la pleine maîtrise du programme d/ aide sociale. De sorte qu/ on ne ressentait aucune urgence de part et d/ autre. Le président ou l/ un des négociateurs du syndicat prenait brièvement la parole chaque samedi avant la distribution de produits alimentaires. Ils affirmaient aux grévistes qu/ ils faisaient tout leur possible pour régler le conflit – ils savaient que les grévistes voulaient reprendre le travail ; qu/ ils ne pouvaient pas se permettre de rester indéfiniment sans travail ; que leur compte en banque était en train de se vider ; et que, dans bien des cas, leurs épouses avaient dû prendre un emploi – mais, leur disaient-ils aussi, ils savaient que les travailleurs n/ accepteraient rien de moins qu/ un contrat raisonnable assorti d/ un salaire raisonnable et que c/ était là ce qu/ eux-mêmes se battaient pour leur obtenir. Ils ne signeraient certainement pas un contrat de complaisance et ne laisseraient pas lentreprise continuer à leur ôter le pain de la bouche… et la claque syndicale sifflait et vociférait et quelques travailleurs se joignaient aux réactions et lorateur descendait du podium parmi les grévistes, leur distribuant des claques dans le dos, des encouragements et un signe de tête à chacun d/ entre eux quand il recevait son colis de provisions.

 

Harry allait Chez Mary tous les week-ends et, au bout de quelque temps, il lui arrivait même d/ y aller en semaine. La première fois qu/ il y alla après sa rencontre avec Alberta, elle le présenta à certaines de ses amies et pendant les mois qui suivirent Harry fit la connaissance de garçons jeunes et ravissants Chez Mary et dans les fêtes où il allait avec elles. Quand il allait Chez Mary il ne se faufilait plus jusqu/ au comptoir près de la porte mais faisait le tour de la salle pour voir qui était là, saluant de la tête et s/ asseyant à certaines tables, se demandant qui parmi ceux qui étaient debout au comptoir l/ enviait quand il passait le bras autour d/ une jeune épaule. La plupart des folles qu/ il rencontrait l/ avaient à la bonne – il baisait bien et dépensait de largent – mais n/ aimaient pas être avec lui trop longtemps ou trop souvent. Ce n/ était pas seulement ses discours interminables sur la grève qui les rebutaient, et pourtant il était chiant, mais une bizarrerie et une sensation d/ incertitude qui finissaient par les mettre mal à laise. Toutes elles avaient vu, embrassé, sucé et baisé des tarés de toutes sortes, depuis les types qui avaient passé le plus clair de leur vie en prison et ne pouvaient se satisfaire qu/ avec un garçon, en passant par ceux qui étaient capables de trancher une gorge non seulement sans rien éprouver mais sans aucune raison, jusqu/ à ceux qui s/ enfermaient dans la salle de bains quand leur femme sortait pour mettre ses vêtements, et se rendaient à loccasion dans des établissements du genre de Chez Mary quand ils avaient une nuit de libre. Mais ces hommes étaient parfaitement prévisibles pour les folles et elles savaient exactement jusqu/ où elles pouvaient aller dans nimporte quelle direction avec eux. Harry ce n/ était pas pareil, ou du moins en avaient-elles le sentiment. Il y avait un petit je ne sais quoi qu/ elles n/ arrivaient pas à percevoir, dont elles n/ étaient pas certaines, qui finissait par les inquiéter. C/ était peut-être tout simplement que Harry aurait aimé s/ habiller en femme pour aller dans un bal de travelos, ou défiler dans Broadway ; ou peut-être qu/ un de ces jours il risquait de flipper et de tuer l/ une d/ entre elles, elles ne savaient pas.

Lorsque lété toucha à sa fin et fit place à l/ agréable temps d/ automne, Harry se joignait à ses nouvelles amies quand elles allaient en voiture à la campagne. On s/ entassait dans une voiture avec quelques bouteilles de gin et de la benzédrine, on montait le son de la radio et on battait la mesure contre les portières sur un morceau de jazz ou un blues qu/ on reprenait en chœur en claquant dans ses doigts et en se trémoussant sur son siège – oh mon chou, on me ferait faire n/ importe quoi sur cet air-là – la bouteille passait de main en main de larrière à lavant et de lavant à larrière – on avalait une zédrine par-ci par-là – on lançait des œillades aux hommes dans d/ autres voitures ; ou bien, quand on était d/ humeur, on écoutait un opéra italien, on poussait des soupirs extasiés après chaque aria ; on racontait des anecdotes sur le si beau ténor ou les caprices de la diva, les têtes se balançaient doucement avec la musique ; on avalait de petites gorgées à la bouteille, on se récriait d/ une voie aiguë et l/ on montrait du doigt des arbres dont le feuillage faisait penser à un Renoir, et l/ on sautait sur son siège pour apercevoir une nouvelle combinaison de couleurs, chacune d/ entre elles, presque à tour de rôle, montrant du doigt un bosquet ravissant de rouges de bruns d/ orange ou d/ or et aussi ceux où toutes ces couleurs se mêlaient, dont le feuillage semblait jouer avec la lumière du soleil tant ses couleurs étaient brillantes ; et dans lintervalle il y avait les nuances vertes des pins et bleues des sapins et de rares fois on s/ arrêtait près d/ un lac ou d/ un étang et l/ on gloussait en trottinant çà et là pour ramasser des glands ou des marrons et l/ on ôtait ses chaussures pour se tremper les pieds dans leau avec force éclaboussures et l/ on gloussait encore en voyant les écureuils guetter de leurs petits yeux brillants avant de s/ éloigner en un éclair ; et l/ on s/ asseyait au bord de leau ou sous un arbre et l/ on sirotait du gin, on prenait encore de la zédrine, puis l/ on remplissait le coffre de feuilles, en gardant certaines à tenir sur ses genoux, à contempler, à humer, à frotter sur un mouchoir, sans cesser de dire combien elles étaient belles… et Harry était assis à larrière, ne disant pas grand-chose, vaguement bercé par la musique et leur pépiement au sujet d/ un tas de feuilles, ne remarquant pas grand-chose, mais heureux d/ être avec elles.

 

Tourner avec le piquet de grève était moins fatigant à présent que le temps avait rafraîchi. Quand les grévistes finissaient leur service dans le rang et tendaient leurs pancartes à la relève, ou le soir quand ils les rangeaient, ils n/ étaient pas en sueur ni recrus de fatigue comme pendant lété, ils n/ en commençaient et n/ en finissaient pas moins chaque journée un peu plus découragés que la précédente. S/ il s/ en trouvait encore quelques-uns, quand ils n/ étaient pas dans le piquet de grève, pour s/ asseoir au quartier général et boire de la bière, la plupart d/ entre eux, assis ou debout par petits groupes, se contentaient de bavarder. Les deux fûts de bière qu/ on commandait chaque jour en duraient désormais trois ou quatre – Harry ajoutant à sa note de frais largent dépensé pour la bière – et étaient bus surtout par Harry et les mecs de chez le Grec. Et, comme le soir tombait un peu plus tôt chaque jour, de plus en plus de gars partaient aussitôt après leur service pour rentrer chez eux regarder la télé ou préparer le dîner en attendant que leur moitié rentre du boulot ; et quelques-uns allaient dans un bar et rentraient tard pour éviter la discussion autour de qui devait faire la cuisine et le ménage maintenant que lépouse travaillait.

Les gars avaient cessé de guetter dans la 2e avenue larrivée éventuelle de camions. Lincident n/ était pas oublié, mais lespoir qui l/ avait fait naître – et la haine qui avait ravivé leur enthousiasme – étaient irrévocablement perdus. Et ils s/ acquittaient de leur devoir de grévistes dans lindifférence et sans espoir. Quelques-uns d/ entre eux avaient pu trouver de nouveaux emplois et leur livret fut annulé. Quand cela fut annoncé un samedi lors d/ une assemblée des huées et des cris d/ animaux s/ élevèrent des rangs de la claque syndicale, mais les gars restèrent silencieux, certains parce qu/ ils enviaient ceux qui avaient trouvé du boulot, les autres parce qu/ ils n/ étaient plus capables de sortir de leur léthargie ; et l/ on ne pensait plus, quand on y pensait, à ceux dont le livret avait été annulé, qu/ au moment où les grévistes se mêlaient aux centaines de travailleurs de la base militaire, à 5 heures, dans la 58e rue, sur le chemin du métro.

Au cours de la dernière semaine de lheure d/ été, la direction fit la concession si longtemps attendue : elle se déclara enfin d/ accord pour envisager de laisser au syndicat ladministration du programme d/ aide sociale. Mais c/ était assorti de conditions. Quelques-unes concernaient les montants de la contribution patronale au fonds d/ entraide, divers aspects de la supervision dans lusine, et quelques autres éléments dont les deux parties savaient qu/ ils étaient facilement négociables ; mais elle voulait aussi le droit de renvoyer Harry Black. Les représentants syndicaux se levèrent aussitôt d/ un bond en proclamant que c/ était là une exigence déraisonnable et impensable. Il ne s/ agissait pas seulement du fait que Harry était un syndicaliste irréprochable et un ouvrier très capable, mais la simple suggestion qu/ ils puissent envisager de tromper la confiance et d/ attenter au bien-être d/ un de leurs membres était une insulte à leur intégrité. Et plus encore, c/ était une insulte à tous les syndiqués et à tous les syndicalistes du pays. Ils refermèrent leurs mallettes dans un grand claquement et les deux délégations debout, face à face, se chamaillèrent pendant de longues minutes avant que les représentants syndicaux quittent la salle.

La direction et le syndicat avaient tenu plus d/ une centaine de réunions depuis le début de la grève et se voyaient désormais tous les jours, pour des heures de discussions harassantes, depuis plus d/ un mois. Bien qu/ aucune des deux parties ne soit encore dans une situation désespérée, la pression montait. Les syndicalistes savaient qu/ ils ne pouvaient pas laisser la grève se poursuivre encore bien longtemps sans fournir une bonne raison, tangible, que la base trouverait à son goût. Elle commençait à rechigner ; les gars étaient manifestement mécontents et la pression exercée par les diverses administrations de l/ État montait lentement : divers services risquaient, à la longue, d/ enquêter sur les raisons de prolonger la grève ; mais avec le cas Black, le syndicat tenait une bonne raison.

Harrington avait bien compris que les négociateurs qu/ il avait en face de lui préféreraient maintenir lusine fermée pendant un an plutôt que de renoncer à la gestion du programme d/ aide sociale et il était tout à fait prêt à acheter leur accord – à leur faire une concession – en leur permettant de continuer à ladministrer, mais ils devraient faire des concessions en retour. La pression sur lentreprise s/ accentuait, mais Harrington était bien décidé à essayer de se débarrasser de Harry Black et prêt à prolonger la fermeture de lusine pendant plusieurs mois encore pour arriver à ses fins. Lentreprise pouvait tenir jusqu/ à la fin de lannée sans trop de pertes, cette conclusion avait été fermement établie par ses comptables et ses fiscalistes. La pression augmentait donc sur lentreprise, mais Harrington savait qu/ elle montait aussi sur le syndicat et il décida donc que le moment était venu de marchander. Il avait le sentiment qu/ on serait trop heureux de lui concéder Harry en échange du programme d/ aide sociale que le syndicat ne pouvait manifestement pas se permettre de faire auditer. Même après que les représentants syndicaux avaient quitté la réunion, il conserva cet espoir, sachant qu/ ils ne pouvaient évidemment pas céder immédiatement, qu’il leur faudrait un mois au minimum, voire plus, afin de concevoir une méthode pour aboutir à ce résultat dans le cadre des lois syndicales.

Et bien sûr chacun des dirigeants syndicaux réfléchit, d/ abord par-devers lui, à une façon de se débarrasser de Harry sans se rendre critiquable : ils pouvaient l/ éjecter assez facilement sous le prétexte qu/ il escroquait le syndicat en trafiquant ses notes de frais, ou pour un grand nombre d/ autres raisons. De fait ils pouvaient raconter à peu près nimporte quoi aux syndiqués et cela ne retiendrait pas lattention s/ ils le faisaient juste après leur avoir dit que lentreprise cédait et signait le nouveau contrat. Personne ne regretterait Harry.

Ils lancèrent divers autres ballons d/ essai, évaluèrent la situation dans sa totalité, et conclurent que le mieux à faire était de persévérer dans leur position : Harry était un brave homme qui devait rester en fonction. Harry était fêlé mais c/ était précisément ce qui le rendait si précieux. Il franchissait sans cesse les limites du contrat quand il était au travail, mais du fait même, à son petit niveau, cela suffisait à empêcher lentreprise d/ essayer d/ en faire autant de son côté. Harry contraignait lentreprise à une lutte si acharnée, et à laquelle il fallait consacrer tellement de temps, pour obtenir ce à quoi elle avait droit dans les termes du contrat, qu/ elle n/ avait pas assez de temps de reste pour franchir les limites que le contrat lui imposait à elle. Les responsables du syndicat avaient bien compris que Harry était la meilleure action de diversion dont ils disposaient. En outre, cela rendait plus faciles pour les syndicalistes les négociations avec lentreprise. Alors que la plupart, sinon la totalité, des hommes avec lesquels il leur fallait traiter haïssaient le syndicat, une si grande part de cette haine était personnelle et dirigée contre Harry que les responsables syndicaux avaient beaucoup plus de facilité à discuter et, dans des circonstances ordinaires, à traiter avec eux. À toutes ses fonctions, Harry ajoutait celle de bouc émissaire. Jamais ils ne trouveraient un autre délégué d/ atelier pour la section 392 qui soit aussi disponible et aussi capable que Harry Black. Il était irremplaçable.

Mais la véritable raison pour laquelle ils ne voulaient pas permettre le renvoi de Harry était bien sûr qu/ en le faisant ils auraient concédé le bien-fondé d/ une exigence, aussi insignifiante soit-elle, de lentreprise, et, plus important encore, s/ ils s/ avisaient d/ accorder à lentreprise le pouvoir de procéder à un renvoi de sa propre initiative, ils renonceraient du fait même à un droit qui leur appartenait à eux et à eux seuls ; et s/ ils l/ accordaient une fois, ils risquaient, d/ une façon ou d/ une autre, d/ être contraints de l/ accorder de nouveau. Et bien qu/ ils soient raisonnablement assurés que lentreprise n/ essaierait pas d/ exercer de nouveau ce pouvoir, ils ne pouvaient se permettre de l/ accorder même une seule fois. Car cela risquait d/ en conduire certains à se faire des idées sur eux. Il y avait longtemps que personne n/ avait tenté de leur prendre la section syndicale (tentative aisément interrompue par quelques meurtres) mais s/ ils cédaient sur ce point, il y aurait forcément quelqu/ un qui en conclurait qu/ ils étaient trop faibles pour conserver la section syndicale. Sans croire que quiconque pouvait réellement la leur arracher, ils n/ étaient pas disposés à se voir contraints de consacrer du temps et de largent pour conserver ce qui leur appartenait, particulièrement à présent qu/ ils avaient, en plus de bien d/ autres choses, la maîtrise du programme d/ aide sociale qui fonctionnait parfaitement à leur profit. Chacun d/ entre eux avait contracté des emprunts à long terme garantis par leurs parts dans le fonds d/ aide sociale, et pour tenir les comptes et les livres en bon ordre, il fallait beaucoup de temps et d/ attention. Le risque étant qu/ en période de trouble les choses vous échappent et que des enquêtes interviennent entraînant de nouvelles pertes de temps et d/ argent.

Cigarette au bec et verre en main ils avaient longuement considéré toutes ces choses et, maintenant que lentreprise avait manifestement renoncé à leur prendre la gestion des fonds du programme social, étaient parvenus à la conclusion qu/ ils n/ avaient pas à s/ inquiéter. La pression montait mais lentreprise devait la ressentir plus encore puisqu/ elle avait fait cette proposition. Et ils avaient désormais un moyen de la faire baisser un peu, cette pression, et pour un certain temps. Le samedi suivant, avant la distribution des colis alimentaires, ils allaient dire à la base que ces enfants de salaud d/ affameurs s/ étaient déclarés prêts à quelques concessions si on les autorisait à virer des ouvriers. Et bien sûr, on le rappellerait chaque samedi aux ouvriers et cela suffirait à orienter leur haine et à la mobiliser tout entière contre lentreprise. Les syndicalistes s/ étaient entreregardés. Personne n/ avait rien à ajouter. Ils étaient tombés d/ accord pour estimer avoir pris la mesure de la situation. Inutile de dire quoi que ce soit d/ autre. Ils ne renonceraient pas à leur pouvoir.

 

Les mecs de chez le Grec se pointaient encore tous les soirs ou presque après le départ des piquets et s/ installaient avec Harry pour boire de la bière et, quand le cœur leur en disait, commander à manger. Harry portait tout ça sur ses notes de frais. Il leur servait comme d/ habitude son compte rendu sur la grève et, comme d/ habitude, les mecs l/ ignoraient et écoutaient la radio et buvaient et, comme d/ habitude, Harry poursuivait son récit. Pendant la semaine quand Harry n/ allait pas Chez Mary, il fermait le bureau après le départ des mecs et rentrait chez lui. Il n/ avait dit que quelques mots à Mary, comme elle à lui, depuis le matin où il lui avait donné un coup de poing. Elle était partie quelques jours en emmenant le petit après ça – Harry ne s/ était pas aperçu de son absence – mais c/ était encore pire d/ habiter chez ses parents de sorte qu/ au bout de quelques jours elle était revenue là où elle pouvait au moins regarder la télé. Harry allait directement se coucher et, allongé sur le dos, se perdait dans ses pensées – il ne remarquait pas Mary quand elle se couchait, pensait rarement à elle, d/ ordinaire quand il posait un peu d/ argent sur la table pour les provisions. Au lit, il ne pensait pas seulement à toutes ses copines de Chez Mary, mais il caressait lespoir, comme il l/ avait fait si souvent, que le lendemain soir, il ferait peut-être connaissance avec celle qui ne lui demanderait pas seulement de la raccompagner chez elle ce soir-là mais tous les soirs, lespoir de faire la connaissance de celle qui voudrait vivre avec lui et alors ils pourraient faire lamour tous les soirs ou simplement se tenir par la main et il pourrait la sentir petite, douce et faible entre ses bras… pas toute gluante comme une de ces cramouilles casse-couilles.

Samedi, leprésident s/ adressa aux grévistes avant la distribution des colis alimentaires. Depuis quelques mois, les gars se massaient d/ un côté de la salle près des portes où les colis étaient distribués et la moitié de la salle restait vide alors qu/ ils s/ entassaient et se bousculaient pour garder ou prendre une place près des portes ; et chaque semaine les bousculades et les vociférations se faisaient plus nombreuses. Les responsables essayaient de les faire asseoir, mais ils refusaient absolument de renoncer à leurs places près des portes de sorte que plus de 1 000 types se bousculaient et jouaient des coudes pendant que le président parlait.

Les gars… Les gars, on est en train de les battre ! Ils commencent à S/ EFFONDRER ! Un silence relatif se fit et la plupart des grévistes regardèrent le président. Ça a été long – et Dieu sait qu/ on a souffert avec vous – mais ils y viennent. Ils n/ ont pas encore cédé sur tout mais ce n/ est plus qu/ une question de temps. Ils ont donné leur accord sur la plupart des revendications et ils ne vont pas tarder à céder sur le reste. Les ouvriers commencèrent à s/ agiter en entendant une fois de plus la même rengaine et les bruits recommencèrent. Le président leva les mains et donna de la voix. On aurait pu arrêter la grève cette semaine si on avait voulu, mais on n/ a pas voulu. Vous voulez savoir pourquoi ? Les ouvriers firent de nouveau silence et le regardèrent fixement. Parce qu/ on aime bien causer avec ces salopards d/ empaillés de patrons ? Parce qu/ on aime bien discuter avec des types qui essayent d/ affamer nos familles en leur ôtant le pain de la bouche ? Parce qu/ on aime turbiner des 16 et des 18 heures par jour ? Non ! Jvais vous ldire moi, pourquoi. Parce qu/ ils exigeaient le droit de virer qui ça leur chante. Voilà pourquoi. Si ça les démange oùchpense et qu/ y décident que la tronche d/ un ouvrier leur revient pas, y veulent avoir le droit de lflanquer à la porte sur-le-champ. Sans qu/ on leur pose de questions, sans qu/ y donnent de réponses. On lflanque dehors à coups de pompes dans ltrain et sa famille et lui ont plus qu/ à crever de faim. C/ est pour ça qu/ on s/ est tellement battus contre ces salopards ; c/ est pour ça qu/ on a arrêté de bosser si longtemps. Les grévistes se taisaient, figés sur place. Plus de 1 000 hommes au coude à coude près des portes à regarder fixement lorateur. Plus d/ une fois depuis qu/ on a entamé les négociations avec eux y zont essayé de nous acheter d/ une façon ou d/ une autre pour peu qu/ on accepte de les laisser flanquer dehors qui ils voudraient quand ils voudraient. Et vous savez cqu/ on leur a dit. Vous savez cqu/ on leur a dit quand y zont essayé de nous faire avaler ces conneries ? Jvais vous dire cqu/ on leur a dit. On s/ est levés et on les a regardés droit dans les yeux les salauds et on leur a balancé en pleine poire, ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! La claque syndicale rugit son approbation – voilà cqu/ on leur a dit – d/ autres se joignirent au chœur de cris et de sifflets – voilà cque vos représentants élus par vous au syndicat ont dit et puis on est partis – beaucoup d/ autres grévistes se mirent à crier et à taper des pieds – on les a plantés là les salauds. Et chuis prêt à vous parier tout cque vous voudrez que ces fils de garce savent très bien qu/ y nya aucun maillon faible dans notre syndicat – la quasi-totalité des présents se mirent à gronder et à siffler – et on les verra morts et enterrés et on ira pisser sur leur tombe avant dles laisser flanquer un d/ nos frères à la porte – les ouvriers continuaient de vociférer et le président se pencha au bord de lestrade et se mit à gueuler pour couvrir leurs clameurs – on leur a fait savoir à ces empaffés d/ affameurs que tout cqu/ on demande c/ est un salaire honnête pour une honnête journée de travail… on demande pas de cadeaux, on ne demande que le prix de notre travail, mais nomdedieu on ne les laissera pas s/ engraisser sur notre sueur. C/ est nous qui nous cassons le cul pendant qu/ y dorlotent le leur sur un fauteuil capitonné dans un bureau climatisé et qu/ y ramassent le fric que rapporte notre boulot. Et vous savez cqu/ y disent ? Y disent que le salaire moyen d/ un travailleur comme vous est de 8 000 $ par an plus 1 000 $ de divers avantages. Y disent que c/ est assez. Y disent qu/ y peuvent pas payer plus à moins de renvoyer autant de travailleurs que ça leur chante. Vous savez cqu/ on leur a dit ? On leur a dit refilez-nous donc les 50 000 $ par an que vous empochez et là il a pas fallu longtemps pour qu/ y ferment leur grande gueule – un rugissement si puissant salua ces paroles qu/ il dut s/ interrompre un moment – voilà cqu/ on leur a dit. Il garda la tête baissée puis la releva lentement et reprit à voix plus basse rendue rauque par la conviction. Alors jpeux vous le dire maintenant les gars, quoi qu/ il arrive – devrait-il m/ en coûter la vie – vous n/ aurez jamais à vous inquiéter en vous demandant si vous aurez du boulot le lendemain, ou le surlendemain, ou le jour suivant, parlant plus lentement, les mots semblant être arrachés un par un à son pauvre corps surmené et affaibli ; je vous le dis dès maintenant et jpeux vous garantir que quand on signera un contrat vous pourrez rentrer du boulot tous les soirs chez vous en sachant que votre boulot sera là pour vous le lendemain. Y aura pas de nuits d/ insomnie, y aura pas de ventres vides. Il recula du bord de lestrade pour aller s/ asseoir avec les autres responsables syndicaux, la tête légèrement penchée. Les grévistes poussèrent un rugissement, se donnèrent des grandes claques en riant tandis qu/ ils attendaient en rang de recevoir leurs 10 $ de provisions. On pouvait être sûr qu/ on serait tranquille de ce côté-là pendant quelques semaines.

Le lundi suivant le moral des gars était encore au plus haut. Il ne régnait plus latmosphère de pique-nique des premiers jours de la grève quand ils blaguaient, jouaient au ballon, aux dés, et lavaient et lustraient leurs bagnoles ; mais labattement et le désespoir des quelques mois écoulés avaient beaucoup diminué, au moins provisoirement. Comme lors de lincident des camions, ils avaient à présent une raison tangible de haïr et cela leur permettait d/ ignorer la réalité de la grève, de leur manque d/ argent, du fait qu/ ils avaient cessé le travail depuis 6 mois et ne savaient pas combien de temps encore allait durer la grève ; des disputes quotidiennes avec bobonne, de la nécessité d/ économiser sou par sou pour payer le loyer et les traites de la bagnole, et, dans certains cas, du fait qu/ il n/ y avait plus de bagnole. À présent leur haine et leur colère avaient cessé de se répandre et d/ affecter tous les objets et tous les êtres avec lesquels ils entraient en contact, elles étaient au contraire dirigées énergiquement contre lentreprise et les gens qui essayaient de casser les reins de leur syndicat. Il y avait même un peu plus de ressort dans leur démarche lorsqu/ ils allaient et venaient dans le piquet de grève et une pointe d/ optimisme dans leur voix quand ils bavardaient les uns avec les autres et éclataient de rire de temps en temps.

Harry les accompagnait souvent dans les piquets, leur tapant dans le dos et leur disant qu/ ils allaient bientôt vaincre ces casse-couilles. Y vont comprendre qu/ y pourront jamais nous avoir, et il souriait de ce sourire qu/ il avait et tamponnait les livrets.

Un simple petit rappel suffit le samedi suivant à préserver un optimisme relatif chez les grévistes, mais les sourires ne tardèrent pas à s/ estomper pour se muer en grimaces soucieuses lesquelles cédèrent à leur tour la place à des visages mornes et des regards vides. Et bien que le président prononce d/ une voix forte une allocution pleine d/ entrain avant la distribution des 10 $ d/ aide alimentaire et leur annonce aussi paternellement que possible que le matin de Thanksgiving chacun recevrait en plus de son colis habituel un poulet de 3 livres – la claque applaudit – ils s/ alignaient, marchaient et parlaient avec la même morosité, le même désespoir qu/ ils avaient manifestés quelques semaines plus tôt. Et puis vint le jour de Thanksgiving. Ils pouvaient au moins compter que leur épouse serait à la maison ce jour-là pour faire la cuisine.

 

Ce soir-là Harry alla au bal des travelos. Des centaines de tapettes y étaient, habillées en femme, certaines ayant loué des robes coûteuses, des joyaux et des fourrures. Elles se pavanaient un peu partout dans l/ immense salle de bal, s/ interpellant l/ une lautre, s/ étreignant, s/ admirant, ricanant avec dédain au passage d/ une folle détestée. Non mais regarde-moi un peu comment elle est accoutrée. On dirait une pute du Bowery. Oui, enfin bon, il faut bien le dire, ce n/ est pas une question de fringues. Elle serait tout simplement affreuse en Dior, et après un long regard de mépris elles recommençaient à se pavaner.

Il y avait aussi des centaines de gens qui n/ étaient pas habillés en femme : parmi eux, quelques tapettes qui se promenaient avec les autres mais en majorité des michés, des clients et des bisexuels. Ils étaient assis tout autour de la salle de bal sur des chaises pliantes ou se tenaient debout adossés contre le mur, à peine visibles dans la pénombre du dancing peu éclairé, plissant les yeux pour adresser des regards coquins aux folles. La salle entière était éclairée par quatre projecteurs de taille moyenne, un dans chaque coin, dont la lumière était filtrée par des disques de toutes les couleurs de sorte que des taches de lumière colorée se déplaçaient en travers du plafond et sur les murs, tombaient sur le sol puis le traversaient, passant sur une jambe ou un dos avant de revenir jusque dans langle. Les folles qui se tenaient ou marchaient autour de la piste étaient sans cesse effleurées de taches de couleur et la chair lisse de leurs bras nus était comme piquetée de vert, de mauve, de rouge, de violet, de jaune, ou de mélanges quand les couleurs se superposaient, et la peau nue était couverte de cercles brunâtres ou bleuâtres autour desquels se tortillaient des ellipses multicolores ; ou encore une joue rose ou blanche ou brune de fond de teint pouvait soudain revêtir laspect grenu d/ une grosse tache gangreneuse, le reste du visage ombré de jaune et de violet, et puis la joue virait au mauve, et par moments, une lumière griffait la rangée de visages des mâles assis tout autour de la grande salle, un œil écarquillé ou des lèvres vertes, humides, devenant brièvement visibles dans lombre ; les taches lumineuses descendaient le long du mur, passant à toute vitesse sur les visages, puis traversant le plancher jusqu/ à leur coin puis reprenant le même voyage. Quelques-unes des ombres parlaient, il y en avait même qui souriaient, mais la plupart étaient assises en silence, un peu penchées en avant suivant les mouvements des lumières et des folles. De temps à autre une flamme paraissait soudain quand on allumait une cigarette et un visage orangé surgissait puis redevenait complètement invisible pendant plusieurs secondes avant de resurgir lentement des ombres, les yeux ne regardant pas une seule fois, pas une seconde, autre chose que les folles et le mouvement circulaire des taches lumineuses.

Harry se tint d/ abord à lentrée de l/ immense salle et en fit le tour avec les yeux puis il se glissa sur le côté et s/ adossa au mur cherchant à reconnaître ses amis. Il savait que tous ceux qu/ il avait connus Chez Mary ou presque seraient présents, mais il n/ arrivait pas à les reconnaître en travelos. Quand ses yeux se furent accoutumés à léclairage il regarda de plus près les folles sur la piste. Il fut surpris alors même qu/ il savait que c/ étaient des hommes, de constater à quel point elles avaient lair d/ être des femmes. Des belles femmes. Jamais de sa vie il n/ avait vu femmes plus belles ou plus féminines que les folles qui se promenaient nonchalamment sur la piste de la salle de bal. Toutefois, quand sa surprise fut passée, il éprouva une petite déception et regarda les tapettes qui n/ étaient pas travesties. Il en repéra quelques-unes qu/ il connaissait et les rejoignit. Au début il se trouva un peu trop visible en sortant de la périphérie obscure de la salle pour traverser la piste dans le mouvement perpétuel des ronds lumineux. Mais quand il eut rejoint ses amies et se mit à bavarder avec elles il regretta que léclairage ne fût pas plus brillant. De temps en temps l/ une de leurs amies, travestie, se joignait à eux et bien qu/ il soit encore surpris de leur beauté, Harry était impatient de les voir repartir.

Plus tard dans la soirée un petit orchestre se mit à jouer de la musique dansante et des couples commencèrent à glisser, à se heurter et se trémousser sur la piste. De temps en temps un couple se tenait presque immobile, étroitement enlacé pour un long baiser et une folle mauvaise s/ approchait en dansant et tapait sur lépaule de lautre folle pour lui dire d/ y aller piano. Tu risques de bander mon chou et de déchirer entièrement cette jolie robe, puis d/ éclater de rire et de s/ éloigner en dansant, et des gens faisaient des allers-retours entre le bar et la salle et d/ autres encore, debout sur les marches du hall d/ entrée, buvaient à la bouteille, des couples se vautraient du haut en bas de lescalier certains cherchant désespérément un coin sombre, et lorchestre attaqua un charleston et les folles et leurs michés et leurs amants se mirent à tricoter des gambettes et quelques folles soulevèrent leur jupe en poussant des glapissements et des cris aigus chacune cherchant à lever la jambe plus haut que les autres, les taches de couleur leur passant sur les jambes et sur les parties ; et il n/ y avait plus personne contre les murs et dans les coins à présent à lexception de quelques couples enlacés ; et Harry sortit pour acheter deux demi-bouteilles de gin et lui-même et ses copines, les tapettes correctement vêtues en hommes firent de fréquentes expéditions jusqu/ au hall d/ entrée et Harry, pour l/ unique fois de la soirée, se mit à regarder les folles, mais quand le charleston fut terminé il recommença à ignorer les couples qui étaient sur la piste de la grande salle de bal.

Toutes les folles étaient défoncées à présent au gin et à la zédrine et la piste n/ était plus qu/ un chaos de gloussements, de folles papillonnant, suivies à la trace par les silhouettes surgies de lombre auxquelles elles avaient mis leau à la bouche. Pendant toute la soirée des folles s/ amenèrent vers Harry et ses amis pour leur parler et nombreuses furent celles qui invitèrent Harry à danser ou à aller faire une petite promenade et il refusait à chaque fois et quand elles partaient il se retournait pour se mettre à parler à Regina, une tapette qu/ il avait rencontrée bien des fois Chez Mary, mais n/ avait jamais, pour on ne savait quelle raison, raccompagnée chez elle et à qui il n/ avait jamais pensé ; et bientôt il ne fut plus qu/ avec Regina, bavardant, buvant, fumant ou simplement debout près d/ elle et où qu/ elle aille, Harry la suivait. Elle portait un pantalon moulant et une chemise de sport et toutes ces jupes tourbillonnantes semblaient contraindre Harry à demeurer tout près d/ elle. Après le charleston, Harry l/ entoura de son bras et elle sourit et lui donna un baiser. Harry sourit de ce sourire qu/ il avait et lui caressa la nuque et ils sortirent de la salle de bal avec les autres, finirent ce qu/ il restait du gin, s/ attardèrent à bavarder avec leurs copines pendant quelque temps puis, quand les autres réintégrèrent la salle de bal, ils partirent et Harry raccompagna Regina chez elle.

Les semaines qui suivirent Thanksgiving furent délicieuses et excitantes pour Harry. Il voyait Regina souvent et bien qu/ il puisse lui arriver, en y réfléchissant, de se dire qu/ il aurait bien voulu être avec Alberta ou une des autres tapettes avec lesquelles il avait couché, il se plaisait bien avec elle, il aimait faire lamour avec elle et l/ appeler au téléphone pour convenir d/ un rendez-vous et la retrouver Chez Mary. Elle n/ était pas tout à fait comme les autres et son attitude envers Harry n/ était pas la même que celle des autres. Elle n/ était jamais inquiète avec lui. Elle n/ entretenait pas le moindre doute sur ce que Harry risquait de faire. Elle était plus comme Ginger lorsqu/ elle avait dansé avec lui au bureau et failli lui écraser la main. Et Harry adorait aller Chez Mary et gagner les tables du fond en sachant que quelqu/ un l/ y attendait lui en particulier. Il s/ attardait encore au bureau après 5 heures pour boire de la bière avec les mecs de chez le Grec mais il partait peu de temps après eux et prenait un taxi pour Manhattan. Il sortait plus souvent avec Regina qu/ il ne l/ avait fait avec aucune des autres et à loccasion il lui achetait une chemise ou quelque autre babiole qu/ elle lui demandait. Et ainsi ajoutait-il quelques dollars de plus chaque semaine à sa note de frais.

Pour les autres grévistes les semaines qui suivirent Thanksgiving marquèrent le début de lhiver. Il y avait des journées de crachin glacial où les gars avaient si froid après le piquet de grève sous leffet combiné de la météo et de leur propre abattement, que le café même brûlant n/ arrivait pas à les réchauffer alors qu/ ils ne se sentaient même pas assez vivants pour frissonner. Ils tournaient avec le piquet ou attendaient au quartier général, seuls un petit nombre d/ entre eux prenant la peine de pester contre ce temps pourri, et encore, seulement dans leur barbe. Et chaque samedi ils attendaient en rang, après avoir été rassurés par l/ un des responsables syndicaux, et prenaient leur colis alimentaire d/ une valeur de 10 $, ne s/ intéressant plus du tout à ce qui avait été dit au cours de la dernière séance de négociation, ni au fait que tous les syndicats du pays envoyaient chaque semaine de largent à leur section syndicale, afin qu/ elle puisse continuer à leur fournir les vivres indispensables.

Harry adorait s/ asseoir tout au fond de Chez Mary avec un bras autour de Regina, saluant de la main ses copines, commandant à boire, invitant à sa table, adressant même un signe à Ginger un soir, quand elle était entrée, et l/ entretenant à sa table jusqu/ à ce que lui-même parte avec Regina. Un soir Harry raccompagna Regina chez elle et tôt le lendemain matin il fut lentement tiré du sommeil par un truc qui lui chatouillait la figure. Il ouvrit les yeux et vit Regina, agenouillée à côté de lui, et qui lui frottait la bouche avec sa queue. Il ouvrit de grands yeux et puis se dressa sur son séant. Qu/ estcetufous bondieu, incapable de la regarder dans les yeux plus d/ une seconde, regardant plutôt sa queue et la main qui l/ entourait, les ongles manucurés et vernis de rouge. Regina se mit à rire puis Harry en fit autant et ils retombèrent sur le lit en riant jusqu/ à ce que Regina finisse par se retourner pour l/ embrasser.

Le soir du réveillon de Noël les ouvriers se présentèrent à la salle de réunion pour percevoir leur colis alimentaire. La salle était pleine de décorations et au-dessus de lestrade une immense banderole s/ étirait d/ un mur à lautre : JOYEUX NOËL ET BONNE ANNÉE. Les haut-parleurs diffusaient des chants de Noël et les responsables souhaitèrent à chacun, individuellement, un joyeux Noël. Chacun des ouvriers eut droit à un colis supplémentaire d/ une valeur de 5 $, à un autre poulet de 3 livres et à un bas plein de bonbons.

Lors de la première réunion qui suivit les fêtes de Noël, laccord mettant fin à la grève fut conclu. Lentreprise avait bénéficié de nouveaux contrats avec l/ État et il fallait que le travail reprenne à partir de la mi-janvier de sorte que Harrington fut contraint de trouver un accord. Il était certain que si la grève avait duré encore un mois, il aurait pu se débarrasser de Harry Black, mais le conseil d/ administration l/ avait informé que lusine devait absolument tourner à plein rendement à la fin de la première quinzaine de janvier et un accord fut donc signé. Bien que les dirigeants syndicaux aient gagné des milliers de dollars sur le fonds de grève et qu/ il y arrive chaque jour de plus en plus d/ argent provenant d/ autres syndicats à travers tout le pays, cela restait inférieur au revenu qu/ ils tiraient du programme d/ aide sociale et ils furent donc satisfaits de parvenir à un accord. Et ce n/ était pas tout. Après tant d/ années de loisirs, leffort d/ avoir à fournir quelques heures de travail une fois par semaine qu/ avait nécessité cette guerre interminable les avait débilités et ils appelaient de leurs vœux la fin de la grève qui leur permettrait de se reposer. Et, bien sûr, les contributions au fonds d/ entraide du programme social avaient été augmentées et son administration restait entre leurs mains.

Le 29 décembre à 13 h 30, les ouvriers s/ assemblèrent une fois de plus dans la salle de réunion et sachant pourtant que la grève était finie restèrent serrés les uns contre les autres près des portes tandis que le président faisait sa déclaration. Eh ben les gars ça y est, c/ est fini. Ils nous ont cédé à cent pour cent sur tous les points. La claque poussa des acclamations. Quelques autres en firent autant. La lutte a été longue et difficile mais on leur a fait voir ce que peut faire un syndicat puissant. Quelques acclamations encore. Le président de la section 392 du syndicat répéta lacharnement du travail que lui et les autres négociateurs syndicaux avaient accompli, leur rappela quels misérables rats étaient les dirigeants de lentreprise ; exprima ses remerciements et la reconnaissance de tous pour l/ excellent boulot du frère Harry Black ; et leur dit que le véritable mérite revenait à eux, les syndiqués de la base, cœur de lorganisation, qui avaient maintenu les piquets de grève par tous les temps, qui avaient donné leur temps et leur sang pour la victoire du syndicat qui avait ainsi été en mesure d/ obtenir la signature d/ un contrat honorable. Il aborda ensuite le contrat lui-même, dont il brossa les grandes lignes, parla des sommes supplémentaires qui abonderaient le fonds d/ aide sociale, et de la sécurité de leur emploi ; évitant au passage de leur dire qu/ ils seraient mis à contribution de 10 $ chaque mois de lannée suivante – une moitié environ de leur augmentation de salaire – pour reconstituer le fonds de grève qui se trouvait pour lheure gravement diminué. En terminant il demanda un vote sur le nouveau contrat, annonça que les oui l/ emportaient et donc que le contrat était ratifié. La claque syndicale y alla de ses acclamations et de ses cris d/ animaux. Quelques autres y joignirent leur voix. Ils devaient reprendre le travail le lendemain. Tandis que les gars sortaient lentement de la salle, les responsables marchant parmi eux, avec force sourires et tapes dans le dos, les haut-parleurs diffusèrent un enregistrement de Ce n’est qu/ un au revoir.

Quand lassemblée se sépara Harry téléphona à Regina puis sauta dans un taxi et se rendit chez elle. En payant le chauffeur puis en montant lescalier il se rendit compte qu/ il n/ avait plus les moyens de faire ces allers et retours en taxi, qu/ il ne pouvait plus dépenser comme il l/ avait fait pendant la grève. Il ne serait plus salarié par le syndicat et n/ aurait plus de notes de frais. Il se rendit compte qu/ il ne lui resterait pas grand-chose une fois payé le loyer et après avoir donné à Mary quelques dollars pour les provisions. Regina ouvrit la porte et il entra. Tu sais qu/ tu m/ as réveillée alors que je dormais délicieusement. Qu/ estce qui t/ a pris de me téléphoner si tôt ? Je sortais d/ une assemblée. La grève est finie. Ah toi et ta grève. Je vais prendre une douche, m/ habiller et me faire une tête présentable après quoi on pourra aller boire quelques verres Chez Mary et puis tu m/ emmèneras au resto et peut-être au cinéma si tant est que je sois d/ humeur. Ben je… je sais pas si jpeux aller Chez Mary – Regina passa d/ un pas vif dans la salle de bains. Leau éclaboussa soudain la paroi de la cabine de douche – on peut peut-être rester ici – je n/ entends pas un traître mot de ce que tu dis – Harry toujours debout au milieu de la chambre – Je pensais qu/ on pourrait ptêtre manger ici, hé ? – Regina s/ était mise à chanter – Harry se tut mais resta debout au milieu de la chambre. 20 minutes plus tard Regina ferma leau, ouvrit la porte de la salle de bains et entreprit de se coiffer. Cquet/ es jolie Regina. Elle continua à peigner ses cheveux, fredonnant et chantant quelques paroles par-ci par-là. Sois un ange et apporte-moi ma brosse qui est dans la chambre. Harry alla prendre la brosse sur la commode, puis jusqu/ à la porte de la salle de bains et tendit la brosse à Regina. Elle la saisit et se mit à se brosser les cheveux. Harry resta sur le seuil à la regarder. Oh, Harry, pour lamour du ciel, ne reste pas planté là comme ça. Va-t/ en. Allez. Va. Ouste ! Il recula et alla s/ asseoir sur le canapé, le canapé sur lequel il avait passé tant dheures assis avec elle. Tiens, je sais. Tu peux m/ emmener chez Stewart manger des fruits de mer. J/ adore cet endroit et leurs crevettes et leurs langoustes sont divines. Elle passa dans la chambre et Harry se leva pour la suivre. J/ ai pas assez d/ argent pour aller chez Stewart. Comment ça tu n/ as pas assez d/ argent ? Va en chercher. Et s/ il te plaît arrête de me coller comme ça. Tu m/ embêtes. Harry recula et s/ assit sur le lit. Je peux plus en avoir. J/ ai que quelques dollars. Ah ne fais pas lidiot Harry. Bien sûr que tu peux en avoir. Va me chercher mon foulard dans la salle de bains. Harry s/ exécuta. Il se tint derrière elle une seconde puis la saisit et se mit à lui embrasser la nuque. Regina se tortilla et le repoussa. Ce que tu peux être lourd. On peut pas rester ici ce soir. J/ irai acheter quelques bouteilles de bière. Mais qu/ est-ce que tu racontes. Ben on est pas obligés de sortir. On pourrait rester ici, non ? Oh Harry, je te jure, tu es vraiment trop, des fois. Je n/ ai aucune intention de rester ici ce soir ni d/ ailleurs aucun soir. Tu veux bien me faire le plaisir de me ficher la paix. Mais j/ ai pas assez de sous pour sortir et j/ aimerais rester ici et on pourrait boire quelques bières et personne viendrait nous embêter et puis j/ ai pas si faim quça et d/ ailleurs on pourrait acheter des sandwiches et… Ah pour lamour du ciel arrête de babiller comme un bébé. Je sors ce soir. Si tu as de largent tu n/ auras qu/ à me retrouver Chez Mary, sinon arrête de m/ ennuyer s/ il te plaît. Maintenant sors s/ il te plaît et laisse-moi m/ habiller. Mais on est pas obligés d… elle le poussa devant elle vers la porte. Harry franchement. Tu deviens hystérique. Elle ouvrit la porte et le poussa dehors sur le palier. La porte claqua. Harry resta longtemps sur place, il sentait quelque chose qui gonflait derrière ses yeux – depuis combien de temps n/ avait-il plus senti ça ? Il avait presque limpression que c/ était nouveau alors qu/ il savait bien que non – puis il sortit et prit le métro pour aller Chez Mary.

Il se tint près de la porte pendant quelque temps en regardant autour de lui puis gagna larrière-salle et s/ assit à une table. Les autres personnes à la table lui parlaient de temps en temps mais Harry s/ en tenait à un signe de tête ou un grognement. Il commanda un verre et quand les autres lui demandèrent s/ il n/ allait pas leur en offrir un il leur dit qu/ il n/ avait pas beaucoup d/ argent. Ils le taquinèrent mais quand ils se rendirent compte qu/ il parlait sérieusement ils ne firent plus attention à lui et Harry, les mains autour de son verre, garda les yeux fixés sur la porte. Il lui restait quelques gouttes de glace fondue au fond de son verre quand Regina arriva enfin. Elle s/ assit et papota avec les copines pendant quelques minutes puis demanda à Harry s/ il comptait l/ emmener chez Stewart. Harry marmonna et bafouilla et Regina détourna brusquement la tête en lui disant d/ un air dédaigneux de laisser tomber. Elle trouverait quelqu/ un d/ autre pour l/ accompagner. Pourquoi tu prends pas un verre pour qu/ on puisse parler, lui-même caressant son verre du bout des doigts penché par-dessus la table. Y a une table pour deux qui est libre au fond. On pourrait être seuls pour parler. Et de quoi voudrais-tu discuter au juste ? De la finance internationale ? Rictus sarcastique puis regard vers les copines qui gloussaient. Allez quoi Regina. Ah vraiment, se levant en haussant plusieurs fois les épaules pour aller à la cabine téléphonique. Quand elle revint elle baissa les yeux sur Harry, t/ es encore là ? Tu comptes rester combien de temps à branloter ton verre ? Tu sais que c/ est vraiment une habitude affreuse. Harry leva les yeux sur elle puis baissa la tête, sa main se crispant autour du verre. Harry resta à la table, lançant des regards à Regina de temps en temps, mais Regina et les autres ne faisaient absolument plus attention à lui et continuèrent à bavarder entre elles jusqu/ à ce que Regina se lève, rajuste sa tenue, mon cavalier vient d/ arriver. Je suis sûre que vous voudrez bien m/ excuser les copines, et elle alla jusqu/ au bar. Les tapettes éclatèrent de rire, et Harry regarda fixement Regina jusqu/ à ce qu/ elle parte avec son cavalier. Harry se perdit plusieurs minutes dans la contemplation de son verre vide puis s/ en alla et prit le métro pour rentrer à Brooklyn. Il y avait longtemps que Harry n/ avait pas pris le métro et il eut limpression qu/ il y faisait exceptionnellement froid et que cela sentait mauvais. Sans compter que chaque courbe et chaque cahot semblait dirigé contre lui et son confort et qu/ il devait lutter pour rester sur le siège au lieu d/ être précipité contre le toit du wagon ou jeté par terre ou contre la paroi opposée. Quand il sortit du métro il prit un taxi pour parcourir les deux ou trois cents mètres jusqu/ au bar voisin du quartier général de la grève puis regretta de l/ avoir fait quand il paya le chauffeur se demandant s/ il allait ou non lui donner un pourboire, se décidant pour finir à lui donner 5 cents. Il s/ assit au comptoir et rumina pendant une heure les 35 cents qu/ il avait dépensés pour le taxi. Tout était allé trop vite pour lui. Il était incapable de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Mais tout semblait être redevenu moche. Il aurait pu emmener Regina chez Stewart. Il lui restait un peu d/ argent. Ils auraient pu s/ offrir encore un peu de plaisir. Il regarda son portefeuille, 2 ou 3 dollars. Merde. Une heure plus tard il appela Regina. Le téléphone sonna sans fin et il finit par raccrocher et retourner au comptoir. Une heure environ plus tard il appela de nouveau. Allô. Allô. Regina ? Harry. Jpeux tvoir demain soir on pourrait aller chez Stewart si tu veux ou ail… Franchement Harry. On pourrait aller où tu voudras, où que ce soit je… Oh fiche-moi la paix. Je suis très prise. Elle raccrocha et Harry regarda fixement le combiné. Regina ? Regina ?

Il lâcha le téléphone qui lui tomba de la main et sortit du bar et rentra chez lui en titubant. Mary était couchée et il se planta devant elle. Puis il se pencha lentement vers le lit. Les couvertures étaient fermement maintenues serrées autour de son cou par sa main. Ses cheveux étaient étalés sur loreiller. Connasse, espèce de casse-couilles. T/ entends ? Tu me casses les couilles espèce de connasse, sale fille de garce – Mary remua puis roula sur le dos et ouvrit les yeux – Ouais, salope, lui saisissant le bras, le tordant et d/ une secousse la contraignant à s/ asseoir, foutue connasse. Qu/ est-ce qui te prend ? T/ es devenu dingue c/ est ça ? Tirant sur son bras pour chercher à le dégager. Parfaitement, chuis dingue, dingue de tlaisser me casser les couilles comme ça – le bébé se retourna et se mit à geindre puis à pleurer. Tas intérêt à me lâcher si tu veux pas que je te tue. Je vais pas me laisser faire par toi espèce de sale ivrogne. Sale ivrogne, hein ? Jvais tfaire voir. Jvais tfaire voir, lui tordant encore plus le bras et lui flanquant une gifle. Sale ivrogne, hein ? Et ça, ça te plaît, hein ? T/ en veux encore ? Tordant et secouant, flanquant des gifles. SALAUD FUMIER. JE TE TUERAI. JE VAIS PAS ME LAISSER FLANQUER DES BAFFES COMME CA, lui griffant la main. SALE CONNASSE, SANS TOI ÇA SERAIT PAS PAREIL. TOUT ÇA C/ EST À CAUSE DE TOI – Mary lui mordit la main et il lui lâcha le bras secouant sa main sans cesser de hurler – le petit se cogna contre le côté du berceau pleurant toujours. Harry alla à la salle de bains et Mary s/ assit dans le lit le poursuivant de ses cris et de ses imprécation puis elle se coucha de nouveau et se couvrit la tête de loreiller pour étouffer le bruit des pleurs du petit. Harry fit couler de leau sur sa main puis alla s/ asseoir à la table de la cuisine, posa la tête sur ses bras et, sans cesser de marmonner, ne tarda pas à s/ endormir. Au bout d/ un moment le bébé commença à sombrer dans un sommeil épuisé, sans cesser de geindre.

 

Les gars éprouvaient un étrange sentiment de malaise le jour de la reprise. Ils avaient été en grève si longtemps qu/ ils faillirent se perdre en cherchant leur poste de travail. Le premier jour de la grève était une chaude journée de printemps et les gars avaient blagué, nettoyé leur bagnole, bu de la bière… À présent, il y avait de la neige par terre et c/ était la nouvelle année. Il y avait des mois qu/ ils n/ avaient plus été capables ne serait-ce que d/ espérer. Les cadres et les contremaîtres s/ affairaient partout à distribuer les tâches, réglant les machines, mettant en place les outils appropriés et les fournitures là où il en fallait ; et les gars se tenaient chacun devant sa machine, attendant d/ avoir tout le nécessaire pour se mettre au boulot, puis travaillaient alors sans enthousiasme, s/ interrompant de temps à autre quand la réalité de leur retour au travail les faisait sursauter.

Harry fourrageait çà et là autour de sa machine, ne faisant pas grand-chose, regardant autour de lui les gars courir d/ un établi à un autre, d/ un étage à un autre, tenant Wilson à lœil, pensant à Harrington, entendant le bruit des machines, bien embêté de la pièce à usiner dans son tour et des plans sur son établi. Le contremaître procéda aux réglages de la machine de Harry et mit le tour en marche. Harry observa la fine bande de métal s/ enrouler en spirale à mesure qu/ elle se détachait de la pièce. Il observa cette putain de pièce tourner sur elle-même et la limaille qui tourbillonnait. Il songea qu/ il lui aurait peut-être fallu fouiner çà et là, faire sa ronde, mais il n/ avait pas envie de bouger. Après le premier découpage sur la pièce il ne procéda pas au réglage de la machine, mais resta les bras ballants jusqu/ à ce que le contremac s/ amène pour faire le réglage puis reparte. À la longue ce fut Harry qui s/ en alla. Il n/ éteignit pas son tour ni ne dit à personne qu/ il partait. Il ne fit que tourner les talons, avancer d/ un pas puis s/ en aller.

Il alla s/ asseoir au bar et y resta tout laprès-midi à boire du whisky, téléphona encore plusieurs fois à Regina, mais elle ne répondait pas ou raccrochait sitôt qu/ elle entendait sa voix. Quand je pense que j/ aurais pu être à Manhattan. Quelle foutue bande de casse-couilles.

Il sortit du bar un peu après 8 heures. Il prenait appui contre le mur en marchant, incapable de tenir debout sans glisser sur le sol gelé. Il s/ appuya contre la vitrine du magasin vide qui avait servi de quartier général à la grève. Il craqua quelques allumettes cherchant à voir à lintérieur, mais il continua à ne rien voir du tout. Il n/ y avait rien à voir d/ ailleurs. Il avait déjà emporté la radio chez lui. C/ était de nouveau une boutique vide avec un écriteau à louer sur la porte.

Il marcha jusqu/ au coin de la rue, glissant à plusieurs reprises et dut finir à quatre pattes jusqu/ au réverbère, auquel il s/ accrocha pour se remettre debout. Il demeura agrippé au réverbère pendant quelques minutes pour reprendre haleine. Un môme, dans les 10 ans, qui habitait à deux pas de chez lui, s/ approcha et éclata de rire. Vous êtes soûl Mr. Black. Harry lui caressa la tête, puis glissa la main sous le grand col du blouson du môme et lui caressa la nuque. Elle était toute chaude. Et même un peu humide. Le môme rit de nouveau. Hou, vous avez les mains froides. Arrêtez. Harry sourit de ce sourire qu/ il avait et l/ attira plus près de lui. Où tu vas Joey ? Au coin pour voir les copains. La main de Harry s/ était réchauffée à présent et Joey cessa de gigoter. Ça te dirait un soda ? C/ est vous qui payez ? Oui. D/ ac. Ils remontèrent lentement la 57e rue. La main de Harry toujours sur la nuque de Joey. Quand ils eurent parcouru quelques mètres Harry s/ arrêta. Ils restèrent immobiles une seconde puis Harry s/ engagea dans le terrain vague. Eh, où qu/ vous allez ? Par là. Amène-toi, jveux tmontrer quelque chose. C/ est quoi que vous voulez me montrer ? Amène-toi. Ils traversèrent le terrain vague et passèrent derrière le grand panneau publicitaire. Y a quoi ici ? Harry s/ adossa contre les planches du panneau pendant quelques instants puis s/ agenouilla. Joey l/ observait les mains dans les poches de son blouson. Harry tendit les mains ouvrit la braguette de Joey et sortit sa queue. Eh, qu/ est-ce que vous faites, cherchant à reculer. Harry retint Joey par les jambes et mit sa petite queue chaude dans sa bouche, la tête secouée d/ un côté à lautre par les efforts que faisait Joey pour essayer de se libérer, mais il s/ accrochait aux jambes de Joey, gardant sa queue dans la bouche et marmonnant, laisse-toi faire… laisse-toi faire. Joey lui martela la tête à coups de poing et essaya de lui balancer un coup de genou. LÂCHEMOI ! LÂCHEMOI PUTAIN ESPÈCE DE TARÉ ! Harry sentait les poings sur sa tête, le sol froid sous ses genoux ; sentait les jambes qui se débattaient et ses mains qui commençaient à avoir des crampes de les tenir si fermement ; et il sentait la bite tiède dans sa bouche et la salive qui lui dégoulinait du menton ; et Joey continuait à crier, à se débattre et à lui cogner sur la tête tant et si bien qu/ il finit par se libérer et s/ enfuit en courant du terrain vague, criant toujours, jusque chez le Grec. Quand Joey lui échappa, Harry tomba sur la figure, ses yeux enflaient et des larmes commençaient à en suinter et à lui rouler sur les joues. Il essaya de se relever mais n/ arrêtait pas de retomber à genoux puis face contre terre, marmonnant encore laisse-toi faire. Une minute plus tard, Joey, Vinnie et Sal et le reste des mecs de chez le Grec arrivèrent en courant dans la 2e avenue jusqu/ au terrain vague. Harry était presque debout, se retenant aux planches du panneau, quand ils le rejoignirent. LE VLÀ. LE VLÀ. CTENFOIRÉ A VOULU ME SUCER. Harry lâcha le panneau et commençait à tendre les bras quand Vinnie le frappa sur la joue. Sale taré de merde. Un autre le frappa sur la nuque et Harry tomba par terre et ils lui balancèrent des coups de latte et le piétinèrent, Joey se glissant entre les grands pour lui donner des coups de pied lui aussi, et Harry remuait à peine, c/ était à peine s/ il émettait un son en dehors d/ un geignement. Deux des mecs le ramassèrent et lui tirèrent sur les bras en les passant par-dessus une des barres transversales du panneau puis s’accrochèrent chacun à un bras en tirant de tout leur poids au point que les bras de Harry menaçaient de sortir de leur logement, désarticulés au niveau de lépaule et ils se relayaient pour lui donner des coups de poing dans le ventre et la poitrine et la figure jusqu/ à ce que ses deux yeux soient noyés de sang, alors quelques-uns des mecs se joignirent aux deux qui s’accrochaient à ses bras et se mirent tous à tirer jusqu/ à ce qu/ ils entendent un claquement et puis ils lui tordirent les bras dans le dos parvenant presque à les nouer et quand ils le lâchèrent il resta suspendu à la barre transversale puis commença lentement à glisser en s/ inclinant sur le côté jusqu/ à ce qu/ un de ses bras rejaillisse par-dessus la barre et se mette à pendouiller en se balançant d/ arrière en avant comme une branche cassée, retenue seulement par un mince lambeau d/ écorce. Et son épaule remonta par saccades jusqu/ à être presque de niveau avec le sommet de son crâne et les mecs regardèrent Harry Black glisser lentement à bas du panneau, les bras ballant d/ arrière en avant et d/ avant en arrière jusqu/ à ce que sa veste s/ accroche à un éclat de bois qui faisait saillie et qu/ un de ses bras tourne sur lui-même et qu/ il reste suspendu, empalé, et ils le cognèrent et lui donnèrent des coups de pied jusqu/ à ce que léclat de bois craque et que Harry s/ abatte sur le sol.

Harry gisait immobile, en sanglots, il pleura puis poussa un long hurlement AAAAAAAAAAAAAA-AAAAAAAAAAAAAAAAAAAA qui s/ étouffa quand son visage retomba dans la poussière du terrain vague.

Il essaya de soulever la tête mais n/ y parvint pas. Il ne put que la tourner légèrement de côté de sorte qu/ elle reposa sur une joue. Il put entrouvrir les yeux mais il était aveuglé par le sang. Il hurla de nouveau. Il entendit cela résonner dans sa tête, DIEU Ô DIEU

il hurlait mais aucun son ne lui sortait de la bouche. Il entendait sa voix très fort dans sa tête mais c/ était à peine un gargouillis qui sortait de ses lèvres. DIEU    DIEU

TU SUCES UNE QUEUE

La lune ne remarqua pas plus qu/ elle n/ ignora Harry gisant au pied du panneau, mais poursuivit sa course inaltérable. Les mecs allèrent se laver chez le Grec, se séchant les mains avec du papier toilette et s/ en balançant des paquets trempés à la figure les uns des autres, riant aux éclats. C/ était la première fois qu/ ils vivaient quelque chose d/ un peu excitant depuis qu/ ils avaient fait sauter les camions. La première bonne bagarre depuis qu/ y zavaient dérouillé lautre biffin. Ils se vautrèrent au comptoir et autour des tables et commandèrent des cafés arrosés.