Harry regardait son fils posé sur la table en train de jouer avec une couche. Il s/ en couvrait la tête et riait en gargouillant. Harry le regarda agiter cette couche pendant quelques secondes. Il regarda le pénis de son fils. Il le regarda fixement puis le toucha. Il se demandait si un mouflet de 8 mois peut ressentir quoi que ce soit de particulier à cet endroit. Cela lui faisait peut-être le même effet qu/ on le touche en nimporte quel endroit de son corps. Des fois il raidissait quand le mouflet avait envie de faire pipi, mais ça ne devait pas vouloir dire grand-chose pensait-il. Il avait encore la main sur le pénis de son fils quand il entendit sa femme entrer dans la pièce. Il écarta la main. Recula d/ un pas. Mary prit la couche propre de la main du bébé et lui embrassa le ventre. Harry la regarda frotter sa joue sur le ventre du bébé, son cou lui effleurant le pénis par moments. On aurait dit qu/ elle allait le prendre en bouche. Il se détourna. Il avait lestomac noué, un vague début de nausée. Il alla au salon. Mary langea le bébé et le mit dans son berceau. Harry l/ entendit remuer le berceau. Entendit le bébé téter son biberon. Les muscles et les nerfs du corps de Harry se tordaient et vibraient. Bordel de Dieu il aurait voulu faire un paquet de tous ces bruits pour les lui enfoncer dans le cul. Attraper ce maudit mouflet pour le lui flanquer dans la chatte. Il prit le programme télé, jeta un œil à sa montre, suivit du doigt la colonne de chiffres, deux fois de suite, puis alluma le poste et tourna les boutons. Au bout de quelques minutes sa femme entra dans la pièce, vint se mettre à côté de lui et lui caressa la nuque. Qu/ est-ce que tu regardes ? Je sais pas, il tourna brusquement la tête et se pencha pour s/ éloigner de sa main. Elle alla jusqu/ à la table basse, prit une cigarette dans le paquet qui était dessus et s/ assit sur le canapé. Quand Harry s/ était dégagé de sa caresse sur la nuque elle en avait éprouvé de la déception, lespace d/ une seconde, puis c/ était passé. Elle comprenait. Harry était bizarre des fois, il s/ en faisait probablement pour le boulot, surtout avec cette histoire de grève qui s/ annonçait et tout le tintouin. Probable que c/ est ça.

Harry essaya d/ ignorer la présence de sa femme mais quelque acharnement qu/ il mette à regarder fixement la télé, ou à placer sa main en œillère sur le côté de sa figure, il restait conscient du fait qu/ elle était là. Là ! assise sur le canapé. À le regarder. À sourire. Mais bon Dieu de merde qu/ est-ce qu/ elle a à sourire cte conne ? Elle est encore en chaleur c/ est ça ? Toujours à me casser les couilles. Pourvu qu/ y ait un truc bien à la télé merde. Pourquoi qu/ y mettent pas de boxe le mardi soir. Y croient que les gens y a que le vendredi qu/ y veulent voir dla boxe. Qu/ est-ce t/ as à sourire comme ça ?

Harry bâilla, tournant la tête et cherchant à se cacher le visage avec la main – Mary disait rien, elle souriait voilà – essayant de s/ intéresser à lémission, quelle qu/ elle soit ; essayant de rester réveillé jusqu/ à cqu/ elle s/ endorme. Si seulement cte pétasse allait spieuter. Mariés depuis plus d/ un an et on aurait pu compter les fois qu/ elle s/ endormait la première. Il regardait la télé, fumait, et ignorait Mary. Il bâilla encore, incapable de le cacher tellement qu/ ça l/ avait pris vite. Il essaya de ravaler le bâillement en plein milieu, essaya de tousser ou quelque chose merde, mais tout ce qu/ il arriva à faire fut de rester bouche bée et de pousser un grognement. Il est un peu tard, Harry, si on allait scoucher ? Vas-y toi. Moi j/ en grille encore une. Elle songea un instant en griller encore une elle aussi, mais se dit qu/ y valait mieux pas. Harry devenait vraiment furax, quand il était comme ça, si on l/ asticotait trop. Elle se leva, lui caressa la nuque au passage – Harry jeta la tête en avant – et alla dans la chambre à coucher.

Harry savait qu/ elle serait encore réveillée quand il irait se coucher. La télé restait allumée mais Harry ne la regardait pas. La cigarette finit par devenir trop courte pour tirer dessus encore une fois. Il la laissa tomber dans le cendrier.

Mary roula sur le dos quand Harry rentra dans la chambre. Elle ne dit rien, mais le regarda se déshabiller – Harry lui tournant le dos et empilant ses fringues sur la chaise près du lit – Mary regardant les poils qu/ il avait au bas des reins, pensant à la crasse incrustée dans ses mains calleuses et sous ses ongles. Harry s/ assit au bord du lit quelque temps, mais c/ était inévitable : il faudrait qu/ il s/ allonge près d’elle. Il posa la tête sur loreiller puis souleva les jambes pour les mettre sur le lit, Mary levant les couvertures pour qu/ il puisse glisser les jambes dessous. Elle lui remonta les couvertures sur la poitrine et se mit sur le flanc face à lui. Harry se tourna de lautre côté. Mary lui massa la nuque, les épaules, puis le dos. Harry aurait tellement voulu qu/ elle s/ endorme et qu/ elle lui foute la paix putain. Il sentit la main de Mary qui descendait encore plus bas dans son dos, espérant qu/ il ne se passerait rien, espérant arriver à s/ endormir (il avait cru qu/ une fois marié il s/ y habituerait) ; si seulement il pouvait lui retourner une baffe en travers de la gueule en lui disant d/ arrêter – combien de fois bon Dieu il avait pensé à lui exploser la tronche. Il essaya de penser à un truc pour pouvoir l/ ignorer elle et ce qu/ elle faisait et ce qui se passait. Il essaya de se concentrer sur le match qu/ il avait vu à la télé le vendredi passé, quand Pete Laughlin avait foutu une trempe à un enfoiré de nègre et lui avait mis toute la figure en sang et que l’arbitre avait fini par arrêter le combat au 6e round et ça avait foutu Harry en pétard qu/ y l/ arrête… mais rien n/ y fsait il était conscient de la main de Mary sur sa cuisse. Il essaya de se rappeler la gueule qu/ avait tirée le patron quand il l/ avait envoyé balader de nouveau – il eut un sourire torve – ce salopard, je suis pas son chien. Jle lui ai dit en le regardant sous le nez. Le vice-président. Merde. Y sait qu/ il a pas intérêt à déconner avec moi. J/ y fais fermer toute la taule en cinq minutes moi – la main qui le caressait était toujours là. Y maîtrisait rien. Quelle pétasse. Pourquoi qu/ elle me fout pas la paix. Pourquoi qu/ elle se barre pas quequepart avec ce mouflet de merde. J/ aimerais pouvoir y arracher la chatte.

Il ferma les yeux si fort qu/ ils lui firent mal et puis tout d/ un coup roula sur Mary, lui cognant la tête avec le coude, lui emprisonnant la main entre ses jambes pendant qu’il se tournait, lui cassant presque le poignet – Mary, d/ abord stupéfaite un instant, entendit plus qu/ elle ne sentit son coude la frapper ; elle s/ efforça de dégager sa main, elle vit le corps de Harry sur le sien ; sentit son poids et la main qui cherchait à tâtons son entrejambe… puis elle se détendit et entoura Harry de ses bras. Il lui farfouilla lentrejambe, anxieux et rendu maladroit par la colère ; il avait envie de lui enfoncer sa bite comme un marteau pneumatique mais quand il essaya il s/ égratigna le gland qui se mit à le brûler et il s/ arrêta instinctivement une seconde, mais sa colère et sa haine poussèrent Harry à donner et à redonner des coups de reins jusqu/ à ce qu/ il finisse par arriver à s/ enfoncer jusqu/ au fond – Mary tressaillant vaguement puis soupirant – Harry se mit à pousser et à la bourrer de toutes ses forces, avec l/ envie de la transpercer jusqu/ à ce que sa bite lui ressorte par le haut du crâne ; regrettant de pas pouvoir enfiler une capote trempée dans la limaille de fer ou le verre pilé pour lui ouvrir le bide et lui sortir les tripes – alors que Mary l/ entourait de ses jambes et resserrait létreinte de ses bras autour de son dos, lui mordait le cou, roulait d/ un côté à lautre d/ excitation en sentant sa bite entière la pénétrer et la repénétrer – Harry en proie à une sorte d/ engourdissement de tout son corps, n/ éprouvant ni douleur ni plaisir, mais remuant avec la force et la régularité d/ une machine automatique ; incapable pour lheure ne fût-ce que de formuler une vague pensée, la tentative de penser étant totalement brouillée par sa colère et sa haine ; pas même capable d/ essayer de déterminer s/ il lui faisait mal, complètement inconscient du plaisir qu/ il était en train de donner à sa femme, son esprit ne lui permettant pas de parvenir au rapide orgasme dont il avait envie afin de pouvoir rouler sur le flanc et se détourner ; ne se rendant pas compte que sa brutalité au lit était justement la raison pour laquelle sa femme s/ accrochait à lui et que plus il essayait de la repousser, de lui éclater les tripes avec la bite, plus elle se rapprochait et s/ accrochait étroitement à lui – et Mary roulait d/ un flanc à lautre à demi évanouie d’excitation, jouissant orgasme sur orgasme, tandis que Harry continuait à l/ enfiler et à la marteler jusqu/ à ce que la semence finisse par couler, Harry s/ acharnant au même rythme et avec la même force, sans rien éprouver, jusqu/ à ce que son énergie tarisse en même temps que la semence et qu/ il s’arrête soudain, le cœur soudain soulevé de dégoût. Il se hâta de s/ écarter de sa femme en roulant sur le côté et demeura allongé ainsi, lui tournant le dos, et saisit loreiller de ses deux mains crispées, le déchirant presque, y enfouissant son visage, au bord des larmes, lestomac parcouru de nausées ; son dégoût semblant s/ enrouler autour de lui à la manière d/ un serpent, l/ enserrant lentement, méthodiquement, douloureusement comme pour expulser de lui toute vie, mais chaque fois qu/ il atteignait le point où le plus infime surcroît de pression eût mis fin à tout : vie, malheur, douleur, il cessait de se resserrer, diminuait la pression et Harry gisait là, le corps parcouru de douleur, lesprit malade de dégoût. Il geignit et Mary tendit la main en travers du lit pour lui caresser lépaule, le corps tout entier encore parcouru de picotements. Elle ferma les yeux, son corps se détendit, et elle ne tarda pas à dormir, la main glissant lentement de lépaule de Harry.

Harry ne pouvait que supporter la nausée et le dégoût visqueux. Il avait envie de fumer, mais il avait peur, peur que le moindre mouvement, ne fût-ce qu’une profonde inspiration, ne lui fasse rendre tripes et boyaux, peur même de déglutir. Alors il demeurait allongé là, un goût acide au fond de la gorge ; l/ estomac comme plaqué contre le palais ; le visage encore enfoui dans loreiller ; les yeux fermés, paupières serrées ; concentré sur son estomac, cherchant à chasser par la pensée la pression et le goût infect ou bien, à tout le moins, les maîtriser. Il savait, pour s/ être battu pendant des années, avoir été défait à chaque fois et avoir fini penché sur une cuvette ou un lavabo, quand il avait eu la chance d/ arriver jusque-là, que c/ était tout ce qu/ il pouvait faire. Rien d/ autre ne pouvait lui être d/ aucun secours. Sauf pleurer. Et il n/ était plus capable de pleurer. Il l/ avait fait bien des fois, enfermé dans les chiottes ou alors dans la rue après avoir fui en courant la femme avec laquelle il avait été, mais désormais les larmes ne lui coulaient plus des yeux, même s/ il s/ efforçait de se détendre pour le leur permettre, les yeux lui faisaient mal et voilà, il les sentait gonflés et humides, nullement soulagés, comme le nœud dans sa gorge y demeurait constamment, sans être soulagé. Il était donc étendu là… si seulement quelque chose pouvait arriver. Il étreignit plus étroitement loreiller ; serra plus fort les mâchoires jusqu/ à ce qu/ une douleur aiguë lui transperce loreille et qu/ un spasme des muscles de sa nuque ne le contraigne à se détendre. Son corps tressauta un peu, machinalement. Rien ne perçait ni même n/ atténuait vaguement lobscurité, il avait les yeux fermés et la tête prisonnière d/ un hémisphère noire, dont il ne voyait pas, ne sentait pas, les frontières pour lui inexistantes. Il faisait noir voilà tout.

Il tendit les muscles de ses orteils jusqu/ à la crampe, la douleur s/ accroissant ; s/ efforçant de se concentrer suffisamment sur la douleur pour oublier tout le reste. Il avait limpression que ses orteils allaient se briser en mille morceaux et la crampe gagnait ses pieds puis ses mollets et il s/ entêta à ne pas relâcher ses muscles jusqu/ à ce que la douleur devienne insupportable et lui donne envie de crier, et alors seulement il se relâcha mais les muscles restèrent tendus et il dut mobiliser toute son énergie pour les détendre avant que la douleur le tue. Ses mollets lui faisaient encore mal, même s/ ils commençaient à se détendre un peu, mais il avait limpression que ses pieds allaient se tordre et se replier en deux et ses orteils se briser. Les oreilles et la nuque commencèrent à lui faire mal de nouveau du fait de la crispation de sa mâchoire – il avait quand même réussi quelque chose, il n/ avait plus conscience de la nausée et du dégoût, de la pression dans sa gorge ou du goût de la bile – les oreilles et le cou lui faisaient mal mais il n/ en avait que vaguement conscience. Ses mollets se relâchèrent encore un peu plus et tous ses muscles se détendirent lentement jusqu/ à ce que ses pieds puis ses orteils commencent à se redresser et il prit alors conscience de la douleur dans sa mâchoire. Puis celle-là aussi commença lentement à diminuer et enfin les crampes et les douleurs disparurent et il desserra un peu son étreinte sur loreiller, demeurant allongé, tout mou, en nage, n/ éprouvant plus lespace d/ un instant que de la faiblesse, puis reprenant lentement conscience de sa gorge et de son estomac, le dégoût et la nausée s/ imposant alors de nouveau à son attention. Si seulement il pouvait se passer quelque chose… les larmes tambourinaient contre ses yeux mais ne parvenaient pas à forcer le passage vers lextérieur… quelque chose… n/ importe quoi… putain de bordel de nomdedieu de merde. Il permit à ses yeux de s/ ouvrir – les larmes tambourinaient toujours derrière. Ses yeux se fixèrent sur le bureau : il y avait deux grosses poignées, une plus petite au-dessus, une troisième grosse sur le côté ; un mur. La sueur commençait à lui piquer les yeux. Il s/ essuya le visage contre loreiller. Il tourna un peu la tête jusqu/ à voir le plafond. Sa vue arrivait au bout de quelque chose. Il y avait un plafond. Il y avait des murs. Pas de mystères. Rien de caché. Il y avait quelque chose à voir. Cela avait un ordre. Ses yeux allaient un peu mieux. N/ étaient plus crispés. Avaient cessé d/ avoir peur de regarder. À présent, il fallait qu’il bouge. La pression devait avoir baissé. Elle était encore là, mais devait avoir diminué. C/ était obligé. Il devait être capable de bouger. Il déglutit… recommença… lâcreté lui brûla la gorge. Il resta parfaitement immobile. Sans respirer. Lestomac bouillonnant, au bord de léruption. Sa gorge palpitait. Brûlante. Il déglutit de nouveau… inspira. À peine. Léruption se calma un peu. Sa gorge aussi. Mais le brûlant encore. Il déglutit… inspira… replia lentement les jambes… les fit glisser par-dessus le bord du lit. S/ assit lentement. Sans respirer. Contractant les narines. Aspirant doucement lair entre ses dents… il se leva. Se frotta la figure… alla lentement au salon. S/ assit et alluma une cigarette et regarda fixement par la fenêtre. Fuma. Rien dans la rue. Personne. Une voiture garée le long du trottoir d/ en face, vide. Alluma une deuxième cigarette à la première. Sa gorge brûlait, mais son estomac s/ apaisait. La nausée était moins menaçante. Encore présente cependant. Infect. Un goût infect dans la bouche. Il fumait sur sa chaise. Le regard fixe. Les yeux humides. Douloureux. Pas de larmes. Fit tomber la cigarette dans le cendrier. Se frotta la figure. Retourna se coucher. Contempla le plafond jusqu/ à ce que ses yeux commencent à se fermer. S/ il pouvait arriver quelque chose. Mais quoi ? Quoi ? Qu/ est-ce qui pouvait arriver ?? Pourquoi ? À propos de quoi ? Ses yeux brûlaient de plus en plus humides. Il n/ arrivait plus à les garder ouverts. Son corps commença à se relâcher. Sa tête roula un peu sur le côté. Il changea de position. N/ avait toujours pas regardé Mary. N/ avait pas eu une pensée pour elle. Son corps tressaillit. Il se frotta la figure contre loreiller. Il geignit dans son demi-sommeil. Ne tarda pas à s/ endormir.

Les harpies fondirent sur Harry et dans les ténèbres nées sous leurs ailes il ne voyait rien que leurs yeux : petits et pleins de haine, leurs yeux qui riaient de lui, se moquaient de lui tandis qu/ il s’efforçait de leur échapper, sachant qu/ il ne le pouvait pas et qu/ elles auraient tout loisir de le tourmenter avant de le détruire lentement. Il essaya de tourner la tête mais elle refusa de bouger. Il essaya encore, et encore, jusqu/ à ce qu/ elle roule d/ un côté à lautre mais les yeux étaient toujours là étincelants et moqueurs et les ailes gigantesques battaient de plus en plus vite et le vent tourbillonnait autour de Harry et son corps se glaçait. Il soupçonnait leurs grands becs pointus et sentait lextrémité des plumes qui lui effleuraient le visage. Il essayait de se laisser glisser au bas du rocher mais il avait beau multiplier les tentatives il était toujours au sommet avec le vent qui tourbillonnait et les cris stridents, stridents, des harpies et par-dessus le rugissement du vent et les cris il entendait la chair arrachée à son ventre se déchirer, il entendait ce bruit de déchirure lui vriller les oreilles et puis il entendait ses propres hurlements et les harpies arrachaient lentement, très lentement, des lambeaux de chair à son ventre puis tiraient lentement sur les longues lanières de chair arrachées à son corps et il hurlait et roulait, roulait sur lui-même et bondissait pour s/ enfuir en courant, et trébuchait et dégringolait du rocher et pourtant était toujours au sommet et les harpies se moquaient de lui en déchirant la chair de son ventre, de sa poitrine, et lui raclaient les côtes de leur bec et les lui enfonçaient soudain dans les yeux et les arrachaient à leur orbite et il entendait le plop, plop, de ses yeux lui sortant de la tête et le cri strident des harpies croissait jusqu/ à ce qu’il n/ entende plus ses propres cris et il leur donnait des coups de pied et de poing mais son corps refusait de bouger et il ne pouvait que demeurer couché parfaitement immobile tandis qu/ une fois de plus, et encore une autre et ainsi de suite et à linfini, elles recommençaient à lui déchirer la chair du ventre et de la poitrine, raclant ses côtes et lui arrachant de nouveau les yeux de la tête

et il était seul dans une rue à regarder, tournant lentement en rond, à regarder, regarder… rien. Tout était sans fin dans toutes les directions jusqu/ à ce que surgissent des murs qui semblaient se déplacer suspendus à quelque tringle semi-circulaire et les murs se rapprochaient les uns des autres, roulant toujours en demi-cercle et Harry tournait toujours en rond et les murs se rapprochaient les uns des autres et Harry hurlait et se mettait à pleurer pourtant tout était silencieux et les murs eux-mêmes n’émettaient pas le moindre son en continuant à s/ approcher les uns des autres et Harry courait jusqu/ à ce qu/ il se heurte à un mur et se retrouve au milieu d/ un espace qui se réduisait et qu/ il sente la douceur d/ ardoise des murs au contact de ses bras, de sa nuque, de son nez, et que le mur l/ écrasait lentement

et ses yeux roulaient et rebondissaient au flanc de la colline et Harry les suivait en titubant cherchant à les retrouver, ramassant des pierres, des cailloux, des bogues et tentant de les fourrer de force dans les orbites vides et il recrachait les pierres et hurlait quand les bogues déchiraient ses orbites déjà sanguinolentes et il continuait à gravir la colline en titubant et de temps en temps ses yeux s/ arrêtaient et s/ entre-regardaient dans un écarquillement gigantesque et attendaient que Harry soit presque à les toucher puis se remettaient à rouler à flanc de colline et Harry se fourrait deux nouvelles bogues dans les orbites avec un cri aigu quand elles lui déchiraient les paupières et son cri devenait de plus en plus fort tandis qu/ il remuait les bogues en tous sens pour essayer de les extraire, ses mains ensanglantées l/ empêchant de les saisir fermement et encore plus fort jusqu/ à ce qu/ il finisse par crier pour de bon et se jeter à bas du lit comme un ressort et qu/ il ouvrait les yeux et attendait pendant des années que le mur et la commode soient reconnus.

Mary remua vaguement et Harry se prit la tête à deux mains en gémissant. Le cauchemar n/ était pas toujours exactement le même mais une fois qu/ il était fini, il donnait toujours limpression de l/ avoir été. Au long des années, il arrivait à Harry de faire un saut de carpe dans le lit, presque mort de terreur, cherchant à se débarrasser du poids qui lui écrasait la poitrine pour pouvoir respirer et puis lentement un quelconque objet familier s/ imposait à sa vue et il comprenait qu/ il avait fini par se réveiller. Voilà que ses yeux étaient de nouveau gonflés mais que les larmes ne pouvaient pas couler. Il resta assis plusieurs minutes puis lentement reposa la tête sur loreiller, essuyant de la main sa tête et son visage puis se couvrit les yeux d/ un bras replié.

 

Harry parcourut les quelques centaines de mètres de chez lui à lusine, introduisit sa carte dans la pointeuse, se changea et gagna son établi. C/ était le plus mauvais tourneur des 1 000 et quelques bonhommes qui bossaient à lusine. Il avait embauché un peu avant la guerre et y était resté pendant toute sa durée. Peu après le début de la guerre, le délégué d/ atelier avait été mobilisé et Harry l/ avait remplacé et s/ était mis à consacrer plus de temps à lactivité syndicale qu/ à son boulot. Dès le début, il se mit à houspiller et à harceler les patrons et intégra bientôt les instances syndicales extérieures à lusine. Pendant la guerre, la boîte n/ avait pas le pouvoir de le virer et quand elle s/ y risqua après la guerre le syndicat menaça d/ appeler à la grève si bien que Harry était toujours posté devant son tour.

Harry bossait 30 minutes environ chaque matin puis arrêtait son tour pour aller parcourir lusine rappelant à ceux qui étaient en retard pour leurs cotisations la date limite avant laquelle il leur faudrait l/ acquitter ; demandant à d/ autres pourquoi on ne les avait pas vus à la dernière réunion syndicale ; ou disant tout simplement à d/ autres encore de ne pas travailler si vite, ça te rapportera que dalle. Tu fais simplement gagner du fric aux tauliers et ils en ont assez comme ça. Et alors qu/ il faisait cela depuis des années et que les contremacs avaient appris à regarder ailleurs, un grand nombre de cadres, en particulier les estimateurs de coûts, les ingénieurs de production et le directeur général de lusine qui était aussi l/ un des vice-présidents de la compagnie, se mettaient encore en pétard chaque fois qu/ ils le voyaient se balader à travers lusine au mépris du règlement et de toutes les conventions. D/ ordinaire ils partaient en trombe dans une autre direction, mais il pouvait leur arriver d/ exiger de savoir ce qu/ il fabriquait et il leur répondait qu/ il faisait son boulot et s/ ils s’obstinaient à l/ interroger il les invitait à aller se faire foutre ajoutant que s/ ils s/ acquittaient de leur boulot aussi bien que lui du sien, tout un chacun s/ en trouverait mieux et puis quest-ce qu/ ils y connaissent, au boulot, assis qu/ ils sont toute la journée sur leur gros cul à vous casser les couilles… et il ne manquait jamais de s/ éloigner en souriant de son sourire sarcastique, avec un regard pour chacun, pour faire bien comprendre par son attitude arrogante qu/ aucun des grands chefs ne lui faisait peur alors que lui leur flanquait la trouille et savait les convaincre que ce qu/ il avait dit était vrai et qu/ il avait raison de faire ce qu/ il faisait et de dire ce qu/ il disait.

Cette ronde du matin durait d/ ordinaire une heure et demie ou 2 heures. Puis il regagnait son établi et travaillait jusqu/ à lheure du déjeuner. Harry ne rentrait jamais pour le déjeuner, il traversait la rue pour aller au bar d/ en face bouffer avec les ouvriers. Il commençait toujours par un ou deux petits verres de gnole accompagnés d/ une bière, puis il buvait quelques bières en bouffant un sandwich et quelques-unes de plus après. Il bavardait avec quelques collègues, écoutant leurs blagues, leurs histoires de cul, faisant suivre chacune des leurs par une des siennes : comment il avait levé une poupée et l/ avait si bien bourrée qu/ elle l/ avait trouvé formidable et voulait le revoir. Et les autres l/ écoutaient, se le fadaient, soulagés quand il finissait par quitter leur groupe pour se joindre à un autre ; et Harry poursuivait sa ronde à travers le bar, écoutant brièvement puis racontant ses histoires, ou une blague sur le pédé qui s/ était fait arracher les oreilles, enfonçant à loccasion un doigt dans le bide d/ un type avant d’émettre un pet sonore ou demandant à tel ou tel ce qu/ il attendait pour lui payer un coup, éclatant de rire et assénant une claque sur lépaule du type puis le laissant quand il disait, Que tu m/ en aies payé un ; ou si c/ étaient des nouveaux, posait son verre vide sur le comptoir et attendait que le barman le remplisse et raflait pour payer la monnaie qu/ on leur avait rendue.

Dans le courant de laprès-midi Harry en vint à la partie d/ un boulot qui demandait un nouveau réglage du tour et un minimum de réflexion pour procéder à une mise en place convenable. Il décida donc de s/ en aller faire une petite promenade. S/ il prenait trop de retard dans lexécution de la tâche le contremac serait contraint de procéder à cette mise en place. Il parcourut lentement la taule demandant à certains comment ça allait, mais surtout sans rien dire se contentant de sourire de ce sourire qu/ il avait, de mater en continuant à se balader. Il était en train de tourner à travers le sixième niveau, quand il s/ immobilisa soudain et fronça les sourcils, s/ absorba dans ses réflexions pendant quelques minutes, sortit de sa poche la petite brochure du syndicat décrivant les tâches du personnel selon sa classification, la consulta, et gagna l/ un des établis, arrêta le tour et demanda à celui qui était posté là ce qu’il était en train de foutre nomdedieu. Le type en resta comme deux ronds de flan cherchant à comprendre ce qui s/ était passé et aussi à comprendre ce que Harry pouvait bien raconter. Planté devant lui, Harry brandissait la brochure en hurlant pour couvrir le vacarme de lusine. Quelques-uns des types postés dans le coin se tournèrent pour regarder et le contremac s/ amena en courant, engueulant le tourneur, qui restait les bras ballants devant Harry cherchant à comprendre ce qui se passait, et vociféra pourquoi qu/ elle est arrêtée cte putain de machine ? Harry se tourna vers le contremac pour lui demander si c/ était lui qui avait assigné ce boulot-là au tourneur. Et qui ça pourrait être d/ après toi, hein ? C/ est moi le contremaître non ? Alors qu/ est-ce qui t/ a pris d/ y faire usiner de l/ inox en barre, hein ? À quoi tu penses ? Qu/ est-ce tu racontes à quoi jpense ? Ce mec est classé A. Ça fait des années qu/ il usine de l/ inox. Pourquoi qu/ il le ferait pas ? Parcequ/ il est nouveau, voilà pourquoi. Il est ici que depuis 2 mois. Il a même pas encore touché son livret syndical. C/ est pas vrai peut-être ? Hein, c/ est pas vrai ? qu’il gueula sous le nez du tourneur en agitant la brochure. C/ est vrai mais j/ ai 20 ans de métier. Jpeux tout usiner. Harry se rapprocha encore de lui, tournant le dos au contremac et gueulant encore plus fort. J/ en ai rien à foutre de cque tu peux usiner, t/ entends ? Le syndicat dit qutu dois avoir ton livret syndical ou avoir au moins 6 mois d’ancienneté ici avant dpouvoir usiner de l/ inox en barre, et t/ as intérêt à faire cque jte dis si tu veux pas être viré de la section syndicale, il gueulait encore plus fort, le visage enflé – le tourneur le regardait fixement, sans comprendre, désireux seulement de faire son boulot et qu/ on lui foute la paix – t/ entends cque jte dis ? Le contremaître parvint enfin à s/ imposer dans le champ de vision de Harry et lui cria de fermer sa gueule. Nomdedieu de merde pourquoi qutu gueules comme ça ? Jgueule si ça me plaît. Et jte conseille de changer le boulot dce mec-là si tu veux pas quça chauffe pour ton matricule à toi aussi. Mais bon Dieu Harry, faut bien quce boulot se fasse et c/ est le seul mec posté qui puisse le faire. Tu peux bien attendre dix ans quça se fasse j/ en ai rien à branler, et je me contrefous de cque ça peut coûter au patron. Allez, Harry, sois raisonnable, tu… jpeux usiner de l/ inox et tous les putains de métaux qui peut y avoir ici. Écoute p/ tite tête, jte conseille de taire ta gueule si tu veux pas te retrouver dehors à coups de pied dans le cul. La figure du tourneur vira au rouge et il alla pour saisir une clé anglaise et le contremac se hâta de se placer devant lui, de le saisir par les épaules et de lui dire d/ aller faire une pause, j/ irai te chercher quand on aura réglé ça. Il partit et le contremaître prit une profonde inspiration et ferma les yeux un instant avant de se retourner vers Harry. Écoute Harry, ya vraiment pas dquoi en chier une pendule. Tu sais bien que je respecte toutes les règles syndicales, mais ce boulot doit être fait et lui il sait le faire, où est le mal ? Essaye pas de me lécher le cul Mike, ce mec usinera pas d/ inox. D/ accord d/ accord, j/ appelle là-haut pour voir cqu/ on peut faire. Il retourna à son bureau pour téléphoner et Harry s/ appuya contre le tour à l/ arrêt. Le contremac raccrocha et revint. Wilson descend de suite et on va ptêtre pouvoir régler le problème. Jen ai rien à foutre de qui qui descend.

Au bout de quelques minutes, Wilson, un des chefs de la production déboula en trombe. Il sourit et passa les bras autour des épaules de Mike et de Harry. C/ est quoi le problème les gars, il souriait à Harry et imprimait à lépaule de Mike une petite pression rassurante et complice. Harry fronça les sourcils, se tourna légèrement de biais de telle sorte que la main de Wilson tomba de son épaule, et parla en ouvrant à peine la bouche. Le travailleur posté sur cette machine ne doit pas usiner d/ inox. J/ ai essayé de lui dire Mr. Wilson que le boulot doit être fait – Ne vous inquiétez pas, Mike, il lui tapota lépaule en élargissant encore le sourire qu/ il leur adressait à tous deux. Je suis sûr que nous allons pouvoir solutionner ça. Harry est un garçon raisonnable. Y a rien à solutionner. Il usinera pas d/ inox. Mike s/ apprêtait à lever les bras au ciel, dégoûté, mais Wilson l/ entoura d/ un bras, bloquant les deux siens lespace d/ une seconde, sourit puis lui tapota encore le dos. Si nous allions au foyer en griller une pour parler de tout ça ? Qu/ en dites-vous les gars ? Mike dit d/ accord et se mit en marche vers le fumoir. Harry poussa un grognement sans bouger quand Wilson l/ invita du geste à y aller et il attendit que ce dernier ait emboîté le pas de Mike avant de suivre à son tour à quelques dizaines de centimètres en retrait. Une fois au fumoir Wilson sortit un paquet de cigarettes et leur en offrit. Mike en prit une qu/ il se colla dans le bec. Harry ne dit rien mais en sortit une de son propre paquet, dédaigna le briquet de Wilson et alluma tout seul sa cigarette. Wilson leur proposa un Coca que l/ un et lautre refusèrent. Le tourneur, qui était assis dans un coin, s/ amena jusqu/ à Mike pour lui demander s/ il pouvait retourner au boulot. Harry s/ apprêta à gueuler de nouveau mais Mike dit au type de retourner à son établi mais sans remettre sa machine en route. Va attendre là-bas. On en a pour une minute. Le bonhomme partit et Wilson se tourna aussitôt vers Harry, souriant, cherchant à paraître détendu et à cacher la haine qu/ il lui inspirait.

Wilson considéra Harry et conclut qu/ il ne servirait à rien de tenter de nouveau le coup du bras autour de lépaule. Bon, écoutez-moi, Harry, je comprends et je respecte votre position. Voilà déjà quelques années que je vous connais et que j/ ai le plaisir de travailler avec vous et je sais, tout comme Mike ici présent et comme tout le monde à lusine, que vous êtes un bon travailleur honnête et que vous avez toujours à cœur les intérêts de lentreprise et des travailleurs. N/ est-ce pas Mike ? Mike approuva machinalement de la tête. Comme je vous le dis Harry, nous savons tous que vous êtes un brave homme et que personne n/ aurait pu faire le travail que vous avez fait pour que les affaires du syndicat de cette usine continuent à fonctionner comme elles l/ ont fait et cela vous vaut notre respect et notre admiration à tous. De même que tous ici nous respectons et admirons votre intelligence et vos capacités. Et vous pouvez croire ce que je vais vous dire, parce que ce ne sera pas le dirigeant d/ entreprise qui parlera mais le collègue de travail de tous les employés de l/ entreprise, c/ est en tant que travailleur comme les autres que je vais parler : je serais la dernière personne au monde à demander à quiconque de faire la plus infime entorse aux règles et règlements syndicaux. Pour moi un contrat est un instrument sacré que je défendrai et appliquerai en toutes circonstances… mais, et je le dis en tant que travailleur et en tant que cadre dirigeant… tenez, comme je vois les choses : c/ est comme dans le syndicat lui-même. Vous avez vos statuts et le règlement local qui en découle. Vous me suivez ? Je suis certain que vous les connaissez bien. Comme je suis certain que vous les suivez à la lettre. Mais qu/ il arrive parfois que vous deviez faire une petite exception. Non, attendez – Harry s/ était penché en avant et ouvrait la bouche pour parler – écoutez-moi jusqu/ au bout. Tenez, disons que le règlement prévoit qu/ une réunion doit commencer à huit heures, mais qu/ une tempête de neige soudaine fait que vos gars mettent une demi-heure ou même une heure de plus pour se rendre à la réunion. Vous aurez le choix entre deux solutions : retarder la réunion ou la faire commencer à lheure sans que le quorum soit atteint. Wilson sourit, se détendit et tira une bouffée de sa cigarette, plutôt content de lui, de son habileté, estimant que la position de Harry était intenable. Harry tira une bouffée de sa cigarette, souffla la fumée dans la direction de Wilson, laissa tomber le mégot par terre et l/ écrasa sous sa chaussure. Cqu/ on fait dans les réunions du syndicat c/ est pas vos oignons à moins qu/ on décide de vous en parler. Oh, je le sais bien, Harry, je n/ ai certes pas voulu laisser entendre autre chose. Tout ce que j/ essayais de dire c/ est que notre entreprise, comme votre syndicat, est semblable à toutes les autres entreprises, en cela qu/ elle est une équipe, et que tous ceux qui ont un rapport avec lentreprise, depuis le P-DG jusqu/ aux garçons d’ascenseur, sont membres de léquipe et que nous devons tous tirer ensemble et dans la même direction. Et le boulot de chacun d/ entre nous a la même importance que celui de tous les autres. Le boulot du P-DG n/ est pas plus important que le vôtre parce que si vous ne coopérez pas autant que lui-même doit coopérer, nous n/ arriverons pas à faire le boulot. Voilà ce que j/ essaie de dire. Tout le monde doit s/ y mettre, exactement comme au syndicat. Or nous avons précisément un boulot qui doit être fait et qui doit être fait sur-le-champ. Le nouveau est le seul qui soit disponible pour s/ en charger à lheure actuelle. C/ est l/ unique raison pour laquelle il s/ y est mis. Nous n/ avions certainement pas l/ intention de prendre la responsabilité de demander à quiconque de faire quoi que ce soit qui risque seulement d/ être considéré comme une entorse aux règles syndicales, mais ce boulot doit être fait… Écoutez, ce type est nouveau ici et il usinera pas d/ inox alors arrêtez vos conneries. Si vous le remettez sur ce boulot-là, j’appelle toute lusine à cesser le travail, le visage de Harry devenait de plus en plus rouge, ses yeux étincelaient, vous comprenez cque jvous dis ? Je resterai devant cputain d/ établi toute la journée s/ il le faut et si vous essayez de le remettre sur ce boulot, jvous jure que toute cte putain d/ usine sera dans la rue en moins de deux secondes et que ni vous ni aucun autre casse-couilles de cte putain de boîte ne pourra m/ arrêter. C/ est vu ? Si c/ est une grève que vous voulez vous serez servi. Il sortit de la salle, claqua la porte et retourna à létabli. Il ne dit rien au tourneur qui s/ y était accoudé plein d/ impatience mais alla tout simplement se planter à lautre bout.

Mike et Wilson considérèrent la porte pendant un certain temps puis Mike demanda à Wilson s/ il voulait qu/ il aille remettre l/ ouvrier au travail malgré tout. Non, Mike, il ne vaut mieux pas. Je ne veux pas d/ histoires. Retournez à votre bureau. Je vais aller voir Mr. Harrington.

Wilson était bien embêté d/ être obligé d/ aller voir Mr. Harrington, mais il ne savait pas quoi faire d/ autre. Et certainement pas endosser la responsabilité du déclenchement d/ une grève. Mr. Harrington lui fit signe de prendre un siège et lui demanda ce qui l/ amenait. Wilson s/ assit et lui raconta son histoire. Sitôt qu/ il entendit le nom de Harry, Mr. Harrington fronça les sourcils puis se mit à taper du poing sur son bureau quand Wilson entama la relation des détails. À mesure qu/ il l/ écoutait sa fureur augmentait et il se sentait insulté non seulement parce que Harry avait l/ audace de le défier lui, un des vice-présidents, et de défier lentreprise, mais aussi parce qu/ il savait qu/ il lui faudrait trouver un compromis au lieu de briser Harry comme il en avait envie, parce qu/ il lui fallait éviter toute histoire ; cette commande particulière devait être réalisée dans les délais. Il ne pouvait se permettre aucun retard. Mais il savait qu/ une grève se préparait et alors il se débarrasserait de Harry. Il le haïssait depuis des années et n/ avait jamais pu s/ en débarrasser mais il espérait pouvoir se servir de la grève pour y arriver. Président du comité d/ entreprise, il savait qu/ en cours de négociation, il pourrait persuader les autres membres de continuer à rejeter les revendications du syndicat quand bien même elles deviendraient raisonnables. Il savait que lentreprise pouvait se permettre de laisser durer la grève jusqu/ à la fin de lannée en essuyant seulement une perte modérée de ses bénéfices nets. Il partait de l/ hypothèse qu/ au bout de six mois de grève le syndicat serait trop content d/ aboutir à un accord s/ il lui accordait la plupart de ses revendications à condition de pouvoir renvoyer Harry. Cela valait le coup d/ essayer. Il n/ avait rien à perdre.

Quand Wilson arriva à la fin de son récit des événements, sa décision était prise. Il le regarda droit dans les yeux. Ma foi on peut dire que vous avez fait un joli micmac, non ? Les coins de la bouche de Wilson s/ affaissèrent un peu plus, il ne dit rien. On dirait vraiment qu/ il faut que jm/ occupe de tout ici sans quoi tout part à vau-leau. J/ ai fait le… peu importe pour l/ instant. Cqui compte c/ est de terminer cette commande. Combien d/ ouvriers avez-vous mis sur la commande Kearny ? 6. Très bien. Prenez un de ces 6 ouvriers et faites-lui échanger son assignation avec celui qui travaille sur la commande Collins. Kearny c/ est uniquement du laiton si ma mémoire est bonne. Oui, tout à fait. Mais il faudra environ une heure pour former le tourneur et j/ essayais de gagner le plus de temps possible. Gagner du temps ? Vous avez déjà perdu plus d/ une heure à essayer de gagner du temps. Faites-moi le plaisir d/ y retourner et de faire cque je vous dis.

Wilson se leva aussitôt et sortit du bureau. Il alla tout droit trouver le contremaître responsable de la commande Kearny et lui expliqua la situation. Le contremaître fit cesser le travail à un de ses hommes qui suivit Wilson au 6e niveau. Wilson expliqua à Mike et à Harry ce qui allait être fait puis dit au nouveau le nom du contremaître à qui il devait aller se présenter. Quand Harry le vit s/ éloigner tandis que Mike et l/ ouvrier qui était descendu avec Wilson allaient s/ installer devant le tour fourni en barres d/ acier inoxydable, il partit.

Quand il eut regagné son propre établi son contremac venait de terminer pour lui le réglage de sa nouvelle tâche. Tu penses pouvoir finir ce boulot demain matin, Harry ? C/ est une urgence. Sûrement, oui. J/ aurais fini aujour/ hui mais ce gros malin de Wilson a essayé de m/ entuber et j/ ai dû le recadrer. Il croyait pouvoir me forcer la main, j/ y ai mis les points sur les i àcecon. Harry se tourna vaguement vers son établi et le contremac s/ en alla. Il avait déjà fait quelques mètres quand Harry s/ aperçut de son départ et ricana en marmonnant, quel froussard. Il a les foies que lpatron risque de le voir avec moi. Harry enfonça le bouton qui mettait son tour en marche et commença à bosser. Sale con.

Harry travailla aussi lentement que possible, déplaçant sa décolleteuse presque imperceptiblement, et quand vint le moment de rentrer chez lui il s/ en fallait de quelques heures qu/ il ait fini le boulot.

Harry était tout jouasse quand il rentra chez lui. En se lavant les mains et en aspergeant son visage d/ eau il raconta à sa femme ce qui s/ était passé et quand elle ne manqua pas de lui dire qu/ il aurait dû faire attention, qu/ il risquait de perdre son boulot, il partit de son rire méchant et lui dit y pourraient pas m/ virer. S/ y zessayaient ça je mettrais toute la boîte en grève et ils le savent. Y peuvent rien contre moi. Quand il eut fini de manger il alla au bar et raconta en gueulant aux mecs du bar comment qu/ il avait envoyé balader ce foutu casse-couilles au boulot, ponctuant son récit de ricanements.

Mary était déjà couchée quand Harry rentra, mais ça ne changeait rien pour lui dans un sens ou dans lautre qu/ elle soye réveillée ou non, elle le ferait pas chier pendant un bout de temps de toute manière. Il se déloqua et se pieuta en regardant Mary pour voir si elle allait se réveiller, mais elle poussa une espèce de long grognement et remonta les genoux plus près de son menton. Harry resta sur le flanc, tourné vers Mary, et s/ endormit.

Le lendemain matin il monta au 6e niveau avant de gagner son propre établi. Il voulait s/ assurer que le nouveau n/ était pas au boulot sur de l/ inox. Il sourit en constatant qu/ il n’était pas à son établi et resta un moment dans le coin histoire d/ être sûr que les autres n/ essayaient pas de l/ entuber ; et avant de partir il alla trouver le contremac pour lui dire qu/ il le verrait plus tard. Il fit sa ronde à travers le reste de lusine et quand il revint à son établi plus de deux heures s/ étaient écoulées. Il enfonça le bouton et se mit au boulot. Le contremac s/ amena pour lui demander quand ce serait prêt, le reste de la commande est terminé et on n/ attend plus quta pièce. Il ricana au nez du contremac et lui dit que ce serait prêt quand il aurait fini. Le contremac jeta un rapide coup d/ œil au boulot évaluant le temps qu/ il faudrait à Harry pour terminer et partit. Harry regarda fixement dans sa direction pendant quelques minutes, gros malin, puis se remit au boulot.

Quand Harry revint de déjeuner il retourna au 6e niveau histoire de vérifier encore un coup, puis il se balada à travers lusine. Il finit par revenir à son établi pour terminer le boulot puis retourna au 6e niveau. Le nouveau était de retour à son établi mais il y avait une pièce en laiton dans sa machine. Harry s/ approcha. J/ aime mieux ça. T/ étais à deux doigts de perdre ton livret syndical hier mon pote. Il se contenta d/ un bref regard à Harry, il avait envie de lui dire ce qu/ il pensait de lui mais ne pipa mot, parce qu/ on lui avait parlé de Harry le matin en lui racontant comment il avait fait virer plusieurs types du syndicat, sans la moindre raison. Harry ricana et s/ éloigna. Il retourna à son poste de travail, encore tout jouasse et se sentant tout-puissant. Il n/ éprouvait guère d/ intérêt pour le nouveau, mais il était content d/ avoir réussi à la mettre profond au patron et de s/ en être tiré. Il resta à son établi le reste de la journée, songeant de temps en temps aux événements de la veille et au fait que le contrat du syndicat avec la taule expirait dans deux semaines et que les négociateurs n/ avaient pas réussi à se mettre d/ accord sur un nouveau contrat et qu/ on était donc assuré qu/ il y aurait une grève. Harry était si content de se mettre en grève – de fermer tout latelier, d/ organiser des piquets de grève et de voir les quelques patrons entrer dans lusine vide et s/ asseoir à leur bureau et maronner en pensant à tout le fric qu/ ils étaient en train de perdre tandis que lui toucherait le sien chaque semaine versé par le syndicat – qu/ il en riait tout seul de temps en temps et se sentait pris par moments d/ une envie de gueuler de toutes ses forces, on vous encule tous vous et votre boîte bande de salopards, tas de casse-couilles. On va vous faire voir. On va vous faire mettre à genoux pour nous supplier de reprendre le boulot. On va vous démolir bande de gros cons pleins aux as.

Harry se sentait chaque jour plus important. Il se baladait à travers lusine, saluant les ouvriers d/ un grand geste de la main, les interpellant avec des gueulantes pour couvrir le vacarme ; songeant que le silence était pour bientôt. Cette putain de taule tout entière se tairait. Et il lui venait à l/ esprit, comme dans un dessin animé, des images de dollars ailés s/ envolant par la fenêtre, sortant de la poche et du portefeuille d/ un gros taulier chauve fumant le cigare ; et de salopards en chemise blanche et costard-cravate assis devant un bureau vide et ouvrant des enveloppes de salaire vides. Il y avait des images de gigantesques bâtiments de béton s/ écroulant tandis qu/ en jaillissaient des pièces de métal à usiner et que lui-même suspendu dans les airs démolissait les bâtiments. Il se voyait écrasant des têtes et des corps et les hissant pour les balancer par les fenêtres et les regarder s/ aplatir sur les trottoirs en contrebas et il hurlait de rire devant le spectacle des cadavres flottant dans des mares de sang et dérivant vers les égouts tandis que lui, Harry Black, 33 ans, délégué syndical de la section 392, se régalait du spectacle en hurlant de rire.

Le soir, après le dîner, il allait dans le magasin vide que le syndicat était en train d/ aménager pour servir de quartier général à la grève. Il n/ y faisait pas grand-chose et parlait beaucoup.

Harry dormait mieux, d/ un sommeil profond et sans rêves ; mais avant de dormir, étendu sur le flanc, il faisait défiler les diverses images d/ ateliers vides, de bâtiments croulant et de cadavres baignant dans le sang à travers son esprit, plus réelles, plus vives, traits et images plus précisément définis, la chair plus écrabouillée, plus flasque ; lextrémité des cigares plus incandescente, lodeur de fumée de cigare et de lotion après-rasage plus âcre et plus plaisante. Puis lentement les images commençaient à se superposer, à s/ emmêler et à tourbillonner toutes ensemble en une espèce de tableau composite et amorphe. Et Harry souriait, de moins en moins sarcastique, puis s/ endormait. Le dernier jour du contrat Harry sifflait en travaillant. Ce n/ était pas à proprement parler un sifflement mais une espèce de susurration continue qui s/ approchait par moments du sifflement. Le nouveau contrat n/ avait pas encore été signé et une réunion syndicale était programmée pour le soir. À la fin de la journée de travail Harry sortit joyeusement de latelier, distribuant à de nombreux collègues des claques dans le dos avec autant de camaraderie qu/ il était capable d/ en éprouver, leur disant de ne pas oublier la réunion et qu/ il les verrait dans la salle. Certains d/ entre eux s/ arrêtèrent au bar avant de rentrer chez eux et burent lentement quelques bières, devisant de la grève, se demandant combien elle durerait et ce qu/ elle leur rapporterait. Harry se paya une bière et se balada à travers le bar assénant une claque dans le dos, étreignant une épaule, sans dire grand-chose, un simple on y est, ou c/ est pour ce soir. Il s/ attarda plus ou moins une demi-heure et rentra chez lui.

 

Les responsables étaient déjà sur le podium quand Harry arriva dans la salle. Négligeant les marches latérales qui donnaient accès au podium, il le contourna pour passer devant et sauter dessus en souplesse. Il échangea des poignées de main avec tous ceux qui l/ y avaient précédé, souriant de ce sourire qu/ il avait, et écouta pendant quelques minutes chacun des groupes qui s/ étaient formés sur le podium, ne cessant pas d/ aller de l/ un à lautre tandis que la salle s/ emplissait lentement, jusqu/ à ce que, dix minutes après lheure officielle du début de la réunion, le président de la section locale annonce qu/ elle ne tarderait pas à commencer ce sur quoi les groupes se dispersèrent et les participants gagnèrent leurs sièges, Harry prenant place au bout de la deuxième rangée et déplaçant sa chaise de manière à être vu entre les deux types assis devant lui.

Le président s/ assit, tira des papiers de sa mallette, les examina attentivement, en passait un de temps à autre à quelqu’un, ce qui déclenchait une brève discussion à voix basse. Enfin, quand tous les papiers furent rangés dans lordre qu/ il souhaitait, il se leva, sans s/ écarter du petit bureau qui était devant lui. Le silence se fit dans la salle et le président déclara la séance ouverte et demanda au secrétaire de donner lecture des minutes de la réunion précédente. Elles furent lues, lecture suivie d/ un vote et de leur adoption par la base. Vint ensuite la présentation par le trésorier de son rapport consistant en une grande quantité de chiffres et d/ explications concernant les dépenses, suivies de précisions sur largent qu/ il y avait en caisse et dans le fonds de grève, ce fut ce chiffre qu/ il annonça en dernier, lentement et d/ une voix forte et les membres officieux de la clique dirigeante qui avaient pris place un peu partout dans la salle applaudirent comme cela avait été prévu et sifflèrent dans leurs doigts, imités par un grand nombre de participants. Ce rapport fut lui aussi lobjet d/ un vote et fut adopté par la base.

Puis le président passa au deuxième point de lordre du jour, annonçant aux syndicalistes qu/ ils connaissaient tous la véritable cause de la réunion. Nouveaux applaudissements et sifflets des meneurs et des autres. Le président leva les deux mains en un geste solennel réclamant le silence. Vos représentants à la négociation ont travaillé dur pendant longtemps pour essayer d/ obtenir un contrat équitable et de bons salaires pour vous tous. Applaudissements. Nous ne demandons pas grand-chose, seulement ce pour quoi nous travaillons. Mais les patrons veulent que vous fassiez tout le travail pendant qu/ ils gardent tout largent. Lassistance pousse des huées et trépigne bruyamment. Qu/ il me suffise de vous lire leur dernière proposition. Il saisit prestement des papiers sur le bureau, en froissa les bords dans sa main et les considéra avec mépris. Ils veulent vous imposer une semaine de 35 heures – lassistance crie non – nous accordent 12 minables jours de congé – nouveau non – et le président poursuivit sa lecture à travers le vacarme qu/ elle avait déclenché. Pas de congé pour anniversaire, les heures sup payées une fois et demie le salaire de base – nouveau rugissement – une minable augmentation horaire de 25 cents, et seulement une petite augmentation de leur contribution au fonds d/ entraide sociale qu/ ils veulent faire contrôler par un commissaire indépendant – une expression de mépris passa sur ses traits tandis qu/ il regardait lauditoire puis reprenait sa lecture – le tout agrémenté de grandes phrases mensongères qui se ramènent à rien et voilà tout ce qu/ ils ont le culot de nous offrir – huées et cris d/ animaux. Mais on leur a fait voir, martelant la table du poing et gueulant d/ un air de défi, on leur a fait voir de quelle trempe sont nos syndicalistes : on les a envoyés au diable. Il aspira une gorgée d/ eau puis s/ épongea le visage et baissant légèrement la tête attendit que lassistance se calme. Nous savons tous que nous travaillons dur – n/ oubliez pas que j/ ai sué pendant 20 ans devant un tour et ce avant qu/ il y ait un syndicat, quand les ateliers étaient des vraies chiourmes – applaudissements – le président leva les mains.

Et les tauliers savent que vous travaillez dur mais est-ce qu/ ils s/ en soucient – NOOOOON gueulé par les officieux et quelques autres, suivi d/ un rugissement général – mais nous, nous on s/ en soucie, hein – OUIIIII – et pas qu/ un peu, alors nomdedieu pas un seul d/ entre nous n/ est prêt à les laisser s/ en tirer comme ça – un rugissement – et vous pouvez être sûrs qu/ ils le savent très bien. Il s/ interrompit, aspira une gorgée d/ eau, s/ éclaircit la gorge. Tout ce qu/ on demande c/ est un salaire honnête pour une honnête journée de travail et des conditions de travail décentes et c/ est ce à quoi tout citoyen américain a droit parce qu/ il est un homme libre, martelant sa table pour souligner les mots américain, droit, libre, et se penchant un peu vers les gars tandis qu/ ils rugissaient et tapaient des pieds de plus belle. Alors voilà nous connaissons tous nos revendications – les ouvriers s/ entreregardèrent avec un peu de perplexité dans la salle, cherchant à se rappeler quelles étaient leurs revendications – mais je vais vous en donner une nouvelle fois lecture telles que nous les avons présentées à la direction. La semaine de 30 heures – acclamations – une augmentation de 1 $ de lheure – acclamations – une augmentation de 25 % de la contribution versée par la direction au fonds d/ entraide sociale dont la gestion restera supervisée par le syndicat, levant les yeux de son papier, penché en avant et martelant la table du poing, je dis bien la supervision du syndicat, pour que toute cette engeance d/ avocats et de comptables de la compagnie ne puisse pas vous spolier par la ruse de ce qui vous revient – sifflets et trépignements – 16 jours de congés payés, au nombre desquels lanniversaire de chacun des syndiqués, ou salaire doublé pour celui qui est contraint de travailler pendant l/ une quelconque de ces journées – applaudissements. Il se redressa. Bref… vos représentants ont rencontré les leurs et au bout de 2 semaines de négociation et de marchandage pied à pied – alors qu/ il n/ en est pas un parmi nous qui ne sache que toutes vos revendications sont légitimes – au bout de 2 semaines le vice-président nous a dit que la compagnie n/ avait pas les moyens de satisfaire nos revendications – rugissements et huées… on va les rencontrer de nouveau, mais je tiens à ce que tous ceux qui sont présents ici comprennent que nous n/ avons pas et que nous n/ aurons jamais la moindre intention de nous laisser forcer la main et d/ accepter un contrat inéquitable pour la base de notre syndicat – sifflets, rugissements, trépignements – et qu/ ils auront beau tirer de leur sac tous les tours de cochon et toutes les embrouilles dont ils disposent et quelle que soit la durée de la grève, ils ne s/ en tireront pas comme ça – un rugissement – et s/ ils nous prennent pour des rigolos ils vont avoir une surprise…

Le président de la section syndicale 392 poursuivit pendant 30 minutes encore, interrompu par des acclamations, des trépignements, des sifflets, pour expliquer que s/ ils cédaient maintenant à la compagnie ils vivraient le nez dans la boue le restant de leurs jours ; et que tous les syndicalistes du pays étaient derrière eux, et s/ engageaient à leur apporter aide et assistance – et ça veut dire de largent – pendant toute la durée de la grève ; que le syndicat était entièrement préparé et organisé pour la grève – un magasin vide avait été loué comme quartier général provisoire, on avait peint des pancartes et des panneaux et imprimé des instructions pour chacun de nos frères instaurant des tours pour les piquets de grève – dénonçant et promettant…

Quand il eut fini il présenta d/ autres membres du bureau qui exposèrent ce qu/ ils faisaient pour aider la grève et leurs frères du syndicat. Après quoi le président présenta le frère Harry Black, délégué d/ atelier et militant syndicaliste, qui serait responsable du quartier général de grève. Harry s/ efforça de regarder par-dessus les têtes de lassistance dans la salle pendant qu/ il parlait. Mais cela ne l/ empêchait pas de voir tous les visages il baissa donc la tête et ferma les yeux puis les ouvrit juste assez pour voir ses chaussures et le rebord du podium. Comme notre frère Jones vous l/ a dit, le syndicat a loué un local comme quartier général de grève, vous le connaissez tous, c/ est à côté du bar Chez Willie et un sac de provisions d/ une valeur de 10 $ sera remis gratuitement à tous chaque samedi matin pendant toute la durée de la grève et le local est assez grand pour contenir le tout donc on a pas à s/ en faire. Et avant qu/ on aye fini cte grève on aura mis les patrons à genoux et ils nous supplieront de reprendre le boulot. Harry se tourna, ouvrit les yeux et essaya de retrouver sa chaise mais sa vue était trouble et il secouait la tête d/ un côté à lautre cherchant à s/ orienter et le président le rejoignit, lui tapa sur lépaule et le poussa vers sa chaise. Harry trébucha, heurta un des syndicalistes assis près de lui et finit par trouver sa chaise et par s/ asseoir, la sueur ruisselant de ses aisselles, sa chemise lui collant à la poitrine et au dos. Il baissa la tête, ferma les yeux pendant quelques instants et n/ entendit plus rien jusqu/ à ce qu/ il finisse par relever la tête et voir le président qui s/ adressait de nouveau à lassemblée. Vous devez commencer à avoir une petite idée qu/ on a abattu du boulot pour vous histoire de tout mettre en ordre en vue de la grève et l/ organiser de manière à pouvoir faire face à tous les besoins quelle que soit la durée du mouvement. Il aspira une gorgée d/ eau puis s/ épongea la figure avec son mouchoir. Pendant quelques minutes, debout derrière son petit bureau, la tête un peu courbée, il se contenta d/ écouter le rugissement qui montait de la salle et quand il remarqua qu/ il commençait à retomber il se tourna une fois encore vers lassistance et leva les mains, d/ un air humble et fatigué, pour demander le silence. Lassistance se tut et il parcourut la salle des yeux, lentement, arborant encore cette humble expression, puis reprit la parole une fois de plus. Il passa en revue les préparatifs qui avaient été faits ; dit que chacun d/ entre eux devrait consacrer 2 ou 3 heures par semaine aux piquets de grève et faire timbrer son livret après chaque tour de présence et que quiconque n/ aurait pas son livret timbré aurait intérêt à pouvoir prouver qu/ il n/ était pas en état de marcher sans quoi son livret lui serait retiré, on ne tolérera pas les jaunes – hurlements et acclamations – et on distribuera du café et des sandwiches à tous les hommes présents dans les piquets et il exposa encore quelques détails de la façon dont ils mèneraient la grève avant de soumettre à la base la question de savoir si elle était prête à accepter les propositions de la compagnie ou à se mettre en grève. À peine avait-il fini de parler qu/ un des officieux du bureau proposa une motion : envoyer la compagnie se faire voir et se déclarer en grève. Un autre syndicaliste se déclara en faveur de la motion et le président claironna qu/ une motion venait d/ être présentée et dûment secondée selon la procédure en vigueur. Que tous ceux qui sont pour disent oui, et un rugissement s/ éleva tandis que quelques-uns murmuraient, et que d/ autres regardaient autour d/ eux perplexes, mais presque tous demeurèrent dans lesprit de la réunion et ajoutèrent leur voix au rugissement après avoir dit oui. Le président abattit le poing sur son bureau, la motion a été votée par acclamations, nouveau coup de poing sur le bureau suivi d/ un nouveau rugissement accompagné du raclement des pieds de chaise sur le plancher à mesure que les participants se levaient en se distribuant des grandes claques dans le dos. La réunion était terminée. La grève commençait officiellement.

 

Alors que les piquets de grève ne devaient être mis en place qu/ à 8 heures, heure à laquelle on embauchait normalement à lusine, Harry était déjà en poste au quartier général de grève à 6 h 30. C/ était un magasin plutôt petit resté vacant depuis de nombreuses années et on y avait installé un téléphone ainsi qu/ un petit réfrigérateur, un réchaud et un grand percolateur. Il y avait un grand nombre de chaises pliantes un peu partout dans la salle et un vieux bureau dans un angle. Contre le mur du fond étaient entassées des dizaines de pancartes pour les piquets. Harry prit place derrière le bureau et considéra le téléphone pendant quelques minutes, espérant qu/ il sonnerait, lui donnant loccasion de répondre, section syndicale 392, quartier général de grève, délégué d/ atelier frère Black à lappareil. Il ne faudrait probablement guère attendre avant que le téléphone se mette à sonner tout le temps et qu/ il soit en communication avec le président et les autres responsables qui voudraient tout le temps savoir comment il gérait la grève. Il aurait voulu connaître quelqu/ un qu/ il pourrait appeler pour raconter comment il se trouvait là et ce qui était en train de se passer. Les gars n/ allaient pas tarder à arriver pour le piquet de grève. Il s/ adossa à la renverse sur son siège et celui-ci se déplaça un peu. Baissant les yeux il constata que les pieds se terminaient par des roulettes et il se servit de ses jambes pour reculer et avancer plusieurs fois de suite. Il s/ arrêta et considéra encore une fois le téléphone pendant quelques minutes, puis poussant très fort contre le bureau fit rouler le siège en arrière jusqu/ au mur.

Les premiers grévistes arrivèrent en petit nombre un peu avant 8 heures. Harry se leva, faisant rouler son siège en arrière, leur donna des tapes dans le dos et leur dit que tout était prêt. Les pancartes sont là dans le fond. Zavez qu/ à en prendre une chacun et commencer à tourner devant le bâtiment. Harry se précipita jusqu/ au stock de pancartes et en choisit trois qu/ il remit chacune à un gars, cherchant à se rappeler ce qu/ il y avait d/ autre à faire. Le trio s/ apprêtait à partir quand l/ un d/ eux demanda quand leur livret serait tamponné. Harry écarquilla les yeux lespace d/ une minute. Livret tamponné, tampon. Sa mâchoire se mit à trembler un peu. Tu nous les tamponnes maintenant ou après quand on aura fini notre tour. Heuuuu… Y seront tamponnés après ? D/ autres commençaient à arriver et smettaient à parler – livret, tampon – avec ceux qui étaient sur le point de repartir avec leurs pancartes. Aucun ne regardait Harry. Il s/ arrangea pour tourner les talons et partir vers le bureau. Il fallait tamponner les livrets. Oui. Il ouvrit quelques tiroirs puis sut sans lombre d/ un doute ce qu/ il était en train de chercher. Un timbre de caoutchouc et un tampon encreur. Il ouvrit le tiroir central à fond. Regarda. Ouais, c/ était là. Il les sortit. Bah autant que jle fasse tout de suite. Amenez vos livrets par là. Ceux qui avaient les pancartes le rejoignirent et Harry tamponna leurs livrets. Le couillon qui fra pas tamponner son livret y lui arrivera des bricoles. Un de ceux qui venaient d/ entrer s/ enquit de ce qui se passait. Faut faire tamponner ton livret avant de repartir. Il vint jusqu/ au bureau le livret à la main. Faut dabord prendre une pancarte et Harry retourna au stock de pancartes et en tendit une à chacun des nouveaux venus. Bon, maintenant j/ vais tamponner vos livrets. Tu devrais coller un écriteau pour que les mecs le sachent. C/ est justement cque j/ allais faire, et Harry tamponna leur livret et les gars s/ accrochèrent leur pancarte au cou et s/ entreregardèrent, en souriant et en blaguant. Allez les mecs, au turf. Il est 8 heures passées. Et restez pas tous au même endroit. Éparpillez-vous un peu et vous arrêtez pas. Pas question de rester immobiles sur place.

Les gars partirent et Harry retourna à son bureau et à son tampon. Il déchira une feuille à un bloc-notes et rédigea un écriteau en caractères d’imprimerie, faire tamponner son livret avant de partir, et alla le coller au-dessus du tas de pancartes. Des grévistes continuaient à entrer et Harry distribuait des pancartes et tamponnait des livrets ; il enjoignit à certains d/ entre eux d/ aller derrière lusine et d/ y tourner sans arrêt, pas question de rester sur place ; et quand les grévistes arrivaient ou revenaient des piquets de grève, ils se versaient des gobelets de café qu/ ils buvaient à lintérieur du magasin ou dehors devant la façade, en bavardant et en blaguant. Au bout de quelques heures Harry commença à être pris de panique d/ être entouré d/ hommes si nombreux. Quelque chose à lintérieur de ses bras, de son estomac, de ses jambes, sembla se crisper et le fit grincer des dents. Il dit à l/ un des gars de le remplacer pendant quelque temps, ajoutant de ne pas oublier de tamponner les livrets et se rendit au bar d/ à côté, Chez Willie. Installé tout au bout du comptoir il but un verre ou deux et commença à se détendre. Il resta un petit moment, à boire, jusqu/ à ce que sa tension s/ estompe. Sortant du bar il alla retrouver le piquet de grève pour voir comment les choses se passaient. Il jeta un regard de mépris aux flics qui étaient là en cas d/ incident et adressa des signes de la main aux grévistes tout en gagnant le côté du bâtiment pour voir comment les choses se passaient là aussi. Il demanda à l/ un des bonhommes s/ il y avait des gens derrière et lautre dit qu/ il pensait que oui et Harry se dit qu/ après tout il n/ avait qu/ à aller y jeter un œil de toute manière. Il parcourut donc la centaine de mètres jusqu/ à larrière de lusine et bavarda avec les grévistes pendant quelques minutes, leur rappelant de ne pas rester sur place pour que ces putains de flics n/ aient rien à dire, puis il retourna au bureau. Il regagna sa table et se remit à tamponner. Il y avait moins de monde dans le bureau à présent, beaucoup de grévistes étant allés bavarder dehors dans le chaud soleil de mai, il blaguaient, heureux d/ avoir une journée de repos sans rien à faire que de traîner en buvant de la bière et en bavardant avec les copains. Et d/ autres mettaient ce temps à profit pour laver et lustrer leur bagnole, un défilé continu de bonhommes traversant le bureau pour aller remplir des seaux d/ eau.

Pendant la journée, Harry fit quelques autres expéditions jusqu/ au bar, demeurant un certain temps dehors après chacune d/ entre elles pour bavarder avec les grévistes, leur dire qu/ on allait faire voir à ces casse-couilles qui qu/ était le patron.

Dans laprès-midi un des responsables du syndicat entra pour demander à Harry comment les choses se passaient. Il lui dit qu/ il avait tout bien en main. Je dis aux gars de ne pas stationner. Comme ça les flics ont aucun prétexte pour faire chier, et vous pouvez être sûr que personne n/ a accès aux ateliers en dehors de quelques gratte-papiers. Vous êtes un mec bien Harry. Harry sourit de ce sourire qu/ il avait. Et n/ oubliez pas, si vous avez besoin de quoi que ce soit, imputez-le au syndicat et inscrivez-le sur votre note de frais. Et n/ oubliez pas de nous l/ envoyer chaque semaine. Harry rayonnait. Il approuva de la tête. Vous en faites pas. On va leur casser les reins. Le responsable partit et Harry s/ étira sur son fauteuil et fuma pendant un moment, parla de temps à autre à l/ un des grévistes, puis peu à peu il commença de nouveau à se sentir coincé. Il se leva de son fauteuil et sortit par larrière et se posta un moment dans la cour où il commença à se sentir mieux. Mais certains des gars ne tardèrent pas à l/ imiter, il y en a qui apportèrent des chaises, d/ autres des cartes, et en quelques minutes une partie débuta et Harry réintégra le bureau. Il songeait à retourner boire un coup, puis demanda à l/ un des grévistes s/ il connaissait un troquet qui livre de la bière dans le coin. Oui, y a un mec un peu plus bas dans la 2e avenue. Harry téléphona et une heure plus tard, le fourgon se gara devant la porte et un fût de bière fut roulé à l/ intérieur, mis en perce et Harry tira le premier verre. À la fin de la journée le fût était vide et Harry appela pour s/ en faire livrer un autre. Et comme on lui dit que ça ne serait pas possible avant 5 heures, il demanda qu/ on l/ apporte le lendemain en tout début de matinée. Quand la première journée de grève prit fin, Harry était détendu et blaguait avec les gars qui revenaient avec leur pancarte. Quand toutes les pancartes furent de nouveau empilées contre le mur, et que tout le monde fut parti, Harry resta histoire d/ en griller une dernière, assis dans son fauteuil derrière son bureau. La tension qui lui donnait limpression que son corps allait se fendre en deux était oubliée pour lheure. Toutes les pancartes étaient revenues, les livrets étaient tamponnés. Les chefs appréciaient la façon dont il gérait la grève et il rayonnait de la douce chaleur du whisky. Tout marchait comme sur des roulettes. Les gars tournaient sans cesse respectant la consigne et tout le monde bossait pour de bon à casser les reins des patrons. Ce n/ était pas un exploit. Tout ce qu/ on a à faire c/ est de maintenir ce piquet de grève en mouvement, de garder les ateliers fermés et ils viendront bientôt nous demander à genoux de reprendre le travail dans les conditions fixées par nous. Le premier jour de grève était terminé.

 

Harry se laissa tomber à la table de la cuisine et s/ efforça d/ ignorer sa femme qui servait le dîner et posait des questions sur la grève, comment elle s/ était passée et combien de temps elle allait durer… elle servit la bouffe dans les assiettes et s/ assit et se mit à manger, posant encore des questions, Harry marmonnant des réponses. Il lançait de temps en temps des coups d/ œil furtifs à son épouse et son corps ne tarda pas à se tendre et continua jusqu/ à n/ être plus qu/ un énorme nœud. Il avait envie de la frapper en pleine figure. Il la regarda. Elle continuait à poser des questions. Laissant tomber sa fourchette dans son assiette il se leva de table. Où tu vas ? Je retourne au bureau, je crois que j/ ai oublié un truc. Il sortit précipitamment de la maison avant qu/ elle ait le temps de dire quoi que ce soit et alla au bar. Il s/ installa au bout du comptoir et y demeura, seul, à picoler sans rien dire. Au bout d/ une heure environ il commença une fois de plus à se sentir mieux et prit bientôt conscience du fait que quelques mecs du voisinage se tenaient à un ou deux mètres de lui. De fait, ce qui l/ attira vers eux fut une voix féminine haut perchée. Il lui fallut quelques instants pour se rendre compte qu/ un des types qui se tenait près de lui était un pédé. Il le regarda, s/ efforçant de ne pas trop le montrer, baissant les yeux chaque fois que quelqu/ un remuait la tête dans sa direction, les relevant lentement pour dévisager de nouveau le pédé. Harry n/ entendait pas tout ce qu/ il disait, mais il observait la manière délicate qu/ il avait de souligner ce qu/ il disait avec les mains et la façon dont son cou semblait bouger d/ une manière hypnotique et comme au ralenti pendant qu/ il parlait en faisant des gestes. Il racontait apparemment une fête, un bal de travelos qui avait eu lieu au dernier Thanksgiving dans un établissement appelé Chez Charlie Black. Harry ne cessait de le regarder avec de grands yeux et de l/ écouter, fasciné.

Ils demeurèrent là pendant plus d/ une heure, Harry écoutant et négligeant sa bière. Quand ils partirent il les suivit des yeux dans lespoir qu/ ils allaient traverser la rue pour aller chez le Grec ce qui lui aurait permis de les y suivre quelques minutes plus tard, mais ils montèrent en voiture et partirent. Harry continua à regarder fixement par la porte après leur départ et ce fut seulement le soudain éclat tonitruant de musique émis par le jukebox qui lui fit cligner des yeux et retourner au bar. Levant son verre d/ un geste machinal il finit sa bière.

Il demeura au bar jusqu/ aux environs de minuit, limage des mains et de la figure du pédé encore présentes à son esprit et sa voix encore dans les oreilles. Quand il termina sa dernière bière et se mit en chemin pour rentrer il n/ avait plus conscience de son corps : en partie à cause de cette image et de ce son qui le turlupinaient et en partie à cause de la bière. La fraîcheur de lair brouilla vaguement limage mais elle était encore là. Elle était toujours là quand il se dévêtit et tomba plus qu/ il ne se coucha sur le lit. Il demeura sur le flanc loin de Mary mais la main tâtonnante de cette dernière ainsi que sa voix ne tardèrent pas à contraindre limage à se dissoudre. Quand elle avait commencé à le caresser limage était encore avec lui et une onde d/ excitation le parcourut. Puis il prit conscience de sa présence et du fait qu/ il n/ y avait rien d/ autre qu/ elle et la colère, la colère qui soutenait lexcitation. Pivotant aussitôt sur lui-même il s/ abattit sur elle cherchant désespérément à évoquer limage et le son mais ils avaient irrévocablement disparu à présent et Mary grognait et griffait…

Il roula sur le flanc, demeura éveillé un moment, au bord des larmes une fois de plus, son trouble l/ aveuglant, mais tous les événements de la journée l/ avaient totalement épuisé et il ne tarda pas à s/ endormir.

Le lendemain matin, il s/ éveilla tôt et partit avant que Mary ait pu lui dire un mot. Il alla chez le Grec et prit un café et un gâteau, lançant de temps à autre des coups d/ œil à la pendule, mais il n/ était même pas encore 6 h 30. Il commanda une autre tasse de café, un autre gâteau, les engloutit, regardant encore la pendule toutes les cinq minutes, pris d/ un besoin de foncer, sans savoir pour fuir quoi ou pour aller où, mais n/ éprouvant qu/ une pression du temps, vague et pourtant écrasante, le temps semblant s/ enrouler autour de lui comme un python. Il laissa tomber de largent sur le comptoir et traversa la rue jusqu/ à son bureau. Il alla droit à sa table et s/ y assit, la regarda fixement pendant de longues minutes – le serpent ne relâchant pas son étreinte – incapable de sentir le contact de lair autour de son corps, il alluma une cigarette et fit des yeux le tour du bureau. Il alla jusqu/ au fût de bière et pompa un moment mais rien ne sortit. Pas même une bribe de mousse. Il était vide. On allait pas tarder à en livrer un autre.

Le python continuait à l/ écraser et le temps semblait immobile. Les aiguilles de la pendule étaient coincées. À présent, lurgence n/ était pas seulement qu/ il bouge, lui, mais que le temps se remette en mouvement aussi, que les gars arrivent, qu/ ils prennent leur pancarte, qu/ ils marchent, qu/ ils blaguent, qu/ ils boivent du café et de la bière, que lui tamponne les livrets, écoute, raconte, observe. Il fallait qu/ ils arrivent vite. Il ne faut qu/ un certain temps pour fumer une cigarette. Et bien que cela prenne du temps, on dirait qu/ il en faut de moins en moins avec chaque nouvelle cigarette. Et on ne peut en fumer qu/ un certain nombre, il arrive un moment où il faut s/ arrêter, où on ne peut tout simplement plus allumer la suivante… du moins pendant un certain temps.

Il alla ouvrir la porte de derrière et jeta un regard circulaire sans rien voir vraiment. Rien ne semblait exister vraiment. Les objets dans le bureau étaient là, on pouvait les voir chacun à sa place, pourtant il régnait une certaine confusion. Il savait ce qu/ était chaque objet, ce à quoi il servait, pourtant il n/ y avait aucune définition véritable. Il s/ assit à son bureau un moment, arpenta la pièce un moment, s/ assit… arpenta… s/ assit… arpenta… regarda… s/ assit… arpenta… Une seule chose importait, que les gars arrivent. Il le fallait. Il fallait que la journée commence. Il arpenta… s/ assit… fuma… le python était encore là. Il n/ y avait donc pas daiguilles à la pendule ? Il fuma… fit couler une tasse de café… Il était fort, amer, et traversa pourtant sa bouche et sa gorge sans y laisser de goût. Seulement une pellicule. Les pendules ne font donc plus tic-tac ? Le soleil lui-même est-il immobile ? Leau arrive à ébullition, se déverse sur le café, et le traverse goutte à goutte et le temps passe… même si c/ est seulement goutte à goutte il passe… il traverse. Combien faut-il à son fauteuil pour aller du bureau jusqu/ au mur à 2 ou 3 mètres derrière lui quand il pousse sur ses jambes et que le fauteuil roule sur ses roulettes ? Même cela prend du temps : assez de temps pour qu/ un type aille de la porte jusqu/ aux pancartes, ou du percolateur jusqu/ à la porte, assez de temps pour tamponner trois livrets l/ un après lautre, 1, 2, 3… et pourtant il n/ y avait pas une seule pensée définissable dans son esprit. Rien qu/ un effort terrifiant pour aller d/ un côté à lautre d/ une boîte d/ allumettes… La porte s/ ouvrit et trois hommes entrèrent. Harry se leva d/ un bond. Le python se coula dans la boîte d/ allumettes. La journée venait de commencer.

Comment va, se cognant à l’angle du bureau et titubant à la rencontre des gars. T/ es tombé du lit, hein ? Ben oui. Il est jamais trop tôt avec ces salopards. Y reste du café. Y en aura bientôt du frais. Et de la bière aussi bientôt. Les gars restèrent plantés à le regarder un moment en l/ entendant pérorer puis commencèrent à se diriger vers le percolateur. Je pense que je vais commander des gâteaux et des petits pains et des trucs chez un boulanger. On peut pas tenir toute une journée sans bouffer, hein ? et le syndicat veut dorloter ses membres pas les envoyer arpenter le trottoir avec rien dans le bide. Les gars regardaient le café, s/ en versaient et commençaient à s/ accrocher leur pancarte. Oubliez pas de faire tamponner vos livrets, ajustant la pancarte au cou d/ un des gars puis revenant précipitamment jusqu/ à son bureau, ouvrant le tiroir d/ une secousse et plongeant la main dedans farfouillant çà et là jusqu/ à ce qu/ il ait trouvé le cachet et le tampon encreur. Faut faire tamponner vos livrets. Celui qu’aura pas de tampon il lui arrivera des bricoles. La première équipe qui a fait le piquet hier a bien bossé. Faut bouger sans arrêt sans quoi les flics vous casseront les couilles. Les gars posèrent leur livret sur la table, s/ entreregardant tandis que Harry abattait le tampon dessus sans cesser de pérorer. Ces putains de flics demandent qu/ une chose c/ est d/ avoir un prétexte pour essayer de disperser les piquets de grève. Les gars commencèrent à se diriger vers la porte. Restez pas en tas, bien espacés, et marchez sans arrêt. Postez-vous sur le devant. J/ enverrai les autres derrière et sur les côtés et si quelqu/ un vous fait chier zavez qu/ à gueuler, personne brisera cte grève. Les gars sortirent et traversèrent la rue pour aller devant l/ usine, Harry gueulant dans leur dos de marcher sans arrêt et de bien s/ assurer que seules ces vermines de gratte-papiers puissent entrer. Les gars secouèrent la tête et continuèrent à marcher. Leur tour de service dans le piquet ne durait pas trop longtemps et ensuite le reste de la journée était à eux. C/ est pas mal les grèves de temps en temps. Et il faisait beau.

Harry parcourait fébrilement le bureau. La bière ne devait pas tarder à arriver. Il examina les pancartes. Ça pouvait aller.

Quelques autres grévistes s/ amenèrent et Harry leur dit de prendre une pancarte et il tamponna leur livret et leur assigna un secteur, leur disant de jamais s/ arrêter et d/ autres entrèrent et prirent des pancartes et le jour était vraiment levé à présent et bientôt le livreur arriva avec la bière et Harry lui dit de revenir avec deux fûts, plus tard pendant la journée et il téléphona pour commander des boîtes de gâteaux et de petits pains et signa toutes les factures en étalant sa signature au bas des pages et en ajoutant son titre délégué d/ atelier de la section syndicale 392 en dessous, et il veilla à ce que son verre de bière soit rempli tout au long de la journée et les gars entraient et sortaient, prenaient des pancartes, les rendaient, faisaient tamponner leur livet, lavaient et lustraient leur bagnole, jouaient aux cartes ou se contentaient de rester là à bavarder et à blaguer, profitant du ciel clair et de la chaleur ; repartant quand ils avaient fini leur tour de garde, en plaisantant sur ce week-end de trois jours et sur le fait que c/ était le premier vendredi de congé qu/ ils aient eu aussi loin que remontent leurs souvenirs et ceux d/ entre eux qui prenaient la grève au sérieux n/ étaient pas très nombreux. Il leur faudrait assurer les piquets de grève pendant un moment, quelques jours peut-être ou même une semaine ou deux, mais par un temps pareil, qui s/ en serait plaint (si ça se réchauffe encore un peu on pourra même aller à la plage après le service) et ils se referaient largent perdu en un rien de temps grâce aux augmentations et le syndicat leur distribuerait de la bouffe le samedi suivant et il n/ y avait donc vraiment aucune raison de s/ en faire. C/ étaient des vacances anticipées.

Le fût de bière fut vide près d/ une heure avant que les deux autres soient livrés et Harry et quelques autres qui n/ avaient pas cessé de boire étaient un peu soûls. Quand les deux fûts eurent été installés Harry dit au livreur d/ en apporter quatre lundi matin. Ça devrait nous suffire, et il rit de ce rire qu/ il avait.

Pendant laprès-midi Harry alla s/ asseoir dans la cour, derrière le local, à boire et à bavarder avec certains des gars qui jouaient aux cartes ou traînaient simplement là. Quand quelqu/ un prenait une pancarte il lui gueulait de venir derrière faire tamponner son livret et les gars le taquinaient en disant qu/ il avait vraiment un boulot pénible et il leur distribuait des claques dans le dos et riait de ce rire qu/ il avait et les gars riaient et s/ accrochaient leur pancarte au cou et partaient faire les cent pas autour de lusine, causant avec les flics, les taquinant parce que leur temps de service, à eux les flics, était nettement plus long que le leur, à eux les grévistes et les flics souriaient en leur disant qu/ ils auraient bien aimé pouvoir faire grève et qu/ alors peut-être on leur ficherait la paix et qu/ ils espéraient que les grévistes obtiendraient ce qu/ ils voulaient sans avoir à rester sans travail trop longtemps et par moments un des gars s/ arrêtait pendant quelque temps et regardait les flics en souriant et un autre lui gueulait, à la blague, de continuer à marcher et les équipes des piquets changeaient à peu près toutes les heures et la conversation recommençait du début entre eux et les flics, avec seulement un mot qui changeait par-ci par-là, et puis la relève arriva pour les flics aussi, et ceux qui partaient saluaient du bras les grévistes, heureux que leur journée soit finie et que leur week-end commence et les nouveaux flics se taisaient un moment, mais eux aussi commençaient assez vite à bavarder avec les gars des piquets et tout le monde profitait du beau temps et de la nouveauté et la journée avançait avec la même logique que la course du soleil.

Harry était complètement soûl quand la dernière pancarte se retrouva sur la pile contre le mur. Il remit son cachet et son tampon encreur dans le tiroir et en compagnie de deux ou trois autres il resta pour finir la bière, penché sur le fût, pompant et repompant jusqu/ à ce qu/ il n/ en sorte plus rien qu/ un sifflement. Harry passa les bras autour des épaules des deux qui étaient près de lui et leur dit qu/ on allait leur faire voir à ces fils de pute. Et surtout à cte crapule de Wilson. J/ ferai voir à cte pédé de mes deux, cte sale tante. Tous éclatèrent de rire.

Harry traversa la rue pour aller chez le Grec après avoir fermé son bureau. Certains des mecs du quartier étaient là, et parmi eux ceux qui étaient au bar la veille, et Harry s/ assit au comptoir et commanda un truc à bouffer, parlant de temps en temps aux mecs de la grève, les mecs eux-mêmes lui demandant comment ça se passait et lui leur disant qu/ ils tenaient les patrons par les couilles et qu/ ils passent donc boire un coup. Il traîna chez le Grec pendant quelques heures jusqu/ à ce que les mecs partent et alors il partit aussi et rentra chez lui.

Le lendemain il dormit tard et sortit de chez lui juste après avoir mangé pour aller chez le Grec, mais il était trop tôt pour qu/ un seul des mecs de la veille soit là. Il s/ assit et resta un petit moment puis alla à son quartier général et s/ assit derrière son bureau. Il fuma quelques cigarettes puis appela le secrétaire de la section syndicale 392 et lui dit qu/ il était au bureau histoire d/ inspecter un peu. Et lautre lui répondit qu/ il faisait du bon boulot et Harry raccrocha le téléphone et essaya de penser à qui d/ autre il pourrait appeler mais ne trouva personne en dehors des livreurs de bière. Il les appela. Il leur dit qui il était et ajouta qu/ ils n/ avaient qu/ à livrer les quatre fûts tout de suite plutôt que d/ attendre lundi. Assis à son bureau pendant quelque temps il remplit ses notes de frais puis se mit à arpenter le quartier général jusqu/ à ce que la bière soit livrée et les fûts installés puis il emplit une cruche et retourna s/ asseoir à son bureau en l/ emportant ainsi qu/ un verre et se mit à boire en regardant la rue.

Vers le milieu de l/ après-midi il vit une voiture se ranger devant le Grec et quelques-uns des mecs en descendre. Il ferma donc le bureau pour aller chez le Grec. Il demanda aux mecs si ça gazait et ils firent oui de la tête et il s/ assit un moment avec eux, mais personne d/ autre n/ entra. Il finit par leur demander s/ ils avaient envie de bière. J/ en ai quatre putain de fûts au bureau, et ils dirent oui, alors ils partirent, les mecs chargeant le type du comptoir de dire où ils seraient et ils allèrent au bureau. Harry leur donna des verres et avec Vinnie, Sal et Malfie, il s/ assit pour picoler de la bière. Harry leur raconta qu/ il avait la responsabilité du bureau et de toute la grève, mais ils ne faisaient pas trop attention à lui, l/ ayant catalogué emmerdeur la première fois qu/ il leur avait adressé la parole, ils se contentaient de lui répondre par des ouais, ouais en buvant de la bière et en jetant des regards circulaires sur le local. Malfie lui dit qu/ il devrait avoir un poste de radio pour pouvoir écouter un peu de musique et Vinnie et Sal approuvèrent et Harry dit qu/ il n/ en avait pas, et qu/ il devrait peut-être s/ en procurer un. Un peu, que tu devrais. Le syndicat devrait t/ en filer un histoire que tu deviennes pas dingue à force de rester assis ici à rien glander. Oui. Pourquoi pas. Harry leur dit qu/ il avait énormément à faire pour s/ occuper de la grève. Vous imaginez pas tout le… Si lsyndicat tpaye la bière y dvrait tpayer la radio. Oui. Si tu leur disais qu/ y t/ en faut une y zauraient rien à dire. Oui. Oui, y diraient rien si jm/ en procurais une. Oui, et après la grève, tu pourrais l/ emporter chez toi. Qui c/ est qui s/ en apercevrait ? Oui, pourquoi pas ? On peut t/ en avoir une bonne pour 20 ou 30 tickets. Mince, ça fait un paquet dpognon. Un paquet dpognon ? C/ est quoi 30 tickets pour le syndicat. Y zont des millions. On tapportera une bonne radio et taurasqu/ à nous rfiler le pognon et tle faire rembourser par le syndicat. Te bile pas, y diront rien. Dès qu/ on en voit une bonne on la prendra pour toi. Les mecs échangèrent un regard et sourirent en pensant à la radio dans la vitrine du nouveau magasin de la 5e avenue. On doit pouvoir t/ en avoir une d/ ici demain. Oui, attention, un truc extra.

Ils continuèrent à boire et à bavarder. Harry leur racontant des trucs sur le syndicat et sur ce qu/ il y faisait. De temps en temps il saisissait la cruche vide pour la remplir et la reposer sur son bureau, veillant scrupuleusement à repousser son fauteuil et à le faire rouler jusqu/ au mur avant de se lever. Au bout de quelques heures plusieurs autres mecs entrèrent et vers le coucher du soleil Harry commença à être bourré et entouré d/ une douzaine de mecs du quartier, ayant limpression d/ être un patriarche parce qu/ il était responsable de la grève. Les mecs picolaient sa bière et ignoraient Harry, ne lui adressant la parole qu/ en cas de stricte nécessité ; pourtant Harry était heureux, content de les avoir autour de lui, et exalté par lidée qu/ il se faisait de la suite des événements. Il demanda à Vinnie, avec force rires et tapes sur lépaule, qui était ce pédé qu/ était avec eux laut/ soir et Vinnie lui répondit quc/ était une des folles de Manhattan, une des copines à Georgette. Pourquoi, tas envie dla rencontrer ? Nooon, assénant une claque sur le genou de Vinnie, questcej/ en ai à foutre moi drencontrer un pédé ? J’en sais rien, t/ es ptête amateur, avec un rire et un regard en biais vers Harry. Haha, renversé en arrière dans son fauteuil, poussant des deux mains sur le bureau, le fauteuil roulant à reculons jusqu/ au mur. Jme demandais cque vous faisiez avec un pédé, les mecs, c/ est tout. J/ aurais pas cru que vous traînez avec ce genre de tarés. Yen a de bien. Y sont toujours généreux avec le pognon quand y zen ont et y tfournissent dla défonce quand t/ en as envie. Reste dans le coin. Elle s/ amènera ptêt ttàlheure, tout sourire. Hahaha, ramenant son fauteuil à roulettes jusqu/ au bureau. Chuis pas client dce genre de merde. Moi chuis esclusivement cramouille. Jme demandais juste comment ça sfaisait qu/ y traîne avec vous les mecs, c/ est tout. Dla cramouille j/ en ai plus qu/ on pourrait en baiser en un an. Merde, rien qu/ hier soir j/ ai dû en virer une. Et carrossée la garce fallait voir, mais j/ avais promis à bobonne dla ramoner un coup, tu sais cque c/ est. T/ es obligé… Vinnie tourna la tête et se mit à parler avec Sal et certains des autres mecs, mais Harry ne pouvait plus s/ arrêter : il soliloqua à propos de la poupée qui l/ avait dragué y avait deux ou trois smaines et emmené chez elle et qu/ elle avait une bagnole toute neuve. Et cte blonde et encore jsais plus combien de bonnes femmes qu/ avaient failli lmettre à genoux tellement qu/ a baisaient, mais qu/ avaient pas pu, pasque celle qu/ arriverait à baiser plus et plus longtemps qului était pas née. Et qu/ il avait jamais pu encaisser les tapettes, chaque fois qu/ il en voyait une il avait envie dy foute sur la gueule et comme quoi qu/ à tous les coups qu/ y ramone le tromblon à bobonne elle mouille tellement qu/ elle en fout partout et Vinnie et les mecs se levèrent et s/ éloignèrent et Harry se pencha vers certains d/ entre eux qui restaient, continuant à pérorer, les mots à se déverser, son rire à éclater de temps en temps, et il s/ interrompit une seconde, but sa bière, remplit de nouveau le verre, et se remit à parler, plus bas, allant et venant parmi les mecs en leur disant qu/ il pouvait leur arranger le coup chaque fois qu/ ils auraient envie de s/ envoyer un joli ptit lot et quelques-uns firent oui de la tête, il y en eut même un ou deux pour sourire, et bientôt Harry fut capable d/ arrêter de parler et il retourna jusqu/ à son bureau et but de la bière, plus vite, remplissant sans arrêt les cruches, disant aux mecs de vider leur verre, yen a encore plein, le syndicat fera couler la bière à flots, hahaha, et il vida encore un verre, le remplit, et fut bientôt incapable de se déplacer sans tituber et il s/ assit à son bureau, faisant de temps à autre des allers et retours dans son fauteuil à roulettes, renversa un verre de bière sur son bureau et éclata de rire quand elle dégoulina par-dessus le rebord, quelqu/ un gueulant que c/ était bien visé, salué par quelques autres qui gueulaient, ouais ! et Harry éclata de ce rire qu/ il avait et chassa la bière de la surface de son bureau avec la paume de la main et dit yen a encore plein et les mecs rirent et ne tardèrent pas à se fatiguer de traîner avec Harry et lui dirent au revoir, à la revoyure, garde la bière au frais, et Harry leur demanda de ne pas partir, de rester encore un peu. On fra venir de la fesse un peu plus tard, mais les mecs dirent qu/ ils avaient à faire et s/ en allèrent.

Harry considéra son bureau, le verre et la cruche de bière. haha. Pas de boulot demain. Faut quje pisse. Il se leva, se cogna contre le bureau, poussa son fauteuil en arrière et rit quand il heurta le mur à grand bruit, s/ appuya sur le bureau en regardant la bière puis partit en titubant jusque dans la cour et pissa en soupirant. J/ en avais besoin. Pisser un bon coup. Haha. Ya rien de tel que pisser un bon coup. Ptête que les mecs reviendont demain. Ahh… ça va mieux. Il éteignit la lumière et rentra à la maison.

Il sortit le lendemain matin sitôt habillé et alla au local. Il emplit une cruche de bière et s/ assit à son bureau. Il s/ adossa à son siège et posa les pieds sur le bureau. Ça vous avait quelque chose de plutôt sympa. D/ être seul, à boire de la bière pendant un certain temps. La détente ne pouvait pas lui faire de mal. Il avait bossé dur pour la grève et demain serait une nouvelle journée chargée. Ça vous avait quelque chose de plutôt sympa d/ être seul un moment dans le local. Ça lui était réellement agréable. Franchement c/ était pas mal. Il prit la cruche pour remplir son verre. Elle était vide. Il n/ aurait pas cru avoir déjà été là si longtemps, mais faut croire que si peut-être. Il rit et se leva et remplit la cruche et puis son verre. Certains des mecs tarderaient sans doute pas à se pointer. Doit être assez tard. Il se rassit et posa de nouveau les pieds sur le bureau. C/ était pourtant pas mal d/ être seul. Pendant un moment.

Une voiture s/ arrêta devant chez le Grec et il se leva de son bureau et alla à la porte et héla les mecs qui s/ apprêtaient à entrer chez le Grec. Ils le regardèrent et traversèrent nonchalamment la rue, Vinnie portant un paquet. Harry se tint à côté de la porte pendant qu/ ils entraient et les mecs se laissèrent tomber çà et là sur des sièges après avoir rempli leur verre de bière. Vinnie posa le paquet sur le bureau et déchira lemballage. Voilà Harry. On t/ avait dit qu/ on t/ aurait une radio. Qu/ estcetendis ? Pas mal hein ? Si on avait pas tellement besoin de pognon jamais tu l/ aurais eue. Harry alla jusqu/ au bureau et considéra la radio, tourna les boutons et regarda laiguille se déplacer le long du cadran. Tas du bol qu/ on soye fauchés vieux, sans quoi on tla donnerait jamais pour 30 malheureux dollars. Mais au moins on pourra écouter de la musique ici maintenant. On scroirait à la morgue dans cte bureau, déroulant le cordon électrique et branchant la prise. Y a même les ondes courtes vieux, tournant le bouton et s/ arrêtant quand une voix qui chantait dans une langue étrangère sortit de la radio. Tu vois. Putain je voudrais pouvoir la garder. Ouais, le son est vachement bon, tournant de nouveau le bouton, s/ arrêtant chaque fois que le son de différentes langues résonnait à leurs oreilles. Eh Vin, mets-nous de la musique, d/ accord ? Vinnie passa de nouveau sur les ondes moyennes et Harry tendit la main pour commencer à tripoter les boutons. Il regarda laiguille passer lentement sur les chiffres lumineux et quand un saxo strident se mit à gémir quelqu/ un brailla, c/ est ça vieux, et une main repoussa celle de Harry pour s/ emparer du bouton et régler le poste sur le saxo. On monta le volume et quelqu/ un dit à Harry de remplir les cruches et quelqu/ un d/ autre lui asséna une grande claque dans le dos, épatant le poste, hein vieux ? Et Harry fit oui de la tête et prit une cruche qu/ il remplit et il se mit à regarder et à écouter les mecs qui claquaient dans leurs doigts et gueulaient au rythme de la musique et Harry sentit leur amitié et sentit aussi, de nouveau, les spasmes de lattente et tout lui sembla plutôt normal et Harry se sentit à l/ aise.

Quand Vinnie demanda qu/ il lui refile le fric tout de suite Harry sortit les trente dollars de son portefeuille et les lui tendit et dit aux mecs de vider leurs verres, la brasserie a besoin des fûts et il se mit à rire et leur dit qu/ y en avait encore plein et se remit une fois de plus à pérorer et blablater sur le syndicat et les femmes et les mecs se contentèrent de l/ ignorer et de continuer à boire jusqu/ à ce qu/ ils finissent par s/ emmerder et laissent Harry avec sa bière et sa radio. Harry resta seul un moment à écouter sa radio, à tripoter les boutons, à boire de la bière, à rire de ce rire qu/ il avait, serrant les boutons plus fort et les tournant à toute vitesse puis lentement, déplaçant laiguille du cadran à sa guise pour la mettre là où il voulait, écoutant une station pendant quelques minutes, puis changeant, passant sur les ondes courtes, avec le sentiment de pouvoir capter les pays étrangers à sa fantaisie.

Il demeura assis à son bureau buvant de la bière et écoutant sa radio jusqu/ à ce que sa tête commence à lui tomber sur la poitrine. Il vida son verre, débrancha la radio, la mit sous le bureau, éteignit la lumière, ferma la porte à clé et entreprit de parcourir les quelques centaines de mètres, ce qui ne lui prendrait que quelques minutes, n/ étant qu/ à peu de distance, qui le séparaient de chez lui.

Harry était malade le lendemain matin mais il se traîna de chez lui jusqu/ au bureau. Son corps entier était parcouru de tremblements et il se força à avaler quelques bières pour se remettre les idées en place avant que les gars commencent à arriver. Il réussit à boire quelques verres en avalant une demi-douzaine de comprimés d/ aspirine, son mal de crâne le quittant lentement et le bouillonnement commençant à se calmer dans son estomac cependant il ressentait encore une tension, une appréhension, et il maudit les bars de n/ avoir pas encore ouvert ce qui lui aurait permis de s/ envoyer un petit verre de gnôle qui l/ aurait débarrassé de sa gueule de bois. Quand les gars commencèrent à arriver, un peu avant 8 heures, leurs blagues et leurs rires, tandis qu/ ils prenaient les pancartes et faisaient tamponner leur livret, tapèrent sur les nerfs de Harry. Quand toutes les pancartes eurent été distribuées et qu/ on eut refait du café, Harry alla au bar pour deux ou trois petits verres vite fait et en revint convaincu qu/ il se sentait mieux. De retour au local il alluma la radio et s/ assit derrière son bureau à boire de la bière et échanger des plaisanteries avec les gars. Quand un des responsables syndicaux appela, Harry lui dit qu/ il avait acheté un poste de radio pour le bureau, ayant pensé que les gars seraient contents d/ avoir un peu de musique ou peut-être de suivre un match quand ils quittaient leur service, et le responsable lui dit d/ envoyer la note au syndicat et qu/ il serait remboursé. Harry raccrocha le téléphone et se radossa dans son fauteuil, se sentant très officiel, très important ; et tandis que la matinée se déroulait lentement pour lui jusqu/ à ce qu/ il soit remis de sa gueule de bois, laprès-midi passa rapidement, surtout après cette conversation téléphonique (quartier général de grève, section syndicale 392, frère Black à l/ appareil) avec le responsable.

Quand le dernier des gars partit ce soir-là, Harry resta un moment à boire assis à son bureau puis traversa la rue pour aller chez le Grec. Il mangea lentement jusqu/ à ce que quelques-uns des mecs s/ amènent et ensuite il mangea rapidement, bavardant et riant. Quand il eut fini, ils retournèrent ensemble au local pour boire et écouter la radio, les mecs ignorant Harry comme d/ habitude, ne lui répondant que par des hochements de tête ou marmonnant de temps en temps une vague réponse. Quelques autres mecs firent leur entrée mais ils ne restèrent pas très longtemps et une fois de plus Harry se retrouva seul assis derrière son bureau avec une cruche de bière et un verre. Le soleil s/ était couché et la rue était silencieuse et fraîche et bien qu/ il ait bu de la bière toute la journée et se soit senti parfaitement détendu pendant des heures, Harry constata que son estomac recommençait à faire des siennes quand il reprit le chemin de sa maison.

Le bébé dormait quand il arriva et Mary regardait la télé, en l/ attendant. Elle l/ appela au salon et Harry s/ assit dans un fauteuil, Mary se penchant vers lui pour lui frotter loreille, Harry trop paumé et pas assez soûl pour repousser sa main. Après lui avoir ainsi frotté loreille pendant quelques minutes sans que Harry écarte la tête Mary s/ assit sur le bras du fauteuil et lui passa l/ un des siens autour du cou. Peu de temps après elle réussit à l/ entraîner dans la chambre à coucher et Harry se déshabilla et se coucha à côté d/ elle jusqu/ à ce qu/ elle le tire sur elle. Harry continua à battre la campagne, comme il l/ avait fait toute la journée, mais en silence et languissamment cette fois. Encore en proie à la vive dépression qui l/ avait submergé quand les mecs étaient partis le laissant seul avec sa radio, sa bière, son bureau et son fauteuil, dépression née d/ une longue attente déçue. Quand Mary le tira sur elle, il laissa son corps se déplacer dans la direction imposée et elle l/ entoura de ses bras, lui soufflant son haleine dans le cou, ondulant sous lui. Harry resta allongé sur elle jusqu/ à ce qu/ il prenne conscience de la voix de Mary et qu/ il roule alors sur le flanc, allume une cigarette et la fume dans cette position. Mary lui frotta le dos, lui embrassa la nuque, et Harry continua à fumer, toujours immobile, toujours silencieux et Mary lui frotta loreille et lui frotta les bras jusqu/ à ce que Harry finisse par s/ ébrouer pour se débarrasser de ses mains. Mary resta allongée sur le dos un moment, marmonnant et roulant un peu d/ un côté à lautre, Harry toujours silencieux, jusqu/ à ce qu/ il éteigne enfin sa cigarette et rectifie sa position pour dormir. Mary regarda son dos un moment puis roula de côté pour se mettre sur le flanc, ramena ses genoux vers son menton et finit par s/ endormir.

Mary l/ envoya balader quand Harry lui dit de préparer le petit déjeuner. Il lui répéta de préparer le petit déjeuner si elle ne voulait pas qu/ il lui fasse une grosse tête. Fais-le toi-même et viens pas m/ emmerder. Harry la traita de sale feignasse et sortit. Harry ne se rappelait pas comment il se sentait la veille mais il pouvait parfaitement constater que ce n/ était plus pareil, sa rancœur habituelle contre Mary emplissant ses pensées. Elle était une fois de plus responsable de son malheur comme les patrons l/ étaient du fait qu/ il ne gagnait pas assez dargent. À croire qu/ elle s/ était entendue avec eux pour lui faire une vie exécrable ; s/ efforçant de lui faire rater tout ce qu/ il entreprenait ; sans eux les choses tourneraient tout autrement.

 

Harry ralentit le rythme de ses activités dans le local à mesure que les jours passaient et, au bout de quelques semaines, se contenta de rester assis, la plupart du temps, à son bureau, à lexception d/ une petite balade par-ci par-là jusqu/ aux piquets de grève histoire de se dégourdir les jambes après être resté assis dans ce petit local. Les gars aussi ralentirent et dans les piquets avançaient tout juste assez pour ne pas être totalement immobiles. Quand ils s/ interpellaient entre eux c/ était à voix relativement basse et quand ils s/ adressaient à la police ce n/ était qu/ un mot ou deux, ou, plus souvent encore, une simple inclinaison de tête. Il n/ entrait pas de désespoir dans leur apparence ou dans leur action mais la nouveauté de la situation de grève avait cessé et ce n/ était plus désormais qu/ un boulot comme n/ importe quel autre à cela près qu/ ils n/ étaient pas payés pour faire celui-là. Le peu de gaieté qui subsistait à la fin de la première semaine de grève disparut lentement quand la queue du samedi se forma pour la distribution de produits alimentaires et que les gars rentrèrent chez eux avec leurs 10 $ de provisions. Ils étaient convoqués à la salle de réunion et avant qu/ on distribue les aliments le président prononçait un discours et ce premier samedi, il leur dit qu/ ils faisaient du très bon boulot dans les piquets de grève et chanta les louanges du frère Harry Black pour la façon dont il s/ acquittait de sa tâche d/ organisateur et d/ administrateur du quartier général de grève. Il dit aux gars que les négociateurs du syndicat avaient rencontré ceux de la compagnie chaque jour de la semaine passée, mais qu/ ils ne proposaient que des salaires de famine et que la délégation syndicale avait donc refusé de céder aux patrons même si la grève devait durer un an. Quand il eut fini de parler les responsables et leur claque se mirent à taper des pieds, à pousser des acclamations et des sifflets et la plupart des gars ne tardèrent pas à applaudir le président tandis que sautant à bas du podium il allait se promener parmi les gars leur distribuant des claques dans le dos et des poignées de main. Puis les gars formèrent une file d/ attente pour recevoir leur sac de provisions. Il y eut beaucoup de commentaires, de plaisanteries et d/ éclats de rire tandis que les rangs avançaient lentement et que chacun recevait son sac, mais quand ils furent seuls, le sac semblait petit. Le deuxième samedi, l/ adresse du président fut encore plus courte, les applaudissements plus feutrés, les hommes plus silencieux dans les rangs. Ils ne furent que quelques-uns à trouver quelque chose de drôle à dire. Et chaque semaine se termina ainsi.

Quand les gars avaient commencé à former les piquets de grève devant lusine ils plaisantaient au sujet des quelques cadres qui continuaient à aller travailler, les saluant à loccasion avec des cris d/ animaux et des houhou, mais bientôt ils se mirent à les insulter chaque matin et chaque soir, les flics leur disant de la fermer et de continuer à tourner. Au bout de quelques semaines les gars s/ immobilisaient quand les cadres entraient dans le bâtiment et ils se mirent à les menacer, les flics leur agitaient les matraques sous le nez en leur enjoignant de la fermer et de continuer à avancer s/ ils ne voulaient pas qu/ ils les emballent. Chaque jour les cris, les jurons et les menaces des gars devenaient plus véhéments et au bout de quelques semaines un contingent plus important de flics était présent à lentrée de lusine le matin et le soir ; et quand ils disaient aux gars de faire gaffe et de continuer à avancer, les gars crachaient devant les flics ou marmonnaient des trucs contre ces sales brutes ; et chaque jour la même scène recommençait mais croissait en intensité et les gars étaient sans cesse à la recherche du moindre prétexte pour frapper quelqu/ un, nimporte qui ; et les flics attendaient que quelqu/ un passe à l/ action pour pouvoir tromper leur ennui en cognant sur quelques crânes. Et à mesure que lennui allait croissant le ressentiment en faisait autant : ressentiment des gars contre les flics, contre leur présence sur place pour essayer de les empêcher de gagner la grève ; et ressentiment de la police contre les grévistes qui les obligeaient à stationner là debout pendant des heures tous les jours alors qu/ eux-mêmes n/ avaient même pas le droit de grève s/ ils désiraient une augmentation. Les gars avançaient aussi lentement que possible, ricanant au nez des flics quand ils passaient devant eux ; et les flics leur faisaient face toute la journée balançant leur matraque au bout de sa lanière de cuir et leur disant de continuer d/ avancer s/ ils s/ immobilisaient ne fût-ce qu’une seconde ; et les gars s/ arrêtaient un instant, le regard fixe, espérant que quelqu/ un dirait d/ aller se faire foutre à l/ un des flics de sorte qu/ ils pourraient enfin leur flanquer des coups de pancarte sur la tête mais personne ne disait rien et dès qu/ un flic faisait un pas en avant les gars se remettaient à marcher et la grève et le jeu se poursuivaient.

Quand les gars rentraient au quartier général à présent ils laissaient tomber leurs pancartes par terre, Harry leur disait au début d/ y aller mollo puis après s/ être envoyé faire foutre un certain nombre de fois, ne dit plus rien et ramassait les pancartes quand les gars étaient partis. Il fallut bientôt en peindre de nouvelles et chaque fois que les gars voyaient des pancartes fraîchement peintes leur rogne devenait plus amère et ils injuriaient les enfoirés de la compagnie qui les empêchaient de bosser et les flics qui prêtaient main forte à ces putains d/ affameurs.

La compagnie s/ était préparée à la grève des mois avant qu/ elle n/ éclate si bien qu/ au moment où les premiers piquets prirent leurs pancartes et commencèrent à parader joyeusement en allant et venant devant lusine, les commandes existantes avaient déjà été satisfaites et le travail transféré à d/ autres usines à travers le pays ou sous-traité à d/ autres entreprises et le principal, et pour ainsi dire l/ unique, souci des dirigeants de lusine de Brooklyn était de coordonner le transfert et le transport du travail et des produits finis entre les diverses usines et les divers sous-traitants. Les quelques premiers jours de la grève furent frénétiques et par moments un peu chaotiques pour ces dirigeants responsables de la coordination du travail entre les diverses entreprises, mais par la suite le fonctionnement devint routinier avec par-ci par-là une urgence qu/ on traitait par des appels téléphoniques à longue distance qui permettaient une reprise en main rapide de la situation.

Après plusieurs mois de grève un appel arriva d/ une des usines du nord de l/ État de New York où avait lieu lassemblage final des grosses pièces. Le contrat prévoyait une pénalité de retard et si toutes les pièces n/ étaient pas livrées à la date prévue la compagnie serait contrainte de verser 1 000 $ par jour de retard. La commande avait déjà pris trois jours de retard en raison de diverses pannes, mais la chaîne de montage avait enfin pu être mise en place et une moitié de lusine et de son personnel était sur le pied de guerre afin de terminer le travail à la date prévue. Le tout s/ était déroulé sans heurts et on était parvenu à la conclusion que le programme serait achevé à temps, quand on découvrit qu/ un des éléments finaux, produit à lusine de Brooklyn, manquait. Lusine de Brooklyn fut immédiatement contactée par téléphone et une rapide vérification des livres indiqua que la commande entière avait été terminée la veille de la grève mais que pour une raison inconnue elle n/ avait jamais été expédiée. Lentrepôt des expéditions était presque vide de sorte que les caisses contenant les pièces nécessaires furent rapidement retrouvées. Brooklyn rappela alors lusine septentrionale pour lui transmettre linformation accompagnée de la promesse d/ expédier les pièces le soir même.

Mr. Harrington pesta contre les hommes qui étaient avec lui mais cela ne dura qu/ un instant, puis il entreprit d/ appeler les petites entreprises de transport du voisinage pour en trouver une qui accepterait de franchir les piquets de grève afin de livrer le matériel. Il finit par tomber sur un patron qui lui dit qu/ il était partant et annonça un prix exorbitant. Mais le dirigeant n/ avait pas le choix il dut accepter et fit un chèque de la moitié du total lautre moitié étant payable après la livraison. Les gars du piquet de grève furent surpris quand les camions s/ engagèrent sur la piste menant au quai de chargement mais cela ne dura qu/ une seconde. Ils gueulèrent aux chauffeurs des camions qu/ ils étaient en grève et les chauffeurs leur gueulèrent d/ aller se faire foutre. Quelques-uns des gars essayèrent de sauter sur le capot des camions mais retombèrent, quelques autres ramassèrent des pierres et des bidons qu/ ils lancèrent sur les chauffeurs et qui rebondissaient sur la carrosserie des cabines. Quand les gars voulurent suivre les camions jusqu/ au quai les flics les en empêchèrent et les firent reculer. Les cris des gars du piquet furent entendus par les autres qui glandaient au quartier général et qui rappliquèrent en courant ; et un appel lancé depuis une des voitures de police demanda des renforts. Une partie des flics se mit en rang en travers de la piste tandis que d/ autres repoussaient les gars. Il y eut bientôt des centaines de gars qui hurlaient et poussaient ; ceux des derniers rangs gueulaient qu/ il fallait faire dégager ces putains de flics et choper ces enfoirés de jaunes ; les gars des premiers rangs vociféraient sous le nez des flics et poussés par la foule amassée derrière eux avançaient contre le rang de flics qui faiblissait peu à peu. Pendant plusieurs minutes la masse semblable à une amibe avança, recula, et s/ étira sur les côtés, des bras et des pancartes surgissant par-dessus les têtes ; des gants blancs brandissaient des matraques ; des visages empourprés s’écrasaient presque les uns contre les autres, mots et crachats jaillissant de certains d/ entre eux, la colère voilait et faisait larmoyer des yeux. Puis des renforts de police arrivèrent par pleines voitures. Puis un camion de pompiers. Les flics bondissaient hors des voitures et étaient absorbés par la masse. Une lance d/ incendie fut rapidement déroulée et branchée ; un haut-parleur grinça et enjoignit aux gars de se disperser. VA TE FAIRE FOUTRE FLIC DE MERDE VA TE FAIRE METTRE FILS DE PUTE SI VOUS NE VOUS DISPERSEZ PAS VOUS SEREZ TOUS EMBARQUÉS D/ ACCORD DÈS QU/ ON AURA EXPLOSÉ LA TRONCHE À CES ENFOIRÉS DE JAUNES Y NOUS ÔTENT LE PAIN DLA BOUCHE POUR LA DERNIÈRE FOIS DISPERSEZ-VOUS OU JE FAIS DONNER LA LANCE À INCENDIE CONTRE VOUS QUI C/ EST QUI T/ A PAYÉ HEIN FILS DE PUTE

 

La rangée de flics avait été étendue et faisait pression de toutes ses forces contre la foule, mais les gars devenaient de plus en plus furieux à mesure que plus de flics les combattaient et que la voix les menaçait et qu’ils prenaient conscience de la puissance de leur nombre et que la colère la frustration et le désespoir de tous ces mois inutiles de présence dans les piquets de grève et dans la queue des secours alimentaires trouvaient enfin la soupape de décompression qu/ ils avaient cherchée. Il y avait maintenant quelque chose de tangible à attaquer. Et les flics qui avaient dû rester debout à s/ emmerder pendant des mois devant les gars qui faisaient les cent pas auxquels ils interdisaient de s/ arrêter, tout en les enviant parce que eux, au moins, pouvaient faire quelque chose de tangible pour obtenir plus d/ argent alors qu/ eux-mêmes pouvaient seulement présenter au maire une requête qui serait refusée par des politiciens véreux, trouvaient enfin eux aussi la soupape qu/ ils avaient attendue et leur rangée ne tarda pas à être absorbée par la masse et deux ou trois tombèrent à genoux et puis d/ autres encore, grévistes et flics, et une pancarte voltigea à travers les airs et percuta une tête avec un bruit sourd et une main gantée de blanc se leva et puis une matraque s/ abattit produisant encore un bruit sourd et des mains, des matraques, des pancartes, des pierres, des bouteilles étaient brandies et lancées comme animées par les rouages d/ un mécanisme devenu fou et la masse s/ étala, certains tombant par-dessus d/ autres et des têtes surgirent des fenêtres et des portes pour regarder et quelques voitures se rangèrent prudemment ou ralentirent pour observer quelques instants et la masse continua d/ onduler barrant la 2e avenue comme une galaxie traversant lespace dans le froufrou des comètes et des météores et la voix grinçante s/ adressa alors directement aux pompiers et ils s/ avancèrent lentement vers la masse mouvante et une main gantée de blanc agrippa une tête et le gant se teinta de rouge et par moments un corps ensanglanté était exsudé par la masse et roulait à quelques dizaines de centimètres puis gisait là se tordant parfois un peu et quatre ou cinq flics que les coups reçus rendaient sanguinolents parvenaient à se libérer de la gravité de la masse et coude à coude marchaient de nouveau contre la masse agitant leur matraque en criant et une pancarte se cassait sur la tête de l/ un d/ entre eux mais le flic ne faisait que crier plus fort et sans cesser de marcher continuait de brandir sa matraque jusqu/ à ce qu/ elle se brise sur un crâne et qu/ il ramasse alors le manche brisé de la pancarte sans sortir du rang et continue à charger et le choc sourd des matraques sur les têtes n’était qu/ à peine audible, son nullement désagréable, étouffé qu/ il était par les cris et les jurons, et ils piétinèrent quelques corps jusqu/ à ce qu/ un rang de grévistes se forme on ne sait comment et charge les flics sans s/ arrêter alors que les matraques leur martelaient méthodiquement le crâne et les deux rangs affrontés formèrent une brûlante nébuleuse tourbillonnante qui s/ arracha en tournant sur elle-même à la galaxie pour se désintégrer quand les grévistes submergèrent les flics et leur tombèrent dessus à coups de pied quand ils s/ efforcèrent de se relever ou de s/ écarter en roulant sur le sol et les sirènes hurlaient mais n/ étaient pas entendues et de nouveaux renforts de flics bondissaient de voitures et de fourgons et une autre lance d/ incendie fut déroulée et pointée puis l/ ordre donné de balancer la flotte sans attendre que les flics qui tourbillonnaient avec les grévistes puissent s/ extirper de leur masse et quelques-uns des grévistes s/ avisèrent qu/ on apprêtait une seconde lance et puis remarquèrent la première lance d/ incendie et chargèrent les pompiers mais leau jaillit de l/ avant en un jet surpuissant et l/ un des gars en fut frappé de plein fouet dans labdomen et sa bouche s/ ouvrit d/ un coup et si un son en sortit nul de l/ entendit et il se plia en deux et se mit à tourner comme un gyroscope en délire rebondissant sur les gars qui étaient derrière lui et fut projeté jusqu/ au bord du trottoir, ensuite ceux qui étaient derrière lui furent frappés et se mirent à tourner sur eux-mêmes eux aussi et quelques policiers coururent frénétiquement vers le carrefour des diverses rues adjacentes s/ efforçant de régler et de détourner la circulation mais toutes les voitures avançaient lentement quelle que soit l/ urgence des grands gestes des flics les invitant à circuler car les conducteurs ne voulaient rien manquer de léchauffourée et la voix grinçante retentit de nouveau donnant des directives et les deux jets semblables à de puissants béliers d/ assaut furent dirigés avec science et précision et bientôt la masse devint un chaos de particules qui s/ entrechoquaient, rebondissant, culbutant, et tourbillonnant les unes par-dessus les autres et bientôt il se fit assez de silence pour qu/ on entende les sirènes d/ ambulance et les gémissements les plus forts qui montaient de la masse et bientôt aussi la chaussée fut débarrassée des plus petits débris et même le sang en avait été nettoyé, emporté par le flot.

Les lances d/ incendie furent coupées et ceux qui étaient trop gravement blessés pour se déplacer sans aide furent soutenus jusqu/ au trottoir où ils s/ assirent ou s/ adossèrent contre les immeubles ou furent chargés dans l/ une des ambulances qui attendaient ou dans les voitures de patrouille et conduits à lhôpital. La rue était encore encombrée d/ hommes, de voitures, de camions, d/ ambulances et de badauds. Il y avait encore des centaines de grévistes debout par petits groupes qui conversaient, secouraient les grévistes blessés, observaient les flics et attendaient la sortie des camions. Harry, qui avait soigneusement évité la bagarre, allait de groupe en groupe, la chemise sortant du pantalon, les cheveux en désordre, le visage sali, maudissant les patrons, les flics et ces enfoirés de jaunes, demandant aux gars comment ils se sentaient et leur distribuant des claques dans le dos.

Les flics aussi se faisaient du souci pour les camions. D’autres renforts étaient arrivés et une barrière fut mise en place pour tenir les grévistes à distance de la piste et les lances furent disposées en deux points stratégiques. De nouveau la voix enjoignit aux grévistes de se disperser et de nouveau les gars répondirent ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE et restèrent où ils étaient : regardant, l/ œil mauvais, les flics qui se tenaient derrière la barrière, et les pompiers avec leur lance. La voix leur dit qu/ on ne tenait pas à recourir à la force mis que s/ ils ne se dispersaient pas immédiatement, c/ était à la force qu/ on allait recourir. Les gars gueulaient et juraient et commencèrent à s/ étaler s/ apprêtant à charger la barrière sitôt que les camions remonteraient la piste. La voix leur dit qu/ ils avaient exactement 60 secondes avant que les lances entrent de nouveau en action et entama le compte à rebours. Il restait encore 30 secondes quand on entendit le premier camion s/ avancer sur la piste. Le compte à rebours s/ interrompit et on donna l/ ordre aux lances d/ entrer en action. Les gars n/ avaient pas encore fait le premier pas en avant quand leau les atteignit. Les lances étaient utilisées par des mains expertes et aucun des grévistes n/ atteignit la barrière jusqu/ à ce que les camions se soient éloignés d/ une centaine de mètres après quoi ils restèrent sur place à gueuler et à jurer.

Quand les camions furent hors de vue, les hommes s/ éloignèrent de la barricade en reculant, restèrent à regarder les flics pendant quelques minutes encore puis s/ éloignèrent lentement, pour rentrer chez eux ou retourner au quartier général. Les flics et les pompiers rassemblèrent lentement leur matériel et réintégrèrent leurs diverses casernes. 83 hommes furent hospitalisés.

Parmi les grévistes retournant au quartier général, il y en avait qui traînaient des restes de pancartes, et d/ autres qui portaient secours à des blessés qui saignaient encore ou restaient groggy après l/ affrontement. Les blessés furent reconduits chez eux en voiture, Harry leur ayant dit qu’il veillerait à ce que leur livret mentionne qu/ ils avaient été blessés, les autres s/ entassèrent à l/ intérieur du quartier général ou s/ attardèrent devant le bâtiment.

Ceux qui étaient entrés au quartier général continuaient de vociférer et de jurer, Harry distribuant de la bière, racontant qu/ il avait flanqué une trempe à un flic – espérant que personne n/ avait remarqué qu/ il avait évité l/ affrontement – ou encore qu/ il avait échappé de justesse à un coup de matraque, mais tout le monde était trop furieux pour lui accorder la moindre attention de même qu’ils avaient tous eu trop à faire pour se rappeler qui était où pendant le combat. Harry finit par se frayer un chemin jusqu/ à son bureau et s/ assit devant une bière, avec une conscience aiguë du bruit et se demandant s/ il pouvait faire quelque chose. Il s/ accouda au bureau, sirota sa bière, souhaitant qu/ une quelconque idée surgisse soudain dans son cerveau. Ce fut seulement quand il vit le président accompagné de quelques autres responsables se frayer un chemin à travers la foule qu/ il se rendit compte qu/ il aurait dû téléphoner au siège du syndicat. Levé d/ un bond il contourna lourdement son bureau en gueulant qu/ il avait essayé plusieurs fois de joindre le siège et tout le monde vociférait en se bousculant autour des responsables qui s/ immobilisèrent en criant pour que les gars fassent silence, nomdedieu. Comment voulez-vous qu/ on comprenne ce qui s/ est passé si tout le monde gueule en même temps. Tout le monde se remit aussitôt à gueuler et les dirigeants agitèrent les mains et les gars commencèrent à faire silence et Harry tenta de se frayer un chemin de l/ avant mais un des gars vint se planter devant le président et lui dit qu/ il allait leur expliquer lui ce qui s/ était passé. J/ étais dans le piquet quand les camions se sont amenés. Quels camions ? Tous les gars voulurent répondre et recommencèrent à gueuler et les dirigeants à agiter les bras et celui qui avait commencé à expliquer leur brailla de la fermer. Je vais leur dire ce qui s/ est passé. On était dans le piquet quand d/ un seul coup vlà 4 camions qui s/ amènent dans la 2e avenue et tournent dans la piste menant au quai de chargement… Quand le récit fut terminé, le président demanda si quelqu/ un avait vu le nom de la compagnie de transport et un des gars dit qu/ il les connaissait. J/ ai vu ces bahuts dans le quartier, et il donna aux responsables le nom de la compagnie et leur dit où ils étaient rangés d/ ordinaire. Puis le président dit aux gars que toutes les mesures allaient être prises et qu/ aucun camion ne franchirait plus le piquet et qu/ ils n/ avaient qu/ à rentrer chez eux maintenant et ne pas s/ en faire et que dorénavant il y aurait quelqu/ un qui surveillerait la rue à toute heure du jour et de la nuit et que si quoi que ce soit je dis bien quoi que ce soit et je me fous de ce que ça peut être, tente de franchir le piquet, tout le monde devra se magner le cul pour venir prêter main-forte aux gars du piquet et bloquer tous les accès à lusine. Les hommes vociférèrent des oui oui on va leur faire voir à ces connards. Mais ne traînez pas autour de lusine ou les flics remettront ça. La loi fixe le nombre de gars qu/ on a le droit d/ avoir dans le piquet de grève et au moindre prétexte ils vous matraqueront, alors ne leur en fournissez pas loccasion. Essayez de descendre dans la rue le moins possible quand vous n/ êtes pas de service sur le piquet et là y peuvent rien contre vous.

Le président alla jusqu/ au bureau et donna un coup de téléphone pendant que les autres responsables serraient la main des gars et leur tapaient dans le dos tandis qu’ils les raccompagnaient vers la porte. Le président resta au téléphone un bout de temps, prenant des dispositions pour faire fabriquer de nouvelles pancartes et s/ assurer qu/ elles seraient au quartier général le lendemain matin à 8 heures sans faute ; puis il parla avec quelques autres personnes dans les bureaux du syndicat et quand il eut fini, le quartier général était vide à l/ exception des autres responsables et de Harry qui était resté debout derrière lui depuis l/ instant où le président avait décroché le téléphone.

Harry lui offrit une cigarette puis fouilla ses poches à la recherche d/ une allumette, le président finit par en tirer une de sa propre poche. Harry tenta de lui raconter comment il avait essayé d/ arrêter les camions mais fut interrompu par les autres responsables qui se mirent à parler au président. Ils l/ entouraient serrés les uns contre les autres, baissant la tête et la voix, Harry se tenant à l/ extérieur du petit groupe quand Vinnie et Sal entrèrent. Comment va, Harry ? Paraît qu/ y vous est arrivé des bricoles. C/ est vrai vieux, on me dit que j/ ai loupé une belle bagarre. Ils remplirent deux verres de bière et rejoignirent Harry. Vous allez pas les laisser s/ en tirer comme ça, j/ espère ? Un peu qu/ on va pas les laisser. T/ inquiète, ça sreproduira plus jamais. Si yavait pas eu ces putains dflics jamais y seraient passés. Mais putain, vieux, ya d/ autes moyens dles arrêter. Ouais, échangeant un sourire et buvant leur bière. Comment ça ? Merde, y suffit qutu… le président s/ amena et demanda à Harry qui c/ était. Harry lui dit leur nom et ajouta quc/ était deux mecs du quartier. Le président de notre syndicat. Comment va ? Y vous est arrivé des bricoles hein ? Rien de grave. Vous avez une idée derrière la tête jeunes gens ? Rien qu/ une petite proposition d/ affaire, hein Sal ? Ben oui. Quel genre ? Genre se débarrasser des camions. Est-ce que ça vaut 200 tickets pour vous d/ en être débarrassés ? Vous pensez pouvoir le faire sans quça fasse d/ histoires ? Oui. S/ ils sont garés là où le mec a dit ce sra du gâteau. Le président tourna le dos aux autres, leur refila 200 $, dit au revoir à Harry et partit avec les autres dirigeants. Sal et Vinnie partagèrent largent, finirent leur bière et partirent. Une nouvelle journée de grève venait de prendre fin.

Le lendemain il y avait des centaines de gars au quartier général quelques minutes après 8 heures. À 8 h 30 ils s/ étaient étalés à travers tout le local et dans la rue buvant du café, mangeant des gâteaux et buvant de la bière. Les pancartes avaient été livrées quelques minutes après que Harry avait ouvert le quartier général et les hommes se précipitèrent avec l/ enthousiasme d/ une première journée de grève pour s/ en emparer et aller former le piquet. Ils plaisantaient, riaient aux éclats et se distribuaient de grandes claques énergiques dans le dos comme ils l/ avaient fait le premier jour mais n/ étaient plus aussi détendus que ce jour-là, mais au contraire tendus et pleins d/ espoir, espoir d/ une nouvelle bagarre, mais cette fois ils s/ y attendraient et seraient prêts et chacun d/ entre eux pouvait revivre les rêves et les pensées de la nuit précédente dans lesquels ils avaient arrêté les camions, tiré les chauffeurs à bas de leur cabine pour leur casser la tête, chacun d/ entre eux à lui tout seul ou, tout au plus, avec laide de quelques amis ; et quand les flics essayaient de les arrêter, ils leur arrachaient leur matraque et s/ en servaient pour réduire leur crâne d’enfoiré à une bouillie sanglante puis s/ emparaient des lances d/ incendie et balayaient ces ordures dans légout. Ils buvaient de la bière et du café, jetant sans cesse des regards vers lusine, flanquant de grandes tapes sur les épaules les uns des autres mais ils le faisaient en tendant leurs muscles, regrettant que ce ne soit pas la figure d/ un de ces mange-merde de flics, ou un de ces salopards de chauffeurs jaunes dans la gueule duquel ils flanquaient leur poing… ou peut-être une de ces canailles de cadres qui leur racontaient des bobards et qu/ ils pouvaient démolir.

Mais personne ne vint travailler ce jour-là et aucun camion ne s/ approcha à moins de 200 mètres de lusine. Mr. Harrington dit aux autres de rester chez eux, on était vendredi et une journée ne ferait de mal à personne. Le matériel avait été livré et il ne leur restait plus rien à faire ; et lundi la colère des grévistes se serait calmée et tout retrouverait le train-train des jours, des mois, qui avaient précédé laffrontement. Les gars restèrent toute la journée, accueillant bruyamment chaque nouveau venu, avec force claques dans le dos, mais à mesure que la journée avançait et que rien ne se passait, ils se fatiguèrent des commentaires sur le nombre des flics postés autour de lusine, plus d/ une centaine, et sur l/ envie qui les démangeait de leur exploser la tronche, et avec chaque heure qui passait leur enthousiasme diminuait tandis que leur frustration et leur colère augmentaient. S/ ils juraient avec de plus en plus de véhémence, leurs jurons manquaient d/ organisation et surtout de cibles. Les flics stationnés là ne disaient rien ; aucun camion n/ essayait de franchir les piquets et aucun jeune enfoiré de gratte-papier prétentieux ne cherchait à leur ôter le pain de la bouche.