NOTE DES TRADUCTEURS


Traduire une œuvre publiée voilà près de cinquante ans, dont l’auteur, qui peut être considéré comme un monument, nous dit qu’il a mis plus de six ans à la rédiger parce qu’il s’est efforcé de « transcrire » le parler des rues de New York tout en créant en partie sa propre typographie, n’est pas, on en conviendra, une mince affaire. Il nous a fallu d’emblée affronter plusieurs problèmes et prendre divers partis.

Et d’abord, l’âge du texte suppose lui-même une forme de « transcription ». Il serait illusoire et peu naturel d’écrire « comme il y a cinquante ans » mais il serait plus ridicule encore d’adopter un style et un vocabulaire complètement anachroniques par souci de « modernité ». Ce n’est pas parce que nous sommes l’une sexa et l’autre septuagénaire que nous avons utilisé des mots comme : futal, micheton, pédé, pédale, tapette (mais « gay » une ou deux fois seulement parce que c’est ce que l’auteur lui-même avait fait). Il s’agit d’un choix délibéré, nous croyons utile de le préciser.

De même quand Selby remplace systématiquement l’apostrophe ’ par la barre de fraction /  il le fait dans une langue où l’occurrence des élisions est très nettement moindre qu’en français. Par respect pour son point de vue sur l’aspect que doit avoir une page nous avons donc reproduit cette graphie un certain nombre de fois mais nous avons pensé que le faire systématiquement, loin de rendre la lecture plus fluide, but avoué de Selby, l’aurait vite rendue heurtée et désagréable. Nous avons donc été amenés d’une façon qui semblera peut-être un peu illogique à écrire tantôt s/ en faire, c/ était, d/ abord, tantôt lautre, lusine, lensemble, et enfin jvais sans marque d’élision.

Dernière précision, peut-être la plus importante, l’anglais avec son fichu preterit et ses gérondifs pléthoriques permet tout en respectant apparemment la concordance des temps de laisser le lecteur dans une certaine incertitude (d’ailleurs à la fois poétique et incantatoire) quant au temps réel du récit. Les différentes scènes chez le Grec, par exemple, donnent à la fois une impression de répétitivité et de récit d’un événement unique (toutes les fois qu’un plouc met une musique jugée ringarde dans le jukebox, la bande réagit de la même manière et finit par sortir dans la rue mais une fois dans la rue ce sont bien les événements précis d’une soirée donnée qui se déroulent). Pour tenter d’obtenir un résultat équivalent, nous avons sciemment (et parfois douloureusement !) mêlé l’imparfait et le passé simple en les entrelardant d’une quantité peu commune en français de participes présents en cascade. Cela nous paraît la seule façon de faire justice à cette écriture hallucinée.